Paru dans Le Uvnàè Poche. CLIVE CUSSLER L'INCROYABLE SECRET. PANIQUE À LA MAISON BLANCHE. CYCLOPE. TRÉSOR. SAHARA. Dragon TRADUIT DE L'AMÉRICAIN PAR CLAUDIE LANGLOIS-CHASSAIGNON GRASSET Titre original : DRAGON Simm and Schuster, Inc., New York. A tous les hommes et à toutes les femmes des services de renseignements de notre nation dont le dévouement et la loyauté sont rarement reconnus. Et dont les efforts ont épargné aux citoyens américains plus de tragédies qu'on ne peut imaginer. © Clive Cussler Enterprises Inc., 1990. © Editions Grasset & Fasquelle, 1991, pour la traduction française. PROLOGUE Dennings 'Démons Insigne du Dennings' Démons 6 août 1945 Shemya Island, Alaska. Le diable minaudant, espiègle, tenait une bombe dans sa main gauche et une fourche dans sa main droite. D aurait pu paraître menaçant, s'il n'avait pas eu des sourcils exagérés et des yeux en demi-lune qui lui donnaient davantage l'air d'un faune endormi que du maître des enfers. Il portait cependant le traditionnel habit rouge, les cornes pointues et la longue queue fourchue. Curieusement, ses orteils en forme de serres agrippaient un lingot d'or sur lequel on pouvait lire 24 K. Sur le fuselage du bombardier, le long du cercle entourant la silhouette diabolique, se détachaient en lettres noires les mots Dennings'Démons. L'avion, baptisé du nom de son commandant et de son équipage, ressemblait à un fantôme solitaire sous le rideau de pluie qu'un vent de sud venu de la mer de Bering poussait sur les îles Aléoutiennes. Une batterie de projecteurs portatifs illuminait le macadam sous le ventre ouvert de l'avion, projetant les ombres tremblantes du personnel au sol sur le fuselage d'aluminium luisant. Des éclairs renforçaient l'atmosphère fantomatique de la scène, déchirant l'obscurité de l'aérodrome avec une fréquence inquiétante. Le major Charles Dennings, appuyé contre les pneus jumelés du train de droite, les mains profondément enfoncées dans les poches de son blouson de vol, observait l'activité déployée autour de son avion. Des policiers militaires et des sentinelles K9 patrouillaient dans la zone. Une petite équipe de cameramen filmait l'événement. Dennings surveillait avec un certain malaise l'introduction délicate de l'énorme bombe dans la soute modifiée du B29. Elle était trop grosse pour la garde au sol disponible sous le bombardier, et il avait fallu creuser une fosse et installer un treuil. Jamais, au cours des deux années où il avait été l'un des meilleurs pilotes de bombardier en Europe, avec plus de quarante missions à son actif, jamais il n'avait vu une telle monstruosité. Cela ressemblait à un gigantesque ballon de football trop gonflé, prolongé par d'absurdes nageoires. Son enveloppe ronde était peinte en gris clair et les joints qui tenaient le tout ensemble par le milieu avaient l'air d'une énorme fermeture Eclair. Denning se sentait menacé par cette chose qu'il allait devoir transporter sur près de quatre mille cinq cents kilomètres. La veille, les scientifiques de Los Alamos qui avaient mis la bombe au point avaient briefé Dennings et son équipage. On leur avait passé les films des essais d'explosion et les jeunes gens, frappés de stupeur, avaient regardé sans y croire la formidable détonation de cette arme capable à elle seule d'anéantir une ville entière. Il resta là encore une demi-heure, jusqu'à ce que les portes de la soute soient enfin refermées. La bombe atomique amorcée et en sûreté, l'avion reçut son plein de carburant et fut bientôt prêt à décoller. Dennings adorait son appareil. En vol, la grosse machine complexe et lui-même ne faisaient qu'un. Il était le cerveau, l'avion était le corps, une entité qu'il n'aurait jamais été capable d'expliquer. Au sol, en ce moment, c'était autre chose. Illuminé par les projecteurs et cinglé par une pluie glaciale, ce merveilleux, ce fantomatique bombardier d'argent lui apparut comme son futur cercueil. Il se secoua pour chasser ces pensées morbides et regagna en courant sous la pluie battante la baraque Quonset pour un dernier briefing avec son équipage. Il alla s'asseoir à côté du capitaine Irv Stanton, le bombardier, un homme enjoué au visage rond coupé d'une grosse moustache tombante. De l'autre côté de Stanton, les pieds étirés devant lui, 10 se tenait le placide capitaine Mort Stromp, le copilote de Dennings, un homme du Sud un peu lourdaud qui bougeait avec autant d'agilité qu'un paresseux à trois doigts. Juste