ICEBERG Clive Cussler est ne le 15 juillet 1931 à Aurora, Illinois, mais a passé son enfance et la première partie de sa vie adulte à Alhambra, en Californie Après des études au collège de Pasadena, il s'engage dans l'armée de l'air pendant la guerre de Corée et y travaille comme mécanicien d'avions Ensuite il entre dans la publicité ou il devient d'abord rédacteur puis concepteur pour deux des plus grandes agences de publicité américaines, écrivant et produisant des spots publicitaires pour la radio et la télévision, qui reçoivent plusieurs récompenses, tels le New York Cleo et le Hollywood International Broadcast, ainsi que plusieurs mentions dans des festivals du film, y compns le Festival de Cannes II commence a écrire en 1965 et publie en 1973 un roman, The Mediterranean Caper, dans lequel apparaît pour la première fois son héros Dirk Pltt Ce roman sera suivi en 1975 par Iceberg, puis Renflouez le Titanic ' en 1976, Vixen 03 en 1978 L'Incroyable Secret en 1981, Pacific Vortex en 1983, Panique a la Maison Blanche en 1984, Cydope en 1986, Trésor en 1988, Dragon en 1990, et Sahara en 1993 Collectionneur réputé de voitures anciennes, il possède vingt-deux des plus beaux modèles existant de par le monde Cussler est aussi une autorité reconnue internationalement en matière de découverte d'épaves puisqu'il a localisé trente-trois sites de naufrages connus historiquement Parmi les nombreux navires qu'il a retrouvés, on compte le Cumberland, le Sultana, le Flonda, le Carondelet, le Weehawken et le Manassas II est président de l'Agence nationale maritime et sous-manne (National Underwater and Marine Agency NUMA), membre du club des explorateurs (Explorers Club) et de la Société royale géographique (Royal Géographie Society), président régional du Club des propriétaires de Rolls-Royce, chevalier de la Chaîne des Rôtisseurs, et président de la Ligue des auteurs du Colorado CLIVE CUSSLER Paru dans Le Livre de Poche : L'INCROYABLE SECRET PANIQUE À LA MAISON BLANCHE CYCLOPE TRÉSOR DRAGON SAHARA L'OR DES INCAS ONDE DE CHOC Iceberg TRADUIT DE L'AMÉRICAIN PAR PATRICK DELPERDANGE LE LIVRE DE POCHE I Titre original : ICEBERG Cet ouvrage est publié avec l'accord de Peter Lampack Agency, Inc. New York - USA. Celui-ci est pour Barbara, sur l'inébranlable patience de laquelle j'ai pu compter. © Clive Cussler, 1975. © Claude Lefrancq Éditeur, 1997, pour la présente édition. PROLOGUE Le sommeil dû aux narcotiques se dissipa dans le néant, et la fille entreprit l'angoissant retour vers la conscience. Ses yeux s'ouvrirent lentement, dans la lumière pâle et voilée, tandis qu'une terrible puanteur envahissait ses narines. Elle était nue, le dos collé à un mur humide etjaune, couvert d'une pelli- . cule visqueuse. C'était irréel et impossible, essaya-t-elle de se dire en s'éveillant peu à peu. Il devait s'agir d'une sorte d'horrible cauchemar. Puis, tout à coup, avant qu'elle ait eu une chance d'endiguer le sentiment de panique qui grandissait en elle, la vase jaunâtre s'éleva du sol et se mit à grimper le long de ses cuisses et de son corps sans défense. Terrifiée au-delà de toute raison, elle se mit à hurler - à hurler comme une possédée, alors que cette chose abominable continuait de ramper sur sa peau moite. Ses yeux roulèrent dans leurs orbites et elle se débattit avec l'énergie du désespoir. Mais c'était peine perdue - ses poignets et ses chevilles étaient solidement attachés au mur poisseux. Avec lenteur, une inexorable lenteur, l'incroyable vase grimpa jusqu'à sa poitrine. A l'instant précis où l'horreur sans nom atteignait les lèvres de la fille, un vrombissement retentit et une voix fantomatique se fit entendre dans l'obscurité de la pièce. - Désolé d'interrompre vos travaux d'étude, lieutenant, mais le devoir nous appelle. Le lieutenant Sam Neth referma d'un coup sec le magazine illustré qu'il tenait en main, et se tourna vers l'homme à la mine revêche qui se trouvait assis à côté de lui dans le cockpit bourdonnant de l'avion. - Nom d'un chien, Rapp, à chaque fois que cela devient intéressant, vous venez tout flanquer en l'air. L'enseigne James Rapp jeta un coup d'oil au magazine. Sur sa couverture, on apercevait une fille se débattant dans une mare de boue jaune - au milieu de laquelle elle flottait, songea Rapp, grâce à une imposante paire de seins. - Comment pouvez-vous lire ce genre de débilités ? - Débilités ? répéta Neth avec une grimace attristée. Non seulement vous envahissez ma vie privée, enseigne, mais en plus vous osez vous moquer de mes goûts littéraires ! Il leva sa large main en un geste de désespoir simulé. - Pourquoi est-ce qu'on m'affecte toujours un copilote pourvu d'un cerveau si primitif qu'il est imperméable au style moderne et à la création contemporaine ? Neth se baissa pour ranger son magazine dans un casier installé de façon précaire sur le panneau latéral, sous un portemanteau. Il y avait là plusieurs autres magazines aux pages froissées, et dont les couvertures exhibaient des corps de femmes nues dans des positions avantageuses, preuve que les goûts de Neth en matière de littérature n'avaient pas grand-chose à voir avec les classiques. Neth soupira, en se rasseyant au fond de son siège, et examina la mer au-dessous de l'appareil, à travers le pare-brise. La patrouille de gardes-côtes de l'armée des États- 10 Unis en était à quatre heures et vingt minutes dans son ennuyeuse mission de routine, consistant à surveiller les icebergs huit heures durant. L'air était d'une pureté cristalline, sous un ciel sans nuages, et le vent gonflait à peine les rouleaux de vagues - ce qui était pour le moins exceptionnel dans l'Adan-tique Nord, en plein mois de mars. Dans le cockpit, Neth, en compagnie de quatre membres d'équipage, pilotait l'énorme quadri-moteur Boeing, tandis que six autres personnes s'affairaient dans le reste de l'appareil, les yeux fixés sur les écrans radar et autres instruments d'observation scientifique. Neth jeta un coup d'oil à sa montre, et fit ensuite effectuer à l'appareil un large mouvement circulaire, pour pointer son nez en direction de la côte de Terre-Neuve. - En voilà assez pour le travail, dit-il en se détendant et en retournant à son magazine d'horreur. Faites-moi le plaisir de prendre un peu l'initiative, Rapp. Plus d'interruptions jusqu'à ce que nous ayons rejoint St. John. - Je vais essayer, rétorqua Rapp d'un ton maussade. Si ce bouquin est tellement passionnant, qu'est-ce que vous diriez de me le prêter quand vous l'aurez fini ? - Désolé, dit Neth en étouffant un bâillement. Je me suis juré de ne jamais prêter de volumes de ma bibliothèque personnelle. Brusquement, il y eut un craquement dans ses écouteurs, et il s'empara du micro. - O.K., Hadley, qu'est-ce qui vous arrive ? Dans les profondeurs obscures de la carlingue de l'appareil, le première classe Buzz Hadley fixait intensément l'écran d'un radar, qui éclairait son visage d'une lumière verte et surnaturelle. - Je reçois un signal bizarre, sir. A dix-huit miles, dans la direction trois-quatre-sept. Neth donna une pichenette au micro. 11 - Allons, allons, Hadley. Qu'est-ce que vous entendez par bizarre ? Vous captez un iceberg, ou bien vous avez branché votre appareil sur un film de Dracula ? - Peut-être qu'il vous a piqué votre magazine sexy, grommela Rapp. La voix de Hadley se fit à nouveau entendre. - A en juger par la configuration et la taille, c'est un iceberg, dit-il, mais le signal est beaucoup trop puissant pour de la glace ordinaire. - Bien, bien, dit Neth dans un soupir. On va aller jeter un oil là-dessus. Il se tourna vers Rapp. - Soyez gentil de nous placer sur cap trois-quatre-sept. Rapp acquiesça d'un signe de tête et actionna le manche à balai pour effectuer le changement de cap. L'avion, accompagné du vrombissement régulier de ses quatre moteurs Pratt & Whitney et de leurs vibrations incessantes, vira sagement en direction d'un nouvel horizon. Neth s'empara d'une paire de jumelles et les braqua sur la surface infinie des flots bleus. Il ajusta la molette et essaya de maintenir les lentilles aussi fermement que possible au milieu des tremblements qui agitaient l'appareil. Et c'est alors qu'il l'aperçut - un point blanc immobile, posé d'un air serein à la surface d'une mer de saphir étincelant. Lentement, l'iceberg prit de l'ampleur dans les deux cercles des jumelles tandis que la distance le séparant du cockpit diminuait. Neth reprit alors le micro. - Qu'est-ce que vous en pensez, Sloan ? Le lieutenant Jonis Sloan, le meilleur spécialiste en observation d'iceberg à bord de l'appareil de patrouille, était déjà occupé à examiner l'objet, à travers l'entrebâillement d'une porte servant au chargement, derrière la cabine de pilotage. 12 - Type tout ce qu'il y a de plus ordinaire, de la variété jardin, déclara la voix de Sloan dans les écouteurs, d'un ton de robot. Iceberg tubulaire, avec un sommet en plateau. Je dirais soixante mètres de haut, et poids d'un million de tonnes environ. - Type ordinaire ? De la variété jardin ? répéta Neth avec une expression surprise. Merci bien, Sloan, pour cette description extrêmement enrichissante. Je meurs d'envie d'aller lui rendre une petite visite. Il demanda, à l'adresse de Rapp : - Quelle est notre altitude ? Rapp maintint son regard fixé vers l'avant. - Trois cents mètres. La même altitude que depuis ce matin... Et la,même qu'hier... Et que le jour d'avant... - Simple vérification, dit Neth en l'interrompant. Il ajouta, d'un ton pontifiant : - Vous n'avez pas idée, Rapp, de l'incroyable sentiment de sécurité qui baigne mes vieux jours grâce aux talents que vous déployez face aux contrôles. Il ajusta devant ses yeux une paire de lunettes d'aviateur déglinguée, se raidit par avance en pensant au froid piquant qui allait entrer dans le cockpit, et ouvrit sa vitre latérale pour jeter un regard plus précis. - Nous y voilà, dit-il en se tournant vers Rapp. Faites deux ou trois passages, et on va voir ce qu'on va voir. En l'espace de quelques secondes, le visage de Neth prit l'aspect d'une pelote d'épingles ; l'air glacé lui mordit la peau jusqu'à la rendre insensible. Il serra les dents et garda les yeux fixés sur l'iceberg. L'énorme masse de glace ressemblait à un navire fantôme toutes voiles dehors, flottant avec élégance sous les vitres du cockpit. Rapp réduisit les gaz et bas- 13 cula légèrement le manche, pour faire virer sur l'aile l'appareil de patrouille, en un large mouvement circulaire. Il ne tint aucun compte de ce qu'indiquait l'aiguille d'assiette et estima la déclivité en jetant un coup d'oil au monticule de glace scintillante par-dessus l'épaule de Neth. Il effectua trois passages en cercle, en guettant un signe de Neth pour stabiliser l'appareil. Finalement, Neth rentra la tête à l'intérieur et s'empara du micro. - Hadley ! Cet iceberg est aussi lisse que le cul d'un nouveau-né. - Il y a quelque chose là en bas, lieutenant, rétorqua Hadley. Je reçois un superbe bip sur mon... - Je crois bien que j'ai repéré un objet plus sombre, déclara Sloan en l'interrompant. Juste sous la ligne de flottaison, sur la façade ouest. Neth se tourna vers Rapp. - Faites un virage à une soixantaine de mètres de haut. Rapp n'eut besoin que de quelques minutes pour effectuer la manouvre. Au cours des minutes suivantes, il fit tourner l'appareil au-dessus de l'iceberg, en maintenant son allure à moins de trente-cinq kilomètres heure au-dessus de la perte de vitesse. - Plus près, murmura Neth, en restant parfaitement concentré, trente mètres de moins. - Pourquoi est-ce qu'on ne se pose tout simplement pas sur ce fichu bazar, proposa Rapp sur le ton de la conversation. S'il se sentait réellement concerné, il ne le montrait pas le moins du monde. L'expression de son visage était celle de quelqu'un qui se laisserait aller au sommeil dans peu de temps. Seules les minuscules gouttes de sueur perlant à son front trahissaient la concentration extrême avec laquelle il effectuait cette dangereuse manouvre. Les flots bleus semblaient si proches qu'il lui semblait pou- 14 voir les atteindre en passant seulement la main pardessus l'épaule de Neth. Et pour ajouter encore à la tension qui grandissait en lui, les parois de l'iceberg se dressaient à présent si près de l'avion que leur cime restait invisible au-dessus du cadre de la vitre du cockpit. Une légère saccade, se dit-il, un seul petit souffle d'air un peu vicieux, et le bout de l'aile gauche attraperait la crête d'une vague qui ferait instantanément rouler l'énorme appareil sur lui-même, en plusieurs tonneaux. Neth finit par discerner quelque chose... Une chose aux contours vagues, qui flottait à la frontière entre fantaisie et réalité. Cela prit lentement l'aspect d'un objet tangible, un objet fabriqué par la main de l'homme. En fin de compte, au bout de ce qui parut une éternité à Rapp, Neth recula la tête dans la cabine, referma la vitre latérale, et pressa la commande du micro. - Sloan ? Vous avez vu ça ? Les mots sonnaient de façon sèche et assourdie, comme si Neth parlait au travers d'un oreiller. Tout d'abord, Rapp pensa que c'était parce que les mâchoires et les lèvres de Neth étaient transies de froid, mais après lui avoir jeté un rapide coup d'oil en coin il fut surpris de constater que si le visage de Neth était bien figé, ce n'était pas à cause du givre. Ses traits étaient en réalité paralysés par une crainte évidente. - Je l'ai vu, fit la voix de Sloan dans les écouteurs, pareille à un écho mécanique. Mais je ne pensais pas que c'était possible. - Pas plus que moi, dit Neth, mais c'est là, en dessous de nous - un navire, un fichu navire fantôme prisonnier de la glace. Il se tourna vers Rapp, en hochant la tête comme s'il ne parvenait pas lui-même à croire ses propres paroles. - Je n'ai pas réussi à distinguer les détails. Juste 15 les contours flous de la proue, ou peut-être de la poupe, il n'est pas possible de le savoir avec certitude. Il ôta ses lunettes et dressa le pouce de sa main droite, en l'agitant vers le haut. Rapp eut un soupir de reconnaissance, et stabilisa l'appareil de patrouille, jusqu'à ce qu'il y ait un espace un peu plus rassurant entre le ventre de l'avion et les flots glacés de l'Atlantique. - Excusez-moi, lieutenant. C'était la voix de Hadley dans les écouteurs. Penché sur son radar, il suivait sans relâche le petit point blanc qui clignotait presque exactement au centre de l'écran. - Pensez-en ce que vous voudrez, dit-il, mais la longueur hors tout de ce truc dans l'iceberg est d'environ quarante mètres. - Il doit s'agir d'un chalutier abandonné, ajouta Neth en se frottant vigoureusement les joues. Il grimaça de douleur alors que son sang se remettait à circuler. - Dois-je contacter le quartier général de district à New York ? demanda Rapp sans avoir l'air d'y toucher. Pour requérir une équipe de secours ? Neth remua la tête. - Pas besoin d'alerter une équipe de secours. Il n'y a pas de survivants, c'est clair. Nous ferons un rapport détaillé une fois que nous aurons rejoint Terre-Neuve. Il y eut un silence. Puis la voix de Sloan se fit à nouveau entendre. - Faites un passage au-dessus de l'iceberg, patron. Je vais y balancer un marqueur coloré pour qu'on puisse l'identifier rapidement. - Bonne idée, Sloan. Attendez mon signal pour le jeter. Neth se tourna à nouveau vers Rapp. 16 - Survolez la partie supérieure de l'iceberg, à une centaine de mètres. Le Boeing, avec ses quatre moteurs tournant toujours à faible régime, contourna la masse immobile de l'iceberg, avec l'air d'un monstrueux volatile sorti de la préhistoire à la recherche de son nid primitif. A l'arrière, Sloan passa la main par la porte de chargement entrouverte, et attendit. Puis, au signal que Neth venait de lui envoyer dans son casque, il lâcha dans l'air un bocal à cornichons empli d'encre rouge. Le bocal devint de plus en plus petit, jusqu'à n'être plus qu'un point minuscule, avant de frapper la surface lisse de la cible. Se penchant pour jeter un coup d'oil, Sloan parvint à apercevoir la traînée vive de vermillon qui s'écoulait lentement sur le flanc de la butte d'un million de tonnes de glace. - En plein dans le mille, reprit Neth d'un ton presque jovial. De cette façon-là, l'équipe de recherche n'aura aucune difficulté à le retrouver. Puis, brusquement, il grimaça, en fixant la tache colorée sous laquelle était enfoui le navire inconnu. - Pauvres diables, dit-il. Je me demande si nous apprendrons jamais ce qui leur est arrivé. Rapp eut un regard pensif. - Ils n'auraient pas pu réclamer de tombe plus imposante. - Elle n'est que temporaire. Deux semaines seulement après que cet iceberg aura dérivé jusqu'au Gulf Stream, il n'y aura même plus assez de glace pour rafraîchir un carton de bières. La cabine fut envahie par le silence, un silence qui semblait plus intense encore dans le vrombissement incessant des moteurs. Nul ne dit mot pendant un long moment, tous étaient perdus dans leurs pensées. Les regards restaient braqués sur le sommet menaçant du pack, éclatant de blancheur, 17 qui flottait au milieu des eaux, tandis qu'ils spéculaient sur l'énigme qui se cachait sous son manteau glacé. Finalement, Neth se recula au fond de son siège, dans une position proche de l'horizontale, et reprit l'attitude imperturbable dont il avait l'habitude. - Je vous conseille vivement, enseigne, à moins que vous rêviez de faire plonger ce gros lourdaud dans une eau à quatre degrés, de nous ramener à bon port avant que les réservoirs se retrouvent complètement secs. Puis, il ajouta, avec un rictus menaçant : - Et plus d'interruptions, s'il vous plaît. Rapp lança à Neth un regard de profond mépris, haussa les épaules, puis replaça l'appareil de patrouille sur la route de Terre-Neuve. Lorsque l'avion des gardes-côtes eut disparu au loin et que le dernier ronflement de ses moteurs se fut éteint dans l'air froid et salé, un silence de mort tomba à nouveau sur le gigantesque iceberg, pareil au linceul qui l'enveloppait depuis l'instant où il s'était détaché du glacier et qu'il avait entrepris de dériver le long de la côte ouest du Groenland, il y avait de cela un peu moins d'un an. Puis, tout à coup, il y eut un mouvement ténu mais perceptible sur la glace, juste au-dessus de la ligne de flottaison de l'iceberg. Deux formes indistinctes se muèrent peu à peu en deux silhouettes d'hommes qui se mirent debout pour tourner leurs regards en direction de l'avion qui s'éloignait. Au-delà d'une vingtaine de pas, ils n'auraient jamais pu être repérés à l'oil nu - tous deux portaient des combinaisons de couleur blanche qui se fondaient de manière parfaite au sein de l'environnement immaculé. Ils restèrent dans cette position un long 18 moment, attendant patiemment et tendant l'oreille. Lorsqu'ils eurent la certitude que l'appareil de patrouille n'allait pas faire demi-tour, l'un des hommes se mit à genoux et balaya la glace, pour dégager un petit émetteur-récepteur. Déployant les trois mètres de l'antenne télesco-pique, il choisit la fréquence et se mit à tourner le bouton de réglage. Il n'eut pas à chercher longtemps. Quelqu'un, quelque part, se tenait attentivement à l'écoute, sur cette même fréquence, et la réponse arriva donc presque immédiatement. CHAPITRE I Le capitaine Lee Koski serra les dents un peu plus fort encore sur le tuyau de sa pipe en épi de maïs, enfonça de cinq centimètres ses poings serrés au fond des poches de son coupe-vent fourré, et frissonna dans le froid intense. A l'âge de quarante et un ans, passés de deux mois, Koski était de courte taille, très courte, et ses nombreuses couches d'épais vêtements donnaient l'impression qu'il était aussi large que haut. Ses yeux bleus, sous ses cheveux hirsutes, couleur de blé mûr, brillaient avec une intensité qui semblait ne jamais faiblir, quel que soit son état d'esprit. Il affichait l'attitude assurée d'un perfectionniste, une qualité qui n'avait pas peu compté lors de sa nomination en tant que capitaine du tout récent supercutter affecté à la surveillance côtière, le Catawaba. Il se tenait sur le pont avec l'allure d'un coq de combat, les jambes solidement plantées, et ne fit pas mine de se retourner lorsqu'il adressa la parole à l'espèce de montagne humaine qui se tenait derrière lui. - Même avec leur radar, ils vont avoir sacrement du mal à nous retrouver par ce temps-là. Le ton de sa voix était aussi vif et pénétrant que l'air glacé de l'Atlantique. 21 Q-55, un appareil capable de voler à près de quatre cents kilomètres heure. - Il faut être cinglé pour tenter ce coup-là, déclara sèchement Dover. Koski ne fit aucun commentaire. Il s'empara à nouveau de son émetteur. - Dites au pilote de cet hélicoptère, explosa-t-il dans le micro, qu'il n'est pas question qu'il risque un atterrissage alors qu'on se balance au milieu de creux de plus de trois mètres. Et dites-lui également que je ne serai en aucun cas responsable des actes de démence qu'il pourrait commettre. Koski attendit quelques instants, les yeux rivés à l'hélico. - Eh bien ? L'émetteur répondit en crépitant. - Le pilote dit qu'il est très touché par votre sollicitude, capitaine, et il vous suggère respectueusement de garder quelques hommes en alerte pour arrimer le train d'atterrissage lorsqu'il aura touché la piste. - Ce petit "salaud est plutôt courtois, grommela Dover. Il faut le reconnaître. Relevant le menton de quelques centimètres supplémentaires, Koski serra davantage les dents sur le tuyau de sa pipe, prise comme dans un étau. - Courtois, mon oil ! Selon toute vraisemblance, cet idiot va bousiller une bonne partie de mon navire. Puis il haussa les épaules en signe de résignation, et se saisit d'un mégaphone, avant de crier dans l'embouchure. - Chef Thorp ! Assurez-vous que vos hommes restent prêts à arrimer l'oiseau à la seconde où il se posera. Mais pour l'amour du ciel, gardez-les à couvert jusqu'à ce qu'il touche la piste - et gardez aussi une équipe de secours en alerte. - Ça ne va plus tarder maintenant, dit Dover à voix basse. Je ne prendrais pas la place de ces gars-là pour toutes les starlettes d'Hollywood. Le Catawaba ne pouvait pas être mis résolument contre le vent, estima Koski, parce que les turbulences de la superstructure entraîneraient la destruction inévitable de l'appareil. D'un autre côté, si le navire avançait par le travers, cela provoquerait un roulis si important que l'hélicoptère ne réussirait jamais à toucher la piste. Toutes ses années d'expérience et de savoir-faire accumulées, ajoutées à ce qu'il savait des caractéristiques du Catawaba, lui dictèrent sa décision de façon quasi routinière. - Nous allons les prendre avec le vent et la mer en plein devant. Réduisez la vitesse et opérez le changement de cap nécessaire. Dover hocha la tête et disparut dans la cabine de pilotage. Il réapparut quelques instants plus tard. - En plein devant comme demandé, et aussi stable que la mer le permet. Figés par l'appréhension comme dans une étreinte glacée, Koski et Dover restèrent les yeux braqués sur l'hélicoptère d'un jaune brillant, tandis qu'il sortait du brouillard pour se placer lui aussi contre le vent. L'appareil s'approcha de la proue du Catawaba en suivant un angle de trente degrés par rapport au sillage du navire. La bourrasque agitait méchamment l'Ulysses, et le pilote s'efforçait de le maintenir tant bien que mal à bonne hauteur. Après une centaine de mètres, il réduisit la vitesse jusqu'à ce qu'il se mette à flotter, en suspens dans les airs, planant tel un oiseau-mouche au-dessus de la piste d'atterrissage qui s'élevait et s'abaissait continuellement. Pendant ce qui parut une éternité à Koski, l'hélico garda sa hauteur, tandis que le pilote estimait le point le plus haut auquel parvenait la queue de gouvernail du navire, à chaque fois qu'il se trouvait à la crête 24 25 d'une vague. Puis, de manière soudaine, alors que la piste atteignait son apogée, le pilote coupa les gaz, et l'Ulysses tomba adroitement sur le Cata-waba, un court instant avant que la proue fasse une nouvelle embardée, en plongeant au creux de la vague suivante. Les patins venaient à peine de toucher la piste que déjà cinq hommes d'équipage se ruaient sur le pont agité de secousses. Ils se démenèrent au milieu des rafales de vent pour arrimer l'hélicoptère avant qu'il soit soufflé par-dessus bord et jeté à la mer. Le moteur s'arrêta aussitôt, les pales du rotor tournèrent de plus en plus lentement avant de s'immobiliser, tandis qu'une porte s'ouvrait sur le flanc du cockpit. Deux hommes, la tête penchée pour s'abriter du crachin, sautèrent alors d'un bond sur la plate-forme. - Espèce de fils de pute, murmura Dover avec étonnement. Il a vraiment fait ça comme si ce n'était qu'un jeu d'enfant. Les traits de Koski se raidirent. - Ils ont intérêt à avoir des papiers de première classe - et une autorisation provenant du quartier général de Washington. Dover sourit. - Peut-être qu'il s'agit de membres du Congrès en tournée d'inspection. - Peu probable, rétorqua sèchement Koski. - Dois-je les escorter jusqu'à votre cabine ? Koski remua la tête. - Non. Présentez-leur mes compliments et conduisez-les jusqu'au mess des officiers. Il eut une grimace rusée. - Pour l'heure, la seule chose qui m'intéresse vraiment, c'est une tasse de café chaud. Exactement deux minutes plus tard, le commandant Koski se trouvait assis à une table du mess des officiers, ses mains entourant avec gratitude un bol fumant de café noir. Celui-ci était déjà à moitié vide lorsque la porte s'ouvrit pour laisser passage à Dover, suivi d'un personnage joufflu, porteur de larges lunettes sans monture sur une tête chauve bordée de longs cheveux blancs ébouriffés. Même si la première impression de Koski fut de se trouver face au stéréotype du savant fou, la face ronde de l'homme lui donnait une apparence bon enfant, ainsi que ses yeux bruns plissés. L'étranger aperçut le capitaine, marcha dans sa direction et tendit la main. - Commandant Koski, je suppose. Hunnewell, docteur Bill Hunnewell. Désolé de vous causer tous ces soucis. Koski se mit debout et serra la main de Hunnewell. - Bienvenue à bord, docteur. Prenez place, je vous prie, et acceptez une tasse de café. - Du café ? Je ne peux pas supporter ce breuvage, déclara Hunnewell d'un air lugubre. Mais je vendrais mon âme pour un petit verre de chocolat chaud. - Nous avons du chocolat, répondit agréablement Koski. Il se rassit sur sa chaise, et s'écria : - Brady ! Un steward en veste blanche sortit d'un pas tranquille de la coquerie. Il était grand et maigre, et toute sa démarche trahissait son origine texane. - Oui, capitaine. Qu'est-ce que ce sera ? - Une tasse de chocolat pour notre invité et deux autres de café pour le lieutenant Dover et... Koski s'interrompit et jeta un coup d'oil pardessus l'épaule de Dover. - Aurions-nous perdu le pilote du docteur Hunnewell ? 26 27 - Il sera là dans une minute, dit Dover qui arborait une mine inquiète. On aurait dit qu'il tentait de communiquer une information à Koski. - Il voulait s'assurer que l'hélicoptère avait été parfaitement arrimé, ajouta-t-il. Koski lui lança un regard interrogatif, puis détourna les yeux. - Ce sera tout, Brady, dit-il. Et amenez la cafetière, j'en reprendrais volontiers une autre tasse. Brady hocha simplement la tête en signe de compréhension, et retourna dans la coquerie. - C'est un vrai luxe pour moi, reprit Hunne-well, de me retrouver entre quatre murs solides. Rester assis dans ce coucou plein de vibrations, avec juste une bulle de plastique entre moi et les éléments, c'est assez pour vous filer des cheveux gris. En souriant, il passa les doigts dans les quelques mèches blanches qui encerclaient encore le dôme de son crâne. Koski posa sa tasse, et ajouta, sans un sourire : - Je ne crois pas que vous réalisiez, docteur Hunnewell, à quel point vous avez failli perdre ce qu'il vous reste de cheveux, et votre vie par la même occasion. C'était une pure imprudence de la part de votre pilote, de songer seulement à effectuer un vol par un temps pareil. - Je peux vous garantir, sir, que ce voyage était nécessaire, répondit Hunnewell d'un air bienveillant, comme s'il était en train de donner un cours à des étudiants. Vous, votre équipage et votre navire, allez avoir une mission cruciale à remplir, et le temps presse. Nous ne pouvions pas perdre une seule minute. Il sortit un papier de sa poche de poitrine et le tendit à Koski par-dessus la table. - Pendant que je vous explique les raisons de notre présence ici, je vous demanderai de mettre immédiatement le cap sur cette position. Koski s'empara du papier, mais ne jeta pas un oil sur ce qui s'y trouvait. - Pardonnez-moi, docteur, mais je ne suis pas en mesure d'accéder à votre requête. Le seul ordre que j'ai reçu en provenance du commandant du quartier général parlait d'accepter à bord deux passagers. Il n'était fait aucune mention de vous donner carte blanche pour diriger mon navire. - Vous ne comprenez pas. Koski lança à Hunnewell un regard perçant, au-dessus de son bol de café. - Voilà bien la litote du jour, docteur. Mais dites-moi simplement, à quel titre vous trouvez-vous ici ? et pour quelle raison ? - Mettez votre esprit à l'aise, capitaine. Je ne suis pas un agent ennemi venu saboter votre précieux bateau. Je possède un diplôme en océanographie, et je suis pour l'heure employé par l'Agence Nationale de Recherches Océanographiques, autrement dit la NUMA. - Il n'y a pas d'offense, dit tranquillement Koski. Mais cela laisse toujours une question en suspens. - Peut-être pourrais-je détendre un peu l'atmosphère, dit une voix calme mais assurée, avec quelques accents autoritaires. Koski se figea sur sa chaise et tourna la tête vers celui qui se tenait négligemment appuyé au chambranle de la porte - un homme grand et bien proportionné. Le visage tanné, les traits durs et presque cruels, les yeux d'un vert pénétrant, tout cela était la marque d'un individu sur les pieds duquel il valait mieux ne pas marcher. Vêtu d'un uniforme bleu de l'armée de l'air, attentif et cependant dégagé, l'homme offrit à Koski un sourire condescendant. 28 29 - Ah, vous voilà enfin, dit Hunnewell d'une voix forte. Commandant Koski, puis-je vous présenter le major Dirk Pitt, directeur des opérations spéciales de la NUMA. - Pitt ? répéta Koski. Il lança un regard à Dover, en dressant un sourcil. Dover se contenta de hausser les épaules en guise de réponse, d'un air embarrassé. - S'agirait-il par hasard, reprit Koski, du même Pitt qui a mis fin à ce trafic sous-marin en Grèce l'année dernière1 ? - Une dizaine de personnes au moins méritaient de partager cet honneur, il faut le reconnaître, dit Pitt. - Un officier de l'armée de l'air qui travaille pour un programme océanographique, dit Dover. Vous vous retrouvez légèrement en dehors de votre élément, n'est-ce pas, major ? Les rides cernant les yeux de Pitt se plissèrent alors qu'il souriait. - Pas plus que les hommes de la marine qui se sont retrouvés sur la Lune. - Vous marquez un point, concéda Koski. Brady s'approcha pour servir le café et le chocolat. Il s'en alla, pour revenir aussitôt, porteur d'un plateau de sandwiches, qu'il déposa sur la table, avant de disparaître définitivement. Koski commençait à se sentir franchement inquiet. Un scientifique d'une importante agence gouvernementale - ce n'était pas bon. Un officier d'une autre section du service, avec la réputation d'apprécier les escapades dangereuses - mauvaise nouvelle. Mais la combinaison des deux, assis l'un et l'autre en face de lui, occupés à lui dire que faire et où aller - c'était la vraie plaie. - Comme je le disais, capitaine, reprit Hunne- 1. Voir Mayday ! dans la même collection. well avec impatience, il nous faut rejoindre la position que je viens de vous communiquer aussi rapidement que possible. - Non, dit carrément Koski. Je suis désolé si vous trouvez mon attitude sévère, mais vous conviendrez que je suis parfaitement en droit de refuser d'accéder à votre demande. En tant que capitaine de ce navire, les seuls ordres auxquels je suis tenu d'obéir viennent soit du quartier général de district à New York, soit du poste de commandement de Washington. Il s'interrompit pour se servir une nouvelle tasse de café, puis ajouta : - Et mes ordres étaient d'accueillir à bord deux passagers, rien de plus. J'ai obéi, et à présent je reprends le travail de patrouille qui était le mien. Les yeux de Pitt scrutaient les traits de granit de Koski, comme un spécialiste des métaux testerait une barre d'acier de premier choix, à la recherche d'un défaut. Soudain, il se releva et traversa la pièce avec circonspection pour aller jeter un coup d'oil par la porte de la coquerie. Brady était occupé à verser le contenu d'un gros sac de pommes de terre dans une énorme casserole. Pitt, avec toujours autant de précautions, se détourna alors et alla examiner le couloir qui menait au mess. Il s'aperçut que son petit jeu était en train de marcher : Koski et Dover échangeaient des regards étonnés, tout en suivant ses déplacements. Finalement, l'air satisfait de n'avoir repéré aucune oreille indiscrète, Pitt reprit le chemin de la table, et s'assit, en se penchant vers les deux officiers des garde-côtes, et déclara, en réduisant la voix jusqu'au murmure : - O.K, messieurs, voilà toute l'affaire. La position que vous a indiquée le docteur Hunnewell est 30 31 l'endroit approximatif où se trouve pour l'heure un iceberg d'une importance considérable. Koski rougit faiblement, mais fit en sorte de garder les traits figés. - Si je puis me permettre une question stu-pide, major, qu'est-ce que vous qualifiez donc d'iceberg d'importance considérable ? Pitt fit une pause théâtrale, avant de répondre : - Un iceberg qui contient un navire emprisonné sous son manteau. Un chalutier russe, pour être exact, bourré du matériel de détection le plus moderne et le plus sophistiqué jamais mis au point par les scientifiques russes. Sans mentionner les codes et les données concernant leur programme de surveillance de l'hémisphère Ouest dans son ensemble. Koski ne cilla même pas. Sans quitter Pitt des yeux, il sortit une blague à tabac de sous sa veste, et se mit à bourrer calmement sa pipe. - Il y a six mois de cela, poursuivit Pitt, un chalutier russe, du nom de Novgorod, se promenait à quelques kilomètres des côtes du Groenland et observait les activités de la base de missiles de l'armée de l'air des Etats-Unis, sur l'île de Disko. Des photographies aériennes ont montré que le Novgorod disposait de toute la panoplie d'antennes réceptrices connues à ce jour, et d'autres encore. Les Russes avaient choisi de la jouer décontractés. Jamais le chalutier et son équipage, composé de trente-cinq hommes et, oui, de quelques femmes également, tous parfaitement entraînés, jamais donc le bateau n'a franchi les limites territoriales du Groenland. Il était même pratiquement devenu très utile pour nos pilotes, qui s'en servaient comme point de repère quand le temps devenait mauvais. La plupart des navires-espions russes sont relevés de leur fonction au bout d'une trentaine de jours, mais celui-ci était resté en position depuis 32 plus de trois bons mois. Le service de renseignements de la marine commençait à se poser des questions sur cette mission de longue durée. C'est alors qu'un matin, au milieu d'une tempête, le Novgorod a disparu. Il a fallu environ trois semaines pour qu'un navire de remplacement fasse son apparition. Ce laps de temps fait partie du mystère - les Russes, jusqu'à présent, n'avaient jamais eu l'habitude de relever un navire de ses fonctions avant qu'un autre soit apparu sur place pour le remplacer. Pitt s'arrêta pour secouer sa cigarette au bord du cendrier, puis ajouta : - Il n'existe que deux routes que le Novgorod aurait pu emprunter pour rejoindre la mère Russie. La première conduit à Leningrad par la mer Baltique, et l'autre traverse la mer de Barents jusqu'à Mourmansk. Les Anglais et les Norvégiens sont sûrs que le Novgorod n'en a suivi aucune. En résumé, le Novgorod a disparu, corps et biens, quelque part entre le Groenland et la côte européenne. Koski retira sa pipe de la bouche, et examina le fourneau taché d'un air pensif. - Je trouve un peu étonnant que les gardes-côtes n'aient pas été prévenus. Je sais de façon certaine que nous n'avons reçu aucun rapport concernant un chalutier russe disparu. - Washington a également trouvé cela un peu étonnant. Pour quelle raison les Russes auraient-ils passé sous silence la disparition du Novgorod ? La seule réponse logique est qu'ils ne voulaient pas que la moindre parcelle de leur navire-espion le plus sophistiqué tombe aux mains d'une nation européenne. Les lèvres de Koski se tordirent en une grimace sarcastique. - Ce que vous me demandez, c'est donc de 33 croire à cette histoire de navire-espion soviétique emprisonné dans un iceberg ? Allons, major, j'ai cessé de croire aux contes de fées, depuis que j'ai compris qu'il n'y avait pas de chaudron d'or au pied des arcs-en-ciel et que j'ai réalisé que le Père Noël n'existait pas. Pitt lui retourna son sourire. - Quoi qu'il en soit, c'est une de vos propres patrouilles qui a repéré un navire dont les formes faisaient penser à un chalutier, et qui était coincé dans un iceberg à 47°36' Nord et 43°17' Ouest. - C'est exact, dit sèchement Koski. Le Cata-waba est le navire de secours le plus proche de cette position, mais pourquoi donc mes ordres ne viendraient-ils pas directement du quartier général de New York ? - Astuce des services secrets, répondit Pitt. La dernière chose que veulent les gars de Washington, c'est une annonce publique passant par la radio. Par chance, le pilote de l'appareil qui a repéré l'iceberg a attendu d'être revenu à la base avant de faire un rapport détaillé concernant sa localisation précise. L'idée, bien entendu, est d'arriver au chalutier avant que les Russes aient la possibilité de le récupérer. Je pense que vous pouvez comprendre, capitaine, l'inestimable valeur que cela représente pour notre gouvernement, concernant la flotte d'espionnage des Soviétiques ? - Une solution plus pratique aurait été de placer sur l'iceberg des enquêteurs spécialisés en électronique et en analyse de renseignements. Le subtil changement de ton dans la voix de Koski pouvait difficilement passer pour de la douceur, mais l'amélioration était indéniable. Il ajouta : - Si vous me permettez l'expression, un pilote et un océanographe, ça me paraît un peu idiot. 34 Pitt adressa à Koski un regard pénétrant, passa à Dover, puis revint à nouveau sur Koski. - Ce n'est qu'une couverture, dit-il calmement, mais elle a un but. Les Russes ne sont pas exactement primitifs en ce qui concerne les opérations d'espionnage. Cela leur mettrait immédiatement la puce à l'oreille si un appareil militaire se mettait à rôder dans une zone maritime que traversent peu de navires, sinon aucun. D'autre part, les appareils de l'Agence Nationale de Recherches Océanographiques ont l'habitude de travailler sur des projets scientifiques, dans ce genre de zones abandonnées de tous. - Et en ce qui concerne vos compétences ? - Je possède une bonne expérience en tant que pilote d'hélicoptère, même dans le climat de l'océan Arctique, répondit Pitt, et le docteur Hun-newell se trouve être, sans aucun doute, le meilleur spécialiste mondial des formations glaciaires. - Je vois, dit lentement Koski. Le docteur Hun-newell a l'intention d'étudier l'iceberg avant que les gars des services de renseignements ne viennent tout flanquer en l'air. - Vous avez deviné, reconnut Hunnewell. Si réellement le Novgorod se trouve sous la glace, c'est à moi qu'il revient de déterminer la méthode la plus efficace pour parvenir jusqu'à la coque du navire. Je suis certain que vous savez, capitaine, combien les icebergs sont des jouets délicats à manipuler. Cela ressemble à la taille des diamants : un mauvais calcul de la part du tailleur, et c'est tout le lot qui disparaît. Trop de thermite au mauvais endroit, et la glace peut craquer et se casser en morceaux. Ou bien, si vous décidez de chauffer, une fonte trop brutale et trop importante peut provoquer une modification du centre de gravité, ce qui oblige l'iceberg à se retourner complètement. Comme vous le voyez, il est impératif que la 35 masse de glace soit analysée avant que le Novgorod puisse être visité avec toute la sécurité nécessaire. Koski se recula au fond de sa chaise et se détendit sensiblement. Ses yeux restèrent fixés sur ceux de Pitt un bon moment, avant qu'un sourire n'apparaisse sur ses lèvres, et qu'il s'exclame : - Lieutenant Dover ! - Sir? - Ayons l'obligeance de nous plier aux désirs de ces messieurs, et mettons le cap sur 47°36' Nord-43°17' Ouest, à plein régime. Et avertissez le commandement de district de New York de notre intention de quitter notre poste. Il guetta un changement dans l'expression de Pitt. Il n'y en eut aucune. - Sans vouloir vous offenser, dit Pitt d'un ton égal, je suggère que vous annuliez ce message au commandement de district. - Je ne suis pas suspicieux, ni quoi que ce soit, major, répliqua Koski en manière d'excuse, mais je n'ai pas l'habitude de faire voyager ce navire d'un bout à l'autre de l'Atlantique nord sans avertir les gardes-côtes de l'endroit où se trouve ce qui leur appartient. - C'est entendu, mais j'apprécierais que vous ne fassiez pas mention de notre destination, dit Pitt en écrasant sa cigarette. Et si vous pouviez également aviser le bureau de la NUMA, à Washington, que le docteur Hunnewell et moi-même sommes arrivés sains et saufs à bord du Catawaba et que nous allons poursuivre notre vol vers Reykjavik dès que les conditions climatiques nous le permettront. Koski dressa un sourcil. - Reykjavik en Islande ? - C'est notre destination finale, expliqua Pitt. Koski voulut ajouter quelque chose, réfléchit un 36 instant, puis se contenta de hausser les épaules, en déclarant : - Je ferais mieux de vous montrer vos cabines, messieurs. Puis, se tournant vers Dover : - Le docteur Hunnewell peut s'installer avec notre officier machine. Et le major Pitt pourra prendre place dans votre cabine, lieutenant. Pitt adressa un sourire à Dover, puis se tourna à nouveau vers Koski. - Il vaut mieux que vous gardiez un oil sur moi, non ? - C'est vous qui le dites, pas moi, répliqua Koski, en remarquant avec surprise l'expression déconfite qui venait de passer sur le visage de Pitt. Quatre heures plus tard, Pitt sommeillait sur un lit de camp qui avait été glissé dans les entrailles de métal que Dover appelait sa cabine. Il était fatigué, à un point tel que ses courbatures le faisaient presque souffrir, mais trop de pensées lui traversaient sans cesse l'esprit pour lui permettre de plonger dans un profond sommeil réparateur. Il n'y avait qu'une semaine de cela, il se trouvait confortablement allongé aux côtés d'une rousse splendide et notablement portée sur le sexe, sur la terrasse de l'Hôtel Newporter, contemplant le pittoresque rivage de Newport Beach, en Californie. Il se souvint avec nostalgie avoir caressé la fille d'une main, et remué de l'autre les glaçons dans son verre de scotch, tout en contemplant avec satisfaction les yachts de plaisance qui traversaient le port baigné par le clair de lune. Pour l'heure, il se trouvait seul et souffrant péniblement, allongé sur un lit de fortune aussi confortable qu'une planche, à bord d'un navire des gardes-côtes, quelque part au milieu du froid de l'océan Atlantique nord. Je dois sûrement posséder ma carte de membre du club des masochistes, se dit-il, pour me porter 37 volontaire dans ce genre de projet insensé dont ne cesse de rêver l'Amiral Sandecker. L'Amiral James Sandecker, directeur en chef de l'Agence Nationale de Recherches Océanographiques, aurait pourtant pu refuser ce genre de projet insensé - ce qu'il avait appelé lui-même, avec son style habituel, un foutu cadeau dans un beau paquet. - Sacrement désolé de vous arracher au soleil de la Californie, mais on vient de nous balancer dans les gencives un foutu cadeau dans un beau paquet. Sandecker, un homme petit, à la chevelure d'un roux flamboyant et au visage chiffonné, agitait un cigare de quinze centimètres dans les airs comme un bâton. Il ajouta : - On est censés s'occuper de recherches scientifiques sous-marines. Pourquoi nous ? Pourquoi est-ce qu'on ne s'adresse pas à la marine ? On pourrait penser que les gardes-côtes peuvent résoudre eux-mêmes leurs problèmes, non ? Il remua la tête avec irritation, et tira sur son cigare. - Et en fin de compte, c'est sur notre dos que ça tombe. Pitt termina sa lecture, puis reposa sur le bureau de l'amiral la chemise de carton jaune classée Confidentiel. - Je ne pense pas qu'il soit possible pour un navire de se retrouver coincé dans la glace d'un iceberg. - C'est peu plausible, mais le docteur Hunne-well me certifie que cela peut arriver. - Retrouver le bon iceberg va être difficile. Il y a déjà quatre jours que les gardes-côtes l'ont aperçu. Ce cube de glace trop vite grandi pourrait très bien avoir filé jusqu'aux Açores à l'heure qu'il est. - Le docteur Hunnewell a dressé la carte des courants et des dérives et évalué sa position dans une zone de moins de quatre-vingts kilomètres carrés. Avec une bonne vue, vous n'aurez aucune difficulté à repérer l'iceberg, surtout grâce au fait que ce garde-côte y a balancé un marqueur d'encre rouge. - Balancer un marqueur est une chose, dit Pitt d'un air pensif, mais y faire atterrir un hélicoptère en est une autre. Est-ce qu'il ne serait pas plus simple et moins dangereux d'y arriver par... - Non ! le coupa Sandecker. Pas de bateaux. Si ce machin sous la glace est aussi important que je le crois, je veux qu'il n'y ait personne à trente kilomètres à la ronde, excepté vous et Hunnewell. - Cela va peut-être vous sembler bizarre, Amiral, mais je n'ai pas encore eu l'occasion de poser d'hélicoptère sur un iceberg. - Il est très possible que personne ne l'ait jamais fait. C'est bien pourquoi j'ai fait appel à vous, en tant que directeur des Projets Spéciaux, dit Sandecker avec un sourire malicieux. Vous avez la fâcheuse habitude de parvenir à - comment dire ? - tenir vos promesses. - Dans ce cas-ci, demanda sournoisement Pitt, ai-je le choix de me porter volontaire ? - Je ne vous l'aurais pas donné, de toute manière. Pitt haussa les épaules en signe d'impuissance. - Je ne sais pas pourquoi je cède toujours aussi facilement devant vous, Amiral. Je commence à croire que vous me prenez vraiment pour un pigeon de première catégorie. Un large sourire éclaira la face de Sandecker. - C'est vous qui le dites, pas moi. Le loquet cliqueta et la porte de la cabine s'ouvrit largement. Pitt ouvrit un oil avec nonchalance et aperçut le docteur Hunnewell qui entrait, et qui dut exécuter une espèce de ballet de funambule pour glisser son embonpoint entre le lit de camp de Pitt et le placard à vêtements de Dover, avant d'atteindre finalement une petite chaise derrière un bureau. Ostensiblement, il soupira en chour avec la chaise, qui émit un couinement de protestation tandis qu'il s'y installait, sa corpulence dépassant de part et d'autre des accoudoirs. - Au nom du ciel, comment un titan comme Dover fait-il pour se déplacer ici dedans ? demanda-t-il d'un ton incrédule, sans s'adresser à qui que ce soit en particulier. - Vous êtes en retard, grommela Pitt, je vous attends depuis des heures. - Je ne pouvais pas me faufiler dans les coins, ni me glisser dans la ventilation comme si je me rendais à un congrès d'espions. Il m'a fallu attendre une bonne raison pour venir vous parler. - Une bonne raison ? - Oui. Les hommages du capitaine Koski. Le dîner est servi. - Mais pourquoi tout ce manège ? demanda Pitt avec une légère grimace. Nous n'avons rien à cacher. - Rien à cacher ! Rien à cacher ! Vous restez étendu là comme une vierge innocente qui attend sa première communion et vous déclarez tout calmement que nous n'avons rien à cacher ? dit Hun-newell en secouant la tête avec désespoir. On va se trouver devant un véritable peloton d'exécution quand les gardes-côtes vont comprendre qu'on les a complètement bernés pour utiliser un de leurs bâtiments. - Les hélicoptères ont une habitude bizarre, dit Pitt d'un ton sarcastique, ils n'arrivent pas à voler lorsqu'il n'y a plus que de l'air dans leur réservoir. Il fallait bien que nous disposions d'une base d'opérations et aussi que nous fassions le 40 plein. Le Catawaba était le seul navire dans les environs, avec les équipements nécessaires. En outre, c'est vous qui avez envoyé ce faux message censé provenir du commandant des gardes-côtes - c'est donc vous qui serez pendu pour ça. - Et toute cette histoire incroyable au sujet du chalutier russe disparu ? Vous ne pouvez pas nier que vous en êtes responsable, du début à la fin. Pitt croisa les mains derrière la nuque et contempla le plafond. - J'espère que cette histoire aura amusé tout le monde. - Ça, je suis forcé de l'admettre. C'était la plus parfaite arnaque qu'il m'ait été donné d'entendre, pour mon malheur. - Je sais. Il y a des moments où j'en arrive à me détester moi-même. - Avez-vous déjà songé à ce qui arrivera lorsque le commandant Koski va percer à jour notre petit stratagème ? Pitt se releva et étira ses membres engourdis. - Nous ferons simplement ce que deux vaillants escrocs américains feraient dans notre position. - C'est-à-dire ? demanda Hunnewell avec perplexité. - Nous présenterons tout simplement nos excuses lorsque le moment sera venu, dit Pitt avec le sourire. CHAPITRE II De tous les océans, l'Atlantique est le seul qui reste totalement imprévisible. L'océan Pacifique, l'Indien, et même l'Arctique possèdent leurs caractères personnels, mais tous ont un point commun : ils négligent rarement de fournir des signes de leur humeur. Ce qui n'est pas le cas de l'Atlantique, en particulier au nord du 15e parallèle. En l'espace de quelques heures, une mer lisse comme un miroir peut se muer en un chaudron bouillonnant d'écume balayé par un ouragan de force 12, et il arrive des occasions où le tempérament volage de l'Atlantique agit en sens inverse. Des vents puissants et une mer houleuse au cours de la nuit font craindre une tempête imminente, mais lorsque l'aube se lève il n'y a rien de plus à voir qu'une surface d'azur sous un ciel parfaitement dégagé. Ce qui était le cas pour les hommes à bord du Cata-waba, lorsque le soleil levant les trouva naviguant en toute quiétude au sein d'un panorama paisible. Pitt s'éveilla lentement, tandis que ses yeux faisaient le point sur l'arrière d'une paire de caleçons blancs extra-larges, qu'emplissait Dover, penché au-dessus d'un petit bassin et occupé à se brosser les dents. - Vous n'avez jamais eu l'air aussi mignon, dit Pitt. 43 Dover se retourna, avec la brosse à dents immobilisée à quelques centimètres de ses molaires supérieures. - Hein ? - Je disais : Bonjour ! Dover se contenta de répondre d'un signe de tête, en murmurant quelques mots incompréhensibles au travers de la pâte dentifrice, puis fit volte-face vers le bassin. Pitt s'assit, l'oreille aux aguets. Le ronflement des moteurs se faisait toujours entendre, et le seul autre bruit mécanique provenait du souffle d'air chaud sortant de l'aérateur. La marche du navire était si régulière qu'elle en devenait presque imperceptible. - Je ne voudrais pas passer pour un hôte impoli, major, dit Dover avec un sourire, mais je vous conseille de sauter du plumard. Nous serons à portée de la zone que vous souhaitez atteindre dans moins d'une heure et demie. Pitt rejeta les couvertures et se mit debout. - Une chose après l'autre, dit-il. Quelle est la cote de votre établissement en ce qui concerne le petit déjeuner ? - Deux étoiles au Michelin, déclara gaiement Dover. Je peux même vous l'offrir. Pitt fit une rapide toilette, décida de ne pas se raser, et se glissa rapidement dans son uniforme de pilote. Il suivit Dover dans le couloir, en se demandant comment un homme aussi corpulent que le lieutenant parvenait à se déplacer sur le navire sans se cogner la tête au plafond bas, au moins dix fois par jour. Ils terminaient un petit déjeuner que Pitt estima environ cinq dollars dans n'importe quel hôtel de luxe, quand un marin s'approcha et leur déclara que le capitaine Koski souhaitait les rencontrer dans la salle de contrôle du pont. Dover suivit 44 l'homme, et Pitt leur emboîta le pas, en emportant sa tasse de café. Lorsqu'ils entrèrent dans la pièce, le capitaine se tenait penché au-dessus de la table porte-cartes, en compagnie de Hunnewell. - Bonjour, major. Votre séjour est-il agréable ? - Le logement est un peu étriqué, mais la nourriture est délicieuse. Un strict mais franc sourire apparut sur les lèvres du capitaine. - Que pensez-vous de notre petit royaume électronique ? Pitt pivota sur trois cent soixante degrés pour examiner avec attention la salle de contrôle. On aurait pu croire qu'elle sortait tout droit d'un film de science-fiction. Du sol au plafond, les quatre parois d'acier disparaissaient derrière une avalanche d'ordinateurs, d'écrans de télévision, et autres instruments de contrôle. Des rangées interminables d'interrupteurs et de boutons, marqués de symboles techniques, couraient d'un bout à l'autre des appareils, décorés de voyants multicolores en nombre suffisant pour servir de fronton à un casino de Las Vegas. - Très impressionnant, dit Pitt avec désinvolture, tout en sirotant son café. Radar scanner de recherche aérienne, scanner de recherche en surface, le plus récent appareillage de navigation de type Loran, hautes fréquences et ultra-hautes fréquences, sans parler de cette table traçante entièrement informatisée. Il avait dit tout cela avec l'air nonchalant du directeur des relations publiques employé par le chantier naval où avait été construit le Catawaba. Il ajouta : - Le Catawaba est sorti de l'usine mieux équipé 'que n'importe quel bateau de sa taille dans le monde, aussi bien en ce qui concerne le matériel océanographique qu'aérologique, informatique ou 45 navigationnel, ainsi qu'en appareils de communication. En résumé, capitaine, votre navire est conçu pour rester en mer sous n'importe quelles conditions atmosphériques, pour servir de station météo, pour mener des opérations de recherches ou de sauvetage, et pour venir en aide à des missions scientifiques. Je pourrais également ajouter que ce navire est dirigé par dix-sept officiers, ayant sous leurs ordres cent soixante hommes d'équipage, qu'il a coûté entre vingt et trente millions de dollars et qu'il sort des chantiers navals Northgate, de Wilmington dans le Delaware. Tous dans la salle de contrôle se figèrent, Koski, Dover et les autres, à l'exception de Hunnewell qui demeura penché sur la carte. Si Pitt avait été le premier Martien à se retrouver sur la Terre, il n'aurait pas été l'objet de plus d'incrédulité teintée d'appréhension. - Ne soyez pas surpris, messieurs, dit Pitt stimulé par un fort sentiment d'auto-satisfaction. J'ai pris l'habitude de ramener du travail à la maison, et d'étudier mes leçons. - Je vois, dit Koski d'un air mécontent, et alors même qu'il était flagrant qu'il ne voyait rien. Peut-être pourriez-vous nous donner un aperçu de la manière dont vous avez étudié vos leçons aussi rapidement ? - Comme je l'ai dit, c'est une question d'habitude, répondit Pitt avec un haussement d'épaules. - Une habitude passablement agaçante, dit Koski en lançant à Pitt un regard où flottait une légère inquiétude. Je suis en train de me demander si vous êtes réellement celui que vous prétendez être. - Le docteur Hunnewell et moi-même sommes de parfaite bonne foi, dit Pitt d'un ton rassurant. - Nous en serons vraiment sûrs dans deux minutes exactement, major, ajouta Koski dont la 46 voix avait brusquement pris un tour cynique. J'aimerais moi aussi m'occuper de mes leçons. - Vous ne me faites pas confiance, dit sèchement Pitt. C'est dommage. Vous vous faites du souci pour rien. Le docteur Hunnewell et moi-même n'avons ni l'intention ni les moyens de compromettre la sécurité de votre navire et celle de votre équipage. - Vous ne me donnez pas la possibilité de vous faire confiance, reprit Koski, d'un ton coupant, le regard sombre. Vous n'êtes porteurs d'aucun ordre écrit, je n'ai reçu aucun message radio confirmant vos autorisations, rien... Rien, si ce n'est un vague message provenant du quartier général des gardes-côtes et qui m'annonçait votre arrivée. Et je me permets de signaler que quiconque ayant connaissance de nos signaux d'appel peut très bien avoir envoyé ce message. - Il n'y a rien d'impossible, admit Pitt, sans pouvoir s'empêcher d'admirer la perspicacité de Koski, qui venait de mettre le doigt dans le mille. - Si vous êtes en train de jouer un jeu louche, major, je ne tiens pas à y prendre part et... Koski s'interrompit pour prendre un formulaire de transmission que lui tendait un marin, et se mit à lire le message avec attention, en prenant tout son temps. Une étrange expression songeuse traversa ses traits. Puis il tendit la feuille à Pitt, en fronçant les sourcils. - On dirait bien que vous êtes une source inépuisable de surprises. Si Pitt ne donnait pas l'impression d'être mal à l'aise, c'était à tout le moins ce qu'il ressentait. La preuve de leurs mensonges avait mis un temps certain à arriver, et il avait eu largement l'occasion de s'y préparer. Malheureusement, il n'avait pas réussi à imaginer d'explication plausible. Pitt comprit rapidement qu'il ne pouvait rien faire d'autre que 47 de prendre le formulaire que lui tendait le capitaine, en gardant l'air dégagé. Le message disait : « En réponse à votre demande de renseignements concernant le docteur William Hunnewell et le major Dirk Pitt, nous vous informons que les références du docteur Hunnewell sont du plus haut sérieux. Il est directeur de l'Institut océanographique de Californie. Le major Pitt est bien le directeur des Projets Spéciaux pour la NUMA. Il est également le fils du sénateur George Pitt. Ces deux hommes sont engagés dans une enquête océanographique d'un intérêt crucial pour notre gouvernement et toute assistance doit être fournie à leur demande. En outre, veuillez informer le major que l'amiral Sandecker enjoint le major de prendre garde aux femmes frigides. » Et c'était signé par le commandant des gardes-côtes. - Plaise au tribunal d'adopter nos conclusions, dit Pitt, en savourant chaque syllabe de la vieille formule juridique. Sandecker, en vieux renard, avait usé de son influence pour forcer le commandant des gardes-côtes à jouer le jeu. Pitt libéra l'air qui s'était accumulé dans ses poumons et rendit le message à Koski. - Ce doit être agréable d'avoir des amis haut placés, dit Koski, avec une pointe de colère dans la voix. - Ça aide à l'occasion. - Je n'ai pas d'autre choix que de me montrer satisfait, déclara bruyamment Koski. J'aimerais encore savoir, sans vouloir enfreindre une sorte de confiance sacrée, si la dernière phrase est codée ? - Ce n'est pas un grand secret, répondit Pitt. Il s'agit simplement de la façon comique que l'amiral Sandecker a de nous dire, au docteur Hunnewell et à moi, de poursuivre notre route jusqu'en 48 Islande, une fois que nous aurons examiné l'iceberg. Koski resta un moment sans rien ajouter. Il hocha la tête lentement en signe de perplexité, et était toujours en train de la remuer lorsque Hunnewell frappa de son poing la table porte-cartes. - Nous y voici, messieurs. A l'endroit précis où se trouve notre navire fantôme - à quelques kilomètres de plus ou de moins. Hunnewell était étonnant. S'il avait perçu la tension qui s'était accumulée au cours des minutes précédentes, il n'en donnait aucun signe. Il roula la carte et la fourra dans la poche de son coupe-vent. - Major Pitt, dit-il, je crois qu'il serait bon que nous décollions le plus rapidement possible. - Quoi que vous en pensiez, Doc, dit Pitt avec bonne humeur, je peux disposer d'un hélico, moteur chaud et prêt à décoller, en moins de dix minutes. - Bien, rétorqua Hunnewell avec un signe de tête. Nous nous trouvons à présent dans la zone où l'iceberg a été repéré par l'appareil de patrouille. Selon mes estimations, et en accord avec les courants et la dérive actuelle, il devrait atteindre la frange du Gulf Stream dans la journée de demain. Si l'estimation de la taille de la glace effectuée par la patrouille est correcte, l'iceberg est déjà en train de fondre au rythme d'un millier de tonnes à l'heure. Lorsqu'il parviendra dans les eaux plus chaudes du Gulf Stream, il ne résistera pas plus de dix jours. La seule question en suspens est celle-ci : à quel moment l'épave sera-t-elle libérée de la glace ? En théorie, il est possible qu'elle soit déjà perdue ; mais j'ai l'espoir qu'elle se trouve toujours prisonnière et qu'elle le restera encore quelques jours. 49 - Est-ce que vous avez une estimation du vol qu'il faudra effectuer ? demanda Pitt. - Approximativement cent quarante kilomètres pour arriver dans les parages, répondit Hunnewell. Koski leva les yeux vers Pitt. - Aussitôt que vous aurez décollé, je réduirai la vitesse d'un tiers, et je garderai le cap sur un-zéro-six degrés. Combien de temps serez-vous partis ? - Trois heures et demie me semblent suffisantes pour venir à bout du travail, répondit Pitt. Koski resta un moment songeur, puis ajouta : - Quatre heures. Après quatre heures, je filerai vers l'iceberg à votre recherche. - Merci à vous, capitaine, dit Pitt. Croyez bien que je suis très touché par votre attention. - Etes-vous sûr que je ne puisse pas approcher le Catawaba davantage de votre zone de recherches ? S'il vous arrivait un accident sur l'iceberg, ou si vous faisiez un plongeon forcé dans la mer, je crains fort de ne pouvoir vous rejoindre à temps. Dans une eau à quatre degrés, un homme habillé de pied en cap ne possède que vingt-cinq minutes d'espérance de vie. - Il va nous falloir courir le risque, déclara Pitt en terminant la dernière gorgée de son café et en contemplant le fond de sa tasse. Les Russes ont déjà pu sentir qu'il y avait anguille sous roche si l'un de leurs chalutiers a repéré l'appareil des gardes-côtes qui circulait en dehors de son aire de patrouille habituelle. C'est la raison pour laquelle nous avons choisi d'utiliser un hélicoptère. Nous allons voler à une altitude assez basse pour échapper aux radars et pour nous permettre l'observation visuelle. Le temps est important lui aussi. Un hélico peut aller et venir aux environs du Novgorod en dix fois moins de temps que ne peut le faire le Catawaba. 50 - Entendu, dit Koski avec un soupir. C'est votre affaire. Essayez simplement d'être de retour sur la piste d'atterrissage vers... Il hésita, en jetant un coup d'oil à sa montre. - Disons, 10 h 30 au plus tard, reprit-il en souriant. Si vous vous montrez sages et que vous rentrez à l'heure, il y aura une bouteille de Johnnie Walker qui vous attendra. Pitt se mit à rire. - Voilà ce qui s'appelle un sacré bon Dieu d'encouragement. - Ça ne me plaît pas, cria Hunnewell pour couvrir le vacarme du moteur de l'hélicoptère. Nous aurions déjà dû apercevoir quelque chose. Pitt contrôla sa montre. - En ce qui concerne le temps, tout va bien. Nous disposons d'encore deux heures. - Est-ce qu'on ne pourrait pas voler un peu plus haut ? Si on doublait notre champ de vision, on doublerait du même coup nos chances d'apercevoir l'iceberg. Pitt remua la tête. - Pas possible. On doublerait aussi la possibilité de se faire repérer. C'est plus sûr si nous restons à une cinquantaine de mètres des flots. - Il faut que nous le trouvions aujourd'hui, dit Hunnewell, avec une expression anxieuse sur sa face pouponne. Demain, il sera peut-être trop tard pour un deuxième essai. Il étudia un moment la carte dépliée sur ses genoux, puis s'empara d'une paire de jumelles et les braqua vers le nord, en direction d'icebergs qui flottaient en petit groupe. - Avez-vous remarqué un iceberg qui ressemblait à celui que nous recherchons ? demanda Pitt. - Nous en avons croisé un il y a un peu moins d'une heure, qui était conforme en taille et en 51 configuration, dit Hunnewell, mais il n'y avait aucune marque rouge sur son flanc. Avec ses jumelles, il balaya la surface étale et tranquille de l'océan, parsemé de centaines d'icebergs, certains brisés et pointus, d'autres arrondis et lisses, telles des formes géométriques de papier blanc jetées au petit bonheur sur le bleu de la mer. - Mon ego est anéanti, déclara Hunnewell sur un ton lugubre. Mes calculs n'ont jamais été aussi mauvais depuis mes cours de trigonométrie à l'université. - Peut-être que c'est un changement de direction du vent qui a fait dévier l'iceberg de sa route. - Certainement pas, grogna Hunnewell. La masse sous-marine d'un iceberg est sept fois plus importante que celle que l'on aperçoit. Seul un courant maritime possède la force suffisante pour avoir une influence sur ses déplacements. Il peut facilement suivre un courant sous un vent de vingt nouds. - Une force irrésistible et une masse inébranlable combinées en un seul ensemble. - Cela et plus encore - c'est quasiment indestructible, ajouta Hunnewell sans cesser d'observer les environs au travers de ses jumelles. Bien évidemment, ils se brisent et fondent en dérivant vers le sud, dans des eaux de plus en plus chaudes. Mais pendant leur voyage vers le Gulf Stream, ils ne craignent ni hommes ni tempête. Les icebergs ont été attaqués à la torpille, au canon de huit, bombardés par des doses massives de thermite et par des tonnes de poussières de charbon destinées à absorber la chaleur du soleil et accélérer le processus de fonte. Le résultat est comparable à l'attaque d'un troupeau d'éléphants par une tribu de Pygmées anémiques armés de lance-pierres. n Pitt effectua un virage serré, pour longer la façade à pic d'une gigantesque montagne de 52 glace - manouvre qui fit se serrer l'estomac de Hunnewell. Celui-ci se remit à étudier la carte. Ils venaient de couvrir une zone de cinq cents kilomètres carrés, en vain. - Essayons plein nord, pour un petit quart d'heure. Puis, vers l'est, en direction du pack d'icebergs. Ensuite, sud pour dix minutes, et on terminera par l'ouest. - Et un motif en boîte graduée, un, en commençant par le nord, dit Pitt. Il inclina légèrement les commandes, en maintenant un mouvement de balancier à l'appareil, jusqu'à ce que l'aiguille du compas se place sur le degré zéro. Les minutes passèrent, s'accumulèrent et la fatigue se mit à devenir visible dans les cernes de plus en plus profonds autour des yeux de Hunnewell. - Où en est-on question carburant ? demanda-t-il. - Voilà bien le dernier de nos soucis, rétorqua Pitt. Les seuls éléments dont nous commençons à manquer pour le moment sont le temps et le moral. - Et de forces aussi, il faut l'avouer, dit Hunnewell avec lassitude. Les dernières m'ont quitté il y a de cela un quart d'heure. Pitt saisit le bras de Hunnewell. - Accrochez-vous, Doc, dit-il en manière d'encouragement. Ce petit fuyard se trouve peut-être derrière le prochain tournant. - S'il y est, c'est en contradiction avec tous les modèles de dérive. - Et la marque de peinture rouge ? Est-ce qu'elle n'aurait pas pu être effacée par la tempête d'hier ? - Heureusement non. La teinture contient du 53 chlorure de calcium, un ingrédient qui permet une pénétration en profondeur. Cela va prendre des semaines, et même des mois, pour que la tache disparaisse avec la fonte de la glace. - Cela ne nous laisse qu'une seule autre solution. - Je sais à quoi vous pensez, dit tout net Hunnewell. Et vous pouvez abandonner cette idée. J'ai travaillé en collaboration étroite avec les gardes-côtes au cours des trente dernières années, et je ne les ai jamais vus faire une erreur concernant la localisation d'un iceberg. - Alors, voilà où nous en sommes. Une pièce de glace d'un million de tonnes s'est évaporée dans... Pitt ne termina pas sa phrase, d'une part parce que l'hélicoptère s'était mis à dévier de sa route, et d'autre part parce qu'il avait entraperçu quelque chose. Hunnewell se raidit brusquement sur son siège et se pencha en avant, les jumelles pressées sur l'orbite de ses yeux. - Je l'ai, s'écria-t-il. Pitt n'attendit pas qu'il lui donne un ordre ; il fit piquer du nez à l'hélico et le fit foncer dans la direction vers laquelle Hunnewell pointait ses jumelles. Celui-ci passa la paire de jumelles à Pitt. - Tenez, jetez un coup d'oil, et dites-moi si ce n'est pas un mirage que ces bons vieux yeux viennent de découvrir. Pitt se mit à jongler avec les jumelles et les commandes de l'appareil, se démenant pour empêcher les vibrations du moteur de mettre l'iceberg hors de sa vue. - Est-ce que vous pouvez distinguer la marque rouge ? demanda Hunnewell avec anxiété. - Comme une coulée de sirop de fraise au milieu d'une coupe de glace à la vanille. 54 - Je n'arrive pas à comprendre, dit Hunnewell en remuant la tête. Cet iceberg ne devrait pas $£ trouver là. Selon toutes les règles des courants et des dérives, il devrait flotter à au moins cent qua-rante kilomètres vers le sud-est. Mais il se trouvait bien là, reposant sur la fine ligne d'horizon, énorme niasse de glace, sculptée de manière magnifique par la nature, et gâchée de façon grotesque par un produit chimique créé par la main de l'homme. Avant que Pitt ait pu baisser les jumelles, la glace cristalline de l'iceberg réfléchit le soleil et l'envoya directement dans ses yeu*> avec une intensité accrue au passage des lentilles. Momentanément aveugle, il gagna de l'altitude et modifia le cap de quelques degrés pour échapper à l'éclat aveuglant. Cela prit pas moins d'une minute pour que disparaissent les étincelles qui brouillaient sa vision. C'est alors que Pitt aperçut tout à coup une ombre vague dans l'eau, presque imperceptible. H eut à peine le temps de distinguer une silhouette sombre, alors que l'hélicoptère volait ^u ras des eaux, à moins d'une centaine de mètres de dis~ tance. L'iceberg se trouvait encore à plus de dix kilomètres lorsqu'il fit demi-tour en un grand cercle, et mit l'appareil dans la direction de l'est, vers le Catawaba. - Mais bon sang, qu'est-ce qu'il vous arrive ? demanda Hunnewell. Pitt déclara, en guise de réponse : - J'ai bien peur que nous ayons des invités inattendus. - C'est absurde ! Il n'y a aucun navire nj aucun appareil en vue. - Ils sont arrivés à la soirée par les caves Les sourcils de Hunnewell se dressèrent d'éton-nement. Puis il s'affaissa lentement sur son siège. - Un sous-marin ? 55 - Un sous-marin. - Il est très possible qu'il s'agisse de l'un des nôtres. - Désolé, Doc, mais vous prenez vos désirs pour des réalités. - C'est donc que les Russes ont été plus rapides que nous, dit Hunnewell avec un rictus. Seigneur, nous arrivons trop tard. - Ce n'est pas encore dit, déclara Pitt en faisant effectuer à l'hélicoptère un nouveau virage en arc de cercle, qui le replaça en direction de l'iceberg. Il ajouta : - On peut se poser sur la glace d'ici quatre minutes. Cela va prendre au moins une demi-heure au sous-marin pour atteindre l'iceberg. Avec un peu de chance, on peut parfaitement trouver ce que nous sommes venus chercher, et être repartis avant même que leur équipe ait débarqué. - C'est compter un peu juste, dit Hunnewell d'un air pas vraiment rassuré. Lorsque les Russes nous auront vus aller et venir sur l'iceberg, ils ne vont sûrement pas débarquer sans armes, vous vous en rendez compte ? - Je serais surpris si cela arrivait. En fait, le capitaine de ce sous-marin russe peut nous mettre en pièces au moment où il s'en sentira l'envie. Mais je parie qu'il ne risquera pas le coup. - Qu'aurait-il à perdre ? - Rien. Mais il récoltera les conséquences d'un beau gros incident international. Tout capitaine possédant un sou de bon sens aura la certitude que nous sommes en contact radio permanent avec notre base, que nous lui avons transmis la position du sous-marin et que nous sommes prêts à hurler à l'assassin s'il fait mine de nous attaquer. Cette partie de l'Atlantique est notre piste de danse et il 56 le sait pertinemment bien. Il est trop loin de Moscou pour se mettre à jouer les grosses brutes. - D'accord, d'accord, dit Hunnewell. Allez-y, faites-nous atterrir. Je préfère aller jeter un oil là-bas plutôt que rester une minute de plus dans ce robot mixeur à vous secouer les dents dans les gencives. Pitt n'ajouta rien. Il fit son approche et alla poser l'hélicoptère sans aucune difficulté, sur une petite étendue de glace plane, d'environ six mètres de long sur quatre et demi de large. Puis, avant même que les pales du rotor aient fini de tourner, lui et Hunnewell bondirent du cockpit et se retrouvèrent sur l'iceberg silencieux, se demandant à quel moment le sous-marin russe allait faire surface, se demandant ce qu'ils allaient bien découvrir sous le linceul de glace, qui les séparait des eaux froides et inhospitalières. Ils ne distinguaient aucun signe de vie, et n'en sentaient pas davantage. Une brise piquante leur caressait les joues, mais à part cela il n'y avait rien, absolument rien. CHAPITRE III S'écoulèrent alors des minutes énervantes, dans un silence absolu, plusieurs minutes avant que Pitt réussisse à former des mots de quelque importance. Lorsqu'il y parvint enfin, sa voix sonna à ses propres oreilles comme un murmure confus. Pourquoi ce murmure ? se dit-il. Hunnewell était occupé à examiner la glace à une trentaine de pieds, le sous-marin russe, maintenant immobile à la surface des flots, se trouvait à un quart de mille de l'extrémité nord de l'iceberg. En fin de compte, Pitt fit en sorte d'attirer l'attention de Hunnewell d'une voix qui semblait étouffée par ce véritable silence de cathédrale. - Le temps passe, Doc. On aurait dit qu'il craignait d'être entendu, alors que les Russes n'auraient pas pu discerner ses paroles même s'il s'était mis à crier de toute la force de ses poumons. - Je ne suis pas aveugle, répondit Hunnewell avec brusquerie. Combien de temps avant qu'ils soient ici ? - Le temps qu'ils mettent un dinghy à la mer, qu'ils arrivent jusqu'ici et qu'ils débarquent - ils se trouvent à au moins quatre cents mètres -, je dirais que cela va leur prendre entre quinze et vingt minutes. 59 - Nous n'avons sacrement .pas de temps à perdre, dit Hunnewell avec impatience. - Déjà trouvé quelque chose ? - Rien ! tonna Hunnewell en retour. L'épave doit se trouver plus en profondeur que je ne le pensais. Il enfonça sa sonde fébrilement dans la glace, et ajouta : - C'est ici, ça doit être ici. Un navire de trois cent soixante mètres ne peut pas avoir disparu. - Peut-être les gardes-côtes sont-ils tombés sur un navire fantôme. Hunnewell se redressa pour remettre ses lunettes en place. - L'équipe de patrouille peut très bien avoir été abusée par ses yeux, mais c'est impossible pour le matériel radar. Pitt revint à proximité de la porte ouverte de l'hélicoptère. Son regard passa sur Hunnewell, puis alla se fixer au sous-marin, et une seconde plus tard il était en train de l'observer à l'aide des jumelles. Il examina les minuscules silhouettes qui jaillissaient des écoutilles du sous-marin se profilant sur les eaux, et qui s'agitaient avec précipitation sur le pont encore couvert d'embruns. En moins de trois minutes, un grand dinghy à six places fut gonflé et jeté à l'eau contre la coque. Un groupe d'hommes y prit place, porteurs d'une panoplie d'armes automatiques. Ensuite une vague pétarade se fit entendre au-dessus des eaux bleues. Ce son était suffisant - assez pour que Pitt soit forcé de revoir dramatiquement à la baisse sa première estimation du temps qui leur restait. - Ils arrivent, dit-il. Cinq, peut-être six hommes, on ne peut pas le déterminer avec certitude. - Ils sont armés ? demanda Hunnewell avec une expression d'urgence. 60 - Jusqu'aux dents. - Mais sacré bon Dieu ! s'écria Hunnewell d'un ton irrité. Ne restez pas planté là à bayer aux corneilles, mon vieux. Venez plutôt m'aider à chercher l'épave. - Oubliez ça, rétorqua Pitt. Ils seront là dans moins de cinq minutes. - Cinq minutes ! Mais vous avez dit... - Je n'avais pas compté avec le fait que leur dinghy possède un moteur hors-bord. Hunnewell lança un regard affligé en direction du sous-marin. - Comment les Russes ont-ils bien pu retrouver cette épave ? dit-il. Comment ont-ils pu savoir où elle se trouvait ? - Ça n'a rien de sorcier, répondit Pitt. Un des agents du KGB à Washington a certainement eu accès au rapport des gardes-côtes - ce n'est pas vraiment classé top secret - et ils ont rameuté tout ce qu'ils disposaient comme chalutiers et comme sous-marins dans cette partie de l'Atlantique à la recherche de l'iceberg. C'est une coïncidence malencontreuse pour nous, mais une sacrée chance pour eux qu'on soit tombés dessus au même moment. - On dirait bien que nous venons de rater la balle de match, déclara Hunnewell d'un ton morne. Ils ont gagné, et nous avons perdu. Sacré bon sang, si on arrivait seulement à localiser la coque de l'épave, on pourrait au moins la détruire avec des bombes à thermite et empêcher les Russes de mettre la main dessus. - C'est aux vainqueurs que revient le butin, dit Pitt à voix basse. Un bon million de tonnes de la glace la plus fine et la plus pure, en provenance directe du Groenland à travers l'océan Adantique. Hunnewell eut l'air étonné, mais ne dit rien. La 61 visible indifférence de Pitt était pour lui dénuée de sens. - Dites-moi, Doc, reprit Pitt. Quel jour sommes-nous ? - La date ? dit Hunnewell stupéfait. Nous sommes le mercredi 28 mars. - En avance, dit Pitt. Trois jours trop tôt pour un poisson d'avril. - Ce n'est ni le moment ni l'endroit de plaisanter, reprit Hunnewell d'une voix morne. - Pourquoi pas ? Quelqu'un vient de nous jouer une blague énorme, ainsi qu'à ces clowns, dit Pitt en indiquant d'un geste l'équipe qui s'approchait rapidement. Vous, moi, les Russes, nous sommes tous les premiers rôles dans le plus grand succès comique que l'Atlantique nord ait jamais eu pour théâtre. Le point culminant de l'acte final aura lieu quand nous allons tous nous rendre compte qu'il n'y a pas d'épave dans l'iceberg. Il s'interrompit pour exhaler un nuage de vapeur, puis ajouta : - Et qu'à vrai dire il n'y en a jamais eu. Un air de totale incompréhension envahit Hunnewell, en même temps qu'un léger début d'espoir. - Continuez, dit-il. - En plus du signal radar, l'équipe de patrouille a rapporté qu'ils avaient aperçu la forme d'un navire dans la glace, et pourtant nous n'avons rien vu alors que nous étions encore en vol. Mais il n'y a pas que cela qui ne colle pas. Les gardes-côtes se trouvaient à bord d'un avion qui volait à une vitesse probable de trois cents kilomètres heure. S'il s'était trouvé quelque chose à voir, nos chances de l'apercevoir à bord d'un hélicoptère auraient dû être bien plus importantes. Hunnewell semblait perplexe. On aurait dit qu'il soupesait ce que Pitt venait de déclarer. 62 - Je ne suis pas très sûr de comprendre où vous voulez en venir, dit-il en souriant, sa bonne humeur soudain retrouvée. Mais je fais confiance à votre esprit rusé. Vous avez certainement une petite idée derrière la tête. - Ce n'est pas de la magie, répliqua Pitt. Vous l'avez dit vous-même : selon toutes les règles des courants et des dérives, cet iceberg aurait dû flotter à cent quarante kilomètres plus au sud-ouest. - Juste, dit Hunnewell en accordant à Pitt un regard empreint d'un respect nouveau. Et les conclusions ? A quoi pensez-vous exactement ? - Pas à quoi, mais à qui, Doc. Quelqu'un qui vient de nous berner en utilisant le bon vieux système de la chasse aux canards sauvages. Quelqu'un qui a enlevé la marque de peinture rouge de l'iceberg qui contenait l'épave du navire, et qui est allé disposer la même peinture sur un leurre cent quarante kilomètres plus loin. - Mais bien sûr ! L'iceberg que nous avons survolé il y a des heures. Identique à celui que nous cherchions en ce qui concerne taille, configuration et poids, mais sans la marque rouge. - C'est là que nous trouverons notre mystérieux navire, dit Pitt. A l'endroit exact où vos calculs l'avaient prévu. - Mais qui nous a donc joué ce tour ? demanda Hunnewell, les traits figés par une expression songeuse. Manifestement, il ne s'agit pas des Russes. Ils ont été trompés tout autant que nous. - Pour l'instant, ce n'est pas primordial, dit Pitt. Ce qui compte c'est d'offrir nos plus chaleureuses salutation» à ce palace flottant et de nous envoler dans les airs. Nos invités surprises sont arrivés. Il indiqua la pente de l'iceberg d'un signe de tête. 63 - Mais peut-être ne vous en étiez-vous pas rendu compte ? Hunnewell ne l'avait pas remarqué, en effet. Mais il s'en aperçut aussitôt. Le premier membre de l'équipe en provenance du sous-marin était justement en train de bondir en direction de l'iceberg. En l'espace de quelques secondes, cinq d'entre eux se retrouvèrent sur la glace, et se mirent aussitôt, bien qu'avec précautions, en marche vers Pitt et Hunnewell. Ils étaient habillés de noir - il s'agissait de marins russes - et puissamment armés. Même à plus de cent mètres, Pitt parvenait à reconnaître l'attitude inimitable d'individus qui savaient exactement ce qu'ils devaient faire. Pitt grimpa avec désinvolture à bord de l'hélico, mit le contact et poussa sur le démarreur. Avant même que les pales du rotor aient effectué leur premier tour, Hunnewell se retrouva calé au fond du siège du passager, avec sa ceinture de sécurité bouclée. Avant de refermer la porte du cockpit, Pitt se pencha au-dehors et se mit à crier à l'adresse des Russes qui approchaient, en mettant ses mains autour de sa bouche en guise de porte-voix. - Je vous souhaite un agréable séjour, mais n'oubliez pas d'emmener vos poubelles en partant. L'officier conduisant l'équipe venue du sous-marin tendit l'oreille, puis haussa les épaules en signe d'incompréhension. Il était sûr que selon toute vraisemblance Pitt n'avait pas crié en russe pour lui faire plaisir. Comme pour signaler aux occupants de l'hélicoptère ses intentions purement pacifiques, il dressa son pistolet automatique vers le ciel et agita la main en guise de salut, alors que Pitt et Hunnewell lui abandonnaient l'entière possession de l'iceberg et s'éloignaient dans le ciel d'azur radieux. 64 Pitt prit tout son temps, en maintenant l'hélicoptère à une vitesse de croisière minimale, et en gardant le cap au nord, pour une quinzaine de minutes environ. Puis, lorsqu'ils furent hors de vue du sous-marin, et hors de portée de son radar, il effectua un long mouvement circulaire vers le sud-ouest, et à onze heures quinze précises ils avaient trouvé l'épave. Tandis qu'ils s'approchaient du formidable géant de glace, Pitt et Hunnewell furent soudain envahis d'un étrange sentiment de désolation. Ce n'était pas seulement dû à la fin de ces longues heures d'incertitude - ils avaient dépassé depuis longtemps la limite impartie par le capitaine Koski - mais c'était surtout lié à l'aspect sinistre du mystérieux navire lui-même. Aucun homme n'avait jamais pu contempler pareil spectacle. L'atmosphère entourant l'iceberg était empreinte d'une détresse terrible, qui n'appartenait pas à la terre, mais bien à quelque planète morte aux confins de l'univers. Seuls les rayons du soleil venaient mettre une touche de vie dans cette solitude désolée, en s'enfonçant dans la glace et en venant frapper la coque du navire et sa superstructure, modifiant sans cesse les formes en une série d'ombres abstraites. La vision semblait à ce point irréelle qu'il fut difficile à Pitt de l'accepter, alors même que son existence ne pouvait être mise en doute. Tandis qu'il manouvrait les commandes pour conduire l'hélicoptère sur la glace, il s'attendait presque à ce que le vaisseau emprisonné disparaisse sous ses yeux. Pitt essaya d'atterrir sur une surface plane à proximité du bord de l'iceberg, mais l'inclinaison se révéla trop importante ; il décida finalement d'aller se poser juste au-dessus de l'épave. Hunnewell bondit de l'hélico à l'instant même où le traîneau toucha la glace, et avait déjà mesuré l'épave 65 à grands pas, de la proue à la poupe, lorsque Pitt le rejoignit. - Etrange, murmura Hunnewell, très étrange. Rien ne dépasse de la surface, pas même les mâts ni l'antenne radar. Tout est solidement enfermé dans la glace. Pitt prit un mouchoir dans la poche de sa veste et se moucha. Puis il se mit à humer l'air, comme s'il était en train de l'analyser. - Vous ne sentez rien de bizarre, Doc ? Hunnewell dressa le menton et respira lentement par les narines. - Il y a quelque chose comme une odeur. Mais c'est trop faible. Je n'arrive pas à déterminer de quoi il s'agit. - Vous ne sortez pas assez, dit Pitt, avec un sourire. Si vous quittiez plus souvent votre laboratoire et si vous alliez jeter un coup oil sur le monde, vous arriveriez à reconnaître l'arôme caractéristique de détritus calcinés. - Et d'où cela peut-il provenir ? Pitt fit un signe en direction de l'épave. - De nulle part ailleurs que de là. Hunnewell agita la tête. - Impossible. C'est un fait scientifique. On ne peut pas sentir de l'extérieur une substance inorganique qui se trouve dans de la glace. - Mon vieux blair ne me trompe jamais, répliqua Pitt, en dégrafant sa veste car la chaleur de la mi-journée commençait à se faire quelque peu sentir au milieu du froid. Puis il ajouta : - Il doit y avoir une fuite dans la glace. - Ah, vous et votre odorat émérite, dit Hunnewell d'un ton acide. Je vous suggère de cesser de jouer au fin limier et de commencer à placer les charges de thermite. La seule manière dont nous 66 atteindrons l'épave, c'est en faisant fondre la couche de glace. - Nous allons prendre des risques, dit Pitt. - Faites-moi confiance, rétorqua posément Hunnewell. Je n'ai nulle envie de briser l'iceberg et de perdre par la même occasion l'épave, l'hélicoptère et nous avec. J'ai l'intention de commencer par de petites charges et de les augmenter ensuite de manière progressive. - Je ne songeais pas à l'iceberg. Je pensais à l'épave du navire. Il y a de sacrées chances pour que les réservoirs à mazout se soient fracturés en répandant leur contenu sur toute la longueur de la quille. Si nous nous trompons dans nos calculs et que nous faisons flamber ne fût-ce qu'une goutte, l'épave va nous sauter au visage en une seule bouffée de chaleur. Le docteur Hunnewell frappa du pied la glace tassée qui se trouvait sous lui. - Et de quelle manière comptez-vous vous introduire là-dedans ? Avec un pic à glace ? - Docteur Hunnewell, dit Pitt avec calme, loin de moi l'idée de mettre en doute que vous êtes connu et reconnu de par le monde en tant que scientifique d'un très haut niveau. Mais comme tous les super-cerveaux, malgré la profondeur de votre réflexion, vous manquez d'esprit pratique en ce qui concerne les sujets les plus ordinaires. Des charges de thermite, des pics à glace, dites-vous. Pourquoi s'embarrasser de solutions complexes et se fatiguer inutilement quand on peut utiliser un moyen beaucoup plus simple de se frayer un chemin ? - Vous vous trouvez sur une formation glaciaire, dit Hunnewell. Cette glace est solide et très résistante. Vous n'arriverez jamais à vous y introduire. 