TRÉSOR Clive Cussler est né le 15 juillet 1931 à Aurora, Illinois, mais a passé son enfance et la première partie de sa vie adulte à Alhambra, en Californie. Après des études au collège de Pasadena, il s'engage dans l'année de l'Air pendant la guerre de Corée et y travaille comme mécanicien d'avions. Ensuite il entre dans la publicité où il devient d'abord rédacteur puis concepteur pour deux des plus grandes agences de publicité américaines, écrivant et produisant des spots publicitaires pour la radio et la télévision, qui reçoivent plusieurs récompenses tels le New York Cleo et le Hollywood International Broadcast, ainsi que plusieurs mentions dans des festivals du film, y compris le Festival de Cannes. Il commence à écrire en 1965 et publie en 1973 un roman, The Mediterranean Caper, dans lequel apparaît pour la première fois son héros Dirk Pitt. Ce roman sera suivi en 1975 par Iceberg, puis Renflouez le litanie! en 1976, Vtxen : 03 en 1978, L'Incroyable Secret en 1981, Pacific Vortex en 1983, Panique à la Maison-Blanche en 1984, Cyclope en 1986, Trésor en 1988, Dragon en 1990, et Sahara en 1993. Collectionneur réputé de voitures anciennes, il possède vingt-deux des plus beaux modèles existant de par le monde. Cussler est aussi une autorité reconnue internationalement en matière d'épaves puisqu'il a découvert trente-trois sites de naufrages connus historiquement. Parmi les nombreux navires qu'il a retrouvés, on compte le Cumberland, le Sultana, le Florida, le Carondelet, le Weehawken et le Manassas. Il est président de l'Agence nationale maritime et sous-marine (National Underwater and Marine Agency : NUMA), membre du Club des explorateurs (Explorers Club) et de la Société royale géographique (Royal Géographie Society), président régional du Club des propriétaires de Rolls-Royce, chevalier de la Chaîne des rôtisseurs, et président de la Ligue des auteurs du Colorado. Paru dans Le Livre de Poche : CLIVE CUSSLER L'INCROYABLE SECRET. PANIQUE À LA MAISON-BLANCHE. CYCLOPE. DRAGON. SAHARA. L'OR DES INCAS. Trésor ROMAN TRADUIT DE L'AMÉRICAIN PAR MICHEL LEDERER GRASSET litre original : TREASURE Simon and Schuster, Inc., New York En souvenir de Robert Esbenson. NUL N'EUT AMI PLUS FIDÈLE. © Clive Cussler Enterprises Inc., 1988. © Editions Grasset & Fasquelle, 1989, pour la traduction française. La bibliothèque d'Alexandrie a véritablement existé et si elle n'avait pas été détruite par les guerres et les fanatiques religieux, elle nous aurait permis de mieux connaître non seulement les Empires égyptiens, grecs et romains, mais aussi ces civilisations disparues qui se sont développées bien au-delà des rivages de la Méditerranée. En l'an 391 de notre ère, l'empereur chrétien Théodose ordonna que tous les livres et ouvres d'art ayant un rapport même lointain avec le paganisme, y compris les enseignements des immortels philosophes grecs, fussent brûlés et détruits. On pense qu'une grande partie de cette collection a été sauvée et a disparu. Ce qu'elle est devenue, ou l'endroit où elle a été dissimulée, demeure encore un mystère seize siècles plus tard. PROLOGUE LES PRÉCURSEURS 15 juillet 391, dans un pays inconnu. Une lueur fantomatique dansait dans le tunnel obscur. Un homme vêtu d'une tunique de laine qui lui arrivait à mi-jambe s'arrêta et leva une lampe à huile au-dessus de sa tête. La faible lumière éclaira une silhouette humaine qui reposait dans un cercueil d'or et de cristal, et projeta une ombre grotesque sur le mur lisse. L'homme contempla un instant les yeux qui ne voyaient plus, puis il abaissa sa lampe et fit demi-tour. Il étudia les formes immobiles qui se dressaient dans un silence de mort, des formes si nombreuses qu'elles semblaient s'étendre à l'infini avant de disparaître dans les ténèbres de l'immense caverne. Junius Venator reprit sa marche, et ses sandales à lanières crissèrent sur le sol inégal. Le tunnel s'élargissait, pour déboucher dans une vaste galerie, haute d'une dizaine de mètres, et étayée par une succession d'arches. Pes rigoles creusées dans les murs de calcaire canalisaient les infiltrations d'eau vers de profonds bassins de drainage. Les parois étaient criblées de cavités remplies de milliers d'étranges caisses en bronze. Si ce n'étaient les grands coffres de bois empilés au centre de la grotte, on aurait pu se croire dans les catacombes de Rome. Venator compara les numéros des étiquettes de cuivre attachées aux caisses avec ceux inscrits sur un parchemin qu'il avait étalé sur une petite table pliante. L'air était lourd et sec, et la sueur traçait des sillons le long de son visage couvert de poussière. Deux heures plus tard, après avoir vérifié que tout était en ordre et bien catalogué, il roula le parchemin et le glissa dans sa ceinture. H jeta un dernier regard aux objets stockés dans la galerie et poussa un soupir de regret. Il savait qu'il ne les reverrait plus, fl pivota lentement, leva sa lampe, et s'engagea de nouveau dans le tunnel. Venator n'était pas un homme jeune ; il avait presque cinquante-sept ans - un âge avancé pour son époque. Son visage gris, ridé, ses joues creuses et sa démarche traînante trahissaient la lassitude de celui qui n'avait plus le cour à vivre. Et pourtant, au plus profond de lui-même, il se sentait satisfait. L'immense projet était achevé. Il ne lui restait plus qu'à effectuer le long voyage de retour vers Rome. fl passa devant quatre autres tunnels qui avaient été creusés dans la colline. L'un d'eux s'était effondré et douze esclaves avaient péri sous les décombres. Venator n'éprouvait guère de remords. Mieux valait connaître une fin rapide que souffrir des années durant dans les mines de l'Empire. Venator prit le passage de gauche et se dirigea vers la lumière du jour qui filtrait. Le puits d'accès se trouvait à l'intérieur d'une petite grotte et il était juste assez large pour laisser passer les caisses. Soudain, les échos d'un cri lui parvinrent. Un pli soucieux lui barra le front, et il accéléra le pas. Il déboucha au soleil et, se protégeant les yeux, examina le camp installé non loin dans la plaine. Un groupe de légionnaires romains entourait plusieurs femmes, des Barbares. Une jeune fille hurla et essaya de s'enfuir. L'un des soldats la saisit par sa crinière de cheveux noirs, et elle tomba à genoux dans la poussière. Un homme repéra Venator et s'avança vers lui. C'était un géant qui dépassait tout le monde d'une tête, fl avait des épaules larges, un torse de lutteur et des bras épais comme une branche de chêne qui se terminaient par des mains pareilles à des battoirs qui lui tombaient presque à hauteur des genoux. Latinius Macer, un Gaulois, était le surveillant des 14 esclaves, fl salua Venator et demanda d'une voix au timbre étonnamment aigu : - Tout est prêt ? - Oui. Tu peux sceller l'entrée. - C'est comme si c'était fait. Macer étudia les soldats de ses yeux noirs et froids, et il cracha par terre. - Ces crétins de légionnaires ont attaqué un village à cinq lieues au nord d'ici. Un massacre inutile, fls ont tué au moins quarante Barbares, dont seulement dix hommes. Le reste était des femmes et des enfants. Et sans raison valable. Ni or ni butin intéressant, fls n'ont ramené que quelques femmes, et laides. Les traits de Venator se tendirent. - D'autres survivants ? - On m'a dit que deux hommes s'étaient enfuis dans les broussailles. - Ils vont alerter les autres villages. Je crains que Severus ne nous ait fourrés dans un drôle de guêpier. - Severus ! fit Macer avec mépris. Ce maudit centurion et ses hommes ne sont bons qu'à dormir et à boire ! - fls ont été engagés pour nous protéger, lui rappela Venator. - Contre quoi ? Des sauvages qui mangent des insectes et des reptiles ? - Réunis les esclaves et scelle le tunnel le plus vite possible. Et que ce soit bien fait, fl ne faut pas que les Barbares puissent creuser une fois qu'on sera partis. - Ne crains rien. A ce que j'ai vu, personne dans ce pays maudit n'a maîtrisé l'art de travailler le métal. (Macer désigna l'énorme tas de décombres retirés de l'excavation, retenu par un assemblage de poutres.) Quand ça, se sera éboulé, tu n'auras plus de souci à te faire pour tes précieuses antiquités. Nul Barbare ne pourra se frayer un chemin à mains nues. Rassuré, Venator laissa le surveillant et se dirigea d'un pas furieux vers la tente de Domitius Severus. Il passa devant l'emblème du détachement et écarta la sentinelle qui tentait de lui barrer le passage. Le centurion était assis et il contemplait une Barbare nue et sale qui était accroupie et proférait d'étranges sons vocaliques. Elle était jeune, quatorze ans tout au 15 plus. Severus portait une courte tunique rouge et deux bracelets de bronze encerclaient ses biceps. Ses bras nus et musclés étaient ceux d'un soldat entraîné à manier le glaive et le bouclier. Il ne se donna même pas la peine de lever la tête à l'entrée de Venator. - C'est comme ça que tu passes ton temps, Domitius ? fit celui-ci avec sarcasme. A mépriser les enseignements de Dieu en violant une enfant barbare ? Severus posa ses yeux gris et durs sur Venator. - fl fait trop chaud pour écouter tes sermons. Mon dieu à moi est plus tolérant que le tien. - Oui, mais c'est un dieu païen. - Question de préférence. Ni toi ni moi n'avons rencontré nos dieux en face. Qui peut savoir qui a raison ? - Christ était le fils du vrai Dieu. Severus lui lança un regard exaspéré. - Dis ce que tu as à dire et va-t'en. - Pour que tu puisses abuser de cette pauvre sauvage ? Severus ne répondit pas. Il se leva, saisit la fille qui continuait à psalmodier, et la jeta sur son lit de camp. - Tu veux en profiter aussi, Junius ? Tu peux passer en premier. Venator dévisagea le centurion. Un frisson de peur le parcourut. Cet homme était cruel et sans pitié. - Notre mission ici est terminée, dit-il. Macer et les esclaves se préparent à condamner la caverne. Nous allons lever le camp et rejoindre les vaisseaux. - fl y a onze mois que nous avons quitté l'Egypte. Un jour de plus ou de moins... - Notre mission n'était pas de nous livrer au pillage. Les Barbares vont chercher à se venger. Nous sommes peu, ils sont beaucoup. - Mes légionnaires valent plus que n'importe quelle horde de Barbares. - Tes hommes se sont amollis depuis qu'ils ne sont plus que de simples mercenaires. . - Ils n'ont pas oublié l'art du combat, répondit Severus avec un sourire confiant. - Mais mourront-ils pour Rome ? - Et pourquoi mourraient-ils pour Rome ? La gran- 16 deur de l'Empire appartient au passé. Notre cité sur le Tibre, autrefois si glorieuse, n'est plus qu'un taudis, fl n'y a presque plus de sang romain qui coule dans nos veines. La plupart de mes hommes sont natifs des provinces. Je suis un Ibère et tu es un Grec, Junius. En ces temps chaotiques, qui peut éprouver encore une once de loyauté envers un empereur qui règne dans une ville qu'aucun de nous n'a jamais vue ? Non, Junius, mes soldats se battront parce que ce sont des professionnels et qu'ils sont payés pour ça. - Les Barbares ne leur laisseront peut-être pas le choix. - Nous nous occuperons de cette racaille en temps voulu. - Mieux vaut éviter tout conflit. Nous partirons... Venator fut interrompu par un grondement qui fit trembler le sol. fl se précipita hors de la tente. Les esclaves avaient retiré les supports qui maintenaient les poutres et libéré une avalanche de rochers sous laquelle se trouvait à présent enfouie l'entrée de la grotte. Les échos du fracas furent suivis par les acclamations des esclaves et des légionnaires. - Et voilà, fit Venator avec gravité. Le savoir des siècles est en sûreté. Severus l'avait rejoint. - On ne peut pas en dire autant pour nous. - Si Dieu veille sur notre voyage de retour, qu'avons-nous à craindre ? - La torture et la mort, répondit simplement Severus. Nous avons défié l'empereur. Théodose ne pardonne pas facilement. Nous n'aurons aucun endroit où nous cacher au sein de l'Empire. Plutôt chercher refuge dans un pays étranger. - Mon épouse et ma fille... elles devaient m'attendre à notre villa d'Antioche. - Les agents de l'empereur les ont probablement déjà arrêtées. Elles ont été ou tuées, ou vendues comme esclaves. Venator secoua la tête. - J'ai des amis puissants qui les protégeront jusqu'à mon retour. - Les amis, on peut les menacer et les acheter. 17 Venator se fit soudain méfiant. - Nul sacrifice n'est trop lourd en regard de ce que nous avons accompli. Si nous ne revenons pas avec le récit et la carte de notre voyage, tout aura été fait en vain. Severus allait répondre quand il vit l'un de ses décurions, Artorius Noricus, qui escaladait en courant la pente conduisant à la tente. Le visage brun du jeune légionnaire luisait dans le soleil de midi ; il désignait le bord des petites falaises. Venator regarda. Sa bouche se crispa. - Les Barbares, Severus. Ils viennent venger le sac de leur village. Les collines fourmillaient de Barbares, plus d'un millier d'entre eux, hommes et femmes, qui observaient les cruels envahisseurs. Ils étaient armés d'arcs et de flèches, de boucliers de peau et de lances aux pointes faites d'éclats d'obsidienne. Certains brandissaient des massues de pierre avec de courtes poignées en bois. Les hommes n'étaient vêtus que de pagnes. Ils se tenaient silencieux, menaçants comme la tempête qui approche. - D'autres Barbares sont massés entre nos vaisseaux et nous ! cria Noricus. Venator était devenu livide et, d'une voix tremblante de rage, il lança : - C'est le résultat de ta stupidité, Severus. Nous allons tous périr par ta faute, fl tomba à genoux et se mit à prier. - Ton dieu ne va pas transformer les Barbares en moutons, vieillard, fit le centurion avec sarcasme. Le glaive seul nous apportera la victoire. Il prit Noricus par le bras et lui donna ses ordres. - Que le bucinator sonne le rassemblement. Dis à Latinius Macer d'armer les esclaves. Mets les hommes en carré. Nous allons marcher vers le fleuve en formation. Noricus salua et se précipita vers le milieu du camp. L'unité composée de soixante soldats se disposa en carré. Les archers syriens se placèrent sur les flancs, entre les esclaves armés, et les Romains devant et derrière. Au centre, protégés, il y avait Venator et son petit 18 groupe d'Egyptiens et de Grecs, ainsi qu'une équipe médicale de trois hommes. Les principales armes du légionnaire romain du IVe siècle étaient le glaive, long de quatre-vingt-deux centimètres, et le pilum, utilisé surtout en tant qu'arme de jet. Comme protection, les soldats portaient un casque qui descendait sur les joues, une cuirasse faite de plaques de métal qui se chevauchaient et des cné-rnides. Ils avaient également un bouclier en bois laminé. Plutôt que de se ruer à l'attaque, les Barbares encerclèrent lentement la colonne. Ds tentèrent d'abord de pousser les soldats à se lancer derrière eux en envoyant quelques hommes qui criaient des paroles étranges et faisaient des gestes de menace. Mais l'ennemi ne se laissa pas prendre au piège. Le centurion Severus était trop aguerri pour éprouver de la peur. Il s'avança devant ses hommes pour examiner le terrain qui grouillait de Barbares. Ce n'était pas la première fois qu'il se trouvait dans une situation apparemment désespérée. Il s'était engagé dans la légion à seize ans et s'était distingué contre les Goths le long du Danube et les Francs sur les bords du Rhin. Après sa retraite, il était devenu un mercenaire qui se louait au plus offrant, dans ce cas Junius Venator. Severus avait une confiance absolue en ses hommes. Le soleil faisait briller leurs casques et les lames de leurs glaives. C'étaient tous de valeureux combattants qui n'avaient jamais connu la défaite. La plupart des bêtes, y compris son cheval, étaient mortes au cours du long et pénible voyage qui les avaient conduits ici depuis l'Egypte, et le centurion marchait-è la tête de ses légionnaires tout en surveillant l'ennemi. Avec un rugissement pareil à celui de l'océan furieux, les Barbares fondirent sur les Romains. La première vague fut décimée, transpercée par les pilums des soldats et les flèches des archers syriens. La deuxième vague déferla, et fut aussitôt fauchée. Les glaives étince-lants se couvrirent du sang des assaillants. Sous la menace du fouet de Latinius Macer, les esclaves se défendirent et tinrent bon. 19 Les Barbares affluaient de tous côtés et la formation progressait pas à pas. Des ruisseaux de sang sillonnaient la pente aride de la colline, et les cadavres s'amoncelaient. Au corps à corps, les Romains étaient pratiquement invincibles. Le combat prit une autre tournure. Comprenant qu'ils ne pouvaient pas lutter contre les glaives et les lances des étrangers, les Barbares se retirèrent pour se regrouper. Ils commencèrent alors à décocher des volées de flèches, et leurs femmes à lancer des pierres. Les Romains formèrent alors la tortue et, abrités ainsi par leurs boucliers, ils continuèrent leur marche en direction du fleuve et des vaisseaux. Seuls les archers syriens occasionnaient encore des pertes dans les rangs des Barbares. Il n'y avait pas assez de boucliers pour protéger les esclaves, et ceux-ci combattaient à découvert sous une pluie de projectiles, fis étaient épuisés par le long voyage et le creusement de la caverne. Beaucoup tombèrent et furent abandonnés sur place. Severus n'était pas pris au dépourvu. Il avait déjà connu ce genre de situation face aux Bretons. Remarquant que l'ennemi était imprudent et indiscipliné, il ordonna à ses hommes de déposer leurs armes au sol. Les Barbares, interprétant cela comme un geste de reddition, se ruèrent à l'assaut. Alors, au commandement de Severus, les légionnaires ramassèrent leurs glaives et contre-attaquèrent. La vague de Barbares se brisa et la horde d'hommes nus reflua en désordre. Le centurion profita de ce répit pour compter ses troupes. Sur soixante soldats, douze étaient morts ou mourants, et quatorze souffraient de blessures diverses. C'étaient les esclaves qui avaient subi le plus de pertes. H en restait à peine la moitié. Il s'approcha de Venator qui était en train de bander une profonde entaille qu'il avait au bras à l'aide d'un morceau de sa tunique. Le vieux sage avait toujours son précieux parchemin à la ceinture. - Alors, toujours là, vieillard ? Venator lui jeta un regard dans lequel se lisait un mélange de peur et de détermination. - Tu mourras avant moi, Severus. - C'est une menace ou une prophétie ? 20 - Quelle importance ? Ni toi ni moi ne reverrons l'Empire. Le centurion ne répondit pas. Le combat faisait de nouveau rage. Us s'empressa de regagner sa place devant le carré décimé. Les Romains se battaient avec hargne, mais leur nombre ne cessait de diminuer. La plupart des archers syriens étaient morts ou blessés. Le carré se repliait sur lui-même. Les survivants, presque tous plus ou moins sérieusement touchés, étaient épuisés et souffraient de la chaleur et de la soif. Leurs bras commençaient à faiblir sous le poids du glaive. Les Barbares aussi étaient épuisés, et ils subissaient de lourdes pertes. Ils continuaient cependant à lutter farouchement le long de la pente qui descendait vers le fleuve. Macer, le surveillant des esclaves, était blessé au genou et à la cuisse. Vacillant, il se trouva bientôt distancé par la formation. Un groupe d'une vingtaine de Barbares l'entoura. Il les provoqua, les invita à venir se battre. Mais ils avaient retenu la leçon. Ils se contentèrent de rester hors de portée et de décocher des flèches. Le géant, transpercé de toutes parts, tituba un instant avant de s'effondrer lentement au sol. Un Barbare s'approcha et lui plongea sa lance dans la gorge, puis les femmes se précipitèrent sur lui et le lapidèrent à mort. Les Romains n'étaient plus séparés du fleuve que par une haute falaise de grès. Le ciel, devant eux, était soudain devenu orange. Une colonne de fumée noire s'éleva et le vent apporta l'odeur du bois qui brûle. Venator se figea, étreint par un sentiment de désespoir. M - Les vaisseaux ! s'écria-t-il. Les Barbares attaquent les vaisseaux ! Sous le coup de la panique, les esclaves, couverts de sang, se ruèrent vers le fleuve. Aussitôt, les Barbares surgirent de tous côtés et les massacrèrent sans pitié. Les cadavres jonchaient la poussière et les broussailles. Severus et les quelques survivants parvinrent au sommet de la falaise et là, brusquement, ils s'arrêtèrent, oubliant un instant le combat acharné qui se déroulait 21 autour d'eux. Le désastre leur apparaissait dans toute son ampleur. De hautes flammes jaillissaient et ondulaient comme un serpent gigantesque. La flotte, seul espoir d'échapper aux Barbares, brûlait au bord du fleuve. Les immenses vaisseaux qui transportaient le grain et qu'ils avaient réquisitionnés en Egypte achevaient de se consumer sous leurs yeux. Venator vint rejoindre Severus. Il garda le silence ; sa tunique et son armure étaient maculées de sang et de sueur. Les poings serrés, il contempla l'océan de flammes et de fumée, les voiles embrasées qui s'abattaient dans un geyser d'étincelles, et le spectre de la défaite se refléta dans son regard. Les navires, ancrés au bord du fleuve, avaient été une proie facile. Un groupe de Barbares s'était rendu maître des marins et avait mis le feu partout. Seul un petit vaisseau marchand avait échappé au massacre, son équipage ayant réussi à repousser les assaillants. Quatre marins s'efforçaient de hisser les voiles pendant que leurs compagnons étaient courbés sur les rames pour tenter de gagner la sécurité des eaux profondes. Venator avait un goût de cendres dans la bouche. Le ciel lui-même paraissait brûler. Il était en proie à une rage impuissante. La foi qu'il avait placée dans ce plan soigneusement élaboré qui devait sauver le savoir inestimable du passé mourut dans son cour. Une main se posa sur son épaule. Il se retourna. Severus était juste derrière lui et une étrange expression d'amusement détaché se lisait sur son visage. - J'avais toujours espéré mourir ivre de bon vin dans les bras d'une belle femme, dit le centurion. - C'est Dieu qui choisit le moment de notre mort, fit Venator. - Je pense que c'est plutôt le hasard. - Quel gâchis, quel abominable gâchis. - Au moins, tes marchandises sont bien cachées, dit Severus. Et ces marins qui s'enfuient pourront informer les savants de l'Empire de ce que nous avons fait. - Non, répondit Venator en secouant la tête. Personne ne croira aux récits fantaisistes de marins ignorants. 22 II regarda au loin les basses collines. - Tout sera perdu à jamais. - Tu sais nager ? Les yeux de Venator se reportèrent sur Severus. - Nager ? - Si tu penses pouvoir rejoindre le vaisseau, je te donne cinq de mes meilleurs hommes pour arriver jusqu'à bord. - Je... je ne suis pas sûr. Il étudia les eaux du fleuve et la distance entre le navire et la rive qui ne cessait de grandir. - Utilise n'importe quoi comme radeau si nécessaire, mais dépêche-toi, lança le centurion. Nous n'avons plus que quelques minutes avant de rencontrer nos dieux. - Et toi? - Cette colline en vaut une autre pour notre dernière bataille. Venator étreignit Severus. - Que Dieu soit avec toi. - Qu'il s'occupe plutôt de toi ! Le centurion sélectionna rapidement cinq soldats indemnes pour accompagner Venator, puis il reforma son unité d'estropiés en vue de leur ultime combat. La poignée de légionnaires se groupa autour de Venator, et ils s'élancèrent vers le fleuve en poussant des cris et en se taillant à coups de glaive un passage au travers des lignes des Barbares. Venator était épuisé, mais son bras ne tremblait pas et ses jambes ne flanchaient pas. Le savant s'était transformé en machine à tuer. H avait depuis longtemps dépassé le point de non-retour et ne connaissait plus la peur. fls se battaient au milieu du brasier. Venator sentait l'odeur de chair brûlée et il déchira une nouvelle bande de sa tunique pour se protéger le nez et la bouche. Les soldats tombèrent l'un après l'autre, chacun protégeant Venator jusqu'à son dernier souffle. Brusquement, il eut les pieds dans l'eau, et dès qu'elle lui arriva à hauteur des genoux, il plongea. Il aperçut un espar tombé d'un navire en flammes et il nagea fiévreusement dans cette direction, sans oser regarder derrière lui. Les soldats demeurés en haut de la falaise parèrent de 23 leurs boucliers les projectiles lancés par les Barbares. Ceux-ci cherchaient la faille dans les défenses romaines. Quatre fois ils chargèrent, et quatre fois ils furent repoussés, mais non sans de nouvelles pertes parmi les légionnaires à bout de forces. Le carré ne fut bientôt plus qu'un petit groupe. Les cadavres s'entassaient et le sang coulait le long de la falaise. Les Romains tenaient encore. La bataille faisait fureur depuis près de deux heures, et les Barbares attaquaient toujours avec la même intensité. Ils sentaient la victoire à leur portée, et ils se massèrent pour une dernière charge. Severus, transpercé de part en part, luttait avec l'énergie du désespoir. Le sol autour de lui était jonché de corps. Seuls quelques légionnaires combattaient encore à ses côtés. Un par un, ils périrent, le glaive à la main, disparaissant sous une avalanche de pierres, de lances et de flèches. Le centurion fut le dernier à tomber. Ses jambes cédèrent sous lui et son poignet le trahit. Il fit une vaine tentative pour se redresser, puis il leva les yeux vers le ciel et murmura : - Père, Mère, emportez-moi dans vos bras. Comme pour exaucer sa prière, les Barbares se précipitèrent et l'achevèrent à coups de massue, mettant fin à ses souffrances. Dans l'eau, Venator, accroché à l'espar, battait des pieds pour tenter de rejoindre le vaisseau. Ses efforts étaient inutiles. Le courant et la brise poussaient le navire marchand. Il cria et agita les bras. Un groupe de marins et une jeune fille avec un chien se tenaient à l'arrière et le regardaient. Ils n'éprouvaient pas le moindre sentiment de compassion et ne faisaient pas mine de virer de bord. Ils continuaient leur route comme si Venator n'existait pas. Il comprit alors qu'ils n'avaient aucunement l'intention de le secourir, fl frappa l'espar du poing et se mit à sangloter, convaincu que son Dieu l'avait abandonné. Il tourna son regard vers la rive où le carnage avait cessé. L'expédition avait disparu, comme engloutie au cour d'un cauchemar. PREMIÈRE PARTIE VOL NEBULA, N° 106 12 octobre 1991, aéroport d'Heathrow, Londres. Personne ne prêta la moindre attention au pilote qui traversa la foule des correspondants de presse massés dans le salon d'honneur. De même, aucun des passagers assis près de la porte 14 ne remarqua qu'il portait un grand sac de toile au lieu de la serviette ou de l'attaché-case habituels, fl gardait la tête baissée, les yeux fixés droit devant lui, et évitait soigneusement la rangée de caméras braquées sur une grande et belle femme à la peau brune et aux extraordinaires yeux noirs, qui était le centre de toute cette bruyante activité. Le pilote s'avança dans la passerelle téléscopique et s'arrêta devant deux agents de sécurité de l'aéroport. Ils étaient en civil et bloquaient l'entrée de l'avion. Il voulut passer avec un petit signe, mais une main ferme se posa sur son bras. - Un instant, commandant. Le pilote s'immobilisa, et une expression de légère surprise se peignit sur son visage mat. Il semblait amusé par l'incident. Il avait des yeux marron aux reflets verts, perçants, un peu comme ceux d'un gitan. Son nez avait plus d'une fois été cassé, et une longue cicatrice courait le long de sa mâchoire inférieure. Il avait de courts cheveux gris, en partie dissimulés sous sa casquette, et ses rides suggéraient qu'il approchait de la soixantaine, fl mesurait près de un mètre quatre-vingt-dix, était bien bâti mal- 27 gré un léger embonpoint. Chevronné, sûr de lui, à l'aise dans son uniforme bien coupé, il ressemblait à n'importe lequel de ces milliers de commandants de bord qui assurent les vols internationaux. Il présenta ses papiers à l'agent de sécurité. - On transporte des VIP ? demanda-t-il innocemment. Le garde britannique, correct, impeccablement vêtu, acquiesça : - Un groupe des Nations unies qui rentre à New York - y compris le nouveau secrétaire général. - HalaKamil? - Oui. - Ce n'est guère un travail pour une femme. - Ça n'a pas gêné notre Premier ministre. - Oui, mais elle n'était pas dans une telle situation. - Kamil est maligne. Elle s'en sortira. - À condition que les fanatiques musulmans de son propre pays ne l'éliminent pas, répliqua le pilote avec un fort accent américain. L'Anglais lui lança un regard intrigué, mais ne fit pas d'autre commentaire pendant qu'il comparait la photo sur la pièce d'identité au visage qu'il avait devant lui, et qu'il lisait le nom à haute voix : - Commandant Dale Lemke. - Des problèmes ? - Non, simplement le désir de les éviter. Lemke écarta les bras. - Vous voulez me fouiller ? - Inutile. Un pilote ne détournerait pas son propre avion. Nous devons juste vérifier les identités, être sûrs que vous faites bien partie de l'équipage. - Je n'ai pas mis cet uniforme pour me rendre à un bal costumé. - Je peux voir votre sac ? - Je vous en prie. Il posa le sac et l'ouvrit. Le second agent inspecta le contenu, feuilleta les manuels de pilotage et d'opérations en vol, puis sortit un appareil avec un petit bras hydraulique. - Vous pourriez me dire ce que c'est ? . - Une commande pour porte à refroidissement à 28 huile. Elle s'est coincée, et les gens de la maintenance à Kennedy m'ont demandé de la ramener pour la vérifier. L'agent de sécurité palpa un objet au fond du sac. - Tiens, tiens, et ça ? (fl leva des yeux surpris.) Depuis quand les pilotes de ligne transportent-ils des parachutes ? Lemke éclata de rire. - Je fais du parachutisme. Chaque fois que j'ai un peu de temps libre, je vais sauter avec des copains. - Je ne pense pas que vous ayez l'intention de sauter de votre avion ? - En tout cas pas quand il vole à 500 nouds et à 35 000 pieds au-dessus de l'Atlantique. Les deux gardes échangèrent un regard satisfait. Ils refermèrent le sac et rendirent ses papiers au pilote. - Désolés de vous avoir retardé, commandant Lemke. Nous vous souhaitons un bon vol jusqu'à New York. - Merci. Lemke entra dans l'avion et se dirigea vers le cockpit. Il referma la porte derrière lui et éteignit les lumières de la cabine pour qu'on ne puisse pas voir ses mouvements par les hublots. Sans hésiter, il s'agenouilla derrière les sièges, tira une petite lampe de sa poche et souleva une trappe qui donnait accès à la soute électronique, que certains avaient baptisée par dérision le « trou d'enfer ». Son sac à la main, il descendit l'échelle qui plongeait au cour des ténèbres où résonnaient les voix des hôtesses et des stewards qui préparaient le vol et les chocs sourds des bagages qu'on chargeait à l'arrière. Lemke alluma sa lampe et jeta un coup d'oil à sa montre, fl lui restait environ cinq minutes avant l'arrivée de l'équipage, fl sortit le bras hydraulique et le brancha sur un minuscule minuteur qu'il avait dissimulé dans la doublure de sa casquette, fl monta le mécanisme sur une petite trappe que les mécaniciens au sol utilisaient pour accéder aux circuits électroniques. Puis il étala le parachute. Lorsque l'équipage pénétra dans le poste, Lemke était déjà installé à sa place, plongé dans la lecture d'un manuel. Après avoir échangé les salutations d'usage, ils entamèrent la check-list. Ni le copilote ni le mécanicien 29 ne remarquèrent que Lemke était plus calme et renfermé que d'habitude. Peut-être auraient-ils été plus attentifs s'ils avaient su que c'était leur dernier jour ici-bas. Dans le salon bondé, Hala Kamil faisait face à une forêt de micros et de caméras. Avec une patience à toute épreuve, elle répondait aux questions des journalistes. Quelques-uns l'interrogèrent sur son séjour en Europe au cours duquel elle s'était entretenue avec de nombreux chefs d'Etat, mais la plupart s'intéressaient aux événements qui laissaient prévoir le renversement imminent du gouvernement de son pays, l'Egypte, par les intégristes musulmans. Elle ignorait l'ampleur réelle des troubles. Les mollahs fanatiques, conduits par Akhmad Yazid, un docteur de la loi islamique, avaient enflammé les passions religieuses parmi les millions de misérables villageois de la vallée du Nil et les habitants des taudis du Caire. Des officiers de haut rang conspiraient presque ouvertement avec les extrémistes islamiques pour éliminer le président récemment venu au pouvoir, Nadav Hassan. La situation était explosive, mais Hala qui n'avait pas de nouvelles récentes était contrainte de fournir des réponses vagues et ambiguës. Elle paraissait assurée, énigmatique, et répondait au feu des questions sans émotion apparente. Mais, intérieurement, elle ne savait plus très bien où elle en était. Elle avait l'impression d'être loin, seule, comme si des événements incontrôlables se déroulaient autour de quelqu'un d'autre. Avec son cou gracile, ses traits délicats, ses yeux noirs et intenses, son teint mat, elle ressemblait à la reine Néfertiti. Agée de quarante-deux ans, mince et bien faite, assez grande, elle avait de longs cheveux noirs et soyeux qui lui tombaient aux épaules. Elle avait eu quelques aventures, mais ne s'était jamais mariée. La vie de famille lui était étrangère et elle n'avait pas de temps à consacrer à un homme et des enfants. L'amour ne l'intéressait pas. Durant son enfance au Caire où sa mère était professeur et son père cinéaste, elle avait passé tout son temps 30 libre à sillonner les environs sur son vélo pour explorer les ruines. Après avoir obtenu un doctorat en antiquités égyptiennes, elle s'était occupée de recherches au sein du ministère de la Culture, l'un des rares postes accessibles aux femmes musulmanes. En dépit de toutes les discriminations, et aidée par une volonté farouche, elle était devenue directeur des Antiquités, puis de l'Information. Le président Moubarak l'avait remarquée et lui avait demandé de faire partie de la délégation égyptienne à l'Assemblée générale des Nations unies. Cinq ans plus tard, Hala avait été nommée secrétaire générale adjointe lorsque Javier Ferez de Cuellar avait démissionné au milieu de son second mandat après que cinq pays arabes se furent retirés de l'Organisation pour des motifs religieux. Tous les candidats possibles ayant refusé d'assurer la charge, Hala avait été élue secrétaire générale dans le mince espoir qu'elle parviendrait à consolider les fondations vacillantes de l'ONU. Aujourd'hui, alors que son gouvernement était sur le point d'être renversé, elle allait sans doute devenir le premier secrétaire général des Nations unies à ne plus avoir de pays. Un homme s'approcha et lui glissa quelques mots à l'oreille. Elle hocha la tête et leva la main. - Mon avion est prêt à décoller, annonça-t-elle. Une dernière question ? Des bras se tendirent et plusieurs questions fusèrent. Hala désigna un homme qui se tenait près de la porte avec un magnétophone. - Leigh Hunt, BBC, madame Kamil. Si Akhmad Yazid instaure une république islamique à la place du gouvernement démocratique du président Hassan, retournerez-vous en Egypte ? - Je suis musulmane et égyptienne. Si les dirigeants de mon pays, quels qu'ils soient, souhaitent mon retour, je rentrerai. - Même si Akhmad Yazid vous a traitée de traître et d'hérétique ? - Oui, répondit Hala sans hésitation. - S'il est seulement à moitié aussi fanatique que 31 l'ayatollah Khomeiny, c'est peut-être l'exécution qui vous attend. Un commentaire ? Hala Kamil secoua la tête, sourit, et dit : - Je dois partir, à présent. Je vous remercie. Des gardes l'entourèrent et elle s'engagea dans la passerelle. Ses assistants ainsi qu'une importante délégation de l'Unesco étaient déjà à bord. Quatre membres de la Banque mondiale partageaient une bouteille de Champagne dans l'office en conversant à voix basse. La cabine sentait le kérosène et le bouf Wellington. Hala attacha sa ceinture d'un geste las et regarda par le hublot. Il y avait un léger brouillard et les lumières bleues qui délimitaient les pistes se perdaient dans la nuit. Elle enleva ses chaussures, ferma les yeux, et s'assoupit. L'hôtesse n'avait même pas eu le temps de lui proposer un cocktail. Après avoir attendu son tour derrière un 747 de la TWA, le vol n° 106 des Nations unies se prépara à décoller. Ayant reçu l'autorisation de la tour de contrôle, Lemke roula et le Boeing 720-B s'éleva dans la nuit pluvieuse. Dès qu'il eut atteint son altitude de croisière de 10 500 mètres et branché le pilotage automatique, Lemke détacha sa ceinture et quitta son siège. - Un petit besoin naturel, dit-il en se dirigeant vers la porte. Le copilote, un homme blond au visage criblé de taches de rousseur, sourit sans quitter le tableau de bord des yeux. - Je vous attends ici, plaisanta-t-il. Lemke eut un rire forcé, et il sortit du poste. Le personnel de bord préparait les plateaux pour le repas. L'odeur de bouf Wellington était plus forte que jamais. Lemke appela le chef de cabine. - Je peux vous servir quelque chose, monsieur ? - Juste un café, répondit Lemke. Mais ne vous dérangez pas, je vais m'en occuper. - Mais non. Le chef de cabine lui versa une tasse. - Encore une chose. La compagnie nous a demandé de participer à une étude météorologique financée par 32 le gouvernement. Quand nous serons à 2 800 kilomètres de Londres, je descendrai à 1 500 mètres pendant une dizaine de minutes pour enregistrer les vitesses des vents et les températures. Ensuite nous reprendrons notre altitude normale. - Je me demande comment la compagnie a pu accepter ça. J'aimerais qu'on crédite mon compte de la somme que ça va coûter en carburant ! - Je parie que nos chers gestionnaires ne vont pas se gêner pour envoyer la facture à Washington, répondit Lemke. - Le moment venu, je ferai une annonce aux passagers pour qu'ils ne s'inquiètent pas. - Vous pourrez ajouter que si jamais ils aperçoivent des lumières par les hublots, ce seront celles d'une flottille de pêche. - Je n'y manquerai pas. Lemke balaya la cabine du regard, et ses yeux se posèrent un instant sur la forme endormie d'Hala Kamil. - Vous avez remarqué que les mesures de sécurité avaient été renforcées ? demanda-t-il sur le ton de la conversation. - Un des journalistes m'a dit que Scotland Yard avait eu vent d'un complot en vue d'assassiner la secrétaire générale. - Ils voient des terroristes partout. J'ai dû montrer mes papiers et mon sac a même été fouillé. Le chef de cabine haussa les épaules. - Après tout, c'est pour notre sécurité autant que pour celle des passagers. Lemke désigna les rangées de sièges. - En tout cas, aucun d'eux n'a l'allure d'un pirate de l'air. - A moins qu'ils ne se soient mis au costume trois-pièces ! - Pour plus de sûreté, je laisserai la porte du cockpit fermée. Ne m'appelez par l'interphone que si c'est important. - Bien, monsieur. Lemke but une gorgée de café, posa sa tasse, et regagna le poste. Le copilote regardait sur le côté les 33 lumières du nord du pays de Galles pendant que derrière lui le mécanicien était en train d'évaluer la consommation de carburant. Lemke tourna le dos aux deux hommes et tira un petit étui de la poche intérieure de sa veste, fl l'ouvrit et prépara une seringue qui contenait une dose mortelle d'un agent agissant sur les nerfs. Puis il pivota, fit semblant de trébucher, et se rattrapa au bras du mécanicien. - Pardon, Frank, je me suis pris les pieds dans la moquette. Frank Hartley, un bel homme aux cheveux gris, ne sentit pas l'aiguille pénétrer dans son épaule. Il leva les yeux et lança en blaguant : - Attention, vous buvez trop, Dale. - Mais j'arrive encore à voler droit, répliqua Lemke. Hartley allait dire quelque chose, mais il eut tout à coup l'air déconcerté. Il secoua la tête comme pour s'éclaircir les idées. Puis ses yeux roulèrent dans leurs orbites, et il s'affaissa. Lemke s'appuya contre le mécanicien pour que celui-ci ne bascule pas sur le côté, puis il retira la seringue et en prit une autre. - Je crois que Frank n'est pas bien. Jerry Oswald, le copilote, se retourna d'un bloc. - Qu'est-ce qu'il a ? - Vous feriez mieux de venir voir. Oswald extirpa sa grande carcasse du siège et alla se pencher au-dessus d'Hartley. Lemke plongea l'aiguille et injecta le liquide, mais Oswald sentit la piqûre. - Qu'est-ce que c'était ? s'écria-t-il en pivotant et en contemplant, abasourdi, la seringue que Lemke tenait à la main. Il était beaucoup plus lourd et musclé qu'Hartley et le poison n'opéra pas tout de suite. Ses yeux s'écar-quillèrent et il comprit. Il se rua sur Lemke. - Vous n'êtes pas Dale Lemke, rugit-il. Pourquoi vous être fait passer pour lui ? Le faux Lemke n'était pas en mesure de répondre. Les larges mains du copilote s'étaient refermées autour de sa gorge et l'étranglaient. Coincé contre la cloison, il essaya en vain de prononcer quelques mots, un men- 34 songe acceptable. Il enfonça son genou dans le bas-ventre d'Oswald. Pour toute réaction, celui-ci poussa un grognement. Sa vision commençait à se brouiller. Puis, lentement, le copilote se recula. L'horreur se peignit dans son regard. Il sut qu'il allait mourir. Dans un ultime effort, il balança son poing qui atteignit le faux Lemke à l'estomac. Celui-ci tomba à genoux, sonné, le souffle coupé. Oswald vacilla, puis s'effondra comme une masse. L'homme qui s'était fait passer pour Dale Lemke parvint à s'asseoir. Il reprit sa respiration et se massa le cou, puis il se redressa en titubant et tendit l'oreille. Tout paraissait calme dans la cabine principale. Personne parmi les passagers ou les membres du personnel de bord n'avait apparemment rien entendu. Les bruits avaient été couverts par la plainte monotone des réacteurs. Lorsqu'il eut fini d'attacher le corps du copilote sur son siège, il était baigné de sueur. Hartley avait conservé sa ceinture et le faux Lemke n'eut donc pas à s'occuper de lui. Il s'installa devant le manche et releva la position de l'appareil. Quarante-cinq minutes plus tard, l'avion déviait de la route qui devait le conduire à New York pour se diriger vers les terres gelées de l'Arctique. C'était un coin perdu, une région de la terre où nul touriste ne s'était jamais aventuré. Au cours de ces derniers siècles, seule une poignée d'explorateurs et de savants avait foulé son sol. La mer au bord des rivages déchiquetés était gelée à l'exception de quelques semaines par an, et au début de l'automne, les températures naviguaient autour de - 25°. La nuit s'emparait du ciel glacé durant les longs mois d'hiver et en été, le soleil éblouissant pouvait, en moins d'une heure, être remplacé par un blizzard impénétrable. Et pourtant, dominée par des montagnes glacées et 35 balayée par un vent incessant, cette désolation superbe qui se trouvait au fond du fjord d'Ardencaple, sur la côte nord-est du Groenland, était habitée il y a près de deux mille ans par une bande de chasseurs. Les datations au radiocarbone pratiquées sur des vestiges remontés à la surface avaient prouvé que le site avait été occupé entre l'an 200 et l'an 400 de notre ère, une bien courte période pour les archéologues. Ces chasseurs avaient cependant laissé derrière eux vingt habitations qui avaient été magnifiquement préservées dans ce climat polaire. Une structure préfabriquée en aluminium avait été amenée par hélicoptère et assemblée au-dessus de l'ancien village par des scientifiques de l'université du Colorado. Les installations de chauffage et les panneaux isolants livraient un combat perdu d'avance contre le froid, mais parvenaient néanmoins à tenir en respect la bise gémissante et glaciale qui fouettait les parois extérieures. Cet abri permettait à l'équipe archéologique de travailler sur le site jusqu'au début de l'hiver. Lily Sharp, une professeur d'archéologie de l'université du Colorado, avait oublié le froid qui régnait à l'intérieur du village couvert. Agenouillée sur le sol d'une habitation autrefois utilisée par une seule famille, elle grattait avec précaution la terre gelée à l'aide d'une petite truelle. Seule, absorbée dans sa tâche, elle fouillait le passé de cette peuplade disparue. Il s'agissait de chasseurs de mammifères marins qui se réfugiaient durant les rudes mois de l'hiver arctique dans des habitations en partie creusées dans la terre, munies de petits murs de pierre et de toits en tourbe soutenus la plupart du temps par des os de baleine. Ils se chauffaient avec des lampes à huile et passaient les longs mois d'obscurité à sculpter le bois, l'ivoire et les ramures. Ils s'étaient installés dans cette partie du Groenland au cours des premiers siècles de notre ère, et ensuite, au sommet de leur culture, ils avaient mystérieusement disparu en laissant derrière eux ces vestiges. Lily avait été récompensée de sa persévérance. Pendant que les trois hommes de l'équipe archéologique se 36 détendaient après le dîner dans la baraque où ils vivaient, elle était revenue sur le site des fouilles et avait découvert un bois de caribou sur lequel étaient sculptés vingt animaux qui ressemblaient à des ours, un peigne de femme délicatement ouvragé et un pot en terre. La truelle de Lily rencontra quelque chose. La jeune femme cogna de nouveau et écouta attentivement. Ce n'était pas le son familier de la truelle sur une pierre. Un peu étouffé, le bruit avait une indiscutable résonance métallique. Elle se redressa et s'étira. Des mèches de cheveux auburn s'échappaient de son épais bonnet de laine et brillaient à la lumière de la lampe Coleman. Ses yeux bleu-vert reflétèrent un mélange de curiosité et de perplexité pendant qu'elle examinait ce qui dépassait de la terre noircie. C'était un peuple préhistorique qui avait vécu ici, se disait-elle. Qui ne connaissait ni le fer ni le bronze. Lily eut beau s'efforcer de rester calme, elle finit par abandonner toute prudence. Elle se mit à gratter et creuser furieusement le sol durci. Toutes les deux ou trois minutes, elle s'interrompait pour balayer la terre à l'aide d'un petit pinceau. L'objet se trouva enfin dégagé. Lily se pencha pour l'étudier de plus près à la lumière de la lampe, et elle sursauta. Elle avait déterré une pièce d'or. Une vieille pièce à en juger par les bords usés. Elle était percée et un bout de lanière en cuir y était encore accroché, ce qui indiquait qu'elle avait été jadis portée comme pendentif ou amulette. La jeune femme se recula et retint son souffle, presque effrayée à l'idée de toucher la pièce. Cinq minutes plus tard, Lily était toujours agenouillée à la même place, en train de réfléchir, quand la porte de l'abri s'ouvrit brusquement et qu'un homme de carrure imposante entra, accompagné d'une bourrasque de neige. Ses sourcils et sa barbe étaient couverts de givre, ce qui le faisait ressembler à un monstre jailli d'un film de science-fiction, du moins jusqu'à ce qu'un sourire vînt illuminer ses traits pleins de bonté. C'était le professeur Hiram Gronquist, le chef de cette équipe archéologique de quatre personnes. 37 - Désolé de t'interrompre, Lily, fit-il de sa voix à la fois douce et grave. Mais tu en fais trop. Repose-toi un peu. Viens te réchauffer et boire une bonne rasade de brandy. - Hiram, répondit Lily en essayant de maîtriser son excitation, je voudrais te montrer quelque chose. Gronquist s'accroupit à côté d'elle. - Qu'est-ce que tu as trouvé ? - Regarde toi-même. Hiram chercha ses lunettes dans la poche de sa parka et les posa au bout de son nez rougi par le froid. Il se pencha sur la pièce, à la toucher, l'étudia sous tous les angles, puis il leva un regard amusé. - Tu te fiches de moi, ma petite Lily ? Un instant, le visage de la jeune femme se ferma, puis elle éclata de rire. - Oh ! mon Dieu, tu penses que c'est moi qui l'ai mise là ! - Tu dois reconnaître que c'est aussi étonnant que de trouver une vierge dans un bordel. - Amusant. Il lui tapota amicalement le genou. - Félicitations, c'est une découverte très importante. - Comment crois-tu qu'elle soit arrivée là ? - De toute évidence, cette pièce provient d'une autre source et a été déposée ici à une époque ultérieure. - Alors, comment expliques-tu qu'elle ait été enterrée avec des objets que nous savons dater à peu près de l'an 300 ? - Je ne l'explique pas, répondit Gronquist en haussant les épaules. - Tu n'as même pas une hypothèse ? demanda Lily. - A première vue, je dirais que la pièce a probablement été échangée ou perdue par un Viking. - Les Vikings ne sont pas remontés si loin au nord. - Bon, alors peut-être des Esquimaux d'une époque plus récente ont-ils commercé avec des Scandinaves plus au sud et utilisé ce campement pendant les expéditions de chasse. - Allons, Hiram, tu sais fort bien qu'on- n'a relevé aucune trace d'habitations après l'an 400. 38 Gronquist lui lança un regard sombre. - Décidément, tu ne renonces jamais, n n'y a même pas de date sur ta pièce. - Mike Graham s'y connaît en numismatique, n pourra peut-être l'identifier. - L'expertise ne nous coûtera rien, admit Gronquist. Allez, viens, Mike l'examinera pendant qu'on boira notre brandy. Lily mit ses gros gants de fourrure, ajusta le capuchon de sa parka et éteignit la Coleman. Gronquist alluma une lampe et lui tint la porte. L'air glacé lui mordit les joues, et elle frissonna. Elle agrippa la corde qui menait aux quartiers d'habitation et avança à tâtons en se protégeant derrière la silhouette massive de Gronquist. Elle jeta un coup d'oil au-dessus de sa tête. Le ciel était clair et la voûte étoilée illuminait à l'ouest les montagnes arides et à l'est la couche de glace qui couvrait le fjord. La beauté de l'Arctique était ensorcelante, et Lily comprenait pourquoi les hommes succombaient à ses charmes. Après avoir parcouru une trentaine de mètres dans l'obscurité, ils pénétrèrent dans le couloir de la baraque, firent encore quelques pas et ouvrirent une seconde porte qui donnait à l'intérieur. Lily, après le froid abominable du dehors, eut l'impression de se trouver dans une fournaise, fl y avait une bonne odeur de café, et la jeune femme s'empressa d'ôter sa parka et ses gants pour s'en servir une tasse. Sam Hoskins, longs cheveux blonds et grosse moustache également blonde, était penché sur une planche à dessin. Architecte new-yorkais passionné d'archéologie, il prenait chaque année deux mois de vacances pour participer à des fouilles dans tous les coins du monde. H était en train de faire des croquis détaillés montrant à quoi le village préhistorique avait dû ressembler mille sept cents ans plus tôt, et son concours était inestimable. Le quatrième membre de l'équipe, un homme à la peau claire et aux cheveux d'un blond roux, était allongé sur un lit de camp et lisait un livre de poche écorné. Lily ne se rappelait pas avoir vu Mike Graham, 39 l'un des plus célèbres archéologues du pays, sans un livre à la main. - Hé ! Mike, rugit Gronquist. Regarde ce que Lily a trouvé. fl lui lança la pièce. Lily poussa un cri, mais Graham attrapa adroitement la pièce et l'examina. Quelques instants plus tard, il lâcha d'un ton soupçonneux : - Vous vous fichez de moi ? Gronquist éclata de rire. - C'est exactement ce que j'ai dit. Non, ce n'est pas un gag. Elle l'a déterrée sur le site 8. Graham tira une mallette de sous son lit et en sortit une loupe avec laquelle il étudia la pièce. - Alors, le verdict ? demanda LÛy avec impatience. - Incroyable, murmura Graham. Un miliarésion d'or. Environ 13 grammes et demi. C'est la première fois que j'en vois un. Ils sont plutôt rares et un collectionneur en donnerait sans doute six à huit mille dollars. - Qu'est-ce qu'il y a sur le côté face ? - Théodose le Grand, empereur romain et byzantin, représenté debout. On le voit souvent dans cette posture sur les monnaies de cette époque. En regardant de près, on distingue des captifs à ses pieds, et il tient dans ses mains un globe et un labarum. - Un labarum ? - Oui, un étendard qui porte les lettres grecques XP et forme une sorte de monogramme qui signifie « au nom du Christ ». L'empereur Constantin Ta adopté après sa conversion au christianisme. - Et ces lettres sur le côté pile ? demanda Gronquist. Graham se pencha de nouveau sur la pièce. - fl y a trois mots. Le premier, on dirait TRTVM-FATOR. Je n'arrive pas à déchiffrer les autres. Ils sont presque effacés. On devrait pouvoir les retrouver dans un catalogue avec la traduction latine. Il faudra attendre le retour à la civilisation pour le consulter. - On peut la dater ? Graham leva pensivement les yeux. - Frappée durant le règne de Théodose," c'est-à-dire, si je me souviens bien, entre 379 et 395. 40 Lily se tourna vers Gronquist. Celui-ci secoua la tête. - Ce serait pure fantaisie de prétendre que les Esquimaux du IVe siècle ont eu des contacts avec l'Empire romain. - On ne peut pas éliminer cette possibilité, même infime, persista Lily. - Ça va faire du bruit, intervint Hoskins en examinant la pièce pour la première fois. Gronquist but une gorgée de son brandy. - On a déjà retrouvé des pièces anciennes dans les endroits les plus bizarres. Mais on n'a jamais pu déterminer les dates et les origines à la satisfaction des archéologues. Ils contemplèrent la pièce sans parler, chacun perdu dans ses pensées. Gronquist finit par briser le silence. - La seule chose dont nous pouvons être sûrs, c'est que nous sommes devant un sacré mystère. Peu avant minuit, le faux Lemke se prépara à abandonner l'avion. Le ciel était clair et les côtes d'Islande se dessinaient contre le noir de la mer. La petite île était illuminée par la lueur verdâtre et féerique de l'aurore boréale. Il ne se préoccupait pas des cadavres qui l'entouraient. D était habitué à l'odeur du sang. Cela faisait simplement partie de son travail. Il tuait avec un côté clinique. Le nombre de morts ne représentait qu'une somme mathématique. Il était bien payé. C'était un mercenaire, et aussi un fanatique religieux qui tuait pour sa cause. Mais, fait étrange, la seule chose qui l'offensait, c'était d'être traité d'assassin ou de terroriste. C'étaient deux mots qu'il détestait. Ils avaient une connotation politique, et il méprisait la politique. C'était un homme aux multiples identités, un perfectionniste qui condamnait les rafales aveugles tirées 41 dans la foule ou les attentats à la voiture piégée. Ses méthodes étaient bien plus subtiles, fl ne laissait jamais rien au hasard. Ses ouvres passaient souvent pour des accidents aux yeux des enquêteurs internationaux. La mort d'Hala Kamil était plus qu'une mission. C'était un devoir. Il lui avait fallu cinq mois pour mettre son plan soigneusement au point, puis il avait dû attendre avec patience le moment opportun. C'était un peu dommage, se disait-il. Kamil était une belle femme. Mais une menace qu'il convenait d'éliminer. fl réduisit imperceptiblement la vitesse de l'appareil et entama une lente descente. Personne dans la cabine ne devait rien soupçonner. Pour la vingtième fois peut-être, il vérifia son cap et étudia les chiffres qui s'inscrivaient sur l'écran de l'ordinateur qu'il avait reprogrammé pour afficher les minutes et la distance qui le séparaient de l'endroit où il devait sauter. Un quart d'heure plus tard, l'avion de ligne passa au-dessus d'une partie inhabitée de la côte de l'Islande. Le paysage était une mosaïque de roches grises et de neige. L'homme sortit les volets et réduisit encore la vitesse du Boeing 720-B jusqu'à 352 kilomètres à l'heure. Puis il engagea le pilote automatique sur une nouvelle fréquence radio émise par une balise située sur le Hofsjôkull, un glacier qui culminait à 1 737 mètres au centre de l'fle. Ensuite il régla l'altitude pour que l'appareil s'écrase à 150 mètres du sommet. Méthodiquement, il entreprit de mettre hors d'usage les circuits de communication et les indicateurs de direction. Pour ne rien négliger, il largua du carburant au cas où quelque chose ne fonctionnerait pas dans son plan. Plus que huit minutes. fl se dirigea vers la trappe et descendit dans le « trou d'enfer ». fl portait déjà des bottes de para munies d'épaisses semelles en caoutchouc, fl tira une combinaison de saut de son sac et s'empressa de la passer, fl n'avait pas eu la place de mettre un casque, et il enfila une cagoule de ski et un bonnet. Enfin, il mit des gants, des lunettes, et un altimètre autour de son poignet. 42 fl attacha le harnais et vérifia les sangles. D était équipé d'un parachute dorsal dont l'élément principal était logé dans le creux de ses reins et l'élément de secours entre ses omoplates. fl consulta sa montre. Une minute et vingt secondes. D ouvrit la trappe sous la carlingue et un courant d'air s'engouffra dans la soute. D entama le compte à rebours. Zéro, fl se laissa glisser par l'étroite ouverture, les pieds d'abord, dans le sens du vol. La violence du vent le frappa avec la force d'une avalanche et lui coupa le souffle. L'avion passa au-dessus de sa tête dans un grondement assourdissant. L'espace d'un instant, il sentit la chaleur dégagée par les réacteurs, puis il tomba en chute libre. Sur le ventre, les bras en croix, les jambes écartées avec les genoux légèrement fléchis, le faux Lemke regarda en dessous de lui. D ne vit que les ténèbres. Pas la moindre lumière au sol. D supposa le pire. Ses hommes n'avaient pas réussi à atteindre le point de rendez-vous convenu. Sans indication, impossible déjuger de sa direction, fl risquait d'atterrir à des kilomètres de distance, ou, plus grave, au milieu des blocs de glace déchiquetés où il pouvait se blesser et ne jamais être découvert à temps. En dix secondes, il était déjà tombé de près de 360 mètres. L'aiguille sur le cadran lumineux de l'altimètre entrait dans le rouge. Impossible d'attendre plus longtemps, fl ouvrit le parachute. fl entendit avec soulagement le bruit de la coupole qui se déployait, et il se retrouva brusquement en position verticale. Une lueur apparut soudain à environ un kilomètre-sur sa droite. Puis une fusée éclairante jaillit, qui lui permit d'estimer la force et la direction du vent, fl tira sur les suspentes pour se diriger vers les lumières. Une deuxième fusée s'éleva, fl distingua alors les hommes de son équipe qui avaient allumé d'autres feux pour le guider, fl vira de 180 degrés et se prépara à toucher le sol. Le terrain avait été bien choisi, fl se reçut sur la toundra, juste au centre du cercle. Sans un mot, il dégrafa son harnais et s'écarta de la zone éclairée, fl leva les yeux vers le ciel. 43 L'avion, avec ses passagers qui ne se doutaient de rien, fonçait droit sur le glacier. L'homme le suivit des yeux jusqu'à ce que le bruit des réacteurs se perde au loin et que les feux de navigation disparaissent dans la nuit. Dans l'un des offices de l'appareil, une hôtesse tendit l'oreille. - Qu'est-ce que c'est ce bruit qui vient du cockpit ? demanda-t-elle. Gary Rubin, le chef de cabine, s'avança dans l'allée. Il perçut une sorte de grondement assourdi, un peu comme celui d'une chute d'eau dans le lointain. Dix secondes après que le faux Lemke eut abandonné l'avion, la minuterie activa le bras hydraulique. La trappe au fond de la soute électronique se referma et le bruit cessa. - Ça s'est arrêté, constata Gary Rubin. Je n'entends plus rien. - Qu'est-ce que c'était, à ton avis ? - Je ne sais pas. Je n'ai jamais rien entendu de pareil. Un instant, j'ai cru que c'était un début de dépressurisation. Un passager appela. L'hôtesse repoussa une mèche de cheveux blonds et sortit. - Tu ferais peut-être mieux de voir ça avec le patron, lança-t-elle par-dessus son épaule. Rubin, se souvenant que Lemke avait demandé à ne pas être dérangé sauf en cas d'urgence, hésita une seconde. Tant pis, la sécurité des passagers passait en premier, fl décrocha l'interphone et pressa le bouton d'appel du poste. - Ici le chef de cabine, monsieur. Nous avons entendu un drôle de bruit qui venait de l'avant. Il y a un problème ? Pas de réponse. 44 II essaya trois fois encore, mais en vain. Il était inquiet et se demandait pourquoi le cockpit demeurait silencieux. En douze ans de carrière, c'était la première fois que cela se produisait. fl était toujours en train de s'interroger quand l'hôtesse surgit et balbutia quelque chose. D'abord, il ne prêta pas attention à ses paroles, mais le tremblement de sa voix lui fit lever la tête. - Qu'est-ce... qu'est-ce que tu as dit ? - On est au-dessus de la terre ! - Quoi ? - Juste à la verticale, dit-elle avec une pointe d'affolement. C'est un passager qui me l'a fait remarquer. Rubin secoua la tête. - Impossible. On est en plein milieu de l'océan. D a probablement vu des lumières de bateaux de pêche. Le patron m'a prévenu qu'on pourrait en apercevoir quand on allait descendre pour ces relevés météo. - Va regarder, le supplia-t-elle. Le sol monte à toute vitesse. Je crois qu'on va se poser. Le chef de cabine s'approcha du hublot situé en face de l'office. Au lieu des flots noirs de l'Atlantique, il y avait un scintillement de blanc. Une surface glacée défilait sous la carlingue. Elle était toute proche, à environ 250 mètres au-dessous d'eux, et les cristaux de glace reflétaient les feux de navigation, fl se figea, abasourdi, fl ne parvenait pas à en croire ses yeux. Si c'était un atterrissage forcé, pourquoi le poste n'avait-il pas prévenu le personnel de bord ? Les signaux « Attachez vos ceintures » et « Défense de fumer » n'avaient pas été allumés. Presque tous les passagers des Nations unies étaient réveillés «t lisaient ou bavardaient. Seule Hala Kamil dormait encore profondément. Des représentants du Mexique, qui revenaient, après une conférence, au siège de la Banque mondiale, étaient installés autour d'une table à l'arrière de l'appareil. L'atmosphère était au pessimisme. Leur pays avait connu un désastre économique et aucune aide monétaire ne leur avait été accordée. Rubin éprouva un sentiment de panique. - Mais enfin, qu'est-ce qui se passe ? murmura-t-il. 45 L'hôtesse avait le teint livide, les yeux écarquillés. - On devrait entamer la procédure d'urgence, non ? - Il ne faut pas alarmer les passagers. Pas tout de suite, en tout cas. Laisse-moi d'abord voir ça avec le patron. Maîtrisant son angoisse, le chef de cabine se dirigea rapidement vers le cockpit en feignant un bâillement d'ennui pour prévenir toute question éventuelle. Il ferma le rideau qui séparait la cabine de la zone du cockpit et voulut ouvrir la porte. Elle était fermée de l'intérieur. Il cogna au battant. Pas de réponse. Il contempla d'un air dérouté cet obstacle qui lui interdisait l'entrée du poste et, dans un accès de rage, il donna un coup de pied en y mettant toutes ses forces. La porte ouvrait vers l'extérieur, mais sous la violence du choc, elle se rabattit contre la cloison intérieure. Rubin fit un pas en avant et se figea. L'incrédulité, l'ahurissement, la peur et l'épouvante se peignirent successivement sur son visage. Son regard engloba Hardey effondré devant son tableau de commande, Oswald, le regard sans vie fixé sur le plafond de la cabine. Lemke, quant à lui, semblait s'être volatilisé. Rubin enjamba le corps du copilote pour aller se pencher sur le siège vide du commandant de bord et regarder par le pare-brise. Ses yeux s'agrandirent d'horreur. Le sommet de l'Hofsjôkull se dressait, menaçant, à moins de 15 kilomètres. Les lumières vacillantes qui brillaient au nord soulignaient la forme déchiquetée du glacier dont la surface inégale baignait dans des reflets gris et verts fantomatiques. Poussé par le désespoir et la panique, le chef de cabine se jeta dans le siège du pilote et agrippa le manche. Il tira le volant vers lui. Rien. La colonne restait bloquée et pourtant, chose étrange, l'altimètre indiqua une lente mais régulière élévation de l'altitude. Il tira de nouveau, plus fort. Le volant bougea à peine. Rubin ne comprenait pas la cause de cette résistance. Il n'était plus temps de se poser des questions. Il était trop inexpérimenté pour savoir qu'en fait il suffisait 46 d'une pression d'un peu plus de dix kilos pour annuler le pilotage automatique. Dans la nuit claire et glacée, la montagne semblait proche à la toucher. Rubin poussa les manettes et s'arc-bouta sur le manche. Celui-ci céda enfin, et devint mou comme le volant d'une voiture folle lancée à pleine vitesse. Lentement, très lentement, le nez du Boeing se souleva, et le ventre de l'appareil frôla le sommet du pic. Au pied du glacier, l'homme qui, à Londres, avait assassiné Dale Lemke, le vrai pilote du vol n° 106, et pris sa place, regardait dans des jumelles à infrarouges. Au nord, les lumières ne dégageaient plus qu'une faible lueur, mais le sommet escarpé du Hofsjôkull se découpait encore contre le ciel nocturne. Le temps était comme suspendu. Pour seuls bruits, il y avait ceux que faisaient les deux hommes en train de charger les balises lumineuses et l'émetteur dans un hélicoptère. Les yeux de Suleiman Aziz Ammar s'étaient accoutumés à l'obscurité, et il parvenait à distinguer les arêtes qui griffaient la banquise. Ammar, figé comme une statue, comptait les secondes et attendait de voir apparaître la petite boule de feu qui annoncerait le crash du vol n° 106. Mais rien ne vint. fl finit par abaisser les jumelles en soupirant. Le silence du glacier tomba sur lui, froid et lointain, n ôta sa perruque de cheveux gris et la lança dans la nuit. Puis il enleva ses bottes de para et en retira la semelle épaisse de 10 centimètres qui était glissée à l'intérieur. Il s'aperçut alors que son serviteur et ami, Ibn Telmuk, se tenait à côté de lui. - L'équipement est chargé ? lui demanda Ammar. - Oui. Ta mission a été un succès ? - Une petite erreur de calcul. L'avion est parvenu je ne sais comment à passer au-dessus de la crête. Allah a accordé un sursis de quelques minutes à Kamil. - Akhmad Yazid ne va pas être content. - Kamil mourra comme prévu, affirma Ammar. Rien n'a été laissé au hasard. 47- - L'avion vole toujours. - Allah lui-même ne pourra pas le maintenir indéfiniment en l'air. - T\i as échoué, déclara soudain une nouvelle voix. Ammar se retourna. Muhammad Ismail le considérait, les sourcils froncés. Le visage rond de l'Egyptien exprimait un curieux mélange de malveillance et d'innocence enfantine. Ammar avait été obligé de travailler avec lui. L'obscur mollah de village lui avait été imposé par Akhmad Yazid pour qui le respect strict de la religion importait plus que la compétence et le professionnalisme. Ammar affichait une foi exaltée, mais Yazid se méfiait de lui. L'habitude qu'avait le tueur de s'adresser aux chefs religieux comme à des égaux ne lui plaisait guère, fl tenait à ce qu'Ammar accomplisse ses missions de mort sous l'oil vigilant d'Ismail. fl avait accepté ce chien de garde sans protester, fl était maître dans l'art de la tromperie et avait très vite su utiliser Ismail à ses propres fins. fl secoua la tête avec agacement et entreprit d'expliquer la situation au mollah : - Certains événements peuvent échapper à notre contrôle. Un courant ascendant, un mauvais fonctionnement du pilote automatique, un brusque changement de force ou de direction du vent, fl y a des centaines de facteurs qui ont pu faire que l'avion a raté le glacier. Mais tout a été prévu. Le pilote automatique est verrouillé sur un cap qui conduit droit au pôle. L'avion n'a plus que quatre-vingt-dix minutes d'autonomie de vol. - Et si quelqu'un découvre les corps dans le cockpit et qu'un passager sache piloter ? - Les dossiers de tous les gens qui sont à bord de l'avion ont été soigneusement étudiés. Aucun n'a d'expérience en tant que pilote. Et puis, j'ai détruit la radio et les instruments de navigation. Si quelqu'un essaye de s'emparer des commandes, il sera dans le noir le plus total. Pas de boussole, pas de repères pour se diriger. Hala Kamil et ses petits copains des Nations unies vont disparaître dans les eaux glacées de l'océan Arctique. 48 - fls n'ont aucune chance de s'en tirer ? demanda Ismail. - Aucune, répondit Ammar avec assurance. Absolument aucune. Dirk Pitt, installé dans un fauteuil pivotant, s'étira en bâillant, puis il se passa la main dans ses épais cheveux noirs et ondulés. C'était un homme grand et mince, musclé, dans une forme parfaite pour quelqu'un qui ne courait pas ses 15 kilomètres par jour, ni ne considérait le culturisme comme la panacée contre les atteintes de l'âge. Il avait le teint hâlé et la peau tannée d'un homme qui vivait au grand air et préférait le soleil aux néons d'un bureau. Ses yeux vert sombre, opalins, dégageaient un curieux mélange de chaleur et de dureté, et ses lèvres paraissaient toujours figées sur un sourire amical. Le personnage était à l'aise parmi les riches et les puissants, mais il aimait mieux la compagnie d'hommes et de femmes qui vidaient leurs verres cul sec et n'hésitaient pas à mettre la main à la pâte. Sorti de l'Air Force Academy, il avait le rang de commandant d'activé bien qu'il fût détaché depuis presque six ans auprès de la National Underwater and Marine Agency (l'Agence nationale sous-marine et maritime), la NUMA, en tant que directeur des projets spéciaux. Avec Al-Giordino, son ami d'enfance, il avait vécu en une demi-décennie plus d'aventures sur tous les océans et les mers du globe que le commun des mortels n'en vivrait en dix existences, fl avait retrouvé l'express Manhattan Limited après avoir traversé à la nage une caverne sous-marine dans l'Etat de New York, avait sauvé le paquebot Empress oflreland envoyé par le fond sur le Saint-Laurent avec un millier de passagers à son bord, fl avait récupéré le sous-marin nucléaire Starbuck perdu au milieu du Pacifique et suivi la trace du vais- 49 seau fantôme Cyclope jusqu'à sa tombe dans la mer des Caraïbes. Et il avait aussi renfloué le Tîtanic1. C'était, comme disait Giordino, un homme voué à la redécouverte du passé, né quatre-vingts ans trop tard. - Je crois que ça devrait t'intéresser, lança Giordino à l'autre bout de la salle. Pitt se détourna d'un moniteur couleur qui affichait un panorama marin situé à une centaine de mètres sous la coque du brise-glace Polar Explorer. C'était un bâtiment récent conçu pour naviguer sur des mers gelées. Sa superstructure massive ressemblait à un immeuble de quatre étages et son étrave, avec des machines de 80 000 chevaux derrière elle, pouvait fendre une couche de glace épaisse d'un mètre et demi. Pitt posa le pied sur la console, fléchit la jambe et poussa. C'était un mouvement rodé par des semaines de pratique et synchronisé avec le léger roulis du bateau. Il pivota de 180 degrés dans son fauteuil que ses roulettes propulsèrent à trois mètres sur le plancher légèrement incliné de la salle d'équipement électronique. - On dirait un cratère. Al Giordino étudiait une image fournie par le sonar. Un mètre soixante-deux, presque aussi large que haut, Giordino paraissait avoir été fabriqué à l'aide de pièces détachées provenant d'un bulldozer. Il avait les cheveux bruns et bouclés, héritage de ses ancêtres italiens, et avec un bandeau et une boucle d'oreille, il aurait très bien pu passer pour un joueur d'orgue de Barbarie. Doté d'une bonne dose d'humour à froid, solide et d'une loyauté à toute épreuve, il était l'adjoint de Pitt qu'il avait suivi dans toutes ses aventures. Pitt vint s'arrêter pile devant lui. Il observa le sonographe pendant qu'apparaissaient le bord, puis l'intérieur d'un cratère. - Ça descend vite, fit Giordino. - De 140 à 180 mètres, dit Pitt en vérifiant l'écho sonore. - Une pente à pic. 1. Voir Renflouez le litanie, éd. J'ai lu, L'Incroyable Secret, Panique à la Maison-Blanche, Cyclope, éd. Grasser et Le Livre de Poche. 50 - 200 et ça descend encore. - Drôle de formation pour un volcan, murmura Giordino. Aucun signe de lave. Un homme grand au visage coloré et aux cheveux grisonnants qui s'échappaient d'une casquette de base-bail ramenée en arrière passa la tête par l'entrebâillement de la porte. - Alors, les oiseaux de nuit, vous voulez boire ou manger quelque chose ? - Je ne refuserais pas un sandwich au beurre de cacahuète et un café, répondit Pitt. 220 mètres. - Deux ou trois beignets avec du lait, fit Giordino. Le capitaine de la Navy Byron Knight, commandant du bâtiment hydrographique, était le seul avec les deux hommes de la NUMA à avoir accès à la salle de l'équipement électronique. Celle-ci était en effet interdite aux autres officiers et aux marins. - Je vous fais préparer ça par la cuisine. - Vous êtes un être humain exceptionnel, Byron, dit Pitt avec un sourire sarcastique. Ce qu'on raconte sur vous dans la marine n'est que pure calomnie. ^ - Vous avez déjà goûté du beurre de cacahuète à l'arsenic ? lança Knight par-dessus son épaule. Giordino avait les yeux rivés sur l'écran. - Près de deux kilomètres de diamètre, annonça-t-il. - Sédiments lisses à l'intérieur, dit Pitt. Pas de cassure sur le fond. - Ça a dû être un volcan gigantesque. - Non, pas un volcan. Giordino se tourna vers Pitt. Une lueur de curiosité brillait dans son regard. - Tu as un autre nom pour un trou comme ça dans la mer ? <. - Pourquoi pas un impact de météore ? Giordino parut sceptique. - Si profond ? - D'après les relevés, ça pourrait remonter à des milliers, voire des millions d'années, à une époque où le niveau de la mer était bien plus bas. Giordino sursauta. - On a un contact ! - Où? 51 - A deux cents mètres à tribord, perpendiculaire à la pente du cratère. Indications plutôt vagues. L'objet est en partie caché par la formation géologique. Pitt saisit aussitôt l'interphone et appela la passerelle. - Nous avons un problème avec l'équipement. Continuez en gardant le cap. Si nous arrivons à réparer à temps, virez de bord et refaites un passage. - Bien, monsieur, acquiesça l'officier de quart. - Tu aurais fait un excellent bonimenteur, dit Giordino. - Inutile d'alerter les Russes, fit simplement Pitt. - Rien du côté des caméras vidéo ? Pitt jeta un coup d'oil sur les moniteurs. - C'est hors champ. Elles le filmeront au prochain passage. L'image sonar qui avait été enregistrée ressemblait à une tache brune qui se découpait contre les parois plus claires du cratère. Elle passa devant un lecteur et l'ordinateur entreprit de l'agrandir pour la projeter sur un écran couleur à haute résolution. La tache avait maintenant une forme précise et une machine se chargea de reproduire l'image couleur sur papier glacé. Le capitaine Knight réapparut, légèrement essoufflé. Après des jours de recherches monotones, à aller et venir comme pour tondre une immense pelouse, à scruter sans fin les images vidéo et celles fournies par le sonar, il était d'un seul coup galvanisé et son visage respirait l'espoir. - On m'a annoncé que vous aviez des problèmes. Un contact ? Ni Pitt ni Giordino ne répondirent. Ils avaient le sourire de prospecteurs qui viennent de tomber sur un filon. Knight les considéra un instant, et il comprit. - Mon Dieu ! s'écria-t-il. On l'a trouvé ! C'est bien vrai ? - Dissimulé dans le paysage marin, dit Pitt en désignant le moniteur et en lui tendant la photo. Les contours parfaits d'un sous-marin soviétique classe Alfa. Knight, fasciné, contemplait les deux images sonar. - - Les Russes ont exploré toute cette région. C'est incroyable qu'ils ne l'aient pas repéré. 52 - Il suffit d'un rien pour passer à côté, expliqua Pitt. D'une part, la glace était plus épaisse quand ils ont conduit leurs recherches. Et, d'autre part, la concentration anormale de fer sous le cratère a sans doute détraqué leur équipement magnétique. - Nos services de renseignements vont danser de joie quand ils vont voir ça ! - Pas si les Russes sont malins, intervint Giordino. - Tu voudrais suggérer qu'ils n'ont pas avalé notre histoire d'étude géologique des fonds marins ? demanda Pitt avec ironie. Giordino lui lança un regard acerbe. - Le renseignement est un drôle de métier, dit-il. L'équipage de ce bateau n'a pas la moindre idée de ce qui se passe ici, alors que les agents soviétiques à Washington ont eu vent de notre mission il y a plusieurs semaines de ça. La seule raison pour laqueUe ils n'interviennent pas, c'est que notre technologie de recherches est plus avancée que la leur et qu'ils comptent sur nous pour les amener droit sur le sous-marin. - Ça ne va pas être facile de les tromper, reconnut Knight. Deux de leurs chalutiers observent chacun de nos mouvements depuis que nous sommes partis. - De même que leurs satellites de surveillance, ajouta Giordino. - Autant de raisons pour lesquelles j'ai demandé qu'on continue avant de refaire un passage, dit Pitt. - Oui, mais les Russes ne vont pas manquer de s'en apercevoir. - Bien sûr, seulement quand on passera au-dessus du sous-marin, on ne stoppera pas et on fera le couloir suivant, comme si de rien n'était. Ensuite, je contacterai par radio nos techniciens de Washington pour me plaindre d'ennuis d'équipement et demander des instructions pour réparer. Tous les deux ou trois milles, on refera un passage pour renforcer notre mensonge. Giordino se tourna vers le capitaine et dit : - Ça pourrait marcher. C'est suffisamment vraisemblable. Knight réfléchit un instant. - D'accord, on ne s'attarde pas. Pas d'autres obser- 53 valions de la cible. On continue comme si on n'avait rien trouvé. - Et après avoir terminé ce secteur, dit Pitt, on peut en entamer un autre à trente milles et feindre une découverte. - Le fin du fin, approuva Giordino. Le brise-glace roula pendant que l'homme de barre le faisait virer de bord. Loin derrière la poupe, pareil à un chien obstiné au bout d'une longue laisse, un sous-marin automatique appelé Sherlock, équipé de deux caméras mobiles et d'une caméra fixe, continua à envoyer des images sonar. Sans doute baptisé ainsi par son inventeur en l'honneur du célèbre détective de roman, le Sherlock révélait des détails du sous-sol marin que nul n'avait encore eu l'occasion de voir. Les minutes s'écoulèrent avec une lenteur exaspérante et, enfin, la crête du cratère apparut sur l'écran. Le Polar Explorer entraînait le Sherlock le long de la pente. Tous les regards étaient braqués sur l'image. - Le voilà, souffla Giordino avec un imperceptible tremblement dans la voix. Le sous-marin soviétique remplissait presque tout le côté bâbord du sonographe. fl était couché sur le flanc, l'arrière dirigé vers le centre du cratère. Il était intact, au contraire des sous-marins US Thresher et Scorpion qui avaient implosé et s'étaient brisés en centaines de morceaux lorsqu'ils avaient sombré dans les années 60. Dix mois avaient passé depuis sa disparition, et dans les eaux glacées de l'Arctique, on ne voyait pas de traces de rouille ou d'organismes marins sur sa coque. - C'est bien un classe « Alfa », déclara Knight. Propulsion nucléaire, coque en titane, non magnétique et non corrosive en eau salée, techniques les plus récentes d'hélices silencieuses. Ce sont les bâtiments de la marine soviétique et de la marine américaine les plus rapides et qui peuvent descendre le plus profondément. Les lignes pures du sous-marin, filmées par les caméras, apparurent sur les moniteurs dans une teinte gris-bleu fantomatique. Les trois Américains avaient du mal à croire qu'ils avaient sous les yeux le cercueil dans lequel gisaient plus de cent cinquante marins. On aurait dit un jouet d'enfant reposant au fond d'un bassin. 54 - Des signes de radioactivité anormale ? demanda Knight. - 1res légère augmentation, répondit Giordino. Probablement due au réacteur du sous-marin. - Il n'a donc pas fondu, constata Pitt. - Pas à en croire les relevés. Knight étudia les moniteurs et résuma les dommages subis par le bâtiment : - Petites avaries à l'avant. Panneau de plongée bâbord arraché. Déchirure sur le fond, sur environ 20 mètres. - Et plutôt profonde à en juger par son aspect, dit Pitt. Ça a dû endommager les ballasts et la coque intérieure. Il a probablement touché le bord opposé du cratère et s'est ouvert comme une boîte de conserve. On peut facilement imaginer l'équipage en train d'essayer de le ramener à la surface pendant qu'il continuait sa route vers le centre du cratère. Mais il prenait plus d'eau qu'ils ne parvenaient à en pomper, et il s'est enfoncé pour s'échouer finalement sur la pente. Le silence s'installa tandis que le sous-marin disparaissait lentement sous l'oil des caméras. Les trois hommes, le regard fixé sur les écrans, se représentaient la mort horrible de ces marins qui naviguaient dans les profondeurs hostiles de l'océan. Durant près d'une minute, personne ne parla. Puis chacun chassa le cauchemar de ses pensées et se détourna des moniteurs avec un sentiment de joie. Ils avaient réussi. Pitt et Giordino pouvaient maintenant se détendre pendant le reste du voyage. Leur rôle était terminé. Us avaient découvert l'aiguille cachée dans la meule de foin. Pitt affichait pourtant une expression sérieuse et il contemplait le plafond d'un air absent. Giordino connaissait ces symptômes. Une fois sa mission achevée, son ami souffrait d'une sorte de manque. Le défi avait été relevé, et son esprit sans cesse en mouvement se tournait déjà vers le prochain. - Bon boulot, Dirk, et vous aussi, Al, les félicita Knight. Mais le plus dur est à faire. Récupérer le sous-marin au nez des Russes, ça ne va pas être facile. Toute l'opération devra se dérouler sous l'eau et... 55 - Qu'est-ce que c'est ? s'écria Giordino dont le regard s'était de nouveau porté sur les moniteurs. On dirait une cruche ! - Plutôt une urne, corrigea le capitaine. Pitt étudia l'image un long moment, le visage pensif, et un éclair brilla soudain dans ses yeux rougis par la fatigue. L'objet était planté tout droit. Deux anses flanquaient un col étroit qui s'évasait sur des flancs ventrus, lesquels se rétrécissaient à leur tour vers la base enfouie dans le sol. - Une amphore en terre cuite, annonça-t-il. - Je crois que vous avez raison, dit Knight. Les Grecs et les Romains s'en servaient pour transporter le vin et l'huile. On en a découvert partout au fond de la Méditerranée. - Mais qu'est-ce qu'une amphore peut bien faire dans la mer du Groenland ? demanda Giordino sans s'adresser à personne en particulier. Regardez ! Là, à gauche, il y en a encore une. Puis trois autres dérivèrent sous l'oil des caméras, et cinq autres encore, qui formaient une ligne brisée sud-est-nord-ouest. Le capitaine du Polar Explorer se tourna vers Pitt : - C'est vous le spécialiste en épaves. Qu'est-ce que vous en pensez ? Une dizaine de secondes s'écoulèrent avant que Pitt ne répondît, et ce fut d'une voix lointaine qu'il lâcha : - Je pense qu'elles mènent à un naufrage ancien qui, selon les livres d'histoire, n'a pas pu se produire dans ces parages. Rubin aurait donné son âme pour ne pas avoir à assumer cette tâche impossible, pour ôter ses mains moites de transpiration du manche, fermer les yeux, et accepter la mort, mais le sens de ses devoirs à l'égard des pas- 56 sagers et des membres de l'équipage le poussait à continuer. Même dans les pires de ses cauchemars, il n'aurait pas imaginé vivre pareille situation. Le moindre faux mouvement, la moindre erreur de jugement, et plus de cinquante personnes disparaîtraient, englouties à jamais dans les profondeurs de l'océan. Ce n'est pas juste, lui répétait sans cesse une voix dans sa tête. Ce n'est pas juste. Aucun des instruments de navigation ne fonctionnait. La radio était hors d'usage. Personne parmi les passagers n'avait jamais piloté, pas même un petit avion de tourisme. Le chef de cabine était complètement perdu. Les voyants des réservoirs de carburant indiquaient tous « Vide ». Il ne comprenait pas, c'était impossible. Et où était le pilote ? Qu'est-ce qui avait provoqué la mort du mécanicien et du copilote ? Qui était derrière cette histoire de fou ? Les questions tourbillonnaient dans son esprit, mais les réponses demeuraient vagues. Son unique consolation, c'était qu'il n'était pas seul. Il y avait un autre homme avec lui dans le cockpit. Eduardo Ybarra, un membre de la délégation mexicaine, avait jadis servi en tant que mécanicien dans l'armée de l'air de son pays. Trente années avaient passé depuis qu'il avait exercé ses talents sur des avions à hélices, mais des bribes de savoir lui revenaient tandis qu'il était installé aux manettes dans le siège du copilote. Ybarra avait un visage rond et mat, d'épais cheveux noirs striés de gris, et ses yeux marron étaient fixés droit devant lut. Avec son costume trois-pièces, il paraissait totalement déplacé dans le poste, d'autant qu'il n'avait même pas desserré sa cravate. Il désigna le ciel à travers le pare-brise de l'appareil. - A en juger par la position des étoiles, je dirais qu'on va droit vers le pôle Nord. - - On est peut-être au-dessus de l'Union soviétique, fit Rubin. Je n'ai pas la moindre idée de notre direction. - C'est une île qu'on vient de laisser derrière nous. - Vous croyez que c'était le Groenland ? 