derrière était assis le lieutenant Joseph Arnold, le navigateur, ainsi que le commandant de marine Hank Byrnes, ingénieur d'armement, qui contrôlerait la bombe pendant le voyage. Le briefing se poursuivit par l'exposé d'un officier de renseignements qui, dévoilant un tableau, leur montra une série de photos aériennes des objectifs. La zone industrielle d'Osaka était le premier. L'alternative, en cas d'épaisse couverture nuageuse, serait la ville historique de Kyoto. L'officier indiqua des trajectoires pour la bombe tandis que Stanton prenait calmement des notes. Un officier météo montra des cartes du temps et prédit de légers vents de face avec quelques nuages éparpillés au-dessus des objectifs. Il prévint également Dennings qu'il rencontrerait quelques turbulences au nord du Japon. Pour mettre toutes les chances de leur côté, deux B29 avaient décollé une heure plus tôt en éclaireurs afin de s'assurer de visu des conditions météo sur la route que devait suivre le Démons et de la couverture nuageuse sur les objectifs. Dennings prit à son tour la parole, tandis qu'on passait à la ronde des lunettes de soudeur. - Je n'ai pas l'intention de vous faire le discours habituel des veilles de missions, dit-il en notant le sourire soulagé de ses compagnons. On a dû s'envoyer toute une année d'entraînement en un mois seulement mais je sais que nous pourrons nous tirer très correctement de cette mission. A mon humble avis, vous êtes le damné meilleur équipage de l'Air Force. Si chacun de nous fait son boulot, ce sera sans doute la fin de la guerre. Il fit ensuite un signe de tête au chapelain de la base qui dit une prière pour la sécurité et la réussite du vol. Tandis que les hommes se dirigeaient l'un derrière l'autre vers le B29, Dennings vit s'approcher le général Harold Morrison, le bras droit du général Leslie Groves, chef du projet de la bombe Manhattan. Morrison regarda Dennings un moment sans rien dire. Les yeux du pilote accusaient des signes de fatigue 11 mais brillaient d'impatience. Le général lui tendit la main. - Bonne chance, major. - Merci, monsieur. Nous réussirons. - Je n'en doute pas une seconde, dit Morrison en s'efforçant d'afficher une expression confiante. n attendit la réponse de Dennings, mais le pilote resta silencieux. Après quelques instants embarrassants, Dennings demanda : - Pourquoi nous, mon général ? Le sourire de Morrison s'effaça presque. - Vous voulez renoncer ? - Non. Mon équipage et moi-même irons jusqu'au bout. Mais pourquoi nous ? répéta-t-il. Pardonnez-moi de vous dire cela, monsieur, mais j'ai du mal à croire que nous soyons le seul équipage de l'Air Force auquel vous fassiez confiance pour transporter une bombe atomique de l'autre côté du Pacifique, la lâcher au beau milieu du Japon et se poser à Okinawa avec à peine plus que des vapeurs d'essence dans les réservoirs. - n vaut mieux que vous ne sachiez que ce que l'on vous a dit. Dennings ressentit une certaine appréhension dans la voix et le regard du vieil homme. - Le « Soupir Maternel » ! - Dennings répéta lentement les mots, sans intonation précise, comme on répète le nom d'une imprononçable terreur. - Quel esprit tordu a bien pu inventer un nom de code aussi niais pour une bombe ? Morrison haussa les épaules avec résignation. - Je crois que c'est le Président, dit-il. Vingt-sept minutes plus tard, Dennings scrutait l'obscurité à travers le va-et-vient des essuie-glace. La pluie avait redoublé d'intensité et il ne voyait plus qu'à une cinquantaine de mètres dans les ténèbres humides. Ses deux pieds appuyaient sur les freins tandis qu'il faisait tourner les moteurs à 2 200 tours par minute. Le sergent Robert Mosely, le chef mécanicien du vol, annonça que le moteur extérieur numéro quatre tournait à cinquante tours de moins que lés autres. Dennings décida de ne pas 12 tenir compte de l'information. L'humidité de l'air était sans doute responsable de cette légère baisse de régime. H ramena les manettes des gaz au ralenti. Assis à la droite de Dennings, le copilote Mort Stromp accusa réception à la tour de contrôle de son autorisation de décoller. Il sortit les volets. Deux membres de l'équipage, dans les tourelles centrales, confirmèrent la position des volets. Dennings allongea le bras et alluma l'intercom. - OK, les gars, on y va ! Il poussa à nouveau les gaz et compensa l'énorme couple en augmentant légèrement les moteurs de gauche par rapport à ceux de droite. Puis il lâcha