67 - Désolé, cher ami, mais vous vous mettez le doigt dans l'oil, dit Pitt. Hunnewell lui lança un regard méfiant. - Prouvez-le ! - Ce que je cherche à vous faire comprendre, c'est que le travail a déjà pratiquement été accompli. Notre Machiavel et sa joyeuse bande d'énergiques assistants se sont visiblement trouvés ici même avant nous. Il pointa un doigt en l'air de manière théâtrale. - Observez, je vous en prie. Hunnewell dressa un sourcil, l'air perplexe, leva les yeux et examina avec attention le large flanc escarpé de l'iceberg. Juste à proximité du bord et de la partie la plus basse, quelques mètres seulement autour de Pitt et Hunnewell, la glace était plane et sans accident. Mais de la cime de l'iceberg jusqu'à mi-pente environ, la surface était criblée de trous et d'excavations, comme la face cachée de la lune. - Eh bien, murmura Hunnewell, on dirait que celui qui a entrepris d'effacer la marque de peinture rouge effectuée par la patrouille de gardes-côtes a rencontré certaines difficultés. Il accorda à la haute colline verglacée un long regard dénué d'expression, puis ajouta : - Pourquoi ont-ils décidé d'enlever la peinture à la main alors qu'ils pouvaient bien plus facilement arriver à détruire toute trace avec des explosifs ? - Je ne peux pas vous répondre, dit Pitt. Peut-être ont-ils craint de faire craquer l'iceberg, ou peut-être ne disposaient-ils pas d'explosifs, qui sait ? Et pourtant, je parierais un mois de salaire sur le fait que nos chers petits malins ne se sont pas contentés de nettoyer la glace. Ils ont plus que certainement découvert un moyen de pénétrer jusqu'à l'épave. 68 - Parfait. Tout ce qu'il nous reste donc à trouver, c'est un panneau indiquant « Entrez par ici », déclara Hunnewell d'un ton sarcastique. Il n'avait pas l'habitude de se voir ainsi battre de vitesse, et l'expression de son visage indiquait qu'il n'aimait guère cela. - Une légère marque sur la glace serait plus appropriée. - Je suppose, reprit Hunnewell, que vous êtes en train de suggérer qu'il existe un couvercle camouflant une espèce de tunnel dans la glace. - C'est une idée qui m'a traversé l'esprit, en effet. Le docteur jeta un coup d'oil à Pitt au-dessus de ses verres de lunettes. - Eh bien, mettons-nous à sa recherche alors. Si nous restons plus longtemps plantés ici à écha-fauder des théories, je crois bien que je vais avoir les testicules complètement gelés. Cela ne fut pas excessivement difficile, loin de là, même si la tâche se révéla plus ardue que Pitt l'avait espéré. L'imprévu arriva lorsque Hunnewell perdit l'équilibre en grimpant la pente, et glissa, sans parvenir à se retenir, en direction d'un rebord en saillie qui plongeait dans les eaux glacées. Il tomba sur le ventre, et tenta de s'agripper à la glace, ses ongles griffant la rude surface et s'y cassant douloureusement. Il parvint à ralentir quelque peu, mais ce ne fut pas suffisant. Sa chute se fit alors si rapide, que ses chevilles s'agitaient déjà au-dessus de dix mètres de vide quand il songea à crier à l'aide. Pitt était occupé à soulever un bloc de glace lorsqu'il entendit le cri. Il fit volte-face, saisit aussitôt la position critique dans laquelle se trouvait Hunnewell, comprit en un flash immédiat qu'il lui serait impossible de secourir le docteur si celui-ci tombait dans les eaux glacées, et en un seul mouve- 69 ment d'une rapidité extrême ôta sa veste et bondit pour se jeter sur la pente, pieds en avant, les jambes dressées dangereusement dans les airs. Pour l'esprit de Hunnewell, envahi d'une panique grandissante, le geste de Pitt ne fut rien d'autre qu'un acte de pure folie. - Oh, bon Dieu, non, non, s'écria-t-il. Mais il n'avait rien d'autre à faire que d'observer Pitt dévaler à toute allure la pente dans sa direction, tel un bobsleigh. Ils auraient gardé une petite chance de s'en sortir, songea-t-il, si Pitt était resté sur l'iceberg. A présent, il était presque certain que les deux hommes allaient mourir dans les eaux froides de l'océan. Vingt-cinq minutes, les mots du capitaine Koski lui traversèrent l'esprit, vingt-cinq minutes seulement, voilà l'espérance de vie d'un homme plongé dans une eau à quatre degrés - et, même en disposant de tout le temps du monde, ils ne réussiraient jamais à grimper le long de la paroi abrupte de l'iceberg. S'il avait disposé de ces précieuses secondes pour réfléchir, Pitt aurait certainement été d'accord avec Hunnewell. Il avait en effet l'air d'un homme devenu fou, glissant ainsi à toute vitesse sur la glace, avec les pieds plus hauts que la tête. Soudain, alors qu'il restait moins d'un mètre avant qu'il ne tamponne Hunnewell, Pitt abaissa brutalement un pied, avec une force et une rapidité telles que, même dans ces circonstances désespérées, il ne put retenir un grognement de douleur alors que son talon s'écrasait sur la glace, s'y enfonçait avec ténacité et arrêtait sa course en secouant tous ses membres. Alors, comme s'il était mû par l'instinct, dans le même geste il lança une manche de sa veste vers Hunnewell. Le scientifique, complètement effrayé, n'eut pas besoin d'encouragement. Il agrippa le tissu de nylon avec la force d'un étau et s'y cramponna, 70 sans cesser de trembler, pendant presque une minute entière, avant que son cour d'homme d'un certain âge reprenne peu à peu un rythme normal. Il jeta alors un coup d'oil craintif aux alentours et vit ce que ses sens engourdis ne pouvaient percevoir - le bord de la saillie de glace qui lui coupait la taille à hauteur du nombril. - Lorsque vous y serez, dit la voix de Pitt, calme mais où perçait néanmoins une certaine tension, essayez de vous hisser dans ma direction. Hunnewell remua la tête. - Je ne peux pas, murmura-t-il. Tout ce que je peux arriver à faire, c'est me tenir. - Est-ce que vous pouvez trouver un endroit pour poser le pied ? Hunnewell ne répondit pas. Il se contenta d'agiter la tête à nouveau. Pitt se pencha au-dessus de ses jambes écartées et resserra sa prise sur la veste. - Nous sommes à la merci de deux talons de caoutchouc, et pas de clous en acier. Cela ne prendra pas longtemps pour que la glace commence à se fendiller tout autour d'eux. Il s'arrêta pour accorder à Hunnewell une grimace d'encouragement. - Ne faites pas de mouvement brusque. Je vais vous tirer hors de cette saillie. Cette fois encore, Hunnewell répondit d'un signe de tête. Il sentait son estomac douloureusement serré, ainsi que des élancements au bout des doigts meurtris, et l'expression de son visage trempé de sueur n'était plus que terreur et souffrance. Une chose, une seule chose parvint encore à se frayer un passage au travers de cette nappe de frayeur : l'air déterminé qui brillait dans les yeux de Pitt. Hunnewell contempla cette face maigre à la peau tannée, et au même moment il sut que la force intérieure de Pitt et son assurance venaient 71 de déteindre quelque peu sur son propre esprit engourdi par la peur et le froid. - Arrêtez de faire cette grimace idiote, dit-il d'une voix blanche, et commencez à tirer. Avec précaution, centimètre par centimètre, Pitt se mit à hisser lentement Hunnewell. Cela prit pas moins d'une soixantaine de secondes, des secondes angoissantes, pour que Pitt ait la tête de Hunnewell à la hauteur de ses genoux. Alors, une main après l'autre, Pitt lâcha la veste pour empoigner Hunnewell sous les aisselles. - C'était la partie la plus facile, dit Pitt. Le prochain exercice vous revient. Les mains libres, Hunnewell se passa une manche sur le front trempé de sueur, tout en déclarant : - Je ne peux vous donner aucune garantie. - Est-ce que vous avez votre compas sur vous ? Pendant un instant, Hunnewell resta ébahi. Puis il hocha la tête. - Dans ma poche de poitrine, dit-il enfin. - Bien, dit Pitt dans un murmure. Maintenant grimpez au-dessus de moi et allongez-vous de toute votre longueur. Lorsque vos pieds auront pris un appui ferme sur mes épaules, sortez votre compas et plantez-le dans la glace. - Un piton ! s'écria Hunnewell, en saisissant tout à coup. Voilà qui est sacrement malin de votre part, major. Hunnewell commença à se hisser par-dessus le corps ramassé de Pitt, en peinant comme une locomotive escaladant les montagnes Rocheuses, mais il finit par y arriver. Puis, avec les mains de Pitt solidement agrippées à ses hanches, Hunnewell tira de sa poche les deux branches d'acier du compas dont il se servait habituellement pour mesurer des distances, et l'enfonça profondément dans la couche de glace. 72 - Voilà, grogna-t-il ensuite. - A présent, nous allons reprendre depuis le début, dit Pitt. Est-ce que vous pouvez tenir ? - Faites vite, répondit Hunnewell. J'ai les mains quasiment gelées. Avec énormément de précautions, un talon toujours fiché dans la glace en mesure de sécurité, Pitt fit porter son poids à l'épreuve des jambes de Hunnewell. Le compas tint bon. En se déplaçant avec la rapidité et l'agilité d'un chat, Pitt rampa au-dessus de Hunnewell, puis, une main tendue à l'aveuglette vers le sommet de la pente, parvint à se tortiller pour reprendre pied sur une surface de glace moins périlleuse. Après cela, il ne perdit pas une seconde. Quasi instantanément, à ce qu'il parut à Hunnewell, Pitt revint lui lancer une corde de nylon qu'il était allé chercher dans l'hélico. Moins de trente secondes plus tard, l'océanographe, pâle et exténué, se trouvait assis sur la glace aux pieds de Pitt. Hunnewell releva la tête pour accorder un long regard au visage soulagé de Pitt. - Savez-vous ce que je vais faire en premier lorsque nous serons de retour dans un pays civilisé ? - Oui, dit Pitt, avec le sourire. Vous allez m'offrir le meilleur restaurant de Reykjavik, me payer tout l'alcool que je pourrai boire, et me présenter à une voluptueuse Islandaise, gironde et nymphomane. - Le repas et l'alcool sont à vous -je vous dois bien ça. En ce qui concerne la nymphomane, je ne vous promets rien. Il y a tellement d'années que je n'ai plus négocié pour obtenir les charmes d'une femme, que j'ai bien peur d'avoir perdu la main. Pitt éclata de rire, en donnant un petit coup sur l'épaule de Hunnewell, avant de l'aider à se remettre debout. 73 - Relax, vieux frère. Les filles, c'est mon domaine. Il s'interrompit, avant de déclarer brusquement : - On dirait que vous venez de vous frotter les mains sur une meule à aiguiser. Hunnewell observa avec indifférence ses doigts blessés. - Ce n'est pas aussi grave que ça en a l'air. Un peu d'antiseptique plus une séance de manucure, et ils auront de nouveau l'éclat du neuf. - Venez, dit Pitt. Il y a une trousse de secours dans l'hélico. Je vais vous arranger ça. Quelques minutes plus tard, tandis que Pitt fixait le dernier pansement, Hunnewell demanda : - Est-ce que vous avez découvert une trace de ce tunnel avant que je fasse la culbute ? - C'est du beau travail, répondit Pitt. Tout le pourtour du couvercle qui bouche l'entrée est biseauté, ce qui fait qu'il s'ajuste de manière parfaite à la glace environnante. Si quelqu'un n'avait pas eu la négligence de tailler une petite poignée, j'aurais pu marcher dessus sans me rendre compte de quoi que ce soit. Tout à coup, les traits de Hunnewell s'assombrirent. - Ce maudit iceberg, dit-il d'un ton amer. Je jurerais bien qu'il nous en veut personnellement. Il fit jouer ses doigts en examinant d'un air grave les huit petits bandages qui en cachaient le bout. Ses yeux semblaient fatigués et tout son visage trahissait sa lassitude. Pitt s'éloigna et souleva une plaque de glace de forme circulaire, d'un mètre de diamètre et d'une épaisseur de sept centimètres, mettant au jour un tunnel taillé de façon grossière, assez large pour permettre à un homme de s'y faufiler. Instinctivement, il tourna la tête de côté - une puissante odeur acre et nauséabonde venait de jaillir de l'ou- 74 verture, un mélange d'odeurs de peinture et d'étoffe brûlée, de mazout, ainsi que de métal. - Ceci prouve que je peux détecter une odeur au travers d'une couche de glace, dit Pitt. - C'est bon, vous avez réussi les épreuves d'odorat, dit Hunnewell avec suffisance. Mais vous avez échoué lamentablement avec votre théorie concernant les charges de thermite. Il n'y a rien d'autre là-dedans qu'un vieux rafiot complètement cramé. Il fit une pause pour accorder à Pitt un regard étudié par-dessus le verre de ses lunettes. - Nous aurions très bien pu faire exploser des charges jusqu'à l'été prochain sans causer le moindre dommage à l'épave. Pitt haussa les épaules. - Petit gain, maigre perte, dit-il en tendant à Hunnewell une lampe de poche. Je passe en premier. Donnez-moi cinq minutes avant de me suivre. Hunnewell s'accroupit au bord du tunnel alors que Pitt se mettait à genoux pour pénétrer dans l'ouverture. - Deux, dit le docteur. Je vous donne deux minutes, pas plus. Ensuite, je me lance derrière vous. Le tunnel, éclairé par les rayons du soleil qui venaient se briser sur la surface de cristal, s'enfonçait selon un angle de trente degrés, pendant cinq ou six mètres, pour s'arrêter à proximité des plaques d'acier de la coque du navire, noircies et tordues par les flammes. La puanteur était à présent si forte que Pitt éprouva même des difficultés à respirer. Il agita la main pour dissiper quelque peu l'odeur nauséabonde, et rampa en direction de la structure métallique que le feu avait détériorée, s'en approcha à quelques centimètres, pour découvrir que le tunnel s'incurvait et se mettait à 75 longer la coque sur deux ou trois mètres encore, pour finalement aboutir à une écoutille ouverte sur le flanc de l'épave, et dont la porte était sauvagement tordue. Il parvenait à peine à imaginer quelle température pouvait en être la cause. En se penchant par-dessus la paroi déchiquetée de l'écoutille, il leva la main pour diriger le faisceau de sa lampe sur les parois que les flammes avaient endommagées. Il était devenu impossible de déterminer à quoi avait bien pu servir ce compartiment. Chaque centimètre carré portait la trace du terrible incendie qui avait ravagé le navire. Pitt se sentit brusquement envahi par un sentiment d'appréhension face à l'inconnu. Il resta figé un long moment, en forçant son esprit à reprendre le contrôle de ses émotions, puis marcha sur les débris en direction de la porte menant au couloir et braqua sa lampe vers les ténèbres. Le rai de lumière éclaira le couloir obscur sur toute sa longueur jusqu'à l'échelle qui conduisait au pont inférieur. Ce corridor était désert, à l'exception des cendres calcinées d'un tapis. C'était le silence qui était le plus inquiétant. Pas de cliquetis d'assiettes, pas de ronflement de moteurs, pas de clapotis des eaux contre la coque incrustée de mollusques, rien, si ce n'est le silence absolu du vide le plus parfait. Pitt hésita dans le couloir une bonne minute. Son idée première, ou plutôt sa conviction, était que quelque chose était allé terriblement de travers dans les plans de l'amiral Sandecker. La situation ne correspondait en rien à ce qu'ils avaient escompté. Hunnewell s'était glissé dans l'écoutille pour le rejoindre. Il se planta aux côtés de Pitt, contemplant les murs noircis, le métal tordu et comme cristallisé et les charnières fondues qui avaient autrefois maintenu en place une porte de bois. Précautionneusement, il s'appuya au chambranle, 76 les yeux mi-clos, hochant la tête comme s'il entrait dans une sorte de transe. - Nous n'allons pouvoir découvrir que très peu de choses ayant de la valeur. - Nous n'allons pas découvrir quoi que ce soit, dit fermement Pitt. Ce que le feu n'a pas détruit a sûrement été emporté par nos chers amis inconnus. Comme pour apporter la preuve de ses dires, il braqua le faisceau lumineux en direction du sol, ce qui leur permit d'apercevoir les nombreuses traces de pas se chevauchant dans la suie, et qui trahissaient les allées et venues des inconnus qui avaient emprunté l'écoutille ouverte pour s'introduire à bord. - Voyons un peu ce qu'ils ont fabriqué. Ils traversèrent le couloir, en foulant du pied les cendres et les débris calcinés, se dirigèrent vers le compartiment voisin, dans lequel ils pénétrèrent. Il avait dû s'agir de la salle radio. La plupart des décombres étaient à peine identifiables. La couchette et les autres meubles étaient réduits à des squelettes de bois carbonisé, les restes de l'équipement radio n'étaient plus qu'une masse informe de métal fondu et de coulées de soudures à nouveau solidifiées. Leurs narines s'étaient à présent accoutumées à la puissante odeur nauséabonde et leurs yeux aux formes grotesques des objets incendiés, mais ils n'étaient pas le moins du monde préparés à découvrir la masse hideuse qui se trouvait sur le sol. - Oh, Seigneur ! souffla Hunnewell. Il lâcha sa lampe, qui se mit à rouler sur le plancher et vint s'immobiliser à proximité d'une tête aux traits affreusement défigurés, laissant voir des parties du crâne et des mâchoires aux endroits où la chair calcinée avait disparu. 77 - Voilà un genre de mort que je n'envie guère, dit Pitt dans un murmure. Cette vision d'horreur fut trop pénible pour Hunnewell. Il chancela en s'éloignant, pour aller s'appuyer à une paroi, et fut agité de haut-le-cour pendant plusieurs minutes. Lorsqu'il revint enfin aux côtés de Pitt, il donnait l'impression d'être récemment sorti de tombe. - Je suis désolé, dit-il d'un air penaud. Je n'avais jamais vu de cadavre carbonisé. Je n'avais pas la moindre idée de ce à quoi cela pouvait bien ressembler -je n'y ai jamais songé, à vrai dire. Ce n'est pas ce qu'on peut appeler un joli spectacle, n'est-ce pas ? - Les jolis cadavres, ça n'existe pas, déclara Pitt, qui commençait lui aussi à se sentir envahi d'une légère nausée. Si ce tas de cendres sur le sol est un indice de ce qui se trouve à bord, nous allons probablement en découvrir quatorze autres du même acabit. Hunnewell grimaça en se penchant pour ramasser sa lampe. Puis il sortit un petit carnet d'une de ses poches, coinça la torche sous son bras et se mit à tourner les pages. - Oui, vous avez raison, dit-il. Le navire voyageait avec six hommes d'équipage et neuf passagers. Cela fait quinze personnes en tout. Il fouilla un instant son carnet avant de trouver ce qu'il cherchait, puis ajouta : - Ce pauvre diable doit être l'opérateur radio. Svendborg, Gustav Svendborg. - Peut-être bien, et peut-être pas. Le seul qui pourrait le dire avec certitude, c'est son dentiste, dit Pitt en contemplant ce qui avait autrefois été un individu de chair et de sang, et il essaya d'imaginer la fin qu'il avait dû connaître. Un mur de flammes rouges et orange, une chaleur infernale, un cri bref et sinistre, une sensation 78 de brûlure si douloureuse qu'aussitôt votre esprit vacille, et que vos membres s'agitent dans une sorte d'absurde danse de mort. Périr par le feu, songea-t-il, en vivant ses dernières secondes dans une agonie indescriptible, était une mort que redoutait chaque être vivant, fût-il homme ou animal. Pitt mit un genou à terre et examina le cadavre plus attentivement. Ses yeux louchaient, et il avait les mâchoire serrées. Cela avait dû se passer à peu près comme Pitt l'avait imaginé, mais pas tout à fait. Le corps calciné était recroquevillé en position fotale, les genoux relevés presque jusqu'au menton, et les bras repliés fermement contre les flancs, contractés par la terrible chaleur qui avait mordu les chairs. Mais un autre détail attira l'attention de Pitt. Il braqua le rayon de sa lampe sur la partie du pont qui se trouvait à côté du cadavre, éclaira faiblement les pieds de métal tordu de la chaise de l'opérateur radio, qui apparaissaient derrière sa dépouille méconnaissable. Hunnewell, dont la face avait perdu toute couleur, demanda : - Qu'est-ce qui vous intéresse donc tant dans ce spectacle macabre ? - Jetez un coup d'.ceil, dit Pitt. On dirait que ce pauvre Gustav se trouvait assis lorsqu'il est mort. Sa chaise a littéralement grillé sous lui. Hunnewell n'ajouta rien, se contentant de lancer à Pitt un regard interrogatif. - Cela ne vous paraît pas bizarre, reprit ce dernier, qu'un homme reste tranquillement assis alors que les flammes l'entourent, et qu'il ne se donne même pas la peine de se lever et de faire un effort pour s'échapper ? - Rien d'étrange à cela, dit Hunnewell d'un ton impassible. Le feu l'a probablement entouré 79 de partout, alors qu'il était penché sur la radio pour envoyer un message de détresse. Il s'arrêta, en sentant la nausée qui remontait. __ Bon Dieu, dit-il. On ne va pas lui servir à grand-chose avec nos suppositions. Sortons d'ici et allons voir le reste du navire pendant que je suis encore capable de marcher. Pitt hocha la tête, se détourna et retourna dans le couloir. Ensemble ils firent route dans les entrailles de l'épave. La salle des machines, la coquerie, le salon, partout où ils posèrent les yeux, ce fut pour découvrir le même spectacle d'horreur et de mort que dans la salle radio. Ce n'est que lorsqu'ils tombèrent sur les treizième et quatorzième cadavres dans la timonerie, que l'estomac de Hunnewell commença doucement à devenir moins sensible. Il consulta son carnet de notes à de nombreuses reprises, écrivant avec son stylo sur certaines pages, jusqu'à ce que reste un seul nom, qui n'était pas rayé d'une ligne bien nette. - Voilà qui est fait, dit-il en refermant le carnet d'un coup sec. Nous les avons tous trouvés, excepté celui pour lequel nous sommes venus. Pitt alluma une cigarette, souffla un nuage de fumée bleue, et resta plongé dans ses pensées un bon moment. - Ils sont tellement brûlés qu'ils sont devenus méconnaissables, dit-il. Il pourrait très bien être n'importe lequel d'entre eux. - Mais il ne l'est pas, dit Hunnewell avec assurance. Le corps en question ne devrait pas être trop difficile à identifier, surtout pour moi. Il fit une pause, avant d'ajouter : - Je connais parfaitement bien notre gibier, vous savez. Pitt dressa les sourcils. - Non, je ne savais pas. - Ça n'a rien de secret, dit Hunnewell, avant 80 de souffler sur les verres de ses lunettes et de les essuyer à l'aide de son mouchoir. L'homme que nous cherchons et pour lequel nous avons menti, comploté et même risqué nos vies - pour malheureusement le retrouver mort, selon toute vraisemblance - faisait partie d'une de mes classes à l'Institut d'Océanographie, il y a six ans de cela. Un élève brillant. Il fit un geste en direction des deux corps déformés sur le pont. - Ce serait dommage qu'il ait fini comme cela. - Comment pouvez-vous être aussi sûr de le reconnaître parmi tous les autres ? demanda Pitt. - Grâce à ses bagues. Il avait quelque chose de spécial avec les bagues. Il en portait à chaque doigt, sauf au pouce. - Les bagues ne constituent pas une identification irréfutable. Hunnewell eut un léger sourire. - Il lui manquait également un orteil au pied gauche. Est-ce que ça vous irait ? - En effet, dit Pitt l'air pensif. Mais nous n'avons pas trouvé de cadavre qui corresponde à cette description. Et nous avons fouillé le navire de fond en comble. - Pas tout à fait. Hunnewell prit une feuille de papier glissée dans les pages de son carnet de notes et la déplia dans la lumière de sa lampe. - Voici un rapide schéma du navire, dit-il. J'en ai pris la copie à partir des archives maritimes. Il mit le doigt sur le papier froissé. - Regardez ici. Sous la salle des cartes. Une petite échelle conduit à un compartiment juste sous une fausse cheminée. Pitt examina le dessin sommaire. Puis il se détourna et sortit de la salle des cartes. - L'ouverture est bien là, dit-il. L'échelle est 81 complètement cramée, mais il reste des barreaux assez solides pour supporter notre poids. Le compartiment à l'écart - situé exactement au centre du navire et qui ne profitait d'aucune ouverture sur l'extérieur - se trouvait dans un état pire encore que les autres. Le placage métallique des parois était tordu et courbé vers l'intérieur, déformé comme des bandes de papier peint chiffonnées. La pièce paraissait vide. On n'apercevait plus aucune trace de ce qui aurait pu ressembler à des débris de mobilier après le passage de l'incendie. Pitt était en train de se baisser, pour fouiller les cendres à la recherche de restes d'un corps, quand Hunnewell poussa un cri. - Ici ! s'exclama-t-il en se mettant à genoux. Dans le coin. Il braqua le faisceau de sa lampe sur une forme allongée, qui avait dû avoir apparence humaine, et qui n'était plus à présent qu'un tas d'ossements calcinés à peine identifiables. Seuls des fragments des maxillaires et du bassin étaient reconnais-sables. Hunnewell se pencha plus avant et se mit à dégager avec précaution une partie du squelette. Lorsqu'il se redressa, il tenait plusieurs petites pièces de métal tordues dans la paume de sa main. - Il ne s'agit peut-être pas de preuves irréfutables. Mais on en est plus proches que jamais. Pitt saisit ces débris métalliques et les plaça dans la lumière de sa lampe. - Je me souviens bien de ces bagues, dit Hunnewell. Les montures étaient remarquablement ouvragées, et on y avait enchâssé huit pierres semi-précieuses différentes en provenance d'Islande. Elles avaient été taillées pour représenter les anciens dieux nordiques. - C'est impressionnant, bien qu'un peu tape-à-l'oil, dit Pitt. - Pour un étranger tel que vous, peut-être, 1 rétorqua Hunnewell d'un ton tranquille. Et pourtant, si vous l'aviez connu... Sa voix se perdit. Pitt lui lança un regard étonné. - Est-ce que vous éprouvez souvent ce genre d'attachement sentimental pour vos étudiants ? - Génie, aventurier, scientifique, une légende vivante. Et un des dix hommes les plus riches du monde avant même sa vingt-cinquième année. Une personnalité aimable et douce qui semblait totalement ignorante de sa réputation et de sa fortune. Oui, je pense que vous pouvez sans grand risque d'erreur dire qu'une amitié avec Kristjan Fyrie pouvait facilement se muer en attachement sentimental. Comme c'est étrange, se dit Pitt. C'était la première fois que le docteur prononçait le nom de Fyrie depuis qu'ils avaient quitté Washington. Et il l'avait fait sur un ton calme, où perçait une sorte de respect. Exactement celui qu'avait eu l'amiral Sandecker, Pitt s'en souvint, lorsque lui aussi avait évoqué le nom de l'Islandais. Pitt ne ressentait pour sa part aucun sentiment de respect ni de crainte, penché au-dessus des restes pitoyables d'un homme qui avait pourtant été un des individus les plus influents du monde de la finance internationale. Tandis qu'il restait là à observer la dépouille, son esprit ne parvenait tout simplement pas à associer le tas de cendres à ses pieds avec un personnage de chair et de sang, que les journaux du monde entier considéraient comme l'apothéose de la réussite intellectuelle et financière. Sans doute s'il lui avait été donné de rencontrer le célèbre Kristjan Fyrie, éprouverait-il une émotion semblable à celle qui étreignait pour l'instant le docteur. Mais même comme cela, Pitt en doutait. Il n'était pas quelqu'un de facilement impressionnable. Ote ses vêtements au plus grand homme vivant sur terre, lui avait dit son père, et tu 82 83 te retrouveras aussitôt face à un animal très embarrassé, nu et sans défense. Pitt considéra un instant encore les anneaux de métal tordu, puis les rendit à Hunnewell, et tandis qu'il le faisait il perçut un léger bruit de déplacement, quelque part sur le pont au-dessus d'eux. Il se figea sur place, en écoutant plus attentivement. Mais le bruit s'en était allé dans l'obscurité qui entourait l'écoutille par laquelle ils s'étaient glissés pour emprunter l'échelle. Il y avait une tonalité pour le moins sinistre dans le silence qui baignait la cabine dévastée - un sentiment qui portait à croire que quelqu'un suivait leurs moindres gestes, et écoutait chacune de leurs paroles. Pitt se tendit brusquement en une position de défense, mais il était trop tard. Un puissant rayon de lumière venu du sommet de l'échelle éclaira la pièce, et les fit cligner des yeux pour ne pas être aveuglés. - Détrousseurs de cadavres, messieurs. Mon Dieu, je finirai par croire que vous êtes l'un comme l'autre capables de tout. Les traits restaient invisibles derrière le faisceau lumineux, mais la voix appartenait sans aucun doute possible au commandant Koski. CHAPITRE IV Sans bouger, sans répondre, Pitt demeura figé au milieu du pont calciné, pendant ce qui lui parut une bonne dizaine d'années avant que son esprit ne tente de s'expliquer la présence de Koski. Il s'était éventuellement attendu à ce que le capitaine débarque sur les lieux, mais pas avant trois heures au moins. Il était maintenant clair qu'au lieu de patienter jusqu'à l'heure prévue de leur rendez-vous, Koski avait modifié ses plans et avait poussé le Catawaba à pleine vitesse, dans la direction de l'iceberg, selon les calculs de Hunnewell, et cela dès que leur hélicoptère n'avait plus été en vue. Koski retourna le faisceau vers l'échelle, dévoilant le visage de Dover derrière lui. - Il va falloir que nous ayons une longue conversation. S'il vous plaît, major Pitt, docteur Hunnewell, dit-il pour les inviter à remonter. Pitt songea à lancer une repartie futée, mais se retint. Au lieu de cela, il s'écria : - C'est vous qui allez vous bouger le cul, Koski ! Descendez plutôt par ici ! Et amenez le gros malabar qui vous sert de second si ça peut vous rassurer. Il y eut alors une longue minute de silence tendu, avant que Koski ne reprenne. 85 - Vous n'êtes pas vraiment en position de montrer de telles exigences. - Et pourquoi pas ? Le docteur Hunnewell et moi-même jouons trop gros pour rester assis à sucer notre pouce pendant que vous jouez les détectives amateurs. Pitt savait pertinemment bien que ses paroles étaient arrogantes, mais il lui fallait garder l'avantage sur Koski. - Il n'est pas nécessaire de vous montrer impoli, major, dit ce dernier. Une honnête explication arrangerait mieux les choses. Vous nous avez menti dès l'instant où vous avez posé le pied sur mon navire. Le Novgorod, n'est-ce pas ? Le plus jeune blanc-bec parmi les cadets de l'Académie des gardes-côtes ne songerait même pas à identifier cette épave comme un chalutier-espion russe. Les antennes radar, le matériel électronique hautement sophistiqué que vous avez décrit avec un tel aplomb - est-ce que ces appareils se sont évaporés dans la nature ? Depuis le début, je n'ai pas cru un mot de ce que vous et Hunnewell avez raconté, mais votre histoire était convaincante, et mon propre quartier général, de façon encore mystérieuse, a décidé de vous appuyer. Vous vous êtes servi de moi, major. Ainsi que de mon équipage et de mon navire, comme vous vous seriez servi d'un tramway ou d'une station service. Une explication ? Oui. En effet. Je ne pense pas me montrer trop exigeant. Je demande juste la réponse à une question très simple : que se passe-t-il donc, sacré bon sang ? Koski semblait un peu calmé à présent, se dit Pitt. L'arrogant petit capitaine n'exigeait plus rien, mais posait une question. - Vous allez quand même être obligé de descendre, dit Pitt, et de vous mettre à notre niveau. 86 Une partie de la réponse se trouve ici au milieu des cendres. Il y eut un moment d'hésitation, mais ils finirent par se décider. Koski emprunta l'échelle, suivi par la silhouette éléphantesque de Dover, pour se retrouver face à Pitt et Hunnewell. - C'est bon, messieurs. Voyons donc un peu cela. - Est-ce que vous avez jeté un coup d'oil au navire ? demanda Pitt. - Suffisamment, répondit Koski en hochant la tête. J'ai passé dix-huit ans à venir en aide à des bâtiments en détresse, et je n'ai pourtant encore jamais vu de navire dans un tel état. - Etes-vous arrivé à l'identifier ? - Impossible. Il ne reste rien pour permettre de l'identifier. Il devait s'agir d'un bateau de plaisance, un yacht, plus que certainement. Au-delà de ça, je ne risquerais pas un centime. Koski lança à Pitt un regard passablement perplexe. - C'est moi qui attendais des réponses. Qu'est-ce que vous avez derrière la tête ? - Le Lax. Vous en avez déjà entendu parler ? Koski hocha la tête. - Le Lax a disparu il y a de cela un an, corps et biens, en ce inclus son propriétaire, un magnat des mines islandais appelé - il hésita, fouillant sa mémoire - Fyrie, Kristjan Fyrie. Seigneur, la moitié des gardes-côtes ont passé plusieurs mois à sa recherche. Sans trouver le moindre indice. Mais pourquoi cette question au sujet du Lax ? - Vous vous trouvez à bord du Lax, dit lentement Pitt, pour laisser à ses mots le temps de faire leur chemin. Il dirigea sa lampe vers le sol. - Et ce tas de cendres calcinées est tout ce qui reste de Kristjan Fyrie. 87 Koski fit les yeux ronds alors que son visage blêmissait. Il fit un pas en avant et se pencha sur ce qui se trouvait dans le cercle de lumière jaune de la lampe. - Bon sang, est-ce que vous en êtes sûr ? - Dire qu'il n'est plus possible d'identifier ce corps carbonisé serait faire preuve d'un sens certain de la litote, mais le docteur Hunnewell est persuadé à quatre-vingt-dix pour cent qu'il s'agit là des biens personnels de Fyrie. - Ah oui. Les bagues. J'en ai entendu parler. - Ce n'est pas grand-chose, à proprement parler, mais c'est déjà beaucoup plus que ce que nous avons pu découvrir sur les autres corps. - Je n'ai jamais rien vu de semblable, dit Koski avec une expression songeuse. Ça paraît insensé. Un navire de cette taille ne peut tout simplement pas disparaître dans les airs pendant presque une année, et puis se retrouver ainsi, entièrement réduit en cendres, coincé au beau milieu d'un iceberg. - On dirait pourtant bien que c'est exactement ce qui s'est passé, déclara Hunnewell. - Excusez-moi, Doc, dit Koski en croisant le regard de Hunnewell. Je serais le premier à considérer que je ne fais pas partie de votre club de première division en ce qui concerne la science des formations glaciaires, même si j'ai traîné mes bottes à travers l'Atlantique nord suffisamment longtemps pour savoir qu'un iceberg peut parfaitement être entraîné par des courants, effectuer des cercles ou dériver le long des côtes de Terre-Neuve pendant au moins trois ans - ce qui est amplement suffisant pour que le Lax, par une sorte de hasard extraordinaire, se retrouve capturé et enfermé dans la glace. Mais, si vous me permettez l'expression, votre théorie ne vaut pas un clou. - Vous avez presque entièrement raison, capi- 88 taine, répondit Hunnewell. Les chances d'une telle éventualité sont extrêmement faibles, sans être cependant tout à fait inconcevables. Comme vous le savez, un navire ravagé par le feu met plusieurs jours à refroidir. Si un courant ou un vent le pousse jusqu'à ce que sa coque vienne frapper un iceberg, il ne faudrait alors que quarante-huit heures, ou même moins encore, pour que le manteau de glace n'ait recouvert entièrement le bateau. Vous arriveriez à la même situation en posant un tisonnier chauffé au rouge sur un bloc de glace. Le tisonnier va se frayer un chemin au travers du bloc en faisant fondre la glace, jusqu'à ce qu'il ait refroidi. C'est alors que la glace, en se reconstituant autour du métal, va le recouvrir complètement et l'enfermer. - C'est entendu, Doc, vous marquez un point. Et pourtant, il y a un facteur important qu'aucun de nous n'a encore évoqué. - Et qui est ? demanda rapidement Pitt. - La dernière destination du Lax, répondit Koski d'un ton ferme. - Rien d'étrange là-dedans, reprit Pitt. Ça se trouvait dans tous les journaux. Fyrie, en compagnie de son équipage et de ses passagers, a quitté Reykjavik le matin du 10 avril de l'année dernière, et a fait route directe vers New York. La dernière fois qu'il a été aperçu, ce fut par un tanker de la Standard Oil, à un petit millier de kilomètres du Cap Farewell, au Groenland. Après cela, plus personne n'a vu ni entendu parler du Lax. - Cela semble coller en effet, dit Koski en relevant le col de son manteau sur ses oreilles et en essayant d'empêcher ses dents de trembler. Sauf que ce dernier contact visuel a été effectué aux alentours du quinzième parallèle, c'est-à-dire bien plus au sud que la limite des icebergs. - J'aimerais vous rappeler, capitaine, dit Hun- 89 newell en soulevant un sourcil de manière intimidante, que vos propres gardes-côtes ont compté plus d'une quinzaine d'icebergs sous le quatorzième parallèle, en une année seulement. - Etj'aimerais vous rappeler, Doc, reprit Koski, que durant l'année en question dans cette affaire, le nombre d'icebergs aperçus sous le quatorzième parallèle a été égal à zéro. Hunnewell se contenta de hausser les épaules. - Cela serait sans doute d'une plus grande utilité, docteur Hunnewell, si vous nous expliquiez comment un iceberg peut apparaître là où il n'en existe aucun, et ensuite de quelle manière, alors qu'il garde prisonnier le Lax en son sein, cet iceberg ignore complètement les courants dominants pendant une période de onze mois et demi, et fait route à quatre degrés nord, alors que tout autre iceberg dans l'Atlantique dérive normalement vers le sud à la vitesse de trois nouds à l'heure. - Je ne peux pas l'expliquer, dit simplement Hunnewell. - Vous ne pouvez pas ? répéta Koski avec une expression d'incrédulité. Il observa Hunnewell, se tourna vers Pitt, puis revint sur Hunnewell. - Espèce de foutus salopards ! s'écria-t-il brutalement. Ne recommencez pas à me mentir ! - Voilà des termes plutôt salés, capitaine, dit Pitt d'un ton sec. - A quoi est-ce que vous vous attendiez, sacré nom ? Vous êtes deux gars intelligents, et vous vous comportez comme un couple de demeurés. Prenez donc le docteur Hunnewell ici présent. Un scientifique de renommée internationale, qui n'arrive même pas à expliquer comment un iceberg parvient à dériver vers le nord, contre le courant du Labrador. De deux choses l'une, Doc, ou bien vous êtes un imposteur, ou bien vous êtes le professeur 90 le plus bête qu'on ait connu. La vérité la plus simple et la plus évidente est qu'il est impossible à un iceberg d'aller à contre-courant tout comme il est impossible à un glacier de remonter la pente. - Personne n'est parfait, dit Hunnewell en haussant les épaules en désespoir de cause. - Aucune courtoisie de votre part, et pas plus de réponse honnête, c'est ce que vous proposez ? - Il n'est pas question d'honnêteté, dit Pitt. Nous avons des ordres tout comme vous avez les vôtres. Jusqu'il y a une heure, Hunnewell et moi-même suivions un plan parfaitement établi. Et ce plan se retrouve à présent sans aucune valeur. - Ouais. Et le prochain coup dans ce jeu de charades, c'est quoi ? - Le problème est que nous ne pouvons pas tout expliquer, dit Pitt. Et même sacrement rien, en réalité. Je vais vous révéler ce que nous savons, le docteur Hunnewell et moi. Après cela, vous aurez tout loisir de tirer vous-mêmes vos propres conclusions. - Vous auriez pu daigner montrer une telle franchise plus tôt. - Difficilement, dit Pitt. En tant que capitaine de votre navire, vous avez les pleins pouvoirs. Vous avez même la possibilité d'ignorer ou d'enfreindre les ordres en provenance de votre commandement si vous estimez que votre navire et son équipage courent un danger. Je ne pouvais pas me permettre de risquer le coup. Il fallait qu'on vous serve un baratin pour que vous nous apportiez une entière collaboration. En plus de cela, nous avions ordre de ne nous confier à personne. Je vais d'ailleurs pour l'instant à l'encontre de ces ordres. - Et cette fois-ci, ce n'est pas du baratin ? - Possible que si, dit Pitt avec un sourire, mais selon quelle probabilité ? Hunnewell et moi n'avons plus rien à gagner. Pour l'heure, on se lave 91 les mains de tout ce bordel et on va prendre le chemin de l'Islande. - Vous allez me laisser ce truc sur le dos ? - Pourquoi pas ? Les épaves à l'abandon qui dérivent sur les eaux, c'est votre boulot, non ? Souvenez-vous de votre devise, Semper paratus, toujours prêts, les gardes-côtes à la rescousse, et tout le reste. Le rictus qui tordit le visage de Koski était impayable. - J'apprécierais énormément que vous vous en teniez aux faits et que vous nous fassiez grâce de vos remarques à la noix. - Très bien, dit Pitt d'un ton posé. L'histoire que j'ai imaginée à bord du Catawaba était vraie jusqu'à un certain point- le moment où j'ai substitué le Lax en le remplaçant par le Novgorod. Le yacht de Fyrie, bien entendu, ne transportait pas de matériel électronique sophistiqué, ni aucun équipement secret de ce genre. La cargaison était en réalité constituée de huit ingénieurs sortis des grandes écoles, et de scientifiques, appartenant tous à la Fyrie Mining Limited, en route vers New York pour ouvrir des négociations secrètes avec deux des plus importants fournisseurs de matériel militaire de notre gouvernement. Quelque part à bord - sans doute dans cette pièce - se trouvait une pile de documents concernant une étude géologique des fonds marins. Ce que l'équipe de recherches de Fyrie a bien pu découvrir sous les mers reste un mystère. Cette information est d'une importance cruciale pour un grand nombre de gens. Et c'est pourquoi notre propre département de la Défense meurt d'envie de mettre la main dessus. Ainsi que les Russes, d'ailleurs. Ils ont remué ciel et terre pour essayer de s'en emparer. - Voilà qui explique beaucoup de choses, dit Koski. - Ce qui signifie ? Koski échangea un regard entendu avec Dover, et ajouta : - Nous avons fait partie des équipes de recherches concernant le Lax - il s'agissait d'ailleurs de la première mission du Catawaba. Et à chaque fois qu'on clignait des yeux, on se retrouvait en train de croiser la route d'un vaisseau russe. Nous avons été assez orgueilleux pour croire qu'ils observaient la manière dont nous menions nos recherches. Mais il est clair à présent qu'ils fouinaient eux aussi pour retrouver le Lax. - Cela concorde également avec la raison pour laquelle on est venus mettre notre grain de sel dans vos affaires, dit Dover. Dix minutes après que vous et le docteur Hunnewell avez quitté la piste d'envol, nous avons reçu un message du quartier général des gardes-côtes nous informant qu'un sous-marin russe était en train de patrouiller aux alentours des icebergs. On a essayé de vous avertir par radio, mais sans succès et... - Rien d'étonnant, dit Pitt en l'interrompant. Il était primordial pour nous de maintenir le silence radio le plus absolu pendant que nous faisions route vers l'épave. J'avais pris la précaution d'éteindre la radio. Nous ne pouvions pas envoyer de message, et encore moins en recevoir. - Après que le capitaine Koski a eu notifié au quartier général l'impossibilité d'établir le contact avec votre hélicoptère, reprit Dover, un message urgent et catégorique nous a ordonné de foncer à toute blinde pour vous rattraper et vous servir d'escorte au cas où le sous-marin commencerait à faire de son nez. - Mais comment avez-vous fait pour nous retrouver ? demanda Pitt. - Nous n'avions pas encore dépassé deux ice- 92 93 bergs quand on a aperçu la tache jaune que faisait votre hélico. Pitt et Hunnewell se tournèrent l'un vers l'autre avant d'éclater de rire. - Qu'est-ce qu'il y a de si drôle ? fit Koski avec curiosité. - La chance, la chance pure et simple et paradoxale, dit Pitt, les traits encore secoués par l'hilarité. Nous avons volé comme des dingues pendant trois bonnes heures avant de tomber sur ce palace de givre, et de votre côté vous l'avez trouvé cinq minutes après avoir commencé les recherches. Pitt fit ensuite part à Koski et Dover du fait qu'un autre iceberg avait été maquillé pour servir de leurre et mentionna aussi leur rencontre avec le sous-marin russe. - Seigneur Dieu, dit Dover dans un murmure. Est-ce que vous seriez en train de suggérer que nous ne sommes pas les premiers à poser le pied sur cet iceberg ? - Pure évidence, dit Pitt. La marque de peinture faite par la patrouille avait été effacée, et Hunnewell et moi avons découvert des traces de pas dans à peu près chaque cabine de ce navire. Et il y a plus, quelque chose qui sort toute cette affaire de la catégorie du mystère, pour la placer dans celle du macabre. - Le feu ? - Le feu. - Il est sans aucun doute accidentel. Des incendies se sont déclarés à bord des bateaux depuis que les premières barques de roseau se sont lancées sur les eaux du Nil, il y a de ça des milliers d'années. - Quant au meurtre, il existe depuis bien plus longtemps encore. - Le meurtre ! répéta Koski d'une voix forte. Est-ce bien le meurtre que vous avez dit ? - Avec un « M » majuscule. 94 - A part l'intensité du feu, qui a dû être exceptionnelle, je n'ai rien remarqué que je n'aie déjà vu sur d'autres navires ravagés par des incendies. Les corps, la puanteur, la dévastation complète, les machines. Selon votre honorable opinion d'officier de l'armée de l'air, qu'est-ce qui vous porte à croire qu'il en va autrement dans ce cas-ci ? Pitt ne tint pas compte du ton acerbe sur lequel Koski venait de lancer ces mots. - Tout est bien trop parfait, dit-il. L'opérateur radio dans la salle radio, deux mécaniciens dans la salle des machines, le capitaine et son second sur le pont, tous les passagers dans leur propre cabine ou bien au salon, et jusqu'au cuisinier dans la coquerie, chacun à l'endroit exact où il devait se trouver. Dites-moi donc, capitaine, puisque vous êtes l'expert dans ce domaine. Qu'est-ce que c'est que ce foutu feu qui fonce d'un bout à l'autre d'un navire, en grillant chaque homme comme des toasts sans qu'un seul d'entre eux ne fasse la moindre tentative pour échapper aux flammes ? Koski se pinça le lobe de l'oreille d'un air songeur. - Il n'y a pas de tuyau d'incendie déroulé dans les couloirs. Il est clair que personne n'a entrepris de sauver le navire. - Le corps le plus proche d'un extincteur se trouve à six mètres. Cela va à l'encontre de toutes les lois de la nature humaine, que les hommes d'équipage aient ainsi décidé à la dernière minute de courir pour reprendre leurs postes habituels. Je n'arrive pas à imaginer que le cuisinier ait choisi d'aller mourir dans la coquerie en pensant sauver sa vie. - Cela ne prouve encore rien. La panique a très bien pu... - Que vous faudra-t-il pour être convaincu, capitaine ? Un coup de batte de base-bail dans les 95 gencives ? Expliquez-moi donc ce qui s'est passé avec l'opérateur radio. Il est mort à son poste, alors qu'il est un fait avéré qu'aucun message de détresse n'a été capté par qui que ce soit en provenance du Lax ou d'aucun autre navire circulant à cette époque dans les eaux de l'Atlantique nord. Ça ne vous semble pas un peu bizarre que ce gars ne soit pas arrivé à lancer ne fût-ce que trois ou quatre mots pour demander du secours ? - Poursuivez, dit Koski d'un ton calme, alors que ses yeux perçants brillaient d'un éclat prouvant son intérêt. Pitt alluma une cigarette, souffla un long nuage de fumée bleue dans l'air froid, demeura un instant plongé dans ses pensées, puis finit par déclarer : - Parlons un peu de l'état dans lequel se trouve cette épave. Vous l'avez dit vous-même, capitaine, vous n'aviez jamais vu de navire ravagé à ce point-là. Comment cela a-t-il pu arriver ? Il ne transportait pas d'explosif, ni de cargaison inflammable, et nous pouvons aussi écarter les réservoirs de mazout - ils ont bien sûr explosé, c'est entendu, mais ils n'auraient jamais pu être la cause des flammes qui ont calciné l'autre extrémité du bateau. Pourquoi chaque centimètre carré a-t-il donc brûlé avec une telle intensité ? La coque et la superstructure sont en acier. Et en plus des lances d'incendie et des extincteurs, le Lax possède un système automatique à diffuseurs. Il s'arrêta pour indiquer deux petits appareils métalliques accrochés au plafond, et déformés par l'incendie. - En mer, un foyer prend d'ordinaire sa source en un seul endroit, dans la salle des machines, ou dans une cale avec la cargaison, ou bien encore dans une aire de stockage, et se répand ensuite de compartiment en compartiment, en prenant des 96 heures et parfois des jours pour ravager complètement un navire. Je suis prêt à parier tout ce que vous voudrez qu'un enquêteur envoyé par une compagnie d'assurances ne se contenterait pas de se gratter le front et d'inscrire ce cas-ci sur la liste des incendies éclairs, en pensant que le navire a été complètement calciné en l'espace de quelques minutes, ce qui constituerait d'ailleurs une espèce de record, et sans se poser de question sur ce qui a bien pu être la cause. - Qu'avez-vous donc en tête en ce qui concerne la cause, justement ? - Un lance-flammes, dit Pitt. Cette réponse fut suivie d'une minute de silence consterné. - Vous rendez-vous compte de ce que vous êtes en train de suggérer ? - Et comment, je m'en rends compte, dit Pitt. Je songe à la violence et à l'intensité des flammes, à l'affreux sifflement des gicleurs, à la terrible fumée qui s'échappe des corps carbonisés. Que vous aimiez ça ou non, la seule réponse logique est un lance-flammes. Tous écoutaient à présent avec un intérêt horrifié. Hunnewell avala avec un bruit de gorge comme s'il allait de nouveau se sentir mal. - C'est barbare et inimaginable, murmura Koski. - C'est le spectacle dans son entier qui est barbare, dit Pitt d'un ton égal. Hunnewell se tourna vers Pitt, le visage blême. - Je ne peux pas croire que tous se sont fait avoir comme des moutons et se sont laissé transformer en torches humaines. - Vous ne saisissez pas ? dit Pitt. Notre sale petit copain a réussi d'une façon ou d'une autre à droguer ou à empoisonner les passagers et les hommes d'équipage. En glissant probablement 97 une dose massive d'hydrate de chlore dans la nourriture ou les boissons. - Ils ont tout aussi bien pu être abattus, hasarda Dover. - J'ai examiné plusieurs de ces cadavres, dit Pitt en remuant la tête. Je n'ai trouvé aucune trace de balle ni d'os fracturés. - C'est comme s'il avait attendu que le poison fasse son effet - je préfère croire qu'ils sont morts sur le coup - pour ensuite les placer d'un bout à l'autre du navire avant de repasser, compartiment par compartiment avec un lance-flammes, et... Koski n'acheva pas sa phrase, pour demander : - Et puis quoi ? Comment l'assassin a-t-il fait pour s'en aller d'ici ? - Avant de répondre à cette question, dit Hun-newell avec lassitude, j'aimerais d'abord que quelqu'un ait la bonté de m'expliquer de quelle manière cet assassin a fait pour se retrouver à bord. A l'évidence, il ne faisait partie ni des passagers ni des hommes d'équipage. Le Lax avait quinze personnes à son bord, et il a brûlé avec quinze personnes. La logique voudrait que ce travail ait été exécuté par une équipe qui est montée ici en provenance d'un autre bateau. - Ça ne marche pas, dit Koski. Tout passage d'un navire à un autre nécessite un contact radio préalable, même succinct. Et si le Lax avait recueilli à son bord des rescapés d'un naufrage simulé, le capitaine en aurait aussitôt fait rapport. Koski ne put s'empêcher de sourire, en ajoutant : - Si je me souviens bien, le dernier message envoyé par Fyrie consistait en une demande de réservation d'un penthouse au Statler Hilton de New York. - Pauvre diable, dit lentement Dover. Si la for- 98 tune et le succès se terminent de cette façon, qui donc en a besoin ? Il jeta un coup d'oil au cadavre qui était recroquevillé sur le sol et se détourna rapidement. - Bon Dieu, dit-il, quelle espèce de maniaque peut ainsi tuer quinze personnes d'un coup ? Empoisonner méthodiquement quinze hommes pour ensuite venir calmement les carboniser avec un lance-flammes ? - Le même genre de maniaque qui fait exploser un avion de ligne pour toucher l'argent de l'assurance, dit Pitt. Quelqu'un qui peut tuer un autre être humain sans se sentir plus bouleversé que lorsque vous écrasez une mouche. Dans ce cas-ci, la motivation est on ne peut plus claire. Fyrie et son équipe venaient de faire une découverte d'une importance capitale. Les Etats-Unis étaient preneurs, les Russes étaient preneurs, mais un candidat inattendu est parti avec. - Est-ce que ça méritait qu'on en arrive là ? dit Hunnewell avec un regard au navire. - C'est au seizième homme qu'il faut poser cette question, dit Pitt les yeux baissés vers les sinistres cendres sur le sol. L'intrus non enregistré qui a joué le rôle de la mort dans cette petite fête. CHAPITRE V L'Islande, pays de glace et de feu, de glaciers rocailleux et de volcans toujours prêts à s'éveiller, une île comme un prisme de couleurs, rouge des coulées de lave, vert des toundras ondoyantes, bleu des lacs tranquilles allongés dans l'or profond du soleil de minuit. Entourée de toute part par l'océan Atlantique, baignée au sud par les eaux chaudes du Gulf Stream et au nord par la mer polaire aux eaux glacées, l'Islande se trouve, à vol d'oiseau, à mi-chemin sur la ligne qui relie New York à Moscou. Une île étrange faite d'un kaléidoscope de scènes et au climat moins froid qu'on se l'imagine ; la température moyenne de janvier, mois le plus froid, descend rarement en dessous de celle des côtes américaines de Nouvelle-Angleterre. Pour quelqu'un qui la découvre pour la première fois, l'Islande apparaît d'une beauté phénoménale et incomparable. Pitt contemplait les sommets dentelés et couverts de neige de l'île qui grandissait à l'horizon tandis que la surface miroitante des eaux sous l'Ulysses passait peu à peu du bleu intense du grand océan au vert profond des vagues roulant vers la côte. A un moment, il ajusta les commandes, pour faire plonger habilement l'hélicoptère selon un angle de quatre-vingt-dix degrés, 101 en longeant le mur de lave escarpé qui semblait jaillir de la mer. Ils survolèrent un petit village de pêcheurs, niché dans une baie en demi-cercle, mosaïque d'innombrables toits peints de rouge brique et de vert pastel, tel un avant-poste isolé aux portes du cercle arctique. - Quelle heure est-il ? demanda Hunnewell, en sortant d'un sommeil léger. - Quatre heures dix du matin, répondit Pitt. - Seigneur, à en juger par le soleil, on dirait bien qu'il est quatre heures de l'après-midi. Hunnewell bâilla à s'en décrocher la mâchoire et essaya vainement de s'étirer dans l'espace restreint du cockpit. - Pour l'instant, je donnerais bien mon bras gauche pour avoir la chance de m'étendre sur un lit moelleux, entre deux draps frais. - Essayez de garder les yeux ouverts, ce ne sera plus long. - Combien de temps encore pour Reykjavik ? - Une demi-heure, dit Pitt en jetant un coup d'oil pour vérifier les instruments. J'aurais pu bifurquer vers le nord plus tôt, mais je tenais à contempler la côte. - Six heures et quarante-cinq minutes depuis que nous avons quitté le Catawaba. Ce n'est pas une mauvaise moyenne. - Elle aurait probablement été bien meilleure encore si nous n'avions pas été handicapés par une surcharge de carburant. - Sans elle, on se serait retrouvés là en bas quelque part, en train de nager sur six cents kilomètres avant de trouver terre. Pitt sourit. - Nous aurions très bien pu lancer un message de détresse aux gardes-côtes. - S'il faut en croire l'état d'esprit dans lequel se trouvait le capitaine Koski lorsque nous l'avons 102 quitté, je doute qu'il aurait fait quoi que ce soit pour nous, même si nous étions en train de nous noyer dans une baignoire et s'il avait la main sur le bouchon. - En dépit de ce que Koski pense de moi, je suis prêt à voter pour lui comme amiral dès qu'il lui plaira de se présenter. Dans mes tablettes, il restera un sacré bonhomme. - Vous avez de drôles de manières d'exprimer votre admiration, dit sèchement Hunnewell. Excepté votre déduction plutôt perspicace au sujet du lance-flammes - et, tant que j'y pense, chapeau pour avoir songé à cela -, à part ça, vous ne lui avez pas fourni la moindre fichue information. - Nous lui avons confié la vérité autant que possible. Tout le reste n'aurait été qu'à cinquante pour cent des hypothèses. Le seul fait que nous ayons vraiment passé sous silence, c'est le nom de ce qu'a découvert Fyrie. - Le zirconium, dit Hunnewell, le regard perdu dans le lointain. Numéro atomique : quarante. - J'ai manifestement été distrait pendant les cours de géologie, dit Pitt en souriant. Pourquoi du zirconium ? Qu'est-ce qu'il y a là qui vaille la peine de tuer une quinzaine de personnes ? - Le zirconium purifié est un élément primordial dans la construction des réacteurs nucléaires, parce qu'il absorbe très peu de radiation, si ce n'est aucune. Chaque nation dans le monde possédant des installations de recherches atomiques donnerait la prunelle de ses yeux pour pouvoir en obtenir par cargaisons entières. L'amiral San-decker est certain que si Fyrie et son équipe ont effectivement découvert un important filon de zirconium, c'est dans une zone sous-marine assez proche de la surface pour permettre de l'exploiter à moindres frais. 103 Pitt se détourna pour examiner à travers la bulle du cockpit le bleu outremer intense qui s'étendait vers le sud de façon quasiment étale. Un bateau de pêche suivi d'une file de doris filait vers le large, leurs petites coques agitées de mouvements aussi faibles que si elles glissaient sur un miroir coloré. Il les contempla un instant, mais ses yeux les voyaient à peine, car son esprit restait fixé sur cet élément exotique enfoui sous les eaux froides qu'ils survolaient. - Fichue entreprise, dit-il à voix basse, juste assez fort pour être compris au milieu des vrombissements du moteur. Les problèmes que l'on rencontre pour extraire du minerai brut à partir des fonds marins sont immenses. - Oui, mais pas insurmontables. La Fyrie Limited fait appel aux plus grands spécialistes d'exploitation minière sous-marine. C'est de cette façon que Kristjan Fyrie a bâti son empire, vous savez, en allant chercher du diamant au large des côtes sud-africaines. Hunnewell poursuivit, avec dans la voix l'expression de sa franche admiration. - Il n'avait que dix-huit ans, et était marin sur un vieux cargo grec, quand il a sauté du bateau à Beira, un petit port sur la côte du Mozambique. Il ne lui a pas fallu longtemps pour attraper la fièvre des diamants. Il y avait un boom général à cette époque, mais les grands syndicats contrôlaient de près toutes les concessions réellement productives. C'est là que Fyrie est sorti du lot - il était doté d'un esprit inventif et astucieux. « Si l'on trouvait les gisements de diamant dans le sol à moins de trois kilomètres de la côte, se dit-il, pourquoi ne se trouveraient-ils pas également sous les eaux, au sein du plateau continental ? C'est pourquoi chaque jour, pendant cinq mois, il a plongé dans les eaux chaudes de l'océan Indien 104 jusqu'à ce qu'il tombe sur une portion de fond marin qui semblait prometteuse. A présent, tout le truc était d'essayer d'emprunter de l'argent pour financer l'achat du matériel de dragage indispensable. Fyrie avait débarqué en Afrique avec pour toute fortune la chemise qu'il portait sur le dos. Quémander auprès des grosses fortunes blanches se serait révélé une perte de temps. Ils lui auraient tout pris et ne lui auraient rien laissé. - Un pour cent de quelque chose est souvent mieux que cent pour cent de rien du tout, commenta Pitt. - Pas pour Kristjan Fyrie, rétorqua Hunnewell sur la défensive. Il possédait le véritable sens islandais des affaires - partage les bénéfices, mais ne les laisse pas s'envoler. Il alla se présenter à la population noire du Mozambique et leur proposa de former leur propre syndicat, avec Kristjan Fyrie à leur tête, bien évidemment, comme président et directeur général. Lorsque les Noirs ont réussi à réunir les fonds pour financer l'équipement en barges et en matériel de dragage, Fyrie s'est mis au travail vingt heures par jour jusqu'à ce que l'ensemble des opérations roulent sans plus de problème qu'un ordinateur chez IBM. Les cinq mois passés à plonger se sont montrés payants - la drague commença presque aussitôt à ramener des diamants de premier choix. En moins de deux ans, Fyrie se trouvait à la tête d'une fortune de quarante millions de dollars. Pitt remarqua un petit point noir en haut du ciel, à plusieurs kilomètres devant l'Ulysses. - Vous me donnez vraiment le sentiment d'avoir étudié l'histoire personnelle de Fyrie, dit-il. - Je sais bien que cela peut paraître étrange, reprit Hunnewell, mais Fyrie n'est jamais resté sur un de ses projets plus de quelques années. La plu- 105 part des gens se seraient accrochés jusqu'à la dernière goutte. Pas Kristjan. Après avoir fait fortune au-delà de ses rêves les plus fous, il a abandonné toute l'affaire à ceux qui avaient financé l'entreprise. - Il leur en a tout simplement fait cadeau ? - En bloc. Il a distribué chaque centime de son stock aux actionnaires indigènes, a mis en place une administration noire qui pouvait s'en tirer efficacement sans lui, et a pris le premier bateau en partance vers l'Islande. Parmi les quelques individus à peau blanche estimés par les Africains, le nom de Kristjan Fyrie se trouve en tête de liste. Pitt continuait d'observer le point sombre isolé dans le ciel, et se rendit compte qu'il se muait en un avion à réaction au fuselage profilé. Il se pencha en avant, paupières plissées dans l'éclatante lumière bleue. L'appareil était un de ces nouveaux jets construits par les Britanniques - rapide et efficace, capable d'effectuer un demi-tour du monde en l'espace de quelques heures, sans même s'arrêter pour faire le plein, en emportant une douzaine de passagers. Pitt eut à peine le temps de réaliser que l'avion étranger était peint d'un noir d'ébène du nez à la queue avant que le jet disparaisse de son champ de vision en filant dans la direction opposée. - Qu'est-ce que Fyrie a trouvé après ça ? demanda-t-il. - Des mines de manganèse au large de l'île de Vancouver en Colombie-Britannique et l'exploitation d'un gisement pétrolier offshore au Pérou, pour ne citer que quelques-unes de ses opérations. Il n'y a pas eu de fusion avec d'autres entreprises, pas de création de filiale. Kristjan a transformé la Fyrie Limited en une grande industrie spécialisée dans l'exploitation géologique sous-marine, un point c'est tout. 106 - Avait-il de la famille ? - Non. Ses parents sont morts dans un incendie lorsqu'il était très jeune. Tout ce que l'on lui connaît, c'est une sour jumelle. Mais on n'en sait pas beaucoup plus à son sujet. Fyrie l'a placée dans une institution pour jeunes filles en Suisse et, selon les rumeurs, elle est ensuite devenue missionnaire quelque part en Nouvelle-Guinée. Apparemment, la fortune de son frère n'a aucune importance pour elle et... Hunnewell ne termina jamais sa phrase. Il fit un bond de côté pour se tourner vers Pitt, les yeux écarquillés par la stupeur. Il ouvrit la bouche d'un air ébahi mais aucun mot n'en sortit. Pitt eut tout juste le temps de voir le docteur s'écrouler la tête la première, et s'affaler sur le sol comme s'il venait de trouver la mort, avant que la bulle de plexiglas qui encerclait le cockpit n'explose en un millier d'éclats acérés. Détournant la tête, un bras devant lui en guise de protection face au mur d'air froid qui lui explosait au visage, Pitt perdit momentanément le contrôle de l'hélicoptère. Son aérodynamique considérablement modifiée, l'Ulysses se cabra sèchement vers le ciel, jusqu'à la perte quasi totale d'équilibre, en rejetant au fond de leur siège Pitt et Hunnewell, toujours inanimé. Ce ne fut qu'alors que Pitt prit conscience du bruit de mitrailleuse qui percutait le fuselage à l'arrière des sièges. Le brusque mouvement incontrôlé leur avait temporairement sauvé la vie ; le tireur à bord du jet noir avait été pris par surprise, n'avait pu que tardivement corriger son tir et avait envoyé la plupart de ses projectiles dans le vide du ciel. Incapable de régler sa vitesse sur l'allure beaucoup plus lente de l'hélicoptère sans risquer le décrochage, le mystérieux jet fila vers l'avant, pour effectuer un virage de cent quatre-vingts degrés et revenir ensuite à l'assaut. Ces salopards avaient dû 107 tourner en cercle d'est en ouest en passant par le sud, pour se trouver en position de les attaquer par l'arrière, se dit Pitt à toute vitesse tout en s'efforçant de remettre l'hélicoptère d'aplomb, tâche à la limite du possible lorsqu'un courant d'air glacé vient vous aveugler à la vitesse de trois cents kilomètres heure. Il diminua les gaz, en tentant désespérément de réduire la force invisible qui collait son corps contre le siège. L'avion noir fonçait à nouveau sur eux, mais cette fois Pitt se tenait prêt. Il plaça brusquement l'Ulysses en position horizontale, quasiment immobile, avec les lames du rotor qui battaient frénétiquement l'air, ce qui obligea le léger appareil à grimper à la verticale vers le ciel. L'astuce réussit. Le pilote du jet poussa un rugissement en passant sous Pitt, dans l'incapacité de relever sa mitrailleuse. Deux fois encore, Pitt fit en sorte de surprendre son adversaire, mais ce n'était qu'une question de temps avant que ce dernier ne reprenne le dessus, lorsque Pitt serait à bout de ressources. Parce qu'il ne se faisait aucune illusion. Il n'avait aucun moyen de s'échapper. La bataille était trop inégale. Le score en était à sept à rien en faveur des visiteurs, avec juste quelques secondes à jouer dans le dernier quart temps. Un rictus apparut au coin des yeux de Pitt tandis qu'il amenait l'hélicoptère à environ cinq mètres au-dessus de la surface des eaux. La victoire était inespérée, mais il restait pourtant une chance, une chance infinitésimale, se dit-il, d'en arriver à un match nul. Il examina l'appareil d'un noir d'encre alors qu'il manouvrait pour se placer une dernière fois dans la bonne position. Il n'y eut plus ensuite que le fracas métallique des balles d'acier qui venaient percuter la fine peau d'aluminium de l'Ulysses. Pitt arrêta la course de l'hélicoptère et le laissa flotter dans 108 l'air tandis que le jet plongeait droit sur eux tel un oiseau de proie. Le tireur, étendu de tout son long sur le ventre et qui faisait feu à travers une ouverture sous le ventre de l'appareil, avait la partie belle à présent. Il envoya une longue salve de cartouches, attendant que l'espace se referme et que les projectiles coupent la route de l'hélicoptère. La rafale de mort n'était plus qu'à une trentaine de mètres à présent. Pitt rentra la tête dans les épaules en prévision de l'impact et fit grimper brutalement l'Ulysses droit sur l'assaillant. Les pales du rotor de l'hélico se fracassèrent alors en venant découper les stabilisateurs horizontaux du jet. De manière purement instinctive, Pitt appuya sur l'interrupteur d'allumage pour couper le moteur qui, depuis que le rotor n'opposait plus de résistance, s'était mis à tourner à une vitesse folle au milieu des hurlements du métal déchiqueté. Le vacarme cessa alors d'un coup, et le ciel fut envahi par le silence, juste rompu par le bruit du vent qui soufflait aux oreilles de Pitt. Il jeta un coup d'oil au mystérieux avion à réaction juste avant qu'il ne s'écrase dans la mer, le nez en avant, sa partie arrière pendant dans l'air comme un membre fracturé. Pitt et Hunnewell ne se trouvaient pas en meilleure posture. Tout ce qu'il leur restait à faire, c'était de se croiser les bras et d'attendre que l'hélicoptère mutilé tombe comme une pierre dans les eaux glacées de l'Atlantique, après une chute d'une vingtaine de mètres. Lorsque le choc survint, ce fut pire que ce que Pitt avait craint. L'Ulysses tomba sur le flanc dans les vagues qui roulaient vers l'Islande, à un endroit où la profondeur était d'environ deux mètres et qui n'était éloigné du rivage que d'une longueur équivalente à un terrain de football. La tête de Pitt fut rejetée sur le côté et vint cogner le montant de 109 la porte, en le précipitant dans un tourbillon de ténèbres. Par bonheur, le choc terrible avec l'eau glacée provoqua une telle secousse qu'elle le réveilla, non sans l'étourdir. Des vagues de nausée l'envahirent et il comprit qu'il se trouvait à deux doigts de renoncer à se battre et de s'abandonner à son dernier sommeil. Le visage tordu par la douleur, Pitt déboucla sa ceinture ventrale et son harnais d'épaule, en aspirant un bon coup avant que la crête d'une vague ne vienne déferler par-dessus l'hélicoptère, puis il entreprit de libérer rapidement Hunnewell toujours inconscient. Il remonta la tête pour la dégager des remous et, au même instant, glissa et perdit l'équilibre alors qu'une déferlante venait l'arracher du cockpit pour le précipiter dans la mer. Agrippant toujours Hunnewell de façon désespérée par le col de son manteau, il batailla contre les vagues qui enflaient autour de lui en le balayant vers le rivage et qui le roulèrent sens dessus dessous avant de lui faire racler les fonds rocheux. Si Pitt avait jamais voulu s'imaginer à quoi ressemblait une noyade, il en avait à présent une idée assez claire. L'eau glacée venait cingler chaque centimètre carré de sa peau comme un million de guêpes. Ses tympans menaçaient d'éclater, et sa tête n'était plus qu'un seul noud de douleur ; ses narines étaient pleines d'eau, qui dardait ses sinus de coups de poignard, et l'on aurait dit que les fines membranes de ses poumons trempaient dans un bain d'acide nitrique. Finalement, alors que ses genoux venaient de frapper le lit de rocailles, il donna une poussée sur ses pieds et se dressa, sa tête venant crever la surface et jaillissant avec reconnaissance dans la pureté de l'air islandais. Il se jura à l'instant même que s'il lui arrivait un jour de décider de se suicider, ce ne serait définitivement pas la noyade qu'il choisirait. 110 II tituba dans la mer pour se rapprocher d'une plage jonchée de galets, à moitié portant, à moitié tirant Hunnewell, tel un ivrogne menant un autre ivrogne. Quelques pas après avoir franchi la limite des eaux, Pitt se débarrassa de son fardeau et examina le pouls et la respiration du docteur. Tous deux battaient sur un rythme accéléré, mais de façon régulière. Ce n'est qu'alors qu'il découvrit le bras gauche de Hunnewell. Il avait été atrocement déchiré à la hauteur du coude par les balles de mitrailleuse. Aussi vite que le lui permettaient ses mains engourdies, Pitt ôta sa chemise pour en arracher les manches, et les noua étroitement autour de la blessure pour endiguer l'hémorragie. Bien que la chair blessée ne soit pas dans un état très joli à voir, il ne semblait pas y avoir d'artère coupée, si bien qu'il choisit de ne pas utiliser de garrot, mais de se contenter d'un noud appliqué directement sur la blessure. Puis il alla asseoir Hunnewell en l'appuyant contre le flanc d'un gros rocher, fit une écharpe de fortune et y glissa le bras du docteur pour empêcher que l'hémorragie ne reprenne. Pitt ne pouvait rien faire de plus pour son ami, si bien qu'il décida de s'étendre sur le tapis bosselé de galets et se laissa envahir par les vagues de douleur. D'horribles nausées le submergèrent tandis qu'il essayait de se détendre autant que le lui permettaient ses souffrances. Il ferma les yeux, et le ciel resplendissant d'Arctique, piqueté de nuages, disparut à sa vue. Pitt aurait dû rester plongé pendant plusieurs heures dans une profonde inconscience, si un signal d'alarme n'avait pas retenti dans son esprit, lui faisant instinctivement rouvrir les paupières une vingtaine de minutes seulement après les avoir baissées. La scène avait changé : le ciel et les nuages se trouvaient toujours là, mais quelque 111 chose se tenait à présent devant eux. Il fallut une autre seconde à Pitt pour que ses yeux fassent le point sur les cinq enfants qui l'encerclaient. Il n'y avait aucune trace de crainte dans leurs regards alors qu'ils contemplaient Pitt et Hunnewell. Pitt s'appuya sur un coude, se força à sourire - ce n'était guère facile - et dit : - Bonjour, vous tous. Il me semble que vous vous êtes levés un peu tôt, non ? En guise de réplique, le plus jeune enfant se tourna vers le plus âgé, un garçon. Celui-ci hésita quelques instants, pour chercher ses mots avant de déclarer : - Mes frères et mes sours et moi on s'occupait des vaches de notre père dans la prairie au-dessus des collines. Nous avons vu votre... Il s'interrompit, l'air interdit. - Hélicoptère ? dit aussitôt Pitt. - Oui, c'est ça. Le visage du garçon s'éclaira. - Hé-li-cop-tère. Nous avons vu votre hélicoptère tomber dans l'océan. Une légère rougeur envahit son beau visage de Scandinave. - Je suis honteux de ne pas parler très bien votre langue, dit-il. - Il ne faut pas, dit Pitt. Je suis bien le seul qui doive se montrer honteux. Tu parles ma langue comme un vrai professeur, alors que je ne peux même pas articuler deux mots en islandais. Les traits radieux en entendant ce compliment, le garçon aida Pitt à se remettre tant bien que mal sur pied. - Vous êtes blessé, monsieur. Votre tête saigne. - Je survivrai. C'est mon ami qui est sérieusement touché. Il faut que nous l'emmenions en vitesse chez le docteur le plus proche. - J'ai envoyé ma plus jeune sour chercher 112 mon père quand nous vous avons trouvés. Il va venir bientôt avec sa camionnette. A l'instant même, Hunnewell poussa un faible gémissement. Pitt se pencha sur lui, pour soulever délicatement sa tête chenue. L'homme semblait avoir repris connaissance. Ses yeux roulèrent avant de se poser brièvement sur Pitt, pour ensuite observer les enfants aux alentours. Il respirait difficilement, et essaya de prononcer quelques mots, qui restèrent coincés dans sa gorge. Une espèce d'étrange sérénité passa dans son regard alors qu'il agrippait la main de Pitt, et qu'il se forçait à murmurer : - Que Dieu te sauve... Puis il fut secoué d'un frisson et rendit un léger soupir. Le docteur Hunnewell était mort. CHAPITRE VI Le fermier et le plus âgé de ses fils transportèrent Hunnewell dans la Land Rover. Pitt se plaça à l'arrière pour soutenir la tête de l'océanographe dans la paume de ses mains. Il ferma les paupières sur le regard vitreux et sans vie, et coiffa les longues mèches de cheveux blancs. La plupart des enfants se seraient montrés terrifiés face à la mort, mais ceux qui entouraient Pitt à l'arrière de la camionnette se tenaient tranquillement assis avec des expressions calmes qui n'exprimaient rien, si ce n'est l'acceptation totale de la seule certitude qui attend chacun de nous. Le fermier, un bel homme grand et robuste-ment bâti, conduisit lentement en empruntant le sentier qui menait à la crête de la colline, au milieu des prés, en répandant un petit nuage rouge de poussières volcaniques sur son sillage. Quelques minutes plus tard, il s'arrêta devant une petite chaumière à la lisière du village, un groupe de fermes blanches dominées par le traditionnel cimetière islandais. Un sombre petit personnage, aux yeux d'un vert délicat agrandis par des verres de lunettes à la fine monture de métal, sortit à leur rencontre et se présenta comme le docteur Jonsson. Après avoir examiné Hunnewell, il conduisit Pitt dans la chaumière 115 où il entreprit de suturer et de bander l'estafilade longue de sept centimètres sur la tête de Pitt, avant de lui donner des vêtements secs pour lui permettre de se changer. Un peu plus tard, Pitt était en train d'avaler un breuvage plutôt corsé, constitué d'un mélange de café et de schnaps que le docteur l'avait forcé à boire, quand le garçon et son père entrèrent. Le garçon salua Pitt, en déclarant : - Mon père considérerait comme un grand honneur de vous transporter, vous et votre ami, jusqu'à Reykjavik, si c'est là que vous voulez aller. Pitt se leva et son regard plongea un long moment dans les yeux gris et chaleureux du père. - Tu peux dire à ton père que je lui suis profondément reconnaissant, et que tout l'honneur sera pour moi. Pitt tendit la main, qu'aussitôt l'Islandais serra dans la sienne. Le garçon traduisit. Son père se contenta de hocher la tête, après quoi père et fils quittèrent la maison sans ajouter un mot. Pitt alluma une cigarette et accorda un regard intrigué au docteur Jonsson. - Vous faites partie d'un peuple bien étrange. Vous donnez l'impression de déborder de chaleur et de courtoisie, mais votre apparence reste pourtant dépourvue de toute émotion. - Vous trouverez les habitants de Reykjavik plus ouverts. Nous sommes à la campagne ; nous sommes nés dans un pays magnifique, mais isolé et austère. Les Islandais qui vivent en dehors de la ville ne sont pas réputés pour leurs bavardages ; il nous arrive assez souvent de nous comprendre et de saisir les pensées des autres sans dire le moindre mot. La vie et l'amour sont des choses courantes ; quant à la mort, elle est plus ou moins acceptée comme un événement inévitable. 116 - Je me demandais pourquoi les enfants avaient l'air tellement indifférents de se trouver assis autour d'un cadavre. - La mort pour nous n'est qu'une séparation, et seulement une séparation visuelle. Comme vous pouvez le voir, dit le docteur en montrant du doigt le cimetière que l'on apercevait à travers une large baie vitrée, ceux qui s'en vont avant nous sont toujours là. Pitt contempla quelques instants les pierres tombales, chacune d'elles se dressant d'une manière particulière vers le ciel, au milieu du vert mousse de la pelouse. Puis son attention fut attirée par le fermier, qui était en train de transporter en direction de la Land Rover un cercueil de pin visiblement fabriqué à la main. Il observa avec attention cet homme robuste et silencieux qui soulevait le corps de Hunnewell pour le déposer dans le coffre, taillé en pointe selon la tradition locale, avec toute la vigueur et la douceur d'un père envers son nouveau-né. - Quel est le nom du fermier ? demanda Pitt. - Mundsson, Thorsteinn Mundsson. Le nom de son fils est Bjarni. Pitt resta devant la fenêtre jusqu'à ce que le cercueil ait été délicatement glissé à l'arrière de la Land Rover. Puis il se détourna. - Je continue de me demander si le docteur Hunnewell serait encore en vie si j'avais agi différemment. - Qui peut jamais savoir ? Dites-vous bien, mon ami, que si vous étiez né dix minutes plus tôt, ou dix minutes plus tard, vos pas n'auraient jamais croisé les siens. Pitt sourit. - Je comprends ce que vous voulez dire. Mais le fait est que j'avais sa vie entre mes mains, et que 117 j'ai fait preuve d'une telle maladresse que je l'ai perdue. Il hésita, en revivant la scène en esprit. - Je me suis endormi sur la plage pendant au moins une demi-heure après avoir bandé son bras. Si j'étais resté éveillé, il n'aurait pas perdu tout ce sang et n'en serait pas mort. - Tranquillisez votre conscience. Votre cher docteur Hunnewell n'est pas mort d'hémorragie. Mais bien à cause du choc suite à sa blessure, du choc de votre plongeon dans la mer, et du choc d'être resté dans les eaux glacées. Non, je suis persuadé que l'autopsie montrera que son cour s'est arrêté de battre bien avant qu'il ait perdu son sang. Il n'était plus tout jeune, et n'était pas, d'après ce que j'ai pu voir, doté d'un physique d'athlète. - C'était un homme de science, un océanographe, le meilleur de tous. - Si c'est ainsi, je l'envie. Pitt accorda au médecin de village un regard interloqué. - Pourquoi dites-vous cela ? - Il était homme des mers, et il est mort par la mer qu'il aimait, et peut-être ses dernières pensées ont-elles été paisibles. - Il a parlé de Dieu, dit Pitt dans un murmure. - Ce fut un homme heureux, tout comme je serais heureux, lorsque mon temps sera venu, de reposer dans le cimetière à une centaine de pas seulement de l'endroit où je suis né, au milieu des gens que j'ai aimés et dont je me suis occupé. - J'aimerais pouvoir partager votre désir de demeurer en un seul endroit tout au long de la vie, docteur, mais, dans le courant des siècles passés, l'un de mes ancêtres a dû être un Gitan. J'ai hérité de son goût pour les voyages. Trois années durant, voilà la période la plus longue pendant laquelle j'ai vécu au même endroit. 118 - La question intéressante est celle-ci : quel est le plus heureux de nous deux ? Pitt haussa les épaules. - Qui peut le dire ? Nous avons suivi des rythmes joués sur des tambours différents. - En Islande, dit Jonsson, nous disons suivre les appâts de pêcheurs différents. - Vous avez manqué votre vocation, docteur. Vous auriez dû devenir poète. - Oh, mais je suis poète, dit le docteur Jonsson en riant. Chaque village en possède au moins quatre ou cinq. Vous auriez beaucoup de difficultés à trouver un pays plus féru de littérature que l'Islande. On vend plus de cinq cent mille livres chaque année, alors que la population entière de l'île n'est que de deux cent mille... Il s'interrompit, alors que la porte s'ouvrait pour laisser passage à deux hommes. Ils dégageaient un sentiment très officiel de calme et d'efficacité dans leur uniforme de police. L'un d'eux adressa au docteur un petit salut, et du même coup Pitt saisit l'ensemble de la scène. - Vous n'aviez aucune raison de me dissimuler le fait que vous aviez appelé la police, docteur Jonsson. Je n'ai rien à cacher à qui que ce soit. - Je vous prie de m'excuser, mais le bras du docteur Hunnewell avait sans aucun doute été mutilé par des coups de feu. J'ai soigné suffisamment de blessures de chasse pour en reconnaître les signes. La loi est claire, et je suis sûr qu'il en va de même dans votre pays. Je suis tenu de signaler toute blessure par balle. Pitt n'appréciait guère la situation, mais il n'avait pas le choix. Les deux vigoureux policiers qui se tenaient plantés devant lui avaleraient difficilement l'histoire d'un jet fantôme de couleur noire attaquant et mitraillant l'Ulysses avant d'être percuté en plein ciel. Le rapport entre l'épave dans 119 l'iceberg et le jet n'était ni une pure coïncidence ni un accident. Il était à présent persuadé que ce qui avait débuté comme une simple recherche de navire disparu s'était transformée de façon inopportune en une conspiration vaste et complexe. Il était fatigué - fatigué de mentir, écouré par la tournure qu'avait prise tout ce foutu bazar. Une seule et unique pensée s'accrochait à son cerveau : Hunnewell était mort et quelqu'un allait payer pour cela. - Etes-vous le pilote de l'hélicoptère qui s'est écrasé, monsieur ? demanda l'un des agents, avec un accent indubitablement parfait et sur un ton courtois, même si le « monsieur » semblait un peu forcé. - Oui, dit simplement Pitt en guise de réponse. Le policier parut un peu démonté par ce laconisme. Il était blond, avait les ongles sales, et portait un uniforme trop court dont dépassaient ses poignets et le bas de ses chevilles. - Quel est votre nom, et celui du défunt ? - Pitt, major Dirk Pitt, de l'armée de l'air des Etats-Unis. L'homme dans le cercueil était le docteur William Hunnewell, de l'Agence Nationale Sous-Marine. Pitt se dit qu'il était étrange qu'aucun des deux agents ne fasse mine de noter ces informations par écrit. - Votre destination ? Il s'agissait sans doute de l'aéroport de Keflavik ? - Non, l'héliport de Reykjavik. Une lueur d'étonnement passa dans le regard du policier blond. Ce ne fut qu'à peine perceptible, mais Pitt s'en rendit néanmoins compte. L'interrogateur se tourna vers son collègue, un individu à la peau foncée et à l'imposante carrure, qui portait des lunettes, et avec lequel il échangea quelques mots en islandais. Il tourna ensuite les 120 yeux vers la Land Rover au-dehors, fit une grimace sans équivoque, puis revint à Pitt. - Pouvez-vous me donner votre point de départ, monsieur ? - Le Groenland - mais je ne peux pas vous répéter le nom de la ville. Il comporte une vingtaine de lettres et il est totalement imprononçable pour un Américain. Le docteur Hunnewell et moi-même étions en expédition pour le compte de notre gouvernement, en vue de dresser la carte d'icebergs dérivant dans le courant à l'est du Groenland. Notre idée était de croiser au-dessus du détroit du Danemark, de faire le plein à Reykjavik pour ensuite reprendre la direction de l'ouest vers le Groenland en suivant un cap parallèle à trente-cinq kilomètres plus au nord. Malheureusement, nous n'avions pas fait les bonnes estimations, nous nous sommes retrouvés à court de carburant avant de nous écraser à proximité des côtes. Voilà l'histoire, avec plus ou moins de détails. Pitt venait de mentir sans même savoir pourquoi. Seigneur, se dit-il, cela devient vraiment une habitude. - A quel endroit vous êtes-vous écrasés exactement ? - Du diable si je peux le dire, répondit Pitt d'un ton peu amène. Suivez trois blocs après les pâturages, et prenez ensuite à gauche sur Broadway. L'hélicoptère est garé entre la troisième et la quatrième vague. Vous ne pouvez pas le manquer, il est peint en jaune. - Je vous prierai de rester poli, monsieur. Pitt remarqua avec satisfaction la flamme soudaine sur le visage de l'agent, qui ajouta : - Nous devons recueillir tous les détails afin de présenter notre rapport à notre supérieur. - Alors pourquoi ne cessez-vous pas de tourner 121 autour du pot, et ne m'interrogez-vous pas au sujet des blessures par balles du docteur Hunnewell ? La sévère expression officielle sur le visage sombre de l'autre agent se mua en une grimace alors qu'il essaya d'étouffer un bâillement. Pitt se tourna vers le docteur Jonsson. - Vous m'avez bien dit qu'il s'agissait de la raison de leur présence ici, n'est-ce pas ? - Il est de mon devoir de coopérer avec les forces de l'ordre, déclara Jonsson d'un ton hésitant. - J'imagine que vous avez une explication concernant la blessure de votre compagnon, dit l'agent aux ongles sales. - Nous disposions d'une carabine pour tirer sur les ours polaires, répondit lentement Pitt. Un coup de feu est parti accidentellement au cours de notre chute, et le projectile est venu frapper le coude du docteur Hunnewell. D'après ce que pouvait voir Pitt, les deux policiers islandais n'eurent aucune réaction en entendant ces sornettes. Ils se tenaient tranquillement devant lui, le considérant pourtant avec une expression d'impatience - une expression, songea Pitt, qui semblait signifier qu'ils évaluaient les forces en présence, en se demandant s'il parviendrait à leur tenir tête s'il refusait d'obéir à un ordre qu'ils lui lanceraient. Il n'eut d'ailleurs pas à attendre longtemps. - Je suis désolé, monsieur, mais vous nous obligez à vous emmener à notre quartier général en vue de poursuivre l'interrogatoire. - Le seul endroit où vous allez me conduire, c'est le consulat américain à Reykjavik. Je n'ai commis aucun crime envers le peuple islandais ni contrevenu à aucune de vos lois. - Je connais plutôt bien vos lois, major Pitt. Nous ne sommes pas très contents d'avoir été tirés 122 du lit à une heure aussi matinale pour faire cette enquête. Vos réponses à nos questions ne nous ont pas satisfaits, c'est pourquoi il va falloir nous suivre au poste jusqu'à ce que nous décidions de la suite des opérations. Après cela, vous aurez tout loisir de contacter votre consulat. - Je le ferai en temps utile, officier, mais d'abord j'aimerais que vous me communiquiez votre identité. - Je ne comprends pas, dit l'agent en accordant à Pitt un regard glacial. Pourquoi devrions-nous vous donner nos identités ? Elles ne posent aucun problème. Le docteur Jonsson peut d'ailleurs s'en porter garant. Se disant, il ne présenta aucun papier, ni même la traditionnelle carte de police. Tout ce qu'il montra, ce fut son irritation croissante. - Il n'y a aucun doute concernant votre habilitation officielle, dit Jonsson en ayant presque l'air de s'excuser. Mais c'est d'habitude le sergent Arnarson qui s'occupe de notre village. Je ne crois pas vous y avoir jamais rencontrés lors d'une précédente occasion. - Arnarson a reçu un appel d'urgence en provenance de Grindavik. Il nous a demandé de répondre à votre appel jusqu'à son retour. - Avez-vous été récemment affectés à cette région ? - Non, nous sommes simplement de passage. Nous faisons route vers le nord pour aller chercher un prisonnier. Nous nous sommes arrêtés pour aller saluer Arnarson et boire une tasse de café avec lui. Malheureusement, avant que le café soit prêt, il a reçu presque au même moment deux appels, le vôtre et celui venant de Grindavik. - Ne serait-il alors pas plus judicieux de garder le major Pitt ici en attendant le retour du sergent ? - Non, je ne le crois pas. Aucune opération ne 123 peut être menée ici, dit l'agent avant de se tourner vers Pitt, et d'ajouter : - Toutes mes excuses, major. J'espère que vous ne nous en voudrez pas de cette... comment dites-vous... De cette petite prise de bec. Il revint ensuite à Jonsson. - Je pense qu'il serait préférable que vous nous accompagniez, docteur, au cas où les blessures du major présenteraient des complications. Il ne s'agira que d'une formalité. Une bien étrange formalité, songea Pitt, considérant les circonstances. Mais il n'avait pas d'autre choix que d'accéder à la volonté des agents de police. - Et que va-t-il se passer pour le docteur Hun- newell ? demanda Pitt. - Nous allons demander au sergent Arnarson d'envoyer un camion pour venir le prendre. Jonsson eut un sourire légèrement embarrassé. - Pardonnez-moi, messieurs, mais je n'en ai pas tout à fait terminé avec la blessure à la tête du major. Il va falloir que je pose encore deux agrafes avant qu'il soit prêt pour le voyage. Je vous en prie, major. Il se recula pour laisser passer Pitt dans le cabinet, puis referma la porte. - On dirait bien que vous avez décidé de me charcuter tous autant que vous êtes, dit Pitt d'un air accommodant. - Ces deux hommes sont des imposteurs, murmura Jonsson. Pitt ne répondit rien. Il n'y avait pas trace de surprise sur son visage tandis qu'il s'approchait discrètement de la porte pour y poser son oreille et écouter. Satisfait d'avoir entendu des voix en provenance de l'autre pièce, il se redressa et se tourna vers Jonsson. - Vous en êtes bien sûr ? 