57 Le Mexicain secoua la tête. - On a survolé la mer pendant plusieurs heures. Si c'avait été le Groenland, on serait encore au-dessus de la calotte glaciaire. Je penche plutôt pour l'Islande. - Mon Dieu, depuis combien de temps on vole vers le nord ? - fl n'y a aucun moyen de savoir quand le pilote s'est détourné de sa route Londres-New York. Une nouvelle angoisse vint s'ajouter aux autres. Rubin savait qu'il lui fallait prendre une décision désespérée, la seule possible. - Je vais virer de 90 degrés sur la gauche. - Nous n'avons pas d'autre choix, acquiesça Ybarra avec gravité. - Si nous nous écrasons au sol, il y aura peut-être quelques survivants. Mais il est pratiquement impossible de se poser sur l'eau au milieu des vagues en pleine nuit, même pour un pilote expérimenté. Et si par miracle on parvenait à amerrir, personne ne pourrait survivre plus de quelques minutes dans une mer gelée. - Il est peut-être déjà trop tard. (Le délégué mexicain aux Nations unies désigna le tableau de bord. Les voyants de carburant étaient tous au rouge.) Je crains qu'il ne nous reste plus que quelques minutes. Rubin contempla les instruments avec stupéfaction. Il n'avait pas réalisé que le Boeing volant à 200 nouds à 1 500 mètres d'altitude consommait autant que lorsqu'il volait à 500 nouds à 10 500 mètres. - Bon, fit-il, on met le cap à l'ouest et on le maintient jusqu'au bout. Le chef de cabine s'essuya la paume des mains sur son pantalon et saisit le manche, fl n'avait pas repris les commandes de l'avion depuis qu'il avait réussi à éviter le sommet du glacier, fl respira un grand coup et pressa le bouton qui annulait le pilote automatique, fl n'était pas assez sûr de lui pour faire virer l'appareil à l'aide des ailerons ; aussi se contenta-t-il d'utûiser le gouvernail de direction pour effectuer un large virage à plat. Dès que le nez de l'appareil se fut redressé, il sentit que quelque chose n'allait pas. - Le réacteur quatre donne des signes de faiblesse, annonça Ybarra avec un tremblement dans la voix, fl est à court de carburant. - On ne peut pas le couper, faire quelque chose ? - Je ne connais pas la procédure, répondit le Mexicain d'un air abattu. Mon Dieu, pensa Rubin. C'est l'aveugle qui conduit l'aveugle. L'altimètre indiquait une perte régulière d'altitude et le badin une diminution de la vitesse. Puis, d'un seul coup, le manche devint mou et se mit à vibrer entre ses mains. - On va décrocher, s'écria Ybarra avec un accent de panique. Abaissez le nez ! Rubin poussa le manche en avant, conscient de ne faire que précipiter l'inévitable. - Sortez les volets pour augmenter la portance, ordonna-t-il au Mexicain. - Volets sortis, confirma Ybarra. - Et voilà, murmura le chef de cabine. Plus rien à faire. Une hôtesse, plantée à l'entrée du cockpit, avait suivi la manouvre, blême, les yeux agrandis d'horreur. - On va s'écraser ? demanda-t-elle dans un souffle. Rubin se raidit dans son siège, trop occupé pour se retourner. - Oui, merde ! jura-t-il. Allez vous attacher ! Elle pivota et se précipita en trébuchant vers la cabine afin de préparer les passagers au pire. Tous comprirent que le sort en était jeté et, heureusement, il n'y eut ni cris ni mouvements de panique. Même les prières se firent à voix basse. Ybarra pivota dans son siège et regarda par la porte du cockpit demeurée ouverte. Hala Kamil était en train de réconforter un homme âgé pris de tremblements incontrôlables. Le visage de la jeune femme était serein et semblait exprimer une étrange satisfaction. Elle est vraiment belle, se dit le Mexicain. Quel dommage ! fl soupira et reporta son attention sur les instruments devant lui. L'altimètre était descendu au-dessous de 200 mètres. Ybarra prit un risque énorme et augmenta la puissance des trois réacteurs qui fonctionnaient encore. C'était une vaine tentative, le fruit du désespoir. Les réacteurs 58 59 allaient consommer plus rapidement les quelques litres de carburant restants et s'arrêter plus tôt. Mais le Mexicain ne pensait plus avec logique. Il avait le sentiment qu'il devait se livrer à un dernier acte de défi, même si cela devait hâter sa propre fin. Cinq minutes effroyables passèrent. Les flots noirs montaient pour engloutir l'avion et ses passagers. - J'aperçois des lumières ! s'écria soudain Rubin. Droit devant ! Ybarra leva aussitôt les yeux et les fixa sur le pare-brise. - Un bateau ! C'est un bateau ! Une fraction de seconde plus tard, l'appareil passait dans un rugissement au-dessus du Polar Explorer, si près qu'il faillit arracher son antenne radar. L'équipage du brise-glace avait été alerté par radar de l'approche de l'appareil. Les hommes qui se trouvaient sur la passerelle baissèrent involontairement la tête au moment où l'avion les survolait à quelques mètres pour se diriger vers la côte du Groenland. Le grondement emplit la salle de l'équipement électronique. Knight se précipita à la passerelle, suivi de Pitt et de Giordino. Personne ne se tourna vers le capitaine lorsqu'il entra en courant. Tous les regards étaient braqués sur l'avion qui s'éloignait. - Qu'est-ce que c'était ? demanda Knight à l'officier de quart. - Un appareil non identifié a failli heurter le bateau, commandant. - Un appareil militaire ? - Non, monsieur. J'ai eu le temps d'apercevoir le dessous des ailes, fl n'y avait pas d'insignes. - Un avion-espion ? - J'en doute. Les hublots étaient éclairés. - Un avion de ligne, alors ? suggéra Giordino. 60 Knight eut l'air soudain furieux. - Qu'est-ce qui lui a pris à ce pilote de mettre mon bâtiment en danger ? Et puis, qu'est-ce qu'il fabrique dans le coin ? On est à des milles des routes commerciales. - Il perd de l'altitude, dit Pitt en regardant disparaître les feux de navigation. On dirait qu'il va atterrir. - Que Dieu leur vienne en aide si jamais ils se posent sur cette mer en pleine nuit. - Bizarre qu'ils n'aient pas allumé les feux d'atterrissage. L'officier de quart hocha la tête. - Bizarre est bien le mot. Un pilote en difficulté aurait envoyé un signal de détresse. Or, nous n'avons absolument rien reçu. - Vous avez essayé de le contacter ? demanda Knight. - Dès qu'on l'a eu sur notre écran radar. Pas de réponse. Le capitaine s'avança vers la vitre et regarda dehors. Il réfléchit quelques secondes, puis il se tourna vers l'officier de quart. - Gardez le cap, et continuez comme prévu. Pitt le considéra un instant. - Je comprends votre décision, mais je ne peux pas dire que je l'approuve. - Vous êtes sur un bâtiment de la Navy, monsieur Pitt, répliqua Knight durement. Nous ne sommes pas un garde-côte. Notre mission passe en premier. - Il y a peut-être des femmes et des enfants à bord de cet avion. - Tout n'est pas perdu. Il vole encore. Et si le Polar Explorer est le seul à pouvoir se porter à son secours dans ces parages, pourquoi n'a-t-il pas expédié un signal de détresse, ou tenté de nous avertir en allumant ses feux d'atterrissage ? D ne semblait pas se préparer à se poser. Vous êtes pilote, alors expliquez-moi pourquoi il n'a pas tourné autour du bateau s'il était en détresse ? - Il essayait peut-être de gagner la terre ferme. - Excusez-moi, commandant, intervint l'officier de quart. J'ai oublié de mentionner que les volets d'atterrissage étaient sortis. 61 - Ça ne prouve toujours pas l'imminence d'un crash, fit Knight avec entêtement. - Au diable vos bonnes raisons ! s'écria Pitt. Ce n'est pas la guerre, capitaine. Il s'agit de sauver des vies humaines. Je ne voudrais pas avoir la mort de centaines de gens sur la conscience. Knight désigna la salle des cartes vide et referma la porte derrière lui quand Pitt et Giordino furent entrés. - Il faut penser à notre mission, persista-t-il. Si nous changeons de cap, les Russes vont se douter que nous avons retrouvé leur sous-marin et se précipiter ici. - D'accord, admit Pitt. Mais Giordino et moi pouvons quand même intervenir. - Je vous écoute. - On prend l'hélicoptère de la NUMA qui se trouve sur le pont arrière, et vous nous fournissez une équipe médicale et quelques hommes. On va secourir l'avion et le Polar Explorer continue à ratisser comme prévu. - Et les Russes ? Qu'est-ce qu'ils vont en déduire ? - Au début, ils ne vont pas croire à une simple coïncidence. Mais si par malheur l'avion s'écrase et qu'il s'agisse d'un avion de ligne, vous aurez un motif légitime pour vous détourner de votre route et participer à une mission de sauvetage. Ensuite, on reprend nos recherches, on mystifie les Russes et on espère que ça marche. - Et le vol de votre hélicoptère ? Ils vont suivre tous vos mouvements. - Al et moi communiquerons en clair et ne cacherons rien de nos recherches en vue de retrouver l'avion fantôme. Ça devrait suffire à apaiser leurs soupçons. Knight garda le silence, les yeux fixés droit devant lui, puis il soupira et se tourna vers Pitt : - On perd du temps. Allez préparer votre hélico. Je m'occupe du personnel médical et de vous adjoindre une équipe de volontaires. Rubin ne tenta pas de tourner autour du Polar Explorer en raison du manque d'altitude et de son peu de compétence en tant que pilote. L'avion aurait sans doute décroché et se serait abîmé dans les flots. La simple vue du bateau avait ramené une lueur d'espoir dans le cockpit. On les avait repérés et des 62 équipes de secours se mettraient à la recherche d'éventuels survivants. C'était une mince consolation, mais c'était toujours mieux que rien. Les eaux noires se transformèrent soudain en blocs de glace qui, à la clarté des étoiles, tourbillonnaient follement devant le pare-brise. L'impact final allait se produire d'un instant à l'autre et Rubin pensa alors à demander à Ybarra d'allumer les feux d'atterrissage. Le Mexicain, après avoir cherché un instant sur le tableau de bord, s'exécuta. Le faisceau de l'un des phares emprisonna un ours polaire qui disparut aussitôt sous le ventre de l'appareil. Ils se précipitaient vers une plaine gelée. - Sainte Mère de Dieu, murmura Ybarra. Il y a des couines sur notre droite. On est au-dessus de la terre. La chance avait enfin tourné en leur faveur. Les collines que le Mexicain venait d'apercevoir étaient en fait une chaîne de montagnes désertiques qui dominait la côte escarpée du Groenland. Rubin était parvenu par miracle à l'éviter et le Boeing se dirigeait maintenant vers le milieu du fjord d'Ardencaple. H survola le golfe étroit bordé de hautes falaises, soutenu encore par un vent de face. Les lumières réfléchissaient un kaléidoscope de couleurs changeantes. Une niasse noire se dressa soudain devant eux. Le chef de cabine eut le réflexe de faire jouer le gouvernail de direction et la masse glissa sur la gauche de l'appareil. - Sortez le train ! cria-t-il alors. Ybarra obéit sans rien dire. En cas d'atterrissage forcé, c'était la pire des choses à faire, mais dans leur ignorance, ils avaient pris sans le savoir la décision qui s'imposait compte tenu de la nature du terrain. Le train s'abaissa et l'avion perdit aussitôt de la vitesse en raison de la résistance accrue qu'il offrait au vent. Rubin agrippa le volant du manche. La glace défilait et les cristaux étincelants semblaient monter droit vers lui. Il ferma les yeux. Ybarra et lui ne pouvaient plus rien faire. , Heureusement, il ne savait pas, et ne pouvait pas savoir, que la couche de glace ne faisait qu'un mètre d'épaisseur et était donc bien trop mince pour supporter le poids d'un Boeing 720-B. 63 Le tableau de bord était comme devenu fou et tous les voyants étaient au rouge. Le blanc jaillit des ténèbres. Rubin eut l'impression d'avoir crevé un rideau noir et de tomber dans un vide laiteux. D titra sur le manche et la vitesse de l'avion diminua encore au moment où le nez de l'appareil se levait une dernière fois comme s'il se livrait à une ultime tentative pour s'ancrer au ciel. Ybarra était cloué dans son siège. Terrifié, il ne pensa pas à inverser la poussée des réacteurs, ni à couper l'alimentation électrique. Et ce fut l'impact. Par réflexe, les deux hommes se protégèrent le visage et fermèrent les yeux. Les pneus touchèrent le sol, dérapèrent, et creusèrent deux sillons parallèles dans la glace. Les deux réacteurs de droite accrochèrent la banquise et l'aile se tordit avant de s'arracher. Puis toutes les lumières s'éteignirent. Le Boeing continua à glisser sur la couche de glace du fjord en laissant dans son sillage des fragments de métal qui tourbillonnaient comme des particules derrière une comète. Il alla s'écraser contre une arête qui s'était formée lorsque les blocs de glace s'étaient heurtés. Le nez de l'appareil se plia littéralement et l'avant s'affaissa. L'avion, désarticulé, agonisant, s'immobilisa enfin. Il ne se trouvait qu'à une trentaine de mètres de gros rochers pris dans les glaces. Pendant quelques secondes, il régna un silence de mort. Puis la glace émit une série de sinistres craquements, les plaques de métal gémirent, et l'épave du Boeing, lentement, commença à s'enfoncer. Les archéologues, eux aussi, entendirent le Boeing survoler le fjord. Us se précipitèrent hors de leur baraque juste à temps pour apercevoir à la lueur glacée des étoiles la silhouette de l'avion prise dans le halo des feux d'atterris- 64 sage. Ils distinguèrent les hublots éclairés, le train sorti. Presque aussitôt leur parvint le bruit du métal froissé et, une fraction de seconde plus tard, l'onde de choc se répercutait sur la surface gelée. Les lumières s'éteignirent, mais les protestations des tôles tordues se poursuivirent quelques courts instants. Puis un silence de mort s'abattit au milieu des ténèbres, qui semblait avoir comme absorbé les sinistres gémissements du vent. Les archéologues demeurèrent figés sur place. Immobiles, insensibles au froid, ils essayaient de percer du regard la nuit noire. - Mon Dieu, murmura enfin Gronquist avec effroi. Il s'est écrasé au milieu du fjord. Lily avait la gorge nouée. - C'est horrible ! parvint-elle à dire. Vous croyez qu'il y a des survivants ? - S'il s'est enfoncé dans l'eau, certainement pas. - Ce doit être le cas, sinon il aurait pris feu, dit Graham. - Quelqu'un a eu le temps de voir de quel avion il s'agissait ? demanda Hoskins. - Non, répondit Graham en secouant la tête. Ça s'est passé trop vite. En tout cas, c'était un gros appareil. Un multiréacteur, je crois. Peut-être un avion de reconnaissance. - A quelle distance ça s'est produit d'après toi ? demanda Gronquist. - Un kilomètre, un kilomètre et demi. Lily était pâle, tendue. - Il faut faire quelque chose, dit-elle. Gronqttist jeta un regard autour de lui et frotta ses joues rougies par le froid. - Rentrons avant de geler et tâchons de nous organiser. Lily se retourna. - Réunissez les couvertures, les vêtements chauds, lança-t-elle. Je m'occupe des trousses de secours. - Mike, informe par radio la station météo de Daneborg, ordonna Gronquist. Ils pourront contacter les unités de l'Air Force basées à Thulé. 65 Graham acquiesça d'un geste et pénétra le premier dans la baraque. - D faudrait aussi emporter des outils pour dégager les éventuels survivants de l'épave, fit Hoskins. Gronquist hocha la tête, passa sa parka et ses gants. - Bonne idée. Voyez ce dont nous avons encore besoin et pendant ce temps-là je vais atteler le traîneau à l'une des autoneiges. On empilera tout dessus. Cinq minutes plus tôt, ils dormaient encore, et maintenant ils se hâtaient de s'équiper contre le froid et de préparer tout ce qui était nécessaire. Oubliée l'énigma-tique pièce byzantine, oubliée la chaleur du sommeil ; seuls comptaient l'avion accidenté et ses passagers. Gronquist sortit, et la tête baissée pour se protéger de la bise coupante, il se précipita vers un petit hangar couvert de neige qui abritait les deux autoneiges de l'équipe. Les moteurs des deux véhicules étaient froids et ne démarrèrent qu'après plusieurs tentatives. Gronquist les laissa chauffer et fixa un grand traîneau à l'arrière de l'un des engins, puis il le gara devant le hangar. Entre-temps, les autres avaient entassé équipement et matériel dans l'entrée de la baraque. A l'exception de Gronquist, ils étaient tous engoncés dans des combinaisons de duvet, fl leur fallut moins de deux minutes pour charger le traîneau. Graham tendit à chacun une lourde torche, et ils furent enfin prêts à partir. - S'ils se sont enfoncés dans l'eau, cria Hoskins pour couvrir le mugissement du vent, il n'y a plus rien à faire. - Ha raison, répondit Graham. Dans ce cas, ils sont déjà morts par hypothermie. Le regard de Lily se durcit sous sa cagoule de ski. - On n'a jamais sauvé personne en étant pessimiste. Dépêchez-vous donc un peu, bande d'empotés ! Gronquist la saisit par les poignets et la souleva pour la déposer à l'arrière de l'une des autoneiges. - Faites ce que la dame vous dit, les gars. Il y a des gens en train de mourir là-bas. fl sauta sur le siège de devant et accéléra pendant que Hoskins et Graham fonçaient vers le véhicule resté dans le hangar, moteur au ralenti. La chenille arrière mordit 66 dans la neige. Gronquist fit demi-tour et se lança en direction du rivage. Le traîneau lourdement chargé rebondissait derrière le véhicule. Ils roulèrent parmi les galets de la plage recouverts de glace et s'engagèrent sur le fjord gelé. C'était une équipée dangereuse. Le faisceau de l'unique phare monté à l'avant dansait au-dessus des blocs de glace en un ballet irréel d'éclairs blancs qui zébraient les ténèbres, de sorte que Grorquist était pratiquement dans l'impossibilité de distinguer les accidents de terrain et que l'auto-neige était secouée comme une coquille de noix sur une mer démontée. Le traîneau zigzaguait et oscillait dans son sillage. Lily avait jeté ses bras autour de la taille de Gronquist et enfoui son visage contre son épaule. Elle lui criait de ralentir, mais il ne l'écoutait pas. Elle se retourna et vit la lumière de l'autre véhicule qui se rapprochait. La seconde autoneige, qui n'était pas freinée par un traîneau, les rattrapa bientôt, puis les dépassa en soulevant un léger tourbillon de neige avant de disparaître dans la nuit. Hoskins était au volant, Graham à l'arrière. Lily sentit Gronquist se raidir alors qu'un objet métallique surgissait des ténèbres, pris dans le pinceau lumineux du phare. L'archéologue braqua à fond sur la gauche. Les carres des patins de devant mordirent dans la glace et l'autoneige dérapa, passant à moins d'un mètre d'un morceau d'aile arraché. Gronquist essaya désespérément de redresser, mais le traîneau, à cause du brusque changement de direction, fouailla comme la queue d'un serpent à sonnette devenu fou, et vint heurter le véhicule. Le noud se défit, les patins s'enfoncèrent dans la mince couche de neige, et le traîneau bascula. Son chargement vola en l'air comme les débris d'une explosion. Gronquist cria quelque chose, mais les mots s'étouffèrent dans sa gorge au moment où un patin vint le heurter à l'épaule et l'éjecter de l'autoneige. fl fit un véritable vol plané, et sa tête heurta la glace. Lily eut l'impression qu'on lui arrachait les bras et qu'elle allait être éjectée à son tour. Le traîneau la manqua d'un cheveu et alla s'écraser à quelques mètres de 67 là. L'autoneige, sans conducteur, s'arrêta en oscillant dangereusement. Elle parut rester un moment en équilibre, puis elle bascula lentement et retomba sur la jeune femme, lui emprisonnant les jambes sous sa masse. Hoskins et Graham ignoraient tout de l'accident. Environ deux cents mètres plus loin, Graham se retourna, plus par curiosité que par intuition, pour vérifier où se trouvait l'autre véhicule. Il eut la surprise de voir le faisceau de son phare loin derrière, apparemment immobile, et pointé vers le bas. n tapa sur l'épaule de Hoskins et lui cria à l'oreille : - Je crois qu'il est arrivé quelque chose aux deux autres ! L'intention de Hoskins était de chercher à localiser la trace laissée par l'avion quand il avait touché le sol avant de s'écraser, fl scrutait la pénombre du regard quand Graham l'avait distrait de sa tâche. Le bruit du moteur couvrit les paroles de son coéquipier. Il tourna la tête et hurla à son tour : - Je ne t'entends pas ! - Fais demi-tour ! Il est arrivé quelque chose ! Hoskins fit signe qu'il avait compris et reporta son attention sur le terrain devant lui. Mais c'était trop tard, fls étaient déjà pratiquement sur l'un des sillons creusés par le train d'atterrissage. L'autoneige décolla littéralement sur la brèche de deux mètres de large ouverte dans la glace. Sous le poids des deux passagers, le véhicule piqua du nez et alla heurter la paroi opposée avec un bruit sec pareil à celui d'un pistolet. Heureusement pour eux, Hoskins et Graham furent projetés pardessus le bord de la brèche et retombèrent sur la glace où ils glissèrent en tournoyant comme des poupées sur un parquet ciré. Trente secondes plus tard, Graham, à moitié sonné, se redressait à quatre pattes. Il secoua la tête sans bien comprendre ce qui lui était arrivé. Puis il entendit un étrange sifflement et se tourna dans cette direction. Hoskins était assis et se tenait le ventre en se tordant de douleur. Il respirait par à-coups, les dents serrées, et se balançait d'avant en arrière. Graham ôta sa moufle et se tâta le nez. Il ne semblait 68 pas cassé, mais du sang coulait de ses narines. Il fit jouer ses bras et ses jambes. Il n'avait pas de fractures, ce qui, finalement, n'était pas trop surprenant compte tenu de l'épaisseur de ses vêtements. Il rampa vers Hoskins qui, à présent, gémissait de souffrance. - Qu'est-ce qui s'est passé ? demanda Graham. - On a heurté une déchirure creusée dans la glace par l'avion, réussit à répondre Hoskins en haletant. Mon Dieu, je crois que j'ai été émasculé. - Laisse-moi regarder. Graham écarta les mains de son compagnon et baissa la fermeture Eclair de sa combinaison. Il tira la torche de sa poche et l'alluma, fl ne parvint pas à réprimer un sourire et reprit : - Ta femme aura besoin d'inventer un autre prétexte pour te laisser tomber. Tu ne saignes pas et je pense que ta vie sexuelle pourra continuer comme avant. - Où... où sont... Lily et Gronquist ? demanda Hoskins entre deux gémissements. - A environ deux cents mètres derrière, fl va falloir contourner la brèche pour aller voir ce qui leur est arrivé. Hoskins se remit péniblement sur pied et se dirigea en boitillant vers le bord du sillon. L'autoneige reposait par six mètres de fond et, par miracle, son phare fonctionnait encore et éclairait les bulles qui montaient à la surface du fjord. Graham vint le rejoindre, et les deux hommes se regardèrent. - En tant que sauveteurs, on n'est vraiment pas doués, dit Hoskins. On ferait mieux de s'en tenir à l'archéologie. - Chut ! s'écria soudain Graham. D tendft l'oreille, tourna la tête dans toutes les directions, puis il désigna avec excitation des lumières qui clignotaient au loin. - Que je sois pendu si ce n'est pas un hélicoptère qui se dirige vers le fjord ! Lily avait l'impression de flotter entre le rêve et la réalité. Elle ne parvenait pas à comprendre pourquoi il lui était de plus en plus difficile de réfléchir. Elle souleva la 69 tête pour voir où était Gronquist. Il était étendu à quelques mètres d'elle. Elle l'appela, cria, mais il ne réagit pas plus que s'il était mort. Elle ne sentait plus ses jambes, et ce n'est que lorsqu'elle se mit à trembler qu'elle réalisa qu'elle était en état de choc. Elle était sûre que Graham et Hoskins allaient être là d'un instant à l'autre, mais les minutes s'écoulaient et ils n'arrivaient toujours pas. Elle était épuisée et sur le point de se laisser sombrer dans un sommeil bienfaisant quand elle entendit au-dessus d'elle un étrange bruit sourd qui se rapprochait. Puis une lumière éblouissante déchira les ténèbres. Une soudaine tempête souleva la neige autour d'elle. Le bruit décrut et une vague silhouette, baignée de clarté, s'avança vers elle. La silhouette était celle d'un homme vêtu d'une épaisse parka en fourrure, qui apprécia la situation d'un seul coup d'oil, et entreprit aussitôt de redresser l'autoneige pour dégager les jambes de la jeune femme. H se pencha alors au-dessus d'elle et la lumière vint éclairer ses traits. Lily vit des yeux verts magnétiques posés sur elle, à quelques centimètres de son visage. H semblait émaner d'eux un improbable mélange de dureté, de douceur et d'inquiétude. Ils s'étrécirent un instant lorsque l'homme constata qu'il s'agissait d'une femme. Lily se demanda avec un sentiment de vertige d'où venait cet inconnu. Elle ne trouva rien d'autre à dire que : - Oh ! je suis contente de vous voir. - Je m'appelle Dirk Pitt, répondit une voix chaleureuse. Si vous n'êtes pas prise, vous pourriez peut-être dîner avec moi demain soir ? Lily leva les yeux sur Pitt, pas très sûre d'avoir bien entendu. - Je ne serai peut-être pas en état, murmura-t-elle. 70 II rejeta en arrière le capuchon de sa parka et passa les mains le long de ses jambes, puis lui palpa doucement les chevilles. - Pas de fractures apparentes, ni de foulures, dit-il d'un ton amical. Vous avez mal ? - J'ai trop froid pour avoir mal. Pitt ramassa une paire de couvertures en provenance du traîneau renversé et en enveloppa la jeune femme. - Vous n'étiez pas dans l'avion, dit-il. Comment êtes-vous arrivée ici ? - Je fais partie d'une équipe d'archéologues qui effectue des fouilles dans un ancien village esquimau. Nous avons entendu l'avion survoler le fjord et nous sommes sortis pour le voir atterrir sur la glace. Nous nous dirigions vers l'endroit de l'accident avec des couvertures et des trousses de secours quand... Lily désigna d'un geste vague le traîneau renversé. - Nous ? La scène était éclairée par les phares de l'hélicoptère, et Pitt comprit ce qui s'était passé. C'est seulement à ce moment-là qu'il aperçut une forme humaine allongée à une dizaine de mètres de l'endroit où il se trouvait. - Ne bougez pas, je reviens. H alla s'agenouiller à côté de Gronquist. L'archéologue respirait régulièrement, et Pitt pratiqua un examen superficiel. Lily attendit quelques instants avant de demander avec une inquiétude non dissimulée : - Il est mort ? - Pas vraiment. Une vilaine contusion sur le front. Une commotion, plutôt. Peut-être une fracture, mais j'en doute. Il a l'air d'avoir la tête solide. Grahafh déboucha alors de l'obscurité à pas lourds, suivi de Hoskins qui boitillait. Tous deux ressemblaient à des hommes des neiges avec leurs combinaisons arctiques saupoudrées de blanc et leurs cagoules couvertes du givre produit par leur respiration. Graham souleva sa cagoule, dévoilant son visage maculé de sang, regarda Pitt avec des yeux ronds, puis eut un faible sourire. - Bienvenue, étranger. Vous êtes arrivé à temps, lança-t-il. 71 Personne dans l'hélicoptère n'avait repéré les deux autres membres de l'équipe archéologique, et Pitt commençait à se demander combien d'autres éclopés se baladaient ainsi autour du fjord. - Il y a un blessé et une femme ici, fit-il sans autres formalités. Ils appartiennent à votre groupe ? Le sourire de Graham s'évanouit. - Qu'est-ce qui s'est passé ? - Ils se sont renversés. - Nous aussi. - Vous avez vu l'avion ? - Nous l'avons vu se préparer à se poser, oui, mais nous n'avons pas atteint le lieu de l'accident. Hoskins alla se pencher au-dessus de Lily, puis il regarda autour de lui jusqu'à ce qu'il aperçoive Gronquist. - C'est grave ? demanda-t-il. - On le saura après avoir examiné les radios. - Il faut faire quelque chose ! - Il y a une équipe médicale à bord de l'hélicoptère... - Alors, qu'est-ce que vous attendez ? le coupa Hoskins. Appelez-les ! n voulut passer devant Pitt, mais une main de fer lui emprisonna le bras. Il se retourna sans comprendre, et vit, posés sur lui, deux yeux froids qui ne cillaient pas. - Vos amis devront patienter, déclara Pitt d'un ton ferme. Les éventuels survivants de l'avion ont la priorité. Où se trouve votre camp ? - A un kilomètre au sud, répondit Hoskins. - L'autoneige est encore utilisable. Vous et votre ami, remettez le traîneau derrière et ramenez les blessés. Allez doucement au cas où ils auraient des lésions internes. Vous avez une radio ? - Oui. - Réglez-la sur la fréquence 32 et restez à l'écoute. Si c'était un avion de ligne bourré de passagers, on aura un véritable carnage sur les bras. - On restera à l'écoute, lui assura Graham. Pitt se pencha au-dessus de Lily et posa sa main sur la sienne. - N'oubliez pas notre rendez-vous, fit-il. 72 Puis il rabattit le capuchon de sa parka sur son visage et se dirigea à grands pas vers l'hélicoptère. Rubin sentit un poids qui l'écrasait et une force irrésistible qui l'attirait vers l'arrière. Sa ceinture et son harnais lui mordaient cruellement la taille et les épaules. Il ouvrit les yeux, et n'eut devant lui que des images floues, n essaya de bouger ses mains et ses bras, mais en vain. Sa vision s'ajusta, et il comprit pourquoi il était ainsi immobilisé. Une avalanche de neige et de glace s'était déversée par le pare-brise éclaté et l'emprisonnait jusqu'à la poitrine. Il fit des tentatives désespérées pour se dégager, mais après quelques minutes, il renonça. Il était comme dans une camisole de force. Il ne pourrait jamais se libérer seul. La douleur, une fois le choc passé, pénétra jusqu'à son cerveau. Il avait les deux jambes cassées, et il avait l'impression étrange que ses pieds baignaient dans l'eau. Il se dit que c'était sans doute son propre sang. Mais il se trompait. L'avion s'était enfoncé dans près de trois mètres d'eau glacée et la cabine était inondée jusqu'au niveau des sièges. Puis il se souvint d'Ybarra. Il tourna la tête vers la droite et essaya de percer les ténèbres. Il ne parvint à distinguer du Mexicain qu'un bras raidi qui dépassait de l'amas de neige et de tôles. Rubin ferma les yeux, comprenant que le petit homme qui s'était tenu à ses côtés durant cette terrible épreuve était mort, réduit en bouillie. Il comprit également qu'il ne lui restait que peu de temps à vivre avant de pérircie froid. Il se mit à pleurer. - On devrait le voir ! cria Giordino pour couvrir le bruit du moteur et du rotor. Pitt hocha la tête et examina au-dessous de lui la tranchée creusée dans la glace, dont les bords étaient jonchés de morceaux de métal déchiquetés. Il le voyait à présent. Une masse sombre qui se dessinait dans l'obscurité. 73 L'avion brisé constituait une sinistre apparition. L'une de ses ailes avait été entièrement arrachée sous le choc, et l'autre était tordue, presque repliée contre la carlingue. La queue de l'appareil était dressée en un angle impossible. L'épave avait l'air d'un cafard écrasé sur une moquette blanche. - Le fuselage s'est enfoncé dans l'eau et les deux tiers sont immergés, constata Pitt. - Il n'a pas pris feu, dit Giordino. C'est encore une chance, (fl se protégea les yeux contre l'éclat éblouissant des phares de l'hélicoptère sur la glace.) Il me semble que c'est un Boeing 720-B. Des signes de vie ? - Aucun, répondit Pitt. Ce n'est pas très encourageant. - Des marques d'identification ? - Trois bandes le long de la carlingue, bleu clair, or et violet. - Ce ne sont pas les couleurs d'une compagnie aérienne que je connais. - Descends et décris un cercle autour, dit Pitt. Pendant que tu cherches un endroit où te poser, je vais essayer de lire les inscriptions. Giordino vira et s'approcha de l'épave. Les phares d'atterrissage, montés à l'avant et à l'arrière de l'appareil, éclairèrent l'avion à demi immergé. Le nom de la compagnie était inscrit en cursives au lieu des habituelles capitales, plus faciles à déchiffrer. - Nebula, lut Pitt à haute voix. Nebula Air. - Jamais entendu parler, dit Giordino, les yeux fixés sur le tapis de glace. - Une compagnie de luxe pour VIP. Ne fonctionne que par affrètement. - Mais qu'est-ce qu'il foutait si loin des routes commerciales ? - On le saura bientôt, si toutefois il y a encore quelqu'un à bord pour nous le dire. Pitt se tourna vers les huit hommes confortablement installés à l'intérieur de l'hélice. Us portaient tous l'équipement arctique bleu de la Navy. Il y avait le chirurgien du bateau, trois médecins et quatre spécialistes en catastrophes maritimes. Ils bavardaient comme s'ils se trouvaient dans un autobus et entre eux, maintenus au 74 plancher par des sangles, il y avait des trousses médicales et des paquets de couvertures. Près de la cloison se dressait un casier de civières à côté de combinaisons d'amiante et d'une caisse d'équipement de lutte contre l'incendie. Une unité de chauffage à moteur auxiliaire était attachée en face de la porte, ses câbles reliés à un treuil, et près d'elle se trouvait une autoneige compacte. L'homme aux cheveux gris et à la barbe et à la moustache assorties qui était assis à l'arrière du cockpit se tourna vers Pitt avec un large sourire. - Il est temps de gagner notre salaire, non ? lança-t-il avec entrain. Rien, semblait-il, ne pouvait entamer la bonne humeur du docteur Jack Gale. - On va se poser tout de suite, répondit Pitt. Rien ne bouge autour de l'avion. Pas de traces d'incendie. Le cockpit est immergé et le fuselage paraît tordu mais intact. Seulement, la cabine principale est remplie de près d'un mètre d'eau, et on n'a pas emporté nos palmes. - Je ne voudrais pas être à la place des blessés qui n'ont pas réussi à se mettre au sec. Dans l'eau gelée, ils n'ont pas pu survivre plus de huit minutes. - Si personne n'est en mesure d'ouvrir les issues de secours, il faudra peut-être qu'on découpe la tôle. - Les étincelles provoquées par le matériel nécessaire ont la fâcheuse habitude d'enflammer le carburant qui a fui des réservoirs, expliqua le lieutenant Cork Simon, le chef de l'équipe de spécialistes du Polar Explorer, fl vaudrait mieux essayer d'entrer par la porte principale de la carlingue. Le docteur Gale aura besoin du maximum d'espace pour passer avec les civières. - Je suis d'accord avec vous, dit Pitt. Mais il va sans doute falloir du temps pour forcer une porte pressurisée qui s'est certainement coincée sous le choc. Et il y a peut-être des gens en train de mourir de froid à l'intérieur. Notre première tâche sera de pratiquer une ouverture pour glisser le tuyau du chauffage et... fl s'interrompit comme Giordino virait sèchement et descendait vers une zone plane située à un jet de pierre de l'épave. Tous se préparèrent en silence. Les pales du 75 rotor soulevèrent un nuage de neige et de particules de glace qui leur boucha la vue. A peine l'appareil avait-il touché le sol que Pitt ouvrait la porte de l'hélicoptère, sautait à terre et se précipitait vers l'épave de l'avion. Le docteur Gale organisa le déchargement du matériel médical pendant que Cork Simon et son équipe s'occupaient de l'unité de chauffage et de l'autoneige. Pitt fit le tour de la carlingue en évitant les brèches creusées dans la glace. L'odeur du kérosène empestait l'atmosphère. Il escalada un monticule de glace qui recouvrait les hublots du cockpit et essaya de dégager un passage, mais il renonça rapidement : il lui aurait fallu au moins une heure pour y parvenir. Il se laissa glisser jusqu'au sol et courut en dérapant vers l'aile à demi arrachée et repliée contre le fuselage. L'extrémité reposait sur la glace et, l'utilisant comme passerelle pour franchir l'étendue d'eau, Pitt s'avança à quatre pattes et tenta de regarder par les hublots. Les lumières de l'hélicoptère se reflétaient sur le plexiglas, et il mit ses mains autour de son visage pour faire écran. Il ne distingua d'abord aucun mouvement. Il faisait noir et il régnait une immobilité de mort. Et soudain un visage grotesque se matérialisa de l'autre côté du hublot, à quelques centimètres des yeux de Pitt. Il sursauta. Il ne s'était pas attendu à la brusque apparition d'un visage de femme avec une coupure au-dessus d'un oil fermé qui saignait abondamment, les traits déformés par la courbure et les rayures du plastique. Il se ressaisit et étudia un instant ce visage. Les pommettes hautes, les longs cheveux bruns et les yeux marron piqués de vert suggéraient qu'il s'agissait d'une très belle femme. Il se pencha et cria : - Vous pouvez débloquer une issue de secours ? Le sourcil blessé se leva, mais le regard resta sans expression. - Vous m'entendez ? A cet instant, les hommes de Simon firent démarrer le générateur auxiliaire ; une batterie de projecteurs s'al- 76 luma et éclaira l'avion comme en plein jour. Us s'empressèrent de brancher l'unité de chauffage et Simon tira le tuyau. - Par ici, sur l'aile, lui cria Pitt. Et apportez quelque chose pour découper un hublot. Les spécialistes avaient été formés pour faire face aux catastrophes maritimes, et ils se mirent au travail, compétents et sûrs, comme s'il leur arrivait tous les jours de sauver les passagers prisonniers d'un avion accidenté. Lorsque Pitt se retourna, le visage féminin avait disparu. Simon et l'un de ses hommes grimpaient sur l'aile tordue, traînant derrière eux le large tuyau de chauffage. Pitt sentit une bouffée d'air chaud le frapper. L'unité était déjà opérationnelle. - Il va nous falloir une hache, dit Pitt. Simon affecta un air offensé et répliqua : - La Marine US a depuis longtemps dépassé ces méthodes préhistoriques. (Il tira de sa poche un petit outil fonctionnant sur piles, appuya sur le bouton, et une minuscule roue abrasive se mit à tourner.) Ça pénètre dans l'aluminium et le plexiglas comme dans du beurre. En moins de deux minutes, la couche extérieure du hublot céda. Pour la couche intérieure, plus mince, cela ne prit que trente secondes. Pitt passa le bras par la brèche pratiquée et braqua sa lampe. Aucune trace de l'inconnue. L'eau glacée du fjord miroitait dans le faisceau lumineux et clapotait à hauteur des sièges vides. Simon et Pitt insérèrent l'extrémité du tuyau par le hublot, puis se précipitèrent vers l'avant de l'appareil. Les hommes de la Navy avaient réussi à faire jouer le mécanisme d'ouverture de la porte principale de la cabine immergée, mais, comme prévu, elle était coincée. Ils forèrent en hâte des trous et y vissèrent des crochets auxquels ils attachèrent des câbles reliés à l'autoneige. Le chauffeur embraya et le véhicule avança doucement, jusqu'à ce que les filins soient tendus. Puis il accéléra. Les chenilles mordirent dans la glace et, l'espace de quelques secondes, rien ne parut se produire. On 77 n'entendait que les halètements du moteur et le crissement des chenilles qui, centimètre par centimètre, entamaient la couche gelée. Puis un autre bruit éclata dans le froid - le gémissement surnaturel du métal qui protestait - et le bas de la porte de la cabine apparut. On s'empressa de décrocher les câbles et les hommes se regroupèrent pour finir de dégager la porte en poussant de toutes leurs forces. L'intérieur de l'avion était plongé dans l'obscurité. Pitt se pencha au-dessus de l'étroite bande d'eau et regarda. Sa silhouette projeta une ombre dans l'allée recouverte d'eau et il ne distingua d'abord que les parois luisantes de l'office. Tout était étrangement calme et on ne voyait aucun cadavre. Pitt hésita et jeta un coup d'oil derrière lui. Gale et son équipe médicale étaient prêts à intervenir. Les hommes de Simon déroulaient un câble pour éclairer l'intérieur de l'appareil. - J'y vais, dit-il enfin. Il sauta par l'ouverture et se retrouva dans de l'eau qui lui arrivait jusqu'aux genoux. Il eut l'impression que des millions d'aiguilles lui piquaient soudain les jambes. Il fit en pataugeant le tour de la cloison et s'engagea dans l'allée qui séparait les rangées de sièges. Il régnait un silence irréel, brisé seulement par le clapotement de ses pas. Puis il se figea, paralysé d'horreur. n avait devant lui une mer de visages livides. Pas un mouvement, pas un son. Ils étaient tous là, attachés dans leurs fauteuils, et levaient sur lui les yeux fixes et aveugles des morts. 78 10 Un frisson qui n'était pas uniquement provoqué par le froid parcourut Pitt. La lumière de l'extérieur filtrait par les hublots et projetait des ombres fantomatiques sur les parois de la carlingue. Il se pencha au-dessus d'un homme aux cheveux blonds partagés par une raie au milieu qui était assis dans un siège côté allée. Son visage ne montrait nulle trace de souffrance, ses yeux étaient mi-clos, comme s'ils s'apprêtaient à se fermer de sommeil, ses lèvres étaient à peine entrouvertes et sa mâchoire inférieure ne pendait que très légèrement. Pitt braqua sa lampe, et lui prit le pouls, fl ne sentit rien - le cour s'était arrêté. - Alors ? demanda le docteur Gale qui était passé devant lui pour examiner un autre passager. - fl est mort, répondit Pitt. - Celui-là aussi. - Mais de quoi sont-ils morts ? - Je ne peux pas encore le dire avec certitude. Pas de blessures apparentes. Le décès remonte à peu de temps. Pas de signes de souffrance ou de lutte. A voir la couleur de la peau, je ne pense pas qu'ils aient péri asphyxiés. On en saura davantage après un examen plus approfondi. Il se tut pendant que Simon finissait d'installer des projecteurs au-dessus de la porte, à l'abri de l'eau. L'officier fit un signe à ses hommes restés dehors, et une violente lumière inonda la cabine. Pitt jeta un regard autour de lui. Le seul dommage apparenfétait une légère déformation du plafond. Tous les sièges étaient en position verticale et les ceintures attachées. - Difficile d'admettre qu'ils soient demeurés ainsi à moitié immergés dans l'eau glacée et qu'ils soient morts d'hypothermie sans réagir. Il examina une femme d'un certain âge. Son visage ne portait aucune trace de souffrance. Elle paraissait s'être simplement endormie et tenait un chapelet entre ses doigts. 79 - Il est clair qu'ils étaient déjà tous morts quand l'avion a touché la glace, dit Gale. - Vous avez sans doute raison, fit Pitt en continuant à scruter la cabine comme s'il cherchait quelqu'un. - Décès probablement dus à des émanations toxiques. - Vous sentez quelque chose ? - Non. - Moi non plus. - Votre hypothèse, alors ? - Le poison. Gale dévisagea Pitt un long moment. - Une véritable tuerie, c'est ça ? dit-il enfin. - H semblerait bien. - Dommage qu'on n'ait pas de témoins. - On en a un. Le médecin sursauta et son regard balaya la cabine. - Vous avez repéré un survivant ? Où ? - Avant qu'on pénètre dans l'avion, une femme m'a dévisagé par un hublot, expliqua Pitt. Je ne la vois plus. Gale n'eut pas le temps de répondre. Simon s'était avancé dans l'allée en pataugeant et s'était arrêté net, les yeux agrandis d'horreur. - C'est terrible ! s'écria-t-il. On dirait des figures de cire dans un musée. Dis sont morts ? Tous ? - Il y a au moins un survivant, dit Pitt. Soit dans le cockpit, soit caché dans les toilettes à l'arrière. - Dans ce cas, il aura sans doute besoin de mes services, déclara Gale. Pitt acquiesça : - Oui. En attendant, je pense que vous pourriez continuer à examiner tous ces gens au cas où il y aurait encore une étincelle de vie chez l'un d'eux. Simon peut aller voir dans le cockpit, moi, je me charge de l'arrière. - Et tous ces cadavres ? demanda Simon. On ne devrait pas prévenir le commandant Knight et commencer à les évacuer ? - Laissez-les où ils sont, répondit calmement Pitt. Et ne vous servez pas de la radio. Nous ferons notre rapport au commandant Knight en personne. Que vos hommes restent dehors. Interdisez l'accès de l'avion. Et c'est également valable pour vos hommes, doc. Ne tou- 80 chez à rien à moins que ce ne soit indispensable. Il est arrivé quelque chose qui nous dépasse. La nouvelle de l'accident s'est déjà répandue. D'ici quelques heures, cet endroit va grouiller d'enquêteurs de l'aviation civile et-de représentants des médias. Il est préférable de taire ce que nous savons jusqu'à la venue des autorités compétentes. Simon réfléchit quelques instants, puis déclara : - Très bien, je comprends. Dans l'eau qui lui arrivait à mi-cuisses, il fallut à Pitt près de deux minutes pour atteindre les toilettes à l'arrière de l'appareil. Il ne sentait plus ses pieds et il n'avait pas besoin du docteur Gale pour savoir que s'il ne les réchauffait pas dans le quart d'heure qui suivait, il risquait de graves gelures. L'avion, heureusement, n'était pas plein, mais Pitt n'en dénombra pas moins cinquante-trois cadavres. Il s'arrêta pour examiner une hôtesse installée sur un siège. Elle avait la tête penchée en avant et ses cheveux blonds lui dissimulaient le visage. Il lui prit le pouls. Rien. Il arriva devant les toilettes. Trois d'entre elles affichaient « LIBRE. » II jeta un coup d'oil à l'intérieur. Elles étaient vides. La quatrième indiquait « OCCUPÉ » et était verrouillée. Il y avait donc quelqu'un qui avait mis le loquet. fi frappa. - Vous m'entendez ? Les secours sont là. Essayez d'ouvrir. H plaqua son oreille contre le panneau et crut discerner des sanglots étouffés suivis de murmures, comme si deux personnes parlaient à voix basse. - Reculez-vous ! cria-t-il alors. Je vais enfoncer la porte. Il donna un coup de pied à hauteur du verrou, pas trop fort afin de ne pas risquer de rabattre la porte contre les occupants. Le battant s'entrouvrit de quelques centimètres, et Pitt n'eut plus qu'à pousser avec l'épaule. Le loquet céda. Deux femmes étaient blotties à l'intérieur. Elles étaient debout sur le siège des toilettes, entourées d'eau, et elles tremblaient, accrochées l'une à l'autre. En fait, 81 celle qui s'accrochait, c'était une hôtesse en uniforme qui avait l'air d'une biche aux abois. Elle se tenait sur sa jambe droite, la gauche étant inutilisable. Un genou démis, diagnostiqua Pitt. L'autre femme se redressa et regarda Pitt avec une expression de défi. L'homme de la NUMA l'identifia aussitôt : c'était l'inconnue qui était apparue au hublot. Tout un côté de son visage était toujours maculé de sang, mais elle avait les deux yeux ouverts, dans lesquels brillait une lueur de haine. Pitt était pour le moins surpris devant tant d'hostilité. - Qui êtes-vous et que voulez-vous ? demanda-t-elle d'une voix rauque où perçait un léger accent. Question stupide, pensa tout d'abord Pitt, mais qu'il mit, ainsi que son attitude, sur le compte de la panique. Il gratifia la jeune femme de son plus beau sourire de boy-scout. - Je m'appelle Dirk Pitt. Je fais partie d'une équipe de secours venue d'un bâtiment de la Marine américaine, le Polar Explorer. - Vous pouvez le prouver ? - Désolé, j'ai laissé mon permis de conduire à la maison. La situation frisait le ridicule, fl décida d'adopter une tactique différente, fl s'adossa au montant de la porte, croisa les bras, et reprit doucement : - Je vous en prie, gardez votre calme. Je ne vous veux aucun mal, je suis ici pour vous aider. L'hôtesse parut un instant se détendre. Son regard s'adoucit et les coins de ses lèvres s'étirèrent sur une ébauche de sourire. Puis la peur l'envahit de nouveau et elle se mit à sangloter. - fls sont tous morts, assassinés ! - Oui, je sais, murmura Pitt. (fl tendit la main.) Laissez-moi vous conduire au chaud. Le médecin du bateau va s'occuper de vos blessures. Le visage de Pitt était dans l'ombre, et l'autre femme, la plus forte des deux, ne pouvait pas voir son expression. - Vous êtes peut-être l'un des terroristes responsables de ce carnage, dit-elle d'une voix qui île tremblait pas. Pourquoi nous ferions-vous confiance ? 82 - Parce que, sinon, vous allez mourir de froid. Pitt était fatigué de jouer, fl fit un pas en avant et, avec précaution, souleva l'hôtesse dans ses bras pour la porter vers l'allée. Elle ne résista pas, mais il la sentit se raidir d'appréhension. - Détendez-vous, fit-il. Pensez que vous êtes Scarlett O'Hara et que je suis Rhett Butler qui vous tient dans ses bras. - Je n'ai pas l'impression d'être Scarlett O'Hara. Je dois être horrible. - Pas à mes yeux, répliqua Pitt en souriant. Vous dînez avec moi un de ces soirs ? - Mon mari peut venir ? - Seulement s'il règle l'addition. Elle se laissa enfin aller. Elle glissa ses bras autour du cou de Pitt et enfouit son visage contre son épaule, fl se retourna vers l'autre femme, fl était maintenant dans la lumière des projecteurs, et la chaleur de son sourire et de son regard apparut. - Tenez bon, dit-il. Je reviens tout de suite. Hala Kamil comprit alors qu'elle ne risquait plus rien. Les barrières cédèrent et donnèrent libre cours au flot de ses émotions. Elle fondit en larmes. Rubin savait qu'il n'en avait plus pour longtemps. Le froid et la douleur avaient disparu. Les voix, la lumière, tout cela n'avait pas de sens, fl se sentait étrangement détaché. La scène semblait se dérouler dans un autre lieu, appartenir à un lointain passé. Une brusque clarté envahit le cockpit et il se demanda si c'était la lumière que les gens qui étaient revenus du royaume des morts prétendaient avoir vue. Une voi< désincarnée, toute proche, dit alors : - Doucement, doucement. Rubin ne distingua qu'une vague silhouette penchée au-dessus de lui. - Vous êtes Dieu ? demanda-t-il. Simon demeura un instant interdit, puis il eut un sourire plein de compassion. - Non, juste un simple mortel qui passait dans le coin. - Je ne suis pas mort ? 83 - Désolé, mais compte tenu de votre âge, il vous faudra attendre encore au moins une cinquantaine d'années. - Je ne peux plus bouger. J'ai les jambes coincées. Je crois qu'elles sont cassées. Je vous en prie... dégagez-moi. - C'est pour ça que je suis là, répondit gaiement Simon. (Il réussit à enlever plusieurs blocs de glace qui comprimaient la poitrine du chef de cabine et à lui libérer les bras.) Voilà, maintenant vous pouvez vous gratter le nez en attendant que je revienne avec une pelle et des outils. fl retourna dans la carlingue. Pitt était en train de remettre l'hôtesse aux assistants du docteur Gale, qui l'allongèrent avec précaution sur une civière. - Hé ! doc, fit Simon, fl y en a un autre dans le cockpit. - J'arrive. - Vous ne serez pas de trop, reprit Simon à l'intention de Pitt. Celui-ci hocha la tête. - Donnez-moi juste une minute, le temps d'aller en récupérer une autre à l'arrière. Hala Kamil s'était mise à genoux sur le siège et avait réussi à se nettoyer le visage et à s'arranger un peu dans la glace. Lorsque Pitt revint, elle eut un faible sourire, espérant avoir l'air plus présentable. fl la contempla un moment puis, feignant la stupéfaction, il demanda : - Excusez-moi, beauté ravageuse, mais vous n'auriez pas vu une vieille souillon dans le coin ? Hala ne put retenir un sanglot, et d'une voix noyée de larmes, elle balbutia : - Vous êtes très gentil, monsieur Pitt. Merci. - Je fais de mon mieux. Dieu sait que je fais de mon mieux, répliqua-t-il avec humour. fl avait pris des couvertures, dont il enveloppa la jeune femme. D glissa un bras sous ses genoux, l'autre autour de sa taille, et la souleva sans l'ombre d'un effort, fl s'avança dans l'allée. Ses jambes engourdies le tra- 84 hirent un instant et il fit quelques pas en vacillant avant de reprendre son équilibre. - Ça ne va pas ? demanda la jeune femme. - Si. Un bon coup de Jack Daniel's et il n'y paraîtra plus. - Dès que je serai de retour chez moi, je vous en ferai parvenir une caisse entière. - C'est où, chez vous ? - Pour le moment, New York. - La prochaine fois que j'y viens, on dîne ensemble, d'accord ? - Ce sera un honneur pour moi, monsieur Pitt. - Non, pour moi, miss Kamil. Hala haussa les sourcils. - Vous m'avez reconnue ? - Je dois admettre que c'est seulement après vous avoir vue dans l'éclat de votre splendeur. - Pardonnez-moi de vous causer tous ces ennuis. Vous devez avoir les jambes et les pieds gelés. - C'est un prix bien mince à payer pour avoir tenu dans ses bras le secrétaire général des Nations unies. Extraordinaire, pensa Pitt. Vraiment extraordinaire. C'était un jour à marquer d'une pierre blanche. Avoir obtenu un rendez-vous avec les trois seules et uniques femmes, et chacune plus belle l'une que l'autre, dans un rayon de 3 000 kilomètres de désolation glacée, et cela en l'espace d'une demi-heure, c'était indiscutablement une forme de record, fl en était encore plus fier que de la découverte du sous-marin soviétique. Quinze minutes plus tard, après que l'hôtesse, Rubin et Hala eurent été confortablement installés à l'intérieur de l'hélicoptère, Pitt se tenait devant le cockpit du Boeing. D fit un signe à Giordino qui répondit en levant le pouce. Le rotor se mit à tourner et l'appareil décolla dans un tourbillon de neige, puis il vira de 180 degrés pour se diriger vers le Polar Explorer. Lorsqu'il ne fut plus qu'un point à l'horizon, Pitt rejoignit l'unité de chauffage. fl ôta ses bottes alourdies d'eau et ses chaussettes trempées, puis tendit ses pieds à l'air chaud, fl accueillit avec joie la souffrance aiguë qui marquait le rétablisse- 85 ment de la circulation. Il eut vaguement conscience de l'approche de Simon. Celui-ci s'arrêta devant lui et contempla les tôles tordues de la carlingue. Il avait maintenant l'impression de se trouver face à un charnier. - C'étaient donc des délégués des Nations unies ? murmura-t-il. - Il y avait plusieurs membres de l'Assemblée générale, répondit Pitt. Les autres étaient des directeurs et des employés appartenant à différents services de l'ONU. - Qui pouvait avoir intérêt à les assassiner ? Pitt essora ses chaussettes et les plaça sur le tuyau de chauffage. - Je n'en ai pas la moindre idée. - Des terroristes du Moyen-Orient ? insista Simon. - Ce serait bien la première fois qu'ils utiliseraient le poison. - En tout cas, c'est sûrement l'un des trois survivants qui a fait le coup. Pitt secoua la tête. - Si c'est bien du poison, il a sans doute été introduit dans les plateaux avant qu'ils soient chargés à bord de l'avion. - Le chef de cabine, ou une hôtesse, aurait pu le faire dans l'office. - Irop difficile d'empoisonner plus de cinquante repas en même temps sans se faire remarquer. - Et les boissons ? suggéra Simon. - Décidément, vous êtes têtu ! - On ne risque rien à faire des hypothèses, non ? Pitt tâta ses chaussettes. Elles étaient encore mouillées. - Bon. Oui, c'est possible. Je pense au thé et au café. Simon semblait ravi de voir l'une de ses théories acceptée. - Et maintenant, monsieur le fin limier, lequel parmi les trois survivants fait le meilleur suspect ? - Aucun. - Vous voulez dire que le coupable a absorbé le poison en toute connaissance de cause ? Qu'il s'est suicidé ? 86 - Non, je veux dire que c'était le quatrième survivant. - Je n'en ai compté que trois. - Après le crash, oui. Mais avant, ils étaient quatre. - Vous ne voulez pas parler du petit Mexicain dans le siège du copilote ? - Si. Simon parut sceptique. - Et quel brillant raisonnement vous a amené à cette conclusion ? - Elémentaire, mon cher Simon, répondit Pitt avec un petit sourire. Le tueur, dans la meilleure tradition du roman policier, est toujours le dernier qu'on soupçonne. 11 - Qui a distribué ce jeu pourri ? Julius Schiller, sous-secrétaire aux Affaires politiques, étudia ses cartes avec une petite moue. Un cigare éteint à la bouche, il posa sur les joueurs assis autour de la table un regard vif et intelligent. La partie de poker avait réuni cinq hommes. Comme aucun des autres ne fumait, Schiller se retenait, par souci diplomatique, d'allumer son cigare. Des bûches de cèdre crépitaient dans l'antique poêle et combattaient la fraîcheur de ce début d'automne. Le bois dégageait une odeur agréable qui se mêlait à celle du teck dont était lambrissé le salon du yacht de Schiller. Le magnifique* voilier de 35 mètres était ancré sur le Potomac près de South Island, juste en face d'Alexandria en Virginie. Le chef adjoint de la mission soviétique, Alexeï Korolenko, un homme calme et solidement bâti, arborait en permanence une expression joviale qui faisait sa réputation au sein de la société de Washington. - Dommage que la partie n'ait pas lieu à Moscou, dit-il en plaisantant. Je connais un endroit de Sibérie où on pourrait expédier le donneur. 87 - J'appuie cette motion, dit Schiller. (Il se tourna vers celui qui avait distribué les cartes.) La prochaine fois, Dale, battez-les un peu mieux. - Si votre jeu est si mauvais, pourquoi vous ne vous couchez pas ? grommela Dale Nichols, l'assistant spécial du Président. Le sénateur George Pitt, qui présidait la commission des affaires étrangères du Sénat, se leva pour ôter sa veste. Il la suspendit au dossier de sa chaise et se tourna vers Youri Vïousky. - Je ne vois pas de quoi ils se plaignent. Vous et moi n'avons pas encore raflé un seul pot. Le conseiller spécial aux Affaires américaines de l'ambassade soviétique acquiesça : - Je n'ai pas eu une seule fois un beau jeu depuis que nous avons commencé ces parties il y a cinq ans. Ces pokers du jeudi soir se tenaient en effet sur le yacht de Schiller depuis 1986, et allaient bien au-delà de simples parties de cartes entre connaissances, fl s'agissait d'une première brèche dans le mur qui séparait les deux super-grands. Seuls, à l'abri des médias, ils pouvaient échanger des points de vue de façon informelle sans se soucier de la bureaucratie et du protocole diplomatique. Des idées et des informations avaient ainsi circulé, qui avaient souvent eu une incidence directe sur les relations américano-soviétiques. - J'ouvre de 50 cents, annonça Schiller. - Un dollar, enchérit Korolenko. - Et ils se demandent pourquoi on ne leur fait jamais confiance, grogna Nichols. Le sénateur s'adressa alors à Korolenko : - Qu'est-ce que vous pensez des soulèvements en Egypte, Alexeï ? - Je ne donne pas plus de trente jours au président Hassan avant que son gouvernement soit renversé par Akhmad Yazid. - Vous n'envisagez pas un conflit prolongé ? - Non, pas si les militaires se rangent aux côtés de Yazid. - Vous suivez, sénateur ? demanda Nichols. - Oui. - Youri? 88 Viousky ajouta trois pièces de 50 cents. - Depuis qu'Hassan est arrivé au pouvoir après la démission de Moubarak, il a réussi à instaurer une certaine stabilité du régime, dit Schiller. Je crois qu'il surmontera cette crise. - Vous aviez dit la même chose pour le shah d'Iran, lui rappela Korolenko. - Je ne nie pas que nous nous étions trompés, dit Schiller en consultant son jeu. Deux cartes. Korolenko en demanda une et reprit : - C'est comme si vous jetiez vos dollars par les fenêtres. Le peuple égyptien est au bord de la famine. La situation dans les taudis du Caire et les villages est telle qu'elle ne peut qu'engendrer le fanatisme religieux. Vous avez aussi peu de chances de stopper Yazid que vous en aviez de stopper Khomeiny. - Et quelle est la position du Kremlin ? demanda le sénateur Pitt. - Attendre, répondit Korolenko, impassible. Attendre que l'orage se calme. Schiller regarda ses cartes. - Quelle que soit l'issue, il n'y aura pas de gagnants. - C'est vrai. Vous êtes peut-être le grand Satan aux yeux des intégristes musulmans, mais les communistes athées ne sont guère mieux considérés. Je n'ai pas besoin de vous dire que le plus grand perdant est Israël. Après la paix signée entre l'Iran et l'Irak, le chemin est ouvert vers un front arabe uni contre l'Etat juif, et cette fois les Israéliens pourraient très bien connaître la défaite. Le sénateur afficha un air de doute. - Les"ïsraéliens possèdent la meilleure machine de guerre de tout le Proche-Orient. Ils sont toujours sortis vainqueurs des conflits contre les Arabes, et ce sera encore le cas. - Pas s'ils ont affaire à une « marée humaine » composée de près de deux millions d'Arabes, répliqua Viousky. Les forces d'Assad attaqueront au sud et les Egyptiens de Yazid par le Sinaï comme en 67 et en 73. Seulement, cette fois, l'armée iranienne ne se gênera pas pour envahir l'Arabie Saoudite et la Jordanie et 89 franchira le Jourdain en ouvrant un front à l'ouest. Les Israéliens seront balayés. - Et après, l'Occident sera secoué par une grave crise économique, ajouta Korolenko. Les gouvernements arabes qui contrôlent 50 p. 100 des réserves de pétrole de la planète ne se priveront pas d'augmenter leurs prix de façon astronomique, comme ils l'ont déjà fait. - A vous, dit Nichols à Schiller. - Deux dollars. - Deux plus deux, annonça Korolenko. Viousky jeta ses cartes sur la table. - Sans moi, fit-il. Le sénateur étudia un instant son jeu. - Quatre dollars, et quatre de mieux. - Les requins se rapprochent, fit Nichols avec un sourire tendu. Je me couche. - Ne nous abusons pas, reprit le sénateur. Ce n'est un secret pour personne que les Israéliens possèdent un petit arsenal nucléaire et qu'ils n'hésiteront pas à s'en servir s'ils se trouvent dans une situation désespérée. Schiller poussa un profond soupir. - Je n'ose même pas penser aux conséquences. Il leva les yeux quand le capitaine de son yacht frappa à la porte et entra d'un pas hésitant. - Pardonnez-moi de vous déranger, monsieur Schiller, mais il y a un appel important pour vous. Schiller poussa ses cartes vers Nichols. - Inutile d'aller au massacre avec un jeu pareil. Veuillez m'excuser. L'une des règles de ces rencontres hebdomadaires était qu'aucun coup de téléphone ne devait être accepté à moins qu'il ne s'agisse d'une urgence absolue concernant tous ceux qui étaient installés autour de la table. La partie se poursuivit, mais les quatre hommes, leur curiosité éveillée, jouèrent machinalement. - A vous, Alexeï, dit le sénateur. - Plus quatre dollars. - Je vois. Korolenko haussa les épaules avec résignation et étala son jeu. Il n'avait qu'une paire de quatre. 90 Le sénateur eut un sourire ironique en montrant à son tour ses cartes. Il gagnait avec une paire de six. - Oh ! mon Dieu, gémit Nichols. Je me suis couché avec une paire de rois ! - Vous en serez quitte pour vous passer de déjeuner, Alexeï, fit Viousky en riant. - Ainsi, on bluffait tous les deux, dit Korolenko. Maintenant je sais pourquoi je n'achèterai jamais une voiture d'occasion à un homme politique américain. Le sénateur s'adossa dans son fauteuil et se passa la main dans ses épais cheveux argentés. - En fait, je me suis payé mes études de droit en vendant des voitures. C'est la meilleure formation que peut avoir un candidat au Sénat. Schiller revint s'asseoir. - Désolé de cette interruption, mais on m'informe à l'instant qu'un avion affrété par les Nations unies s'est écrasé sur la côte septentrionale du Groenland. Plus de cinquante morts dénombrés. Apparemment aucun survivant. - Des représentants soviétiques à bord ? s'inquiéta Viousky. - La liste des passagers ne nous a pas encore été communiquée. - Un attentat terroriste ? - Il est encore trop tôt pour le savoir, mais les premiers rapports laissent entendre qu'il ne s'agit pas d'un accident. - C'était quel vol ? demanda Nichols. - Londres-New York. - Le nord du Groenland ? Ils se sont considérablement écartés de leur route. - Ça sent le détournement, déclara Viousky. - Des unités de secours sont sur place, expliqua Schiller. Nous devrions en savoir plus dans l'heure qui suit. Le visage du sénateur Pitt s'assombrit. - Je crains qu'Hala Kamil n'ait été à bord de cet avion. Elle était attendue au siège des Nations unies de retour d'Europe pour la session de l'Assemblée générale qui doit se tenir la semaine prochaine. 91 - J'ai peur que George n'ait raison, dit Yiousky. Deux de nos délégués faisaient partie de son groupe. - C'est fou, fit Schiller en secouant la tête. Complètement fou. Qui pourrait avoir intérêt à faire disparaître plus de cinquante membres des Nations unies ? Personne ne répondit. Il y eut un long silence. Korolenko regardait fixement devant lui et, d'une voix calme, il déclara enfin : - AkhmadYazid. Le sénateur le dévisagea. - Ainsi, vous étiez au courant ! - Ce n'est qu'une hypothèse. - Vous croyez donc que Yazid a ordonné l'assassinat deKamil? - Je peux simplement dire que nos services de renseignements ont appris qu'une faction islamique au Caire préparait un attentat. - Et vous êtes restés les bras croisés en laissant périr cinquante innocents ! - Une erreur d'appréciation, admit Korolenko. Nous ne savions ni où ni quand l'opération devait avoir lieu. Nous supposions que la vie de Kamil ne serait en danger que si elle rentrait en Egypte - pas du fait de Yazid lui-même, mais plutôt de ses partisans fanatisés. Yazid n'a jamais été associé à un quelconque acte terroriste. Son profil est le même chez vous que chez nous : un individu brillant qui se prend pour un Gandhi musulman. - Autant pour le KGB et la CIA, fit Viousky avec une certaine candeur. - Encore un cas classique d'experts en renseignement abusés par une campagne de relations publiques bien menée, soupira le sénateur. L'homme est plus psychopathe que nous ne l'avions imaginé. Schiller approuva : - Yazid est sans aucun doute l'instigateur de cet acte horrible. Ses partisans ne l'auraient jamais commis sans sa bénédiction. - fl avait le motif, dit Nichols. Kamil possédait énormément de charisme et de charme. Sa popularité auprès des Egyptiens dépassait de beaucoup celle du président Hassan. C'était le dernier rempart. Si elle est 92 morte, l'Egypte n'est plus qu'à quelques heures d'un gouvernement dirigé par les mollahs extrémistes. - Et quand Hassan sera tombé, quelle sera la position de la Maison-Blanche ? demanda Korolenko. Schiller et Nichols échangèrent un regard entendu. - Eh bien, la même que celle du Kremlin, répondit le premier. Attendre que l'orage se calme. L'espace d'un instant, le sourire plaqué sur le visage du Soviétique s'évanouit. - Et si, ou plutôt quand les nations arabes alliées vont attaquer l'Etat hébreu ? - Nous soutiendrons Israël quoi qu'il arrive, comme nous l'avons toujours fait. - Mais enverrez-vous les troupes américaines ? - Probablement pas. - Les dirigeants arabes se montreraient peut-être moins prudents s'ils savaient ça. - Peut-être. Mais souvenez-vous d'une chose, Alexeï, cette fois nous n'userons pas de notre influence pour empêcher les Israéliens de s'emparer du Caire, de Beyrouth et de Damas. - Vous voulez dire que votre président ne s'opposera pas à ce qu'ils aient recours à l'arme nucléaire ? - Quelque chose comme ça, répondit Schiller avec une indifférence étudiée, (fl se tourna vers Nichols.) A qui de donner ? - Je crois que c'est à moi, fit le sénateur Pitt en essayant de demeurer naturel. La mise à 50 cents, d'accord ? fl n'était pas au courant de ce changement de la politique américaine au Moyen-Orient. Les Russes n'avaient pas du tout l'intention d'abandonner le'sujet. - Je trouve cette position très inquiétante, dit Viousky. - Les choses évoluent, reconnut Nichols. Les dernières études situent les réserves américaines de pétrole à 80 milliards de barils. Avec des prix qui frisent les 50 dollars le baril, nos compagnies pétrolières peuvent maintenant se permettre de lancer un programme de recherches sur une vaste échelle. Et, bien entendu, nous pouvons toujours compter sur les réserves mexicaines 93 et sud-américaines. Bref, nous n'avons plus besoin du pétrole du Proche-Orient et on retire nos billes. Et si le gouvernement soviétique a envie d'hériter de cette poudrière, nous lui en faisons cadeau de grand cour. Korolenko n'en croyait pas ses oreilles. Sa méfiance instinctive le rendait soupçonneux. Mais, d'un autre côté, il connaissait trop bien les Américains pour penser qu'ils lui mentiraient ou tenteraient de le désinformer sur un problème aussi grave. Le sénateur Pitt était sceptique. C'était un drôle de schéma que le Président portait ainsi à la connaissance des représentants soviétiques. Il y avait de très fortes probabilités pour que le pétrole ne coule jamais au-delà du rio Grande si les Etats-Unis en avaient besoin. Le Mexique, en effet, était au bord de la révolution. L'Egypte était sous l'emprise de fanatiques comme Yazid, venus de l'âge des ténèbres. Quant au Mexique, il avait son irresponsable en la personne de Topiltzin, un mélange de Juarez et de Zapata qui prêchait le retour à un Etat religieux fondé sur la culture aztèque. De même que Yazid, Topiltzin était soutenu par les millions de pauvres de son pays et il était, lui aussi, à deux doigts de renverser le gouvernement en place. Mais d'où sortaient tous ces cinglés, se demandait le sénateur Pitt. Qui engendrait ces démons ? Il dut faire un violent effort pour empêcher ses mains de trembler, et il distribua les cartes. 12 Des statues colossales se dressaient dans un silence inquiétant et contemplaient de leurs yeux vides le paysage désolé qui baignait dans le clair de lune, comme si elles attendaient une présence qui leur insufflerait la vie. Mille ans auparavant, elles soutenaient le toit d'un temple qui surmontait la pyramide à cinq degrés de Quetzalcoatl dans la cité toltèque de Tula. Le temple 94 avait aujourd'hui disparu, mais la pyramide restait, et avait été reconstruite par des archéologues. Les ruines s'étendaient sur le faîte d'une colline et, durant l'époque de sa splendeur, Tula comptait quelque 60 000 habitants. Cet endroit sinistre recevait bien peu de visiteurs. La pleine lune projetait des ombres sinistres au milieu desquelles s'avançait un homme seul qui montait les marches raides de la pyramide conduisant aux statues de pierre érigées au sommet. Il était en costume et cravate et tenait à la main un attaché-case en cuir. A chacune des cinq terrasses, il s'arrêta un moment, et étudia les fresques macabres qui décoraient les murs. Il y avait des visages dans des gueules béantes de serpents et des aigles qui déchiraient des cours humains de leur bec. Il continua son ascension et dépassa un autel orné de sculptures représentant des têtes de mort, symbole repris dans les siècles qui suivirent par les pirates des Caraïbes. Lorsqu'il atteignit enfin le sommet de la pyramide, il était en nage. Il regarda autour de lui. Il n'était pas seul. Deux silhouettes s'avancèrent et le fouillèrent sans ménagements. L'un des deux hommes désigna son attaché-case. Il l'ouvrit, et ils examinèrent l'intérieur. N'ayant rien trouvé de suspect, les deux inconnus se retirèrent dans l'ombre. Rivas se détendit et appuya sur un petit bouton dissimulé dans la poignée de la mallette. Un magnétophone miniature caché à l'intérieur du couvercle se mit en marche. Une minute s'écoula, et un homme émergea de derrière les grandes statues de pierre. Il était vêtu d'une longue rofie blanche, et ses cheveux étaient coiffés en queue de cheval. La lune éclairait des bracelets d'or inscrustés de turquoises qui lui encerclaient les bras. Il était petit, et son visage lisse et ovale attestait la présence de sang indien dans ses veines. Il étudia de ses yeux noirs l'homme grand au teint clair qui se tenait devant lui, l'air étrangement déplacé dans son costume. Il croisa les bras et prononça des mots étranges dans une langue musicale : - Je suis Topiltzin. 95 - Je m'appelle Guy Rivas, envoyé spécial du président des Etats-Unis. Rivas s'était attendu à quelqu'un de plus vieux. H était certes difficile de donner un âge au nouveau messie mexicain, mais il ne paraissait guère avoir plus de trente ans. Topiltzin montra un muret. - Nous pouvons peut-être nous asseoir pour parler ? - Je vous remercie. Vous avez choisi un lieu tout à fait insolite. - Oui, j'ai pensé que TAila convenait parfaitement à notre rencontre. (Le ton de Topiltzin se fit soudain méprisant.) Votre président ne voulait pas que nous nous entretenions publiquement. Il craignait d'embarrasser et de fâcher ses amis de Mexico. Rivas ne se laissa pas prendre au piège et changea de sujet. - Le Président m'a chargé de vous exprimer sa gratitude pour avoir accepté de me recevoir. - Je pensais qu'il enverrait quelqu'un de plus haut placé. - Vous aviez posé comme condition de n'avoir affaire qu'à une seule personne. Nous en avons déduit que vous ne souhaitiez pas la présence d'un interprète. Vous ne vouliez par ailleurs parler ni espagnol ni anglais, et il se trouve que je suis le seul parmi les membres du corps diplomatique à pratiquer le nahuatl, la langue des Aztèques. - Vous la pratiquez très bien. - Mes parents sont originaires d'Escampo. Ils m'ont appris très tôt le nahuatl. - Je connais Escampo ; un village habité par des gens fiers qui ont à peine de quoi survivre. - Vous dites que vous allez mettre fin à la pauvreté qui règne au Mexique. Le Président s'intéresse beaucoup à votre programme. - C'est pour cette raison qu'il vous a envoyé ? demanda Topiltzin. - Oui. fl souhaite établir le dialogue. Un sourire sardonique se dessina sur les traits de Topiltzin. 96 - Un homme avisé. Avec la crise économique que traverse mon pays, votre président sait très bien que mon mouvement va balayer le Partido revolucionario institucional au pouvoir et il craint un bouleversement des relations américano-mexicaines. Il préfère donc jouer sur les deux tableaux. - Je ne connais pas les pensées du Président. - Il apprendra bientôt que l'immense majorité du peuple mexicain en a assez de servir de paillasson aux riches et aux puissants, en a assez de la fraude et de la corruption, en a assez de vivre dans les taudis. Le peuple mexicain ne souffrira plus ! - Après que vous aurez bâti une utopie sur les cendres des Aztèques ? - Votre propre pays aussi ferait bien de revenir aux idéaux de vos pères fondateurs. - Les Aztèques étaient les plus grands bouchers du continent américain. Etablir un gouvernement moderne sur la base d'anciennes croyances barbares, c'est le comble de la... (Rivas s'interrompit. Il avait failli dire « de la stupidité ».)... de la naïveté. Le visage ovale de Topiltzin se durcit et ses mains se tordirent nerveusement. - Vous semblez oublier que ce sont des conquistadores, des Espagnols, qui ont massacré nos ancêtres communs. - Les Espagnols pourraient en dire autant des Maures, ce qui ne suffirait guère à justifier le retour à l'Inquisition. - Qu'est-ce que votre président désire de moi ? - Simplement la paix et la prospérité du Mexique, répondit Rivas. Et l'assurance que vous n'instaurerez pas un régime communiste. - Je ne suis pas marxiste. Je déteste les communistes autant qu'il les déteste. Il n'y a pas de guérilleros parmi mes partisans. - n sera heureux de l'apprendre. - La nouvelle nation aztèque connaîtra la grandeur une fois que les riches et les corrompus, ainsi que les dirigeants actuels du gouvernement et de l'armée, auront été sacrifiés. Rivas n'était pas sûr d'avoir bien compris. 97 - Mais c'est de l'exécution de milliers de personnes que vous parlez ! - Non, monsieur Rivas, je parle de victimes sacrifiées à nos dieux vénérés, Quetzalcoatl, Huitzilopochtli, Tezcatlipoca. Rivas le considéra d'un air interdit. - Sacrifiées ? Topiltzin ne répondit pas. Rivas, alors, sut. - Non ! s'écria-t-il. Vous n'êtes pas sérieux ! - Notre pays retrouvera le nom de sa capitale aztèque, Tenochtitlan, reprit Topiltzin, impassible. Nous formerons un Etat religieux. Le nahuatl sera la langue officielle. Le calme sera assuré par des mesures sévères. Les industries étrangères deviendront propriété du gouvernement. Seules les personnes nées dans ce pays pourront y vivre. Toutes les autres seront expulsées. Rivas, livide, écoutait sans rien dire. Topiltzin poursuivit : - Nous n'importerons plus aucun produit des Etats-Unis, et vous ne serez plus autorisés à acheter notre pétrole. Nos dettes à l'égard des banques mondiales seront déclarées nulles et tous les capitaux étrangers seront confisqués. Je réclame également la restitution de nos territoires de Californie, du Texas, du Nouveau-Mexique et d'Arizona. Et pour appuyer cette revendication, j'ai l'intention de faire franchir la frontière à des millions de membres de mon peuple. Les menaces de Topiltzin étaient effrayantes. Rivas, épouvanté, ne parvenait même pas à en imaginer les terribles conséquences. - C'est de la folie, balbutia-t-il. Le Président n'accédera jamais à de pareilles exigences. - fl ne me croira pas ? - Aucun homme sensé ne vous croira. Rivas, troublé comme il l'était, avait été trop loin. Topiltzin se remit lentement debout, et la tête baissée, les yeux rivés au sol, il déclara d'une voix sans timbre : - Dans ce cas, je vais lui faire parvenir un message qu'il ne manquera pas de comprendre. Il tendit les bras vers le ciel noir. Comme sur un 98 signal, quatre Indiens apparurent. Ils ne portaient en tout et pour tout qu'une cape blanche attachée autour du cou. Ils maîtrisèrent rapidement Rivas qui n'avait même pas eu le temps de réagir, le portèrent vers l'autel orné de têtes de mort et l'allongèrent sur le dos en lui tenant les bras et les jambes. L'envoyé du Président fut d'abord trop abasourdi pour protester, trop incrédule pour deviner les intentions de Topiltzin. Lorsqu'il comprit enfin, il hurla, frappé d'horreur : - Oh ! mon Dieu ! Non ! Non ! Topiltzin ignora froidement les cris de l'Américain terrifié, la peur qui se lisait dans son regard, et il s'approcha de l'autel, fl hocha la tête, et l'un des Indiens déchira la chemise de Rivas pour lui dénuder la poitrine. - Non, pas ça ! Pas ça ! supplia celui-ci. Un couteau d'obsidienne apparut comme par miracle dans la main levée de Topiltzin. La lune éclaira la lame aiguisée, noire et luisante. Rivas hurla... Et la lame s'abaissa. Les statues assistèrent à ce meurtre sanglant dans une indifférence de pierre. Elles avaient déjà été témoins, mille ans plus tôt, d'innombrables cruautés. Leurs yeux usés par le temps n'exprimèrent pas la moindre pitié lorsqu'on extirpa de la poitrine du supplicié son cour qui battait encore. 13 Malgré les gens et l'activité qui l'entouraient, Pitt était captivé par le silence de cet univers glacé, fl régnait un calme et une immobilité qui semblaient absorber les voix et les bruits des machines. La lumière du jour apparut enfin, filtrée par un épais brouillard gris qui interdisait la présence d'ombres. Vers le milieu de la matinée, le soleil déchira la brume 99 et le ciel prit une couleur blanche teintée d'orange. Dans cet éclairage immatériel, les pics rocheux qui surplombaient le fjord avaient l'air de pierres tombales au milieu d'un cimetière couvert de neige. Sur le lieu de l'accident, on avait l'impression d'une invasion militaire. Une flotte d'hélicoptères de l'US An-Force était arrivée en premier, et avait déposé un détachement de membres des Forces spéciales lourdement armés qui avaient aussitôt établi un cordon autour de l'avion. Une heure plus tard, les enquêteurs de l'aviation fédérale atterrissaient et commençaient leur travail, fls avaient été suivis par une équipe de pathologistes qui avaient chargé les cadavres à bord des hélicoptères pour les emmener à la morgue de la base de Thulé. La Marine était représentée par le capitaine Knight et l'apparition inattendue du Polar Explorer. Tous s'interrompirent dans leur tâche macabre et tournèrent leurs regards vers la mer lorsqu'une série de coups de sirène se répercuta parmi les montagnes escarpées. Le bateau entra lentement dans le fjord. Son immense étrave ouvrit sans effort un passage au milieu des blocs de glace et le bâtiment vint s'immobiliser à moins de cinquante mètres du lieu de la catastrophe. Knight fit stopper les machines, descendit sur la glace par une échelle, et proposa aux enquêteurs et aux responsables de la sécurité d'utiliser son navire comme poste de commandement - une offre qui fut acceptée sans hésitation. Pitt était très impressionné par les mesures de sécurité qui avaient été prises. Le black-out mis sur l'information n'avait pas encore été levé : à l'aéroport Kennedy, on avait simplement annoncé que l'avion des Nations unies avait du retard. Ce n'était plus qu'une question d'heures avant qu'un petit malin ne découvre la vérité. - Je crois que mes yeux ont gelé dans leurs orbites, déclara Giordino d'un air sombre. Il était installé dans le siège du copilote à bord de l'hélicoptère de la NUMA et essayait de boire son café avant que celui-ci ne gèle. Pitt lui lança un regard sceptique. - Vraiment ? Tu n'as pas quitté ton cockpit bien chauffé de la nuit. - J'ai attrapé des engelures rien qu'en regardant les 100 glaçons dans un verre de scotch. (Giordino leva la main, les doigts écartés.) Tu vois, je suis si raide de froid que je n'arrive pas à fermer le poing. Pitt jeta un coup d'oil sur le côté et aperçut le capitaine Knight qui se dirigeait vers eux. Il alla lui ouvrir et Giordino poussa un gémissement quand une bouffée d'air glacial pénétra à l'intérieur de l'appareil. Knight monta à bord et tira de la poche de sa parka une flasque gainée de cuir. - Un petit cadeau en provenance de l'infirmerie. Du cognac. Aucune idée de la marque, mais j'ai pensé que vous sauriez en faire bon usage. - J'ai l'impression que vous venez d'envoyer Giordino au paradis, fit Pitt en riant. - Compte tenu des circonstances, je préférerais l'enfer, grommela l'intéressé, (fl but une gorgée, puis il leva de nouveau la main et plia les doigts.) Tiens, je crois que je suis guéri. - Autant nous installer, déclara Knight. J'ai reçu l'ordre de rester sur place pour les prochaines vingt-quatre heures. - Comment vont les rescapés ? l'interrogea Pitt. - Miss Kamil se repose. A propos, elle a demandé à vous voir. Quelque chose au sujet d'un dîner à New York. - Un dîner ? fit Pitt innocemment. - Oui, mais c'est drôle, parce que juste avant que le docteur Gale ne lui répare son genou démis, l'hôtesse a également parlé d'un rendez-vous avec vous pour dîner. Pitt affichait un air de parfaite candeur. - Je suppose qu'elles doivent être particulièrement affamées. Giordino leva les yeux au ciel et s'empara de nouveau de la flasque. - J'ai déjà entendu cette chanson ! - Et le steward ? - Pas brillant, répondit Knight. Mais Doc pense qu'il s'en tirera. Il s'appelle Rubin. Pendant qu'il était sous anesthésie, il a bredouillé une histoire de fou, racontant que le pilote avait tué le copilote et le mécanicien, puis avait disparu en plein vol. - Ce n'est peut-être pas aussi fou qu'il y paraît, dit Pitt. On n'a toujours pas retrouvé le corps du pilote. 101 - Ce n'est pas de mon domaine, fit le capitaine en haussant les épaules. J'ai déjà bien assez de problèmes comme ça. - Et où en sommes-nous avec le sous-marin russe ? demanda Giordino. - On garde le secret jusqu'à ce qu'on puisse en informer de vive voix les huiles du Pentagone, fl serait stu-pide de tout gâcher à cause d'une fuite dans nos systèmes de communication. En tout cas, cet accident d'avion est une chance pour nous. Ça nous fournit un prétexte pour regagner Portsmouth dès que les survivants pourront être transportés par avion jusqu'aux Etats-Unis. Souhaitons seulement que cette diversion inespérée abusera les spécialistes soviétiques du renseignement et qu'ils nous laisseront un peu tranquilles. - N'y comptez pas trop, fit Giordino dont le visage commençait à luire. Si les Russes soupçonnent qu'on a mis dans le mille, et ils sont assez paranos pour imaginer qu'on a provoqué cet accident d'avion simplement pour créer une diversion, ils vont se précipiter avec des bateaux de renflouement, toute une flotte de navires de guerre et une escadrille d'avions, et quand ils auront repéré le sous-marin, ils le remonteront et le remorqueront jusqu'à leur base de Severomorsk sur la presqu'île de Kola. - Ou alors ils le feront voler en éclats. - Vous croyez qu'ils le détruiraient ? - Les Soviétiques n'ont pas de moyens de renflouement très sophistiqués. Leur principal objectif est que personne d'autre ne puisse mettre la main dessus. Giordino passa le cognac à Pitt en disant : - Ce n'est vraiment pas le lieu rêvé pour parler de la guerre froide. Pourquoi ne pas regagner le bateau où il règne une si douce chaleur ? - Effectivement, répondit Knight. Vous avez déjà fait plus que votre part. Pitt s'étira et remonta la fermeture Eclair de sa parka. - Je crois que je vais faire une petite balade. - Vous ne venez pas avec nous ? - Je vous rejoindrai dans un petit moment. Je voudrais d'abord aÛer voir comment se portent les archéologues. 