les freins. Avec une charge de soixante-huit tonnes, ses réservoirs pleins à ras bord de plus de vingt-six mille litres de carburant, une bombe de six tonnes dans sa soute et un équipage de douze personnes, le Dennings'Demons commença à rouler. D avait environ neuf tonnes de surcharge. Les quatre moteurs Wright Cyclone de 54 897 cm3 frémirent de toutes leurs pièces, leurs 8 000 chevaux fouettant les hélices de 5,50 mètres pour traverser le rideau de pluie que le vent rabattait sur elles. Les échappements crachant des flammes bleues, les ailes enveloppées d'un nuage d'écume, le gros bombardier rugit dans l'obscurité. Avec une lenteur angoissante, il commença à prendre de la vitesse. La longue piste qui s'étendait devant lui, taillée dans la sombre roche volcanique, s'achevait par un à-pic de cinquante mètres au-dessus d'une mer glacée. Un éclair horizontal baigna un instant les camions de pompiers et les ambulances rangés le long de la piste d'une lumière bleue irréelle. Il tira vigoureusement le manche, déterminé à enlever le Démons en l'air. A l'avant des pilotes, dans la partie exposée du nez de l'appareil, Stanton, le bombardier, surveillait avec appréhension la piste qui diminuait rapidement. Même le nonchalant Stromp se redressa sur son siège, essayant vainement de percer l'obscurité pour discerner le changement d'intensité qui annoncerait la fin du macadam et le début de la mer. L'avion avait avalé les trois quarts de la piste et restait 13 toujours collé au sol. Le temps semblait se dissoudre. Chacun avait l'impression de nager dans le vide. Puis soudain les phares des jeeps parquées de chaque côté du bout de la piste traversèrent le voile de pluie. - Nom de Dieu ! hurla Stromp. Décolle ! Dennings attendit encore quelques secondes puis tira doucement le manche vers sa poitrine. Les roues du B29 tournèrent dans le vide. L'avion était à peine à cent mètres d'altitude lorsque la piste disparut. Il lutta pour s'élever au-dessus des eaux menaçantes. Morrison était debout devant la baraque des radars, sous les trombes d'eau, les quatre membres de son équipe immobiles derrière lui. Il suivit le décollage du Dennings'Demons plus dans sa tête qu'avec ses yeux. A peine perçut-il l'embardée que fit l'appareil lorsque Dennings poussa la manette des gaz et lâcha les freins. Puis le bombardier disparut dans la nuit. Les mains en cornet autour de ses oreilles, il écouta le sifflement des moteurs diminuer avec la distance. Le son irrégulier était faible. Nul autre qu'un maître mécanicien ou un ingénieur en aéronautique n'aurait pu le distinguer, mais Morrison avait été l'un et l'autre au début de sa carrière dans les Army Air Corps. L'un des moteurs n'était pas au point. Un ou plusieurs de ses dix-huit cylindres montraient un fonctionnement erratique. Avec angoisse, Morrison tenta de discerner tout signe que le bombardier allait rater son envol. Si le Dennings'Demons s'écrasait au décollage, tout ce qu'il y avait de vivant sur cette île serait réduit en cendres en quelques secondes. Soudain, l'homme du radar hurla par la porte ouverte : - Ils sont en l'air ! Morrison poussa un soupir tendu. Alors seulement, se rendant compte du temps de chien, il entra dans la baraque. Il n'y avait plus rien à faire maintenant que d'envoyer un message au général Grèves à Washington pour l'informer que « Soupir Maternel » était en route vers le Japon. Et puis attendre et espérer. 14 Cependant, tout au fond de lui-même, le général était troublé. Il connaissait Dennings. Il le savait trop entêté pour faire demi-tour à cause d'un moteur en mauvais état. Dennings amènerait le Démons à Osaka, dût-il le porter sur ses épaules. « Que Dieu les aide ! » murmura Morrison. Il savait bien, hélas, que sa participation à l'immense opération ne laissait guère de chances à la prière. - Rentrez le train ! ordonna Dennings. - Je suis rudement content d'entendre ça ! grogna Stromp en manouvrant le levier. Les moteurs du train grincèrent et les trois jeux de roues allèrent se nicher à leur place, sous le nez et sous les ailes. - Train rentré et verrouillé. Comme la vitesse augmentait, Dennings réduisit les gaz pour économiser le carburant. Il attendit d'être à 200 nouds avant d'entamer doucement une lente montée en altitude. Invisible à droite, la chaîne des îles Aléoutiennes s'incurva lentement vers le nord-est. Maintenant, ils ne verraient plus la terre avant 3 500 kilomètres. - Comment va le numéro