124 - Oui. Grindavik n'est pas du ressort du sergent Arnarson. Et en plus, il ne boit jamais une goutte de café - son organisme y est allergique, il refuse même d'en garder un paquet dans sa cuisine. - Votre sergent, est-ce qu'il mesure environ un mètre quatre-vingts et pèse dans les quatre-vingt-cinq kilos ? - A quelques centimètres près, et avec deux kilos de moins - c'est un vieil ami. Je l'ai ausculté à de nombreuses reprises, dit Jonsson dont les yeux battirent avec une expression étonnée. Comment pouvez-vous décrire quelqu'un que vous n'avez jamais rencontré ? - L'individu qui nous a parlé porte l'uniforme d'Arnarson. Si vous regardez attentivement, vous verrez des traces à l'endroit où le sergent porte d'habitude ses galons. - Je ne comprends pas, dit Jonsson dans un soupir, le visage blême. Que s'est-il passé ? - Je ne connais pas la moitié de la réponse à cette question, dit Pitt. Seize et peut-être même dix-neuf personnes sont déjà mortes, et la tuerie ne fait visiblement que commencer. Je crois bien que le sergent Arnarson est la dernière victime sur la liste, pour l'instant. Vous et moi sommes les suivants. Jonsson parut sincèrement affligé, ses mains se fermèrent et se rouvrirent sans cesse en signe de désespoir et de confusion. - Vous voulez dire que je vais mourir parce que j'ai vu deux assassins et que je leur ai parlé ? - J'ai bien peur, docteur, que vous ne soyez qu'un spectateur innocent qui doit être éliminé simplement pour que vous n'ayez plus la possibilité de reconnaître leurs visages. - Et vous, major ? Pourquoi ont-ils mis sur pied une opération aussi complexe pour vous éliminer ? 125 - Le docteur Hunnewell et moi avons également vu quelque chose que nous n'aurions pas dû voir. Jonsson examina le visage impassible de Pitt. - Il serait presque impossible de nous tuer tous les deux sans provoquer une vive émotion dans le village. L'Islande est un petit pays. Un fugitif ne peut pas courir très loin ni se cacher très longtemps. - Ces deux hommes sont à l'évidence des professionnels dans le domaine de l'assassinat. Quelqu'un les a payés, et les a payés grassement. Une heure après votre mort, ils seront probablement en train de se détendre autour d'un verre, à bord d'un avion à destination de Copenhague, de Londres ou de Montréal. - Ils me semblent plutôt décontractés pour des assassins professionnels. - Ils peuvent l'être. Où pourrions-nous aller ? Leur voiture et la camionnette de Mundsson se trouvent en face de la maison. Ils nous rattraperaient avant même que nous ayons franchi la porte. Pitt indiqua une fenêtre de la main. - L'Islande est à ciel ouvert. Il n'y a pas dix arbres à quatre-vingts kilomètres à la ronde. Vous l'avez dit vous-même : un fugitif ne pourrait pas courir loin ni se cacher longtemps. Jonsson hocha la tête en signe d'acceptation muette, puis il eut un petit sourire. - Alors la seule alternative qui nous reste, c'est de nous battre. Il va m'être difficile d'attenter à la vie de quelqu'un après avoir passé trente ans de mon existence à essayer d'en sauver. - Est-ce que vous possédez une quelconque arme à feu ? Jonsson poussa un grand soupir. - Non. Mon hobby, c'est la pêche, pas la 126 chasse. Le seul équipement en ma possession qui pourrait être qualifié d'arme, ce sont mes instruments chirurgicaux. Pitt se dirigea vers un petit cabinet blanc aux parois vitrées qui contenait une panoplie d'instruments médicaux et de médicaments, soigneusement rangés. - Nous disposons d'un avantage appréciable, dit-il l'air pensif. Ils ne savent pas que nous avons percé à jour leur sale petit manège. Ce qui fait que nous pouvons très bien les faire participer à un jeu qu'en Amérique nous appelons « Accroche la queue au cul de l'âne ». Deux minutes ne s'étaient pas écoulées lorsque Jonsson ouvrit la porte de son cabinet, en découvrant Pitt installé sur un tabouret, en train de maintenir de la main un bandage enroulé autour de sa tête. Jonsson se tourna vers l'homme aux cheveux blonds. - Pourriez-vous venir m'aider un moment ? Je crains d'avoir besoin d'une troisième main. L'homme dressa les sourcils d'un air perplexe, puis adressa un haussement d'épaules en direction de son partenaire, qui s'était assis et qui fermait à moitié les yeux, sa suffisance ayant fait naître en lui des pensées à des milliers de kilomètres de ce qui se passait dans la maison. Jonsson, pour ne pas risquer d'éveiller les soupçons, choisit de laisser la porte entrouverte, mais juste assez pour que seule une partie de la pièce reste visible. - Si vous pouviez maintenir la tête du major légèrement inclinée, avec vos deux mains, je crois que j'arriverais à terminer sans autre interruption. Il ne cesse de bouger et cela m'empêche de poser les agrafes de façon correcte. Jonsson fit un clin d'oil, et ajouta en islandais : 127 - Ces Américains sont de vrais enfants. Ils ne supportent pas la plus petite douleur. Le soi-disant agent de police se mit à rire en donnant un coup de coude au docteur. Ensuite, il se dirigea vers Pitt, se pencha sur lui pour poser les mains de part et d'autre de sa tête, à la hauteur des tempes. - Allons, allons, major, quelques agrafes, ce n'est pas grand-chose. Qu'est-ce que vous diriez si ce bon docteur devait vous couper la... Tout fut terminé en moins de quatre secondes - dans le plus parfait silence. Avec une expression quasi indifférente et nonchalante, Pitt avait soulevé les mains et saisi l'homme blond par les poignets. La surprise envahit brutalement les traits de l'étranger, pour faire place à un choc bien plus violent, lorsque Jonsson plaqua une épaisse bande de gaze sur sa bouche, en enfonçant dans le même temps une seringue dans sa nuque. Ce choc se mua à son tour en terreur, et l'homme se mit à marmonner des mots qui restèrent coincés dans sa gorge, en un gémissement que personne ne put entendre, parce que Pitt était au même moment en train de crier des injures envers Jonsson, causées par cette soi-disant opération de pose d'agrafe. Les yeux dépassant de la bande de gaze blanche se mirent à rouler sur eux-mêmes, et l'homme fit alors un effort désespéré pour se reculer, mais Pitt retenait ses poignets serrés, aussi fermement que dans un étau. Ensuite, les yeux se fermèrent et l'homme s'effondra calmement dans les bras de Jonsson. Pitt se mit aussitôt à genoux et tira le revolver de service de l'étui que l'homme évanoui portait à la ceinture, puis s'avança à pas de loup vers la porte. Aussi silencieux que rapide, il pointa son arme tout en repoussant la porte. Pendant une seconde encore, le costaud à lunettes demeura plongé dans 128 ses pensées, installé au fond d'une chaise dans une immobilité parfaite, observant Pitt sur le pas de la porte. Puis sa main partit comme une flèche vers son étui. - Pas un geste ! s'écria Pitt. Cet ordre fut ignoré, et un coup de feu traversa la petite salle d'attente. De nombreuses personnes prétendent que la main est plus prompte que les yeux, mais même celles-là n'oseraient prétendre que la main est plus rapide encore qu'une balle. Le revolver échappa des doigts du faux agent alors que la balle de Pitt venait frapper la main refermée sur la crosse, en emportant un pouce au passage. Jamais Pitt n'avait vu une expression de stupeur et de douleur mêlées, pareille à celle qui envahit les traits du tueur à gages, alors qu'il contemplait le centimètre de moignon sanguinolent qui se trouvait à présent à la place de son pouce. Pitt allait baisser son arme, mais n'en fit rien, et la redressa au contraire pour la braquer sur l'homme lorsqu'il remarqua l'air que venait de prendre le visage de son adversaire - les lèvres serrées en une fine ligne blême, un regard noir de haine filtrant des yeux derrière les lunettes. - Tuez-moi, major, vite et proprement ! dit-il en se frappant la poitrine de sa main blessée. - Eh bien, voilà donc que vous parlez autre chose que l'islandais. Mes compliments. Vous avez réussi à ne pas montrer le moindre signe que vous compreniez quelque chose à notre conversation. - Tuez-moi ! s'écria-t-il encore, et ces mots semblèrent retentir en écho dans la petite pièce ainsi que dans les oreilles de Pitt, pendant un interminable laps de temps. - Pourquoi précipiter les choses ? Il y a de fortes chances que vous soyez pendu pour le meurtre du sergent Arnarson, de toute manière, dit Pitt en reculant le chien du revolver pour le 129 remettre en position. Je pense que je ne me trompe pas en avançant que vous l'avez tué ? - En effet, le sergent est mort. Et maintenant, s'il vous plaît, faites la même chose pour moi. Le regard restait froid, même si le ton était suppliant. - Vous me semblez sacrement impatient de recevoir une balle dans le ventre. Jonsson observait la scène sans dire un mot. Complètement désarçonné, il s'efforçait de remettre ses idées en place, au milieu de ce complet bouleversement de ses valeurs traditionnelles. En tant que médecin, il ne parvenait tout simplement pas à rester planté là à contempler un homme blessé qui saignait abondamment, sans lui venir en aide. - Laissez-moi m'occuper de sa main, déclara-t-il. - Restez derrière moi et ne faites pas un geste, dit Pitt. Un homme qui veut mourir est plus dangereux qu'un rat acculé dans un coin. - Mais, Seigneur Dieu, mon ami, on ne peut tout de même pas rester comme ça et se réjouir de sa douleur, protesta Jonsson. Pitt ne tint aucun compte de cette remarque, et ajouta : - C'est bon, Quatre-z-yeux. Nous allons faire un marché, toi et moi. La prochaine balle ira te percer le cour si tu me donnes le nom de celui qui t'a payé ton salaire. Les yeux au regard de bête féroce continuaient de fixer le visage de Pitt. L'homme remua la tête lentement, mais ne dit rien. - Nous ne sommes pas en temps de guerre, mon cher. Tu n'es pas en train de trahir ton dieu ou ta patrie. La loyauté envers son employeur est peu de chose comparée à ta propre vie. 130 - Vous allez m'abattre, Major. Je vais vous obliger à me tuer. - Je suis forcé de le reconnaître, dit Pitt. Tu es un salaud bien têtu. Il pressa sur la détente et le revolver rugit à nouveau, le calibre .38 allant frapper la jambe gauche du grand costaud juste au-dessus du genou. Pitt n'avait que rarement eu l'occasion de voir une telle incrédulité sur le visage d'un homme. Le tueur à gages s'écroula lentement sur le sol, et empoigna de sa main gauche sa cuisse blessée, s'efforçant d'enrayer l'hémorragie, sa main droite reposant sur les dalles, entourée d'une flaque de couleur rouge qui s'étendait rapidement. - Il semble que notre ami n'a rien à nous dire, reprit Pitt en remettant à nouveau le chien en position de tir. - S'il vous plaît, ne le tuez pas, dit Jonsson en manière de supplique. Sa vie ne mérite pas un tel fardeau pour nos âmes. Je vous en conjure, Major, donnez-moi cette arme. Il ne peut plus faire de tort à personne. Pitt hésita un long moment, partagé entre la compassion et la vengeance. Puis, lentement, il tendit le revolver à Jonsson avec un signe de la tête. Jonsson prit l'arme et posa alors la main sur l'épaule de Pitt, comme s'il comprenait ce qui se passait dans le secret de ses pensées. - J'ai le cour brisé de voir le mal et la souffrance qu'ont pu causer des hommes qui sont mes compatriotes, dit le docteur d'un ton empreint de lassitude. Je vais surveiller ces deux individus et contacter immédiatement les autorités. Quant à vous, partez tranquille pour Reykjavik avec Munds-son. Votre blessure à la tête n'est pas très belle à voir, mais ce ne sera sans doute pas très grave si vous faites en sorte de ne pas l'aggraver. Restez au 131 lit pendant au moins deux jours. C'est un ordre formel de la part de votre médecin. - Je crois qu'il va y avoir un léger obstacle à vos prescriptions, dit Pitt avec un rictus. Il pointa le doigt vers la porte principale. - Vous aviez parfaitement raison en parlant de l'émotion que cela allait provoquer dans le village. Il fit alors un geste en direction de la route où pas moins d'une vingtaine de villageois se tenaient en silence, avec dans les mains un véritable arsenal d'armes en tout genre, allant de la carabine téles-copique au revolver de petit calibre, toutes braquées avec fermeté sur la chaumière de Jonsson. Mundsson se trouvait sur le pas de la porte, son arme coincée dans le creux du coude, son fils Bjarni à ses côtés, avec dans les mains un antique pistolet Mauser. Pitt leva les mains vers le ciel pour que tous puissent voir qu'elles étaient vides. - Je pense que le moment serait bien choisi, docteur, de me donner une recommandation. Ces braves villageois ne sont pas encore très sûrs de qui sont les bons et qui les méchants. Jonsson dépassa Pitt pour sortir et s'en alla leur parler plusieurs minutes en islandais. Lorsqu'il s'arrêta, les armes commencèrent à se baisser une à une, et de nombreux villageois firent demi-tour et s'en retournèrent chez eux, ne laissant que quelques-uns d'entre eux, qui restèrent plantés sur la route dans l'attente de la suite des événements. Jonsson revint alors vers Pitt, la main tendue, que ce dernier serra aussitôt dans la sienne. - J'espère de tout mon cour, dit le médecin, que vous parviendrez à retrouver l'homme responsable de ce nombre invraisemblable de meurtres. Mais si vous y arrivez, je crains fort pour votre vie. Vous n'êtes pas un tueur. Si vous l'aviez été, j'aurais pour l'heure deux hommes morts dans ma 132 maison. Votre souci concernant la vie, j'en ai peur, sera la cause de votre défaite. Je vous en supplie, mon ami, n'ayez aucune hésitation lorsque le moment sera venu. Que Dieu et la chance soient avec vous. Pitt accorda au docteur Jonsson un dernier salut, se détourna ensuite pour descendre les quelques marches qui menaient à la route. Bjarni lui ouvrit la portière du passager pour qu'il puisse monter à bord de la Land Rover. Le siège était ferme et le dossier plutôt raide, mais Pitt ne s'en préoccupa guère. Son corps n'était plus que courbatures. Il resta assis sans bouger tandis que Mundsson mettait le moteur en marche et appuyait sur l'accélérateur, pour finalement faire rouler la camionnette en direction de la route de Reykjavik, une étroite chaussée pavée et régulière. Pitt, tombant de sommeil, aurait facilement pu se laisser aller, mais quelque part au fin fond de son esprit, une lueur refusait de s'éteindre. Une chose qu'il avait vue, un mot qu'il avait entendu, un détail indéfinissable empêchait son cerveau de se relâcher et de s'assoupir. C'était comme une chanson dont il n'arrivait pas à se souvenir, alors qu'il en avait le titre sur le bout de la langue. En fin de compte, il renonça à découvrir de quoi il s'agissait, et s'endormit. CHAPITRE VII La même scène recommençait sans cesse, au point qu'il en perdit le compte. Pitt crevait la surface d'une vague déferlante, venait rouler sur la plage, où il s'avançait en titubant, tout en entraînant Hunnewell derrière lui. Sans cesse, il se retrouvait en train de bander la blessure au bras de l'océanographe avant de glisser à nouveau dans les ténèbres. Avec l'énergie du désespoir, à chaque fois que la scène envahissait son esprit comme des images sorties d'un projecteur de cinéma, il s'efforçait de retenir ces fugitifs instants de conscience, en perdant de vue cette vérité immuable que rien, jamais, ne peut changer le passé. Il devait s'agir d'un cauchemar, se dit-il confusément alors qu'il essayait de s'arracher à cette plage maculée de sang. Il rassembla son énergie et, dans un puissant effort, obligea ses yeux à s'ouvrir, s'attendant à découvrir une chambre vide. La chambre se trouvait bien là en effet, mais elle n'était pas vide. - Bonjour, Dirk, dit une voix douce. Je commençais à croire que tu ne t'éveillerais jamais. Pitt plongea le regard dans les yeux bruns rieurs d'une fille au corps élancé, qui se tenait assise sur une chaise au pied du lit. - Le dernier petit oiseau à bec jaune, dit-il, qui 135 est venu sautiller sur mon appui de fenêtre ne te ressemblait pas le moins du monde. Elle se mit à rire, et ses yeux noisette en firent autant. Elle glissa ses longues mèches de couleur fauve derrière ses oreilles. Ensuite, elle se leva et s'approcha de la tête du lit dans un mouvement qui aurait pu être celui du mercure glissant le long d'un serpentin de verre. Elle portait une robe de laine rouge qui moulait avec précision sa taille de guêpe, et qui s'arrêtait à la hauteur d'une paire de genoux au galbe parfait. Elle n'était pas précisément belle au sens exotique du terme, ni exagérément sexy, mais elle était mignonne - sacrement mignonne - avec un air aguicheur et mutin qui faisait fondre tous les hommes qu'elle rencontrait. Elle posa les doigts sur le bandage autour de la tête de Pitt, et son sourire fit place à cette expression si particulièrement féminine, et qui est celle des infirmières dévouées. - Tu as passé de mauvais moments, n'est-ce pas ? Ça fait très mal ? - Seulement lorsque je marche la tête en bas. Pitt connaissait la raison de cette sincère inquiétude ; il savait qui elle était. Son nom était Tidi Royal et son apparence de légèreté et de plaisir était trompeuse. Elle était capable de taper cent vingt mots à la minute sur une machine à écrire, et ce pendant huit heures d'affilée, sans broncher, et noter en sténo un peu plus rapidement encore. Ce qui constituait la raison principale pour laquelle l'amiral Sandecker l'employait comme secrétaire particulière - c'est du moins ce qu'il prétendait. Pitt se mit en position assise et jeta un coup d'oil sous les couvertures pour vérifier s'il portait quelque chose. Il n'était pas nu, en effet, mais tout juste : il avait juste une paire de caleçons. 136 - Si tu es là, dit-il, cela signifie donc que l'amiral se trouve lui aussi dans les parages. - Quinze minutes après avoir reçu le message que tu as envoyé depuis la radio du consulat, on se trouvait à bord d'un jet en direction de l'Islande. La mort du docteur Hunnewell l'a joliment secoué. L'amiral Sandecker s'en veut. - Il va falloir qu'il s'accroche, dit Pitt. Parce que je suis le premier à m'en vouloir. - Il a dit que c'est ce que tu ressentirais, dit Tidi en s'efforçant de garder un ton tranquille, mais sans y parvenir tout à fait. Des remords de conscience, et sans doute la volonté de revivre mentalement la scène. - Les perceptions extra-sensorielles de l'amiral ont certainement fait des heures supplémentaires. - Oh, non, dit-elle. Je ne parlais pas de l'amiral. Pitt fronça les sourcils d'un air intrigué. - Un certain docteur Jonsson habitant un petit village du Nord a appelé le consulat pour leur donner des instructions très précises au sujet de ta convalescence. - Convalescence, mon cul ! s'écria Pitt. Et aussi, pendant que j'y pense. Est-ce que tu peux me dire ce que tu fous dans ma chambre ? Elle prit une expression blessée. - Je me suis portée volontaire. - Volontaire pour quoi ? - Pour rester assise ici pendant que tu dormais, dit-elle. Le docteur Jonsson a bien insisté. Il y a eu un membre du consulat dans cette pièce depuis la minute où tu as fermé les paupières hier après-midi. - Quelle heure est-il à présent ? - Dix heures et quelques minutes - dix heures du matin, devrais-je dire. 137 - Seigneur, j'ai perdu presque quatorze heures. Qu'est-ce qui est arrivé à mes vêtements ? - Jetés à la poubelle, j'imagine. On n'aurait même pas pu s'en servir comme chiffons. Il va falloir que tu en empruntes d'autres à un membre du consulat. - Dans ce cas, qu'est-ce que tu dirais d'aller me chercher quelque chose de coquet, pendant que je prends une douche en vitesse et que je me rase ? Il lui lança un regard plus doux que ce qu'il ressentait en réalité, et ajouta : - C'est bon, mon petit cour, tourne-toi vers le mur. Elle continua de fixer le lit. - Je me suis toujours demandé à quoi cela ressemblerait d'assister à ton réveil le matin. Il haussa les épaules et repoussa les couvertures. Il n'en était qu'à la moitié du geste en vue de poser le pied sur le sol, lorsque trois choses survinrent en même temps : ses yeux virent brusquement trois Tidi, la pièce se mit à tanguer comme si elle était en caoutchouc, et son crâne fut envahi d'une douleur insoutenable. Tidi se précipita en avant et empoigna le bras droit de Pitt, en reprenant l'expression soucieuse d'une infirmière dévouée. - S'il te plaît, Dirk, ta tête n'est pas encore tout à fait aussi bien que tes pieds. - Non, non, ce n'est rien. Je me suis simplement levé trop vite. Il chancela et alla se coller entre ses bras. - Tu ferais une sacrée infirmière, Tidi. Tu te montres trop impliquée par tes patients. Il resta serré contre elle jusqu'à ce que le trio se réduise à une personne et que la chambre reprenne son aspect rigide. Seul le mal de crâne refusa de s'en aller. - Tu es bien le seul patient avec lequel j'aime- 138 rais m'impliquer davantage, Dirk, dit-elle en le maintenant contre elle, sans faire mine d'écarter les bras. Mais tu donnes toujours l'impression de ne pas remarquer ma présence. Tu te tiens planté à côté de moi comme dans un ascenseur vide, sans m'accorder la moindre attention. Parfois, il m'ar-rive de me demander si tu sais encore que j'existe. - Oh, je sais parfaitement bien que tu existes, dit-il en s'écartant de lui-même et en s'éloignant lentement en direction de la salle de bains. Voilà tes mensurations. Taille : 1 mètre 65. Poids : 62 kg. Tour des hanches : 90. Tour de taille : un étonnant 58, et tour de poitrine, un probable 90, bonnets C. L'un dans l'autre, une silhouette qui pourrait figurer sans problème sur les pages centrales de Play-boy. Tu as également des cheveux auburn encadrant ton visage clair et ardent, mis en valeur par tes yeux d'un brun chatoyant, un petit nez coquin, une bouche parfaitement dessinée et flanquée de deux fossettes qui ne se montrent que lorsque tu souris. Oh, et aussi, j'allais presque oublier. Il y a deux grains de beauté derrière ton oreille gauche, et, pour le moment, ton cour bat approximativement au rythme de cent vingt-cinq pulsations à la minute. Elle resta immobile, avec l'air stupéfait du vainqueur d'un jeu télévisé qui ne parvient plus à trouver ses mots. Elle leva ensuite la main pour toucher les deux grains de beauté. - Mais c'est terrible ! Je n'arrive pas à croire que c'est bien toi qui viens de parler. Je rêve, ma parole. Tu m'apprécies... On dirait même que tu t'intéresses à moi. - Ne t'emballe pas, dit Pitt en s'arrêtant sur le seuil de la salle de bains, pour se tourner vers elle. Je suis en effet très attiré, comme beaucoup d'hommes le seraient par une jolie fille, mais je ne suis pas amoureux de toi. 139 - Mais tu... Tu ne m'en as jamais donné le moindre signe. Tu ne m'as même jamais invitée pour un soir. - Désolé, Tidi. Tu es la secrétaire particulière de l'amiral. J'ai comme règle de ne jamais jouer à des jeux comme ceux-là aussi près de la maison, dit Pitt en s'appuyant au chambranle de la porte. J'ai du respect pour le bonhomme ; pour moi, il est plus qu'un ami ou qu'un patron. Je n'ai aucune envie d'être la cause de problèmes, en agissant dans son dos. - Je comprends, dit-elle humblement. Mais je ne te vois pas tellement bien jouer le rôle du héros qui sacrifie l'héroïne pour une machine à écrire. - La vierge répudiée qui se précipite pour rentrer au couvent n'est pas vraiment ton genre non plus. - Est-ce qu'il est vraiment nécessaire de faire le méchant ? - Non, dit Pitt d'un air approbateur. Pourquoi ne te montres-tu pas plutôt bonne fille maintenant en essayant de me dégotter des vêtements de rechange ? On verra si tu connais mes mensurations aussi bien que je connais les tiennes. Tidi ne répondit rien, et demeura là, à l'observer avec un petit air chagrin et intrigué. Finalement, elle remua la tête, manifestant une irritation typiquement féminine, et s'en alla. Exactement deux heures plus tard, vêtu d'un pantalon et d'une chemise de sport étonnamment appropriés à sa taille, Pitt se trouvait assis face à un bureau, derrière lequel se tenait l'amiral James Sandecker. Ses cheveux roux étaient ébouriffés en une sorte de crinière hirsute, et il était clair, à voir les poils qui poussaient sur ses joues et son menton, qu'il ne s'était pas rasé depuis deux jours au moins. Il tenait avec désinvolture l'un de ses 140 impressionnants cigares entre deux doigts de sa main droite, et cela faisait un long moment qu'il contemplait le long cylindre de tabac. Il le posa ensuite sur le cendrier sans l'allumer, grogna quelques mots au sujet de sa satisfaction de retrouver Pitt en vie et toujours là où il le fallait. Puis, de ses deux yeux fatigués et injectés de sang, il fixa Pitt avec intensité. - En voilà assez pour les préliminaires. Passons à votre histoire, Dirk. Allez-y. Pitt n'en fit rien. Au lieu de cela, il déclara : - Je viens juste de passer une heure à rédiger un rapport détaillé concernant ce qui s'est passé depuis le moment où Hunnewell et moi avons quitté la piste de la NUMA à Dulles International jusqu'à ce que le fermier et son fils nous déposent devant le consulat. J'y ai également porté mes remarques personnelles et mes observations. Vous connaissant, amiral, je serais tenté de croire que vous l'avez lu, et plutôt deux fois qu'une. Je n'ai rien à ajouter. Tout ce que je puis faire maintenant, c'est répondre à vos questions. L'expression du visage de Sandecker ne s'ouvrit que très légèrement, ce qui pourtant dénotait un certain intérêt, si pas une franche curiosité, face à l'attitude de Pitt, d'un manque de discipline flagrant. Il se leva, du haut de ses cent soixante-cinq centimètres, laissant apprécier son costume bleu qui nécessitait un repassage d'urgence, et jeta son regard sur Pitt, ce qui constituait sa tactique de prédilection lorsqu'il s'apprêtait à parler. - Une seule lecture m'a été amplement suffisante, major, commença-t-il, sans l'appeler Dirk cette fois. Quand il me prend l'envie de remarques sarcastiques, je vais voir un spectacle d'un professionnel de l'ironie, et je suis sûr de ne pas perdre mon temps. J'apprécie à sa juste valeur le fait que vous ayez été harcelé par les gardes-côtes et par les 141 Russes, que vous vous soyez gelé le cul sur un iceberg en contemplant des macchabées carbonisés, sans parler d'avoir été mitraillé, de vous être écrasé dans l'Atlantique, et de vous être retrouvé avec un homme mort dans les bras, tout ça depuis que je vous ai arraché de cette petite plage sous le soleil de Californie, il y a de ça soixante-douze heures. Mais cela ne vous donne aucunement le droit de venir jouer les durs à cuire devant votre supérieur. - Je vous présente mes excuses pour ce manque de respect, dit Pitt. Les mots étaient bien là, mais le ton n'y était manifestement pas. Il ajouta : - Si je parais un peu grincheux, c'est simplement parce que je flaire un coup fourré. J'ai la désagréable impression que vous m'avez balancé dans un sacré labyrinthe sans me donner le plan des lieux. - Et alors ? Les lourds sourcils roux se dressèrent d'un millimètre. - Pour prendre par le début, Hunnewell et moi nous sommes retrouvés sur un terrain plutôt glissant, lorsqu'il a fallu berner les gardes-côtes en leur racontant que nous voulions utiliser leur meilleur navire simplement comme base de ravitaillement, ou je devrais plutôt dire, lorsque je me suis retrouvé en train de le faire. Pas Hunnewell. Il était au courant de toute la machination depuis le début. J'ai bien cru que nous allions hériter d'une charmante cellule de prison lorsque le capitaine Koski a demandé confirmation de notre présence au quartier général des gardes-côtes de Washington. J'ai observé Hunnewell à ce moment-là : il restait penché sur les cartes comme si rien de particulier n'était en train de se passer. Ses mains ne tremblaient pas, et il n'y avait pas trace de sueur sur son front. Évidemment, il se trouvait 142 parfaitement à l'aise, puisqu'il savait que vous vous étiez occupé de tout avant même notre départ de Bulles. - Pas tout à fait, dit Sandecker en reprenant son cigare qu'il alluma avant de lancer à Pitt un regard plein de malice. Le commandant des gardes-côtes était parti inspecter un fichu matériel de prévention des ouragans, en Floride. Vous survoliez déjà la Nouvelle-Ecosse lorsque j'ai enfin pu mettre la main sur lui. Il lâcha un épais nuage de fumée vers le plafond. - Je vous en prie, poursuivez. Pitt se recula au fond de son siège. - Un navire à la silhouette vague, quasiment invisible, est retrouvé au milieu d'un iceberg. Les gardes-côtes n'ont pas la moindre idée de quoi il s'agit. Le Catawaba se trouvait à quelques heures seulement, mais la découverte n'a pourtant jamais été notifiée. Pourquoi ? Quelqu'un sous le capitule de l'autorité, une autorité supérieure a donné l'ordre de se tenir à l'écart, voilà pourquoi. Sandecker mordillait le bout de son cigare. - J'espère que vous savez de quoi vous parlez, major. - Du diable, si je le sais... Sir, répondit Pitt. Puisque je ne connais pas les faits, je suis forcé de jouer aux devinettes. Mais vous et Hunnewell n'avez jamais joué à ce jeu-là. Il n'y avait pas le plus léger doute dans vos esprits concernant l'identité de l'épave, vous saviez qu'il s'agissait du Lax, un navire porté disparu depuis presque un an. Vous déteniez une preuve indubitable. Comment et quand vous l'avez obtenue, je n'en sais rien, mais cette preuve, vous l'aviez. Les yeux verts de Pitt se vrillèrent dans ceux de Sandecker. - A ce stade-ci, ma boule de cristal devient brumeuse. J'ai été surpris, mais Hunnewell a été positi- 143 veinent abasourdi, lorsque nous avons découvert que le Lax avait été ravagé par un incendie. Ce détail ne se trouvait pas dans le script, n'est-ce pas amiral ? En fait, c'est à partir de là que tout, en ce compris votre combine planifiée, s'est mis à aller de travers. Quelqu'un sur qui vous ne comptiez pas était en train de travailler contre vous. Quelqu'un disposant de ressources que ni vous ni aucun des organismes avec lesquels vous coopérez n'aviez imaginé possibles. C'est donc là que vous avez perdu le contrôle. Même les Russes ne comprenaient plus rien. Vous êtes en lutte avec un individu astucieux, amiral. Et le message est écrit en lettres de néon, ce type ne joue pas pour des clopi-nettes et des bouts de ficelle. Il tue les gens comme on extermine une colonie de fourmis. Le nom du jeu était affiché, il s'agissait du zirconium. Mais je n'avale pas ce morceau-là. On peut sans doute tuer deux ou trois personnes lorsqu'une fortune est en jeu, mais on ne commet pas une telle série de meurtres. Hunnewell était votre ami depuis des années, amiral, et le mien depuis quelques jours seulement. Je l'ai perdu. Il se trouvait sous ma responsabilité, et j'ai failli à ma tâche. Sa contribution envers la société dépasse de loin tout ce que je serai jamais capable de lui apporter. Il aurait mieux valu que ce soit moi qui meure sur cette plage, et pas lui. Sandecker ne fit montre d'aucune réaction. Ses yeux ne cillaient pas et continuaient de fixer le visage de Pitt de l'autre côté du bureau, alors qu'il semblait plongé dans ses pensées et que les doigts de sa main droite tambourinaient sur la plaque de verre. Il finit par se mettre debout, fit le tour du bureau et vint poser les mains sur les épaules de Pitt. - Foutaises ! dit-il d'un ton calme mais ferme. C'est déjà un miracle que vous ayez pu arriver jus- 144 qu'au rivage. Aucun bookmaker au monde n'aurait misé un centime sur les chances d'un hélicoptère sans arme face à un avion à réaction pourvu de mitrailleuses. Et encore moins sur le fait que l'hélicoptère puisse faire tomber le jet du ciel. Je suis le seul qu'il faut blâmer. J'avais une petite idée de ce qui était en train de se passer, et je n'ai pas été assez malin pour lire les cartes que j'avais en main. En cours d'opération, je ne vous en ai pas parlé parce que ce n'était pas nécessaire. Vous étiez le meilleur élément sur lequel je pouvais compter pour jouer le rôle délicat du chauffeur. Dès que j'ai appris que vous rameniez Hunnewell ici, à Reykjavik, j'ai décidé de vous mettre sur le premier vol en partance pour la Californie. Il s'interrompit pour consulter sa montre. - Un appareil de l'armée de l'air décolle dans une heure et six minutes, en direction de Tyler Field, dans le New Jersey. Vous pourrez facilement trouver une correspondance pour la côte Ouest une fois arrivé là-bas. - Non merci, amiral, dit Pitt en quittant son siège et en se dirigeant vers la fenêtre, d'où il put contempler la ville aux toits pointus et étincelants dans le soleil. Il ajouta : - J'ai entendu dire que les Islandaises sont d'une beauté plutôt froide. J'ai bien envie d'aller me rendre compte par moi-même. - Je peux très bien vous donner l'ordre de rentrer. - Ce ne sera pas nécessaire, amiral. Je comprends parfaitement ce que vous essayez de faire, et je vous en suis reconnaissant. La première occasion où l'on a essayé d'attenter à ma vie et à celle de Hunnewell ne fut qu'à moitié couronnée de succès. La deuxième occasion était bien plus élaborée, beaucoup plus fourbe et m'était exclusi- 145 vement destinée. La troisième devrait se révéler un parfait chef-d'ouvre. J'aimerais rester dans les parages pour voir comment le coup va être monté cette fois. - Désolé, Dirk, dit Sandecker en reprenant son expression amicale. Je ne vais pas vous laisser flanquer votre vie en l'air en vous saluant d'un signe de la main. Avant que je me retrouve devant votre tombe, je compte bien vous mettre aux arrêts et vous traduire devant la cour martiale pour destruction volontaire de matériel appartenant au gouvernement. Pitt sourit. - On dirait que je vais être obligé de vous expliquer quelques règles du service, amiral. Il traversa la pièce et vint s'asseoir avec désinvolture sur le bureau. - Au cours de l'année et demie qui vient de s'écouler, j'ai fidèlement exécuté tous les ordres émanant de vos bureaux. Je n'en ai jamais contesté aucun. Malgré tout, le temps est venu de remettre les choses à leur place. Primo : s'il vous était possible - et je doute qu'il le soit - de me traîner devant une cour martiale, je doute fort que l'armée de l'air prenne à la légère le fait qu'un de ses officiers soit jugé par un tribunal de la marine. Secundo, et le plus important : la NUMA n'est pas le pont du navire amiral de la flotte. En d'autres termes, vous n'êtes pas mon officier commandant. Vous êtes tout simplement mon patron - ni plus, ni moins. Si mon insubordination contrevient à votre sens des traditions en usage dans la marine, vous n'avez pas d'autre choix que de me mettre à la porte. C'est ainsi, amiral, et nous le savons tous les deux. Pendant plusieurs secondes, Sandecker ne fit aucun commentaire, mais ses yeux brillaient d'un éclat trahissant comme une étrange espèce d'amu- 146 sèment. Puis, il porta la tête en arrière et se mit à rire, d'un rire énorme et sonore qui emplit la pièce du sol au plafond. - Seigneur ! S'il existe quelque chose de pire qu'un Dirk Pitt effronté, j'espère que la syphilis l'enverra pourrir en enfer. Il retourna s'asseoir derrière le bureau, en croisant les mains dans la nuque. - C'est bon, Dirk. Je vais vous garder en première ligne. Mais il va falloir jouer franc jeu, et ne pas commencer à faire le cachottier dans son coin. Nous sommes bien d'accord ? - C'est vous le patron. Sandecker tressaillit ostensiblement. - O.K. Sauf le respect dû à votre... disons votre supérieur, mettons que vous nie confiez toute l'histoire depuis le début. J'ai lu le rapport, mais à présent je veux vous entendre me raconter ça en direct. Il accorda à Pitt un regard qui coupait court à toute contestation. - Est-ce qu'on peut commencer ? Sandecker écouta Pitt jusqu'au bout, puis demanda : - « Que Dieu te sauve », c'est tout ce qu'il a dit? - C'est tout. Puis, il s'en est allé. J'avais espéré que le docteur Hunnewell allait me donner un aperçu de ce qui était arrivé au Lax entre le moment où il avait disparu et celui où on l'avait retrouvé prisonnier de l'iceberg, mais tout ce à quoi j'ai eu droit c'est un résumé de l'histoire personnelle de Kristjan Fyrie et une petite conférence sur le zirconium. - Il a agi comme on le lui avait demandé. Je ne tenais pas à ce que vous soyez impliqué. 147 - C'était il y a deux jours. Pour l'heure, je me retrouve impliqué jusqu'au cou dans cette affaire. Pitt se pencha vers l'amiral par-dessus la plaque de verre du bureau. - A votre tour, maintenant, espèce de vieux renard. Qu'est-ce que c'est que ce bordel ? Sandecker sourit. - Pour votre bien, je vais prendre ça comme un compliment. Il ouvrit le tiroir du haut et y posa les pieds. - J'espère que vous vous rendez compte dans quoi vous êtes en train de vous fourrer. - Je n'en ai pas la moindre idée, alors continuez à me mettre au courant. - C'est bon, dit Sandecker en s'enfonçant au creux de son fauteuil pivotant, avant de tirer plusieurs bouffées de son cigare. Voici tout ce que j'ai en ma possession - il manque trop de pièces dans ce puzzle pour qu'on ait une idée précise de ce que donnerait l'ensemble, on n'en est pas même à cinquante pour cent de ça. Il y a environ un an et demi, une équipe de scientifiques de Fyrie a dessiné les plans et construit une sonde nucléaire sous-marine qui peut identifier entre quinze et vingt sortes différentes de minerais dans les fonds marins. La sonde procède en bombardant un bref instant les éléments métalliques avec des neutrons produits artificiellement en laboratoire à partir d'un élément appelé le celtinium-279. Lorsqu'ils sont activés par ces neutrons, les constituants des fonds marins renvoient des rayons gamma, qui sont alors comptés et analysés par un minuscule détecteur qui se trouve sur la sonde. Au cours de tests effectués au large de l'Islande, la sonde a repéré et analysé des échantillons de manganèse, d'or, de nickel, de titane et de zirconium -d'énormes quantités de zirconium, dans des proportions inconnues jusque-là. 148 - Je crois que je saisis. Sans la sonde, on ne pourra jamais retrouver ce zirconium, dit Pitt d'un air songeur. Ce qui compte dans cette affaire, ce ne sont pas les métaux rares, mais bien la sonde elle-même. - En effet. La sonde ouvre de vastes horizons concernant l'exploitation minière sous-marine. Son détenteur ne va pas du même coup contrôler l'univers entier, bien entendu, mais sa possession pourrait bien entraîner une redistribution des empires financiers privés et serait un sacré coup de pouce pour la santé des finances de n'importe quel pays au large duquel peuvent se trouver des gisements de minerais. Pitt resta silencieux pendant un moment, avant de demander : - Seigneur. Est-ce que cela valait bien tous ces massacres ? Sandecker hésita. - Cela dépend de l'état d'esprit dans lequel se trouve celui qui veut s'en emparer. Il existe des gens qui n'accepteraient pas de tuer même pour tout l'or du monde, et il y en a d'autres qui n'hésiteraient pas à trancher une gorge pour le prix d'un repas. - A Washington, vous m'aviez dit que Fyrie et son équipe de scientifiques étaient en route vers les Etats-Unis pour ouvrir des négociations avec les fournisseurs de l'armée. Je dois considérer qu'il s'agissait d'un petit mensonge pieux ? Sandecker sourit. - Oui. C'était en réalité une espèce de litote. Il était prévu que Fyrie rencontre le Président pour lui présenter la sonde. Il jeta un coup d'oil à Pitt, avant d'ajouter : - J'ai été le premier que Fyrie a prévenu du complet succès de la sonde. Je ne sais pas ce que Hunnewell vous a raconté au sujet de Fyrie, mais 149 je peux vous assurer qu'il s'agissait d'un visionnaire et d'un homme d'une gentillesse telle qu'il n'aurait jamais accepté de marcher sur une fourmi ou une fleur. Il connaissait l'énorme potentiel que représentait la sonde pour l'espèce humaine ; il savait aussi ce qui arriverait si elle tombait aux mains d'intérêts peu scrupuleux et si ceux-ci se mettaient à l'exploiter. C'est pourquoi il a décidé de se tourner vers la nation dont il était certain qu'elle ferait un usage utile et charitable du potentiel de la sonde - ce qui était d'après moi plutôt une connerie sentimentale. Mais il faut bien leur reconnaître cette qualité, à ces bonnes âmes : ils ont fait une tentative tout à fait honnête dans le but de nous venir en aide, à nous, populace pleine d'ingratitude. Le visage de l'amiral fut traversé d'une expression attristée. - C'est une fichue honte. Si Kristjan Fyrie avait été une ordure et un égoïste, il serait encore vivant à l'heure actuelle. Pitt fit une grimace entendue. Il était parfaitement clair que l'amiral Sandecker, sous son aspect de chaudière en tôle, avait en réalité un cour pétri de sentiments humains. Il ne faisait pas secret de son dégoût et de sa haine pour les industriels poussés par l'appât du gain - une franchise de caractère qui faisait qu'il n'était pas spécialement le bienvenu lors des soirées organisées par les grandes entreprises. - Est-ce qu'il ne serait pas possible, demanda Pitt, à des ingénieurs américains de fabriquer une sonde comme celle-là ? - En fait, nous disposons déjà d'une sonde du genre, mais comparée à celle de Fyrie elle agit avec l'efficacité d'une bicyclette face à une voiture de sport. Son équipe a fait une découverte qui possède au bas mot dix ans d'avance sur tout ce que 150 nous ou les Russes avons pu développer jusqu'à présent. - Une idée au sujet de celui qui a volé la sonde ? Sandecker remua la tête. - Aucune. Il doit s'agir d'une organisation disposant de finances importantes, c'est évident. Au-delà de ça, on pédale complètement dans la semoule. - Un pays étranger disposerait des ressources nécessaires pour... - Vous pouvez oublier ce genre de devinettes, le coupa Sandecker. Nos services de renseignements sont catégoriques : il n'y a pas de gouvernement étranger dans cette affaire. Même les Chinois y réfléchiraient à deux fois avant de massacrer deux douzaines de personnes pour obtenir un appareil scientifique inoffensif et non destructeur. Non, il doit se cacher là derrière des intérêts privés. Mais dans quel but, à part les rentrées financières, nous ne parvenons même pas à l'imaginer, dit-il, haussant les épaules en signe d'impuissance. - C'est d'accord, admettons que c'est une mystérieuse organisation qui détient la sonde, ce qui lui permet de dénicher de riches filons de minerais. Comment est-ce qu'elle va les exploiter ? - Ils ne peuvent pas, répliqua Sandecker. Il leur faudrait pour ça un matériel hautement sophistiqué. - C'est insensé. S'ils possèdent la sonde depuis plus d'un an, qu'est-ce qu'ils ont bien pu en faire ? - Ils ont utilisé la sonde de manière parfaitement efficace, dit Sandecker d'un air sérieux. Ils ont prospecté chaque mètre carré du plateau continental de l'Atlantique, à partir de l'Amérique du Nord jusqu'au Sud. Et ils se sont servis du Lax pour ça. Pitt lui lança un regard intrigué. 151 - Le Lax ? Je ne vous suis plus. Sandecker secoua la cendre de son cigare dans la corbeille à papiers. - Est-ce que vous vous souvenez du docteur Len Matajic et de son assistant, Jack O'Riley ? Pitt fronça les sourcils, en faisant appel à ses souvenirs. - Je leur ai parachuté du ravitaillement il y a trois mois de cela, alors qu'ils avaient installé leur base sur la banquise dans les environs de Baffin Bay. Le docteur Matajic était en train d'étudier les courants à une profondeur de trois mille mètres, dans le but d'apporter des preuves à sa théorie de prédilection, selon laquelle un courant d'eau chaude passant très profondément aurait la capacité de faire fondre le pôle si un pour cent seulement de ce courant pouvait être détourné vers la surface. - A quelle occasion avez-vous entendu parler d'eux pour la dernière fois ? Pitt haussa les épaules. - Je les ai quittés pour retourner au projet de laboratoire océanique en Californie, dès qu'ils ont pu se débrouiller tout seuls avec les opérations de routine. Pourquoi me demandez-vous ça ? C'est vous-même qui avez organisé et coordonné leur expédition. - En effet, j'ai organisé l'expédition, répéta lentement Sandecker. Il se frotta un oil de son index replié, puis croisa les mains devant lui. - Matajic et O'Riley sont morts. L'appareil qui les ramenait de la banquise s'est abîmé en mer. Sans laisser aucune trace. - C'est étrange. Je n'en ai pas entendu parler. Cela doit avoir eu lieu récemment. Sandecker craqua une nouvelle allumette pour rallumer son cigare. 152 - Cela fait un mois depuis hier, pour être exact. Pitt l'observa. - Pourquoi ce mystère ? Il n'y a rien eu dans les journaux, ni à la télé au sujet de leur accident. En tant que directeur des projets spéciaux, j'aurais dû être le premier à en être informé. - A part moi, une seule autre personne seulement est au courant de leur mort - l'opérateur radio qui a capté leur dernier message. Je n'ai pas fait d'annonce publique parce que j'avais l'intention d'aller les rechercher et de les sortir de leur tombe sous-marine. - Désolé, amiral, dit Pitt. Cette fois, je suis complètement perdu. - Voilà la suite, dit bruyamment Sandecker. Il y a cinq semaines, j'ai reçu un message de Matajic. Il semble qu'O'Riley, au cours d'une mission de reconnaissance, ait aperçu un chalutier de pêche qui mouillait aux environs de la pointe nord de leur banquise. N'étant pas de nature agressive, il est retourné à la base et en a informé Matajic. Ensemble, ils sont revenus dans les parages, et ont envoyé un appel en direction des pêcheurs en leur demandant s'ils n'avaient pas besoin d'aide. Il s'agissait d'une drôle d'équipe, m'a dit Matajic. Le navire battait pavillon islandais, alors que la grande majorité des hommes étaient en fait des Arabes. Quant au reste, il était composé d'au moins six nationalités différentes, en ce inclus des Américains. Selon toute vraisemblance, une bielle avait coulé dans leur moteur Diesel. Au lieu de tourner dans le coin en attendant que la réparation soit effectuée, 'ils avaient décidé de descendre sur la glace pour permettre aux hommes de se déplier les jambes. - Rien de louche là-dedans, commenta Pitt. - Le capitaine a invité Matajic et O'Riley à 153 bord pour dîner, poursuivit Sandecker. Cet acte de courtoisie leur est apparu comme parfaitement innocent. Ce n'est qu'ensuite qu'il s'est avéré que cette invitation n'était en fait qu'une façon de détourner leurs soupçons. C'est par pure coïncidence que leur manouvre a fait long feu. - Ainsi donc, nos deux scientifiques se sont retrouvés sur la liste des gens qui ont vu des choses qu'ils n'auraient jamais dû voir. - Vous avez deviné. Quelques années auparavant, Kristjan Fyrie avait accueilli le docteur Hun-newell et le docteur Matajic à bord de son yacht. L'aspect extérieur du navire avait été modifié, bien évidemment, mais à l'instant où Matajic est entré dans le grand salon il a compris que le chalutier était en réalité le Lax. S'il n'en avait rien dit, lui et O'Riley seraient vivants aujourd'hui. Malheureusement, il a demandé, en toute innocence, pourquoi le fringant et somptueux Lax dont il avait le souvenir avait été transformé en un bateau de pêche des plus ordinaires. C'était une question franche, mais qui a eu de cruelles conséquences. - Ils auraient parfaitement pu les assassiner à ce moment-là et jeter leurs corps à la mer après les avoir lestés - personne n'en aurait jamais rien su. - Un navire peut très bien disparaître corps et biens dans la mer. Les journaux avaient oublié l'histoire du Lax une semaine après sa disparition. Mais en ce qui concerne deux hommes faisant partie d'une expédition de recherches organisée par le gouvernement, c'était une autre paire de manches. La presse se serait emparée de l'affaire et pendant des années aurait rebattu les oreilles du monde entier avec l'énigme de la station polaire abandonnée. Non. Si Matajic et O'Riley devaient être éliminés, il existait des méthodes moins démonstratives. 154 - Abattre un avion non armé en plein ciel hors de la présence de témoins, par exemple ? - Il semble bien que c'est ainsi que cela s'est passé, déclara Sandecker d'une voix posée. Ce n'est que lorsque les deux scientifiques sont rentrés à leur base, que les soupçons de Matajic se sont éveillés. Le capitaine du chalutier avait répondu à ses questions, en prétendant que son navire était tout bonnement un jumeau du Lax. C'était une possibilité, se dit Matajic. Mais si ce chalutier servait bien à pêcher, où se trouvait donc le poisson ? Il ne flottait même pas dans l'air l'odeur caractéristique. Il s'est mis devant sa radio et a pris contact avec moi, au quartier général de la NUMA, pour me raconter toute l'histoire et me faire part de ses soupçons. Il m'a également suggéré de demander aux gardes-côtes d'effectuer un contrôle de routine à bord du chalutier. Je leur ai plutôt donné l'ordre de se tenir prêts, jusqu'à ce que j'envoie un appareil de remplacement en direction du nord, pour aller rechercher les deux hommes et les ramener à Washington aussi vite que possible, afin qu'ils me présentent un rapport détaillé. Sandecker secoua une nouvelle fois son cigare au-dessus de la corbeille, et ajouta : - Il était déjà trop tard. Le capitaine du chalutier avait dû intercepter le message de Matajic. Le pilote s'est bien posé sur la banquise et les a embarqués à bord de son avion. Mais après cela, ils ont disparu tous les trois. Sandecker porta la main à sa poche de poitrine, et en sortit une feuille de papier froissée. - Ceci est le dernier message de Matajic. Pitt s'empara du papier et déplia la feuille avant de la déposer sur le bureau. Il lut : MAYDAYÎ MAYDAYI CE SALAUD NOUS ATTAQUE. NOIR. MOTEUR NUMÉRO UN EST... Les mots se terminaient de manière abrupte. - Entrée en scène du jet noir, dit Pitt. 155 bord pour dîner, poursuivit Sandecker. Cet acte de courtoisie leur est apparu comme parfaitement innocent. Ce n'est qu'ensuite qu'il s'est avéré que cette invitation n'était en fait qu'une façon de détourner leurs soupçons. C'est par pure coïncidence que leur manouvre a fait long feu. - Ainsi donc, nos deux scientifiques se sont retrouvés sur la liste des gens qui ont vu des choses qu'ils n'auraient jamais dû voir. - Vous avez deviné. Quelques années auparavant, Kristjan Fyrie avait accueilli le docteur Hun-newell et le docteur Matajic à bord de son yacht. L'aspect extérieur du navire avait été modifié, bien évidemment, mais à l'instant où Matajic est entré dans le grand salon il a compris que le chalutier était en réalité le Lax. S'il n'en avait rien dit, lui et O'Riley seraient vivants aujourd'hui. Malheureusement, il a demandé, en toute innocence, pourquoi le fringant et somptueux Lax dont il avait le souvenir avait été transformé en un bateau de pêche des plus ordinaires. C'était une question franche, mais qui a eu de cruelles conséquences. - Ils auraient parfaitement pu les assassiner à ce moment-là et jeter leurs corps à la mer après les avoir lestés - personne n'en aurait jamais rien su. - Un navire peut très bien disparaître corps et biens dans la mer. Les journaux avaient oublié l'histoire du Lax une semaine après sa disparition. Mais en ce qui concerne deux hommes faisant partie d'une expédition de recherches organisée par le gouvernement, c'était une autre paire de manches. La presse se serait emparée de l'affaire et pendant des années aurait rebattu les oreilles 'du monde entier avec l'énigme de la station polaire abandonnée. Non. Si Matajic et O'Riley devaient être éliminés, il existait des méthodes moins démonstratives. 154 - Abattre un avion non armé en plein ciel hors de la présence de témoins, par exemple ? - Il semble bien que c'est ainsi que cela s'est passé, déclara Sandecker d'une voix posée. Ce n'est que lorsque les deux scientifiques sont rentrés à leur base, que les soupçons de Matajic se sont éveillés. Le capitaine du chalutier avait répondu à ses questions, en prétendant que son navire était tout bonnement un jumeau du Lax. C'était une possibilité, se dit Matajic. Mais si ce chalutier servait bien à pêcher, où se trouvait donc le poisson ? Il ne flottait même pas dans l'air l'odeur caractéristique. Il s'est mis devant sa radio et a pris contact avec moi, au quartier général de la NUMA, pour me raconter toute l'histoire et me faire part de ses soupçons. Il m'a également suggéré de demander aux gardes-côtes d'effectuer un contrôle de routine à bord du chalutier. Je leur ai plutôt donné l'ordre de se tenir prêts, jusqu'à ce que j'envoie un appareil de remplacement en direction du nord, pour aller rechercher les deux hommes et les ramener à Washington aussi vite que possible, afin qu'ils me présentent un rapport détaillé. Sandecker secoua une nouvelle fois son cigare au-dessus de la corbeille, et ajouta : - Il était déjà trop tard. Le capitaine du chalutier avait dû intercepter le message de Matajic. Le pilote s'est bien posé sur la banquise et les a embarqués à bord de son avion. Mais après cela, ils ont disparu tous les trois. Sandecker porta la main à sa poche de poitrine, et en sortit une feuille de papier froissée. - Ceci est le dernier message de Matajic. Pitt s'empara du papier et déplia la feuille avant de la déposer sur le bureau. Il lut : MAYDAYI MAYDAYI CE SALAUD NOUS ATTAQUE. NOIR. MOTEUR NUMÉRO UN EST... Les mots se terminaient de manière abrupte. - Entrée en scène du jet noir, dit Pitt. 155 - Exactement. A présent qu'il s'était débarrassé de ces deux témoins gênants, le capitaine n'avait plus qu'à se préoccuper du problème des gardes-côtes, parce qu'il était sûr qu'ils pouvaient débarquer à n'importe quel moment. Pitt accorda à Sandecker un regard interrogateur. - Mais les gardes-côtes ne sont pas venus. Ils n'ont pas été invités à le faire. Il vous reste à présent à m'expliquer pourquoi vous avez gardé le silence alors même que vous saviez avec certitude que trois membres de la NUMA avaient été assassinés, ou plutôt abattus comme du bétail par ces bouchers. - A ce moment-là, je n'en étais pas encore tout à fait sûr. L'air vague de Sandecker ne lui ressemblait guère. D'habitude, il se montrait plutôt catégorique et aussi direct qu'un coup de tonnerre. - J'imagine, reprit-il, que je ne tenais pas à ce que ces fils de putes aient la satisfaction d'apprendre que leur manouvre avait parfaitement réussi -je pensais qu'il était préférable qu'ils continuent à se poser des questions. C'est comme s'accrocher à une branche au milieu d'un ouragan, je veux bien l'admettre, mais il restait une infime possibilité pour qu'ils commettent un geste inconsidéré, qu'ils fassent une erreur grâce à laquelle nous obtiendrions une piste nous permettant de remonter jusqu'à eux, au moment où j'effectuerais la résurrection de Matajic et O'Riley, si jamais je décidais de le faire. - De quelle manière est-ce que vous avez monté le coup ? - J'ai informé toutes les unités de secours et de recherches dans l'Atlantique nord qu'une partie d'un équipement précieux était tombée d'un navire de la NUMA et se trouvait en train de flotter 156 au hasard. Je leur ai communiqué le plan de vol qu'avait dû emprunter l'avion disparu, et j'ai attendu que l'on m'envoie les rapports au sujet de l'épave. Il n'y en eut aucun. Sandecker agita son cigare en signe d'impuissance. - J'ai aussi attendu les rapports concernant un chalutier dont la coque ressemblait à celle du Lax. Lui aussi semblait s'être évaporé dans la nature. - C'est la raison pour laquelle vous étiez tellement certain que c'était le Lax qui se trouvait prisonnier des glaces. - Disons simplement que j'en étais sûr à quatre-vingts pour cent, déclara Sandecker. J'ai également fait un peu de vérification auprès de toutes les autorités portuaires, entre Buenos Aires et Goose Bay, au Labrador. Douze ports avaient enregistré l'entrée et la sortie d'un chalutier islandais, dont la superstructure rappelait celle du Lax. Prenez ça comme vous l'entendez, mais ce bateau portait le nom de Surtsey. En passant, je peux vous dire qu'en islandais « surtsey » signifie sous-marin. - Je vois. Pitt chercha ses cigarettes et se souvint qu'il portait des vêtements qui n'étaient pas les siens. - Un pêcheur du Nord n'accepte pas volontiers d'aller jeter ses filets dans les eaux du Sud. Le travail de la sonde pour prospecter les fonds marins est la seule explication crédible. - Une seule solution qui porte autant de petits qu'une lapine enceinte, grommela Sandecker. Une solution qui nous laisse sur les bras une pleine nichée de mystères insondables. - Etes-vous en contact avec le capitaine Koski ? - Oui. Le Catawaba va rester auprès de l'épave jusqu'au moment où une équipe d'enquêteurs l'aura passée au peigne fin. En fait, je viens de recevoir un message de leur part juste avant que 157 vous ne sortiez du lit. Trois des cadavres ont formellement été identifiés comme des membres de l'équipage de Fyrie. Le reste est calciné de façon trop importante pour être identifié. - Ça ressemble de plus en plus à une histoire de fantômes du style d'Edgar Allan Poe. Fyrie, ses gens et le Lax disparaissent en mer. A peu près un an plus tard, le Lax réapparaît aux environs d'une de nos stations de recherche, mais avec un équipage différent. Puis, peu après cela, le même navire se transforme en une épave complètement carbonisée, prisonnière d'un iceberg, avec à son bord les dépouilles de Fyrie et de certains membres de son équipage d'origine. Plus je réfléchis à toute cette affaire, et plus je me donnerais des gifles pour ne pas avoir pris cet avion de l'armée en partance pour Tyler Field. - Je vous avais prévenu. Pitt fit une grimace amère en touchant avec délicatesse le bandage qui entourait sa tête. - Un de ces jours, je vais me porter volontaire une fois de trop. - Vous êtes sans doute le salaud le plus verni de la terre, dit Sandecker. Survivre à deux tentatives de meurtre dans la même matinée. - A propos, vous m'y faites songer. Que sont devenus mes deux amis agents de police ? - Ils sont en interrogatoire. Mais à part les méthodes de torture de la Gestapo, je ne vois pas ce qui pourrait bien les décider à nous révéler plus que leurs noms, leurs grades et leurs numéros matricule. Ils n'arrêtent pas de prétendre qu'ils seront abattus de toute manière, et qu'ils ne voient donc aucune raison de nous faire cadeau d'informations. - Qui se charge de l'interrogatoire ? - Des agents des services de renseignements, au sein de notre base aérienne à Keflavik. Le gou- 158 vernement islandais coopère avec nous de façon étroite - après tout, Fyrie était pratiquement leur héros national. Ils sont presque aussi intéressés que nous d'apprendre ce qui est arrivé à la sonde et au Lax. Sandecker s'interrompit pour enlever une particule de tabac qui restait collée à sa langue, avant d'ajouter : - Si vous vous posez la question de savoir pourquoi la NUMA est mêlée à cette histoire au lieu de rester sur la touche pour encourager les services de renseignements et leur armada de super-agents, la réponse est, ou plutôt devrais-je dire « était », Hunnewell. Il était en relation avec l'équipe de scientifiques de Fyrie depuis des mois, et avait offert ses connaissances dans le but d'arriver au succès total de la sonde. C'est Hunnewell qui a contribué au développement du celtinium-279. Lui seul avait une idée de ce à quoi pouvait bien ressembler la sonde, et lui seul était capable de la démonter en toute sécurité. - Ce qui explique, bien sûr, pourquoi Hunnewell devait être le premier à monter à bord de l'épave. - Exact. Le celtinium se révèle très instable dans son état raffiné. Dans les conditions adéquates, il peut exploser avec une force équivalente à une bombe au phosphore de cinquante tonnes, mais avec une différence caractéristique évidente. Le celtinium détone à un rythme très lent, et réduit du même coup en cendres tout ce qui se trouve sur son passage. De plus, à l'inverse de la plupart des explosifs habituels, sa vitesse d'expansion dans l'atmosphère est très faible, quasiment équivalente à un vent soufflant à cent kilomètres heure. Il peut donc se répandre et brûler sans fracasser une seule vitre. - Alors, ma théorie au sujet du lance-flammes 159 tombe à l'eau, si l'on peut dire. C'est la sonde elle-même qui a explosé et qui a d'un seul coup transformé le Lax en bûcher. Sandecker sourit. - Vous brûlez. - Mais cela signifie donc que la sonde est détruite. Sandecker hocha la tête, son sourire disparaissant aussitôt. - Toute l'affaire se résume à ça, les meurtriers, la sonde, la chasse au trésor sous-marin des tueurs, tout cela pour rien - une terrible perte, terrible. - Il est possible que l'organisation qui se cache là derrière possède le dessin et les plans de la sonde. - C'est plus que possible, dit Sandecker avant de s'interrompre, pour reprendre ensuite, d'un air absent : - Mais il y a peu de chances qu'ils arrivent à en tirer quoi que ce soit. Hunnewell était la seule personne sur terre qui connaissait le procédé de fabrication du celtinium 279. Comme il l'avait souvent répété, c'était si simple qu'il pouvait facilement le garder en mémoire. - Les imbéciles, dit Pitt dans un murmure. Ils ont assassiné le seul homme qui pouvait leur permettre de construire une nouvelle sonde. Mais pourquoi donc ? Hunnewell ne présentait pas de réelle menace, à moins d'avoir découvert quelque chose à bord de l'épave qui conduise à l'organisation et à son cerveau. - Je n'ai pas la moindre idée de ce qu'il a pu découvrir, dit Sandecker en haussant les épaules d'un air désespéré. Pas plus que je ne peux deviner qui sont les hommes qui ont effacé la marque de peinture rouge sur l'iceberg, sans se faire voir. - J'aimerais bien savoir où diable peut se trouver l'étape suivante, dit Pitt. 160 - Je me suis occupé de ce petit problème à votre place. Pitt lui accorda un regard empreint de scepticisme. - J'espère qu'il ne s'agit pas d'une autre de vos célèbres bonnes grâces. - Vous avez vous-même déclaré que vous vouliez vérifier que les Islandaises étaient bien d'une beauté froide. - Vous changez de sujet, déclara Pitt en posant fermement son regard sur l'amiral. Mais laissez-moi donc deviner. Vous avez sans doute l'intention de me présenter une Islandaise au regard d'acier et à la carrure en armoire à glace, employée par le gouvernement et qui va me laisser assis la moitié de la nuit sur une chaise en me posant des questions auxquelles j'ai déjà répondu. Désolé, amiral, ça ne se passera pas comme ça. Les yeux de Sandecker se plissèrent alors qu'il poussait un soupir. - Habillez-vous. La fille à laquelle je pense n'a ni le regard d'acier ni la carrure en armoire à glace. Elle n'est pas non plus à la solde du gouvernement. Elle se trouve être en vérité la femme la plus adorable au nord du soixante-quatrième parallèle et, devrais-je ajouter, la plus fortunée. - Oh, vraiment? dit Pitt brusquement intéressé. Comment s'appelle-t-elle ? - Kirsti, répondit Sandecker avec un sourire sournois. Kirsti Fyrie, la sour jumelle de Kristjan Fyrie. CHAPITRE VIII Si le Restaurant Snorri de Reykjavik avait pu être emporté et replacé dans une autre ville, une de ces villes de plaisir et de luxe, il aurait aussitôt été accueilli par des acclamations respectueuses. Sa vaste salle, ouvrant sur les cuisines et ses fours de terre cuite, était décorée selon les traditions vikings. Murs lambrissés de bois précieux, portes et poutres sculptées de motifs imbriqués, tout cela conférait à l'ensemble l'atmosphère idéale pour un repas tranquille si ce n'est distingué. Les plats proposés à la carte étaient choisis pour plaire au plus pointilleux des gourmets, et sur toute la longueur d'un des murs avait été dressé un buffet présentant plus de deux cents spécialités locales. Pitt jeta un coup d'oil à la salle pleine de dîneurs. Les tables étaient occupées par une foule d'Islandais bavards et rieurs, accompagnés de leurs femmes sveltes et charmantes. Il resta un instant planté là, ses yeux appréciant la scène, ses narines chatouillées par de riches fumets, lorsque survint le maître d'hôtel qui se mit à lui parler en islandais. Pitt remua la tête et indiqua l'amiral San-decker et Tidi Royal confortablement installés à une table proche du bar. Il s'avança dans leur direction. Sandecker présenta d'un signe de la main la 163 chaise face à celle de Tidi, et dans le même mouvement héla un serveur qui passait. - Vous avez dix minutes de retard, dit-il. - Désolé, fit Pitt. Je suis allé me promener dans les jardins Tjarnargardar et j'ai fait un peu de tourisme. - On dirait aussi que vous avez déniché une boutique de vêtements à la mode, remarqua Tidi d'un air admiratif. Ses yeux bruns passèrent sur le pull de laine à col roulé, la veste de velours côtelé et le pantalon en écossais. - Je commençais à être fatigué de porter des fripes, dit-il avec le sourire. Sandecker leva la tête vers le garçon. - Remettez-nous la même chose, dit-il. Qu'est-ce que vous prendrez, Dirk ? - Qu'est-ce que vous êtes en train de boire, Tidi et vous ? - Gin hollandais - du schnaps, si vous préférez. On dirait que ça fait un malheur ici. Pitt fit une petite grimace. - Merci bien. Je vais me contenter de mon vieux classique, un Cutty sur glace. Le serveur hocha la tête et s'éloigna. - Où est donc la pulpeuse créature dont j'ai tant entendu parler ? demanda Pitt. - Miss Fyrie nous rejoindra dans quelques minutes, répliqua Sandecker. - Juste avant que nous ne soyons attaqués, Hunnewell me racontait que la sour de Fyrie était missionnaire en Nouvelle-Guinée. - Exact, on sait très peu de choses à son sujet. Peu de gens connaissaient en fait son existence avant que Fyrie n'en fasse sa seule héritière. Elle s'est alors présentée un beau matin à la Fyrie Limited et a repris les rênes avec autant de facilité que si c'était elle qui avait bâti l'empire. Ne commen- 164 cez pas à vous imaginer des choses dans la chambre à coucher qui vous sert de cerveau. Elle est futée, tout aussi futée que l'était son frère. - Alors pourquoi est-ce que vous vous embarrassez de cette introduction ? Vous dites « Bas les pattes », alors que j'avais la nette impression que j'étais censé jouer le rôle du prince charmant. Je peux être lèche-cul, mais il ne faut pas abuser. Vous n'avez pas choisi l'homme qu'il vous fallait, amiral. Je suis le premier à reconnaître que mon apparence ne me permet pas de m'inscrire dans la catégorie Rock Hudson-Paul Newman, mais j'ai une sale manie lorsqu'il s'agit de traquer les filles -je fais la fine bouche. Je n'ai pas l'habitude de sauter sur toutes celles qui passent, en particulier lorsque l'une d'elles est le portrait craché de son frère, qu'elle a passé la moitié de sa vie comme missionnaire et qu'elle dirige une entreprise multinationale d'une poigne de fer. Désolé, amiral, mais je crois que Miss Fyrie n'est pas mon type. - Je trouve ça dégoûtant, dit Tidi d'un air désapprobateur, les sourcils dressés au-dessus de ses grands yeux bruns. La NUMA est censée être un organisme de recherches scientifiques. Et je ne pense pas que cette conversation fasse partie de ce domaine. Sandecker se tourna vers elle pour lui lancer un regard de réprimande, avec une expression dont il était indubitablement passé maître. - Les secrétaires sont là pour être vues, et non pour être écoutées, dit-il. Tidi échappa à la suite, grâce à l'arrivée providentielle du garçon, qui apportait les boissons. Il les déposa sur la table, sans un geste déplacé, et s'en alla aussitôt. Sandecker attendit que le serveur se soit éloigné de plusieurs tables, avant de se tourner vers Pitt. - Environ quarante pour cent des projets de la 165 NUMA tournent autour de l'exploitation minière des fonds marins. Les Russes nous dépassent dans une large mesure en ce qui concerne les programmes de surface, leur flotte de pêche possède des connaissances qui vont bien au-delà de ce que nous arrivons à faire. Mais ils sont méchamment en retard concernant les sous-marins de grande profondeur - un élément sacrement important lorsqu'il s'agit d'exploiter des mines au fond des océans. C'est au contraire notre point fort. Et nous voulons garder cet avantage. Notre pays possède les ressources nécessaires, mais c'est la Fyrie Limited qui détient le savoir technologique. Avec Krist-jan Fyrie, nous avions conclu une association étroite et bénéfique. A présent qu'il n'est plus qu'un souvenir, je ne tiens pas à voir ruiner tous nos efforts juste au moment où nos programmes étaient sur le point d'aboutir. J'ai déjà parlé avec Miss Fyrie. De façon tout à fait imprévue, elle s'est montrée très réservée - elle a dit qu'elle avait décidé de réévaluer la collaboration de son entreprise avec notre pays. - Vous avez déclaré qu'elle était futée, dit Pitt. Peut-être a-t-elle décidé de se vendre au plus offrant. Il n'y a rien dans les tablettes qui disent qu'elle doive se montrer aussi magnanime que son frère. - Sacré nom, dit Sandecker avec irritation. Tout est possible. Peut-être qu'elle déteste les Américains. - Elle ne serait pas la seule. - Si c'est le cas, elle doit avoir des raisons, et il va falloir que nous les trouvions. - Et voici Dirk Pitt qui fait son entrée, côté cour. - Précisément. Mais sans entourloupe. Jusqu'à nouvel ordre, je vous ai enlevé du projet de laboratoire de l'océan Pacifique et je vous ai mis sur 166 celui-ci. Oubliez un peu votre petit jeu d'agent secret pendant que vous travaillez là-dessus. Laissez les énigmes et les cadavres aux agents des services de renseignements. Vous allez agir dans le cadre de vos fonctions officielles à la NUMA, c'est-à-dire directeur des projets spéciaux. Ni plus, ni moins. Si vous tombez par hasard sur des informations qui pourraient conduire à ceux qui ont assassiné Fyrie, Hunnewell et Matajic, il faudra que vous les communiquiez à d'autres. - Quels autres ? Sandecker haussa les épaules. - Je n'en sais rien. Les services de renseignements ne semblaient pas disposés à me le dire avant mon départ de Washington. - C'est parfait. J'achèterai une pleine page dans le journal du coin pour annoncer ça, dit Pitt d'un ton acerbe. - Je ne vous le conseille pas, dit Sandecker. Il but ensuite une longue gorgée de son verre d'alcool, avant de faire la grimace. - Seigneur, qu'est-ce qu'ils peuvent bien trouver à ce truc-là ? Il prit une autre gorgée, mais de son verre d'eau cette fois. - Je dois être à Washington dans deux jours. Cela me laisse amplement le temps d'aplanir le terrain pour vous. - Avec... Euh... Miss Fyrie ? - Avec la Fyrie Limited. J'ai mis sur pied un programme d'échange. J'emmène un de leurs meilleurs ingénieurs avec moi aux Etats-Unis, pour étudier nos techniques, pendant que vous resterez ici pour me faire un rapport sur les leurs. Votre premier travail sera de rétablir les relations étroites que nous étions fiers d'entretenir avec la direction de la Fyrie. - Si la sour Fyrie s'est montrée tellement 167 froide envers vous, pourquoi a-t-elle consenti à nous rencontrer ce soir ? - Par pure courtoisie. Le docteur Hunnewell et son frère étaient de très bons amis. Sa mort, ajoutée au fait que vous ayez tenté de lui sauver la vie, de façon courageuse mais vaine, tout cela a pesé sur ses sentiments féminins. En bref, c'est elle qui a insisté pour vous rencontrer. - Elle commence à ressembler à un croisement entre la Grande Catherine et Aimée Semple McPherson, dit Tidi d'un ton sarcastique. - Je meurs d'envie de me trouver face à mon nouveau patron, dit Pitt. Sandecker fit un signe de tête. - C'est ce qui va se passer dans précisément cinq secondes - elle entre à l'instant. Pitt se retourna, et c'est ce que firent également toutes les têtes masculines dans le restaurant. La jeune femme se trouvait dans le vestibule, très grande et très blonde, tel un fantasme de perfection féminine, d'une beauté incroyable, comme si elle restait figée dans une pose parfaite sous l'objectif d'un photographe de mode. Sa silhouette sculpturale était gainée d'un fourreau de velours mauve, dont le bas et les manches étaient brodés de motifs abstraits. Lorsqu'elle eut aperçu le signe que lui adressait Sandecker, elle prit la direction de leur table, se déplaçant avec la souplesse et la grâce d'une danseuse, et de façon bien plus suggestive qu'une sportive. Alors qu'elle traversait la salle, toutes les femmes se trouvant dans le restaurant la suivirent du regard avec envie. Pitt recula sa chaise, se leva et observa ses traits tandis qu'elle approchait. C'était son haie qui l'intriguait le plus. Le teint délicatement bronzé semblait pour le moins étrange pour une Islandaise, même si celle-ci avait passé une bonne partie de son existence dans la jungle de Nouvelle-Guinée. 168 L'effet général était saisissant. Les cheveux blonds, l'air soigneusement négligé avec des mouvements étudiés, les yeux d'un violet profond en accord avec la couleur de la robe, tout cela faisait qu'elle ne cadrait pas vraiment avec ce qu'avait imaginé Pitt, c'est le moins qu'on puisse dire. - Ma chère Miss Fyrie, je suis honoré que vous ayez accepté de dîner avec nous, dit l'amiral en lui prenant la main pour y déposer un baiser. Puis il se tourna vers Tidi, qui arborait un masque d'inimitié flagrante. - Puis-je vous présenter ma secrétaire, Miss Tidi Royal. Les deux femmes échangèrent un salut poli, mais d'une froideur typiquement féminine. Ensuite, Sandecker se tourna vers Pitt. - Et voici le major Dirk Pitt, la véritable force vive des projets de mon agence. - Voici donc l'homme courageux dont vous m'avez tellement parlé, amiral, dit-elle d'une voix un peu rauque et terriblement sexy. Je suis profondément peinée par la disparition du docteur Hunnewell. Mon frère l'estimait énormément. - Nous le sommes tous également, dit Pitt. Il y eut un silence au cours duquel ils s'examinèrent l'un l'autre, Kirsti Fyrie avec une pointe d'interrogation dans les yeux, ainsi qu'un intérêt qui semblait manifestement plus qu'amical. Quant à Pitt, son regard n'était qu'évaluation analytique de la part d'un mâle. Il fut le premier à rompre le silence. - Si je reste ainsi à vous contempler, Miss Fyrie, c'est parce que l'amiral Sandecker avait omis de me préciser que la présidence de la Fyrie Limited possédait des yeux aussi mystiques. - J'ai déjà reçu des compliments de la part d'autres hommes avant aujourd'hui, major Pitt, 169 mais vous êtes le premier qui qualifiez mes yeux de mystiques. - C'est bien connu, dit Pitt. Les yeux sont la porte qui conduit aux secrets que chacun de nous dissimule au fond de soi. - Et quelles sont donc les ombres noires que vous voyez rôder dans mon âme ? Pitt se mit à rire. - Un gentleman ne révèle jamais les pensées intimes d'une dame. Il lui offrit une cigarette, qu'elle refusa d'un signe de tête, puis il ajouta : - Plus sérieusement, nos yeux ont quelque chose en commun. - Les yeux de Miss Fyrie sont d'un bleu profond, dit Tidi, et les vôtres sont verts. Que pourraient-ils donc avoir en commun ? - Les yeux de Miss Fyrie, comme les miens, sont parcourus de rayons qui partent des pupilles vers l'iris, dit Pitt. C'est ce qu'on appelle parfois des éclats. Il s'interrompit pour allumer sa cigarette, puis déclara : - Je le tiens des autorités les plus dignes de foi, les éclats sont le signe de pouvoirs psychiques particuliers. - Etes-vous extralucide ? demanda Kirsti. - J'admets que je suis l'exception qui confirme la règle, répondit Pitt. J'ai toujours perdu au poker parce que je n'arrivais pas à deviner les cartes de mes adversaires, ni même ce qu'ils avaient en tête. Et en ce qui vous concerne, Miss Fyrie, pouvez-vous voir dans le futur ? Il remarqua une ombre fugace qui traversait son regard. - Je connais mon destin, c'est pourquoi je peux le contrôler. Les traits sombres et le sourire de Pitt ne trahis- 170 saient rien de ses pensées, alors même que venait de commencer la chasse vieille comme le monde. Il se pencha en prenant appui sur la table, jusqu'à ce que seuls quelques centimètres séparent leurs yeux - le vert plongé dans le mauve. - J'en conclus que vous avez l'habitude d'obtenir ce que vous voulez ? - Oui! La réponse avait fusé sans un instant d'hésitation. - Alors, supposez que je vous déclare que, quelles que soient les circonstances, je n'essayerai jamais de faire l'amour avec vous. - Je vois très bien le genre de choses que vous espérez me faire dire, major, dit-elle avec une expression déterminée de défi. Mais s'il m'arrivait d'avoir réellement envie de vous et si je voulais que vous me fassiez la cour, je me jetterais littéralement dans vos bras. Non, je me tracasse rarement pour des choses dont je n'ai que faire. Je vais donc ignorer totalement votre refus parce qu'il ne signifie rien pour moi. Pitt agissait comme s'il n'avait pas le moins du monde conscience de la tension qui imprégnait l'atmosphère. - Et pourquoi cela, Miss Fyrie ? Je n'arrive pas à croire que vous soyez une artiste de la dérobade. Elle eut l'air interdit. - Une artiste de la dérobade ? - Ça veut dire que vous vous dégonflez, dit Tidi de sa langue de vipère enrobée de plusieurs couches de miel. L'amiral Sandecker s'éclaircit la gorge. Il était en train d'imaginer ce qui allait se passer si la conversation continuait en ces termes. - Je ne vois aucune raison pour un vieil homme tel que moi de rester là à écouter toutes ces paroles légères alors qu'il meurt de faim. En 171 particulier lorsque plusieurs mètres carrés de nourriture d'apparence délicieuse se trouvent à moins de trois mètres et réclament notre attention. - Permettez-moi de vous présenter les différents plats de notre buffet national, dit Kirsti. J'espère que l'appétit du major pour la nourriture est mieux réglé que son appétit pour le sexe. - Touché ! dit Pitt en riant. Il se leva et alla tirer la chaise de Kirsti. - A partir de cet instant, dit-il, chacun de mes gestes sera exécuté avec modération. La variété de poissons semblait infinie. Pitt compta vingt plats de saumon différents et au moins quinze autres à base de morue. Ils retournèrent à table avec leurs assiettes garnies à ras bord. - Je vois que vous avez eu une certaine attirance pour notre viande de requin fumée, dit Kirsti avec un regard amusé. - J'ai entendu beaucoup de bien de la manière dont vous le préparez, dit Pitt. Et voilà que j'ai enfin la chance d'y goûter. L'amusement dans ses yeux charmants se mua en une lueur surprise, alors que Pitt s'était mis à manger quelques bouchées de son plat. - Etes-vous bien sûr de connaître la façon dont nous le préparons ? - Evidemment, répondit Pitt. Les espèces de requin que l'on pêche en eaux froides ne peuvent pas être dégustées fraîches, c'est pourquoi vous les découpez en tranches que vous enterrez dans le sable des plages pendant vingt-six jours, pour ensuite les fumer dans le vent. - Vous êtes en train de le manger cru, le savez-vous ? insista Kirsti. - Existe-t-il une autre manière ? dit Pitt comme il portait à ses lèvres une autre portion de requin. - Ne perdez pas votre temps à essayer de le 172 dégoûter, Miss Fyrie, dit Sandecker en lançant à la viande de requin un regard écouré. Le hobby de Dirk est la fine cuisine. Et sa spécialité est le poisson, c'est un véritable expert en ce qui concerne les différentes façons d'accommoder les produits de la mer. - En toute sincérité, c'est vraiment bon, déclara Pitt entre deux bouchées. Et pourtant, je pense que la version malaisienne a meilleur goût encore. Avant de fumer la chair de requin, ils l'enveloppent dans une algue appelée échidné. Cela lui confère une saveur légèrement plus douce que cette spécialité islandaise. - Les Américains ont l'habitude de commander du steak ou du poulet, dit Kirsti. Vous êtes le premier que je rencontre qui préfère le poisson. - Vous n'avez pas entièrement tort, dit Pitt. Comme la plupart de mes compatriotes, mon repas préféré se compose d'un double hamburger avec des frites et un milk-shake chocolat. Kirsti observa son expression et sourit. - Je commence à croire que vous êtes pourvu d'un estomac de fer. Pitt haussa les épaules. - J'ai un oncle qui est le bon vivant le plus célèbre de San Francisco. A ma manière et toutes proportions gardées, j'essaye de mettre mes pas dans les siens. La suite du repas se déroula avec un minimum d'échange de paroles. Chacun se détendait et se sentait à l'aise dans cette atmosphère d'amitié et de bonne chère. Deux heures plus tard, alors qu'ils dégustaient un flambé aux fraises et à la glace, concocté spécialement par Pitt avec la collaboration d'un chef consentant, Kirsti présenta ses excuses pour son départ précipité. - J'espère que vous ne me trouverez pas grossière, amiral Sandecker, mais j'ai bien peur de 173 devoir très bientôt vous laisser, vous, Miss Royal et le major Pitt. Mon fiancé a insisté pour m'emmener à une lecture de poésie, ce soir, et comme je ne suis qu'une simple femme, il m'est difficile de ne pas accéder à ses désirs. Elle accorda à Tidi un regard entendu. - Je suis persuadée que Miss Royal peut comprendre la situation. Tidi saisit aussitôt la note romantique. - Je vous envie, Miss Fyrie. Un fiancé qui apprécie la poésie, c'est une prise plutôt rare. Un sourire épanoui apparut sur les lèvres de l'amiral Sandecker. - Je vous présente mes plus sincères voux de bonheur, Miss Fyrie. Je ne savais pas que vous étiez fiancée. Et quel est donc l'heureux élu ? L'amiral joue son rôle de façon impeccable, se dit Pitt. Il savait que ce vieux malin était stupéfait et se tenait en fait sur ses gardes. Ce développement inattendu allait entraîner des nouvelles règles du jeu - déjà Pitt se rendait compte qu'il était en train d'imaginer ce qu'allait être la compétition. - Rondheim - Oskar Rondheim, déclara Kirsti. C'est mon frère qui me l'a présenté dans une de ses lettres. Oskar et moi avons alors échangé des photos et une correspondance pendant deux ans avant de nous rencontrer enfin. Sandecker lui lança un regard. - Attendez une minute, dit-il lentement. Je crois que je le connais. N'est-ce pas lui qui possède une chaîne de conserveries ? La Rondheim Industries ? Une flottille de pêche aussi grande que la marine espagnole ? Ou bien est-ce qu'il s'agit d'un autre Rondheim ? - Non, c'est bien lui, dit Kirsti. Son bureau directeur se trouve ici même, à Reykjavik. 