102 - C'est inutile que vous y alliez. Doc a envoyé un de ses hommes, et il a déjà fait son rapport. A part quelques bleus et quelques légères foulures, ils n'ont rien. - Il sera peut-être intéressant de voir ce qu'ils ont trouvé, insista Pitt. Giordino savait deviner les pensées de son ami. - Ils ont peut-être déniché de vieilles amphores grecques dans le coin. - On ne perd rien à demander. Knight lui lança un regard sévère. - Faites bien attention à ce que vous direz. - J'ai cette histoire d'étude géologique toute prête. - Et pour les passagers et l'équipage de l'avion ? - Ils sont restés prisonniers à l'intérieur de la carlingue et sont morts d'hypothermie dans l'eau glacée. - Bien, approuva Knight. Evitez surtout de suggérer des choses qu'ils n'ont pas besoin de savoir. Pitt ouvrit la porte de l'appareil. - Ne m'attendez pas, fit-il en disparaissant dans le froid. - Quel entêté, grommela Knight. Je ne savais pas que Pitt s'intéressait à l'Antiquité. Giordino regarda par le pare-brise Pitt qui s'éloignait sur le fjord gelé, et il soupira. - Lui non plus, dit-il. La couche de glace était solide et unie, et Pitt avançait à bonne allure sur le fjord, fl leva les yeux vers les nuages menaçants qui arrivaient du nord-ouest. En quelques minutes, le soleil le plus éclatant pouvait faire place à un terrible blizzard qui effaçait toutes les traces. Pitt, qui n'avait même pas une boussole avec lui, n'avait aucune envie de se perdre au milieu des neiges, et il accéléra le pas. Deux oiseaux blancs filèrent dans le ciel. C'étaient des gerfauts, une espèce de rapaces particulièrement rustique qui vit dans les régions arctiques. Pitt atteignit le rivage et se dirigea vers la fumée qui, au loin, montait de la baraque des archéologues, fl n'était plus qu'à une dizaine de minutes du campement quand la tempête se déchaîna. L'instant d'avant, la visi- 103 bilité était de près de vingt kilomètres, et maintenant elle était réduite à moins de cinq mètres. fl se mit à courir, espérant envers et contre tout qu'il parvenait à conserver un semblant de ligne droite. Le vent qui soulevait des tourmentes de neige se fit plus violent encore, au point que Pitt avait du mal à tenir debout. Il avançait en aveugle, la tête baissée, et s'efforçait de compter ses pas. Il n'ignorait pas qu'au bout d'un certain temps, inéluctablement, il se retrouverait à tourner en rond, et qu'il pouvait également fort bien rater la baraque de quelques mètres et continuer jusqu'à tomber d'épuisement. Lorsqu'il pensa être parvenu à proximité du campement des archéologues, Pitt s'arrêta. Puis il fit trente pas, et s'arrêta de nouveau, fl tourna à droite et fit trois ou quatre mètres sur le côté, jusqu'à ce qu'il aperçoive ses propres empreintes qui s'enfonçaient dans la direction opposée. Puis il repartit parallèlement à ses premières traces, selon la même méthode que celle qu'il utilisait pour les recherches sous-marines, fl effectua une soixantaine de pas avant de voir disparaître ses anciennes empreintes sous la neige. fl parcourut ainsi cinq couloirs, puis il reprit à droite, et recommença jusqu'à être sûr d'avoir recoupé la ligne centrale maintenant effacée. Puis il renouvela l'opération de l'autre côté. Au troisième passage, il buta contre une congère et heurta une paroi métallique. Il la longea, tourna deux coins, et rencontra une corde qui conduisait à une porte. Avec un profond soupir de soulagement, Pitt poussa le battant, heureux d'être sain et sauf après le grave danger auquel il avait échappé, fl entra et se figea aussitôt. Ce n'étaient pas les quartiers d'habitation, mais plutôt une sorte de vaste bâtiment préfabriqué qui abritait une série d'excavations, fl ne faisait guère plus de zéro à l'intérieur, mais Pitt se trouvait au moins à l'abri des bourrasques de vent. Pour seule lumière, il y avait celle dispensée par une lampe Coleman qui sifflait. Pitt crut d'abord qu'il était seul, mais il vit soudain une tête et des épaules apparaître devant lui, comme si elles émergeaient du sol. La 104 silhouette était agenouillée, le dos tourné, et paraissait occupée à trier des graviers dans une tranchée. Pitt sortit de l'ombre et se pencha. - Vous êtes prête ? lança-t-il. Lily se retourna brusquement, plus intriguée que surprise. Elle avait la lumière dans les yeux et ne distinguait qu'une forme vague. - Prête pour quoi ? - Pour m'accompagner en ville. Cette voix lui rappelait quelque chose. Elle leva sa lampe et se remit lentement debout. Elle dévisagea Pitt, de nouveau fascinée par ses étranges yeux verts. Et lui, il put admirer ses cheveux auburn qui brillaient à la lumière vive de la Coleman. - Monsieur Pitt... n'est-ce pas ? Elle ôta son gant et tendit la main. Pitt fit de même, et ils échangèrent une solide poignée de main. - Je préfère que les jolies femmes m'appellent Dirk. Elle parut embarrassée comme une collégienne, et elle se sentit rougir. - Lily... Sharp, bafouilla-t-elle. Mes amis et moi espérions pouvoir vous remercier pour hier soir. J'avais pris cette invitation à dîner pour une plaisanterie. Je ne pensais pas vous revoir. - Comme vous pouvez vous en rendre compte... (fl se tut et écouta les gémissements du vent.)... le blizzard lui-même ne m'a pas empêché de venir. - Vous êtes fou ! - Non, simplement stupide d'avoir cru que je pourrais courir plus vite que la tempête. Ils éclatèrent tous deux de rire et la tension se relâcha. Lily se hissa hors de l'excavation. Pitt lui prit le bras pour l'aider et la jeune femme tressaillit. - Vous ne devriez pas être debout. Lily eut un sourire malicieux. - Juste les muscles un peu raides et quelques bleus que je ne peux pas vous montrer, mais je survivrai. Pitt leva la lampe et regarda les trous et les pierres étrangement disposés. - Qu'est-ce que c'était avant ? demanda-t-il. 105 - Un ancien village esquimau. Habité de l'an 100 à l'an 500 après Jésus-Christ. - Il porte un nom ? - Nous l'appelons le village de Gronquist en l'honneur du professeur Hiram Gronquist qui l'a découvert il y a cinq ans. - L'un des hommes dont j'ai fait la connaissance la nuit dernière ? - Oui, le grand costaud qui était évanoui. - Comment va-t-il ? - Il a une belle bosse arc-en-ciel sur le front, mais jure qu'il ne souffre ni de maux de tête ni d'étourdisse-ments. Quand je l'ai quitté, il était en train de faire rôtir une dinde. - Une dinde ? s'étonna Pitt. Vous devez avoir un excellent système d'approvisionnement. - Un avion Minerve à décollage vertical prêté à l'université par un ancien étudiant devenu riche vient de Thulé tous les quinze jours. - Je croyais que les fouilles aussi loin au nord n'avaient lieu qu'en été, quand le sol n'était plus gelé. - D'une façon générale, c'est le cas. Mais grâce à cet abri préfabriqué et chauffé qui recouvre la partie principale du village, on peut travailler d'avril à octobre. - Vous n'avez rien trouvé d'extraordinaire, quelque chose qui n'a pas sa place ici ? Lily lui décocha un regard intrigué. - Pourquoi cette question ? - Simple curiosité. - Nous avons déterré des centaines d'objets intéressants qui appartiennent aux techniques et modes de vie des Esquimaux préhistoriques. Ils sont dans la baraque si vous avez envie de les examiner. - Quelles seraient mes chances de le faire devant un morceau de dinde ? - Plutôt bonnes. Le professeur Gronquist est un excellent cuisinier. - J'avais l'intention de vous inviter à dîner à bord du brise-glace, mais les conditions météorologiques ont bouleversé mes plans. - Nous sommes toujours heureux d'avoir une nouvelle tête à table. 106 - Vous avez bien découvert quelque chose de bizarre, non ? lança brusquement Pitt. Le regard de Lily se fit soupçonneux. - Comment le savez-vous ? - Grec ou romain ? - Empire romain, byzantin en fait. - Quoi et de quelle époque ? poursuivit Pitt d'un ton abrupt. - Une pièce d'or, fin du IVe siècle. Pitt sembla alors se détendre. Il inspira profondément pendant que la jeune femme l'étudiait avec une expression troublée, et une irritation grandissante. - Expliquez-vous ! exigea-t-elle. - Et si je vous disais que le fond de la mer est tapissé d'amphores jusqu'au fjord ? - Des amphores ? répéta Lily, incrédule. - Oui. Nos caméras sous-marines les ont filmées. - Ainsi, ils sont venus, murmura la jeune femme d'une voix lointaine. Ils ont vraiment traversé l'Atlantique. Les Romains ont posé le pied au Groenland avant les Vikings. - Il semblerait, oui. (Pitt glissa son bras autour de la taille de Lily et se dirigea vers la porte.) Et maintenant, dites-moi si nous sommes coincés ici pendant toute la durée de la tempête ou bien si cette corde dehors mène à votre baraque ? - Elle relie les deux bâtiments. (La jeune femme s'interrompit et regarda fixement l'excavation où elle avait découvert la pièce d'or.) Pythéas, le navigateur grec, a effectué un voyage épique en 350 avant Jésus-Christ. La légende dit qu'il a vogué loin au nord sur l'océan Atlantique et qu'il a fini par atteindre l'Islande, fl est étrange qu'il n'y ait ni récits ni légendes qui parlent d'un voyage que les Romains auraient fait jusqu'ici sept cent cinquante ans plus tard. - Pythéas a eu de la chance, fl est rentré pour raconter son histoire. - Vous croyez que les Romains ont péri lors du voyage de retour ? - Non, je crois qu'ils sont toujours ici, répondit Pitt avec un sourire. Et vous, charmante dame, vous allez les trouver. DEUXIÈME PARTIE LE SÉRAPIS 14 14 octobre 1991, Washington, D.C. s, -t- Une petite pluie froide tombait sur la capitale. Un taxi s'arrêta au coin de la Dix-Septième Rue et de Pennsylvania Avenue. Un homme en uniforme de livreur en descendit et demanda au chauffeur d'attendre, n avait à la main un paquet enveloppé dans du papier de soie rouge. Il traversa le trottoir, dévala quelques marches, et entra dans la salle du courrier destiné à la Maison-Blanche. - Pour le Président, dit-il avec un accent espagnol. Un employé des postes enregistra l'heure d'arrivée du colis, puis il leva la tête et demanda avec un sourire : - Il pleut encore ? - Il bruine, plutôt. - C'est pas pour remonter le moral. - Ni pour arranger la circulation, fit le livreur avec une grimace. - Bonne journée quand même. - Merci. Vous aussi. Le livreur s'en alla et l'employé des postes passa le paquet sous le fluoroscope. Il examina l'écran. Les rayons X lui révélèrent qu'il s'agissait d'un attaché-case, mais l'image le troubla. A l'intérieur, il ne semblait en effet n'y avoir ni dossiers, ni documents, ni aucune trace d'un objet quelconque aux contours bien définis. n n'y avait pas d'explosifs, non plus. L'homme était 111 habitué aux détecteurs, et pourtant le contenu de la mallette le laissait perplexe. Il décrocha un téléphone et dit quelques mots. Une minute plus tard, un agent de la sécurité arrivait avec un chien. L'employé posa le colis par terre. - Je n'arrive pas à l'identifier sur le scope, dit-il. Le chien fit le tour du paquet en le reniflant et, brusquement, il s'immobilisa. Ses poils se hérissèrent et il commença à reculer en grondant. L'agent de la sécurité eut l'air étonné. - Je ne l'ai jamais vu réagir comme ça. - Il y a quelque chose de bizarre là-dedans, dit l'employé. - A qui est-ce destiné ? - Au Président. L'homme de la sécurité se dirigea vers le téléphone en déclarant : - Je vais demander à Jim Gerhart de venir. Alerté, Gerhart, l'agent spécial chargé de la sécurité de la Maison-Blanche, se rendit aussitôt dans la salle du courrier. Il observa un instant la réaction du chien, et passa à son tour l'attaché-case au détecteur. - Je ne distingue ni fils électriques ni détonateur, dit-il avec l'accent traînant du Sud. - Ce n'est pas une bombe, acquiesça l'employé des postes. - Bon, ouvrons-le. fl défit soigneusement l'emballage de papier de soie rouge et en tira un attaché-case de cuir noir. Il ne portait aucune identification, ni marque, ni indication du modèle et s'ouvrait à l'aide de fermoirs qui fonctionnaient avec une clé. Gerhart essaya les deux fermoirs. Ils jouèrent tout de suite. - Le moment de vérité, fit-il avec un sourire un peu crispé. Il plaça ses mains de chaque côté du couvercle et le souleva doucement. - Mon Dieu ! balbutia-t-il lorsqu'il vit ce'qu'il y avait à l'intérieur. 112 L'agent de la sécurité devint livide et détourna brusquement la tête. L'employé des postes eut un haut-le-cour et se précipita en trébuchant vers les toilettes. Gerhart referma violemment le couvercle. - Allez porter ça à l'hôpital de l'université George-Washington, ordonna-t-il. L'agent de la sécurité avait un goût de bile dans la bouche. Il dut déglutir et se racler la gorge avant d'être en mesure de demander : - Cette horreur est réelle ou bien c'est une espèce de truc de carnaval ? - Elle est bien réelle, répondit sombrement Gerhart. Et croyez-moi, ça n'a rien à voir avec le carnaval. Dans son bureau de la Maison-Blanche, Dale Nichols, l'assistant spécial du Président, se cala dans son fauteuil pivotant et ajusta ses hmettes. Pour la dixième fois peut-être, il examina le contenu d'un épais dossier qui lui avait été transmis par Armando Lopez, le conseiller du Président pour les affaires latino-américaines. Nichols était l'image même du professeur d'université qu'il était lorsque le Président l'avait persuadé d'abandonner la quiétude du campus de Stanford pour l'agitation politique de .Washington. Ses réticences initiales s'étaient muées en stupéfaction quand il s'était aperçu qu'il possédait un talent caché pour naviguer au milieu des écueils semés par la bureaucratie de la Maison-Blanche. Il avait les cheveux presque noirs, partagés par une raie au milieu, des lunettes de grand-mère, et pour parfaire le cliché, il portait un noud papillon et fumait la pipe. Il alluma sa pipe sans quitter des yeux les coupures de presse étalées devant lui, provenant de journaux et de magazines mexicains, et qui traitaient toutes d'un seul et même sujet : Topiltzin. Il y avait des interviews accordées par le messie charismatique à des représentants officiels de pays d'Amérique centrale et d'Amérique du Sud. En revanche, il avait toujours refusé de s'entretenir avec des journalistes américains ou des envoyés du gouver- 113 nement, et aucun n'avait pu franchir le barrage de ses gardes du corps. Nichols avait appris l'espagnol durant les deux ans qu'il avait passés au Pérou dans le Peace Corps, et il le lisait sans effort, fl prit un bloc et nota les points principaux qui ressortaient de ces interviews : 1. Topiltzin se décrit comme un homme issu des milieux, les plus pauvres, né dans une cabane en carton à côté des décharges d'ordures qui envahissent les taudis à la périphérie de Mexico, sans qu'on sache le jour, le mois, ou même l'année de sa naissance. H a réussi à survivre et a appris ce que c'est de vivre parmi les affamés et les sans-abri au milieu de la puanteur, des mouches et des maladies. 2. Admet n'avoir suivi aucune étude. On ne sait rien de la période qui sépare son enfance du moment où il s'est proclamé grand prêtre de l'ancienne religion toltèque-aztèque. 3. Prétend être la réincarnation de Topiltzin, le souverain toltèque du Xe siècle identifié à Quetzalcoatl, le dieu légendaire. 4. Sa philosophie politique est un mélange insensé de culture et de religion anciennes avec une sorte de pouvoir autocratique et absolu. Aspire à jouer le rôle du père auprès du peuple mexicain. Refuse de préciser comment il envisage de redresser l'économie moribonde. Ne dit pas comment il va restructurer le gouvernement s'il arrive au pouvoir 5. Orateur fascinant. Tisse des liens étranges avec son auditoire. Ne s'exprime que dans l'ancienne langue aztèque par l'intermédiaire d'interprètes. Langue qui est encore parlée par de nombreux Indiens du centre du Mexique. 6. Ses principaux partisans sont des fanatiques. Sa popularité ne cesse de grandir. Les analystes politiques pensent qu'il remporterait une élection présidentielle de plus de six points. Pourtant, il refuse de participer à des élections libres, et affirme, avec raison, que les dirigeants corrompus n'accepteraient jamais de remettre le pouvoir en cas de défaite. Topiltzin compte être porté à la tête du pays par une vague populaire. 114 Nichols posa sa pipe dans un cendrier et contempla pensivement le plafond pendant quelques instants, puis il se remit à écrire : RÉSUMÉ : Topiltzin est soit incroyablement stupide, soit incroyablement malin. Stupide s'il est vraiment ce qu'il dit être. Malin si sa folie n'est qu'un instrument pour parvenir à un objectif connu de lui seul. De toute façon, il n'y a que des ennuis en perspective. Il relisait ce dernier paragraphe quand son interphone bourdonna, fl décrocha. - Le Président sur la une, annonça sa secrétaire. Nichols appuya sur le bouton. - Oui, monsieur le Président ? - Des nouvelles de Guy Rivas ? - Aucune. Le chef de la Maison-Blanche reprit après un court moment de silence : - D avait rendez-vous avec moi il y a deux heures. Je suis inquiet. S'il avait eu un problème, le pilote aurait déjà dû nous en informer. - fl ne s'est pas rendu au Mexique à bord d'un avion officiel, expliqua Nichols. Par souci de discrétion, il a pris une ligne régulière et voyagé en classe économique comme n'importe quel touriste. - Je comprends. Si le président De Lorenzo apprenait que j'ai envoyé derrière son dos un représentant personnel pour prendre contact avec son opposition, il considérerait cela comme une insulte et annulerait notre conférence prévue la semaine prochaine en Arizona. - Nous y avons pensé, le rassura Nichols. - Vous avez été informé de l'accident de l'avion des Nations unies ? demanda le Président, changeant brusquement de sujet. - Pas dans les détails, monsieur. Je sais seulement qu'Hala Kamil figure parmi les rescapés. - D n'y en a eu que trois, elle et deux membres d'équipage. Les autres sont morts empoisonnés. - Empoisonnés ? s'étonna Nichols. - C'est ce qu'ont affirmé les enquêteurs, fls pensent 115 que le pilote a tenté d'empoisonner toutes les personnes à bord avant de sauter en parachute au-dessus de rislande. - H avait dû prendre la place du vrai. - Nous ne le saurons que quand on l'aura retrouvé, mort ou vivant. - Mon Dieu, mais quel mouvement terroriste pourrait avoir intérêt à assassiner plus de cinquante représentants des Nations unies ? - Jusqu'à présent, personne n'a revendiqué l'attentat. D'après Martin Brogan de la CIA, s'il s'agit de l'ouvre de terroristes, c'est quelque chose de tout à fait nouveau. - La cible était peut-être Hala Kamil, suggéra Nichols. Akhmad Yazid a juré de l'éliminer. - C'est une hypothèse que nous ne pouvons pas négliger, reconnut le Président. - Les médias sont au courant ? - L'histoire sera dans tous les journaux et sur tous les écrans de télévision d'ici une heure. Il n'y avait pas de raisons de taire plus longtemps cette information. - Je peux faire quelque chose, monsieur le Président ? - Oui, Dale. J'aimerais que vous vous chargiez d'annoncer la catastrophe au président De Lorenzo. Il y avait onze délégués mexicains à bord de l'avion. Présentez mes condoléances et dites-lui que nous sommes à son entière disposition. Ah ! et aussi, informez Julius Schiller au département d'Etat pour qu'il n'y ait pas de cafouillage entre les différents services. - Nous nous en occupons tout de suite. - Et appelez-moi dès que vous avez des nouvelles de Rivas. - Bien, monsieur le Président. Nichols raccrocha et, après avoir donné ses instructions, il reporta son attention sur le dossier. Il commençait à se demander si Topiltzin n'était pas directement ou indirectement lié au meurtre des représentants des Nations unies. Si seulement il trouvait un indice. Mais* il n'avait rien d'un détective. Sa spécialité était la politique internationale et les répercussions que pourraient avoir les changements dans ce domaine. 116 Topiltzin était une énigme pour lui. Hitler défendait le concept absurde de suprématie aryenne. Khomeiny, poussé par la ferveur religieuse, voulait instaurer un régime islamique dans tout le Moyen-Orient. Lénine prêchait la révolution mondiale. Mais quel était l'objectif de Topiltzin ? Le Mexique aux Aztèques ? Le retour au passé ? Aucune société moderne ne pouvait fonctionner sur des bases aussi archaïques. Le Mexique n'était pas un pays qui pouvait être gouverné avec des phantasmes à la Don Quichotte. Cet homme devait être motivé par autre chose. Mais quoi ? Nichols raisonnait dans le vide. Il ne voyait Topiltzin que comme une caricature, le méchant dans une bande dessinée. Sa secrétaire entra sans frapper, et déposa un dossier sur son bureau. - Le rapport que vous aviez demandé à la CIA. Et vous avez quelqu'un sur la trois. - Qui? - Un certain James Gerhart. - Sécurité de la Maison-Blanche, fit Nichols. Il a dit ce qu'il voulait ? - Non, seulement que c'était urgent. L'assistant du Président, sa curiosité éveillée, prit la communication. - Dale Nichols à l'appareil, annonça-t-il. - Jim Gerhart, monsieur, responsable... - Oui, je sais. Que se passe-t-il ? - Je pense que vous devriez venir au labo de pathologie à George-Washington. - L'hôpital de l'université ? - Oui, monsieur. - Mais-pourquoi ? - Je préférerais ne pas en dire plus au téléphone. - Je suis très occupé, monsieur Gerhart. J'aimerais que vous soyez plus explicite. Il y eut un court silence à l'autre bout du fil. - C'est une affaire qui concerne le Président et vous. C'est tout ce que je peux dire. - Vous ne pouvez même pas me donner une petite idée? - Un de mes hommes vous attend devant votre 117 bureau, se contenta de répondre le responsable de la sécurité. Il vous conduira au labo. Je vous verrai dans la salle d'attente. Et il raccrocha. La bruine s'était transformée en pluie et Nichols était d'une humeur aussi pourrie que le temps. Dès qu'il entra à l'hôpital de l'université, il détesta l'odeur d'éther qui régnait dans les couloirs. Fidèle à sa parole, Gerhart l'attendait dans l'antichambre du laboratoire de pathologie. Les deux hommes se connaissaient de vue mais ne s'étaient jamais parlé. Gerhart s'avança sans tendre la main. - Merci de vous être déplacé, fit-il d'un ton très officiel. - Pourquoi m'avez-vous fait venir ? demanda Nichols sans préambule. - Pour une identification. Nichols éprouva un sinistre pressentiment. - Qui? - Je préfère que ce soit vous qui me le disiez. - Je n'ai guère le cran d'examiner un cadavre. - Ce n'est pas à proprement parler un cadavre, mais du cran, il va vous en falloir. Gerhart le conduisit le long d'un couloir qui donnait dans une salle dont le sol et les murs étaient carrelés de blanc. Le sol était légèrement concave et il y avait une bouche d'écoulement au centre. Une table en inox se dressait au milieu de la pièce, sinistre et menaçante, et une feuille de plastique blanche, opaque, recouvrait une forme mince, plate et allongée. Nichols lança un regard stupéfait à Gerhart. - Qu'est-ce que je suis censé identifier ? Sans un mot, le responsable de la sécurité souleva le plastique. Nichols contempla la chose sur la table, sans comprendre. D'abord, il crut qu'il s'agissait d'une silhouette découpée dans du papier. Puis l'horrible vérité le frappa. Il se pencha au-dessus de l'orifice d'évacuation et vomit longuement. . * Gerhart sortit et revint quelques instants plus tard avec une chaise pliante et une serviette. Il fit asseoir Nichols et lui passa la serviette. 118 - Tenez, fit-il sans manifester de sympathie particulière. Utilisez ça. L'assistant du Président resta près de deux minutes le visage enfoui dans la serviette, le corps secoué de spasmes. Il finit par se remettre un peu et, levant la tête, il parvint à balbutier : - Mon Dieu... c'est... c'est juste... - De la peau, acheva Gerhart à sa place. De la peau humaine. Nichols se contraignit à regarder la chose macabre étendue sur la table. Elle lui rappelait un ballon dégonflé. Il n'avait pas d'autres mots pour la décrire. Une incision avait été pratiquée de la nuque aux chevilles, et la peau avait été arrachée comme celle d'un animal. Il y avait une longue fente verticale sur la poitrine, qui avait été grossièrement recousue. Les yeux manquaient, mais le derme était toujours là, y compris les mains et les pieds tout ratatinés. - Vous pouvez me dire de qui il s'agit selon vous ? demanda doucement le responsable de la sécurité. L'assistant du Président s'efforça d'identifier les traits déformés, grotesques, de ce visage de cauchemar, mais il n'y parvint pas. Seuls les cheveux lui semblaient familiers. H savait pourtant. - Guy Rivas, murmura-t-il. Gerhart ne dit rien. Il prit Nichols par le bras et le fit entrer dans une pièce confortablement meublée. Il lui servit une tasse de café d'une machine qui se trouvait là. - Tenez, buvez ça, fit-il. Je reviens tout de suite. Nichols était effondré dans un fauteuil. Il n'arrivait pas à croire à la mort horrible de Rivas. Gerhart ^apparut. H tenait un attaché-case qu'il posa sur une petite table basse. - On l'a apporté à la salle du courrier de la Maison-Blanche. La peau était pliée à l'intérieur. J'ai d'abord cru à l'ouvre d'un fou. Puis j'ai soigneusement examiné la mallette et découvert un magnétophone miniature dissimulé dans la doublure du couvercle. * - Vous avez écouté la bande ? - Pour ce que ça m'a servi ! On dirait une conversation en code entre deux hommes. 119 - Comment avez-vous fait le rapprochement avec moi ? - La carte d'identité officielle de Rivas avait été placée à l'intérieur de la peau. Ceux qui l'ont tué, quels qu'ils soient, tenaient à ce que nous l'identifiions. J'ai été interroger la secrétaire de Rivas et j'ai réussi à lui arracher qu'il vous avait rencontré ainsi que le Président deux heures avant de se rendre à l'aéroport et de prendre un avion pour une destination inconnue. J'ai trouvé anormal que sa propre secrétaire ne sache pas où il allait, et j'en ai déduit qu'il partait en mission secrète. C'est pour cette raison que j'ai pris contact avec vous en premier. Nichols l'étudia un instant, sourcils froncés. - Vous avez bien dit qu'il y avait une conversation sur la bande ? Gerhart hocha la tête avec gravité. - Oui, et aussi les hurlements de Rivas pendant qu'il subissait son martyre. L'homme du Président ferma les yeux et essaya de chasser cette vision de cauchemar. - Il va falloir informer sa famille, reprit le responsable de la sécurité. Il était marié ? - Oui, et il avait quatre enfants. - Vous le connaissiez bien ? - Guy Rivas était un type remarquable. L'une des rares personnes intègres que j'aie rencontrées depuis que je suis à Washington. Nous avons travaillé ensemble à l'occasion de plusieurs missions diplomatiques. Le visage de Gerhart s'adoucit pour la première fois. - Je suis désolé. Nichols ne l'avait même pas entendu. Son expression s'était faite froide et distante. Le mauvais rêve s'était ancré dans la réalité. La sauvagerie de cet acte dont un de ses amis avait été victime avait libéré en lui une rage telle qu'il n'en avait jamais connu. Quels que soient les moyens et les pouvoirs dont il disposait à la Maison-Blanche, avec ou sans l'accord officiel ou officieux du Président, le meurtre de Rivas serait vengé. Topiltzin devait mourir. 15 Le petit jet d'affaires, un Beechcraft, se posa dans un gémissement de pneus sur la piste en mâchefer d'un aérodrome privé situé à 20 kilomètres au sud d'Alexandrie en Egypte. Quelques instants plus tard, il s'immobilisait à côté d'un taxi Volvo vert. Les réacteurs se turent et la porte de l'avion se souleva. L'homme qui descendit de l'appareil avait un costume blanc, une cravate blanche et une chemise bleue. Il était assez grand, mince, et il s'arrêta pour éponger son front qui commençait à se dégarnir et lisser son épaisse moustache noire. Ses yeux étaient cachés derrière des lunettes de soleil et ses mains sous des gants de cuir blancs. Suleiman Aziz Ammar ne ressemblait plus du tout au pilote du vol Londres-New York n° 106. Il s'avança vers la Volvo et salua le chauffeur, un homme trapu et musclé, qui était resté au volant. - Bonjour, Ibn. Pas de problèmes à ton retour ? - Tes affaires sont en ordre, répondit Ibn en lui ouvrant la portière arrière sans chercher à dissimuler le fusil à canon scié qu'il portait à l'épaule dans un holster. - Conduis-moi chez Yazid. Ibn hocha la tête en silence et Ammar s'installa sur le siège. L'intérieur du taxi était aussi trompeur que l'étaient les nombreux déguisements d'Ammar. Les vitres teintées et la carrosserie étaient à l'épreuve des balles. Le fauteuil en cuir faisait face à un bureau compact qui comprenait tout un matériel électronique dont deux téléphories, un ordinateur, un émetteur radio et un écran de télévision. Il y avait également un bar et un râtelier contenant deux fusils automatiques. Pendant que la voiture évitait le centre d'Alexandrie, Ammar vérifia la position de ses investissements. Sa richesse, connue de lui seul, était immense. Il devait ses succès financiers plus à son caractère impitoyable qu'à sa perspicacité. Si un dirigeant d'entreprise ou un officiel quelconque venait se mettre en travers de son chemin, il était purement et simplement éliminé. 120 121 Après avoir parcouru une vingtaine de kilomètres, Ibn ralentit et s'arrêta devant une grille donnant accès à une petite villa construite en haut d'une colline qui surplombait une grande plage de sable. Ammar éteignit son ordinateur et descendit. Quatre gardes en treillis beige clair l'entourèrent et le fouillèrent en experts. Pour plus de sécurité, ils le firent également passer sous un portique détecteur de métaux, du type de ceux en usage dans les aéroports. On le conduisit ensuite vers un escalier de pierre qui montait à la villa, au pied duquel se tenaient des bâtiments sommaires occupés par les troupes d'élite de Yazid. Ammar eut un léger sourire en constatant qu'on lui faisait prendre une petite porte latérale et non l'entrée principale réservée aux visiteurs de marque. Il ne s'en offusqua pas, car il savait que c'était la façon mesquine qu'avait Yazid de rabaisser ceux qui faisaient le sale travail à sa place mais n'étaient pas admis dans le cercle restreint de ses fanatiques servûes. On le fit entrer dans une pièce austère, meublée uniquement d'un tabouret de bois et d'un tapis persan accroché à un mur. fl y faisait chaud et l'atmosphère était étouffante, fl n'y avait pas de fenêtres et la seule lumière provenait d'une étroite lucarne. Sans un mot, les gardes se retirèrent et refermèrent la porte derrière eux. Ammar bâilla et fit semblant de consulter sa montre. Puis il ôta ses lunettes de soleil et se frotta les yeux. Ces quelques gestes en apparence anodins lui permirent de localiser le minuscule objectif d'une caméra de télévision dissimulé au milieu des motifs du tapis. Il ne laissa pas voir qu'il se savait observé. fl patienta ainsi pendant près d'une heure. Enfin, le tapis s'écarta et Akhmad Yazid entra dans la pièce par une voûte, affichant un air important. Le chef spirituel des musulmans égyptiens était jeune, trente-cinq ans au plus, fl était petit, et devait lever la tête pour parler à Ammar. fl n'avait pas le visage caractéristique de la plupart des gens de son peuple : son menton et ses pommettes étaient plus doux, plus arrondis, fl portait une étoffe blanche en dentelle en guise de turban et son corps mince et sec était drapé 122 dans un cafetan de soie blanche. Ses yeux, lorsqu'ils passaient de l'ombre à la lumière, allaient du noir au marron clair. En signe de respect, Ammar inclina légèrement la tête sans regarder Yazid en face. - Ah ! mon ami, fit celui-ci avec chaleur. Je suis content que tu sois de retour. Ammar sourit et entra dans le jeu. - Je suis très honoré de me trouver en ta présence, Akhmad Yazid. - Je t'en prie, assieds-toi. C'était plus un ordre qu'une invitation, et Ammar prit place sur le petit tabouret de bois, ce qui permettait à son interlocuteur de le dominer. Yazid ajouta une autre forme d'humiliation : lorsqu'il commença à parler, il se mit à arpenter la pièce, ce qui obligeait Ammar à tourner sur son tabouret pour le suivre. - Chaque semaine creuse une nouvelle brèche dans le pouvoir fragile du président Hassan. Seule la loyauté des militaires empêche sa chute, fl peut encore compter sur les 350 000 hommes de son armée. Pour le moment, Abou Hamid, le ministre de la Défense, se tient sur la réserve, fl m'a assuré qu'il serait prêt à soutenir une république islamique, mais seulement si le peuple se prononçait pour par référendum et qu'il n'y ait pas de sang versé. - Et ça pose un problème ? demanda Ammar d'un air innocent. Yazid lui lança un regard glacial. - Cet homme est un valet pro-occidental, trop lâche pour renoncer à l'aide américaine. La seule chose qui importe pour lui, c'est ses précieux avions, ses hélicoptères'^ ses tanks. D craint que l'Egypte ne suive le chemin de l'Iran. Cet imbécile tient à ce que le changement se produise en douceur pour que les prêts des banques mondiales et l'aide financière des Etats-Unis continuent à nous être accordés. D se tut et fixa Ammar droit dans les yeux, comme pour mettre au défi son homme de main numéro un de le contredire. Mais celui-ci garda le silence, fl commençait à se sentir oppressé. - Abou Hamid exige aussi la promesse qu'Hala 123 Kamil restera secrétaire général des Nations unies, reprit Yazid. - Et pourtant, tu m'as ordonné de l'éliminer, fit Ammar avec une pointe de curiosité. - Oui. Je voulais que cette chienne disparaisse parce qu'elle se sert de sa position aux Nations unies comme d'un tremplin pour exprimer son opposition à notre mouvement et retourner l'opinion mondiale contre moi. Et Àbou Hamid m'aurait claqué la porte au nez si elle avait été ouvertement victime d'un assassinat, et c'est pour cette raison, Suleiman, que je comptais sur toi pour la faire périr dans ce qui devait passer aux yeux de tous pour un accident. Malheureusement, tu as échoué. Tu as réussi à tuer tout le monde à bord de l'avion, sauf Kamil ! Ces derniers mots tombèrent comme un couperet. Le calme apparent d'Ammar se lézarda. Il contempla Yazid d'un air interdit. - Elle est vivante ? - L'information est parvenue à Washington il y a moins d'une heure, dit Yazid d'un ton sec. L'avion s'est écrasé au Groenland. Tous les passagers des Nations unies sauf Kamil et tous les membres d'équipage sauf un steward et une hôtesse sont morts empoisonnés. - Empoisonnés ? s'étonna Ammar. - Nos informateurs au sein des médias américains ont confirmé la nouvelle. A quoi pensais-tu, Suleiman ? Tu m'avais assuré que l'avion s'abîmerait en mer. - Sait-on comment il a pu atteindre le Groenland ? - Le steward a découvert les corps du copilote et du mécanicien. Aidé par un délégué mexicain, il s'est emparé des commandes et a réussi à se poser en catastrophe sur un fjord gelé. Kamil aurait pu mourir de froid, et te sauver la mise, mais il y avait un bateau américain qui croisait dans les parages et ils ont pu venir presque tout de suite à son secours. Ammar était comme assommé. Il n'était pas accoutumé à l'échec et il était incapable d'imaginer comment son plan si soigneusement conçu avait pu à ce point déraper. Il ferma les yeux et revit l'avion qui évitait le sommet du glacier. Il réfléchit aux impondérables. Il y avait une pièce du puzzle qui n'était pas à sa place. 124 Yazid garda un instant le silence, puis il lança : - Tu réalises, naturellement, que c'est moi qu'on va accuser de cette histoire ? - Rien ne permet d'établir un lien quelconque entre la catastrophe et moi, ni entre toi et moi, répondit Ammar avec assurance. - Peut-être, mais on dira que j'avais le motif. La rumeur et les spéculations feront de moi un coupable dans toute la presse occidentale. Je devrais te faire exécuter. Ammar s'éclaircit les idées et haussa les épaules avec indifférence. - Ce serait une perte pour toi. Je n'en demeure pas moins le meilleur exécuteur du Moyen-Orient. - Et le plus cher ! - Je n'ai pas pour habitude de facturer les projets non réalisés. - J'espère bien, fit Yazid d'un ton acide. Il pivota brusquement et se dirigea vers le tapis qui servait de tenture. Il l'écarta, puis il s'arrêta et se tourna vers Ammar : - Je dois me préparer à la prière. Tu peux disposer, Suleiman Aziz Ammar. - Et Hala Kamil? - Je vais charger Muhammad Ismail de s'en occuper. - Ismail ! s'écria Ammar. Cet homme est un crétin. - On peut lui faire confiance. - Pour quoi, pour nettoyer les égouts ? Dans le regard froid de Yazid brilla une lueur de menace. - Kamil n'est plus de ton ressort. Tu resteras en Egypte aînés côtés. Mes fidèles conseillers et moi avons un autre projet destiné à faire avancer notre cause. Tu auras bientôt l'occasion de te racheter aux yeux d'Allah. Ammar bondit soudain sur ses pieds. - Le délégué mexicain qui a aidé à piloter le Boeing, lui aussi il a été empoisonné ? Yazid se tourna une dernière fois. - Le rapport précise qu'il est mort dans le crash. Puis il disparut et la tenture retomba. Ammar alla se rasseoir sur le tabouret. La vérité com- 125 mençait à lui apparaître. Il aurait dû être fou de rage, mais au lieu de cela, un petit sourire amusé releva les coins de sa bouche sous son épaisse moustache. - Ainsi, nous étions deux, dit-il à haute voix dans la pièce vide. Et mon collègue, lui, a empoisonné les plateaux-repas. fi secoua la tête avec admiration et reprit : - Empoisonner le bouf Wellington. Mon Dieu, quelle idée originale ! 16 Au début, personne ne prêta attention à la petite tache qui était apparue au bord du papier sur lequel étaient enregistrés les résultats des lectures du sonar. Au cours de ces six dernières heures, ils avaient ainsi trouvé de nombreux objets : des morceaux de l'avion à demi immergé qu'on remonterait plus tard, un chalutier qui avait sombré, des pièces de ferraille jetées à la mer par des bateaux qui s'étaient mis à l'abri de la tempête dans le fjord. Tout cela avait été identifié à l'aide de la caméra vidéo et éliminé. L'anomalie qui venait d'être détectée ne reposait pas au fond du fjord comme on aurait pu s'y attendre. Elle se trouvait dans une petite crique entourée de falaises. Seule une extrémité dépassait dans l'eau, le reste était enfoui sous un mur de glace. Pitt fut le premier à en saisir toute l'importance. Il était assis devant l'enregistreur. Giordino, le capitaine Knight et les archéologues faisaient cercle autour de lui. Pitt parla dans un émetteur : - Amenez-le à 150 degrés. Le Polar Explorer était toujours immobile dans le fjord pris par les glaces. Dehors, sur la banquise, une équipe conduite par Cork Simon avait foré un trou dans la glace et descendu l'unité de recherches dans l'eau. Lentement, ils lui avaient fait décrire 360 degrés et, après avoir exploré une zone, ils avaient déroulé 126 quelques mètres de câble pour essayer un autre site un peu plus loin du bateau. Simon dirigea le sonar selon les instructions de Pitt. - Ça va ? demanda-t-il. - Vous êtes en plein sur la cible. Celle-ci, vue sous un meilleur angle, devint plus distincte. Pitt l'entoura au feutre noir. - J'ai l'impression qu'on tient quelque chose. Gronquist s'avança pour regarder. - On ne distingue pas grand-chose. Qu'est-ce que vous en pensez ? - C'est plutôt vague, répondit Pitt. n faut se servir de son imagination dans la mesure où la plus grande partie est recouverte de glace. Mais d'après ce qui apparaît, il semblerait qu'on ait affaire à un vaisseau en bois. Il y a une forme anguleuse qui pourrait très bien être un étambot incurvé et assez haut. - Oui, c'est ça ! s'écria Lily avec excitation. C'est caractéristique d'un navire marchand du IVe siècle. - Ne vous emballez pas, intervint Knight. Ce n'est peut-être qu'un voilier, un vieux bateau de pêche. - Peut-être, fit Giordino d'un air sceptique. Mais si ma mémoire est bonne, les Danois, les Islandais et les Norvégiens qui ont péché dans ces eaux au fil des siècles utilisaient des bâtiments à l'arrière beaucoup plus étroit. - Tu as raison, dit Pitt. Les avants et les arrières effilés viennent des Vikings. - On n'arrive pas à obtenir une image claire de la partie de la coque qui est sous la glace, dit Gronquist. Mais on pourrait descendre une caméra pour mieux étudier l'arrière. - Je ne crois pas qu'on y gagnerait beaucoup, fit Giordino avec une moue dubitative. - Il ne manque pas d'hommes forts à bord du bateau, proposa Lily. Pourquoi ne pas creuser un tunnel dans la glace pour aller nous rendre compte sur place ? Gronquist prit des jumelles et quitta la salle d'équipement électronique pour monter à la passerelle. Il revint une minute plus tard. - La couche de glace qui recouvre l'épave fait bien 127 trois mètres d'épaisseur, annonça-t-il. Il faudra au moins deux jours pour pratiquer un passage. - Alors vous devrez le faire sans nous, dit Knight. J'ai ordre d'appareiller avant 18 heures et nous n'avons plus guère de temps. Gronquist en demeura interdit. - Mais il ne reste que cinq heures ! Knight eut un geste d'impuissance. - Je suis désolé, mais ça ne dépend pas de moi. Pitt étudia la tache noire sur le papier, puis il se tourna vers le capitaine : - Si je vous prouve qu'il s'agit d'un bâtiment romain du IVe siècle, pourrez-vous persuader le commandement de la flotte Atlantique Nord de nous accorder un ou deux jours de plus ? Knight fronça les sourcils. - Qu'est-ce que vous mijotez encore ? - Vous marchez avec nous ? le pressa Pitt. - Oui, fit le capitaine. Mais seulement si vous me démontrez, et sans l'ombre d'un doute, que c'est bien une épave vieille de plus d'un millier d'années. - Marché conclu. - Comment allez-vous faire ? - C'est très simple, répondit Pitt. Je vais plonger sous la glace et aller explorer la coque. Cork Simon et ses hommes eurent vite fait de pratiquer un trou dans la couche de glace à l'aide de scies à chaînettes. Après avoir vérifié que l'ouverture était bien dégagée, Simon se dirigea vers un petit abri en toile. A l'intérieur, bien au chaud, il y avait plusieurs personnes ainsi que du matériel de plongée. Un compresseur crachotait à côté de l'unité de chauffage. Lily et les autres archéologues étaient installés dans un coin autour d'une table pliante et discutaient devant une série de croquis pendant que Pitt se préparait. - Tout est prêt, annonça Simon. - Laissez-nous encore cinq minutes, répondit Giordino en vérifiant une nouvelle fois l'équipement de plongée. Pitt avait passé une combinaison spéciale par-dessus f un collant en épais nylon qui assurait une excellente & isolation thermique. Il mit ensuite un capuchon et une ceinture de plomb tout en s'efforçant d'assimiler quelques notions d'architecture navale ancienne. - Les constructeurs des premiers navires marchands utilisaient de préférence le cèdre, le cyprès, et souvent le pin pour les bordages, lui expliquait Gronquist. Pour la quille, ils se servaient surtout de chêne. ;" - Je serais incapable de reconnaître un bois d'un ;. autre, fit Pitt. Jt - Dans ce cas, étudiez la coque. Les planches étaient | soigneusement jointes par des tenons et des mortaises. $. La partie immergée était souvent renforcée par des * plaques de plomb. Quant au reste, c'était en général du % fer ou du cuivre. - Et le gouvernail ? demanda Pitt. Il a un dessin ou des attaches particuliers ? - Vous ne trouverez pas de gouvernail situé au centre de la poupe, répondit Sam Hoskins. Us ne sont apparus que huit cents ans plus tard. Les premiers navires marchands méditerranéens étaient dirigés grâce à deux grands avirons installés sur l'arrière. Giordino aida son ami à enfiler son masque. Il en vérifia le joint, l'ajusta et resserra les sangles. Le branchement en air comprimé était déjà fait et quand Pitt eut indiqué qu'il respirait correctement, le petit Italo-Américain relia le câble de communication au masque, puis enroula la ligne de survie autour de la taille du plongeur. Il effectua les derniers contrôles, puis passa un casque équipé d'un micro. - Tu me reçois bien ? - Un'peu faible, répondit Pitt. Monte un tout petit peu le volume. - Là, c'est mieux ? - Oui, nettement. - Comment tu te sens ? - Très bien tant que je respire de l'air chaud. - Paré? Pitt leva le pouce, puis il accrocha une torche de plongée sous-marine à sa ceinture. Lily approcha son visage du masque. 128 129 - Bonne chasse et soyez prudent. fl lui fit un clin d'oil, puis il sortit de l'abri, suivi par deux hommes de la Navy qui s'occupaient des câbles. Giordino allait leur emboîter le pas quand Lily lui prit le bras. - On pourra l'entendre ? demanda-t-elle avec inquiétude. - Oui, le micro est relié à un haut-parleur. Le professeur Gronquist et vous pourrez rester ici au chaud et tout écouter. Si vous avez un message pour "Pitt, venez me trouver et je le lui transmettrai. Pitt se dirigea lourdement vers le trou pratiqué dans la glace, et il s'assit au bord pour enfiler ses palmes. L'eau était couleur de jade et paraissait dangereuse et froide. Le capitaine Knight s'approcha et posa la main sur l'épaule du plongeur, fl ne vit de celui-ci que ses yeux verts qui le regardaient au travers du masque, fl parla fort pour se faire entendre : - fl ne reste plus qu'une heure et vingt-trois minutes. Je tenais à ce que vous le sachiez. Pitt le dévisagea un instant sans répondre, puis il se laissa glisser vers les profondeurs inquiétantes. fl était entouré de parois blanches et avait l'impression de s'enfoncer dans un puits. Quand il eut passé la couche de glace, il fut surpris de voir le kaléidoscope de couleurs que formaient les rayons de soleil qui pénétraient sous la banquise par l'ouverture. La visibilité horizontale était de près de quatre-vingts mètres. Pitt regarda au-dessous de lui, et aperçut une petite colonie de varech qui recouvrait les rochers tapissant le fond. Des milliers de minuscules crustacés qui ressemblaient à des crevettes étaient suspendus dans l'eau calme. Un énorme phoque de trois mètres de long le contemplait à distance avec curiosité. Pitt agita les bras et ranimai lui jeta un regard circonspect avant de s'éloigner majestueusement. Pitt arriva au fond et s'arrêta un instant pour égaliser la pression dans ses oreilles: fl était un peu trop lourd, et il se débarrassa de l'un des plombs de sa ceinture. L'air qui lui parvenait à travers un filtre puis un 130 accumulateur installé à l'intérieur de son masque était insipide mais pur. fl leva les yeux et s'orienta à la lueur qui tombait du trou foré dans la banquise, puis il consulta sa boussole. - Tu m'entends ? fit la voix de Giordino dans les écouteurs du masque. - Oui. Je suis sur le fond, fl n'y a pas plus de quatre ou cinq mètres. Tout est en ordre. Pitt se retovrna et perça du regard le vide glauque avant de reprendre : - L'épave repose à environ dix mètres de moi, plein nord. Je vais m'approcher. Donne-moi un peu de mou. fl se mit à nager lentement, prenant garde à ne pas accrocher ses lignes aux affleurements rocheux. Le froid intense de l'eau commençait à s'infiltrer sous sa combinaison. Heureusement que Giordino avait pensé à lui insuffler de l'air chaud et sec. L'arrière du navire lui apparut. Les flancs étaient couverts d'algues, et il en dégagea une petite section de sa main gantée, soulevant un nuage vert. D attendit que l'eau fût redevenue claire et regarda. - Informe Lily et Gronquist qu'on a affaire à une coque en bois sans gouvernail arrière, mais que je ne vois aucun signe d'avirons. - Bien reçu, fit Giordino. Pitt tira un couteau d'un étui attaché à sa jambe, et en sonda le dessous de la coque. La pointe heurta un métal tendre. - Le fond est recouvert de plomb, annonça-t-il. - Ça se présente bien, dit Giordino. Le professeur Gronquist voudrait savoir s'il y a des sculptures sur l'étambot. - Un*nstant. Pitt dégagea soigneusement une partie plate de l'étambot, juste à l'endroit où celui-ci disparaissait sous la glace. De nouveau, il dut patienter jusqu'à ce que le nuage se dissipe. - Il y a une sorte de plaque de bois dur encastrée dedans. Je vois des lettres et un visage. - Un visage ? - Avec des cheveux bouclés et une barbe épaisse. - Qu'est-ce qui est écrit ? 131 - Désolé, je ne sais pas le grec. - Ce n'est pas du latin ? s'étonna Giordino. Les lettres en relief étaient floues dans la lumière incertaine qui filtrait à travers la glace. Pitt colla son visage à la plaque de bois. - Non, du grec, confirma-t-il. - Tu es sûr ? - N'oublie pas que je suis sorti avec une fille qui enseignait les lettres classiques ! - Attends une seconde. Nos amis archéologues sont dans tous leurs états. fl s'écoula près de deux minutes avant que la voix de Giordino ne résonne de nouveau dans les écouteurs : - Gronquist pense que tu as des hallucinations, mais Mike Graham dit qu'il a étudié le grec ancien et il te demande si tu peux lui décrire les lettres. - La première ressemble à un S majuscule en forme d'éclair. Puis il y a un A auquel il manque la jambe droite, suivi d'un P et d'un autre A bancal. Après, il y a une sorte de L inversé, comme une potence, et un I. La dernière lettre est un autre S en éclair. Je ne peux pas vous dire mieux. Graham avait écouté par l'intermédiaire du haut-parleur installé dans l'abri et copié sur la page d'un carnet en se fiant à la description sommaire de Pitt. Il avait obtenu ceci : II étudia un long moment cet assemblage qui ressemblait à un mot. U y avait quelque chose qui ne collait pas. Il fouilla dans sa mémoire et comprit enfin. C'était bien du grec classique, mais du grec oriental. Son expression se fit alors incrédule. Il nota furieusement un mot, arracha la page et la montra à tous. En lettres capitales, on lisait : SARAPIS Lily interrogea Graham du regard, puis demanda : - Ça signifie quelque chose ? 132 - Il me semble que c'est le nom d'un dieu gréco-égyptien, intervint Gronquist. - Un dieu populaire dans tout le bassin méditerranéen, ajouta Hoskins. Aujourd'hui, on l'écrit plutôt « Sérapis ». - Ainsi, notre bateau serait le Sérapis, murmura pensivement Lily. - Dans ce cas, on peut aussi bien avoir affaire à une épave romaine que grecque ou égyptienne, grommela Knight. Laquelle, d'après vous ? - Ça nous dépasse complètement, répondit Gronquist. fl nous faudrait le concours d'un expert en bâtiments anciens pour trancher. Sous la banquise, Pitt contourna l'arrière de l'épave par bâbord. Les planches avaient l'air tordues et bombées. En quelques coups de palmes, il s'approcha et constata qu'une partie de la coque avait été enfoncée par la glace. D dégagea l'ouverture et passa la tête à l'intérieur. Il faisait noir et il ne distingua que des formes vagues et impossibles à identifier. Il tendit le bras et sentit quelque chose de dur et d'arrondi, fl n'avait pas la place de glisser les épaules et, sans plus réfléchir, il arracha une planche et s'en servit pour agrandir la brèche. Tout archéologue marin aurait eu une crise cardiaque devant un geste pareil, mais Pitt n'était pas habité de tels scrupules, fl avait de plus en plus froid, et il savait qu'il ne pourrait plus tenir bien longtemps. - fl y a une brèche dans la coque, se contenta-t-il de déclarer. Envoyez une caméra. - Compris, répondit la voix imperturbable de Giordino. Remonte et je te la passe. Pitt retourna vers le trou dans la banquise et suivit ses bulles jusqu'à la surface. Son adjoint et ami était allongé sur la glace, et il lui tendit une caméra sous-marine vidéo en disant : - Prends quelques vues et reviens. Tu en as assez fait. - Et le capitaine Knight ? - Attends, je te le passe. La voix de Knight s'éleva dans les écouteurs : - Dirk? 133 - Je vous écoute, Byron. - Etes-vous à cent pour cent sûr que vous tenez une épave vieille de mille ans en parfait état ? - Tout semble le confirmer. - Il me faut quelque chose de tangible si je veux parvenir à convaincre le commandement atlantique de nous accorder un délai supplémentaire de quarante-huit heures. - Bon. - N'importe quelle antiquité suffira, conclut le capitaine. Pitt agita la main et replongea. Il ne pénétra pas tout de suite à l'intérieur du bateau. Il resta une ou deux minutes à flotter, immobile, devant la brèche déchiquetée. Pourquoi il hésitait ainsi, il ne le savait pas. Peut-être attendait-il que la main d'un squelette l'invitât à entrer, peut-être craignait-il de ne rien découvrir d'autre que les débris d'un schooner de pêche islandais vieux de quatre-vingts ans, ou peut-être soupçonnait-il simplement qu'il se trouvait devant un tombeau. fl finit par passer la tête et, les épaules ramassées, il donna un petit coup de palmes. Les ténèbres inconnues se refermèrent autour de lui. 17 Une fois à l'intérieur, Pitt s'immobilisa et écouta les battements de son cour en attendant que ses yeux s'habituent à l'obscurité. Il ignorait ce qu'il allait trouver, et ne fut donc pas particulièrement surpris de découvrir tout un assortiment de jarres, de pichets, de bols et d'assiettes en terre cuite soigneusement empilés sur des étagères installées contre les cloisons. Il y avait aussi un grand pot de cuivre, l'objet qu'il avait effleuré quand il avait pour la première fois glissé la main par la brèche, dont les parois avaient acquis une patine vert foncé. 134 II tâtonna autour de lui et constata qu'il était agenouillé sur le sol carrelé d'une cheminée. Il leva les yeux et vit monter les bulles de son respirateur. Il se redressa et sa tête et ses épaules émergèrent à l'air libre, au-dessus du niveau de la mer qui recouvrait le fjord. - Je suis dans les cuisines du bateau, annonça-t-il. La partie supérieure est au sec. La caméra tourne. - Bien reçu, fit simplement Giordino. Pitt filma la cuisine durant quelques minutes, fl aperçut un placard ouvert où étaient rangés plusieurs vases en verre de forme élancée, fl en souleva un et regarda à l'intérieur, fl contenait des pièces, fl en prit une, l'essuya de son doigt ganté tout en braquant la caméra de l'autre main. La surface était brillante et dorée. Un sentiment d'appréhension l'envahit, fl jeta un regard autour de lui, comme s'il s'attendait à voir surgir par l'écoutille un équipage fantôme qui l'accuserait de vol. Mais il n'y avait personne. Il était seul, environné d'objets qui avaient appartenu à des hommes qui avaient arpenté ce même pont, préparé et mangé des repas ici - des hommes morts depuis seize siècles. fl se demandait ce qui avait pu leur arriver. Comment avaient-ils pu atteindre les régions arctiques sans qu'il y eût de traces de ce voyage historique ? Ils étaient sans doute morts de froid, mais où étaient leurs cadavres ? - Tu ferais mieux de remonter, dit soudain Giordino. Tu es en bas depuis près d'une demi-heure. - Pas encore. Une demi-heure ! Elle avait passé en un clin d'oeil. La notion du temps lui échappait. Le froid commençait à affecter son cerveau, fl laissa retomber la pièce dans le vase et poursuivit son inspection. Le toif de la cuisine dépassait d'environ cinquante centimètres au-dessus du pont principal, et les petites fenêtres cintrées qui assuraient l'aération étaient condamnées. Pitt parvint à en forcer une, et il se trouva devant un mur de glace. Quelques estimations rapides lui permirent de constater que le niveau de l'eau était plus bas vers l'arrière de la cuisine, et il en déduisit que la proue et la partie centrale de la coque reposaient sur la pente du rivage enfoui sous la banquise. 135 - Tu trouves quelque chose ? demanda Giordino d'une voix brûlante de curiosité. - Qu'est-ce que tu espères ? - Des traces de l'équipage ? - Désolé, je ne vois pas d'ossements. Pitt plongea sous l'eau afin de vérifier, fl n'y avait rien. - Ils se sont probablement affolés et auront abandonné le navire en pleine mer, suggéra Giordino. - Aucun signe de panique. La cuisine est impeccablement rangée. - Tu peux visiter le reste du navire ? - fl y a une écoutille dans la cloison avant. Je vais aller voir ce qu'il y a de l'autre côté. Pitt plongea par l'étroite ouverture en tirant derrière lui le tuyau d'air et la ligne de survie. Les ténèbres étaient oppressantes, fl prit sa torche et éclaira une sorte de petit réduit. - Je suis dans une espèce de réserve. Ljeaii ne m'ar-rive qu'aux genoux, fl y a des outils, oui, c'est bien ça, des outils de charpentier, des ancres, une grande balance... - Une balance ? s'étonna Giordino. - Oui, une balance romaine. - Vu. - fl y a aussi des haches, des poids et des filets de pêche. Attends, je prends tout ça. Une étroite échelle de bois montait vers une ouverture pratiquée dans le pont principal. Après avoir filmé le contenu de la réserve, Pitt posa le pied sur le premier barreau et s'aperçut avec une pointe d'étonnement qu'il était encore assez solide pour supporter son poids. fl grimpa lentement et déboucha dans les vestiges d'une cabine qui avait été écrasée par la masse de glace, fl redescendit et se faufila par une autre écoutille qui donnait dans la cale, fl balaya l'intérieur du faisceau de sa torche et, aussitôt, il se figea. Ce n'était pas seulement une cale. C'était aussi une crypte. Le froid extrême avait transformé l'endroit en chambre cryogénique. Huit corps en état de conservation parfaite étaient regroupés autour d'un petit poêle en fer situé vers l'avant. Chacun d'eux était recouvert 136 d'un linceul de glace, comme s'il était enveloppé dans une épaisse feuille de plastique transparent. Les visages avaient une expression paisible, et les yeux étaient grands ouverts. Pareils à des mannequins dans une vitrine, ils posaient chacun dans une attitude différente comme installés là par un étalagiste. Quatre étaient assis autour d'une table, les assiettes à la main, les bols aux lèvres. Deux étaient adossés à la cloison en train de lire ce que Pitt supposait être des parchemins. Le septième était penché au-dessus d'un coffre en bois, et le dernier était occupé à écrire. Pitt avait le sentiment d'avoir pénétré à l'intérieur d'une machine à voyager dans le temps, fl n'arrivait pas à croire qu'il avait devant lui des hommes qui avaient été citoyens de la Rome impériale, des anciens marins qui avaient touché des ports depuis longtemps enfouis sous les vestiges de civilisations ultérieures, des ancêtres qui remontaient à plus de soixante générations. fls n'étaient pas préparés à affronter les rigueurs de l'Arctique. Ils ne portaient pas d'épais vêtements et étaient enveloppés dans de grossières couvertures, fls étaient plutôt petits, une bonne tête de moins que Pitt. L'un d'eux était chauve, avec une couronne d'épais cheveux gris ; un autre était roux et barbu, tandis que la plupart avaient un visage glabre. D'après ce qu'on pouvait voir à travers la pellicule de glace, le plus jeune semblait avoir environ dix-huit ans et le plus âgé un peu moins de la quarantaine. L'homme qui était mort pendant qu'il écrivait avait un bonnet de cuir enfoncé sur la tête et des bandes de laine enroulées autour des jambes et des pieds. Il était penché â"u-dessus d'une pile de tablettes de cire posées sur une petite table pliante. D serrait encore un style dans la main droite. Ds ne paraissaient pas avoir péri de faim ou de froid. La mort les avait frappés brusquement. Pitt en devina la cause. Les écoutilles avaient été soigneusement calfeutrées, et la seule ventilation avait été bouchée par la glace. Les marmites contenant leur dernier repas se trouvaient encore sur le petit poêle à huile. La fumée et la chaleur n'avaient pas pu être évacuées, et 137 les émanations mortelles d'oxyde de carbone s'étaient accumulées dans la cale. Les hommes avaient perdu connaissance d'un seul coup, et chacun était mort à l'endroit où il se tenait. Pitt, comme s'il avait peur de réveiller ces marins plongés depuis longtemps dans un sommeil éternel, dégagea avec précaution les tablettes de cire, et les glissa à l'intérieur de sa combinaison. Il ne sentait pas le froid, ni la transpiration fébrile qui coulait sur sa peau, ni les frissons qui le parcouraient. Il était à ce point absorbé par la scène macabre qui s'étalait sous ses yeux, qu'il n'entendait pas les appels répétés de Giordino. - Tu es toujours là ? Réponds-moi, nom de Dieu ! Pitt finit par marmonner quelques paroles inintelligibles - Répète ! Qu'est-ce qui se passe ? L'inquiétude qui perçait dans la voix de son ami finit par arracher Pitt à l'espèce de transe dans laquelle il était plongé. - Informe le capitaine Knight que ses pires craintes sont confirmées, dit-il alors. L'épave est bien une antiquité. Il marqua une pause, et reprit d'un ton laconique : - Et tu peux ajouter que s'il a besoin de témoins, je suis en mesure de produire l'équipage. 18 Julius Schiller, le sous-secrétaire aux Affaires politiques, était dans le jardin en train de préparer un barbecue, quand sa femme lui cria de la cuisine qu'on le demandait au téléphone. Il alla prendre la communication dans son bureau. - Allô? - Julius, Dale Nichols à l'appareil. - Oui? tf * fr - Désolé de vous appeler un dimanche. Je vous dérange ? - Non, juste un petit barbecue en famille. - Vous êtes courageux, il ne fait même pas 10 degrés dehors ! - C'est toujours mieux que d'enfumer le garage. - Un steak et des oufs brouillés, c'est ce que je préfère. Schiller comprit aussitôt, et il bascula la communication sur une ligne sûre qui était brouillée par ordinateur. - Je vous écoute, Dale, qu'est-ce qui se passe ? - Hala Kamil. La substitution a eu lieu en douceur. - Son sosie est à l'hôpital Walter Reed, c'est ça ? demanda Schiller. - Oui, et sous bonne garde pour parfaire la mise en scène. - Qui joue son rôle ? - Teri Rooney, l'actrice. Elle a fait un boulot de maquillage sensationnel. Impossible de la distinguer de la secrétaire générale à moins de la dévisager à quelques centimètres. Par précaution, les médecins de l'hôpital ont également donné une conférence de presse dans laquelle ils ont évoqué la gravité de son état. - EtKamil? - Elle est restée à bord de l'avion de l'Air Force qui l'a ramenée du Groenland. Après avoir refait le plein, il a été se poser à Buckley Field près de Denver. De là, elle s'est rendue à Breckenridge en hélicoptère. - La station de ski dans le Colorado ? - Oui. Elle est confortablement installée dans le chalet du sénateur Pitt juste à la sortie du village. Elle ne souffre que de quelques contusions et de quelques engelures. - Comment prend-elle cette convalescence forcée ? - Elle n'a pas encore eu l'occasion d'exprimer quoi que ce soit. Elle est sous sédatifs depuis Thulé. Mais elle ne pourra qu'approuver les mesures que nous avons prises afin de lui permettre d'arriver saine et sauve au siège des Nations unies pour la séance d'ouverture de l'Assemblée générale. Une source digne de confiance qui fait partie de son entourage immédiat affirme 138 139 qu'elle a l'intention de condamner Yazid à la tribune, de le présenter comme un imposteur religieux et de démontrer sa participation à des actes terroristes. - J'ai lu un rapport provenant de la même source, reconnut Schiller. - Il ne reste que cinq jours avant la séance d'ouverture, reprit l'assistant spécial du Président. Yazid va tout faire pour l'éliminer. - fl faut la mettre à l'abri jusqu'au moment où elle montera à la tribune, dit Schiller. - Elle est en sécurité, le rassura Nichols. Des nouvelles du gouvernement égyptien de votre côté ? - Le président Hassan nous a assurés de son entière coopération en ce qui concerne Kamil. Il profite de chaque minute de répit pour lancer ses réformes économiques et remplacer les chefs militaires par des hommes en qui il a toute confiance. Hala Kamil est le dernier rempart qui empêche Yazid de s'emparer du gouvernement par un coup de force. Si ses hommes de main parviennent à la neutraliser avant que son discours ne soit diffusé dans le monde entier par satellite, il y a un danger réel de voir l'Egypte devenir un nouvel Iran d'ici la fin de ce mois. - Ne vous en faites pas, Yazid ne découvrira la supercherie que quand il sera trop tard, affirma l'assistant du Président. - Je suppose qu'elle est sous bonne garde ? - Ce sont les meilleurs agents du Service secret qui sont chargés de sa protection. Le Président surveille l'opération en personne. Voilà, c'est tout ce que j'ai pour le moment. Je vous laisse à vos steaks, et je vous tiendrai au courant. - Je me sentirais plus tranquille si le FBI était dans le coup, insista Schiller. - L'équipe de sécurité de la Maison-Blanche a envisagé toutes les possibilités. Le Président pense que moins il y aura de monde au courant, mieux ça vaudra. Le sous-secrétaire aux Affaires politiques resta un instant silencieux, puis il dit : - Surtout, ne faites pas de bêtises, Dale.' - Ne vous inquiétez pas. Je vous promets qu'Hala 140 Kamil débarquera en pleine forme et tout feu tout flamme au siège des Nations unies. - Elle aura intérêt ! Schiller raccrocha. Il était tenaillé par un sombre pressentiment. Il espérait de toutes ses forces que les gens de la Maison-Blanche savaient ce qu'ils faisaient. De l'autre côté de la rue, trois hommes étaient installés dans une camionnette Ford marquée « Dépannage Plomberie - 24 heures sur 24 ». L'intérieur était bourré d'équipements d'écoutes électroniques. fl y avait cinq heures que l'ennui régnait. La surveillance était sans doute l'un des boulots les plus fastidieux, avec peut-être celui qui consistait à regarder pousser l'herbe. L'atmosphère était électrique. Il y en avait un qui fumait et les deux autres qui ne supportaient pas la fumée. Ils étaient tous les trois transis de froid. Anciens agents du contre-espionnage, ils avaient démissionné pour se mettre à leur compte. La plupart de ceux qui étaient dans leur cas se chargeaient parfois de missions pour le gouvernement, mais ces trois-là étaient de ces hommes qui placent l'argent au-dessus de l'idéal patriotique, et ils étaient disposés à vendre au plus offrant toutes les informations top secret qu'ils parvenaient à recueillir. L'un d'eux, un grand blond dégingandé, braquait des jumelles sur la maison de Schiller à travers la vitre teintée. - fl sort de son bureau, annonça-t-il. L'homme corpulent qui était penché au-dessus du magnétophone, un casque sur les oreilles, acquiesça : - La conversation est terminée. Le troisième, qui arborait une imposante moustache en guidon de vélo, maniait un laser parabolique, un micro ultra-sensible qui captait les voix à l'intérieur d'une pièce à partir des vibrations des carreaux de fenêtres, puis les amplifiait grâce à des fibres optiques aboutissant à un canal sonore doublé d'un décodeur géré par ordinateur. - Quelque chose d'intéressant ? demanda le maigre. Le gros ôta son casque et essuya la transpiration qui luisait sur son front. 141 - J'ai l'impression qu'avec ma part je vais enfin pouvoir me payer mon bateau de pêche. Cette information vaut de l'or pour certaines personnes. - A qui penses-tu ? demanda le moustachu. L'autre eut un sourire de hyène repue : - A une riche et influente crapule qui a un petit compte à régler avec Akhmad Yazid. 19 Le Président se leva de derrière son bureau et accueillit d'un signe de tête Martin Brogan, le directeur de la CIA, qui venait lui faire comme chaque matin son rapport dans le Bureau ovale. Les deux hommes se connaissaient depuis des années et ne jugeaient plus utile d'échanger formules de politesse ou poignées de main. Brogan, mince et distingué, attendit que le Président, qui était, lui, un homme grand et massif, se fût rassis avant de s'installer face à lui dans un fauteuil de cuir. Le chef de la Maison-Blanche, comme s'il s'agissait d'un rituel, servit une tasse de café, ajouta une cuillerée de sucre, et la tendit à son vis-à-vis. Puis il passa la main dans ses cheveux argentés et posa ses yeux gris clair sur son visiteur. - Alors, quels sont les secrets du monde, aujourd'hui ? demanda-t-il. Brogan haussa les épaules et fit glisser sur le bureau un dossier relié de cuir. - A 9 heures, heure de Moscou, le président du Soviet suprême Georgi Antonov a pris du bon temps avec sa maîtresse sur le siège arrière de sa limousine avant de rejoindre le Kremlin. - J'envie sa façon d'entamer la journée, fit le chef d'Etat américain avec un large sourire. - Il a également donné deux coups de téléphone depuis sa voiture. L'un à Serguei Kornilov, le directeur du programme spatial soviétique, l'autre à son fils, qui 142 travaille à la section commerciale de l'ambassade soviétique à Mexico. Vous trouverez la transcription de ces conversations dans les pages quatre et cinq. Le Président ouvrit le dossier, mit ses lunettes et parcourut rapidement quelques lignes, sidéré comme d'habitude par les moyens dont disposaient les services de renseignements. - Et comment s'est déroulé le reste de la journée de notre ami Georgi ? - Il a passé la plupart de son temps à traiter de problèmes intérieurs. Je crois que vous n'aimeriez pas être à sa place. Les perspectives économiques de son pays sont de jour en jour plus sombres. Ses réformes agricoles et industrielles sont demeurées lettre morte. La vieille garde du Politburo cherche à avoir sa peau. Les militaires sont loin d'être satisfaits du budget qui leur est accordé et ont manifesté publiquement leur colère. Les citoyens soviétiques expriment de plus en plus haut leur mécontentement au fur et à mesure que les files devant les magasins s'allongent. La croissance économique s'est réduite à moins de 2 p. 100. Il y a de fortes possibilités pour qu'Antonov soit contraint de quitter le pouvoir avant l'été. - Si le déficit de notre balance commerciale ne se stabilise pas, je pourrais bien me retrouver dans le même bateau, fit le locataire de la Maison-Blanche avec pessimisme. Brogan ne fit pas de commentaires. On ne lui en demandait d'ailleurs pas. - Où en est la situation en Egypte ? reprit le Président. - Le président Hassan, lui aussi, est sur le fil du rasoir. L'armée de l'air reste loyale, mais les autres généraux sont sur le point de rejoindre le camp de Yazid. Le ministre de la Défense Abou Hamid a rencontré secrètement Yazid à Port-Saïd. Nos informateurs pensent qu'il ne négociera pas son ralliement sans obtenir des assurances quant à la position qu'il occupera. Il ne tient pas du tout à être l'otage des mollahs fanatiques qui entourent Yazid. - Vous croyez que Yazid s'exécutera ? - Non, répondit le directeur de la CIA en secouant la 143 tête. Il n'a nullement l'intention de partager le pouvoir. Hamid a sous-estime Yazid. Nous venons de découvrir un complot qui vise à placer une bombe dans l'avion privé de Hamid. - Vous l'avez prévenu ? - Il me faut d'abord votre autorisation. - Vous l'avez. Mais Hamid est soupçonneux. Il va peut-être s'imaginer qu'on a inventé cette histoire pour éviter qu'il ne se range aux côtés de Yazid. - Nous sommes en mesure de lui fournir les noms des hommes de Yazid chargés de l'assassiner. S'il exige des preuves, nous les lui communiquerons. Le Président se renversa dans son fauteuil et contempla pensivement le plafond. - Est-ce qu'il y a un lien entre Yazid et l'accident de l'avion des Nations unies à bord duquel se trouvait Hala Kamil ? demanda-t-il enfin. - Tout au plus un lien indirect, reconnut Brogan. Nous n'aurons pas de conclusions définitives avant que les enquêteurs aient tout examiné et fait leur rapport. Pour le moment, cette affaire est une véritable énigme. Nous n'avons pu établir que quelques faits. Nous savons que le véritable pilote a été assassiné. Son corps a été retrouvé dans la malle d'une voiture au parking de l'aéroport d'Heathrow. - On dirait un coup de la Mafia. - Presque, sauf que le meurtrier est un as du déguisement et a réussi à se faire passer pour le pilote. Après avoir assuré le décollage, il a tué le mécanicien et le copilote en leur injectant un agent nerveux connu sous le nom de sarin, puis il a changé de route, et a abandonné l'appareil au-dessus de l'Islande. - Il a dû travailler avec une équipe de professionnels hautement entraînés, fit le Président sans pouvoir dissimuler une pointe d'admiration. - Nous avons des raisons de penser qu'il a agi seul, déclara Brogan. - Seul ? fit l'occupant du Bureau ovale avec incrédulité. Cet homme doit être terriblement dangereux ! - Toute cette opération porte la marque d'un Arabe qui a pour nom Suleiman Aziz Ammar. - Un terroriste ? 144 - Pas au sens propre. Ammar est l'un des tueurs les plus habiles sur la scène internationale. J'aimerais bien l'avoir de notre côté. - Tâchez de ne jamais lâcher une phrase pareille devant les libéraux du Congrès, fit sèchement le Président. - Ni devant les médias, ajouta le directeur de la CIA. - Vous avez un dossier sur cet Ammar ? - Un épais dossier ! Il est ce qu'on appelle un maître dans l'art de se déguiser. C'est un bon musulman, pratiquant, qui s'intéresse peu à la politique, un mercenaire qui n'a aucun lien établi avec les extrémistes islamiques. Ammar demande des sommes énormes, et les obtient. C'est un homme d'affaires avisé. Sa fortune est estimée à plus de 60 millions de dollars. Il utilise des méthodes bien à lui. Ses opérations sont soigneusement préparées et exécutées. Toutes sont étudiées afin de passer pour des accidents. On ne peut rien lui attribuer avec certitude. Les victimes innocentes ne comptent pas à ses yeux du moment que sa cible figure parmi elles. Nous le soupçonnons d'être responsable de plus d'une centaine de morts au cours de ces dix dernières années. Sa tentative pour tuer Hala Kamil, si toutefois nous parvenons à prouver qu'il est derrière, est son seul échec connu jusqu'à ce jour. Le Président ajusta ses lunettes et étudia un instant le rapport sur le crash aérien. - H y a quelque chose qui m'échappe. S'il avait l'intention de faire disparaître l'avion en mer, pourquoi se serait-il donné la peine d'empoisonner les passagers ? Pourquoi les tuer deux fois, en quelque sorte ? - C'estJ^ien ce qui est bizarre, expliqua Brogan. Mes analystes pensent que ce n'est pas Ammar qui est responsable de l'empoisonnement des passagers. Le chef d'Etat ne put retenir un mouvement de surprise. - Qu'est-ce que c'est que cette histoire, Martin ? - Des pathologistes du FBI sont arrivés à Thulé et ont autopsié les cadavres. Ils ont découvert plus de cinquante fois la dose de sarin nécessaire à tuer un homme dans les corps du mécanicien et du copilote, mais leurs analyses prouvent que les passagers et les 145 autres membres de l'équipage sont morts après avoir absorbé de la mancenille contenue dans les plateaux-repas. Brogan se tut et but une gorgée de café. Le Président attendit en tapotant sur son bureau avec son stylo en signe d'impatience. - La mancenille, ou goyave vénéneuse comme on l'appelle, est assez répandue dans les Caraïbes et le long du golfe du Mexique, reprit le directeur de la CIA. C'est un fruit qui a l'aspect d'une petite pomme et qui vient du mancenillier, ou « arbre-poison ». Les Indiens Caraïbes enduisaient la pointe de leurs flèches de la sève de cet arbre. Dans le passé, nombre de marins échoués sont morts après avoir mangé ces fruits, et c'est encore le cas aujourd'hui pour des touristes non avertis. - Et vos hommes s'imaginent qu'un assassin de la trempe d'Ammar n'utiliserait pas un tel moyen ? - Quelque chose comme ça, admit Brogan. Ammar n'aurait pas de difficultés à faire acheter ou voler du sarin dans une firme européenne de produits chimiques. La mancenille, c'est un autre problème. On n'en trouve pas à tous les coins de rue. Et puis elle agit doucement. Sincèrement, je ne vois pas Ammar y avoir recours. - Si ce n'est pas lui, c'est qui, alors ? - Nous l'ignorons. En tout cas, ce n'est pas l'un des trois survivants. L'unique piste, et des plus minces, conduit à un délégué mexicain aux Nations unies du nom de Eduardo Ybarra. C'est le seul passager avec Hala Kamil à ne pas avoir touché au repas. - Le rapport indique qu'il est mort lorsque l'avion s'est écrasé, fit le Président en levant les yeux. Comment aurait-il pu introduire le poison dans les plateaux sans être vu? - Ça a dû se faire dans les cuisines de la société qui fournit la compagnie aérienne. Les enquêteurs anglais sont en train de vérifier cette piste. - Ybarra est peut-être innocent, fl y a peut-être une raison toute simple qui explique pourquoi il n'a pas mangé. - D'après l'hôtesse survivante, Hala dormait pen- 146 dant qu'on servait les plateaux, mais Ybarra a prétexté un estomac retourné. - C'est plausible. - Oui, mais l'hôtesse l'a vu manger un sandwich qu'il a sorti de son attaché-case. - Alors, c'est qu'il savait. - Il semblerait, oui. - Mais pourquoi aurait-il pris le risque de monter à bord puisqu'il n'ignorait pas que tout le monde allait mourir sauf lui ? - Pour plus de sûreté. Au cas où la ou les personnes visées, sans doute toute la délégation mexicaine, n'auraient pas ingéré le poison. Le Président réfléchit un moment. - Bon, fit-il enfin. Kamil est une épine dans le flanc de Yazid. Il paye Ammar pour l'éliminer. Celui-ci sabote le boulot et l'avion ne disparaît pas au milieu de l'océan Arctique comme prévu, mais se pose en catastrophe au Groenland. Voilà pour le premier mystère. Appelons ça l'« Egyptian connection ». Le deuxième mystère, la « Mexican connection », est beaucoup plus épais. Il n'y a pas de motif évident à tous ces meurtres et le seul suspect est mort. Si j'avais à juger de cette affaire, je la classerais pour absence de preuves. - Je ferais comme vous, dit le directeur de la CIA. Rien ne confirme la présence de mouvements terroristes au Mexique. - Vous oubliez Topiltzin, fit brusquement le Président. Brogan fut étonné de l'expression de rage froide qu'affichait le chef d'Etat. - Nous ne l'oublions pas, lui assura-t-il. Ni ce qu'il a fait à Guy^Rivas. Un mot de vous, et je le fais mettre hors circuit. Le Président soupira et se tassa dans son fauteuil. - Si seulement c'était aussi simple ! Je claque des doigts et la CIA élimine un dirigeant étranger opposé à notre politique. Le risque est trop grand. Kennedy l'a appris à ses dépens en fermant les yeux sur la tentative de la Mafia pour tuer Castro. - Reagan n'a élevé aucune objection quand il s'est agi de Kadhafi. 147 - C'est vrai, fit le Président avec lassitude. Si seulement il avait pu savoir que Kadhafi mourrait d'un cancer ! - Aucune chance avec Topiltzin. Les rapports médicaux indiquent qu'il jouit d'une santé de fer. - Cet homme est un fou sanguinaire. S'il prend le pouvoir au Mexique, ce sera un véritable désastre. - Vous avez écouté la traduction de la bande enregistrée par Rivas ? demanda Brogan tout en connaissant d'avance la réponse. - Quatre fois, répondit le locataire de la Maison-Blanche avec une colère sourde. C'est à vous donner des cauchemars. - Et si Topiltzin renverse le gouvernement actuel et met sa menace à exécution en faisant franchir la frontière à des millions de Mexicains dans une stupide tentative pour récupérer tout le sud-ouest des Etats-Unis... ? Le directeur de la CIA laissa sa question en suspens. Le Président répondit d'une voix étrangement douce : - Alors je n'aurais pas d'autre choix que d'ordonner à nos forces armées de traiter ces hordes comme des envahisseurs. Brogan regagna Langley, le siège de la CIA. Elmer Shaw, le sous-secrétaire d'Etat à la Marine, l'attendait. - Désolé de bouleverser votre planning, fit-il sans autre préambule, mais j'ai des nouvelles qui ne peuvent pas attendre. - Elles doivent être d'importance pour que vous veniez me les apporter en personne ! - En effet. - Allons dans mon bureau. Bonnes ou mauvaises nouvelles ? - Très bonnes. - Tant mieux, parce que tout va de travers ces derniers temps. Je vais être ravi d'apprendre qu'il y a au moins quelque chose de positif. - Notre navire d'étude, le Polar Explorer, qui est à la recherche du sous-marin soviétique classe Alpha qui a disparu... - Je suis au courant de sa mission, l'interrompit Brogan. 148 - Eh bien, on l'a trouvé. Les yeux du directeur de la CIA s'agrandirent et il frappa du poing sur son bureau, manifestation de joie plutôt insolite de sa part. - Félicitations ! Ce type de sous-marin est le plus perfectionné de nos deux flottes. Vos hommes ont réussi un véritable coup d'éclat. - Toutefois nous n'avons pas encore mis la main dessus, dit Shaw. Le front de Brogan se plissa. - Et les Russes ? Ils sont au courant de votre découverte ? - Nous ne le pensons pas. Peu après que les instruments eurent détecté le sous-marin coulé - nous avons d'ailleurs pu filmer l'épave -, le brise-glace s'est détourné de sa route pour se porter sur les lieux où l'avion des Nations unies s'est écrasé. Une excellente couverture. Nos sources de renseignements au sein de la Marine soviétique confirment que tout se déroule selon la routine habituelle. Même chose pour le KGB jusqu'à présent. Et nos satellites d'observation n'ont rien détecté qui indiquerait que la flotte soviétique de l'Atlantique Nord convergerait vers la zone des recherches. - Je m'étonne qu'ils n'aient pas envoyé un de leurs prétendus chalutiers espionner les mouvements du Polar Explorer. - Ils en ont envoyé un, expliqua Shaw. Ils suivent pas à pas nos opérations et captent nos communications avec leur satellite, fls nous laissent faire en espérant que nous réussirons là où ils ont échoué grâce à notre technologie sous-marine plus avancée que la leur. Ils comptent ensuite que nous trahirons notre découverte en commettant une erreur quelconque. - Et nous n'en avons pas commis ? - Non, lui assura Shaw sans hésitation. Les mesures de sécurité étaient très strictes. A l'exception du commandant et de deux experts de la NUMA, tout le monde à bord croyait que nous menions des études sur les icebergs et la géologie des fonds marins. Le rapport que j'ai reçu a été apporté ici depuis le Groenland par le 149 second du brise-glace, de sorte qu'il n'a pu se produire aucune fuite. - Bien, et où en sommes-nous à présent ? - Nous envisageons une opération de renflouage, répondit le sous-secrétaire d'Etat. - Quand ? - Si nous commençons à tout préparer dès maintenant, à modifier l'équipement et les submersibles existants compte tenu des conditions auxquelles nous sommes confrontés, nous devrions être prêts d'ici dix à douze mois. - En attendant, on fait comme si de rien n'était, c'est bien ça ? - Absolument, acquiesça Shaw. Entre-temps, il s'est passé un autre événement qui devrait aider à tromper les Soviétiques. La Navy a besoin de votre concours pour la suite. - Je vous écoute. - Durant les opérations de secours lancées après l'accident d'avion et l'enquête qui a suivi, les gens de la NUMA qui travaillaient avec nous à bord du Polar Explorer sont tombés sur une épave qui semble être celle d'un navire romain enfoui sous la glace. Brogan le dévisagea avec scepticisme. - Au Groenland ? - D'après les experts, il n'y a aucun doute. - Et que peut faire la CIA pour aider la Marine dans une histoire d'épave ? - Un peu de désinformation. Nous aimerions que les Russes croient que c'était ce navire romain que le Polar Explorer recherchait. Brogan s'aperçut qu'un voyant clignotait sur son interphone. - Excellente idée, fit-il. Pendant que la Navy se prépare à mettre la main sur leur tout dernier sous-marin, on les dirige sur une fausse piste. - Quelque chose comme ça, oui. - Et, de votre côté, comment allez-vous procéder avec l'épave ? - Nous allons utiliser ce projet archéologique comme couverture. Le brise-glace restera sur place pour que l'équipage puisse aider à creuser l'excavation. 150 - Le sous-marin se trouve loin ? - A moins de 10 milles. - Une idée de l'état dans lequel il est ? - Quelques dommages au niveau de la coque à la suite d'une collision avec un pic sous-marin, mais sinon intact. - Et le bateau romain ? - Selon le commandant, on a retrouvé les corps gelés des marins dans un parfait état de conservation. Brogan se leva pour raccompagner son visiteur. - Incroyable, fit-il. (Puis il eut un sourire espiègle.) Je me demande si on va également découvrir d'anciens secrets d'Etat. Shaw sourit à son tour. - Je préférerais un trésor. Ni l'un ni l'autre, après cet échange de plaisanteries, ne se serait imaginé ce qui les attendait dans les prochaines quarante-huit heures. 