quatre ? demanda-t-il à Mosely. - fl fait ce qu'il peut mais il a chaud. - Dès qu'on atteindra cinq mille pieds, je le baisserai un peu en régime. - Ça ne lui fera pas de mal. Arnold donna à Dennings le cap qu'ils tiendraient tout au long des dix heures et demie à venir. A 4 900 pieds, Dennings passa les commandes à Stromp. Il s'étira et contempla le ciel. Pas une étoile n'était visible. L'avioq,ressentait la turbulence tandis que Stromp lui faisait traverser la masse menaçante de nuages orageux. Lorsque le plus gros de l'orage fut enfin derrière eux, Dennings déboucla sa ceinture et quitta son siège. En se tournant, il aperçut par un hublot de gauche, plus bas, le tunnel menant au centre et à la queue de l'appareil. Il put tout juste distinguer une partie de la bombe suspendue dans son mécanisme de largage. On avait dû rétrécir les coursives pour que l'arme gigantesque puisse être placée dans la soute à bombes et elle y était à l'étroit. Dennings 15 se faufila pour passer le long de la soute et sauter à l'autre extrémité. Puis il ouvrit une petite porte hermétique et se glissa de l'autre côté. Sortant une lampe de poche, il se fraya un chemin le long d'une passerelle longeant les deux réceptacles qu'on avait modifiés en un seul. Son diamètre extérieur mesurait à peine moins que les cloisons latérales. Dennings les toucha d'une main tremblante : l'acier lui glaça les doigts, fl n'arrivait pas à imaginer les centaines de milliers de personnes qui risquaient d'être réduites en cendres en une courte seconde, ni les horribles plaies que laisseraient brûlures et radiations. Les températures thermonucléaires ou l'onde de choc produites au cours des essais de Trinity n'avaient pu être captées par le film en noir et blanc. Il s'obligea à n'y voir qu'un moyen de mettre un terme à une guerre et de sauver la vie de centaines de milliers de ses compatriotes. Retournant au cockpit, il s'arrêta pour bavarder avec Byrnes qui relisait et vérifiait les plans des circuits des détonateurs de la bombe. De temps à autre, l'expert en artillerie jetait un coup d'oil à une petite console posée sur ses genoux. - J'espère qu'elle ne risque pas de sauter avant notre arrivée, plaisanta Dennings. - Il suffirait d'un éclair, répondit Byrnes. Dennings lui jeta un regard horrifié. - C'est peut-être un peu tard pour prévenir, tu ne crois pas ? Depuis minuit, on n'a pas arrêté de traverser des orages magnétiques ! Byrnes leva les yeux et sourit. - On aurait aussi bien pu sauter au décollage. Et puis quoi, ça a marché, oui ou non ? Dennings ne comprenait pas comment Byrnes pouvait être aussi décontracté. - Est-ce que le général Morrison était au courant du risque ? - Plus que n'importe qui ! Il est sur le projet de la bombe atomique depuis le début. Dennings frissonna et s'en alla. « C'est dingue, pensa-t-il. Tout ce projet est complète- 16 ment dingue ! Ce sera un miracle si l'un d'entre nous vit assez longtemps pour le raconter. » Après cinq heures de vol et 7 500 litres de carburant en moins, Dennings fit remonter le B29 à dix mille pieds. L'équipage était moins tendu maintenant que la lueur orange de l'aube teintait le ciel à l'est. L'orage était loin derrière eux et l'on apercevait les rouleaux mouvants de la mer et quelques nuages blancs éparpillés. Le Dennings'Demons filait tranquillement vers le sud-ouest à 220 nouds. Par chance, il avait pu se glisser dans un léger vent arrière. Au lever du jour, ils étaient seuls dans l'immensité vide du nord de l'océan Pacifique, tel un gros oiseau solitaire volant de nulle part à nulle part. C'est du moins ce que pensait le bombardier Stanton regardant par les hublots à l'avant de l'appareil. A 450 kilomètres de la principale île du Japon, Honshu, Dennings commencerait à grimper lentement jusqu'à trente-deux mille pieds, altitude à laquelle Stanton lâcherait la bombe sur Osaka. Le navigateur Arnold annonça qu'ils avaient vingt minutes d'avance sur le plan de vol. A la vitesse moyenne envisagée, il calcula qu'ils se poseraient à Okinawa dans cinq heures environ. Dennings regarda les jauges de carburant. Il se sentit soudain plein d'optimisme. A moins d'un vent contraire de face d'au moins cent nouds, ils termineraient la mission avec 1 500 litres minimum de carburant de réserve. Tous, cependant, ne baignaient pas dans l'euphorie. Assis à son poste, l'ingénieur Mosely étudiait la jauge de température du moteur numéro quatre. Et ce qu'il y lisait ne lui plaisait pas du tout. Il tapota le cadran du doigt. " L'aiguille oscilla et se cala dans le rouge. Mosely se glissa vers l'arrière et regarda par le hublot la partie inférieure du moteur. La nacelle ruisselait d'huile, et de la fumée s'échappait de ses tuyères. Il regagna alors le cockpit et s'agenouilla entre Dennings et Stromp. - Mauvaise nouvelle, major. Il va falloir couper le numéro quatre. - Vous ne pouvez pas le pousser quelques heures encore ? demanda Dennings. 