174 - Les bateaux de pêche, peints en bleu, battant pavillon rouge avec un albatros ? s'enquit Pitt. Kirsti hocha la tête. - L'albatros est le porte-bonheur d'Oskar. Vous connaissez ses bateaux ? - J'ai eu l'occasion de les survoler, dit Pitt. Il était bien certain que Pitt connaissait les bateaux et leur symbole. Ainsi que n'importe quel pêcheur de chaque pays au nord du quarantième parallèle. La flottille de pêche de Rondheim était célèbre pour sa manière de dévaster les zones de pêche, presque jusqu'à épuisement complet, pillant les filets des autres pêcheurs, et lançant leurs propres filets de couleur rouge dans les eaux territoriales de pays étrangers. L'albatros de Rondheim était aussi respecté que la svastika nazie. - Une fusion entre la Fyrie Limited et Rondheim Industries donnerait naissance à un empire d'une taille colossale, dit lentement Sandecker, comme s'il était occupé à peser les conséquences de ce qu'il déclarait. L'esprit de Pitt courait dans la même direction. Soudain, son flot de pensées fut interrompu par un signe de Kirsti, qui leva la main et s'écria : - Le voilà. Ici ! Par ici ! Ils suivirent le regard de Kirsti et se tournèrent en direction d'un individu de grande taille, aux cheveux d'un blanc de neige et aux traits distingués, qui s'avançait vers eux d'un air décidé. Il était moyennement jeune, la trentaine bien avancée, le visage rude et marqué par des années passées dans les vents marins et l'air salé. Les yeux froids étaient gris-bleu, le nez fin et puissant, et la bouche d'un dessin accommodant et chaleureux, même si, se dit Pitt à juste titre, ce sourire devait rapidement se défausser pour se transformer en une ligne agressive pendant les heures de bureau. Il prit note de ne jamais lui tourner le dos. 175 Rondheim s'arrêta devant leur table, ses dents blanches découvertes par un sourire qui paraissait empreint de cordialité. - Kirsti chérie. Comme vous êtes ravissante ce soir, dit-il. Puis il l'embrassa avec affection. Pitt attendit de voir vers qui les yeux gris-bleu allaient ensuite se tourner - vers lui ou vers l'amiral. Mais il avait mal deviné. Rondheim se tourna vers Tidi. - Eh bien... Mais qui est donc cette charmante jeune personne ? - La secrétaire de l'amiral Sandecker, Miss Tidi Royal, dit Kirsti. Puis-je vous présenter Oskar Rondheim ? - Miss Royal, dit-il en exécutant une légère courbette. Je suis positivement charmé par des yeux aussi fascinants que les vôtres. Pitt fut forcé de porter sa serviette devant sa bouche pour dissimuler son sourire. - Je pense que cela va être mon tour, dit-il. Tidi se mit à glousser, et Sandecker se joignit à elle en poussant un rire si franc que les têtes se tournèrent aux tables voisines. Pitt gardait les yeux fixés sur Kirsti. Il était intrigué par l'expression effrayée, quasiment de panique, qui avait envahi ses traits avant qu'elle ne se force à sourire et ne se joigne à la gaieté générale. Quant à Rondheim, il ne fit rien de semblable. Il resta planté là, les yeux écarquillés de confusion et les lèvres serrées l'une contre l'autre en signe de colère - il ne fallait pas être grand clerc pour deviner qu'il n'avait pas vraiment l'habitude de voir les gens se moquer de lui. - Ai-je dit quelque chose de drôle ? demanda-t-il. - On dirait que c'est la soirée où l'on complimente les femmes pour leurs yeux, dit Pitt. 176 Kirsti expliqua la situation à Rondheim et s'empressa ensuite de présenter Sandecker. - C'est en effet un réel plaisir de faire votre connaissance, amiral, dit Rondheim en reprenant son expression décontractée. Votre réputation de marin et d'océanographe est fameuse parmi les milieux maritimes. - Votre réputation est fameuse elle aussi dans les milieux maritimes, monsieur Rondheim, dit l'amiral en lui serrant la main, avant de se tourner vers Pitt et de déclarer : « Le major Dirk Pitt, directeur de mes projets spéciaux. » Rondheim attendit un moment, opérant une froide évaluation de l'homme qui se tenait devant lui, avant de tendre la main. - Major Pitt. - Comment allez-vous ? dit Pitt en serrant les dents sous la poigne d'acier de Rondheim. Il eut bien envie de lui presser les doigts à son tour, mais n'en fit rien. Au lieu de cela, il relâcha les muscles de sa main jusqu'à ce qu'elle soit aussi molle qu'un poisson mort. - Mon Dieu, monsieur Rondheim, quel homme fort vous êtes. - Je suis désolé, major, dit Rondheim avec une petite grimace surprise et dégoûtée. Il recula aussitôt sa main comme s'il venait par mégarde de toucher un fil électrique dénudé. - Les hommes qui travaillent pour moi, reprit-il, sont d'une espèce plutôt fruste, et doivent être traités de la même manière. Lorsque je ne me trouve plus sur le pont d'un de mes bateaux de pêche, j'ai tendance à l'oublier et à ne pas toujours agir en gendeman. - Bonté divine, monsieur Rondheim, il ne faut pas vous excuser. J'admire les hommes virils, dit Pitt en soulevant la main pour agiter les doigts. Il 177 n'y a pas de mal aussi longtemps que je pourrai tenir un pinceau. - Vous peignez, major ? demanda Kirsti. - Oui, surtout des paysages. J'aime également beaucoup les natures mortes, les compositions florales. Il y a quelque chose dans les fleurs qui stimule notre âme, ne trouvez-vous pas ? Kirsti lui lança un regard étonné. - J'aimerais beaucoup voir vos ouvres, l'un de ces jours. - Malheureusement, toutes mes toiles se trouvent à Washington. Cependant, je serais enchanté de vous offrir mes impressions d'Islande pendant mon séjour ici. Pitt posa un doigt sur ses lèvres, en un geste typiquement féminin. - Des aquarelles, oui, voilà. Je vais exécuter une série d'aquarelles. Peut-être accepterez-vous de les accrocher dans votre bureau. - Vous êtes très gentil, mais je ne pourrais accepter... - Ce serait folie, fit Pitt en l'interrompant. Vos côtes sont d'une telle beauté. Je meurs littéralement d'envie de voir si j'arriverais à saisir le rude contraste des eaux et des pierres qui se rencontrent en une explosion naturelle de lumière et de couleur. Kirsti eut un sourire poli. - Si vous insistez, mais il faudra alors m'autoriser à faire quelque chose pour vous en échange. - Je ne vous demanderai qu'une faveur - un bateau. Pour rendre justice à vos rivages, je dois les esquisser à partir de la mer. Rien d'extraordinaire. N'importe quel petit bateau de croisière fera l'affaire. - Voyez avec mon chef de quai, major. Il tiendra un yacht à votre disposition. 178 Elle hésita un moment alors que Rondheim se redressait en posant la main sur son épaule. - Nos bateaux sont amarrés à l'embarcadère numéro douze, ajouta-t-elle. - Vous venez, chérie ? dit doucement Rondheim, en montrant ses dents blanches. Max donne lecture de son dernier recueil ce soir. Il ne faudrait pas que nous soyons en retard. Il appuya plus fort de la main, et les yeux de Kirsti se fermèrent. - J'espère que ces bonnes gens voudront bien nous excuser. - Bien évidemment, dit Sandecker. Ce furent deux heures bien agréables, Miss Fyrie. Merci encore de vous être jointe à nous. Avant que quiconque ait pu ajouter le moindre mot, Rondheim avait passé la main sous le bras de Kirsti et l'avait emmenée pour traverser la salle. Dès qu'ils eurent franchi la porte, Sandecker jeta sa serviette sur la table. - O.K., Dirk. Et maintenant, expliquez-nous ce petit numéro. - Quel petit numéro ? dit Pitt d'un air innocent. - J'admire les hommes virils, dit Sandecker en singeant le ton qu'avait pris Pitt. Tout ce fichu numéro de pédé - voilà ce que je veux dire. Il ne vous manquait plus qu'un cheveu sur la langue. Pitt se pencha en avant, les coudes sur la table, le visage aussi grave que la mort. - Il existe des situations où il est beaucoup plus avantageux d'être sous-estime. Et celle-ci en faisait partie. - Rondheim ? - Précisément. C'est lui la cause de la soudaine répugnance de Fyrie à poursuivre la collaboration avec les Etats-Unis et la NUMA. Ce type n'est pas un pantin. Lorsqu'il aura épousé Kirsti Fyrie, le 179 contrôle de deux des plus grandes sociétés privées du monde se trouvera sous un seul toit. Les possibilités sont immenses. L'Islande est trop faible, ainsi que son gouvernement, trop dépendante sur le plan économique envers le futur cartel Fyrie-Rondheim pour opposer la moindre résistance face à une prise de pouvoir financée par des fonds aussi énormes. Après cela, en suivant la stratégie adéquate, les îles Féroé et le Groenland, ce qui donnera du même coup à Rondheim le contrôle virtuel de l'Atlantique nord. Pour la suite, nul ne peut dire dans quelle direction le mènera son ambition. Sandecker remua la tête. - Vous y allez un peu fort. Kirsti Fyrie n'irait jamais jusqu'à une prise de pouvoir internationale. - Elle n'aura pas voix au chapitre dans le cas présent, dit Pitt. Au sein du mariage, le butin revient à la personnalité dominante. - L'amour rend les femmes aveugles, c'est ça ? - Non, répondit Pitt. Je ne pense pas qu'il s'agisse d'une partie basée sur l'amour. - Et maintenant, voilà que vous devenez le spécialiste des affaires de cour, dit Sandecker d'un ton sarcastique. - Je ne prétends rien de tel, dit Pitt en souriant, mais nous avons la chance d'avoir parmi nous un expert qui possède une intuition innée pour un sujet comme celui-là. Il s'adressa à Tidi. - Accepteriez-vous de nous donner votre impression de femme, mon petit cour ? Tidi fit un signe de tête. - Il la terrifie. Sandecker lui accorda un regard interrogateur. - Qu'est-ce que vous entendez par là ? - Simplement ce que je viens de dire, déclara Tidi avec fermeté. Miss Fyrie est morte de peur 180 devant M. Rondheim. Est-ce que vous avez vu la manière dont il lui a serré la nuque ? Je vous garantis que la semaine prochaine elle va porter des cols montants jusqu'à ce que le bleu ait disparu. - Etes-vous certaine de ne pas exagérer ? Tidi fit non de la tête. - Elle faisait tout ce qu'elle pouvait pour ne pas se mettre à crier. Les yeux de Sandecker s'emplirent brusquement d'une hostilité évidente. - Ce salaud de fils de pute, dit-il, avant de se tourner vers Pitt d'un air décidé. Vous avez vu cela vous aussi ? - Oui. Cela ne fit qu'accroître la colère de Sandecker. - Alors pourquoi diable n'avez-vous rien fait pour l'arrêter ? - Je ne pouvais pas, dit Pitt. J'aurais été obligé de changer complètement d'attitude. Rondheim avait toutes les raisons de croire que j'étais pédé. C'est ce que j'avais d'ailleurs voulu qu'il croie. - J'aimerais penser que vous avez ne fût-ce qu'une vague idée de ce que vous êtes en train de manigancer, dit Sandecker avec une grimace. Et d'un autre côté, j'ai bien peur que vous ne vous soyez mis en mauvaise posture avec cette idée imbécile de prétendre que vous êtes peintre. Je sais pertinemment bien que vous n'arrivez même pas à tracer une ligne droite. Explosion naturelle de lumière - Seigneur Dieu. - Je n'ai nul besoin de savoir peindre. C'est Tidi qui va réaliser ce petit travail pour moi. J'ai vu plusieurs exemples de son travail. C'est tout à fait remarquable. - Je peins des tableaux abstraits, dit Tidi, une expression peinée sur son joli visage. Je n'ai jamais essayé de composer des marines. - Improvise, dit Pitt d'un ton brusque. Peins 181 un paysage abstrait. Nous ne sommes pas censés impressionner le conservateur en chef du musée du Louvre. - Mais je n'ai aucun matériel, se lamenta Tidi. Et en plus, l'amiral et moi partons pour Washington dans deux jours. - Votre vol vient juste d'être annulé. Pitt se tourna vers Sandecker. - N'est-ce pas, amiral ? Sandecker joignit les mains et rumina quelques instants. - A en juger par ce que nous avons appris au cours des cinq dernières minutes, je crois que je ferais mieux de traîner quelques jours dans le coin. - Le changement de climat vous fera le plus grand bien, dit Pitt. Vous pourriez même aller faire une partie de pêche en mer. Sandecker observa l'expression de Pitt. - Un numéro de tapette, une classe de peinture, une expédition de pêche. Faites donc plaisir à un vieil homme tel que moi en me racontant ce que votre cerveau agile va encore inventer. Pitt s'empara d'un verre d'eau et but à grands traits. - Un avion noir, dit-il ensuite tranquillement. Un avion noir enfoui sous un linceul d'eau de mer. CHAPITRE IX Ils trouvèrent l'embarcadère numéro douze aux environs de dix heures du matin, et franchirent l'entrée sous l'oil d'un grand gardien de la Fyrie, au teint basané. Sandecker portait de vieux vêtements chiffonnés ainsi qu'un chapeau mou couvert de taches, et trimballait un panier de pêche et une canne. Tidi était en pantalon et chemisier fermé, chaudement emmitouflée dans un coupe-vent d'homme. Elle portait un bloc à dessins sous un bras et un sac de la taille d'un cartable sous l'autre bras, les deux mains enfoncées douillettement dans les poches de son coupe-vent. Le garde marqua un temps d'arrêt en apercevant Pitt qui agitait le derrière en s'avançant le long de l'embarcadère d'une démarche passablement efféminée. Si Sandecker et Tidi avaient l'air de deux pêcheurs, Pitt quant à lui faisait plutôt songer à la reine de mai. Il portait des boots de daim rouge, un pantalon orné de bandes multicolores, tellement serré que les coutures menaçaient de lâcher, et retenu par une ceinture tissée de cinq centimètres de large, un pull moulant de teinte pourpre dont le col était garni d'un foulard jaune. Ses yeux clignaient rapidement derrière une paire de lunettes ronde, et sa tête était couverte d'une 183 casquette en tricot munie d'un pompon. Le gardien en resta bouche bée. - Salut, mon joli, dit Pitt en souriant d'un air coquin. Est-ce que notre bateau est prêt ? Le garde resta bouche bée et les yeux ronds comme s'ils ne parvenaient pas à acheminer jusqu'à son cerveau l'apparition sur laquelle ils restaient braqués. - Allons, allons, dit Pitt. Miss Fyrie nous a gentiment prêté un de ses bateaux. Lequel est-ce ? Il parlait en regardant fixement l'entrejambe du gardien. Celui-ci revint à la vie, comme s'il venait de recevoir un coup, et son air stupéfait se mua en une expression dégoûtée. Sans un mot, il les emmena le long de l'embarcadère, et s'arrêta au bout d'une trentaine de mètres en indiquant de la main un splendide yacht de croisière Chris Craft d'une longueur de neuf mètres. Pitt monta à bord et disparut à l'intérieur. Une minute plus tard, il était de retour sur le quai. - Non, non, ça ne convient pas du tout. Trop mondain, trop ostentatoire. Pour créer correctement, je dois être plongé dans une ambiance créative. Il examina les environs du quai. - Et celui-là ? Qu'est-ce que vous en pensez ? Avant même que le gardien ait pu répliquer, Pitt trotta pour franchir la largeur de l'embarcadère et sauta sur le pont d'un navire de pêche d'une douzaine de mètres de long. Il l'explora rapidement, puis passa la tête par un hublot. - C'est parfait. Il a du caractère, il est brut. Nous allons prendre celui-ci. Le gardien hésita un moment. En fin de compte, avec un mouvement sec des épaules, il leur fit un signe et les abandonna, s'éloignant sur le quai en 184 direction de l'entrée, non sans se retourner à plusieurs reprises vers Pitt en agitant la tête. Lorsqu'il fut hors de portée de voix, Tidi demanda : - Pourquoi avoir choisi ce vieux rafiot dégueulasse ? Et pas ce yacht magnifique ? - Dirk sait ce qu'il fait, dit Sandecker en se débarrassant de la canne et du panier sur les planches usées du pont. Il ajouta, à l'adresse de Pitt : - Est-ce qu'il possède un profondimètre ? - Un Fleming six-dix, le meilleur de la gamme. Fréquences ultra-sensibles pour détecter les poissons à des niveaux variables, déclara Pitt en se dirigeant vers une étroite échelle menant à l'intérieur du navire. Ce bateau est exactement ce qu'il nous fallait. Permettez-moi de vous montrer la salle des machines, amiral. - Vous voulez dire que vous avez refusé de prendre ce splendide Chris Craft uniquement parce qu'il ne possédait pas de profondimètre ? demanda Tidi d'un air désappointé. - C'est cela, répondit Pitt. Un profondimètre est notre seule chance de retrouver cet avion noir. Il se détourna et invita Sandecker à descendre l'échelle jusqu'à la salle des machines. L'air moisi et chargé d'odeur d'huile assaillit aussitôt leurs narines, et ce brusque changement par rapport à l'atmosphère extérieure, d'une pureté diamantine, les fit suffoquer. Il flottait également une autre odeur. Sandecker lança à Pitt un regard interrogateur. - Gaz d'échappement ? Pitt fit un signe. - Jetons un coup d'oil aux moteurs. Un moteur Diesel est le moyen le plus efficace de propulser un petit bateau, en particulier un bateau de pêche. Lourd, tournant à faible régime, 185 presque lent, mais d'un autre côté économique à l'emploi et fiable, le diesel est utilisé à bord de presque tous les navires travaillant en mer et qui ne comptent pas sur les voiles pour avancer. Presque tous, sauf celui-ci. Côte à côte, avec leurs arbres de transmission disparaissant dans la sen-tine, deux moteurs à essence Sterling 420 luisaient dans la pénombre de la salle des machines, tels deux géants endormis attendant d'être éveillés pour se mettre en action dans un fracas assourdissant. - Qu'est-ce que peut bien foutre un rafiot comme celui-ci d'une puissance aussi énorme ? demanda Sandecker à voix basse. - Si je ne me trompe pas, murmura Pitt, le gardien a fait une gaffe. - Ce qui signifie ? - Sur une étagère de la cabine principale, j'ai aperçu un fanion portant un albatros. Pitt passa les doigts sur la tubulure d'admission de l'un des moteurs Sterling. Tout cela était aussi propre que si une inspection navale était prévue. - Ce bateau appartient à Rondheim, et pas à Fyrie, reprit-il. Sandecker réfléchit un instant. - Miss Fyrie nous a demandé de voir avec son chef de quai. Pour une raison encore inconnue, celui-ci était absent, et l'embarcadère était sous la garde de cet individu ronchon. Ça ne m'étonnerait pas que tout cela ait été manigancé à l'avance. - Je ne le pense pas, dit Pitt. Rondheim va sans aucun doute garder un oil sur nous, mais nous ne lui avons donné aucune raison de se montrer suspicieux - pas encore, tout du moins. Le gardien a commis une erreur en toute innocence. Il n'a pas reçu d'instructions spéciales, et il a dû se dire que nous avions obtenu l'autorisation de choisir n'importe quel bateau à quai, c'est pourquoi il 186 nous a d'abord présenté le meilleur du lot. Il n'y avait rien dans le scénario qui disait que nous allions prendre le petit bijou sur lequel nous sommes. - Que faisait-il donc là ? Rondheim n'a sûrement pas trop de problèmes à trouver des quais pour amarrer ses bateaux. - Qui sait, dit Pitt, tandis qu'un large sourire venait fendre son visage. Puisque les clés sont sur le contact, je suggère que nous partions avant que le gardien ne change d'avis. Il ne fut pas nécessaire de persuader davantage l'amiral. Lorsqu'il s'agissait de se livrer à des manouvres pas très nettes dans un but honnête - selon lui - il se montrait sournois à l'excès. Remettant son vieux chapeau en place, il ne perdit plus de temps avant de lancer le premier ordre de sa nouvelle fonction. - Larguez les amarres, major. Je meurs d'envie de voir de quoi sont capables ces deux Sterlings. Exactement une minute plus tard, le gardien déboulait dans leur direction en courant le long du quai, agitant les bras comme un forcené. Il était trop tard. Pitt, debout sur le pont, agita la main en retour, d'un air bon enfant, tandis que Sandecker, aussi heureux qu'un gamin face à un nouveau jouet, faisait rugir les moteurs et lançait le bateau à l'apparence trompeuse dans les eaux du port de Reykjavik. Le bateau portait le nom de Grimsi, et son petit poste de timonerie carré, perché à moins de deux mètres de la poupe, lui donnait l'air d'avancer dans la direction opposée à laquelle avait songé son constructeur lorsqu'il avait placé la quille. Il s'agissait vraiment d'un vieux bateau - aussi vieux que l'antique compas installé à côté de la barre. Les planches d'acajou du pont étaient polies par 187 les ans, mais elles restaient sûres et solides et répandaient un fort parfum de mer. A quai, il avait l'air d'un vieux rafiot de forme trapue et disgracieuse, mais lorsque les puissants Sterlings se mirent à rugir en soufflant à travers les échappements, sa coque jaillit des eaux comme un goéland filant dans le vent. Il semblait apprécier le fait d'être emmené au large sans effort ni problème, mais avec énormément d'entrain. Sandecker réduisit les gaz jusqu'à un cran avant l'arrêt complet et fit effectuer au Grimsi un tour du port de Reykjavik, lent et tranquille. On aurait dit, au sourire réglementaire qu'il arborait, que l'amiral se trouvait sur le pont d'un croiseur de guerre. Il se trouvait dans son élément et goûtait chaque minute de ce qu'il était en train de vivre. Pour un observateur intéressé, les passagers du bateau avaient l'air de touristes tout ce qu'il y a de plus ordinaire en train d'effectuer une croisière - Tidi se chauffant au soleil et braquant une caméra sur tout ce qu'elle voyait, et Pitt dessinant furieusement sur son bloc de papier. Avant de quitter le port, ils s'arrêtèrent à proximité d'un bateau de pêcheurs qui vendaient des amorces, et achetèrent deux seaux de harengs en guise d'appât. Puis, après une discussion animée avec les pêcheurs, ils s'éloignèrent et prirent la direction de la haute mer. Dès qu'ils eurent dépassé un promontoire rocheux et qu'ils eurent perdu de vue le port, Sandecker remit les gaz, et fit progressivement monter la vitesse du Grimsi jusqu'à trente nouds. Il était assez étrange de voir la coque disgracieuse bondir par-dessus les vagues tel un hydroglisseur concourant pour la Gold Cup. Les flots commencèrent à se fondre en une seule masse alors que le Grimsi prenait de la vitesse, en les laissant derrière lui dans les remous de son sillage. Pitt dénicha une 188 carte de la côte et la déplia sur une petite étagère à côté de Sandecker. - C'est exactement là, dit-il en indiquant un point sur la carte avec un crayon. Trente-cinq kilomètres au sud-est de Keflavik. Sandecker hocha la tête. - Une heure et demie, pas plus. A l'allure où il fonce. Jetez un coup d'oeil. Il reste plus de cinq centimètres avant la puissance maximale. - Et le temps est splendide. Pourvu que ça dure. - Aucun nuage dans aucune direction. Normalement, ça reste plutôt calme à la pointe sud de l'Islande à cette époque de l'année. Le pire que nous ayons à craindre, c'est une légère brume. Elle apparaît généralement en fin d'après-midi. Pitt s'assit, appuya les pieds sur la porte et se mit à observer le rivage rocailleux. - En tout cas, nous n'aurons pas à nous préoccuper du carburant. - Qu'est-ce que dit la jauge ? - Plein aux deux tiers. L'esprit de Sandecker cliqueta comme une machine à calculer Burroughs. - Amplement suffisant pour notre petite balade. Aucune raison d'économiser, surtout que c'est Rondheim qui paye la note. Avec un air d'intense satisfaction, il poussa la manette des gaz au maximum. Le Grimsi se cabra en équilibre sur sa poupe et fonça sur les eaux bleues ridées, sa proue fendant les flots et répandant deux giclées d'écume de part et d'autre. Malheureusement, dans sa manouvre, Sandecker n'avait pas pensé à tout. Tidi était en train de grimper avec précaution l'échelle venant 'des cuisines, porteuse d'un plateau sur lequel se trouvaient trois tasses de café, lorsque l'amiral avait mis les gaz à fond. La brusque accélération la prit 189 complètement par surprise, si bien que le plateau vola dans les airs tandis qu'elle disparaissait dans la cuisine comme si elle venait d'être empoignée par une gigantesque main invisible. Ni Pitt ni San-decker ne remarquèrent cette chute digne d'une comédie. Trente secondes plus tard, elle réapparut dans la timonerie, la tête dressée dans une expression de colère, les cheveux en bataille et dégoulinants, son chemisier maculé de café. - Amiral James Sandecker, s'écria-t-elle d'une voix perçante qui couvrit le vrombissement des Sterlings. Lorsque nous serons de retour à l'hôtel, vous aurez la bonté d'ajouter à la note de frais l'achat d'un nouveau chemisier et une séance chez le coiffeur. Sandecker et Pitt se tournèrent vers elle, puis échangèrent un regard d'incompréhension. - J'ai bien failli être brûlée, reprit-elle. Si vous tenez à ce que je continue à faire la serveuse pendant ce voyage, je vous suggère de me montrer un peu plus d'égards. Après cette déclaration, elle fit volte-face et disparut dans la cuisine. Les sourcils de Sandecker se joignirent, alors qu'il plissait le front. - Qu'est-ce qui lui prend, bon Dieu ? Pitt haussa les épaules. - Les femmes ne fournissent pas souvent d'explication. - Elle est trop jeune pour la ménopause, marmonna Sandecker. Ça doit être ses règles. - D'une façon ou d'une autre, cela va vous coûter un chemisier et une séance chez le coiffeur, dit Pitt, en applaudissant en son for intérieur l'agressivité dont avait fait preuve Tidi pour défendre ses intérêts. Dix minutes suffirent à cette dernière pour pré- 190 parer un autre cruchon de café. Si l'on considérait l'inclinaison de la quille du Grimsi qui levait le nez et qui venait gifler la crête des vagues, c'est avec une dextérité toute professionnelle qu'elle réussit à grimper dans la salle de commande sans répandre une goutte des trois tasses qu'elle agrippait avec détermination. Pitt ne put s'empêcher de sourire alors qu'il sirotait son café, tout en observant l'eau bleu indigo qui filait sous le vieux bateau. Puis, il pensa à Hunnewell, à Fyrie, à Mata-jic, à O'Riley, et son sourire disparut aussitôt. Il ne souriait pas davantage en suivant du regard l'aiguille qui zigzaguait sur le papier millimétré sortant du profondimètre, et qui donnait une idée des fonds marins. Ceux-ci se trouvaient pour le moment à une quarantaine de mètres. Pitt ne souriait pas parce que, quelque part dans ces eaux, se trouvaient un avion et son équipage défunt, et qu'il fallait qu'il les trouve. Si la chance lui était favorable, le profondimètre allait à un moment ou un autre déceler une bosse irrégulière et l'aiguille ferait alors un bond sur le papier. Il fit le point sur les falaises, en espérant que tout irait bien. - Etes-vous sûr de l'endroit ? demanda Sandecker. - Sûr à vingt pour cent, dit Pitt, avec quatre-vingts pour cent d'hypothèse. J'aurais pu augmenter nos chances si j'avais eu l'Ulysses comme point de repère. - Désolé, mais hier je ne savais pas ce que vous aviez en tête. Ma requête officielle concernant sa récupération a eu lieu quelques heures après que vous vous êtes écrasés. L'escadron de sauvetage en mer de la base de l'armée à Keflavik a sorti votre appareil des eaux à l'aide de l'un de leurs hélicos 191 géants. Vous êtes bien obligé de l'admettre : ils sont plutôt efficaces dans le genre. - Leur empressement nous coûte assez cher, dit Pitt. Sandecker fit une pause, puis ajouta, préférant changer de sujet : - Est-ce que vous avez vérifié l'équipement de plongée ? - Oui, il y a tout ce qu'il faut. Rappelez-moi de payer un verre à ces gens du Département d'Etat à notre retour. Se déguiser ainsi pour jouer les pêcheurs qui vendent des amorces n'a pas dû être simple à organiser, surtout si l'on songe qu'ils ont été prévenus à la dernière minute. Et la scène avait l'air d'une rencontre parfaitement innocente, même pour quelqu'un qui l'aurait épiée avec des jumelles. L'équipement de plongée a été introduit à bord de manière si discrète pendant que nous étions tranquillement en train d'acheter ces appâts que j'aurais très bien pu ne rien voir du manège à trois mètres de distance. - Cette idée ne me plaît toujours pas. Plonger seul est une cause de danger, et le danger est une cause de mort. Je voudrais que vous sachiez que je n'ai pas l'habitude d'aller ainsi à l'encontre des ordres que je donne, en permettant à l'un de mes hommes de plonger dans des eaux inconnues sans avoir pris les précautions d'usage. Sandecker bougeait d'un pied sur l'autre. Son attitude exprimait clairement le malaise qu'il ressentait d'être ainsi obligé d'agir contre sa volonté. - Qu'est-ce que vous espérez donc trouver d'autre qu'un avion en morceaux et des cadavres bouffis ? Et comment pouvez-vous savoir si quelqu'un n'a pas été plus rapide que nous ? - Il y a une chance très faible pour que les corps puissent être identifiés, ce qui pourrait ensuite mener à l'homme qui se cache derrière 192 cette fichue énigme. Ce seul facteur est suffisant pour que l'on se donne la peine de rechercher les dépouilles. Mais ce qui est plus important encore, c'est l'appareil lui-même. Tous les numéros d'identification et les insignes étaient recouverts par de la peinture noire, ce qui rendait toute reconnaissance impossible à distance, à l'exception d'une silhouette. Cet avion, amiral, est positivement la seule manière que nous ayons d'un jour remonter jusqu'à l'assassin de Hunnewell et de Matajic. Cette peinture noire ne peut pas recouvrir le numéro de série d'un moteur, ni celui de la turbine sous le capot. Si nous retrouvons l'avion, et si je parviens à dénicher ces chiffres, ce ne sera plus qu'un jeu d'enfant de prendre contact avec le constructeur, de remonter du moteur jusqu'à l'appareil, et de là jusqu'à son propriétaire. Pitt s'interrompit un moment pour jeter un coup d'oil au profondimètre, puis ajouta : - En ce qui concerne votre deuxième question, la réponse est « Impossible ». - Vous me paraissez sacrement sûr de vous, dit Sandecker machinalement. Autant je déteste ce fils de pute d'assassin, autant je dois reconnaître que ce n'est pas un imbécile. Il doit déjà avoir récupéré son appareil disparu en mer, en sachant que l'épave pouvait conduire jusqu'à lui. - C'est exact, il a très bien pu faire des recherches en surface, mais cette fois - pour la première fois - nous avons l'avantage. Personne n'a assisté au combat. Les enfants qui nous ont trouvés sur la plage, Hunnewell et moi, ont dit qu'ils avaient examiné les environs après avoir remarqué l'Ulysses qui flottait dans la mer - et pas avant. Ajoutez encore le fait que nos charmants assassins ne nous ont pas achevés à ce moment, alors que l'occasion était idéale, et qu'ils ont plutôt choisi de se rendre chez le docteur, bien plus tard. Tout cela 193 prouve qu'il n'y a pas eu de témoins de la bagarre en plein ciel. En bref, je suis le seul survivant qui sache à quel endroit chercher et... Pitt s'interrompit brusquement, les yeux rivés à l'aiguille du profondimètre. Le tracé noir s'était mis à dévier légèrement, allant et venant sur le papier pour dessiner une espèce de petite colline, ce qui correspondait à une soudaine élévation de deux à trois mètres au sein du fond sablonneux et tranquille. - Je pense que nous y sommes, dit Pitt d'une voix posée. Effectuez un virage à bâbord et revenez sur nos pas, cap un-huit-cinq, amiral. Sandecker tourna la barre et fit route au sud selon un angle de deux cent soixante-dix degrés, ce qui fit doucement rouler le Gnmsi alors qu'il franchissait les remous de son propre sillage. Cette fois, l'aiguille mit quelque temps avant de balayer le papier pour indiquer une élévation de deux mètres, avant de redescendre vers le zéro. - Quelle profondeur ? demanda Sandecker. - Quarante-quatre mètres, répondit Pitt. A en juger par le tracé, nous sommes passés au-dessus du bout d'une aile à l'autre. Quelques minutes plus tard, le Gnmsi se tenait juste à l'endroit où l'aiguille avait bondi. La côte se trouvait à quinze cents mètres environ, les hautes falaises présentaient leurs flancs rocailleux et gris plus distinctement que jamais dans la lumière du soleil. Au même instant, une légère brise se mit à souffler en gonflant la surface des brisants. Ce n'était qu'un simple avertissement, un signe avant-coureur du temps qui était en train de se couvrir. Avec cette brise, un frisson d'inquiétude parcourut l'échiné de Pitt. Pour la première fois, il se mit à songer à ce qu'il allait bien découvrir dans les eaux glacées de l'Atlantique. CHAPITRE X Le ciel d'un bleu éclatant, pur de tout nuage, laissait le soleil briller à sa guise, si bien que la combinaison de néoprène noir de Pitt se transforma rapidement en une cabine de sauna ajustée à son corps, tandis qu'il vérifiait l'embout du vieux régulateur de plongée Deepstar. Il aurait de loin préféré un modèle plus récent, mais il se dit que qui emprunte ne choisit pas. Il trouvait déjà très heureux que l'un des jeunes attachés du consulat fasse de la plongée comme hobby, et que son équipement soit disponible. Pitt fixa le régulateur à la valve de la bouteille d'oxygène. Deux bouteilles, c'était tout ce qu'il avait pu dénicher. Cela permettait une plongée d'une quinzaine de minutes, et ce laps de temps ne serait pas de trop pour plonger à une quarantaine de mètres. Son unique consolation était qu'il ne resterait pas assez longtemps en bas pour devoir s'inquiéter des paliers de décompression. Au travers de son masque, le dernier regard qu'il lança en direction du pont du Gnmsi, avant que les eaux bleu-vert ne se referment sur lui, lui permit de voir l'amiral Sandecker, assoupi sur une chaise, une canne à pêche dans les mains, et Tidi, habillée des vêtements bizarres de Pitt, les cheveux bruns serrés sous le béret en tricot, dessinant d'un air 195 concentré des esquisses du rivage islandais. Sans pouvoir être aperçu de quiconque se trouvant près des falaises, Pitt sauta du bord derrière la timonerie et devint aussitôt une part de l'immensité marine. Son corps était tendu. En l'absence de compagnon de plongée, il n'avait aucun droit à l'erreur. Le choc de l'eau glacée avec la sueur qui lui mouillait le corps le fit presque s'évanouir. En se servant de la chaîne de l'ancre comme d'un guide, il prit la direction du fond en la tenant d'une main, laissant les bulles d'air tourbillonner derrière lui avant de prendre lentement le chemin de la surface. Comme il s'enfonçait de plus en plus, la lumière se fit plus faible et la visibilité se réduisit d'autant. Il contrôla les deux paramètres capitaux. La jauge de profondeur indiquait vingt-sept mètres et le cadran orange sur sa montre de plongée Doxa lui confirma qu'il était dans l'eau depuis deux minutes. Le fond devint progressivement visible. De manière automatique, il déboucha ses oreilles pour la troisième fois, tout en étant frappé par la couleur du sable, d'un noir absolu. A l'inverse de ce qui arrive dans la plupart des régions du monde, où les fonds sablonneux sont blancs, l'activité volcanique de l'Islande était responsable de ce tapis moelleux de grains couleur d'ébène. Il ralentit sa descente, troublé par l'étrange té du spectacle de cette teinte si sombre sous le linceul des eaux bleu-vert. La visibilité restait d'une douzaine de mètres environ - ce qui était appréciable vu la profondeur. Instinctivement, il effectua un mouvement tournant, sur trois cent soixante degrés. Rien n'était en vue. Il leva les yeux et aperçut une ombre vague qui passait au-dessus de lui. C'était un petit banc de morues qui fourrageaient près du fond, à la 196 . recherche de leur plat favori fait de crevettes et de crabes. Il suivit un instant leurs évolutions alors qu'elles le dépassaient avec lenteur, remarquant leurs corps légèrement aplatis de couleur olive, piquetés de centaines de petits points bruns. Dommage que l'amiral ne puisse en attraper une, songea-t-il. La plus petite d'entre elles ne devait pas peser moins de sept kilos. Pitt se mit à nager en traçant des cercles de plus en plus larges autour de la chaîne de l'ancre, tout en laissant sa trace dans le sable du bout d'une de ses palmes. En plongée, il avait souvent été confronté à des choses étranges, les grandes profondeurs brouillaient ses perceptions, et le danger restait grand, même lorsque l'on croyait garder les idées claires. Après cinq tours, il distingua une forme floue à travers l'eau bleue. Agitant rapidement ses palmes, il nagea dans cette direction. Trente secondes plus tard, ses espoirs se voyaient ruinés. La silhouette était celle d'un grand rocher dentelé qui sortait du sable tel un avant-poste oublié et tombant en ruines en plein milieu du désert. Sans effort apparent, il fit le tour du roc sculpté par les courants, l'esprit troublé, en essayant de reprendre ses esprits. Cela ne pouvait pas être la cause du tracé sur le profondimètre, songea-t-il. Le sommet du rocher était de forme trop conique pour être confondue avec le fuselage d'un avion. C'est alors qu'il aperçut quelque chose dans le sable moins de deux mètres plus loin. La peinture noire sur la porte cassée et tordue se fondait dans le sable noir au point de la rendre quasiment invisible. Il nagea vers l'avant, et puis se recula brusquement, dans un mouvement de surprise, devant une grande langouste qui jaillissait à toute vitesse de sa nouvelle maison. Il n'y avait pas d'inscription, nulle part sur les panneaux internes de la 197 porte. Il fallait que Pitt agisse vite à présent. Certes l'avion ne devait plus se trouver très loin maintenant, mais il allait bientôt être forcé d'utiliser sa réserve d'oxygène, ce qui ne lui laisserait que quelques minutes - c'est-à-dire juste assez pour remonter à la surface. Cela ne lui prit pas longtemps pour le trouver. L'appareil était couché sur le ventre, cassé en deux, prouvant à l'évidence la brutalité de l'impact. La respiration de Pitt se fit plus difficile, ce qui indiquait qu'il lui fallait passer sur la réserve. Il pressa la valve et se dressa vers la surface. Le plafond d'eau au-dessus de sa tête devint de plus en plus clair alors qu'il remontait au milieu des bulles d'air. A une dizaine de mètres, il s'arrêta et chercha la quille du Grimsi. Il était important qu'il fasse surface hors de vue du rivage. Le bateau flottait comme un gros canard, ses hélices enfoncées dans le derrière, roulant sur les flots à la manière d'un ivrogne. Il leva les yeux vers le soleil pour connaître l'orientation. Le Grimsi avait tourné autour de sa chaîne d'ancre, selon un arc de cent quatre-vingts degrés, si bien qu'à présent c'était son flanc tribord qui faisait face au rivage. Il escalada la rambarde de bâbord et, abandonnant sa bouteille vide, traversa le pont en direction de la timonerie. Sandecker, sans lever la tête, déposa lentement sa canne contre le bastingage, tout aussi lentement marcha dans la même direction et alla s'appuyer au chambranle de la porte. - J'espère que vous avez eu plus de chance que moi. - Il se trouve à une cinquantaine de mètres à tribord, dit Pitt. Je n'ai pas eu le temps d'examiner l'intérieur, j'avais épuisé tout mon oxygène. - Vous feriez bien d'enlever cette combinaison et de prendre une tasse de café. Votre visage est 198 aussi bleu qu'un moulin à vent sur une assiette de porcelaine de Delft. - Gardez le café au chaud. Je prendrai un peu de bon temps quand nous aurons ce que nous sommes venus chercher, dit Pitt en franchissant à nouveau la porte. Le regard de Sandecker était déterminé. - Vous n'irez nulle part au cours de l'heure et demie qui va suivre. Nous disposons de plus de temps qu'il ne faut. Le jour n'est pas très avancé. Cela n'aurait aucun sens de surestimer vos ressources physiques. Vous connaissez les règles de plongée aussi bien que n'importe quel plongeur. Deux plongées à cinquante mètres de profondeur en trente minutes peuvent très bien provoquer un accident de décompression. Il s'arrêta, puis ajouta, pour bien enfoncer le clou : - Vous avez vu des types en train de crever et de cracher leurs poumons. Vous savez qu'il y a des gens qui vivent, et d'autres qui restent paralysés pour la vie. Même si je poussais ce vieux rafiot à fond de train, je ne pourrais pas rejoindre Reykjavik en moins de deux heures. De là, ajoutez cinq heures de vol jusqu'à Londres et la chambre de décompression la plus proche. Ce n'est pas possible, mon ami. Vous allez descendre dans la cabine et vous reposer un peu. Je vous préviendrai au moment où vous pourrez plonger à nouveau. - Je me rends, amiral, vous avez gagné, dit Pitt en dégrafant le devant de sa combinaison. Pourtant, je crois qu'il serait plus sage que j'aille m'étendre sur le pont, pour que nous soyons tous les trois bien visibles. - Visibles pour qui ? La côte est déserte, et nous n'avons pas aperçu le moindre bateau depuis que nous avons quitté le port. 199 - La côte n'est pas déserte. Nous avons un observateur. Sandecker se tourna vers les falaises. - Je me fais peut-être vieux, mais je n'ai pas encore besoin de lunettes. Du diable si je peux apercevoir la moindre trace d'un guetteur. - Sur la droite, juste au-dessus de ce rocher qui sort des eaux. - Je ne peux pas distinguer la moindre merde à cette distance. Il resta un instant les yeux braqués dans la direction qu'avait indiquée Pitt. - Si je prenais les jumelles, ce serait comme si je me penchais pour regarder à travers une serrure et que je découvre un oil en train de me regarder, reprit l'amiral. Comment pouvez-vous être sûr de ce que vous dites ? - Il y a eu un reflet. Pendant un court instant, l'éclat du soleil a rebondi sur un objet. Sans doute une paire de jumelles. - Laissez-les nous épier. Si jamais quelqu'un nous demandait pourquoi deux seulement d'entre nous se trouvaient sur le pont, on pourrait toujours répondre que Tidi avait le mal de mer et était allée s'étendre sur une couchette en bas. - C'est une excuse aussi valable qu'une autre, dit Pitt en souriant. Mais il faudrait encore qu'ils n'arrivent pas à faire la différence entre Tidi et moi sous ces fringues complètement dingues. Sandecker se mit à rire. - Même avec des jumelles et à cette distance, votre propre mère n'y arriverait pas. - Je ne sais pas très bien comment je dois prendre ça. Sandecker se tourna pour contempler Pitt, un rictus désabusé sur les lèvres. - Ne cherchez plus. Contentez-vous d'aller mettre vos fesses sur un lit. C'est l'heure du dodo. 200 J'enverrai Tidi en bas avec une tasse de café. Mais attention, pas d'entourloupette. Je sais bien dans quel état d'excitation vous êtes toujours après avoir plongé. Une inquiétante lumière gris-jaune filtrait à travers le hublot lorsque Sandecker vint secouer Pitt pour l'éveiller. Il revint lentement à lui, l'esprit embrouillé, plus sonné par cette petite sieste que par un somme de huit heures. Pitt remarqua aussitôt que le mouvement des vagues avait faibli ; le Gnmsi ne se balançait plus que faiblement au milieu d'une houle légère. Il n'y avait plus aucune trace de brise. L'air était lourd et moite. - Le temps a changé, amiral ? - La brume approche - elle déboule du sud. - Elle sera sur nous dans combien de temps ? - Quinze minutes, peut-être vingt. - Ce n'est pas beaucoup. - Assez... Assez pour une rapide plongée. Quelques minutes plus tard, Pitt avait enfilé son équipement et sautait par-dessus bord. S'enfonçant une fois de plus dans ce monde sans bruits et sans vent ; là où l'air est un élément inconnu. Il déboucha ses oreilles, remua vigoureusement ses palmes, et prit la direction du fond, ses muscles froids le faisant quelque peu souffrir, son esprit toujours engourdi par le sommeil. Il nageait en silence, sans effort apparent, comme s'il était suspendu à un fil qui pendait au milieu de l'élément liquide. Il nageait vers les teintes de plus en plus sombres, le bleu vert se transformant peu à peu en un gris léger. Il nageait sans tenir compte de la direction, en n'écoutant que son instinct et en s'orientant grâce aux marques sur le fond sablonneux. Et c'est alors qu'il le trouva. Son cour se mit à battre furieusement comme 201 un tambour, tandis qu'avec précaution il s'approchait de l'avion, sachant d'expérience que, dès qu'il aurait pénétré dans l'enchevêtrement de l'épave, chacun de ses mouvements pourrait cacher une menace. Il s'avança vers le trou dans le fuselage, à un peu plus de deux mètres derrière l'aile, et fut accueilli par un petit sébaste, qui ne mesurait pas plus d'une quinzaine de centimètres. Ses écailles d'un rouge orangé contrastaient vivement avec le fond sombre et on aurait dit qu'il était fluorescent dans l'obscurité, comme une minuscule décoration de Noël. Il observa Pitt un moment de l'un de ses yeux ronds solidement vissés dans sa tête hérissée d'épines, puis fonça vers le masque de plongée qu'il se mit à darder de coups d'épines alors que Pitt pénétrait dans l'avion. Dès que ses yeux se furent accommodés aux ténèbres, il distingua un incroyable fouillis de sièges, arrachés de leurs socles, ainsi que des caisses de bois flottant au niveau du plafond dans le désordre le plus total. Attirant deux de ces caisses à lui, il les fit passer par l'ouverture, les repoussa vers l'extérieur et attendit qu'elles remontent d'elles-mêmes vers la surface. Puis il découvrit un gant dont les doigts renfermaient encore une main humaine. Le corps rattaché à cette main par un bras verdâtre se trouvait coincé entre les sièges dans la partie la plus basse de la cabine principale. Pitt dégagea le cadavre et se mit à examiner ses vêtements. Il devait s'agir de celui qui avait actionné la mitrailleuse à partir d'une écoutille, se dit Pitt. La tête n'était pas ce que l'on pouvait appeler un joli spectacle ; elle avait été écrasée et n'était plus qu'une espèce de pâte à moitié liquide, la matière grise mêlée aux éclats de la boîte crânienne se répandant en rubans rou-geâtres qui flottaient à l'unisson dans le courant. 202 Les poches de la combinaison noire et déchirée qui couvrait le corps ne contenaient rien si ce n'est un tournevis. Pitt glissa ce tournevis sous sa ceinture lestée, puis, moitié glissant, moitié nageant, il pénétra dans le cockpit. A l'exception du pare-brise fracturé face au siège du copilote, le cour de l'appareil semblait intact et vide. C'est alors que ses yeux se mirent à suivre l'évolution de ses propres bulles d'air qui grimpaient vers le panneau au-dessus de lui et qui cherchaient une ouverture en filant dans l'eau comme des serpents argentés. Elles finirent par se rassembler dans un angle et encerclèrent un autre cadavre, repoussé là par les gaz internes qui s'étaient accumulés avec la décomposition des chairs. Le pilote mort portait le même type de combinaison noire. Une fouille rapide ne mena à rien ; les poches étaient vides. Le petit sébaste frétilla en dépassant Pitt pour aller mordiller l'oil droit exorbité du pilote. Avec énormément de difficultés, Pitt parvint à repousser le corps pour le faire sortir du cockpit. Il se retenait à grand-peine de vomir dans l'embout de son respirateur, et s'arrêta un instant, pour récupérer son souffle. Puis il jeta un coup d'oil à sa montre Doxa. Il n'était dans l'eau que depuis neuf minutes seulement, et non pas les quatre-vingt-dix minutes qu'il imaginait. Il ne disposait plus de beaucoup de temps. En vitesse, il tâtonna dans la petite cabine, cherchant livre de bord, check-list ou carnet d'entretien, tout ce qui aurait pu contenir des informations imprimées. Le cockpit ne révéla rien de son secret. Il n'y avait là aucun document d'aucune sorte. Pas même l'autocollant avec les numéros d'appel de l'appareil sur la paroi de l'émetteur radio. Ce fut comme sortir des entrailles, et naître à nouveau, lorsqu'il émergea des profondeurs de 203 tfh l'avion. Les eaux étaient maintenant plus sombres encore que lorsqu'il était entré dans l'épave. Après avoir examiné la queue de l'appareil, il nagea en direction du moteur droit. Mais il n'avait rien à en espérer ; l'engin était presque complètement enfoncé dans le fond de vase. Il eut plus de chance avec le moteur gauche. Celui-ci se révéla non seulement d'un accès facile, mais le capot avait été brisé, ce qui permettait donc l'inspection de l'enveloppe de turbine dénudée. Mais le hasard ne semblait pas en cause dans cette affaire. Pitt découvrit l'endroit où aurait dû se trouver la plaquette d'identification. Elle ne s'y trouvait plus. Seules demeuraient les quatre petites vis de cuivre, proprement enfoncées dans leurs trous. De frustration, Pitt frappa du poing l'enveloppe de métal. Il semblait maintenant inutile de continuer à chercher. Il savait que toutes les inscriptions sur les instruments, les composants électriques ainsi que tous les autres éléments mécaniques à bord de l'avion avaient été effacées. En silence, il maudit celui qui avait fait preuve d'une telle minutie. Il était troublant qu'un homme ait pu faire en sorte de parer à toute éventualité. En dépit des eaux glacées, des gouttes de sueur se mirent à couler sur son visage, sous le masque. Son esprit errait au hasard, posant des problèmes et des questions, mais impuissant à y apporter la moindre réponse. Sans même y penser, sans qu'il l'ait voulu, ses yeux se mirent à suivre les cabrioles du sébaste. Il l'avait suivi pour sortir du cockpit et était à présent en train de s'agiter autour d'un objet brillant qui se trouvait à quelques mètres devant l'appareil. Pitt resta les yeux fixés sur le petit poisson pendant presque trente secondes, sans avoir conscience de quoi que ce soit, à part le bruit des bulles qui s'échappaient de son respirateur, avant de réagir 204 enfin en reconnaissant l'objet métallique. Il s'agissait de l'amortisseur hydraulique de la roue avant. Il nagea rapidement dans sa direction, et examina le cylindre avec attention. Le choc l'avait arraché de son support et, en compagnie de la roue et de son pneu, l'avait envoyé à quelques mètres du nez de l'appareil. Mais il en était de même ici que partout ailleurs. Le numéro de série de fabrication avait été limé du coffrage d'aluminium. Alors, avant de reprendre le chemin vers la surface, il lança un dernier coup d'oil rapide vers le fond. Sur la section terminale du coffrage, à l'endroit où le piston hydraulique avait été arraché, Pitt distingua une petite marque : deux lettres grossièrement dessinées à la surface du métal - SC. A l'aide du tournevis qu'il avait tiré de sa ceinture, il traça ses initiales à côté de ces deux lettres. Le D et le P s'inscrivirent dans le métal de la même manière que les deux autres. O.K., se dit-il, il n'y a plus de raison de s'attarder. L'oxygène devenait de plus en plus difficile à inhaler - signe que sa bouteille approchait de la fin. Il brancha la réserve et nagea vers le haut. Le sébaste le suivit jusqu'à ce que Pitt se retourne et agite la main dans sa direction. La petite créature marine fila se cacher derrière un rocher protecteur. Pitt sourit et lui fit un dernier signe. Son nouvel ami allait devoir trouver un autre compagnon de jeu. Arrivé à une quinzaine de mètres de la surface, Pitt glissa sur le dos pour observer ce qui se trouvait au-dessus de lui, en essayant de s'orienter grâce à l'emplacement du Grimsi. La lumière était partout pareille, quelle que soit la direction. Seules les bulles d'air grimpant vers la surface lui permirent de déterminer où se trouvait son élément naturel. La luminosité s'accrut quelque peu, mais il faisait beaucoup plus sombre que lorsqu'il avait sauté du Grimsi. C'est avec anxiété que Pitt passa la 205 tête au-dessus des flots, pour se retrouver environné d'une purée de pois. Seigneur, pensa-t-il, avec cette soupe, il va m'être impossible de retrouver le bateau. Et s'il décidait de nager jusqu'au rivage, il avait au mieux une chance sur quatre de tomber sur la bonne direction. Pitt dégrafa le harnais qui maintenait en place la bouteille d'oxygène, l'attacha à sa ceinture lestée de plomb, et laissa le tout s'enfoncer lentement vers les profondeurs. A présent, il pouvait flotter de manière plus confortable, grâce à sa combinaison de caoutchouc. Il demeura tranquillement ainsi, respirant à peine, l'oreille tendue vers le moindre son filtrant à travers l'épaisseur de la grisaille. Tout d'abord, il ne réussit à percevoir que le bruit de l'eau qui clapotait autour de son corps. Puis, ses oreilles discernèrent un filet de voix rocailleuse... une voix qui chantait une version très particulière de « My Bonnie lies over thé océan ». Pitt plaça sa main en coupe devant son oreille, pour amplifier le son et déterminer sa provenance. Il nagea rapidement dans cette direction en effectuant des mouvements de brasse pour gaspiller le moins d'énergie possible, s'arrêta au bout d'une quinzaine de mètres et écouta à nouveau. La voix de fausset se faisait entendre avec plus de force. Cinq minutes plus tard, il atteignait la coque du Gnmsi, et se hissait lui-même à bord. - C'était bien, cette petite plongée ? demanda Sandecker sur le ton de la conversation. - A peine agréable et quasiment sans intérêt, dit Pitt en se débarrassant du haut de sa combinaison, découvrant son torse couvert d'un véritable tapis de poils. Il fit une grimace à l'adresse de l'amiral. - C'est amusant. J'ai bien cru entendre une corne de brume. - Ce n'était pas une corne de brume. C'était la 206 voix d'un baryton, ancien membre de l'Annapolis Glee Club, classe 39. - Vous n'avez jamais été aussi en voix, amiral, dit Pitt en croisant le regard de Sandecker. Merci. Sandecker sourit. - Ne me remerciez pas. Consolez plutôt Tidi. Il a fallu qu'elle reste assise à écouter les dix couplets. Elle se matérialisa, sortant de la brume, et vint le serrer dans ses bras. - Grâce au ciel, tu es sain et sauf. Elle colla son corps au sien, l'humidité coulant sur son visage, les cheveux en bataille. - C'est agréable de savoir que je vous ai manqué. Elle se recula. - Tu nous as manqué ? C'est le moins qu'on puisse dire. L'amiral Sandecker et moi, on commençait à paniquer. - Parlez pour vous, Miss Royal, déclara Sandecker d'un ton sévère. - Vous n'avez pas réussi à m'abuser un seul instant, amiral. Vous étiez mort d'inquiétude. - Soucieux serait un meilleur terme, corrigea Sandecker. Je considère comme une offense personnelle le fait qu'un de mes hommes disparaisse. Il tourna son regard vers Pitt. - Est-ce que vous avez découvert quelque chose qui vaille la peine ? - Deux cadavres, et pas grand-chose d'autre. Quelqu'un s'est démené comme un beau diable pour enlever toutes les marques d'identification à bord de l'avion. Chaque numéro de série sur chacune des pièces d'équipement a été effacé avant le choc. Les seules marques que j'ai trouvées sont deux lettres griffonnées sur le cylindre d'amortisseur de la roue avant. 207 Il accepta avec gratitude la serviette que lui présentait Tidi, et demanda : - Et les caisses que j'ai envoyées ? Est-ce que vous les avez récupérées ? - Ça n'a pas été facile, dit Sandecker. Elles ont crevé la surface à une douzaine de mètres du bateau. Après une bonne vingtaine de tentatives - il faut dire que je n'avais plus joué avec une perche depuis des années -j'ai fini par les accrocher et les ramener vers nous. - Vous les avez ouvertes ? lança Pitt. - Bien sûr. Elles contenaient des bâtiments miniatures... Comme des maisons de poupées. Pitt se redressa. - Des maisons de poupées ? Vous voulez dire des modèles d'architecture en trois dimensions ? - Appelez ça comme vous voulez, dit Sandecker avant de balancer le mégot de son cigare à la mer. En tout cas, c'est un sacré boulot ! Les détails de chaque structure sont vraiment étonnants. On peut même ouvrir les murs pour examiner ce qu'il y a à l'intérieur. - Voyons un peu ça. - On les a installés dans la cuisine, dit Sandecker. C'est un endroit aussi bon qu'un autre pour y enfiler des vêtements secs et s'enfiler une tasse de café chaud dans l'estomac. Tidi s'était déjà changée et avait de nouveau passé son chemisier et son pantalon. Elle resta sagement le dos tourné pendant que Pitt se dépouillait du reste de sa combinaison trempée avant de revêtir sa tenue bigarrée. Il sourit tandis qu'elle s'agitait devant les fourneaux. - Est-ce que tu as gardé ces trucs chauds à mon intention ? demanda-t-il. - Tes fringues de pédé ? dit-elle en se tournant pour lui jeter un coup d'oil, ses joues commen- 208 çant à rosir légèrement. Tu veux rire ? Tu as au moins vingt centimètres de plus que moi, et ton poids dépasse le mien d'une trentaine de kilos. Je nageais littéralement dans ces fichus trucs. On aurait dit que je portais une tente. L'air froid me remontait le long des jambes et filait jusqu'à mon cou comme un ouragan. - J'espère sincèrement que cela n'a causé aucun dommage irrémédiable à tes parties vitales. - Si tu songes à ma future vie sexuelle, je crains le pire. - Mes condoléances, Miss Royal, dit Sandecker d'un ton pas vraiment convaincant. Il déposa les deux caisses sur la table et ouvrit les couvercles. - O.K., les voilà, avec meubles et tentures. Pitt se pencha pour jeter un coup d'oil à l'intérieur de la première. - Aucune trace de dégâts des eaux. - Elles étaient étanches, rétorqua Sandecker. Emballées avec tellement de précautions que l'accident les a laissées parfaitement intactes. Prétendre que les maquettes étaient de simples chefs-d'ouvre de miniaturisation n'aurait été qu'un vulgaire euphémisme. L'amiral avait raison. La précision des détails était étonnante. Chaque brique et chaque fenêtre était parfaitement proportionnée et se trouvait à l'emplacement adéquat. Pitt souleva le toit. Il lui était déjà arrivé de voir des maquettes exposées dans des musées, mais jamais aucune d'une exécution aussi parfaite. Rien n'avait été oublié. Les peintures sur les murs étaient d'une teinte et d'un dessin parfaits. Les meubles avaient même des minuscules motifs dessinés sur les parois. Les téléphones posés sur les bureaux possédaient des combinés qui pouvaient être soulevés de leur socle, et étaient connectés à des fils qui disparaissaient dans les murs. Pour couronner le 209 tout, les salles de bains étaient pourvues de rouleaux de papier toilette que l'on parvenait à dérouler. La première maquette représentait un immeuble de quatre étages avec sous-sol. Pitt les enleva les uns après les autres avec précaution pour examiner l'intérieur, puis les remit en place tout aussi précautionneusement. Il passa ensuite à la deuxième maquette. - Celui-ci, je le connais, dit-il d'une voix tranquille. Sandecker leva les yeux. - Vous êtes sûr ? - Affirmatif. Il est rosé. On n'oublie pas facilement un bâtiment construit en marbre rosé. Je suis entré à l'intérieur. Cela remonte à environ six ans. Mon père effectuait une mission de surveillance économique pour le Président, dans le but de discuter avec les pontes de la finance faisant partie des gouvernements d'Amérique latine. J'ai pris un congé d'un mois à l'armée de l'air, pour lui servir d'assistant et de pilote pendant ce voyage. Oui, je me souviens très bien, en particulier de cette petite secrétaire aux yeux noirs et aux... - Faites-nous grâce de vos escapades erotiques, le coupa Sandecker. Où se trouve ce bâtiment ? - A El Salvador. Cette maquette est une parfaite réplique à l'échelle du bâtiment présidentiel de la République dominicaine. Il fit un geste pour indiquer la première maquette. - A en juger par le plan d'ensemble, l'autre modèle doit également représenter les immeubles officiels d'un pays d'Amérique du Sud ou d'Amérique centrale. - Parfait, déclara Sandecker sans le moindre enthousiasme. On se retrouve avec un individu qui collectionne les capitoles miniatures. - Cela ne nous en apprend pas lourd. 210 Tidi tendit une tasse de café à Pitt, qu'il se mit à siroter d'un air pensif. - Excepté qu'à présent nous savons que le jet noir faisait deux choses en même temps. Le regard de Sandecker croisa celui de Pitt. - Vous voulez dire qu'il était en train de livrer ces maquettes lorsqu'il a changé de cap pour vous canarder, Hunnewell et vous ? - Exact. Un des chalutiers de pêche de Rond-heim a probablement dû repérer notre hélicoptère qui faisait route vers l'Islande, et a averti le jet par radio, ce qui a fait qu'ils nous attendaient lorsque nous avons atteint la côte. - Pourquoi Rondheim ? Je n'ai vu aucun signe tangible qui prouve qu'il soit lié à cette affaire. - Nécessité n'a pas de loi, dit Pitt en haussant les épaules. J'admets que je vais à l'aveuglette. Et, en plus de ça, moi-même je ne suis pas tout à fait persuadé que Rondheim est impliqué. Il me fait penser au majordome dans un vieux film à énigme. Toutes les preuves indirectes l'accusent, tous les soupçons se portent sur lui et en font le suspect le plus évident. Et pourtant, à la fin, notre cher majordome se révèle être en réalité un agent de police déguisé, et le véritable assassin, c'est le personnage que l'on n'avait jamais soupçonné. - Vous direz ce que vous voudrez, mais je n'arrive pas à croire que Rondheim est un flic déguisé, dit Sandecker en traversant la cabine pour aller se servir une autre tasse de café. Mais il m'a tellement l'air d'être un sale con que ça me ferait bien plaisir qu'il soit d'une manière ou d'une autre impliqué dans la mort de Fyrie et de Hunnewell. Ça nous permettrait de piquer sur ce salaud et de le jeter à terre. - Cela ne va pas être très facile. Sa position est joliment solide. - Si vous voulez que je vous dise, réussit à pla- 211 cer Tidi, vous n'êtes que deux comploteurs jaloux de Rondheim parce qu'il a la mainmise sur Miss Fyrie. Pitt se mit à rire. - Il faudrait qu'on soit amoureux pour en être jaloux. Sandecker accorda un sourire à Tidi. - Votre langue fourchue dépasse de vos lèvres, chère madame. - Je ne dis pas des vacheries par pure méchanceté. J'apprécie Kirsti Fyrie. - Je suppose que tu apprécies Oskar Rondheim par la même occasion, dit Pitt. - Je n'aimerais pas ce serpent même s'il était général de l'armée du Salvador, dit-elle. Mais tu es bien obligé de le reconnaître, il tient Kirsti et la Fyrie Limited serrées au fond de sa poche. - Pourquoi ? Dis-nous donc pourquoi ? s'écria Pitt. Comment Kirsti peut-elle donc l'aimer s'il la terrifie à ce point ? Tidi remua la tête. - Je n'en sais rien. Je me souviens encore de la douleur qu'exprimaient ses yeux pendant qu'il lui serrait la nuque. - Peut-être que c'est une masochiste, et que Rondheim est sadique, dit Sandecker. - Si Rondheim est le cerveau qui a commandité ces horribles meurtres, il faut que tu ailles raconter tout ce que tu sais aux autorités compétentes, déclara Tidi. Si tu laisses les choses aller trop loin, il se pourrait que vous soyez tués, vous aussi. Pitt prit un air triste. - C'est honteux, amiral. Votre propre secrétaire est en train de sous-estimer de façon flagrante deux des personnes qu'elle préfère. Il se tourna ensuite vers Tidi, avec un regard plaintif. 212 - Comment peux-tu penser une chose pareille ? Sandecker poussa un léger soupir. - Il est devenu pratiquement impossible de trouver de la loyauté chez un employé, de nos jours. - De la loyauté ! s'écria Tidi en les regardant comme s'ils étaient devenus fous. Quelle autre fille accepterait de se faire trimballer ainsi d'un bout à l'autre du globe, dans des avions-cargos de l'armée sans aucun confort, de se faire geler sur un vieux rafiot puant au milieu de l'Atlantique nord, et de subir un harcèlement sexuel continuel, tout ça pour le maigre salaire que je reçois ? Si ce n'est pas de la loyauté, j'aimerais bien savoir comment vous appelez ça, avec votre manque d'égards typiquement masculin ? - Des conneries ! Voilà comment j'appelle ça, dit Sandecker. Il posa les mains sur les épaules de Tidi, et plongea son regard dans le sien. - Croyez-moi, Tidi, j'apprécie énormément votre amitié et le fait que vous vous inquiétiez de ma santé, et je suis certain que Dirk vous porte autant d'estime que moi. Mais il faut que vous compreniez qu'un de mes meilleurs amis et que trois de mes hommes se sont fait assassiner, et que de plus on a essayé de tuer Dirk ici même. Je ne suis pas le genre de type qui va se cacher sous une couverture et qui appelle les flics. Sacré bon Dieu, ce satané bordel nous est tombé dessus, et nous ne savons même pas qui est derrière tout ça. Lorsque nous saurons qui sont ces gens - et seulement à ce moment-là -j'accepterai de mettre les pouces et de laisser la loi et ses défenseurs prendre le reste en charge. Est-ce que vous me suivez ? Une expression surprise avait envahi les traits de Tidi face à la brutale manifestation d'affection de 213 Sandecker. Cette expression disparut alors pour laisser la place à de grosses larmes qui se mirent à couler le long de ses joues. Elle posa la tête sur l'épaule de l'amiral. - Je suis ridicule, dit-elle dans un murmure. Il faut toujours que j'ouvre le bec. La prochaine fois que ça m'arrivera, je vous en prie, mettez-moi un bâillon. - Vous pouvez compter sur moi, dit Sandecker d'un ton plus doux que ce que Pitt avait jamais entendu venant de sa part. C'est bon, maintenant, levons l'ancre et fichons le camp à Reykjavik. Le vieux ton rocailleux avait fait sa réapparition. C'est de cette manière qu'il ajouta : - Je crois qu'un bon grog bouillant ne me ferait pas de tort. Tout à coup, Pitt se figea, leva une main pour réclamer le silence, se dirigea vers la porte de la timonerie, sortit, et tendit l'oreille. C'était faible, mais néanmoins perceptible. A travers l'épaisseur de la brume, cela faisait penser à un bourdonnement régulier. Il s'agissait en fait du bruit d'un moteur tournant à haut régime. CHAPITRE XI - Vous entendez ça, amiral ? - J'entends, dit Sandecker qui se trouvait à ses côtés. A cinq kilomètres environ, mais il s'approche rapidement. Il resta concentré l'espace de quelques secondes. - Je crois bien qu'il file en ligne droite, ajouta-t-il. Pitt acquiesça d'un signe de tête. - Il fonce droit sur nous, précisa-t-il en essayant en vain de percer du regard la purée de pois. Ça sonne d'une drôle de façon. Presque comme la plainte d'un moteur d'avion. Ils doivent posséder un radar. Aucun timonier pourvu d'une moitié de cerveau n'oserait foncer à une vitesse pareille dans le brouillard. - Ils savent où nous nous trouvons alors, dit Tidi à voix basse, comme si quelqu'un avait pu l'entendre par-delà le bastingage. - En effet, ils savent que nous sommes là, dit Pitt. A moins que je ne me trompe lourdement, ils ont l'intention de venir jeter un coup d'oil à ce bateau. Un parfait étranger, sans une petite idée derrière la tête, se serait écarté pour passer au large, à la minute même où il aurait repéré notre trace sur l'écran de son radar. Celui-ci a manifeste- 215 ment décidé de nous causer des ennuis. Je suggère que nous lui réservions une petite surprise. - Comme trois lapins qui se prépareraient à jouer avec une meute de loups, dit Sandecker. Ils sont certainement dix fois plus nombreux que nous et... ils sont sans doute armés jusqu'aux dents, ajouta-t-il doucement. Notre meilleur atout, ce sont les moteurs Sterling. Dès que nous aurons démarré, nos visiteurs disposeront d'autant de chances de nous rattraper qu'un épagneul face à un lévrier de course. - Ne comptez pas trop là-dessus, amiral. S'ils savent que nous sommes là, ils savent aussi quel bateau nous avons choisi, et ils connaissent la vitesse à laquelle il peut aller. Si leur intention est bien de monter à bord, ils ont dû utiliser un navire dont la puissance dépasse celle du Grimsi. - Un hydrofoil, vous pensez ? demanda lentement Sandecker. - Exactement, répondit Pitt. Ce qui signifie que leur vitesse maximale doit se trouver quelque part entre quarante-cinq et soixante nouds. - Ce n'est pas très bon, dit Sandecker d'un ton posé. - Ce n'est pas mauvais non plus, répliqua Pitt. Il reste en fin de compte deux avantages en notre faveur. Il exposa rapidement le plan qu'il avait en tête. Tidi, assise sur une banquette dans la timonerie, sentit son corps se paralyser, et comprit que son visage était devenu livide sous son maquillage. Elle n'arrivait pas à croire ce qu'elle était en train d'écouter. Elle se mit à frissonner jusqu'à ce que sa voix même se mette à trembler. - Tu... Tu ne veux tout de même pas dire que... - Sinon, dit Pitt, on va se trouver face à des ennuis plus terribles que ceux de River City. 216 II s'interrompit, pour contempler les traits blêmes de Tidi, son air d'incompréhension, ses doigts qui tortillaient nerveusement l'étoffe de son chemisier. - Mais ce que tu es en train de préparer, c'est un meurtre de sang-froid. Pendant un instant, ses lèvres murmurèrent d'autres mots inintelligibles, avant qu'elle s'efforce de se ressaisir. - Tu ne peux pas tuer des gens de cette façon, sans même les mettre en garde. Des gens innocents que tu ne connais même pas ! - C'est ce que nous allons faire, lança Sandecker d'un ton rogue. Nous n'avons pas de temps à perdre à expliquer les réalités de l'existence à une femme effrayée. Il lui lança un regard qui montrait qu'il la comprenait, même si sa voix continuait d'être sévère. - Je vous prie de descendre et de vous mettre en sécurité derrière tout ce que vous pourrez trouver à l'abri des balles. Il ajouta, à l'adresse de Pitt : - Prenez la hache d'incendie pour couper la chaîne d'ancre. Envoyez-moi un signal quand vous voudrez toute la gomme. Pitt poussa Tidi vers l'échelle qui menait en bas. - Ne jamais discuter les ordres du capitaine, dit-il en lui donnant une petite tape sur l'épaule. Et ne te tracasse plus. Si les visiteurs sont amicaux, tu ne dois t'inquiéter de rien. Il était en train de soulever la hache lorsque les Sterlings reprirent vie en rugissant. - Encore heureux que nous n'ayons pas été obligés de déposer une garantie en échange de ce bateau, murmura-t-il d'un air distrait tandis que la hache s'enfonçait dans la rambarde de bois en tranchant la corde, et envoyait un éclat d'une quin- 217 zaine de centimètres par-dessus bord, en compagnie de l'ancre, qui resterait à tout jamais dans les fonds de sable noir. Le bateau, toujours invisible, ne se trouvait plus très loin d'eux à présent. Le grondement de son moteur mourut peu à peu et se transforma en un battement sourd quand l'homme aux commandes réduisit les gaz pour venir se ranger contre le flanc du Grimsi. De l'endroit de la proue où il se trouvait, serrant et desserrant les doigts sur le manche de la hache, Pitt parvint à discerner les clapotis de l'eau sur la coque de l'hydrofoil, que sa vitesse réduite avait fait s'enfoncer plus profondément dans la mer. Il se redressa avec précaution, plissant les paupières pour essayer de percer l'épaisseur de la brume à la recherche d'un signe ou d'un geste, mais en vain. Les environs de la proue étaient plongés dans une quasi-obscurité. La visibilité était réduite à moins de six mètres. Ensuite, une ombre imposante apparut lentement, présentant son flanc bâbord. Pitt distinguait à peine les quelques silhouettes qui se tenaient sur le pont avant, ainsi qu'une lueur derrière elles que Pitt savait être le poste de commande. C'était comme un vaisseau fantôme dont les hommes d'équipage étaient des spectres. La grande forme grise s'avança d'un air menaçant et vint se dresser aux abords du Grimsi. Le navire inconnu avait une longueur d'environ trente mètres, sinon davantage, estima Pitt. Il pouvait voir les hommes de façon plus nette à présent, s'appuyant au bastingage, ne disant mot, tapis comme s'ils se préparaient à sauter. Les armes automatiques qu'ils tenaient en main apprirent à Pitt tout ce qu'il voulait savoir. Avec sang-froid et précision, à moins de deux mètres cinquante du canon des armes à bord du vaisseau fantôme, Pitt exécuta trois mouvements 218 de manière si rapide qu'ils eurent l'air simultanés. Balançant le fer de la hache sur le côté, il frappa lourdement un cabestan d'acier à l'aide du côté plat - le signal à l'adresse de Sandecker. Puis, dans le même mouvement de balancier, il projeta la hache dans les airs et vit le tranchant s'enfoncer dans la poitrine d'un homme qui était occupé à bondir en direction du pont du Grimsi. L'homme et le métal se rencontrèrent en plein ciel, et un cri épouvantable jaillit de la gorge de l'homme alors qu'il s'affalait sur le bastingage en compagnie de la hache. Il resta suspendu à cet endroit un bref instant, agrippant le manche de la hache avec les doigts d'une main livide, puis tomba dans les eaux grises. Avant même que les flots se soient refermés sur la tête de l'homme, Pitt s'était jeté sur les planches usées du pont, et le Grimsi avait bondi en avant comme une gazelle apeurée, pourchassé par une tempête de balles qui venaient de jaillir et qui traversèrent le pont en direction de la timonerie. Le vieux bateau disparut alors en s'enfonçant dans la brume. En demeurant sous le plat-bord, Pitt rampa vers l'arrière et s'approcha de l'entrée de la timonerie. Le sol était jonché d'éclats de bois et de verre. - Touché ? demanda Sandecker sur le ton de la conversation, sa voix difficilement audible au milieu du rugissement des moteurs Sterling. - Pas moi, dit Pitt. Et vous ? - Ces salauds m'ont tiré au-dessus de la tête. Mais ajoutez ça au fait que je suis capable de me baisser jusqu'à quatre-vingt-dix centimètres, et vous aurez une vue assez claire de la situation. Il se détourna, l'air pensif. - J'ai cru entendre un cri avant que l'enfer ne se mette en action. Pitt sourit. 219 - Je ne vous raconterai pas de mensonges. J'ai dû me servir de ma petite hache. Sandecker remua la tête. - Trente années passées dans la marine, et c'est la première fois qu'un équipage sous mes ordres est obligé de repousser un abordage. - Notre problème va maintenant être d'empêcher que cette manouvre ne se répète. - Ça ne sera pas facile. On avance à l'aveuglette. Leur fichu radar repère le moindre de nos mouvements. Ce qu'on doit craindre le plus, c'est d'emboutir quelque chose. Vu qu'ils nous rendent au moins dix à vingt nouds, ils ont toutes les chances de remporter le premier prix de colin-maillard. Je ne peux pas échapper à l'inévitable. Si l'homme qui tient leur barre n'est pas complètement idiot, il va se servir de sa supériorité en vitesse pour nous dépasser, virer à quatre-vingt-dix degrés et revenir nous prendre par le travers. Pitt réfléchit un instant. - Espérons que ce type à la barre est droitier. Sandecker plissa les sourcils avec l'air de ne pas comprendre. - Vous pourriez m'expliquer ? - Les gauchers sont une minorité. Le plus grand pourcentage reste en faveur des droitiers. Au moment où l'hydrofoil se rapprochera à nouveau de nous - pour l'instant, sa proue n'est sans doute pas à plus de quatre cents mètres de notre cul - l'homme à la barre aura tendance à glisser sur tribord avant de couper les gaz pour venir nous éperonner. Cela nous laisse l'opportunité de nous servir de l'un de nos deux avantages. Sandecker lui lança un coup d'oil. - Je n'arrive même pas à en imaginer un seul. - Un hydrofoil compte sur sa vitesse rapide pour supporter son poids. Les ailes portantes glissent sur l'eau de la même manière que les ailes 220 d'un avion dans l'air. Son atout principal est la vitesse, mais son point faible c'est sa maniabilité. Pour parler plus simplement, un hydrofoil ne peut pas virer aussi sec. - Et nous le pouvons, c'est bien ça ? - Le Grimsi pourrait tracer deux cercles au milieu d'un des leurs. Sandecker écarta les mains des barreaux du gouvernail et remua les doigts. - Ça me paraît très bien, posé comme ça, mais nous ne savons pas à quel moment ils vont se mettre à virer. Pitt poussa un léger soupir. - Nous écouterons. Sandecker se tourna vers lui. - En coupant les moteurs ? Pitt répondit d'un signe de tête. Lorsque les mains de Sandecker se posèrent à nouveau sur le gouvernail, ses doigts s'y agrippèrent si fort que ses jointures blanchirent, tandis que ses lèvres se crispaient. - Ce que vous êtes en train de suggérer est sacrement risqué. Que l'un des deux Sterlings décide de s'arrêter, et on se retrouve aussitôt transformés en proie sans défense. Il indiqua la cuisine d'un signe de tête. - Est-ce que vous avez songé à elle ? - Je pense à chacun de nous. Qu'on reste sans bouger ou qu'on file, le risque d'être canardés reste le même. Qui ne risque rien n'a rien - vous en penserez ce que vous voudrez, mais même si elle est minime, il nous reste une chance. Sandecker lança un regard pénétrant à Pitt, qui se dressait de toute sa hauteur sur le seuil. Il put remarquer que ses yeux paraissaient déterminés et son menton ferme. - Vous avez parlé de deux avantages, dit-il. - La surprise, dit Pitt d'un ton calme. Nous 221 savons savuna ce qu'ils ont l'intention de faire. Ils ont beau disposer d'un radar, cela ne leur donne pas la possibilité de lire nos pensées. C'est en cela que consiste notre deuxième avantage, le plus important - les mouvements imprévus. Pitt jeta un oil à sa montre Doxa. Une heure trente, l'après-midi n'était pas encore très avancé. Sandecker venait de couper les moteurs, et Pitt s'efforçait de garder sa concentration. Le brusque silence et la tranquillité du brouillard rivalisaient pour lui engourdir l'esprit. Au-dessus du Grimsi, le soleil n'était qu'un disque d'une blancheur terne, dont l'éclat faiblissait puis reprenait vigueur au gré du passage des voiles de brume. Pitt respirait lentement et de façon régulière pour ne pas laisser l'air froid et humide envahir ses poumons. Il frissonnait dans ses vêtements, trempés par les fines gouttelettes qui perlaient et s'accumulaient sur toutes les surfaces métalliques. Il resta planté sous un abri à l'avant du bateau, en attendant que le grondement des Sterlings ait quitté ses oreilles, attendant qu'elles distinguent le bruit des moteurs de l'hydrofoil. Il n'eut pas à patienter longtemps. Il repéra bientôt le rythme régulier de l'appareil tandis que les explosions qui jaillissaient de ses tuyères d'échappement se faisaient de plus en plus fortes. Il fallait que tout se passe de manière parfaite du premier coup. Ils ne disposeraient pas d'une seconde chance. L'opérateur radar à bord de l'hydrofoil était sans doute en ce moment même occupé à réagir au fait que le bip sur son écran venait de ralentir sa progression et s'était arrêté. Avant qu'il puisse avertir le capitaine, et qu'une décision soit prise, il serait trop tard pour effectuer un changement de cap. La vitesse supérieure de l'hydrofoil aurait déjà amené la proue de l'appareil à la hauteur du Grimsi. 222 Pitt examina le contenu des récipients rangés en ordre derrière lui, pour la dixième fois consécutive. Il devait sans doute s'agir de l'arsenal le plus modeste qui ait jamais été constitué, songea-t-il. Un des récipients était un pot de verre de quatre litres, que Tidi était parvenue à dénicher dans la cuisine. Les trois autres étaient des bouteilles de gaz cabossées et rouillées, de taille différente, que Pitt avait trouvées dans un placard derrière la salle des machines. A l'exception de leur contenu, des mèches de tissu qui en sortaient et des trous percés dans le haut des bouteilles, les quatre récipients n'avaient pas grand-chose en commun. L'hydrofoil était proche à présent - très proche. Pitt se tourna en direction de la timonerie, et s'écria : « Maintenant ! » Ensuite, il alluma la mèche du bocal de verre à l'aide de son briquet et rassembla son énergie en vue de la soudaine accélération dont il venait de lancer l'ordre. Sandecker poussa sur le démarreur. Les Sterlings se mirent à tousser, une fois, deux fois avant de se mettre à tourner en grondant. Il fit basculer le gouvernail en plein sur bâbord et appuya sur la manette des gaz. Le Grimsi s'élança au-dessus des flots comme un cheval de course qui vient de recevoir une flèche dans le derrière. L'amiral tint bon d'un air inflexible, agrippant la barre et s'attendant à moitié à entrer en collision frontale avec l'hydrofoil. Puis, comme un barreau du gouvernail s'envolait et venait cogner le compas, il se rendit compte que des balles frappaient la timonerie. Il ne pouvait rien voir, mais il savait que l'équipage de l'hydrofoil était en train de tirer à l'aveuglette dans la brume, seulement guidé par les renseignements que fournissait l'opérateur radar. Pour Pitt, la tension était devenue insoutenable. Son regard passait alternativement du mur de brume qui entourait la proue du bateau au réci- 223 pient qu'il tenait en main. La mèche enflammée se rapprochait dangereusement du goulot ainsi que du pétrole qui se trouvait derrière la paroi de verre. Cinq secondes, pas davantage, ensuite il serait obligé de balancer le flacon par-dessus bord. Il se mit à compter. Parvint jusqu'à cinq, et puis compta encore six, et sept. Il arma son bras. Huit. C'est alors que l'hydrofoil jaillit de la brume dans la direction opposée à la leur, à moins de trois mètres du bord du Grimsi. Pitt jeta le flacon. L'instant qui suivit resterait à tout jamais fixé dans la mémoire de Pitt. L'image terrible d'un grand individu aux cheveux blonds dans un coupe-vent de cuir qui étreignait la rambarde du pont, et qui suivait du regard avec une fascination horrifiée l'objet porteur de mort qui fonçait vers lui à travers l'air humide. Puis le flacon se fracassa sur la cloison qui se trouvait derrière l'homme, et il disparut dans une étincelante explosion de flammes. Pitt n'en vit pas davantage. Les deux bateaux s'étaient croisés à toute vitesse et l'hydrofoil s'éloignait déjà. Pitt n'avait pas le loisir de réfléchir. Rapidement, il enflamma la mèche sur l'une des bouteilles de gaz alors que Sandecker faisait virer le Grimsi à bâbord toute, sur un angle de cent quatre-vingts degrés en direction du sillage de l'hydrofoil, qui manifestement en avait assez de se faire mener par le bout du nez. L'appareil avait ralenti, et une lueur vacillante de teinte rouge orange s'apercevait aisément au travers de la grisaille de brume. L'amiral fonça en plein sur lui. Il se tenait droit comme un « I » à présent. Il était certain que ceux qui auraient pu tirer en direction du Grimsi trente secondes auparavant ne se tenaient pour l'heure plus sur le pont en flammes avec l'idée de trouer de balles le vieux rafiot. Comme il n'était d'ailleurs plus possible à l'hydrofoil de songer éperonner quoi que ce soit avant que l'incendie soit éteint. 224 - Envoyez-leur-en un autre, cria Sandecker à Pitt à travers la fenêtre en morceaux à l'avant de la timonerie. Donnez donc à ces salopards le goût de leurs propres médicaments. Pitt ne répondit pas. Il eut à peine assez de temps pour jeter la bouteille enflammée avant que Sandecker ne vire à nouveau sèchement pour revenir une troisième fois croiser la route de l'hydrofoil. A deux reprises encore, ils foncèrent dans le brouillard, et à deux reprises Pitt lança ses projectiles cabossés qui venaient répandre le feu sur l'hydrofoil, jusqu'à ce que son arsenal de fortune soit épuisé. Et c'est alors que le choc vint frapper le Grimsi de plein fouet, une vague étourdissante qui jeta Pitt sur le pont et qui fit voler en éclats ce qui restait de vitres intactes autour de Sandecker. L'hydrofoil venait d'exploser dans un grondement d'éruption volcanique, se transformant aussitôt en enfer de feu et répandant au loin des débris enflammés. Le vacarme rebondit sur les falaises du rivage et revint en écho alors que Pitt se relevait en chancelant pour contempler d'un air incrédule les restes de l'hydrofoil. Ce qui avait été un vaisseau aux lignes superbes n'était plus à présent qu'un fouillis dévasté qui flambait avec furie à la surface des eaux. Il tituba en s'avançant vers la timonerie - son sens de l'équilibre momentanément mis à mal par le bourdonnement causé par l'explosion qui emplissait ses oreilles - tandis que Sandecker réduisait la vitesse du Grimsi pour lui faire longer l'épave embrasée. - Vous voyez des survivants ? demanda Sandecker. Il avait une coupure sur l'une des joues, d'où coulait une traînée de sang. Pitt remua la tête. 225 - Il a dû y en avoir, dit Pitt d'un air impitoyable. Mais même si l'un des membres d'équipage a réussi à se jeter à la mer avant l'explosion, il sera mort de froid avant que nous ayons pu le repérer dans cette soupe. Tidi pénétra dans la timonerie, pressant d'une main une ecchymose violacée au milieu de son front, avec une expression de total ahurissement. - Que... Que s'est-il passé ? Ce fut tout ce qu'elle parvint à articuler. - Il ne s'agissait pas des réservoirs de carburant, dit Sandecker. De ça au moins, je suis sûr. - Je suis d'accord, dit Pitt d'un air mécontent. Ils avaient dû entreposer des explosifs sur le pont et mon dernier cocktail maison leur est tombé dessus. - Pas très malin de leur part, déclara Sandecker d'un ton presque réjoui. Les réactions imprévisibles, c'est bien ce que vous aviez dit, et vous aviez raison. Ces fichus salauds n'ont jamais imaginé une seconde que des souris acculées se mettraient à se battre comme des tigres. - En fin de compte, on a fait un peu plus que match nul, dit Pitt. Il aurait dû se sentir mal, mais sa conscience ne le troublait guère. La revanche - lui et Sandecker avaient agi poussés par le désir de sauver leurs vies, mais aussi par esprit de revanche. Ils venaient de livrer un premier versement pour venger Hunne-well et les autres, mais le règlement final était encore loin. C'est étrange, pensa-t-il, comme il est facile de tuer des hommes que vous ne connaissez pas, dont vous ne savez rien de la vie. « Votre souci concernant la vie, j'en ai peur, sera la cause de votre défaite », avait déclaré le docteur Jonsson. «Je vous en supplie, mon ami, n'ayez aucune hésitation lorsque le moment sera venu. » Pitt ressentit une satisfaction amère. Le moment était venu, et 226 il n'avait montré aucune hésitation. Il n'avait même pas eu le temps de songer à la souffrance et à la mort qu'il était en train d'infliger. Il se demanda en son for intérieur si cette capacité inconsciente de tuer de parfaits étrangers n'était pas ce qui rendait les guerres acceptables pour le genre humain. La voix étouffée de Tidi vint mettre un terme à ses réflexions. - Ils sont morts. Ils sont tous morts. Elle fut secouée par des sanglots, et elle se couvrit le visage de ses mains, tandis que son corps était parcouru de frissons. - Vous les avez tués, reprit-elle, vous les avez brûlés vifs, de sang-froid. - Je vous demande pardon, madame, dit Pitt d'un ton sec. Ouvre un peu les yeux ! Et jette un regard autour de toi. Ces trous dans les panneaux de bois n'ont pas été creusés par des piverts. Pour utiliser de bons vieux clichés qu'on trouve dans n'importe quel western - ils ont tiré les premiers, shérif, ou bien nous n'avions pas le choix, marshal, c'était eux ou nous. Vous avez tout faux sur le scénario, chère amie. Les bons, c'était nous. Et c'était bien eux qui avaient l'intention de nous supprimer de sang-froid. Elle leva les yeux vers le visage maigre et déterminé, remarqua le regard vert plein de compréhension, et brusquement fut envahie par la honte. - Vous étiez prévenus, non ? Je vous avais dit de me mettre un bâillon la prochaine fois que je deviendrais hystérique et que j'ouvrirais mon bec. Pitt croisa son regard. - L'amiral et moi-même t'avons supportée jusqu'ici. Aussi longtemps que tu nous approvisionneras en café, nous ne nous plaindrons pas à la direction. 