20 Sous la direction des archéologues, l'équipage du Polar Explorer entreprit de dégager le navire prisonnier des glaces, jusqu'à ce que tout le pont supérieur fût entièrement exposé. Tous ceux qui se trouvaient dans les parages du fjord étaient attirés vers le site comme par un aimant, dévorés de curiosité. Seuls manquaient Pitt et LUy qui étaient demeurés à bord du brise-glace pour étudier les tablettes de cire. Un silence tendu régnait parmi la foule des marins et des archéologues auxquels s'étaient joints les enquêteurs de l'aviation fédérale. Us se pressaient au bord de l'excavation et contemplaient ce qui apparaissait du bâtiment romain comme s'il se fût agi du tombeau d'un roi qu'on venait de mettre au jour. Hoskins et Graham mesurèrent la coque : elle avait une longueur totale d'un peu moins de vingt mètres et 151 une largeur de sept mètres. Le mât avait été brisé à deux mètres au-dessus du pied et avait disparu. Ce qui restait du gréement et des cordages serpentait sur la partie du pont à l'air libre comme abandonné là par quelque oiseau géant. De la grande voile carrée, il n'y avait plus que des lambeaux de toile. Les planches du pont étaient aussi solides que le jour où le bateau avait été lancé d'un chantier naval méditerranéen depuis longtemps oublié. Les objets éparpillés ça et là furent photographiés, étiquetés, remontés avec d'infinies précautions et amenés à bord du Polar Explorer où ils furent nettoyés et catalogués. Puis on les rangea dans le congélateur afin d'éviter qu'ils ne s'abîment durant le trajet qui devait les conduire vers un pays qui n'existait pas encore lorsque l'antique navire marchand avait hissé les voiles pour son dernier voyage. Gronquist, Hoskins et Graham ne touchèrent pas au rouf effondré, ni n'entrèrent dans la cuisine. Lentement, tendrement presque, les trois hommes soulevèrent l'écoutille de la cale. Gronquist s'allongea à plat ventre et passa la tête par l'ouverture jusqu'à ce que son regard porte au-delà des poutres. - Ils sont là ? demanda Graham sans parvenir à dissimuler son excitation. Ils sont comme Pitt les a décrits ? Gronquist avait le regard rivé sur les visages blancs et fantomatiques aux expressions figées comme des masques. Il avait l'impression qu'il suffirait de gratter la glace et de les secouer pour qu'ils clignent des yeux et renaissent à la vie. Il hésita avant de répondre. La lumière du jour éclairait toute la cale, et il aperçut deux silhouettes blotties dans un coin vers l'avant, que Pitt n'avait pas vues. - Oui, ils sont comme Pitt les a décrits, dit-il enfin. Sauf le chien et la fille. Pitt se tenait à l'abri d'un mât de charge pendant que Giordino posait l'hélicoptère de la NUMA sur l'arrière du Polar Explorer. Les patins touchèrent le centre de la cible tracée sur le pont, le gémissement de la turbine se tut et les pales s'arrêtèrent lentement. La porte droite du cockpit s'ouvrit et un homme très grand vêtu d'un col roulé vert sous un blouson de sport marron sauta sur le pont. Il regarda un instant autour de lui comme pour s'orienter, puis il repéra Pitt qui agita la main, s'avança et s'empressa de conduire le visiteur vers la chaleur qui régnait à l'intérieur du bateau. - Professeur Redfern ? - Oui. Dirk Pitt, je suppose ? - Oui. Je vous remercie de vous être donné la peine de venir en dépit de toutes vos occupations. - Vous voulez rire ? répliqua Redfern dont les yeux brillaient d'enthousiasme. J'ai bondi sur votre invitation. Je ne connais pas un archéologue au monde qui ne donnerait son âme pour être là. Quand vais-je pouvoir jeter un coup d'oil ? - Il va faire nuit d'ici une dizaine de minutes. Je pense qu'il vaudrait mieux que le professeur Gronquist, l'archéologue qui supervise les fouilles, vous mette au courant des détails. Il pourra aussi vous montrer les objets qu'il a récupérés sur le pont principal. Et ensuite, dès l'aube, vous pourrez poser le pied sur le bateau et prendre le projet en charge. - Parfait. - Vous avez des bagages ? demanda Pitt. - Juste un attaché-case et un fourré-tout. - Bien. Al Giordino... - Le pilote de l'hélicoptère ? - Oui. Al s'occupera de vos bagages. Maintenant, si vous voulez bien me suivre, je vais vous faire préparer quelque chose de chaud et vous allez pouvoir exercer vos talents sur une fascinante énigme. - Aprffs vous, je vous en prie. Le professeur Mel Redfern mesurait une bonne tête de plus que Pitt et il dut pratiquement se plier en deux pour entrer par l'écoutille. Ses cheveux blonds étaient clairsemés aux tempes, et ses yeux bleu-gris étaient vifs derrière ses lunettes griffées. Il paraissait physiquement en bonne forme pour un homme d'une quarantaine d'années qui avait une petite bedaine. Ancien joueur de basket, docteur en anthropologie, Redfern consacrait ses talents à l'exploration sous- 152 153 marine et était l'un des meilleurs experts mondiaux en archéologie marine. - Vous avez eu un bon vol entre Athènes et Reykjavik ? demanda Pitt. - J'ai dormi presque tout le temps. C'est le voyage dans l'avion patrouilleur de la Navy entre l'Islande et le campement esquimau à une centaine de milles au sud d'ici qui a bien failli me transformer en glaçon. J'espère qu'on pourra me prêter des vêtements chauds. Je partais pour les fles grecques ensoleillées, pas pour le cercle polaire. - Le capitaine Knight, le commandant du bateau, va s'en occuper. Sur quoi étiez-vous en train de travailler ? - Sur un navire marchand grec du IIe siècle avant Jésus-Christ avec un chargement de sculptures en marbre. Puis, incapable de refréner plus longtemps sa curiosité, il demanda : - Dans votre message, vous n'avez pas précisé ce que le bateau transportait. - A part les corps des marins, la cale était vide. - On ne peut pas tout avoir, fit Redfern avec philosophie. Mais vous avez dit que le bâtiment était pratiquement intact ? - C'est vrai. Il suffirait de réparer la brèche dans la coque, le mât et le gréement, et il pourrait tout à fait gagner le port de New York. - Mon Dieu, c'est incroyable ! Le professeur Gronquist a pu déterminer une date approximative ? - Oui, grâce à des pièces frappées autour de l'an 390 de notre ère. Nous connaissons même son nom. Le Sérapis. C'est gravé en grec sur l'étambot. - Un navire marchand byzantin du IVe siècle entièrement préservé, murmura Redfern, émerveillé. C'est la découverte archéologique du siècle. Je meurs d'envie de le voir ! Pitt le fit entrer dans le carré des officiers, où Lily, installée à une table, recopiait le contenu des tablettes de cire sur des feuillets de papier. Pitt effectua les présentations : - Professeur Lily Sharp, professeur Mel Redfern. Lily se leva et tendit la main. - Je suis très honorée, professeur. - Tout l'honneur est pour moi, répliqua poliment Redfern. Laissons tomber les titres et appelons-nous par nos prénoms, d'accord ? - Oui, répondit Pitt. Qu'est-ce que je peux vous faire servir, Mel ? - Quelques litres de chocolat chaud et un chaudron de soupe suffiraient peut-être à me décongeler. Pitt passa la commande, ramenée à de justes proportions, au steward. - Alors, cette énigme dont vous parliez ? reprit Redfern avec l'impatience d'un enfant le soir de Noël. Pitt le regarda en souriant. - Comment est votre latin, Mel ? - Passable. Mais je croyais que le bateau était grec ! - C'est exact, expliqua Lily. Mais le capitaine a rédigé son journal sur des tablettes de cire en latin. Six d'entre elles comportent des mots, la septième, un tracé qui ressemble à une carte. Dirk les a découvertes la première fois qu'il a pénétré à l'intérieur du bâtiment. J'ai transcrit le contenu de façon plus lisible, de sorte qu'on puisse le photocopier, et j'ai dessiné un agrandissement de ce qui doit être la carte. Jusqu'à présent, nous n'avons pas réussi à la situer géographiquement car il n'y a pas de références. Redfern s'assit et prit l'une des tablettes. Il l'étudia quelques instants avec respect avant de la reposer. Puis il se pencha sur les feuillets de Lily et commença à lire. Le steward apporta une tasse de chocolat et un grand bol de soupe. Redfern était à ce point absorbé dans sa lecture qu'il semblait en avoir perdu l'appétit. Il but machinalement deux ou trois gorgées de chocolat sans quitter les pages des yeux. Après dix minutes, il se leva et se mit à arpenter le carré en murmurant des phrases en latin, comme s'il se parlait à lui-même. Pitt et Lily, silencieux, observaient sa réaction avec curiosité. Redfern s'immobilisa, comme s'il finissait mentalement de replacer le problème dans son cadre, puis il revint vers la table, et examina de nouveau la transcription. L'atmosphère était tendue, électrique. Un long moment s'écoula et, enfin, l'archéologue 154 155 reposa les feuillets. Ses mains tremblaient, fl regardait droit devant lui, les yeux étrangement voilés. - On dirait que vous venez de découvrir le Saint-Graal, dit Pitt. - Qu'est-ce que c'est ? demanda Lily. Qu'est-ce que vous avez trouvé ? Ils entendirent à peine sa réponse. Dans un murmure, la tête baissée, il souffla : - Il est possible, mais ce n'est qu'une simple hypothèse, que cette découverte que vous avez faite par le plus grand des hasards nous mette sur la trace de la plus vaste collection d'art et de trésors littéraires que le monde ait jamais connue. 21 - Et maintenant que nous sommes tous suspendus à vos lèvres, vous daignerez peut-être partager votre secret avec nous ? fit Pitt d'un ton sarcastique. Redfern secoua la tête comme pour s'éclaircir les idées. - C'est une histoire - une saga plutôt - très triste. Je n'en saisis d'ailleurs pas toutes les implications. - Les tablettes expliquent-elles ce que faisait un navire gréco-romain si loin des eaux dans lesquelles il avait l'habitude de naviguer ? demanda Lily. - Ce n'était pas un navire gréco-romain mais byzantin, la corrigea Redfern. Lorsque le Sérapis a quitté l'Ancien Monde, Constantin le Grand avait transféré le siège de l'Empire de l'ancienne Rome dans une nouvelle Rome située sur la rive du Bosphore, à l'endroit où s'était jadis dressée la ville grecque de Byzance. - Qui devait devenir Constantinople, ajouta Pitt. - Puis Istanbul. (Redfern se tourna de nouveau vers Lily.) Désolé de ne pas vous avoir répondu directement. En effet, les tablettes révèlent comment et pourquoi le bateau est venu jusqu'ici. Pour comprendre, il faut nous reporter à 323 avant Jésus-Christ, l'année où Alexandre 156 le Grand mourut à Babylone. Ses généraux se sont alors partagé son empire. L'un d'eux, Ptolémée, s'est approprié l'Egypte, dont il est devenu roi. Un malin, ce Ptolémée. Il a également réussi à mettre la main sur le cadavre d'Alexandre qu'il a enfermé dans un cercueil d'or et de cristal. Plus tard, il a mis le corps dans un magnifique mausolée et a construit autour une splen-dide cité qui surpassait Athènes. En l'honneur de son ancien souverain, Ptolémée l'a baptisée Alexandrie. - Quel rapport avec le Sérapis ? demanda Lily. - Un peu de patience, j'y arrive. Ptolémée a fondé à partir de rien un musée et une bibliothèque gigantesques. Tous ses descendants, en passant par Cléopâtre, ont continué à acquérir manuscrits et ouvres d'art jusqu'à ce que le musée et surtout la bibliothèque deviennent les véritables dépositaires des connaissances humaines. Ce trésor n'a cessé de s'accroître jusqu'en l'an 391 de notre ère. Cette année-là, l'empereur Théodose et le patriarche d'Alexandrie Théophile, une sorte de fanatique religieux, décrétèrent que toutes références autres que celles aux principes du christianisme n'étaient que paganisme. Ils organisèrent donc la destruction de la bibliothèque. Statues, ouvres d'art fabuleuses en marbre, bronze, or et ivoire, tableaux et tapisseries, parchemins et rouleaux de papyrus, et même le corps d'Alexandre, tout devait être réduit en poussière ou en cendres. - fl y en avait beaucoup ? demanda Pitt. - Les livres à eux tout seuls se comptaient par centaines de milliers. Lily secoua la tête avec tristesse. - Quelle terrible perte ! - fl ne" resta plus que des écrits bibliques et religieux, reprit Redfern. La bibliothèque et le musée furent définitivement rasés quand les armées arabes et islamiques envahirent l'Egypte vers 642. - Ainsi, tous les chefs-d'ouvre qui avaient été rassemblés pendant des siècles ont été perdus et ont disparu à jamais, résuma Pitt. - Perdus, oui, acquiesça l'archéologue. C'est du moins ce que les historiens ont cru jusqu'à aujourd'hui. Mais si ce que j'ai lu est bien exact, les pièces maîtresses 157 de la collection n'ont pas disparu à jamais. Elles sont cachées quelque part. Lily était sidérée. - Elles existeraient encore ? Elles auraient quitté clandestinement Alexandrie à bord du Sérapis avant l'incendie ? - A en croire ces tablettes, oui. Pitt avait l'air sceptique. - Je ne vois pas comment le Sérapis aurait pu partir avec autre chose qu'une infime partie de la collection. Ça ne colle pas. Le bateau est trop petit. Il ne jauge pas plus de 40 tonneaux. La cale aurait pu contenir quelques milliers de parchemins et quelques statues, mais certainement pas les quantités dont vous parlez. Redfern lui lança un regard admiratif. - Vous êtes un connaisseur en navires anciens. - Revenons-en au voyage du Sérapis au Groenland, fit Pitt en désignant les feuillets que l'archéologue tenait à la main. - Bien. C'est écrit en latin du IVe siècle et je vais tâcher de vous traduire le plus clairement possible. Le premier récit est daté du 3 avril 391 du calendrier julien. Voici : « Moi, Cuccius Rufinus, capitaine du Sérapis, employé de Nicias, armateur en la ville de Rhodes, ai accepté de transporter des marchandises pour h compte de Junius Venator d'Alexandrie. Le voyage sera long et ardu, et Venator ne dévouera pas notre destination. Ma fille, Hypatia, m'accompagnera et sa mère s'inquiète de cette longue séparation. Mais Venator paye vingt fois plus qu'il n'est d'usage, et cette bonne fortune profitera à Nicias aussi bien qu'à moi-même et à l'équipage. « La cargaison a été chargée à bord en pleine nuit, sous bonne garde, et de façon assez mystérieuse, puisqu'il m'a été demandé de demeurer à terre en compagnie de mes marins pendant la durée des opérations. Quatre soldats sous le commandement du centurion Domitius Severus doivent faire route avec nous. « Tout cela ne me plaît guère, mais Venator m'a déjà payé en totalité, et je ne peux plus revenir sur ma parole. » 158 - Un type honnête ce Rufinus, dit Pitt. Difficile de croire qu'il n'a pas découvert la nature de la cargaison. - Il y vient plus tard. Ce qui suit est son journal de bord, fl évoque aussi le nom de son bâtiment. Je saute jusqu'au passage qui traite de leur première escale : « Je remercie notre dieu Sérapis qui nous a permis d'atteindre sans encombre Carthago Nova après quatorze jours de navigation. Nous nous sommes reposés cinq jours et avons pris quatre fois la quantité de ravitaillement habituel. C'est là que nous ont rejoints les autres navires de Junius Venator. La plupart jaugent plus de deux cents tonneaux; certains près de trois cents. H y a en tout seize bâtiments avec le vaisseau amiral de Venator. Notre solide Sérapis est le plus petit navire de la flotte. » - La flotte ! s'exclama Lily. (Ses yeux brillaient et son corps était tendu.) Ils ont bien sauvé la collection ! - Oui, fit Redfern d'un air ravi. En tout cas, une bonne partie. Des bâtiments de 200 à 300 tonneaux étaient les plus grands navires marchands de l'époque. Si on compte deux bateaux pour les hommes et le ravitaillement, et qu'on prenne une moyenne de 200 tonneaux pour les quatorze autres, ça nous donne une flotte de 2 800 tonneaux. Assez pour transporter un tiers des manuscrits de la bibliothèque et une importante partie des ouvres d'art du musée. - Jusqu'à maintenant, tout ça n'est qu'une théorie, dit Pitt. Rien ne prouve que ces trésors aient vraiment été sauvésjie la destruction. - Rufinus en parle plus loin, fit Redfern. La description de la cargaison du Sérapis se trouve vers la fin de son journal de bord. Pitt lui lança un regard impatient et l'archéologue reprit : - Sur la tablette qui suit, Rufinus relate des réparations mineures faites au bateau, des conversations entre les membres de l'équipage, et décrit Carthago Nova, aujourd'hui Carthagène en Espagne. Et, chose étrange, il n'exprime plus aucun malaise au sujet du 159 voyage à venir. Il n'a même pas noté la date de leur départ. Mais le plus extraordinaire, c'est la censure qui s'exerçait. Ecoutez le dernier paragraphe : « Aujourd'hui, nous sommes partis vers la grande mer. Les vaisseaux les plus rapides tirent les plus lents. Je ne peux pas en écrire plus. Les soldats nous surveillent. Selon les ordres stricts de Junius Venator, il ne doit rester aucune trace du voyage que nous entreprenons. » - Juste au moment où le mystère allait s'éclaircir ! s'écria Pitt avec frustration. - Mais il y a autre chose, insista Lily. Je sais que j'ai copié au-delà de ce paragraphe. - Effectivement, dit Redfern en feuilletant les pages. Rufinus reprend son récit onze mois plus tard : « Je suis maintenant libre de raconter notre cruel voyage sans craindre de châtiment. Venator et sa petite armée d'esclaves, Severus et ses légionnaires, les équipages des vaisseaux, tous ont été massacrés par les Barbares et la flotte incendiée. Le Sérapis a pu s'échapper parce que la peur que m'inspirait Venator m'avait rendu prudent. « J'ai appris quelles étaient l'origine et la nature de la cargaison, et je sais où elle est cachée dans les collines. De tels secrets ne doivent pas être connus des mortels. Je pense que Venator et Severus avaient l'intention d'assassiner tous les témoins à l'exception de quelques-uns des soldats et de l'équipage d'un vaisseau afin d'assurer leur retour. « Craignant pour la vie de ma fille, j'ai armé mon équipage et lui ai ordonné de demeurer près du navire pour que nous puissions lever l'ancre au moindre signe de. trahison. Mais les Barbares ont frappé les premiers et ont massacré les esclaves de Venator ainsi que les légionnaires de Severus. Les hommes que j'avais laissés de garde sont morts au combat. Nous avons coupé les amarres et avons poussé le bateau pour le mettre à flot. Venator a essayé de s'échapper en se précipitant dans l'eau. 7/ a appelé à l'aide, mais je ne pou- 160 vais pas risquer la vie d'Hypatia et des marins pour le \ sauver, et j'ai refusé de faire demi-tour. A contre-I courant, cela aurait été de toute façon du suicide. » î I Redfern s'interrompit un instant pour expliquer : i - A cet endroit, Rufinus revient en arrière et évoque ï le départ de la flotte de Carthagène : U «Le voyage depuis l'Hispanie jusqu 'à notre destina-I *- tion, cette terre étrange, a duré cinquante-huit jours. ï Les deux et les vents nous ont été favorables. En I * échange, Sérapis a réclamé un sacrifice. Deux de nos hommes sont morts d'une maladie inconnue. « Nous sommes arrivés sur une grande île peuplée de Barbares qui ressemblaient à des Scythes, mais avec une peau plus foncée. Ils se sont révélés amicaux et nous ont aidés de bonne grâce à nous ravitailler en eau et en nourriture. « Nous avons vu d'autres îles, mais le vaisseau amiral a poursuivi sa route. Seul Venator savait où la flotte devait aborder. Nous avons d'abord aperçu un rivage désertique, puis la large embouchure d'un fleuve. Nous sommes restés au large cinq jours et cinq nuits, jusqu'à ce que les vents nous soient enfin favorables, et nous avons remonté le fleuve, ramant parfois, et avons atteint les collines de Rome. » - Les collines de Rome, répéta Lily d'un air absent. Il nous a bien eus ! - Il a dû les baptiser ainsi par analogie, fit Pitt. - Une sacrée énigme, en tout cas, admit Redfern avant de poursuivre : M « Les esclaves sous la surveillance de Latinius Macer ont creusé les collines au-dessus du fleuve. Huit mois plus tard, la cargaison a été débarquée et entreposée dans la cachette. » - Est-ce qu'il décrit cette « cachette » ? demanda Pitt. L'archéologue saisit une tablette et la compara à la transcription faite par Lily. 161 - Certains mots sont illisibles. Je vais essayer de combler les vides : « Ainsi le secret des secrets repose au cour de la colline, dans une caverne aménagée par les esclaves. On ne voit rien à cause de la palissade. Après que tout eut été entreposé, les hordes barbares ont déferlé des collines. Je ne sais pas si l'entrée de la caverne a été condamnée à temps, car à ce moment-là j'aidais les hommes de mon équipage à mettre le bateau à l'eau. » - Rufinus n'a pas noté les distances, constata Pitt avec accablement. Et il ne donne aucune indication de directions. En outre, il y a toutes les chances pour que ces Barbares, je me demande d'ailleurs qui ils pouvaient bien être, aient dérobé le trésor. Le visage de Redfern s'assombrit. - C'est une hypothèse que nous ne pouvons pas écarter. - Je ne pense pas que le pire se soit produit, intervint Lily. Une collection aussi immense ne peut pas s'évanouir ainsi sans laisser de traces. Quelques pièces auraient fini par réapparaître. - Ça dépend de l'endroit où ça s'est déroulé, fit Pitt. Pendant cinquante-huit jours à une moyenne de, disons, 3,5 nouds, un navire comme le Sérapis a pu parcourir plus de 4 000 milles nautiques. - A condition d'avoir navigué en ligne droite, dit Redfern. Ce qui est peu probable. Rufinus a simplement rapporté qu'ils étaient restés cinquante-huit jours en mer avant de toucher terre. Et, voyageant sur des mers inconnues, ils ont probablement longé les côtes. - Mais pour aller où ? demanda Lily. - Le sud de l'Afrique occidentale me semble être la destination la plus logique, répondit l'archéologue. Des navigateurs phéniciens avaient contourné l'Afrique dès le Ve siècle avant Jésus-Christ et à l'époque de Rufinus, on possédait déjà pas mal de cartes, fl va de soi que Venator a pris au sud après avoir franchi le détroit de Gibraltar. - Pas si sûr, dit Pitt. Rufinus parle d'îles. 162 - Ça pourrait être Madère, les Canaries ou les îles du Cap-Vert. - Ça ne colle toujours pas. Ça n'explique pas comment le Sérapis s'est retrouvé d'Afrique au Groenland, soit une distance d'environ 8 000 milles. - C'est juste, je n'y avais pas pensé. - Moi, je crois qu'ils ont mis le cap au nord, dit Lily. Ces fles pourraient être les Shetland ou les Féroé. Ce qui situerait les collines quelque part le long des côtes norvégiennes ou, plus probablement, islandaises. - C'est plausible, déclara Pitt après un instant de réflexion. Cette hypothèse expliquerait pourquoi le Sérapis est venu s'échouer au Groenland. - Qu'est-ce que notre ami Rufinus raconte après avoir échappé aux Barbares ? demanda la jeune femme. Redfern but une gorgée de chocolat et reprit sa lecture : « Nous sommes arrivés au large. La navigation est difficile. Les étoiles ont une position différente. Le soleil aussi est différent. De violentes tempêtes soufflent du sud. Un marin, un Gaulois, a été emporté par une vague au dixième jour. Nous sommes toujours poussés vers le nord. Le trente et unième jour, notre dieu nous a permis de trouver un abri dans une baie où nous avons pu procéder à des réparations et nous ravitailler. Nous avons également ajouté de la pierraille pour servir de lest. Au-delà du rivage, il y a une grande mer de pins qui ressemblent à des nains. De l'eau fraîche jaillit du sable dès qu'on enfonce un bâton. « Six jours de calme, et une nouvelle tempête éclate, pire que les précédentes. Nos voiles sont déchirées et inutilisables. Le vent a cassé le mât et emporté les avirons de direction. Nous avons dérivé au milieu des bourrasques pendant de nombreux jours. J'en ai perdu le compte. Le sommeil est devenu impossible. Il fait très froid. De la glace se forme sur le pont. Le bateau est devenu très instable. J'ai ordonné à mes hommes épuisés et gelés de jeter par-dessus bord les jarres d'eau et de vin. » 163 - Les amphores que vous avez découvertes au fond du fjord, dit Redfern à Pitt. Puis il continua : « Peu après avoir été poussés dans cette baie longue et étroite, nous avons réussi à accoster et nous avons dormi comme des masses pendant deux jours et deux nuits. « Notre dieu Sérapis est cruel. L'hiver s'est installé et la glace a emprisonné notre navire. Nous n'avons pas d'autre choix que de braver l'hiver dans l'attente de l'été. Il y a un village barbare de l'autre côté de la baie, et ses habitants sont ouverts au commerce. Nous avons fait du troc pour nous procurer de la nourriture. Ils se servent de nos pièces d'or comme de colifichets et n'ont aucune idée de leur valeur. Ils nous ont montré comment nous chauffer en faisant brûler de l'huile qui provient d'un poisson monstrueux. Nous avons le ventre plein, et il se peut que nous survivions. « Puisque j'ai beaucoup de temps disponible, j'écrirai chaque jour quelques lignes. Je vais commencer par raconter ce que j'ai vu de la cargaison que les esclaves de Venator ont déchargée de la cale du Sérapis pendant que j'étais caché dans la cuisine. A la vue du grand objet, tous sont tombés à genoux en signe de vénération. » - De quoi parle-t-il ? s'étonna Lily. - Patience. Ecoutez la suite. « Trois cent vingt tubes de cuivre marqués Cartes géologiques. Soixante-trois grandes tapisseries. Ces dernières enveloppaient le magnifique cercueil d'or et de cristal d'Alexandre. J'ai les jambes qui tremblent. Je vois son visage à travers... » - Rufinus s'est arrêté là, dit Redfern tristement. Il n'a même pas fini sa phrase. La dernière tablette est un dessin qui montre la configuration générale du rivage et le tracé du fleuve. - Le cercueil disparu d'Alexandre le Grand, mur- 164 mura Lily. Il pourrait donc se trouver encore quelque part dans cette caverne que Rufinus a mentionnée ? - Avec les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie ? ajouta Redfern. Nous ne pouvons qu'espérer. Pitt eut une réaction toute différente. - L'espoir, c'est pour ceux qui n'agissent pas, fit-il d'une voix ferme. Je pense être en mesure de retrouver vos antiquités dans un délai de trente... disons... vingt jours. Les yeux des deux archéologues s'écarquillèrent. Ils ne le croyaient manifestement pas. Ils avaient tort. - Vous me paraissez bien sûr de vous, fit Lily. Mais Pitt semblait tout à fait sincère. - Jetons un coup d'oil sur cette carte, se borna-t-il à dire. Redfern lui tendit un agrandissement que Lily avait fait après avoir calqué la tablette. Apparemment, il n'y avait que des lignes sinueuses. - Ça ne nous apprendra pas grand-chose, fit-il. Rufinus n'a rien indiqué d'autre. - Ça suffira, affirma Pitt d'une voix tranquille. Pitt se réveilla à 4 heures du matin. Machinalement, il roula sur le côté pour se rendormir, mais il réalisa qu'on avait allumé la lumière et qu'on lui parlait. - Désolé, mon vieux, mais il faut vous lever. Pitt cligna des yeux et distingua le visage du capitaine Knight penché au-dessus de lui. - En quel honneur ? - Ordres venus d'en haut. Vous devez partir immédiatement pour Washington. - Ils ont dit pourquoi ? - Ils, c'est le Pentagone, et non, ils n'ont pas daigné me fournir la moindre explication. Pitt s'assit et posa les pieds sur le plancher. - J'espérais rester et examiner encore un peu cette épave. - Vous n'aurez pas cette chance. Giordino, le professeur Sharp et vous devez être en route d'ici une heure. - Lily ? s'étonna Pitt. Je comprends que les huiles veuillent nous questionner Al et moi au sujet du sous- 165 marin russe, mais en quoi Lily peut-elle bien les intéresser ? - L'état-major ne se confie pas aux sous-fifres, fit le commandant du Polar Explorer avec un sourire pincé. Je n'en ai pas la moindre idée. - Et quels moyens de transport avons-nous à notre disposition ? - Les mêmes que Redfern. Hélicoptère jusqu'au campement esquimau et la station météo, un avion de la Navy jusqu'en Islande où vous prendrez un B-52 de l'Air Force qui doit rejoindre les Etats-Unis pour cause de révision. - Pas question ! fit Pitt. S'ils veulent ma coopération, c'est un jet privé ou rien. - Vous êtes plutôt de mauvais poil le matin. - Quand on me tire du lit à une heure pareille, oui. - Eh bien, tant pis pour ma prochaine promotion, gémit Knight. Je serai inculpé avec vous. - Restez avec moi et vous finirez amiral. - lu parles ! Pitt se leva en s'étirant. - J'ai une idée de génie. Envoyez un message. Dites qu'on se retrouve à mi-chemin. On va prendre l'hélicoptère de la NUMA jusqu'à la base de Thulé. Là, ils peuvent quand même envoyer un avion officiel pour nous amener à la capitale, non ? - On peut toujours rêver ! fit le capitaine Knight. 22 Washington se vidait après une belle journée d'automne. Le ciel était criblé d'épais nuages cotonneux qui paraissaient assez solides pour que le Gulfstream IV se posât dessus. Ce jet pouvait transporter dix-neuf passagers, mais Pitt, Giordino et Lily avaient la cabine pour eux seuls. Giordino s'était endormi dès que les roues de l'appareil avaient quitté la piste de la base de Thulé et il n'avait 166 pas rouvert les yeux depuis. Lily avait somnolé et lu un peu. Quant à Pitt, il était resté éveillé, perdu dans ses pensées, et il avait pris quelques notes dans un petit carnet. Ses pensées s'étaient reportées sur l'équipage du Sérapis, son capitaine, Rufinus, et sa fille Hypatia. Il regrettait de ne pas avoir vu la jeune fille et son chien dissimulés dans les ténèbres lorsqu'il avait découvert les autres marins gelés dans la cale. Gronquist avait eu les larmes aux yeux lorsqu'il l'avait décrite. Pitt se demandait si elle allait finir dans la vitrine réfrigérée de quelque musée, admirée et plainte par des files interminables de curieux. Il regarda par le hublot la ville qui s'étalait sous lui, et il réfléchit au problème des trésors de la bibliothèque d'Alexandrie, fl savait comment il allait procéder. La seule chose qui le tracassait, c'était qu'il avait, comme on dit, tous ses oufs dans le même panier. Il ne pouvait compter que sur quelques lignes maladroitement tracées sur une tablette de cire par la main d'un agonisant. Et cette ébauche de carte ne correspondait à aucun emplacement géographique connu, et cela pour plusieurs raisons : la cire avait bougé à la suite des brutales variations de température subies ; il était possible que Rufinus se soit trompé dans l'échelle et qu'il ait mal reproduit le tracé du littoral et du fleuve ; ou pire, et plus probable, il s'était produit de profonds changements du paysage dus à l'érosion, aux tremblements de terre ou aux brusques modifications climatiques intervenues au cours de ces 1600 dernières années. Aucun fleuve au monde n'avait gardé le même cours au fil des millénaires. Pitt se* sentait mis au défi. A ses yeux, l'excitation de la chasse comptait autant, sinon plus, que le succès lui-même. Néanmoins, après avoir réussi l'impossible, il éprouvait toujours cet inévitable sentiment de vide qui s'ensuivait. Le premier obstacle, c'était le manque de temps. Le second, le sous-marin soviétique. Giordino et lui étaient les plus indiqués pour diriger les opérations de renflouement. Ses réflexions furent interrompues par la voix du 167 pilote qui, par l'intermédiaire des haut-parleurs, leur demanda d'attacher leurs ceintures. L'ombre de l'avion effleura les arbres nus, l'herbe rousse dénia et fit place au béton. Le Gulfstream IV se posa sur la piste principale de la base d'Andrews et alla s'arrêter à côté d'un break Ford Taunus. Pitt aida Lily à descendre de l'appareil, puis Giordino et lui empilèrent les bagages à l'arrière de la voiture. Le chauffeur, un jeune type athlétique, se recula, comme s'il craignait la comparaison avec ces deux durs à cuire qui maniaient valises et gros sacs bourrés comme s'il se fût agi de simples oreillers de plume. - Quel est le programme ? s'enquit Pitt. - Dîner avec l'amiral Sandecker à son club, répondit le chauffeur. - L'amiral qui ? demanda Lily. - Sandecker, répéta Giordino. Notre patron à la NUMA. On a dû faire quelque chose de bien. Une invitation à dîner est plutôt rare de sa part. - Et à son club encore plus, ajouta Pitt. fl faisait nuit quand le chauffeur tourna enfin dans une petite rue tranquille de Georgetown. Quelques instants plus tard, la voiture s'engageait sur une allée gra-villonnée et venait se garer devant le porche d'une demeure victorienne. Dans le hall, un petit homme agressif comme un coq de combat et vêtu d'un impeccable costume trois-pièces en soie s'avança d'une démarche énergique et souple à la fois. Son visage pointu rappelait sans cesse à Pitt celui d'un griffon. Il avait des cheveux roux et drus et une barbe à la Van Dyck toujours soigneusement taillée. Ses yeux paraissaient lancer des éclairs. L'amiral James Sandecker n'était pas de ceux qui se glissent dans une pièce : il la prenait d'assaut. - Content de vous voir, les enfants, fit-il d'un ton plus officiel qu'amical. J'ai entendu dire que votre découverte d'un navire ancien pourrait obliger à réviser les livres d'histoire. Les médias en font tout un plat. - Nous avons eu un peu de chance, répondit Pitt. Puis-je vous présenter le professeur Lily Sharp. Lily, voici l'amiral James Sandecker. Celui-ci resplendissait comme un phare chaque fois 168 qu'il se trouvait en présence d'une jolie femme, et devant Lily, ses fusibles faillirent carrément sauter. - Professeur, vous êtes la plus belle créature qui ait jamais pénétré en ce lieu. - Merci, fit Lily. Si vous vouliez bien m'indiquer un endroit où il me serait possible de me rafraîchir un peu ? Sandecker désigna un couloir : - Première porte à droite. Prenez tout votre temps. Dès que la jeune femme se fut éloignée, l'amiral conduisit ses deux adjoints dans un petit salon et referma la porte derrière eux. - Je dois partir dans une heure pour une réunion avec le secrétaire à la Marine. C'est le seul moment où nous allons être seuls et je vais tâcher de vous résumer la situation avant le retour du professeur Sharp. Tout d'abord, laissez-moi vous dire que vous avez fait de l'excellent travail en retrouvant ce sous-marin russe et en réussissant à garder le secret. Le Président a été ravi en apprenant la nouvelle et il m'a chargé de vous remercier. - On commence quand ? demanda Giordino. - Commencer quoi ? - A renflouer discrètement le sous-marin. - Nos services de renseignements veulent qu'on arrête les frais. Leur plan est de faire un peu de désin-formation auprès des agents soviétiques. Faire croire que continuer les recherches serait dépenser en vain l'argent des contribuables, et que nous renonçons. - Pendant combien de temps ? demanda Pitt. - Un an, peut-être. Le temps pour les personnes chargées du projet de concevoir et de construire l'équipement nécessaire. Pitt considéra l'amiral avec une expression soupçonneuse. - J'ai comme l'impression que nous n'allons pas en être. - En plein dans le mille. Comme on dit chez les policiers, vous êtes déchargés de l'affaire. - Puis-je savoir pourquoi ? - J'ai un travail plus important pour vous deux. - Qu'est-ce qu'il pourrait y avoir de plus important 169 que de mettre la main sur le sous-marin soviétique le plus dangereux qui soit ? demanda Pitt, les sourcils froncés. - Un week-end de ski, répondit l'amiral. Rien ne vaut l'air vivifiant et la poudreuse des Rocheuses. Vos places sont réservées sur le vol pour Denver de demain matin, 10 h 45. Le professeur Sharp vous accompagne. Pitt se tourna vers Giordino qui se contenta de hausser les épaules. - C'est une récompense ou une mise sur la touche ? - Appelez ça des vacances studieuses. Le sénateur Pitt vous expliquera. - Mon père ? - Il vous attend dans la soirée, fit l'amiral en tirant une grosse montre en or de la poche de son gilet. En tout cas, il ne faut jamais faire attendre une jolie femme. Sandecker se dirigea vers la porte, tandis que Pitt et Giordino restaient plantés sur la moquette, totalement abasourdis. - Une seconde, amiral ! lança Pitt d'un ton sec. Si vous ne m'expliquez pas tout de suite ce qui se passe, il n'est pas question que je prenne cet avion demain matin. - Moi non plus, ajouta Giordino. Je sens venir une attaque de fièvre de Bornéo. Le patron de la NUMA se retourna, et, un sourcil levé, déclara en regardant Pitt dans les yeux : - Ne croyez pas m'abuser, monsieur. Vous n'avez rien à faire du sous-marin soviétique. La seule chose qui vous intéresse, c'est de retrouver les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie, au point que vous en laisseriez même tomber les femmes. Le directeur des projets spéciaux se montra beau joueur : - Votre don de double vue vous a encore servi. Tant pis pour notre petit secret. J'avais l'intention de vous remettre la transcription du journal de bord du Sérapis à notre retour à Washington. Apparemment, quelqu'un nous a pris de vitesse. - Le capitaine Knight. Il a transmis en code la traduction du professeur Redfern au Département de la 170 Marine, qui l'a transmise à son tour au Conseil national de sécurité et au Président. J'en ai lu une copie avant votre départ d'Islande. Sans le savoir, vous avez ouvert la boîte de Pandore. Si cette cachette existe et qu'on parvienne à la retrouver, ça va déchaîner une véritable tempête politique. Mais je ne vais pas entrer dans les détails. Cette tâche a été confiée à votre père pour des raisons qu'il sera plus à même que moi de vous exposer. - Et Lily dans cette histoire ? - Elle sert de couverture. Au cas où il y aurait une fuite ou que le KGB soupçonnerait qu'on a découvert leur sous-marin. Martin Brogan tient à ce que l'on croie que vous travaillez sur un véritable projet archéologique. C'est pour cette raison que je vous ai rencontré à mon club et que votre père vous attend chez lui. Vos mouvements doivent paraître tout à fait naturels dans l'hypothèse d'une filature. Et maintenant, passons à table, je meurs de faim. Pitt et Giordino déposèrent Lily à l'hôtel Jefferson, puis ils donnèrent au chauffeur l'adresse d'un immeuble en verre de dix étages, le siège de la NUMA. Giordino gagna son bureau du troisième étage tandis que Pitt continuait dans l'ascenseur jusqu'au dernier, l'étage occupé par le réseau de communication et d'information, fl erra parmi les rangées d'équipements électroniques et d'ordinateurs, et trouva enfin un homme assis jambes croisées à même le sol carrelé, qui contemplait un magnétophone miniature arraché des entrailles d'un grand kangourou en peluche. - Il chante Waltzing Matilda et faux ? demanda Pitt. - Comment le savez-vous ? - J'ai'Heviné par hasard. Hiram Yaeger leva les yeux et sourit. Il avait un curieux visage et de longs cheveux blonds réunis en queue de cheval. Sa longue barbe frisée paraissait postiche, et ses yeux étaient cerclés de petites lunettes de grand-mère. Il était habillé comme un cow-boy qui a chevauché pendant un mois, et même un chiffonnier n'aurait pas voulu de son Levi's et de ses bottes. Sandecker l'avait débauché d'une firme d'ordinateurs de la Silicon Valley où il travaillait, et il lui avait accordé 171 carte blanche pour créer la banque de données de la NUMA, qui était un mariage idéal entre le génie de l'homme et la puissance de l'ordinateur. Yaeger supervisait une immense bibliothèque de données qui contenait tous les rapports et les livres jamais publiés sur le monde de la mer. L'informaticien étudia un instant le petit magnétophone d'un oil critique. - Même avec des ustensiles de cuisine, j'aurais fait mieux. - Vous pouvez le réparer ? - Probablement pas. Pitt désigna les rangées d'ordinateurs. - Vous avez conçu tout ça, mais vous n'êtes pas capable de réparer un simple lecteur de cassettes ? - Le cour n'y est pas. (Yaeger se leva et alla déposer le kangourou en peluche dans un coin de son bureau.) Un jour, si je suis inspiré, j'en ferai peut-être une lampe qui parle. Pitt entra derrière lui et ferma la porte. - Et un nouveau projet exotique, ça vous inspirerait ? - Daris quel domaine ? - Recherches. - Je vous écoute. Pitt sortit une enveloppe de sa poche et la tendit à Yaeger. Le génie de l'informatique s'affala dans un fauteuil, ouvrit l'enveloppe et en tira le contenu. Il parcourut quelques instants la transcription tapée à la machine, puis la relut attentivement. Après un long silence, il regarda Pitt par-dessus ses lunettes. - Ça vient de ce vieux bateau que vous avez découvert ? - Vous êtes au courant ? - Il faudrait être sourd et aveugle pour ne pas l'être. L'histoire est dans tous les journaux et sur tous les écrans de télé. Pitt montra les feuillets que Yaeger tenait à la main : - C'est la traduction du journal de bord écrit en latin. - Qu'est-ce que vous attendez de moi ? - Regardez la page avec la carte. 172 L'informaticien examina un instant les tracés. - Vous voulez que je l'associe à un emplacement géographique connu ? - Si vous le pouvez, oui, acquiesça Pitt. - Pas grand-chose à quoi se raccrocher. Ça représente quoi ? - Un littoral et un fleuve. - Etabli quand ? - En 391. Yaeger en demeura stupéfait. . - Autant me demander de vous nommer les rues de l'Atlantide ! - Programmez vos petits copains pour effectuer une projection du trajet parcouru par le bateau après le départ de Carthagène. Vous pouvez aussi essayer de partir du Groenland, de l'endroit où on a retrouvé l'épave. Je vous ai noté la position exacte. - Vous vous rendez compte que ce fleuve pourrait très bien ne plus exister ? - Cette pensée m'a effectivement effleuré. - fl me faut l'autorisation de l'amiral. - Vous l'aurez dès demain matin. - Bien, dit Yaeger d'une voix morne. Je vais faire de mon mieux. Il vous faut ça pour quand ? - Consacrez-vous au problème jusqu'à ce que vous trouviez quelque chose. Je dois m'absenter pour quelques jours. Je vous appellerai après-demain pour voir où vous en êtes. - Je peux vous poser une question ? - Bien sûr. - Est-ce que c'est vraiment important ? - Oui, répondit lentement Pitt. Je crois que oui. Peut-être même plus important que vous et moi ne pouvons l'imaginer. 173 23 Le sénateur Pitt regagna sa vaste demeure coloniale située sur Massachusetts Avenue à Bethesda dans le Maryland. Il était vêtu d'un pantalon kaki délavé et d'un vieux pull usé. Le Socrate du Sénat, comme on l'appelait, était réputé pour son élégance vestimentaire, mais en privé, il s'habillait comme un ranger qui campe en pleine forêt. - Dirk ! s'écria-t-il, ravi, en serrant son fils dans ses bras. Je ne te vois guère ces derniers temps. Pitt glissa un bras autour de l'épaule de son père, et ils se dirigèrent ensemble vers le bureau lambrissé dont les murs étaient couverts de rayonnages bourrés de livres. Un feu flambait dans la cheminée. Le sénateur indiqua un fauteuil à son fils et passa derrière le bar. - Martini-gin avec un zeste de citron, c'est ça ? - Il fait un peu frais pour un cocktail. Je préférerais un Jack Daniel's sec. - A chacun son poison. - Comment va maman ? - Elle est à la dernière station thermale à la mode, en Californie, pour sa cure annuelle d'amaigrissement. Elle doit rentrer après-demain, avec un kilo de plus, comme à chaque fois. - Elle ne renoncera jamais. - C'est son petit plaisir. Le sénateur tendit le bourbon à son fils et se servit un porto. Il leva son verre. - A ton voyage dans le Colorado. Pitt ne but pas tout de suite. - Qui a eu cette brillante idée de m'envoyer faire du ski ? demanda-t-il. - Moi. Pitt prit une gorgée et lança un regard dur à son père. - Qu'est-ce que tu as à voir avec les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie ? - Tout. A condition qu'ils existent. - Tu t'exprimes en tant que personne privée ou publique ? 174 - En tant que patriote. - Bon, fit Pitt avec un profond soupir. Explique-moi. En quoi des ouvres d'art, des livres anciens et le cercueil d'Alexandre sont-ils vitaux pour les intérêts des Etats-Unis ? - En rien. En revanche, il se pourrait qu'on trouve des cartes indiquant les ressources géologiques de l'époque. Les mines d'or perdues des pharaons, les mines d'émeraudes oubliées de Cléopâtre, le pays fabuleux et mythique de Pont, célèbre pour ses richesses en argent, en antimoine et en or aux étranges reflets verts. Ces emplacements étaient connus il y a deux à trois mille ans, mais ils se sont perdus dans les limbes du temps, fl y avait aussi la légendaire contrée d'Ophir et ses précieux minerais dont on ne sait toujours rien aujourd'hui. Sans compter les mines d'or du roi Salomon, de Nabuchodonosor, roi de Babylone, et de la reine de Saba. Les richesses légendaires du passé sont enfouies quelque part sous les sables du Moyen-Orient. - Supposons qu'on les découvre, qu'est-ce qui se passera après ? En quoi des richesses appartenant à d'autres pays peuvent-elles intéresser notre gouvernement ? - En tant que monnaie d'échange, répondit le sénateur. Si nous sommes en mesure de dire où elles se trouvent, nous pouvons ouvrir des négociations en vue d'une exploitation conjointe. Nous pouvons aussi discuter avec certains leaders de ces pays, et les conduire à faire preuve d'un peu plus de bonne volonté à notre égard. Pitt réfléchit un instant. - J'ignorais que le Congrès cherchait à améliorer les relation^* internationales. Je suis sûr qu'il y a autre chose derrière cette affaire. Le sénateur hocha la tête, émerveillé par la perspicacité de son fils. - C'est juste. Tu as entendu parler des « pièges stra-tigraphiques » ? - Oui, répondit Pitt en souriant. J'en ai rencontré un dans la mer du Labrador au large du Québec. Ce qu'on appelle des « pièges stratigraphiques », ce sont des gisements de pétrole particulièrement difficiles à déceler. 175 Les forages normaux n'y suffisent pas, et ils sont souvent d'une incroyable richesse. - Ce qui nous amène au bitume, expliqua le sénateur. Un mélange de carbures d'hydrogène comme le goudron ou l'asphalte qui était utilisé en Mésopotamie U y a déjà cinq mille ans pour imperméabiliser les bâtiments, les canaux, les canalisations et les coques de bateaux. On s'en servait aussi pour les routes, pour traiter certaines blessures et fabriquer des adhésifs. Beaucoup plus tard, les Grecs ont mentionné la présence de sources qui dégageaient du pétrole le long de la côte d'Afrique du Nord. Les Romains ont évoqué un site dans le Sinaï appelé « Montagne de Pétrole ». Et la Bible parle de Dieu qui ordonne à Jacob de tirer du pétrole d'une roche pareille au silex et décrit la vallée de Siddim comme un endroit plein de puits qui pourraient très bien être des puits de naphte. - On n'a retrouvé aucun de ces sites et on n'a pas fait de forages ? demanda Pitt. - On a bien effectué des forages, mais à ce jour ils n'ont pas donné grand-chose. Les géologues affirment qu'il y a 90 p. 100 de chances qu'on découvre des réserves de 500 millions de barils de brut sous le seul territoire d'Israël. Malheureusement, il n'est plus possible de localiser ces anciens emplacements à cause des divers soulèvements de terrain et tremblements de terre intervenus depuis. - Si je comprends bien, le but principal serait de trouver d'énormes quantités de pétrole en Isarël. - Avoue que ça résoudrait pas mal de problèmes. - En effet. Le sénateur et son fils restèrent un moment sans parler, les yeux rivés sur le feu. Si Yaeger et ses ordinateurs ne découvraient pas une piste, c'était pratiquement sans espoir. Pitt se sentit soudain furieux à l'idée que les dirigeants du Congrès et de la Maison-Blanche étaient plus intéressés par l'or et le pétrole que par l'art et la littérature. C'était affligeant. Le silence fut brisé par la sonnerie du téléphone. Le sénateur alla décrocher. Il écouta quelques instants, puis il reposa l'appareil. - Je ne pense pas que c'est dans le Colorado que je retrouverai la bibliothèque d'Alexandrie, fit Pitt d'un ton grinçant. - En effet, ça étonnerait tout le monde, admit son père. Nous nous sommes arrangés pour que tu y rencontres une sommité dans ce domaine, Bertram Rothberg, un professeur d'histoire ancienne à l'université du Colorado. Il consacre sa vie à l'étude de la bibliothèque d'Alexandrie. H pourra te fournir un tas de renseignements historiques utiles pour tes recherches. - Pourquoi est-ce moi qui dois aller le voir ? Il me semble qu'il aurait été plus pratique de le faire venir à Washington. - Tu as vu l'amiral Sandecker ? - Oui. - Dans ce cas, tu sais qu'il est indispensable qu'Ai Giordino et toi mettiez le maximum de distance entre vous et le sous-marin soviétique. Ce coup de téléphone à l'instant venait d'un agent du FBI qui file un agent du KGB qui te file. - Ravi de savoir que je suis à ce point populaire ! - Tu ne dois rien faire qui puisse éveiller les soupçons. - Bon, d'accord, approuva Pitt avec un petit signe de tête. Mais suppose que les Russes flairent quelque chose. Ils ont autant à gagner que nous à mettre la main sur les informations que renferment les ouvrages de la bibliothèque d'Alexandrie. - C'est un risque à courir, mais il est extrêmement faible, répondit le sénateur. Nous avons pris toutes les précautions pour que la découverte des tablettes de cire demeure secrète. - Encore une question. - Je t'&oute. - Je suis surveillé, et qu'est-ce qui va empêcher le KGB de me suivre jusque chez le professeur Rothberg ? - Rien, répondit le sénateur. Nous avons l'intention de les laisser faire. - Si je comprends bien, vous restez en spectateurs, c'est ça ? - Tout à fait. - Et pourquoi m'avoir choisi, moi ? - A cause de ta Cord L-29. 176 177 - Ma Cord ? - Oui, la vieille voiture que tu as fait restaurer à Denver. L'homme que tu as chargé de ce travail a téléphoné ici la semaine dernière pour annoncer qu'elle était prête et qu'elle était superbe. - Donc, je vais tranquillement et ouvertement dans le Colorado pour récupérer ma voiture de collection, descendre quelques pentes et sortir avec Miss Sharp. - Exactement, fit le sénateur. Tu as une réservation à l'hôtel Breckenridge. Un message t'attendra là-bas pour te dire quand et comment contacter le professeur Rothberg. Pitt finit son bourbon, se leva, et posa son verre sur le manteau de la cheminée. - Ça t'ennuie si j'habite quelques jours le chalet familial ? - Je préférerais que tu t'en tiennes à l'écart. - Mais mes chaussures et mes skis sont dans le garage ! - lu en loueras. - C'est ridicule ! - Pas autant que tu le crois, fit le sénateur d'un ton uni. Surtout si je te dis qu'à l'instant où tu ouvres la porte tu es un homme mort ! - Vous êtes bien sûr que c'est là ? demanda le chauffeur de taxi en s'arrêtant devant ce qui ressemblait à un hangar abandonné dans un coin sombre et désert de l'aéroport international de Washington. - Oui, répondit Pitt Le chauffeur regarda autour de lui avec une légère appréhension et surveilla son passager dans le rétroviseur. Pitt tira son portefeuille et l'homme se détendit. Son client n'avait pas l'air d'un agresseur. - Je vous dois combien ? - 8,60 dollars. Pitt paya en ajoutant le pourboire, puis il descendit et attendit que le chauffeur vienne lui ouvrir le coffre. - Drôle d'endroit, murmura l'homme. - J'ai rendez-vous avec quelqu'un. Pitt regarda les feux arrière de la voiture disparaître dans la nuit, puis il neutralisa le système d'alarme du ft hangar à l'aide d'une télécommande et entra par une porte latérale. Il tapa un code et une lumière fluorescente inonda l'intérieur. C'était là que Pitt habitait. Là s'alignait une superbe collection de vieilles voitures. Il y avait aussi un ancien wagon Pullman et un avion Ford trimoteur. Le plus bizarre de tout était sans conteste une baignoire en fonte équipée d'un moteur hors-bord. Il se dirigea vers le fond. Là se trouvait une espèce de mezzanine où étaient ses appartements. Il monta un escalier de fer forgé en spirale et entra dans le living, flanqué d'un côté d'une chambre et d'un bureau, de l'autre d'une cuisine et d'un coin-repas. Il défit ses bagages et alla prendre un bain. Puis il passa une robe de chambre et alluma la télévision. Il se préparait à faire réchauffer un reste de chili quand le bourdonnement de l'interphone retentit. - Oui ? fit-il. - Groenland Service, annonça une voix féminine. Pitt éclata de rire et pressa le bouton qui ouvrait la petite porte. Il s'avança sur le seuil. Lily entra dans le hangar, un grand panier à la main. Elle s'arrêta net et regarda autour d'elle avec stupeur, éblouie par le spectacle qu'elle avait sous les yeux et aussi par la lumière qui étincelait sur les chromes et la peinture laquée. - L'amiral Sandecker m'avait pourtant décrit cet endroit, mais c'est encore plus extraordinaire que tout ce que j'avais pu imaginer, fit-elle sans cacher son émerveillement. Pitt alla l'accueillir au pied de l'escalier. Il lui prit le panier des mains et faillit le lâcher. - Mais ça pèse une tonne ! Qu'est-ce que vous avez mis dedans ? - Notre souper. Je me suis arrêtée à un delikatessen acheter quelques petites choses. - Ça sent drôlement bon. - Au menu : saumon fumé, faisan aux noix et salade d'épinards, petit chèvre, le tout arrosé de chablis. Et comme dessert, café et truffes au chocolat. Pitt étudia Lily avec une pointe d'admiration. Elle avait un visage animé et des yeux brillants, et il y avait 178 179 autour d'elle une électricité qu'il n'avait pas remarquée auparavant. Ses cheveux longs et soyeux étaient défaits et elle portait une robe moulante à paillettes qui mettait ses formes en valeur. Elle avait de longues jambes et bougeait avec une sensualité féline. Ils montèrent dans le living. Pitt mit le panier sur une chaise et prit la main de Lily. - Le repas peut attendre, souffla-t-il. La jeune femme baissa les yeux, puis lentement, comme attirée par une force irrésistible, elle les releva et se perdit dans les yeux verts de l'homme qui se trouvait en face d'elle. Elle se mit à rougir. C'est ridicule, se dit-elle aussitôt. Elle avait parfaitement planifié chacune des étapes de la tentative de séduction à laquelle elle comptait se livrer, et voilà qu'elle éprouvait gêne et embarras. Elle n'aurait jamais cru que les choses iraient aussi vite. Sans un mot, Pitt fit glisser les bretelles sur les épaules de Lily, et la robe à paillettes tomba en corolle autour des chaussures à talons hauts de la jeune femme dans un chatoiement de lumière, fl la prit dans ses bras et la souleva sans effort. Et, comme il la portait vers la chambre, Lily enfouit son visage contre sa poitrine. - J'ai terriblement envie de vous, murmura-t-elle. Pitt la posa tendrement sur le lit et demeura un long moment à la regarder. Le feu lui dévorait les entrailles. 24 Yazid entra dans la salle à manger de sa villa et s'arrêta devant la longue table autour de laquelle étaient réunis ses invités. - J'espère que mes amis ont bien mangé, dit-il. Mohammed al-Hakim, un mollah qui était l'âme damnée de Yazid, repoussa sa chaise. - Très bien, comme toujours, Akhmad, mais ta présence nous a manqué. 180 - Allah ne me révèle pas ses pensées quand j'ai le ventre plein, fit Yazid avec l'ombre d'un sourire. Il regarda les cinq hommes qui s'étaient levés et lui manifestaient leur respect à des degrés divers. Aucun n'était vêtu de la même façon. Le colonel Naguib Bashir, le chef d'une organisation clandestine d'officiers pro-Yazid, portait une vieille djellaba avec de longues manches et une capuche qu'il avait enfilée au Caire afin de dissimuler son identité. Al-Hakim était coiffé d'un turban et son corps frêle était enveloppé dans une robe élimée en coton noir grossier. Moussa Moheidin, un écrivain-journaliste chargé de la propagande de Yazid, était habillé d'un pantalon et d'une chemise de sport à col ouvert tandis que le jeune turc du groupe, Khaled Fawzy, le chef du conseil révolutionnaire, était en treillis militaire. Seul Suleiman Ammar était impeccablement vêtu d'un costume de toile. - Vous devez tous vous demander pourquoi j'ai convoqué d'urgence cette réunion, reprit Yazid. Alors inutile de perdre plus de temps. Allah m'a dévoilé un plan pour nous permettre de nous débarrasser du président Hassan et de sa clique d'affameurs corrompus. Je vous en prie, asseyez-vous et finissez votre café. Il se dirigea vers un mur et pressa un bouton. Une grande carte en couleurs se déroula. Ammar reconnut celle de l'Amérique du Sud. La ville de Punta del Este en Uruguay était entourée de rouge et, punaisé tout en bas, il y avait l'agrandissement d'un luxueux yacht. Les cinq hommes installés autour de la table, leur intérêt brusquement éveillé, avaient le regard rivé sur la carte. Ils attendaient de savoir ce qu'Allah avait révélé à leur leader. Seul Ariîmar marquait son scepticisme. Il était bien trop réaliste pour croire à l'intervention divine. - Dans six jours, commença Yazid, le sommet économique mondial provoqué par la crise monétaire internationale doit se tenir dans la station balnéaire de Punta del Este, le siège de la Conférence de l'économie interaméricaine et du Conseil social qui a proclamé l'Alliance pour le progrès. Les pays débiteurs, à l'exception de l'Egypte, se sont solidarisés afin d'annuler leur dette extérieure. Cette décision va entraîner la faillite de 181 centaines de banques aux Etats-Unis et en Europe. Les financiers internationaux et leurs experts ont entamé des négociations non-stop pour essayer d'éviter cette catastrophe économique. Notre président, ce valet qui lèche les bottes des impérialistes, est leur dernier espoir. Hassan doit assister aux négociations et ils comptent sur lui pour convaincre nos frères arabes et nos amis du tiers monde d'accepter de nouveaux emprunts et un rééchelonnement de leur dette. Cela ne se fera pas. Avec l'aide de Dieu, nous allons saisir cette occasion pour établir un véritable gouvernement islamique dans notre pays. - Tuons le tyran et qu'on en finisse ! s'écria Khaled Fawzy. Il était jeune, arrogant et impétueux. Son impatience avait déjà été la cause d'un soulèvement étudiant avorté qui avait fait trente morts. Ses yeux noirs allaient de l'un à l'autre, fl reprit : - Un missile sol-air tiré contre son avion au moment où il s'envole pour l'Uruguay et nous sommes débarrassés une fois pour toutes de ce régime corrompu. - Et le ministre de la Défense Abou Hamid prend le pouvoir avant que nous n'ayons eu le temps de réagir, lança Moussa Moheidin. Le célèbre écrivain-journaliste avait dépassé la soixantaine. C'était un homme fin, intelligent et cultivé, aux manières affables. Moheidin était le seul homme dans cette pièce qu'Ammar respectait vraiment. Yazid se tourna vers Bashir : - C'est bien ce qui se passerait, colonel ? Bashir acquiesça. C'était un personnage creux et suffisant, toujours prompt à exprimer son point de vue étroit de militaire. - Moussa a raison, fit-il. Abou Hamid hésite à apporter son soutien à notre cause sous prétexte qu'il lui faut d'abord l'assentiment populaire. Ce n'est qu'une manouvre attentiste. Hamid est ambitieux. Il guette l'occasion de s'appuyer sur l'armée pour se proclamer président. - Ce n'est que trop vrai, dit Fawzy. L'un de ses aides de camp appartient à notre mouvement. Il nous a infor- 182 mes qu'Hamid avait effectivement l'intention de s'assurer la présidence et de consolider sa position en épousant Hala Kamil pour sa popularité. Yazid sourit. - Il peut toujours rêver. Hala Kamil ne sera pas là pour la cérémonie. - C'est une certitude ? demanda Ammar. - Oui, répondit doucement Yazid. Allah veillera à ce qu'elle ne survive pas au prochain lever du soleil. - Partage ta révélation avec nous, Akhmad, supplia al-Hakim. Au contraire des autres personnes qui l'entouraient, al-Hakim avait le visage d'un homme qui a passé la moitié de sa vie en prison. Sa peau claire paraissait presque transparente et ses yeux, derrière d'épaisses lunettes, brillaient d'une détermination farouche. - J'ai été informé par des sources bien placées à Mexico qu'en raison d'une invasion inattendue de touristes il y a pénurie de chambres d'hôtel et de résidences à Punta del Este, expliqua Yazid. Pour éviter que le sommet ne se tienne ailleurs, ce qui les priverait de ses retombées médiatiques, les officiels uruguayens se sont arrangés pour que les dirigeants et les chefs d'Etat étrangers soient logés à bord de luxueux bateaux de croisière ancrés dans le port. Hassan et la délégation égyptienne sont attendus sur un paquebot britannique, le Lady Flamborough. De Lorenzo, le président du Mexique, sera également à bord. Yazid s'interrompit et dévisagea tour à tour chacun de ses partisans assis à la table, puis il reprit : - Allah m'est apparu et m'a ordonné de m'emparer du bateau. Les cinq" hommes, incrédules, se regardèrent, puis ils reportèrent leur attention sur Yazid. - Je vois à vos expressions, mes amis, que vous doutez de ma vision, fit celui-ci. - Absolument pas, s'empressa de répondre al-Hakim. Mais peut-être as-tu mal interprété les commandements d'Allah. - Non, c'était très clair. Nous devons nous emparer du paquebot avec Hassan et ses ministres. - Dans quel but ? demanda Moussa Moheidin. 183 - Dans le but d'isoler Hassan et de l'empêcher de regagner Le Caire pendant que les forces islamiques s'emparent du pouvoir. - Abou Hamid et son armée se mettront en travers de notre chemin, l'avertit le colonel Bashir. Je le sais de façon certaine. - Hamid ne pourra pas arrêter un raz de marée soulevé par la ferveur révolutionnaire, dit Yazid. L'agitation gagne partout. Le peuple est soumis à l'austérité à cause des intérêts que nous devons rembourser aux banques étrangères. Hassan et lui sont en train de se suicider en ne dénonçant pas les prêteurs impies. L'Egypte ne connaîtra le salut que dans la pureté de la loi islamique. Khaled bondit sur ses pieds et brandit le poing. - Tu n'as qu'un mot à dire, Akhmad, et un million d'Egyptiens descendent dans la rue. - Le peuple décidera et je me conformerai à sa décision, fit Yazid en baissant la tête. Al-Hakim avait le visage grave. - Je dois avouer que j'ai de sombres pressentiments, fit-il. - Tu es un lâche, lança Fawzy. - Mohammed al-Hakim est plus sage que toi, intervint Moheidin d'une voix douce. Je sais ce qu'il pense. Il ne tient pas à renouveler l'échec de l'Achille Lauro en 1985. Bashir prit alors la parole : - Je ne crois pas que les massacres perpétrés par des terroristes feront avancer notre cause. - Tu veux t'opposer à la volonté d'Allah ? demanda Yazid. - Ecoute-moi, Akhmad, plaida Bashir. Il va être impossible de s'infiltrer compte tenu des mesures de sécurité prises à Punta del Este. Les patrouilleurs vont grouiller dans le port. Tous les yachts seront sévèrement gardés. Un assaut suicide serait inéluctablement voué à l'échec. - Nous bénéficierons d'une aide en provenance d'une source qui doit demeurer secrète, dit Yazid. (Il se tourna vers Ammar.) Suleiman, tu es notre expert en opérations clandestines. Si nous parvenons à faire 184 monter à bord du Lady Flamborough un commando de nos meilleurs combattants sans qu'ils soient repérés, crois-tu qu'ils pourraient s'emparer du bateau et le tenir jusqu'à ce que nous ayons instauré une république islamique ? - Oui, répondit Ammar sans quitter des yeux la photo du paquebot. Six jours, c'est un peu juste, mais le bâtiment peut être investi par dix combattants et cinq marins expérimentés, et sans que le sang soit versé pourvu que nous soyons assurés de l'effet de surprise. Les yeux de Yazid étincelèrent. - Je savais que je pouvais compter sur toi. - Impossible, rugit Bashir. Tu ne pourras jamais faire entrer quinze hommes en Uruguay sans éveiller les soupçons. Et même si par miracle tu parvenais à t'emparer du paquebot et à maîtriser l'équipage, moins de vingt-quatre heures après tu aurais sur le dos tous les commandos antiterroristes occidentaux. Et ce n'est pas la menace de tuer les otages qui les arrêterait. Tu aurais de la chance si tu arrivais à tenir plus de quelques heures. - Je peux m'emparer du Lady Flamborough et le tenir deux semaines. Bashir secoua la tête. - Tu es perdu dans les nuages. - Comment feras-tu ? demanda Moheidin. Je suis curieux de savoir comment tu espères abuser une armée de spécialistes de la sécurité internationale sans déclencher une bataille rangée. - Je n'ai pas l'intention de combattre. - Mais c'est absurde ! s'écria Yazid. - Non, affirma tranquillement Ammar. Toute l'astuce est là. - L'astuce ? - Oui, fit Ammar avec un petit sourire. J'ai l'intention de faire tout simplement disparaître le Lady Flamborough avec ses passagers et son équipage. 185 25 - Ma visite est strictement privée, dit Julius Schiller à Hala Kamil en entrant dans le salon du chalet du sénateur Pitt. Mon secrétariat a ordre de déclarer que je suis parti pêcher à Key West. - Je comprends, fit Hala. Je suis ravie d'avoir quelqu'un à qui parler en dehors du cuisinier et des hommes des Services secrets. Elle était vêtue d'un long pull de laine marron et d'un pantalon assorti, et elle avait l'air encore plus jeune que dans le souvenir du sous-secrétaire aux Affaires politiques. Ce dernier paraissait totalement déplacé en ce lieu avec son costume trois-pièces et son attaché-case. - Puis-je faire quelque chose pour rendre votre séjour plus agréable en dépit des conditions ? demanda-t-il. - Non, je vous remercie. Je pense qu'il n'y a rien qui puisse compenser la frustration de rester inactive alors qu'il y a tant à faire. - Encore quelques jours, et ce ne sera plus qu'un mauvais souvenir, fit Schiller pour la consoler. - Je ne m'attendais pas à vous voir ici, Julius. - Il s'est produit un événement qui concerne l'Egypte. Le Président a pensé qu'il serait souhaitable de vous consulter à ce propos. Hala ramena ses jambes sous elle et but une gorgée de son thé. - Devrais-je me sentir flattée ? - Disons qu'il vous serait simplement reconnaissant de votre coopération. - A quel sujet ? Schiller ouvrit son attaché-case et en tira un dossier qu'il tendit à la secrétaire générale des Nations unies. Il vit le visage lisse et angélique de celle-ci se durcir au fur et à mesure qu'elle lisait. Elle arriva à la dernière page, referma le dossier, puis lança un regard pénétrant à l'Américain. - La nouvelle a été rendue publique ? demanda-t-elle. I - Oui. La découverte du navire sera annoncée officiellement cet après-midi, mais nous ne ferons aucune référence aux trésors de la bibliothèque d'Alexandrie. Hala Kamil se tourna vers la fenêtre. - La perte de ces trésors il y a seize siècles serait comparable aujourd'hui à celle des archives de Washington et de la National Art Gallery. - Une bonne comparaison, acquiesça Schiller. - Il y a une chance de retrouver les anciens manuscrits ? - C'est trop tôt pour le savoir. Les tablettes de cire découvertes à bord du bateau ne renferment que quelques indices terriblement difficiles à déchiffrer. La cachette pourrait être n'importe où entre l'Islande et l'Afrique du Sud. - Mais vous avez l'intention de chercher ? - Oui, le projet est déjà lancé. - Qui d'autre est au courant ? demanda la jeune femme. - Le Président et moi, donc, ainsi que quelques membres du gouvernement, et vous maintenant. - Pourquoi moi et pas le président Hassan ? Schiller se leva et fit quelques pas dans la pièce avant de répondre : - Votre président pourrait être bientôt contraint de quitter le pouvoir. Nous pensons que l'information est trop importante pour tomber entre de mauvaises mains. - Akhmad Yazid ? - Pour être franc, oui. - Votre gouvernement sera bien obligé de traiter avec lui un jour ou l'autre, fit Hala. Si les trésors de la bibliothèque et les données géologiques qu'elle contient sont retrouvés, Yazid exigera que tout soit restitué à l'Egypte. - Nous comprenons très bien. C'est le but de ma visite à Breckenridge. Le Président souhaiterait que vous annonciez cette découverte imminente lors de ' votre discours devant les Nations unies. La jeune femme considéra pensivement Schiller, puis elle détourna le regard et déclara avec une trace de colère dans la voix : 186 187 - Comment pourrais-je annoncer que cette découverte est imminente alors qu'il faudra peut-être des années de recherches, si toutefois elles aboutissent ? Je trouve fort déplaisant que votre Président et ses conseillers se permettent ainsi de fabriquer un mensonge et de m'utiliser pour le propager. S'agit-il encore de l'un de vos stupides jeux de politique étrangère au Moyen-Orient, Julius ? Une ultime tentative pour maintenir le président Hassan au pouvoir et saper l'influence de Yazid ? Suis-je censée être l'outil chargé de faire croire au peuple égyptien que de riches gisements sont sur le point d'être découverts dans le sous-sol de son pays, et qu'ils vont suffire à redresser notre économie et supprimer la pauvreté ? Schiller garda le silence. - Vous avez frappé à la mauvaise porte, Julius, reprit Hala. Je préfère voir mon gouvernement tomber et affronter les tueurs de Yazid plutôt que de tromper mon peuple avec de faux espoirs. - Ce sont de nobles sentiments, dit le sous-secrétaire aux Affaires politiques d'une voix douce. J'admire vos principes, mais je n'en persiste pas moins à croire que notre plan est bon. - Le risque est trop grand, de toute façon. Si le Président ne produit pas les trésors annoncés, il provoquera un véritable désastre politique. Yazid en tirera avantage et lancera une campagne de propagande qui élargira la base de son pouvoir et le rendra plus puissant encore que vos experts ne peuvent l'imaginer. Pour la dixième fois en dix ans, vos spécialistes de politique étrangère passeront pour de piètres amateurs aux yeux du monde entier. - Certes, des erreurs ont été commises, admit Schiller. - Si seulement vous vous dispensiez d'intervenir dans nos affaires ! - Je ne suis pas venu ici pour parler de la politique au Proche-Orient, Hala. Je suis venu solliciter votre aide. Elle détourna la tête. - Je suis désolée, mais je ne peux pas mentir ainsi. f L'Américain la contempla avec une lueur de compassion dans le regard. - Je transmettrai votre réponse au Président, dit-il en prenant son attaché-case et en se dirigeant vers la porte. Il sera très déçu. - Une seconde ! Il pivota, sourcils levés. Hala s'avança vers lui. - Prouvez-moi que vous avez autre chose qu'une vague idée de l'endroit où se trouvent les richesses de la bibliothèque d'Alexandrie, et je ferai ce que vous me demandez. - Vous l'annonceriez à la tribune ? - Oui. - fl ne reste que trois jours avant votre discours, cela ne nous laisse guère de temps. - Telles sont mes conditions, fit Hala. Schiller hocha la tête avec gravité. - Nous les acceptons. Puis il sortit. Muhammad Ismail regarda la limousine de Schiller quitter l'allée privée qui menait au chalet du sénateur Pitt et s'engager sur la route qui conduisait à la station de sports d'hiver de Breckenridge. Il ne distinguait pas la personne qui était à l'arrière, et ne s'en préoccupait d'ailleurs pas. La présence de la voiture officielle, des hommes qui surveillaient les alentours et parlaient dans des émetteurs radio à intervalles réguliers ainsi que des deux gardes armés à l'intérieur d'une camionnette Dodge à l'entrée du chemin, suffisait à confirmer l'information fournie par les agents de Yazid à Washington. Ismail était négligemment adossé à une grosse Mercedes diesel, dissimulant un homme qui, assis à l'intérieur, braquait des jumelles par la vitre ouverte. Sur le toit, il y avait une galerie avec plusieurs paires de skis. Ismail portait une combinaison de ski blanche et une cagoule assortie qui lui masquait le visage. - Tu en as assez vu ? demanda-t-il en faisant semblant de vérifier si les skis étaient convenablement attachés. 188 189 - Encore une petite minute, répondit l'homme aux jumelles. Il étudia le chalet qui était en partie visible à travers les arbres. - Dépêche-toi, je gèle. Qu'est-ce que tu distingues ? - Pas plus de cinq hommes. Trois à l'intérieur. Deux dans la camionnette. Un seul à la fois surveille les abords du chalet, et pendant pas plus de trente minutes. Eux non plus, ils ne s'éternisent pas à cause du froid. Ils empruntent toujours la même piste creusée dans la neige. Aucun signe de caméras de télévision, mais il y en a probablement une à l'intérieur de la Dodge avec un écran dans la maison. - Nous allons nous diviser en deux groupes, fit Ismail. L'un s'empare du chalet, l'autre élimine le garde qui est dehors et détruit la camionnette par l'arrière, là où ils s'attendent le moins à une attaque. L'autre abaissa ses jumelles. - Tu as l'intention d'agir ce soir, Muhammad ? - Non, demain. Quand ces maudits Américains seront en train de s'empiffrer au petit déjeuner. - Une attaque en plein jour risque d'être dangereuse. - Nous ne nous glisserons pas en pleine nuit comme des lâches ! - Mais notre seule route de repli vers l'aéroport passe par le centre de la ville, protesta l'homme aux jumelles. Les rues seront encombrées par les voitures et les centaines de skieurs. Suleiman Ammar n'agirait sûrement pas ainsi. Ismail pivota. Ses yeux lançaient des éclairs. - C'est moi qui commande ici ! aboya-t-il. Suleiman est un chacal puant. Je t'interdis de prononcer son nom en ma présence. L'autre ne se laissa pas intimider. - Nous périrons tous par ta faute, fit-il d'une voix qui ne tremblait pas. - Et alors ? siffla Ismail d'un ton glacial. Si nous mourrons pour qu'Hala Kamil meure, ce sera un honneur. 190 26 - Magnifique, murmura Lily. Pitt, Giordino et elle se tenaient dans un atelier de restauration de vieilles voitures, et leurs regards admi-ratifs allaient à une Cord L-29 1930. Le siège du chauffeur était à découvert. Les flancs étaient bordeaux, et les ailes, les marchepieds et le capot chamois, assortis à la capote de cuir qui recouvrait le compartiment réservé aux passagers. Longue et élégante, la voiture était une traction avant, ce qui lui conférait une silhouette basse. Le carrossier l'avait dotée d'un long châssis qui mesurait près de cinq mètres cinquante. Le capot lui-même faisait plus de deux mètres et se terminait sur un pare-brise assez bas et très incliné ; le radiateur était protégé par une grille du style de celles des automobiles de course. C'était une voiture imposante et racée, témoignage d'une époque à jamais révolue. L'homme qui avait découvert la Cord dans un vieux garage, enfouie sous un fatras d'objets accumulés durant quarante ans, et l'avait restaurée était fier de son travail. Robert Esbenson, un homme grand au visage de lutin et aux yeux bleu clair, donna un dernier coup de chiffon sur la carrosserie et remit les clés de la voiture à Pitt. - Ça me fait mal au cour de la voir partir, dit-il. - Vous avez fait un boulot sensationnel. - Je vous l'expédie à Washington ? - Pas tout de suite. J'aimerais d'abord la conduire quelques jours. - Bierf, fit Esbenson. Dans ce cas, je vais vous régler le carburateur et l'allumage compte tenu de l'altitude. Quand vous reviendrez, je me chargerai de vous trouver un transporteur. - Je peux venir avec vous ? demanda Lily. - Jusqu'à Breckenridge, répondit Pitt. (Il se tourna vers Giordino.) Tu viens avec nous, Al ? - Oui, pourquoi pas ? On n'a qu'à laisser notre voiture de location ici. Ils chargèrent les bagages à bord de la Cord et, dix 191 minutes plus tard, Pitt engageait la voiture sur la route qui menait au pied des contreforts des Rocheuses enneigées. Lily et Al étaient installés, bien au chaud, dans le compartiment passagers, séparés de Pitt par une vitre. Celui-ci n'avait pas mis le hard-top qui s'adaptait sur l'avant de la voiture ; il conduisait en plein air, emmitouflé dans un épais manteau de fourrure, et il offrait avec délices son visage au froid revigorant. fl se concentrait sur la route devant lui, et vérifiait souvent les instruments du tableau de bord afin de s'assurer que l'automobile vieille de soixante ans se comportait comme il le fallait. Il se tenait sur la nie de droite, et la plupart des voitures le dépassaient en klaxonnant. Pitt était aux anges derrière son volant, fl écoutait le ronronnement souple du huit-cylindres et avait l'impression de jouer avec un fauve apprivoisé. Et pourtant, s'il avait su ce qui l'attendait, il se serait empressé de revenir tout droit à Denver. La nuit tombait lorsque la Cord pénétra dans la légendaire ville minière du Colorado devenue station de sports d'hiver. Pitt remonta la rue principale, bordée de vieux bâtiments qui rappelaient l'époque de l'Ouest. Les trottoirs étaient pleins de gens qui avaient leurs skis sur l'épaule. Pitt se gara près de l'entrée de l'hôtel Breckenridge. fl signa le registre, et l'employé de la réception lui remit deux messages téléphoniques qu'il parcourut rapidement avant de les glisser dans sa poche. - C'est du professeur Rothberg ? demanda Lily. - Oui. fl nous invite à dîner chez lui. C'est juste en face de l'hôtel. - A quelle heure ? demanda Giordino. - 7 heures et demie. Lily regarda sa montre. - J'ai juste le temps de prendre une douche et de me préparer. Pitt lui tendit sa clé. - Vous avez la chambre 21. Al la 20, et moi la 22. Vous voyez, vous êtes bien entourée. 192 Dès que la jeune femme eut disparu dans l'ascenseur, Pitt entraîna Giordino vers le bar. fl attendit qu'on les serve, puis il passa le second message à son ami. Celui-ci le lut à mi-voix : - « Le projet bibliothèque est devenu prioritaire, fl est urgent de trouver une adresse permanente pour Alex dans les quatre prochains jours. Bonne chance, ton père. » (fl leva les yeux, l'air interloqué.) J'ai bien compris ? Nous n'avons que quatre jours pour localiser l'endroit ? - Oui. Je flaire la panique entre les lignes. H doit se passer des choses à Washington. - On peut dire adieu au ski, fit Giordino. - Non, on reste, déclara Pitt sans l'ombre d'une hésitation. On ne peut rien faire tant que Yaeger ne déniche pas un indice quelconque. Et, en parlant de Yaeger, je ferais bien de lui passer un coup de fil. fl y avait une cabine dans le hall de l'hôtel. Après quatre sonneries, une voix ensommeillée répondit : - Yeager à l'appareil. - Hiram, c'est Dirk. Où en sont vos recherches ? - Elles se poursuivent. - Vous avez trouvé quelque chose ? - Mes bécanes ont étudié toutes les données géologiques entre Casablanca et Zanzibar. Elles n'ont rien découvert le long de la côte africaine qui corresponde à votre croquis, fl y avait juste trois vagues possibilités, mais quand j'ai programmé le profil des transformations qui avaient dû se produire au cours des seize derniers siècles, zéro. Je suis désolé. - Et maintenant ? - J'ai"commencé à voir au nord. Mais ça va prendre plus de temps à cause de l'étendue de la zone qui comprend les îles Britanniques, la mer Baltique et les pays Scandinaves jusqu'à la Sibérie. - Vous pouvez le faire en quatre jours ? - Seulement si vous me demandez de coller dessus le personnel temporaire vingt-quatre heures sur vingt-quatre. - Je vous le demande, fit Pitt. On vient de m'informer que le projet était devenu une top priorité. 193 - Bien, on va s'y mettre, fit l'informaticien d'un ton presque jovial. - Je suis à Breckenridge dans le Colorado. Si vous trouvez quelque chose, appelez-moi à l'hôtel Breckenridge. Pitt lui donna le numéro de téléphone de l'hôtel ainsi que celui de sa chambre. - O.K., c'est noté, fit Yaeger. - Vous avez l'air plutôt de bonne humeur. - Pourquoi ne le serais-je pas ? On a déjà fait du bon boulot. - Vraiment ? Pourtant, vous ne savez toujours pas où est notre fleuve, il me semble ? - C'est vrai, répondit Yaeger avec entrain. Mais on sait où il n'est pas ! De gros flocons de neige tombaient comme ils traversaient la rue en direction d'un petit immeuble à la façade en bois. Ils montèrent et frappèrent à la porte de l'appartement 22B. Bertram Rothberg les accueillit avec un sourire chaleureux. H avait une superbe barbe grise, des cheveux également gris, et ses yeux bleus pétillaient. Il portait une chemise à carreaux et un pantalon de toile. Avec sa carrure imposante, et une hache, il aurait pu passer pour un bûcheron. Il leur serra la main et les conduisit par un petit escalier intérieur dans une grande pièce haute de plafond. - Une petite bouteille de bourgogne californien avant de dîner ? proposa-t-il. - Avec plaisir, fit Lily. - Et vous, Dirk ? - Je n'ai rien contre. fl ne prit pas la peine de demander à Rothberg comment il avait fait pour les reconnaître. Son père avait dû lui fournir les descriptions. Le professeur d'histoire alla chercher le vin dans la cuisine, et Lily le suivit. - Je peux vous aider... ? Elle s'interrompit en voyant qu'il n'y avait rien de prêt, ni rien qui cuisait. Rothberg surprit son expression intriguée. 194 - Je suis un très mauvais cuisinier et j'ai commandé le repas dehors, expliqua-t-il. Allez donc vous asseoir devant la cheminée. Il apporta la bouteille, puis s'installa dans un fauteuil de cuir et leva son verre. - A notre succès. Pitt ne perdit pas de temps : - Mon père in'a dit que vous avez consacré votre vie à la bibliothèque d'Alexandrie. - Trente-deux ans de ma vie, oui. Comme une maîtresse qui ne demande rien et donne tout. Je n'ai jamais cessé d'être amoureux d'elle. - Je vous comprends, dit Lily. L'historien lui sourit. - Venant d'une archéologue, ça ne m'étonne pas. fl se leva pour tisonner le feu, puis il se rassit et reprit : - La bibliothèque d'Alexandrie n'était pas seulement un glorieux édifice dédié au savoir, mais aussi la merveille du monde de l'Antiquité qui renfermait toutes les connaissances de civilisations entières. On y trouvait les chefs-d'ouvre de l'art et de la littérature des Grecs, des Egyptiens, des Romains, les écritures sacrées des Juifs, la sagesse et le savoir des hommes les plus talentueux que le monde ait connus, les meilleurs écrits des philosophes, la musique la plus belle, les plus extraordinaires traités de médecine et de science. - Elle était ouverte au public ? demanda Giordino. - Certainement pas au premier mendiant venu. Mais les chercheurs et les érudits l'avaient à leur disposition pour examiner, cataloguer, traduire et faire connaître leurs ouvres. En fait, la bibliothèque et son musée attenant allaient bien au-delà d'un simple endroit qu'on visite. C'était un endroit de science et de création. La bibliothèque d'Alexandrie était devenue la première bibliothèque de référence telle que nous la concevons aujourd'hui, où tous les volumes étaient référencés et catalogués. L'ensemble était d'ailleurs connu sous le nom de Lieu des Muses. Rothberg s'arrêta un instant. - Encore un peu de vin. Al ? - Ça ne se refuse jamais ! 