17 - Non, monsieur. D risque de péter une soupape et de prendre feu d'une minute à l'autre. Stromp regarda Dennings, le visage sombre. - Je propose qu'on coupe le quatre un moment pour le laisser refroidir. Dennings savait que Stromp avait raison. Il faudrait maintenir l'altitude actuelle de douze mille pieds et prendre bien soin dés trois autres moteurs pour éviter leur surchauffe. Ensuite remettre en route le numéro quatre pendant l'ascension à trente-deux mille pieds et le largage de la bombe. n appela Arnold qui était penché sur ses cartes de navigation et traçait.la ligne de vol. - Combien jusqu'au Japon ? Arnold avait noté la légère baisse de vitesse et fit un rapide calcul. - Une heure et vingt et une minutes jusqu'à l'île principale. Stromp hocha la tête. - OK. On stoppe le quatre jusqu'à ce qu'on ait besoin de lui. Tout en parlant, il coupa les gaz, abaissa l'interrupteur de mise à feu et mit l'hélice au repos. Puis il engagea le pilote automatique. Pendant la demi-heure suivante, chacun garda un oil inquiet sur le moteur malade tandis que Mosely annonçait la baisse de température. - El y a une île par là, fit soudain Arnold. Un îlot, à trente kilomètres d'ici, droit devant. Stromp saisit ses jumelles et regarda. - On dirait un hot-dog flottant ! - Rien que de la roche, observa Arnold. Pas l'ombre d'une plage. - Comment s'appelle-t-elle ? questionna Dennings. - Elle ne figure même pas sur la carte. - Y a-t-il des signes de vie ? Les Japs pourraient s'en servir comme poste de surveillance avancé. - Elle a l'air nue et déserte, répondit Stromp. Dennings se sentit rassuré. On n'avait croisé aucun navire ennemi et ils étaient bien trop loin du rivage pour être interceptés par la chasse japonaise. Il se cala dans son siège et laissa son regard errer sur la mer. 18 Les hommes se détendirent et firent passer du café et des sandwichs, inconscients du ronronnement des moteurs et de la petite tache qui apparaissait à quinze kilomètres d'eux, sept mille pieds au-dessus du bout de leur aile gauche. L'équipage du Dennings'Demons ne savait pas, alors, qu'il n'avait plus que quelques minutes à vivre. Le sous-lieutenant Sato Okinaga vit le bref éclair dans un reflet du soleil, au-dessous de lui. Il s'inclina sur l'aile et amorça une plongée afin de voir de quoi il s'agissait. C'était un avion. Il tendit la main pour actionner la radio mais hésita. Dans quelques secondes, il serait en mesure de faire une identification correcte. Jeune pilote inexpérimenté, Okinaga faisait partie des privilégiés. Sur les vingt-deux élèves de sa classe récemment diplômés que l'on envoyait subirun rapide entraînement pendant ces jours difficiles que traversait le Japon, lui et trois de ses camarades s'étaient vu confier des patrouilles côtières. Tous les autres avaient été intégrés aux bataillons kamikazes. Okinaga avait été déçu. Il aurait volontiers donné sa vie pour l'empereur mais il avait accepté ces ennuyeuses patrouilles comme affectation provisoire, espérant se voir confier des missions plus glorieuses quand les Américains envahiraient sa patrie. Tandis que grossissait l'appareil solitaire, Okinaga n'en croyait pas ses yeux. Il les frotta et cligna plusieurs fois. Mais bientôt, il reconnut le fuselage brillant d'aluminium de trente mètres et les ailes de près de cinquante mètres ainsi que le stabilisateur vertical à trois étages d'un B29 américain. Il regarda, éberlué. Le bombardier venait du nord-est, de la mer déserte, et il volait vingt mille pieds au-dessous de son plafond de combat. Des questions sans réponses s'entrechoquaient dans sa tête. Pourquoi volait-il vers le Japon avec un moteur en panne ? Quelle était sa mission ? Comme un requin fendant l'eau vers une baleine ensanglantée, Okinaga se rapprocha à 1 500 mètres. Aucune manouvre d'évasion ! Est-ce que l'équipage dormait ou est-ce qu'il cherchait à se suicider ? 