227 Elle se leva alors et vint embrasser Pitt avec gentillesse, le visage humide de larmes. - Deux cafés qui courent, dit-elle en s'essuyant les yeux du plat de la main. - Et va aussi te laver le visage, dit-il en souriant. Ton mascara dégouline sur tes joues. Avec obéissance, elle fit volte-face et descendit en direction de la cuisine. Pitt se tourna vers San-decker pour lui adresser un clin d'oil. L'amiral répondit d'un geste de la tête, en signe de connivence masculine, puis détourna le regard vers le vaisseau en flammes. L'hydrofoil était en train de couler par la poupe, s'enfonçant rapidement dans les flots. La mer, parvenue aux plats-bords, avala les flammes, répandant des nuages de fumées, et l'hydrofoil disparut. En quelques secondes, il ne resta plus qu'un remous tourbillonnant de bulles huileuses, des bouts d'épave impossibles à identifier, et une écume sale et crémeuse pour marquer l'emplacement de la tombe. C'était comme si le vaisseau n'avait jamais été rien d'autre qu'un vague cauchemar du genre de ceux qui se terminent lorsque le jour se lève. Avec un effort supérieur de volonté, Pitt ramena ses pensées à des considérations plus pratiques. - Il n'y a plus aucune raison de traîner dans le coin. Je suggère que nous prenions le chemin de Reykjavik aussi vite que la brume le permettra. Le plus loin nous pourrons filer avant que le temps ne s'éclaircisse sera le mieux. Sandecker accorda un regard à sa montre. Il était à présent une heure quarante-cinq. Du début à la fin, l'action n'avait duré qu'un quart d'heure à peine. - Un grog bouillant me paraît toujours aussi indiqué, dit-il. Restez à proximité du profondi-mètre. Lorsque le fond sera à moins de trente 228 mètres, nous saurons que nous approchons un peu trop de la côte. Trois heures plus tard, à une trentaine de kilomètres au sud-ouest de Reykjavik, ils contournaient la pointe de la péninsule de Keflavik, et sortaient enfin du brouillard. L'éclat d'un soleil éblouissant les accueillit, qui semblait briller en permanence au-dessus de l'Islande. Un avion de la Pan American, qui venait de décoller de la piste de l'aéroport international de Keflavik, les survola, sa peau d'aluminium étincelant dans la lumière du soleil, avant d'effectuer un vaste mouvement circulaire vers l'est et la ville de Londres. Pitt le suivit des yeux, et s'imagina aux commandes en train de poursuivre les nuages, au lieu de se trouver sur le pont d'un vieux rafiot balancé par les eaux. Ses pensées furent interrompues par Sandecker. - Je ne trouve pas les mots pour vous dire combien je suis triste de rendre son bateau à Rond-heim dans un état pareil, dit l'amiral dont le visage était proprement coupé en deux par un sourire démoniaque et sournois. - Votre sollicitude est touchante, lui répondit Pitt en manière de sarcasme. - Mais que diable, Rondheim pourra s'en sortir à peu de frais, ajouta Sandecker en lâchant le gouvernail d'une main pour indiquer la timonerie ravagée. Un petit peu de bois neuf, une couche de peinture, de nouvelles vitres, et il sera de nouveau en parfait état. - Il se pourrait bien que Rondheim prenne avec le sourire les dégâts causés au Grimsi, mais je ne crois pas qu'il se tienne les côtes de rire lorsqu'il apprendra le sort de l'hydrofoil et de son équipage. Sandecker se tourna vers Pitt. - De quelle manière faites-vous la connexion entre Rondheim et cet hydrofoil ? 229 - La connexion, c'est le bateau sur lequel nous nous trouvons. - Il va vous falloir trouver mieux que ça, dit Sandecker avec impatience. Pitt s'assit sur une banquette, au-dessus de laquelle se trouvait un compartiment renfermant une bouée de sauvetage, et alluma une cigarette. - Rondheim avait élaboré son plan à la perfection, mais il avait sous-estime la chance sur un millier que nous avions de choisir ce bateau. Nous nous demandions pourquoi le Grimsi se trouvait à quai, dans les installations de la Fyrie... Eh bien, il était là dans le but de nous filer le train. Peu de temps après que nous aurions pris le large et commencé à traverser le port dans le yacht de luxe, son équipe aurait fait son apparition sur le quai, serait montée à bord de ce bateau de pêche d'apparence anodine, et se serait lancée à nos trousses pour nous tenir à l'oil. Si nous nous étions livrés à des opérations suspectes une fois arrivés en haute mer, ils n'auraient eu aucune difficulté à nous en empêcher. La vitesse maximale du cruiser approche sans doute les vingt nouds. Et nous savons maintenant que celle du Grimsi est plus proche des quarante. - L'expression de certains visages a dû être impayable, dit Sandecker en souriant. - La panique a sans doute été totale un petit temps, acquiesça Pitt, jusqu'à ce que Rondheim parvienne à imaginer un plan de rechange. Je dois le reconnaître, c'est un rusé salaud. Il était plus soupçonneux envers notre attitude que nous le pensions. Et pourtant, il n'était pas encore tout à fait sûr de ce que nous avions en tête. Le déclic s'est fait lorsque nous avons emprunté le navire qu'il ne fallait pas, un peu par hasard. Quand le choc a été passé, il s'est dit, ce qui était une erreur, que nous l'avions percé à jour et que nous avions 230 l'intention de bousiller son commerce. Mais ce qu'il a compris à ce moment-là, c'est l'endroit vers lequel nous nous dirigions. - Le jet noir, dit Sandecker sans une hésitation. Il comptait nous jeter en pâture aux poissons quand nous lui aurions indiqué la position exacte. C'était l'idée, n'est-ce pas ? Pitt remua la tête. - Je ne crois pas que son intention de départ était de se débarrasser de nous. Nous avions réussi à l'abuser, concernant le matériel de plongée. Il s'est dit que nous allions essayer de retrouver l'épave à partir de la surface et que nous reviendrions ensuite pour aller jeter un coup d'oil au fond. - Et pourquoi a-t-il changé d'avis en cours de route ? - A cause de l'observateur qui se trouvait sur la côte. - Mais d'où est-ce qu'il est sorti, celui-là ? - Il est venu de Reykjavik en voiture. Pitt aspira une bouffée de sa cigarette, et retint la fumée un instant, avant de la relâcher et de poursuivre. - Nous filer le train n'était pas un problème, si ce n'est qu'il était toujours possible de nous perdre au milieu d'un banc de brouillard islandais. Il a alors simplement donné l'ordre à l'un de ses hommes de patrouiller dans la péninsule de Kefla-vik en attendant qu'on montre le bout de notre nez. Lorsque nous avons eu la bonté de le faire, l'homme de guet nous a suivis le long de la route côtière et s'est arrêté quand nous avons jeté l'ancre. Nos gestes, qu'il épiait avec des jumelles, ont dû lui sembler parfaitement innocents, mais comme Rondheim, nous nous sommes montrés trop sûrs de nous et nous avons perdu de vue un point de détail. 231 - C'est impossible, protesta Sandecker. Nous avons pris toutes les précautions. Quel que soit celui qui nous a épiés, il aurait eu besoin du télescope du mont Palomar pour découvrir que c'était Tidi qui avait pris vos vêtements pour se déguiser. - Exact. Mais des jumelles japonaises de sept-cinq étaient bien suffisantes pour apercevoir mes bulles d'air crever la surface et briller dans l'éclat du soleil. - Nom de Dieu ! jura Sandecker. C'est déjà difficile à repérer à faible distance, mais de si loin, sur une mer calme, avec le soleil juste au-dessus... Il hésita. - L'homme de guet a alors prévenu Rondheim - à l'aide d'une radio à bord de son véhicule, plus que probablement - et lui a appris que nous étions en train de plonger vers l'épave. Rondheim était le dos au mur à présent. Il fallait nous arrêter avant que nous ne découvrions un élément essentiel de son petit jeu. Il fallait qu'il mette la main sur un navire capable de battre le Grimsi de vitesse. C'est alors que l'hydrofoil fait son entrée. - Un élément essentiel de son petit jeu ? Quel élément ? demanda Sandecker. - Nous savons à présent qu'il ne s'agit ni de l'appareil ni de son équipage. Tout signe distinctif avait été effacé. Ce qui ne nous laisse que la cargaison. - Les modèles réduits ? - Les modèles réduits, répéta Pitt. Ils représentent plus qu'un simple hobby. Ils doivent avoir un usage bien spécifique. - Et de quelle manière avez-vous l'intention de découvrir à quoi ils peuvent servir ? - Elémentaire, dit Pitt avec un sourire rusé. C'est Rondheim qui va nous l'apprendre. Nous allons les confier aux types du consulat qui nous 232 ont vendu les amorces à bord de ce bateau de pêcheurs, et ensuite nous allons filer vers l'embarcadère Fyrie comme si rien ne s'était passé. Rondheim va tout tenter pour savoir si nous avons trouvé quelque chose. Je compte sur lui pour commettre un geste inconsidéré. A ce moment-là, nous n'aurons plus qu'à les lui balancer à l'endroit où ça fera le plus mal. CHAPITRE XII II était quatre heures lorsqu'ils regagnèrent les quais d'embarquement de la Fyrie. La rampe était déserte, le chef de quai et le gardien brillaient par leur absence. Mais Pitt et Sandecker ne s'y trompèrent pas. Ils savaient que chacun de leurs gestes était épié, depuis l'instant où le Grimsi avait doublé la digue du port. Avant de rejoindre Tidi et Sandecker qui venaient de quitter le malheureux petit bateau endommagé, Pitt laissa une note sur le gouvernail, qui disait : DESOLE POUR LE BORDEL. NOUS AVONS ETE ATTAQUES PAR UN ESSAIM D'ABEILLES. METTEZ LES REPARATIONS SUR L'ADDITION. Et il signa « Amiral James Sandecker. » Vingt minutes plus tard, ils pénétraient dans le consulat. Les jeunes membres du personnel qui avaient joué en vrais professionnels le rôle des pêcheurs les avaient précédés de cinq minutes et avaient déjà eu le temps d'enfermer les deux maquettes dans le coffre du consul. Sandecker les remercia chaudement et promit d'offrir un nouvel équipement de plongée en remplacement de celui que Pitt avait été forcé de laisser tomber au fond de l'eau. 235 Pitt prit alors une douche rapide, changea de vêtements et emprunta un taxi pour se rendre à l'aéroport de Keflavik. La voiture, une Volvo noire, quitta rapidement la pittoresque cité au ciel immaculé et fila sur l'étroite voie asphaltée de la route côtière menant à l'aéroport. A la droite de Pitt, s'étendait l'Atlantique, pour l'heure d'un bleu aussi pur que les eaux de la mer Egée baignant les îles grecques. Le vent se levait sur les flots, et il put apercevoir une petite flotte de bateaux de pêche qui s'avançaient rapidement en direction du port, poussés par le rythme incessant des vagues. A sa gauche, une plaine verte s'allongeait, parcourue d'ondulations et de rides, parsemée de vaches en train de brouter et de ces célèbres poneys islandais à longue crinière. Face à un spectacle d'une telle beauté, Pitt se mit à songer aux Vikings, ces individus grossiers, fort buveurs et grands batailleurs, qui avaient ravagé chacune des cités civilisées où ils avaient mis le pied, et dont l'histoire avait été romancée de manière incroyablement exagérée, et enjolivée par des légendes transmises au fil des siècles. Ils avaient débarqué en Islande, avaient prospéré et avaient ensuite disparu. Mais le souvenir des Hommes du Nord n'était pas oublié en Islande, où les rudes autochtones, que la mer avait encore aguerris davantage, affrontaient chaque jour tempête et brouillard pour pêcher le poisson qui nourrissait la nation et son économie. Les pensées de Pitt furent rapidement ramenées à la réalité par la voix du chauffeur, alors qu'ils franchissaient l'entrée de l'aéroport. - Est-ce que vous voulez aller au terminal principal, monsieur ? - Non. Plutôt aux hangars d'entretien. Le chauffeur resta un instant pensif. 236 - Désolé, monsieur. Ils se trouvent au-delà de la limite du terminal passagers. Seuls les véhicules autorisés ont le droit de se rendre là-bas. Il y avait quelque chose dans l'accent du conducteur qui intriguait Pitt. Il finit par comprendre de quoi il s'agissait. Cet accent venait indubitablement du Midwest des Etats-Unis. - Tentons le coup quand même, d'accord ? Le chauffeur haussa les épaules et fit rouler la voiture en direction de l'entrée de la zone réservée. Il s'arrêta alors, tandis qu'un grand homme maigre aux cheveux grisonnants et portant un uniforme bleu jaillissait d'une guérite peinte d'un blanc austère qui devait ressembler à toutes les guérites que l'on trouvait à proximité de toutes les barrières du monde. Il leur adressa un rapide salut amical en touchant le bord de sa casquette du bout des doigts. Pitt baissa sa vitre, se pencha au-dehors et présenta ses papiers de l'armée de l'air. - Major Dirk Pitt, lança-t-il sur un ton officiel, en se présentant lui-même. Je suis en service commandé urgent pour le compte du gouvernement des Etats-Unis, et je dois me rendre aux hangars d'entretien pour examiner un appareil qui ne se trouve pas sur les plans de vol. Le gardien lui accorda un regard dénué de toute expression jusqu'à ce que Pitt eût terminé de parler, puis, avec un sourire idiot, haussa les épaules. Le chauffeur du taxi quitta son volant et sortit de la voiture. - Il ne comprend pas votre langue, major. Si vous le permettez, je vais lui traduire vos paroles. Sans attendre que Pitt marque son accord, le chauffeur mit un bras autour des épaules du gardien et ils s'éloignèrent alors de la voiture, en marchant gentiment vers l'entrée. Le chauffeur s'était mis à parler, ponctuant de gestes élégants les paroles qu'il débitait à toute allure en islandais. 237 C'était la première occasion qu'avait Pitt d'examiner son compagnon plus en détail. Le chauffeur était de taille moyenne, moins d'un mètre quatre-vingts, et n'avait pas plus de vingt-six ou vingt-sept ans. Ses cheveux étaient de couleur paille, et son teint clair, ainsi qu'il en va souvent. Si Pitt l'avait croisé dans la rue, il l'aurait sans doute pris pour un jeune cadre, sorti de l'université depuis trois ans, avide de se faire une place dans la banque appartenant à son beau-père. Finalement, les deux hommes se séparèrent en riant et en échangeant une poignée de mains. Ensuite, le chauffeur revint s'installer au volant et accorda un clin d'oil à Pitt tandis que le garde toujours souriant soulevait la barrière et leur faisait signe de passer. - Vous me semblez avoir la manière avec les hommes de la sécurité, dit Pitt. - C'est indispensable dans ce métier. Un chauffeur de taxi ne vaudrait pas grand-chose s'il n'arrivait pas à négocier avec un gardien pour franchir une grille ou avec un agent de police pour emprunter une rue barricadée. - Il est clair que vous êtes un vrai chef dans ce domaine. - J'ai travaillé pour... Vous voulez voir un hangar particulier, monsieur ? Il y en a plusieurs, un pour chaque grande ligne aérienne. - L'entretien général - celui où l'on s'occupe des appareils en transit qui ne sont pas prévus sur le plan de vol. L'éclat du soleil se reflétait sur la piste de ciment blanc et venait aveugler Pitt. Il sortit une paire de lunettes solaires de sa poche de poitrine et se les posa sur le nez. Plusieurs énormes avions à réaction étaient rangés l'un contre l'autre, présentant les signes distinctifs et les couleurs de TWA, Pan American, SAS, Icelandic, et BOAC, dont les 238 équipes de mécaniciens en combinaisons blanches s'affairaient sous les capots des moteurs et se glissaient sous les ailes avec des tuyaux de carburant. De l'autre côté du terrain, à plus de trois kilomètres, Pitt put apercevoir un appareil de l'armée de l'air des Etats-Unis, dont on s'occupait indubitablement de la même manière. - Nous y voilà, annonça le chauffeur. Permettez-moi de vous offrir mes services comme traducteur. - Cela ne sera pas nécessaire. Laissez tourner le compteur. Je serai de retour dans quelques minutes. Pitt descendit de voiture et s'avança vers l'entrée sur le côté du hangar, un bâtiment d'une taille énorme qui couvrait plus de quatre-vingts ares. Cinq petits avions privés étaient dispersés sur le sol, comme une poignée de spectateurs dans une salle vide. Mais c'est le sixième qui attira l'oil de Pitt. Il s'agissait d'un vieux trimoteur Ford connu sous le nom de Tin Goose. Le revêtement d'aluminium ondulé recouvrant la carcasse et les trois moteurs, dont l'un se trouvait installé sur le nez juste devant le cockpit, alors que les deux autres pendaient dans l'air au bout d'un réseau disgracieux de fils et d'entretoises, tout cela lui donnait, aux yeux d'un spectateur non averti, l'apparence d'une chose trop lourde pour voler avec un contrôle suffisant, ou même pour parvenir à décoller ses roues du sol. Mais les vieux pionniers se mettaient à jurer en l'apercevant. Pour eux, c'était un sacré fils de pute d'avion. Pitt donna une petite tape au flanc de l'appareil, en se demandant s'il pourrait effectuer un vol test à son bord un de ces jours, et prit ensuite le chemin des bureaux qui se trouvaient au fond du hangar. Il ouvrit la porte et pénétra dans ce qui ressemblait à un mélange de vestiaire et de salle de repos, 239 fronçant les narines à cause de l'odeur acre et puissante, faite de sueur, de fumée de cigarettes et d'arôme de café. A l'exception du café, ces effluves étaient à peu près ceux qui flottaient dans la salle de gymnastique d'un collège. Il resta un instant sur le seuil, observant un groupe de cinq hommes rassemblés autour d'une grande cafetière en céramique, et qui riaient de bon cour comme s'ils venaient d'entendre l'un d'eux raconter une blague. Ils portaient tous des combinaisons blanches, certaines propres et sans aucune tache, les autres maculées de larges auréoles d'huile noirâtre. Pitt s'avança vers eux d'un air dégagé, avec le sourire. - Excusez-moi, messieurs, mais l'un d'entre vous parle-t-il anglais ? Un mécanicien aux longs cheveux hirsutes, qui se trouvait le plus près de la cafetière, leva les yeux. - Ouais, j'parle américain, si ça vous va, dit-il d'une voix traînante. - Ce sera parfait, dit Pitt en riant. Je cherche un homme dont les initiales sont S.C. C'est probablement un spécialiste en hydraulique. Le mécanicien lui lança un regard inquiet. - Qui c'est qui veut lui parler ? Pitt s'efforça d'arborer un sourire bienveillant, et présenta une nouvelle fois ses papiers de l'armée. - Pitt, major Dirk Pitt. Au cours des cinq secondes qui suivirent, le mécanicien resta immobile et sans expression, si ce n'est ses yeux qui s'ouvrirent d'étonnement. Ensuite, il leva les mains en l'air en signe de dépit, et les laissa retomber mollement le long de son corps. - Ouais, j'connais votre homme, major. J'savais que ça allait trop bien pour durer. Ce fut au tour de Pitt de paraître étonné. 240 - Qu'est-ce qui allait trop bien pour durer ? - Mes activités au noir, déclara l'homme de son ton traînant. J'travaille comme spécialiste en hydraulique sur des avions civils en dehors de mes heures de service. Il observa le fond de sa tasse d'un air désespéré, et ajouta : - J'savais bien que j'allais contre les règles de l'armée, mais l'argent était trop bon pour que j'crache dessus. J'crois bien que je peux dire adieu à mes galons. Pitt contempla le mécanicien. - Je ne connais aucune règle de l'armée de l'air qui interdise à un soldat ou même à un officier de ramasser quelques dollars lorsqu'il n'est pas en service. - Ya rien de ça dans les règlements de l'armée, major. C'est plutôt dans la politique du colonel Nagel, le commandant de la base de Keflavik. Fpense qu'on ferait mieux de travailler sur les appareils de l'escadrille pendant notre temps libre, au lieu de venir en aide aux particuliers. Il doit essayer de se faire un nom chez les huiles du Pentagone. Mais vous seriez pas là si vous saviez pas déjà tout ça. - En effet, dit sèchement Pitt. Son regard passa sur les quatre autres hommes, les évaluant avant de retourner sur le mécanicien de l'armée de l'air. C'est alors que ses yeux se firent brusquement glaciaux. - Lorsque vous vous adressez à un officier supérieur, soldat, il faut vous lever. - Je n'vois pas pourquoi je devrais vous baiser le cul, major. Vous ne portez pas l'uniforme et... Cela prit à peine deux secondes. Avec une aisance nonchalante, Pitt se pencha pour empoigner la chaise du mécanicien par les deux pieds de devant, l'envoya valser sur le dos et posa le pied en 241 plein sur la gorge de l'homme, comme si tout cela n'était qu'un seul geste. Les autres employés de l'entretien restèrent figés de stupeur pendant plusieurs secondes. Ensuite, ils reprirent leurs esprits, et firent cercle autour de Pitt dans une attitude menaçante. - Rappelle tes laquais ou je te brise la nuque, dit Pitt avec un sourire aimable à l'adresse du mécanicien dont les yeux restaient écarquillés par la peur. L'homme, qui ne parvenait pas à parler à cause du talon de Pitt qui écrasait sa trachée, se mit à faire de grands gestes des deux mains. Les autres s'arrêtèrent et reculèrent d'un pas, non pas tant pour obéir à la demande muette de leur ami qu'à cause du sourire glacé qui était apparu sur les lèvres de Pitt. - Voilà une bonne équipe, dit Pitt. Il se détourna, baissa les yeux sur le mécanicien sans défense et souleva le pied juste assez pour permettre à son prisonnier de parler. - Et maintenant, donne-moi ton nom, ton grade et ton numéro matricule. Et que ça saute ! - Sam... Sam Cashman, dit-il dans un hoquet. Sergent dans l'armée de l'air, matricule 19385628. - Ça n'était pas si terrible, n'est-ce pas, Sam ? dit Pitt en se penchant pour aider l'homme à se remettre sur pied. - J'm'excuse, m'sieur. J'me suis dit que de toute manière, comme vous alliez m'amener d'vant la cour martiale, j'pouvais bien... - Tu as été con de croire ça, le coupa Pitt. La prochaine fois, essaye de ne plus ouvrir le bec. Tu as reconnu tes fautes alors que personne ne t'y obligeait. - Vous comptez toujours me choper ? - Pour commencer, je me fous de ton travail au noir comme de ma première chemise. Vu que 242 je ne suis pas affecté à la base de Keflavik, je me tamponne des règlements de ton colonel Nagel - ils peuvent bien être aussi cons qu'ils veulent. C'est pourquoi je n'ai aucune intention de te choper. Tout ce que je désire, c'est que tu répondes à quelques questions. Pitt fixa Cashman au fond des yeux et arbora un large sourire. - Qu'est-ce que tu en dis ? Tu veux bien m'aider ? L'expression qui avait envahi les traits de Cashman était celle d'une véritable crainte respectueuse. - Dieu tout-puissant, dit-il, ce que je ne donnerais pas pour servir sous les ordres d'un officier comme vous. Il tendit la main. - Posez vos questions, major. Pitt serra la main tendue. - Première question : est-ce que tu as l'habitude de griffonner tes initiales sur le matériel que tu répares ? - Ouais, c'est une sorte de marque de fabrique, on pourrait dire. J'fais du bon boulot, et j'en suis fier. Mais j'fais ça dans un autre but aussi. Si j'travaille sur le système hydraulique d'un appareil, et qu'ça revient à cause d'un pépin, j'sais que le problème s'trouve à un endroit où j'n'ai pas encore travaillé. Comme ça, j'gagne vachement de temps. - Est-ce qu'il t'est arrivé de réparer l'amortisseur de nez d'un jet anglais de douze places ? Cashman réfléchit un petit moment. - Ouais, y'a environ un mois. Une de ces nouvelles turbines jumelles Lorelei - une sacrée machine. - Est-ce qu'il était peint en noir ? - J'ai pas pu voir la couleur. I f sait noir, il 243 d'vait être dans les une heure et demie du mat' quand j'ai reçu l'appel. Il remua la tête. - Mais il était pas noir, j'pense. J'en suis même sûr. - Pas de signes distinctifs ou quoi que ce soit de bizarre au sujet de la réparation dont tu pourrais te rappeler ? Cashman se mit à rire. - Le seul signe distinctif, c'était les deux mecs qui volaient avec. Il s'empara d'une tasse, pour offrir un peu de café à Pitt. - Pfff, ces deux gars étaient sacrement à la bourre. Ils sont restés derrière moi pour essayer de me faire aller plus vite. Ils m'ont sacrement fait chier. On aurait dit qu'ils venaient de faire un atterrissage forcé quelque part et qu'ils avaient bousillé le cylindre d'amortisseur. Ils ont été sacrement veinards que je trouve la pièce de rechange dans les hangars de la BOAC. - Est-ce que tu as jeté un coup d'oil dans l'appareil ? - Bon Dieu, non. On aurait bien cru qu'ils avaient le Président à bord, d'ia manière qu'ils surveillaient la porte d'embarquement. - Une idée de leur provenance ou de leur destination ? - Pas une. Ces deux salauds n'ont pas desserré les dents. Ils ne l'ouvraient que pour parler d'une seule chose, la réparation. Mais ils devaient certainement être en train de faire un vol dans le coin. Ils ont pas fait le plein. On peut pas voler très loin avec des Lorelei - pas hors de l'Islande en tout cas - si on n'a pas les réservoirs qui débordent. - Le pilote a bien dû signer un carnet d'entretien ? - Eh non. Il a refusé. Il m'a dit qu'il était en 244 retard sur l'horaire et qu'il ferait tout ça la prochaine fois. Il m'a grassement payé. Deux fois ce que valait le boulot. Cashman resta silencieux un court instant. Il s'efforçait de lire dans les pensées de l'homme qui se tenait en face de lui, mais les traits de Pitt étaient aussi impénétrables que ceux d'une statue de granit. - Pourquoi vous me posez toutes ces questions, major ? Vous pourriez p't'être me mettre dans le secret ? - Il n'y a pas de secret, dit lentement Pitt. Un Lorelei s'est écrasé il y a deux jours et rien n'a pu être identifié excepté un morceau de l'amortisseur de nez. J'essaye simplement de retrouver sa trace, voilà tout. - Est-ce qu'on a signalé sa disparition ? - Je ne serais pas là si on l'avait fait. - J'savais bien qu'y avait que'qu'chose de louche avec ces deux gars. C'est pour ça que j'ai décidé de rédiger ce rapport d'entretien. Pitt se pencha pour plonger le regard dans celui de Cashman. - A quoi peut bien servir un rapport si on ne peut pas identifier l'appareil ? Un sourire malicieux plissa les lèvres du mécanicien. - J'suis peut-être un gars de la campagne, mais on peut pas dire que j'soye tombé de la dernière pluie. Il se leva et indiqua d'un signe de tête la porte d'entrée. - V'nez, major, j'vais vous mettre au parfum. Il emmena Pitt dans un petit local minable qui ne contenait qu'un vieux bureau décoré d'une cinquantaine de brûlures de cigarettes, de deux chaises aussi déglinguées que le bureau et d'une grande armoire métallique. Cashman se dirigea 245 droit vers l'armoire, ouvrit l'un des tiroirs, farfouilla un instant, finit par trouver ce qu'il cherchait et tendit à Pitt une chemise de carton maculée de taches de doigts graisseuses. - J'me foutais pas de vous, major, quand j'vous disais qu'i f sait trop sombre pour qu'on puisse voir les marques de peinture. Pour autant que j'puisse juger, c't'avion n'avait jamais été touché par un pinceau ou par le jet d'une bombe à peinture. Le revêtement d'aluminium était aussi brillant que le jour où il est sorti de l'usine. Pitt ouvrit la chemise de carton et parcourut le rapport d'entretien. L'orthographe de Cashman laissait quelque peu à désirer, mais il n'y avait aucune faute dans la dénomination de l'appareil, qui était : Lorelei Marque VIII-B1608. - Comment est-ce que tu as fait pour obtenir ça ? demanda Pitt. - Mes compliments à l'inspecteur angliche de l'usine Lorelei, répondit Cashman, assis sur un coin du bureau. Quand j'ai eu remplacé le joint sur l'amortisseur de nez, j'ai fait un petit coup de lumière avec ma torche sur le train d'atterrissage principal, pour voir si y'avait rien qui clochait, et c'est là que j'I'ai vue, planquée sous le support de droite, aussi jolie que vous le pensez. Une étiquette verte qui disait que le train d'atterrissage de l'appareil que voici que voilà avait été vérifié et déclaré parfait par l'inspecteur en chef Clarence Devon-shire de la Lorelei Aircraft Limited. Le numéro de série était tapé à la machine sur l'étiquette. Pitt jeta la chemise sur le bureau. - Sergent Cashman ! s'écria-t-il. Surpris par ce ton brutal, Cashman sauta sur le sol et se redressa. - Sir? - Votre escadrille ? - Quatre-vingt-septième escadrille de transport de l'armée de l'air, sir. - C'est bon, dit Pitt dont l'expression glaciale se mua peu à peu e'n un large sourire. Il administra une petite claque sur l'épaule de Cashman. - Tu avais tout à fait raison, Sam. Tu m'as vraiment mis au parfum. - J'aimerais bien pouvoir dire la même chose, dit Cashman dans un soupir, visiblement soulagé. Mais ça fait deux fois en même pas dix minutes que vous me foutez les j'tons. Pourquoi que vous vouliez connaître mon escadrille ? - Ainsi je saurai où je dois envoyer la caisse de Jack Daniel's. J'espère que tu ne craches pas sur le bourbon ? Un air étonné envahit tout à coup les traits de Cashman. - Seigneur Dieu, major, on peut dire que c'est que'que chose de vous rencontrer. Vous l'savez ? - Je me l'imagine, dit Pitt en essayant de découvrir de quelle manière il allait bien pouvoir inscrire une caisse de bourbon sur sa note de frais. Bon sang, tu peux bien extorquer ça à Sandec-ker, se dit-il. Ça ne serait pas du vice. Il s'arrêta, alors que ce dernier mot résonnait dans son esprit en lui rappelant vaguement quelque chose. Le mot «vice ». Vice. Vis. Il finit par trouver de quoi il s'agissait, et plongea la main dans sa poche. - Tant que j'y suis, est-ce que tu as déjà vu ce truc-là ? demanda-t-il en tendant le tournevis qu'il avait découvert à proximité du Lorelei noir. - Eh bien, ça c'est plutôt comique, dit le mécano. Vous me croirez ou bien non, major, mais ce petit machin est à moi. Je l'ai acheté par correspondance à une firme spécialisée de Chicago. C'est le seul de c'genre-là sur l'île. Où est-ce que vous l'avez donc déniché ? 246 247 - Sur l'épaye. - C'est bien c'que j'avais cru, dit-il d'un air mécontent. Ces fichus salopards me l'avaient piqué. J'm'étais dit qu'i s'préparaient à faire des trucs pas permis. Si vous m'disiez quand ils vont passer au tribunal, j'serais pas mécontent d'aller témoigner contre eux. - Garde tes jours de congé pour une sortie qui vale le coup. Tes petits copains ne vont pas passer en jugement. Ils se sont payé un aller simple pour l'enfer. - Ils sont morts dans l'accident ? C'était plus une constatation qu'une question. Pitt hocha la tête. - J'suppose que j'pourrais m'iancer dans un petit couplet sur le crime qui paie pas, et tout ça, mais pourquoi se faire de la bile ? Si i'sont partis les pieds devant, i'sont partis. Et voilà tout. - En tant que philosophe, tu fais un sacré spécialiste en hydraulique, Sam, dit Pitt en serrant la main de Cashman. Salut, et merci. Tu m'as été très utile. - J'suis content d'I'apprendre, major. Mais vous pouvez garder le tournevis. J'en ai d'jà commandé un autre, alors j'aurai pas b'soin de çuilà. - Encore merci. Pitt replaça le tournevis dans sa poche, se détourna et quitta le bureau. Dans le taxi, Pitt se détendit et glissa une cigarette entre ses dents sans l'allumer. Obtenir le numéro de série de ce mystérieux jet avait été un coup de chance qui avait finalement récompensé sa ténacité. Il ne s'était pas vraiment attendu à trouver quelque chose. Il contemplait par sa fenêtre les verts pâturages qu'ils traversaient, mais ses yeux ne voyaient rien, parce qu'il était en train 248 de se demander si l'avion allait maintenant leur permettre de remonter jusqu'à Rondheim. Son esprit était toujours occupé à réfléchir à cette possibilité, lorsqu'il eut la vague impression que le paysage avait changé d'aspect. Il n'y avait plus ni bétail ni poneys dans les champs, les collines ondoyantes avaient laissé la place au tapis d'une vaste toundra sans relief. Il se tourna pour jeter un coup d'oil par l'autre fenêtre ; la mer ne se trouvait pas là où elle aurait dû. Au lieu de cela, elle apparaissait à présent à l'arrière du taxi, au bout d'une longue côte que la voiture venait de descendre. Pitt se pencha vers le siège avant. - Est-ce que vous avez un rendez-vous avec la fille du fermier, ou bien vous avez décidé de prendre la route panorama pour faire tourner le compteur ? Le chauffeur appuya sur le frein et ralentit le taxi, pour venir l'immobiliser sur le bord de la route. - L'intimité serait un meilleur terme, major. Si j'ai fait ce petit détour, c'est pour que nous puissions avoir une petite conversation et... La voix du chauffeur se perdit dans le néant, et ce pour une bonne raison. Pitt venait d'enfoncer le bout du tournevis de presque deux centimètres dans son oreille. - Garde tes mains sur le volant, et remets cette bagnole sur la route de Reykjavik, dit tranquillement Pitt. Ou bien tu vas te retrouver avec l'oreillt droite vissée dans la gauche. Pitt observa de près le visage du chauffeur dans le rétroviseur, scrutant les yeux en sachant que c'est eux qui donneraient le signal de toute tentative de résistance. Pas l'ombre d'une expression ne passa sur les traits juvéniles, pas même une lueur de crainte. Puis, lentement, très lentement, le 249 visage dans le miroir se mit à sourire, un sourire qui se mua en un véritable rire. - Major Pitt, vous êtes vraiment quelqu'un de très soupçonneux. - Si l'on avait essayé à trois reprises d'attenter à ta vie au cours des trois derniers jours, tu aurais développé une certaine tendance à la suspicion, toi aussi. Le rire s'interrompit brusquement et les sourcils broussailleux se rejoignirent sur le front du chauffeur. - A trois reprises ? Je n'en connaissais que deux... Pitt le fit taire en enfonçant le tournevis de quelques millimètres supplémentaires dans son oreille. - Tu es vraiment verni, mon cher. Je pourrais avoir envie de te faire remplir un questionnaire à choix multiple concernant ton patron et ton opération, mais le style d'interrogatoire du KGB ne fait pas partie de mes activités favorites. Au lieu de rentrer à Reykjavik, je propose donc qu'on fasse gentiment demi-tour et qu'on retourne à Keflavik, mais cette fois-ci du côté des bâtiments de l'armée de l'air américaine, où tu auras le loisir de rencontrer quelques-uns de tes petits camarades et où tu pourras jouer aux charades avec les agents des services de renseignements. Tu vas les aimer, je t'assure, ils ont l'art de prendre un type qui fait tapisserie et de l'amener à babiller sans qu'il puisse s'arrêter. - Cela pourrait se révéler plutôt embarrassant. - C'est ton problème. Le sourire avait fait sa réapparition dans le rétroviseur. - Pas tout à fait, major. Ce serait en fait un moment à ne pas rater quand vous vous rendrez 250 compte que vous avez amené pour interrogatoire un agent des services secrets. La pression de Pitt sur le tournevis ne faiblit pas. - Plutôt deuxième choix, ton explication, dit-il. Même un bleu fraîchement débarqué au collège et pris à fumer dans les toilettes aurait trouvé une meilleure histoire. - L'amiral Sandecker avait bien dit que vous n'étiez pas quelqu'un d'un abord très facile. Une perche était tendue, et Pitt avait l'opportunité de la saisir. - Quand est-ce que tu as parlé avec l'amiral ? - Dans son bureau au quartier général de la NUMA, dix minutes après que le capitaine Koski a signalé par radio que vous et le docteur Hunnewell aviez atterri sains et saufs à bord du Catawaba, pour être précis. La perche restait tendue. La réponse du chauffeur s'accordait avec ce que savait déjà Pitt. Les services secrets n'avaient plus pris aucun contact avec Sandecker depuis son arrivée en Islande. Pitt jeta un coup d'oil aux alentours de la voiture. Il n'y avait aucun signe de vie, aucune trace d'embuscade par des complices éventuels. Il commença à se détendre, se reprit, et serra à nouveau ses doigts engourdis sur le manche du tournevis. - C'est bon, je te passe la parole, dit Pitt avec désinvolture. Mais je te conseille de me servir ton baratin sans bouger d'un millimètre. - Ne vous énervez pas, major. Mettez simplement votre esprit à l'aise en soulevant ma casquette. - En soulevant ta casquette ? répéta Pitt d'un air surpris. Il hésita un instant, puis lentement, de sa main gauche libre, il enleva la casquette de la tête du chauffeur. - A l'intérieur, collé sous la surface, dit le 251 chauffeur d'une voix douce, et pourtant impérieuse. Il y a un Coït Derringer calibre vingt-cinq. Prenez-le et enlevez-moi ce fichu tournevis de l'oreille. N'utilisant toujours qu'une seule main, Pitt ouvrit la culasse du pistolet, passa le pouce sur le premier des deux minuscules chargeurs pour s'assurer que les chambres étaient pleines, puis referma la culasse et arma le chien. - Jusqu'ici, c'est parfait, dit-il. Et maintenant descends de la voiture et garde tes mains à un endroit où je puisse les voir. Il relâcha la pression sur le tournevis et le sortit de l'oreille du chauffeur. Celui-ci en profita pour quitter sa place au volant, se dirigea vers l'avant de la voiture et s'appuya de lui-même avec paresse sur un des flancs. Il leva la main droite et se massa l'oreille, en grimaçant. - Malin, votre tactique, major. Ça ne sort d'aucun des livres que je connaisse. - Tu devrais lire davantage, dit Pitt. Enfoncer un pic à glace à travers les tympans, jusqu'au cerveau d'une victime, pour ne pas laisser de trace, c'est un vieux truc qu'ont utilisé les tueurs à gages dans la guerre des gangs bien avant que toi et moi soyons nés. - Une leçon plutôt pénible que je ne suis pas près d'oublier. Pitt sortit, ouvrit la portière avant de la voiture en grand et se plaça du côté du panneau interne, en s'en servant comme d'un bouclier, tout en pointant l'arme qu'il avait dans la main en direction du cour du chauffeur. - Tu viens de dire que tu avais parlé avec l'amiral Sandecker. Décris-le. Taille, cheveux, signes particuliers, décoration de son bureau - tout. Le chauffeur n'eut pas besoin d'autre sollicita- 252 tion. Il se mit à parler plusieurs minutes et termina en citant quelques-uns des termes d'argot dont Sandecker avait le secret. - Tu as bonne mémoire - on dirait que tu connais ta leçon sur le bout des doigts. - Je possède une mémoire photographique, major. Ma description de l'amiral Sandecker pourrait parfaitement sortir d'un dossier. Je peux d'ailleurs en faire autant en ce qui vous concerne, par exemple : Major Dirk Eric Pitt. Né il y a exactement trente-deux ans, quatre mois et douze jours à l'Hôpital Hoag de Newport Beach, en Californie. Nom de la mère Barbara, nom du père George Pitt, membre doyen du Sénat des Etats-Unis, sénateur de votre Etat natal. Le chauffeur débitait son discours comme s'il était en train de répéter un texte appris par cour, ce qui était d'ailleurs effectivement le cas. - Il n'est sans doute pas nécessaire de mentionner les trois rangées de galons que vous avez gagnés au combat, et que vous ne portez jamais, ni votre fameuse réputation d'homme à femmes. Mais si vous le désirez, je peux vous faire une liste détaillée heure par heure de tous vos gestes depuis que vous avez quitté Washington. Pitt agita le pistolet. - Cela ira comme ça. Je suis impressionné, bien sûr, monsieur... Euh... - Lillie. Jérôme P. Lillie, quatrième du nom, je suis votre contact. - Jérôme P... Pitt fit tous les efforts possibles mais ne parvint pas à retenir un éclat de rire incrédule. - Je suppose que c'est une plaisanterie. Lillie haussa les épaules d'un air dépité. - Riez si cela vous chante, major, mais le nom de Lillie est porté en haute estime dans la ville de St. Louis, et ce depuis des siècles. 253 Pitt resta un instant pensif. Puis, cela lui revint. - La bière Lillie. Bien sûr, c'est ça. La bière Lillie. Quel est donc encore le slogan ? Brassée pour la table des gourmets. - Cela prouve en tout cas que la publicité est payante, dit Lillie. J'en déduis que vous faites partie de nos consommateurs satisfaits ? - Non, je préfère la Budweiser. - Je constate que vous êtes quelqu'un d'assez difficile à fréquenter. - Pas vraiment, dit Pitt en relâchant le chien du petit pistolet avant de le lancer vers Lillie. Je vous souhaite la bienvenue. Il n'est pas possible que vous soyez un de ces sales types et que vous ayez inventé une histoire aussi dingue. Lillie attrapa le pistolet. - Votre confiance est justifiée, major. Je vous ai dit la vérité. - Vous vous retrouvez bien loin de la brasserie, ou bien est-ce qu'il s'agit d'une autre histoire inventée ? - Une histoire très ennuyeuse et très longue à raconter. Une autre fois, peut-être. Je vous ferai part de ma biographie devant un verre de la production de papa. Il replaça calmement l'arme sous sa casquette comme s'il s'agissait d'un acte banal et quotidien. - Mais c'est votre tour, à présent. Vous avez mentionné une troisième tentative d'assassinat vous concernant. - Vous m'avez proposé un compte rendu détaillé, heure par heure, de chacun de mes gestes depuis mon départ de Washington. C'est donc à vous de me parler de cela. - Personne n'est parfait, major. Je vous ai perdu pendant deux heures aujourd'hui. Pitt effectua un rapide calcul mental. - Où vous trouviez-vous aux environs de midi ? 254 - Sur la côte nord de cette île. - En train de faire quoi ? Lillie se détourna et promena son regard sur les champs arides, le visage dépourvu de toute expression. - A midi dix minutes exactement, j'étais occupé à plonger un couteau dans la gorge d'un autre homme. - Alors, cela signifie que vous étiez deux à épier ce qui se passait à bord du Grimsi. - Le Grimsi ? Ah, oui, bien sûr, c'est le nom de votre vieux bateau. En effet, je suis tombé sur l'autre gars presque par hasard. Quand vous, l'amiral et Miss Royal avez mis le cap vers le sud-est, j'ai eu comme un pressentiment que vous alliez jeter l'ancre aux environs de l'endroit où vous et le docteur Hunnewell vous étiez écrasés. J'ai traversé la péninsule en voiture mais je suis arrivé trop tard - ce fichu rafiot était bien plus rapide que je ne l'imaginais -, vous étiez déjà en train de dessiner comme un fou pendant que l'amiral taquinait le goujon. L'image de votre entière satisfaction m'a tout à fait abusé. - Mais pas votre concurrent. Ses jumelles étaient plus puissantes. Lillie acquiesça de la tête. - C'était un télescope. Un cent soixante-quinze, monté sur trépied, rien de moins. - Alors, le reflet que j'ai vu à partir du bateau était celui de la lentille. Pitt garda le silence un instant, pendant qu'il allumait une cigarette. Le mécanisme du briquet cliqueta étrangement fort dans le silence du paysage dénudé. Il répandit un nuage de fumée et jeta un coup d'oil à Lillie. - Vous avez dit que vous l'aviez poignardé ? - Oui, c'est regrettable, mais il ne m'a pas laissé le choix. 255 Lillie s'allongea sur le capot de la Volvo et se passa la paume d'une main sur le front, comme s'il se sentait soudain mal à l'aise en se rappelant ce qui s'était passé. - Je ne connais même pas son nom, il n'avait pas de papiers. Il était penché sur son télescope et était occupé à parler dans un émetteur portatif, au moment où j'ai littéralement foncé dessus, en rampant par-dessus un affleurement de rochers. Son attention et la mienne étaient braquées sur votre bateau. Il ne s'attendait pas à moi, et je ne m'attendais pas à lui. Pour son malheur, c'est lui qui a réagi en premier, et sans vraiment réfléchir à ce qu'il faisait. Il a sorti un couteau à cran d'arrêt de sa manche - ce que j'ai trouvé plutôt vieux jeu -et m'a sauté dessus. Lillie poussa un soupir désolé. - Le pauvre diable a essayé de me le planter, au lieu de me taillader - ce qui prouve bien qu'il s'agissait d'un amateur. J'aurais dû le maintenir en vie pour lui poser quelques questions, mais j'ai été emporté dans le feu de l'action, et j'ai retourné son couteau contre lui. - Vraiment dommage que vous ne soyez pas tombé dessus cinq minutes plus tôt. - Pourquoi cela ? - Il avait déjà eu le temps de signaler notre position, ce qui a permis à ses petits copains de nous retrouver, avec l'idée de nous tuer. Lillie lança à Pitt un regard interrogateur. - Dans quel but ? Juste pour voler quelques dessins et un seau de poissons ? - Quelque chose de bien plus important. Un jet de couleur noire. - Je vois ce que vous voulez dire. Votre mystérieux avion noir. La pensée m'avait effleuré que vous alliez sans doute essayer de le retrouver lorsque j'ai découvert votre destination, mais votre 256 rapport omettait de donner l'emplacement exact et... Pitt l'interrompit, d'une voix apparemment amicale. - Je sais de source sûre que l'amiral Sandecker n'a eu aucun contact avec vous ou avec votre agence depuis qu'il a quitté Washington. Lui et moi sommes les seules et uniques personnes qui savent ce qui se trouve dans ce rapport... Pitt s'arrêta, comme s'il venait de se souvenir d'un détail. - A l'exception... - A l'exception de la secrétaire du consulat qui a tapé le rapport, termina Lillie en souriant. Mes compliments, vos commentaires étaient judicieux. Lillie ne prit même pas la peine d'expliquer comment la secrétaire du consulat lui avait fait parvenir une copie et Pitt ne perdit pas de temps à le lui demander. - Dites-moi, major, reprit Lillie, comment avez-vous donc pu chercher cette épave au fond des mers avec rien d'autre qu'un bloc à dessins et une canne à pêche ? - Votre victime connaissait la réponse. Il a aperçu les bulles d'air grâce à son télescope. Les yeux de Lillie se plissèrent. - Vous possédiez un équipement de plongée ? demanda-t-il tout net. Comment est-ce possible ? Je vous ai vus quitter le quai, et je n'ai rien remarqué. Je vous ai observés, vous et l'amiral, depuis le rivage et aucun de vous n'a quitté le pont plus de trois minutes. Après ça, je vous ai perdus quand la brume s'est levée. - Les services secrets n'ont pas le monopole des combines et des manouvres en sous-main, dit Pitt, en descendant Lillie en flammes. Allez vous asseoir dans la voiture, installez-vous confortable- 257 ment et je vous raconterai un jour comme tous les autres dans la vie trépidante de Dirk Pitt. Puis, Pitt alla s'affaler sur la banquette arrière, les pieds posés sur le dossier du siège avant, et rapporta à Lillie tout ce qui s'était passé depuis le moment où le Grimsi avait quitté les quais Fyrie jusqu'à son retour au même endroit. Il lui fit part de ce qu'il tenait pour certain, et de ce dont il n'était pas sûr, il lui raconta tout, excepté une petite pensée indéfinissable qui lui trottait dans l'esprit - une pensée concernant Kirsti Fyrie. CHAPITRE XIII - Ainsi donc, vous avez décidé qu'Oskar Rond-heim était le méchant, dit Lillie à voix basse. Vous n'arriverez pas à me convaincre sans une preuve solide. - Je vous l'accorde, ce ne sont que des supputations, dit Pitt. C'est Rondheim qui a le plus à gagner. En outre, Rondheim possède le mobile. Il a tué pour mettre la main sur la sonde sous-marine et ensuite pour couvrir ses traces. - Il va vous falloir trouver mieux que cela. Pitt contempla Lillie. - C'est d'accord. Proposez donc quelque chose de meilleur. - En tant qu'agent de bonne réputation dans les services secrets, je suis bien embarrassé d'admettre que je suis un peu dérouté. - Vous êtes dérouté ? répéta Pitt en remuant la tête avec une tristesse feinte. Je ne peux pas dire que je trouve vraiment rassurant de savoir que vous tenez la sécurité de notre nation entre vos mains. Lillie eut un léger sourire. - C'est vous qui avez amené la confusion, major. C'est vous qui avez brisé la chaîne. - Quelle chaîne ? dit Pitt. Ou peut-être suis-je censé deviner ? 259 Lillie hésita un instant avant de répondre. Finalement, il fixa son regard sur Pitt. - Au cours des dix-huit derniers mois, une chaîne d'événements étranges a été forgée maillon par maillon, pays par pays, de la pointe sud du Chili à la frontière nord du Guatemala. En secret, par une série complexe de manouvres clandestines, les grandes compagnies minières d'Amérique du Sud se sont peu à peu regroupées en un seul consortium géant. En apparence, il ne s'agit que d'affaires tout à fait ordinaires, mais derrière les portes cadenassées de leurs conseils d'administration respectifs, la politique qui régit toutes leurs opérations vient directement d'une seule et même voix, dont l'identité est toujours inconnue. Pitt remua la tête. - Ce n'est pas possible. Je pourrais vous citer au moins cinq pays qui ont nationalisé leurs cartels miniers. Il n'y a aucune chance pour qu'ils lient leur sort à une compagnie privée se trouvant hors de leurs frontières. - Et pourtant, les documents l'attestent. Là où les mines ont été nationalisées, le directoire est contrôlé par une organisation extérieure. Les mines Parnagus-Janios du Brésil, d'où l'on extrait du minerai à haute teneur en fer, les mines de bauxite Domingo en République dominicaine, les mines d'argent de l'Etat du Honduras, toutes suivent les directives d'une seule personne, ou d'un seul groupe de personnes. - Comment avez-vous obtenu ces informations ? - Nous possédons plusieurs sources, dit Lillie. Quelques-unes proviennent directement des compagnies minières elles-mêmes. Malheureusement, nos contacts n'ont pas réussi à infiltrer le sommet de la pyramide. 260 Pitt écrasa sa cigarette dans le cendrier de portière. - Il n'y a rien de mystérieux à ce que quelqu'un tente d'organiser un monopole. S'ils ont les tripes pour mener tout ça à bien, ils n'en obtiendront que plus de pouvoir. - C'est bien plus grave qu'un monopole, dit Lillie. Les noms des hommes que nous sommes parvenus à identifier et qui se trouvent au sommet de cette organisation sont ceux d'une douzaine parmi les plus grosses fortunes du monde occidental - toutes possédant de vastes intérêts financiers dans le domaine de l'exploitation minière. Et chacune d'elles pourvue de tentacules si longs qu'elles contrôlent en fait plus de deux cents sociétés industrielles. Lillie fit une pause, le regard toujours posé sur Pitt. - Une fois qu'elles auront obtenu ce monopole, elles pourront fixer le prix du cuivre, de l'aluminium, du zinc, et de plusieurs autres minerais au niveau qui leur plaira. L'inflation qui s'ensuivra pourrait parfaitement réduire à néant les économies d'une trentaine de pays. Les Etats-Unis, bien évidemment, seraient parmi les premiers à mettre un genou à terre. - Ce n'est pas ce qui se passerait forcément, dit Pitt. Si cela arrivait, eux-mêmes et leurs empires financiers seraient engloutis par la même occasion. Lillie sourit en hochant la tête. - Voilà le hic. Ces hommes, F.James Kelly, des Etats-Unis, Sir Eric Marks de Grande-Bretagne, Roger Dupuy de France, Hans Von Hummel d'Allemagne, Iban Mahani d'Iran, et les autres - cela fait environ une dizaine de personnes -, tous font preuve d'une grande loyauté envers leur pays respectif. Chacun d'eux essaye de resquiller et de tricher avec les impôts, mais pas un n'agirait volon- 261 tairement pour envoyer son gouvernement au bord du désastre économique. - Alors, où se trouve donc le profit ? - Nous n'en savons rien. - Et la connexion avec Rondheim ? - Aucune, à l'exception de ses relations avec Kirsti Fyrie et les intérêts de la demoiselle dans l'exploitation offshore. Il y eut alors un long silence. Puis, Pitt reprit d'une voix lente : - La question brûlante est donc celle-ci : qu'est-ce que vous venez faire ici ? Qu'est-ce que la prise de contrôle des sociétés minières sud-américaines a à voir avec l'Islande ? Les services secrets ne vous ont pas envoyé ici pour jouer les chauffeurs de taxi dans le but d'étudier le réseau d'autoroutes locales. Si le reste de vos collègues agents secrets se cachent derrière des pots de fleur pour épier Kelly, Marks, Dupuy et les autres, votre mission doit être de garder un oil sur un autre membre du groupe de ces gars bourrés de pognon. Est-ce que je dois citer son nom ou est-ce que vous préférez que je l'écrive sur un bout de papier et que je vous le fasse parvenir par le premier courrier ? Lillie resta un moment pensif, tout en contemplant Pitt. - Vous dites ça par hasard. - Allons donc, dit Pitt en se ressaisissant. C'est d'accord, finissons-en avec le suspense et faisons une petite digression. L'amiral Sandecker a déclaré avoir enquêté auprès de chaque autorité portuaire entre Buenos Aires et Goose Bay et découvert que douze d'entre elles avaient enregistré l'entrée et la sortie d'un chalutier islandais ressemblant au Lax remodelé. Ce qu'il aurait dû dire, c'est qu'il n'avait pas vérifié en personne, parce que quelqu'un avait fait le véritable travail 262 pour lui et que ce quelqu'un faisait partie des services secrets. - Rien que de très ordinaire dans cette affaire, déclara Lillie sans ambages. Les rapports et les archives sont souvent plus faciles à obtenir pour nous que pour une agence gouvernementale qui s'occupe de vie marine. - Excepté que vous déteniez déjà l'information avant même que Sandecker n'en fasse la demande. Lillie ne répondit rien. Il n'avait d'ailleurs pas à le faire. Sa grimace tenait lieu de réponse. Et c'était suffisant pour permettre à Pitt de poursuivre. - Un soir, il y a de cela deux mois, dans un bar, je suis tombé par hasard sur un officier des communications de l'armée. La soirée se tramait et aucun de nous deux n'avait envie de sortir dans le monde ni de draguer les filles. Si bien que nous sommes restés dans ce bar et que nous avons avalé quelques verres ensemble jusqu'à la fermeture. Il venait justement de terminer son tour de garde à la station de radiocommunication Smytheford, près de Hudson Bay au Canada - un complexe de deux cents mâts radio qui s'étend comme une forêt sur un site d'une centaine d'hectares. Ne me demandez ni son nom ni son grade si vous aviez l'intention de vous en prendre à lui pour divulgation de secrets militaires. Je ne m'en souviens pas. Pitt s'arrêta un instant, déplaça ses pieds pour les mettre dans une position plus confortable, et ne reprit qu'ensuite. - Il était fier de cette installation, en particulier parce qu'il était un des ingénieurs qui avaient aidé à en dessiner les plans et à la construire. Cet équipement sophistiqué, me dit-il, était capable de capter toute transmission radio au nord de New York, Londres et Moscou. Lorsque l'installation a été terminée, lui et son équipe d'ingénieurs de l'armée 263 ont été poliment priés d'aller chercher un autre travail ailleurs. Ce n'était qu'une supposition de sa part, bien entendu, mais il était persuadé qu'elle était pour le moment utilisée par les services secrets. Ceux-ci se sont fait une spécialité d'écouter clandestinement les conversations pour le compte de la C.I.A. et du ministère de la Défense. Une affirmation pour le moins intéressante si l'on considère que Smytheford est censée être une station d'observation des satellites. Lillie se pencha en avant. - Mais à quoi tout cela nous mène-t-il ? - A deux messieurs qui ont pour noms Matajic et O'Riley. Tous les deux défunts. - Vous pensez que je les connais ? demanda Lillie d'un ton curieux. - Seulement de nom. Je ne vois pas de grande raison d'expliquer qui ils étaient. Vous le savez déjà. Vos gens à Smytheford ont intercepté le message de Matajic à Sandecker dans lequel il identifiait le Lax disparu depuis des mois. Cela n'a pas dû signifier grand-chose pour vos analystes à ce moment-là, mais leurs oreilles électroniques se sont sans aucun doute dressées lorsqu'elles ont reçu le dernier message du pilote quelques secondes avant que le jet noir n'envoie valser les trois hommes à la mer. A cet instant, l'affaire se corse. L'amiral Sandecker l'avait jouée plutôt discrète en servant aux gardes-côtes une histoire bidon de matériel disparu, pour lancer une opération de recherche air-mer dans la zone où l'avion de la NUMA était tombé. Nul n'a découvert quoi que ce soit... ou plutôt rien n'a filtré de ce qui a été découvert. Les gardes-côtes se sont mis en chasse, mais pas les services secrets - ils avaient repéré le Lax et son mystérieux équipage depuis le début. Chaque fois que le navire avait pris contact avec sa base en Islande, les ordinateurs de Smythe- 264 ford avait pointé sa position exacte. A ce moment-là, les experts de votre quartier général de Washington ont commencé à flairer une connexion entre la sonde sous-marine disparue et les opérations de prise de contrôle des compagnies minières sud-américaines, alors ils sont revenus en arrière pour suivre la route qu'avait empruntée le navire le long des côtes de l'Adantique. Lorsque Sandecker a demandé cette même information, ils ont discrètement attendu quelques jours et ensuite, en essayant de garder une expression innocente, ils lui ont fourni une copie des documents qu'ils possédaient déjà. - Est-ce qu'honnêtement vous espérez que je vais admettre le moindre détail de ce que vous avancez ? - Je me contrefiche de ce que vous admettrez ou non, dit Pitt d'un ton las. Je suis simplement en train d'indiquer quelques faits indubitables. Rassemblez-les et vous obtiendrez le nom de celui que vous avez placé sous surveillance ici, en Islande. - Comment savez-vous qu'il ne s'agit pas d'une femme ? remarqua Lillie. - Parce que vous êtes arrivés aux mêmes conclusions que moi. Kirsti Fyrie contrôle sans doute la Fyrie Limited, mais c'est Oskar Rondheim qui contrôle Kirsti Fyrie. - Alors, nous voilà à nouveau face à Rondheim ? - Est-ce que vous pensez que nous l'ayons jamais quitté ? - Fine déduction, major Pitt, dit Lillie à voix basse, très fine déduction. - Peut-être pourriez-vous boucher les quelques trous qui restent ? - Tant que je ne reçois pas d'ordres contraires, je ne suis pas autorisé à fournir de détails de l'opération à un sujet extérieur, déclara Lillie de ce ton 265 TT officiel qui ne le quittait jamais vraiment. Ce que je puis faire, par contre, c'est accréditer vos conclusions. Tout ce que vous avez dit était plus ou moins correct. Oui, les services secrets ont capté le message de Matajic. Oui, nous avons suivi la trace du Lax. Oui, nous avons le sentiment que Rondheim est lié d'une façon ou d'une autre au consortium minier. Au-delà de ça, je ne pourrais pas vous apprendre grand-chose que vous ne sachiez déjà. - Puisque nous sommes pratiquement devenus de proches amis, dit Pitt avec un sourire, pourquoi est-ce que tu ne m'appelles pas Dirk ? Lillie se montra bon joueur. - Volontiers. Mais ne me fais jamais l'affront de m'appeler Jérôme - entre nous, ce serajerry. Il lui tendit la main, et ajouta : - C'est bon, partenaire. Ne me fais pas regretter de t'avoir introduit au club. Pitt lui serra la main en retour. - Reste aux environs de ton vieux pote, et tu verras du pays. - C'est bien de cela que j'ai peur, dit Lillie en poussant un soupir. Il se tourna vers la campagne désolée et resta un moment absorbé dans cette contemplation comme s'il évaluait la tournure qu'avaient prise les événements. Finalement, il sortit de ses pensées pour jeter un coup d'oil à sa montre. - On ferait mieux de rentrer à Reykjavik. Par ta faute, je vais avoir une nuit bien agitée. - Qu'est-ce qu'il y a sur ton agenda ? - Primo, je dois prendre contact avec le quartier général aussi tôt que possible pour leur communiquer les numéros de série du jet noir. Avec un peu de chance, ils devraient pouvoir faire en sorte de nous obtenir le nom du propriétaire pour demain matin. Pour ton bien, après tous les ennuis que tu as provoqués, j'espère que cela va nous fournir une piste sérieuse. Secundo, je vais un peu fouiner et essayer de voir où cet hydrofoil était amarré. Quelqu'un doit bien être au courant. On ne peut pas garder au secret un appareil comme celui-là sur une île aussi petite que celle-ci. Et tertio, les deux maquettes à l'échelle des bâtiments officiels sud-américains. J'ai bien peur que tu ne nous aies balancé une sale affaire dans les jambes en allant pêcher ces trucs au fond des eaux. Ces maquettes doivent avoir un but bien précis. Et elles doivent aussi avoir une importance capitale pour celui qui les a construites, quel qu'il soit, sinon elles n'existeraient pas. Pour ne pas faire de gaffes, je préfère demander à un expert en miniatures de venir de Washington. Il pourra ainsi examiner chaque centimètre carré de ces maquettes. - Efficace, travailleur, professionnel. Continue comme ça, dit Pitt. Ça commence à tout doucement m'impressionner. - J'essaye de faire de mon mieux, répliqua Lillie d'un ton sarcastique. - Qu'est-ce que tu dirais d'un coup de main ? demanda Pitt. Je suis libre ce soir. Lillie eut alors un sourire tel que Pitt se sentit soudain envahi d'une légère inquiétude. - Ton emploi du temps est déjà plein, Dirk. J'aimerais tellement échanger ma place contre la tienne, mais le devoir m'appelle. - J'ai peur de découvrir ce qui se cache dans ta sale petite tête, dit Pitt d'un ton sec. - Une soirée, espèce de veinard. Tu vas à une lecture de poésie ce soir. - Tu plaisantes ? - Pas du tout. Je suis sérieux. Une invitation spéciale de la part d'Oskar Rondheim lui-même. Bien que je soupçonne qu'il s'agisse là d'une idée de Miss Fyrie. 266 267 Les sourcils de Pitt se froncèrent au-dessus du vert pénétrant de ses yeux. - Mais comment le sais-tu ? Comment peux-tu être au courant ? Aucune invitation n'était arrivée au moment où tu m'as embarqué au consulat. - Secret professionnel. Il nous arrive aussi de sortir de temps à autre des lapins d'un chapeau. - C'est bon. Je concède un point, et j'accroche une étoile d'or à ton tableau pour aujourd'hui. Le temps avait commencé à fraîchir, si bien que Pitt remonta sa vitre. - Une lecture de poésie, dit-il d'un air passablement dégoûté. Seigneur, ça risque d'être gratiné. CHAPITRE XIV La grande bâtisse qui s'étale au sommet de la plus haute colline entourant Reykjavik alimente des discussions animées entre Islandais. On s'interroge pour savoir si elle est plus élégante que la résidence présidentielle de Bessastadir. Le débat pourrait très bien continuer jusqu'à ce que les deux bâtiments soient réduits en poussière, notamment en raison du fait qu'il n'existe pas vraiment de point de comparaison. La résidence présidentielle est un modèle de simplicité classique, alors que la demeure d'Oskar Rondheim semble avoir été engendrée par l'imagination déchaînée d'un Frank Lloyd Wright. Le quartier qui faisait face aux grilles lourdement décorées était envahi de limousines représentant les modèles les plus coûteux de constructeurs de voitures du monde entier. Il y avait là des Rolls-Royce, des Lincoln, des Mercedes-Benz, des Cadillac. Une Zis d'origine russe se trouvait même momentanément immobilisée dans le rond-point à proximité de la maison, et débarquait sa cargaison de passagers en tenue de cérémonie. De l'autre côté du porche d'entrée, une foule de quatre-vingts à quatre-vingt-dix invités se promenaient dé-ci dé-là dans le salon principal et sur la terrasse, bavardant dans une large gamme de 269 langues différentes. Le soleil, que des bandes de nuages voilaient et dévoilaient sans cesse, glissait ses rayons étincelants au travers des fenêtres alors qu'il était déjà neuf heures passées. Dans un angle du grand salon, Kirsti Fyrie et Oskar Rondheim accueillaient leurs invités sous un grand drapeau arborant l'albatros rouge. Kirsti était d'une beauté radieuse, vêtue de soie blanche garnie d'or, ses cheveux blonds tressés à la mode grecque. Rondheim, grand et l'air d'un faucon, se tenait à ses côtés, ses fines lèvres se fendant d'un sourire lorsque la politesse l'exigeait. Il était justement occupé à saluer les invités russes et les diriger d'un geste élégant vers une longue table garnie de nombreux pots de caviar et de plats de saumon, dont l'éclat était encore rehaussé par un énorme bol à punch en argent, lorsque ses yeux s'écarquillèrent de quelques millimètres et qu'apparut son sourire contraint. Kirsti se figea brusquement tandis que le murmure des invités se muait en un étrange silence. Pitt s'avançait dans la pièce avec les manières d'une idole de théâtre dont les entrées grandioses faisaient office de fond de commerce. Arrivé au sommet de l'escalier, il s'arrêta et, saisissant le manche d'un face-à-main, suspendu à son cou par une fine chaîne en or, il posa la minuscule lentille sur son oil droit et observa l'assistance ahurie dont tous les yeux l'observaient en retour sans vergogne. Mais nul n'aurait pu les en blâmer, même une autorité en matière d'étiquette. L'accoutrement de Pitt était un croisement entre un costume de courtisan de Louis XI et Dieu sait quoi. Sa jaquette rouge était garnie d'un jabot et de manchettes, et ses culottes fuseau de brocart jaune disparaissaient dans des bottes de daim rouge. Autour de la taille, il portait une ceinture de soie marron, terminée par des pompons qui pendaient à quelques centi- 270 mètres de ses genoux. Si le but de Pitt avait été d'attirer l'attention par sa tenue, il l'avait atteint avec les honneurs. Après avoir mené cette scène jusqu'à son terme, il descendit les marches à pas mesurés et s'approcha de Kirsti et de Rondheim. - Bonsoir, Miss Fyrie... Monsieur Rondheim. Comme c'est gentil à vous de m'avoir invité. Les lectures de poésie sont sans nul doute nies soirées préférées. Je ne voudrais pas en rater une pour toutes les dentelles de Chine. Elle contempla Pitt, d'un air fasciné, les lèvres entrouvertes. Elle déclara de sa voix rauque : - Oskar et moi sommes très contents que vous ayez pu venir. - En effet, il est bien que nous nous rencontrions à nouveau, major... Les mots se coincèrent dans la gorge de Rondheim alors qu'il était en train de serrer la main de Pitt, molle comme un poisson mort, ce qu'il avait oublié. Kirsti, comme si elle sentait bien que la situation avait quelque chose d'embarrassant, s'empressa de demander : - Vous ne portez pas votre uniforme, ce soir ? Pitt se mit à faire tournoyer avec désinvolture son lorgnon au bout de sa chaînette. - Seigneur, non. Les uniformes sont tellement fades, vous ne trouvez pas ? J'ai pensé qu'il serait amusant que je vienne à cette soirée déguisé en mufti, en me disant que de cette façon personne ne pourrait me reconnaître. Il se mit à rire de sa propre blague, si fort que toutes les têtes à portée de voix se tournèrent vers lui. Au plaisir extrême de Pitt, Rondheim fit de visibles efforts pour arborer un sourire courtois. - Nous avions espéré que l'amiral Sandecker et Miss Royal vous accompagneraient. 271 - Miss Royal sera là dans quelques instants, dit Pitt, en jetant un coup d'oil à la salle à travers son lorgnon. Mais j'ai bien peur que l'amiral ne se sente pas tout à fait bien. Il a décidé de se coucher de bonne heure. Cher pauvre ami, je ne peux guère l'en blâmer après ce qui s'est passé cet après-midi. - Rien de grave, j'espère, dit Rondheim d'une voix qui trahissait aussi bien son peu de souci pour la santé de Sandecker que son brusque intérêt concernant les raisons pour lesquelles l'amiral n'était pas présent. - Heureusement, non. L'amiral a simplement écopé de quelques bleus et de coupures. - Un accident ? demanda Kirsti. - Une affaire épouvantable, tout bonnement épouvantable, dit Pitt sur un ton dramatique. Alors que vous aviez eu la gentillesse de nous prêter un bateau, nous avons pris la direction du sud de l'île pour que je puisse effectuer quelques dessins du rivage, pendant que l'amiral pécherait. Aux environs d'une heure de l'après-midi, nous nous sommes retrouvés noyés dans un méchant brouillard. Et c'est au moment où nous venions de décider de rentrer à Reykjavik, qu'une explosion terrible s'est produite dans la brume. Le choc a fait exploser toutes les vitres de la salle de commande, et c'est ainsi que la tête de l'amiral s'est retrouvée avec plusieurs estafilades. - Une explosion ? dit Rondheim d'une voix basse et enrouée. Est-ce que vous avez une idée de ce dont il s'agissait ? - Je crains fort que non, dit Pitt. Nous ne pouvions rien voir. Nous avons cherché un peu, bien évidemment, mais la visibilité était réduite à moins de six mètres, et nous n'avons rien trouvé. L'expression de Rondheim demeura impénétrable. 272 - C'est très étrange. Vous êtes bien certain de n'avoir rien aperçu, major ? - Absolument, dit Pitt. Vous êtes sans doute en train de songer à la même chose que l'amiral Sandecker. Un navire a dû heurter une mine datant de la Seconde Guerre mondiale, ou bien alors un incendie s'est déclaré à bord et a fait exploser les réservoirs de carburant. Nous avons signalé la chose aux gens de la surveillance côtière. Ils n'ont plus qu'une chose à faire à présent, c'est d'attendre pour voir quel navire sera porté manquant. Mais je vous assure qu'il s'agissait d'une expérience bien traumatisante... Pitt s'interrompit en voyant s'approcher Tidi. - Ah, Tidi, vous voilà enfin. Rondheim se fendit à nouveau d'un sourire emprunté. - Miss Royal, dit-il en se penchant pour lui baiser la main. Le major Pitt était en train de nous faire part de la pénible aventure que vous avez vécue cet après-midi. Espèce de salaud, se dit Pitt. Il ne perd pas une seconde pour lui tirer les vers du nez. Tidi avait l'air mignonne et fringante dans une longue robe de couleur bleue, sa chevelure fauve s'étalant de manière naturelle le long de son dos. Pitt lui passa le bras autour de la taille, laissant pendre sa main hors de vue, et lui pinça doucement les fesses. Il sourit tandis qu'il se penchait pour plonger son regard dans les grands yeux noisette - des yeux qui avaient l'air d'avoir saisi ce qu'il voulait leur dire. - J'en ai perdu une bonne partie, j'en ai peur, dit-elle en portant sa main derrière son dos. Elle chercha discrètement la main de Pitt et serra son petit doigt, jusqu'à ce qu'il comprenne ce qu'elle était en train de faire et qu'il ôte son bras de sa taille avec tout autant de discrétion. - L'explosion m'a envoyé cogner contre un 273 placard dans la cuisine, dit-elle en touchant une petite ecchymose sur son front, dont la trace violacée était soigneusement couverte de fond de teint. Je me suis retrouvée dans les pommes pendant l'heure et demie qui a suivi, reprit-elle. Ce pauvre Dirk en a été tout secoué et a vomi tout au long de notre retour vers Reykjavik. Pitt l'aurait bien embrassée. Tidi avait saisi la situation sans sourciller et s'était lancée comme un bon petit soldat. - Je pense qu'il est temps que nous nous mélangions à cette foule, dit-il, en lui prenant le bras et en l'emmenant rapidement vers le bol de punch. Il lui tendit une coupe et ils prirent ensuite la direction de la table à hors-d'ouvre. Pitt se retint à grand-peine de bâiller alors que lui et Tidi passaient d'un groupe à l'autre. Il possédait une certaine expérience des soirées, et s'y trouvait habituellement à l'aise, mais cette fois on aurait dit qu'il ne parvenait pas à créer le contact. Il régnait une atmosphère plutôt étrange. Il ne parvint pas à définir de quoi il s'agissait, mais il sentait bien que quelque chose n'était pas à sa place. Tous les genres habituels d'invités étaient présents - les rasoirs, les poivrots, les snobs, les démonstratifs. Ceux avec qui il avait échangé quelques mots en anglais s'étaient montrés polis. Il n'avait pas perçu de sentiments anti-américains - le petit jeu qui revenait le plus souvent au cours de conversations entre invités d'autres nationalités. Selon toutes les apparences, il semblait n'y avoir rien de particulier, juste une assemblée des plus ordinaires pour ce genre de réception. Et c'est alors qu'il comprit tout à coup à quoi tenait sa réticence. Il se pencha pour murmurer dans l'oreille de Tidi : - Est-ce que tu n'as pas la sensation que nous sommes persona non grata ? 274 Tidi lui lança un regard intrigué. - Non. Tout le monde me paraît plutôt aimable. - Bien sûr, ils sont sociables et polis, mais ils se forcent. - Comment peux-tu en être certain ? - Je reconnais un large et franc sourire lorsque j'en vois un. Personne ne nous a fait cet honneur. C'est comme si nous étions dans une cage. Vous pouvez donner à manger aux animaux et leur parler, mais ne les touchez pas. - C'est idiot. On ne peut tout de même pas leur en vouloir de se montrer mal à l'aise en parlant à quelqu'un qui est habillé comme tu l'es. - Voilà le hic. Un excentrique est toujours, sans exception, le centre d'intérêt. Si je ne savais pas où on est, je pourrais croire qu'on se trouve à une veillée mortuaire. Elle observa Pitt avec un sourire espiègle. - Tu es simplement nerveux parce que tu ne fais pas partie de ce monde. Il lui retourna son sourire. - Tu pourrais m'expliquer ? - Tu vois ces deux messieurs là-bas ? dit-elle en tournant la tête sur sa droite. Ceux qui se tiennent à côté du piano ? D'un mouvement désinvolte, Pitt tourna lentement les yeux, dans la direction qu'indiquait Tidi. Un petit homme rondelet au crâne chauve était en train de parler, avec force gestes des bras et sur un débit rapide, à une épaisse barbe blanche qui se trouvait à une vingtaine de centimètres de son nez. La barbe appartenait à un individu mince et d'apparence distinguée, dont les cheveux argentés retombaient jusque sur son col, ce qui lui donnait l'air d'un professeur de Harvard. Pitt se détourna et revint à Tidi. - Eh bien ? 275 - Tu ne les reconnais pas ? - Je devrais ? - Tu ne lis pas les pages Société du New York Times ? - Playboy est le seul magazine que je consens à feuilleter. Elle arbora une expression typiquement féminine, due à ce léger dégoût pour les mâles de l'espèce, et déclara : - Les choses ne vont certainement pas très bien lorsque le fils d'un sénateur des Etats-Unis ne parvient pas à reconnaître deux des hommes les plus riches du monde. Pitt ne l'écoutait qu'à moitié. Cela prit quelques secondes pour que les mots qu'elle venait de prononcer parviennent jusqu'à lui. Mais ils furent alors dûment enregistrés, après quoi il tourna à nouveau la tête pour lancer un regard impudent aux deux hommes, toujours plongés dans une conversation animée. Puis il agrippa le bras de Tidi avec tant de force qu'elle ne put retenir une grimace. - Leurs noms ? dit-il. Les yeux de Tidi s'écarquillèrent de surprise. - Le gros homme chauve est Hans Von Hum-mel. Et celui à l'air distingué est F.James Kelly. - Tu pourrais te tromper, non ? - Peut-être... Non, en fait, j'en suis sûre. J'ai déjà aperçu Kelly au bal d'investiture du Président. - Regarde ailleurs dans la pièce ! Est-ce que tu reconnais quelqu'un d'autre ? Tidi fit rapidement ce qu'on lui demandait, scrutant le grand salon à la recherche d'un visage familier. Son regard ne s'arrêta pas seulement une fois, mais bien à trois reprises. - Le vieux monsieur qui porte des lunettes comiques, assis dans le canapé. C'est Eric Marks. 276 Et la brune piquante qui se tient à ses côtés, c'est Dorothy Howard, l'actrice anglaise... - Ne t'occupe pas d'elle. Concentre-toi sur les hommes. - Le seul qui a un air vaguement familier, c'est celui qui vient juste d'entrer et qui parle à Kirsti Fyrie. Je suis quasiment certaine qu'il s'agit de Jack Boyle, le magnat du charbon australien. - Comment fais-tu pour être une telle spécialiste des millionnaires ? Tidi eut un joli mouvement d'épaules. - C'est le passe-temps favori de beaucoup de filles célibataires. On ne sait jamais si on va avoir la chance d'en rencontrer un, alors on se prépare pour l'occasion même si cela n'arrive que dans ton imagination. - Pour une fois, tes rêves sont en train de se réaliser. - Je ne comprends pas. - Pas plus que moi, si ce n'est que cette soirée commence à ressembler à une réunion du clan. Pitt emmena Tidi sur la terrasse où il la dirigea lentement dans un coin à l'écart du gros de l'assistance. Il observa les petits groupes d'invités assemblés aux abords de la double porte, et s'aperçut qu'ils se retournaient pour lui jeter un coup d'oeil, avant de faire volte-face, non pas en signe d'embarras, mais un peu comme des scientifiques occupés à suivre une expérience et qui discutaient de ce qui allait bien pouvoir se passer ensuite. Avec irritation, il commença à penser que cela avait peut-être été une erreur de venir dans la tanière de Rondheim. Il était justement en train de chercher une excuse pour quitter les lieux lorsque Kirsti Fyrie les aperçut et s'avança vers eux. - Est-ce qu'il vous plairait de venir vous installer dans le bureau ? Cela va bientôt commencer. - Qui donne la lecture ? demanda Tidi. 277 1 Le visage de Kirsti s'éclaira. - Eh bien, Oskar, évidemment. - Oh, bon Dieu, gémit Pitt en son for intérieur. Tel un agneau au sacrifice, il se laissa mener par Kirsti jusqu'au bureau, avec Tidi sur leurs talons. Pendant le temps qu'ils mirent pour rejoindre le bureau et trouver des sièges libres parmi les longues rangées circulaires de chaises groupées autour d'une petite estrade surélevée, la salle se remplit et fut rapidement bourrée à craquer. Ce n'était qu'une maigre consolation, mais Pitt estima que Tidi et lui avaient au moins la chance de se retrouver au dernier rang, à proximité de la porte, ce qui leur laissait la possibilité d'une retraite anticipée s'ils en éprouvaient le désir. Et puis cet espoir s'envola en fumée - un domestique ferma la porte et la verrouilla. Après quelques instants, le domestique actionna un rhéostat et la lumière diminua d'intensité, plongeant le bureau dans l'obscurité. Ensuite, Kirsti monta sur l'estrade et deux rayons de lumière rosé vinrent l'éclairer, en lui conférant la majesté d'une déesse grecque figée avec sérénité sur son socle, dans le musée du Louvre. En esprit, Pitt se mit à la déshabiller, en essayant de se figurer quelle image impressionnante elle donnerait dans ces circonstances révélatrices. Il jeta un coup d'oeil en coin à Tidi. Son expression ravie lui fit se demander si elle n'était pas en train de songer à la même chose que lui. Il chercha sa main, la trouva et lui pressa les doigts. Tidi était à ce point absorbée par ce qu'elle contemplait sur l'estrade qu'elle ne parut même pas s'apercevoir du geste de Pitt et ne lui répondit pas. Sans faire un geste, dans la lumière des deux projecteurs, face à l'assistance dans l'ombre qui la 278 buvait des yeux, Kirsti Fyrie souriait d'un air confiant et avec une sûreté de soi éclatante que seule une femme absolument certaine de ses charmes pouvait posséder. Elle s'inclina en direction des silhouettes qui murmuraient dans l'obscurité et se mit à parler. - Mesdames et messieurs, honorables invités. Ce soir, notre hôte, M. Oskar Rondheim, va pour notre plus grand plaisir nous faire l'honneur de sa dernière ouvre. Cette lecture sera faite dans la langue de notre pays, l'Islande. Après quoi, et puisque la plupart d'entre vous parlent l'anglais, il lira quelques vers choisis de l'ouvre de ce merveilleux poète irlandais contemporain, Scan Magee. Pitt se tourna vers Tidi, et lui murmura : - J'aurais dû prendre quelques forces en avalant une bonne dizaine de coupes de punch supplémentaires. Il ne pouvait pas distinguer les traits de Tidi. Il n'en eut d'ailleurs nul besoin - il sentit son coude s'enfoncer rudement dans ses côtes. Lorsqu'il se retourna vers Kirsti, elle avait disparu, et c'était Rondheim qui avait pris sa place. On aurait pu croire que Pitt allait passer l'heure et demie suivante en souffrant mille morts et en s'estimant damné, mais il n'en fut rien. Cinq minutes après que Rondheim se fut lancé dans sa saga islandaise sur un ton monocorde, Pitt plongea dans un profond sommeil, en se félicitant du fait que nul ne pourrait s'apercevoir de son manque de goût en matière poétique grâce à l'obscurité des lieux. Dès que la première vague d'inconscience eut roulé sur lui, Pitt se retrouva à nouveau sur la plage pour la centième fois, en train de soutenir la tête du docteur Hunnewell dans ses bras. Encore et encore, il se vit le surveiller, sans pouvoir faire quoi 279 que ce soit. Les yeux de Hunnewell roulaient sans parvenir à se fixer sur Pitt, tandis qu'il essayait de parler, s'efforçant désespérément de se faire comprendre. Et puis, finissant par proférer ces quatre mots qui paraissaient n'avoir aucun sens, avant qu'un nuage ne passe dans ses traits fatigués et qu'il ne meure. Le phénomène le plus étrange concernant ce songe ne tenait pas à ce qu'il revenait sans cesse, mais bien au fait qu'il ne se déroulait jamais exactement de la même façon. Chaque fois que Hunnewell mourait, un détail différait. Dans un des songes, les enfants étaient présents sur la plage ainsi qu'ils l'avaient été en réalité. Dans le suivant, ils ne s'y trouvaient plus, et n'étaient nulle part en vue. Parfois, l'avion noir effectuait des cercles dans le ciel au-dessus d'eux, comme s'il agitait les ailes pour les saluer de manière inopinée. Sandecker lui-même apparaissait dans l'une des scènes, se tenant derrière Pitt et Hunnewell et hochant la tête d'un air mécontent. Le temps, la configuration de la plage, la couleur de la mer - tout cela changeait d'un songe à l'autre. Un seul infime détail restait toujours présent et sans modification aucune - les derniers mots de Hunnewell. Les applaudissements de l'assistance réveillèrent Pitt. Il ouvrit les yeux et les laissa flotter au hasard, essayant de rassembler ses pensées, avec une expression hébétée. La lumière était revenue, et il passa plusieurs secondes à cligner des yeux avant que sa vision s'accommode à ce changement de luminosité. Rondheim se trouvait toujours sur l'estrade, en accueillant cette ovation d'un sourire suffisant. Il leva la main pour réclamer le silence. - Ainsi que vous êtes nombreux à le savoir, mon passe-temps favori est d'apprendre des vers par cour. En toute modestie, je suis bien obligé de reconnaître que les connaissances que j'ai acquises 280 dans ce domaine sont assez impressionnantes. J'aimerais, pour l'heure, mettre ma réputation en jeu en vous invitant, vous tous dans cette assemblée, à citer l'un des vers du poème qui vous viendra à l'esprit. Si je ne parviens pas à réciter les vers suivants, ou même à terminer le poème si c'est ce que vous désirez, je m'engage personnellement à faire don de cinquante mille dollars à l'ouvre de bienfaisance de votre choix. Il attendit que les murmures d'excitation s'éteignent et que le silence revienne, avant de poursuivre. - Pouvons-nous commencer ? Qui sera le premier à mettre ma mémoire au défi ? Sir Eric Marks se leva. - «Puisse l'ami protecteur ou la mère... » Essayez celui-là en guise d'introduction, Oskar. Rondheim opina de la tête. - « Raconter les malheurs du désastre obstiné, Mépriser leur conseil, mépriser leur vacarme ; Vous pourriez vous pendre ou vous noyer en fin de compte ! » II fit une pause théâtrale, avant d'ajouter : - « Un contre vingt », de Samuel Johnson. Marks s'inclina en signe d'accord. - Tout à fait correct. Ce fut au tour de F. James Kelly de se lever. - Terminez celui-ci si vous le pouvez, et donnez-nous le nom de l'auteur. « Et tous mes jours sont des extases, et tous mes songes de la nuit... » Rondheim prit soudain la relève. - ... « sont où ton oil d'ombre s'allume et luit ton pas - dans quelles danses éthérées - par quels ruissellements éternels. » Le titre est « A Quelqu'un au paradis » et l'auteur se nomme Edgar Allan Poe '. - Mes compliments, Oskar, déclara Kelly d'un 1. Traduction de Stéphane Mallarmé, éditions Gallimard, 1928. 281 air impressionné. Votre note sera un vingt sur vingt. Rondheim jeta un regard sur l'assistance, et un sourire se dessina lentement sur ses traits burinés tandis qu'il identifiait la silhouette qui venait de se lever. - Voulez-vous tenter votre chance, major Pitt ? Pitt lui lança un regard sombre. - Je ne peux vous offrir que quatre mots seulement. - Je relève le défi, dit Rondheim d'un air confiant. Citez-les je vous prie. - « Que Dieu te sauve », dit Pitt très lentement, presque comme s'il doutait du fait que d'autres mots suivaient ces quatre-là. Rondheim se mit à rire. - C'est élémentaire, major. Vous venez de me donner la chance de citer mes vers préférés. La voix de Rondheim était chargée d'un tel mépris que chacun en prit conscience dans l'assemblée, alors que Rondheim commençait à réciter. - « Que Dieu te sauve, vieux Marin, De ces démons qui de la sorte te tourmentent ! Mais toi, pourquoi me regarder ainsi ? D'un coup D'arbalète, cet Albatros, je l'abattis. Le Soleil, maintenant, se levait sur le tribord : Du sein de l'onde surgissant ! Voilé de brume encore, et déjà sur bâbord, II s'abîmait dans l'océan. Le bon vent du sud continuait, de l'arrière, A souffler, mais nul doux oiseau ne nous suivit, Ni jamais, jamais plus, pour manger ou par jeu, Ne venait à aucun appel du matelot ! Et moi, j'avais commis l'action infernale, L'action qui, bien sûr, leur porterait malheur : Car tous affirmaient que j'avais tué l'oiseau Grâce à qui la brise soufflait1. » A cet instant, Rondheim s'interrompit brutalement, en lançant un regard intrigué à Pitt. 1. Traduction de Henri Parizot, éditions Aubier, 1975. 