195 - Lily, Dirk ? - Non, merci. L'historien remplit le verre de Giordino puis le sien avant de reprendre : - Les nations et les empires de l'époque doivent énormément à la bibliothèque d'Alexandrie. Bien peu d'institutions ont produit autant de merveilles. Pline l'Ancien, un Romain du Ier siècle après Jésus-Christ, a rédigé la première encyclopédie. Aristophane, pas le poète grec mais celui qu'on appelait Aristophane de Byzance, a dirigé la bibliothèque deux siècles avant notre ère et a été le père du dictionnaire. Callimaque, un poète d'Alexandrie, a établi l'équivalent du Who's Who ? d'aujourd'hui. Le grand mathématicien Euclide a rédigé le premier traité connu de géométrie. Denys de Thrace a posé les bases de la grammaire et composé un Art grammatical en vingt-cinq chapitres qui est devenu un modèle pour toutes les langues écrites ou parlées. Tous ces hommes, et des milliers d'autres, ont travaillé à la bibliothèque d'Alexandrie. - C'est une véritable université que vous décrivez, dit Pitt. - Effectivement. La bibliothèque et le musée étaient considérés comme l'université du monde hellénique. Les grandes salles de marbre blanc renfermaient des tableaux, des statues, des amphithéâtres dans lesquels on lisait de la poésie et on donnait des cours sur tous les sujets en passant par l'astronomie et la géologie. Il y avait aussi des dortoirs, un réfectoire, des cloîtres bordés de colonnades pour y méditer, de même qu'un jardin zoologique et un jardin botanique. Il y avait dix immenses salles réservées à différentes catégories de manuscrits et de volumes. Des centaines de milliers d'entre eux étaient rédigés à la main sur des papyrus ou des parchemins, puis roulés et rangés à l'intérieur de tubes en bronze. - Quelle est la différence entre les deux ? - Le papyrus est une plante des bords du Nil. Les Egyptiens en utilisaient la tige pour fabriquer des objets de vannerie et surtout des feuilles sur lesquelles on pouvait écrire. Le parchemin, appelé aussi vélin dans cer- 196 tains cas, est préparé à partir d'une peau d'animal, en général du mouton, de l'agneau, ou du chevreau. - Ils auraient pu demeurer intacts au fil des siècles ? interrogea Pitt. - Le parchemin devrait durer plus longtemps que le papyrus. L'état dans lequel ils pourraient être après seize siècles dépend essentiellement des conditions de stockage. Les rouleaux de papyrus qu'on a retrouvés dans les tombeaux égyptiens sont encore lisibles après 3 000 ans. - Grâce à l'atmosphère chaude et sèche ? - Oui. - Supposons que les rouleaux aient été enterrés quelque part le long des côtes septentrionales de Suède ou de Russie ? L'historien réfléchit un instant. - Je pense que le froid hivernal les aurait protégés, mais comme la glace fond en été, ils seraient sans aucun doute complètement pourris. Pitt sentit passer le vent de la défaite. L'espoir de retrouver intacts les manuscrits de la bibliothèque d'Alexandrie s'amenuisait. Lily ne partageait pas son pessimisme. Une lueur d'excitation brillait dans son regard. - Si vous aviez été à la place de Junius Venator, professeur Rothberg, quels sont les livres que vous auriez choisi de sauver ? demanda-t-elle. - Question délicate. Je peux seulement présumer que j'aurais tenté d'emporter les ouvres complètes de Sophocle, Euripide, Aristote et Platon. Et, naturellement, Homère, fl a écrit vingt-quatre livres, mais seul un petit nombre d'entre eux nous sont parvenus. Je pense qvfte Venator aurait sauvé le plus possible des 50 000 volumes sur l'histoire grecque, étrusque, romaine et égyptienne. Ils devraient être d'une valeur inestimable dans la mesure où tout ce que la bibliothèque renfermait sur la littérature, les sciences et les religions égyptiennes a été perdu. Nous ne savons pratiquement rien de la civilisation étrusque alors qu'il existait sans nul doute des ouvrages sur ce sujet parmi les manuscrits. Et puis, j'aurais pris des traités religieux sur les lois et les traditions juives et chrétiennes. Les 197 révélations contenues dans ces volumes feraient le bonheur des théologiens d'aujourd'hui. - Et des ouvrages scientifiques ? interrogea Giordino. - Cela va sans dire. - Et n'oubliez pas les livres de cuisine, fit Lily. Rothberg éclata de rire. - Venator était un homme avisé. Il aurait emporté des parchemins représentatifs de chaque domaine, y compris la cuisine et les problèmes domestiques. Un petit panachage, en quelque sorte. - Et aussi sur les connaissances géologiques de l'époque ? demanda Pitt. - Oui, acquiesça l'historien. - On a une idée du genre d'homme que c'était ? fit Lily. - Qui, Venator? - Oui. - C'était le plus grand intellectuel de son temps. Un érudit célèbre et un maître qu'on avait été chercher à Athènes pour le nommer à la tête de la bibliothèque d'Alexandrie. C'était aussi le plus grand chroniqueur de son siècle. On sait qu'il a écrit plus de cent ouvrages de commentaires sociaux et politiques qui couvraient plus de quatre millénaires. Aucun d'eux n'a jamais été retrouvé. - Qu'est-ce qu'on sait d'autre sur lui ? demanda Pitt. - Pas grand-chose. Venator a eu de nombreux disciples qui sont devenus des hommes de lettres et de science reconnus. L'un d'eux, Dioclès d'Antioche, a brièvement parlé de lui dans l'un de ses essais. Il décrit Venator comme un novateur hardi qui explorait des domaines où les autres érudits n'osaient pas s'aventurer. Bien que chrétien, il considérait la religion plutôt comme une science sociale. C'était l'un des principaux points de désaccord entre lui et Théophile, le patriarche fanatique d'Alexandrie. Celui-ci voulait se venger de Venator et il déclara que le musée et la bibliothèque étaient des foyers de paganisme, fl a fini par persuader l'empereur Théodose, un fervent chrétien, de tout brûler. On pense que Junius Venator a été tué par les parti- 198 sans de Théophile au cours des émeutes qui ont accompagné la destruction de la bibliothèque. - Mais, maintenant, on sait qu'il a réussi à s'échapper avec le plus précieux de la collection, fit Lily. - Quand le sénateur Pitt m'a fait part de votre découverte au Groenland, j'ai été aussi fou de joie qu'un balayeur qui vient de gagner un million.de dollars à la loterie, dit Rothberg. - Vous auriez une idée de l'endroit où Venator aurait pu dissimuler ces trésors ? demanda Pitt. L'historien réfléchit un long moment, puis il déclara d'une voix sourde : - Junius Venator n'était pas un homme comme les autres. Il suivait ses propres voies. Il avait accès à une montagne de savoir. Il a dû choisir scientifiquement sa route et ne laisser au hasard que ce qu'il ignorait. Il a indiscutablement accompli un travail très efficace si on considère que ces objets sont demeurés cachés pendant seize siècles. (Il leva les bras en signe de renoncement.) Je n'ai pas le moindre indice à vous proposer. Venator est trop fort pour moi. - Vous devez bien avoir une idée pourtant, insista Pitt. Rothberg contempla longuement les flammes qui dansaient dans l'âtre. - Tout ce que je peux dire, fit-il enfin, c'est que la cachette de Venator doit se trouver quelque part où personne ne penserait à la chercher. 27 La montre d'Ismail indiquait 7 h 58. Il s'accroupit derrière un petit sapin bleu et observa le chalet. De la fumée s'échappait par l'une des cheminées, et de la vapeur par les conduits d'aération. Il savait que Kamil avait l'habitude de se lever de bonne heure et de préparer elle-même le petit déjeuner. Il supposa donc que 199 c'était elle qui était debout en train de s'activer dans la cuisine. Ismail était un homme du désert qui n'était pas habitué au froid mordant. Il aurait voulu se relever et se réchauffer en tapant des pieds. Ses orteils lui faisaient mal et ses doigts commençaient à s'engourdir en dépit des gants qu'il portait. Le froid s'insinuait dans son cerveau et ralentissait ses réactions. La peur se glissait en lui, celle de saboter sa mission et de mourir pour rien. Son manque d'expérience devenait patent. Au moment crucial, sa confiance l'abandonnait. Il se demanda même un instant si les Américains détestés ne soupçonnaient pas sa présence. 7 h 59. Il jeta un coup d'oil vers la camionnette à l'entrée du chemin. Les équipes de deux hommes se relayaient toutes les quatre heures. La relève n'allait pas tarder à quitter la chaleur du chalet pour rejoindre le véhicule. Il porta son attention sur le garde qui surveillait les alentours. L'homme approchait de l'endroit où il se tenait. La routine et le froid n'avaient pas entamé la vigilance des membres des Services secrets. Les yeux de l'agent étaient en alerte, pareils à un radar. Dans moins d'une minute, il allait apercevoir les traces d'Ismail dans la neige. L'Arabe étouffa un juron et s'aplatit au sol. fl se sentait terriblement exposé. Les branches du sapin qui le dissimulaient ne pourraient pas stopper les balles. 8 h 00. La porte de devant du chalet s'ouvrit et deux hommes sortirent. Ils avaient des bonnets et des vestes de duvet. Ils examinèrent le paysage enneigé tout en s'avançant sur le chemin et en échangeant quelques phrases. Ismail avait prévu d'attendre qu'ils arrivent jusqu'à la Dodge, puis de s'occuper des quatre hommes à la fois. Mais il avait mal synchronisé son action et avait pris position trop tôt. Les deux membres des Services secrets n'avaient parcouru qu'une cinquantaine de mètres quand le garde qui surveillait les abords du chalet vit les traces de pas dans la neige. Il s'arrêta et porta l'émetteur à ses lèvres. Ses mots furent coupés net par 200 une rafale jaillie de la mitraillette Heckler & Koch MP5 d'Ismail. Le plan de L'Arabe commençait mal. Un professionnel aurait abattu sa cible d'une seule balle entre les deux yeux à l'aide d'un semi-automatique muni d'un silencieux. L'un des hommes d'Ismail se mit alors à balancer des grenades sur la camionnette pendant qu'un autre l'arrosait de balles. L'une des grenades traversa le pare-brise et éclata. L'explosion ne ressembla pas à ce que l'on voit au cinéma. Le réservoir ne sauta pas dans une boule de flammes, mais la Dodge parut enfler et s'ouvrir comme si une bombe miniature avait explosé à l'intérieur d'une boîte de conserve. Les deux occupants du véhicule furent tués sur le coup. Les Arabes continuèrent à tirer sur la camionnette au lieu de s'occuper des deux agents des Services secrets qui étaient sortis du chalet et qui eurent le temps de se mettre à couvert derrière les arbres. Ils n'eurent aucun mal à abattre les terroristes grâce à leurs Uzi. Les Américains, sachant qu'ils ne pouvaient plus rien pour leurs camarades dans la Dodge, coururent vers le chalet en échangeant des coups de feu avec Ismail qui avait trouvé refuge derrière un gros rocher. Les opérations tournaient à la confusion la plus totale. Les dix autres membres du commando étaient supposés se ruer vers la porte de derrière aux premiers coups de feu, mais ils perdirent un temps précieux à se débattre dans la neige qui leur arrivait aux genoux, et ils constituèrent des cibles faciles pour les agents des Services secrets qui se trouvaient à l'intérieur. Les deux hommes qui devaient assurer la relève de la camionnette atteignirent le seuil du chalet. Les Arabes lâchèrent rafales sur rafales, et l'une d'elles atteignit un des deux Américains dans le dos. On le tira à l'intérieur, et la porte se referma à l'instant où une grenade la faisait voler en éclats. Les fenêtres se désintégrèrent, mais les murs en rondins résistèrent. Les gardes abattirent encore deux hommes du commando, mais les autres parvinrent à 201 s'approcher jusqu'à une vingtaine de mètres. Là, ils se mirent à lancer des grenades par les fenêtres béantes. Dans le chalet, un agent des Services secrets poussa sans ménagements Hala Kamil à l'intérieur d'une vaste cheminée éteinte, fl venait de mettre un bureau devant pour la protéger lorsque des balles ricochèrent sur le manteau en pierre, et trois d'entre elles le touchèrent à la nuque et à l'épaule. Hala perçut un choc sourd quand il s'effondra sur le plancher. Les grenades avaient un effet dévastateur. Pour se défendre, les Américains ne disposaient que de la précision de leur tir ; toutefois ils n'avaient pas compté sur un assaut aussi massif, et leur stock de munitions était presque épuisé. Dès les premiers coups de feu, un appel à l'aide avait été lancé à l'intention du bureau des Services secrets de Denver, mais on avait perdu un temps précieux à transmettre la demande aux autorités locales et à organiser les unités. Une grenade explosa dans un débarras. Un jerrycan d'essence s'enflamma et tout un côté du chalet prit feu. Les tirs s'espacèrent et les Arabes s'approchèrent encore, encerclant le bâtiment en flammes. Leurs armes étaient braquées sur la porte et les fenêtres. Ils attendaient patiemment que le brasier oblige les survivants à sortir. Seuls deux agents des Services secrets étaient encore debout. Les autres étaient effondrés, masses sanguinolentes, au milieu des débris. Le feu se propageait à toute allure et la chaleur devenait insupportable. Le bruit des sirènes montait de la vallée. L'un des deux hommes écarta le bureau qui protégeait Hala et fit signe à la jeune femme de s'accroupir et de le suivre vers une fenêtre. - Les hommes du shérif vont arriver, dit-il d'une traite. Dès que les terroristes se mettront à tirer sur eux, on se précipite avant de rôtir. Hala hocha la tête. Elle avait à peine entendu. Elle avait l'impression que le fracas des explosions lui avait crevé les tympans. Elle avait les yeux pleins de larmes, et elle pressait un mouchoir contre sa bouche et son nez 202 pour essayer de respirer malgré l'épaisse fumée qui avait envahi la pièce. Dehors, Isrnail était allongé dans la neige, le H & K à la main, rongé par l'indécision. Le chalet n'était plus qu'un brasier et s'il y avait encore des survivants à l'intérieur, il allait leur falloir sortir dans les secondes suivantes. Mais le chef du commando ne pouvait plus attendre. D apercevait déjà les gyrophares rouge et bleu des voitures de police à travers les arbres. Sur les douze hommes de son équipe, ils n'étaient plus que sept, y compris lui-même. Les blessés devraient être achevés plutôt que de tomber entre les mains des services de renseignements américains. Il cria un ordre et le commando se replia vers la route. Les deux premiers policiers arrivés sur les lieux bloquèrent le chemin d'accès au chalet. L'un fit son rapport par radio pendant que l'autre ouvrait avec prudence sa portière en examinant la camionnette éventrée et le bâtiment en flammes. Ils devaient seulement informer leur chef et attendre du renfort. C'était une bonne tactique face à des criminels armés et dangereux, mais malheureusement, elle ne s'appliquait pas dans le cas d'une petite armée de terroristes qui arrosèrent la voiture de patrouille à coups de mitraillette et tuèrent les deux hommes sans qu'ils aient eu le temps de réagir. Au signal de l'agent qui surveillait par la fenêtre, Hala Kamil sauta. Les deux hommes des Services secrets suivirent. L'un la prit par le bras, et ils se mirent à courir dans la neige en direction de la route. Ils1 n'avaient fait qu'une trentaine de mètres quand l'un des hommes d'IsmaiMes repéra et donna l'alarme. Une pluie de projectiles s'abattit autour d'eux. Un agent leva les bras au ciel, sembla vouloir s'y accrocher, vacilla, puis s'abattit dans la neige. - Ils essayent de nous couper le chemin vers la route ! lança le survivant. Essayez de l'atteindre. Moi, je vais tâcher de les amuser un peu. La jeune femme voulut dire quelque chose, mais l'homme lui donna une vigoureuse poussée. - Courez, nom de Dieu ! cria-t-il. 203 Mais il rendait compte qu'il était déjà trop tard. Ils étaient partis du mauvais côté et se dirigeaient droit vers deux Mercedes garées entre les arbres au bord de la route. Il avait aussitôt compris que c'étaient les véhicules des terroristes. Il n'avait pas le choix. S'il ne pouvait pas les stopper, il allait au inoins tenter de les retarder assez longtemps pour permettre à Hala Karnil d'arrêter une voiture. Comme un kamikaze, il se précipita en hurlant vers les Arabes, le doigt crispé sur la détente de son Uzi. Ismail et ses hommes se figèrent devant l'apparition de ce démon qui les chargeait. L'espace d'une ou deux secondes, ils hésitèrent, puis ils se reprirent et ouvrirent le feu, coupant littéralement en deux l'agent américain. Mais celui-ci avait eu le temps d'en abattre trois. Hala aussi vit les Mercedes. Et également les terroristes qui se ruaient vers elle. Derrière, la fusillade faisait rage. Hors dlialeine, les cheveux et les vêtements roussis, elle tomba dans un petit fossé, se redressa à quatre pattes et passa prudemment la tête. Devant elle s'étendait un ruban d'asphalte dégagé par les chasse-neige. Elle se releva et se mit à courir, sachant qu'elle ne faisait que reculer l'inévitable, que la mort la guettait. 28 La Cord, majestueuse, roulait sur la route qui partait de Breckenridge, et le soleil matinal étincelait sur les chromes et la peinture neuve. Les skieurs qui se dirigeaient vers les remonte-pentes se retournaient au passage de la superbe voiture de collection. Giordino somnolait à l'arrière, à l'abri du froid, tandis que Lily était à l'avant en compagnie de Pitt. Celui-ci s'était réveillé de méchante humeur. Il ne voyait aucune raison d'être obligé de louer des skis alors que les siens, des Olin 921 S, l'attendaient dans un placard à moins de cinq kilomètres de là. Et puis, s'était-il dit, le temps de se rendre au chalet familial, de prendre son équipement, et il se retrouverait sur le télésiège plus tôt que s'il avait dû faire la queue dans un magasin de location. Il avait donc décidé d'ignorer l'avertissement de son père, qu'il prenait de toute façon pour une sorte de lubie de bureaucrate. - Qui est-ce qui peut bien faire exploser des pétards à cette heure-ci ? s'interrogea Lily à voix haute. - Ce ne sont pas des pétards, fit Pitt en tendant l'oreille. On dirait de véritables tirs d'artillerie. - Ça vient de la forêt là-haut... à droite de la route. Les yeux de Pitt se plissèrent. Il accéléra et lâcha le volant d'une main pour taper sur la vitre de séparation. Giordino se réveilla tout à fait, et baissa la vitre. - Tu m'as réveillé juste au moment où elle m'embrassait, fit-il en bâillant. - Ecoute, lui ordonna son ami. Giordino tressaillit au moment où l'air glacé s'engouffrait à l'intérieur du compartiment. Puis une expression de surprise se peignit sur son visage. - Les Russes viennent de débarquer, ou quoi ? lança-t-il. - Regardez ! s'écria Lily avec excitation. Un feu de forêt. Le petit Italo-Américain examina d'un coup d'oeil le nuage de fumée qui s'élevait au-dessus des arbres, poussé par des colonnes de flammes. - Trop concentré, fit-il brièvement. Je dirais que c'est un bâtiment qui brûle, une maison ou un petit immeuble. Pitt proféra un juron, et frappa le volant du poing, fl savait, et sans l'ombre d'un doute, que c'était le chalet familial dfui était la proie des flammes. - Inutile de nous précipiter dans la gueule du loup, déclara-t-il. On va passer et essayer de voir ce que c'est, mais sans nous arrêter. Al, tu viens devant. Lily, grimpez à l'arrière, et gardez la tête baissée. Je ne voudrais pas qu'il vous arrive quelque chose. - Et moi alors ? fit Giordino avec une fausse indignation. Je ne compte pas ? Donne-moi une seule raison pour laquelle je devrais rester ainsi exposé à tes côtés ! 204 205 - Disons pour protéger ton fidèle chauffeur contre ses vilains ennemis. - Ce n'est pas une raison suffisante. - Naturellement, il y a aussi ces 50 dollars que je t'ai empruntés à Panama et que je ne t'ai jamais remboursés. - Plus les intérêts. - Plus les intérêts, acquiesça Pitt. - Qu'est-ce que je ne ferais pas pour récupérer mon maigre capital ? fit Giordino avec un soupir en changeant de place avec Lily. Pitt se demandait pourquoi le shérif n'était pas encore sur les lieux lorsqu'il aperçut la voiture de patrouille criblée de balles qui bloquait l'accès au chalet. Son attention était concentrée sur sa droite quand, du coin de l'oil, il surprit une silhouette qui courait sur la route, juste devant la Cord. Il s'arc-bouta sur les freins et braqua à fond. La voiture dérapa et s'immobilisa en travers de la route à quelques centimètres seulement de la femme qui s'était figée sur place, en état de choc. Le cour de Pitt battait à tout rompre. Il poussa un profond soupir de soulagement et étudia cette inconnue qu'il avait été à deux doigts d'écraser. Il vit alors l'expression de peur sur son visage faire place à une incrédulité totale. - Vous, balbutia-t-elle. C'est bien vous ? Pitt la regarda un instant sans comprendre. - Miss Kamil ? fit-il enfin. - Oh ! merci, mon Dieu, murmura-t-elle. Je vous en prie, aidez-moi. Ils sont tous morts. Ils sont venus me tuer. Pitt descendit en même temps que Lily, et ils installèrent Hala sur le siège arrière. - Qui sont ces « ils »? demanda-t-il. - Les hommes de main de Yazid. Ils ont tué les agents des Services secrets chargés de ma sécurité. Il faut partir tout de suite. Ils vont être là d'une seconde à l'autre. - Ne vous inquiétez pas, fit Lily en remarquant pour la première fois les cheveux roussis dé l'Egyptienne. Nous allons vous amener à l'hôpital. 206 - Non, lâcha Hala d'une voix tremblante. Je vous en prie, ne perdez pas un instant ou ils vont vous tuer aussi. Pitt se tourna juste à temps pour apercevoir deux Mercedes noires qui émergeaient de la forêt et viraient sur la route, fl les étudia une fraction de seconde, puis bondit sur le siège. Il passa la première et écrasa l'accélérateur tout en braquant en direction de la seule voie qui s'offrait à lui : celle qui ramenait à Breckenridge. fl jeta un coup d'oeil dans le rétroviseur monté sur la roue de secours. La distance entre la Cord et les voitures des terroristes n'excédait pas trois cents mètres, fl n'eut pas le temps d'en voir plus. Une balle fit voler le rétroviseur en éclats. - A plat ventre ! cria-t-il aux deux femmes à l'arrière. fl n'y avait pas d'arbre de transmission, et elles purent s'aplatir au plancher. Hala regarda Lily et se mit à trembler de manière incontrôlable. L'archéologue passa un bras autour d'elle et parvint à lui adresser un petit sourire d'encouragement. A l'avant, Giordino s'était tassé dans son siège pour se protéger du mieux possible contre les projectiles et le froid coupant. - A quelle vitesse roule cet engin ? demanda-t-il sur le ton de la conversation. - Le record pour une L-29 était de 77 à l'heure, répondit Pitt. - Miles ou kilomètres ? - Miles. - J'ai comme l'impression qu'on est surclassés, hurla Giordino à l'oreille de son ami pour se faire entendre dans les rugissements du moteur. Pitt venait de passer la seconde. - A quoi avons-nous affaire ? Giordino se retourna et jeta prudemment un coup d'oeil. - Difficile de distinguer de quel modèle de Mercedes il s'agit, mais je dirais que nos amis conduisent des 300 SDL. - Des diesels ? 207 - Des turbodiesels pour être exact, vitesse de pointe 220 kilomètres à l'heure. - Us se rapprochent ? - Comme des tigres affamés lancés sur la piste d'un paresseux handicapé, répondit Giordino. Ils seront sur nous avant qu'on ait eu le temps d'arracher le shérif à son bistrot favori. Pitt passa la troisième. - Autant épargner la vie d'innocents en nous tenant à l'écart du village. Ces fous furieux sont capables de massacrer des centaines de passants pour parvenir à assassiner Hala Kamil. Giordino regarda de nouveau derrière lui. - Je vois le blanc de leurs yeux, annonça-t-il. Lorsque son arme s'enraya, Ismail lâcha un chapelet de jurons. Il jeta sa mitraillette par la vitre de la Mercedes et en arracha une des mains de l'un de ses hommes installé à l'arrière. Il se pencha et tira une rafale sur la Cord. Cinq balles seulement jaillirent. Le chargeur était vide. Il jura de nouveau, et en prit un autre dans sa poche qu'il enclencha. - Ne t'énerve pas, lui dit l'homme qui conduisait. On les rattrapera dans moins d'un kilomètre. Je passerai sur la droite et Omar et ses hommes, dans l'autre voiture, sur la gauche. On les coincera et on les prendra sous un feu croisé. - Je veux tuer le chien qui est intervenu, rugit Ismail. - Tu vas en avoir bientôt l'occasion. Patience. Ismail se tassa dans son siège et lança un regard rageur en direction de la voiture qui filait devant. L'Arabe était un tueur sans pitié. Il était incapable du moindre remords et ne comptait jamais les cadavres qui jonchaient sa route. C'était tout juste s'il établissait des plans pour parvenir à ses fins et, en deux occasions, il avait été jusqu'à se tromper de cible. C'était un fanatique, et un fanatique dangereux. Il resta assis à caresser amoureusement son arme. Il attendait le moment où ses balles allaient percer la tôle de cette drôle de vieille voiture et s'enfoncer dans le 208 corps de celui qui l'avait ainsi, l'espace d'un instant, privé de sa proie. - Ils doivent économiser leurs munitions, fit Giordino avec soulagement. - Jusqu'au moment où ils vont nous rattraper et là, ils tireront à coup sûr. Pitt gardait les yeux fixés sur la route, mais son esprit était occupé à imaginer des solutions pour échapper à leurs poursuivants. - Mon royaume pour un lance-roquettes, reprit-il. - Ce qui me rappelle qu'en montant ce matin dans la voiture j'ai heurté un truc qui se trouvait sous le siège. Giordino se baissa et tâtonna un instant. Sa main rencontra un objet métallique. Il le sortit. - Rien qu'une manivelle, constata-t-il avec tristesse. - Il y a une espèce de chemin forestier un peu plus loin, qui conduit jusqu'en haut des pistes. Les véhicules d'entretien l'empruntent parfois pour amener du matériel au sommet. Ça nous donnerait peut-être une petite chance de les semer à travers bois ou de les expédier dans un ravin. Si on reste sur la route, on est foutus. - H est où ton chemin ? - Au prochain virage. - On peut y arriver ? - C'est à toi de me le dire. Le petit Italo-Américain regarda pour la troisième fois derrière lui. - Plus que soixante-quinze mètres, et ils se rapprochent salement vite. - C'est trop juste, fit Pitt. Il faut trouver un moyen de les ralefltir. Il réfléchit un moment. - Tu es toujours aussi bon lanceur ? demanda-t-il enfin. Son ami comprit aussitôt. - Roule bien droit et je te garantis que je vais battre le record du monde. La voiture découverte faisait une plate-forme idéale. Giordino se mit à genoux sur le siège, dans le sens contraire de la marche, et passa la tête et les épaules au- 209 dessus du toit du compartiment passagers. Il visa soigneusement et lança de toutes ses forces la manivelle en direction de la Mercedes de devant. L'espace d'un instant, son cour s'arrêta. Il crut qu'il avait mal calculé son coup, car la manivelle atterrit sur le capot. Mais elle rebondit et fit voler le pare-brise en éclats. Le chauffeur avait vu Giordino. Il avait réagi vite, mais une fraction de seconde trop tard. Il freina à fond et braqua juste au moment où le pare-brise se cassait en mille morceaux. La manivelle heurta le volant et retomba sur les genoux dlsmail. Le conducteur de la seconde Mercedes se tenait trop près de celle qui le précédait, et il ne vit pas la manivelle partir. Le brusque coup de frein le prit totalement au dépourvu, et il heurta l'arrière de la voiture devant lui qui fit un tête-à-queue et s'immobilisa en travers de la route. - C'est ça que tu voulais ? demanda joyeusement Giordino. - Tu as décroché le jackpot. Et maintenant, tiens-toi bien, on va tourner. Pitt ralentit et engagea la Cord dans un étroit chemin enneigé qui menait vers le sommet par une succession de lacets. Les huit cylindres en ligne et leurs cent quinze chevaux peinaient à hisser la lourde voiture sur la surface glissante et inégale. La suspension manquait de souplesse, et les passagers étaient secoués comme des balles de ping-pong dans une machine à laver. Pitt jouait au mieux de l'accélérateur et de l'avantage de la traction avant pour garder la voiture au milieu du chemin qui avait tout du sentier de randonnée. Lily et Hala s'étaient relevées et s'accrochaient de toutes leurs forces aux poignées situées au-dessus de leurs têtes. Six minutes plus tard, après avoir laissé les arbres derrière eux, ils roulaient dans un goulet bordé de rochers et d'un épais tapis de neige. La première idée de Pitt avait été d'abandonner la Cord et de tenter leur chance en s'enfuyant à pied et en essayant de semer les tueurs dans les bois, mais la profondeur de la pou- 210 dreuse des Rocheuses à cette altitude était telle que c'était aller au-devant de l'échec. Il n'avait pas d'autre choix que de rejoindre la crête avec suffisamment d'avance pour prendre un télésiège et descendre dans la vallée se perdre au milieu de la foule de la station. - Le radiateur bout, constata Giordino. Pitt n'avait pas eu besoin de voir la vapeur qui s'échappait du bouchon pour s'en rendre compte. Il n'avait cessé de surveiller le thermomètre qui était passé dans le rouge. - Le moteur a été refait, mais avec des tolérances assez strictes, expliqua-t-il. On l'a soumis à trop rude épreuve. - Qu'est-ce qu'on fait quand on arrive au bout de la route ? demanda Giordino. - On applique le plan numéro deux, répondit Pitt. Prendre tranquillement un télésiège jusqu'au café le plus proche. - Ça ne serait pas pour me déplaire, mais la guerre n'est pas finie, fit Giordino avec un petit signe pardessus son épaule. Nos amis sont de retour. Pitt avait été trop occupé pour se soucier de leurs poursuivants. Ceux-ci avaient pu repartir après la collision et s'étaient lancés sur les traces de la Cord. Il n'eut pas le temps de regarder derrière lui. Des balles firent voler en éclats la lunette arrière, passèrent entre Hala et Lily, et transpercèrent le pare-brise où elles laissèrent trois petits trous ronds et étoiles. Cette fois, il ne fut pas nécessaire de dire aux deux jeunes femmes de s'aplatir sur le plancher. - J'ai l'impression qu'ils sont furieux à cause de la manivelle, dit Giordino. - Pas Autant que moi à cause des trous qu'ils font dans ma voiture. Pitt négocia un virage en épingle à cheveux et, à la sortie, jeta un rapide coup d'oil derrière lui. Les deux Mercedes dérapaient sur le chemin couvert de neige. La Cord, elle, était avantagée par sa traction avant. Les Arabes perdaient du terrain dans les lacets, mais ils en gagnaient dans les lignes droites. Pitt eut le temps de voir que le chauffeur de la voiture de tête ne cessait de braquer comme un fou, sans s'in- 211 quiéter des roues arrière qui patinaient et, à chaque courbe, il était à deux doigts de quitter la route et de s'immobiliser dans la neige profonde. Apparemment, les Mercedes n'étaient pas équipées de pneus neige, et Pitt s'en étonna. Il ne pouvait pas savoir que, dans le but de brouiller les pistes, les voitures avaient été louées de l'autre côté de la frontière mexicaine au nom d'une société textile fantôme, et qu'elles devaient être abandonnées à l'aéroport de Breckenridge une fois l'assassinat d'Hala Kamil accompli. Les Mercedes se rapprochaient et n'étaient plus qu'à une cinquantaine de mètres d'eux. Ce qui ne plut guère à Pitt, pas plus d'ailleurs que la vue d'un fusil automatique qui pointait au travers du pare-brise éclaté du véhicule de tête. - Baissez-vous ! ordonna-t-il en se tassant dans son siège. A peine cet avertissement avait-il franchi le seuil de ses lèvres qu'une volée de balles s'abattait sur la Cord. L'une d'elles creva la roue de secours montée contre le flanc droit de la voiture. Une autre transperça le toit. Pitt se tassa encore pendant que tout le côté gauche de la Cord était déchiqueté, comme attaqué par une armée d'ouvre-boîtes. La portière arrière pendait lamentablement et, quelques instants plus tard, elle fut arrachée au moment où la Cord frôlait un arbre. Une pluie d'éclats retomba et l'une des deux femmes poussa un cri. Des gouttelettes de sang aspergèrent le tableau de bord. Une balle avait tracé un sillon dans l'une des oreilles de Giordino, mais le petit Italo-Américain, les dents serrées, ne proféra pas un son. Il tâta négligemment sa blessure, presque comme si elle appartenait à quelqu'un d'autre. - C'est grave ? demanda Pitt. - Rien qu'un chirurgien esthétique ne puisse réparer pour 2 000 dollars. Et les deux femmes ? Pitt, sans se retourner, lança : - Lily, Hala, ça va ? - Juste quelques petites coupures provoquées par les éclats, répondit courageusement l'archéologue. 212 Elle avait peur, mais ne le montrait pas et gardait tout son sang-froid. La vapeur s'échappait maintenant du radiateur de la Cord à jets continus. Le moteur commençait à serrer. Tel un jockey montant une vieille carne depuis longtemps bonne pour le pré, Pitt essayait encore de tirer le maximum de la voiture. Il analysait froidement la situation pendant qu'il engageait la Cord dans le dernier lacet. Il avait parié et perdu, fl n'avait pas réussi à décramponner les tueurs. Le moteur protestait de plus en plus. Une nouvelle rafale creva l'un des deux pneus arrière. Pitt s'accrocha au volant pour conserver le contrôle de la voiture et éviter qu'elle ne bascule dans une pente à pic semée de rochers. La Cord était à l'agonie. Une inquiétante fumée bleue jaillissait par les volets latéraux du capot. De l'huile s'échappait par une déchirure faite dans le carter par une grosse pierre que Pitt n'était pas parvenu à éviter. L'indicateur de pression d'huile était tombé à zéro. L'espoir d'arriver au sommet diminuait à chaque mouvement essoufflé des pistons. La Mercedes de tête prit le virage en dérapant. Pitt s'imaginait la lueur de triomphe qui devait éclairer les visages de leurs poursuivants. Il n'y avait aucun moyen de s'échapper à pied. Ils étaient coincés sur cette route étroite entre d'un côté une pente rocheuse enneigée, et de l'autre un dangereux à-pic. Il n'y avait pas d'autre solution que de continuer jusqu'à la mort du moteur. Pitt écrasa l'accélérateur en murmurant une courte prière. Et, chos» incroyable, la vieille voiture de collection, réduite presque à l'état d'épave, avait encore des ressources. Comme animée d'une volonté propre, elle alla chercher dans ses entrailles de fer et d'acier l'énergie nécessaire à produire un dernier et superbe effort. Les pneus avant mordirent la neige, et la Cord s'arracha pour franchir les derniers mètres qui la séparaient de la crête. En contrebas, il y avait l'arrivée d'un télésiège à trois places. Pitt fut surpris de constater que personne ne 213 semblait skier au-dessous d'eux. Les gens, en effet, descendaient du télésiège et partaient de l'autre côté. H vit alors que cette partie de la piste était fermée. Il y avait une corde qui en interdisait l'accès, ainsi que des pancartes signalant la présence de dangereuses plaques de glace. - Fin de la route, fit Giordino avec une gravité qui ne lui ressemblait pas. - Oui, acquiesça Pitt. On ne parviendra jamais à atteindre le télésiège. On ne fera pas dix mètres avant qu'ils nous tirent comme des lapins. - On a le choix entre se battre à coups de boules de neige ou se rendre et compter sur leur générosité. - Ou utiliser le plan numéro trois. Giordino dévisagea son ami avec curiosité. - De toute façon, ça ne pourra pas être pire que les deux autres. (Puis ses yeux s'agrandirent et il sourit.) Tu ne vas pas... oh ! mon Dieu, non ! Les deux Mercedes étaient sur eux. Elles s'apprêtaient à encadrer la Cord et à la coincer quand Pitt braqua brusquement et dévala la piste de ski. 29 - Qu'Allah nous vienne en aide, murmura le chauffeur de la voiture à bord de laquelle se trouvait Ismail. Les fous ! On ne peut plus les arrêter ! - Suis-les ! hurla Ismail avec hystérie. Suis-les ! Je ne veux pas qu'ils s'échappent ! - Mais ils mourront de toute façon. Personne ne peut survivre à une chute pareille. Ismail appliqua le canon de son fusil contre la tempe de l'homme. - Rattrape ces porcs ! lui ordonna-t-il. Sinon tu vas voir Allah plus tôt que tu ne le pensais. L'Arabe hésita, sachant que c'était la mort qui l'attendait dans les deux cas. Il finit par obéir à Ismail et engagea la Mercedes dans la pente abrupte derrière la Cord. 214 - Qu'Allah guide mes actes, balbutia-t-il sous l'emprise de la terreur. Ismail retira son arme et tendit le bras à travers le pare-brise cassé. - Tais-toi et concentre-toi sur ce que tu fais. Les tueurs dans la seconde Mercedes n'hésitèrent pas. Ils plongèrent à la suite de leur chef. La Cord dévala la piste comme un train lancé à toute allure, et sa vitesse devint rapidement terrifiante. Il n'y avait aucun moyen de ralentir la lourde automobile. Pitt se contentait d'effleurer le volant et les freins pour ne pas risquer de perdre totalement le contrôle du véhicule. - C'est le moment de poser la question des ceintures de sécurité, non ? demanda Giordino, arc-bouté contre le tableau de bord. - En 1930, ça ne se faisait guère, répondit Pitt. Il crut sa chance revenue lorsque le pneu arrière lacéré par les balles se détacha. La jante à nu, en effet, mordit dans la glace et lui permit de stabiliser et de diriger dans une certaine mesure la Cord qui filait en soulevant dans son sillage une traînée de particules de glace. L'aiguille du compteur oscillait autour de 60 miles quand Pitt aperçut devant lui une succession de bosses. Les bons skieurs appréciaient ce passage sur lequel ils pouvaient décoller et slalomer à loisir, et c'était également le cas pour Pitt lorsqu'il avait ses skis aux pieds, mais pas lorsqu'il se trouvait au volant d'une voiture de plus de deux tonnes qui se prenait pour une luge. Il braqua avec d'infinies précautions pour amener la ' Cord sur le côté de la piste bordé d'arbres, où il n'y avait pas de bosses. Il se raidit dans l'attente du choc, car, au moindre faux mouvement, ils allaient s'écraser contre les sapins. Mais le choc n'eut pas lieu. La voiture fila dans l'étroit couloir et passa par miracle entre les bosses d'un côté, les arbres de l'autre. Dès qu'il se retrouva sur une piste large et sans obstacles, Pitt tourna la tête pour voir où étaient leurs poursuivants. Le chauffeur de la première Mercedes n'était pas dépourvu de bon sens. Û avait suivi les traces de la Cord et avait réussi lui aussi à passer. L'autre conducteur, en 215 revanche, n'avait pas dû voir les bosses, à moins qu'il n'ait pensé qu'elles n'étaient pas dangereuses. Il comprit trop tard son erreur et braqua désespérément. Il parvint à en éviter trois ou quatre avant d'en heurter une de plein fouet. L'arrière de la Mercedes parut se soulever à quatre-vingt-dix degrés et la voiture demeura ainsi plantée l'espace d'une seconde, puis elle fit un véritable soleil, comme si un enfant l'avait poussée avec un bâton. Elle effectua une série de tonneaux sur la neige dure dans un fracas de tôles et de verre brisés. Les occupants auraient peut-être pu s'en tirer s'ils avaient été éjectés, mais les portières s'étaient coincées sous le choc. La voiture commença à se désintégrer. Les roues, la suspension avant, le train arrière, rien n'était conçu pour résister à de tels impacts. Toutes ces pièces se détachèrent du châssis et roulèrent sur la pente. Pitt ne prit pas le temps de regarder la Mercedes, du moins ce qu'il en restait, s'immobiliser sur le toit, au fond d'un petit ravin. - Un de chute, annonça tranquillement Giordino. - La partie n'est pas encore terminée, répliqua Pitt entre ses dents. Le score peut encore changer. Il lâcha un instant le volant d'une main pour tendre le bras. Giordino se raidit en constatant que la piste, un peu plus bas, en rejoignait une autre, celle-ci encombrée de skieurs aux tenues colorées. Il se redressa en se tenant aux montants tordus du pare-brise et se mit à hurler des avertissements pendant que Pitt appuyait sur le klaxon. Les skieurs se retournèrent et,, à la vue de ces deux voitures qui dévalaient la piste l'une derrière l'autre, ils s'éparpillèrent dans toutes les directions. Pitt eut à peine le temps d'apercevoir la rampe enneigée qui se confondait au flanc de la montagne. Sans l'ombre d'une hésitation, il pointa vers elle le bouchon du radiateur de la Cord. - Ah ! non, pas ça ! s'écria Giordino. - Plan numéro quatre, répliqua Pitt. Accroche-toi, il se pourrait que je perde légèrement le contrôle de la voiture. - J'ai l'impression que ça fait un moment que tu l'as perdu ! 216 Plus petit que ceux construits pour les compétitions olympiques, le tremplin n'était utilisé que pour les exhibitions de ski acrobatique. La rampe, juste assez large pour laisser passer la Cord, faisait une trentaine de mètres de long et remontait légèrement avant de s'achever brusquement à vingt mètres au-dessus du sol. Pitt se dirigea vers la porte de départ que les occupants de la Mercedes ne pouvaient pas voir, car la Cord la leur masquait. La réussite de l'opération reposait sur une synchronisation parfaite. Au dernier moment, alors que les roues avant n'étaient plus qu'à quelques centimètres de la porte, Pitt tourna le volant. La voiture chassa follement de l'arrière, et évita le tremplin. Le conducteur de la Mercedes n'eut pas le temps de réagir, et il franchit tout droit la porte de départ. Pendant que Pitt essayait de reprendre le contrôle de la Cord, Giordino se retourna et distingua en un éclair le visage tordu de rage et de peur du conducteur de la Mercedes. Puis la voiture fila le long de la rampe. Elle aurait dû s'envoler comme un gros oiseau sans ailes, mais le train arrière se brisa et le véhicule mordit sur le côté avant d'arriver au bout, où il partit en tournoyant comme un ballon ovale. La Mercedes devait rouler autour de 120 kilomètres à l'heure lorsqu'elle décolla. Elle tourbillonna en l'air pendant ce qui parut être une éternité, puis elle retomba à plat sur la neige avec une violence inouïe. Comme au ralenti, elle rebondit, et alla se fracasser contre un grand pin ponderosa. Le grincement du métal tordu déchira l'atmosphère tandis que la voiture s'enroulait autour du tronc de l'arbre. Le verre explosa comme autant de confettis et les corps prisonniers à l'intérieur furent réduits en bouillie. Giordino secoua la tête avec stupéfaction. - Je n'ai jamais vu un truc pareil. - Attends, ce n'est pas encore fini, dit Pitt. Il était parvenu à redresser la Cord, mais impossible de ralentir. Les freins avaient lâché et l'arbre de direction ne tenait plus qu'à un fil. La vieille voiture fonçait droit sur les installations et un restaurant situés au pied du télésiège. Pitt n'avait plus que la ressource de blo- 217 quer son klaxon et d'essayer d'éviter les skieurs trop maladroits pour s'écarter à temps. A l'arrière, les deux femmes avaient assisté à la destruction de la Mercedes avec un mélange de curiosité morbide et de soulagement. Mais ce soulagement fut de courte durée. Elles virent approcher les bâtiments avec des yeux agrandis d'horreur. - On peut faire quelque chose ? cria Hala. - Je suis ouvert à toutes les suggestions, répondit Pitt sans se retourner. Il se tut et frôla un talus de neige pour ne pas heurter les enfants d'un cours de ski. La plupart des skieurs avaient assisté aux événements et s'étaient mis à l'abri. Ils regardaient passer la Cord avec stupéfaction. La présence des véhicules avait été signalée depuis le sommet par les employés du télésiège, et les moniteurs s'étaient empressés de faire dégager la zone de départ. Sur la droite, il y avait un petit lac gelé. Pitt avait eu l'intention de diriger la Cord dans cette direction en comptant que la glace se briserait sous l'impact, stoppant ainsi la voiture. Le seul problème, c'était que les gens s'étaient massés devant. - Je ne pense pas qu'il y ait un plan numéro cinq, fit Giordino en se préparant au choc. - Désolé, fit Pitt. Je suis à court d'idées. Lily et Hala fermèrent les yeux. Pitt se cramponna au volant. La Cord heurta une rangée de casiers, et skis et bâtons s'envolèrent comme des fétus de paille. La voiture, un instant, sembla disparaître sous l'amas, puis elle monta l'escalier de ciment comme une fusée, passa à côté du restaurant, et transperça la cloison de bois du bar. La salle était vide à l'exception du pianiste qui était vissé sur son tabouret et du barman qui choisit la discrétion en plongeant sous le comptoir au moment où la Cord entrait en trombe et se frayait un passage parmi les chaises et les tables. La vieille voiture défonça la paroi du fond et fut à deux doigts de faire une chute de deux étages à flanc de montagne. Elle s'arrêta par miracle, et resta en équilibre au bord du trou. La salle dévastée ressemblait à un véritable champ de bataille. 218 Le silence n'était brisé que par le sifflement du radiateur et les plaintes du moteur à l'agonie. Pitt s'était cogné contre le montant du pare-brise et du sang coulait sur son visage d'une coupure qu'il avait au front. Il se tourna vers Giordino qui, pétrifié, contemplait le mur devant lui. Puis il s'occupa des deux femmes. Elles affichaient leur plus belle expression « nous sommes encore en vie ? », mais ne paraissaient pas blessées. Le barman était toujours blotti sous son comptoir, et Pitt se tourna vers le pianiste qui n'avait pas bougé de son siège. Il portait un chapeau melon, et la cendre n'était pas tombée de la cigarette qui pendait au coin de ses lèvres. Ses mains étaient plaquées sur le clavier et son corps comme figé sur une photo. Il fixait sans comprendre cette apparition qui, ruisselante de sang, lui adressait un sourire satanique. - Pardonnez-moi, fit Pitt avec une grande politesse, vous pourriez me jouer Je ne regrette rien ? TROISIÈME PARTIE LE LADY FLAMBOROUGH OCÉAN ATLANTIQUE OCÉAN PACIFIQUE 30 19 octobre 1991, Uxmal, Yucatdn. Les pierres de la structure massive dégageaient une lueur surnaturelle dans le flot des projecteurs multicolores. Les murs de la haute pyramide étaient teintés de bleu et le sommet du temple du Magicien était baigné d'une couleur orangée. Des projecteurs rouges éclairaient le large escalier, comme s'il était inondé de sang. Tout en haut, sur le toit du temple, se découpait une silhouette entourée d'un halo blanc. Topiltzin écarta les bras, paumes ouvertes, en un geste d'offrande, et contempla la mer des milliers de visages levés vers lui. La cérémonie se déroulait dans le temple-pyramide de l'ancienne cité maya d'Uxmal située dans la presqu'île du Yucatân. fl termina son discours, ainsi qu'il le faisait toujours, par une lente mélopée dans la langue mélodieuse des Aztèques. Ses fidèles reprenaient les paroles avec lui : « La foret et le courage de notre nation sont en nous qui ne serons jamais ni grands ni riches. Nous avons faim, nous trimons pour le compte d'hommes qui sont moins nobles et moins honnêtes que nous. Le Mexique ne connaîtra ni grandeur ni gloire avant la chute du gouvernement félon. Nous ne subirons plus l'esclavage. Les dieux se rassemblent de nouveau pour sacrifier le corrompu au bénéfice de l'intègre. Leur don sera une nouvelle civilisation. Nous devons l'accepter. » Pendant que mouraient ces dernières paroles, les pro- 223 jecteurs s'éteignirent progressivement, et seule resta éclairée la silhouette de Topiltzin. Puis le halo blanc s'éteignit à son tour, et l'homme disparut. On alluma d'immenses feux de joie et, d'un grand camion, on commença à distribuer des colis de nourriture aux fidèles reconnaissants. Chacun d'eux contenait la même quantité de farine et de conserves, ainsi qu'une brochure riche en illustrations et pauvre en textes. Le président De Lorenzo et ses ministres étaient représentés sous les traits de démons chassés du Mexique par Topiltzin et quatre des principaux dieux aztèques pour tomber dans les bras d'un Oncle Sam qui ressemblait au diable. Il y avait également une liste d'instructions énumé-rant des méthodes pacifiques mais efficaces pour saper l'influence du gouvernement. Pendant la distribution, des hommes et des femmes apostrophaient la foule et recrutaient de nouveaux partisans pour Topiltzin. La réunion avait été mise sur pied avec tout le professionnalisme d'organisateurs de concerts de rock. Uxmal n'était qu'une étape dans la campagne de Topiltzin dont l'objectif était de renverser le gouvernement du Mexique. Il s'adressait à la foule uniquement dans les hauts lieux du passé : Teotihuacan, Monte Albàn, Tula et Chichén Itzâ. Il n'apparaissait jamais dans les villes modernes du Mexique. Les gens acclamèrent Topiltzin et scandèrent son nom. Mais il n'entendait plus. Dès que les projecteurs s'étaient éteints, ses gardes du corps l'avaient entraîné par une échelle qui descendait au bas de la pyramide et l'avaient fait entrer dans une vaste caravane. Le moteur tournait déjà, et le camion démarra aussitôt, encadré par deux voitures, pour se frayer un passage au milieu de la foule en direction de la grande route. Là, il tourna en direction de la capitale de l'Etat du Yucatân, Métida, et accéléra. L'intérieur de la caravane, luxueusement aménagé, était divisé entre une salle de conférences et les appartements privés de Topiltzin. Celui-ci mit rapidement au point le programme du lendemain avec ses plus proches fidèles, puis le camion s'arrêta et tous descen- 224 dirent en lui souhaitant bonne nuit avant de s'engouffrer dans les deux voitures qui devaient les conduire vers les hôtels qu'ils avaient réservés à Mérida. Une fois seul, Topiltzin ferma la porte et en ouvrit une autre, qui donnait sur un univers bien différent. Il se débarrassa de sa coiffure élaborée et de sa robe blanche sous laquelle il portait un pantalon et une chemise d'excellente coupe. Il se dirigea vers un meuble dissimulé derrière une cloison, et en tira une bouteille de Champagne californien frappé. Il la déboucha en expert et se servit un premier verre qu'il vida d'un trait, puis un deuxième qu'il prit le temps de savourer. Détendu, Topiltzin pénétra dans une petite salle qui renfermait un équipement de communications. Il tapa un numéro codé sur un téléphone holographique, puis se tourna vers le milieu de la pièce. Il but une gorgée de Champagne et attendit. Lentement, une forme indistincte se matérialisa en trois dimensions. Dans le même temps, l'image de Topiltzin apparaissait à des milliers de kilomètres de là. Les détails révélèrent un homme assis sur une ottomane. Il avait une peau mate, des cheveux noirs ramenés en arrière qui luisaient, et des yeux de jais dans lesquels dansait un reflet dur. Il portait une robe de chambre en soie sur un pyjama. Û étudia un instant la façon dont son interlocuteur était habillé et fronça les sourcils en voyant le verre qu'il tenait à la main. - Tu vis dangereusement, dit-il en anglais. Vêtements de luxe, Champagne... et après, ce sera les femmes. Topiltzin éclata de rire. - Ne riîe tente pas. Vivre en ascète et porter ce costume ridicule dix-huit heures par jour, c'est déjà assez difficile sans y ajouter le célibat. - Je subis les mêmes contraintes. - Nous avons chacun notre croix, fit Topiltzin d'un ton ennuyé. - Ne te montre pas imprudent maintenant que nous sommes à la veille de la victoire. - Je n'en ai nullement l'intention. Personne de mon entourage n'oserait s'ingérer dans ma vie privée. Quand 225 je suis seul, ils s'imaginent que je suis en train de communiquer avec les dieux. L'autre sourit. - Ça me rappelle quelque chose ! - On passe aux affaires sérieuses ? demanda Topiltzin. - D'accord. Alors, où en sommes-nous ? - Tout est prêt. Les hommes seront en place le moment venu. J'ai dépensé plus de 10 millions de pesos en pots-de-vin pour tout organiser. Dès que les imbéciles qu'on a engagés ont eu terminé leur boulot, ils ont été éliminés, pas seulement pour garantir leur silence, mais aussi pour servir d'avertissement à ceux qui hésiteraient à exécuter nos instructions. - Mes félicitations. Tu penses décidément à tout. - Je n'ai rien à t'envier sur ce point. Un silence amical suivit cette remarque. Les deux hommes restèrent quelques instants plongés dans leurs pensées, puis le correspondant de Topiltzin dévoila un petit verre de cognac qu'il avait caché sous les replis de sa robe et sourit. - A ta santé, fit-il. Topiltzin eut un rire sarcastique en levant son verre de Champagne. - A notre succès, fit-il. L'image en trois dimensions s'immobilisa un instant. - A notre succès, répéta l'homme. En espérant qu'il n'y aura pas d'accrocs. Après une longue pause, il ajouta pensivement : - Je suis curieux de voir comment nos projets vont modifier le futur. 31 Le grondement des réacteurs diminua alors que le Beechcraft anonyme quittait la piste de Buckley Field près de Denver et gagnait son altitude de croisière. Les 226 Rocheuses enneigées s'éloignèrent et l'appareil prit la direction des grandes plaines. - Le Président vous envoie tous ses voux de rétablissement, dit Dale Nichols, l'assistant spécial de la Maison-Blanche. H a été fâché lorsqu'il a été mis au courant des épreuves que vous venez de traverser... - Fou furieux serait plus proche de la réalité, l'interrompit Schiller, le sous-secrétaire aux Affaires politiques. - Mettons qu'il n'était pas content du tout, reprit Nichols. Il m'a demandé de vous présenter ses excuses pour ne pas avoir pris des mesures de sécurité plus strictes. Il m'a certifié qu'il ferait tout ce qui est en son pouvoir pour assurer votre sécurité sur le territoire des Etats-Unis. - Dites-lui que je lui en suis reconnaissante, fit Hala Kamil. Et priez-le de présenter mes condoléances aux familles des hommes qui sont morts pour me sauver la vie. - Nous nous occuperons d'elles, soyez sans crainte, fit Nichols. La secrétaire générale des Nations unies était allongée sur une civière, vêtue d'un jogging de velours blanc. Elle avait la cheville droite dans le plâtre, et elle considérait tour à tour Nichols, Julius Schiller et le sénateur Pitt qui étaient assis en face d'elle. - Je suis très honorée que trois hommes de votre importance aient pris le temps de venir jusqu'au Colorado pour me raccompagner à New York, dit-elle. - S'il y a quelque chose que nous... - Vous* en avez déjà fait plus que tout étranger n'était en droit d'attendre. - Vous avez autant de vies qu'un chat, fit le sénateur. Les lèvres d'Hala s'étirèrent sur un mince sourire. - J'en dois déjà deux à votre fils, dit-elle. Il a le don d'apparaître à l'endroit voulu au moment où l'on s'y attend le moins. - J'ai vu la voiture de Dirk. C'est un miracle que vous vous en soyez tous tirés vivants. Nichols toussota discrètement. 227 - Si nous pouvions aborder le problème de votre discours de demain devant les Nations unies... - Avez-vous les preuves que j'ai exigées en ce qui concerne les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie ? demanda sèchement la jeune femme. L'assistant du Président regarda Schiller et le sénateur avec l'expression d'un homme en train de se noyer. Le sénateur vint à son secours et répondit à sa place : - Nous n'avons pas encore eu le temps de procéder à des recherches sur une vaste échelle. Nous n'en savons guère plus qu'il y a quatre jours. Nichols reprit avec hésitation : - Le Président... il... il espérait que... - Je vais vous économiser du temps et des questions, monsieur Nichols, fit Hala en se tournant ensuite vers Schiller. Vous pouvez être tranquille, Julius, dans mon discours, j'annoncerai la découverte imminente d'une importante partie de la collection de la bibliothèque d'Alexandrie. - Je suis heureux de constater que vous avez changé d'avis. - Compte tenu des récents événements, je vous devais au moins ça. Nichols était visiblement soulagé. - Cette nouvelle fournira au président Hassan un avantage politique certain sur Akhmad Yazid, et une occasion en or pour renforcer le nationalisme égyptien au détriment de l'intégrisme religieux. - N'en espérez pas trop, intervint le sénateur. Nous ne ferons que colmater les brèches d'un édifice qui menace de s'écrouler. Schiller eut un sourire glacé. - Je donnerais un mois de salaire pour voir la tête que va faire Yazid en réalisant qu'il s'est fait posséder. - Je crains qu'il ne cherche à se venger sur Hala, fit le sénateur. - Je ne pense pas, affirma Nichols. Si le FBI parvient à établir un lien entre les terroristes tués au cours de l'action et Yazid, puis entre lui et les responsables de l'accident d'avion qui a fait soixante morts, beaucoup d'Egyptiens modérés qui condamnent le terrorisme retireront leur soutien au mouvement qu'il anime. 228 Etant donné ce risque, je pense qu'il y réfléchira à deux fois avant de s'en prendre de nouveau à la vie de miss Kamil. - Monsieur Nichols a raison sur un point, dit celle-ci. La plupart des Egyptiens sont des sunnites qui n'approuvent pas la révolution sanglante des chiites iraniens. Ils sont en faveur d'une évolution qui amènera progressivement les gens à accepter un Etat religieux. (Elle marqua une pause.) En revanche, je ne suis pas d'accord sur le second point. Yazid n'aura pas de cesse que je sois morte. Il est trop fanatique pour renoncer. En ce moment même, je suis sûre qu'il prépare une nouvelle tentative d'assassinat sur ma personne. - Miss Kamil a peut-être raison. Il faut surveiller Yazid de très près, dit le sénateur. - Qu'est-ce que vous comptez faire après votre discours ? demanda Schiller. - Ce matin, avant mon départ de l'hôpital, un attaché de notre ambassade de Washington m'a remis une lettre du président Hassan. Le président désire me rencontrer. - Une fois que vous aurez franchi la frontière, nous ne pourrons plus garantir votre sécurité, la prévint Nichols. - Je comprends. Mais il n'y a pas de soucis à se faire. Depuis l'assassinat du président Sadate, les forces de sécurité égyptiennes sont devenues très efficaces. - Puis-je vous demander où cette rencontre doit avoir lieu ? fit Schiller. A moins que cela ne me regarde pas ? - Ce n'est pas un secret. En fait, l'événement va même êtfe couvert par tous les médias, répondit Hala Kamil. Le président et moi devons nous entretenir au cours des réunions économiques qui vont se tenir à Punta del Este en Uruguay. L'épave de la Cord criblée de balles se trouvait au milieu de l'atelier. Esbenson en fit lentement le tour et secoua tristement la tête. - C'est bien la première fois que je dois de nouveau restaurer une voiture deux jours après l'avoir fait. 229 - On a eu une journée un peu difficile, se contenta d'expliquer Giordino. Il avait un bras en écharpe, une minerve, et son oreille qui avait été touchée était enveloppée d'un épais bandage. - C'est un miracle que vous soyez encore en vie. Hormis six points de suture, en partie dissimulés sous ses cheveux, Pitt n'avait rien. Quant à Lily, elle sortit en boitant du bureau de l'atelier de réparations. Sa joue gauche portait une ecchymose, et elle avait un oil au beurre noir. - J'ai Hiram Yaeger au téléphone, annonça-t-elle. Pitt fit signe qu'il arrivait. Il posa la main sur l'épaule d'Esbenson. - Remettez-la en état et qu'elle soit encore plus belle qu'avant. - Ça va demander six mois de travail... et beaucoup de dollars. - Le temps n'est pas un problème. Ni l'argent. (Pitt se tut un instant et sourit.) Cette fois, c'est le gouvernement qui paye. H alla prendre la communication dans le bureau. - Hiram, vous avez quelque chose pour moi ? - Pas grand-chose, répondit l'informaticien depuis Washington. J'ai éliminé la mer Baltique et la côte norvégienne. - Et rien de positif ? - Rien qui vaille la peine d'être mentionné. Rien ne correspond aux structures géologiques décrites dans le journal du Sérapis. Les Barbares dont parle Rufinus ne ressemblent pas du tout aux premiers Vikings. Il dépeint des gens qui ressemblent à des Scythes, mais à la peau plus foncée. - Moi aussi, ça m'a intrigué, dit Pitt. Les Scythes étaient originaires d'Asie centrale. Je ne les imagine pas en blonds à la peau claire. - Je ne vois aucune raison de continuer les recherches du côté de la Norvège et des eaux septentrionales de la Russie. - Tout à fait d'accord. Et l'Islande ? Les Vîkings ne s'y sont installés que cinq siècles plus tard. Rufinus a peut-être eu affaire à des Esquimaux. 230 - Impossible, fit Yaeger. J'ai vérifié. Les Esquimaux ne sont jamais venus en Islande. Rufinus fait également état d'une « grande mer de pins qui ressemblent à des nains ». fl n'a pas pu trouver ça en Islande. Et puis, n'oubliez pas, ça représente un voyage de 600 milles sur les mers les plus dangereuses du globe. L'histoire est assez claire sur ce point : les commandants de navires romains quittaient rarement le littoral de vue plus de deux jours d'affilée. La traversée, pour un bateau du IVe siècle, en aurait pris au moins quatre et demi. - Ce qui nous mène où ? T- Je vais réexaminer la côte occidentale de l'Afrique. Quelque chose a pu nous échapper. Les Africains et un climat chaud me paraissent plus logiques que les contrées glaciales du Nord, surtout pour des gens qui étaient des Méditerranéens. - Mais il faudra encore expliquer comment le Sérapis a, si j'ose dire, atterri au Groenland. - Une projection des vents et des courants nous donnera peut-être un indice. - Je rentre à Washington ce soir, dit Pitt. Je vous verrai demain. - - J'aurai peut-être trouvé quelque chose d'ici là, dit Yaeger, mais sa voix ne respirait pas l'optimisme. Pitt raccrocha et regagna l'atelier. Lily le regarda approcher avec une expression d'espoir, mais elle lut la déception sur son visage. - Pas de bonnes nouvelles ? demanda-t-elle. Il secoua la tête. - On n'a toujours pas quitté la case départ. Elle lui prit le bras. - Yaeger trouvera, fit-elle avec confiance. - fl ne peut pas réaliser de miracles. Giordino leva son bras valide pour regarder l'heure. - fl ne nous reste pas beaucoup de temps pour attraper notre avion, dit-il. On ferait bien d'y aller. Pitt serra la main d'Esbenson avec un sourire. - Occupez-vous bien d'elle. Elle nous a sauvé la vie. Esbenson le considéra un instant. - Seulement si vous me promettez de la tenir à l'abri des balles et des pistes de ski, fit-il. - C'est promis. 231 32 Les applaudissements éclatèrent lorsque Hala Kamil, refusant toute aide, apparut et se dirigea vers la tribune des Nations unies en s'appuyant sur ses béquilles. Elle entama son discours d'un ton ferme et convaincant. Elle émut l'assistance par l'appel qu'elle lança pour que cessent les meurtres d'innocents au nom de la religion. C'est seulement quand elle condamna les gouvernements qui couvraient les agissements d'organisations terroristes que certains délégués se tortillèrent dans leurs sièges et se mirent à contempler le plafond. Un murmure accueillit l'annonce de la découverte imminente des trésors de la bibliothèque d'Alexandrie. Puis la jeune femme se livra à une attaque en règle contre Akhmad Yazid qu'elle accusa d'être directement responsable des tentatives d'assassinat dont elle avait fait l'objet. Hala conclut en affirmant qu'elle ne démissionnerait pas de son poste de secrétaire générale sous la menace, et qu'elle resterait en place à moins d'être désavouée par la majorité des délégués. En réponse, l'assemblée se leva et lui adressa une longue ovation. - Quelle femme ! s'exclama le Président, admiratif. Qu'est-ce que je ne donnerais pas pour l'avoir dans mon administration ! Il éteignit le poste de télévision du Bureau ovale. - Excellent discours, fit le sénateur Pitt. Elle a démoli Yazid et elle a très bien présenté le projet de recherches de la bibliothèque d'Alexandrie. - Oui, acquiesça le chef d'Etat. Elle s'en est merveilleusement tirée. - Bien entendu, vous savez qu'elle part pour l'Uruguay afin de s'entretenir avec le président Hassan. - Dale Nichols m'a mis au courant de la conversation que vous avez eue à bord de l'avion, fit l'occupant de la Maison-Blanche. Où en sommes-nous des recherches ? - Les ordinateurs de la NUMA travaillent dessus. 232 - Est-ce qu'ils avancent ? - Guère, répondit le sénateur. Ils en sont à peu près au même point qu'il y a quatre jours. - On ne peut pas accélérer le processus ? Mettre sur ce problème des universitaires ou d'autres services gouvernementaux ? Le sénateur Pitt prit un air dubitatif pour répondre : - La NUMA possède les meilleures banques de données sur les mers, les océans, les lacs et les fleuves. Si eux ne découvrent pas la destination de la flotte romaine, personne n'y parviendra. - Et les données archéologiques et historiques ? suggéra le Président. Il y a peut-être là des informations susceptibles de vous fournir un indice. - Ça vaut la peine d'essayer. Je connais un excellent chercheur à l'université de Pennsylvanie. D'ici demain, il pourra faire étudier les archives en Europe et aux Etats-Unis par une trentaine de personnes. - Bien. Alors, mettez-le sur le problème. - Maintenant que les médias et Hala Kamil ont diffusé la nouvelle, la moitié des gouvernements de la planète et presque tous les chasseurs de trésors vont se lancer sur la piste de la collection de la bibliothèque. - J'y ai pensé, fit le chef d'Etat. Mais notre priorité est de soutenir le gouvernement du président Hassan. Si nous sommes les premiers à faire la découverte et que nous faisons semblant de céder après que l'Egypte aura exigé la restitution des trésors, la popularité du président Hassan remontera en flèche et il passera pour un héros auprès de son peuple. - Ce qui fera reculer la menace d'un coup d'Etat de la part de Yazid et ses partisans, ajouta le sénateur. Le seul problème, c'est Yazid lui-même. Cet homme est totalement imprévisible. Nos meilleurs spécialistes du Proche-Orient sont incapables de prévoir ses réactions. - Je ne vois pas pourquoi il continuerait à être sous les feux de l'actualité une fois que les trésors auront été rendus au président Hassan. - Je comprends, monsieur le Président, mais il serait dangereux de sous-estimer Yazid. - fl n'est pas parfait. 233 - Non. Mais, à l'inverse de l'ayatollah Khomeiny, Akhmad Yazid est un homme extrêmement brillant. - En politique peut-être, mais pas en assassinat. Le sénateur haussa les épaules et sourit d'un air entendu. - fl ne fiait pas de doute que ce sont ses tueurs qui ont saboté le travail. Vous-même, monsieur le Président, êtes bien placé pour savoir qu'un conseiller ou un assistant peut fort bien faire échouer le plus simple des projets. Le Président eut un sourire sans joie. Il s'adossa à son fauteuil et se mit à jouer avec son stylo. - Nous ne savons presque rien sur ce Yazid, fit-il. D'où vient-il, qu'est-ce qui l'anime ? Cet homme est un mystère. - fl prétend avoir passé les trente premières années de sa vie à errer dans le désert du Sinaï en parlant à Allah. Pour le reste, interrogez Dale Nichols, répondit le sénateur. J'ai cru comprendre qu'il travaillait avec la CIA à établir un profil biographique et psychologique. - On va voir s'ils ont déjà quelque chose. (Le chef d'Etat pressa un bouton sur son interphone.) Dale, vous pouvez venir une seconde ? Quelques instants plus tard, l'assistant du Président frappait à la porte du Bureau ovale et entrait. - Nous parlions d'Akhmad Yazid, expliqua le locataire de la Maison-Blanche. Brogan a réussi à déterrer quelque chose sur son passé ? - Je lui ai parlé il y a une heure, répondit Nichols. fl m'a dit que ses analystes devraient avoir réuni un dossier d'ici un jour ou deux. - Je tiens à le voir dès qu'il sera prêt, exigea le Président. - Excusez-moi, intervint le sénateur. Mais ne devrait-on pas mettre le président Hassan au courant de ce que nous avons en tête au cas où les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie seraient retrouvés dans les prochaines semaines ? - Tout à fait d'accord, fit le chef d'Etat, (fl regarda le sénateur droit dans les yeux.) Vous pensez que vous pourriez vous éclipser quarante-huit heures et nous rendre ce service, George ? 234 - Vous voulez que j'aille le rencontrer en Uruguay. C'était plus une affirmation qu'une question. - Vous n'y voyez pas d'inconvénient ? - C'est une affaire qui relève du domaine de Douglas Oates et du département d'Etat. Joe Arnold, du département du Trésor, et lui sont déjà à Kingston pour les rencontres préliminaires avec les responsables économiques internationaux. Vous croyez qu'il serait sage d'agir derrière son dos ? - Normalement, non. Mais vous êtes plus au fait que lui des recherches entreprises. Et vous avez déjà rencontré le président Hassan en quatre occasions. Sans compter que vous êtes assez proche dUala Kamil. Bref, il me semble que vous êtes l'homme de la situation. Le sénateur leva les mains en signe de résignation. - fl n'y a pas de votes importants au Sénat. Si vous pouvez mettre à ma disposition un avion officiel, je partirai mardi matin, verrai Hassan dans l'après-midi et reviendrai vous faire mon rapport le lendemain dans la soirée. - Merci, George. Le Président s'interrompit un instant, puis il ajouta : - fl y a encore une chose. - Comme toujours, fit le sénateur avec un soupir. - J'aimerais que vous informiez en privé le président Hassan, et sous le sceau du secret le plus absolu, que je suis prêt à coopérer avec lui dans l'hypothèse où il déciderait de se débarrasser de Yazid. Le sénateur parut profondément choqué. - Depuis quand la Maison-Blanche se mêle-t-elle d'assassinats politiques ? fit-il d'une voix sourde. Je vous en supplie, monsieur le Président, ne vous abaissez pas au niveau de la fange dans laquelle se débattent les Yazid et autres terroristes. - Si quelqu'un avait eu le bon sens de se débarrasser de Khomeiny douze ans plus tôt, le Moyen-Orient serait une région un peu moins troublée. - Le roi George d'Angleterre aurait pu en dire autant de George Washington et des colonies en 1778. - On pourrait passer toute la journée à discuter sur 235 ce point. De toute façon, la décision appartient au président Hassan. C'est à lui de donner le feu vert. - Je n'approuve pas cette idée, déclara le sénateur avec gravité. Si jamais il y avait la moindre fuite, votre personne elle-même pourrait en pâtir. - Je respecte vos conseils et votre honnêteté, sénateur. C'est pour cette raison que vous êtes le seul en qui j'ai toute confiance pour délivrer ce message. Le sénateur s'inclina. - Je ferai ce que vous me demandez, et c'est avec plaisir que je mettrai le président Hassan au courant de votre proposition au sujet de la bibliothèque, mais ne comptez pas sur moi pour lui suggérer d'assassiner Yazid, même si celui-ci mérite cent fois la mort. - Je vais faire en sorte que le président Hassan soit informé de votre arrivée, dit Nichols, s'interposant avec diplomatie. Le Président se leva de son fauteuil, signifiant ainsi que la conférence était terminée, fl échangea une poignée de main avec le sénateur. - Je vous remercie, mon vieil et fidèle ami. J'attends votre rapport pour mercredi après-midi. Nous dînerons ensemble. - A mercredi, monsieur le Président. En quittant le Bureau ovale, le sénateur Pitt eut le sinistre pressentiment que le Président pourrait fort bien dîner seul ce soir-là. 33 Le Lady Flamborough entra majestueusement dans le petit port de Punta del Este quelques minutes avant que le soleil ne se couchât sur le continent. La brise légère qui soufflait du sud agitait à peine l'Union Jack qui flottait à l'arrière. C'était un superbe bâtiment de cent mètres de long peint en bleu ardoise avec une cheminée rouge et bordeaux. L'un des derniers-nés des bateaux de croisière 236 fins et racés, il ressemblait en fait à un yacht de luxe. ÏÏ ne comportait que cinquante suites et pouvait recevoir cent passagers, au confort desquels veillaient un nombre égal de membres d'équipage. fl arrivait de son port d'attache, San Juan à Porto Rico, et, pour ce voyage, il n'avait pas pris de passagers. - Deux degrés à bâbord, fit le pilote. - Deux degrés à bâbord, acquiesça l'homme de barre. Le pilote, un homme à la peau mate, en chemise et short kaki, ne quitta pas des yeux la langue de terre qui protégeait la baie jusqu'à ce qu'elle eût disparu derrière la poupe du Lady Flamborough. Le port était bourré de yachts et autres bateaux de croisière. Certains d'entre eux servaient d'hôtels flottants aux participants de la conférence économique, et d'autres avaient à leur bord leur contingent habituel de touristes. A environ un kilomètre du mouillage prévu, le pilote ordonna d'arrêter les machines. Le luxueux paquebot glissa en silence sur les flots calmes avant de stopper progressivement. Satisfait, l'homme porta un émetteur radio à ses lèvres : - Nous y sommes. Jetez l'ancre, fit-il avec un accent plus irlandais qu'espagnol. L'ordre fut relayé à l'avant, et l'ancre descendit pendant que le bateau faisait lentement machine arrière. Le commandant Oliver Collins, un homme mince qui se tenait droit comme un I dans son uniforme impeccable, hocha la tête en signe d'approbation et tendit la main au pilote. - Beau travail, comme d'habitude, monsieur Cam-pos. D connaissait le pilote depuis près de vingt ans et pourtant, comme il le faisait avec tout le monde, même avec ses amis les plus proches, il ne l'appelait jamais par son prénom. - S'il avait mesuré trente mètres de plus, je n'aurais pas pu le caser, dit Harry Campos avec un sourire qui dévoila des dents jaunies par le tabac. Désolé de ne pou- 237 voir vous amarrer à quai, mais vous devez mouiller dans le port. - Pour des raisons de sécurité, j'imagine. Campos alluma un mégot de cigare. - La venue des grosses légumes a tout mis sens dessus dessous. La police se comporte comme s'il y avait un tireur embusqué derrière chaque palmier. Collins admira un instant la célèbre station balnéaire d'Amérique du Sud par la vitre de la passerelle. - Je ne me plains pas, fit-il. Mon bateau va recevoir à son bord les présidents du Mexique et de l'Egypte pendant la durée de la conférence. - C'est vrai ? demanda Campos. Alors, c'est pas étonnant qu'on vous mette au milieu du port. - Puis-je vous offrir un verre dans ma cabine ? Ou plutôt, étant donné l'heure, me ferez-vous l'honneur de dîner avec moi ? Campos secoua la tête. - Merci pour votre invitation, commandant, mais c'est la pagaille en ce moment. (Il désigna la file de bateaux qui attendaient leur tour.) Ce sera peut-être pour la prochaine fois. Le pilote remplit le document pour le paiement et le tendit au commandant, qui le signa. - Un de ces jours, je vais prendre des vacances et embarquer avec vous comme passager, dit Campos en s'extasiant devant les ponts immaculés du paquebot. - Prévenez-moi et je veillerai à ce que votre voyage se fasse aux frais de la compagnie, fit Collins. - C'est très gentil de votre part. Si jamais j'en parle à ma femme, elle ne me laissera pas en paix tant que je n'aurai pas accepté. - Ce sera avec plaisir, monsieur Campos. Le bateau-pilote vint se ranger le long de la coque du grand yacht. Campos descendit l'échelle et sauta à bord. Il agita la main, et alla s'occuper du prochain navire qui attendait d'entrer au port. - C'est l'une des traversées les plus agréables que j'aie jamais faites, déclara alors Michael Finney, le second du Lady Flamborough. Un équipage au complet, et pas le moindre passagen Pendant six jours, je me suis cru au paradis. 238 Les instructions de la compagnie obligeaient en effet les officiers du bateau à consacrer autant de temps aux passagers qu'à la navigation, une contrainte que Finney détestait de toute son âme. Marin accompli, il se tenait le plus possible à l'écart des salons et salles de restaurant, et préférait manger avec les autres officiers ou se livrer à des inspections du navire. Finney n'avait d'ailleurs pas du tout l'allure d'un mondain. Il était grand et fort, et son torse de lutteur paraissait à l'étroit dans son uniforme. - Je n'ai pas l'impression que les conversations et la fréquentation de la haute société vous aient manqué, dit Collins, légèrement narquois. - Ça irait encore s'ils ne posaient pas tout le temps les mêmes questions stupides, dit le second avec une grimace. - Respect et courtoisie à l'égard des passagers, monsieur Finney, lui rappela le commandant. C'est la règle. Et surveillez vos manières au cours des prochains jours. Nous allons recevoir d'importants hommes d'Etat étrangers. Finney garda le silence. Son regard se porta sur les grands immeubles modernes qui bordaient la plage. - Chaque fois que je reviens au pays, murmura-t-il enfin avec nostalgie, il y a un hôtel de plus. - C'est vrai, vous êtes né ici. - Oui, à Montevideo. Mon père était représentant d'une société de machines-outils de Belfast. - Vous devez être content d'être de retour, dit Collins. - Pas particulièrement. Je me suis engagé à bord d'un minéralier panaméen quand j'avais seize ans. Mon père et ma mère sont morts. Je n'ai plus personne ici. (Il se tut et désigna par la vitre de la passerelle un bateau qui approchait.) Voilà ces maudits douaniers et les inspecteurs de l'immigration. - Comme nous n'avons pas de passagers et que l'équipage ne descendra pas à terre, fit le commandant, on devrait s'en tirer avec un simple coup de tampon. - Le pire, c'est encore les inspecteurs sanitaires. - Prévenez le commissaire du bord, monsieur Finney. Puis introduisez-les dans ma cabine. 239 - Pardonnez-moi, monsieur, mais n'est-ce pas en faire un peu trop ? Je veux dire, recevoir de simples inspecteurs des douanes dans la cabine du commandant ? - Peut-être, mais je tiens à ce qu'il n'y ait pas le moindre accroc durant notre séjour dans le port. On peut toujours avoir besoin de demander une faveur. - A vos ordres, monsieur. La nuit tombait quand les représentants des douanes et de l'immigration montèrent à bord du Lady Fîamborough. Les lumières du paquebot s'allumèrent et illuminèrent ses ponts et sa superstructure. Ancré au milieu de la baie, le yacht brillait comme un diamant dans un coffret à bijoux. Les officiels uruguayens, conduits par Finney, s'arrêtèrent sur le seuil de la cabine du commandant. Celui-ci étudia un instant les cinq personnes que son second lui amenait. Collins était un homme à qui rien n'échappait, et il remarqua tout de suite quelque chose de bizarre. L'un des Uruguayens portait un large chapeau de paille rabattu sur son visage et un treillis tandis que les autres étaient en uniformes. Finney s'écarta poliment et fit signe aux inspecteurs d'entrer. Collins s'avança pour les accueillir. - Bonsoir, messieurs. Bienvenue à bord du Lady Fîamborough. Je suis le commandant Oliver Collins. Les officiels restèrent muets, et Collins et Finney échangèrent des regards intrigués. Alors l'homme au chapeau de paille fit un pas en avant et se débarrassa lentement de son treillis au-dessous duquel il portait un uniforme blanc aux galons dorés, réplique exacte de celui de Collins. Puis il ôta son chapeau et le remplaça par une casquette assortie à l'uniforme. Le flegmatique commandant du Lady Fîamborough ne put retenir un mouvement de surprise. Il avait l'impression de se trouver devant son double. - Qui êtes-vous ? demanda-t-il. Qu'est-ce qui se passe ? - Mon nom ne vous dira rien, répondit Suleiman Aziz Ammar avec un sourire désarmant. Je prends le commandement de votre navire. 240 34 La surprise est la clé de la réussite de toute opération clandestine. Et la surprise à bord du Lady Fîamborough fut totale. À l'exception du commandant Collins, du second, Michael Finney, et du commissaire du bord qui furent attachés, bâillonnés et enfermés dans la cabine de Finney, personne parmi les officiers et membres d'équipage ne se rendit compte de quoi que ce soit. Ammar avait soigneusement calculé son coup. Les véritables inspecteurs des douanes uruguayens se présentèrent seulement douze minutes plus tard. Il les accueillit comme de vieilles connaissances, et sous son déguisement parfait, aucun ne se douta de la supercherie. Les hommes qu'il avait choisis pour jouer le rôle du second et du commissaire du bord restèrent dans l'ombre. Tous deux, cependant, étaient des officiers de marine expérimentés, et ils ressemblaient étonnamment à leurs homologues dont ils avaient pris la place. H fallait vraiment s'approcher de près pour s'apercevoir de la différence. Les inspecteurs uruguayens, leur tâche accomplie, quittèrent le paquebot. Ammar fit alors appeler le deuxième et le troisième officier dans sa cabine. Ce serait le véritable test, le plus important. S'il le passait sans éveiller les soupçons, il pourrait compter sur eux pour devenir ses complices innocents et exécuter ses ordres au cours des prochaines vingt-quatre heures qui allaient être cruciales pour la réalisation de son plan. Se faire passer pour Dale Lemke, le pilote du vol Nebula n° 106, n'avait pas été bien difficile. H avait pris un moule ^u visage de Lemke juste après l'avoir assassiné. Mais se déguiser en commandant du Lady Fîamborough, c'avait été une autre affaire. Il avait été contraint de travailler sur les seules huit photos de Collins qu'avaient réussi à se procurer ses agents en Angleterre dans le bref délai dont ils disposaient. Il avait également dû s'injecter un produit qui élevait la tonalité de sa voix au niveau de celle de Collins, une voix dont ils avaient pu effectuer un enregistrement. Il avait fait alors appel à un artiste réputé qui avait 241 sculpté un visage semblable à celui de Collins à partir des photos. Puis on avait coulé un moule mâle et un moule femelle de la sculpture. Ensuite, on avait pressé un latex naturel, teint à la couleur de la peau du commandant Collins, entre ces moules, puis on l'avait cuit. Le masque de latex avait enfin été soigneusement retouché à l'aide d'une résine spéciale. Après cela, Ammar avait ajouté des oreilles ther-moformées et des prothèses nasales, ainsi que du maquillage. Pour finir, il avait mis une perruque, des lentilles de contact à la couleur des yeux de Collins, et des couronnes dentaires semblables aux siennes. Ammar était ainsi devenu le portrait craché du commandant du paquebot. Il n'avait pas eu le temps d'étudier à fond le profil psychologique d'Oliver Collins. Il avait juste pu assimiler les bases des obligations imposées par la charge de commandant et mémoriser les noms et les visages des officiers du navire, fl n'avait pas d'autre choix que d'y aller au culot en tablant sur le fait que les membres de l'équipage n'avaient a priori aucune raison de se méfier. Dès que les deux officiers entrèrent dans la cabine, Ammar préféra jouer la carte de la sécurité : - Pardonnez-moi, messieurs, si je n'ai pas l'air dans mon assiette, mais j'ai un bon début de grippe. - Voulez-vous que je fasse appeler le médecin du bord ? demanda le deuxième officier, Herbert Parker, un homme jeune et bronzé au visage enfantin. Une erreur de ma part, se dit aussitôt Ammar. Le médecin ne manquerait pas de s'apercevoir de la supercherie. - Il m'a déjà donné assez de pilules pour soigner un éléphant. Je me sens suffisamment bien. Le troisième officier, un Ecossais au nom improbable d'Isaac Jones, repoussa une mèche de cheveux roux qui lui tombait sur le front. - Nous pouvons faire quelque chose ? - Oui, monsieur Jones, répondit Ammar. Nos illustres passagers doivent embarquer demain après-midi. Vous serez chargé de les accueillir. Nous n'avons pas souvent l'occasion d'avoir deux présidents à notre bord et je pense que la compagnie attend de nous que nous les recevions avec tous les honneurs dus à leur rang. - Bien, monsieur. Comptez sur moi. - Monsieur Parker ? - Commandant ? - Un chaland arrivera d'ici une heure pour transborder un chargement destiné à la compagnie. Vous veillerez au bon déroulement des opérations. D'autre part, une équipe d'agents de la sécurité montera à bord ce soir. Vous vous occuperez de les loger dans les cabines inoccupées. - C'est nouveau, n'est-ce pas, commandant, ce chargement ? Et je croyais que les agents de sécurité égyptiens et mexicains n'étaient attendus que demain matin. - Les voies de nos patrons sont parfois mystérieuses, répondit le faux Collins avec philosophie. Quant à nos hôtes armés, c'est également un ordre de la compagnie. Us veulent avoir leurs propres agents à bord pour parer à toute éventualité. - Une équipe qui en surveille une autre, c'est cela ? - En quelque sorte, oui. Il paraîtrait que la Lloyd a exigé des précautions supplémentaires, sinon elle menaçait d'augmenter les primes de façon astronomique. - Je vois. - Pas d'autres questions, messieurs ? fl n'y en avait pas, et les deux officiers se préparèrent à sortir. - Herbert, il y a encore une chose, lança alors Ammar. Je vous prie d'effectuer ce chargement le plus rapidement et le plus discrètement possible. - Bien, monsieur. Dès qu'ils furent sur le pont, hors de portée de voix, Parker se tourna vers Jones : - Vous avez entendu ? fl m'a appelé par mon prénom. Vous ne trouvez pas ça bizarre ? Jones haussa les épaules. - Il doit être plus malade qu'on ne le croit. 242 J_ Le chaland se rangea contre la coque du paquebot et une grue de chargement se déploya. L'opération se déroula sans anicroches. Les hommes d'Ammar, en cos- 243 tûmes trois-pièces, montèrent à bord un peu plus tard, et s'installèrent dans les suites vides qui leur avaient été assignées. A minuit, le chaland s'éloigna et disparut dans les ténèbres. Le mât de charge du Lady Flatnborough se replia dans la cale, et l'écoutille se referma. Ammar frappa cinq coups à la porte de Finney et attendit. Le battant s'entrouvrit prudemment, et le garde se recula pour laisser entrer le faux Collins. Ammar désigna le vrai d'un mouvement du menton, et le garde lui ôta son bâillon. - Je suis désolé de vous faire subir ce traitement, commandant, mais je suppose qu'il serait inutile de vous demander votre parole d'honneur de ne pas tenter de vous enfuir et d'alerter l'équipage. Collins était assis droit sur une chaise, les pieds et les mains entravés, et il fixait Ammar avec une lueur de meurtre dans les yeux. - Vous n'obtiendrez pas la moindre coopération de moi ou de mes officiers, espèce de bandit ! - Même si j'ordonne à mes hommes de trancher la gorge de tous les membres féminins de votre équipage et de jeter leurs corps aux requins ? Finney tenta de bondir sur Ammar, mais le garde lui enfonça violemment la crosse de son fusil dans l'estomac. Finney retomba sur sa chaise avec un cri de douleur étouffé. Collins n'avait pas quitté Ammar du regard. - Je n'en attends pas moins de la part de terroristes assoiffés de sang. - Nous ne sommes pas des apprentis qui ne cherchent qu'à massacrer les infidèles, expliqua Ammar avec patience. Nous sommes des professionnels. Il ne s'agit pas d'une répétition de la regrettable affaire de l'Achille Lauro. Il n'est pas dans notre intention d'assassiner qui que ce soit. Notre seul but est seulement de nous emparer des présidents Hassan et De Lorenzo, et de les échanger contre une rançon. Si vous n'essayez pas de vous mettre en travers de notre chemin, nous traiterons avec leurs gouvernements respectifs et partirons aussi discrètement que nous sommes venus. Collins étudia un instant le visage de son sosie, mais 244 il n'y lut qu'une expression de sincérité. Il ne pouvait pas savoir que l'Arabe était un comédien de premier ordre. - Sinon, vous n'hésiterez pas à abattre les hommes de mon équipage ? - Et vous aussi, bien sûr. - Qu'attendez-vous de moi ? - De vous, rien. M. Parker et M. Jones m'ont pris sans problème pour Oliver Collins. C'est des services de votre second que j'ai besoin. Vous allez lui ordonner de m'obéir. - Pourquoi Finney ? - J'ai trouvé dans votre bureau les états de service de vos officiers. Finney connaît parfaitement la navigation dans ces eaux. - Je ne vois pas où vous voulez en venir. - Nous ne pouvons pas prendre le risque d'avoir recours à un pilote, expliqua Ammar. Demain, après la tombée de la nuit, Finney prendra la barre et conduira le bateau vers la pleine mer. Collins réfléchit calmement, puis il secoua la tête. - Dès que les autorités portuaires s'en rendront compte, elles bloqueront l'entrée du port, et que vous menaciez de tuer tout le monde à bord n'y changera rien. - Un bâtiment plongé dans l'obscurité pourra se glisser sans être vu. - Jusqu'où espérez-vous aller ? Tous les patrouilleurs dans un rayon de cent milles vous repéreront dès qu'il fera jour. - Non, ils ne nous repéreront pas. Collins eut l'air sidéré. - C'esf"de la folie ! Vous ne pouvez pas dissimuler un navire comme le Lady Flamborough ! - C'est juste, fit Ammar avec un sourire glacé. Mais, en revanche, je peux le rendre invisible. Jones était dans sa cabine, penché au-dessus de son bureau, et il prenait des notes en vue de la cérémonie du lendemain quand Parker frappa et entra. U avait l'air épuisé, et son uniforme était taché de sueur. - Le chargement est terminé ? lui demanda Jones. 