19 Okinaga n'avait plus le temps de jouer aux devinettes. Le grand bombardier se dessina clairement devant lui. Il tira nerveusement la manette des gaz de son Zéro Mitsubishi A6 et fit une grande plongée circulaire. Le Zéro répondit comme un moineau, son moteur Sakae de 1 300 chevaux le fit passer en trombe derrière et au-dessus du B29 scintillant. Trop tard, le mitrailleur de queue aperçut le chasseur et ouvrit le feu. Okinaga pressa le bouton des mitrailleuses sur le manche. Son Zéro frissonna tandis que les deux mitrailleuses et les deux canons de 20 déchiquetaient le métal et la chair humaine. Une légère manouvre du gouvernail et ses balles traçantes se fichèrent dans l'aile et dans le moteur numéro trois du B29. Le capotage se déchira et vola en éclats, l'huile jaillit, puis des flammes. Le bombardier parut planer un moment puis glissa sur le flanc et tomba vers la mer. Ce ne fut qu'en entendant le cri étouffé du mitrailleur et sa courte rafale que l'équipage du Démons réalisa qu'on l'attaquait, n n'y avait aucun moyen de savoir d'où était venu le tireur ennemi. Ils eurent à peine le temps de reprendre leurs esprits. Déjà les obus du Zéro mordaient l'aile de droite. Stromp cria d'une voix étranglée : - On dégringole ! Dennings hurla dans l'intercom tout en se battant pour maintenir l'avion droit : - Stanton ! Largue la bombe ! Fiche cette putain de bombe à la flotte ! Le bombardier, collé à son viseur par la force centrifuge, répondit en hurlant aussi : - Eue n'a aucune chance de tomber si tu ne nous redresses pas ! Le moteur numéro trois était en flammes maintenant. La perte soudaine de deux moteurs - et du même côté -avait déséquilibré l'appareil qui penchait sur une aile. Comme un seul homme, Dennings et Stromp luttaient avec les commandes pour tenter de redresser l'avion mourant. Dennings repoussa les manettes, redressant le bombardier mais provoquant une angoissante perte de vitesse. 20 Stanton réussit à se mettre debout et ouvrit d'un coup sec les portes du sas des bombes. - Tiens-nous droits ! cria-t-il en vain. Il ne perdit pas de temps à régler le viseur mais appuya comme un fou sur le bouton de largage. Rien ne se produisit. Les violents mouvements de l'appareil avaient coincé la bombe atomique dans son berceau déjà étroit. Le visage exsangue, Stanton assena un coup de poing sur la commande mais la bombe resta obstinément en place. - Elle est coincée ! Elle ne veut pas bouger ! Luttant pour quelques secondes de vie supplémentaires tout en sachant que s'ils réchappaient de cette catastrophe il leur faudrait tout de même mourir en avalant leur capsule de cyanure, Dennings fit l'impossible pour poser l'avion mortellement touché sur la mer. Il y réussit presque. Il approcha le ventre du Démons jusqu'à deux cents pieds de l'eau calme. Mais le magnésium des accessoires et du carter du moteur numéro trois explosa comme une bombe incendiaire, brûlant supports et poutrelles. Le moteur se détacha et tomba comme une pierre, arrachant les câbles de contrôle de l'aile. Le sous-lieutenant Okinaga glissa le Zéro sur une aile et tournoya autour du B29 touché. Il regarda la fumée noire et les flammes orange dessiner sur le bleu du ciel de larges spirales colorées. Il vit l'avion américain s'enfoncer dans la mer avec un énorme geyser d'écume blanche. n tourna encore un moment autour du point d'impact, cherchant des survivants, mais ne vit que quelques débris. Enivré par ce qui devait être sa première et unique victoire, Okinaga vira une dernière fois avant de mettre le cap sur le Japon. Tandis que l'avion de Dennings et son équipage s'abîmaient à plus de mille pieds de profondeur, un autre B29, un peu plus loin et un peu plus tard, neuf cents kilomètres plus au sud-est, accomplissait une mission 21 semblable. Le colonel Paul Tibbets aux commandes de l'Enola Gay arrivait sur la ville japonaise d'Hiroshima. Aucun des deux commandants de bord ne connaissait la mission de l'autre. Chacun pensait que son avion et son équipage transportaient la première bombe atomique de la guerre. Le Dennings'Demons avait manqué son rendez-vous avec l'Histoire. L'immobilité de son profond tombeau demeura aussi silencieuse que le nuage qui enveloppa son aventure. La tentative héroïque de Dennings et de ses compagnons fut enterrée dans le secret d'un bureau militaire et définitivement oubliée. PREMIÈRE PARTIE Big John 3 octobre 1993 A l'ouest de l'océan Pacifique. Le pire du typhon était passé. Les eaux follement féroces s'étaient calmées mais les vagues battaient