282 suivre. - Je ne croîs pas qu'il soit nécessaire de pour-uvre. Il est clair pour tout le monde ici présent que vous m'avez demandé de réciter « Le Dit du vieux Marin », de Samuel Taylor Coleridge. Pitt se mit à respirer un peu plus facilement. La lumière au bout du tunnel s'était soudain faite plus brillante. Il savait maintenant quelque chose qu'il avait ignoré jusque-là. Tout n'était pas encore éclairci, mais la situation était en train de prendre meilleure allure. Il se félicitait à présent d'avoir tenté le coup. Cela avait payé de façon totalement inattendue. Le cauchemar concernant la mort de Hunnewell ne reviendrait plus troubler son sommeil. Un sourire satisfait naquit sur ses lèvres. - Je vous remercie, monsieur Rondheim. Votre magnifique mémoire vous sert de façon remarquable. Quelque chose dans le ton de voix de Pitt mit Rondheim mal à l'aise. - Tout le plaisir était pour moi, major, dit-il. Il n'aimait pas le sourire qui venait de naître sur la bouche de Pitt, il ne l'aimait décidément pas du tout. CHAPITRE XV Pitt souffrit encore une autre demi-heure, tandis que Rondheim continuait d'impressionner l'assistance avec son vaste répertoire de poèmes. Finalement, le programme se clôtura. On ouvrit les portes et la salle bondée se déversa dans le salon principal, les dames escortées jusqu'à la terrasse où elles eurent tout loisir de bavarder et de siroter une boisson légèrement alcoolisée que leur proposaient les domestiques, tandis que les messieurs se dirigeaient vers la salle des trophées où furent mis à leur disposition des cigares, ainsi que du cognac Rouche vieux d'un siècle. Les cigares avaient été amenés dans la pièce dans un coffre d'argent fin, et présentés au choix de tous, à l'exception de Pitt. Il fut joyeusement ignoré. Après le rituel de l'allumage, chacun tenant son cigare au-dessus de la flamme d'une bougie, pour le réchauffer à la température idoine, les domestiques passèrent avec le cognac Rouche, et servirent cet alcool fort et ambré dans de gros verres ballon. Une fois encore, Pitt fut laissé les mains vides. A part lui et Oskar Rondheim, Pitt compta trente-deux hommes réunis autour des flammes d'un feu de bûches qui craquaient dans l'immense cheminée au fond de la salle des trophées. Les 285 réactions qu'exprimaient les visages devant la présence de Pitt étaient intéressantes. Nul ne parut daigner le remarquer. Pendant un bref instant, il se figura être devenu un fantôme immatériel qui venait de traverser les murs et qui attendait que commence la séance de spiritisme pour enfin se manifester. Il aurait pu imaginer toutes sortes de scènes les plus étranges, mais ce n'est pas en imagination qu'il sentit le bout rond du canon d'une arme que l'on pressait dans son dos. Il n'essaya même pas de deviner qui tenait le revolver. Cela n'avait qu'une importance toute relative. Et Rondheim mit fin à ses doutes. - Kirsti ! dit-il en regardant par-dessus l'épaule de Pitt. Tu es en avance. Je ne t'attendais pas avant une vingtaine de minutes. Von Hummel sortit un mouchoir, essuya l'un de ses sourcils à l'aide du lin à monogramme, et demanda : - La fille avec qui il est venu, est-ce qu'on s'en est occupé ? - Miss Royal a été confortablement installée, dit Kirsti, en ne quittant pas Pitt des yeux. Il perçut quelque chose dans le ton de sa voix qui le laissa indécis. Rondheim le dépassa pour venir prendre le revolver des mains de Kirsti avec l'air d'un père inquiet. - Les armes et les belles ne vont pas très bien ensemble, dit-il d'un ton de réprimande. C'est un homme qui doit surveiller le major. - Oh, ça ne me déplaisait pas, dit-elle de sa voix rauque. Cela fait tellement longtemps que je n'ai plus tenu de revolver. - Je ne vois pas de raison de tergiverser davantage, dit Jack Boyle. Notre emploi du temps est plutôt serré. Il faut que nous agissions. - Nous avons le temps, dit Rondheim avec brusquerie. 286 Un Russe, petit et râblé, aux cheveux clairsemés, aux yeux bruns et à la démarche claudicante, s'approcha pour se placer face à Rondheim. - J'estime que vous nous devez une explication, monsieur Rondheim. Pourquoi cet homme, dit-il en montrant Pitt, est-il traité comme un criminel ? Vous avez déclaré, à moi ainsi qu'aux autres messieurs ici présents, qu'il s'agissait d'un journaliste et qu'il ne serait donc pas très avisé de lui parler en toute liberté. Et pourtant, c'est la quatrième ou la cinquième fois ce soir que vous l'appelez « major ». Rondheim contempla celui qui se tenait devant lui, puis déposa son verre et appuya sur le bouton d'un téléphone. Il ne décrocha pas le combiné, ne fit pas mine de parler, se contenta de reprendre son verre et de siroter le fond d'alcool. - Avant de répondre à vos questions, Camarade Tamareztov, je vous suggère de jeter un coup d'oil derrière vous. Le Russe du nom de Tamareztov fit volte-face. Tous les autres se tournèrent et regardèrent dans la même direction, à l'exception de Pitt, qui n'en avait nul besoin. Il continua de fixer du regard le miroir qui se trouvait devant lui et dans lequel apparurent plusieurs individus à l'air costaud et aux traits impénétrables, habillés de combinaisons noires, et qui venaient de se matérialiser à l'autre bout de la pièce, porteurs de fusils AR-17 automatiques en position de tir. Un homme d'environ soixante-dix ans, voûté et bedonnant, aux yeux d'un bleu tranchant au milieu d'un visage sec, attrapa le bras de F. James Kelly. - C'est toi qui m'as invité ici ce soir, James. Je pense que tu es au courant de ce qui est en train de se passer. 287 - En effet, dit Kelly, et alors qu'il parlait, l'air attristé qui l'avait envahi sauta aux yeux de tous. Il se retourna ensuite pour s'éloigner. Lentement, très lentement, sans se faire remarquer, Kelly, Rondheim, Von Hurnmel, Marks et huit autres hommes s'étaient regroupés dans un angle de la pièce, à proximité de la cheminée, abandonnant Pitt et le reste des invités qui échangèrent des regards intrigués. Pitt se rendit compte, avec un léger malaise, que toutes les armes étaient braquées sur ce dernier groupe. - J'attends, James, dit le vieil homme aux yeux bleus, d'un ton sans appel. Kelly hésita, en jetant un coup d'oil ennuyé à Von Hummel et à Marks. Puis il demeura dans l'expectative. Ils finirent par lui adresser un signe de la tête, en guise d'accord. - L'un d'entre vous a-t-il déjà entendu parler de la Hermit Limited ? Le silence de la pièce se fit plus profond. Nul ne dit mot, nul ne répondit. Pitt était calmement occupé à estimer les chances de fuite. Mais il abandonna bien vite, car il lui était impossible de calculer ce que cela pourrait donner, à cinquante contre un. - La Hermit Limited, reprit Kelly, possède une portée internationale, mais vous n'en trouverez mention dans aucune Bourse du monde, parce que son administration est complètement différente de toutes les entreprises qui vous sont familières. Je ne dispose pas d'assez de temps pour vous exposer les détails de cette organisation, mais je peux simplement vous dire que le but final de la Hermit est de prendre le contrôle de l'Amérique centrale et de l'Amérique du Sud, et de s'en assurer la possession. - C'est impossible, s'écria un homme de grande taille aux cheveux de jais, qui s'exprimait 288 avec un accent français prononcé. Absolument impensable. - Cela fait partie du monde des affaires, que de s'attaquer à des choses impossibles, dit Kelly. - Ce dont vous êtes en train de parler, ce ne sont pas des affaires, mais une prise de pouvoir politique tout à fait démente. Kelly hocha la tête. - Il s'agit peut-être de démence, mais en aucun cas de pouvoir politique intéressé et aux motivations inhumaines. Il scruta les visages qui se trouvaient dans le groupe à l'écart de la cheminée. Tous arboraient des expressions incrédules. - Je m'appelle F. James Kelly, reprit-il avec douceur. Au cours de mon existence, j'ai amassé plus de deux milliards de dollars. Nul ne mit sa parole en doute. Lorsque le Wall Street Journal présentait la liste des cent personnes les plus riches du monde, le nom de Kelly apparaissait toujours parmi les premiers. - Etre riche vous confère d'énormes responsabilités. Environ deux cent mille personnes dépendent de moi pour vivre. Si demain il m'arrivait de faire faillite, cela provoquerait une récession qui serait ressentie d'un bout à l'autre des Etats-Unis, sans parler des nombreux autres pays dont les économies dépendent dans une large mesure des sommes que leur versent les filiales de mes compagnies. Et pourtant, ainsi que peuvent le certifier ces messieurs qui m'entourent, la richesse ne vous garantit pas l'immortalité. Les livres d'histoire ne se souviennent que de très peu de noms de grosses fortunes. Kelly s'interrompit, comme s'il venait de ressentir un malaise. Personne dans la pièce ne bougea, si ce n'est pour respirer, jusqu'à ce qu'il reprenne. - Il y a deux ans, j'ai commencé à songer à ce 289 que je laisserais derrière moi après mon départ. Un empire financier dépecé par des associés parasites et des parents éloignés, qui jusque-là avaient compté les jours me séparant de ma mort, pour pouvoir enfin se partager le butin. Croyez-moi, messieurs, ce n'était pas une pensée très réjouissante. C'est pourquoi j'ai songé à de meilleures façons de distribuer mes biens pour en faire bénéficier le genre humain. Mais comment? Andrew Carnegie avait fait construire des bibliothèques, John D. Rockefeller avait organisé des fondations de recherches et d'éducation. Qu'est-ce qui serait préférable pour tous les peuples du monde, sans distinction de couleur, qu'ils soient blancs, noirs, jaunes, rouges ou bruns ? Sans distinction de nationalité ? Si j'avais écouté mes sentiments humains, j'aurais pris la décision la plus simple, et j'aurais fait don de mon argent aux associations contre le cancer, à la Croix-Rouge, à l'Armée du Salut, et à l'un des milliers de centres de recherche médicale ou d'universités que compte le pays. Mais était-ce vraiment suffisant? D'une certaine manière, cela me semblait trop facile. J'ai alors décidé de chercher dans une autre direction - une solution qui aurait une influence durable sur des millions de gens, pendant des siècles. - Et vous avez donc comploté pour devenir le messie autoproclamé des nations sous-développées d'Amérique latine, dit Pitt. Kelly lui offrit un sourire condescendant. - Non, vous vous trompez complètement, major... Euh... Major... - Pitt, répondit Rondheim. Major Dirk Pitt. Kelly contempla Pitt d'un air songeur. - Seriez-vous par hasard de la famille du sénateur George Pitt ? - Son fils indigne, avoua Pitt. Kelly resta figé tel un personnage de cire. Puis il 290 se tourna vers Rondheim mais n'en reçut qu'un visage de pierre. - Votre père est un de mes bons amis, dit-il d'un ton raide. - Etait, corrigea Pitt d'une voix glaciale. Kelly s'efforça de reprendre son sang-froid. Il était clair que la conscience de cet homme était profondément troublée. Il termina son cognac, et prit encore une seconde pour rassembler ses esprits, avant de reprendre. - Il n'a jamais été dans mes intentions déjouer le rôle de Dieu. Quelle que soit la voie que je choisirais, il fallait qu'elle trouve son origine de façon beaucoup plus précise et beaucoup moins émotionnelle que ce dont était capable le cerveau humain. - Les ordinateurs ! s'exclama le vieil homme qui était l'ami de Kelly. C'est ce projet de Hermit Limited que tu as programmé sur les ordinateurs de notre division informatique il y a environ deux ans. Je m'en souviens parfaitement, James. Tu as fait fermer les bâtiments dans leur ensemble pour trois mois. En donnant à chacun des vacances tous frais payés - une marque de générosité dont tu n'avais pas souvent fait preuve, et qui ne s'est jamais reproduite depuis. Tu avais l'intention de prêter le matériel, c'est ce que tu as prétendu, au gouvernement pour un projet militaire top secret. - Je redoutais que tu puisses poser ne fût-ce qu'une question concernant mes intentions, Sam, dit Kelly en mentionnant pour la première fois le prénom du vieux monsieur. Mais les systèmes d'analyses m'ont fourni la seule solution efficace en réponse au problème que je lui présentais. Le concept pourrait en réalité difficilement être qualifié de révolutionnaire. Chaque gouvernement possède son groupe de réflexion. Le système spatial qui a été conçu pour nos projets de fusée et d'ex- 291 ploration lunaire a été utilisé dans des domaines complètement différents, depuis les rapports d'enquêtes criminelles jusqu'à l'amélioration des techniques chirurgicales. Programmer un ordinateur dans le but de sélectionner un pays ou une contrée géographique qui serait propice au développement et au contrôle d'un projet utopique, et lui faire élaborer la méthode pour parvenir à ce but, ne sont pas des choses aussi farfelues que certains d'entre vous pourraient le penser. - C'est de la véritable science-fiction, dit quelqu'un. - De nos jours, nous agissons tous dans la science-fiction, vous ne croyez pas ? rétorqua Kelly. Considérez ceci, messieurs. Parmi toutes les nations du monde, les pays d'Amérique latine sont les plus vulnérables face à une pénétration extérieure, avant tout parce qu'ils n'ont pas eu à faire face à une invasion étrangère au cours des derniers cent ans. Ils ont été sous la protection d'un mur, un mur construit par les Etats-Unis et qui s'appelle la doctrine de Monroe. - Le gouvernement américain ne fera pas grand cas de vos projets grandioses, déclara un homme de haute taille, à la chevelure blanche et aux sourcils tout aussi blancs, au-dessus de ses yeux empreints de gravité. - Lorsque leurs agents se seront infiltrés dans l'organisation de la Hermit Limited, nous aurons déjà eu l'occasion d'appuyer nos intentions avec de solides réalisations, dit Kelly. Ils ne nous inquiètent pas. En fait, je pense même que ce qu'ils feront, c'est nous donner carte blanche et nous fournir autant d'aide que possible sans provoquer de problèmes internationaux. - J'en déduis que vous n'avez donc pas l'intention d'agir seul, remarqua Pitt. - Non, répondit sèchement Kelly. Lorsque j'ai 292 eu la satisfaction de constater que le programme semblait posséder toutes les chances de succès, j'ai pris contact avec Marks, Von Hummel, Boyle, et les autres que vous voyez ici, et qui possèdent les ressources financières nécessaires à l'accomplissement du projet. Ils pensaient tout à fait comme moi. L'argent doit être utilisé pour le bien de tous. Pourquoi mourir en ne laissant qu'un compte en banque largement garni ou quelques sociétés commerciales qui très vite ne sauront même plus qui a planté les bases et fait germer les racines de leur maturité financière ? C'est pourquoi nous avons alors décidé de nous réunir et de fonder la Hermit Limited. Chacun de nous possède une part égale de capital et une voix au conseil d'administration. - Comment pouvez-vous être sûr que l'un ou plusieurs de vos partenaires ne vont pas se montrer voraces ? demanda Pitt. Ils pourraient très bien se garder un pays ou deux pour eux seuls. - L'ordinateur a bien fait les choses, dit Kelly sans se laisser démonter. Regardez-nous. Aucun de nous n'a moins de soixante-cinq ans. Qu'est-ce que cela nous laisse ? Une, deux, peut-être dix années avec de la chance. Nous sommes tous sans enfants. Et donc, sans héritiers. Que pourrait espérer gagner l'un d'entre nous en faisant preuve d'une avarice démesurée ? La réponse est évidente. Rien. Le Russe hocha la tête d'un air incrédule. - Votre projet est absurde. Même mon gouvernement n'accepterait jamais de considérer un acte aussi radical et téméraire. - Aucun gouvernement ne le ferait, dit Kelly en reprenant ses patientes explications. Mais c'est bien là que se trouve la différence. Vous pensez exclusivement en termes politiques. Dans l'histoire de l'humanité, c'est à cause de révolutions internes ou d'invasions étrangères que les nations se sont 293 effondrées et que les civilisations ont disparu. J'ai l'intention d'écrire un nouveau chapitre en réalisant l'impossible, c'est-à-dire en appliquant à ce domaine les strictes règles des affaires. - Je ne crois pas me souvenir que le meurtre ait jamais fait partie des disciplines enseignées dans les écoles d'administration, dit Pitt en allumant calmement une cigarette. - C'est une partie regrettable, mais nécessaire du plan, répliqua Kelly. L'assassinat méthodique est sans doute un terme plus approprié. Il se tourna vers le Russe. - Vous devriez faire lire les Ismaïliens par vos agents du KGB, Camarade Tamareztov. Ce livre décrit en détail les méthodes utilisées par une secte de Perses fanatiques pour répandre la terreur dans le monde islamique, vers l'an 1090. C'est eux qui ont légué le mot « assassin » à la postérité. - Vous êtes aussi fou qu'ils l'étaient, déclara le Français d'un ton sévère. - Si vous croyez cela, dit lentement Kelly, vous êtes vraiment naïf. Le Français eut l'air déconcerté. - Je ne comprends pas. Comment pouvez-vous... - Comment mes associés ici présents et moi-même, continua Kelly, comment pouvons-nous prétendre prendre le contrôle d'un continent ? En fait, c'est très simple. C'est une question purement économique. Nous commençons avec un pays très pauvre, nous prenons le contrôle de ses ressources financières, nous éliminons discrètement quelques dirigeants importants, et il tombe entre nos mains. - Voilà des paroles plutôt lyriques, James, dit le vieil homme. Il va falloir que tu donnes quelques précisions. - Cela tient du génie par sa simplicité, Sam. Prends la Bolivie, par exemple. Un pays où les gens 294 sont proches de la famine... Dans la plupart des cas, les ressources d'une famille ne dépassent qu'à peine les vingt dollars par mois. L'économie dans son entier repose sur les mines de cuivre de Peroza. Prends le contrôle des mines et tu auras du même coup le contrôle du pays. - Il se pourrait bien que l'armée bolivienne ait quelque chose à redire concernant une prise de contrôle lancée depuis un pays étranger, dit Pitt, emplissant de cognac un verre, jusqu'à ras bord. - Cela se pourrait, en effet, dit Kelly. Il eut un sourire, avant d'ajouter brusquement : - Mais les armées doivent être payées. Chacun possède son prix, en particulier les généraux. S'ils refusent d'être achetés, cela devient alors un simple problème d'élimination. Une fois encore, ce n'est que la mise en application d'un des principes des affaires. Si vous voulez édifier une organisation plus efficace, vous vous débarrassez des branches mortes et vous les remplacez par des individus consciencieux et travailleurs. Il s'interrompit un instant et, d'un geste inconscient, se mit à se caresser la barbe. - Dès que la Hermit Limited aura pris le contrôle de l'administration gouvernementale, l'armée sera progressivement démantelée. Et pourquoi pas ? Ce n'est qu'une source de dépenses. Dans ce cas, on pourrait comparer l'armée à une société qui perd de l'argent. La solution évidente est de mettre la clé sous le paillasson et de l'inscrire aux pertes et profits. - Est-ce que tu n'as pas oublié les gens, James ? demanda l'homme que Kelly avait appelé Sam. Tu t'attends vraiment à ce qu'ils restent les bras croisés pendant que tu mets leur pays sens dessus dessous ? - A l'instar de toute entreprise que l'on met sur pied, nous possédons un département marke- 295 ting et publicité. Comme lorsqu'il s'agit de lancer un nouveau produit sur le marché, nous avons élaboré une campagne de promotion minutieuse. L'une des premières étapes consistait à rechercher, sous le nom d'un citoyen du pays bien évidemment, quels étaient les journaux et les stations de radio et de télévision qui étaient à vendre. - Je présume que vous n'envisagez pas de liberté de presse dans votre paradis ? ajouta Pitt. - La liberté de la presse est tout simplement une forme de permissivité, répliqua Kelly avec impatience. Jetez donc un coup d'oil sur la situation aux Etats-Unis. On imprime n'importe quoi du moment qu'il s'agit de grossièretés, de scandales, d'affaires à sensation - n'importe quoi pour vendre plus de papier et du même coup récolter davantage d'annonces payantes. La soi-disant liberté de presse en Amérique a dépouillé ce qui était une grande nation de toutes ses forces morales et n'a rien laissé qu'un paquet de détritus dans les poubelles que sont devenus les esprits des gens. - Soit ! La presse américaine n'est pas parfaite, dit Pitt. Mais en fin de compte, elle fait ce qu'elle peut pour parvenir à la vérité et pour démasquer des autocrates tels que vous. Pitt s'arrêta tout à coup, surpris lui-même de se lancer dans ce discours. Il avait bien failli se départir du rôle qu'il avait tenu jusque-là. Il savait à présent que sa dernière chance de s'échapper, si infime soit-elle, était de continuer la mascarade et de passer pour un pédé. - Seigneur Dieu ! dit-il. Je ne tenais pas à me laisser entraîner de la sorte. Sourcils froncés et l'air déconcerté, Kelly détourna le regard pour interroger Rondheim à nouveau. Il fut répondu à sa question muette par un haussement d'épaules dégoûté. 296 Le vieux monsieur appelé Sam mit fin au silence. - Quand tu auras acheté un pays, James, de quelle manière comptes-tu prendre le contrôle du reste ? Même toi et tes associés, ainsi que tu les appelles, vous ne possédez pas les ressources pour acquérir le contrôle financier de tout un continent en une seule bouchée. - Exact, Sam, même nos fortunes additionnées ne peuvent pas se le permettre. Mais si l'on poursuit avec l'exemple de la Bolivie, on peut en faire une société organisée et fructueuse. Essaye un peu d'imaginer cela. Plus de corruption dans les échelons administratifs, plus d'armée si ce n'est une force symbolique, l'agriculture et l'industrie adaptées pour fournir un niveau de vie meilleur à la population, c'est-à-dire aux consommateurs. La voix de Kelly s'était mise à enfler. - Toujours selon les principes des affaires, investir chaque centime dans le développement. Et non plus pour en retirer des profits. Alors, lorsque la Bolivie sera devenue le prototype de l'utopie, elle fera du même coup l'envie des autres peuples du continent, et nous pourrons donc annexer les pays voisins, les uns après les autres. - Le pauvre et l'affamé attendant avec impatience de monter au paradis, dit le Français avec mépris. C'est bien cela ? - Vous croyez que vous exagérez, répondit Kelly sans faire montre d'énervement. Mais vous touchez la vérité de plus près que vous ne le pensez. Oui, en effet, le pauvre et l'affamé seront avides de se raccrocher au moindre espoir d'un niveau de vie incomparablement supérieur. - La théorie des dominos jointe à de nobles sentiments, commenta Pitt. Kelly opina de la tête. - Comme vous dites, de nobles sentiments. Et 297 pourquoi pas ? L'histoire de la civilisation occidentale est faite de ces continuelles renaissances, provoquées par de nobles sentiments. Nous, les hommes d'affaires, dont l'influence n'a fait que croître au cours des deux cents dernières années, nous sommes en position idéale pour décider de quelle manière une nouvelle renaissance peut avoir lieu et de quelle manière une civilisation qui se trouve pour l'instant en train de croupir dans le caniveau peut retrouver ses forces et respirer à nouveau pour l'éternité. « Arrivé ici, je dois bien admettre que je peux passer pour une vieille baderne. Je continue à tenir pour valables un certain nombre de doctrines qui ont été considérées comme dépassées par les plus grands esprits et par les penseurs universitaires. J'estime que l'organisation est supérieure à la confusion. Je préfère le profit à la perte, la manière forte à la douce persuasion lorsqu'il s'agit de parvenir à un but précis. Et je suis intimement persuadé que les règles des affaires sont plus efficaces que les idéologies politiques. - Votre grand dessein a un défaut, dit Pitt, en se servant un autre verre d'alcool. Une dérogation à la règle qui risque bien de flanquer toute l'histoire par terre. Kelly accorda à Pitt un regard intrigué. - Votre cerveau contre une batterie d'ordinateurs les plus performants ? Dites-nous donc, major. Nous avons passé des mois à programmer chaque éventualité, à chasser toute anomalie. Vous êtes manifestement en train de vous moquer. - Vous croyez ? dit Pitt avant de terminer le cognac d'un coup comme s'il s'agissait d'eau, et d'ajouter : - Comment expliquez-vous la présence de Rondheim et de Miss Fyrie ? Ils n'atteignent pas vraiment la limite d'âge requise pour faire partie 298 du comité directeur de la Hermit Limited. Il manque à Rondheim une bonne vingtaine d'années, quant à Miss Fyrie... Eh bien... disons qu'elle en est encore beaucoup plus loin. - Le frère de Miss Fyrie, Kristjan, était un idéaliste, comme j'en suis un, un homme qui cherchait une manière de tirer la population de la boue de la pauvreté et de la misère. Ses actes de générosité en Afrique, et dans d'autres parties du monde où ses entreprises l'ont mené, nous ont conduits à faire une exception en sa faveur. Au contraire de nombreux industriels, il s'est servi de sa fortune pour le bien commun. Lorsqu'il a tragiquement perdu la vie, nous, conseil d'administration de la Hermit Limited, dit-il en indiquant les hommes qui se tenaient autour de lui, avons décidé d'élire Miss Fyrie à sa place. - Et Rondheim ? - Une heureuse éventualité que nous avions espérée, mais sur laquelle nous ne comptions pas. Même si ses activités maritimes semblaient constituer un avantage attractif en vue de développer l'industrie de la pêche en Amérique du Sud, ce sont en réalité ses talents cachés et les relations privilégiées qu'il entretenait avec certaines personnes qui ont fait pencher la balance en sa faveur. - En tant que directeur de votre département des liquidations ? demanda Pitt d'un air sinistre. Le chef de votre secte personnelle d'Ismaïliens ? Les hommes qui entouraient Kelly échangèrent des regards, avant de se tourner vers Pitt. Von Hummel s'essuya les sourcils pour la cinquantième fois et Sir Eric Marks se passa la main sur les lèvres en adressant un signe à Kelly, geste qui ne manqua pas d'attirer l'attention de Pitt. En enlevant la ceinture qui lui enserrait la taille, d'un mouvement plutôt comique, il se dirigea vers la table, et se servit un autre verre d'alcool, le dernier pour la route, 299 parce qu'il était sûr que Kelly ne lui laisserait jamais quitter la maison par la porte principale. - Vous avez deviné cela tout seul ? demanda Kelly d'une voix égale. - Plus ou moins, dit Pitt. Quand on a essayé par trois fois d'attenter à votre vie, il arrive qu'on se mette à comprendre certaines choses. - L'hydrofoil, s'écria Rondheim d'un air furieux. Vous savez ce qui lui est arrivé ? Pitt s'assit pour déguster son cognac. S'il lui fallait mourir, il aurait au moins eu la satisfaction d'avoir tenu l'assistance en haleine jusqu'au bout. - C'était terriblement bâclé de votre part, mon cher Oskar, ou plutôt devrais-je dire de la part du dernier capitaine de votre navire. Vous auriez dû voir l'expression de son visage juste avant que mon cocktail Molotov ne l'atteigne. - Sale petit pédé ! s'exclama Rondheim, d'une voix que la fureur faisait trembler. Tu mens, espèce de tapette ! - Croix de bois, croix de fer, mon cher Oskar, dit Pitt avec désinvolture. Croyez ce que vous voulez. Mais une chose est certaine : de par votre négligence, vous ne reverrez jamais votre hydrofoil pas plus que son équipage. - Vous ne vous rendez pas compte de ce qu'il essaye de faire ? dit Rondheim en s'avançant d'un pas vers Pitt. Il essaye de nous monter les uns contre les autres. - Laissons-le faire, déclara Kelly d'un ton glacial, et avec un regard qui empêchait toute hésitation. Continuez, je vous prie, major. - Très gentil à vous, dit Pitt en terminant son verre et en s'en servant encore un autre. Que diable, se dit-il, cela suffira bientôt pour atténuer toute douleur qui pourrait survenir. Puis, il ajouta, à voix haute cette fois : - Ce pauvre Oskar a aussi fait foirer la 300 deuxième tentative. Je ne tiens pas à me lancer dans des explications pénibles, mais j'espère que vous êtes au courant du fait que ses deux tueurs faibles d'esprit sont en train, à cette minute même, de se confier à des agents des services secrets. - Nom de Dieu ! jura Kelly en se ruant sur Rondheim. Est-ce que c'est vrai ? - Mes hommes ne parlent pas, dit Rondheim en fixant Pitt du regard. Ils savent ce qui arriverait à leurs familles s'ils le faisaient. En outre, ils ne savent rien. - Espérons que vous dites vrai, rétorqua Kelly avec force. Il s'approcha de Pitt et, debout devant lui, le contempla d'un regard curieusement inexpressif, ce qui le rendait plus dérangeant qu'aucune marque d'animosité. - Ce petit jeu a assez duré, major. - Dommage. Je commençais justement à m'échauffer, et j'allais en venir à la partie la plus intéressante. - Ce ne sera pas nécessaire. - Pas plus nécessaire que de tuer le docteur Hunnewell, dit Pitt d'une voix anormalement calme. C'était une erreur, une terrible erreur, et un mauvais calcul. Une double erreur, lorsqu'on sait que ce bon docteur était un membre clé de la Hermit Limited. CHAPITRE XVI Pendant la dizaine de secondes qui suivirent, dix secondes d'incrédulité et de trouble, Pitt laissa ses paroles flotter dans l'air, et demeura assis avec nonchalance dans son fauteuil, une cigarette dans une main et un verre dans l'autre, l'image même de la décontraction légèrement ennuyée. Ce qui n'était pas le cas de Rondheim et des autres membres de la Hermit Limited. Leurs visages n'exprimaient que de la stupeur, comme si chacun d'eux venait de rentrer chez lui à l'improviste pour découvrir son épouse au lit avec un autre homme. Les yeux de Kelly étaient écarquillés, et on aurait dit qu'il ne respirait plus. Puis, lentement, il reprit peu à peu le contrôle de lui-même, retrouva calme et quiétude, en professionnel des affaires, ne disant rien jusqu'à ce que les mots adéquats se soient assemblés dans son esprit. - Vos ordinateurs doivent avoir grillé un fusible, reprit Pitt. L'amiral Sandecker et moi étions sur Hunnewell depuis le début. Pitt mentait, en sachant pertinemment que ni Kelly ni Rondheim n'avaient les moyens de prouver le contraire. - Vous n'êtes certainement pas curieux de savoir pourquoi et comment, ajouta Pitt. - Vous faites erreur, major, dit Kelly avec impa- 303 tience. Nous sommes tout à fait intéressés de l'apprendre. Pitt prit une longue respiration et plongea tête la première. - En fait, notre premier soupçon nous est venu quand le docteur Matajic a été secouru et... - Non ! s'écria Rondheim. Cela ne se peut pas. Pitt adressa un salut silencieux à Sandecker, en remerciement pour son projet dément de ressusciter les fantômes de Matajic et O'Riley. L'occasion d'en profiter lui était à présent offerte sur un plateau d'argent, et il ne voyait aucune raison de ne pas s'en servir, au moins pour tuer le temps. - Décrochez le téléphone et demandez à l'opératrice de vous passer la chambre 409, à l'hôpital Walter Reed, de Washington. Je vous suggère de demander une communication avec préavis, de cette façon votre appel sera traité plus rapidement. - Cela ne sera pas nécessaire, dit Kelly. Je n'ai aucune raison de ne pas vous croire. - A vous de voir, dit négligemment Pitt, en s'efforçant de garder un visage impassible, pour que son bluff ait des chances de réussir. Ainsi que j'avais commencé à le dire, reprit-il, lorsque le docteur Matajic a été secouru, il a pu décrire le Lax et son équipage dans les moindres détails. Il n'a pas été abusé une minute par les modifications de la superstructure. Mais, bien sûr, vous savez déjà tout cela. Vos hommes ont intercepté son message à l'amiral Sandecker. - Et ensuite ? - Vous ne voyez pas ? Le reste n'est que simple déduction. Grâce à la description de Matajic, cela n'a pas demandé d'énormes efforts pour retracer les déplacements du Lax, depuis le moment où il avait disparu avec Kristjan Fyrie à son bord, jusqu'à celui où Matajic l'a retrouvé amarré à quelques encablures de l'iceberg sur lequel il travaillait. 304 Pitt sourit. - Grâce aux observations précises de Matajic - les peaux basanées des hommes d'équipage pouvaient difficilement résulter d'une partie de pêche dans les eaux de l'Atlantique nord - l'amiral Sandecker est parvenu à deviner que le Lax avait certainement croisé peu de temps auparavant le long des côtes sud-américaines. C'est alors qu'il a commencé à suspecter le docteur Hunnewell. Ce qui était plutôt malin de la part de l'amiral, maintenant que j'y repense. - Poursuivez, le pressa Kelly. - Eh bien, il était évident que le Lax s'était servi de la sonde sous-marine pour dénicher de nouveaux filons de minerais. Et tout aussi évident que, puisque Fyrie et ses ingénieurs étaient morts, le docteur Hunnewell, co-inventeur de la sonde, restait la seule personne qui connaissait la manière de l'utiliser. - Vous êtes infiniment bien informé, dit Kelly d'un air désabusé. Mais cela ne constitue pas vraiment une preuve. Pitt se trouvait sur un terrain glissant. Il avait été aussi loin que possible sans se voir obligé de mentionner l'implication de la NUMA dans la Hermit Limited. Et Kelly avait déjà été suffisamment appâté pour qu'on ne doive plus lui fournir d'autres informations. C'était le moment, se dit Pitt avec amusement, de dire la vérité. - Des preuves ? C'est ce que vous voulez ? D'accord. Est-ce que vous accepterez les mots d'un homme en train de mourir ? De source sûre, puisque j'étais présent. L'homme en question est le docteur Hunnewell lui-même. - Je n'en crois rien. - Les derniers mots qu'il a prononcés avant de mourir dans mes bras ont été : « Que Dieu te sauve. » 305 - Mais de quoi parlez-vous ? s'exclama Rond-heim. Où voulez-vous donc en venir ? - Je tenais à vous remercier pour ça, Oskar, dit Pitt avec froideur. Hunnewell connaissait l'identité de son assassin - l'homme qui avait donné l'ordre de le tuer. Il a essayé de me dire son nom en commençant à réciter « Le Dit du vieux Marin ». Tout est là-dedans, n'est-ce pas ? Vous l'avez récité vous-même : « Pourquoi me regarder ainsi ? D'un coup d'arbalète, cet Albatros, je l'abattis. » Votre marque de fabrique, Oskar, l'albatros rouge. C'est ce que voulait me faire comprendre Hunnewell. « Car tous affirmaient que j'avais tué l'oiseau grâce à qui la brise soufflait. » Vous avez tué l'homme qui vous avait aidé à sonder les fonds marins. Pitt comprit qu'il faisait preuve d'un peu trop d'assurance ; le cognac avait donné naissance à une agréable sensation de chaleur qui s'était répandue dans tout son organisme. - Je ne possède pas votre mémoire, reprit-il à l'adresse de Rondheim, pour citer les vers mot à mot, mais je peux au moins me souvenir que le vieux marin et son navire de spectres font la rencontre d'un ermite vers la fin - un autre rapport avec la Hermit Limited. Oui, tout se trouve dans le poème. Hunnewell a pointé un doigt accusateur, alors même que le souffle venait à lui manquer, et c'est vous, Oskar, qui vous êtes alors présenté et qui, sans le savoir, avez plaidé coupable. - Vous avez envoyé votre flèche dans la bonne direction, major Pitt, déclara Kelly en laissant son regard vaguer dans la fumée de son cigare. Mais vous vous êtes trompé de cible. C'est moi qui ai donné l'ordre de supprimer le docteur Hunnewell. Oskar s'est contenté d'exécuter cet ordre. - Pour quelle raison avez-vous fait cela ? - Le docteur Hunnewell s'était mis à avoir des doutes au sujet des méthodes employées par la 306 Hennit Limited - c'étaient des sentiments plutôt vieux jeu en réalité : « Tu ne tueras point », et toutes ces sortes de choses. Il menaçait de révéler au grand jour toute l'organisation si nous ne fermions pas notre département assassinat. Une condition impossible à accepter si nous voulions garder une chance de parvenir au succès. C'est pourquoi il fallait que le docteur Hunnewell soit déchargé de ses responsabilités. - Encore un principe des affaires, évidemment. Kelly arbora un sourire. - C'est cela, en effet. - Et quant à moi, je devais valser sous la carpette parce que j'étais un témoin, dit Pitt comme s'il répondait à une question. Kelly se contenta de hocher la tête. - Mais pour la sonde marine ? demanda Pitt. Avec Hunnewell et Fyrie - les deux poules aux oufs d'or - disparus tous les deux, qui détenait encore les connaissances nécessaires à la construction d'un modèle de la seconde génération ? Le regard de Kelly brillait à nouveau d'un éclat de confiance. - Personne, répondit-il d'une voix douce. Mais nous n'avions besoin de personne. Vous savez, nos ordinateurs avaient à ce moment-là été programmés avec les informations nécessaires. Grâce à une analyse appropriée des données, nous pourrions obtenir un exemplaire de sonde en état de marche, et ce en moins de trois mois. Pendant un bref instant, Pitt resta silencieux, pris au dépourvu par cette révélation inattendue. Puis il se secoua rapidement, pour reprendre ses esprits. L'alcool avait commencé à se diluer dans son sang, mais son esprit continuait de fonctionner avec la régularité d'une génératrice. - Hunnewell était donc devenu inutile. Votre 307 cerveau informatique avait découvert le secret de fabrication du celtinium-279. - Je vous félicite, major. Vous faites preuve d'un remarquable esprit de discernement. Kelly jeta un coup d'oil impatient à sa montre, adressa un signe à Rondheim, puis revint à Pitt. - Je suis désolé, mais j'ai bien peur que le moment soit arrivé, messieurs. La fête est finie. - Qu'avez-vous donc l'intention de faire de nous, James ? demanda le vieux monsieur, en plongeant un regard brûlant dans les yeux de Kelly, jusqu'à ce que celui-ci se détourne. Il est clair, reprit Sam, que, puisque tu as eu la courtoisie de nous confier ces secrets, tu ne vas pas nous laisser quitter cette maison avec ces secrets dans la tête. - C'est exact, dit Kelly en contemplant les hommes qui se tenaient de l'autre côté de la cheminée. Aucun de vous n'aura l'occasion de répéter un mot de ce que vous avez entendu ce soir. - Mais pourquoi ? demanda le vieux Sam avec philosophie. Pourquoi nous avoir révélé tes opérations clandestines, pour ensuite nous promettre la mort? Kelly se frotta les paupières en signe de fatigue, et s'installa sur une large chaise de cuir rembourrée. - Voici l'instant de vérité, le dénouement de l'histoire. Il observa les visages de ceux qui se tenaient à quelques mètres. Tous étaient pâles et incrédules. - Il est à présent onze heures, dit-il. Dans exactement quarante-deux heures et dix minutes, la Hermit Limited ouvrira ses portes, et commencera ses opérations. Vingt-quatre heures plus tard, nous serons en train de prendre en main les affaires de notre premier client, ou disons premier pays, si vous préférez. Dans le but de rendre cet événement historique aussi discret que possible, nous 308 avons besoin d'une diversion. Une catastrophe qui fera les gros titres et qui provoquera une vive émotion parmi les têtes dirigeantes de tous les Etats du monde, pendant que notre plan sera mis en ouvre de façon pratiquement inaperçue. - Et c'est nous qui sommes la diversion, déclara le grand individu aux cheveux blancs et au regard solennel. Après un temps de silence assez long, Kelly répondit simplement : - Oui. - Les innocentes victimes d'un désastre pondu par des ordinateurs, juste pour faire les gros titres. Mais bon Dieu, c'est de la barbarie ! - Oui, répéta Kelly. Mais c'est inévitable. A votre façon, chacun pour votre pays, vous êtes des hommes importants. Vous représentez l'industrie, le gouvernement et la science de cinq nations différentes. L'annonce de votre disparition conjointe fera l'effet d'une tragédie planétaire. - Il doit s'agir d'une espèce de blague de mauvais goût, s'écria Tamareztov. Vous ne pouvez pas tuer ainsi deux douzaines d'hommes et leurs épouses, comme si c'était du bétail. - Vos épouses seront reconduites chez vous saines et sauves, et inconscientes, dit Kelly en allant chercher son verre sur la tablette de cheminée. Nous n'avons nulle intention de tuer qui que ce soit. Nous comptons sur Mère Nature pour faire le travail, en l'aidant un peu, bien sûr. Après tout, on peut toujours remonter jusqu'au responsable d'un crime, tandis que les accidents sont la plupart du temps considérés comme regrettables. Rondheim adressa un geste aux hommes en combinaison noire portant des armes, pour leur dire de s'approcher. - Relevez vos manches, je vous prie, messieurs. Comme s'il s'agissait d'un signal, Kirsti quitta la 309 pièce et revint rapidement porteuse d'un plateau sur lequel se trouvaient de petits flacons ainsi que des seringues hypodermiques. Elle déposa le plateau, et entreprit de remplir les seringues. - Que je sois damné plutôt que de me laisser enfoncer une aiguille dans le bras, explosa un des hommes du groupe de Pitt. Tuez-moi tout de suite, et qu'on en finisse... Son regard devint vitreux. Un des gardes venait de le frapper derrière l'oreille avec la crosse de son arme, et l'homme s'effondra sur le sol. - Ne discutons pas plus longtemps, dit Rond-heim d'un air rogue, avant de se tourner vers Pitt. Passez dans la pièce voisine, major, dit-il. En ce qui vous concerne, je tiens à négocier sur des bases un peu différentes. Il indiqua la porte du bout de l'arme qu'il avait prise à Kirsti, et puis, suivi par deux gardes, escorta Pitt jusqu'à un vaste hall. Ils descendirent les marches d'un escalier circulaire, aboutirent dans un autre hall, puis dans un couloir où s'ouvraient de nombreuses portes. Rondheim poussa Pitt avec rudesse vers la deuxième. Pitt, en se laissant complètement aller, trébucha avec maladresse, et tomba sur le sol, avant d'examiner la pièce. Il s'agissait d'une salle immense, peinte en blanc ; un épais tapis était placé au centre du plancher, entouré d'un ensemble de machines de musculation, brillamment éclairées par de longs tubes fluorescents accrochés au plafond. C'était un gymnase, mieux équipé et de façon plus coûteuse que tous ceux que Pitt avait eu l'occasion de voir. Les murs étaient décorés d'une bonne cinquantaine d'affiches exposant les nombreux mouvements du karaté. En lui-même, Pitt reconnut que cette pièce d'entraînement était d'une conception et d'une réalisation parfaites. 310 Rondheim tendit le petit automatique à l'un des gardes. - Je vais être obligé de vous quitter un moment, major, dit-il sèchement. Mettez-vous à l'aise, je vous en prie, jusqu'à mon retour. Peut-être pourriez-vous en profiter pour vous échauffer les muscles. Puis-je vous suggérer les barres parallèles ? Il poussa un grand rire, et sortit de la pièce. Pitt demeura à l'endroit du sol où il était tombé et examina les deux gardes. Le premier était un géant de plus d'un mètre quatre-vingt-dix, au visage froid et au regard dur. Les cheveux sombres qui encerclaient son crâne prématurément dégarni lui donnaient l'apparence d'un moine, une illusion rapidement balayée par le fusil semi-automatique qu'il berçait entre ses deux énormes mains poilues. Il soutint le regard de Pitt avec une expression qui semblait le mettre au défi d'essayer de s'enfuir, une possibilité que l'autre garde rendait à cent pour cent désespérée. Il se tenait contre la porte menant au couloir, et il ne manquait que quelques centimètres pour que ses épaules ne touchent l'encadrement de la porte de part et d'autre. S'il n'avait eu cette face énorme au teint rougeaud, ainsi que de grosses moustaches, il aurait très bien pu se confondre au milieu d'une troupe de singes. Il laissait négligemment pendre son fusil au bout de son bras, avec sa main qui parvenait presque à la hauteur de son genou. Cinq minutes passèrent - cinq minutes au cours desquelles Pitt essaya d'imaginer avec précautions le prochain coup, cinq minutes pendant lesquelles le premier gardien ne le quitta pas des yeux. Puis, brusquement, la porte de l'autre côté de la salle s'ouvrit, et Rondheim pénétra dans la pièce. Il avait troqué son habit de soirée contre un large peignoir de couleur blanche, comme en portent 311 les amateurs de karaté, et dont Pitt savait que le nom exact était « gi ». Rondheim resta planté en face de lui un petit moment, un sourire suffisant tordant ses fines lèvres. Puis, il s'avança à pas légers sur le plancher, et posa ses pieds nus sur l'épais tapis, en se tenant toujours face à Pitt. - Dites-moi donc, major. Est-ce que vous connaissez quelque chose au karaté ou au kung- fu? Pitt remarqua avec un certain malaise la fine ceinture noire qui entourait la taille de Rondheim, et se mit à lancer une prière fervente pour que l'alcool qu'il avait avalé engourdisse ses réactions et rende un peu plus supportable la raclée qui n'allait pas manquer de survenir, il en était persuadé. Il se contenta de remuer la tête, en signe de dénégation. - Le judo, peut-être ? - Non. J'abhorre toute violence physique. - Quel dommage. J'avais compté sur un adversaire un peu plus digne de moi. Mais en fait, je n'en attendais pas moins de vous, dit-il en touchant du doigt les caractères japonais brodés sur sa ceinture. J'ai quelques doutes, reprit-il, concernant votre virilité, même si Kirsti m'assure que vous êtes plus mâle que vous n'en avez l'air. C'est ce que nous allons voir. Pitt refoula sa haine et essaya de faire croire qu'il tremblait de peur. - Laissez-moi tranquille ! Laissez-moi tranquille ! s'écria-t-il d'une voix haut perchée, presque stridente. Pourquoi voulez-vous me faire du mal ? Je ne vous ai rien fait. Sa bouche était comme agitée de convulsions, et tout son visage grimaçait. - Je vous ai menti, reprit-il, quand j'ai dit que j'avais détruit votre bateau. Je ne l'ai même pas vu, 312 à cause du brouillard -je vous le jure. Vous devez me croire... Les deux gardiens échangèrent un regard, l'air passablement dégoûté, mais ce n'était rien à côté du visage de Rondheim, qui exprimait un sentiment dépassant de beaucoup la simple révulsion - il semblait positivement écouré. - Assez ! cria-t-il d'un ton impérieux. Cessez de radoter. Je n'ai pas cru une seconde que vous ayez eu le courage d'attaquer et de détruire mon navire et son équipage. Pitt lui jeta un regard fou, une expression de terreur hébétée dans les yeux qui aurait pu être peinte à cet endroit même. - Vous n'avez aucune raison de me tuer, dit-il. Je ne dirai rien à personne. S'il vous plaît ! Vous pouvez me faire confiance. Il se mit à avancer vers Rondheim, en présentant les paumes de ses mains, en guise de supplique. - Restez où vous êtes ! Pitt se figea. Son plan était en train de fonctionner. Tout ce qu'il lui restait à espérer à présent, c'était que Rondheim se fatiguerait vite d'une victime qui ne se défendrait en aucune manière et qui n'opposerait nulle résistance. - Un major de l'armée de l'air des Etats-Unis, grimaça Rondheim. Je parierais plutôt que vous n'êtes rien qu'un mollasson d'homosexuel, qui s'est servi de l'influence de son père pour obtenir ses galons - l'espèce de vermine la plus abjecte, qui vit au milieu de ses propres excrétions. Vous apprendrez dans peu de temps ce que c'est que de ressentir de la douleur infligée par les mains et les pieds d'un autre homme. Il est dommage que vous n'ayez plus l'occasion d'y repenser plus tard et de réfléchir sur la plus magnifique leçon sur l'art de l'autodéfense que vous recevrez jamais. Pitt restait figé dans une position qui rappelait 313 celle du cerf attendant l'assaut d'une meute de chiens. Il demeura paralysé, marmonnant des paroles incohérentes, tandis que Rondheim s'avançait vers le centre du tapis et prenait une des nombreuses postures d'ouverture du karaté. - Non, attendez... Ces mots restèrent coincés dans la gorge de Pitt, alors que sa tête était rejetée en arrière et qu'il roulait sur le côté, en un seul mouvement convul-sif. Il remarqua néanmoins le petit changement dans les yeux de Rondheim, le signe du coup foudroyant qu'il allait lui envoyer. L'Islandais le frappa d'un geste renversé qui atteignit Pitt à la pommette et qui, même à demi appuyé, aurait pu causer d'autres dommages qu'une ecchymose si Pitt n'avait roulé sur lui-même en accompagnant l'impact. Il se redressa ensuite en chancelant et recula de deux pas, puis resta comme étourdi, balançant d'avant en arrière d'un air hébété, tandis que Rondheim s'avançait lentement, l'ombre d'un sourire sadique au milieu de ses traits burinés. Pitt avait commis une erreur en esquivant le premier coup, il s'était presque trahi en révélant la vitesse de ses réflexes. Il lui fallait s'efforcer de toujours garder à l'esprit le personnage qu'il avait décidé de jouer jusqu'au bout. Mais ce n'était guère facile. Aucun individu normalement constitué et connaissant la manière de se protéger ne pouvait rester sans réaction et se laisser réduire en purée. Il serra les dents et attendit, en essayant de relâcher la tension de son corps pour lui permettre d'absorber plus facilement les coups lors du prochain assaut de Rondheim. Il n'eut pas à attendre plus de quelques secondes. Rondheim lui balança un crochet à la tête qui atteignit Pitt en plein visage, l'envoyant valser sur le tapis, à proximité d'une rangée de barres d'exer- 314 cice horizontales accrochées au mur. Pitt resta allongé sur le sol en silence, en sentant le goût du sang qui coulait de ses lèvres entaillées et tâtant de la langue ses dents déchaussées. - Allons, debout, major, déclara Rondheim d'un ton lénifiant et railleur. Relevez-vous. La leçon ne fait que commencer. En vacillant, Pitt se remit sur pied, puis retomba sur le tapis de l'air d'un ivrogne. L'envie de riposter aux coups de Rondheim était plus forte que jamais, mais il savait pourtant que sa seule chance était de tenir son rôle jusqu'au bout. Rondheim ne perdit plus de temps en manouvres d'approche. Il enchaîna une rapide série de coups violents portés à la tête, que Pitt crut ne jamais voir se terminer, suivis par un choc frontal sur la partie exposée de sa cage thoracique. Pitt sentit plus qu'il ne l'entendit une de ses côtes se briser. Comme dans un ralenti, il tomba alors à genoux, et bascula ensuite la tête en avant, si gravement blessé que le sang et les vomissures se mélangeaient dans sa bouche, pour venir ensuite s'étaler sur le tapis en une flaque qui ne cessait de s'étendre. Pitt n'avait nul besoin de miroir pour comprendre qu'il venait d'être plus que méchamment tabassé et que son visage était mutilé et déformé de façon grotesque. Ses yeux se fermèrent rapidement, ses lèvres n'étaient plus qu'une bouillie meurtrie et sanguinolente, et une de ses narines était fendue. Une vague noire le submergea, causée par la douleur qui lui déchirait la poitrine, ajoutée à celle de sa tête écorchée, et il faillit glisser dans les ténèbres. Et cependant, il eut la surprise de constater que son esprit fonctionnait encore normalement. Au lieu de se laisser envahir par une inconscience apaisante, il fit un suprême effort pour laisser croire à son adversaire qu'il était éva- 315 noui, en retenant entre ses dents la plainte qui aurait pu révéler la supercherie. Cela mit Rondheim en furie. - Je n'en ai pas terminé avec cette saleté de petit pédé. Il fit un geste en direction de l'un des gardes. - Ranime-le. Celui qui avait le crâne dégarni se dirigea vers une salle de bains attenante, mouilla une serviette et vint essuyer le visage ensanglanté de Pitt, sans faire preuve de la moindre douceur, après quoi il lui tamponna la nuque avec le tissu à présent rouge de sang. Voyant que Pitt n'avait aucune réaction, le garde s'éloigna à nouveau et revint avec une ampoule de sels. Pitt se mit à tousser, une fois, deux fois, puis cracha un jet de sang sur les bottes du gardien, retirant malgré tout un certain plaisir du fait que cela n'était pas arrivé par hasard. Il roula sur le flanc et leva les yeux vers Rondheim qui se penchait sur lui dans une attitude menaçante, et qui se mit à rire doucement. - Vous semblez avoir quelques difficultés à rester éveillé en classe, major. Peut-être commencez-vous à vous ennuyer. Son ton se fit glacial. - Debout ! Il faut que nous finissions nôtre-Comment dire ? Notre cours d'instruction. - Notre cours ? D'instruction ? Les mots de Pitt étaient brouillés, à moitié inintelligibles à cause de ses lèvres tuméfiées et entaillées. - Je ne vois pas ce que vous voulez dire... Rondheim lui répondit en levant le talon et en le projetant dans l'aine de Pitt, dont tout le corps fut secoué. Il poussa un gémissement, tandis que la douleur le déchirait de part en part. Rondheim lui cracha à la figure : 316 - J'ai dit debout ! - Je... je ne peux pas. Alors Rondheim se baissa et lui administra un coup à l'arrière du crâne. Pitt n'eut plus à se forcer, ni à dissimuler ses réactions ; il s'enfonça aussitôt pour de bon dans les ténèbres. - Faites-le revenir à lui encore une fois ! s'écria Rondheim avec l'air d'un dément. Je veux qu'on le remette sur pied. Les gardes restèrent figés, comme s'ils n'avaient pas compris ; et même comme si le petit jeu cruel de Rondheim commençait à les fatiguer. Mais ils n'avaient pas d'autre choix que d'aller s'occuper de Pitt, tels deux soigneurs s'efforçant de réanimer un boxeur qui vient de voler au tapis, jusqu'à ce qu'il fasse montre du plus léger signe de retour à la conscience. Nul besoin de l'avis d'un médecin spécialiste pour comprendre que Pitt ne parvenait plus à se tenir debout sans aide. C'est pourquoi les gardiens le prirent chacun par un bras pour le soutenir, son corps pendant mollement entre eux deux, comme un poids mort, de l'air d'un sac de ciment. Rondheim se mit à frapper ce corps meurtri et sans défense, jusqu'à ce que son kimono soit trempé de sueur, et que le devant de ce vêtement soit couvert de taches de sang. Pitt, au cours de ces minutes de torture, entre lumière et obscurité, comprit qu'il était en train de lâcher prise et de laisser s'envoler toutes ses émotions et toute son intelligence ; la douleur elle-même était en train de refluer et n'était plus qu'une lourde pulsation étouffée. Tu peux remercier Dieu pour le cognac, songea-t-il. Il n'aurait jamais pu survivre jusqu'à cet instant, endurer tant de brutalités des mains de Rondheim sans réagir, si les effets de l'alcool ne l'avaient pas quelque peu engourdi. Mais à présent, il n'avait même plus 317 besoin de cela. Ses forces physiques l'avaient presque complètement abandonné, son esprit échappait à tout contrôle, en perdant tout contact avec la réalité, et ce qui était le plus terrible, c'est qu'il ne pouvait rien faire pour empêcher cela. Rondheim envoya un coup particulièrement vicieux et d'une précision redoutable dans l'estomac de Pitt. Alors que la lumière quittait les yeux de Pitt pour la sixième fois, et que les gardes relâchaient leur prise, pour laisser son corps avachi s'effondrer sur le tapis, l'éclat sadique sur les traits de Rondheim s'effaça peu à peu. Il jeta un regard distrait aux articulations de ses doigts, ensanglantées et tuméfiées, la poitrine soulevée par son souffle court et pantelant après cet effort. Il se laissa tomber sur les genoux, agrippa les cheveux de Pitt, et lui tourna la tête jusqu'à ce que sa gorge soit exposée, puis il dressa une main en l'air, paume à plat, en se préparant à administrer le dernier coup, le coup de grâce, un mouvement mortel de judo qui allait envoyer valser la tête de Pitt en arrière, en lui brisant le cou. - Non ! Rondheim marqua un instant d'hésitation, la main levée, puis se tourna lentement. Kirsti Fyrie se tenait dans l'entrée, avec une expression de terreur horrifiée sur le visage. - Non, dit-elle, s'il te plaît... Non ! Tu ne peux pas faire une chose pareille. Rondheim avait toujours la main levée. - Qu'est-ce que sa mort signifie pour toi ? - Rien. Mais c'est un être humain et il mérite mieux que cela. Tu es cruel et sans pitié, Oskar. Ce ne sont pas vraiment des qualités inconvenantes chez un homme. Mais elles doivent être tempérées par le courage. Frapper un homme sans défense et à moitié mort, c'est presque comme si tu torturais 318 un enfant innocent. Le courage ne vient rien faire là-dedans. Tu me déçois beaucoup. La main de Rondheim s'abaissa avec lenteur. Il se mit debout, en poussant un soupir de lassitude, et s'avança en vacillant vers Kirsti. Arrachant la partie de ses vêtements qui recouvrait le haut du corps de la jeune femme, il la frappa vicieusement sur les seins. - Espèce de sale petite pute perverse, aboya-t-il. Je te conseille de ne pas te mêler de mes affaires. Tu n'as aucun droit de me critiquer, ni de critiquer qui que ce soit. C'est un peu facile de rester assise sur ton joli cul en attendant que je me tape le sale boulot. Elle leva la main avec l'intention de le gifler, ses traits admirables défaits par la haine et la colère. Il lui saisit le poignet, et le serra en le tordant jusqu'à ce qu'elle pousse un cri. - La différence principale entre un homme et une femme, ma colombe, c'est la force physique. Il se mit à rire face à son attitude impuissante. - On dirait que cela t'était sorti de la tête. Rondheim la repoussa sans ménagement vers la porte et se tourna vers les gardes. - Flanquez ce salopard de pédé avec les autres, ordonna-t-il. S'il a la chance de rouvrir une fois encore les yeux, il aura ainsi la satisfaction de savoir qu'il est mort entouré par ses amis. CHAPITRE XVII Quelque part au sein du trou noir de l'inconscience, Pitt se mit à distinguer une lumière. Cela restait imprécis, atténué comme l'éclair d'un flash dont les piles fournissaient leurs dernières forces. Il peina pour s'avancer dans cette direction. Avec l'énergie du désespoir, il se tendit une fois, deux fois, faisant plusieurs tentatives angoissantes pour atteindre la lueur jaune qu'il savait être la fenêtre menant au monde conscient, hors de son esprit. Mais à chaque fois qu'il pensait l'avoir agrippée, elle s'éloignait un peu plus et il comprenait qu'il glissait à nouveau dans le vide et le néant. Mort, songea-t-il confusément, je suis mort. C'est alors qu'il prit conscience d'une autre force, une sensation qui n'aurait pas dû se trouver là. Cela s'infiltrait au milieu du vide, et cela devint plus puissant, plus intense au fil du temps. Puis il sut de quoi il s'agissait, et du même coup comprit qu'il comptait encore au nombre des vivants. La douleur, une douleur éclatante et affreuse. Elle le prit d'assaut, en une seule vague écrasante, et il poussa un gémissement. - Oh, merci, mon Dieu ! Merci de nous l'avoir ramené ! La voix qui venait de prononcer ces mots sem- 321 blait à des kilomètres. En esprit, il passa la deuxième vitesse, et cela arriva à nouveau. - Dirk ! C'est Tidi ! Il y eut une seconde de silence, une seconde qui permit à Pitt d'être de plus en plus conscient de la lumière éblouissante, de l'odeur piquante de l'air frais et pur ainsi que des doux bras qui soutenaient tendrement sa tête. Sa vision restait brouillée et faussée ; tout ce qu'il parvenait à distinguer, c'était une vague silhouette qui se penchait sur lui. Il essaya de parler, mais ne parvint pas à proférer plus qu'un grognement, et finit par bredouiller quelques mots incohérents, avant de contempler la forme obscure qu'il avait au-dessus de lui. - On dirait bien que notre major Pitt a l'intention de renaître. Pitt ne parvint qu'à grand-peine à saisir ces mots. La voix ne sortait plus des lèvres de Tidi, de cela au moins il était certain. Le ton était trop grave, trop masculin. - C'est ce qui s'appelle une véritable dérouillée, dit la voix inconnue. Il vaudrait mieux qu'il meure sans reprendre conscience. D'après ce qu'on peut en juger, personne n'accepterait de vivre après s'être vu dans un tel... - Il vivra, dit cette fois la voix de Tidi. Il le faut. Il le faut absolument. Dirk est notre dernier espoir. - Espoir..., murmura Pitt. Espoir ? J'ai passé une soirée avec une fille qui s'appelait Espoir. On aurait dit que son flanc était dardé de coups de poignard et que la douleur s'y entortillait comme de l'acier chauffé à blanc, mais de manière étrange, ses traits n'exprimaient rien ; la chair torturée était engourdie. Ensuite il comprit pourquoi, pourquoi il n'apercevait que des ombres. Sa vision, ou du moins trente pour cent de sa vision, lui revint alors que Tidi enlevait de son visage le fin tissu humide avec lequel elle l'essuyait, tissu qui 322 n'était autre que le nylon de son panty Le visage tuméfié et mutilé de Pitt n'avait rien senti de ce contact parce que Tidi n'avait pas cessé de baigner les coupures et les estafilades à l'aide de l'eau glacée qu'elle puisait dans une flaque de boue toute proche, dans le but d'atténuer la boursouflure des chairs. Le simple fait que Pitt parvienne à discerner quelque chose au travers des fentes derrière lesquelles ses yeux disparaissaient prouvait que ses efforts étaient couronnés d'un certain succès. Avec peine, Pitt essaya de fixer son regard. Tidi était en train de l'examiner, ses longues mèches fauves entourant un visage pâle et anxieux. Puis, l'autre voix se remit à parler, et son ton ne resta pas plus longtemps inconnu. - Est-ce que vous avez pu noter le numéro de plaque du camion, major, ou bien est-ce plutôt un bulldozer qui vous a écrasé le visage, déjà bien assez moche avant ça ? Pitt tourna la tête et aperçut le visage souriant, mais néanmoins tendu, de Jérôme P. Lillie. - Qu'est-ce que tu dirais d'un géant avec des muscles épais comme des troncs d'arbre ? - Je suppose, dit Lillie d'un air d'expectative, que les prochains mots seront : « Si tu trouves que j'ai l'air mal en point, tu devrais voir ce qu'il en est de l'autre gars. » - Tu vas être déçu. Je n'ai même pas posé le petit doigt sur lui. - Tu n'as pas riposté ? - Je n'ai pas riposté. Lillie fit montre du plus parfait étonnement. - Tu es resté planté là et tu... tu as encaissé cette terrible correction sans rien faire ? - Oh, est-ce que vous allez vous taire, tous les deux ! s'écria Tidi avec une voix où l'irritation le disputait à la détresse. Si l'un de nous veut avoir une chance de survivre, il faut remettre Dirk sur 323 blait à des kilomètres. En esprit, il passa la deuxième vitesse, et cela arriva à nouveau. - Dirk ! C'est Tidi ! Il y eut une seconde de silence, une seconde qui permit à Pitt d'être de plus en plus conscient de la lumière éblouissante, de l'odeur piquante de l'air frais et pur ainsi que des doux bras qui soutenaient tendrement sa tête. Sa vision restait brouillée et faussée ; tout ce qu'il parvenait à distinguer, c'était une vague silhouette qui se penchait sur lui. Il essaya de parler, mais ne parvint pas à proférer plus qu'un grognement, et finit par bredouiller quelques mots incohérents, avant de contempler la forme obscure qu'il avait au-dessus de lui. - On dirait bien que notre major Pitt a l'intention de renaître. Pitt ne parvint qu'à grand-peine à saisir ces mots. La voix ne sortait plus des lèvres de Tidi, de cela au moins il était certain. Le ton était trop grave, trop masculin. - C'est ce qui s'appelle une véritable dérouillée, dit la voix inconnue. Il vaudrait mieux qu'il meure sans reprendre conscience. D'après ce qu'on peut en juger, personne n'accepterait de vivre après s'être vu dans un tel... - Il vivra, dit cette fois la voix de Tidi. Il le faut. Il le faut absolument. Dirk est notre dernier espoir. - Espoir..., murmura Pitt. Espoir ? J'ai passé une soirée avec une fille qui s'appelait Espoir. On aurait dit que son flanc était dardé de coups de poignard et que la douleur s'y entortillait comme de l'acier chauffé à blanc, mais de manière étrange, ses traits n'exprimaient rien ; la chair torturée était engourdie. Ensuite il comprit pourquoi, pourquoi il n'apercevait que des ombres. Sa vision, ou du moins trente pour cent de sa vision, lui revint alors que Tidi enlevait de son visage le fin tissu humide avec lequel elle l'essuyait, tissu qui 322 n'était autre que le nylon de son panty. Le visage tuméfié et mutilé de Pitt n'avait rien senti de ce contact parce que Tidi n'avait pas cessé de baigner les coupures et les estafilades à l'aide de l'eau glacée qu'elle puisait dans une flaque de boue toute proche, dans le but d'atténuer la boursouflure des chairs. Le simple fait que Pitt parvienne à discerner quelque chose au travers des fentes derrière lesquelles ses yeux disparaissaient prouvait que ses efforts étaient couronnés d'un certain succès. Avec peine, Pitt essaya de fixer son regard. Tidi était en train de l'examiner, ses longues mèches fauves entourant un visage pâle et anxieux. Puis, l'autre voix se remit à parler, et son ton ne resta pas plus longtemps inconnu. - Est-ce que vous avez pu noter le numéro de plaque du camion, major, ou bien est-ce plutôt un bulldozer qui vous a écrasé le visage, déjà bien assez moche avant ça ? Pitt tourna la tête et aperçut le visage souriant, mais néanmoins tendu, de Jérôme P. Lillie. - Qu'est-ce que tu dirais d'un géant avec des muscles épais comme des troncs d'arbre ? - Je suppose, dit Lillie d'un air d'expectative, que les prochains mots seront : « Si tu trouves que j'ai l'air mal en point, tu devrais voir ce qu'il en est de l'autre gars. » - Tu vas être déçu. Je n'ai même pas posé le petit doigt sur lui. - Tu n'as pas riposté ? - Je n'ai pas riposté. Lillie fit montre du plus parfait étonnement. - Tu es resté planté là et tu... tu as encaissé cette terrible correction sans rien faire ? - Oh, est-ce que vous allez vous taire, tous les deux ! s'écria Tidi avec une voix où l'irritation le disputait à la détresse. Si l'un de nous veut avoir une chance de survivre, il faut remettre Dirk sur 323 pied. On ne peut pas rester assis comme ça et continuer à bavarder. Pitt se plaça lui-même en position assise et eut aussitôt le regard voilé par un brouillard rou-geâtre, tandis que sa côte brisée se répandait en protestations douloureuses. Ce brusque mouvement inconsidéré fut la cause d'une douleur telle qu'il crut bien que quelqu'un venait de lui serrer la poitrine dans une paire de tenailles gigantesques avant de le plier en deux. Précautionneusement, avec délicatesse, il se laissa glisser en avant jusqu'à ce qu'il parvienne à jeter un coup d'oil à la ronde. La vision que découvrirent alors ses yeux lui fit penser qu'il devait s'agir d'une espèce de cauchemar. Pendant un long moment, il resta à contempler l'invraisemblable spectacle, puis se tourna vers Tidi et Lillie, avec sur le visage l'expression de l'incompréhension la plus pure. Puis, un éclair de lucidité naquit dans son esprit, et avec lui l'idée presque claire de l'endroit où il se trouvait. Il leva une main pour raffermir son équilibre, et se mit à murmurer quelques mots, sans s'adresser à quiconque en particulier. - Mon Dieu, ce n'est pas possible. Pendant une dizaine de secondes, ou peut-être vingt, dans un de ces silences que l'on qualifie habituellement de pesants, Pitt resta figé, dans une pose aussi immobile qu'un mort, contemplant l'hélicoptère fracassé qui se trouvait à moins de dix mètres. Les lambeaux déchiquetés de l'épave s'enfonçaient à moitié dans la vase au fond d'un profond ravin dont les parois s'élevaient quasiment à pic vers le ciel d'Islande que l'on apercevait une trentaine de mètres plus haut. Il remarqua que l'appareil accidenté était d'une longueur considérable, et faisait sans doute partie de la catégorie des Titans, capables d'emporter trente passagers. Quelles qu'aient été les peintures et les marques 324 arborées par l'hélicoptère, il était à présent impossible de les identifier. La majeure partie du fuselage à l'arrière du cockpit était repliée comme un soufflet, et le reste de la carcasse n'était plus qu'un fouillis de métal tordu. La première impression de Pitt, la pensée affreuse qui traversa son esprit embrouillé, fut que nul n'avait survécu à l'accident. Mais ils se trouvaient pourtant là : Pitt, Tidi, Lillie, et aussi, éparpillés sur les pentes escarpées du ravin dans des positions inconfortables et anormales, les hommes qui avaient fait partie du groupe rassemblé autour de Pitt, dans la salle des trophées de Rondheim, le groupe qui s'était opposé à F. James Kelly et à la Hermit Limited. Tous semblaient encore en vie, même si leurs blessures étaient sévères ; les angles saugrenus selon lesquels se tordaient leurs bras et leurs jambes constituaient une effroyable collection de fractures et d'os écrasés. - Désolé de poser l'inévitable question, bredouilla Pitt d'une voix rauque mais dont il était de nouveau maître. Dites-moi... Que s'est-il passé ? - Pas ce que tu crois, répondit Lillie. - Mais quoi alors ? Il est clair que... Rondheim avait décidé de nous emmener quelque part quand l'appareil s'est écrasé. - Nous ne nous sommes pas écrasés, dit Lillie. L'épave se trouvait déjà là, depuis des jours, et peut-être même depuis des semaines. Pitt contempla Lillie d'un regard incrédule. Celui-ci semblait étendu confortablement sur le sol détrempé, comme s'il ne remarquait pas l'humidité qui mouillait peu à peu ses vêtements. - Tu ferais mieux de me mettre au courant. Qu'est-il arrivé à ces gens ? Et comment as-tu fait pour te retrouver là ? Dis-moi tout. - En ce qui me concerne, ça tient en peu de 325 mots, dit calmement Lillie. Les hommes de Rond-heim m'ont piqué en train de fouiner sur les quais Albatros. Avant que j'aie eu la chance de découvrir quoi que ce soit, ils m'ont emmené à la demeure de Rondheim, et m'ont jeté au milieu de ces autres messieurs que voici. Pitt fit un mouvement en direction de Lillie. - Vous m'avez tous l'air plutôt mal fichus. Si on jetait un oil là-dessus. Avec impatience, Lillie l'arrêta d'un geste. - Laisse-moi terminer. Ensuite, il faudra que tu te tires d'ici et que tu ailles chercher de l'aide. Personne ne risque de mourir à cause de ses blessures, du moins pas dans l'immédiat - Rondheim y a veillé. Le danger que nous courons en premier lieu, c'est le froid. La température est aux environs de trois degrés pour le moment. Dans quelques heures, il va geler. C'est alors que le froid et le contrecoup vont emporter les premiers d'entre nous. Demain matin, il n'y aura plus rien au fond de ce foutu ravin que des cadavres congelés. - Rondheim y a veillé ? Il a veillé à quoi ? J'ai peur de comprendre... - Tu ne piges pas ? Tu es plutôt lent à la détente, major Pitt. Il est clair que le carnage que tu vois autour de toi n'a pas été provoqué par un accident. Aussitôt après que ton cher ami Rondheim le sadique a fini de te réduire en bouillie, chacun de nous a reçu une forte dose de Nembu-tal, à la suite de quoi, avec sang-froid et efficacité, lui et ses hommes nous ont pris les uns après les autres, pour nous casser les os de manière telle que ces fractures donnent l'impression d'avoir été causées par l'accident de l'hélicoptère. Pitt garda son regard sur Lillie, mais ne dit rien. Complètement désorienté, son esprit n'était plus qu'un tourbillon d'incrédulité, alors que ses pensées cherchaient désespérément à débrouiller 326 l'écheveau de circonstances défiant toute compréhension. Dans son état d'esprit, il aurait dû être prêt à croire n'importe quoi, mais les paroles de Lillie étaient pourtant trop macabres et trop monstrueuses pour son entendement. - Mon Dieu, ce n'est pas possible, dit Pitt en fermant les paupières et en agitant lentement la tête. Il doit s'agir d'une espèce de cauchemar insensé. - Il n'y a rien d'insensé concernant le but de tout cela, lui certifia Lillie. Il y a de la logique dans la folie de Kelly et de Rondheim. - Comment peux-tu en être si sûr ? - J'en suis sûr -j'ai été le dernier à qui ils ont administré la drogue -, j'ai entendu Kelly expliquer à Sir Eric Marks de quelle manière toute cette invraisemblable tragédie avait été programmée par les ordinateurs de la Hennit Limited. - Mais dans quel but ? Pourquoi une telle sauvagerie ? Kelly aurait tout simplement pu nous mettre à bord d'un autre appareil et aller nous jeter au milieu de l'océan, sans laisser de traces, et sans laisser de survivants. - Les ordinateurs sont coriaces ; ils ne s'intéressent qu'à la froide réalité des faits, murmura Lillie d'un ton las. Pour leur gouvernement respectif, les hommes qui sont en train de souffrir aux alentours sont des personnages importants. Tu te trouvais à la petite soirée de Rondheim. Tu as entendu Kelly expliquer pourquoi ils devaient mourir - leur mort doit constituer une diversion, pour permettre à Kelly de gagner du temps, et pour monopoliser les gros titres des journaux et l'attention du monde, pendant que la Hermit Limited mène son opération à bien sans l'ingérence de qui que ce soit. Pitt plissa les paupières. 327 - Cela n'explique toujours pas la cruauté sadique. - Non, en effet, admit Lillie. Et cependant, aux yeux de Kelly, la fin justifie les moyens. Une disparition en mer a probablement été introduite dans la mémoire de l'ordinateur, mais elle a sans aucun doute été rejetée en faveur d'une solution beaucoup plus démonstrative. - Pour exhiber les cadavres au moment le plus opportun. - Dans un certain sens, oui, reprit lentement Lillie. L'attention du monde se serait braquée sur une disparition en mer, mais aurait également baissé pour se reporter sur autre chose une semaine ou dix jours plus tard - les recherches auraient probablement été arrêtées à ce moment-là, lorsqu'on sait que nul ne peut survivre aussi longtemps en flottant dans les eaux glacées de l'Atlantique nord. - Bien sûr, dit Pitt en opinant de la tête. La disparition du Lax est là pour le prouver. - Exactement. Kelly et ses riches amis ont besoin de tout le temps dont ils peuvent disposer pour parvenir à se retrancher dans le pays qu'ils auront choisi de contrôler. Plus longtemps notre département d'Etat sera distrait par la disparition de diplomates de haut rang, plus il aura du mal à arrêter les opérations de la Hermit Limited. - De cette façon, Kelly recueillera tous les avantages d'une recherche étendue dans le temps, dit Pitt d'une voix tranquille mais assurée. Et lorsque l'espoir se mettra à faiblir, il peut s'arranger pour qu'un Islandais tombe par hasard sur les lieux de l'accident et découvre les cadavres. Et Kelly obtiendra encore un répit supplémentaire de deux semaines, pendant lesquelles le monde pleurera tandis que les chefs de gouvernement se 328 concentreront sur les discours qu'ils prononceront pendant les cérémonies d'enterrement. - Tous les détails ont été soigneusement étudiés. Nous sommes tous censés faire partie d'un vol à destination des propriétés de Rondheim, au nord de l'île, pour une partie de pêche au saumon. Son groupe, la Hermit Limited, allait prendre le vol suivant. C'est du moins l'histoire qui va être servie en guise d'explications. - Est-ce qu'ils ont songé à empêcher quelqu'un de tomber par hasard sur nous, à un moment ou à un autre ? demanda Tidi, en épongeant doucement un filet de sang qui s'écoulait de la bouche tuméfiée de Pitt. - C'est tout à fait évident, dit Pitt en jetant un regard songeur aux alentours. Nous ne pouvons pas être aperçus, excepté par quelqu'un se tenant pratiquement au-dessus de nous. Ajoute cela au fait que nous sommes probablement dans la partie la moins fréquentée de l'Islande, et nos chances d'être retrouvés s'en trouvent réduites quasiment à néant. - A présent, tu peux te faire une idée un peu plus précise de la situation, reprit Lillie. L'hélicoptère a été placé au fin fond du ravin, et puis a été détruit, parce qu'on n'aurait jamais pu le faire s'écraser délibérément avec un tel degré de précision - dans un endroit parfaitement impossible à découvrir. Un avion passant juste au-dessus de notre tête à notre recherche ne disposerait que d'une seconde pour apercevoir les débris, c'est-à-dire au mieux une chance sur un million. L'étape suivante a consisté à éparpiller nos corps aux environs. Après deux ou trois semaines de décomposition, tout ce que pourra faire le plus compétent des médecins légistes, ce sera de déterminer lesquels d'entre nous sont morts à cause des blessures 329 provoquées par l'accident et lesquels sont morts à cause du froid et de la commotion. - Suis-je le seul qui puisse marcher ? demanda Pitt d'un ton rude. Ses côtes brisées lui causaient mille souffrances, mais les regards confiants, les misérables lueurs d'optimisme dans les yeux de ces hommes qui savaient que quelques heures seulement les séparaient de la mort, l'obligèrent à ne pas tenir compte de sa douleur. - Quelques-uns parviennent à marcher, répondit Lillie. Mais avec les bras brisés, ils n'arriveront jamais à grimper jusqu'en haut du ravin. - Alors, je pense bien que c'est moi qu'on va désigner comme volontaire. - C'est toi qu'on va désigner, dit Lillie avec un vague sourire. Si cela peut te consoler, tu peux toujours te dire que Rondheim va devoir affronter un homme plus coriace que ce que ses ordinateurs avaient prévu. L'encouragement qui passa dans les yeux de Lillie fut l'impulsion qui manquait encore à Pitt. Il se dressa en chancelant sur ses pieds, et baissa les yeux vers le corps tout raide qui était allongé sur le sol. - Où est-ce que Rondheim t'a chope ? - Aux deux épaules et -je pense bien - au bassin, déclara Lillie d'un ton aussi calme que s'il était occupé à décrire la surface accidentée de la lune. - Ça ne te donne pas envie de te retrouver à St. Louis pour t'occuper de la brasserie, non ? - Pas vraiment. Mon cher vieux papa n'a jamais eu très confiance en son fils unique. Si je... Si je ne suis plus vivant lorsque tu reviendras, dis-lui que... - Tu lui liras toi-même la suite de la déclaration. D'ailleurs, je n'aurais pas le cour à faire une chose pareille, ajouta Pitt en s'efforçant de raffer- 330 mir sa voix. Je n'ai jamais apprécié la bière Lillie de toute manière. Il se détourna et alla se pencher sur Tidi. - Où est-ce qu'ils t'ont frappée, mon petit cour ? - Mes chevilles sont un petit peu hors d'équerre, dit-elle en souriant crânement. Rien de sérieux. J'ai eu de la chance, je suppose. - Je suis désolé, dit Pitt. Tu ne serais pas étendue là si je ne t'avais pas mêlée à ce gâchis. Elle lui prit la main et la serra dans la sienne. - C'est plus excitant que de taper à la machine les lettres de l'amiral. Pitt se pencha davantage pour la prendre dans ses bras et la soulever. Il l'emmena ensuite avec douceur, la portant sur quelques mètres avant de la déposer aux côtés de Lillie. - Voilà la chance de ta vie, petite chercheuse d'or. Un millionnaire en chair et en os. Et qui va se montrer une audience attentive pendant les quelques heures qui vont suivre. M. Jérôme P. Lillie, puis-je vous présenter Miss Tidi Royal, l'ange de l'Agence Nationale de Recherches Océanographiques ? Puissiez-vous vivre longtemps heureux ensemble, à partir de maintenant. Pitt déposa un léger baiser sur le front de Tidi, se redressa une fois de plus en titubant, puis entreprit de progresser d'un pas chancelant sur le sol détrempé, en direction du vieil homme qu'il connaissait simplement sous le prénom de Sam. Il repensa aux manières distinguées, au chaud regard perçant qu'il avait vus dans la salle aux trophées, alors qu'il baissait la tête pour examiner les jambes, s'écartant vers l'extérieur comme les branches cassées d'un chêne, les yeux bleus assombris par la douleur, et il s'efforça d'arborer un sourire confiant et plein d'espoir. - Tenez bon, Sam, dit Pitt en se penchant pour 331 poser avec délicatesse la main sur l'épaule du vieux monsieur. Je serai de retour avec la plus jolie infirmière d'Islande, avant l'heure du déjeuner. Les lèvres de Sam se pincèrent pour dévoiler le sourire le plus infime qui soit. - Pour un homme de mon âge, un cigare serait bien plus utile. - Va pour le cigare. Pitt tendit la main pour serrer celle de Sam. Les yeux bleus revinrent soudain à la vie et le vieil homme se redressa, en agrippant la main que lui tendait Pitt avec une force que ce dernier n'aurait jamais crue possible. Les rides donnèrent au visage fatigué et crispé par la douleur une expression de fermeté déterminée. - Il doit être arrêté, major Pitt, dit le vieil homme à voix basse, presque un murmure pressant. On ne doit pas permettre à James de poursuivre cette effroyable entreprise. Son but est peut-être bienveillant, mais celui des gens dont il est entouré n'est que cupidité et convoitise. Pitt se contenta de hocher la tête sans rien ajouter. - Je pardonne à James pour tout ce qu'il a fait, ajouta Sam comme s'il se parlait à lui-même et qu'il radotait. Dites-lui que son frère lui pardonne et... - Seigneur ! s'écria Pitt avec une expression ébahie. Vous êtes frères ? - Oui. James est mon jeune frère. Je suis resté dans l'ombre au cours de ces dernières années, en m'occupant des détails financiers et des problèmes qui harcèlent une société multinationale géante. James, un vrai maître dans l'art des combines et des affaires, appréciait beaucoup d'être le centre d'intérêt. Jusqu'à ce jour, nous formions une équipe plutôt performante. 332 Sam Kelly baissa la tête dans un geste de désespoir à peine perceptible, puis ajouta : - Que Dieu vous porte chance. Puis, alors qu'un sourire venait lentement s'afficher sur son visage, il conclut : - Et n'oubliez pas mon cigare. - Vous pouvez compter sur moi, dit Pitt dans un murmure. Il fit volte-face, l'esprit bouillonnant d'images discordantes et d'émotions, avant que ses idées ne finissent par s'éclaircir lentement et par se fixer sur un irrésistible but qui envahit son cerveau et s'y agrippa avec la force d'un étau. La force impérieuse, la haine qui avait couvé en lui depuis le moment où Rondheim lui avait envoyé le premier coup, cette haine explosa en un éclair flamboyant qui consuma son esprit jusqu'à prendre toute la place et expulser le reste. C'est à cet instant que ses pensées furent ramenées à la réalité par la voix affaiblie du diplomate russe, Tamareztov. - Le cour d'un bon communiste vous accompagne, major Pitt. Pitt répondit sans attendre. - J'en suis honoré. Il n'est pas si courant qu'un communiste doive compter sur un capitaliste pour lui sauver la vie. - Je ne peux pas dire que la pilule soit douce à avaler. Pitt s'immobilisa pour jeter un coup d'oil à Tamareztov, passant son regard sur lui lentement, notant les bras étalés sans force sur le sol, et l'angle bizarre qu'avait pris la jambe gauche. Puis, l'expression de son visage s'adoucit. - Si vous me promettez de ne pas donner de cours sur la doctrine du parti pendant mon absence, je vous rapporterai une bouteille de vodka. Tamareztov accorda à Pitt un regard intrigué. 