245 - Oui, Dieu merci. - Un dernier petit verre ? - Du pur malt écossais. Jones se leva et alla prendre une bouteille dans le tiroir de la commode. Il remplit deux verres et en tendit un à Parker. - Après tout, fit-il, vous y avez gagné à ne pas être de quart demain matin de bonne heure. - J'aurais préféré ça, dit Parker d'un ton las. Et vous ? - Je viens juste de finir. - Je me suis permis de vous déranger parce que j'ai aperçu de la lumière à votre hublot. Finney n'est pas dans le coin et j'avais besoin de parler à quelqu'un. Jones remarqua alors l'expression soucieuse de son visiteur. - Qu'est-ce qui vous tracasse ? demanda-t-il. Parker vida son whisky d'un trait, et contempla un instant son verre vide. - On vient d'embarquer le chargement le plus incroyable que j'aie jamais vu sur un bateau de croisière. - Qu'est-ce que c'était ? fit Jones dont la curiosité était éveillée. - Du matériel de peinture, répondit Parker en secouant la tête. Des compresseurs, des pinceaux, des rouleaux et cinquante fûts, de la peinture, je suppose. - De quelle couleur ? ne put s'empêcher de demander Jones. - Je ne sais pas. Us étaient étiquetés en espagnol. - Ça n'a rien d'étrange. La compagnie veut sans doute les avoir sous la main pour le jour où le Lady Flamborough aura besoin d'une petite cure de rajeunissement. - Mais ce n'est pas tout. Il y avait aussi d'énormes rouleaux de plastique. - De plastique ? - Oui. Et aussi de grands panneaux de fibre. On en a chargé des kilomètres et des kilomètres. Ils passaient à peine par les portes. Ce fut au tour de Jones de fixer son verre. - A quoi la compagnie peut-elle bien les destiner ? 246 Parker, les sourcils froncés, répondit : - Je n'en ai pas la moindre idée. 35 Les agents de la sécurité égyptiens et mexicains montèrent à bord peu après le lever du soleil, et ils entreprirent de fouiller le bateau et de vérifier les dossiers de tous les membres de l'équipage. Ceux-ci, hormis quelques Indiens et Pakistanais, étaient anglais et n'avaient rien contre les gouvernements du Mexique ou de l'Egypte. Les hommes d'Ammar, qui parlaient tous couramment anglais, se montrèrent coopératifs et exhibèrent passeports et documents nécessaires lorsqu'on le leur demanda. Le président De Lorenzo arriva plus tard dans la matinée. C'était un homme plutôt petit qui avait dépassé la soixantaine, fl était physiquement en forme, et avait d'épais cheveux gris et des yeux noirs et mélancoliques. fl fut accueilli par Ammar qui joua son rôle de commandant Collins avec maestria. L'orchestre du paquebot interpréta l'hymne mexicain, puis l'homme d'Etat et ses conseillers furent conduits dans leurs suites, situées sur le côté tribord du Lady Flamborough. Au milieu de l'après-midi, un yacht qui appartenait à un riche exportateur égyptien vint se ranger contre le flanc du paquebot, et le président Hassan monta à son tour à bord, fl était tout le contraire de son homologue mexicain, fl était plus jeune, âgé seulement de cinquante-quatre ans, et avait des cheveux noirs qui s'éclaircissaient. fl était par ailleurs grand et mince, et, pourtant, il se déplaçait avec les mouvements hésitants d'un malade. Ses yeux noirs étaient humides et semblaient contempler le monde à travers un voile de soupçon. 247 Il fut reçu selon le même cérémonial, et conduit ensuite à ses appartements, situés du côté bâbord. Plus de trente chefs d'Etat de pays du tiers monde étaient arrivés à Punta del Este pour le sommet économique. Certains avaient choisi de descendre dans des palaces ou bien au très sélect Cantegril Country Club. D'autres avaient préféré le calme de paquebots de croisière ancrés dans la baie. Les rues et les restaurants de la ville grouillaient de diplomates et de journalistes. Ammar se tenait sur la passerelle et observait la ville aux jumelles, fl les abaissa et regarda l'heure. Son ami Ibn l'étudia attentivement. - Tu comptes les minutes qui nous séparent de la tombée de la nuit, Suleiman Aziz ? demanda-t-il. - Le coucher du soleil aura lieu dans quarante-trois minutes, fit Ammar sans se retourner. - H y a beaucoup d'activité, dit Ibn en désignant la flottille d'embarcations et les quais du port noirs de monde. - C'est vrai. N'autorise personne à monter à bord en dehors des délégués égyptiens et mexicains qui font partie de l'entourage d'Hassan et de De Lorenzo. - Et si quelqu'un désire se rendre à terre avant qu'on lève l'ancre ? - Tu laisses faire, répondit Ammar. Tout doit paraître normal. La confusion qui règne à travers la ville joue en notre faveur. On ne remarquera notre absence que lorsqu'il sera trop tard. - Les autorités du port ne se laisseront pas facilement abuser. Dès qu'elles constateront que nos lumières ne sont pas allumées, elles ordonneront une enquête. - Elles auront été averties que notre générateur est en panne. (Ammar désigna un autre paquebot ancré un peu plus loin.) Depuis le rivage, on prendra ses lumières pour les nôtres. - Oui, mais pas de près. Ammar haussa les épaules. - Une heure nous suffira pour gagner la pleine mer. Les Uruguayens ne lanceront pas les recherches avant le jour. - Il faudrait commencer dès maintenant à nous 248 débarrasser des agents de la sécurité égyptiens et mexicains, fit Ibn. - Pas de problème, nos armes sont équipées de silencieux. (Ammar dévisagea un instant son ami.) Silence et discrétion sont de rigueur, Ibn. Invente un stratagème pour les isoler et abats-les les uns après les autres. Pas de cris ou de bagarres. Si l'un d'eux parvient à s'échapper et à alerter les autorités, nous sommes perdus. Fais-le bien comprendre à tes hommes. Il est temps de mériter notre salaire et de faire en sorte que Yazid règne bientôt sur l'Egypte. Les gardes égyptiens furent éliminés en premier. Ils n'avaient aucune raison de se méfier des faux agents d'assurance d'Ammar, et il ne fut pas difficile de les attirer par ruse dans une suite vide qui se transforma bientôt en véritable abattoir. Puis ce fut au tour des Mexicains qui, au nombre de douze, furent également tués à bout portant à peine eurent-ils franchi le seuil de la cabine où ils avaient été convoqués sous un prétexte quelconque. Il ne resta plus que les deux Egyptiens et les trois Mexicains qui montaient la garde devant les suites de leurs présidents respectifs. Au crépuscule, Ammar quitta son uniforme de commandant pour enfiler une combinaison de coton noir. Puis il ôta son masque de latex et passa un masque de clown. Il était en train d'attacher autour de sa taille un lourd ceinturon contenant deux pistolets automatiques et une radio portable quand Ibn frappa et entra dans la cabine. - fl çn reste cinq, annonça-t-il aussitôt. On ne pourra s'en débarrasser qu'en attaquant de front. - Bon travail, approuva Ammar. Inutile de recourir à de nouveaux subterfuges. Foncez, mais dis à tes hommes d'être prudents. Je ne veux pas qu'Hassan ou De Lorenzo soient tués accidentellement. Ibn acquiesça et donna ses instructions à un homme qui attendait devant la porte. Puis, affichant un sourire confiant, il se tourna de nouveau vers Ammar. - Tu peux considérer que le bateau est entre nos mains. 249 Ammar montra un grand chronomètre de cuivre accroché au-dessus du bureau du commandant Collins. - On lève l'ancre dans trente-sept minutes, fit-il. Rassemble tous les passagers et les membres d'équipage à l'exception des mécaniciens. Assure-toi que la salle des machines sera prête à répondre dès que je donnerai l'ordre d'appareiller. Réunis tout ce monde dans la salle à manger principale. Il est temps que nous fassions connaître nos exigences. Le sourire d'Ibn s'élargit. - Allah est avec nous, se contenta-t-il de dire. - Nous le saurons dans cinq jours, répliqua Ammar en lui lançant un regard sévère. - fl y a déjà un bon présage. Elle est là. - Qui, elle ? De qui parles-tu ? - D'HalaKamil. Ammar parut d'abord ne pas comprendre. Puis ne pas en croire ses oreilles. - Kamil, elle est à bord de ce navire ? - Elle est arrivée il y a moins de dix minutes, expliqua Ibn, rayonnant. Je l'ai fait placer sous bonne garde dans les quartiers réservés aux femmes de l'équipage. - Allah est bien avec nous, fit Ammar, toujours incrédule. - Oui, approuva Ibn. Et il t'offre une seconde chance de te débarrasser d'elle au nom d'Akhmad Yazid. Au moment où la nuit tombait, une légère pluie tropicale nettoya le ciel et se dirigea vers le nord. Les lumières s'allumèrent dans les rues de Punta del Este et à bord des bateaux ancrés dans le port. Le sénateur Pitt trouva bizarre que le Lady Flamborough ne fût pas éclairé et qu'on ne distinguât que sa silhouette à la lueur des lumières du paquebot qui était juste derrière lui. Le canot qui l'amenait vint se ranger le long de la coque. Le sénateur, qui ne portait qu'un attaché-case, monta les marches de la passerelle. Le canot, déjà, s'éloignait pour regagner les quais. George Pitt posa le pied sur le pont et sentit aussitôt que quelque chose n'allait pas. Il crut d'abord s'être trompé de bâtiment. 250 Pour seuls bruits, il y avait une voix qui s'élevait d'un haut-parleur et le bourdonnement des générateurs. Soudain une silhouette en combinaison noire déboucha de l'ombre, un fusil à la main. - C'est bien le Lady Flamborough ? demanda le sénateur. - Qui êtes-vous ? murmura la silhouette en noir. Qu'est-ce que vous faites ici ? Le garde se tint immobile, son arme braquée sur lui, pendant que le sénateur expliquait la raison de sa présence. - Sénateur George Pitt, dites-vous. Un Américain. Vous n'étiez pas attendu. - Le président Hassan a été informé de mon arrivée, fit le sénateur avec impatience. Abaissez votre arme et conduisez-moi à sa cabine. Une lueur soupçonneuse brillait dans les yeux du garde. - Il y a quelqu'un avec vous ? - Non, je suis seul. - fl faut que vous retourniez à terre. Le sénateur indiqua d'un signe de tête la direction dans laquelle le canot avait disparu. - Le bateau qui m'a amené est reparti. L'homme sembla réfléchir, fl finit par abaisser son fusil et faire quelques pas en direction d'une porte, fl s'arrêta et tendit le bras. - Par ici, souffla-t-il comme pour confier un secret. Donnez-moi votre mallette. - Ce sont des documents officiels, fit le sénateur en serrant l'attaché-case contre lui et en passant devant le garde. f D se heurta à une lourde tenture et il l'écarta. D se trouvait sur le seuil d'une immense salle à manger lambrissée de chêne et décorée en manoir anglais, qui servait également de salle de bal. Tous les gens qui étaient réunis là, certains assis, d'autres debout, en costumes ou en uniformes, se tournèrent vers lui et le regardèrent comme s'il débarquait d'une autre planète. Le long des murs il y avait neuf hommes, silencieux, tous en combinaisons noires, qui tenaient en respect la petite assemblée de leurs armes automatiques. 251 - Bienvenue, lança la voix amplifiée d'une silhouette debout sur une petite scène devant un micro. (L'homme était vêtu comme les autres, mais il portait un masque de clown, et c'était bien le seul signe d'humour qui se dégageait de lui.) Déclinez votre identité, je vous prie. Le sénateur Pitt était abasourdi. - Qu'est-ce qui se passe ? balbutia-t-il. - Veuillez, je vous prie, décliner votre identité, répéta Ammar avec une politesse glacée. - Sénateur George Pitt, membre du Congrès des Etats-Unis. Je suis ici pour m'entretenir avec le président Hassan. On m'a dit qu'il se trouvait à bord de ce paquebot. - Le président Hassan est assis au premier rang. - Pourquoi ces hommes nous menacent-ils de leurs armes ? - Pourquoi ? Mais cela me paraît évident, sénateur, répondit Ammar en feignant une grande patience. Vous débarquez en plein acte de piraterie navale. Un mélange d'incompréhension et de peur envahit George Pitt. Comme hypnotisé, il s'avança, passa devant le commandant Collins et ses officiers, et fixa les visages livides des présidents Hassan et De Lorenzo. Il s'immobilisa et ses yeux tombèrent sur ceux d'Hala Kamil. A cet instant, il réalisa que tous ces gens allaient mourir. Sans un mot, il glissa son bras autour des épaules de la jeune femme. Une fureur aveugle monta en lui. - Au nom du ciel, est-ce que vous savez seulement ce que vous êtes en train de faire ? - Je le sais très bien, répondit Ammar. Allah est à mes côtés depuis le début, et, en prime, il m'a fait cadeau de l'arrivée inattendue de la secrétaire générale des Nations unies ainsi que de celle d'un distingué sénateur des Etats-Unis. - Vous avez commis une grave erreur, répliqua George Pitt avec un ricanement de mépris. Vous ne pourrez jamais réussir et vous ne vous en. tirerez jamais vivant ! - Mais si. 252 - Impossible ! - Pas du tout, dit Ammar avec une conviction absolue. Et vous le constaterez bientôt. 36 Nichols avait déjà enfilé son manteau et fourrait des papiers dans son attaché-case pour les étudier chez lui quand sa secrétaire passa la tête par la porte du bureau. - Un monsieur qui vient de Langley voudrait vous voir. - Faites-le entrer. Un agent de la CIA que l'assistant spécial du Pré-' sident connaissait arriva quelques secondes plus tard. Il portait une mallette de cuir démodée. - Vous avez failli me manquer, Keith. J'allais partir. Keith Farquar avait une grosse moustache, d'épais cheveux bruns et des lunettes à montures d'écaillé. Sans attendre d'y être invité, il s'assit puis fit la combinaison qui permettait d'ouvrir la mallette et désamorçait la minuscule charge incendiaire placée à l'intérieur. Il tira un mince dossier qu'il plaça sur le bureau devant Nichols. - M. Brogan m'a dit de vous préciser que les renseignements sur Akhmad Yazid sont extrêmement rares. Les données biographiques concernant sa naissance, ses parents, ses origines, ses études et sa vie privée comme mariage, enfants, etc., sont pratiquement inexistantes. La plupart des éléments que nos agents du Moyen-Orient ont pu réunir proviennent de personnes qui l'ont connu. Malheureusement, la plupart d'entre elles, pour une raison ou pour une autre, sont devenues des ennemis de Yazid, de sorte que leurs récits manquent d'objectivité. - Votre section psychologique a pu tracer un profil ? demanda Nichols. - Ils n'ont réussi à faire qu'une ébauche de projection. Yazid est aussi difficile à pénétrer qu'une tempête 253 de sable. Un voile de sécurité l'entoure et le drape de mystère. Les questions posées par les journalistes aux gens de son entourage ne suscitent que des réponses ambiguës et des haussements d'épaules. - Ce qui ne fait qu'ajouter au mirage. Farquar sourit. - Le même mot que celui employé par M. Brogan : « un mirage insaisissable ». - Merci de m'avoir apporté le dossier, fit l'assistant du Président. Et remerciez aussi tous ceux qui ont travaillé à rassembler ces informations. - Nous sommes toujours à la disposition de la Maison-Blanche. (L'agent de la CIA referma la mallette et se dirigea vers la porte.) Bonne soirée. - Vous aussi. Nichols appela sa secrétaire qui s'apprêtait à son tour à partir. - Je peux encore faire quelque chose pour vous, monsieur ? - Oui, je voudrais que vous téléphoniez à ma femme pour lui dire de ne pas s'inquiéter. Je serai un peu en retard. La secrétaire, qui avait craint de devoir rester, poussa un petit soupir de soulagement. - Bien, monsieur, je vais lui transmettre le message. Bonsoir, monsieur. - Bonsoir. Nichols glissa sa pipe éteinte entre ses dents et, sans quitter son manteau, il ouvrit le dossier Yazid. Farquar n'avait pas exagéré. Il était pratiquement vide. La première fois que les médias avaient parlé de lui, c'était à l'occasion de son arrestation au Caire durant une manifestation pour protester contre la pauvreté devant un hôtel de luxe réservé aux touristes. Il s'était fait remarquer en prêchant la révolte dans les bidonvilles du pays. Akhmad Yazid prétendait être né dans le dénuement le plus complet quelque part au cour d'une banlieue sordide du Caire. Sa famille vivait dans une pauvreté totale, et son père et ses deux sours étaient morts à cause des conditions misérables de leur existence. Il n'avait pas été à l'école, mais avait reçu au cours de son 254 adolescence l'enseignement de saints hommes islamiques, encore qu'on n'en ait trouvé aucun pour confirmer ses dires. Yazid affirmait que le prophète Mahomet parlait par sa bouche, qu'il réservait ses révélations aux fidèles et les poussait à restaurer le pouvoir de l'islam en Egypte. Yazid possédait un grand charisme. Il déclarait que la philosophie occidentale était incapable de résoudre les problèmes socio-économiques de l'Egypte. Il disait que tous les Egyptiens étaient les membres d'une génération perdue qui devaient trouver leur voie en se conformant à sa vision morale. Bien qu'il s'en défendît, l'homme, de toute évidence, n'hésitait pas à recourir au terrorisme pour atteindre ses objectifs, fl n'y avait rien de prouvé, mais, grâce à des renseignements obtenus auprès d'informateurs musulmans, les analystes de la CIA étaient convaincus que Yazid se préparait à éliminer le président Hassan et à s'emparer du pouvoir, porté par une immense vague populaire. Nichols reposa les minces feuillets et finit par allumer sa pipe. Quelque chose avait attiré son attention. Il y avait là-dedans un élément qui lui avait paru vaguement familier. Il fixa un instant la photo de Yazid qui accompagnait le dossier. La vérité le frappa alors avec la force d'une révélation. C'était à la fois simple et terrifiant. Il décrocha le téléphone et composa le numéro codé d'une ligne directe. Il pianota d'impatience sur le bureau en attendant son correspondant. - Brogan, à l'appareil. - Martin, Dieu merci vous êtes encore là. Dale Nichols. - Oui, Dale, fit le directeur de la CIA. Vous avez vu le dossier sur Akhmad Yazid ? - Oui, je vous remercie. Je l'ai étudié et je crois avoir découvert quelque chose. J'aurais besoin de votre aide. - Je vous écoute. - Il me faudrait deux séries de groupes sanguins et d'empreintes. - Des empreintes ? - Oui. 255 - Aujourd'hui on se sert plutôt de codes génétiques, fit Brogan avec une légère condescendance. Vous avez une raison particulière pour me demander ça ? Nichols se tut le temps de rassembler ses pensées, puis il répondit : - Si je vous la disais, je vous jure que vous me jugeriez bon pour la camisole de force. Yaeger ôta ses lunettes de grand-mère, les rangea dans la poche de son blouson en Jean, joua un instant avec un listing d'ordinateur, puis se renversa dans son fauteuil et but une gorgée de soda sans sucre. - Zut, fit-il presque tristement. Echec sur toute la ligne. Cette piste vieille de mille six cents ans s'est refroidie depuis des siècles. Les ordinateurs ne sont pas capables de remonter le temps. - Le professeur Gronquist arrivera peut-être à déterminer où le Sérapis a accosté quand il aura étudié les objets découverts à bord, fit Lily avec optimisme. Giordino et l'amiral Sandecker étaient installés l'un à côté de l'autre dans le petit amphithéâtre de la NUMA, tandis que Pitt était assis deux rangs plus bas. - Je lui ai parlé par radio il y a une heure, dit-il. Il n'a rien trouvé qui ne soit pas d'origine méditerranéenne. Une image en trois dimensions de l'océan Atlantique et de son relief était projetée sur un écran, et tous avaient les yeux rivés dessus. - Nous avons attaqué le problème sous un mauvais angle, reprit Pitt après un instant de silence. - H y a donc un autre angle ? s'étonna Yaeger. Nous avons suivi la seule approche logique concevable. - Sans aucune indication de direction, c'était une tâche impossible, approuva Lily. - Dommage que Rufinus n'ait pas noté sa position au jour le jour, fit Sandecker d'une voix rêveuse. - fl avait précisément ordre de ne rien noter. - On savait calculer une position à cette époque ? demanda Giordino. - Oui, répondit Lily. Hipparque le Rhodien a déterminé la position d'endroits précis en indiquant leur lati- 256 tude et leur longitude cent trente ans avant Jésus-Christ. L'amiral croisa les mains sur son ventre plat de sportif et étudia son directeur des projets spéciaux pardessus ses lunettes. - Je connais cette expression perdue que je lis dans vos yeux. Il y a quelque chose qui vous travaille. Pitt se cala dans son siège. - Nous avons raisonné sans tenir compte de la personnalité de l'homme qui a conçu le plan destiné à sauver ces trésors. - Junius Venator ? - Oui, un type brillant qui a été décrit par l'un de ses contemporains comme « un innovateur hardi qui a exploré des domaines que les autres érudits craignaient d'aborder ». La question que nous avons oublié de nous poser, c'est celle-ci : si nous avions été à la place de Venator, où aurions-nous dissimulé les chefs-d'ouvre des arts et de la littérature de notre époque ? - Je persiste à dire en Afrique, se dévoua Yaeger. De préférence de l'autre côté du cap de Bonne-Espérance, au bord d'un fleuve de la côte orientale. - Et pourtant, vos ordinateurs n'ont rien trouvé dans cette région. - C'est vrai, reconnut l'informaticien. Mais Dieu seul sait combien les formations géologiques ont changé depuis Venator. - Est-ce qu'il aurait pu diriger sa flotte vers la mer Noire ? demanda Lily. - Rufinus a été clair : le voyage a duré cinquante-huit jours, répondit Giordino. Sandecker tira une bouffée de son cigare et dit : - Oui* mais à supposer que les bateaux aient rencontré de mauvaises conditions météo ou des vents contraires, ils auraient très bien pu parcourir moins de 1000 milles dans cet intervalle de temps. - L'amiral a raison, admit Yaeger. Les navires de cette époque étaient construits pour aller vent arrière. Leurs gréements n'étaient pas conçus pour naviguer contre le vent. Par gros temps, leurs capacités pouvaient être réduites de 80 p. 100. - Sauf... (Pitt insista sur ce mot)... que Venator avait 257 chargé à bord de ses bateaux plus de quatre fois la quantité normale de vivres. - fl prévoyait donc un long voyage, fit Lily, brusquement intriguée. Venator n'avait donc pas du tout l'intention de toucher terre tous les deux ou trois jours pour se réapprovisionner. - Tout ce que ça prouve, intervint Sandecker, c'est que Venator tenait à garder ce voyage secret en évitant d'accoster et de laisser ainsi des pistes derrière lui. Pitt secoua la tête. - Dès que les bateaux ont eu franchi le détroit de Gibraltar, il n'avait plus aucune raison de se cacher. Les navires de guerre byzantins envoyés à sa recherche auraient été aussi perdus que nous le sommes. Yaeger lui lança un regard perplexe. - Bon, on se met à la place de Venator, et ça nous mène où ? - Le professeur Rothberg nous a fourni sans le savoir la clé du mystère. Il pense que Venator a enterré les trésors à un endroit où personne à son époque n'aurait eu l'idée de les chercher. L'informaticien le dévisagea sans comprendre. - Mais ça pourrait être n'importe où dans le monde de l'Antiquité ! - Ou en dehors du monde tel que les Romains le connaissaient. - Les cartes de l'époque n'allaient guère au-delà de l'Afrique du Nord, de l'est de la mer Noire et du golfe Persique, dit Lily. Le reste n'avait jamais été exploré. - On n'en sait rien, fit Pitt. Junius Venator avait accès aux connaissances réunies par l'homme durant quatre mille ans. Il n'ignorait pas l'existence du continent africain et des grandes steppes de Russie. Il devait être au courant du commerce avec l'Inde, et des marchandises tour à tour importées et exportées de Chine. Et il avait sans doute étudié les récits de voyages accomplis bien au-delà des routes commerciales habituellement suivies par les Romains et les Byzantins. - Nous sommes en effet certains que la bibliothèque d'Alexandrie comportait toute une section réservée à la géographie, dit Lily. Venator a probablement pu consulter des cartes établies bien avant son époque. 258 - Et, selon vous, qu'est-ce qu'il aurait découvert qui l'aurait influencé ? demanda l'amiral. - Une direction. Tous les regards se tournèrent vers Pitt. Celui-ci se leva et descendit les quelques marches. Il prit une lampe qui promenait une flèche lumineuse sur la projection en trois dimensions, et il indiqua le détroit de Gibraltar, puis l'Atlantique. - Venator a conduit sa flotte vers le continent américain, lâcha-t-il alors. Cette affirmation fut accueillie dans une incrédulité totale. - fl n'y a aucune preuve archéologique de contacts précolombiens sur le continent américain, répliqua Lily avec force. - Le Sérapis prouve qu'un tel voyage a très bien pu se faire, dit Sandecker. - Je sais que c'est un sujet de vive controverse, fit Pitt, mais il y a des similitudes dans l'art et la civilisation mayas qu'on ne peut pas ignorer. Les anciens Américains n'étaient peut-être pas aussi coupés des influences européennes et asiatiques qu'on l'a jadis pensé. - Moi, j'y crois, s'écria Yaeger, retrouvant son enthousiasme. Je parie ma collection de disques que les Phéniciens, les Egyptiens, les Grecs, les Romains et les Vikings ont tous posé le pied en Amérique du Nord et du Sud avant Christophe Colomb. - Aucun archéologue digne de ce nom ne vous suivrait sur ce terrain, affirma Lily. L'informaticien se tourna vers Pitt. - Quëflittoral voulez-vous que j'explore ? Pitt se gratta le menton qu'il avait bleu de barbe. - Commencez par le fjord du Groenland et descendez au sud jusqu'au Panama, (fl s'interrompit pour jeter un coup d'oil sur la carte.) Je suis sûr que c'est quelque part par là. 259 37 Le commandant Oliver Collins tapota le baromètre de la passerelle et regarda l'aiguille à peine visible à la faible lueur des lumières qui venaient du rivage. Il jura tout bas, car le temps était désespérément au beau. Si seulement il pouvait y avoir une bonne tempête, se disait-il, le bateau serait dans l'impossibilité d'appareiller. Collins était un excellent marin, mais un bien piètre juge de la nature humaine. Suleiman Aziz aurait en effet ordonné de lever l'ancre même en plein cyclone. L'Arabe était assis, raide, dans le siège du commandant, et il épongeait son visage et sa nuque qui ruisselaient de transpiration. Le masque qu'il portait constituait une véritable torture dans ce climat chaud et humide, de même que ses gants qu'il ne quittait pas. Il endurait toutefois ces souffrances avec stoïcisme. Si jamais le détournement du paquebot échouait et qu'il parvienne à s'enfuir, les services de renseignements internationaux ne seraient pas en mesure de l'identifier grâce à une description ou à ses en preintes. L'ur de ses hommes était à la barre et attendait ses instructions. Deux autres gardaient l'accès à la passerelle, leurs armes braquées sur Collins et son second Finney. La marée montait et le paquebot se balançait sur son amarre, l'avant pointé vers l'entrée du port. Ammar étudia une dernière fois les quais et les docks aux jumelles, puis il fit signe à Finney tout en parlant dans un petit émetteur radio. - Allez-y, fit-il simplement. Finney, les traits tordus de rage, se tourna vers Collins dont il espérait un geste de refus, mais celui-ci se contenta de hausser les épaules avec résignation, et le second donna à contrecour l'ordre de lever l'ancre. Quelques minutes plus tard, lorsque le Lady Flamborough eut quitté son mouillage, la barre fut placée sur pilotage automatique. Presque invisible au milieu des ténèbres, masse sombre qui se découpait contre le ciel noir, le paquebot sortit lentement du port 260 sans être remarqué. Pareil à un fantôme se frayant un chemin au milieu des tombes, il se faufila parmi les bateaux ancrés dans le port et atteignit enfin le chenal qui débouchait sur la pleine mer. Ammar prit le téléphone de la passerelle et appela la salle des communications. - Rien ? demanda-t-il d'une voix tendue. - Non, rien, répondit l'homme qui était à l'écoute de la fréquence utilisée par les patrouilleurs uruguayens. - Relaie tous les signaux par les haut-parleurs de la passerelle. - Bien reçu. - Un petit bateau croise notre route droit devant, annonça soudain Finney. Nous devons lui céder le passage. Ammar appuya le canon de son pistolet automatique contre la tempe du second. - Maintenez le cap, ordonna-t-il. - Mais il va y avoir une collision, protesta Finney. Nous n'avons pas de feux. Ils ne peuvent pas nous voir. Pour seule réponse, l'Arabe appuya le canon plus fort. On distinguait nettement le bâtiment qui approchait. C'était un grand yacht à moteur qui devait mesurer environ quarante mètres, un bateau superbe et élégant qui scintillait de lumière. Il y avait une fête à bord et les invités se pressaient sur le pont supérieur. Collins constata avec horreur que son antenne radar ne tournait pas. - Actionnez la sirène, supplia-t-il. Laissez-leur une chance de nous éviter. Ammar ne répondit pas. Les secondes s'écoulèrent dans l'attente de l'inévitable. Les gens qui riaient et dansaient à bord du yacht, de même que l'homme de barre, ignoraient tout du monstre d'acier qui fonçait sur eux dans l'obscurité. - C'est inhumain, balbutia Collins. Proprement inhumain ! L'étrave du Lady Flamborough heurta le yacht par tribord. Il n'y eut pas de grand choc, pas de grincements de métal tordu. Les hommes sur le pont du paquebot ne ressentirent qu'une faible secousse alors que l'avant haut de trois étages coupait littéralement le yacht en 261 deux. On aurait dit un jouet d'enfant écrasé par un marteau de forgeron. Collins, les poings serrés, assista au désastre avec un terrible sentiment d'impuissance. Il entendit clairement les cris de panique des passagers lorsque le yacht démantelé commença à couler. Le paquebot laissait dans son sillage une nuée d'épaves et de cadavres. Quelques rares rescapés parvinrent à s'éloigner à la nage, tandis que les blessés cherchaient à s'accrocher à n'importe quel objet flottant. Puis la scène de cauchemar disparut dans la nuit. Finney sentit monter en lui une rage incontrôlable. - Espèce de salaud ! Assassin ! cria-t-il. - C'est Allah qui l'a voulu ainsi, se contenta de murmurer Ammar d'une voix lointaine et indifférente. (Il écarta lentement le canon de son arme de la tempe du second.) Dès que nous serons sortis du chenal, mettez le cap sur 0-5-5. Livide sous son haie, Collins se tourna vers l'Arabe. - Pour l'amour du ciel, avertissez les autorités uruguayennes par radio et donnez-leur une chance de sauver ces pauvres gens. - Pas de communications. - Us n'ont pas besoin de savoir d'où vient le message. Ammar secoua la tête. - Moins d'une heure après, il y aurait une enquête des forces de sécurité. Notre absence serait vite remarquée et on se lancerait aussitôt à notre recherche. Je suis désolé, commandant, mais chaque mille que nous mettons entre Punta del Este et nous est vital pour la réussite de mon plan. Ma réponse est non. Collins le fixa droit dans les yeux, puis déclara : - Quel prix devrons-nous payer avant que vous ne me restituiez mon bateau ? - Si votre équipage et vous agissez selon mes instructions, il ne vous sera fait aucun mal. - Et les passagers, les présidents De Lorenzo et Hassan ainsi que leur entourage ? - Ils seront libérés en échange d'une rançon. Mais pendant les dix heures qui viennent, il va falloir qu'ils mettent la main à la pâte. 262 Collins était accablé, mais sa voix demeura ferme. - Vous n'avez pas l'intention de les échanger contre de l'argent. - Seriez-vous également devin ? demanda Ammar avec détachement. - Il n'est pas nécessaire d'être devin pour se rendre compte que vos hommes sont originaires du Moyen-Orient. Je pense que vous avez tout simplement l'intention de tuer les Egyptiens. Ammar eut un sourire machinal. - Le destin des hommes est entre les mains d'Allah. Moi, je ne fais que suivre les instructions. - Les instructions de qui ? Avant qu'Ammar n'ait eu le temps de répondre, une voix jaillit par les haut-parleurs de la passerelle : - Point de rendez-vous à environ 0-2-30. L'Arabe accusa réception du message, puis il revint à Collins : - L'heure n'est plus à la conversation, commandant. Nous avons beaucoup de travail avant le lever du jour. - Qu'allez-vous faire de mon bateau ? demanda Collins. Vous me devez au moins une réponse à cette question. - Oui, naturellement, murmura Ammar, l'esprit déjà ailleurs. Demain soir à cette heure-ci, toutes les agences de presse internationales annonceront que le Lady Flamborough est porté disparu et qu'il repose sans doute avec tous ses passagers et membres d'équipage par 350 mètres de fond. 38 Ce soir-là, le colonel José Rojas, chef des forces spéciales de sécurité uruguayennes, se tenait devant un groupe d'officiers en tenues de combat. Après être sorti de l'école militaire de son pays, il avait fait un stage chez les grenadiers de la garde britannique et en avait ramené l'habitude de se promener avec une badine. 263 H était debout près d'une table sur laquelle il y avait un diorama du front de mer de Punta del Este. H s'adressa à ses hommes en tapotant sa paume de sa badine : - Nous allons nous organiser en trois équipes pour surveiller les docks, avec relève toutes les huit heures. Notre rôle est de nous tenir constamment en alerte dans l'éventualité d'une attaque terroriste. Je sais qu'il est difficile de ne pas se faire remarquer, mais tâchez d'être le plus discrets possible. La nuit, dissimulez-vous dans l'ombre, et le jour, restez à l'écart des endroits les plus fréquentés. Il ne faut pas effrayer les touristes, ni les inciter à croire que l'Uruguay est un Etat militaire. Des questions ? Le lieutenant Eduardo Vazquez leva la main. - Oui, Vazquez ? - Si on repère quelqu'un qui nous paraît suspect, qu'est-ce qu'on fait ? - Rien, sinon le signaler. Ce sera sans doute l'un des agents de sécurité d'un pays participant. - Et s'il semble armé ? Rojas soupira. - Dans ce cas, vous saurez que c'est effectivement un agent de sécurité. Laissez les incidents diplomatiques aux diplomates. Tout est clair ? Personne n'avait plus de questions à poser et Rojas leva la séance. Il entra dans le bureau qui lui avait été aménagé dans la capitainerie du port. H s'arrêta devant une machine à café et se servit une tasse. Son aide de camp s'avança. - Le capitaine Flores des Affaires navales est en bas et demande à vous voir. - Il a dit pourquoi ? - Urgent. Rojas descendit par l'ascenseur. Flores, vêtu d'un impeccable uniforme blanc de la Marine, l'attendait dans le hall et, sans un mot d'explication, il le conduisit vers un vaste hangar qui abritait les canots de sauvetage. A l'intérieur, il y avait plusieurs hommes en train d'examiner des débris déchiquetés qui paraissaient provenir d'un bateau. 264 Le capitaine Flores présenta à Rojas deux hommes, des pêcheurs, un certain Luis Chavez et son fils. - Ces pêcheurs ont ramené ces épaves qu'ils ont découvertes dans le chenal, expliqua-t-il. Ils pensent que c'est un yacht qui a été détruit au cours d'une collision avec un grand bateau. - En quoi un accident maritime concerne-t-il les forces spéciales de sécurité ? s'étonna le colonel. Le capitaine du port, un homme aux cheveux en brosse et à la moustache en bataille, répondit : - fl pourrait s'agir d'une catastrophe susceptible de jeter le discrédit sur le sommet économique. (Il s'interrompit un instant avant de reprendre.) Les secours sont sur place. Jusqu'à présent, nous n'avons retrouvé aucun survivant, d'autant que les eaux sont infestées de requins. - Vous avez identifié le yacht ? - M. Chavez a repêché une plaque. Le bateau s'appelait le Lola. Rojas secoua la tête. - Je suis un soldat et je ne suis pas familiarisé avec les yachts de luxe. Ce nom devrait me dire quelque chose ? - Le bâtiment a été baptisé ainsi en l'honneur de la femme de Victor Rivera, répondit Flores. Vous savez qui c'est ? Le colonel se raidit. - Je connais en effet le président de notre Chambre des députés. C'était son bateau ? - Oui, acquiesça Flores. Nous avons appelé sa secrétaire chez elle. Sans lui préciser de quoi il retournait. Nous lui avons juste demandé des détails sur l'emploi du temps de M. Rivera. Elle a dit qu'il se trouvait à bord de son yacht où était organisée une réception pour les diplomates argentins et brésiliens. - Ils étaient nombreux ? interrogea Rojas avec un sentiment d'inquiétude grandissant. - Rivera, sa femme, vingt-trois invités et cinq membres d'équipage. Soit trente personnes en tout. - Leurs noms ? - La secrétaire n'avait pas la liste auprès d'elle. J'ai 265 pris la liberté d'envoyer un de mes hommes la chercher chez Rivera. - Bien. Je crois qu'il m'incombe maintenant de prendre la direction des opérations, déclara alors le colonel des forces de sécurité d'un ton officiel. - La Marine se tient à votre disposition, dit Flores, soulagé d'être déchargé de la responsabilité de cette affaire. Rojas se tourna vers le capitaine du port. - Quel est l'autre bâtiment impliqué dans la collision ? - Un mystère. Aucun bateau n'a quitté le port, ni n'est arrivé, au cours de ces dix dernières heures. - Un bateau aurait-il pu entrer au port sans que vous le sachiez ? - Aucun commandant ne serait assez stupide pour essayer de le faire sans l'aide d'un pilote. - Mais est-ce que ce serait possible ? insista Rojas. - Non, répondit le capitaine du port avec assurance. Aucun navire de haute mer ne pourrait pénétrer dans le port sans que j'en sois averti. Rojas parut convaincu. - Et si un bateau était sorti ? demanda-t-il. Le capitaine du port réfléchit un instant. - Aucun navire à quai ne pourrait appareiller sans que je sois aussitôt au courant. En revanche, si le bateau était ancré au milieu du port, si son commandant connaissait le chenal et s'il naviguait sans lumières, il pourrait éventuellement réussir à atteindre la pleine mer sans se faire remarquer. Mais ça tiendrait du miracle. - Pouvez-vous fournir au capitaine Flores la liste des bâtiments ancrés au milieu du port ? - fl l'aura dans dix minutes. - Capitaine Flores ? - Oui, colonel. - La recherche d'un navire disparu est du domaine de la Marine, et j'aimerais que vous preniez la tête des opérations. - Avec plaisir, colonel. Je m'en occupe tout de suite. Rojas contempla pensivement les débris alignés sur le sol de ciment. - La nuit va être longue, murmura-t-il. 266 Vers minuit, après avoir effectué de multiples vérifications et sillonné le port ainsi que le chenal, le capitaine Flores informa Rojas que le seul bâtiment porté manquant était le Lady Flamborough. Le colonel, lorsqu'il examina la liste des passagers du paquebot, éprouva un véritable choc. Il caressa un instant le fol espoir que les présidents égyptien et mexicain soient descendus à terre pour la nuit, mais il reçut la confirmation qu'ils avaient effectivement disparu en même temps que le bateau. C'est alors que l'horrible spectre d'une action terroriste se dessina. Dès l'aurore, on lança des recherches aériennes intensives. Tous les appareils disponibles des forces conjuguées uruguayennes, argentines et brésiliennes passèrent au peigne fin 400000 kilomètres carrés d'Atlantique sud. On ne découvrit pas la moindre trace du Lady Flamborough. C'était comme s'il avait été englouti. 39 Pitt s'extirpa des brumes du sommeil, fl était en train de rêver qu'il nageait sous l'eau et tentait en vain de remonter vers la surface qui miroitait au-dessus de lui. fl se frotta les yeux, constata qu'il se trouvait toujours sur le divan de son bureau, et il roula sur le côté. Son regard rencontra deux jambes minces et galbées. fl s'assit, et se noya dans les yeux ensorcelants de Lily. - Quelle heure est-il ? demanda-t-il. - Cinq heures et demie, répondit doucement la jeune femme en lui massant la nuque. - Du matin ou du soir ? - Du soir. Vous avez dormi trois heures. - Et vous, vous ne vous arrêtez donc jamais ? - Quatre heures de sommeil par jour me suffisent. Pitt bâilla. 267 - Je plains votre futur époux. - Tenez, voici du café, dit-elle en changeant de sujet. Pitt enfila ses chaussures et se leva. - Yaeger a trouvé quelque chose ? - Oui. - Le fleuve ? - Non, pas encore. Hiram reste très mystérieux, mais il dit que vous aviez raison. Venator a bien traversé l'Atlantique avant les Vikings et Christophe Colomb. Giordino était assis, les pieds sur le bureau de Yaeger, et il engouffrait le dernier morceau de sa pizza en étudiant une carte détaillée du littoral. L'informaticien, les yeux rouges de fatigue, fixait un écran d'ordinateur tout en prenant des notes sur un bloc. Il n'eut pas besoin de se retourner lorsque Pitt et Lily entrèrent dans la pièce, car il avait aperçu leur reflet sur l'écran. - Nous avons enfin découvert quelque chose, annonça-t-il avec une pointe de satisfaction dans la voix. - Quoi ? se contenta de demander Pitt. - Au lieu de concentrer les recherches sur toutes les petites criques depuis la tombe du Sérapis au Groenland, j'ai sauté directement à l'Etat du Maine. - Et ça a payé ? - Oui. Vous vous en souvenez, Rufinus a écrit qu'après avoir abandonné Venator à son sort ils avaient affronté de très violents vents du sud pendant trente et un jours avant de trouver un abri où ils avaient pu effectuer des réparations sur le navire. Quand ils avaient repris leur voyage, de nouvelles tempêtes avaient arraché leurs voiles et emporté les avirons qui servaient de gouvernail. Puis le bateau avait dérivé un certain nombre de jours avant d'arriver dans ce fjord du Groenland. Yaeger s'interrompit, et il afficha la côte atlantique de l'Amérique du Nord sur l'écran de l'ordinateur. Puis il entra une série de codes. Une petite ligne'se forma, qui partait du Groenland, contournait Terre-Neuve, passait 268 devant la Nouvelle-Ecosse et se terminait légèrement au-dessus d'Atlantic City, au sud de New York. - Le New Jersey, balbutia Pitt, incrédule. - Barnegat Bay, pour être précis, dit Giordino en entourant de rouge une section de la carte qu'il avait devant lui. - Barnegat Bay dans le New Jersey ? répéta Pitt. - La topographie de l'endroit était plutôt différente en 391, fit Yaeger sur un ton professoral. Le littoral était beaucoup plus irrégulier et la baie plus profonde et abritée. - Comment avez-vous fait pour la localiser ? - En décrivant les lieux, Rufinus a parlé d'une grande mer de pins qui ressemblaient à des nains et il a précisé que de l'eau fraîche jaillissait du sable dès qu'on enfonçait un bâton. Or il existe dans le New Jersey une forêt de pins nains qui colle à cette description. On l'appelle la lande de Pins, et elle s'étend de la côte jusqu'au centre de l'Etat. D'autre part, elle se trouve juste au niveau de la mer, et après les pluies du printemps il suffit effectivement de creuser un petit trou dans le sol sablonneux pour faire apparaître de l'eau. - Ça semble prometteur, fit Pitt. Mais Rufinus n'a-t-il pas ajouté qu'ils avaient chargé des pierres pour servir de lest ? - Exact. Et je dois reconnaître que ça m'a un instant déconcerté. J'ai donc appelé un géologue du génie. Il m'a confirmé qu'il existait bien une carrière à l'endroit précis où je crois que l'équipage du Sérapis a débarqué. - Beau travail, approuva Pitt. - Et après ? interrogea Lily. - J'ai continué à me concentrer sur le Sud, répondit l'informaticien. En même temps, j'ai demandé qu'on programme la route ouest qu'aurait pu suivre Venator au départ de l'Espagne. Avec le recul, il paraît évident que les îles où la flotte a accosté la première fois après avoir quitté la Méditerranée étaient les Antilles. En poursuivant les projections depuis le New Jersey, on devrait arriver à un point qui se situerait dans un rayon de 700 kilomètres d'un fleuve qui reste à localiser. Pitt eut l'air sceptique. - Je ne vois pas comment vous pourriez retrouver 269 cet endroit alors que Venator n'a volontairement rien indiqué, ni directions, ni courants, ni vents, ni distances. - Ce n'est pas très difficile. Il suffit de reprendre le journal du voyage de Christophe Colomb vers le Nouveau Monde et de réétudier sa route en tenant compte des différences, dessin de la coque et résistance à l'eau, gréement et voilure, entre ses vaisseaux et ceux de la flotte byzantine qui est arrivée ici mule ans plus tôt. - A vous entendre, c'est tout simple. - Croyez-moi, ça ne l'est pas. Nous sommes peut-être tout près du but, mais il va nous falloir encore au moins quatre jours de recherches pour y parvenir. La fatigue semblait s'être envolée, et dans les yeux rougis de Yaeger brillait une lueur de détermination. - Allez-y, fit Pitt. Et trouvez-moi les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie. Pitt avait pensé que l'amiral l'avait fait demander pour se tenir au courant de l'état des recherches, mais dès qu'il vit l'expression de son visage, il sut qu'il y avait autre chose. Ce qui inquiétait le plus Pitt, c'était son regard adouci. D'habitude, il était dur et tranchant comme l'acier. Et quand Sandecker vint le prendre par le bras pour le faire asseoir, il sut que c'était grave. - Je viens de recevoir des nouvelles alarmantes de la Maison-Blanche, annonça l'amiral sans préambule. Il semble que le paquebot à bord duquel se trouvaient les présidents De Lorenzo et Hassan pour le sommet économique ait été détourné. - Je suis désolé de cette histoire, mais en quoi cela concerne-t-il la NUMA ? - Hala Kamil était à bord. - Merde ! ne put s'empêcher de jurer Pitt. - Et aussi le sénateur. - Mon père ? balbutia Pitt sous le coup de la surprise. Mais je l'ai eu au téléphone il y a deux jours ! Qu'est-ce qu'il faisait en Uruguay ? - Il était en mission pour le compte du Président. Pitt se leva, arpenta quelques instants la pièce, puis retourna s'asseoir. 270 - Expliquez-moi la situation, fit-il. - Le Lady Flamborough, c'est le nom du bateau de croisière britannique, a disparu du port de Punta del Este la nuit dernière. - Et où est-il maintenant ? - Les recherches aériennes n'ont jusqu'à présent rien donné. La plupart des gens qui sont sur place pensent qu'il repose quelque part par le fond. - Sans preuves absolues, je me refuse à le croire. - Moi aussi. - Les conditions météo ? - D'après les rapports, temps clair et mer belle. - Les bateaux disparaissent au milieu des tempêtes, fit Pitt. Pas sur une mer calme. Sandecker eut un geste d'impuissance. - Tant que nous n'aurons pas tous les détails, nous en sommes réduits aux conjectures. Pitt ne pouvait pas croire que son père était mort. - Que fait la Maison-Blanche ? demanda-t-il. - Le Président a les mains liées. - C'est ridicule, répliqua sèchement Pitt. H pourrait ordonner que toutes les unités navales participent aux recherches. - Le problème est justement là. Sauf quand il y a des manouvres, ce qui n'est pas le cas actuellement, aucun bâtiment de la marine US n'est stationné dans l'Atlantique sud. Pitt se leva de nouveau et alla regarder par la fenêtre les lumières de Washington. Puis il fixa Sandecker droit dans les yeux. - Vous êtes bien en train de me dire que le gouvernement américain ne prend même pas part aux recherches ? - C'est bien ce qu'il semblerait. - Qu'est-ce qui empêcherait la NUMA d'intervenir ? - Rien, sinon que nous n'avons ni garde-côtes, ni porte-avions. - Nous avons le Sounder. L'amiral réfléchit un instant, puis une expression pensive apparut sur son visage. - L'un de nos bâtiments d'étude ? 271 - Oui. fl travaille sur le projet de carte sonar du plateau continental au large du Brésil. - Bon, je vois où vous voulez en venir, fit Sandecker. Mais le Sounder est bien trop lent pour être utile dans une opération de ce genre. Qu'est-ce que vous espérez en faire ? - Si on ne repère pas le bateau où se trouve mon père en surface, je chercherai en dessous. - Ça vous fera des milliers de kilomètres carrés à explorer. - L'équipement sonar du Sounder balaye les fonds sur un rayon de deux milles, et il y a un submersible à bord. Il me faut simplement votre autorisation d'en prendre le commandement. - Vous aurez besoin d'aide. - Giordino et Rudi Gunn. Nous formons une bonne équipe. - Rudi est sur une opération minière au large des Canaries. - Il peut être en Uruguay en moins de dix-huit heures. Sandecker croisa ses mains derrière sa nuque et contempla le plafond. Au plus profond de lui-même, il était convaincu que Pitt entretenait de faux espoirs, mais il savait quelle allait être sa réponse. - Bon, allez-y, fit-il d'un ton uni. - Merci, amiral. Sincèrement. - Où en est le projet bibliothèque d'Alexandrie ? - Yaeger et le professeur Sharp sont sur la voie d'une solution. Ils n'ont pas besoin d'Aï et de moi. Sandecker se leva à son tour et posa ses mains sur les épaules de son directeur des projets spéciaux. - Vous savez, il n'est peut-être pas mort, murmura-t-il. - Il a intérêt à ne pas l'être ! répliqua Pitt avec un sourire incertain. Sinon je ne le lui pardonnerai jamais ! 272 40 - Enfin, bon Dieu, Martin ! s'écria le Président. Vos gens au Proche-Orient n'ont pas eu vent d'un complot destiné à s'emparer du Lady Flamborough ? Martin Brogan, le chef de la CIA, haussa les épaules avec lassitude. Il était habitué à ce qu'on le tienne pour responsable de chaque acte de terrorisme dans lequel des Américains étaient tués ou pris en otages. Les succès de la CIA étaient rarement applaudis ; en revanche ses échecs faisaient l'objet d'enquêtes parlementaires et de commentaires acides de la part des médias. - Le bateau avec ses passagers et membres d'équipage a disparu sous le nez des meilleurs agents de sécurité du monde, expliqua-t-il. Celui qui a mis au point et exécuté cette opération est un véritable génie. Par son ampleur, elle dépasse toutes les affaires terroristes auxquelles nous avons été confrontés ces dernières années, et je trouve à peine surprenant que nos informateurs n'en aient rien su. Alan Mercier, le conseiller pour les affaires de sécurité, ôta ses lunettes et les essuya machinalement à l'aide d'un mouchoir. - De mon côté non plus, je n'ai rien remarqué, fit-il, soutenant Brogan. L'analyse des écoutes n'a rien permis de deviner d'un complot en vue de détourner un paquebot de croisière et d'enlever deux importants dirigeants étrangers. - En demandant à George Pitt de rencontrer le président Hassan, j'ai envoyé un vieil ami à la mort, fit tristement l'occupant de la Maison-Blanche. - Ce-U'est pas votre faute, dit Mercier pour le consoler. Le Président frappa son bureau du poing. - Le sénateur, Hala Kamil, De Lorenzo et Hassan. Je ne parviens pas à croire qu'ils soient tous morts ! - Nous ne le savons pas avec certitude, fit le conseiller à la sécurité. Le Président le dévisagea : - Vous ne pouvez pas cacher un paquebot de croisière et tous ses passagers, Alan. 273 - Il reste encore une chance... - Une chance ! C'était une mission suicide pure et simple. On a probablement enfermé tous ces pauvres gens dans leurs cabines pendant qu'on sabordait le bateau. Les terroristes n'avaient aucunement l'intention de s'échapper. Ils ont coulé avec lui. - Nous ne disposons pas encore de tous les faits, reprit Mercier. - Que savons-nous au juste ? demanda le chef d'Etat. - Nos spécialistes sont déjà arrivés à Punta del Este et ils travaillent avec les responsables uruguayens de la sécurité, expliqua Brogan. Jusqu'à présent nous ne disposons que de conclusions préliminaires. Premièrement, le détournement est lié à un groupe arabe. Deux témoins qui étaient à bord d'un canot ont vu le Lady Flamborough charger quelque chose à son bord en provenance d'un chaland. Ils ont entendu les deux équipages parler en arabe. On n'a pas retrouvé le chaland et on pense qu'il a été coulé quelque part au milieu du port. - Une idée de la cargaison ? demanda Mercier. - Les témoins se souviennent seulement avoir aperçu des fûts. Deuxièmement, le paquebot a'informé la capitainerie du port que son générateur principal était en panne et que le bateau ne pouvait compter que sur ses feux de navigation jusqu'à ce que les réparations soient effectuées. Dès que la nuit est tombée, le bâtiment plongé dans le noir a levé l'ancre, s'est glissé hors du port, et au cours de la manouvre, il a éperonné un yacht privé à bord duquel se trouvaient d'importants hommes d'affaires et diplomates sud-américains. La seule bévue dans un plan autrement parfait. Puis il a disparu. - Du beau travail, fit Mercier. Rien à voir avec la seconde tentative d'assassinat contre Hala Kamil. - Il ne s'agit certainement pas de la même équipe, ajouta le directeur de la CIA. Dale Nichols prit alors la parole pour la première fois : - Mais l'autre était bien directement liée à Akhmad Yazid, non ? 274 - En effet. Les terroristes n'ont pas été assez prudents. On a retrouvé des passeports égyptiens sur leurs cadavres. L'un d'eux, le chef du commando, a été identifié, n s'agit d'un mollah, partisan fanatique de Yazid. - Et vous croyez que Yazid est également derrière le détournement du paquebot ? - En tout cas, il en avait le motif, répondit Brogan. Une fois le président Hassan hors circuit, il a le pouvoir à portée de main. - Et c'est la même chose pour le président De Lorenzo et Topiltzin, constata froidement Nichols. - Un parallèle intéressant, fit Mercier. - Que pouvons-nous faire sinon envoyer quelques spécialistes du contre-terrorisme en Uruguay ? demanda l'occupant du Bureau ovale. D'autre part, sommes-nous en mesure de participer aux recherches entreprises pour retrouver le Lady Flamborough ? - Pour répondre à votre première question, fit Brogan, pas grand-chose. L'enquête est entre de bonnes mains. Les responsables de la police et des renseignements uruguayens sont tout à fait à la hauteur et ils se montrent très coopératifs. (Il marqua une pause et évita le regard du Président.) Quant à votre seconde question, la réponse est du même ordre : nous ne pouvons pas faire grand-chose. Il n'y a aucun bâtiment de la marine qui croise au large de l'Amérique du Sud. Le plus proche est un sous-marin nucléaire qui est en manouvres du côté de l'Antarctique. Nos amis sud-américains se débrouillent fort bien sans nous. Plus de quatre-vingts avions civils et militaires ainsi que quatorze navires argentins, brésiliens et uruguayens fouillent sans relâche l'océan depuis le lever du jour. - Et 4is n'ont pas découvert la moindre trace du Lady Flamborough ? fit le Président avec abattement. Le peu d'espoir qu'il avait encore pu entretenir s'était envolé. - Mais ils trouveront, affirma Mercier. - Des débris et des corps finiront bien par remonter, dit Brogan avec un certain manque de tact. Un paquebot de cette dimension ne peut pas disparaître comme ça - Et la presse ? demanda le chef d'Etat. 275 - La nouvelle est tombée il y a une heure, répondit Nichols. Le Président se tordit les mains. - Le Congrès va se déchaîner quand il apprendra qu'un sénateur a été victime d'un acte de terrorisme. - Si une fuite se produisait et que le but de la mission du sénateur Pitt venait à être connu, il s'ensuivrait un véritable scandale, dit Nichols. Mais je ne pense pas qu'il y ait lieu de s'inquiéter. Rien n'a été consigné par écrit ni enregistré. Et seules les personnes réunies dans cette pièce savent pourquoi le sénateur Pitt s'est rendu à Punta del Este afin de s'entretenir avec le président Hassan. - Dale a raison, approuva Mercier. Nous pouvons inventer n'importe quel prétexte pour justifier sa présence. Le chef d'Etat frotta ses yeux rougis de fatigue. - Il y a à peine une journée que George Pitt est mort, et tout ce que nous faisons, c'est chercher à nous couvrir. - Il s'agit d'un problème mineur comparé aux désastres politiques qui nous menacent en Egypte et au Mexique, fit Nichols. Hassan et De Lorenzo morts, l'Egypte va suivre la voie de l'Iran et se détourner définitivement de l'Occident, et le Mexique... (Il hésita.)... va devenir une bombe à retardement plantée à notre frontière. - Vous qui êtes mon plus proche conseiller, quelles mesures nous suggérez-vous de prendre ? L'estomac de Nichols se noua et les battements de son cour s'accélérèrent. Le Président et les deux experts en matière de renseignement et de sécurité guettaient sa réponse. Il se demanda si la tension qui l'habitait venait du fait de se trouver ainsi au centre de tous les regards ou alors du sinistre pressentiment qu'il éprouvait. - Je propose que nous attendions la preuve que le Lady Flamborough et ses passagers reposent bien au fond de l'océan. - Et si cette preuve tardait à se matérialiser ? demanda le Président. Devons-nous rester sans rien faire jusqu'à ce que l'Egypte et le Mexique, leurs diri- 276 géants disparus et supposés morts, tombent sous la coupe d'Akhmad Yazid et de Topiltzin, deux fous sanguinaires et mégalomanes ? Comment les arrêter avant qu'il ne soit trop tard ? - A part les éliminer, il n'y a aucun moyen, répondit l'assistant du Président d'une voix qui tremblait un peu. Nous pouvons seulement nous préparer au pire. - C'est-à-dire ? - Faire une croix sur l'Egypte. Et envahir le Mexique. 41 Une pluie diluvienne tombait sur Montevideo. Le petit jet déboucha des nuages et se prépara à atterrir. Il roula sur la piste et évita le terminal commercial pour se diriger vers des hangars devant lesquels étaient alignés des avions de chasse. Une conduite intérieure Ford aux couleurs militaires guida le pilote vers une zone réservée aux visiteurs de marque. Le colonel Rojas se trouvait dans un bureau aménagé à l'intérieur d'un hangar, et il regardait par la fenêtre dégoulinante de pluie. Le jet approcha et il distingua les lettres NUMA peintes en bleu-vert sur le fuselage. Les réacteurs se turent, et une minute plus tard trois hommes descendirent. Us s'engouffrèrent dans la voiture qui vint les déposer devant le hangar où Rojas les attendait. Le colonel sortit sur le seuil de son bureau et regarda les trois étrangers s'avancer, précédés par un jeune lieutenant qui était son aide de camp. Le plus petit, un homme aux cheveux noirs et bouclés, au torse de lutteur, marchait d'un pas décidé. Il avait les sourcils froncés, mais un sourire ironique dévoilait des dents blanches et régulières. L'homme mince aux lunettes à monture d'écaillé ressemblait à un expert-comptable, fl tenait un attaché-case à la main et deux livres sous le bras. Lui aussi affi- 277 chait un sourire, mais qui paraissait plutôt malicieux que véritablement amusé. Celui qui fermait la marche, un grand type aux cheveux noirs ondulés et aux épais sourcils, avait un visage bronzé et taillé à la serpe. D se dégageait de lui une impression d'indifférence et de flegme. Il semblait prêt à accueillir de la même façon la perspective de quelques années de prison ou de vacances à Tahiti. Mais Rojas n'était pas dupe. Le regard pénétrant de l'homme le trahissait. Rojas s'approcha et se présenta : - Bienvenue en Uruguay, messieurs. Colonel José Rojas, à votre service. J'attendais avec impatience de vous voir après notre conversation téléphonique, monsieur Pitt. H s'exprimait dans un anglais parfait avec une trace d'accent cockney. Pitt lui serra la main. - Merci d'avoir pris le temps de nous recevoir. (Il se tourna vers les deux hommes qui l'accompagnaient.) Voici Rudi Gunn, et ce brun aux allures de criminel s'appelle Al Giordino. Le colonel uruguayen inclina légèrement la tête et tapota son pantalon d'uniforme de sa badine. - Pardonnez cet environnement quelque peu austère, fit-il. Mais une véritable meute de journalistes a envahi le pays depuis le détournement du bateau. J'ai pensé qu'il serait préférable de nous entretenir à l'abri des regards et des oreilles indiscrètes. - Excellente initiative, approuva Pitt. - Peut-être aimeriez-vous vous détendre un peu après ce long voyage et dîner au club des officiers de notre armée de l'air ? - Je vous remercie de cette invitation, colonel, répondit aimablement Pitt. Mais si vous n'y voyez pas d'inconvénient, nous préférerions aller droit au but. - Alors, si vous voulez bien me suivre... Dans le bureau, Rojas les présenta au capitaine Ignacio Flores qui coordonnait les recherches air-mer, puis il leur fit signe de s'installer autour d'une table couverte de cartes marines et de photos prises par satellite. 278 Avant de commencer, le colonel considéra Pitt avec un air de gravité. - J'ai été navré d'apprendre que votre père était à bord de ce bateau. Lorsque je vous ai eu au téléphone, vous n'avez pas évoqué ce lien de parenté. - Vous êtes très bien informé, se contenta de répliquer Pitt. - Je suis toutes les heures en communication avec le conseiller à la sécurité de votre président. Je regrette de ne pouvoir vous donner de nouvelles encourageantes. Rien de particulier ne s'est produit depuis votre départ des Etats-Unis. Rojas se pencha au-dessus de la table et rassembla plusieurs agrandissements de photos prises par satellite pour former une mosaïque qui représentait trois cents kilomètres d'océan depuis la côte. - Je pense que vous êtes familiarisés avec ces images, reprit-il. Rudi Gunn acquiesça : - La NUMA a trois programmes de satellites océanographiques en cours pour l'étude des courants, des marées, des vents et de la banquise. - Mais aucun n'est centré sur cette partie de l'Atlantique, dit Rojas. La plupart des systèmes d'observations géographiques se trouvent au nord. - Oui, vous avez raison. (Gunn ajusta ses lunettes et étudia les agrandissements.) Je vois que vous avez utilisé le satellite d'étude des ressources terrestres. - Oui, le Landsat. - Et aussi un puissant système graphique pour pouvoir repérer les navires en mer. - Nous avons eu un coup de chance, expliqua le colonel. L'orbite polaire du satellite l'amène au-dessus de l'Uruguay seulement tous les seize jours. Il est passé au moment où il fallait. - Le Landsat est surtout destiné à l'observation géologique, reprit Gunn. Normalement, afin d'économiser l'énergie, les caméras ne tournent pas quand il orbite au-dessus des mers. Comment avez-vous fait pour obtenir ces images ? - Dès qu'on a ordonné de lancer les recherches, la section météorologique de l'armée a été alertée, et a fourni ses prévisions aux avions et aux bateaux. L'un 279 des météorologues a eu une inspiration. Il a .vérifié l'orbite du Landsat et s'est aperçu qu'elle devait passer au-dessus de la zone des recherches, fl a envoyé un message urgent à votre gouvernement. Les caméras ont aussitôt été mises en service et les signaux envoyés à une station réceptrice à Buenos Aires. - Une cible de la taille du Lady Flamborough peut se voir sur une image Landsat ? demanda Giordino. - On ne distingue pas les détails comme sur une photo à haute résolution prise par un satellite d'observation militaire, répondit Pitt. Mais le paquebot serait visible, bien que réduit à la dimension d'une tête d'épingle. - C'est exactement ça, fit Rojas. Voyez vous-mêmes. H amena une grosse loupe équipée d'une lampe au-dessus d'une section de la mosaïque, puis il se recula. Pitt fut le premier à regarder. - fl y a deux, non, trois bateaux. - Nous les avons tous les trois identifiés. Le colonel adressa un signe de tête au capitaine Flores qui saisit une feuille de papier et commença à lire: - Le plus grand des bâtiments est un minéralier chilien, le Cabp Gallegos, parti de Punta Arenas pour Dakar avec une cargaison de charbon. Celui qui se trouve en haut, de l'autre côté, fait route vers le sud. C'est le General Bravo, un porte-conteneurs battant pavillon mexicain qui transporte de l'équipement de forage à destination de San Pablo. - Où est-ce ? demanda Giordino. - C'est un petit port à la pointe de l'Argentine, répondit Rojas. On y a découvert du pétrole l'année dernière. - Le bateau entre les deux, plus proche du littoral, est le Lady Flamborough. Flores prononça le nom du paquebot de croisière presque avec respect. Pitt étudia l'image quelques instants. - Je n'arrive pas à voir dans quelle direction il se dirige. - Après s'être glissé hors du port de Pûnta del Este, il a mis le cap à l'est. 280 - Vous avez contacté les autres bâtiments ? - Oui, répondit Flores. Aucun n'a signalé l'avoir aperçu. - A quelle heure le satellite est-il passé au-dessus de la zone ? - A précisément 3 h 10. - Le cliché a été pris aux infrarouges ? - Oui. - Le type qui a eu l'idée d'utiliser le Landsat mérite une médaille, fit Giordino en s'emparant à son tour de la loupe. - Sa promotion a déjà été demandée par les voies appropriées, dit Rojas avec un large sourire. Pitt se tourna vers lui : - A quelle heure vos appareils de reconnaissance aérienne ont-ils décollé ? - Dès le lever du jour. A midi, nous avions reçu et analysé les images Landsat, et en calculant la vitesse et le cap du Lady Flamborough, nous avons pu diriger les recherches en conséquence. - Mais elles n'ont rien donné. - Non. - Pas d'épaves ? - Nos patrouilleurs ont effectivement rencontré plusieurs débris, répondit le capitaine Flores. - On les a identifiés ? - Certains ont été amenés à bord et examinés. Mais ils semblaient provenir d'un cargo plutôt que d'un luxueux paquebot de croisière. - Qu'est-ce que c'était, exactement ? Flores tira un mince dossier d'un attaché-case. - Le .commandant du patrouilleur a dressé un rapide inventaire. Il y avait un vieux fauteuil éventré, deux gilets de sauvetage délavés qui datent d'au moins quinze ans avec des instructions en espagnol à demi effacées, plusieurs caisses de bois anonymes, un matelas de couchette, des caisses de vivres, trois journaux, l'un de Veracruz, les autres de Recife au Brésil... - Quelles dates ? coupa Pitt. - Le commandant ne précise pas. - Un oubli qui sera vite réparé, intervint aussitôt 281 Rojas qui avait deviné à quoi l'Américain voulait en venir. - J'espère que ce n'est pas trop tard, dit Flores avec gêne. Admettez, colonel, que ces débris ne paraissaient pas provenir d'un naufrage. - Pouvez-vous relever les positions des bateaux au moment où ils ont été photographiés par le satellite ? demanda Pitt. Flores acquiesça et se mit au travail au-dessus d'une carte marine. Quelques minutes plus tard, il reposa son compas et désigna un endroit sur la carte. - Voilà où ils se trouvaient à 3h 10 du matin. Tous se penchèrent. - Us suivaient des routes convergentes, constata Gunn. (Il sortit une calculette de sa poche.) En estimant les vitesses à, disons 30 nouds pour le Lady Flamborough, 18 pour le Cabo Collèges, et 22 pour le General Bravo... (fl nota quelques chiffres au bord de la carte, puis il traça trois lignes.) Pas étonnant que le minéràlier chilien n'ait pas vu le paquebot. H a dû croiser sa route à au moins 64 kilomètres à l'est. Pitt contempla pensivement la carte. - En revanche, on dirait que le porte-conteneurs mexicain n'a raté le Lady Flamborough que de 3 ou 4 kilomètres. - C'est normal que lui non plus ne l'ait pas vu, dit Rojas. N'oubliez pas qu'il naviguait sans lumières. Pitt se tourna vers Flores. - Savez-vous dans quelle phase était la lune, capitaine ? - Oui, entre la nouvelle lune et le premier quartier, un croissant. Giordino secoua la tête. - fl ne faisait donc pas assez clair pour que l'officier de quart aperçoive quelque chose à moins de regarder dans la bonne direction. - Je suppose que vous avez lancé les recherches à partir de là ? fit Pitt. - Oui, répondit Flores. Les avions ont survolé ce secteur dans un rayon de 200 milles à l'est, au nord et au sud. - Et ils n'ont découvert aucune trace du paquebot ? 282 - Non. Seulement du porte-conteneurs et du minéraiier. - Il aurait pu virer de bord et prendre au nord ou au sud, suggéra Gunn. - Nous y avons pensé, dit Flores. Les avions ont ratissé toute la zone ouest en direction de la côte en revenant faire du carburant et en retournant participer aux recherches. - Compte tenu de tous ces faits, dit Gunn d'une voix sourde, je crains bien que le seul endroit où l'on puisse retrouver le Lady Flamborough, c'est par le fond. - Rudi, prends sa dernière position et calcule combien il aurait pu parcourir avant l'arrivée des avions. Rojas considéra Pitt avec une lueur d'intérêt dans le regard. - Puis-je vous demander où vous espérez en venir ? Il est inutile de poursuivre les recherches. Le secteur où le paquebot a disparu a été passé au peigne fin. Les yeux de Pitt semblèrent transpercer le colonel uruguayen. - Comme Rudi vient de le dire, le seul endroit où le bateau puisse être, c'est au fond. Et c'est précisément là qu'on va chercher. - En quoi pourrais-je vous être utile ? - Le Sounder, un bâtiment d'études sous-marines de la NUMA, devrait être sur place dans la soirée. Nous vous serions reconnaissants de mettre un hélicoptère à notre disposition pour nous conduire à son bord. - Je m'en occupe, fit Rojas. fl marqua un temps d'arrêt, et reprit : - Naturellement, vous vous rendez compte que c'est chercher un poisson au milieu de 10 000 kilomètres carrés d'eau.^a pourrait prendre des années. - Non, répliqua Pitt avec assurance. Vingt heures au maximum. Le colonel était un homme pragmatique. Il se tourna vers Gunn et Giordino, pensant les voir exprimer leur scepticisme. Mais ils paraissaient tout à fait d'accord. - Mais c'est impossible ! s'exclama-t-il. Giordino étudia distraitement ses ongles. - Si j'en crois mon expérience, fit-il d'un ton détaché, Pitt a surestimé le temps nécessaire. 283 42 Exactement quatorze heures et quarante-deux minutes après que l'hélicoptère de l'armée uruguayenne les eut déposés sur le pont du Sounder, ils découvraient sous 1020 mètres d'eau une épave dont les dimensions correspondaient à celles du Lady Flamborough. La cible se présenta d'abord comme une petite tache sombre sur le plateau continental et, à mesure que le Sounder approchait, l'image floue se transforma pour révéler la forme distincte d'un bateau. Le bâtiment d'études n'était pas équipé du système d'une valeur de 5 millions de dollars qui se trouvait à bord du Polar Explorer. Ici, pas de caméra vidéo couleur montée sur le senseur du sonar. Les océanographes qui étaient à bord avaient pour unique mission de dresser la carte des fonds marins, et l'équipement électronique n'était pas conçu pour étudier en gros plans des objets qui reposaient par le fond. - Même configuration, annonça Gunn. Mais c'est assez vague. C'est peut-être un effet de mon imagination, mais il me semble que ce bateau a une cheminée sur la superstructure arrière. Les flancs ont l'air hauts et droits. Il est planté sur le fond avec pas plus de 10 degrés de gîte. - fl va falloir des caméras pour l'identifier de façon certaine, fit Giordino. Pitt, lui, resta silencieux. Il étudia longuement le tracé sonar. L'espoir de retrouver son père vivant s'amenuisait. - Beau travail, mon vieux, le félicita Giordino. Tu nous as conduits droit au but. - Comment saviez-vous où chercher ? demanda Frank Stewart, le capitaine du Sounder. - J'ai tablé sur le fait que le Lady Flamborough n'avait pas modifié son cap après avoir croisé la route du General Bravo, expliqua Pitt. Et comme aucun avion ne l'a repéré au-delà de la route suivie par le Cabo Gallegos, j'ai pensé qu'il suffisait de concentrer nos recherches sur un secteur qui s'étendait à l'est de sa dernière direction connue, celle indiquée par le Landsat. 284 - En gros, un étroit couloir entre le General Bravo et le Cabo Gallegos, fit Giordino. - C'est à peu près ça, acquiesça Pitt. Gunn leva les yeux sur lui. - Je suis désolé que ce ne soit pas une occasion à fêter. - Vous voulez envoyez un ROV1 ? demanda Stewart. - On peut gagner du temps en utilisant directement le submersible, répondit Pitt. De cette façon, on pourra se servir des bras articulés pour extraire quelque chose de l'épave en cas de besoin. - Le Deep Rover sera prêt dans une demi-heure, dit le capitaine. Vous en prenez les commandes ? - Oui. - 1000 mètres, c'est sa limite. - Il n'y a pas d'inquiétude à avoir, intervint Rudi Gunn. A cette profondeur, le Deep Rover a un facteur de sécurité de quatre pour un. - Je préférerais franchir les chutes du Niagara en voiture plutôt que de descendre à 1000 mètres dans une bulle de plastique, fit Stewart. Le capitaine était un vieux loup de mer, mais il avait la phobie des profondeurs et avait toujours refusé d'apprendre à plonger. - Cette bulle de plastique, comme vous l'appelez, est une sphère acrylique de plus de douze centimètres d'épaisseur, expliqua Pitt. - Je suis ravi de rester sur le pont au soleil pendant qu'il y a des fous qui plongent dans cet engin, grommela Stewart en sortant. - Je l'aime bien, fit Giordino. Il n'a aucun savoir-vivre, mais je l'aime bien. - Tu as au moins ça de commun avec lui, répliqua Pitt avec un grand sourire. Gunn arrêta la bande de l'enregistrement sonar sur une image de l'épave et l'étudia pensivement. Il 1. Remote operated vehtcle : système de prises de vues sous-marines avec commande à distance. 285 remonta ses lunettes sur son front puis se pencha plus près. - La coque a l'air intacte. Je ne distingue aucune brèche. Je me demande bien pourquoi il a coulé ! - Et en plus, fit Giordino, il n'y a aucun débris en surface ! Pitt contempla à son tour l'image floue. - Vous vous souvenez du Cyclope1 ? Lui aussi avait disparu sans laisser la moindre trace. - Comment pourrait-on l'oublier ? grogna Giordino. On en porte encore les cicatrices. Gunn leva la tête. - En toute logique, on ne peut pas comparer un navire de construction relativement sommaire qui datait du début du siècle avec un paquebot de croisière moderne équipé de milliers de systèmes de sécurité. - Ce n'est pas une tempête qui l'a fait sombrer, affirma Pitt. - Peut-être une grosse vague ? - Nous le saurons bientôt, fit Pitt d'une voix calme. D'ici deux heures nous poserons le pied sur le pont principal. On aurait plutôt imaginé le Deep Rover en train d'or-biter dans l'espace que de plonger dans les profondeurs de l'océan. La sphère de 2,40 mètres de diamètre était divisée par des arceaux et reposait sur des plots rectangulaires qui contenaient les batteries de 120 volts. Toutes sortes d'appendices jaillissaient de ce globe : des propulseurs et des moteurs, des cylindres à oxygène et à gaz carbonique, des mécanismes d'ancrage, des systèmes de caméras, une unité de recherches sonar. Mais c'étaient les bras qui auraient rendu vert de jalousie tout robot qui se respecte. Il s'agissait de bras et de mains articulés qui avaient une façon circonspecte de faire tout ce que leurs équivalents de chair étaient en mesure de faire, et parfois plus. On pouvait contrôler leurs mouvements à des millièmes de centimètre près, 1. Voir Cyclope, op. cit. 286 et ils étaient capables de soulever aussi bien une tasse de porcelaine qu'un poêle de fonte. Pitt et Giordino effectuèrent lentement le tour du Deep Rover pendant que deux mécaniciens le préparaient pour la plongée. Il reposait sur un berceau dans une salle caverneuse qu'on appelait « l'étang de lune ». La plate-forme sur laquelle était monté ce berceau faisait partie intégrante de la coque du bateau et pouvait s'enfoncer de six mètres sous l'eau. - Voilà, tout est en ordre, annonça l'un des deux hommes. Pitt assena une grande claque dans le dos de Giordino. - Après toi, fit-il. - Bon, je m'occupe des bras et des caméras, et toi tu pilotes. Surtout, fais attention aux embouteillages. - Vous allez avoir besoin d'oxygène supplémentaire, dit Stewart qui les avait accompagnés. Gunn s'approcha. Il avait coiffé des écouteurs dont le fil pendait le long de sa jambe. Il s'efforça d'adopter un ton très professionnel, mais une note de compassion perçait dans sa voix : - Je me charge des communications. Dès que vous apercevrez le fond, faites un balayage sur 360 degrés jusqu'à ce que le sonar ait repéré l'épave. Puis vous m'indiquerez vos coordonnées. Je vous demande de me tenir au courant de chaque étape des recherches. Pitt lui serra la main. - O.K., on garde le contact. Gunn dévisagea un instant son vieil ami. - Tu es sûr que tu ne veux pas rester ici et me laisser descendre ? - JJ faut que je me rende compte par moi-même. - Bonne chance, murmura alors Gunn qui s'éloigna rapidement. Pitt et Giordino s'installèrent côte à côte dans des fauteuils du style de ceux qu'on trouve à bord des avions. Les mécaniciens refermèrent la partie supérieure de la sphère et verrouillèrent les attaches. Giordino entama la check-list. - Puissance ? - O.K. 287 - Radio ? - Rudi, tu nous reçois ? - Cinq sur cinq, répondit celui-ci. - Oxygène? - 21,5p. 100. Lorsqu'il eut fini, Giordino lança : - Prêts dès que vous l'êtes, Sounder. - Paré à plonger, Deep Rover, fit Stewart avec cette pointe d'ironie caractéristique. Ramenez-nous un homard pour le dîner. Deux plongeurs avaient pris place sur la plate-forme. L'eau enveloppa bientôt la sphère. Les océanographes et les membres de l'équipage vinrent se presser autour de Gunn pour suivre les opérations. Pitt avait l'impression d'être un poisson dans un aquarium. Lorsque le Deep Rover fut entièrement immergé, les plongeurs le libérèrent de son berceau. L'un d'eux leva le pouce, et Pitt répondit par un geste identique. Les poignées des accoudoirs commandaient les bras articulés tandis que les accoudoirs eux-mêmes commandaient les quatre propulseurs. Pitt pilota le submersible comme s'il s'agissait d'une sorte d'hélicoptère sous-marin. Une légère pression des coudes et la sphère se souleva, puis il poussa en avant et les propulseurs horizontaux entrèrent en action. Après s'être dégagé du bâtiment d'études, il enclencha les propulseurs verticaux et commença la descente. Le Deep Rover s'enfonça dans les profondeurs. Le bleu-vert de l'eau fit bientôt place à un gris pâle. Un petit requin vint tourner autour du submersible et, n'y trouvant rien qui l'intéresse, il poursuivit son voyage. Les deux hommes n'avaient pas l'impression de bouger. Pour seuls bruits, il y avait les craquements de la radio et le tintement métallique de leur balise. - 400 mètres, annonça calmement Pitt. - 400 mètres, répéta Gunn à bord du navire d'études. Contrairement à leur habitude, Pitt et Giordino étaient étrangement silencieux. Ils n'échangèrent que de rares paroles au cours de la descente. - 800 mètres, annonça Pitt. 288 - Attention de ne pas heurter le fond, l'avertit Gunn. Vous approchez. Pitt ralentit la vitesse du Deep Rover en effleurant l'accoudoir. Giordino se pencha en avant pour scruter les ténèbres et, durant les huit minutes qui s'écoulèrent avant de distinguer le fond, Pitt aurait juré que son ami n'avait pas une seule fois cligné des yeux. - Nous y sommes, déclara enfin Giordino. 1015 mètres. Pitt donna un peu de poussée verticale, et le submersible s'immobilisa à trois mètres au-dessus de la vase. - On entame le balayage, déclara-t-il à l'intention de Gunn. - L'épave devrait se trouver à 1-1-0, répondit la voix de celui-ci. - Affirmatif. Echo sonar à 220 mètres devant, 1-1-0 degrés. - Bien reçu, Deep Rover. Pitt se tourna vers Giordino. - Bon, allons-y, fit-il. Il augmenta la poussée horizontale et prit un large virage. Nulle lueur d'émotion ne se lisait sur son visage, et pourtant, il se demandait avec une angoisse grandissante ce qui l'attendait, n avait déjà vu des cadavres auparavant, congelés comme ceux de l'équipage du Sérapis, gonflés et grotesques comme ceux de l'équipage du yacht présidentiel, l'Eagle, en décomposition dans des avions qui s'étaient abîmés en mer au large de l'Islande ou au fond d'un lac des montagnes Rocheuses. Il lui suffisait de fermer les yeux pour les revoir tous. Il espérait de toute son âme ne pas trouver son père ainsi. Il voulait garder le souvenir du sénateur animé et plein de vie, et non se le rappeler comme une forme spectrale au fond de la mer, ou un cadavre raidi dans un cercueil. - Objet droit devant, s'écria Giordino, arrachant son ami à ses pensées morbides. Pitt se pencha. - Fût de 200 litres. Trois autres sur la gauche. - Il y en a partout, reprit Giordino. Un vrai dépotoir. - Ils portent des inscriptions ? 289 - Juste des indications en espagnol. Probablement le poids et le volume. - Je vais m'approcher de celui qui est devant nous. U semble fuir et son contenu remonter vers la surface. Pitt amena le Deep Rover à quelques centimètres du fût à demi enfoui dans la vase. Les phares éclairèrent une substance qui s'échappait de l'ouverture. - Du pétrole ? demanda Giordino. - Non, répondit Pitt en secouant la tête. C'est plus foncé. Attends, on dirait du rouge. Bon Dieu, c'est de la peinture à l'huile rouge ! - fl y a un autre objet cylindrique à côté. - Qu'est-ce que c'est ? - Je dirais que c'est un gros rouleau de plastique. - Je dirais que tu as raison ! - Ça ne serait pas une mauvaise idée de le remonter à bord du Sounder pour l'examiner. Ne bouge pas, je vais le prendre avec les bras mécaniques. Pitt hocha la tête en silence et immobilisa le submersible dans le courant. Giordino prit les commandes des bras et les dirigea vers le rouleau. Les mains articulées s'en saisirent. - Mets un peu de poussée verticale pour l'arracher à la vase, demanda-t-il alors. Pitt s'exécuta et le Deep Rover s'éleva lentement, entraînant avec lui le rouleau de plastique qui souleva un nuage de vase. L'espace d'un instant, ils ne virent plus rien, puis le submersible gagna de nouveau les eaux claires. - On devrait bientôt être au-dessus, dit Giordino. Le sonar indique une cible massive légèrement sur la droite. - Vous êtes pratiquement à la verticale de l'épave, intervint alors Gunn. Pareil à une image apparaissant dans une glace assombrie, le bateau sembla monter lentement vers eux. - Contact visuel établi, déclara Giordino. Pitt arrêta le Deep Rover à six ou sept mètres de la coque, puis manouvra pour l'amener le long de celle-ci. - Nom de Dieu ! s'exclama-t-il brusquement. Rudi, de quelle couleur était le Lady Flamborough ? 290 - Un instant. (Quelques secondes s'écoulèrent.) Coque et superstructure bleu clair. - Ce navire a une coque rouge et une superstructure blanche ! Gunn ne réagit pas immédiatement. Puis, d'une voix lasse, il déclara enfin : - Je suis désolé, Dirk. On a dû tomber sur un bâtiment de la Seconde Guerre mondiale torpillé par un sous-marin allemand. - Impossible, murmura Pitt d'un ton lointain. Cette épave est récente. Aucun signe de corrosion ou de dépôts sur la coque. H y a encore de l'huile et des bulles d'air qui s'échappent. Elle ne peut pas dater de plus d'une semaine. - Négatif, déclara Stewart par radio. Le seul bâtiment porté manquant au cours des six derniers mois dans ce secteur de l'Atlantique est votre paquebot de croisière. - Ce n'est pas un paquebot de croisière, riposta Giordino. - Attendez une seconde, fit Pitt. Je vais contourner l'arrière au cas où on puisse voir son nom. Le Deep Rover vira et longea le flanc du navire jusqu'à la poupe. Puis le submersible vint flotter à moins d'un mètre de la plaque sur laquelle s'inscrivait en relief le nom du bateau. - Oh ! mon Dieu ! murmura Giordino avec un sentiment d'effroi. On s'est fait posséder ! Pitt surmonta aussitôt le choc. Il eut un sourire de carnassier. L'énigme était loin d'être résolue, mais les principales pièces du puzzle étaient maintenant en place. Les lettres blanches sur fond rouge ne formaient pas les mots Lady Flamborough. Mais les mots General Bravo... 