encore l'avant du navire et inondaient les ponts en gros paquets glauques et plombés, laissant derrière elles une confusion d'écume. Les nuages noirs s'entrouvrirent un peu et le vent se réduisit à quelques rafales d'une trentaine de nouds. Vers le sud-ouest, le soleil lança quelques rayons qui peignirent des ronds bleus sur les rouleaux gonflés de l'océan. Bravant les vents et les embruns, le capitaine Arne Korvold se tenait sur le pont du Narvik, transatlantique des lignes norvégiennes Rindal, transportant fret et passagers. Il pointa ses jumelles vers un immense navire tanguant comme un ballon sur la frange des vagues. Il était énorme ! A première vue, il s'agissait d'un transporteur de voitures japonais. Ses superstructures allaient de l'étrave plate à l'arrière parfaitement d'équerre, comme une boîterectangulaire posée horizontalement. Sauf sur le pont et les quartiers de l'équipage, sur le pont supérieur, aucun hublot, aucune fenêtre ne se découpait sur ses flancs. Il semblait avoir une gîte permanente de dix degrés mais penchait jusqu'à vingt chaque fois que la houle venait se briser sur son large flanc bâbord, complètement exposé. Le seul signe de vie se résumait à un filet de fumée s'échappant de sa cheminée. Korvold nota avec un mauvais pressentiment que ses chaloupes avaient été 25 mises à l'eau mais, au milieu des mouvements de la mer, il n'en distingua aucune. Il régla à nouveau ses jumelles et lut le nom anglais peint au-dessus des idéogrammes japonais sur la proue. fl s'appelait le Divine Star. Korvold retourna vers le confort du pont central et passa la tête par la porte entrebâillée de la salle radio. - Toujours pas de réponse ? L'opérateur radio secoua la tête. - Rien. Pas un son depuis qu'on l'a aperçu. Aucun appareil radio ne doit fonctionner. Je ne peux pas croire qu'ils aient abandonné le navire sans avoir lancé un appel de détresse. Korvold regarda d'un air absent par les vitrages de la passerelle le navire japonais dérivant à moins d'un kilomètre de son bastingage tribord. Né en Norvège, Korvold était un homme trapu, distingué, aux gestes mesurés. Ses yeux bleus et glacés cillaient rarement et ses lèvres, à demi cachées par une barbe soignée, semblaient figées en un vague sourire. Avec ses vingt-six années de mer, presque uniquement sur des navires de croisière, il était chaleureux et amical, respecté de l'équipage et admiré par les passagers. Il tira machinalement sur les poils grisonnants de sa barbe et jura à mi-voix. L'orage tropical les avait inopinément poussés vers le nord et ils avaient près de deux jours de retard sur l'horaire prévu de leur traversée de Pusan, en Corée, à San Francisco. Korvold n'avait pas quitté le pont depuis quarante-huit heures et était épuisé. Juste au moment où il prévoyait de prendre un repos bien gagné, ils avaient aperçu le Divine Star, apparemment abandonné. Il se trouvait maintenant face à une énigme et la recherche des chaloupes du transporteur allait prendre du temps. Il avait aussi sur les épaules la responsabilité de cent trente passagers, la plupart épuisés par le mal de mer et peu enclins sans doute à une opération bénévole de sauvetage. - Je demande l'autorisation d'amener une équipe pour aborder, commandant. Korvold regarda le Premier officier Oscar Steen au visage nordique dont les yeux étaient d'un bleu plus 26 sombre que les siens. Le Premier officier se tenait au garde-à-vous devant lui, mince et droit comme un poteau, la peau bronzée et les cheveux d'un blond pâle que le soleil avait encore éclairci. Korvold ne répondit pas immédiatement mais traversa la passerelle et alla regarder par le vitrage le bras de mer qui séparait les deux navires. De la crête au fond des creux, les vagues mesuraient encore trois ou quatre mètres. - Je ne tiens pas spécialement à mettre des vies en danger, monsieur Steen. Il vaut mieux attendre que la mer se calme un peu. - J'ai déjà vu pire avec une vedette. - Il n'y a pas le feu ! Ce navire est mort, aussi mort qu'un cadavre à la morgue. Et d'après ce qu'on voit, sa charge de voitures a dû glisser et il est probable qu'il prend l'eau. Il vaut mieux le laisser couler et chercher plutôt ses chaloupes. - Il y a peut-être des blessés, là-bas, insista Steen. Korvold secoua la tête. - Aucun commandant n'abandonnerait un navire en laissant des blessés derrière lui. - Aucun commandant ayant toute sa tête, sans doute. Mais quel homme abandonnerait son navire