333 - Un exemple d'humour yankee, major ? Mais j'espère que vous ne blaguez pas en parlant de vodka. Un sourire retroussa les lèvres de Pitt. - Ne vous méprenez pas sur mes intentions. En allant rendre une petite visite au magasin de liqueur du coin, j'espérais simplement vous éviter le voyage. Puis, avant que le Russe ébahi n'ait eu le temps de répliquer, Pitt se détourna et se mit à escalader le talus, en direction du sommet du ravin. En prenant d'abord d'énormes précautions, et ne progressant que de quelques centimètres à la fois, dans le but de trouver une allure qui ne faisait pas souffrir ses côtes fracturées, Pitt s'agrippa à la paroi terreuse et glissante et se hissa vers le haut sans regarder dans aucune direction, si ce n'est droit devant lui. Ensuite, la pente se fit plus raide et le sol devint plus ferme, ce qui fit que Pitt eut plus de difficulté à enfoncer les doigts dans la terre et même à se soutenir avec les pieds, ce qui était pourtant le seul moyen de ne pas glisser au fond du ravin. L'ascension elle-même devint un supplice, auquel s'ajoutaient les douleurs que lui causaient ses blessures. Toutes ses émotions refluèrent, ses mouvements se firent mécaniques, enfoncer la main et tirer, enfoncer la main et tirer. Il essaya de tenir le compte de chaque mètre gagné, mais le perdit au bout d'une dizaine, son esprit complètement vidé de toutes ses fonctions mentales. Il était comme un aveugle se déplaçant dans la lumière d'un monde aveugle, et le dernier sens qu'il possédait encore était le toucher. C'est alors que, pour la première fois, il ressentit la peur - pas la peur de tomber, ni celle de se blesser, mais la peur froide et sincère d'échouer, face à ces vingt personnes dont la vie dépendait de son aptitude à 334 atteindre le ciel qui semblait si loin au-dessus de lui. Des minutes passèrent qui semblaient des heures. Combien de temps déjà ? Il n'en savait plus rien, et ne voulait même pas l'apprendre. Le temps comme moyen de mesure n'existait plus. Son corps était devenu un simple robot qui répétait des gestes sans recevoir d'ordres de son esprit. Il se remit à compter, en décidant cette fois de s'arrêter à dix. Puis il prendrait une minute de repos, se dit-il, pas davantage, après quoi il s'y remettrait. Son souffle allait et venait en grandes goulées, à présent, ses doigts étaient écorchés, ses ongles cassés et tachés de sang, les muscles de ses bras parcourus de crampes provoquées par cet effort permanent - signe évident que son organisme était proche de l'épuisement. La sueur lui dégoulinait le long du visage, mais le chatouillement irritant ne le dérangeait pas, parce que ses chairs le faisaient trop souffrir. Il s'immobilisa et leva la tête, ne parvenant qu'à peine à entrevoir ce qu'il avait au-dessus de lui au travers de ses paupières tuméfiées réduites à des fentes. Le bord du ravin se fondait dans un ensemble vague d'angles et d'ombres qui défiait toute appréciation de distance. Et c'est alors que brusquement, et de façon presque étonnante, les mains de Pitt agrippèrent le rebord effrité de la paroi. Avec une force qu'il n'aurait jamais cru possible, il se hissa jusqu'à la surface plane du sol, et roula sur le dos, position dans laquelle il resta alors sans bouger, de l'air d'un homme mort. Pendant cinq minutes environ, Pitt ne fit plus aucun geste. Seule sa poitrine était agitée par le va-et-vient de sa respiration. Lentement, lorsque les vagues d'épuisement total furent revenues à un niveau de souffrance tolérable, il se mit debout et alla jeter un coup d'oil aux petites silhouettes au" 335 fond de la crevasse. Il porta les mains à ses lèvres pour crier, mais décida de n'en rien faire. Il ne parvenait pas à trouver les mots qui auraient eu une quelconque signification, qui auraient été un encouragement. Tous ces hommes au fond pouvaient se rendre compte que sa tête et ses épaules dépassaient du bord escarpé du ravin. Alors, après leur avoir adressé un signe de la main, il s'éloigna. CHAPITRE XVIII Pitt faisait penser à un arbre solitaire au milieu d'une vaste plaine désolée. Une mousse d'un vert sombre s'étalait dans toutes les directions, aussi loin que portait son regard, tapis végétal qui se terminait à un horizon par une ligne de hautes collines, et qui, des deux autres côtés, disparaissait dans un brouillard mêlé à l'éclatante blancheur du soleil. A l'exception de quelques buttes parsemant la plaine déserte, le terrain était aussi plat que possible. A première vue, il pensa qu'il était complètement seul. Puis, il aperçut une petite bécasse qui filait dans le ciel telle une flèche en quête d'une cible invisible. Elle se rapprocha de lui et, à la hauteur d'une soixantaine de mètres, elle se mit à tournoyer en observant Pitt, comme si elle inspectait d'un air intrigué cet étrange animal dont le plumage de couleur rouge et jaune tranchait si vivement sur le tapis vert et infini. Après trois rapides passages, la curiosité du petit volatile décrut et il se remit alors à agiter les ailes pour poursuivre son vol qui semblait le mener vers nulle part. Comme s'il avait perçu les pensées de l'oiseau, Pitt baissa les yeux sur ses vêtements excentriques et se murmura vaguement à lui-même : - J'ai déjà entendu parler de gens habillés qui 337 ne pouvaient aller nulle part, mais ce coup-ci, ça devient ridicule. Le son de sa voix lui fit brusquement réaliser que son cerveau s'était remis à fonctionner. Il ressentit le soulagement d'être parvenu à triompher de l'épuisante escalade de la paroi du ravin, et la profonde allégresse de se trouver en vie, avec l'espoir de venir en aide aux gens qui se trouvaient toujours au fond, avant que la température ne chute sous zéro. Avec jubilation, il s'avança à travers la toundra, en direction des collines dans le lointain. Une quinzaine de mètres, pas davantage, c'est la distance que Pitt franchit avant que l'idée ne vienne abruptement le frapper. Il était perdu. Le soleil était très haut au-dessus de la ligne d'horizon. Il n'y avait pas d'étoiles pour le guider. Nord, sud, est et ouest étaient des mots sans aucune signification, aucune définition en termes de mesure ou de précision. Lorsqu'il serait entré dans le voile de brume qui rampait sur la lande autour de lui, il n'aurait plus aucun guide, plus aucun point de repère. Il était perdu, et comme à la dérive sans plus de sens de l'orientation. Pour la première fois au cours de ce matin froid et humide, il ne ressentit pas l'étreinte de la peur. Ce n'était pas parce qu'il savait que la peur allait brouiller ses pensées, troubler son raisonnement. Il était dévoré par la colère la plus vive de s'être ainsi laissé magnifiquement abuser par la complaisance, en perdant de vue qu'il était toujours près de mourir. Toute éventualité, les ordinateurs de la Hermit Limited, ses ennemis jurés, avaient mécaniquement paré à toute éventualité. Les enjeux étaient trop importants dans la partie féroce qu'étaient en train de jouer Kelly, Rondheim et leur groupe d'associés impitoyables. Il s'arrêta, et s'assit pour faire le point. 338 II ne fallait pas être très ingénieux pour deviner qu'il se trouvait quelque part au milieu de la partie la moins fréquentée de l'Islande. Il essaya de se souvenir du peu qu'il avait appris concernant la Perle de l'Atlantique nord, les quelques éléments qu'il aurait pu emmagasiner alors qu'il étudiait les cartes à bord du Catawaba. L'île s'étendait sur trois cents kilomètres du nord au sud, se souvint-il, et sur près de quatre cent quatre-vingts d'est en ouest. Puisque la plus courte distance se trouvait entre le nord et le sud, les deux autres directions s'en trouvaient éliminées. S'il prenait vers le sud, il allait selon toute probabilité rencontrer la masse de glace du Vatnajôkull, le plus grand glacier, non seulement d'Islande, mais d'Europe, un gigantesque mur verglacé qui signifierait la fin de toute l'histoire. Il ne restait donc que le nord, décida-t-il. La logique qui sous-tendait cette décision n'était rien moins que primitive, mais il existait une autre raison, une irrésistible envie de se montrer plus malin que les ordinateurs, en prenant la direction à laquelle on s'attendait le moins, une direction qui offrait d'évidence le moins de chance de succès. N'importe quel individu plongé dans de telles circonstances se serait probablement dirigé vers Reykjavik, l'endroit où se concentrait la civilisation, à la pointe sud-ouest. C'était sans doute aucun, espéra-t-il, ce que les ordinateurs avaient prévu concernant... n'importe quel individu. A présent, il détenait la solution, mais ce n'était en réalité qu'une moitié de réponse. Où pouvait bien se trouver le nord ? Même s'il avait pu le déterminer avec certitude, il ne disposait d'aucun moyen pour s'y diriger en ligne directe. Il était un fait avéré qu'un droitier effectue un large arc de cercle sur sa droite lorsqu'il ne possède aucun 339 point de repère pour le guider, et cette pensée se mit à hanter l'esprit de Pitt. La plainte d'un moteur d'avion à réaction interrompit sa rêverie. Il leva la tête, en portant sa main en visière pour abriter ses yeux de l'éclat bleu cobalt du ciel, et aperçut un appareil de ligne qui filait en toute sérénité, en laissant derrière lui une longue traînée blanche. Pitt ne put s'empêcher de songer à sa destination. Il pouvait se diriger dans n'importe quelle direction : l'ouest vers Reykjavik, l'est vers la Norvège, le sud-est vers Londres. Il n'avait aucune façon d'en être sûr sans l'aide d'une boussole. Une boussole. Ce mot se mit à voguer dans son esprit, et il en savoura la pensée comme le ferait d'une bière glacée un homme mourant de soif au milieu du désert Mojave. Une boussole, une simple pièce de fer magnétique montée sur un pivot et flottant au sein d'un mélange de glycérine et d'eau. C'est alors qu'un brusque éclair s'alluma au plus profond d'un recoin de son cerveau. Un truc qu'il avait oublié depuis longtemps, et que l'on utilisait en pleine nature. Il l'avait appris bien des années plus tôt, au cours d'une excursion de quatre jours dans les Sierras, en compagnie de sa troupe de boy-scouts, et ce souvenir lui revint peu à peu, au travers de la barrière du temps, ensevelie dans le brouillard. Il lui fallut une bonne dizaine de minutes pour trouver une flaque d'eau, tapie au fond d'une petite dépression derrière la coupole d'une butte. Rapidement, avec autant de dextérité que le lui permettaient ses doigts écorchés et sanguinolents, il se défit de sa ceinture brune et en extirpa l'épingle qui la maintenait en place. Après avoir enroulé un bout du long ruban de soie autour d'un de ses genoux, il tira de sa main gauche sur 340 l'autre extrémité pour tendre l'étoffe, tandis que de la droite il commençait à frotter l'épingle d'un bout à l'autre sur la soie, dans une seule direction, ce qui provoqua les frictions nécessaires à là magnétisation de la petite pièce de métal. Le froid s'était fait plus piquant à présent, il se glissait dans ses vêtements trempés de sueur et lui donnait le frisson. L'épingle lui échappa, et il perdit de longues minutes à fouiller le tapis de mousse jusqu'à ce qu'il finisse par retrouver le petit bout de métal, en se l'enfonçant de près d'un centimètre sous un ongle. Il en fut presque reconnaissant de sentir cette douleur, qui signifiait que ses mains n'étaient pas encore tout à fait insensibles. Il se remit à frotter l'épingle sur la soie, en un mouvement de va-et-vient, en prenant bien garde de ne pas la laisser tomber une fois de plus. Lorsqu'il estima que des frottements supplémentaires n'apporteraient rien de plus, il se passa l'épingle sur le nez et le front, pour la recouvrir d'autant de sécrétions graisseuses que possible. Puis il tira deux bouts de fil de la doublure de sa veste et les enroula sans trop serrer autour de l'épingle. La partie la plus délicate de l'opération restait encore à venir, aussi Pitt décida de se détendre un moment, en agitant les doigts et en les massant avec douceur, tel un pianiste se préparant à attaquer la Minute Waltz de Chopin. Lorsqu'il se sentit prêt, il saisit avec d'infinies précautions les deux minuscules boucles, et avec une lenteur appliquée alla déposer l'épingle à la surface de la petite mare tranquille. Prenant une longue respiration, Pitt remarqua que l'eau se courbait sous le poids du métal. Puis, toujours aussi délicatement, il fit glisser les deux bouts de fil de part et d'autre de l'épingle, et la laissa flotter d'elle-même, grâce à la graisse dont elle était enduite et à la tension de surface du liquide. 341 Seul un gosse le soir de Noël, ouvrant de larges yeux devant une collection de cadeaux rangés sous le sapin, aurait pu ressentir le même émerveillement que Pitt, au moment où, en pleine extase, il s'assit pour observer cette sacrée petite épingle qui effectuait sans se presser un demi-cercle jusqu'à ce que sa tête pointe en direction du nord magnétique. Il resta dans cette position pendant près de trois minutes, le regard braqué sur sa boussole de fortune, comme s'il craignait presque de la voir couler et disparaître s'il clignait des yeux. - Voyons un peu ce que ces foutus ordinateurs vont trouver après ça, murmura-t-il d'une voix qui s'éteignit dans le vide. Un pied tendre se serait aussitôt lancé avec impatience dans la direction qu'indiquait l'épingle, estimant avec erreur qu'une boussole dirige toujours fidèlement son aiguille vers le nord réel. Pitt savait que le seul endroit où une boussole indique infailliblement la direction du pôle Nord est en fait une petite zone des Grands Lacs, entre les Etats-Unis et le Canada, où par hasard la route du pôle magnétique croise celle du pôle Nord. En tant que navigateur expérimenté, il savait également que le pôle magnétique se trouvait quelque part sous les îles Prince de Galles, aux environs de la baie d'Hud-son, à plus de seize cents kilomètres du pôle arctique, et à quelques centaines seulement au-dessus de l'Islande. Cela signifiait donc que l'aiguille pointait de quelques degrés vers le nord-ouest. Pitt estima que l'angle de déclinaison de sa boussole devait être de quatre-vingts degrés, ce qui n'était qu'une approximation, mais ce dont il était sûr à présent, c'était que le nord se trouvait environ à angle droit par rapport à la tête de l'épingle. Pitt s'orienta, repêcha son aiguille de boussole rudimentaire, puis se mit à avancer dans le brouil- 342 lard. Il n'avait pas couvert une centaine de mètres lorsqu'il se mit à sentir le goût du sang qui filtrait des entailles à l'intérieur de ses joues, ses dents qui jouaient dans ses gencives, et après toutes les souffrances qu'il avait déjà endurées, la douleur à l'aine qu'il gardait du coup porté par Rondheim et qui le forçait à adopter une démarche claudi-cante. Il s'obligea à continuer, et à se cramponner avec ténacité au fil de sa conscience. Le sol était bosselé et accidenté, et bien vite il perdit le compte du nombre de fois où il trébucha et tomba, en se protégeant la poitrine des deux bras dans une vaine tentative d'amortir le choc et d'atténuer la torture de ses côtes fracturées. La chance se mit alors de son côté et la brume disparut au bout d'une heure et demie, lui offrant l'opportunité de tirer parti des nombreuses sources d'eau chaude qu'il dépassait, et de pouvoir ainsi utiliser à nouveau son aiguille de boussole pour s'orienter. A présent, il parvenait à distinguer un point de repère en direction du nord, et il passa alors d'un repère à l'autre jusqu'au moment où il lui semblait s'égarer. Il s'arrêtait alors et se servait de sa boussole de fortune, avant de recommencer tout le processus. Deux heures passèrent, et puis une troisième. Suivie d'une quatrième. Chaque minute était comme un laps de temps infini de misère et de souffrance, de froid mordant, de douleur intense, de lutte pour garder le contrôle de son esprit. Le temps se fondit dans une éternité dont Pitt savait qu'elle n'aurait pas de fin jusqu'à ce qu'il s'effondre sur le moelleux tapis d'herbe humide pour la dernière fois. En dépit de sa détermination, il commençait à se demander s'il serait encore en vie au cours des quelques heures qui allaient suivre. Un pas après l'autre, selon un cycle infini qui plongea lentement Pitt dans un état de totale 343 hébétude. Ses pensées ne se fixaient plus sur rien, si ce n'est le prochain point de repère, et lorsqu'il l'avait trouvé, il concentrait chaque gramme de son énergie vacillante sur le suivant. La logique l'avait presque complètement abandonné. Elle ne refaisait surface que lorsqu'il percevait, quelque part dans un recoin de son cerveau, un signal d'alarme l'avertissant qu'il était en train de faire fausse route. Il s'arrêtait alors près d'une flaque bouillonnante de soufre, pour refaire le point avec sa boussole. Alors même qu'une douzaine d'heures auraient pour Pitt ressemblé à douze longues années, ses réflexes étaient restés affûtés comme des rasoirs et prêts à réagir au moindre commandement de son esprit. Il arriva pourtant qu'à un moment, alors qu'il déposait l'épingle à la surface de l'eau, ses doigts tremblants le trahirent. L'ingénieuse petite boussole glissa sous la surface et coula vers le fond de la mare d'eau cristalline. Pitt disposait d'assez de temps pour la reprendre avant qu'elle ne s'enfonce hors de sa portée, mais tout ce qu'il put faire, c'est s'asseoir et rester cloué au sol pendant de longues secondes, avant d'enfin réagir. Mais il était trop tard, beaucoup trop tard, pour garder un espoir, un espoir de retrouver son chemin sur ce plateau désolé de l'Islande. Ses yeux gonflés étaient presque tout à fait clos, ses jambes percluses de crampes de fatigue, et il s'était mis à suffoquer, avec des halètements qui se répandaient dans le silence et l'air pur, mais il réussit à se redresser et à vaciller pour continuer sa marche, poussé par une force intérieure dont il ne connaissait pas l'existence. Pendant les deux heures suivantes, il avança presque à l'aveuglette, dans un vide total de lui-même. Puis, à mi-chemin sur la pente d'un petit talus, son corps appuya sur l'interrupteur de sa conscience et s'affaissa comme 344 un ballon qui se dégonfle, à quelques centimètres seulement du sommet. Pitt savait bien qu'il avait dépassé le seuil de la sensibilité physique, et atteint l'inertie qui est celle du sommeil profond. Mais quelque chose ne semblait pas avoir pris. Son corps était mort ; toute la douleur s'en était allée, tout sentiment, et même toute émotion humaine semblaient avoir disparu. Et pourtant, il parvenait encore à voir, même si son panorama dans son entier se bornait aux quelques centimètres de terrain herbeux qu'il avait devant les yeux. Et il parvenait toujours à entendre. Ses oreilles percevaient une espèce de vibration, même si son cerveau engourdi refusait d'apporter aucune explication sur l'origine de ce bruit étrange et la distance de laquelle il lui parvenait. Puis brusquement, ce fut le silence. Le bruit s'était éteint, seule restait la vision des brins d'herbe s'agitant mollement dans la brise. Dans la désolation au sein de laquelle il s'était effondré, quelque chose était hors du contexte. Ses efforts courageux et surhumains avaient été gaspillés en vain, la responsabilité envers les hommes qui étaient en train de mourir de froid dans la crevasse s'était envolée en fumée dans l'atmosphère déserte. Pitt était à présent au-delà de l'inquiétude, du savoir et de la sensation, il pouvait abandonner sa prise sur la vie et mourir en toute quiétude sous le froid soleil nordique. Il aurait été si facile de se laisser aller, et de glisser dans le trou noir et sans retour, s'il n'y avait pas eu cette chose qui ne faisai pas partie du tableau, cette image qui faisait voler en éclats toute cette idée de mort. Une paire de bottes, deux vieilles bottes de cuir, se tenaient devant les yeux presque aveugles de Pitt, à l'endroit où quelques instants plus tôt il n'y avait qu'un coin d'herbes sauvages. Et puis deux mains fantômes le firent rouler sur le dos, et il dis- 345 cerna alors un visage qui se tenait devant le ciel vide - un visage grave aux yeux bleu marine. Des cheveux gris flottaient autour d'un large front tels les casques que portaient les guerriers dans les peintures flamandes. Un vieil homme, qui devait avoir un peu moins de soixante-dix ans, portant un gros pull à col roulé, se pencha pour toucher le visage de Pitt. Puis, sans dire un mot, avec une force étonnante pour un homme de son âge, il souleva Pitt et l'emmena en haut du talus. Au travers des toiles d'araignée de sa conscience, Pitt se mit à penser à l'incroyable coïncidence qui avait présidé à sa découverte, et qui n'était rien moins qu'un miracle. A quelques enjambées du sommet du talus se trouvait une route ; il s'était effondré à un jet de pierre d'un petit chemin qui longeait un torrent d'eaux glacées bouillonnant d'écume blanche, et qui fonçait au milieu d'un lit étroit de roches volcaniques noires. Et cependant le bruit que Pitt avait perçu ne provenait pas du rugissement des eaux, mais du pot d'échappement d'un moteur appartenant à une vieille jeep de fabrication anglaise, fatiguée et couverte de poussières. Comme un enfant disposant une poupée sur une chaise, le vieil Islandais assit Pitt sur le siège du passager. Puis, il alla s'installer derrière le volant, et fit rouler le petit véhicule robuste sur le chemin tortueux, en s'arrêtant à de nombreuses reprises pour ouvrir des barrières baissées, une opération qui devint presque une routine lorsqu'ils atteignirent une région de collines séparées par de riches pâturages verdoyants couverts de pluviers qui s'envolaient en nuées dans le ciel à l'approche de la jeep. Ils s'arrêtèrent devant une petite ferme aux murs blancs et au toit rouge. Pitt dédaigna les mains qui voulaient l'aider et s'avança d'un 346 pas chancelant jusqu'au centre de la salle de séjour de l'accueillante petite chaumière. - Un téléphone, vite. Il me faut un téléphone. Les yeux bleus se plissèrent. - Vous êtes anglais ? demanda l'Islandais d'une voix lente avec un fort accent nordique. - Américain, répondit Pitt avec impatience. Il y a deux douzaines de personnes gravement blessées qui vont mourir si nous ne leur venons pas en aide très rapidement. - Il y a d'autres gens sur le plateau ? demanda son hôte sans essayer de dissimuler son éton-nement. - Oui, oui ! s'écria Pitt en hochant violemment la tête. Seigneur, monsieur, le téléphone. Où est-ce qu'il se trouve ? L'Islandais eut un haussement d'épaules impuissant. - La ligne téléphonique la plus proche se trouve à quarante kilomètres. Un raz-de-marée de désespoir passa sur Pitt mais reflua aussitôt aux paroles suivantes de l'étranger. - Mais j'ai un émetteur radio, dit-il en montrant l'autre pièce. Par ici, je vous prie. Pitt le suivit dans une petite pièce très claire mais à la décoration Spartiate, les trois seuls meubles consistant en une chaise, une armoire et une vieille table fabriquée main sur laquelle se trouvait un émetteur étincelant, qui avait dû sortir d'usine quelques mois plus tôt seulement. Pitt ne put s'empêcher de s'émerveiller devant cet appareil dernier cri utilisé dans cette ferme isolée. L'Islandais s'avança rapidement vers l'émetteur, s'installa sur la chaise et se mit à manipuler la rangée de boutons et de cadrans. Il brancha la radio sur ENVOI, choisit la fréquence et s'empara du micro. Il prononça ensuite quelques mots rapides en islandais, et attendit. Aucune réponse ne se fit 347 entendre au travers du diffuseur. Il manipula alors le réglage de fréquence, pour le faire avancer un peu, et se remit à parler. Cette fois, une voix répondit quasi instantanément. Cette course contre la mort rendait Pitt aussi tendu qu'une corde de tente au cour d'un ouragan, et c'est dans une totale indifférence à la douleur et à la fatigue qu'il se mit à arpenter la pièce, tandis que son sauveur conversait avec les autorités de Reykjavik. Après une dizaine de minutes passées en explications et en traductions, Pitt requit et obtint un appel en provenance de l'ambassade américaine. - Mais où est-ce que vous étiez passé, sacré bon sang ? fit la voix de Sandecker en explosant de manière si puissante dans le diffuseur qu'on aurait dit qu'elle provenait de derrière la porte. - En attendant le taxi, je faisais une petite balade dans le parc, répondit Pitt d'un ton brusque. Mais aucune importance. En combien de temps est-ce que vous pourriez réunir une équipe médicale et la tenir prête à décoller ? Il y eut un silence tendu avant que l'amiral ne réponde. Il avait perçu, sans doute aucun, le ton d'insistance pressante dans la voix de Pitt, un ton que Sandecker n'avait que très rarement entendu sortir de la bouche de Pitt. - Je peux disposer d'une antenne paramédicale de l'armée de l'air, prête à décoller dans les trente minutes, dit-il lentement. Est-ce que vous daigneriez m'expliquer pour quelle raison vous demandez une unité médicale ? Pitt ne répondit pas immédiatement. Ses pensées ne parvenaient encore à se fixer qu'à grand-peine. Il hocha la tête pour remercier son hôte islandais qui lui présentait la chaise. - Pendant chaque minute que nous gaspillerons en explications, une personne peut mourir. Pour l'amour de Dieu, amiral, déclara Pitt d'un 348 ton implorant, contactez l'armée de l'air et faites grimper l'unité paramédicale à bord d'un hélicoptère, en leur disant de se tenir prêts à venir en aide aux victimes d'un accident aérien. Lorsque nous aurons un peu plus de temps, je vous fournirai les détails supplémentaires. - Compris, dit Sandecker sans utiliser un mot de trop. Restez à l'écoute. Pitt hocha une fois de plus la tête, cette fois pour lui-même, et s'effondra d'un air abattu sur sa chaise. Cela ne sera plus long à présent, songea-t-il, si seulement nous sommes encore dans les temps. Il sentit une main se poser sur son épaule, se tourna à moitié et s'efforça d'offrir un faible sourire à l'Islandais au regard chaleureux. - J'ai bien peur d'avoir été un invité plutôt grossier, dit calmement Pitt. Je ne me suis pas présenté et je ne vous ai même pas remercié de m'avoir sauvé la vie. Le vieil homme lui tendit une large main à la peau tannée. - Golfur Andursson, dit-il. Je suis le chef accompagnateur pour la Rarfur, la rivière que vous avez vue. Pitt serra la main d'Andursson, se présenta à son tour, puis demanda : - Le chef accompagnateur ? - Oui, l'accompagnateur surveille également les rivières. Nous servons de guides aux pêcheurs et nous surveillons l'écologie des rivières, un peu comme les défenseurs de l'environnement dans votre pays, qui protègent vos ressources naturelles, en eau potable, par exemple. - Ce doit être un travail bien solitaire et... La bouche de Pitt se figea, avant qu'il ne pousse un gémissement provoqué de la douleur aiguë qui venait d'envahir sa poitrine, d'une puissance telle qu'elle faillit le faire s'évanouir. Il s'agrippa au 349 bord de la table, en luttant pour ne pas perdre conscience. - Venez, dit Andursson. Vous devriez nie faire voir vos blessures. - Non, répondit Pitt d'un ton ferme. Je dois rester près de la radio. Je ne bougerai pas de cette chaise. Andursson hésita. Puis il remua la tête, mais ne dit rien. Il quitta la pièce, et revint moins de deux minutes plus tard, porteur d'une grande trousse de secours et d'une bouteille. - Vous avez de la chance, dit-il en souriant. Un de vos compatriotes est venu pêcher dans la rivière le mois passé et m'a laissé ça en partant. Il tendit la main dans laquelle il tenait fièrement une bouteille de Seagram, du whisky canadien. Pitt remarqua que le sceau sur le bouchon était encore intact. Pitt en était à sa quatrième lampée revigorante et le vieux surveillant de rivière venait juste de bander sa poitrine lorsque la radio se mit à crachoter et que la voix rocailleuse de Sandecker se répandit à nouveau dans la pièce. - Major Pitt, vous me recevez ? Pitt saisit le micro et appuya sur l'interrupteur. - Je vous reçois, amiral. - Les toubibs sont rassemblés à Keflavik et les unités civiles islandaises de recherches et de secours sont en alerte. Je vais garder le contact radio pour coordonner les opérations. Suivit un moment de silence. - Il y a pas mal de gens inquiets ici. Keflavik n'a reçu aucun message concernant un appareil disparu, qu'il soit militaire ou privé. Rondheim ne prenait pas le moindre risque, songea Pitt. Le salaud prenait au contraire tout son temps pour signaler la disparition de ses invités. 350 Pitt prit une longue respiration et donna une autre pichenette au micro. - La notification n'a pas encore été programmée, répondit-il. C'est avec une expression d'incompréhension totale que Sandecker déclara : - Pardon ? Répétez, s'il vous plaît. - Faites-moi confiance, amiral. Je ne pourrais même pas répondre au dixième des questions qui pourraient vous traverser l'esprit, et en particulier par radio -je répète -, en particulier par radio. D'une manière ou d'une autre, se dit Pitt, les noms des hommes célèbres dans le monde entier, qui se trouvaient au fond de la crevasse, allaient devoir être tenus secrets pendant les trente-six prochaines heures au moins ; le temps d'arrêter Kelly, Rondheim et la Hermit Limited avant qu'ils soient avertis et qu'ils puissent s'évaporer dans la nature. Il fut bien obligé de porter ça au crédit de l'amiral. Celui-ci avait presque immédiatement compris que Pitt était obligé de se montrer discret et déclara : - Votre message est clair. Pouvez-vous me communiquer l'endroit précis ? Servez-vous de la carte aux coordonnées inversées. - Désolé, mais je ne connais pas ce genre de... - Nom de Dieu ! éructa Sandecker, avec une telle force que le diffuseur se mit à crépiter d'électricité statique. Faites ce qu'on vous ordonne de faire. Pitt resta assis à contempler d'un air hébété le diffuseur de la radio pendant une bonne trentaine de secondes, avant que l'intention cachée de Sandecker ne commence à se faire jour dans son esprit embrouillé. L'amiral lui offrait l'opportunité de répondre à des questions sans communiquer aucune information réelle, en répondant de manière inversée. Il se flanqua mentalement une 351 gifle pour avoir laissé Sandecker l'emmener dans cette gymnastique verbale. Pitt repoussa le bouton du micro pour le fermer et se tourna vers Andursson. - A quelle distance se trouve la ville la plus proche, et dans quelle direction ? Andursson fit un vague geste en direction de la fenêtre. - Sodafoss... Nous sommes exactement à quinze kilomètres au sud de la place de Sodafoss. Pitt ajouta rapidement aux chiffres de l'Islandais la distance qu'il avait parcourue pour traverser le plateau, puis revint à l'émetteur. - L'appareil s'est écrasé à environ quatre-vingts kilomètres au nord de Sodafoss. Je répète, quatre-vingts kilomètres au nord de Sodafoss. - S'agit-il d'un avion civil ou militaire ? - Militaire. - Combien de survivants ? - Je n'en sais rien au juste. Deux, peut-être quatre. Pitt pouvait simplement espérer que l'amiral saisirait l'allusion, concernant le nombre total de vingt-quatre. Le vieil océanographe malin ne le déçut pas. - Espérons que nous arriverons à les retrouver sains et saufs d'ici la même heure demain. La façon détournée grâce à laquelle l'amiral avait évoqué vingt-quatre heures rassura aussitôt Pitt. Sandecker se tut un instant, puis il reprit, d'une voix lente et calme, et pourtant tendue par l'inquiétude. - Est-ce que Miss Royal est avec vous ? - Oui. Sandecker ne répliqua pas immédiatement. Pitt parvint presque à voir la pâleur qui venait d'envahir ses traits, et à entendre son souffle qui soudain se faisait plus rapide. Puis l'amiral demanda : 352 - Est-ce qu'elle... Est-ce qu'elle vous a donné du souci ? Pitt réfléchit un moment, en essayant de rassembler les mots justes. - Vous savez comment sont les femmes, amiral, toujours en train de se plaindre. D'abord, ça a été une blessure imaginaire à ses chevilles, et maintenant, voilà qu'elle prétend mourir de froid. Je vous serais éternellement reconnaissant si vous pouviez me débarrasser le plus vite possible de cette râleuse. - Je vais faire tout ce qui est en mon pouvoir pour exaucer votre demande. La voix rocailleuse était de retour à présent. - Restez à l'écoute, dit-il enfin. Pitt poussa un léger soupir. Tout cela prenait beaucoup trop de temps, chaque minute était précieuse, chaque seconde irremplaçable. Il jeta un coup d'oil à sa montre. Il était exactement une heure - c'est-à-dire que sept heures étaient passées depuis qu'il avait rampé hors de la crevasse. Il fut soudain parcouru d'un frisson, et il avala une autre gorgée à même la bouteille. La radio se remit à crépiter. - Major Pitt ? - Allez-y, amiral. - Nous avons un problème ici. Tous les hélicoptères ont reçu l'ordre de ne pas décoller. Les toubibs vont être obligés de sauter en parachute à partir d'un cargo. - Comprenez-moi bien. Il est impératif d'utiliser des hélicoptères. Les survivants vont devoir être emmenés très vite, par les airs. Et le plus important, amiral. C'est moi qui dois mener les recherches -je répète - c'est moi qui dois mener les recherches. Votre équipe de secours pourrait passer des jours à chercher sans rien trouver. Pitt pouvait percevoir la déception à l'autre bout 353 du fil. Sandecker prit un long moment avant de répondre. Puis il se remit à parler d'un ton las et défait, comme s'il était en train d'administrer les derniers sacrements, ce qui en vérité était presque le cas. - Négatif concernant votre requête. Il y a sept hélicoptères sur l'île. Trois appartiennent à l'armée de l'air américaine, et quatre au département de recherches et de secours islandais. Mais tous sont cloués au sol pour ennuis mécaniques. Sandecker s'interrompit, puis reprit plus lentement. - Cela paraît invraisemblable, mais nos techniciens ainsi que les autorités locales n'excluent pas l'idée d'un sabotage. - Oh, Seigneur ! murmura Pitt, alors que son sang se figeait tout à coup dans ses veines. Toute éventualité. Le terme revint hanter sa mémoire encore et encore. Les ordinateurs de Kelly avaient construit une muraille toujours plus haute pour empêcher tout espoir de sauvetage. Et le gang d'assassins de Rondheim, avec une froide efficacité, avait exécuté à la lettre les ordres de la machine. - Est-ce que vous pourriez disposer d'un terrain plat assez étendu pour qu'un petit appareil puisse se poser près d'où vous êtes, et redécoller ensuite avec vous à bord ? - Un petit appareil devrait y arriver, dit Pitt. Il y a une prairie ici de la longueur d'un terrain de football. Au-dehors, sans que Pitt s'en soit aperçu, le soleil, un disque orange presque parfait sous ces latitudes nordiques, venait d'être entouré par de lourds nuages noirs qui le recouvrirent rapidement en masquant son éclat brillant. Une brise glacée s'était levée et couchait les brins d'herbe des prés et des collines. Pitt se rendit compte de la main 354 d'Andursson posée sur son épaule et de la chute brutale de la luminosité dans la pièce, presque en même temps. - Une tempête arrive du nord, dit Andursson d'un ton grave. Il va neiger d'ici une heure. Pitt recula sa chaise et traversa rapidement la pièce en direction de la petite fenêtre. Il jeta un coup d'oil à l'extérieur, d'un air incrédule, puis il frappa du poing sur le mur en signe de désespoir. - Bon Dieu, non ! murmura-t-il. Ce serait du suicide de la part de l'équipe médicale de sauter en parachute au milieu d'une tempête de neige. - Tout comme il serait impossible à un avion léger de voler au milieu des turbulences, déclara Andursson. J'ai vu de nombreuses tempêtes venant du nord, et je connais bien leur violence. Celle-ci promet d'être mauvaise. Pitt se rua en titubant sur la radio, et s'écroula sur sa chaise. Il se prit le visage dans les mains, son visage tuméfié et couvert d'estafilades, avant de chuchoter doucement - Dieu leur vienne en aide, Dieu leur vienne en aide à tous. Il n'y a plus d'espoir, plus d'espoir. - Quelle est votre position exacte, major ? Pouvez-vous me donner votre position exacte ? reprit la voix de Sandecker, mais Pitt demeura assis sans répondre. Andursson s'approcha et s'empara du micro. - Une minute, amiral Sandecker, dit-il d'une voix ferme. Restez en ligne, s'il vous plaît. Il prit la main droite de Pitt dans la sienne, et la serra. - Major Pitt, vous devez garder le contrôle de vous-même, dit-il, les yeux brillants de compassion. « Le noud de la mort, même serré et dur comme de la pierre, peut être défait par celui qui connaît le brin le plus fragile. » 355 Pitt leva lentement les yeux pour croiser le regard d'Andursson. - Eh bien, on dirait que j'ai un nouveau poète sur les bras. Andursson se contenta de hocher la tête, d'un air timide. - On peut dire qu'il s'agit de ma semaine de la poésie, dit Pitt dans un soupir. Puis il poussa un juron à voix basse. Il avait déjà perdu beaucoup trop de temps en paroles inutiles et en apitoiement tout aussi inutile, et le temps était près de manquer. Il fallait qu'il trouve un plan, une astuce, un truc pour atteindre ceux qui avaient placé leur confiance en lui. Les ordinateurs font des erreurs, se dit-il. Ces monstres froids peuvent très bien commettre une faute - une faute sans doute infinitésimale, mais dont la possibilité existe néanmoins. Il n'y avait pas la place pour l'émotion dans leurs circuits électriques, pas plus que pour les sentiments, pas de place pour la nostalgie. - La nostalgie, dit Pitt à voix haute cette fois, en faisant rouler ce mot sur sa langue, savourant chaque syllabe, et le répétant à trois reprises. Andursson l'observait d'un air intrigué. - Je ne comprends pas, dit-il. - Vous n'allez pas tarder à comprendre, dit Pitt. Je ne vais pas attendre de trouver le brin le plus faible dans votre poétique noud de la mort. Je m'en vais le couper avec des lames. Le vieil homme parut plus décontenancé encore. - Des lames ? - Oui, les lames d'une hélice. Trois hélices, pour être exact. CHAPITRE XIX II existe de nombreux spectacles merveilleux de par le monde, mais pour Pitt rien, pas même une fusée décollant vers l'espace ou un avion supersonique au nez pointu striant le ciel à deux fois la vitesse du son, non rien n'était à moitié aussi splen-dide que ce vieux trimoteur Ford, le fameux Tin Goose, piquant du nez et s'agitant avec gaucherie dans le vent capricieux, au milieu des bancs de nuages noirs et menaçants. Au milieu de la bourrasque qui ne cessait d'enfler, il observait avec la plus vive attention l'antique appareil, gracieux dans sa laideur même, qui effectuait un cercle supplémentaire au-dessus de la ferme d'Andursson, avant que le pilote réduise les gaz, le fasse passer à moins de trois mètres au-dessus d'une barrière, pour aller le poser sur le pré, que les roues largement écartées du train d'atterrissage foulèrent avant de s'immobiliser complètement, moins d'une soixantaine de mètres après avoir touché terre. Pitt se tourna vers Andursson. - Eh bien, adieu, Golfur. Merci pour tout ce que vous avez fait pour moi... Pour nous tous. Golfur Andursson serra la main que Pitt lui tendait. - C'est moi qui vous remercie, major. Pour 357 avoir eu l'honneur et la chance d'aider un frère. Dieu soit avec vous. Pitt ne parvenait pas à courir, ses côtes brisées ne le lui auraient pas permis, mais il couvrit la distance qui le séparait du trimoteur en moins de trente secondes. Au moment où il atteignait le flanc droit du fuselage, la portière s'ouvrit et deux bras compatissants le hissèrent à bord et l'installèrent dans l'étroite cabine. - Etes-vous le major Pitt ? Pitt contempla le visage de taureau de celui qui venait de poser cette question, un homme à la peau tannée avec de longues rouflaquettes blondes. - Oui, c'est moi, Pitt. - Bienvenue dans les années vingt, major. C'est une sacrée fichue idée de se servir de ce vieux fossile volant pour une mission de sauvetage. Il tendit la main. - Je suis le capitaine Ben Hull. Pitt saisit la grosse patte, en déclarant : - On ferait bien de partir tout de suite si on veut prendre la neige de vitesse. - Tout à fait juste, rugit Hull d'un ton brusque. Pas de raison d'attendre un ticket de supplément de bagage. Si Hull était légèrement étonné par les blessures au visage de Pitt ou par ses vêtements bizarres, il le cacha bien. - On vole sans copilote pour le moment, reprit-il. J'ai réservé ce siège-là à votre nom, major. Je me suis dit que vous voudriez être au premier rang pour nous conduire jusqu'à cette épave. - Avant de terminer la communication, j'ai demandé à l'amiral Sandecker de me faire parvenir deux... - J'ai des nouvelles pour vous, major, le coupa Hull. Quand ce vieux loup de mer a une idée dans 358 la tête, il ne l'a pas ailleurs. Il a fait des pieds et des mains pour monter ces trucs à bord avant qu'on décolle. Il sortit un paquet de son parka, et le tendit à Pitt en dressant un sourcil inquisiteur. - Je me suis cassé la tête pour comprendre ce que vous alliez faire d'une bouteille de vodka et d'une boîte de cigares dans une histoire pareille. - C'est pour deux amis à moi, dit Pitt en souriant. Il se détourna et dépassa la dizaine d'hommes allongés dans différentes positions, sur le sol de la carlingue, l'air décontracté - des hommes grands, tranquilles, habillés de vêtements pour combattre l'hiver arctique. C'étaient des individus entraînés à la plongée sous-marine, au saut en parachute, aux missions de survie, et à presque toutes les opérations d'urgence médicale, à l'exception de la chirurgie. Un sentiment de confiance envahit Pitt à leur seule vue. Baissant la tête pour franchir la porte basse qui menait au cockpit, Pitt passa dans cette partie encore plus étriquée, et reposa son corps endolori sur le cuir fatigué et craquelé d'un siège baquet, resté libre du côté du copilote. Après avoir bouclé sa ceinture, il releva les yeux et se trouva face au visage souriant du sergent Sam Cashman. - Ça va bien, major ? dit Cashman avant d'ouvrir de grands yeux. Dieu tout-puissant, qu'est-ce qui vous a cogné la tête ? - Je te raconterai ça un de ces jours devant un verre, dit Pitt en jetant un coup d'oil au tableau de bord, en identifiant rapidement les antiques instruments de mesure. Je suis un peu surpris de voir... - De voir un sergent aux commandes au lieu d'un véritable officier pilote, termina Cashman. Vous avez pas le choix, major. J'suis le seul sur 359 toute l'île qui arrive à conduire c'vieux bus. C'est-y pas une machine sensass ? Elle peut décoller et atterrir sur un billet de banque, et même qu'elle rend la monnaie. - C'est bon, sergent. C'est toi qui pilotes. Et maintenant, fais valser cet oiseau dans le vent. Prends droit vers l'ouest, le long de la rivière, jusqu'à ce que je te dise de couper vers le sud. Cashman se contenta de hocher la tête. Avec adresse, il fit effectuer au Tin Goose un virage de cent quatre-vingts degrés, jusqu'à ce que l'appareil soit face au vent, à l'extrémité de la prairie. Puis, il repoussa les trois commandes de gaz vers l'avant, ce qui fit bondir le gros appareil, avant qu'il ne se mette à foncer en tremblant vers la barrière au bout de la prairie, à moins de cent mètres. Alors qu'ils dépassaient en chancelant la petite ferme d'Andursson, la roue arrière de l'avion toujours collée au sol, Pitt se mit à avoir une vague idée de ce qu'avait dû ressentir Charles Lindbergh alors qu'il poussait à fond son Spirit of St. Louis lourdement chargé, sur la piste boueuse de Roose-velt Fields, en l'année 1927. Il paraissait impossible qu'un appareil, autre qu'un hélicoptère ou qu'un léger deux-places, puisse quitter le sol dans un espace aussi restreint. Il jeta un regard en coin à Cashman et vit que son visage n'exprimait qu'un calme froid et un relâchement total. Cashman sifflotait tranquillement un air entre ses dents, mais Pitt ne réussit pas à reconnaître la mélodie au milieu des rugissements des deux cents chevaux des moteurs. Cela ne faisait aucun doute, se dit Pitt, Cashman présentait l'image d'un homme qui sait ce qu'il faut faire pour piloter un avion, et en particulier celui-ci. Alors qu'ils dépassaient les deux tiers de la prairie, Cashman repoussa le manche à balai vers l'avant, souleva la roue de queue et puis tira le 360 manche en arrière, faisant flotter l'appareil quelques dizaines de centimètres au-dessus du pré. C'est alors que Pitt horrifié vit Cashman rejeter brutalement le trimoteur sur le sol, à moins de quinze mètres de la barrière au bout du champ. L'horreur de Pitt vira à l'étonnement lorsque Cashman tira un coup sec sur le manche, jusqu'à toucher sa poitrine, ce qui fit littéralement bondir le Tin Goose par-dessus la barrière et filer vers le ciel. - Mais sacré bon Dieu, où as-tu appris une manouvre pareille ? dit Pitt, en poussant un grand soupir de soulagement. Ce ne fut qu'à ce moment qu'il identifia la chanson que sifflotait Cashman, et qui était l'air de « Ces merveilleux Fous volants dans leurs drôles de machines ». - J'ai fait de la pulvérisation de cultures dans l'Oklahoma, répondit Cashman. - Et comment est-ce que tu as fini comme mécanicien de l'armée de l'air ? - Un matin, le junker que j'étais en train de piloter s'est mis à pétarader d'une drôle de manière. Ça s'est terminé quand j'ai labouré le pâturage d'un fermier en massacrant son champion de taureau reproducteur. Tous les gens du coin avaient envie de me coller un procès au cul. J'étais fauché comme les blés, alors j'ai tiré ma révérence et j'me suis engagé. Pitt ne put s'empêcher de sourire, tandis qu'il se penchait pour jeter, à travers le pare-brise, un coup d'oil à la rivière une soixantaine de mètres plus bas. De cette hauteur, il parvenait à distinguer facilement la petite butte sur le flanc de laquelle Andursson l'avait découvert. Il aperçut également une chose à laquelle il ne s'était pas attendu. De façon presque imperceptible, il finit par remarquer une longue ligne droite sur le sol, qui filait 361 droit vers le sud. Il repoussa la petite vitre latérale, et regarda à nouveau. C'était bien là : une fine trace vert sombre sur le tapis plus clair de la toundra. Ses traces de pas, en s'enfonçant dans la végétation molle, avaient laissé une piste aussi facile à suivre que la ligne blanche d'une autoroute. Pitt attira l'attention de Cashman et fit un signe vers le sol. - Prends au sud. En suivant la ligne plus sombre. Cashman inclina l'avion et observa un moment à travers le hublot latéral. Puis il hocha la tête en signe d'accord, et fit pointer le nez du trimoteur vers le sud. Quinze minutes plus tard, il ne put que s'étonner de la régularité de la piste que Pitt avait tracée au cours de sa randonnée jusqu'à la rivière. A l'exception de quelques rares écarts dus aux accidents du terrain, les traces se suivaient de manière aussi droite qu'un fil à plomb. Quinze minutes, c'est tout ce que prit le vieil appareil pour couvrir la distance que Pitt avait mis de nombreuses heures à franchir. - Je crois que nous y sommes, s'écria Pitt. Là, cette pente crevassée où mes pas disparaissent. - Où que vous voulez que je pose la machine, major ? - Parallèle au bord du ravin. Il y a une zone plus plate d'environ cent cinquante mètres d'est en ouest. Le ciel était en train de s'assombrir - des nuages de neige fondante l'envahissaient. Alors que Cashman effectuait son approche en vue de l'atterrissage, les premiers flocons vinrent s'écraser sur le pare-brise, striant la surface de verre avant d'être emportés dans le ciel par les courants d'air. Pitt avait gagné la course sur le temps, mais vraiment de justesse. Cashman réussit un atterrissage parfaitement 362 sûr, et même en douceur si l'on considérait les rugosités du terrain et les conditions météo plutôt difficiles. Il calcula son approche pour que le trimoteur vienne terminer sa course avec la porte de cabine à moins de dix mètres de la crevasse. Les roues n'avaient pas encore fini de tourner que Pitt avait déjà jailli hors de l'appareil, pour se jeter en glissant vers le fond du ravin. Derrière lui, les hommes de Hull avaient commencé à décharger méthodiquement les vivres et à les ranger sur le sol détrempé. Deux des membres de l'équipe médicale déroulaient des cordes et les jetaient sur les pentes dans le but de hisser les survivants. Pitt ne s'y intéressa pas. Il n'avait qu'un seul désir pressant : être le premier à parvenir au fond de ce trou d'enfer glacé. Il s'approcha de Lillie qui était toujours étendu sur le dos avec Tidi recroquevillée à ses côtés, la tête enfouie sous les bras. Elle était en train de parler à Lillie, prononçant des mots que Pitt ne pouvait distinguer, sa voix n'étant plus qu'un murmure rauque. Elle semblait faire du mieux qu'elle pouvait pour sourire, mais ses lèvres se retroussaient en une grimace pitoyable, et il n'y avait pas trace de gaieté, ni dans sa voix, ni dans ses yeux. Pitt s'avança pour se placer à ses côtés, et posa la main avec délicatesse sur sa chevelure humide. - On dirait que vous êtes devenus bons amis. Tidi se retourna et contempla d'un air hébété la silhouette qui se tenait au-dessus d'elle. - Seigneur Dieu, tu es revenu. Elle tendit le bras pour lui prendre la main. - Je pensais bien avoir entendu un avion. Oh, bon Dieu, c'est merveilleux, tu es de retour. - Oui, dit Pitt avec un léger sourire, puis il montra Lillie d'un signe de tête. Comment va-t-il ? - Je ne sais pas, dit-elle d'un ton las. Je n'en 363 sais strictement rien. Il a perdu conscience, il y a environ une heure et demie. Pitt s'agenouilla et guetta la respiration de Lillie. Elle était lente mais régulière. - Il va tenir. Ce gars possède des tripes d'un kilomètres de long. La grande question est : quand arrivera-t-il à marcher à nouveau ? Tidi posa le visage sur la main de Pitt et se mit à sangloter, la respiration coupée par des sursauts convulsifs, le contrecoup, la souffrance et le désespoir déferlant sur elle en d'énormes vagues. Il se contenta de la serrer très fort, et ne dit rien. Il était toujours en train de tenir son corps frissonnant et de lui caresser les cheveux comme il l'aurait fait d'une enfant, lorsque le capitaine Hull apparut. - Prenez la fille d'abord, dit Pitt. Ses chevilles sont brisées. - Mes hommes ont installé une tente à l'entrée de la crevasse. Il y a déjà un poêle qui chauffe à l'intérieur. Elle sera bien là jusqu'à ce que l'équipe de recherches et de secours islandaise puisse la transporter jusqu'à Reykjavik, dit Hull en frottant ses yeux fatigués. Leurs véhicules tout terrain arrivent, nous les guidons par radio. - Vous ne pourriez pas l'emmener dans l'avion ? Hull secoua la tête. - Désolé, major. Ce vieux trimoteur ne peut emporter que huit civières par voyage. J'ai bien peur que les huit premiers seront les plus gravement blessés. C'est une des occasions où les dames vont être obligées de passer après. Il indiqua Lillie. - Dans quel état est celui-là ? - Epaules fracturées et bassin également. Deux des hommes de Hull s'approchèrent, porteurs d'une civière en aluminium. - Prenez l'homme d'abord, commanda-t-il. Et 364 faites attention de le manipuler en douceur. Il est touché au dos. Avec précaution, les deux auxiliaires médicaux déposèrent le corps inerte de Lillie sur la civière, et puis attachèrent les cordes en vue de la remonter au sommet du ravin. Pitt ne put se défendre d'un sentiment d'admiration et de gratitude, devant l'efficacité et la délicatesse avec lesquelles ces hommes s'occupaient des blessés. Trois minutes plus tard seulement, Hull était de retour pour Tidi. - C'est bon, major. Je m'occupe de la petite dame. - Elle est à manipuler avec précaution, capitaine. C'est la secrétaire particulière de l'amiral Sandecker. Apparemment, rien n'étonnait Hull très longtemps. La surprise n'éclaira son regard qu'un bref instant. - Bien, bien, dit-il sèchement. Dans ce cas-là, je vais escorter personnellement la demoiselle. Hull saisit Tidi en douceur dans ses bras puissants et l'emporta jusqu'à la civière qui l'attendait. Ensuite, comme il l'avait dit, il escalada la pente pour suivre la civière jusqu'au sommet, et s'assura qu'elle était confortablement allongée au chaud dans la tente, avant de revenir diriger les opérations de sauvetage. Pitt prit le paquet qu'il avait gardé sous son bras et se dirigea lentement le long de la pente escarpée du ravin jusqu'à l'endroit où se trouvait le diplomate russe. - Monsieur Tamareztov, comment vous portez-vous ? - Un Russe apprécie le froid, major Pitt, dit-il en balayant une petite poignée de flocons de neige qui s'étaient accumulés sur sa poitrine. Moscou ne serait pas Moscou sans une pleine saison de neige. 365 Pour moi, c'est comme le sable du désert pour un Arabe ; une calamité qui fait partie de l'existence de chacun. - Est-ce que vous souffrez ? - Un vieux Bolchevique n'admettra jamais qu'il souffre. - Dommage, dit Pitt. - Dommage ? répéta Tamareztov en accordant à Pitt un regard soupçonneux. - Oui, j'allais vous offrir un petit quelque chose qui peut guérir le rhume des foins, et soulager les maux de tête et l'indigestion. - Encore de l'humour yankee, major ? Un léger sourire retroussa les lèvres de Pitt. - Du sarcasme yankee, dit-il. La raison principale pour laquelle nous sommes si souvent mal considérés par les gens d'autres pays. L'Américain moyen possède un penchant pour les sarcasmes qui dépasse l'entendement. Il s'assit aux côtés de Tamareztov, et sortit la bouteille de vodka. - Par exemple, vous avez devant vous le résultat de ma visite au magasin de liqueur du coin. Tamareztov ne put que contempler l'objet d'un air incrédule. - Chose promise, chose due, dit Pitt en soulevant la tête du Russe pour glisser le goulot de la bouteille entre ses lèvres tuméfiées. Voilà, buvez-en donc un peu. Tamareztov avala sans peine un quart de la bouteille avant que Pitt ne la reprenne. Le Russe hocha la tête en murmurant des remerciements. Puis, ses yeux furent traversés d'une expression réjouie. - Familiale, la vraie vodka russe familiale. Comment avez-vous pu dénicher ça ? demanda-t-il. Pitt fourra la bouteille sous l'aisselle de Tamareztov. 366 - Elle était à vendre, dit-il avant de se relever pour s'éloigner. - Major Pitt ? - Oui? - Merci, dit simplement Tamareztov. L'homme était couvert d'une couche de neige immaculée, étendu le regard perdu dans les nuages, lorsque Pitt le trouva. Son visage, calme et serein, avait l'expression de quelqu'un que la douleur avait abandonné, quelqu'un d'heureux et de satisfait, et en fin de compte en paix avec lui-même. Un médecin était penché au-dessus de lui, occupé à l'examiner. - Le cour ? demanda Pitt à voix basse, comme s'il craignait de l'éveiller. - Vu son âge, cela me paraît la meilleure chose qui pouvait lui arriver, sir. Le médecin se retourna pour s'adresser à Hull, qui se tenait à quelques mètres. - Est-ce que nous l'évacuons maintenant, capitaine ? - Laissez-le là, dit Hull. Notre travail est de venir en aide aux survivants. Cet homme est mort. Aussi longtemps que nous disposerons d'une chance d'empêcher les autres de le rejoindre, notre attention doit se concentrer sur eux. - Vous avez parfaitement raison, bien sûr, dit Pitt d'un ton las. C'est vous qui commandez, capitaine. Le ton de Hull s'adoucit. - Vous connaissez cet homme, sir ? - J'aurais voulu le connaître davantage. Il s'appelle Sam Kelly. Ce nom ne disait manifestement rien à Hull. - Pourquoi ne nous laissez-vous pas vous remonter en haut, major ? Vous ne me paraissez pas en toute grande forme non plus. 367 - Non, je vais rester ici, près de Sam, dit Pitt en s'approchant du corps pour fermer définitivement les yeux de Kelly et pour balayer avec douceur les flocons de neige qui s'étaient accumulés sur le vieux visage ridé. Puis il tira de la boîte un cigare qu'il reconnut comme un des exemplaires spéciaux de Sandec-ker, et le glissa dans la poche de poitrine de Kelly. Hull resta immobile pendant près d'une minute, sans trouver quoi que ce soit à dire. Il voulut prononcer quelques mots, mais se ravisa et se contenta de hocher la tête, en un geste de compréhension muette. Puis, il se détourna et se remit au travail. CHAPITRE XX Sandecker referma le dossier, le déposa sur la table et se pencha en avant comme s'il comptait bondir. - Si vous me demandez l'autorisation, la réponse est sans équivoque. C'est NON ! - Vous me mettez dans une situation délicate, amiral. Ces paroles venaient d'être prononcées par un homme qui se tenait assis face à Sandecker. Il était de petite taille et semblait presque aussi large que sa chaise. Il portait un costume noir sur une chemise blanche au col fermé d'une cravate de soie noire. De manière inconsciente, à intervalles réguliers, il passait la main sur son crâne chauve comme s'il cherchait les cheveux qui s'étaient autrefois trouvés là, et il gardait ses yeux gris fixés sur ceux de Sandecker sans jamais ciller. - J'avais sincèrement espéré que vous n'y verriez pas d'inconvénient. Et cependant, comme cela n'a pas l'air de vous agréer, je tiens à vous informer que ma présence ici relève purement et simplement de la courtoisie. Je possède déjà l'ordre de réaffectation du major Pitt. - Signé par quelle autorité ? demanda Sandecker. 369 - Par le secrétaire à la Défense, répliqua l'homme, l'air de rien. - Peut-être pourriez-vous avoir l'obligeance de me montrer cette ordonnance ? dit Sandecker, qui était en train de jouer son dernier pion, et qui le savait. - Très volontiers, dit son adversaire dans un soupir. Il fouilla dans son attaché-case et en sortit quelques papiers qu'il tendit à Sandecker. L'amiral les parcourut rapidement. Puis un sourire rusé lui tordit les lèvres. - Je n'ai plus la moindre chance, n'est-ce pas ? - Non, plus la moindre. Sandecker baissa à nouveau les yeux sur les papiers qu'il tenait en main et hocha la tête. - Vous m'en demandez trop... Beaucoup trop. - Ce genre de choses ne m'est pas très agréable, mais nous ne disposons plus d'assez de temps pour le gaspiller. Tout ce projet, ce projet naïf, imaginé par la Hermit Limited est totalement irréalisable, même si j'admets qu'il peut inspirer certaines idées. Sauvons le monde et construisons un paradis. Qui sait, peut-être F. James Kelly possède-t-il la réponse concernant l'avenir du monde. Mais pour le moment, il n'est que le chef d'une bande de maniaques qui ont massacré près d'une trentaine de personnes. Et, dans exactement dix heures, il a décidé d'assassiner deux chefs d'Etat. Notre plan est fondé sur un seul et unique fait, très simple - il doit être arrêté. Et le major Pitt est le seul qui soit physiquement capable de reconnaître les tueurs à la solde de Kelly. Sandecker laissa tomber les papiers sur le bureau. - Physiquement capable. Voilà bien de sacrés mots qui ne tiennent pas compte des sentiments. 370 II s'éjecta de sa chaise et se mit à faire les cent pas dans la pièce. - Vous me demandez de donner l'ordre à un homme que je considère comme mon fils, un homme qui a été battu et qui s'est retrouvé à un doigt de la mort, de sauter de son lit d'hôpital et de se lancer aux trousses d'une bande de tueurs sadiques à dix mille kilomètres d'ici ? Sandecker remua la tête. - Vous n'avez pas idée de la moitié de ce que vous demandez à quelqu'un qui est fait de chair et de sang. Il y a des limites au courage humain. Dirk a déjà fait beaucoup plus que ce qu'on attendait de lui. - Il faut bien admettre que ce courage est diminué par les dépenses occasionnées. Mais je suis d'accord avec l'idée que le major a fait plus que ce qui était humainement possible. Dieu sait qu'il existe peu d'hommes, sinon aucun, qui seraient parvenus à mener à bien cette opération de sauvetage. - Il se pourrait que nous nous disputions au sujet d'une chose impossible, dit Sandecker. Pitt ne se trouve pas en condition de quitter l'hôpital. - J'ai bien peur que vos craintes... Ou devrais-je dire vos espoirs ?... soient sans fondements, dit l'homme chauve en jetant un coup d'oil à une chemise de carton brun. J'ai ici quelques observations fournies par mes agents, qui, soit dit en passant, ont monté la garde auprès du major. Il s'interrompit, pour lire le document, puis ajouta : - Excellente condition physique, constitution pareille à celle d'un taureau, rapports privilégiés avec... euh... les infirmières. Quatorze heures de repos, soins intensifs et injections massives de vitamines, plus la meilleure des thérapies musculaires fournies par les meilleurs médecins d'Islande. Il a 371 été recousu, massé et recollé. Par bonheur, le seul dommage important concernait ses côtes, et même là les fractures étaient bénignes. Il est exact qu'il est un peu déboussolé, mais je ne peux pas faire la fine bouche. Je ferais appel à lui même si on me l'amenait dans un cercueil. Le visage de Sandecker était blême et glacé. Il se détourna alors qu'une des secrétaires de l'ambassade passait la tête à la porte. - Le major Pitt est là, sir. Sandecker lança un regard furieux au petit gros. - Espèce de salaud, dit-il d'une voix où transparaissait sa surprise. Vous saviez depuis le début ce qu'il allait faire. L'autre haussa les épaules, mais ne dit rien. Sandecker restait figé, les yeux plongés avec ressentiment dans ceux du petit gros. - C'est bon, finit-il par déclarer. Faites-le entrer. Pitt apparut sur le seuil, et referma la porte derrière lui. Il traversa la pièce avec raideur et alla s'asseoir très lentement sur les coussins moelleux d'un canapé libre. Tout son visage était enveloppé de pansements. Seules les deux fentes pour ses yeux et son nez, ainsi que l'ouverture du haut dont jaillissait une touffe de cheveux noirs, donnaient l'impression qu'il y avait de la vie sous les rouleaux de gaze blanche. Sandecker essaya de jeter un coup d'oil sous les bandages. Les yeux d'un vert profond qui apparaissaient dans les ouvertures semblaient ne jamais ciller. Sandecker alla se rasseoir derrière le bureau et posa les mains derrière la tête. - Est-ce que les médecins de l'hôpital savent où vous êtes ? Pitt sourit. - J'imagine qu'ils vont se le demander pendant une demi-heure encore. 372 - Je crois que vous connaissez ce monsieur, dit Sandecker en montrant le petit gros. - Nous avons conversé au téléphone, répondit Pitt. Nous n'avons jamais été officiellement présentés... ou plutôt, jamais sous nos véritables identités. Le gros fit rapidement le tour du bureau et vint tendre la main à Pitt. - Kippmann, Dean Kippmann. Pitt prit la main tendue. Quelque chose ne concordait pas avec l'aspect physique de cet homme. Il n'y avait aucune trace de faiblesse ni rien de pesant dans sa poignée de main. - Dean Kippmann, répéta Pitt. Le patron de l'Agence nationale de renseignements. Rien ne vaut de jouer en compagnie des vedettes. - Nous vous sommes profondément reconnaissants pour votre aide, dit Kippmann d'un ton chaleureux. Est-ce que vous seriez disposé à faire un petit voyage en avion ? - Après l'Islande, un petit rayon de soleil d'Amérique du Sud ne ferait pas de tort. - Du soleil, c'est ce que vous allez avoir, dit Kippmann en se passant une fois encore la main sur le crâne. En particulier celui de la Californie. - La Californie ? - Vers quatre heures, cet après-midi. - Vers quatre heures, cet après-midi ? - A Disneyland. - A Disneyland ? Sandecker déclara d'un ton patient : - Je comprends que votre destination n'est pas exactement celle à laquelle vous vous attendiez, mais on peut aussi bien se passer de l'écho. - Sauf votre respect, sir, rien de tout cela ne me paraît avoir de sens. - Il y a une heure, ce sont exactement les mots que j'ai employés, dit Kippmann. 373 - Dites-moi donc ce que vous avez en tête, demanda Pitt. - Ceci, dit Kippmann en sortant de sa mallette apparemment sans fond d'autres documents, qu'il se mit à parcourir. Jusqu'à ce que nous ayons eu l'occasion de vous interroger, vous et les autres survivants qui en étaient physiquement capables, nous ne disposions au mieux que d'une idée très vague des intentions de la Hermit Limited. Nous connaissions son existence, et nous avions eu la chance de tomber sur une petite partie de leurs opérations financières, mais leur but ultime, leurs dirigeants, ainsi que l'argent qui se trouvait derrière toute la combine, tout cela restait un mystère... - Mais vous aviez une piste, dit Pitt en l'interrompant avec circonspection. Vous soupçonniez le docteur Hunnewell. - Je suis heureux que vous ne l'ayez pas compris plus tôt, major. Oui, c'est exact, l'agence était sur les traces du docteur Hunnewell. Sans preuve absolue, bien sûr. C'est pourquoi nous avons monté cette petite machination - dans l'espoir qu'il nous conduirait aux hommes qui étaient à la tête de l'organisation. - Oh, bon Dieu, c'était un coup monté ! s'écria Pitt. Il semblait difficile de combiner une exclamation amère et une plainte angoissée, mais c'est ce que Pitt venait de réussir. Il ajouta : - Toute cette fichue histoire d'iceberg n'était qu'un coup monté. - En effet. Hunnewell avait attiré notre attention lorsqu'il avait eu la bonté d'apporter toutes les solutions adéquates lors de la construction de la sonde sous-marine de la Fyrie Limited, alors qu'il n'avait rien offert de semblable pour venir en aide aux efforts de développement de son propre pays. - Alors, le fait que le Lax soit prisonnier des 374 glaces n'était en réalité qu'une jolie petite mise en scène, dit Pitt. C'était votre carte maîtresse. Hunnewell s'est senti obligé de se transformer en enquêteur, lorsque l'amiral ici présent le lui a demandé, ce qui paraissait alors une pure coïncidence. Sans doute que Hunnewell n'en est pas revenu de se voir offrir une chance pareille. Il s'est aussitôt porté volontaire, pas pour voir ce qu'il était advenu de son cher ami Kristjan Fyrie - ça, il l'avait déjà deviné - ni pour examiner l'étrange phénomène d'un navire prisonnier des glaces, mais bien pour découvrir ce qu'était devenue sa précieuse sonde sous-marine. - Exact une fois encore, major, dit Kippmann en tendant à Pitt quelques clichés sur papier glacé. Voici des photographies prises depuis le sous-marin qui a surveillé le Lax pendant près de trois semaines. Elles révèlent une caractéristique assez spéciale concernant l'équipage. Pitt laissa les photos de côté pour jeter un long regard sévère sur Sandecker. - La vérité sort enfin. Le Lax a été retrouvé par les équipes de recherches, et puis remorqué, avant d'être incendié. Sandecker haussa les épaules. - Monsieur Kippmann s'est donné la peine de m'informer de cet intéressant petit fait, la nuit dernière seulement. Le rictus qui tendait ses traits de griffon était la preuve qu'il ne portait pas vraiment Kippmann dans son cour. - Vous pouvez nous le reprocher, si vous le voulez, dit Kippmann d'un air sérieux. Mais il était primordial que vous soyez maintenus en dehors du secret aussi longtemps que possible. Si Kelly ou Rondheim, ou tout particulièrement Hunnewell avaient eu vent de votre connexion avec nous, 375 notre opération dans son ensemble se serait vue torpillée. Il posa son regard sur Pitt, et ajouta, à voix plus basse : - Major, vous étiez simplement censé servir de pilote et d'escorte à Hunnewell, pendant qu'il inspectait le Lax. Vous l'emmèneriez alors vers Reykjavik, où nous aurions pu reprendre notre observation et suivre ses faits et gestes. - Cela n'a pas marché tout à fait comme prévu, n'est-ce pas ? - Nous avons sous-estime la partie adverse, dit Kippmann avec candeur. Pitt alluma une cigarette et observa distraitement les volutes de fumée qui montaient vers le plafond. - Vous n'avez pas expliqué de quelle manière le Lax s'est retrouvé dans l'iceberg. Comme vous n'avez pas éclairci la question concernant son équipage pirate, ni donné le moindre élément au sujet de la façon dont Fyrie, ses hommes et son équipe de scientifiques ont pu disparaître pendant une année avant de réapparaître brusquement sous la forme de cadavres calcinés à bord du navire. - La réponse à ces deux questions est simple, dit Kippmann. L'équipage de Fyrie n'a jamais quitté le navire. Sandecker retira ses mains de sa nuque et se pencha lentement en avant, les paumes à plat sur le bureau. Son regard s'était fait dur comme de la pierre. - Matajic a parlé d'un équipage d'Arabes, pas de Scandinaves aux cheveux blonds. - C'est juste, admit Kippmann. Je pense, messieurs, que vous me feriez un grand plaisir en examinant ces photographies. Vous verrez ainsi ce que je veux dire concernant l'équipage. Il tendit les clichés à Sandecker, et des copies de 376 ceux-ci à Pitt. Il s'installa ensuite au fond de sa chaise et alluma une cigarette après l'avoir glissée dans un long fume-cigarettes. Kippmann semblait parfaitement détendu. Pitt commençait à se dire que cet homme se serait contenté d'étouffer un bâillement s'il avait reçu un coup dans l'entrejambe. - Regardez bien la photo numéro un, je vous prie, dit Kippmann. Elle a été prise avec un téléobjectif très puissant, à travers un périscope. Comme vous pouvez vous en rendre compte, on peut apercevoir sans difficulté dix membres d'équipage vaquant à leurs occupations dans différentes parties du navire. Il n'y a pas un seul homme à peau basanée dans le tas. - Coïncidence, dit Sandecker d'un ton prudent. Les Arabes que Matajic prétend avoir vus peuvent très bien se trouver à l'intérieur. - Une faible possibilité, amiral, à condition que l'on en reste à cette seule photographie. Mais les autres clichés ont été pris à des moments différents, au cours de jours différents. En les comparant les uns aux autres, nous disposons de la photo d'environ quatorze individus, dont aucun n'a d'ancêtres arabes. Sans nul doute possible, messieurs, s'il s'était trouvé un seul et unique Arabe à bord de ce navire, il aurait dû faire au moins une apparition au cours d'une période de trois semaines. Kippmann s'interrompit et tapota son fume-cigarettes sur le bord d'un cendrier, avant de reprendre. - En outre, nous avons identifié de manière définitive les visages que l'on voit sur ces photographies comme ceux des hommes qui se trouvaient à bord du Lax peu de temps avant sa disparition. - Et Matajic ? demanda Sandecker, d'un ton pénétrant. C'était un scientifique de premier 377 ordre, habitué aux observations précises. Il était tout à fait sûr de lui et de ce qu'il avait vu... - Matajic a vu des hommes qui s'étaient déguisés pour ressembler à des gens d'autres nationalités, dit Kippmann. L'équipage devait être passé maître dans l'art du déguisement lorsqu'il les a rencontrés - souvenez-vous qu'ils avaient visité un grand nombre de ports. Ils devaient être certains de ne pas être reconnus. Ce n'est qu'une supposition, bien entendu, nous n'aurons jamais aucune certitude à ce sujet, mais on peut affirmer sans grand risque d'erreur que l'équipage a dû apercevoir O'Riley alors qu'il les observait, équipage qui s'est ensuite glissé dans la peau d'autres personnages avant que Matajic vienne à bord pour le dîner. - Je vois, dit Pitt d'une voix douce. Et ensuite ? - Vous pouvez deviner le reste, si vous ne l'avez pas déjà fait, dit Kippmann en jouant un peu avec son fume-cigarettes avant d'ajouter : Pour une raison ou une autre, ce n'est pas difficile à imaginer, le celtinium-279 s'est embrasé et a transformé le Lax en un incinérateur flottant. Notre sous-marin n'a pu qu'assister à la scène, sans pouvoir intervenir - c'est arrivé si vite, il n'y a eu aucun survivant. Par bonheur, la Marine avait placé un capitaine à l'esprit vif aux commandes du sous-marin. Une tempête approchait et il a compris que ce n'était qu'une question de temps pour que les plaques de la coque du Lax, chauffées au rouge, ne se refroidissent et ne se contractent, en faisant éclater leurs soudures et en laissant l'eau s'infiltrer à l'intérieur avant de faire couler l'épave, une conclusion précipitée davantage encore par la tempête de force huit qui gonflait à l'horizon. - Alors il a transformé un sous-marin de vingt millions de dollars en remorqueur, et a emmené l'épave en flammes contre un iceberg bien choisi 378 jusqu'à ce qu'elle se fraie son chemin à l'intérieur, en faisant fondre la glace, dit Pitt, un regard réjoui fixé sur Kippmann. - Votre théorie est presque correcte, major, dit Kippmann d'une voix posée. - Ce n'est pas ma théorie, dit Pitt en souriant. C'est celle de Hunnewell. C'est lui qui a sorti cette idée de tisonnier brûlant qui pénètre dans la glace. - Je vois, dit Kippmann qui ne voyait rien. - La question qui m'intéresse tout particulièrement, dit Pitt, en hésitant, avant d'écraser sa cigarette, est la suivante : pourquoi nous avoir envoyés, Hunnewell et moi, à la recherche d'un iceberg bien spécial, au milieu de l'Adantique nord, après avoir effacé toutes les marques permettant de l'identifier ? Pourquoi, après avoir décidé de tromper Hunnewell en lui faisant découvrir le Lax, le lui avoir caché de manière délibérée ? Kippmann observait Pitt de manière impassible. - Grâce à vous, major, mes hommes ont été obligés de remuer leur derrière dans une température glaciale, pour effacer la marque de peinture rouge qu'avaient laissée les gardes-côtes, tout simplement parce que vous vous êtes montré deux jours avant l'échéance prévue. - Vous étiez occupés à passer le Lax au peigne fin et vous n'aviez pas terminé lorsque Hunnewell et moi avons débarqué, c'est bien cela ? - Tout à fait, dit Kippmann. Personne ne s'attendait à ce que vous fassiez voler un hélicoptère au milieu de la pire tempête de la saison. - Alors, vos hommes se trouvaient à bord..., dit Pitt avant de s'interrompre et de contempler Kippmann un long moment, l'air pensif. Il reprit ensuite, d'un ton calme. - Vos agents étaient cachés sur l'iceberg pendant tout le temps où Hunnewell et moi explorions le Lax. 379 Kippmann haussa les épaules. - Vous ne nous avez pas laissé la moindre occasion de les en retirer. Pitt se leva à moitié de son canapé. - Vous voulez dire qu'ils étaient présents et qu'ils n'ont rien fait au moment où Hunnewell et moi avons failli tomber de l'iceberg dans la mer, pas de corde, aucune aide, pas un seul mot d'encouragement, rien ? - Dans notre métier, il faut se montrer impitoyable, dit Kippmann avec un sourire fatigué. Nous n'aimons pas cela, mais nous y sommes obligés. C'est la nature du jeu qui veut cela. - Un jeu ? dit Pitt. Une intrigue pleine de fantaisie ? Une chimère dans laquelle les loups se mangent entre eux ? Vous faites un sale fichu boulot. - Un cycle sans fin, mon ami, dit Kippmann d'un ton amer. Ce n'est pas nous qui avons instauré les règles. L'Amérique a toujours été du bon côté. Mais on ne peut pas jouer les chevaliers blancs quand vos adversaires utilisent tous les coups fourrés possibles et imaginables. - C'est évident, nous sommes le pays des gogos qui croient que le bien finit toujours par triompher des démons. Mais où est-ce que tout cela nous mène ? De retour à Disneyland ? - J'en viendrai à cela en temps utile, dit Kippmann en se contenant. Mais pour le moment, d'après ce que vous avez raconté, vous et les autres qui se trouvent à l'hôpital, la Hermit Limited a donc l'intention de lancer son opération dans neuf heures et quarante-cinq minutes environ. Leur premier acte sera d'assassiner le dirigeant d'un pays d'Amérique latine, dont ils veulent prendre possession. Est-ce bien cela ? - C'est ce qu'il a déclaré, dit Pitt en hochant la tête. En commençant par la Bolivie. 380 - Vous ne devriez pas croire tout ce que l'on vous raconte, major. Kelly ne s'est servi de la Bolivie que comme exemple. Lui et son groupe ne sont pas assez puissants pour un pays de cette taille II a trop les qualités d'un homme d'affaires pour risquer un coup dont il n'est pas sûr du résultat à quatre-vingt-dix pour cent. - Il pourrait y avoir une demi-douzaine de cibles différentes, dit Sandecker. Comment pourriez-vous connaître avec précision celle qu'ils vont choisir ? - Nous disposons d'ordinateurs nous aussi, dit Kippmann avec une satisfaction évidente. Les données informatiques ont réduit l'éventail à quatre. Et le major Pitt l'a très gracieusement réduit encore de moitié. - Je ne vous suis plus, dit Pitt. Comment aurais-je pu... - Les maquettes que vous avez retirées du fond des mers, l'interrompit brusquement Kippmann. La première est la réplique parfaite du bâtiment présidentiel de la République dominicaine. L'autre est celui des chambres législatives de la Guyane française. - Cela donne au mieux cinquante pour cent de chances, dit lentement Sandecker. - Pas vraiment, dit Kippmann. L'Agence nationale de renseignements a l'honneur de vous apprendre que Kelly et sa petite bande vont tenter le coup double. - Les deux pays en même temps ? demanda Sandecker en accordant à Kippmann un regard inquisiteur. Vous n'êtes pas sérieux ? - Si, nous sommes sérieux, et, si vous me permettez l'expression, nous sommes même mortellement sérieux. - Que peut donc espérer Kelly en partageant ainsi ses efforts ? demanda Pitt. 381 - Tenter l'opération avec la République dominicaine et la Guyane française en même temps n'est pas un pari aussi risqué qu'il y paraît, dit Kippmann en tirant une carte de son dossier et en la dépliant sur le bureau de Sandecker. Sur la côte nord de l'Amérique du Sud, vous avez le Venezuela, et les trois Guyanes, britannique, hollandaise et française. Plus au nord, à un jour de mer par bateau, et quelques heures seulement si vous voyagez en avion, vous trouvez l'île sur laquelle tiennent Haïti et la République dominicaine. Stra-tégiquement, c'est une situation formidable. - De quelle manière ? - Supposons, déclara Kippmann d'un air pensif, ce n'est qu'une supposition, mais imaginez ce qui se passerait si le dictateur qui règne à Cuba détenait également le pouvoir en Floride. Sandecker contemplait Kippmann, le visage fixe et concentré. - Seigneur, vous parlez d'une situation formidable. Cela ne serait plus qu'une question de temps avant que la Hermit Limited, en ouvrant sur cette île, n'étrangle peu à peu l'économie de Haïti avant d'en prendre possession. - Exact. Après cela, en se servant de l'île comme base d'opération, ils pourraient lentement se répandre dans les pays d'Amérique centrale et les absorber les uns après les autres. - L'Histoire enseigne, déclara Pitt d'un ton impassible, que Fidel Castro a essayé de s'infiltrer dans les pays du continent et a échoué à chaque fois. - Oui, répliqua Kippmann, mais Kelly et la Hermit Limited disposent d'une chose dont manquait Castro - un appui. Kelly possédera la Guyane française. Il fit une pause, pour réfléchir un instant. - Un appui, reprit-il, aussi ferme et aussi sûr 382 que celui dont disposaient les Alliés en 1944 lorsqu'ils ont envahi la France en partant de la Normandie. Pitt opina lentement du chef. - Et je pense que Kelly est fou. Ce salaud est assez fou pour le faire. Il va tout simplement mettre en application son invraisemblable projet. Ce fut au tour de Kippmann d'approuver. - Disons que, en tenant compte de tout, les parieurs feraient sans doute pencher pour l'instant la balance à l'avantage de Kelly et de la Hermit Limited. - Peut-être qu'on ferait mieux de le laisser agir, dit Sandecker. Peut-être qu'il est destiné d'une manière ou d'une autre à réaliser son utopie. - Non, cela n'est pas censé arriver, dit calmement Kippmann. Cela n'arrivera jamais. - Vous me semblez joliment sûr de vous, dit Pitt. Kippmann se tourna vers lui, avec un fin sourire. - Je ne vous l'ai pas dit ? Un des sales oiseaux qui ont essayé de vous supprimer dans la maison de ce médecin a décidé de coopérer. Il nous a raconté sa petite histoire. - On dirait qu'il y a pas mal de choses dont vous avez oublié de nous parler, grogna Sandecker d'un ton acerbe. - La glorieuse entreprise de Kelly, reprit Kippmann, est vouée à l'échec. Je tiens cette information des plus hautes autorités. Il s'interrompit, alors que son sourire s'épanouissait. - Dès que la Hermit Limited se sera retranchée en République dominicaine et en Guyane française, il va naître un conflit de personnes au sein du comité directeur. Une vieille connaissance du major Pitt, M. Oskar Rondheim, a l'intention d'éli- 383 miner Kelly, Marks, Von Hummel et les autres, et de prendre la tête du conseil d'administration. C'est triste à dire, mais les intentions futures de M. Rondheim peuvent assez difficilement être qualifiées d'honorables et de bienveillantes. Tidi était assise dans une chaise roulante auprès du lit de Lillie lorsque Pitt entra dans la chambre d'hôpital, suivi par Sandecker et Kippmann. - Les médecins m'ont affirmé que vous alliez survivre tous les deux, dit Pitt en souriant. Alors je pense que je vais... euh... vous laisser seuls et vous faire mes adieux. - Tu nous quittes ? demanda Tidi d'un ton peiné. - J'en ai peur. Il faut que quelqu'un identifie les tueurs à la solde de Rondheim. - Sois... Sois prudent, balbutia-t-elle. Après tout ce que tu as fait pour nous sauver la vie, on ne voudrait pas te perdre maintenant. Lillie souleva la tête, avec raideur. - Pourquoi n'as-tu rien dit, là, au fond de ce ravin ? demanda-t-il avec sérieux. Bon Dieu, je ne savais pas que tes côtes avaient été cassées. - Cela n'a pas d'importance. J'étais le seul à pouvoir me déplacer. En plus de ça, il faut toujours que je m'emballe quand j'ai un bon public. Lillie sourit. - Tu avais le meilleur public possible. - Comment va ton dos ? demanda Pitt. - Je vais devoir rester dans ce plâtre plus longtemps que je n'arrive à l'imaginer, mais en fin de compte, je pourrai me remettre à danser quand on me l'aura enlevé. Pitt tourna son regard vers Tidi. Son visage était blême et des larmes s'étaient mises à couler sur ses joues, et Pitt comprit. - Lorsque le grand jour arrivera, dit-il, en se 384 forçant à sourire, on organisera une grande fête, même si cela signifie que je sois obligé de boire là bière de ton vieux père. - Je voudrais bien voir ça. Sandecker s'éclaircit la gorge. - Euh... Je crois savoir que Miss Royal est aussi bonne infirmière que secrétaire. Lillie prit la main de Tidi. - Je me casserais bien un os chaque jour de la semaine si cela voulait dire rencontrer quelqu'un comme elle. Il y eut un court moment de silence. - Je pense que nous devrions partir, dit Kippmann. L'appareil de l'armée de l'air qui va nous emmener doit nous attendre. Pitt se baissa pour embrasser Tidi, puis tendit la main à Lillie. - Prenez bien soin de vous. J'attends une invitation de votre part pour très bientôt. Il montra les paumes de ses mains, avant de hausser les épaules d'un air impuissant. - Dieu seul sait quand je pourrai trouver un jour pour me montrer en public avec un visage aussi cabossé que le mien. Tidi se mit à rire. Il posa la main sur son épaule, la serra avant de se détourner et de quitter la chambre. Dans la voiture, en chemin vers la base aérienne, Pitt, le regard tourné vers l'extérieur, les yeux dans le vague, avait toujours la tête à l'hôpital. - Il ne remarchera jamais plus, n'est-ce pas ? Kippmann remua tristement la tête. - Il y a peu de chances... Très peu de chances. Quinze minutes plus tard, sans qu'un seul autre mot ait été prononcé, ils arrivèrent à la base de Keflavik, et y trouvèrent un bombardier B-92 de l'armée de l'air qui les y attendait près du terminal. 385 Dix autres minutes plus tard, le jet supersonique quittait la piste en rugissant et fonçait vers l'océan. Sandecker, resté seul dans le terminal, contemplait l'avion qui filait dans le ciel d'azur. Ses yeux le suivirent jusqu'à ce qu'il ait disparu au-delà de l'horizon sans nuages. Puis, avec un air de lassitude, il retourna à la voiture. CHAPITRE XXI Grâce aux sept heures gagnées en volant d'est en ouest, à une vitesse de plus de dix-huit cents kilomètres à l'heure, c'était encore le matin du jour même où le jet avait quitté l'Islande, lorsque Pitt, les yeux chassieux, se mit à bâiller, s'étira dans l'espace confiné de la petite cabine, et jeta un coup d'oil paresseux par la fenêtre du côté du navigateur, pour apercevoir l'ombre minuscule de l'appareil qui filait sur les flancs verdoyants des montagnes de la Sierra Madré. Et maintenant, qu'allait-il se passer ? Pitt sourit avec une ironie désabusée en contemplant son reflet dans la vitre, tandis que le bombardier survolait à présent les contreforts de la vallée embrumée de San Gabriel. Baissant les yeux vers l'océan Pacifique lorsqu'il fut visible, il chassa de son esprit les événements passés, pour se concentrer sur le futur immédiat. Il ne savait pas comment, et n'avait pas même le début d'une idée de plan, mais ce qu'il savait, malgré les obstacles, c'est qu'il allait tuer Oskar Rondheim. Son esprit fut brutalement rejeté dans le présent, par le fracas du train d'atterrissage qui sortait et se mettait en place, au moment même où Dean Kippmann lui donnait un petit coup de coude sur le bras. 387 - La sieste a été bonne ? - J'ai dormi comme une souche. Le B-92 toucha le sol, et les moteurs se mirent à hurler alors que le pilote renversait les gaz. Au-dehors, la température semblait douce et agréable, et le soleil de Californie projetait une lumière aveuglante sur les rangées d'avions parqués le long des taxiways. Pitt lut les lettres de trois mètres cinquante de haut qui étaient peintes au fronton d'un hangar géant : WELCOME TO EL TORO MARINE AIR STATION. Bienvenue à la base aérienne d'EI Toro. Les moteurs du bombardier s'arrêtèrent lentement de tourner et un véhicule fonça sur l'aire de stationnement, tandis que Pitt, Kippmann et l'équipage de l'armée de l'air descendaient une petite échelle en direction du tarmac. Deux hommes jaillirent du break Ford de couleur bleue et s'avancèrent vers Kippmann. Poignées de mains et salutations furent échangées. Puis, ils s'en retournèrent tous en direction de la voiture. Pitt, laissé seul et désouvré, les suivit. Les trois hommes s'étaient groupés près d'une des portières ouvertes, et échangeaient des paroles à voix basse, si bien que Pitt resta à quelque distance et alluma une cigarette. Finalement Kippmann quitta le petit groupe et s'approcha de Pitt. - On dirait bien que nous allons tomber au beau milieu d'une réunion de famille. - Ce qui signifie ? - Ils sont tous là. Kelly, Marks, Rondheim, toute la compagnie. - Ici en Californie ? - Oui. Nous les avons suivis à la trace depuis qu'ils ont quitté l'Islande. Le numéro de série que vous avez trouvé sur le jet noir a touché la combinaison gagnante. La Hermit Limited en a acheté six à l'usine, six du même modèle portant des 388 numéros qui se suivaient. En ce moment même, les cinq autres appareils sont sous notre surveillance. - Je suis impressionné. C'est du travail rapide. Kippmann se fendit d'un sourire. - Pas autant qu'on pourrait le penser. Cela serait vrai si les avions avaient été dispersés un peu partout sur le globe, mais en fait, ils se trouvent bien sagement rangés l'un à côté de l'autre à exactement treize kilomètres d'ici, sur l'aéroport d'Orange County. - Alors le quartier général de Kelly doit se trouver dans les parages. - Dans les collines derrière Laguna Beach, au milieu d'un complexe de deux hectares, dit Kippmann, en pointant le doigt vers le sud-ouest. Entre parenthèses, la Hermit Limited emploie plus de trois cents personnes qui s'imaginent effectuer des analyses politiques secrètes pour le compte du gouvernement. - Où allons-nous aller maintenant ? Kippmann poussa Pitt en direction de la voiture. - A Disneyland, dit-il d'un ton solennel. Pour empêcher un double assassinat. Ils prirent le chemin de l'autoroute de Santa Ana, et puis filèrent vers le nord, se faufilant au milieu des encombrements matinaux. Comme ils dépassaient la bretelle vers Newport Beach, Pitt ne put s'empêcher de penser à la rousse splendide dont il avait fait la connaissance quelques jours auparavant sur la plage, et se demanda si elle était toujours là, en train de l'attendre, au Newporter Inn. Kippmann sortit deux photographies et les présenta à Pitt. - Voici les deux hommes que nous allons essayer de sauver. Pitt posa le doigt sur le visage qui apparaissait sur la première. 