291 43 . A quatre cents mètres, les gens qui avaient dessiné et construit le Lady Flamborough ne l'auraient pas reconnu. Sa cheminée avait été remodelée, il avait été entièrement repeint, et pour parfaire le tout, la coque était sillonnée de fausses traces de rouille. Sa magnifique superstructure, les vitres de la vaste salle à manger et le pont promenade étaient dissimulés par de larges panneaux de fibres qui avaient été disposés pour ressembler à de grands conteneurs. Les lignes élancées, la forme arrondie de la passerelle, tout ce qu'il était impossible d'enlever ou de cacher, on l'avait transformé à l'aide de cadres de bois et de toiles sur lesquelles on avait peint de faux hublots et de fausses écoutilles. Dès que les lumières de Punta del Este s'étaient éloignées, tous les passagers et membres d'équipage avaient été contraints de travailler jusqu'à épuisement par les hommes armés d'Ammar. Personne n'avait été épargné. Le sénateur Pitt, Hala Kamil, les présidents Hassan et De Lorenzo ainsi que leurs ministres et conseillers, tout le monde avait été utilisé selon ses compétences pour faire office de peintre, de menuisier ou de charpentier. Lorsque le paquebot arriva à son rendez-vous avec le General Bravo, û aurait pu facilement passer pour le porte-conteneurs. Seule une véritable inspection maritime aurait permis de déceler les différences qui n'étaient visibles que de près. Le commandant Juan Machado et les dix-huit marins du General Bravo passèrent à bord du bateau de croisière après avoir ouvert toutes les vannes, les portes des cales et placé des charges explosives aux endroits stratégiques de la coque. Le cargo coula avec une série de petites explosions étouffées et à peine quelques gargouillis de protestation. Lorsque le soleil se leva, le Lady Flamborough sous son déguisement filait à toute vapeur, cap au sud, vers la destination prévue pour le Général Bravo. Mais quand le port de San Pablo en Argentine ne se trouva 292 plus qu'à une quarantaine de kilomètres, le bateau, au lieu de s'y diriger, continua sa route. Le plan ingénieux d'Ammar avait parfaitement fonctionné. Trois jours avaient passé, et le monde entier continuait à croire que le paquebot et ses distingués passagers reposaient quelque part sur le fond de l'océan. L'Arabe, assis à la table des cartes, nota la dernière position du navire, puis il tira un trait jusqu'à sa destination finale qu'il marqua d'une croix. Affichant un air satisfait, il posa son crayon et alluma une longue cigarette Dunhill. Seize heures, se dit-il. Plus que seize heures de navigation et le paquebot sera caché à un endroit où il ne sera plus possible de le retrouver. Le commandant Machado entra dans la salle des cartes, un petit plateau à la-main. - Une tasse de thé et un croissant ? proposa-t-il dans un anglais parfait. - Merci, commandant. Je viens de m'apercevoir que je n'ai rien mangé depuis notre départ de Punta del Este. Machado posa le plateau sur la table et servit le thé. - Et je constate aussi que vous n'avez pas dormi depuis que mon équipage et moi sommes montés à bord. - Il y a tellement de choses à faire. - Vous pourriez peut-être me mettre au courant de vos plans, suggéra le commandant. Je sais seulement que je devais rejoindre votre bâtiment après avoir sabordé le General Bravo. Je suis très curieux de savoir comment vous comptez abandonner le navire et échapper aux fof ces militaires internationales lancées à votre recherche. - Excusez-moi, j'ai été trop occupé pour vous expliquer. - Le moment est peut-être venu, insista Machado. Ammar but lentement son thé et finit son croissant, puis il considéra un instant le commandant sous son masque. - Je n'ai pas l'intention d'abandonner le navire tout de suite, déclara-t-il enfin. Les instructions de votre chef 293 et du mien sont de gagner du temps et de retarder la destruction du Lady Flamborough pour leur permettre à tous deux d'évaluer la situation et de la retourner à leur avantage. Machado se détendit. Il fixa les yeux glacés de l'Egyptien et comprit que cet homme était doté d'un sang-froid à toute épreuve. - Je comprends, fit-il simplement. Encore un peu de thé? Ammar tendit sa tasse. - Qu'est-ce que vous faites quand vous ne sabordez pas les bateaux ? demanda-t-il. - Je suis spécialiste en assassinats politiques. Tout comme vous, Suleiman Aziz Ammar. Machado devina plus qu'il ne vit l'expression soucieuse qui traversa le visage de l'Arabe sous son masque. - Vous avez été envoyé pour me tuer ? demanda celui-ci en secouant négligemment la cendre de sa cigarette, tout en produisant un petit automatique, apparu comme par magie dans sa paume. Machado sourit et plaça ses mains bien en vue. - Vous pouvez ranger votre arme, dit-il. Mes ordres sont de travailler avec vous en parfaite harmonie. Ammar remit le pistolet dans le mécanisme dissimulé sous sa manche, - Comment savez-vous qui je suis ? - Nos chefs n'ont guère de secrets l'un pour l'autre. Que Yazid aille au diable ! pensa Ammar avec colère, fl l'avait trahi en révélant son identité, fl n'était pas dupe du mensonge de Machado. Une fois le président . Hassan éliminé, Mahomet réincarné n'aurait plus besoin de son homme de main. Ammar n'avait donc aucune intention de dévoiler ses plans au tueur mexicain. Il se rendait très bien compte que son homologue n'avait pas d'autre choix que de former avec lui une alliance provisoire, et il savait que, lui, il pouvait se débarrasser de Machado à n'importe quel moment tandis que celui-ci devrait attendre la réalisation du plan avant de le faire. Ammar savait exactement où il en était. Il leva sa tasse. 294 - A la santé d'Akhmad Yazid. Machado l'imita avec raideur. - A la santé de Topiltzin. Hala Kamil et le sénateur Pitt avaient été enfermés dans une suite en compagnie du président Hassan. Ils étaient sales, couverts de peinture, et bien trop épuisés pour dormir. Ils avaient des ampoules aux mains et étaient courbatus après tous ces efforts physiques auxquels aucun d'eux n'était habitué. Et, en plus, ils avaient faim. Depuis qu'ils avaient ainsi maquillé le paquebot de croisière, les pirates ne leur avaient rien donné à manger. Pour boire, ils devaient se contenter du robinet de la salle de bains. Et, comble de malheur, la température ne cessait de baisser et le chauffage ne marchait pas. Le président Hassan était allongé sur un lit. Û souffrait d'un mal de dos chronique et après avoir passé dix heures à trimer comme un esclave, il éprouvait de terribles douleurs qu'il supportait avec stoïcisme. Hala et le sénateur étaient immobiles comme des statues. La jeune femme était assise devant une table, le visage enfoui entre ses mains. Quant à l'Américain, il était étendu sur le divan et contemplait le plafond. Seuls ses yeux qui clignaient de temps en temps indiquaient qu'il était en vie. L'Egyptienne finit par lever la tête. - Si seulement on pouvait faire quelque chose, murmura-t-elle. Le sénateur se redressa péniblement. Pour son âge, il était encore dans une condition physique remarquable. Il avait mal partout, mais son cour était celui d'un homme de*vingt ans plus jeune. - Ce diable de terroriste avec son masque ne nous épargne rien, fit-il. Il ne nous donne pas à manger pour nous affaiblir ; tout le monde est enfermé séparément afin qu'on ne puisse ni communiquer ni tenter de dresser des plans pour passer à la contre-offensive. Tout est calculé pour nous plonger dans le désespoir et accroître notre sentiment d'impuissance. - On ne pourrait pas au moins essayer de sortir d'ici ? 295 - Il y a probablement un garde dans la coursive qui n'attend que le moment de tirer sur le premier qui ouvre la porte. Et même si on parvenait à passer, où irait-on ? - On pourrait s'emparer d'un canot de sauvetage, suggéra Hala. Le sénateur secoua la tête en souriant. - Il est trop tard pour une tentative de ce genre. N'oubliez pas qu'avec l'équipage de ce cargo mexicain les pirates sont maintenant deux fois plus nombreux. - Et si on cassait un hublot et qu'on jette du mobilier, des draps et tout un tas d'objets à travers, on repérerait peut-être notre trace, insista la jeune femme. - Autant mettre des bouteûles à la mer. D'ici demain, les courants les auraient emportés à des centaines de kilomètres de la route suivie par le bateau. Ceux qui sont à notre recherche ne les retrouveraient jamais à temps. - Vous savez aussi bien que moi, sénateur, que plus personne ne nous recherche. Le monde entier croit que nous avons sombré avec le paquebot et que nous sommes tous morts. Les recherches ont été abandonnées. - Je connais au moins quelqu'un qui ne renoncera jamais. Elle posa sur lui un regard interrogateur. - Qui? - Mon fils, Dirk. Hala se leva et se dirigea en boitant vers le hublot. Elle fixa un long moment le panneau de fibres qui lui bouchait la vue. - Vous avez toutes les raisons d'être fier de lui, murmura-t-elle. C'est un homme courageux et plein de ressources, mais ce n'est qu'un homme. Il ne pourra pas découvrir la supercherie... (Elle s'interrompit brusquement et regarda par une minuscule fente au travers de laquelle on distinguait une petite étendue d'eau.)... il y a quelque chose qui dérive à côté du bateau. Le sénateur s'approcha. H ne fit qu'entrevoir quelques objets blancs qui se détachaient sur le bleu de la mer. - De la glace, fit-il avec stupéfaction. Voilà qui explique le froid. On doit se diriger vers l'Antarctique. 296 Hala se laissa aller contre lui. - On ne viendra plus à notre secours, souffla-t-elle, résignée au pire. Personne ne pensera à nous chercher ici. 44 Nul ne savait que le Sounder était capable de filer à une telle vitesse. Les ponts tremblaient et la coque vibrait. Sorti d'un chantier naval de Boston en 1961, il avait passé près de trois décennies à sillonner toutes les mers du globe avec des océanographes à son bord. Acheté par la NUMA en 1990, il avait été entièrement remis à neuf. Son diesel de 4 000 chevaux était conçu pour le propulser à une vitesse maximale de 14 nouds, mais Stewart et ses mécaniciens étaient parvenus à en tirer 17. Le Sounder était le seul bâtiment lancé sur la piste du Lady Flamborough et il avait à peu près autant de chances de le rattraper qu'un basset courant derrière un léopard. Les bateaux de guerre argentins stationnés aux Falkland auraient sans doute pu intercepter le paquebot, mais ils n'avaient pas été alertés. Après le message codé que Pitt avait adressé à l'amiral Sandecker pour lui annoncer l'étonnante découverte du General Bravo au lieu du Lady Flamborough, les chefs d'état-major et les responsables des agences de renseignements avaient en effet conseillé au Président de garder le silence sur cette affaire jusqu'à ce que les Forces spéciales américaines soient sur place et puissent organiser une opération de sauvetage. Le vieux Sounder fonçait donc à toute vapeur, seul et sans véritable appui officiel. Les membres d'équipage et les scientifiques qui se trouvaient à bord étaient pris par l'excitation de la chasse. Pitt et Giordino étaient dans la salle à manger où ils 297 étudiaient une carte de l'extrême sud de l'océan Atlantique que Gunn avait étalée sur une table. - Tu es convaincu qu'ils font route au sud ? demanda celui-ci à Pitt. - S'ils avaient repiqué au nord, ils seraient retombés dans la zone des recherches. Et ils n'ont pas pu se diriger vers la côte argentine. - Ils se sont peut-être dirigés vers la pleine mer. - Et avec trois jours d'avance sur nous, ils pourraient déjà être à mi-chemin de l'Afrique, ajouta Giordino. - Trop risqué, répondit Pitt. Celui qui tire les ficelles n'est pas dénué d'intelligence. Prendre à l'est en direction de la pleine mer, c'était s'exposer à être repéré par les avions ou les bateaux qui croisent dans les parages. Non, la seule solution pour être à l'abri des soupçons, c'était de suivre le cap annoncé pour le General Bravo, c'est-à-dire San Pablo et la Terre de Feu. - Mais les autorités du port auraient donné l'alerte en constatant le retard du cargo, insista Giordino. - Ne sous-estime pas ce type. Qu'est-ce que tu paries qu'il a contacté le capitaine du port de San Pablo pour le prévenir qu'il était retardé par une avarie de machine ? - Bien raisonné. Comme ça, il a pu gagner encore quarante-huit heures. - Bon, fit Gunn. Et maintenant ? Où se dirige-t-il ? H y a des milliers de petites îles inhabitées du côté du détroit de Magellan au milieu desquelles il lui est facile de se perdre. - Ou bien... (Giordino marqua une pause)... ou bien il peut aller dans l'Antarctique où il suppose que personne ne pensera à le chercher. - On s'exprime au présent, dit Pitt. Mais à l'heure qu'il est, il est déjà ancré dans quelque crique déserte. - Seulement, on est sur ses traces, fit Gunn. Les caméras du Landsat seront enclenchées lors de son prochain passage, et le Lady Flamborough, alias General Bravo, apparaîtra dans toute sa splendeur. Giordino guetta la réaction de Pitt, mais celui-ci avait le regard perdu au loin. 298 Pitt, en effet, n'était plus sur le navire océanographique. Il était sur la passerelle du paquebot de croisière et il essayait de se mettre à la place de son ennemi. Ce n'était pas facile. L'homme qui avait organisé ce détournement était le plus redoutable adversaire auquel il avait jamais eu affaire. - H le sait, dit-il enfin. - Il sait quoi ? demanda Gunn avec curiosité. - Qu'on peut le détecter sur des photos prises par satellite. - Alors, il sait qu'il lui est impossible de se cacher. - fl croit pourtant être en mesure d'y parvenir. - J'aimerais bien savoir comment ! Pitt se leva et s'étira. - Je vais marcher un peu. - Tu n'as pas répondu à ma question ! lança Gunn avec une pointe d'impatience. Pitt se retourna et, assurant son équilibre dans le roulis du bateau, il regarda Gunn avec un petit sourire. - Si j'étais lui, dit-il comme s'il parlait de quelqu'un qu'il connaissait bien, je ferais disparaître le Lady Flamborough une deuxième fois. Gunn en demeura bouche bée et avant qu'il n'ait eu le temps de réagir, son ami était sorti de la salle à manger. Pitt descendit dans « l'étang de lune ». Il contourna le Deep Rover et s'arrêta devant le gros rouleau de plastique qu'ils avaient ramené du fond de l'océan, fl était debout, presque aussi haut que lui, attaché à un étai par des cordes. D l'étudia près de cinq minutes, puis le tapota de la main. Une intuition, une intuition qui se mua en certitude, fit naître une lueur machiavélique dans son regard. fl murmura une seule phrase : - J'ai trouvé ! 299 45 Un flot d'informations concernant ce qui devait être appelé l'affaire du Lady Flamborough envahit les télex et les ordinateurs du Pentagone, du département d'Etat et de la salle des « War Games » de l'ancien bâtiment du gouvernement. À chacun de ces endroits stratégiques, on rassembla et analysa les données à la vitesse de l'éclair. Puis la version condensée, agrémentée de recommandations, arriva à la salle du Conseil située dans les sous-sols de la Maison-Blanche. Le Président, en pantalon de toile et col roulé, entra dans la pièce et s'assit à un bout de la longue table de conférence. Mis au courant des derniers événements, il demanda l'avis de chacun de ses conseillers. Certes, la décision finale lui appartenait, mais il était secondé par des spécialistes dans différents domaines qui l'aidaient à se faire une opinion. Les rapports en provenance d'Egypte étaient catastrophiques. Le pays était plongé dans l'anarchie et la situation se détériorait d'heure en heure. Les forces de police et les militaires restaient dans leurs casernes pendant que les partisans d'Akhmad Yazid organisaient partout des grèves et des défilés. La seule nouvelle encourageante, c'était que les manifestations n'avaient pas dégénéré. Le secrétaire d'Etat Douglas Oates examina rapidement une note qu'on venait de placer devant lui. - Il ne manquait plus que ça, murmura-t-il. Le Président lui lança un regard interrogateur. - Les rebelles se sont emparés du principal émetteur de télévision du Caire. - Pas d'intervention de Yazid ? - Pas encore, répondit Brogan, le chef de la CIA, qui consultait les écrans d'ordinateur. D'après les derniers rapports, il se trouve toujours dans sa villa de la banlieue d'Alexandrie où il se contente d'attendre que la vague populaire le porte au pouvoir. - Ce qui ne devrait pas tarder, fit le Président avec 300 un soupir de lassitude. Comment réagissent les responsables israéliens ? Oates répondit tout en rangeant les papiers étalés devant lui : - Pour le moment, ils se contentent de suivre l'évolution de la situation. Ils ne considèrent pas Yazid comme une menace immédiate. - Ils changeront d'avis quand il dénoncera les accords de Camp David. (Le Président se tourna et fixa Brogan droit dans les yeux.) Peut-on l'éliminer ? - Oui, répondit simplement le directeur de la CIA. - Comment ? - Au cas où l'affaire serait portée sur la place publique, je préférerais, monsieur le Président, que vous demeuriez dans l'ignorance. Le locataire de la Maison-Blanche inclina la tête en signe d'assentiment. - Vous avez sans doute raison. Toutefois, je vous rappelle que vous ne pouvez agir sans mon autorisation préalable. - Je vous conseille vivement de ne pas avoir recours à l'assassinat, intervint Oates. - Doug a raison, approuva Julius Schiller. H pourrait y avoir un effet boomerang. Si jamais une fuite se produisait, vous seriez considéré comme une cible prioritaire par tous les terroristes du Moyen-Orient. - Sans parler du tollé que cela soulèverait au Congrès, ajouta Dale Nichols. Et la presse, elle, ne vous raterait pas. Le Président réfléchit un instant, puis il déclara : - Bon, tant que Yazid déteste autant Antonov, le numéro *n soviétique, que moi, remettons son exécution à plus tard. Mais sachez, messieurs, que je n'accepterai pas de lui la moitié de ce que mes prédécesseurs ont accepté de Khomeiny. Brogan se renfrogna, mais Oates et Schiller se regardèrent avec une expression de soulagement, tandis que Nichols se contentait de tirer sur sa pipe. Le Président feuilleta son agenda, puis il demanda : - Des nouvelles du Mexique ? - Les choses sont trop tranquilles, répondit Brogan. 301 Pas de manifestations, pas d'émeutes. Topiltzùi semble attendre son heure tout comme son frère. Le chef d'Etat tressaillit et leva les yeux. - J'ai bien entendu ? Vous avez dit « son frère » ? Le directeur de la CIA désigna Michels de la tête : - Dale a eu une inspiration. Yazid et Topiltzin sont frères et ils ne sont ni égyptien ni mexicain de naissance. - Vous avez vraiment établi un lien de parenté ? demanda Schiller avec stupéfaction. Vous avez des preuves ? - Nos agents ont pu se procurer leurs codes génétiques et les comparer. - Je ne m'en serais jamais douté, murmura le Président qui ne revenait pas de sa surprise. Vous auriez dû me mettre au courant plus tôt. - Le rapport final est encore à l'étude et sera expédié de Langley d'ici peu. Je suis désolé, monsieur le Président, mais au risque de paraître trop prudent, je ne tenais pas à lâcher une telle information sans avoir de preuves solides. - Mais comment avez-vous fait pour obtenir leurs codes génétiques ? s'étonna Nichols. - Tous deux sont des personnages vaniteux, expliqua Brogan. Notre département des contrefaçons a envoyé un Coran à Yazid et une photo à Topiltzin le représentant en grande tenue aztèque, en leur demandant d'inscrire une courte prière sur chacun d'eux et de les renvoyer. En réalité, l'affaire a été un peu plus compliquée. Û a fallu imiter l'écriture de fidèles connus, des partisans influents qui avaient des appuis financiers et politiques, et ensuite intercepter les envois avant qu'ils n'arrivent à leurs véritables destinataires. Après, on a dû identifier les différentes séries d'empreintes, celles des secrétaires, des assistants et de je ne sais qui encore. Il y avait l'empreinte d'un pouce qui correspondait à celle de Yazid figurant sur une fiche de la police égyptienne établie lors de son arrestation quelques années auparavant. Et c'est à partir de là qu'on a pu analyser son ADN. Brogan marqua une pause, puis il reprit : - Pour Topiltzin, ça n'a pas été aussi facile. Il n'avait 302 pas de dossier au Mexique, mais le labo a pu associer son code génétique à celui de son frère à partir des empreintes trouvées sur la photo. Le hasard nous a ensuite servis, grâce à une découverte faite au siège d'Interpol à Paris parmi les dossiers des criminels internationaux. Tout est venu en bloc. Nous sommes tombés sur une sorte d'organisation familiale, une dynastie du crime qui a vu le jour après la Seconde Guerre mondiale. Un empire d'un milliard de dollars dirigé par le père, la mère, trois frères et une sour, qui fonctionne à travers tout un réseau d'oncles, de tantes, de cousins, bref tous des parents directs ou par alliance. La structure familiale de l'organisation rend pratiquement impossible toute pénétration par les enquêteurs internationaux. Un silence abasourdi accueillit cette révélation. Brogan se tourna vers le Président. - Leur nom ? demanda celui-ci dans un murmure. - Capesterre, répondit le chef de la CIA. Roland et Joséphine Capesterre sont les parents. Le fils aîné s'appelle Robert, ou Topiltzin si vous préférez. Celui qui le suit est Paul. - Yazid? - Oui. - Racontez-nous tout ce que vous savez, reprit le locataire de la Maison-Blanche. - Comme je vous l'ai dit, je n'ai pas encore tous les éléments à ma disposition. J'ignore quelles sont les activités de Karl et de Marie, le frère cadet et la sour, de même que les noms des membres de la famille impliqués. Nous n'avons fait que gratter la surface. Pour ce que j'en sais, les Capesterre ont une longue tradition criminelle» qui remonte à près de quatre-vingts ans quand le grand-père est venu de France s'installer aux Antilles et a mis sur pied une affaire de contrebande qui introduisait en fraude des marchandises et de l'alcool aux Etats-Unis durant la Prohibition. Il a commencé par opérer de Port of Spain, dans l'île de la Trinité, mais après avoir prospéré, il a acheté une petite île où il a installé son quartier général. Roland a pris la succession à la mort de son père et, aidé de sa femme Joséphine - on dit que c'est en fait elle le cerveau de l'organisa- 303 tion -, il n'a pas tardé à se lancer dans le trafic de drogue, fis ont commencé par faire de leur île une plantation de bananes dont ils tiraient d'honnêtes profits. Puis ils ont fait preuve d'inventivité en cultivant d'autres produits, dont la marijuana qui était plantée sous les bananiers pour ne pas être détectée. Ils ont également monté un laboratoire. Vous saisissez le tableau ? - Oui... répondit lentement le Président. C'est très clair. Merci, Martin. - fls ont pensé à tout, murmura Schiller. Du producteur au consommateur, en quelque sorte. - Oui, fit Brogan. Mais, chose étrange, ils ne vendaient pas la drogue sur le territoire des Etats-Unis, seulement en Europe et en Extrême-Orient. - fls poursuivent cette activité ? demanda Nichols. - Non, répondit le directeur de la CIA. Un de leurs informateurs les a avertis que leur île était sur le point d'être investie par les forces de sécurité conjointes des Antilles. Us ont brûlé leur récolte de marijuana, ont conservé la plantation de bananes et ont commencé à prendre des participations dans des entreprises qui battaient de l'aile. Ils ont connu une réussite foudroyante à laquelle leurs méthodes de gestion n'étaient pas étrangères. - Comment procédaient-ils ? Brogan reprit avec un sourire : - Les Capesterre utilisaient le chantage, l'extorsion et l'assassinat. Chaque fois qu'une compagnie concurrente se mettait en travers de leur chemin, les actionnaires, étrange coïncidence, proposaient une fusion avec l'entreprise des Capesterre, fusion dans laquelle, naturellement, ils laissaient leur chemise. Initiateurs de projets, avocats ou politiciens qui s'étaient opposés aux Capesterre, devenaient brusquement leurs meilleurs amis au monde, sinon, un beau jour, leurs femmes et leurs enfants avaient un accident, leurs maisons brûlaient ou, tout simplement, ils disparaissaient. - Un peu comme la Mafia, fit le Président. - Excellente comparaison. Aujourd'hui, la famille contrôle un vaste consortium d'entreprises industrielles et financières internationales qu'on estime représenter quelque chose comme 12 milliards de dollars. 304 - Qui a prétendu que le crime ne payait pas ? lança Schiller. - Pas étonnant qu'ils tirent les ficelles en Egypte et au Mexique, dit Oates. Ils ont dû s'assurer des complicités à tous les niveaux par le chantage, la menace et les pots-de-vin. - Je commence à voir où ils veulent en venir, fit pensivement l'occupant du Bureau ovale. Mais ce que je ne comprends pas, c'est comment les deux fils ont pu se faire passer l'un pour Egyptien, l'autre pour Mexicain. On ne trompe pas ainsi des millions de gens ! - Leur mère descend d'esclaves noirs, ce qui explique la couleur de leur peau, répondit Brogan. Pour le reste, nous pouvons seulement nous livrer à des hypothèses. Roland et Joséphine ont dû préparer leur coup très longtemps à l'avance. Dès la naissance des enfants, ils ont entrepris de les éduquer en conséquence. Paul a sans doute appris l'arabe avant de savoir marcher, tandis que Robert était imprégné d'aztèque ancien. Plus tard, ils ont probablement fréquenté des écoles privées au Mexique et en Egypte sous des noms d'emprunt. - Un plan grandiose, souffla Oates avec admiration. - Moi, je le trouve surtout diabolique, dit Nichols. - Je suis d'accord avec Doug, fit le Président avec un signe de tête en direction de son secrétaire d'Etat. C'est un plan grandiose. Former les enfants dès la naissance, utiliser tous les moyens occultes à leur disposition pour organiser un soulèvement au niveau d'un pays, tout cela exige une patience et une opiniâtreté incroyables. - C'est vrai, il faut leur rendre cette justice, reconnut Schiller. Ces monstres s'en sont tenus à leur scénario^n attendant que les événements tournent en leur faveur. Et maintenant, ils sont à un cheveu de diriger deux des principales nations du tiers monde. - Il faut les en empêcher, affirma le Président avec force. Si le frère mexicain prend le pouvoir et met à exécution sa menace de lâcher deux millions de ses compatriotes à notre frontière, nous n'aurons pas d'autre choix que d'envoyer l'armée. - Je me permets de vous mettre en garde contre tout recours à la violence, fit Oates dans son rôle de secré- 305 taire d'Etat. L'histoire récente nous a montré que la force ne résolvait rien. Assassiner Yazid et Topiltzin, ou quels que soient leurs noms, et lancer une opération militaire contre le Mexique ne changerait rien quant au fond du problème. - Peut-être, grogna le Président. Mais cela nous aiderait au moins à desserrer l'étau. - Il y a peut-être une autre solution, intervint Nichols. Utiliser les Capesterre contre eux-mêmes. - Je suis très fatigué, dit l'occupant de la Maison-Blanche. Alors, épargnez-moi les énigmes. Nichols se tourna vers Brogan : - Ces hommes étaient des trafiquants de drogue. Ce sont sans doute des criminels recherchés, non ? - Pas vraiment, répondit le chef de la CIA. Il ne s'agit pas de simples dealers. Il y a des années que la famille entière fait l'objet d'une enquête. Mais pas d'arrestations, pas de preuves. Ils sont défendus par une armée d'avocats qui ferait rougir le plus important cabinet juridique de Washington. Et ils ont des amis et des relations dans les hautes sphères des gouvernements des dix premières puissances mondiales. Vous espérez organiser un procès ? Autant vous attaquer aux pyramides avec un pic à glace ! - Alors les dénoncer publiquement pour ce qu'ils sont, insista Nichols. - Inutile, on crierait à la manouvre d'intoxication, répondit le Président. - Nichols a peut-être mis le doigt sur quelque chose, dit alors Schiller, un homme qui écoutait plus qu'il ne parlait. Tout ce qu'il nous faut, ce sont des faits indéniables. Le chef d'Etat le considéra un instant. - Où voulez-vous en venir, Julius ? - Le Lady Flamborough. Si on parvient à obtenir la preuve irréfutable que Yazid est derrière ce détournement, on pourra provoquer la première lézarde dans la façade des Capesterre. Brogan approuva d'un vigoureux hochement de tête. - Le scandale qui s'ensuivrait jetterait le discrédit sur Yazid et Topiltzin et permettrait dé dévoiler les innombrables activités criminelles de la famille. - Vous oubliez une chose, intervint Schiller en soupirant. Pour le moment, nous n'avons rien qui établisse un lien entre les Capesterre et la disparition du bateau. Nichols fronça les sourcils. - Qui d'autre avait un motif pour se débarrasser des présidents Hassan et De Lorenzo, ainsi que d'Hala Kamil? - Personne ! s'écria Brogan. - Attendez, fit le locataire de la Maison-Blanche. Julius a raison sur un point. Les pirates ne se comportent pas comme des terroristes classiques du Moyen-Orient, fls n'ont pas encore revendiqué cette action et n'ont formulé ni menaces ni exigences. Pas plus qu'ils ne se servent des passagers et des membres d'équipage comme otages, fls gardent le silence et je n'ai pas honte d'avouer que je trouve ce silence très inquiétant. - Aucune nouvelle du paquebot depuis que le fils de George Pitt a découvert la substitution ? demanda Oates pour ramener la conversation sur un sujet concret. - fl se trouvait quelque part au large de la Terre de Feu et faisait route au sud à toute vapeur, répondit Schiller. Nous le suivons par satellite et nous devrions l'avoir coincé d'ici demain. - Ils auront alors eu tout le temps de tuer les passagers, fit le Président avec une grimace. - Si ce n'est déjà fait, dit Brogan. - De quelles forces disposons-nous dans la région ? - De pratiquement aucune, monsieur le Président, répondit Nichols. Hormis quelques avions de transport de l'Air Force qui ravitaillent les bases de recherches polaires,4e seul bâtiment dans les parages est le Soun-der, un navire océanographique de la NUMA. - Celui où se trouve Dirk Pitt ? - Oui, monsieur. - Et nos Forces spéciales ? - J'ai eu le général Keith au téléphone il y a vingt minutes, répondit Schiller. Un commando d'élite a embarqué à bord d'un C-140 qui a décollé il y a environ une heure. Ils étaient accompagnés par une escadrille d'avions d'assaut Osprey. 306 307 Le Président se cala dans son fauteuil et croisa les mains devant lui. - Où vont-ils installer leur quartier général ? Brogan afficha une carte de la pointe de l'Amérique du Sud sur un écran mural. Il indiqua un endroit précis à l'aide d'une flèche lumineuse, et expliqua : - A moins que nous ne recevions de nouvelles informations, ils doivent se poser sur un aéroport situé près de la petite ville chilienne de Punta Arenas sur la péninsule de Brunswick, et ils l'utiliseront comme base d'opérations. - Un long vol. Quand arriveront-ils ? - Dans quinze heures. Le Président se tourna vers Oates : - Doug, je compte sur vous pour tout arranger auprès des gouvernements chilien et argentin. - Je m'en occupe. - Avant que les Forces spéciales ne puissent intervenir, il faudra d'abord localiser le Lady Flamborough, déclara Schiller avec une logique implacable. - Là, nous sommes dans le pétrin, reconnut Brogan. Le porte-avions le plus proche se trouve à près de 5 000 milles et il est impossible de lancer des recherches aériennes sur une grande échelle. Schiller contempla pensivement la table. - Si le paquebot est caché parmi les innombrables criques le long de la côte antarctique, il nous faudra des semaines pour le repérer, d'autant que le brouillard et les nuages ne nous faciliteront pas la tâche. - Le satellite d'observation est notre seule chance, fit Nichols. Le malheur, c'est que nous n'avons aucun satellite espion qui surveille cette région du globe. - Dale a raison, dit Schiller. Ce secteur n'est pas un secteur stratégique. S'il s'agissait de l'Arctique, on aurait pu concentrer nos moyens pour écouter la moindre des conversations à bord du bateau et lire un journal étalé sur le pont. - De quoi disposons-nous ? demanda le Président. - Du Landsat, répondit Brogan. Ainsi que de quelques satellites météorologiques et d'un Seasat que la NUMA utilise pour étudier les glaces et les courants 308 de l'Antarctique. Mais notre meilleur espoir, c'est le Casper SR-90. - Il y a des avions de reconnaissance SR-90 en Amérique latine ? - Non. Le plus proche est basé au Texas. - Combien de temps pour faire l'aller et retour ? - Le Casper vole à mach 5. D peut atteindre la pointe de l'Antarctique, prendre les photos, et les ramener, le tout en cinq heures. Le chef d'Etat secoua la tête avec consternation. - On fabrique les systèmes de détection les plus sophistiqués du monde, et quand on en a besoin, ils ne sont jamais où il faut. Personne ne parla. Les hommes du Président évitèrent son regard et baissèrent les yeux avec un sentiment de gêne. Ce fut Nichols qui brisa le premier le silence. D'une voix calme et assurée, il affirma : - Nous retrouverons le paquebot, monsieur le Président. Et si quelqu'un peut encore les sortir de là vivants, c'est les Forces spéciales. - Oui, fit lentement le locataire de la Maison-Blanche. Ce sont des hommes entraînés pour des missions de ce genre. Le seul problème, c'est de savoir s'il y aura encore des gens à sauver. Les Forces spéciales n'investiront peut-être qu'un bateau rempli de cadavres. 46 Le colonel Morton Hollis n'était pas ravi d'avoir dû quitter sa famille en plein milieu de la fête organisée pour l'anniversaire de sa femme. Il se trouvait en ce moment dans un bureau spécialement aménagé à l'intérieur du C-140 qui survolait le Venezuela. Il fumait avec délices un gros havane qu'il avait acheté à la base aérienne maintenant que l'embargo sur les produits cubains avait été levé. Il étudia le dernier rapport météo ainsi que des pho- 309 tos du littoral gelé de l'Antarctique. Depuis le décollage, il n'avait cessé de réfléchir aux difficultés qui l'attendaient. Au cours de leur brève existence, les Forces d'opérations spéciales avaient déjà à leur actif de nombreux exploits, mais jamais encore elles n'avaient été confrontées à une affaire aussi importante que celle du Lady Flamborough. Morton Mollis était petit, et presque aussi large que haut. Agé de quarante ans, d'une résistance à toute épreuve, il avait des cheveux bruns coupés très court qui commençaient déjà à grisonner, des yeux bleu-vert et un visage tanné par des années d'exposition au soleil. C'était un homme avisé qui ne laissait rien au hasard, et il avait réuni autour de lui la meilleure équipe possible. Les quatre-vingts hommes composant son commando, qui s'étaient baptisés les Chasseurs de démons, avaient été sélectionnés en fonction de leur aptitude à affronter les climats les plus rigoureux, aptitude qu'ils avaient démontrée au cours d'un exercice qui s'était déroulé au large des côtes norvégiennes. Il y avait quarante « tireurs » tandis que le reste servait de force de soutien et d'appui logistique. Son adjoint, le major John Dillinger, frappa à la porte et passa la tête à l'intérieur du bureau. - Vous êtes occupé, Mort ? demanda-t-il avec un fort accent texan. - Mon bureau est le vôtre, répondit Mollis d'un ton jovial. Dillinger, un homme grand et mince qui semblait avoir en permanence les traits tirés, s'assit. Objet d'éternelles plaisanteries à cause de son homonymie avec le célèbre pilleur de banques, c'était un maître tacticien et un spécialiste dans la pénétration de défenses réputées inviolables. - Vous dressez des plans ? demanda-t-il à Mollis. - Non, j'étudie les conditions météo et la topographie des lieux. - Vous voyez quelque chose dans votre boule de cristal ? - H est encore trop tôt. (Mollis leva un sourcil.) Qu'est-ce que nous mijote encore votre esprit pervers ? - Je peux vous énumérer six façons différentes 310 d'aborder un navire sans se faire repérer. Je me suis familiarisé avec l'architecture du Lady Flamborough, mais tant que je ne saurai pas si on débarque en parachute, en scaphandre ou à pied, je ne pourrai que tracer les grandes lignes. Le colonel hocha la tête avec gravité. - Il y a plus de cent innocents sur ce bateau, y compris deux chefs d'Etat et la secrétaire générale des Nations unies. Notre opération risque de faire des victimes parmi eux. - On ne peut pas y aller avec des balles à blanc, répliqua Dillinger d'un ton caustique. - Non. Et on ne peut pas non plus sauter d'hélicoptères bruyants en tirant dans tous les coins. Il faut qu'on parvienne à se glisser à bord sans être remarqués. La surprise est un élément crucial de l'opération. - Dans ce cas, on peut arriver en pleine nuit en parachute. - C'est une possibilité. Dillinger, mal à l'aise, changea de position dans son siège. - Un parachutage nocturne est déjà dangereux en soi, mais sauter dans l'obscurité sur un bâtiment plongé dans le noir, c'est aller au massacre. Je le sais, et vous le savez aussi, Mort. Sur quarante hommes, une quinzaine ratera la cible et tombera à la mer, et une vingtaine se blessera à la réception. Vous aurez encore de la chance s'il vous reste cinq hommes en état de combattre. - Néanmoins, on ne peut pas écarter cette solution. - Attendons de recevoir plus d'informations, suggéra Dillinger. Tout repose sur l'endroit où se trouve le bateau. Ea situation sera radicalement différente selon qu'il navigue en mer ou qu'il est ancré quelque part. Dès qu'on saura ce qu'il en est, j'établirai un plan que je vous soumettrai. - Bon, d'accord, acquiesça Mollis après quelques secondes de réflexion. Que font nos hommes ? - Ils révisent. Quand on atterrira à Punta Arenas, ils connaîtront suffisamment bien le Lady Flamborough pour en parcourir les ponts et les coursives les yeux bandés. 311 - Tout repose sur eux. - Ils seront à la hauteur. Le seul problème, c'est de les introduire à bord, - fl y a encore une chose, fit Hollis avec une pointe d'appréhension. Je viens de recevoir du Pentagone les derniers rapports sur le nombre des pirates... - Us sont combien, une dizaine au maximum ? Hollis hésita un instant avant de répondre. - En supposant que l'équipage du cargo qui a rejoint le paquebot soit également armé... on peut se trouver face à un total d'une quarantaine de terroristes. Dillinger ne put retenir un mouvement de surprise. - Oh ! mon Dieu ! Ils seraient donc aussi nombreux que nous ? - Oui, il semblerait bien. Le major secoua la tête et se passa la main sur le front. Puis il fixa Hollis droit dans les yeux. - Il y a des gens qui vont se faire botter le train dans cette affaire ! A l'intérieur d'un abri de béton profondément creusé dans le flanc d'une colline près de Washington, le lieutenant Samuel T. Jones, le visage rouge d'excitation, entra en trombe dans un grand bureau, brandissant une immense photo. Le général de division Frank Dodge, chef des opérations des Forces spéciales, et son état-major attendaient avec impatience l'arrivée des dernières images prises par satellite au-dessus de la Terre de Feu. - Ça y est ! Le général considéra avec sévérité l'officier qui venait ainsi de manifester un enthousiasme bien peu militaire. Jones se raidit et s'empressa de glisser la photo sous une rampe lumineuse où se trouvait déjà une image plus ancienne sur laquelle la dernière position du Lady Flamborough avait été marquée en rouge, sa route précédente en vert et sa route prévue en orange. Le lieutenant se recula comme le général et ses officiers se groupaient autour de l'image pour l'examiner. - Au passage précédent, le bateau était à une centaine de kilomètres au sud du cap Horn, déclara un commandant. Maintenant, il devrait être sorti du pas- 312 sage de Drake et approcher des îles au large du continent antarctique. Après avoir étudié la photo pendant près d'une minute, le général Dodge se tourna vers Jones : - Vous avez regardé cette photo, Lieutenant ? - Non, mon général. Je vous l'ai apportée dès qu'elle est arrivée. - Vous êtes sûr qu'il s'agit bien du dernier passage ? Jones eut l'air étonné. - Oui, mon général. - Aucune erreur possible ? - Non, mon général, répondit le lieutenant sans hésiter. Le satellite Seasat de la NUMA a enregistré la zone par des impulsions digitales aussitôt transmises aux stations au sol. L'image que vous voyez ne date pas de plus de six minutes. - Quand doit nous parvenir la prochaine ? - Le Landsat doit survoler la région dans quarante minutes. - Et le Casper ? Jones regarda sa montre. - S'il est de retour à l'heure prévue, on devrait avoir son film dans quatre heures. - Prévenez-moi dès qu'il sera rentré. - Bien, mon général. Dodge se tourna vers ses officiers. - Eh bien, messieurs, je peux simplement vous dire que la Maison-Blanche ne va pas apprécier du tout. Il alla décrocher un téléphone. - Appelez-moi Alan Mercier, demanda-t-il. Vingt secondes plus tard, le conseiller pour les affaires de sécurité était en ligne : - J'espère que vous avez de bonnes nouvelles, Frank. - Désolé, non, répondit le général sans préambule. Il semblerait que le paquebot... - Il a coulé ? l'interrompit Mercier. - Nous ne pouvons pas l'affirmer avec certitude. - Quoi ? Qu'est-ce que vous racontez ? Dodge prit sa respiration et lança d'une traite : - Je vous prie d'informer le Président que le Lady Flamborough a de nouveau disparu. 313 47 Au début des années 1990, l'équipement qui permettait d'envoyer à travers le monde des photographies ou des graphiques par satellites ou fibres optiques était devenu aussi courant que les photocopieuses. Balayées par laser puis transmises à un récepteur laser, les images pouvaient être reproduites presque instantanément en couleurs avec une définition parfaite. Dix minutes après l'appel téléphonique du général Dodge, le Président et Dale Nichols étaient dans le Bureau ovale, et ils étudiaient la photo Seasat de la pointe de l'Amérique du Sud. - Cette fois, il repose sans doute par le fond, déclara l'assistant du Président d'une voix lasse. - Non, je ne crois pas, fit le locataire de la Maison-Blanche avec une colère contenue. Les pirates auraient pu détruire le navire au large de Punta del Este et s'échapper à bord du General Bravo et ils ne l'ont pas fait. Alors pourquoi l'auraient-ils coulé maintenant ? - Bis auraient pu embarquer à bord d'un sous-marin. Le Président sembla ne pas avoir entendu. - Notre incapacité à agir devant une telle crise est tout simplement effrayante. Nous ne faisons que subir les événements. - Nous avons été pris par surprise, répliqua Nichols sans conviction. - Ce qui se produit un peu trop souvent, grogna le Président. (Il leva la tête et ses yeux lancèrent des éclairs.) Je me refuse à faire une croix sur tous ces gens. J'ai une dette envers George Pitt. Sans son appui, je n'occuperais pas cette fonction. Cette fois, nous ne mordrons pas à l'appât. Sid Green était aussi en train d'examiner les images prises par satellite. Spécialiste de l'étude des photos au sein de l'Agence nationale de sécurité dont le siège se trouvait à Fort Meyer, il avait projeté les deux dernières images sur un écran. Intrigué, il ignora la phis récente, celle sur laquelle le bateau ne figurait plus, et se concen- 314 tra sur la première. Il zooma sur la petite tache qui représentait le Lady Flamborough à l'aide d'une lentille électronique. Les contours étaient flous, trop flous pour révéler autre chose que le profil du paquebot. Green se tourna vers l'ordinateur installé sur sa gauche et entra une série de commandes. Quelques détails supplémentaires apparurent. Il distinguait à présent la cheminée ainsi que la forme de la superstructure et une partie des ponts supérieurs. Il joua avec le clavier pour essayer d'obtenir des détails plus précis. H y passa près d'une heure, puis il finit par se renverser dans son fauteuil, croiser les mains derrière la tête et fermer les yeux. La porte de la pièce plongée dans le noir s'ouvrit et Vie Patton, le supérieur de Green, entra. Il resta un instant debout derrière le siège de celui-ci et regarda les images. - C'est comme essayer de lire un journal étalé sur le trottoir depuis le sommet du World Trade Center, fit-il. - Mais la définition n'est pas assez bonne, même avec un agrandissement, répondit Green sans se retourner. - Aucune trace du bateau sur la dernière image ? - Aucune. - Dommage qu'on ne puisse pas amener un KH à cette altitude. - En effet, un KH-15 prendrait un cliché assez net. - La situation au Moyen-Orient est de nouveau tendue. Je ne peux pas modifier l'orbite d'un de nos KH-15 avant que les choses ne se calment. - Alors, envoyez un Casper. - Il yen a déjà un en route, fit Patton. A l'heure du déjeuner, vous saurez quelle est la couleur des yeux des pirates. Green désigna la lentille électronique. - Jetez un coup d'oil et dites-moi s'il n'y a pas quelque chose qui vous paraît bizarre. Patton pressa son visage contre le viseur. - C'est bien trop flou pour discerner les détails. Qu'est-ce que je devrais voir ? - Examinez l'avant. 315 - Comment distinguer l'avant de l'arrière ? - Par le sillage du bateau, expliqua Green. - Bon, je vois. Le pont avant semble obscurci, presque comme s'il était couvert. - Vous avez gagné. - Qu'est-ce qu'ils préparent ? demanda Patton. - On le saura quand le film pris par le Casper arri- vera. A bord du C-140 qui survolait maintenant la Bolivie, c'était la déception. La photo sur laquelle le paquebot ne figurait plus venait d'arriver sur le récepteur laser de l'avion et provoquait autant de remous que dans les cercles fermés de Washington. - Mais où a-t-il bien pu passer ? s'exclama Mollis. - Il n'a pas pu disparaître comme ça, se contenta de balbutier Dillinger. - Et pourtant si, regardez. - J'ai déjà regardé, fl s'est évanoui. - Ça fait trois fois de suite qu'on doit reporter l'opération, d'abord à cause des conditions météo, puis d'une panne d'équipement, et maintenant c'est la cible qui joue à cache-cache ! - H a dû couler, murmura Dillinger. Je ne trouve pas d'autre explication. - Je n'imagine pas quarante pirates se suicidant d'un commun accord. - Qu'est-ce qu'on fait ? - Sans nouvelles instructions du centre de commandement, je ne vois pas ce qu'on pourrait faire. - On annule la mission ? - Pas sans en avoir reçu l'ordre. - Alors, on continue ? - Oui, fit Mollis. On fait route au sud jusqu'à ce qu'on nous dise le contraire. Pitt fut le dernier à être informé. Il dormait comme une masse quand Gunn entra dans sa cabine et le secoua. - Réveille-toi. On a un problème. Pitt ouvrit les paupières et regarda sa montre. 316 - On a eu une contravention pour excès de vitesse en entrant dans le port de Punta Arenas, c'est ça ? Gunn leva les yeux au plafond. - Cesse de plaisanter. Nous n'y serons que dans une heure. - Parfait, alors je peux dormir encore un peu. - Sois donc sérieux un instant ! s'écria Gunn. La dernière photo prise par satellite vient d'arriver sur le récepteur du bateau. Le Lady Flamborough a disparu une deuxième fois. - C'est vrai ? - Même sur les agrandissements on ne trouve plus la moindre trace de lui. Je viens de parler à l'amiral Sandecker. La Maison-Blanche et le Pentagone crachent des ordres comme une machine à sous devenue folle. Un commando des Forces d'opérations spéciales est en route, prêt à l'action, mais sans endroit où intervenir. Ils envoient aussi un avion espion pour obtenir des photos aériennes correctes. - Demande à l'amiral qu'il m'organise une rencontre avec le chef du commando des Forces spéciales dès que leur avion se sera posé. - Pourquoi tu ne le lui demandes pas toi-même ? - Parce que je vais me rendormir, répondit Pitt avec un bâillement. Gunn ne comprenait plus. - Mais ton père est à bord de ce bateau ! Ça t'est donc égal ? - Non, ça ne m'est pas égal, mais je ne vois pas ce que je pourrais faire de plus pour l'instant. Gunn n'insista pas. - fl y a autre chose que je dois dire à l'amiral ? Pitt ramena les couvertures sous son menton et se tourna vers la cloison. - Oui, fit-il. Dis-lui que je sais comment le Lady Flamborough a disparu. Et que je crois également savoir où il se cache. Si c'était quelqu'un d'autre que Pitt qui avait affirmé cela, Gunn n'aurait pas hésité à le traiter de menteur. - Tu peux m'éclairer ? se contenta-t-il de demander. Pitt souleva la tête. - Tu es un collectionneur d'art, Rudi, il me semble ? 317 - Ma modeste collection d'ouvres abstraites est loin de rivaliser avec celle du musée d'Art moderne, mais elle est néanmoins respectable. (Il considéra Pitt en fronçant les sourcils.) Mais quel rapport ? - Si je ne me trompe pas, on est en face d'une ouvre d'art maîtresse. - Je ne comprends pas. - Christo, répondit Pitt en tournant de nouveau le dos à Gunn. Nous allons retrouver une sculpture inspirée par Christo. 48 La neige qui tombait sur la ville située à l'extrême sud du continent américain s'était transformée en grésil glacial. Punta Arenas avait connu la prospérité en tant que port d'escale jusqu'à la construction du canal de Panama. Elle n'avait ensuite cessé de décliner. La ville était revenue petit à petit à sa vocation de centre ovin et connaissait maintenant une extraordinaire expansion après la découverte de champs pétrolifères dans les environs. Hollis et Dillinger se tenaient sur un quai et attendaient avec impatience d'embarquer à bord du Soun-der. La température était tombée bien au-dessous de zéro et le froid leur mordait le visage. Grâce à la coopération des autorités chiliennes, ils avaient pu troquer leurs treillis pour l'uniforme d'officiels de l'immigration. Comme prévu, leur avion s'était posé sur un aérodrome militaire proche alors qu'il faisait encore nuit. La tempête qui s'était levée, en réduisant la visibilité à quelques centaines de mètres, leur avait par ailleurs permis d'arriver sans se faire remarquer. Le commandement militaire chilien s'était montré très hospitalier, et leur avait fourni des hangars pour abriter la petite escadrille de C-140 et d'Osprey. Dès que la passerelle du navire océanographique 318 s'abaissa, ils quittèrent l'ombre de l'entrepôt où ils s'étaient dissimulés. Un homme grand au visage taillé à la serpe et au sourire amical vêtu d'un blouson de ski apparut alors. Il mit ses mains en porte-voix et cria dans le vent : - i Senor Lapez ? - Si, répondit Hollis. - Qui est avec vous ? - Mi amigo es Senor Jones, lança le faux Lôpez. - J'ai entendu parler un meilleur espagnol dans les restaurants chinois, murmura Dillinger. - Je vous en prie, venez à bord. Quand vous serez sur le pont principal, prenez l'échelle sur votre droite et montez à la passerelle. - Gracias. Les deux chefs de la force d'élite américaine suivirent les instructions qu'on venait de leur donner. Hollis était dévoré de curiosité. Une heure avant d'atterrir à Punta Arenas, il avait reçu une communication codée urgente émanant du général Dodge qui lui ordonnait de prendre secrètement contact avec le Sounder dès que celui-ci serait à quai. Il n'y avait aucune explication. Hollis savait seulement après le court briefing intervenu en Virginie que c'était l'équipage du navire d'études qui avait découvert la substitution entre le porte-conteneurs mexicain et le Lady Flamborough. Rien d'autre. Il était impatient d'apprendre pourquoi il était brusquement apparu à Punta Arenas, et cela presque en même temps que son commando des Forces spéciales. Hollis n'aimait pas du tout être laissé dans l'ignorance, et il était de fort méchante humeur. L'homme qui l'avait interpellé se tenait sur la passerelle. Il était élancé, avait des yeux verts magnétiques, de larges épaules, et ses cheveux noirs étaient parsemés de petites paillettes de glace. Il considéra les deux officiers pendant quelques secondes, puis tendit la main. - Colonel Hollis, major Dillinger, je m'appelle Dirk Pitt. - Vous semblez en savoir plus sur nous que nous n'en savons sur vous, monsieur Pitt. - Une situation que nous allons rectifier sur-le-champ, répliqua Pitt avec chaleur. Si vous voulez bien 319 me suivre dans la cabine du commandant. Le café est prêt et nous pourrons parler dans un endroit confortable et discret. Ravis d'échapper au froid, ils emboîtèrent le pas au directeur des projets spéciaux de la NUMA. Dans la cabine du commandant Stewart, Pitt les présenta à celui-ci ainsi qu'à Gunn et Giordino. - Je vous en prie, asseyez-vous, fit le commandant. Dillinger se laissa tomber dans un fauteuil, mais Hollis secoua la tête. - Je préfère rester debout. (Il lança un regard interrogateur aux quatre hommes de la NUMA.) Permettez-moi de parler franchement, mais enfin, nom de Dieu, qu'est-ce qui se passe dans le coin ? - De toute évidence, il s'agit du Lady Flamborough, répondit Pitt. - Je ne comprends pas. Les terroristes l'ont détruit. - Mais non, je vous assure qu'il est en parfait état. - On ne m'a rien dit de tel, fit le colonel. Il n'y a plus aucune trace de lui sur la dernière photo prise par satellite. - Vous pouvez me croire sur parole. - Non, j'exige des preuves, lança âprement Hollis. Mes hommes et moi sommes venus ici pour sauver des vies humaines, et personne, pas même mes supérieurs, n'est en mesure de me prouver qu'il y a encore à bord de ce bateau des vies à sauver. - Comprenez-moi bien, colonel, riposta Pitt dont la voix claqua comme un coup de fouet. Nous n'avons pas affaire à des terroristes ordinaires. Leur chef est un homme incroyablement ingénieux et, jusqu'à présent, il est parvenu à abuser les meilleurs spécialistes de la sécurité et du renseignement. Et il continue. Il se trouve que nous avons eu de la chance. Si le Sounder n'avait pas croisé dans les parages, la découverte du General Bravo aurait pu prendre un mois de plus. Telle que la situation se présente, l'avance que les pirates ont sur nous n'est plus que d'un jour ou deux. Le scepticisme d'Hollis commençait à fondre. Cet homme savait manifestement de quoi il parlait. H se demandait si, après tout, l'opération n'allait pas se faire. - Où est le paquebot ? fit-il brusquement. 320 - Nous l'ignorons, répondit Gunn. - Pas même une position approximative ? - Nous n'avons pas mieux à offrir qu'une hypothèse. - Fondée sur quoi ? Gunn leva les yeux vers Pitt qui sourit et reprit la balle au bond. - Sur l'intuition, dit-il. Les espoirs d'Hollis s'effondrèrent. - Vous vous servez de cartes de tarot ou d'une boule de cristal ? demanda-t-il avec sarcasme. - De feuilles de thé, répondit Pitt du tac au tac. fl y eut un moment de silence glacial. Hollis finit par se dire que son agressivité ne le mènerait nulle part, fl termina son café, et joua un instant avec sa tasse. - Bon, je reconnais, messieurs, que j'ai peut-être exagéré. Je ne suis pas habitué à traiter avec des civils. Une expression amusée passa sur le visage de Pitt. - Si ça peut vous faciliter les choses, colonel, sachez que j'ai le grade de commandant de l'Air Force. Hollis fronça les sourcils. - Dans ce cas, puis-je vous demander ce que vous faites à bord d'un bâtiment de la NUMA ? - Appelez ça une mission permanente. C'est une longue histoire que je n'ai pas le temps de vous raconter. Dillinger comprit alors. Hollis aurait dû s'en apercevoir au moment des présentations, mais il avait trop de questions à l'esprit. - Ne seriez-vous pas un parent du sénateur George Pitt ? demanda le major. - C'est mon père. La lumière se fit pour les deux officiers. Hollis attira une chaise à lui et s'assit. - Bor£ monsieur Pitt, expliquez-moi tout. Dillinger intervint : - Selon le dernier rapport, le Lady Flamborough faisait route vers l'Antarctique. Vous affirmez qu'il est toujours à flot, et il sera donc facile de le repérer sur les photos au milieu des glaces flottantes. - Si vous comptez sur le Casper SR-90, vous perdez votre temps, fit Pitt. Dillinger et Hollis échangèrent un regard catastrophé, fls étaient battus sur toute la ligne. Cet étrange 321 groupe d'océanographes était aussi bien informé qu'eux. - D'une distance de 100 000 kilomètres le SR-90 est capable de fournir des images en trois dimensions si précises qu'on peut distinguer les coutures d'un ballon de football, affirma Hollis. - Bien sûr, mais supposez que le ballon soit camouflé pour ressembler à une pierre. - Je ne vois toujours pas... - Vous allez voir plus clairement quand on vous aura montré, le coupa Pitt. Nous vous avons préparé une démonstration sur le pont. Le pont arrière avait été recouvert par une grande feuille opaque de plastique blanc solidement maintenue pour ne pas gonfler dans le vent. Le commandant Stewart était à côté de deux hommes d'équipage qui tenaient une lance à incendie. - Au cours de nos recherches autour de l'épave du General Bravo, nous avons découvert un rouleau de ce plastique, expliqua Pitt. Je pense qu'il est accidentellement tombé du Lady Flamborough quand les deux navires se sont rencontrés. Il reposait par le fond parmi des fûts de peinture vides dont les pirates s'étaient servis pour repeindre le paquebot dans la même couleur que le cargo mexicain. Je sais, ce n'est pas une preuve et il va falloir me croire sur parole. Tout indique que nous avons affaire à un nouveau travail de camouflage. Rien n'apparaît sur la dernière photo prise par satellite parce que c'est un bateau qu'on cherche. Seulement le Lady Flamborough ne ressemble plus à un bateau. Le chef des pirates doit être un connaisseur en art. H a imité les ouvres de Christo, ce sculpteur controversé devenu célèbre par ses sculptures extérieures en plastique, fl a de cette façon emballé des immeubles, des côtes et des îles. Il a tendu un énorme rideau de plastique à Rifle Gap dans le Colorado, a construit une barrière sur plusieurs kilomètres à Marin County en Californie et emballé le Pont-Neuf à Paris. Le chef des pirates, lui, a carrément emballé un paquebot de croisière. Il a probablement modifié la silhouette du navire par des échafaudages et des étais. Et une fois les feuilles prédécou- 322 pées et numérotées, les pirates aidés par la centaine d'otages ont pu les mettre en place en moins de 10 heures. Ils avaient déjà commencé quand le Landsat est passé au-dessus d'eux, mais l'agrandissement n'était pas assez clair pour distinguer à quelle activité précise ils se livraient. Et quand le Seasat a suivi une demi-journée plus tard, il n'y avait plus rien, du moins plus rien qui ressemblait à un bateau. Je vais trop vite ? - Non..., répondit lentement Hollis. Mais je ne vois pas où vous voulez en venir. Pitt adressa un petit signe de tête au commandant Stewart. - Allez-y, les enfants, fit alors celui-ci. Tout doucement. Un des deux hommes ouvrit la vanne pendant que l'autre dirigeait la lance. Une pluie de gouttelettes tomba sur la feuille de plastique qui se couvrit d'une mince pellicule d'eau. Moins d'une minute plus tard, l'eau avait gelé. Hollis observa pensivement la transformation. Puis il s'avança vers Pitt, la main tendue. - Mes respects, monsieur. Votre démonstration est tout à fait convaincante. Dillinger avait l'air d'un gogo qui vient de se faire rouler. - Un iceberg, murmura-t-il avec colère. Ces salauds ont transformé le paquebot en iceberg ! 49 Hala Kamil se réveilla transie de froid. C'était le milieu de la matinée, mais il faisait presque noir. Les panneaux de fibres qui servaient à maquiller le paquebot en porte-conteneurs ainsi que les feuilles de plastique couvertes de glace obscurcissaient la lumière. Le peu de clarté qui filtrait dans les suites réservées aux passagers de marque permettait tout juste de distinguer les silhouettes des présidents Hassan et De Lorenzo qui 323 occupaient le lit à côté du sien. Blottis sous une malheureuse couverture, ils ne parvenaient pas à se réchauffer et leur baleine faisait un nuage blanc qui se transformait en givre. Le froid lui-même aurait peut-être été supportable, mais il régnait de surcroît une humidité qui perçait les os. En outre, ils n'avaient rien eu à manger depuis Punta del Este. Pendant la première partie du voyage, les prisonniers n'avaient survécu que grâce à l'eau qu'ils buvaient aux robinets des lavabos, mais les tuyaux avaient gelé et les tourments de la soif venaient s'ajouter à ceux de la faim. Le Lady Flamborough avait été équipé pour sillonner les mers tropicales et il n'y avait à bord qu'un minimum de couvertures. Les passagers qui avaient embarqué à Porto Rico ou à Punta del Este n'avaient emporté que des vêtements légers et ils se débrouillaient du mieux qu'ils le pouvaient en passant plusieurs chemises et chaussettes les unes sur les autres et en s'enroulant la tête dans des serviettes. Ce qui leur manquait le plus, finalement, c'était des gants. H n'y avait nulle part de chauffage. Ammar avait caté-goriqt ement refusé de faire circuler de l'air chaud à travers le paquebot. Il ne pouvait pas se le permettre, car la chaleur aurait risqué de faire fondre la pellicule de glace qui recouvrait les feuilles de plastique, ce qui aurait révélé son subterfuge. La secrétaire générale des Nations unies n'était pas la seule à être réveillée. La plupart des otages n'arrivaient pas à dormir. Ils demeuraient allongés, comme en transe, conscients de leur environnement, mais incapables du moindre effort physique. Toute velléité de résistance s'était rapidement envolée. Au lieu de penser à combattre les pirates, le commandant Collins et son équipage consacraient le peu de forces qui leur restaient à lutter contre le froid. Hala se souleva sur un coude comme le sénateur Pitt entrait dans la pièce. fl portait un costume gris par-dessus un costume rayé bleu, ce qui, pour le moins, lui conférait une étrange apparence. Il tenta d'adresser un sourire d'encouragement à la jeune femme, mais le résultat fut plutôt 324 pathétique. La fatigue de ces cinq derniers jours avait creusé son visage, et il faisait maintenant son âge. - Comment vous sentez-vous ? demanda-t-il. - Je donnerais tout ce que j'ai pour une tasse de thé brûlant. Le président De Lorenzo s'assit et posa les pieds sur le plancher. - J'ai bien entendu parler de thé brûlant ? - Vous avez dû rêver, monsieur le Président, répliqua le sénateur. Le président Hassan se tourna en gémissant. - Votre dos vous fait toujours mal ? lui demanda le président De Lorenzo avec sollicitude. - J'ai trop froid pour sentir quoi que ce soit, répondit Hassan. - Je peux vous aider ? - Je vous remercie. Je crois que je vais me contenter de rester couché en conservant le peu de forces que j'ai encore. (L'Egyptien eut un petit sourire à l'intention de De Lorenzo.) J'aurais préféré que nous fassions connaissance en d'autres circonstances. Le chef d'Etat mexicain hocha la tête. - Moi aussi. J'espère que j'aurai le plaisir de vous recevoir dans mon pays quand nous serons sortis de cette affaire. - J'accepte avec joie et vous serez à votre tour le bienvenu en Egypte. Les deux hommes échangèrent alors une poignée de main solennelle. - Les machines ont stoppé ! s'écria soudain Hala Kamil. - On vient de jeter l'ancre, constata le sénateur Pitt. - On doit donc être près de la côte. - Avec les hublots bouchés, impossible de le savoir. - Si l'un d'entre vous veut bien surveiller la porte, je vais essayer d'en forcer un, proposa le membre du Congrès américain. Si j'y arrive sans alerter le garde, je ferai un trou dans le panneau. Avec un peu de chance, on pourra voir où on est. - Je vais aller écouter à la porte, dit Hala. Le sénateur se dirigea aussitôt vers le plus large des hublots, qui mesurait deux mètres sur un et se trouvait 325 dans le salon. Il n'y avait pas de pont promenade le long de la coque. D'autre part, les entrées des cabines et des suites étaient tournées vers l'intérieur, et les ouvertures donnaient directement sur la mer. Les pirates se contentaient de patrouiller près de la piscine, des ponts promenades supérieurs et des ponts d'observation avant et arrière. Le sénateur cogna du poing contre le hublot qui rendit un son mat. Le verre était épais, car il devait résister aux vagues géantes et aux vents de tempête. - Quelqu'un a une bague avec un diamant ? demanda-t-il. Hala sortit ses mains des poches d'un léger imperméable. Elle portait deux petits anneaux, l'un avec une opale, l'autre une turquoise. - C'est tout ce que j'ai, fit-elle. Le président Hassan ôta une grosse bague de son doigt. - Tenez, c'est un trois carats. Le sénateur examina la pierre à la faible clarté. - Ça devrait aller. Merci. Il travailla vite mais soigneusement, en faisant le moins de bruit possible et il entreprit de pratiquer d'abord un petit trou qui permettait de glisser un doigt au travers. H s'arrêta souvent pour souffler dans ses mains. H ne se souciait pas de savoir ce que les pirates lui feraient s'ils le surprenaient. Il s'imaginait presque voir son corps criblé de balles dériver au fil du courant. H traça ensuite un cercle vers le centre du hublot et creusa à l'aide du diamant. Le plus délicat, c'était d'empêcher le morceau de verre de tomber le long de la coque contre laquelle il risquait de rebondir et d'éveiller ainsi les soupçons des pirates. Il glissa un doigt par le trou qu'il avait fait, puis il poussa doucement et le cercle de verre céda petit à petit. Il le rattrapa et le posa sur la moquette. C'était du bon boulot. H y avait maintenant une ouverture assez large pour y passer la tête. Le panneau de fibres qui avait été utilisé pour maquiller le paquebot en cargo était à portée de main du hublot et couvrait toute la superstructure par le milieu du navire. Le sénateur glissa la tête par l'ouver- 326 ture. Il regarda d'un côté puis de l'autre, mais ne vit que la fente étroite entre les faux conteneurs et les plaques de la coque. Vers le haut, il distingua une bande de ciel qui paraissait floue, comme diluée dans le brouillard. En dessous, il aurait dû apercevoir de l'eau, mais son regard n'engloba qu'une immense bâche de plastique. Il la contempla avec stupéfaction en se demandant à quoi elle pouvait bien servir. Le sénateur se sentait en sécurité. S'il ne pouvait pas voir les pirates, c'était que ceux-ci ne pouvaient pas non plus le voir. Il retourna dans la chambre et fouilla parmi ses bagages. - Qu'est-ce que vous cherchez ? demanda Hala. Il brandit un couteau suisse. - J'en emporte toujours un avec moi, fit-il en souriant. Le tire-bouchon est très pratique lors des petites fêtes impromptues. George Pitt prit tout son temps et se réchauffa les doigts avant de se remettre au travail. Il passa le bras par l'ouverture du hublot et fit un trou dans le panneau en se servant d'abord de la petite lame, puis de la grande pour élargir la brèche. L'opération se déroula avec une lenteur exaspérante. Il n'osait pas faire dépasser la lame de plus d'un ou deux millimètres par crainte qu'on ne le surprenne. Sa main s'engourdit et ses doigts gelés serraient le manche rouge du couteau qui semblait maintenant faire partie de lui-même, fl y eut enfin une ouverture assez grande pour y coller un oil. Il se pencha et pressa sa joue contre la surface froide du panneau. Quelque chose lui bloquait la vue. Il passa le doigt au travers euls que tout cela semblait ne pas impressionner le moins du monde, c'étaient les gardes frontières américains. Jusqu'à présent, la menace d'une invasion massive n'avait été qu'un cauchemar, et maintenant que celui-ci était devenu réalité, ils y faisaient face avec courage. Ces hommes avaient rarement eu l'occasion de faire usage de leurs armes. Us traitaient les immigrants clandestins avec humanité et respect avant de les renvoyer dans leur pays. Ils voyaient d'un mauvais oil les militaires prendre position sur la berge du fleuve, pareils à des fourmis dans leurs tenues de camouflage. Ils ne pressentaient que catastrophes et massacres au bout des armes automatiques et des canons de la vingtaine de tanks braqués sur le Mexique. Les soldats étaient jeunes et efficaces, mais ils étaient entraînés à combattre un ennemi qui répondait. Face à des civils désarmés, ils étaient perdus. L'officier qui les commandait, le général de brigade Curtis Chandler, avait fait barricader le pont par des tanks et des blindés, mais Topiltzin avait prévu cette manouvre. La rive du fleuve disparaissait sous une flotte d'embarcations de toutes sortes, canots, radeaux et même chambres à air de camions. On avait par ailleurs construit des passerelles de cordes que la première vague d'envahisseurs était chargée de mettre en place. L'officier de renseignement du général Chandler estima que cette première vague serait composée d'environ vingt mille personnes avant que la flottille ne regagne la rive pour amener la suivante. Quant à ceux qui feraient la traversée à la nage, il n'était pas possible d'en évaluer le nombre. L'un de ses agents, une femme, avait réussi à s'introduire dans la caravane où dînaient les conseillers de Topiltzin et avait appris que l'opéra- 451 tion serait lancée en fin de soirée, après que le messie aztèque aurait fanatisé ses fidèles. Seulement, elle ignorait quel jour cela devait avoir lieu. Chandler donna l'ordre de tirer au-dessus de la foule dès qu'elle approcherait. Et si ce tir de barrage ne l'arrêtait pas... Chandler était un soldat qui accomplissait son devoir sans se poser de questions. Si on le lui ordonnait, il utiliserait les forces placées sous son commandement pour repousser cette invasion pacifique, quel qu'en soit le prix. Pitt, installé sur la terrasse du magasin de Sam Trinity, avait l'oeil rivé à un télescope dont le vieux Texan se servait pour observer les étoiles. Le soleil s'était couché derrière les collines et le jour déclinait. Le spectacle sur l'autre rive du rio Grande était sur le point de débuter. Les batteries de projecteurs multicolores s'allumèrent. Certains balayaient le ciel et d'autres étaient fixes, montés au sommet d'une grande tour qui avait été érigée au centre de la ville de toile. Pit« régla le télescope et le braqua sur une petite sil-houet e qui portait une longue robe blanche et une coiffe étincelante, et qui se tenait sur une étroite plate-forme en haut de la tour, fl estima aux mouvements des bras que le personnage était en train de haranguer la foule. - Je me demande qui est ce type en costume de clown ? Sandecker était assis à côté de Lily, et ils examinaient ensemble les résultats des recherches au géoradar. L'amiral leva les yeux. - Probablement ce soi-disant Topiltzin, fit-il. - fl sait électriser une foule comme le meilleur des télévangélistes. - Vous croyez qu'ils vont essayer de traverser ce soir ? demanda Lily. Pitt s'écarta du télescope et secoua la tête. - Ils continuent à préparer leur flotte, mais je ne pense pas que ça se produira avant .quarante-huit heures. Topiltzin ne se lancera pas dans cette opération avant d'être sûr de faire la une des journaux. 452 - Topiltzin est un nom d'emprunt, dit Sandecker. En réalité, û s'appelle Robert Capesterre, et il est à un cheveu de prendre le pouvoir au Mexique. Et si j'en crois ce rassemblement en face, il en a aussi après tout le sud-ouest des Etats-Unis. Lily se leva et s'étira. - Cette attente me rend folle, fit-elle. On a fait tout le travail, et ce sont les militaires qui en recueillent les fruits. Nous interdire d'assister aux fouilles et de pénétrer sur la propriété de Sam, vraiment ils exagèrent. Et toujours rien du sénateur ? On aurait dû avoir des nouvelles. - Je ne sais pas, répondit l'amiral. Tout ce qu'il m'a dit quand je lui ai expliqué ce que Dirk voulait, c'est qu'il trouverait le moyen d'arranger ça. - Je voudrais bien savoir où ça en est, soupira la jeune femme. Trinity apparut sur les marches. Il portait un tablier. - Quelqu'un désire un peu du célèbre chili de Sam ? Avant que les autres n'aient eu le temps de répondre, il se tourna en direction de phares qui approchaient dans le crépuscule. - Ce doit être un nouveau convoi militaire, fit-il, fl ne passe plus de voitures ni de camions sur cette route depuis que le général a fait dévier tout le trafic vers le nord. Ils purent bientôt compter cinq camions conduits par une Jeep. Le véhicule qui fermait la marche tirait une remorque bâchée. Le convoi ne tourna pas vers le camp des hommes du génie sur la colline Gongora, ni ne continua vers Roma comme ils s'y attendaient, fl s'engagea dajis l'allée qui menait au cirque romain de Sam et s'arrêta entre les pompes à essence et le magasin. Les passagers descendirent de la Jeep et regardèrent autour d'eux. Pitt reconnut aussitôt trois visages familiers, fl y avait deux hommes en uniforme tandis que le troisième portait un sweat-shirt et un Jean. Pitt escalada la balustrade, se suspendit par les mains et se laissa tomber au sol juste devant les nouveaux arrivants, fl poussa un gémissement en se recevant sur sa jambe blessée. Les trois hommes esquissèrent un mouvement de surprise. 453 - D'où sors-tu ? demanda Al Giordino avec un grand sourire. Il paraissait pâle à la lueur des phares et il avait le bras en écharpe, mais il semblait plus râleur que jamais. - J'allais te poser la même question. Le colonel Hollis s'avança. - Je ne pensais pas que nous aurions l'occasion de nous revoir si tôt. - Moi non plus, ajouta le major Dillinger. Pitt éprouva un immense soulagement, et il leur serra la main. - Inutile de vous dire combien je suis heureux de vous revoir. Comment se fait-il que vous soyez là ? - Votre père a usé de ses pouvoirs de persuasion auprès de l'état-major, expliqua Hollis. J'avais à peine terminé mon rapport sur l'affaire du Lady Flamborough qu'on m'a ordonné de rassembler mes hommes et de me précipiter ici en ne prenant que les petites routes. Tout ça dans le plus grand secret. On m'a dit que le commandant en charge des opérations sur le terrain ne serait pas instruit de notre mission avant que je me présente au rapport devant lui. - Le général Chandler, fit Pitt. - Ah, Chandler, l'homme d'acier. J'ai servi sous ses ordres à l'OTAN il y a huit ans. Il s'imagine toujours que les blindés seuls suffisent à gagner la guerre. C'est donc à lui que revient le sale boulot de jouer les Horace et de défendre le pont. - Et quelle est votre mission ? - De vous assister, vous et le professeur Sharp, sur le projet que vous avez en cours. L'amiral Sandecker doit rester en contact direct avec le sénateur et le Pentagone. C'est tout ce que je sais. - Rien au sujet de la Maison-Blanche ? - Officiellement, non. fl pivota au moment où Lily et Sandecker, qui avaient emprunté l'escalier, débouchaient par la porte de devant. Pendant que la jeune femme étreignait Giordino et que DilUnger se présentait à l'amiral, Hollis entraîna Pitt à l'écart. 454 - Qu'est-ce qui se passe ici ? murmura-t-il. Un cirque ? - Vous ne pouvez pas savoir à quel point vous êtes près de la vérité, fit Pitt avec un large sourire. - Et quel est le rôle de mes Forces spéciales là-dedans ? - Quand la mêlée générale sera déclenchée, répondit Pitt redevenu soudain sérieux, votre boulot sera de faire sauter la boutique. 71 L'engin de terrassement que les Forces spéciales avaient amené de Virginie était énorme. Dressé sur ses larges chenilles, il gravissait la pente de la colline vers l'un des sites signalés par le petit drapeau que Lily avait planté. Après une dizaine de minutes d'explications, Pitt avait mémorisé les différentes fonctions des manettes. Il leva la grosse pelle et l'abattit sur le sol. En moins d'une heure, il avait creusé une tranchée de six mètres de large et de vingt mètres de long. Il en était là quand une Chevrolet Blazer à quatre roues motrices remplie de soldats en armes arriva à toute allure, soulevant un nuage de poussière sur son passage. Le véhicule n'était pas encore arrêté qu'un capitaine raide comme un piquet et au regard qui reflétait l'amour de la discipline militaire sautait au sol. - C'est une zone interdite, aboya-t-il. Je vous ai déjà averti il y a deux jours de ne plus y pénétrer. Prenez votre matériel et disparaissez sur-le-champ. Pitt descendit tranquillement de son siège et contempla le fond de la tranchée comme si l'officier n'existait pas. Le capitaine devint rouge de colère et il ordonna sèchement : - Sergent O'Hara, escortez ces gens hors de cette zone. Pitt pivota lentement, un sourire aux lèvres. 455 - Désolé, on reste. Le capitaine sourit à son tour, mais sans la moindre trace d'humour. - Vous avez trois minutes pour déguerpir avec cette pelleteuse. - Vous ne voulez pas voir les documents qui nous autorisent à être ici ? - A moins qu'ils ne soient signés du général Chandler, vous pouvez en faire des confettis. - Us viennent d'un supérieur hiérarchique de votre général. - Vous avez trois minutes, répéta le capitaine. Ensuite, j'emploierai la force. Lily, Giordino et l'amiral, qui étaient assis au soleil dans la Jeep Wagoneer de Trinity, s'approchèrent pour assister au spectacle. Pitt sentait la moutarde lui monter au nez. Il détestait ces pète-sec prétentieux. - Vous n'avez que douze hommes avec vous, capitaine. Des soldats du génie qui ne sont pas formés au combat. Moi, j'ai quarante hommes derrière moi et chacun d'eux est capable de tuer cinq de vos gars à mains nues en moins de trente secondes. Je ne vous demande pas de partir, je vous l'ordonne. Aussitôt, comme des fantômes surgis de leurs tombes, Hollis, Dillinger et quarante commandos en tenues de camouflage qui ressemblaient plus à des buissons qu'à des êtres humains se matérialisèrent et encerclèrent le capitaine et ses soldats. - Colonel Morton Hollis, des Forces d'opérations spéciales, se présenta le colonel. - Capitaine Cranston, se présenta à son tour l'officier du génie en blêmissant. Je... je dois... je dois faire mon rapport au général Chandler. - Mais faites donc, répliqua Hollis. Et dites-lui aussi que mes ordres émanent du général Clayton Metcalf de l'état-major des armées. Vous pourrez le vérifier auprès du Pentagone. Ces personnes et mes hommes n'ont pas l'intention de se mêler de vos recherches sur la colline Gongora, ni d'intervenir dans les opérations le long du fleuve. Notre boulot est simplement de trouver et de mettre à l'abri les antiquités romaines qui sont en sur- 456 face avant qu'elle soient perdues ou volées. C'est bien compris, capitaine ? - Oui, monsieur, répondit Cranston qui avait perdu toute sa superbe. - J'en ai découvert un autre, s'écria soudain Pitt qui avait sauté dans la tranchée. Sandecker accourut, suivi par les hommes des Forces spéciales et ceux du génie. Pitt, à genoux, achevait de dégager un long objet métallique. Il le tendit à Lily avec d'infinies précautions. La jeune femme l'examina un instant, le visage grave. - Glaive du IVe siècle, indiscutablement romain, annonça-t-elle. Presque intact. Très peu de traces de rouille. - Je peux ? demanda Hollis. Lily le lui remit. H referma doucement la main autour du pommeau et brandit l'épée. - Quand je pense que le dernier homme à avoir tenu cette arme était un légionnaire romain, murmura-t-il, (fl passa le glaive à Cranston.) Ça vous plairait de vous battre avec ça au lieu d'armes automatiques ? - Je préfère tous les jours recevoir une balle dans le corps plutôt que d'être découpé en morceaux, répondit le capitaine d'un ton pensif. Dès que les soldats du génie se furent éloignés en direction de leur campement, Pitt se tourna vers Hollis. - Mes compliments pour votre camouflage. Je n'avais repéré que trois de vos hommes. - C'était extraordinaire, ajouta Lily. Je savais que vous étiez là, mais je ne vous voyais pas. Le colonel eut l'air sincèrement embarrassé. - Nous sommes plus habitués à nous dissimuler dans la jungle ou dans la forêt. C'était un excellent exercice en zone semi-désertique. - Et un excellent travail, approuva Sandecker en serrant chaleureusement la main d'Hollis. - Espérons que le général Chandler avalera le rapport de notre ami le capitaine, fit Giordino. - Il n'écoutera même pas, dit Pitt. Le général a pour tâche urgente d'empêcher un demi-million d'étrangers de franchir la frontière et de s'emparer des trésors de la 457 bibliothèque d'Alexandrie. Il n'a pas de temps à perdre avec nous. - Et ce glaive romain ? demanda Hollis en le levant en l'air. - fl va réintégrer le musée de Sam. Hollis considéra Pitt un instant. - Vous ne l'avez pas trouvé dans la tranchée ? - Non. - Vous faites des trous pour vous amuser ? Pitt fit comme s'il n'avait pas entendu. Il monta jusqu'au sommet tout proche de la colline et regarda en direction du Mexique. La ville de toile avait doublé de superficie depuis la veille. Demain soir, se dit-il. Topiltzin allait déclencher la tempête demain soir. Il se tourna vers la gauche, vers la colline Gongora. Les hommes du génie creusaient exactement à l'endroit où Lily avait planté les poteaux quatre jours auparavant. Ils faisaient deux excavations séparées. Un tunnel soutenu par des étais, et une sorte de mine à ciel ouvert sur le flanc de la colline. Les progrès étaient lents, car le général Chandler avait réquisitionné la plupart des soldats pour renforcer la défense de la frontière. Pitt redescendit. - Quel est votre meilleur expert en démolition ? demanda-t-il à Hollis. - Le major Diïlinger est le spécialiste en explosifs de toute l'armée américaine. - Il me faut environ deux cents kilos de gel de nitroglycérine C-6. Hollis ne dissimula pas son étonnement. - Deux cents kilos de C-6 ? Alors que dix suffisent à faire sauter un cuirassé ! Vous vous rendez compte de ce que vous me demandez ? Ce mélange peut exploser au moindre choc. - Et il me faut aussi une batterie de projecteurs, reprit Pitt. On peut les emprunter à un groupe de rock. Des projecteurs, des lumières stroboscopiques et des amplis à crever les tympans, (fl se tourna vers Lily.) Je vous laisse le soin de dénicher un menuisier capable de fabriquer un coffre. 458 - Mais qu'est-ce que vous avez l'intention de faire de tout ça ? demanda la jeune femme, stupéfaite. - Je vous expliquerai plus tard. - C'est une véritable histoire de fous ! Elle a raison, se dit Pitt. Et son plan était encore deux fois plus fou que tout ce qu'elle aurait pu imaginer. Mais il préférait n'en rien dire pour l'instant, fl estimait que le moment n'était pas encore venu de leur annoncer qu'il allait bientôt entrer en scène. 72 Le taxi Volvo vert s'arrêta devant l'allée qui conduisait à la villa de Yazid près d'Alexandrie. Les soldats égyptiens qui gardaient le portail sur ordre du président Hassan s'approchèrent avec circonspection en constatant que personne ne sortait du véhicule. Ammar était assis à l'arrière, les yeux et la mâchoire couverts d'épais bandages, fl portait une djellaba bleue et un petit turban rouge. Pour tous soins médicaux depuis qu'il s'était échappé de Santa Inez, il avait vu pendant deux heures un chirurgien discret de Buenos Aires avant d'embarquer à bord d'un jet privé et de traverser l'océan pour se poser sur le petit aéroport à l'extérieur de la ville. fl ne ressentait plus de douleurs dans ses orbites vides grâce aux médicaments qu'il prenait, mais il souffrait toujours le martyre lorsqu'il parlait. Et, bien qu'il éprouvât un étrange sentiment de calme, son esprit était plus aiguisé et impitoyable que jamais. - On est arrivés, annonça Ibn qui occupait le siège du chauffeur. Ammar se représenta la villa de Yazid dans tous ses détails. - Je sais, dit-il simplement. - Tu n'es pas obligé de faire ça, Suleiman Aziz. - Je n'ai plus ni craintes ni espoirs, répondit lente- 459 ment Ammar en luttant contre la douleur. C'est la volonté d'Allah. Ibn alla ouvrir la portière et aida son ami à descendre. Puis il le pilota vers l'entrée. - Le portail est à cinq mètres devant toi, fit-il d'une voix étranglée par l'émotion. Adieu, Suleiman Aziz. Tu me manqueras beaucoup. - Fais ce que tu m'as promis de faire, mon fidèle-ami, et nous nous retrouverons dans les jardins d'Allah. Ibn regagna la Volvo et Ammar demeura immobile jusqu'à ce que le bruit du moteur ait disparu dans le lointain. Alors, il s'approcha du portail. - Stop, l'aveugle, ordonna l'un des gardes. - Je suis venu rendre visite à mon neveu Akhmad Yazid, déclara Ammar. Le soldat fit signe à un de ses compagnons qui disparut à l'intérieur d'une guérite d'où il ressortit avec une liste d'une vingtaine de noms. - Son oncle, vous avez dit. Votre nom ? Ammar, pour le dernier acte, s'était plu à jouer le rôle d'un imposteur. H s'était rappelé au souvenir d'un colonel qui faisait partie de l'état-major d'Abou Hamid, le ministre de la Défense, et s'était procuré la liste de ceux qui étaient autorisés à pénétrer dans la villa de Yazid. Il en avait choisi un qu'il était impossible de contacter dans l'immédiat. - Mustapha Mahfouz. - Vous êtes bien sur la liste. Vos papiers. Le garde étudia la fausse carte d'identité d'Ammar, essayant sans succès de comparer la photo avec le visage qu'il avait devant lui et qui disparaissait sous les bandages. - Qu'est-ce qui vous est arrivé ? - La voiture piégée qui a explosé au bazar d'El Mansura. J'ai été atteint par des éclats. - C'est bien triste, fit le soldat avec un manque de sincérité évident. Il faut vous en prendre à votre neveu. C'est un de ses partisans qui a commis l'attentat. (Il fit signe à l'un de ses subordonnés.) Fais-le passer au détecteur de métal et conduis-le à la villa.- Ammar écarta les bras comme s'il s'attendait à être fouillé. 460 - Inutile, Mahfouz. Si vous avez une arme sur vous, la machine réagira. Le détecteur ne décela rien. La grande porte ! Ammar étouffa un petit rire pendant que le soldat égyptien lui faisait monter les marches. Cette fois, on n'allait pas lui faire emprunter une entrée dérobée. Il regrettait amèrement de ne pas être en mesure de voir l'expression de Yazid lorsqu'il allait se trouver en face de lui. On le fit pénétrer dans ce qu'il devina être un vaste hall aux échos des bruits de bottes de l'homme qui l'accompagnait. Puis on le fit asseoir sur un banc de pierre. - Attendez ici. Ammar entendit le soldat dire quelque chose à quelqu'un avant de retourner à son poste, fl patienta un certain temps, puis il entendit des pas. Une voix méprisante lança alors : - Vous êtes Mustapha Mahfouz ? Ammar identifia aussitôt celui qui venait de lui adresser la parole. - Oui, répondit-il. Je vous connais ? - Nous ne nous sommes jamais rencontrés. Je suis Khaled Fawzy, le chef du conseil révolutionnaire d'Akhmad. - C'est un honneur pour moi de me trouver devant vous. Crétin arrogant, pensa Ammar. Il ne me reconnaît pas sous mes bandages, ni à ma voix qui n'est plus qu'un grincement. - Venez, fit Fawzy en le prenant par le bras. Je vais vous conduire à Akhmad. H pensait que vous étiez toujours en mission à Damas. Je ne crois pas qu'il sache pour vos blessures. - Résultat d'une tentative d'assassinat, mentit Ammar. Je n'ai quitté l'hôpital que ce matin et je suis venu directement ici par avion pour faire moi-même mon rapport à Akhmad. - Akhmad Yazid sera content de votre loyauté. Et il sera attristé par vos souffrances. Malheureusement, vous arrivez à un mauvais moment. - Je ne peux pas le voir ? - fl est en prière, répondit Fawzy. 461 Ammar eut envie de rire en dépit des douleurs qui le traversaient. Il prit lentement conscience d'une autre présence dans la pièce. - fl est vital qu'il me reçoive. - Vous pouvez parler devant moi, Mustapha Mahfouz. (Fawzy insista sur le nom avec un lourd sarcasme.) Je lui transmettrai fidèlement votre message. - Dites à Akhmad que c'est au sujet de son allié. - Son allié ? Quel allié ? - Topiltzin. Le mot sembla planer un long moment dans la pièce. Puis il se fit un épais silence qu'une nouvelle voix brisa enfin. - Tu aurais dû rester sur cette île et y mourir, Suleiman, déclara Akhmad Yazid d'un ton menaçant. Ammar conserva son sang-froid, fl avait tout misé sur cet instant. D n'allait pas attendre passivement la mort, mais au contraire la devancer et l'accueillir avec joie. Une existence d'invalide, ce n'était pas pour lui. Sa délivrance serait dans la vengeance. - Je ne voulais pas mourir sans me trouver une dernière fois en ta présence. - Economise ta salive et enlève ces stupides bandages. Tu baisses, Suleiman. Ton imitation de Mahfouz était indigne d'un homme de ton talent. Ammar ne répondit pas. fl déroula lentement ses bandages et entendit distinctement Yazid étouffer un cri d'horreur à la vue du hideux visage défiguré qu'il avait devant lui. - Ma récompense pour t'avoir fidèlement servi, siffla Ammar. - Comment se fait-il que tu sois encore en vie ? demanda Yazid d'une voix blanche. - Mon fidèle ami Ibn m'a caché deux jours pendant que les Forces spéciales américaines nous recherchaient, puis il a réussi à construire un radeau avec du bois flotté. Après avoir dérivé dix heures, par la grâce d'Allah nous avons été recueillis à bord d'un bateau de pêche chilien qui nous a déposés à terre près d'un petit aérodrome à Puerto Williams. Nous avons volé un avion et gagné Buenos Aires où j'ai affrété un jet qui nous a ramenés en Egypte. 462 - Tu n'abandonnes pas facilement, murmura Yazid. - Tu te rends compte que tu as signé ton arrêt de mort en venant ici, dit Fawzy. - Je n'en attendais pas moins. - Suleiman Aziz Ammar, fit Yazid avec une nuance de tristesse. Le plus grand assassin de son époque, craint et respecté par la CIA comme par le KGB, l'instigateur des plus beaux meurtres jamais commis. Et dire que tu vas finir dans les rues en mendiant crasseux et pathétique. - Qu'est-ce que tu racontes ? s'exclama Fawzy. - Cet homme est déjà mort, répondit Yazid dont le dégoût se transformait petit à petit en jubilation. Nos experts financiers vont faire en sorte que toutes ses richesses me reviennent, puis on va le jeter à la rue où il sera sous surveillance vingt-quatre heures sur vingt-quatre pour être sûr qu'il ne quitte pas la zone des taudis. D passera le reste de ses jours à mendier pour subsister. C'est bien pire qu'une mort rapide. - Quand je t'aurai dit ce que j'ai à te dire, tu me feras tuer, fit alors Ammar. - Je t'écoute, dit Yazid avec impatience. - J'ai dicté un rapport de trente pages sur toute l'affaire du Lady Flatnborough. Les noms, les dates, les heures, les conversations que j'ai eues avec toi, tout est mentionné, y compris l'aspect mexicain de l'opération et ce que je pense des liens qui existent entre Topiltzin et toi. En ce moment même, des copies de ce document sont entre les mains des services de renseignements de six pays et des principales agences de presse. Quoi que tu fasses de moi, Akhmad, tu es fini et... fl s'intejTompit sous l'effet d'une douleur fulgurante. Fawzy, ivre de rage, lui avait décoché un coup de poing. Ce n'était pas un coup violent, simplement le geste instinctif d'un homme qui avait perdu son sang-froid, fl avait touché Ammar à la mâchoire. Un individu en bonne condition physique l'aurait à peine senti, mais Ammar faillit perdre connaissance. Les chairs meurtries autour de ses yeux et de sa bouche éclatèrent, fl vacilla. Fawzy continuait à frapper, et le sang ruisselait sur le visage torturé. - Assez ! cria Yazid à Fawzy. Tu ne vois pas que cet 463 homme cherche à se faire tuer ! Il a peut-être menti en espérant qu'on allait l'abattre sur-le-champ. Ammar récupéra un peu, et parvint à localiser Yazid au son de sa voix. Il tâtonna jusqu'à être sûr de toucher le bras droit de celui-ci. Alors il l'agrippa et, vif comme l'éclair, il leva sa main libre. Le couteau en fibre de carbone était collé à sa clavicule droite par du sparadrap. Utilisé par les agents secrets, il était spécialement conçu pour échapper aux détecteurs de métaux. Ammar arracha la lame triangulaire de dix-huit centimètres de long et la plongea dans la poitrine de Yazid, juste sous la cage thoracique. Le coup souleva littéralement de terre le faux révolutionnaire musulman. Paul Capesterre ouvrit des yeux agrandis par l'épouvante et lâcha un horrible gargouillis. - Adieu, vermine, croassa Ammar entre ses lèvres sanguinolentes. fl dégagea le couteau et frappa à l'endroit où il avait l'impression que Fawzy se tenait. Sa main heurta le visage de celui-ci, et il sentit la lame ouvrir la joue. Ammar savait que Fawzy était droitier et qu'il portait toujours une arme, un vieux Luger 9 millimètres, dans un holster sous son aisselle gauche. Il se laissa tomber contre lui en cherchant aveuglément à tuer l'intégriste fanatique. Mais il ne fut pas assez rapide. Fawzy sortit son Luger, enfonça le canon dans le ventre de son assaillant et eut le temps de tirer deux balles avant que le couteau ne l'atteigne en plein cour. H lâcha le revolver et se tint la poitrine. Il vacilla un instant, contempla avec stupéfaction le poignard planté dans sa poitrine, puis ses yeux se révulsèrent et il s'effondra à un mètre seulement de l'endroit où gisait Capesterre. Ammar s'écroula sur les dalles du sol comme au ralenti, et il s'allongea sur le dos. Il ne souffrait plus. Des visions défilaient devant ses yeux morts. Il sentait la vie s'écouler lentement de son corps. Son destin avait été scellé par un homme qu'il n'avait rencontré que l'espace de quelques minutes. L'image de 464 cet homme lui revint, grand, les yeux verts, le sourire qui jouait sur ses lèvres. Une vague de haine le submergea, puis se retira. Dirk Pitt - le nom était gravé dans son esprit que les ténèbres envahissaient. Un sentiment d'euphorie le gagna. Sa dernière pensée fut qulbn allait se charger de Pitt. Les comptes, alors, seraient réglés. 73 Le Président, installé dans un fauteuil de cuir, regardait quatre téléviseurs qui se trouvaient devant lui. Trois étaient réglés sur les principales chaînes, et le quatrième transmettait des images en provenance directe d'un camion de l'armée à Roma. Il paraissait fatigué, mais son regard était bien éveillé. Ses yeux allaient d'un écran à l'autre et son visage était plissé de concentration. - Je n'arrive pas à croire que tant de gens puissent tenir dans un aussi petit espace, s'étonna-t-il. - Ils n'ont presque plus de nourriture, fit Schiller en lisant un rapport de la CIA qui venait d'arriver. L'eau potable commence à manquer et les installations sanitaires sont engorgées. - C'est ce soir ou jamais, dit Nichols avec un soupir de lassitude. - Combien sont-ils ? demanda le chef d'Etat. - L'étude par ordinateur d'une photo aérienne donne environ 435 000 personnes, répondit le sous-secrétaire aux Affaires politiques. - Qui vont se précipiter dans un couloir de moins d'un kilomètre de large, déclara sombrement Nichols. - Maudit soit cet assassin ! s'écria avec rage le locataire de la Maison-Blanche. Il ne se rend pas compte qu'il va y avoir des milliers de morts à cause de la seule bousculade ! A moins qu'il ne s'en moque ! - Dont une majorité de femmes et d'enfants, ajouta son assistant. 465 - Les Capesterre ne sont pas réputés pour leur âme charitable, lâcha Schiller entre ses dents. - Il n'est pas encore trop tard pour l'éliminer, intervint alors Martin Brogan, le directeur de la CIA. Tuer Topiltzin aujourd'hui, ce serait comme avoir tué Hitler en 1930. - Il faudrait toutefois que votre tireur parvienne à l'approcher, dit Nichols. - Je pensais à un fusil très puissant capable de faire mouche à quatre cents mètres. - Ce n'est pas la bonne solution, fit Schiller en secouant la tête. Pour être sûr de l'atteindre, il faudrait tirer d'une hauteur située sur notre rive. Les Mexicains sauraient immédiatement d'où vient le coup, et les événements pourraient alors tourner à la véritable catastrophe. Au lieu d'une foule pacifique, les hommes du général Chandler auraient devant eux des émeutiers qui envahiraient Roma et s'empareraient de tout ce qui traînerait, couteaux, fusils, pierres ou bouteilles. On risquerait de se retrouver avec une vraie guerre sur les bras. - Je suis d'accord, dit Nichols. Le général Chandler n'aurait alors pas d'autre choix que d'ouvrir le feu. Le Président frappa du poing le bras de son fauteuil. - On ne peut donc rien faire pour éviter un massacre ? - De quelque côté qu'on se tourne, c'est l'impasse, fit Nichols. - On devrait peut-être renoncer et remettre les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie au président De Lorenzo. Au moins faire en sorte qu'ils ne tombent pas entre les mains de Topiltzin. - Ça ne servirait à rien, expliqua Brogan. Topiltzin ne fait qu'utiliser les objets d'art pour alimenter les troubles. D'après nos sources de renseignements, il prépare une invasion du même genre à la frontière californienne depuis Baja et en Arizona depuis Nogales. - Mais comment arrêter cette folie ! murmura l'occupant du Bureau ovale. L'un des quatre téléphones sonna, et Nichols décrocha. 466 - Le général Chandler, monsieur le Président. Il est sur une fréquence brouillée. Le chef d'Etat poussa un profond soupir. - Regarder en face l'homme à qui je devrai peut-être donner l'ordre de tuer des milliers de gens est la moindre des choses que je puisse faire. L'image d'un militaire proche de la cinquantaine s'afficha sur l'écran. H avait un visage émacié et était tête nue. Ses cheveux argentés étaient impeccablement coiffés et des rides de fatigue entouraient ses yeux bleus. - Bonjour, général, le salua le locataire de la Maison-Blanche. Je suis désolé que vous ne puissiez pas me voir alors que moi je vous vois, mais il n'y a pas de caméra ici. - Je comprends, monsieur le Président. - Comment se présente la situation ? - Il vient juste de se mettre à pleuvoir. C'est une véritable bénédiction pour tous ces pauvres gens qui vont pouvoir reconstituer leurs réserves d'eau. - Y a-t-il eu des provocations ? - Les banderoles et les slogans habituels, mais aucune violence. - D'après ce que vous avez observé, est-ce que certains auraient commencé à se décourager et entrepris de rentrer chez eux ? - Non, monsieur, répondit Chandler. Ils seraient même plutôt plus excités. Ils s'imaginent que c'est leur messie aztèque qui a fait pleuvoir, et il s'est frappé la poitrine pour les en convaincre. - Martin Brogan pense qu'ils vont passer à l'action ce soir. - Mçs sources confirment l'impression de M. Brogan. (Le général hésita un instant avant de poser la question qu'il redoutait.) Mes ordres sont toujours les mêmes, monsieur le Président ? Je dois les arrêter à n'importe quel prix ? - Jusqu'à ce que je vous dise le contraire, oui, général. - Je dois avouer, monsieur, que vous m'avez placé dans une situation très délicate. Je ne peux pas garantir que mes hommes vont tirer sur des femmes et des enfants si je leur en donne l'ordre. 467 - Je vous comprends, mais si on ne stoppe pas cette tentative à Roma, des millions de Mexicains parmi les plus pauvres vont considérer cela comme une invitation à envahir les Etats-Unis. - Je ne discute pas le bien-fondé de votre position, monsieur le Président. Mais si on ouvre le feu sur un demi-million de personnes désarmées, l'histoire nous accusera de crime contre l'humanité. Les paroles de Chandler évoquèrent à l'esprit du chef d'Etat les horreurs nazies et les procès de Nuremberg, mais il affermit sa résolution. - Cela vous semble peut-être monstrueux, général, mais ne rien faire serait plus monstrueux encore, déclara-t-il solennellement. Mes conseillers en affaires de sécurité prédisent qu'une vague de xénophobie déferlerait sur le pays et qu'il en résulterait la formation de milices armées qui repousseraient par tous les moyens le flot des immigrants clandestins. Aucun Américain d'origine mexicaine ne serait plus en sécurité. Le nombre de morts de chaque côté pourrait atteindre des proportions considérables. Les plus conservateurs des membres du Congrès réclameraient que soit votée en bonne et due forme une déclaration de guerre contre le Mexique. Je préfère ne même pas envisager ce qui se passerait ensuite. Chacun des hommes présents dans la pièce vit se refléter sur le visage du général les sentiments contradictoires qui l'agitaient. Lorsqu'il reprit enfin la parole, ce fut d'une voix calme. - Je vous demande respectueusement l'autorisation de rester en contact étroit avec vous jusqu'au déclenchement de l'invasion. - Très bien, général. Mes conseillers et moi allons nous réunir dans la Salle du Conseil. - Merci, monsieur le Président. L'image de Chandler s'évanouit, remplacée par le gros plan d'un chaland que près d'une centaine d'hommes tiraient vers l'eau à l'aide de cordes. - Et voilà, fit Schiller en secouant la tête. On a fait tout ce qu'on pouvait pour empêcher la bombe d'exploser, mais on a échoué. Il ne nous reste plus qu'à attendre les retombées. 468 74 Ils se mirent en route une heure après la tombée de la nuit. Hommes, femmes, enfants, dont certains savaient à peine marcher, tous tenaient des bougies allumées. Les nuages bas qui couvraient le ciel après la pluie brillaient d'une lueur orange à la lumière des flammes vacillantes. Pareils à une vague gigantesque, ils déferlèrent sur la rive en entonnant un vieux cantique. Le murmure se transforma en une sourde vibration qui fit trembler les vitres des maisons de Roma. Les paysans affamés et les pauvres des villes, qui avaient abandonné leurs huttes de terre et leurs bidonvilles, se précipitèrent comme un seul homme. Ils étaient galvanisés par les promesses de Topiltzin qui avait fait miroiter à leurs yeux la renaissance de l'Empire aztèque sur les anciens territoires des Etats-Unis. C'étaient des malheureux, démunis de tout, qui se raccrochaient au moindre espoir de vie meilleure. Près du fleuve, ils avançaient pas à pas dans l'attente des embarcations qui devaient les transporter de l'autre côté. Ils descendaient les routes rendues boueuses par les lourdes averses. Les petits enfants poussaient des cris de terreur comme leurs mères les déposaient dans des canots qui oscillaient sous le poids des passagers. Des centaines de personnes se retrouvèrent dans l'eau sous la poussée de la foule. Des hurlements jaillirent de petites bouches d'enfants en train de se noyer et qu'il fut impossible de secourir, car la plupart des hommes se trouvaient à l'arrière. Lentement, dans une confusion totale, la flottille hétéroclite quitta la berge. Les projecteurs de l'armée américaine, ainsi que ceux des équipes de télévision, éclairaient cette scène surréaliste. Les soldats assistaient, impuissants, à la tragédie qui se jouait sous leurs yeux, et voyaient ce mur humain s'avancer inexorablement vers eux. Le général Chandler se tenait sur le toit du poste de police de Roma, en haut de la falaise. Il était livide, et 469 avait le regard désespéré. La situation était plus effroyable que dans les pires de ses cauchemars. H parla dans un petit micro accroché au col de sa veste. - Vous voyez, monsieur le Président. C'est de la pure folie. Le Président contemplait fixement un immense écran dans la Salle du Conseil. - Oui, général. Les images me parviennent clairement. Il était assis au bout d'une longue table, encadré par ses plus proches conseillers, des membres du gouvernement et deux des quatre chefs d'état-major. Tous avaient les yeux rivés sur l'incroyable spectacle retransmis en stéréophonie et en couleurs. Les embarcations les plus rapides avaient déjà touché la rive américaine, et les passagers descendaient en hâte. Ce n'est que lorsque la première vague eut traversé et que la flottille eut fait demi-tour pour aller chercher un nouveau chargement que la foule se regroupa et commença à avancer sous les encouragements que lançaient à l'aide de porte-voix les quelques hommes qui se trouvaient là. Agrippant d'une main leurs bougies et de l'autre leurs enfants, psalmodiant des chants aztèques, les femmes arrivèrent au pied de la falaise, pareilles à une armée de fourmis qui se sépare devant une grosse pierre qui lui barre le chemin. Le regard terrifié des enfants et l'expression déterminée de leurs mères face aux armes braquées sur elles n'échappaient pas aux caméras. Topiltzin leur avait affirmé qu'elles seraient protégées par ses pouvoirs divins, et elles le croyaient de toute leur âme. - Mon Dieu ! s'exclama Douglas Oates. D n'y a que des femmes et des petits enfants ! Personne ne releva la remarque du secrétaire d'Etat. Tous les hommes présents dans la Salle du Conseil regardaient avec une angoisse grandissante cette multitude de femmes et d'enfants qui s'engageaient sur le pont et se dirigeaient vers les blindés qui interdisaient le passage. 470 - Général, pouvez-vous tirer une salve d'avertissement au-dessus de leurs têtes ? demanda le Président. - Oui, monsieur, répondit Chandler. J'ai ordonné à mes hommes de charger leurs armes à blanc. Le risque de toucher des innocents serait trop grand avec des balles réelles. - Une décision judicieuse, approuva le général Metcalf. Curtis sait ce qu'il fait. Le général Chandler se tourna vers l'un de ses aides de camp. - Donnez l'ordre de tirer une salve à blanc. L'aide de camp, un major, lança aussitôt dans son émetteur radio : - Salve à blanc, feu ! Un tonnerre assourdissant accompagné d'un rideau de flammes creva la nuit. La déflagration provoqua comme une bourrasque qui souffla les bougies brandies par la foule. Les coups de canon des tanks et le crépitement des armes automatiques se répercutèrent dans la vallée. Dix secondes passèrent. Dix secondes avant que ne retentisse l'ordre de cesser le feu. Les derniers échos moururent au milieu des basses collines qui entouraient Roma. Un silence irréel s'abattit sur la foule. Puis les cris des femmes jaillirent, auxquels se joignirent ceux des enfants. Beaucoup, frappées de terreur, s'effondrèrent au sol. Un hurlement s'éleva de l'autre côté du fleuve où les hommes, empêchés de traverser avec leurs femmes et leurs enfants, s'imaginèrent que les personnes qui étaient tombées étaient soit mortes soit blessées. Il y eut un mouvement de panique, et, l'espace de quelques minutes, on put croire que l'invasion prévue était stoppée net. Des projecteurs s'allumèrent côté mexicain et éclairèrent une silhouette dressée sur une petite plate-forme posée sur les épaules d'hommes en tuniques blanches. Topiltzin, les bras écartés, la voix amplifiée par des haut-parleurs, ordonna aux femmes de se relever et de reprendre leur marche. Petit à petit, la peur reflua alors 471 que femmes et enfants commençaient à se rendre compte qu'il n'y avait ni morts ni blessés parmi eux. Des rires hystériques éclatèrent, suivis d'acclamations qui ne cessèrent de grossir comme la foule s'imaginait que c'étaient les pouvoirs de Topiltzin qui l'avaient miraculeusement protégée des balles. - Il a retourné la situation en sa faveur, fit sombre-ment Julius Schiller. Le Président se contenta de secouer la tête avec tristesse. - Chandler va devoir agir, déclara Nichols. - Oui, fit lentement le général Metcalf. Tout repose sur lui à présent. Le moment de prendre cette terrible décision était venu. Il n'était plus question d'hésiter. Le Président, à l'abri dans les sous-sols de la Maison-Blanche, demeurait étrangement silencieux. H s'était débarrassé de la bombe à retardement qui se trouvait maintenant entre les mains des militaires. C'était Chandler qui allait servir de bouc émissaire. Quant à lui, il était pris entre l'enclume et le marteau. Il ne pouvait pas laisser une foule d'étrangers pénétrer ainsi sur le territoire des Etats-Unis, mais il ne pouvait pas non plus risquer la chute de toute son administration en ordonnant personnellement à Chandler de massacrer des femmes et des enfants. Jamais un président ne s'était senti aussi impuissant. Les femmes et les enfants n'étaient plus qu'à quelques mètres des troupes massées près de la rive du fleuve. La tête de la colonne engagée sur le pont international arrivait devant les canons des tanks. Le général Curtis Chandler, qui avait une longue et brillante carrière derrière lui, se tenait au sommet de la falaise, et il contemplait ces centaines de milliers d'immigrants clandestins qui se préparaient à envahir son pays. Il se demandait ce qu'il avait bien pu faire au ciel pour se trouver ici en ce moment. Son aide de camp était au bord de la panique. - Monsieur, l'ordre d'ouvrir le feu ? Chandler avait le regard rivé sur les petits enfants qui 472 s'accrochaient à leurs mères et dont les grands yeux noirs brillaient à la flamme des bougies. - Général, quels sont les ordres ? supplia l'aide de camp. Chandler murmura quelques mots qui furent couverts par les chants de la foule. - Excusez-moi, général, vous avez dit : « Ouvrez le feu » ? Chandler se tourna vers lui. - Laissez-les passer. - Pardon ? - Ce sont mes ordres, major. Je me refuse à faire massacrer des femmes et des enfants. Et pour l'amour de Dieu, ne dites même pas « Ordre de ne pas ouvrir le feu » de peur que quelque imbécile ne comprenne de travers ! Le major acquiesça d'un signe de tête et s'empressa de déclarer dans son micro : - A tous les officiers, voici les ordres du général Chandler : ne faites aucun geste hostile et laissez passer les immigrants entre nos lignes. Je répète : écartez-vous et laissez-les passer. Avec un immense soulagement, les soldats américains abaissèrent leurs armes et se mêlèrent à la foule des femmes et des enfants. - Pardonnez-moi, monsieur le Président, fit alors Chandler en se plaçant face à la caméra. Je regrette d'avoir mis fin à ma carrière militaire en refusant d'appliquer un ordre de mon commandant en chef, mais compte tenu des circonstances, j'ai estimé de mon devoir... - Ne vous inquiétez pas, répondit le Président. Vous avez fait"un travail magnifique. (Il se tourna vers le général Metcalf.) Peu m'importe où il est sur la liste des avancements, mais faites en sorte que Curtis reçoive une étoile supplémentaire. - Je serai ravi de la lui remettre moi-même, monsieur. - Bien joué, monsieur le Président, dit Schiller qui venait de comprendre que le silence du chef d'Etat avait été un coup de bluff. Vous saviez à qui vous aviez affaire. 473 Une lueur amusée dansait dans les yeux du Président. - Curtis Chandler et moi avons servi ensemble en Corée. Il aurait sans hésitation tiré sur des émeutiers armés, mais sur des femmes et des enfants, jamais. Le général Metcalf était pâle. - Vous avez pris un risque terrible. - Je sais. Et maintenant je vais devoir me justifier auprès de mes concitoyens pour avoir laissé une foule d'immigrants pénétrer illégalement sur le territoire des Etats-Unis. - Oui, mais votre attitude de modération constituera un atout lors de négociations futures avec le président De Lorenzo et les autres dirigeants des pays d'Amérique centrale, le consola Oates. - Et pendant ce temps-là, ajouta Mercier, nos soldats et nos policiers vont tranquillement rassembler les partisans de Topiltzin et les reconduire de l'autre côté de la frontière avant que des groupes incontrôlés ne s'en mêlent. - Je veux que l'opération soit conduite le plus humainement possible, exigea le chef d'Etat. - Nous n'avons rien oublié, monsieur le Président ? fit Metcalf. - Je vous demande pardon, général ? - La bibliothèque d'Alexandrie. Plus rien ne s'oppose à ce que Topiltzin s'en empare. Le Président se tourna vers le sénateur Pitt qui était assis à côté de lui et s'était jusque-là tenu silencieux. - Eh bien, George, l'armée a jeté l'éponge et il ne reste plus que vous. Si vous nous parliez un peu de ce plan de rechange ? Le sénateur baissa les yeux pour que les autres n'y lisent pas les doutes qui le tenaillaient. - C'est la tentative de la dernière chance, une sorte de supercherie inventée par mon fils Dirk. Je ne vois pas comment décrire cela autrement. Toujours est-il que, si tout marche bien, Robert Capesterre, alias Topiltzin, ne mettra pas la main sur le savoir des Anciens. Et dans le cas contraire, comme certains l'ont déjà fait remarquer, les Capesterre régneront sur le Mexique et le trésor sera perdu à jamais. 474 75 Grâce à Dieu, cette tentative ne se termina pas dans un bain de sang. Les seules victimes furent les malheureux enfants qui s'étaient noyés lors de la première traversée. La foule, que plus rien ne retenait, dépassa les cordons de soldats et se déversa dans les rues de Roma en direction de la colline Gongora. Les chants s'étaient tus, remplacés par des slogans en langue aztèque que presque personne parmi les Américains et les observateurs mexicains ne comprenait. Topiltzin marchait à la tête de la colonne qui montait triomphalement la colline. Le faux dieu aztèque avait soigneusement étudié son affaire. Le trésor des Egyptiens lui procurerait l'influence et les moyens financiers nécessaires à renverser le Parti institutionnel révolutionnaire du président De Lorenzo sans être contraint d'en passer par des élections libres. Dans quelques instants, le Mexique tout entier allait tomber entre les mains de la famille Capesterre. La nouvelle de la mort de son frère en Egypte ne lui était pas encore parvenue. Ses plus proches partisans et conseillers avaient quitté le camion des communications dès le déclenchement de l'invasion, et personne n'était là pour recevoir le message urgent. Ils marchaient à côté de la plate-forme sur laquelle se tenait Topiltzin, et attendaient avec impatience de voir les trésors. Topiltzin était en robe blanche, et une cape en peau de jaguar, était jetée sur ses épaules. H avait à la main une bannière représentant l'aigle et le serpent. Une forêt de projecteurs portatifs était braquée sur lui et l'entourait d'un halo multicolore. L'éclat l'éblouissait, et il fit signe de diriger une partie des lumières vers la pente de la colline. A l'exception du matériel abandonné là, le chantier semblait désert. Il n'y avait apparemment nulle âme humaine près du cratère ou du tunnel. Topiltzin fronça les sourcils. Il leva les bras pour demander à la foule de faire halte. L'ordre fut relayé par haut-parleur et la 475 masse finit par s'immobiliser. Tous les yeux se tournèrent vers le faux messie. Soudain, une plainte s'éleva du sommet de la colline et s'amplifia jusqu'à ce que chacun fût obligé de se couvrir les oreilles. Puis une batterie de lumières stroboscopiques s'alluma et balaya la mer de visages tandis que se jouait un véritable spectacle de son et lumière. Le gémissement aigu augmenta encore d'intensité et les lampes brillèrent de tous leurs feux. La foule, fascinée, contemplait cette scène incroyable. Et, brusquement, tout s'éteignit et le bruit cessa. L'espace d'une minute, la plainte continua de résonner aux oreilles de tous et l'éclat des lampes à danser devant les yeux. Alors, un projecteur invisible éclaira une silhouette solitaire qui se dressait en haut de la colline. L'effet était extraordinaire. L'homme était un légionnaire romain en tenue de combat, et la lumière se réfléchissait sur les parties métalliques. Il était vêtu d'une tunique bordeaux sous une cuirasse de fer polie. Son casque et les cnémides qui protégeaient ses tibias étincelaient. Un glaive pendait à son côté, tenu en bandoulière par une lanière de cuir. Dans une main, il serrait un bouclier ovale, et dans l'autre un pilum planté devant lui. Topiltzin regardait, médusé. Un jeu, une plaisanterie, un canular ? Qu'est-ce que les Américains préparaient ? Ses milliers de partisans, silencieux, contemplèrent le soldat romain comme s'il s'agissait d'une apparition puis, lentement, ils se tournèrent vers leur messie. Un simple coup de bluff, conclut finalement celui-ci. Les Américains avaient abattu leur dernière carte, pathétique effort pour empêcher la cohorte de ses fidèles d'approcher du trésor. - Ça pourrait être une ruse pour essayer de vous capturer et de vous garder en otage, murmura l'un de ses conseillers. Une lueur de mépris brilla dans les yeux de Topiltzin. - Une ruse, oui. Mais pour me capturer, non. Les Américains savent très bien que cette foule, se déchaînerait s'il m'arrivait quelque chose. Leur but est clair. Si ce n'est cet envoyé dont j'ai réexpédié la peau à 476 Washington, j'ai toujours refusé de m'entretenir avec les gens de leur département d'Etat. Cette mise en scène grotesque n'est qu'une tentative maladroite pour m'amener à négocier. Je suis curieux de savoir ce qu'ils peuvent avoir à me proposer. Sans ajouter un mot, et sourd aux avertissements de ses conseillers, il ordonna qu'on abaisse la plate-forme, puis il sauta à terre. Suivi par les projecteurs, seul et arrogant, il gravit la colline. Ses pieds disparaissaient sous la robe et il paraissait glisser plutôt que marcher. Il avança à pas mesurés, caressant le Coït Python 357 glissé dans un holster sous sa robe pour s'assurer que le cran de sûreté était ôté. Il avait également la main sur une grenade fumigène au cas où il aurait besoin d'un rideau de fumée destiné à faciliter sa fuite. Il s'approcha suffisamment pour constater que le Romain en costume de légionnaire n'était qu'un mannequin qui affichait un sourire figé et dont les yeux peints fixaient le néant. Le visage de plâtre s'écaillait. Un mélange de curiosité et de prudence se lisait sur les traits de Topiltzin. Un homme en bottes, jean et col roulé blanc sortit alors de derrière un buisson et vint se placer à la lumière des projecteurs. Il avait des yeux verts aussi froids qu'un iceberg, fl s'arrêta à côté du mannequin. Topiltzin, qui se sentait en position de force, attaqua sans perdre de temps : - Qu'est-ce que vous comptiez gagner avec toute cette mise en scène ? - Votre attention. - Bravo, vous avez réussi. Et maintenant, si vous vouliez bien me transmettre le message de votre gouvernement. L'inconnu le dévisagea un long moment. - Personne ne vous a jamais dit que votre déguisement était tout à fait ridicule et que vous aviez l'air d'un clown ? Topiltzin tressaillit sous l'insulte. - Qu'espéré votre président en envoyant quelqu'un jouer les imbéciles ? - Il sait qu'il faut être deux pour y jouer. - Vous avez une minute pour dire ce que vous avez 477 à dire... (Topiltzin s'interrompit et fit un ample geste de la main.)- avant que je n'ordonne à mes fidèles de reprendre leur marche. L'Américain se tourna vers la colline et le territoire plongé dans le noir qui s'étendait au-delà. - Pour aller où ? Topiltzin ignora la remarque. - Vous pourriez peut-être commencer par décliner votre identité, vos titres et vos fonctions. - Je m'appelle Dirk Pitt. Monsieur Dirk Pitt, et vous pouvez aller au diable. Les yeux de Topiltzin lancèrent des éclairs. - Des hommes sont morts dans d'horribles souffrances pour avoir ainsi manqué de respect à celui qui parle aux dieux. Pitt afficha le sourire moqueur du démon menacé par un télévangéliste. - Si nous devons négocier, autant mettre bas les masques. Vous avez trompé les pauvres du Mexique par des mises en scène de bazar et des promesses que vous êtes incapable de tenir. Vous êtes un imposteur. Des pieds à la tête. Alors, inutile de prendre vos grands airs avec moi. Je ne suis pas de ceux qui vous lèchent les bottes, et les criminels comme Robert Capesterre ne m'impressionnent pas le moins du monde. Le faux Topiltzin ouvrit la bouche comme pour dire quelque chose, puis la referma. Il recula d'un pas, muet de stupéfaction. Il n'arrivait pas à croire ce qu'il venait d'entendre. fl regarda fixement Pitt pendant plusieurs secondes, puis finit par souffler d'une voix étranglée : - Qu'est-ce vous savez exactement ? - J'en sais bien assez. Tout Washington ne parle que de la famille Capesterre et de ses sinistres exploits dans le domaine du crime. Les bouchons de Champagne ont sauté à la Maison-Blanche quand on a appris la nouvelle au sujet de votre ordure de frère, celui qui se prend pour un prophète musulman. Justice immanente, il a été tué par le terroriste qu'il avait engagé pour s'emparer du Lady Flatnborough et assassiner les. passagers. - Mon frère... mort ? Je ne vous crois pas. - Vous n'étiez pas au courant ? 478 - Je lui ai parlé il y a moins de vingt-quatre heures. Paul... Akhmad Yazid n'est pas mort. Qu'est-ce que votre gouvernement espère tirer de ces mensonges ? Pitt lui lança un regard glacial. - Puisque vous abordez le sujet, ce que nous voulons, c'est sauver les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie, et nous aurons du mal à y parvenir si vous lâchez vos excités dans la caverne où ils ont été déposés. Ils s'empareront de tout ce qui a de la valeur à leurs yeux et détruiront le reste, y compris les précieux parchemins et les rouleaux de papyrus. - Ils n'entreront pas, déclara Capesterre avec fermeté. - Vous croyez pouvoir les en empêcher ? - Mes partisans feront ce que je leur ordonnerai de faire. - Les manuscrits et les objets d'art devront être répertoriés et étudiés par des archéologues et des historiens qualifiés. Si vous désirez obtenir des concessions quelconques de Washington, il faut que vous nous donniez la garantie que la Bibliothèque sera considérée comme un véritable projet scientifique. Capesterre étudia un moment Pitt. Il se dressa de toute sa taille, mais il mesurait dix bons centimètres de moins que l'Américain. Il se tint ainsi, pareil à un cobra sur le point de frapper. Et lorsqu'il parla, ce fut d'une voix basse et menaçante, presque dépourvue d'intonation : - Je n'ai pas de garanties à donner, monsieur Pitt. Vos soldats n'ont pas réussi à repousser la foule de l'autre côté de la frontière. C'est moi qui suis maître de la situation. Les trésors de la Bibliothèque sont à moi. Tout le sud-ouest des Etats-Unis... (Des lueurs de folie dansaient dans ses yeux.)... est à moi. Mon frère Paul va régner sur l'Egypte. Un jour notre frère cadet régnera sur le Brésil. C'est pour ça que je suis ici. Et c'est pour ça que vous êtes ici, ultime défenseur d'une superpuissance à l'agonie, et que vous vous livrez à une dernière et pitoyable tentative de négociation. Et si vous essayez de vous opposer à ce que nous nous emparions des trésors au nom du Mexique, je donne l'ordre de tout brûler et de tout détruire. 479 - Je dois reconnaître, Capesterre, que vous voyez grand, fit Pitt avec une moue de dégoût. Dommage que votre carrière doive s'achever ici. Une lueur d'irritation apparut dans le regard du faux Topiltzin. - Adieu, monsieur Pitt. Vous avez épuisé ma patience. Ce sera avec un immense plaisir que je vous offrirai en sacrifice aux dieux et que j'enverrai votre peau à la Maison-Blanche. - Pardonnez-moi de ne pas avoir de tatouages pour rendre le cadeau plus attrayant. Capesterre commençait à être énervé par la décontraction et l'humour grinçant de son interlocuteur. Personne ne lui avait jamais parlé sur ce ton. Il se tourna vers ses milliers de fidèles. - Vous ne désirez pas faire l'inventaire de vos richesses avant de les remettre à vos partisans ? demanda Pitt. Pensez à la réprobation internationale que votas vaudra le fait d'avoir laissé piétiner et réduire en miettes le cercueil en or d'Alexandre le Grand. Capesterre hésita. Il sortit le revolver de son étui et le dissimula sous son ample manche. Puis, dans l'autre main, il prit la grenade fumigène. - Au moindre geste suspect de votre part ou de quelqu'un à l'intérieur du tunnel, je vous abats d'une balle dans le dos. - Mais je ne vous veux aucun mal, dit Pitt avec une feinte innocence. - Où sont les hommes qui travaillaient sur le chantier? - Tous ceux en état de tenir une arme ont été envoyés en renfort au bord du fleuve. Ce mensonge parut satisfaire Capesterre. - Otez votre pull et baissez votre pantalon. - Devant tous ces gens ? demanda Pitt avec un sourire. - Je veux vérifier que vous n'êtes pas armé ni équipé d'un micro. Pitt s'exécuta. D n'avait rien sur lui, ni dans ses bottes. - Satisfait ? Topiltzin hocha la tête, fl pointa le canon de son Coït vers l'ouverture de la galerie. 480 - Après vous. - Je peux emporter le mannequin ? Les armes qu'il tient sont d'origine. - Vous les laisserez à l'entrée. Puis Capesterre pivota et fit signe à ses conseillers que tout était en ordre. Pitt se rhabilla, prit les armes du mannequin et pénétra dans le tunnel. Celui-ci faisait moins de deux mètres de haut, et Pitt devait se baisser pour passer sous les poutres de soutien, fl déposa le glaive et le javelot, mais conserva le bouclier qu'il plaça au-dessus de sa tête, comme pour se protéger de chutes de pierres éventuelles. Sachant que le bouclier ne serait pas plus efficace qu'une feuille de carton contre des balles tirées par un 357 Magnum, Topiltzin ne protesta pas. La galerie descendait à pic sur une dizaine de mètres, puis partait à l'horizontale. Elle était éclairée par une rangée de lampes suspendues aux étais. Le sol était égal et la progression facile. Les seuls désagréments étaient le manque d'aération et la poussière que leurs pas soulevaient. - Vous recevez le son et l'image, monsieur le Président ? demanda le général Chandler. - Oui, général, répondit le locataire de la Maison-Blanche. Leur conversation me parvient très clairement, mais ils sont sortis du champ de la caméra en pénétrant dans la galerie. - On les retrouvera dans la salle du tombeau où nous avons dissimulé une autre caméra. - Mais, où est le micro ? s'étonna Martin Brogan. - Dans le joint de devant du bouclier, ainsi que l'émetteur. - Pitt est armé ? - Nous ne le pensons pas. Les hommes présents dans la Salle du Conseil se turent et se tournèrent vers un deuxième écran sur lequel était affichée l'image de la salle souterraine dégagée sous la colline Gongora. La caméra était braquée sur un cercueil en or dressé au centre. Nichols, cependant, n'avait pas quitté des yeux le premier écran. 481 - Qui c'était ? s'écria-t-il soudain. Brogan fronça les sourcils. - De quoi parlez-vous ? L'assistant du Président désigna le moniteur sur lequel on voyait juste l'entrée de la galerie par laquelle Pitt et Capesterre avaient disparu. - Une ombre est passée devant la caméra et s'est engouffrée dans le tunnel. - Je n'ai rien remarqué, fit le général Metcalf. - Moi non plus, reconnut le chef d'Etat. (Il se pencha vers le micro installé devant lui sur la table.) Général Chandler ? - Oui, monsieur le Président ? - Dale Nichols affirme qu'il a aperçu une silhouette pénétrer dans le tunnel à la suite de Pitt et Topiltzin. - L'un de mes aides de camp a eu la même impression. - Ça me rassure, fit Nichols. Je n'ai pas encore de visions ! - Vous avez une idée de qui il pourrait s'agir ? - Non, mais en tout cas ce n'est pas un de nos hommes, répondit Chandler avec inquiétude. 76 - Je constate que vous boitez, fit Capesterre. - Un petit souvenir de votre frère et de ses tentatives pour assassiner le président Hassan et Hala Kamil. Capesterre lui adressa un regard intrigué, mais ne poursuivit pas sur le sujet. Il avait l'esprit en alerte, prêt à réagir au moindre signe de danger. Un peu plus loin, le tunnel s'élargissait pour devenir une galerie circulaire. Pitt ralentit le pas et finit par s'arrêter devant un cercueil posé sur quatre pieds sculptés qui ressemblaient à des dragons chinois. Le tombeau étincelait sous les lampes, et des armes romaines étaient adossées contre une paroi. - Alexandre le Grand, déclara Pitt. Les objets d'art 482 et les manuscrits sont entreposés dans une salle adjacente. Capesterre s'avança avec hésitation. Il tendit la main et effleura le cercueil en or. Aussitôt, il pivota, le visage tordu de rage. - Un faux grossier ! s'écria-t-il. Ce cercueil ne date pas de deux mille ans ! La peinture n'est même pas sèche ! - Les Grecs étaient très... - Fermez-la ! (Capesterre remonta sa manche, dévoilant le revolver.) Plus de paroles inutiles, monsieur Pitt. Où est le trésor ? - Donnez-moi encore une chance, le supplia Pitt. Nous ne sommes pas dans la salle principale. Il s'écarta du tombeau en simulant la peur, et s'immobilisa, le dos contre la paroi où se trouvaient les glaives et les javelots. Il jeta à la dérobée un coup d'oil sur le cercueil, comme s'il s'attendait à voir son occupant se dresser. Capesterre surprit son regard et un sourire entendu se dessina sur ses lèvres. Il braqua son Coït et pressa quatre fois la détente. Un vacarme assourdissant fit trembler les murs de pierre. Capesterre s'approcha et prit le coin du couvercle. - Un piège, monsieur Pitt ? ricana-t-il. Un peu simpliste de votre part. - Il n'y avait pas d'autre cachette possible, répondit l'Américain d'un ton de regret. Ses yeux verts n'exprimaient pas la moindre crainte et sa voix ne tremblait pas. Capesterre souleva brusquement le couvercle et se pencha. IJ, devint livide et frémit d'horreur. D laissa brutalement retomber le couvercle et poussa un long gémissement. Pitt se tourna légèrement, pour que le bouclier masque le mouvement de son bras droit. Il s'éloigna de la paroi pour se placer à la gauche du faux Topiltzin, et consulta sa montre avec inquiétude. Le temps était presque écoulé. Capesterre revint en titubant vers le cercueil, souleva de nouveau le couvercle et se contraignit à regarder. - Paul... c'est bien Paul, balbutia-t-il. 483 - A ce qu'on m'a dit, le président Hassan ne tenait pas à ce que les partisans d'Akhmad Yazid puissent l'enterrer en martyr, fit Pitt. C'est pourquoi il l'a fait expédier ici par avion pour que vous reposiez côte à côte. Une expression de profond chagrin était apparue sur le visage de Capesterre. Une lueur dangereuse dansait dans son regard, et il demanda d'une voix sourde : - Quel rôle avez-vous joué dans toute cette affaire ? - C'est moi qui ai dirigé l'équipe qui a retrouvé le site des trésors de la Bibliothèque. Ça n'a d'ailleurs pas été facile. Les terroristes engagés par votre frère ont essayé de nous tuer mes amis et moi, mais ils n'ont réussi qu'à bousiller ma voiture de collection. Ce qui a été une grave erreur de leur part. Puis votre frère et vous avez pris mon père en otage sur le Lody Flamborough. Vous savez très bien de quel bateau je veux parler. Deuxième erreur. J'ai décidé de ne pas me mettre en colère, mais simplement de rendre coup pour coup. Vous allez mourir, Capesterre. D'ici une minute, vous serez aussi mort que votre frère. C'est un bien faible prix à payer en échange de tous ces hommes auxquels vous avez arraché le cour et de tous ces enfants qui se sont noyés pour que vous puissiez assouvir votre soif de pouvoir. Capesterre tressaillit. - Mais avant, je vous tuerai ! s'écria-t-il avec sauvagerie en se retournant d'un bloc et en s'accroupissant. Pitt avait prévu sa réaction. Le glaive dont il s'était emparé était déjà levé au-dessus de sa tête. Il l'abattit. Capesterre brandit désespérément son Coït. H allait avoir Pitt dans sa ligne de mire quand sa main, le doigt sur la détente, parut se détacher de son bras et s'envoler vers le plafond. Elle tourbillonna, et alla s'écraser sur le sol calcaire, sans lâcher le revolver. Capesterre ouvrit la bouche et son hurlement se répercuta contre les parois de la galerie. Il tomba à genoux et contempla stupidement son membre amputé, incapable d'en croire ses yeux. Le sang coulait à flots, et il paraissait ne pas s'en soucier. Il resta ainsi, vacillant, tandis que la douleur pénétrait jusqu'à son cerveau. Il leva lentement les yeux sur Pitt. 484 - Pourquoi ? murmura-t-il d'une voix blanche. Pourquoi pas une balle ? - En souvenir d'un homme du nom de Guy Rivas. - Vous le connaissiez ? - Non, répondit Pitt. Mais des amis à lui m'ont raconté ce que vous lui avez fait. Et que sa famille s'était tenue devant sa tombe sans savoir que c'était seulement sa peau qu'on enterrait. - Des amis à lui ? fit Capesterre sans comprendre. - Mon père et un homme qui se trouve à la Maison-Blanche, fit froidement Pitt. (D consulta de nouveau sa montre et reporta son regard sur Capesterre sans manifester la moindre pitié.) Désolé, mais je ne peux pas rester. Je suis très pressé. Il se dirigea à grands pas vers la sortie de la galerie. Il n'avait parcouru que quelques mètres quand il fit brusquement halte. Un homme plutôt petit, au visage basané, vêtu d'un treillis élimé, se tenait devant l'entrée de la salle, un fusil à canon scié à la main. - Inutile de vous dépêcher, monsieur Pitt, fit-il avec un fort accent. Votre chemin s'arrête là. 77 Ils avaient bien vu une ombre se faufiler dans le tunnel, mais la brusque apparition de l'inconnu armé n'en fit pas moins sursauter les hommes réunis dans la Salle du Conseil. Ils assistèrent impuissants au drame qui se jouait sous la colline Gongora. - Général Chandler, qu'est-ce qui se passe ? lança le Président. Qui est cet homme ? - Nous le suivons également sur notre écran, monsieur le Président. On suppose que c'est un des hommes de Topiltzin. Il s'est sans doute infiltré par le nord, là où notre cordon est le plus lâche. - Il est en uniforme, fit Brogan. Il ne peut pas s'agir d'un homme à nous ? 485 - Non, à moins qu'ils ne portent des treillis de l'armée israélienne. - Envoyez une unité au secours de Pitt, ordonna le général Metcalf. - Si je fiais ça, la foule va s'imaginer que c'est pour abattre ou capturer Topiltzin, et elle va se déchaîner. - D a raison, fit Schiller. Tous ces gens sont très excités. - L'inconnu s'est glissé dans la galerie sous leur nez, insista Metcalf. Pourquoi deux ou trois hommes ne pourraient-ils pas faire de même ? - C'était possible il y a dix minutes, mais plus maintenant, expliqua Chandler. Les partisans de Topiltzin ont installé de nouveaux projecteurs et le flanc de la colline est éclairé comme en plein jour. - Les fouilles ont été pratiquées au sud, ajouta le sénateur Pitt. fl n'y a pas d'accès de l'autre côté. - On a quand même eu de la chance, reprit Chandler. Les échos de la fusillade avaient l'air de coups de tonnerre et il était difficile de savoir d'où ils venaient. Le Président se tourna vers le sénateur Pitt avec gravité. - George, si la foule se met en marche, il faudra stopper l'opération avant que votre fils n'ait eu le temps de s'échapper. Le sénateur se passa la main devant les yeux, hocha lentement la tête, puis regarda le moniteur. - Dirk réussira, affirma-t-il avec une confiance tranquille. Nichols bondit soudain sur ses pieds et désigna l'écran. - La foule ! s'écria-t-il d'une voix étranglée. Elle avance ! Pendant qu'à 2 500 kilomètres de là on s'interrogeait sur ses chances de survie, Pitt ne quittait pas des yeux la gueule noire du canon braqué sur lui. H ne doutait pas que l'homme qui le tenait en joue avait de nombreux meurtres à son actif. Il arborait une expression de léger ennui. Encore un, pensa Pitt. Et si-d'ici quelques secondes il ne finissait pas déchiqueté par les chevrotines, il allait être écrasé par des tonnes de terre. 486 Aucune de ces deux éventualités ne le séduisait particulièrement. - Et si vous me disiez qui vous êtes ? fit-il. - Je suis Ibn Telmuk, l'ami et le serviteur de Suleiman Aziz Ammar. Eh ! oui, se dit Pitt. Le souvenir du terroriste qui se trouvait sur la route devant le moulin à minerai lui revint à l'esprit. - Décidément, vous ne renoncez pas facilement à la vengeance ! - Sa dernière volonté est que je vous tue. Pitt abaissa lentement son bras droit de sorte que la pointe du glaive vint effleurer le sol. Il joua le rôle de l'homme courageux qui accepte la défaite. Ses muscles se détendirent, ses épaules s'affaissèrent et ses genoux fléchirent. - Vous étiez sur Santa Inez ? demanda-t-il. - Oui. Suleiman Aziz et moi avons réussi à nous échapper et nous sommes rentrés ensemble en Egypte. Pitt fronça les sourcils, fl n'aurait jamais cru qu'Ammar aurait survécu à ses blessures. Mon Dieu, de précieuses secondes passaient. Ibn aurait dû l'abattre sur-le-champ, mais il savait que l'Arabe s'amusait avec lui. Le coup allait partir en plein milieu d'une phrase. Inutile d'essayer de gagner du temps. Pitt dévisagea son adversaire, étudia la distance qui le séparait de lui et se demanda de quel côté il allait bondir. Négligemment, il amena le bouclier devant lui. Près du tombeau, Capesterre avait enveloppé son moignon sanguinolent dans un bout de sa robe, et il gémissait de douleur. D brandit l'étoffe rouge de sang devant Ibn et cria : - Tuez-le ! Regardez ce qu'il m'a fait ! Tuez ce chien ! - Qui êtes-vous ? demanda Ibn sans quitter l'Américain du regard. - Je suis Topiltzin. - Son vrai nom est Robert Capesterre, fit Pitt. Ce n'est qu'un imposteur. Capesterre rampa jusqu'aux pieds de l'Arabe. - Ne l'écoutez pas, supplia-t-il. C'est un vulgaire criminel. 487 Pour la première fois, Ibn sourit. - Ce n'est pas tout à fait exact. J'ai étudié le dossier de M. Pitt. H n'est en rien vulgaire. Mes chances augmentent, songea l'intéressé. L'attention dlbn était détournée par Topiltzin. Il s'écarta de quelques centimètres, tout doucement, pour mettre Capesterre entre l'Arabe et lui. - Où est Ammar ? demanda-t-il brusquement. - Mort, répondit Ibn. (Le sourire s'évanouit, remplacé par une crispation de colère.) Il est mort après avoir tué ce chien d'Akhmad Yazid. Le regard de Capesterre se porta aussitôt vers le cadavre de son frère qui gisait dans le cercueil. - C'était donc l'homme que mon frère avait engagé pour s'emparer du paquebot, fit le faux Topiltzin d'une voix rauque. Pitt résista à l'envie de lancer une phrase du genre : « Je vous l'avais bien dit », et fit encore quelques centimètres sur le côté. Une lueur d'incompréhension brillait dans le regard d'Ibn. - Akhmad Yazid était votre frère ? - Ils se ressemblent comme deux gouttes d'eau, intervint Pitt. Vous reconnaîtriez Yazid en le voyant ? - Bien sûr. Ses traits sont aussi célèbres que ceux de l'ayatollah Khomeiny ou de Yasser Arafat. Pitt, s'appuyant sur les maigres avantages que la situation lui procurait, élabora à la hâte un plan désespéré. Tout allait dépendre de sa capacité à deviner les réactions de l'Arabe à la vue du corps de Yazid. - Alors, regardez dans le cercueil, fit-il. - Surtout, n'esquissez pas le moindre geste, monsieur Pitt, l'avertit le tueur. Il se dirigea lentement vers le tombeau sans quitter l'Américain des yeux, et s'immobilisa lorsque sa hanche heurta le faux sarcophage. Pitt n'avait pas bougé d'un millimètre. Tout reposait sur un simple mouvement. Pitt comptait sur le besoin classique de vérifier ce qu'on venait de voir. Il pariait sur le fait que le premier regard qu'Ibn allait jeter à l'intérieur du cercueil provoquerait une réaction d'incrédulité qui l'amènerait à regarder une 488 seconde fois, et cette fois plus longuement. Et c'est bien ce que fit l'Arabe. Dans le camion qui servait de poste de commandement aux Forces d'opérations spéciales et qui était garé à cinq cents mètres du chantier des fouilles, le colonel Hollis, l'amiral Sandecker, Lily et Giordino avaient les yeux rivés sur l'écran d'un moniteur et suivaient le drame qui se déroulait sous la colline Gongora. Lily était immobile, livide, tandis que Sandecker et Giordino tournaient comme deux lions en cage. Hollis, lui, arpentait le camion en jouant nerveusement avec l'émetteur haute fréquence et le téléphone qu'il tenait à la main. H était en train de crier à un aide de camp du général Chandler : - Pas question que je fasse tout exploser ! En tout cas, pas avant que la foule ait franchi le périmètre de sécurité ! - Ils sont trop près, maintenant, répliqua l'aide de camp, un colonel. - Dans trente secondes ! s'écria Hollis. Pas avant. - Le général Chandler vous demande de faire sauter la colline immédiatement ! fit le colonel en haussant le ton. C'est un ordre du Président en personne ! - Vous n'êtes qu'une voix au téléphone, colonel, fit Hollis en essayant de gagner encore un peu de temps. Je veux que le Président me donne cet ordre lui-même. - C'est la cour martiale qui vous attend, colonel. - Ce ne sera pas la première fois. Sandecker secoua la tête avec abattement. - Dirk n'y arrivera jamais. C'est trop tard. - On ne peut donc rien faire ? supplia Lily. Parlez-lui. Il vous entendra dans le haut-parleur relié à la caméra. - On risquerait de le déconcentrer, répondit Hollis. Une seconde d'inattention, et cet Arabe le tue. - J'y vais ! s'écria soudain Giordino. Il ouvrit la porte du camion à la volée, sauta à terre et sprinta vers la Jeep de Sam Trinity. Et avant que les hommes des Forces spéciales n'aient eu le temps de 489 s'interposer, la Jeep fonçait en cahotant vers la colline Gongora. Pitt se déplia comme un serpent à sonnettes et frappa Ibn du bouclier, puis il brandit le glaive. H mit toute sa puissance dans le coup et entendit la lame heurter le métal avant de pénétrer dans quelque chose de mou. Une explosion retentit, à hauteur de son visage sembla-t-il. H vacilla sous l'impact de la décharge qui ricocha contre le bouclier. La feuille de plastique spécial que le major Dillinger avait rivetée au bois laminé avait résisté. Pitt leva de nouveau son épée et en abattit le tranchant avec une incroyable violence. Ibn avait d'excellents réflexes, mais le choc qu'il avait éprouvé à la vue de Yazid lui coûta de précieuses fractions de seconde. Il surprit le mouvement de Pitt du coin de l'oil et eut le temps de tirer presque au jugé avant que la lame ne frappe la culasse du fusil à canon scié et ne lui tranche le pouce et les quatre doigts à la hauteur des jointures. L'Arabe poussa un atroce gémissement. Son arme tomba à terre à côté du Coït Python que serrait toujours la main coupée de Capesterre. Il récupéra cependant assez vite pour éviter la nouvelle attaque de Pitt, et il bondit sur celui-ci. L'Américain s'était attendu à cette réaction, mais alors qu'il plongeait sur le côté, sa jambe droite céda sous lui. fl comprit alors que quelques chevrotines avaient sans doute pénétré dans cette jambe qui avait déjà été blessée sur l'île Santa Inez. Aussitôt, Ibn sauta sur lui comme une panthère. Une lueur satanique brillait dans ses yeux noirs et un rictus retroussait ses lèvres. D'un coup de pied, il envoya au loin le glaive de Pitt dont le bras était coincé sous le bouclier, puis il referma sa main valide autour de la gorge de son ennemi. - Tuez-le ! hurlait Robert Capesterre comme un fou. Tuez-le ! Pitt réussit à se soulever et à balancer son poing dans la pomme d'Adam de l'Arabe. Avec le larynx écrasé, la plupart des hommes seraient morts étouffés, ou se seraient au moins évanouis, mais pas Ibn. Il se contenta 490 d'agripper sa gorge et de se reculer en faisant un bruit horrible. Les deux combattants se redressèrent en titubant. Pitt sautillait sur une seule jambe et Ibn cherchait désespérément à reprendre sa respiration tandis que sa main mutilée pendait le long de son corps. Les deux hommes s'observaient comme des boxeurs sur un ring. L'attaque se produisit d'un côté inattendu. Capes-terre, qui avait retrouvé sa lucidité, se jeta sur le Coït et de sa main valide parvint à le dégager des doigts morts repliés autour de la crosse. La main coupée retomba au sol. Aussitôt, d'un même mouvement, Ibn et Pitt se tournèrent à la recherche des armes les plus proches. L'Américain n'avait aucune chance. Le fusil de même que le glaive romain étaient tout près de l'Arabe. Perdu pour perdu, il balança sa jambe blessée et atteignit Capesterre à la poitrine. Une douleur fulgurante le traversa, mais il parvint à expédier le bouclier comme un frisbee, lequel frappa Ibn au plexus et lui coupa le souffle. Un cri de bête à l'agonie s'échappa des lèvres de Capesterre. n lâcha le Coït, que Pitt rattrapa au vol. Sa main se referma autour de la crosse ensanglantée et son doigt s'enroula autour de la détente. Ibn, plié en deux, était en train de lever maladroitement son arme du bras gauche quand Pitt tira. L'homme de la NUMA assura sa prise en prévision du recul. L'Arabe fit quelques pas en arrière, heurta le mur de la salle, et tomba comme une masse. Sa tête cogna le sol avec un bruit sourd. Pitt, lesxdents serrées, inspirait goulûment lorsqu'il entendit une voix qui criait dans le haut-parleur de la caméra de télévision : - Foutez le camp d'ici ! Pour l'amour du ciel, ne perdez plus un instant ! Pitt, l'espace de quelques secondes, fut désorienté. Il avait été à ce point pris par ce combat sans merci qu'il avait oublié quel était le passage qui permettait le plus facilement de retrouver l'air libre. Il jeta un dernier regard sur Robert Capesterre. Le visage de celui-ci était pâle à cause du sang qu'il 491 avait perdu, mais il ne manifestait aucun signe de peur. D n'y avait que de la haine dans les yeux de Topiltzin. - Bon voyage en enfer, fit Pitt. En guise de réponse, Capesterre lança la grenade fumigène qu'il était parvenu à dégoupiller. Un épais nuage orange envahit aussitôt la salle souterraine. - Qu'est-ce qui se passe ? demanda le Président en voyant s'élever cet étrange rideau orange. - Capesterre devait avoir une bombe fumigène, répondit Chandler. - Pourquoi les charges n'ont-elles pas explosé ? - Un instant, monsieur le Président. (Le général jeta un coup d'oil hors champ et s'adressa à un aide de camp d'un ton furieux. Puis il se tourna de nouveau vers l'objectif.) Le colonel Mollis des Forces d'opérations spéciales insiste pour que vous lui en donniez l'ordre personnellement, monsieur. - C'est lui qui doit opérer la mise à feu ? demanda Metcalf. - Oui, mon général. - Vous pouvez le brancher sur notre réseau de communications ? - Tout de suite. Trois ou quatre secondes s'écoulèrent, et le visage d'Hollis apparut sur l'un des écrans de la Salle du Conseil. - Je sais que vous ne pouvez pas me voir, colonel, fit le locataire de la Maison-Blanche. Mais vous reconnaissez ma voix. - Oui, monsieur, répondit Hollis entre ses dents. - En tant que commandant en chef des armées, je vous ordonne de faire sauter cette colline, et à l'instant même ! - La foule commence déjà à monter la pente, fit Nichols d'une voix qui frisait la panique. Dans un silence tendu, ils se tournèrent vers le moniteur où apparaissait l'image de la colline. La marée humaine se dirigeait lentement vers le sommet en scandant le nom de Topiltzin. - Plus vous attendrez, plus il y aura de morts, fit Metcalf d'un ton pressant. Pour l'amour du ciel, allez-y ! Hollis avait le pouce sur le bouton. H se pencha sur son émetteur : - Feu! Mais il n'appuya pas. Il utilisait le vieux truc du simple soldat : ne jamais refuser un ordre au risque d'être poursuivi pour insubordination, mais répondre par l'affirmative tout en ne faisant rien. Difficile de vous traîner ensuite devant une cour martiale. Il était bien déterminé à gagner le maximum de temps pour laisser une chance à Pitt. Retenant sa respiration comme s'il se trouvait sous Feau, les yeux fermés pour se protéger de la fumée, Pitt tendit toute sa volonté vers un seul but : échapper à cette salle et à ses horreurs. Il réussit à atteindre un passage, mais sans savoir s'il donnait sur la galerie ou sur le cratère, fl longea la paroi en tâtonnant et s'éloigna en boitillant. H éprouvait un désir furieux de vivre et ne voulait pas croire qu'il pourrait mourir maintenant, surtout après tous ces dangers auxquels il venait d'échapper. Il finit par ouvrir les yeux. Ils le piquaient terriblement, mais il voyait. L'épaisse fumée n'était plus qu'une brume orangée. Le passage commença à monter. La température s'éleva légèrement, et Pitt sentit un souffle d'air frais sur son visage. Et il déboucha dans la nuit en titubant. Il y avait des étoiles, à peine visibles dans l'éclat des projecteurs qui illuminaient la colline. Mais Pitt n'était pas tiré d'affaire. Il y avait encore un obstacle à franchir. Il constata en effet qu'il se trouvait au fond de l'excavation dont le bord était à quatre ou cinq mètres au-dessus de lui. A la fois si proche et si lointain. Il essaya d'escalader la pente et sa jambe blessée, à présent inutilisable, traînait lamentablement derrière lui. fl se hissait tant bien que mal à l'aide de ses mains et d'un seul pied. Hollis gardait le silence. Il n'y avait plus rien à dire. Pitt savait que l'explosion qu'il avait si soigneusement programmée allait l'emporter avec elle. La fatigue 492 493 s'abattit sur lui en vagues serrées, mais il continua obstinément à grimper. Une silhouette sombre apparut au bord de l'excavation, qui tendit une large main, agrippa le pull de Pitt et tira celui-ci hors du trou. Avec une aisance déconcertante, Giordino déposa Pitt à l'arrière de la Jeep, sauta derrière le volant et démarra, le pied au plancher. Ils avaient à peine parcouru cinquante mètres qu'Hollis appuyait sur le bouton. Le signal à très haute fréquence fit exploser avec un grondement monstrueux les deux cents kilos de gel de nitroglycérine C-6 enfouis au cour de la colline. L'espace d'un instant, on eut l'impression qu'une véritable éruption volcanique jaillissait des entrailles de la planète. Le sol trembla et la masse des partisans de Topiltzin fut précipitée à terre, les yeux agrandis d'horreur et le souffle coupé par la déflagration. Le sommet entier de la colline fut propulsé à près de dix mètres dans les airs, parut s'immobiliser une fraction de seconde, puis retomba en soulevant un mael-strôm de poussière. 78 5 novembre 1991, Roma, Texas. Cinq jours plus tard, quelques minutes après minuit, l'hélicoptère présidentiel se posait sur un petit aérodrome non loin de Roma. L'occupant du Bureau ovale était accompagné du sénateur Pitt et de Julius Schiller. Dès que les pales du rotor se furent immobilisées, l'amiral Sandecker s'avança pour les accueillir,.. - Je suis ravi de vous voir, amiral, fil le chef d'Etat. Mes félicitations pour le splendide travail que vous avez 494 accompli. Je dois avouer que je ne croyais pas la NUMA capable d'y parvenir. - Merci, monsieur le Président, répondit Sandecker avec son petit air suffisant habituel. Nous vous sommes tous reconnaissants d'avoir donné le feu vert à notre plan qui paraissait pourtant tellement insensé. Le locataire de la Maison-Blanche se tourna vers le sénateur Pitt. - C'est le sénateur qu'il faut remercier. H a su se montrer très persuasif. Sandecker et Schiller échangèrent quelques paroles, puis le petit groupe monta dans la benne d'un énorme dumper à l'aide d'une petite échelle et disparut par une portière dissimulée. Deux agents des Services secrets en vêtements d'ouvriers s'installèrent dans la cabine à côté du chauffeur, et quatre autres s'entassèrent dans une vieille camionnette Dodge garée derrière l'engin de terrassement. De l'extérieur, le camion semblait sale et mal entretenu, mais l'intérieur avait été aménagé en une vaste salle où l'on trouvait un bar et six larges fauteuils. Pour parfaire l'illusion, on avait déversé sur les planches qui couvraient la benne deux ou trois centimètres de gravier. La portière refermée, les quatre hommes s'installèrent dans les sièges confortables rivés au plancher et bouclèrent leurs ceintures. - Désolé pour ce moyen de transport un peu insolite, mais on ne pouvait pas se permettre d'avoir une armée d'hélicoptères en train de tournoyer au-dessus du site, expliqua le directeur de la NUMA. - C'est bien la première fois que je voyage dans un camion-benne, fit le Président avec bonne humeur. La suspension n'est pas tout à fait aussi douce que celle de ma Lincoln officielle. (Puis il redevint sérieux.) Le secret a été bien gardé ? - Oui, acquiesça Sandecker. En tout cas, de notre côté tout paraît en ordre. - Cette fois, il n'y aura pas de fuite depuis la Maison-Blanche, fit Schiller en réponse à l'insinuation de l'amiral. 495 Le Président resta quelques instants silencieux, puis il déclara : - Nous avons eu de la chance de nous en tirer sans trop de dégâts. Les partisans de Topiltzin auraient pu devenir ivres de vengeance en voyant qu'il était mort. - Après avoir surmonté le choc, ils ont erré autour de la colline en contemplant le cratère de l'explosion comme s'il s'agissait d'un phénomène surnaturel, expliqua Sandecker. Les actes de violence ont été réduits au minimum en raison de la présence des femmes et des enfants, et aussi parce que les plus proches conseillers de Topiltzin se sont empressés de déguerpir pour regagner le Mexique. Sans leaders, épuisée et affamée, la foule a commencé à refluer de l'autre côté de la frontière. - D'après les services de l'immigration, quelques milliers ont cherché à s'infiltrer plus au nord, ajouta Schiller. Mais un tiers d'entre eux a déjà été ramené vers le rio Grande. - Du moins aurons-nous évité le pire, fit le Président avec un soupir. Si le Congrès vote notre plan d'aide à l'Amérique latine, nous pourrons contribuer au redressement économique de nos voisins, même si cela doit prendre du temps. - Et la famille Capesterre ? demanda Sandecker. - Le département de la Justice va saisir tous les biens qu'ils possèdent dans ce pays. (Une lueur d'acier brilla dans le regard du chef d'Etat.) Tout à fait entre nous, messieurs, le colonel Hollis des Forces d'opérations spéciales a l'intention, à titre d'exercice, de débarquer sur une petite île des Caraïbes dont nous sommes censés ignorer le nom. Et si par hasard quelques membres de la famille Capesterre avaient le malheur de se trouver à proximité, eh bien, disons que ce serait tant pis pour eux. Le sénateur Pitt eut un sourire sarcastique. - Maintenant que Yazid et Topiltzin ont été éliminés, nos relations internationales vont être un peu plus calmes pendant un certain temps. - Nous n'avons fait que donner deux coups d'épée dans l'eau, le détrompa Schiller. La situation est loin d'être réglée pour autant. 496 - Allons, Julius, ne soyez pas si pessimiste, fit le locataire de la Maison-Blanche qui avait retrouvé sa bonne humeur. L'Egypte est stable pour le moment. Et comme le président Hassan démissionne pour raisons de santé et remet ses fonctions au ministre de la Défense Abou Hamid, les intégristes musulmans vont être obligés de mettre un frein à leurs exigences en vue d'instaurer un gouvernement islamique. - Et le fait qu'Hala Kamil ait consenti à épouser Hamid contribuera également à apaiser les choses, conclut le sénateur. Le camion s'arrêta et la conversation s'interrompit. On ouvrit la portière dérobée et on mit l'échelle en place. - Après vous, monsieur le Président, fit Sandecker. Ils descendirent et regardèrent autour d'eux. Tout le secteur était entouré d'une barrière et faiblement éclairé par de rares lampadaires. Près du portail, il y avait une grande pancarte : ENTREPRISE SAM TRINITY - SABLE ET GRAVIER. On apercevait deux pelleteuses, un excavateur et quelques camions, sinon le chantier paraissait désert. Les gardes et l'équipement de surveillance électronique se trouvaient sous terre, et étaient invisibles pour quiconque se promenait autour du dépôt. - Je pourrais rencontrer M. Trinity ? demanda le Président. - Je crains bien que non, répondit l'amiral. Un brave homme, Sam. Et un bon citoyen. Après avoir de lui-même cédé au gouvernement tous les droits sur les objets d'art, il est parti pour un tour du monde qui doit l'amener sur les cent meilleurs parcours de golf. - Nous l'avons dédommagé, j'espère. - Dix millions de dollars, nets d'impôts, répondit Sandecker. Et nous avons presque dû le forcer à accepter. (Il se tourna et désigna un profond cratère qui se trouvait quelques centaines de mètres plus loin.) Voici ce qui reste de la colline Gongora. Et en plus, on fait des bénéfices avec notre entreprise de gravier ! Le Président contempla le grand trou et son visage s'assombrit. 497 - Vous avez retrouvé Topiltzin et Yazid ? demanda-t-il. - Oui, il y a deux jours, répondit l'amiral. Nous avons mis leurs cadavres dans le concasseur. Leurs ossements doivent se trouver mélangés quelque part au revêtement d'une route. Le chef d'Etat sembla satisfait. - Où est la galerie ? demanda Schiller. - Là, fit Sandecker en montrant une vieille caravane qui servait de bureau et sur laquelle était marqué : CHEF DE CHANTIER. Les quatre agents des Services secrets qui avaient pris place dans la camionnette étaient déjà descendus et surveillaient les environs tandis que les deux autres pénétraient dans la caravane pour s'assurer que tout était en ordre. Le Président et les trois hommes entrèrent à leur tour. Sandecker leur demanda de se mettre au milieu du plancher et de se tenir à une rambarde, puis il fit signe à une caméra située dans un coin du plafond. Une partie du plancher commença alors à s'enfoncer dans le sol. - Bravo pour la discrétion, fit Schiller avec admiration. - En effet, murmura le locataire de la Maison-Blanche. Je comprends pourquoi rien n'a filtré du projet. L'ascenseur s'immobilisa à trente mètres sous terre, fls débouchèrent dans une large galerie éclairée par des tubes fluorescents. Des sculptures étaient alignées le long des parois. Une femme s'avança pour accueillir les visiteurs. - Monsieur le Président, je vous présente le professeur Lily Sharp, chargée de répertorier les antiquités, fit l'amiral. - Professeur Sharp, nous vous sommes immensément reconnaissants. Lily rougit. - Je n'ai été qu'un simple rouage, répondit-elle avec modestie. Après avoir été présentée à Schiller, la-jeune femme entreprit de leur montrer les trésors de la bibliothèque d'Alexandrie. 498 - Nous avons étudié et classé quatre cent vingt-sept sculptures différentes qui représentent les plus belles ouvres d'art de l'âge de bronze depuis 3 000 avant Jésus-Christ jusqu'au style flamboyant de l'ère byzantine du début du IVe siècle. Si ce n'est quelques taches dues à des infiltrations d'eau au travers de la pierre à chaux, qu'on pourra d'ailleurs faire disparaître à l'aide de produits chimiques, les statues de marbre et de bronze sont dans un état de conservation exceptionnel. Le Président parcourait la galerie en silence, s'arrêtant au passage pour admirer les superbes antiquités, dont certaines avaient près de cinq mille ans. Il était muet de stupéfaction. Chaque époque, chaque dynastie, chaque empire était représenté par les plus belles ouvres que les artistes d'alors avaient réalisées. - Quand je pense que je vois et que je touche la collection du musée d'Alexandrie, murmura-t-il avec respect. Après l'explosion, je n'aurais jamais pu imaginer que tout n'avait pas été irrémédiablement détruit. - La secousse a bien soulevé un peu de poussière et quelques pierres sont bien tombées du plafond, mais il n'y a pas eu d'autres dommages, expliqua Lily. Les sculptures sont exactement telles que Junius Venator les a contemplées pour la dernière fois en l'an 391 de notre ère. Après qu'ils eurent passé environ deux heures à s'extasier devant les trésors, Lily s'immobilisa près de la dernière sculpture avant de pénétrer dans la galerie principale. - Le cercueil en or d'Alexandre le Grand, annonça-t-elle d'une voix étouffée. Le Président était très ému. D s'approcha en hésitant de la sépulture de l'un des plus grands hommes d'Etat que le monde eût connus, et il regarda par le côté du sarcophage qui était formé d'un panneau en cristal. Les Macédoniens avaient paré leur roi de son armure de cérémonie. Sa cuirasse et son casque étaient en or massif. Il ne restait plus que quelques lambeaux de sa tunique en soie de Perse, et du roi lui-même, objet de tant de légendes, ne subsistaient plus que des ossements. 499 - Cléopâtre, Jules César, Antoine, tous se sont tenus ainsi devant lui, murmura Lily. Chacun vint jeter un coup d'oil, puis la jeune femme les conduisit dans la vaste galerie qui servait d'entrepôt. Près de trente personnes travaillaient là. Certaines étaient en train d'examiner le contenu des caisses en bois empilées au centre de la galerie. Les tableaux, pour la plupart abîmés mais qu'on pourrait sans doute restaurer, les objets délicats en ivoire, en marbre, en or, en argent ou en bronze étaient catalogués et replacés dans d'autres caisses pour être transportés au Maryland dans des bâtiments spécialement aménagés et placés sous haute surveillance. Les archéologues, les traducteurs et les spécialistes de la conservation maniaient avec d'infinies précautions les cylindres en bronze qui renfermaient les milliers de manuscrits anciens, et déchiffraient les étiquettes de cuivre qui indiquaient leur contenu. Les tubes et les rouleaux de papyrus devaient également rejoindre le Maryland. - Tout est là, fit Lily avec fierté. Jusqu'à présent, nous avons trouvé les ouvres complètes d'Homère, la plupart des enseignements des grands philosophes grecs, les premiers écrits hébreux, les manuscrits et les données historiques qui permettent de considérer sous un nouveau jour l'histoire de la chrétienté. Il y a aussi des cartes qui indiquent les tombeaux inconnus d'anciens rois, les emplacements de centres de commerce disparus, dont Tarsis et Saba, ainsi que des cartes géologiques de mines et de nappes pétrolifères. Nous allons pouvoir combler des vides immenses dans la chronologie des événements. L'histoire des Phéniciens, des Mycéniens, des Etrusques et de civilisations que seule la rumeur disait exister, tout est là, et raconté en détail. Les tableaux, si on parvient à les restaurer convenablement, nous permettront de nous faire une idée précise de l'apparence physique qu'avaient les grands personnages de l'Antiquité. Le Président, l'espace d'un instant, ne trouva rien à dire. Il ne parvenait pas à réaliser tout à fait la portée de ce qu'il avait sous les yeux. La valeur artistique et culturelle de ces trésors était inestimable. 500 fl finit par demander d'une voix un peu rauque : - Vous en avez pour combien de temps ici ? - Nous allons déménager d'abord les manuscrits, puis les tableaux, répondit Lily. Les sculptures partiront en dernier. En travaillant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, nous devrions avoir tout mis en sûreté dans le Maryland pour le nouvel an. - Ce qui fait près de deux mois, dit Sandecker. - Et les manuscrits ? - Le plus important sera d'assurer leur conservation, répondit la jeune femme. Quant à leur traduction et à l'analyse de leur contenu, il faudra compter entre vingt et cinquante ans selon le budget dont nous disposerons. - Ne vous inquiétez pas pour les subventions, fit le Président. Le projet bénéficiera d'une priorité absolue. J'y veillerai personnellement. - Nous ne pouvons pas continuer plus longtemps à prétendre auprès de la communauté internationale que tous ces trésors ont été détruits, intervint Schiller. Il faudra faire une déclaration, et le plus tôt possible. - Ce n'est que trop vrai, dit le sénateur Pitt. Les protestations ne cessent d'affluer depuis l'explosion. - Comme si je ne le savais pas, soupira le chef d'Etat. Ma cote de popularité a baissé de quinze points, le Congrès ne me lâche pas, et tous les dirigeants étrangers aimeraient me tenir entre quatre yeux. Lily intervint : - Pardonnez-moi, messieurs, mais si vous pouviez attendre encore une dizaine de jours, je pense que nous serions en mesure de vous fournir des films et des bandes .yidéo des principales ouvres d'art découvertes ici. Le sénateur Pitt se tourna vers le Président : - Le professeur Sharp vient d'avoir une idée de génie. La révélation de l'existence du trésor par la Maison-Blanche, accompagnée d'un documentaire, serait du plus bel effet. Le chef d'Etat serra longuement la main de la jeune femme. - Merci, professeur Sharp. Vous m'avez ôté un des trop nombreux poids qui pèsent sur ma charge. 501 - Vous avez réfléchi à la façon de répartir les ouvres d'art entre ceux qui vont les revendiquer ? demanda Sandecker sans prendre la peine de dissimuler son irritation. Le Président eut un grand sourire. - Si je parviens à convaincre le Congrès de voter les fonds nécessaires, et j'espère bien y parvenir, on construira une réplique de la bibliothèque d'Alexandrie à Washington, et on y exposera tout ce que Junius Venator a apporté d'Egypte, ainsi que les réalisations des premiers Américains. Et si d'autres pays souhaitent montrer leur héritage artistique, nous ne serons que trop heureux d'organiser des expositions. Mais les trésors d'Alexandrie demeureront la propriété des Etats-Unis. - Oh ! merci, monsieur le Président ! s'exclama la jeune femme. - Merci, monsieur, fit à son tour l'amiral. Je crois que vous faites plaisir à tout le monde. Schiller souffla alors à l'oreille de Lily : - Veillez à faire traduire d'abord les renseignements géologiques. Nous allons peut-être garder les ouvres d'art, mais le reste doit être partagé avec tous. Lily se contenta de hocher la tête. Après avoir répondu aux nombreuses questions, la jeune femme conduisit le groupe en direction d'un coin de la galerie où Pitt et Giordino étaient assis autour d'une table pliante en compagnie d'un traducteur de latin et de grec qui examinait l'étiquette d'un cylindre à l'aide d'une loupe. Le Président les reconnut et s'avança rapidement vers eux. - Je suis enchanté de vous voir en bonne santé, Dirk, fit-il avec un sourire chaleureux. Au nom de tous, je tiens à vous remercier pour ce cadeau extraordinaire fait à la nation. Pitt se leva en s'appuyant sur une canne. - Je suis surtout content que tout se soit bien terminé. Sans mon ami Al et le colonel Hollis, je serais encore sous la colline Gongora. - Et si vous nous expliquiez ce mystère ? demanda Schiller. Comment saviez-vous que les trésors de la 502 Bibliothèque étaient sous cette petite colline et non sous Gongora ? - Je n'ai pas honte d'avouer que vous nous avez fichu une frousse de tous les diables, ajouta le locataire de la Maison-Blanche. Nous ne pouvions pas nous empêcher de nous demander ce qui allait se passer si vous aviez fait sauter la mauvaise colline. - Il faut que vous m'excusiez d'être demeuré dans le vague, dit Pitt. Malheureusement, je n'avais pas le temps de me lancer dans les détails pour apaiser les craintes de chacun. (Il s'interrompit et adressa un large sourire à son père.) Je suis simplement ravi que vous m'ayez tous fait confiance. Mais moi, je n'avais aucun doute. Sur la pierre trouvée par Sam Trinity, Junius Venator avait marqué : « Va au nord et regarde droit au sud de la falaise. » Et quand j'ai fait ce qu'il avait écrit, je me suis aperçu que la falaise de Roma se trouvait à près de cinq cents mètres à l'ouest sur ma droite. J'ai donc continué dans cette direction, puis légèrement au nord, jusqu'à la première colline qui correspondait aux indications de Venator. - Comment s'appelle-t-elle ? demanda le sénateur. - La colline ? Pour autant que je sache, elle n'a pas de nom. - Maintenant, elle en a un, fit le Président en riant. Dès que le professeur Sharp m'aura donné le feu vert pour annoncer l'une des plus importantes découvertes de l'histoire de l'humanité, nous dirons qu'elle provient de la colline Sans Nom. Une légère brume s'élevait du fleuve et le soleil apparaissait au-dessus de la vallée du rio Grande quand le Président et ses conseillers repartirent pour Washington, l'esprit encore pénétré de tout ce qu'ils avaient vu. Pitt et Lily étaient assis au sommet de la colline Sans Nom. Ils respiraient l'air pur du matin et regardaient s'éteindre les lumières de Roma. La jeune femme se tourna vers Pitt. Les yeux de celui-ci avaient perdu leur dureté, et étaient doux et songeurs. Le soleil éclairait son visage, et il l'offrait à ses 503 rayons déjà chauds. Elle savait qu'il avait l'esprit ailleurs, plongé loin dans le passé. Elle s'était rendu compte que c'était un homme que nulle femme ne posséderait jamais entièrement. Son amour était comme un défi qui flottait à l'horizon, un appeau que lui seul était en mesure d'entendre. C'était un homme qu'une femme désirait pour une liaison brève et torride, mais qu'elle n'épousait pas. Lily n'ignorait pas que leurs rapports seraient éphémères, et elle avait bien l'intention de profiter de chaque instant qui lui restait jusqu'au jour où elle s'éveillerait et ne le trouverait plus à ses côtés, car il serait parti pour essayer de résoudre une nouvelle énigme tapie derrière la colline suivante. Elle se blottit contre lui, posa la tête sur son épaule. - Qu'est-ce qu'il y avait sur l'étiquette ? demanda-t-elle. - Quelle étiquette ? - Celle qui était sur le cylindre qui semblait tellement vous intéresser, Al et toi. - Des indications concernant d'autres objets perdus, répondit-il tranquillement, le regard toujours au loin. - Perdus où ? - Sous la mer. Le rouleau était intitulé : « Epaves contenant des cargaisons de valeur. » Elle leva les yeux sur lui. - Une carte de trésors sous-marins ? - Il y a toujours des trésors quelque part, fit-il d'une voix distante. - Et tu vas partir à leur recherche ? Il se tourna et lui sourit. - On ne risque rien à jeter un coup d'oil. Malheureusement, oncle Sam ne m'en laisse guère le temps. Et j'ai encore à explorer les jungles brésiliennes pour retrouver la cité en or d'El Dorado1. Elle le considéra un instant, puis elle se rallongea et regarda disparaître les dernières étoiles. - Je me demande où ils sont enterrés, dit-elle. 1. Voir Cyclope, op. cit. 504 Pitt chassa de son esprit les visions de trésors perdus et baissa les yeux. - Qui? - Les anciens aventuriers qui ont aidé Venator à sauver la collection de la Bibliothèque. - Junius Venator était un homme aux voies mystérieuses. Il a pu enterrer ses camarades byzantins n'importe où entre ici et le fleuve... Elle tendit le bras et attira doucement Pitt vers elle. Leurs lèvres s'unirent. Un faucon décrivait des cercles dans le ciel aux lueurs orangées et, ne trouvant rien à son goût, il fila au sud en direction du Mexique. Lily ouvrit les yeux et s'écarta légèrement avec une expression de timidité. - Tu crois que ça les gênerait ? Pitt l'étudia avec curiosité. - Quoi ? - Qu'on fasse l'amour sur leurs tombes. Elles sont peut-être juste au-dessous de nous. Il la regarda longuement dans les yeux, puis il eut un petit sourire espiègle. - Non, je ne crois pas que ça les gênerait, fit-il. En tout cas, moi ça ne me gênera pas. Table Prologue : Les Précurseurs ...................................... 11 I. VOLNEBULA, N° 106............................................ 25 II. LE SÉRAPIS......................................................... 109 m. LE LADY FLAMBOROUGH .................................... 221 IV. LE CIRQUE ROMAIN DE SAM................................ 403 Composition réalisée par JOUVE Imprimé en France sur Presse Offset par BRODARD & TAURIN CROUPE CPI La Flèche (Sarthe) N° d'impnmeur . 8007 - Dépôt légal Edit 13063-07/2001 LIBRAIRIE GENERALE FRANÇAISE - 43, quai de Grenelle - 75015 Pans. ISBN: 2-253-05612-X