389 - C'est Pablo Castile, le président de la République dominicaine. Kippmann opina de la tête. - Un économiste brillant et l'un des membres éminents de la droite latino-américaine. Depuis son investiture, il a lancé un vaste programme de réformes. Pour la première fois, les gens de son pays donnent l'image d'un peuple confiant et optimiste. Notre département d'Etat serait fou de rage de voir Kelly venir tout ficher en l'air juste au moment où naît l'espoir de voir la République dominicaine devenir économiquement stable. Pitt souleva la deuxième photographie. - Je ne reconnais pas l'autre. - Juan De Croix, dit Kippmann. Un médecin de grande réputation, avec des ancêtres venus de l'est de l'Inde. Leader du Parti pour le Progrès du Peuple - qui a remporté les élections il y a six mois de cela. A présent, président de la Guyane française. - Si j'ai bon souvenir de ce que j'ai lu dans les journaux, il a quelques problèmes. - Il a des problèmes, en effet, admit Kippmann. La Guyane française est moins prospère que les Guyanes britannique et hollandaise. Un mouvement indépendantiste s'est développé au cours des cinq années passées, mais ce n'est que sous la menace d'une révolution que les Français ont autorisé des élections générales et la promulgation d'une nouvelle Constitution. De Croix, bien évidemment, a remporté ces élections haut la main et a proclamé l'indépendance totale. Mais il mène une bataille difficile. Son pays souffre de plusieurs maladies tropicales et d'un manque chronique de ressources alimentaires. Je ne l'envie pas. Personne ne l'envie. - Le gouvernement de De Croix est vulnérable, d'accord, dit Pitt d'un air pensif. Mais en ce \ï I qui concerne le cabinet de Castile ? Est-ce que ses ministres ne seraient pas assez costauds pour survivre à sa disparition ? - En ce qui concerne le peuple, sans doute. Mais l'armée dominicaine n'est pas vraiment fidèle. Une junte militaire prendrait certainement les rênes du pouvoir, sauf dans le cas où Kelly aurait acheté les généraux. - Pour quelle raison ces deux hommes se trouvent-ils au même endroit au même instant ? - Si vous lisiez vraiment les journaux, vous sauriez que les chefs d'Etats de l'hémisphère Ouest viennent juste de clore une conférence à San Francisco, dont le sujet était l'alliance pour le développement économique et agricole. De Croix, Castile ainsi que plusieurs autres dirigeants latino-américains sont en train de faire un peu de tourisme avant de rentrer chez eux. C'est aussi simple que cela. - Pourquoi ne les avez-vous pas arrêtés avant qu'ils franchissent les portes du parc ? - J'ai essayé, mais avant que nos agents de la sécurité aient pu agir, il était trop tard. De Croix et Castile se trouvaient déjà dans le parc depuis deux heures et ont refusé d'en sortir. Tout ce qu'il nous reste à faire, c'est de croiser les doigts en espérant que les tueurs de Rondheim resteront fidèles à l'horaire prévu. - Cela ne vous laisse pas beaucoup de marge, n'est-ce pas ? déclara lentement Pitt. Kippmann haussa les épaules d'un air indifférent. - Il y a des choses que vous pouvez contrôler, et d'autres que vous ne pouvez que laisser aller. La voiture quitta l'autoroute par la bretelle de Harbor Boulevard, et parvint rapidement à l'entrée utilisée par les employés. Tandis que le chauffeur montrait son laissez-passer et demandait le 390 391 chemin au gardien, Pitt se pencha par la fenêtre et observa le train monorail qui passait au-dessus d'eux. Ils se trouvaient à l'extrémité nord du parc d'attraction et tout ce qu'il parvenait à apercevoir par-dessus les collines artificielles qui entouraient les bâtiments, c'était la partie supérieure du mont Cervin et les tourelles du château de Fantasyland. La grille s'ouvrit devant eux et ils pénétrèrent à l'intérieur. Pendant qu'il traversait le couloir souterrain qui menait aux bureaux de la sécurité du parc, Pitt se mit à penser à la douceur du lit de cet hôpital de Reykjavik et se demanda dans combien de temps il allait pouvoir lui trouver un remplaçant. Il n'avait aucune idée de ce qui l'attendait dans ces bureaux de la sécurité, et il n'aurait jamais pu imaginer ce qu'il y découvrit lorsqu'il poussa la porte. La principale salle de réunion était immense ; elle ressemblait à une réplique à l'échelle de la salle de crise du Pentagone. La table qui s'y trouvait faisait près de quinze mètres de long et était entourée de plus d'une vingtaine de personnes. Il y avait un émetteur radio dans un coin et l'opérateur était occupé à inscrire des points, à l'aide d'un marqueur, sur une carte qui avait été installée à trois mètres de hauteur et qui occupait la moitié du mur. Pitt contourna lentement la table et alla se placer sous la magnifique carte en relief et en couleurs représentant Disneyland. Il était toujours en train d'examiner les petites lumières colorées et les traces de bleu fluorescent que dessinait le marqueur au milieu des zones de trafic du parc lorsque Kippmann vint lui donner une petite tape sur l'épaule. - Prêt pour le travail ? - Mon corps vit toujours à l'heure islandaise. Il est cinq heures de l'après-midi, là-bas. J'accepterais volontiers un petit remontant. 392 - Je suis désolé, monsieur. Ces paroles venaient d'être prononcées par un homme de grande taille, la pipe au bec, et dont les yeux observaient Pitt derrière des verres de lunettes non cerclés. - L'alcool n'a jamais été autorisé, dans quelque zone du parc que ce soit, depuis le premier jour d'ouverture. Et nous comptons bien qu'il en ira toujours ainsi. - Oubliez ce que je viens de dire, déclara Pitt sans façon, avant de se tourner vers Kippmann, qui saisit immédiatement la raison de ce geste. - Major Dirk Pitt, permettez-moi de vous présenter monsieur Dan Lazard, le chef de la sécurité du parc. La poigne de Lazard était ferme. - Monsieur Kippmann m'a fait part de vos blessures. Est-ce que vous pensez être d'attaque pour ce qui va suivre ? - Je crois que je vais y arriver, dit Pitt d'Un ton sombre. Mais il va falloir que nous fassions quelque chose pour mes bandages. C'est un petit peu voyant. Un éclair amusé passa dans le regard de Lazard. - Je pense que nous allons pouvoir faire en sorte que personne ne remarque vos bandages - même pas l'infirmière qui les a placés. Un peu plus tard, Pitt se tenait face à un grand miroir en pied, et prenait une attitude menaçante. Il était partagé entre deux attitudes, éclater de rire ou bien se mettre à jurer comme un charretier, à cause de l'embarras que lui causait le spectacle qu'il avait devant lui, et qui n'était autre que la silhouette du grand méchant loup qui lui rendait son regard avec effronterie. - Vous devez bien admettre, dit Kippmann en étouffant un petit rire, que même votre propre 393 mère ne vous reconnaîtrait pas sous ce déguisement. - Je crois que cela va plutôt bien avec mon caractère, dit Pitt. Il enleva la tête du loup, et s'assit sur une chaise avant de laisser échapper un soupir. - Combien de temps nous reste-t-il ? - Encore une heure et quarante minutes avant l'échéance fixée par Kelly. - Ne croyez-vous pas que je devrais y aller tout de suite ? Vous n'allez pas me laisser beaucoup de temps pour repérer les tueurs... si j'arrive seulement à les reconnaître. - En comptant mes hommes, l'équipe de sécurité du parc et les agents du F.B.I., il doit y avoir une quarantaine de personnes qui concentrent leurs efforts pour empêcher ces assassinats. Je vais vous garder en réserve pour le moment final. - Racler le fond du tonneau pour faire une dernière tentative désespérée, dit Pitt en se reculant au fond de sa chaise et en se détendant. Je ne peux pas dire que je sois d'accord avec votre tactique. - Vous n'êtes pas en train de jouer avec des amateurs, major. Tous ceux qui se trouvent à l'extérieur sont des pros. Certains portent des costumes tout comme vous, d'autres se baladent main dans la main comme des amoureux en vacances, certains jouent le rôle de petites familles qui prennent du plaisir aux attractions, et d'autres encore se font passer pour des membres du personnel. Nous disposons même d'hommes placés sur les toits et à l'intérieur des manèges, armés de télescopes et de jumelles. La voix de Kippmann restait douce, mais cela n'empêchait pas son ton d'être catégorique. - Il faut, reprit-il, que nous trouvions ces tueurs et que nous les arrêtions avant qu'ils 394 commettent leur sale besogne. Nous avons mis toutes les chances de notre côté pour empêcher Kelly d'atteindre son but. - Racontez cela à Oskar Rondheim, dit Pitt. Voilà la faille qui envoie au diable toutes vos belles intentions - vous ne connaissez pas votre adversaire. Un lourd silence s'installa dans la pièce. Kippmann se passa la paume de la main sur le visage, puis hocha lentement la tête, comme s'il s'apprêtait à faire une chose qu'il n'appréciait guère. Il alla ensuite fouiller dans le porte-documents qui semblait ne jamais le quitter et tendit à Pitt un dossier simplement noté 078-34. - C'est entendu, je ne l'ai jamais eu en face de moi, mais ce n'est pas un étranger pour autant, dit Kippmann avant de lire un document du dossier. Oskar Rondheim, alias Max Rolland, alias Hugo von Klausen, alias Chatford Mazaran, de son vrai nom Carzo Butera, né à Brooklyn, Etat de New York, le 15 juillet 1940. Je pourrais vous parler des heures durant de ses arrestations et de ses condamnations. Il était plutôt connu sur les quais de New York. Il a organisé l'union des pêcheurs. Puis a été éjecté par les syndicats avant qu'on le perde de vue. Nous avons tenu à l'oil M. Rondheim et son entreprise à l'albatros, pendant les quelques années qui viennent de s'écouler. Et nous avons finalement compris que deux et deux faisaient quatre et qu'il s'agissait en réalité de Carzo Butera. Un sourire rusé apparut sur le visage de Pitt. - Vous remportez le point. Il serait intéressant de voir ce que votre feuille à scandale dit de moi. - J'ai ça ici, dit Kippmann en retournant son sourire à Pitt. Vous voulez le savoir ? - Merci bien. Cela ne pourrait pas m'apprendre grand-chose que je ne sais pas déjà, dit 395 Pitt d'un air suffisant. Je serais plus intéressé de voir ce que ça raconte au sujet de Kirsti Fyrie. Les traits de Kippmann blêmirent et on aurait dit qu'il venait de recevoir une balle dans le ventre. - J'avais espéré que vous n'en arriveriez pas jusqu'à elle. - Vous avez son dossier avec vous. C'était plus une affirmation qu'une question. - Oui, répondit laconiquement Kippmann. Il comprit qu'il ne pourrait s'en sortir, et qu'aucun de ses arguments ne tiendrait. Il poussa un soupir de malaise et sortit de sa mallette le dossier 883-57, avant de le passer à Pitt. Pitt tendit la main pour prendre la chemise de carton. Au cours de la dizaine de minutes qui suivirent, il examina les documents qu'elle contenait, les feuilletant avec beaucoup de lenteur, comme à regret, passant des photographies aux rapports et aux lettres. Puis, finalement, comme un homme plongé dans un rêve, il referma la chemise et la rendit à Kippmann. - Je ne peux pas y croire. C'est ridicule. Je ne veux pas y croire. - J'ai bien peur que ce que vous venez de lire soit exact, dit Kippmann d'un ton calme et égal. Pitt se frotta les yeux du plat de la main. - Jamais... jamais même en mille ans, je ne voudrais... Sa voix s'éteignit. - Cela nous a pas mal remués également, dit Kippmann. Le premier soupçon nous est venu lorsque nous n'avons pu trouver aucune trace d'elle en Nouvelle-Guinée. - Je m'en doute. J'avais déjà flairé quelque chose de louche à ce sujet-là. - Vous vous en doutiez ? Mais pour quelle raison ? - Pendant le repas que nous avons pris 396 ensemble à Reykjavik, j'ai parlé d'une recette que l'on utilise pour préparer la chair de requin, et qui consiste à l'envelopper d'une algue appelée échidné. Miss Fyrie n'a eu aucune réaction. Plutôt étrange de la part d'une missionnaire qui est censée avoir passé des années au milieu de la jungle de Nouvelle-Guinée, vous ne trouvez pas ? - Comment diable pourrais-je trouver ça étrange ? dit Kippmann avec un haussement d'épaules. Je n'ai pas la moindre idée de ce que peut bien être un échidné. - Un échidné, reprit Pitt, est un monotrème ovipare, au corps couvert de piquants. C'est-à-dire un mammifère très commun dans les forêts de Nouvelle-Guinée. - Je ne peux pas dire que je la blâme de ne pas avoir saisi l'astuce. - Comment est-ce que vous réagiriez si je vous disais que j'ai l'intention de griller un steak au barbecue, après l'avoir emballé dans des aiguilles de porc-épic ? - J'aurais une petite remarque à faire. - Eh bien, alors, vous comprenez le piège que j'ai tendu. Kippmann jeta un regard admiratif à Pitt. - Qu'est-ce qui vous a fait douter d'elle en premier lieu ? Vous n'auriez pas tendu ce piège, comme vous dites, si vos soupçons n'avaient pas déjà été éveillés. - C'est son haie, répondit Pitt. Il était superficiel - sa peau n'était pas bronzée en profondeur comme après avoir passé des mois et des années dans la jungle tropicale. - Vous êtes plutôt observateur, cher monsieur, déclara Kippmann d'un air pensif. Mais pourquoi ?... Pourquoi se donner la peine de prendre en défaut quelqu'un que vous connaissiez à peine ? - En partie pour la même raison qui m'amène 397 ici, dans ce ridicule costume de loup, dit Pitt avec un rictus. Je me suis porté volontaire pour votre petite chasse à l'homme pour deux raisons. Primo, j'ai une revanche à prendre sur Rondheim et Kelly, ni plus ni moins. Secundo, je suis toujours directeur des projets spéciaux de la NUMA, et en tant .que tel, mon premier devoir est de récupérer les plans de la sonde sous-marine créée par la Fyrie Limited. C'est pour ça que j'ai trompé Kirsti - elle connaît l'endroit où sont cachés ces plans. En apprenant quelque chose que je n'aurais jamais dû savoir, j'obtenais du même coup un coin, une espèce de levier qui pouvait me mener jusqu'à elle. Kippmann hocha la tête. - A présent, je comprends, dit-il avant d'aller s'asseoir au bord du bureau et de commencer à jouer avec un coupe-papier. C'est d'accord, lorsque Kelly et sa bande seront derrière les barreaux, je vous la confierai, à vous et à l'amiral Sandecker, pour que vous puissiez l'interroger. - Ce n'est pas suffisant, déclara Pitt d'un ton brusque. Si vous voulez que je poursuive ma coopération et que je vous aide à identifier les tueurs, alors vous devez me promettre de me laisser seul quelques minutes avec Rondheim. Ainsi que laisser Kirsti Fyrie sous ma seule responsabilité. - Impossible ! - Pas vraiment. La future condition physique de Rondheim ne doit pas vous tracasser outre mesure. - Même si je fermais les yeux un instant, pour que vous puissiez lui casser la mâchoire, je ne pourrais pas vous confier la garde de Kirsti Fyrie. - Bien sûr que si, dit Pitt avec assurance. En grande partie, parce qu'il n'entre pas dans vos attributions de l'arrêter. Si vous avez de la chance, tout ce que vous pourrez faire c'est lui coller une accusation de complicité. Mais cela mettrait du 398 même coup un certain froid dans nos relations avec l'Islande, et je ne crois pas que cet état de chose ferait bondir de joie notre département d'Etat. - Vous gaspillez votre salive, dit Kippmann d'un ton impatient. Elle sera accusée de meurtre, ainsi que tous les autres. - Votre boulot n'est pas de porter des accusations, mais d'appréhender et de procéder à des arrestations. Kippmann remua la tête. - Vous ne comprenez pas ce que... Il s'interrompit alors que la porte s'ouvrait. Lazard apparut dans l'encadrement, le teint cendré. Kippmann lui lança un regard intrigué. - Que se passe-t-il, Dan ? Lazard s'essuya un sourcil trempé de sueur et s'affala sur une chaise. - De Croix et Castile ont soudainement modifié le trajet de l'excursion. Ils se sont débarrassés de leur escorte et ils ont disparu au milieu du parc. Dieu seul sait ce qui peut arriver avant que nous les ayons retrouvés. Sourcils froncés, l'air ahuri, le visage de Kippmann fut traversé d'un moment d'incompréhension totale. - Seigneur ! s'écria-t-il. Comment cela a-t-il pu arriver ? Comment avez-vous pu les perdre alors qu'ils avaient sur le dos la moitié des agents fédéraux de tout l'Etat ? - Il y a à cette minute même vingt mille personnes dans ce parc, expliqua patiemment Lazard. Ce n'est pas un tour de force d'intelligence que de perdre deux d'entre eux. Il haussa les épaules en signe d'impuissance, et ajouta : - De Croix et Castile ont remarqué les précau- 399 lions que nos équipes prenaient pour garantir leur sécurité à la seconde même où ils ont franchi l'entrée principale. Ils ont décidé d'aller aux toilettes ensemble, et ils nous ont semés en sautant par une fenêtre, comme deux gamins. Pitt se mit debout. - Rapidement, est-ce que vous avez là le parcours prévu et les arrêts qu'ils devaient faire ? Lazard le contempla un moment, avant de répondre. - Oui. Voici la liste des attractions et l'heure à laquelle il était prévu qu'ils s'y trouvent, dit-il en tendant à Pitt une feuille de papier. Pitt examina rapidement l'horaire. Puis, un sourire vint lentement retrousser ses lèvres, alors qu'il se tournait vers Kippmann. - Vous feriez mieux de m'envoyer sur le terrain, entraîneur. - Major, dit Kippmann d'un air mécontent. J'ai le sentiment que je vais bientôt être la victime d'un chantage. - Comme on dit pendant les émeutes universitaires, allez-vous accepter nos revendications ? Les épaules de Kippmann s'affaissèrent alors, en un signe de défaite aussi évident que s'il avait hissé le drapeau blanc. Il demeura un instant à contempler Pitt. Et fut gratifié en retour d'un regard d'une fermeté déconcertante. Kippmann finit par hocher la tête. - Rondheim et Miss Fyrie sont à vous. Ils occupent deux chambres voisines à l'Hôtel Disneyland juste de l'autre côté de la route. La 605 et la 607. - Et Kelly, Marks, Von Hummel et les autres ? - Ils sont tous là également. La Hermit Limited a réservé tout le sixième étage, dit Kippmann en se passant la main sur le visage d'un air de malaise. Dites-moi simplement ce que vous comptez faire d'eux. 400 - C'est facile. Cinq minutes avec Rondheim. A la suite de quoi vous pourrez en disposer. Kirsti Fyrie, je la garde. Considérez cela comme un petit cadeau de la part des services de renseignements à la NUMA. Kippmann rendit les armes. - Vous avez gagné. Et maintenant, dites-moi où sont De Croix et Castile. - La réponse crève les yeux, dit Pitt avec un sourire à l'adresse de Kippmann et Lazard. L'endroit le plus évident où iraient directement deux hommes ayant passé leur enfance à proximité de la mer des Antilles. - Bon Dieu, vous avez touché juste, dit Lazard d'un ton presque amer. Le dernier arrêt sur la liste - Les Pirates des Caraïbes. Juste après les apparitions astucieusement agencées de la Maison hantée, le pavillon des Pirates des Caraïbes est l'attraction la plus populaire du parc le plus célèbre du monde. Construit sur deux niveaux souterrains qui occupent près de quatre-vingts ares, cette balade sur l'eau emmène ses passagers à travers un labyrinthe de tunnels conduisant à de vastes salles aménagées en vaisseaux pirates et en villes côtières pillées, pourvues de près d'une centaine de mannequins articulés qui ne sont pas seulement aussi parfaits que ceux que l'on voit au musée Grévin, mais qui peuvent également chanter, danser et se livrer au pillage. Pitt se trouvait en bout de file, sur la rampe d'entrée menant au quai, où des employés du parc aidaient les visiteurs à s'installer dans les petites barques, au départ de l'excursion d'une quinzaine de minutes. Les cinquante ou soixante personnes qui attendaient en ligne se retournèrent vers Pitt pour lui adresser des saluts de la main, tout en faisant des remarques amusées au sujet de son 401 déguisement, tandis qu'il s'avançait, à la suite de Kippmann et Lazard. Pitt leur retourna leurs saluts, en se demandant ce que deviendrait l'expression de leurs visages s'il ôtait brusquement son masque de loup pour montrer son visage couvert de pansements. Il aperçut une dizaine de gosses qui n'accepteraient plus jamais d'entendre lire l'histoire des trois petits cochons au moment de se coucher, s'ils découvraient ce spectacle. Lazard empoigna le bras du responsable du personnel. - Vite, il faut arrêter les barques. L'employé, un jeune homme blond et dégingandé d'une vingtaine d'années environ, resta simplement figé, sans comprendre. Lazard, qui d'évidence était quelqu'un qui n'aimait pas les paroles inutiles, se précipita le long du quai vers l'endroit où se trouvaient les commandes, débraya la chaîne de traction sous-marine qui entraînait les barques, mit le frein à main, puis se tourna à nouveau vers le jeune ahuri. - Deux hommes, dit-il. Deux hommes ensemble. Est-ce qu'ils sont déjà montés ? Dans sa confusion, le jeune homme ne put que balbutier. - Je... Je ne suis pas sûr, monsieur. II... Il y a tellement de gens. Je ne peux pas me souvenir de tout le monde. Kippmann vint se placer devant Lazard et présenta au jeune homme les photographies de Cas-tile et De Croix. - Est-ce que vous reconnaissez ces hommes ? Les yeux de l'employé s'agrandirent. - Oui, monsieur, maintenant, je me rappelle. Il fronça alors les sourcils, ce qui dessina des rides sur son visage juvénile, alors qu'il ajoutait : - Mais ils n'étaient pas seuls. Il y avait deux autres hommes avec eux. 402 - Quatre ! s'exclama Kippmann, si fort que trente têtes se tournèrent vers lui. Vous êtes sûr ? - Oui, monsieur, dit le garçon en hochant violemment la tête. Je suis catégorique. Chaque barque possède huit places. Les quatre premières étaient occupées par un couple avec deux petits enfants. Les deux hommes sur les photos ont pris les sièges à l'arrière avec deux autres. C'est à ce moment que Pitt survint, le souffle court et pantelant, ses mains agrippant la rambarde comme s'il n'en pouvait plus de douleur et de fatigue. - Est-ce que l'un des deux autres était un grand chauve, avec des mains poilues ? Et son compagnon, est-ce qu'il avait le visage rougeaud, avec d'énormes moustaches et des épaules aussi larges qu'un singe ? Le jeune homme contempla un instant d'un air hébété le déguisement de Pitt. Puis, un demi-sourire apparut sur ses lèvres. - Vous avez touché dans le mille. C'était une sacrée paire. Pitt se tourna vers Kippmann et Lazard. - Messieurs, dit-il, de sa voix légèrement étouffée par la tête postiche, je pense que nous venons de rater le navire. - Pour l'amour de Dieu ! dit Kippmann dans un murmure. On ne peut tout de même pas rester ici sans rien faire. - Non, dit Lazard en remuant la tête. On ne peut pas. Il adressa un signe au jeune employé. - Appelez l'extension 309. Dites à celui qui répondra que Lazard a retrouvé les invités disparus dans le pavillon des Pirates. Dites-lui qu'il s'agit d'une alerte route - les chasseurs sont aussi à l'intérieur. Il se tourna ensuite vers Kippmann et Pitt. 403 - Quant à nous, on peut suivre les passerelles, et prendre derrière les décors, jusqu'à ce qu'on les retrouve, en espérant que nous n'arrivions pas trop tard. - Combien de barques sont parties après celle qu'ils ont prises ? demanda Pitt au jeune homme. - Dix, peut-être douze. Ils doivent se trouver à peu près à mi-parcours, entre le village en flammes et la bataille aux canons. - Par ici ! dit brusquement Lazard. Il disparut derrière une porte en bout de quai sur laquelle était simplement écrite la mention « Réservé au service ». Comme ils s'enfonçaient dans l'obscurité qui baignait l'appareillage mécanique du pavillon, leur parvint le bruit des voix des visiteurs installés dans les barques, immobilisées au milieu du circuit. Cas-tile et De Croix, tout comme leurs assassins, se dit Pitt, pouvaient très bien s'être inquiétés de cet arrêt, mais même dans ce cas, il n'était pas sûr que cela puisse servir à quelque chose : il était en effet fort probable que le plan de Kelly et Rondheim ait déjà été mis à exécution. Il essaya de refouler la douleur qui lui serrait la poitrine et suivit la vague silhouette courtaude de Kippmann qui longeait un décor présentant un groupe de cinq pirates qui enterraient un coffre au trésor. Les personnages semblaient si réels qu'il était difficile pour Pitt de croire qu'il s'agissait bien d'automates électroniques. Il était si fasciné par cette scène imitant la réalité de manière étonnante, qu'il alla buter sur Kippmann, arrêté devant lui. - Holà, doucement, protesta Kippmann. Lazard leur fit signe de rester où ils étaient, tandis qu'il s'avançait à la manière d'un chat le long d'un étroit corridor et allait se pencher par-dessus la main courante de la galerie de service qui surplombait le canal où circulaient les barques. Puis, 404 d'un geste, il dit à Kippmann et Pitt qu'ils pouvaient avancer. - On a de la chance pour une fois, dit-il lorsqu'ils l'eurent rejoint. Jetez un coup d'oil en bas. Pitt baissa les yeux, alors même que son regard ne s'était pas encore accoutumé à l'obscurité, et découvrit un incroyable spectacle. Une scène de nuit d'une fantaisie échevelée faisant intervenir pas moins d'une trentaine de pirates occupés à incendier et à piller ce qui ressemblait à une réplique en miniature de la ville de Port Royal ou de Panama City. Les flammes jaillissaient de plusieurs bâtiments, tandis que derrière les fenêtres on apercevait des silhouettes de boucaniers hilares pourchassant des filles qui semblaient pousser des cris. Des chants tapageurs partaient de diffuseurs invisibles, donnant l'illusion que le viol et le pillage n'étaient en vérité qu'une sacrée partie de plaisir. Le canal emprunté par les barques circulait au milieu des bâtiments, et les yeux des visiteurs pouvaient ainsi passer d'une paire de pirates sur la gauche, qui essayaient vainement d'obliger une mule à tirer le wagon chargé de leur butin, à un trio de leurs compagnons, sur la droite, qui buvaient installés sur des barriques de vin vacillant dangereusement. Mais c'est le centre du canal qui attira l'attention de Pitt. Là, presque sous le petit pont qui passait au-dessus de l'eau, se trouvaient De Croix et Castile, indiquant d'un air réjoui les détails de ce merveilleux spectacle, tels deux écoliers jouant au football un vendredi matin. Et, comme deux statues impassibles et menaçantes installées sur les sièges juste derrière les deux présidents sud-américains, Pitt put apercevoir les deux hommes qui avaient tenu ses bras pendant que Rondheim le battait comme plâtre, il y avait deux jours de cela seulement, à Reykjavik. Pitt jeta un coup d'oil à l'écran orange et lumi- 405 neux de la montre Doxa qu'il portait au poignet. Encore une heure et vingt minutes avant l'échéance de Kelly. Cela faisait du temps, beaucoup trop de temps, et cependant deux des tueurs de Kelly se tenaient à moins d'un mètre de leurs victimes présumées. Une pièce de taille manquait dans ce puzzle. Il n'avait aucun doute sur l'exactitude de l'horaire annoncé par Kelly, ni sur le fait que Rondheim allait s'y conformer. Mais le ferait-il en vérité ? Si Rondheim avait l'intention de prendre la direction de la Hermit Limited, il était plus que probable qu'il déciderait de modifier les plans. - C'est vous qui décidez, Dan, dit Kippmann à voix basse au directeur de la sécurité. Comment fait-on ? - Sans armes, dit Lazard. La dernière chose que nous voulons, c'est qu'une balle perdue touche un enfant. - Peut-être ferions-nous mieux d'attendre des renforts, ajouta Kippmann. - Pas le temps, dit Lazard. Nous avons immobilisé les barques depuis trop longtemps déjà. Tout le monde commence à s'énerver, en ce inclus les deux individus qui se trouvent derrière Castile et De Croix. - Alors, il va falloir que nous tentions le coup, dit Kippmann en passant un mouchoir sur son front humide de sueur. Faites repartir les barques. Puis, au moment où celle qui emmène nos amis passera juste sous le pont, nous leur sauterons dessus. - D'accord, acquiesça Lazard. Le pont nous donnera une couverture suffisante pour que l'on puisse s'approcher à moins d'un mètre cinquante. Je vais faire le tour et revenir par cette entrée sous l'enseigne du cabaret. Kippmann, vous vous cachez derrière la mule et le chariot. 406 1 - Besoin d'un coup de main ? demanda Pitt. - Désolé, major, dit Lazard en lançant vers Pitt un regard froid. Vous arriveriez difficilement à vous sortir d'un combat au corps à corps. Il s'interrompit, pour poser la main sur l'épaule de Pitt. - Mais vous pouvez quand même jouer un rôle essentiel. - Dites toujours. - En allant vous poster sur le pont dans votre costume de loup et en vous mélangeant aux pirates, vous pourriez distraire l'attention des deux types dans la barque pendant que Kippmann et moi en profitons pour avancer. - J'imagine que ce n'est pas plus terrible que déjouer au plus malin avec les trois petits cochons, dit Pitt. Dès que Lazard eut trouvé un téléphone pour ordonner aux employés de remettre, deux minutes plus tard, les machines en route, lui et Kippmann sautèrent au milieu du village en flammes, en s'abritant derrière les bâtiments et rejoignirent leur position. Alors qu'il passait au-dessus d'un mannequin qui était censé avoir perdu connaissance après avoir ingurgité trop de vin, Pitt se pencha et dépouilla le pirate de son sabre. Il eut la surprise de constater qu'il ne s'agissait que d'une réplique en fer-blanc du véritable objet. Alors même qu'il en était si proche, Pitt ne pouvait s'empêcher de s'émerveiller de la perfection avec laquelle les pirates mécaniques avaient été confectionnés. Les yeux de verre au sein des faces brunes étaient braqués dans la direction vers laquelle regardait la tête, et les sourcils se levaient et s'abaissaient à l'unisson des lèvres, tandis que l'air de « Sixteen men on a Dead Man's Chest » jaillissait de diffuseurs cachés au sein de leurs corps d'aluminium. 407 Pitt s'avança vers le milieu de l'arche du pont, par-dessus le canal, et accompagna de son chant trois joyeux boucaniers installés, les jambes dans le vide, sur le parapet de fausses pierres, et qui agitaient leurs sabres à la ronde en suivant les paroles de la chanson. Pitt, dans son accoutrement de grand méchant loup, et les trois pirates réjouis, en train de s'agiter et de reprendre en chour la fameuse chanson de marins, présentaient un spectacle étonnant pour les gens installés dans la barque à proximité du pont. Les deux enfants, une fille d'environ dix ans et un garçon qui n'en avait pas plus de sept, se dit Pitt, reconnurent très vite le personnage sous le costume duquel il se cachait, et se mirent à agiter les mains en retour. Castile et De Croix s'étaient également mis à rire, et ils lui adressèrent des saluts en espagnol, en se donnant des coups de coudes et en se criant des plaisanteries, alors que le grand tueur chauve et son complice, à l'impressionnante carrure, restaient de marbre, leurs deux visages figés comme de la pierre. Pitt se rendit compte qu'il était en train de s'avancer sur un terrain bien glissant, où non seulement le moindre faux pas, mais même la plus minime erreur d'appréciation de sa part pourrait signifier la mort de tous ces gens, des hommes, de cette femme et de ces enfants qui assistaient en toute innocence à ses cabrioles. C'est alors qu'il vit bouger la barque. L'avant était en train de passer sous ses pieds lorsque les silhouettes noires de Kippmann et de Lazard jaillirent de leur coin, se précipitèrent au milieu de la foule des mannequins animés et sautèrent à l'arrière de la barque. La surprise fut totale. Mais Pitt ne s'en rendit pas compte. Sans cérémonie, sans fioriture inutile, sans un mot d'avertissement, il venait, de manière froide et efficace, de plonger la lame de son sabre sous l'aisselle et 408 jusque dans la poitrine du pirate qui se trouvait assis le plus près de lui. Une chose étrange survint alors. Le pirate laissa tomber son sabre, ses lèvres s'arrondirent en un rictus silencieux, alors que ses yeux exprimaient la surprise et l'émotion, une émotion qui laissa aussitôt la place à la perte de conscience. Ses paupières se fermèrent et il tomba en avant, au beau milieu du canal à présent dégagé. Le second pirate ne parvint pas à réagir dans la fraction de seconde qui lui aurait permis de parer l'assaut de Pitt. Il commença une phrase, mais Pitt, de son sabre dégoulinant d'un liquide rouge, balança de toute sa force un revers qui envoya la lame à la base de la nuque du pirate, au-dessus de son épaule gauche. L'homme grogna en agitant son autre bras, comme s'il allait se débarrasser du sabre, mais il dérapa sur les inégalités du revêtement du pont, et il tomba à genoux, avant de s'affaler sur le flanc comme une masse de caoutchouc, des bouillons de sang s'échappant de sa bouche à moitié ouverte. Pitt aperçut, de manière fugace, un éclair métallique dans la pénombre, et il baissa alors instinctivement la tête, ce qui lui sauva la vie. Le troisième pirate venait de faire tournoyer son sabre dans sa direction. La lame alla trancher le bout du vieux chapeau perché au-dessus du masque de loup. Trop, Pitt avait bien trop compté sur sa chance. Il avait pu surprendre deux des hommes de Rond-heim avant qu'ils se soient rendu compte de ce qui arrivait, mais le troisième avait disposé d'assez de temps pour contrer l'attaque de Pitt et pour faire pencher la balance de son côté. En repoussant à l'aveuglette le coup suivant, et titubant en arrière pour échapper à la furie de son assaillant, Pitt parvint à se hisser par-dessus le petit parapet, et plongea dans l'eau froide du canal. 409 Avant de s'enfoncer plus profondément, Pitt parvint encore à entendre le sifflement de la lame du pirate qui passait dans l'air vide à l'endroit où la tête de Pitt se trouvait un instant plus tôt. Et puis, ce fut le choc brutal de son épaule qui cognait avec une violence terrible le fond du petit canal. La douleur explosa en lui et tout parut se dissoudre et disparaître. - Yo ho ho, sixteen men on a dead man's chest. Bon Dieu, se dit Pitt au milieu du brouillard, est-ce que ces espèces de sales machines ne pourraient pas chanter autre chose ? Comme un spécialiste du diagnostic, il explora avec précautions son corps meurtri - les zones douloureuses, la position de ses jambes et de ses bras au milieu de l'eau qui scintillait de flammes. Ses côtes le faisaient souffrir comme si elles brûlaient à l'intérieur même de son torse, le feu se répandant ensuite dans son dos et ses épaules. Il se hissa lui-même sur le quai, se mit debout en vacillant et ne parvint à garder un équilibre précaire qu'en se servant de son sabre comme d'une canne, quelque peu étonné de découvrir qu'il tenait encore la poignée de l'arme fermement agrippée dans sa main droite. Il posa un genou à terre, en luttant pour reprendre son souffle, et attendit que son cour se remette à battre à un rythme plus raisonnable, tout en observant la scène reconstituée, ses yeux essayant désespérément de percer les ténèbres derrière les flammes. Le pont était désert, le troisième pirate avait disparu, et la barque était en train de disparaître dans un angle qui menait à l'attraction voisine. Il se tourna dans la direction opposée au moment même où la barque suivante s'avançait dans le canal. Il prit conscience de tous ces détails de façon purement automatique, sans que son esprit ne les classe par ordre d'importance. Tout ce qu'il parve- 410 nait à penser, c'était qu'un tueur se trouvait à proximité, déguisé en pirate. Il se sentit envahi par le découragement, car tous les mannequins se ressemblaient et ce qui s'était passé sur le pont avait été trop rapide pour lui permettre de saisir des détails du costume de l'homme qui l'avait assailli. Dans une quasi-frénésie, il essaya de mettre un plan sur pied. Il n'avait plus la moindre chance de prendre son adversaire par surprise - le pirate humain savait à présent quel était l'accoutrement de Pitt, et aussi qu'il était impossible à ce dernier de discerner le vrai de tous les faux, ce qui lui avait fait perdre l'opportunité de prendre l'initiative. Alors même que ce raisonnement traversait l'esprit de Pitt, celui-ci comprit qu'il lui fallait agir. Une seconde plus tard, il était en train de courir sur le pont, en trébuchant à moitié, un gémissement ponctuant chacun de ses pas, car des vagues de douleur faisaient se tordre tous les tendons de son corps. Il fonça sur un rideau noir, et se retrouva au milieu de la scène suivante. Il s'agissait d'une grande salle voûtée, baignée d'une lumière nocturne. Sortait du mur d'en face une réplique à l'échelle d'un bateau de pirates, d'un réalisme parfait avec son équipage factice et son pavillon noir flottant dans une brise soufflée par un ventilateur électrique invisible, tirant des coups de canon pardessus quinze mètres d'eau et la tête des spectateurs dans leur barque, en direction d'une forteresse miniature occupant le sommet d'une colline escarpée dans le coin opposé de la salle obscure. Il faisait trop sombre pour distinguer ce qui se passait à présent sur la barque avec les présidents et les tueurs. Pitt ne put discerner le moindre mouvement à l'arrière, et il eut soudain la certitude que Kippmann et Lazard avaient à présent toute la situation sous contrôle - toute, c'est-à-dire ce qui était à leur portée. Tandis que ses yeux commen- 411 çaient à s'accommoder aux profondes ténèbres dans lesquelles baignait le port entre le navire et la forteresse, il se rendit compte que tous ceux qui se trouvaient dans la barque se tenaient à présent blottis sous le bord de l'embarcation. Il était à mi-chemin sur la passerelle de service menant au pont du navire lorsqu'il comprit pourquoi, en percevant un bruit étrange, qu'il identifia comme la détonation quasi muette d'un pistolet à silencieux. Et puis, brusquement, il se retrouva dans le dos d'une silhouette en costume de pirate qui tenait en main quelque chose qu'il pointait en direction de la barque flottant à quelques mètres. Pitt examina l'homme avec curiosité, avec une espèce de détachement. Il leva son sabre et abattit le plat de sa lame sur le poignet du pirate. L'arme disparut derrière la rambarde, en direction de l'eau. Le pirate fit volte-face, ses longs cheveux blancs s'échappant de sous un bandeau écarlate noué autour de sa tête, les yeux gris-bleu brillant d'un éclat glacé provoqué par la colère et le dépit, des rides profondes autour de la bouche. Il reconnut le personnage comique qui avait si froidement abattu deux de ses compagnons. - On dirait que je suis votre prisonnier, dit-il d'une voix ferme et métallique. Cela n'abusa pas Pitt un seul instant. Ces paroles n'étaient que du bluff, une façon de camoufler le mouvement brusque qui sans aucun doute allait suivre. L'homme qui possédait une telle voix était dangereux et il était en train de jouer gros. Mais Pitt disposait de plus que d'une arme blanche - il venait de retrouver de nouvelles forces, qui envahirent tout à coup son corps en plusieurs vagues ne cessant de croître. Il se mit même à sourire. - Oh... Ainsi c'est vous, Oskar. Pitt fit une pause théâtrale, pour observer Rondheim de l'air d'un chat jouant avec une souris. Il 412 avait le directeur exécutif de la Hermit Limited à la pointe de son sabre. Pitt ôta le masque de loup en caoutchouc. Le visage de Rondheim resta tranquille et sévère, mais ses yeux trahirent son incompréhension totale. Pitt jeta le masque à l'eau, en rassemblant ses forces en vue de cet instant qu'il avait espéré mais qu'il n'avait jamais vraiment cru possible. Lentement, il défit d'une main les bandages qui entouraient sa tête, en laissant choir les bandes de gaze sur le pont, pour ménager le suspense. Lorsqu'il eut terminé, il posa son regard sur Rondheim et se recula. Les lèvres de Rondheim commencèrent à formuler des questions inintelligibles, tandis qu'une expression ahurie envahissait ses traits. - Dommage que vous ne vous souveniez pas de mon visage, Oskar, dit Pitt d'un ton tranquille. Mais vous n'avez pas laissé beaucoup de chances de le reconnaître. Rondheim contempla les yeux tuméfiés, les lèvres entaillées et bleuies, les points de suture qui décoraient les pommettes et les sourcils, et c'est alors que sa bouche s'ouvrit et qu'il murmura dans un souffle : - Pitt ! Celui-ci opina. - Ce n'est pas possible, souffla Rondheim. Pitt se mit à rire. - Je suis désolé de vous gâcher la journée, mais cela prouve simplement qu'il ne faut jamais faire confiance à un ordinateur. Rondheim accorda à Pitt un long regard pénétrant. - Et les autres ? - A une exception près, ils sont tous vivants et ils soignent les os brisés que vous leur avez si généreusement offerts, dit Pitt en jetant un coup d'oil par-dessus l'épaule de Rondheim pour apercevoir 413 la barque qui passait en toute sécurité dans la galerie suivante. - Alors, nous nous retrouvons une fois encore l'un en face de l'autre, major. Dans des conditions plus favorables pour vous que celles que je vous offrais dans le gymnase. Mais ne surestimez pas vos chances. Une espèce de sourire torve se dessina sur les lèvres de Rondheim, qui ajouta : - Les tapettes ne sont pas à la hauteur des hommes. - Je suis bien d'accord, répliqua Pitt. Il balança le sabre à l'eau, par-dessus la tête de Rondheim, puis fit un pas en arrière. Il baissa les yeux pour examiner ses mains. Elles allaient pouvoir effectuer le boulot. Il prit plusieurs courtes respirations, se passa les mains dans les cheveux mouillés, et les essuya ensuite rapidement sur le flanc de son costume, avant de replier une dernière fois les doigts pour les détendre. A présent, il était prêt. - Je vous ai induit en erreur, Oskar. Le premier round était un combat inégal. Vous étiez plusieurs, vous aviez décidé du déroulement des opérations et vous avez gardé l'initiative du début à la fin. Mais maintenant que vous êtes seul, Oskar, sans vos aides pour soutenir votre victime ? Maintenant que vous êtes en terrain étranger ? Vous avez encore le temps de vous enfuir. Il n'y a rien entre vous et la chance de vous retrouver libre, si ce n'est moi. Mais voilà l'ennui, Oskar. Il va falloir que vous vous débarrassiez de moi. Les dents de Rondheim apparurent. - Je n'ai besoin de personne pour vous battre, Pitt. Mon seul regret, c'est que je n'aurai pas le temps de m'étendre sur votre deuxième leçon de souffrance. 414 - C'est bon, Oskar, assez de conneries psychologiques à la noix, dit Pitt calmement. Il savait pertinemment bien comment il allait agir. Il est vrai qu'il se sentait encore faible et presque mort de fatigue, mais tout cela était plus que balayé par sa détermination. Les figures de Lil-lie, Tidi, Sam Kelly, Hunnewell et des autres se tenaient à ses côtés pour lui communiquer une force dont seul il n'aurait jamais pu faire preuve. Un improbable sourire apparut sur les lèvres de Rondheim tandis qu'il se mettait en position de karaté. Mais ce sourire ne dura pas. Pitt le frappa. Il frappa Rondheim d'un crochet du droit, en un mouvement parfaitement réglé qui envoya valser la tête de Rondheim avant qu'il n'aille cogner le mât principal du navire. Au fond de lui-même, Pitt savait qu'il n'avait qu'une faible chance de venir à bout de Rondheim si l'affrontement se prolongeait, qu'il ne parviendrait à avoir le dessus que quelques minutes seulement, mais il avait compté et espéré sur l'élément de surprise, le seul avantage dont il disposait avant que les coups de karaté ne pleuvent à nouveau sur son visage. Au vu de la situation, cet avantage était plus que réduit. Rondheim était incroyablement solide. Il venait d'encaisser un sacré choc, et pourtant il avait déjà récupéré. Il bondit du mât et jeta un coup à la tête de Pitt, la manquant d'une fraction de centimètre comme Pitt se penchait pour y échapper. Ce manque de synchronisation lui coûta cher. Pitt frappa Rondheim d'une série de directs du gauche, suivis d'une droite brutale qui l'envoya au tapis, à genoux sur le pont, en portant la main à son nez fracturé qui s'était mis à saigner. - Vous vous êtes amélioré, bredouilla Rondheim au travers des filets de sang. - J'ai dit que je vous avais induit en erreur, dit 415 Pitt qui attendait la suite, dans une pose tendue, moitié boxe, moitié judo. En réalité, je suis aussi pédé que l'est Carzo Butera. A l'évocation de son véritable nom, Rondheim sentit les doigts de la mort qui venaient s'agripper à lui, mais il garda un contrôle de fer sur sa voix, et sur son visage sanguinolent un masque impassible. - On dirait que je vous ai sous-estime, major. - Vous étiez quelqu'un de très facile à tromper, Oskar, ou bien devrais-je plutôt vous appeler par votre nom de baptême ? Aucune importance, votre tour est passé. En crachant un flot d'imprécations au travers de ses lèvres ensanglantées, le visage à présent figé par une rage folle, Rondheim se lança à l'assaut de Pitt. Il n'avait pas encore fait deux pas que ce dernier armait un uppercut avant de le lui balancer dans les gencives avec la puissance d'un marteau. Pitt avait placé dans ce coup tout ce qui lui restait de forces, en projetant en avant les épaules et tout son corps par la même occasion, si violemment que ses côtes se mirent à hurler, et qu'il comprit en exécutant ce geste qu'il ne parviendrait plus à rassembler assez de puissance pour le recommencer. Il y eut alors un faible bruit de liquide qui giclait, mêlé à un craquement étouffé. Les dents de Rondheim avaient jailli de leurs alvéoles pour s'enfoncer dans ses lèvres entaillées tandis que le poignet de Pitt se cassait net. Pendant deux ou trois secondes, Rondheim parut tenir le coup et resta figé comme une image calée dans un projecteur de cinéma, puis, avec une lenteur infinie, de l'allure inexorable d'un arbre qui tombe, il s'affala sur le pont et ne bougea plus. Pitt resta immobile lui aussi, le souffle pantelant au travers de ses dents serrées, son poignet droit pendant mollement au bout de son bras. Il leva les yeux vers les petites lumières qui jaillissaient des canons factices de la forteresse, et puis se rendit compte que la barque suivante était en train de pénétrer dans la salle. Il cligna des yeux dans le but de fixer son regard, mais la sueur qui lui coulait sur le front vint l'aveugler. Il lui restait une chose à accomplir. Cette pensée le dégoûta tout d'abord, mais il parvint à s'en débarrasser, en décidant qu'il n'y avait rien d'autre à faire. Il passa par-dessus les jambes écartés de l'homme inconscient et se pencha, pour déposer l'un des bras de Rondheim contre le pont, au bas de la rambarde. Puis, il souleva un pied et l'abattit sur le bras de son ennemi. Un frisson parcourut l'échiné de Pitt alors que l'os se brisait quelques centimètres sous le coude. Rondheim remua mollement et poussa un gémissement. - De la part de Jérôme Lillie, dit Pitt d'un ton amer. Il recommença l'opération avec l'autre bras de Rondheim, en notant avec satisfaction que les yeux de sa victime s'étaient rouverts et fixaient le vide, les pupilles dilatées, avec un regard vitreux qui prouvait l'état de choc physique dans lequel il se trouvait. - Prends encore celui-ci de la part de Tidi Royal. Pitt agit de façon purement mécanique, en retournant le corps de Rondheim dont les jambes pointaient dans des directions différentes, et les appuya sur le pont et la rambarde ainsi qu'il avait fait avec les bras. La partie émotionnelle et consciente de l'esprit de Pitt s'était détachée de son cerveau. Elle flottait en dehors de sa voûte crânienne, en gardant -néanmoins suffisamment le contact pour actionner les fils qui guidaient ses mains et ses pieds. Sous les ecchymoses, les entailles et, à quelques endroits, les fractures, la 416 417 machine tournait doucement et paisiblement au ralenti. La terrible fatigue et la douleur avaient été repoussées à l'arrière-plan, et oubliées jusqu'au moment où son esprit reprendrait le contrôle. Il sauta sur la jambe gauche de Rondheim, en déclarant : - Marque celui-ci de la part de Sam Kelly. Rondheim poussa un cri qui s'étouffa dans sa gorge. Les yeux gris-bleu au regard vitreux se levèrent vers Pitt. - Tue-moi, murmura-t-il. Pourquoi est-ce que tu ne me tues pas ? - Même si tu vivais mille ans, dit Pitt d'un ton acerbe, tu n'arriverais pas à réparer toutes les souffrances et toutes les misères que tu as provoquées. Je veux que tu apprennes à quoi cela ressemble, de sentir la douleur atroce de tes os qui se cassent, et l'impuissance de rester là en observant ce qui t'arrive. Je pourrais te briser les reins comme tu l'as fait avec Lillie ; pour que tu passes le reste de ta pourriture de vie dans un fauteuil roulant. Mais ce serait prendre tes désirs pour la réalité, Oskar. Ton procès pourrait durer des semaines, et peut-être des mois, mais il n'y a aucun jury au monde qui ne t'accorderait la peine de mort sans même quitter la salle. Non, je te ferais un sacré cadeau en te tuant, et ça, cela n'arrivera jamais. Prends celui-ci de la part de Willi Hunnewell. Il n'y avait pas de sourire sur le visage de Pitt, ni même d'éclat de jouissance anticipée dans ses yeux d'un vert intense. Il sauta pour la quatrième et dernière fois, et un horrible cri rauque roula sur le pont du navire, rebondit sur la paroi de la salle, avant de revenir en écho et de s'éteindre peu à peu. Avec un sentiment de vide, presque de tristesse, Pitt s'assit sur le couvercle d'une écoutille, et baissa les yeux sur la silhouette disloquée de Rondheim. 418 Le spectacle n'était pas joli à voir. La fureur qui s'était emparée de Pitt avait trouvé son exutoire, et il se sentait à présent complètement exténué, attendant que ses poumons et son cour reprennent un rythme normal. Il était toujours assis au même endroit lorsque Kippmann et Lazard déboulèrent sur le pont, suivis par une petite armée d'hommes de la sécurité. Ils ne prononcèrent pas une parole. Il n'y avait rien qu'ils puissent dire, tout au moins au cours des soixante secondes qui suivirent, jusqu'à ce qu'ils aient pleinement compris ce que Pitt venait de faire. Ce fut finalement Kippmann qui rompit le silence. - Vous y avez été un peu fort avec lui, non ? - C'est Rondheim, déclara Pitt d'un air détaché. - Rondheim ? Vous êtes sûr ? - J'oublie rarement un visage, dit Pitt, en particulier lorsqu'il appartient à un homme qui m'a flanqué une dérouillée. Lazard se tourna pour l'observer. Ses lèvres se tordaient en un sourire rusé. - Qu'est-ce que j'avais dit au sujet de votre aptitude à mener un combat au corps à corps ? - Désolé, je n'ai pas pu le répéter à Rondheim avant qu'il ne se mette à tirer avec son pistolet à silencieux, dit Pitt. Est-ce qu'il a touché quelqu'un ? - Castile a une estafilade au bras, répondit Lazard. Après avoir désarmé ces deux clowns sur les sièges arrière, je me suis retourné et je vous ai vu jouer les Errol Flynn sur le pont. Je savais que nous n'étions pas encore tirés d'affaire, c'est pour ça que je me suis jeté sur la petite famille à l'avant et que je les ai forcés à se coucher sur le fond, pour se mettre à l'abri. 419 - J'ai fait la même chose avec nos visiteurs d'Amérique latine, ajouta Kippmann en souriant et en frottant un bleu qu'il avait sur le front. Ils ont d'abord cru que j'étais fou et m'ont donné du fil à retordre pendant une bonne minute. - Que va-t-il se passer pour Kelly et la Hermit Limited ? demanda Pitt. - Nous allons procéder à l'arrestation de M. Kelly ainsi que de ces riches associés du monde entier, bien évidemment, mais les chances de voir condamner des individus d'une stature pareille sont presque nulles. Je peux facilement imaginer que les gouvernements concernés vont les frapper là où cela leur fera le plus de mal - au portefeuille. Les amendes qu'ils auront à payer permettront certainement à la Marine d'acheter un nouveau porte-avions. - C'est un bien petit prix à payer pour la peine qu'ils ont causée, dit Pitt d'un air de lassitude. - Même si c'est peu, c'est déjà ça, ajouta Kippmann dans un murmure. - Oui... Oui, en effet. Remercions Dieu d'avoir pu les arrêter. Kippmann hocha la tête. - C'est vous qu'il faut remercier, major Pitt, pour avoir sifflé la fin de la partie pour la Hermit Limited. Lazard sourit tout à coup. - Et j'aimerais être le premier à vous exprimer ma gratitude pour votre petit numéro des Horaces et des Curiaces, sur le pont. Kippmann et moi ne serions certainement pas là pour le dire si vous ne leur aviez pas donné la réplique comme vous l'avez fait. Il posa sa main sur l'épaule de Pitt. - Dites-moi une chose. Je suis curieux. - A quel sujet ? 420 - Comment avez-vous compris que ces pirates sur le pont étaient en chair et en os ? - Ils étaient simplement là, installés sur le pont, en train d'ouvrir de grands yeux, dit Pitt d'un ton badin. Et j'aurais juré que j'avais vu les autres mannequins cligner des paupières. Tl EPILOGUE C'était un agréable après-midi, dans le sud de la Californie. La brume du matin s'était dissipée et un petit vent frais soufflant de l'ouest apportait les lourdes effluves de l'océan Pacifique jusqu'au jardin central de l'hôtel Disneyland, apaisant les membres endoloris de Pitt et tranquillisant sa conscience face à la tâche qui restait à accomplir. Il demeurait silencieux, en attendant qu'arrivé l'ascenseur de verre qui descendait le lorxg de la façade de l'immeuble. La cage bourdonna en s'immobilisant, et les portes glissèrent. Il se frotta l'oil pour le débarrasser d'une démangeaison imaginaire et baissa la tête, pour dissimuler son visage alors qu'xm jeune homme et une femme, bras dessus, bras dessous, échangeant des rires de bonne humeur, le dépassaient sans remarquer ses traits défigurés ni son bras entouré d'un plâtre de plastique et soutenu par une écharpe de tissu noir. Il entra dans l'ascenseur et appuya sur le bouton marqué « six ». La cage s'éleva en douceur, alors qu'il se retournait pour regarder au travers de la vitre le paysage d'Orange County. Il prit une profonde respiration et relâcha lentement son souffle, observant le tapis de lumières brillantes qui s'étendait sous lui et qui grandissait en direction de l'hori- 423 zon enténébré à mesure que grimpait l'ascenseur. Les lumières scintillaient dans l'air cristallin, et ce spectacle le fit songer à un écrin de pierres précieuses. Il était difficile de croire que deux heures seulement le séparaient du moment où le médecin du parc avait soigné son poignet, avant que Pitt ne prenne une douche, ne se rase et n'avale le premier véritable repas depuis qu'il avait quitté Reykjavik. Le médecin s'était montré catégorique, et prétendait que Pitt devait se rendre dans un hôpital, mais ce dernier n'avait rien voulu entendre. Le médecin avait alors déclaré d'un air sévère : « Vous êtes fou, en restant sur pied vous risquez la mort. Vous devriez plutôt vous allonger et dormir quelques heures. Si vous ne vous glissez pas entre deux draps sur un lit d'hôpital, vous allez subir une dépression de première classe. - Merci, avait simplement déclaré Pitt. Je suis touché de votre intérêt professionnel pour moi, mais il reste encore un dernier acte à jouer. Deux heures, pas plus, ensuite, je dédierai ce qui reste de mon corps à la médecine. » L'ascenseur ralentit avant de s'arrêter, les portes s'ouvrirent et Pitt s'avança sur le tapis rouge et moelleux du hall du sixième étage. Il s'immobilisa tout à coup, pour ne pas entrer en collision avec trois hommes qui attendaient pour descendre. Il reconnut deux d'entre eux comme des agents de Kippmann. Le troisième homme, celui qui se tenait au milieu, la tête basse, il n'y avait aucun doute là-dessus, c'était F.James Kelly. Pitt se planta devant eux pour leur barrer le passage. Kelly releva lentement la tête et examina Pitt d'un air distrait, sans le reconnaître. En fin de compte, Pitt mit un terme au silence embarrassé. - Je suis presque désolé que votre grand projet 424 ait échoué, Kelly. En théorie, il était grandiose. En pratique, il était irréalisable. Les yeux de Kelly s'ouvrirent par paliers et son visage perdit toute couleur. - Mon Dieu... Est-ce que c'est vous, major Pitt ? Mais non... Vous êtes... - Censé être mort ? termina Pitt, comme si cela n'avait pas beaucoup d'importance, excepté pour lui-même. - Oskar a juré vous avoir tué. - J'ai fait en sorte de quitter la soirée un peu plus tôt, dit Pitt d'un ton froid. Kelly se mit à hocher la tête d'arrière en avant. - A présent, je comprends pourquoi mes plans ont échoué. On dirait bien, major, que le hasard vous a fait jouer le rôle de la Némésis vengeresse. - Simple question de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment. Kelly eut un léger sourire et adressa un signe de tête aux deux agents. Tous trois pénétrèrent dans la cage d'ascenseur. Pitt se recula, puis déclara subitement : - Sam vous a laissé un message. Kelly mit quelques secondes à saisir ces paroles. - Est-ce que Sam... - Sam est mort dans la toundra, acheva une fois de plus Pitt. Un peu avant sa fin, il a voulu que vous sachiez qu'il vous pardonnait. - Oh, Seigneur... Seigneur, bredouilla Kelly, en portant la main à ses yeux. Pendant de nombreuses années, Pitt garderait à l'esprit le visage de Kelly, juste avant que ne se referment les portes de l'ascenseur. Les rides marquées, les yeux sans éclat et sans vie, le teint plombé. C'était le visage d'un homme qui se savait pris à la gorge. Pitt essaya de pousser la porte de la chambre 605. Elle était fermée à clé. Il suivit le 425 couloir et alla tourner la poignée de la porte 607. Celle-ci était ouverte. Il s'introduisit rapidement dans l'entrebâillement et referma la porte derrière lui. La pièce était froide et obscure. L'odeur de vieux mégots de cigare lui chatouilla les narines alors qu'il s'avançait dans le vestibule. Cette odeur était tout ce dont il avait besoin pour savoir qu'il s'agissait de la chambre de Rondheim. Une clarté lunaire filtrait au travers des rideaux, dessinant de longues ombres informes. Il jeta un coup d'oil à la chambre, remarquant que les vêtements et les bagages de Rondheim n'avaient pas été défaits. Kippmann avait tenu parole. Ses hommes avaient agi avec assez de délicatesse pour ne pas attirer l'attention de Kirsti Fyrie, ni lui donner le moindre signe du sort réservé à Kelly et de la fin précipitée de la Hermit Limited. Il s'avança dans le rai de lumière jaune qui filtrait par la porte entrebâillée donnant sur la pièce voisine. Il se déplaçait en douceur, aussi silencieux qu'un prédateur nocturne se préparant à bondir. L'ensemble des pièces aurait difficilement pu passer pour une chambre, il s'agissait en fait plutôt d'une suite somptueuse. En plus du hall d'entrée, il y avait une salle de séjour pourvue d'un bar amplement garni, d'une salle de bains et d'une chambre proprement dite, terminée sur une face par une large porte-fenêtre de verre qui donnait sur un petit balcon. Toutes ces pièces étaient vides, à l'exception de la salle de bains ; un bruit d'eau ruisselante lui apprit que Kirsti devait se trouver sous la douche. Pitt prit la direction du bar, se servit d'un air nonchalant un scotch sur de la glace et tout aussi nonchalamment alla s'installer dans un énorme canapé moelleux. Vingt minutes et deux verres plus tard, Kirsti émergea de la salle de bains. Elle portait un kimono de soie verte, négligemment 426 attaché à la ceinture. Ses cheveux dorés dansaient autour de sa tête comme un halo couleur de soleil. Elle avait l'air incroyablement fraîche et adorable. Elle quitta la salle de bains pour passer dans la salle de séjour et était en train d'hésiter pour savoir si elle allait se servir un verre lorsqu'elle aperçut le reflet de Pitt dans le miroir installé derrière le bar. Elle se figea sur placé comme si elle venait d'être frappée de paralysie, très pâle, avec une expression d'incertitude sur les traits. - Je suppose, déclara calmement Pitt, que la chose à dire de la part d'un gentleman à une femme splendide qui sort de son bain, c'est : « Voici Vénus naissant de l'écume des vagues. » Elle se retourna et son air d'incertitude se mua lentement en curiosité. - Est-ce que je vous connais ? - Nous nous sommes déjà rencontrés. Elle agrippa le coin du bar, en silence, les yeux braqués sur lui. - Dirk ! murmura-t-elle d'une voix douce. C'est vous. C'est vraiment vous. Grâce à Dieu, vous êtes toujours en vie. - Votre sollicitude concernant ma santé vient un petit peu tard. Ils échangèrent un regard, les yeux verts plongeant dans les mauves. - Bonny Parker et Lucrèce Borgia, dit-il, pourraient suivre des leçons chez vous pour apprendre comment se débarrasser de ses amis et de ses ennemis influents. - Il fallait que je fasse ce que j'ai fait, dit-elle d'une voix éteinte. Mais je peux vous jurer que je n'ai tué personne. Je me suis retrouvée involontairement impliquée dans ce tourbillon par Oskar. Je n'aurais jamais imaginé que son association avec Kelly pouvait conduire à la mort de tant de personnes. 427 - Vous dites que vous n'avez tué personne ? - Oui. - Vous mentez. Elle lui accorda un regard étrange. - De quoi parlez-vous donc ? - Vous avez tué Kristjan Fyrie. Elle le regarda alors comme s'il était devenu fou. Ses lèvres tremblaient, et ses yeux, ses adorables yeux violets, étaient assombris par la peur. - Vous ne pouvez pas prétendre une chose pareille, souffla-t-elle. Kristjan est mort sur le Lax ; il a été brûlé... Brûlé à mort. Le moment était venu, se dit Pitt, de solder le compte, d'additionner les entrées et de calculer les totaux. Il se pencha en avant. - Kristjan Fyrie n'est pas mort dans l'incendie d'un bateau au beau milieu de l'Atlantique nord - il est mort sous le scalpel d'un chirurgien sur une table d'opération de Veracruz, au Mexique. Pitt laissa ses paroles faire leur effet. Il avala plusieurs gorgées de son verre, et alluma une cigarette. Les mots n'étaient pas plus faciles pour lui que pour elle. Il contempla Kirsti sans rien ajouter. La bouche de Kirsti était restée ouverte. Elle ferma rapidement les lèvres et chercha en vain quelque chose à dire. Elle se trouvait au bord de larmes qui ne viendraient jamais. Puis, elle baissa la tête et se couvrit le visage avec les mains. - Je tiens cela des autorités compétentes, reprit Pitt. L'opération a eu lieu à l'hôpital Sau de Sol et le chirurgien était le docteur Jésus Ybarra. Elle lui lança un regard de profonde souffrance. - Alors vous savez tout. - Presque. Il me manque encore quelques pièces. - Pourquoi me mettez-vous ainsi à la torture 428 en tournant autour du pot ? Pourquoi n'y allez-vous pas franchement en disant ce qu'il y a à dire ? Pitt parla alors calmement. - Dire quoi ? Que vous êtes en réalité Kristjan Fyrie ? Qu'il n'a jamais eu de sour. Que Kristjan Fyrie est mort à la seconde même de votre naissance. Il remua la tête. - Quelle différence cela ferait-il ? En tant que Kristjan vous n'avez jamais accepté le sexe que votre corps avait reçu, c'est pourquoi vous avez entrepris de changer de sexe grâce à la chirurgie et vous êtes devenu Kirsti. Lorsque vous êtes venu au monde, vous étiez destiné à devenir transsexuel. Vos gênes s'étaient mélangés. Vous n'étiez pas satisfait de ce que vous avait donné la nature, alors vous avez fait en sorte de changer cela. Que dire de plus ? Elle sortit du bar et s'appuya au montant matelassé de cuir. - Vous ne pourrez jamais comprendre, Dirk. Vous ne saurez jamais ce que c'est que de vivre une existence de frustration et de problèmes, en jouant le rôle de l'aventurier viril et fort alors qu'au-dedans de vous une femme crie pour se libérer. - C'est pourquoi vous êtes sortie de votre coquille, dit Pitt. Vous avez filé au Mexique pour rencontrer un chirurgien spécialisé dans les changements de sexe. Vous avez pris des hormones et utilisé des implants de silicone pour... pour votre poitrine. A la suite de quoi, vous avez pris le soleil sur une plage de Veracruz en attendant que vos cicatrices se résorbent. Puis, à l'instant propice, vous avez débarqué en Islande en prétendant être votre sour, disparue depuis des années en Nouvelle-Guinée. « Quelle confiance étonnante en vous-même vous deviez avoir, continua Pitt, pour penser pou- 429 voir vous en sortir de cette manière. J'ai rencontré pas mal d'escrocs rusés pendant ma courte existence, mais bon Dieu, Kirsti, ou Kristjan, ou ce que vous voudrez, vous êtes le plus astucieux salaud... ou plutôt la plus astucieuse salope de toute la série. Vous avez trompé tout le monde. Vous avez dupé l'amiral Sandecker en lui faisant croire que vous vouliez confier la sonde sous-marine à notre gouvernement. Vous avez lancé un millier d'hommes, leurs navires et leurs appareils dans une chasse au leurre, à la recherche d'un bateau qui n'avait jamais disparu. Vous avez trompé le docteur Hun-newell, un de vos vieux amis, en lui faisant identifier un corps carbonisé comme le vôtre. Vous vous êtes servie des employés de la Fyrie Limited - et ils sont morts en exécutant vos ordres. Vous vous êtes servie de Rondheim. Vous vous êtes servie de Kelly. Et vous avez même tenté de vous servir de moi, dans l'espoir que je vous débarrasse d'Oskar. Vraiment dommage que la bulle doive éclater. La première étape de toute fraude, c'est de se duper soi-même. Pour ça, on peut dire que vous avez remporté un succès éblouissant. Kirsti s'était lentement dirigée vers un petit sac de voyage posé en bout de table, elle en sortit un minuscule Coït automatique de calibre vingt-cinq et le pointa sur le torse de Pitt. . - Vos accusations ne sont pas aussi justes et précises que vous le pensez. Vous tâtonnez, Dirk, vous tâtonnez dans le noir comme un aveugle. Pitt jeta un coup d'oil au pistolet, et puis se retourna avec nonchalance, l'ignorant tout à fait. - Disons que vous allez faire la lumière sur tout ça. Elle lui lança un regard indécis, mais tout en continuant de braquer l'arme avec la raideur d'une statue. - Il entrait réellement dans mes intentions de 430 confier la sonde sous-marine aux autorités de votre pays. Mon projet, à l'origine, était de mettre mon équipe scientifique et mes ingénieurs à bord du Lax et de les envoyer à Washington pour la cérémonie de présentation. C'est au cours de la traversée de l'Atlantique nord que Kristjan Fyrie devait disparaître par-dessus bord. - Pendant le temps où vous voliez vers le Mexique pour l'opération. - Oui, répondit Kirsti d'une voix douce. Mais un fait totalement inattendu, une coïncidence imprévue est venue détruire la nouvelle vie que j'avais si soigneusement planifiée. Le docteur Jésus Ybarra était membre de la Hermit Limited. - Alors il a agité la cloche et a prévenu Rondheim. Kirsti opina. - A partir de cet instant, je suis devenue l'esclave d'Oskar. Il a menacé de révéler au monde entier ma transformation si je ne confiais pas les rênes de mon entreprise à lui et à Kelly. Je n'avais pas le choix. Si l'on apprenait mon secret, le scandale qui s'ensuivrait allait anéantir la Fyrie Limited et ruiner l'économie de mon pays. - Mais pourquoi toute cette mascarade avec le Lax? - A présent qu'Oskar et Kelly me contrôlaient, ils n'avaient plus la moindre envie de voir la sonde marine leur glisser entre les mains. C'est pour cela qu'ils ont imaginé cette histoire frauduleuse concernant la disparition du Lax. Vous admettrez qu'il s'agissait d'une solution efficace. Pour tout le monde, la sonde marine serait considérée comme perdue, au fond des mers. - Comme Kristjan Fyrie. - Oui, cela servait également mes intérêts. - Cela n'explique pas les modifications dans la superstructure du Lax, insista Pitt. Pourquoi la 431 sonde n'a-t-elle pas tout simplement été enlevée et placée sur un autre navire ? Pour la première fois, un sourire apparut sur les lèvres de Kirsti. - La sonde marine est une pièce d'un agencement compliqué. Un navire doit littéralement être construit autour d'elle. La démonter du Lax et la réinstaller sur un quelconque chalutier aurait pris des mois. Pendant que tous ces gens étaient occupés à le chercher, le Lax était secrètement remodelé au sein d'une crique de la côte est du Groenland. - Et le docteur Hunnewell ? Qu' est-il venu faire dans cette affaire ? - Il a travaillé avec moi pour mettre au point la sonde. - Je sais, mais pourquoi vous ? Pourquoi pas avec quelqu'un appartenant à son pays ? Elle lui lança un regard et observa ses traits un long moment, avant de répondre. - J'ai payé les recherches et le développement, sans exiger de résultat. Les organismes technologiques des Etats-Unis voulaient utiliser ses services et ses résultats expérimentaux. Le docteur Hunnewell détestait faire quoi que ce soit dans l'unique but de profits commerciaux. - Et pourtant, il est devenu un associé de Kelly et de la Hermit Limited. - Alors que le Lax était en train de prospecter les fonds marins au large du Groenland, la sonde s'est mise à mal fonctionner. Le docteur Hunnewell était la seule personne au monde possédant le bagage technique lui permettant d'effectuer une réparation rapide. Kelly a pris un avion pour la Californie, dans le but de le rencontrer. Il possède une étonnante faculté de convaincre les gens, ce F. James Kelly. Il a persuadé le docteur Hunnewell de rejoindre la Hermit Limited, s'il voulait sauver 432 le monde. Le docteur n'a pas pu refuser. Il a toujours été ce que vous appelez une bonne âme. Une expression attristée passa sur les traits de Kirsti. - Ce n'est qu'ensuite qu'il a regretté sa décision et qu'il l'a payé de sa vie. - Cela explique l'incendie du navire, dit Pitt d'un air songeur. Vous avez sous-estime le docteur Hunnewell. Il n'était pas tombé sous le charme de Kelly. Il avait percé à jour les sales combines qui se tramaient là derrière. Il n'a pas apprécié ce qu'il a vu à bord du Lax - l'équipage de Rondheim qui retenait prisonniers vos scientifiques. Il est même vraisemblable que ce sont vos gens à bord du navire qui lui ont appris ce qui s'était passé concernant la mort du docteur Matajic et son assistant. Hunnewell savait qu'il lui fallait faire quelque chose pour arrêter Kelly, c'est pourquoi il a réglé la sonde, pour qu'elle explose après son départ, lorsqu'il aurait regagné les Etats-Unis. Seulement, il avait commis une erreur. Quelque chose qu'il ne comprenait sans doute pas dans les éléments réactifs du celtinium a fait que l'explosion n'a pas seulement détruit la sonde mais a causé l'incendie du navire dans son entier, et carbonisé tout l'équipage par la même occasion. J'étais présent lorsqu'il a à nouveau posé le pied sur le Lax J'ai vu l'expression ahurie de son visage lorsqu'il a réalisé ce qu'il avait fait. - C'était ma faute, déclara Kirsti d'une voix tremblante. Je suis la seule à blâmer. Je n'aurais jamais dû citer le nom du docteur Hunnewell devant Oskar et Kelly. - Kelly s'est douté de ce qui avait eu lieu, et a ordonné à Rondheim de se débarrasser de Hunnewell. - C'était mon plus vieil ami, dit Kirsti dans un murmure étouffé. Et j'ai signé son arrêt de mort. 433 - Est-ce qu'il était au courant, pour vous ? - Non, Oskar lui a simplement déclaré que je me trouvais à l'hôpital, en convalescence après une maladie. - C'était un meilleur ami que vous l'imaginiez, dit Pitt. Il a prétendument identifié un cadavre sur le Lax comme étant le vôtre. Le docteur Hunne-well a agi de la sorte pour ne pas que le Kristjan Fyrie qu'il connaissait soit inquiété lorsque lui-même irait confier aux autorités ce qu'il savait concernant les activités de la Hermit Limited. Malheureusement, le mal a triomphé du bien. C'est Rondheim qui l'a eu le premier. Pitt remua la tête d'un air peiné et poussa un soupir. - C'est alors que Dirk Pitt a fait son entrée, côté jardin. Kirsti tressaillit visiblement. - C'est pour cela que j'ai insisté pour vous rencontrer. Je voulais vous exprimer ma gratitude pour avoir tenté de lui sauver la vie. Je vous en suis toujours reconnaissante. Pitt se passa le verre froid sur le front. - C'est trop tard. Cela ne fait plus beaucoup de différence, à présent, dit-il d'un ton las. - Cela en fait pour moi. C'est la raison pour laquelle j'ai tenu à arrêter Oskar avant qu'il ne vous mette en pièces. Sa voix s'était remise à trembler. - Mais je... Je ne pouvais pas vous venir en aide une deuxième fois. Il fallait que je me protège moi-même, Dirk. Je suis désolée. S'il vous plaît, ne faites pas un geste et ne m'obligez pas à appuyer sur la gâchette. Il faut attendre l'arrivée d'Oskar. Pitt remua une fois de plus la tête. - N'espérez plus qu'Oskar débarque ici pour vous venir en aide. Pour le moment, votre exmaître chanteur est étendu, parfaitement incons- 434 cient, et recouvert d'une demi-tonne de plâtre, sur un lit d'hôpital. Entouré, devrais-je ajouter, d'une bande d'agents des services de renseignements. Ils vont être obligés de l'amener jusqu'à la potence en fauteuil roulant, parce qu'il ne pourra plus ni marcher ni courir, et encore moins danser. L'arme bougea d'un cheveu. - Que voulez-vous dire ? - C'est terminé, tout est fini. Vous êtes libre. La Hermit Limited et son directoire sont à plat ventre. Etrangement, Kirsti n'accusa pas Pitt d'être devenu fou. - J'aimerais vous croire, dit-elle, mais comment le pourrais-je ? - Décrochez le téléphone et appelez Kelly, Marks, Von Hummel, ou bien votre ami Rondheim. Ou mieux encore, allez jeter un coup d'oil dans toutes les chambres du sixième étage. - Et qu'espérez-vous que j'y trouve ? - Rien, absolument rien. Ils ont tous été arrêtés. Pitt termina son verre et le reposa sur la table. - Vous et moi sommes les deux seuls qui restent. Cadeau des services secrets. Vous êtes ma prime - un petit cadeau en douce - pour services rendus. Que vous aimiez ça ou que vous le détestiez, votre âme est passée des mains de Rondheim aux miennes. La pièce se mit à tourner autour de Kirsti alors qu'elle comprenait peu à peu que Pitt disait la vérité. Elle s'était demandé pourquoi Rondheim ne l'avait pas encore contactée, pourquoi Kelly n'était pas venu la trouver dans sa chambre ainsi qu'il l'avait promis, pourquoi le téléphone n'avait pas sonné et pourquoi personne n'avait frappé à sa porte depuis bientôt deux heures. Elle se ressai- 435 sit bien vite, en acceptant de prendre conscience de ce qui avait eu lieu. - Mais... Et moi ? dit-elle. Est-ce que je suis également en état d'arrestation ? - Non, les services secrets sont au courant de votre nouvelle situation. Ils ont assemblé toutes les pièces du puzzle et ils ont compris que c'était Rondheim qui vous faisait chanter. Ils s'étaient mis dans l'idée de vous accuser de complicité, mais je leur ai ôté ça de la tête. L'arme avait lentement été déposée sur la table. Un silence embarrassé s'installa dans la pièce. Finalement, Kirsti se tourna vers Pitt. - Il doit y avoir un prix à payer, dit-elle. Il y a toujours un prix à payer. - Il est minime si l'on considère vos fautes passées... Des fautes que vous ne pourrez jamais racheter même avec toute votre fortune. Mais vous pouvez effacer l'ardoise et recommencer une nouvelle existence sans influence de qui que ce soit. Tout ce que je vous demande c'est que vous me garantissiez que la Fyrie Limited continuera de collaborer de façon . étroite et régulière avec la NUMA. - Et? - Les mémoires informatiques des ordinateurs de Kelly détiennent assez d'informations pour construire une nouvelle sonde. Je parle au nom de l'amiral Sandecker en vous annonçant qu'il aimerait que vous preniez la tête de ce projet. - C'est tout ? Rien de plus que cela ? demanda-t-elle d'un air incrédule. - J'ai dit que le prix était minime. Elle lui accorda un regard assuré. - Comment pourrais-je être certaine que vous n'allez pas demander des intérêts, demain, la semaine prochaine, l'année suivante ? 436 Un froid passa dans le regard de Pitt, tandis que sa voix se faisait de glace. - Ne me rangez pas dans la même catégorie que vos petites copines. Les assassinats en série et l'extorsion, ça n'a jamais été ma tasse de thé. Votre secret sera bien gardé en ce qui me concerne, et encore plus en ce qui concerne les services de renseignements - ils feront en sorte que Rondheim, Kelly et Ybarra ne s'approchent jamais à moins de quinze mètres d'un journaliste. Elle hésita. - Je suis désolée, vraiment désolée. Qu'est-ce que je pourrais dire de plus ? Il ne répondit pas, se contentant de l'observer. Elle se tourna pour jeter un coup d'oil au parc d'attractions que l'on apercevait par la fenêtre. Les tourelles du Château Magique brillaient comme des gâteaux d'anniversaire. Les familles étaient rentrées chez elles, à présent. Les jeunes couples les avaient remplacées et déambulaient dans les allées et les rues du parc, main dans la main, respirant l'atmosphère romantique. - Et vous ? Qu'allez-vous faire en partant d'ici ? demanda-t-elle. - Après de courtes vacances, je vais retourner au quartier général de la NUMA à Washington et commencer à travailler sur un nouveau projet. Elle se retourna vers lui. - Et si je vous demandais de venir avec moi en Islande et de devenir membre de mon conseil d'administration ? - Je ne suis pas du genre conseil d'administration. - Il doit bien exister d'autres façons pour moi de vous exprimer ma gratitude. Elle s'avança vers Pitt et vint se placer juste en face de lui. Un sourire coquin lui retroussa les lèvres, ses yeux de biche se firent plus doux encore 437 et il semblait bien qu'une légère trace d'humidité venait d'apparaître sur son front. - Tout sera fait selon votre volonté, dit-elle lentement. Elle leva la main et, du bout des doigts, vint caresser légèrement son visage meurtri. - Demain, reprit-elle, je verrai l'amiral San-decker et je l'assurerai de nos efforts mutuels. Elle hésita, toujours plantée devant lui. - Pourtant, il me faut retirer un petit bénéfice en retour. - Et qui est ? Elle dénoua la ceinture de son kimono et agita les épaules pour le faire glisser sur le sol, puis resta là dans une attitude détendue, une pose de nu classique. Dans la lumière de la lampe, elle ressemblait à une créature à la peau hâlée, douce et satinée, sortie des mains d'un grand sculpteur, habile et patient. Les lèvres pleines et rebondies étaient légèrement entrouvertes par l'excitation et l'impatience. Les yeux mauves lançaient une invitation muette. Il n'existait qu'un mot pour décrire ses formes et tout son corps, et ce mot était : splen-dide. C'était un monument parfait dû au miracle de la science médicale. - Prenez cela comme un compliment si vous le voulez, dit-elle de sa voix rauque, mais je n'ai pas cru une seule minute à votre numéro d'homosexuel. - Il faut en être un pour en reconnaître un. Elle blêmit. - Ce que je suis devenue, ce n'est pas la même chose. - Ce que vous êtes devenue, c'est une ensorceleuse froide, maligne et calculatrice. - Non! - Kristjan Fyrie était un amoureux de l'humanité, ardent et passionné. Votre changement a été 438 aussi bien émotionnel que physique. Pour vous, les gens ne sont là que pour être utilisés, et être jetés lorsqu'ils ont fini de servir. Vous êtes froide et vous êtes malade. Elle remua la tête. - Non... Non ! J'ai changé. Oui. Mais je ne suis pas froide... Non, pas froide. Elle leva les bras. - Laissez-moi vous le prouver. Ils se tenaient au centre de la pièce, se mesurant du regard en silence. C'est alors qu'elle remarqua l'expression qui venait de naître sur le visage de Pitt. Ses bras retombèrent lentement contre son corps. Elle semblait ébahie, ses yeux superbes étaient étonnés. Elle contempla son visage d'un étrange regard paralysé mais attentif. Les traits de Pitt arboraient une expression froidement menaçante. Les ecchymoses violettes, les chairs tuméfiées, les entailles, tout cela s'assemblait pour former un terrible masque de dégoût. Les yeux de Pitt ne remarquaient plus sa beauté. Il parvenait seulement à voir les cendres impossibles à identifier de ce qui avait autrefois été des hommes. Il vit Hunnewell mourant sur une plage désolée. Il se souvint du visage du capitaine de l'hydrofoil juste avant qu'il ne disparaisse dans les flammes. Il connaissait la douleur de Lillie, de Tidi et de Sam Kelly. Et il savait que Kirsti Fyrie était en partie responsable de ces souffrances et pour certains d'entre eux - de leur mort. Kirsti pâlit davantage encore et recula d'un pas. - Dirk ? Qu'est-ce qu'il y a ? - Que Dieu te sauve, dit-il. Il se détourna et alla ouvrir la porte. Le premier pas en direction de l'ascenseur fut le plus difficile. Puis, les autres suivirent plus facilement. Pendant le temps qu'il mit pour rejoindre le rez-de-chaussée, arriver jusqu'au trottoir et héler un taxi, son 439 sang-froid détendu avait eu le temps de s'installer à nouveau en lui. Le chauffeur ouvrit la portière et enclencha le compteur. - Où allons-nous, monsieur ? Pitt resta assis un moment sans répondre. Puis, brusquement, il sut où il lui fallait aller. Il n'avait pas le choix. Il était ainsi fait. - Au Newporter Inn. Vers une tête rousse compatissante... Du moins, je l'espère. Clive Cussler dans Le Livre de Poche L'Incroyable Secret n° 7499 Mission : retrouver coûte que coûte un incroyable document secret qui vaut de l'or mais pourrait déclencher une guerre. Deux des meilleurs agents secrets du monde, Dirk Pitt, l'Américain, et Brian Shaw, l'Anglais, s'affrontent dans une course folle pour mettre, le premier, la main sur cet incroyable secret disparu depuis soixante-quinze ans mais que la belle Heidi Milligan, un brillant officier de la marine américaine, a découvert accidentellement. Panique à la Maison-Blanche n° 7507 Golfe de Cook, Alaska. Un S.O.S. vient d'être reçu... Le Catawba, un garde-côte, fonce sur les eaux. Le bateau en détresse émerge soudain du rideau de pluie. Les ponts sont déserts et les appels du Catawba restent sans réponse. À bord de VAmie Marie, tous sont morts, même le chat. Un autre appel désespéré arrive alors du pilote d'un avion livrant du matériel à une équipe de scientifiques sur l'île Augustine située à 30 milles au nord-est de la position du Catawba : « Savants tous morts, sauvez-moi. » Ainsi commence pour Dirk Pitt, le très séduisant agent secret américain, héros de L'Incroyable Secret, l'affaire la plus difficile de toute sa carrière ; une infernale, effroyable machination dont dépend la liberté du monde. De Washington au Kremlin, de l'Alaska aux Caraïbes, Dirk Pitt nous entraîne, sur - et sous - les océans, dans une course implacable. Cyclope n° 7529 Cyclope, c'est la nouvelle aventure de Dirk Pitt, l'agent secret aux yeux verts... Comme d'habitude, tout y débute par hasard, quand Dirk découvre des cadavres dans un antique dirigeable. D'où viennent-ils ? Une longue histoire... En vérité, Dirk lui-même ignorait que son enquête allait le conduire vers un secret lourd de conséquences : il existerait, sur la face cachée de la Lune, une base où Américains et Soviétiques se livrent une guerre impitoyable afin de contrôler l'espace... Dans le même temps, Dirk Pitt s'avise que le Kremlin est en train de préparer, dans une île des Caraïbes, une véritable intervention à Cuba. Saura-t-il déjouer les plans de ceux qui, à l'insu du président des États-Unis, préparent la guerre des étoiles ? La réponse se trouve peut-être au fond des mers, là où gît l'épave du Cyclope, ce vieux charbonnier qui a sombré dans d'étranges circonstances, en 1918... Trésor n° 7566 La découverte des secrets de la bibliothèque d'Alexandrie - ouvres d'art inestimables, richesses à couper le souffle, cartes de gisements inconnus d'or et de pétrole -bouleverse l'équilibre international. Zélotes de l'Islam et réseaux terroristes menacent de renverser des gouvernements et de plonger le monde dans le chaos. Face à eux, l'agent secret aux yeux verts, Dirk Pitt... Dragon n° 7604 L'explosion dans le Pacifique Nord d'un cargo transportant des voitures japonaises, c'est un accident. Mais dès lors que cette explosion est d'origine nucléaire, c'est une énigme. Une énigme taillée sur mesure pour Dirk Pitt, le chercheur d'épaves que connaissent bien les lecteurs de Panique à la Maison-Blanche et de Trésor... L'enjeu est de taille. Rien de moins que la propagation du feu nucléaire en territoire américain, sous le couvert de banales voitures importées. Dernière étape du plan ourdi par un cartel de financiers et d'industriels japonais, qui se sont juré de briser toute résistance à l'expansion commerciale du pays des « samouraïs ». Sahara n° 7643 D'où vient la terrible marée rouge surgie dans le delta du Niger, et grosse de menaces pour l'écologie mondiale ? Quel rapport entre cette catastrophe et la disparition en 1930, en plein Sahara, de l'aviatrice Kitty Manock ? Ou celle d'un bateau américain, évanoui dans la brume soixante-dix ans plus tôt ? Parti à la recherche de la barque funéraire d'un pharaon, le chasseur de trésors Dirk Pitt, bien connu des innombrables lecteurs de Panique à la Maison-Blanche et de Cyclope, va être entraîné, en compagnie de la douce Eva, dans la plus étrange et la plus dangereuse de ses aventures. Un thriller écologique où mystère, humour et suspense composent le plus excitant des cocktails. L'Or des Incas n° 17000 1532 : les derniers survivants d'un peuple décimé cachent au cour des Andes un somptueux trésor : la chaîne d'or du dernier Inca, si lourde qu'il faut deux cents hommes pour la porter. 1998 : Shannon Kelsey, intrépide et séduisante archéologue, parcourt le Pérou avec son équipe, n'hésitant pas à plonger dans les profondeurs d'un puits sacré... Mais l'or des Incas suscite d'autres convoitises, bien peu scientifiques, celles en particulier d'un réseau mondial de trafiquants d'ouvres d'art, décidé à tout pour atteindre ses fins. Dirk Pitt, l'homme aux yeux verts, héros de Cyclope, de Trésor et d'autres best-sellers de Clive Cussler, se trouve là au bon moment... Tout est prêt pour un fabuleux roman d'aventures. Onde de choc n°17062 En 1859, deux forçats rescapés d'un naufrage, Betsy Fletcher et Jess Dorsett, découvrent sur une île déserte une immense mine de diamants. Ils fondent une dynastie puissante et riche. Cent quarante ans plus tard, une de leurs descendantes, Maeve Dorsett, dont le père, Arthur, est un des plus gros diamantaires du monde, est abandonnée avec un groupe de touristes, dans des conditions mystérieuses, sur une île désolée de l'Antarctique. Dirk Pitt, l'explorateur bien connu des lecteurs de Clive Cussler, parvient à les sauver alors qu'il enquête sur les causes inexpliquées d'une épidémie qui ravage la faune. Il découvrira bientôt l'existence d'une nouvelle technique d'extraction minière : l'onde de choc, ou convergence acoustique. Une méthode efficace, meurtrière pour la vie environnante, que le père de Maeve Dorsett n'a pourtant aucun scrupule à utiliser. Et même à grande échelle... Composition réalisée par NORD COMPO Imprime en France sur Presse Offset par BRODARD & TAURIN La Flèche (Sarthe) N° d'imprimeur 6708 - Dépôt légal Edit 10842-04/2001 LIBRAIRIE GENERALE FRANÇAISE - 43, quai de Grenelle - 75015 Paris ISBN 2-253-17120-4