en bon état et mettrait ses chaloupes à la mer sans lancer un appel de détresse ? - J'avoue que ça m'intrigue, admit Korvold. - Et puis il ne faut pas oublier son fret, poursuivit Steen. D'après sa ligne de flottaison, il était chargé au maximum. A mon avis, il porte au moins sept mille voitures. Korvold lança à Steen un regard perçant. - V0us pensez à un renflouage, monsieur Steen ? - Oui, monsieur, en effet. Si le navire est complètement abandonné avec sa cargaison entière et si nous pouvons au moins le ramener au port, nous pourrons exiger une somme égale à la moitié de sa valeur ou davantage. La compagnie et l'équipage pourraient se partager cinq ou six millions de couronnes. Korvold réfléchit un moment à la suggestion. L'espoir aguichant d'un gros gain lutta contre le mauvais présage qu'il ressentait tout au fond de lui. La cupidité l'emporta. 27 J. - Prenez les hommes nécessaires et emmenez aussi un mécanicien. Puisque sa cheminée fume, il est probable que ses machines sont en état de marche. Mais je préférerais quand même que vous attendiez un peu avant d'y aller, ajouta-t-il après une pause. - Pas le temps, dit sèchement Steen. Si la gîte augmente d'une dizaine de degrés, nous arriverons trop tard. Je préfère y aller sans tarder. Le capitaine Korvold soupira. Tout cela allait à rencontre de ses sentiments profonds mais il pensa aussi que lorsque la situation du Divine Star serait connue, tous les remorqueurs à des milles à la ronde arriveraient à toute vitesse comme des mouches sur un cadavre. Il haussa finalement les épaules. - Quand vous vous serez assuré qu'il n'y a personne à bord du Divine Star et que vous pourrez appareiller, faites un rapport et je commencerai à chercher les chaloupes. Steen fila sans attendre que Korvold ait fini de parler. Il rassembla ses hommes et, en moins de dix minutes, se fit descendre dans les eaux tourbillonnantes. Le groupe d'abordage était constitué de lui-même et de quatre marins, du chef mécanicien en second Olaf Andersson et du radio David Sakagawa, le seul homme à bord du Narvik à parler japonais. Les marins devaient visiter le vaisseau tandis qu'Andersson examinerait la salle des machines. Steen devait prendre officiellement possession du transporteur de voitures s'il s'avérait qu'il était effectivement abandonné. Steen avait pris la barre. La vedette laboura les vagues, luttant au-dessus des crêtes qui menaçaient de les submerger avant de les plonger dans la profondeur de leurs creux. Le gros moteur marin Volvo ronfla sans un à-coup et ils se dirigèrent vers le transporteur avec le vent et la mer en poupe. A une centaine de mètres du Divine Star, ils s'aperçurent qu'ils n'étaient pas seuls : une bande de requins nageaient en cercle autour du navire penché comme si leur instinct les avertissait qu'il allait couler et qu'il se délesterait peut-être de quelques succulents reliefs. L'homme de barre fit glisser la vedette sur la proue 28 trapue, côté sous le vent. A chaque vague frappant la coque, ils eurent l'impression que le Divine Star allait s'abattre sur eux. Lorsque le gros navire roula de haut en bas, Steen lança une légère échelle d'accostage en nylon munie d'un grappin en aluminium. Au troisième essai, le grappin s'accrocha à la partie supérieure du bastingage. Steen grimpa à la hâte l'échelle de corde et enjamba le rail, rapidement suivi d'Andersson et des autres. Ils se groupèrent un instant à côté des immenses guindeaux puis Steen les conduisit vers une sorte d'échelle à incendie appuyée à la cloison avant sans fenêtre. Après avoir grimpé cinq ponts, ils pénétrèrent dans la passerelle la plus vaste que Steen ait jamais vue en vingt années de mer. Comparée à la timonerie petite mais bien équipée du Narvik, celle-ci avait l'air d'un gymnase et l'impressionnant ensemble d'équipements n'occupait qu'un espace réduit au centre. fl n'y avait là aucun signe de vie mais des cartes éparpillées, des sextants et autres instruments de navigation échappés des placards béants. Deux attaché-cases ouverts gisaient sur un comptoir, comme si leur propriétaire venait de sortir quelques instants. Cet exode, cependant, sentait la panique. Steen étudia la console principale. - Tout est entièrement automatique, dit-il à Andersson. Et ce n'est pas tout. Les commandes se font vocalement. Pas de levier à pousser, pas d'instruction à donner aux hommes de barre. Steen se tourna vers Sakagawa. - Est-ce que vous pouvez mettre ce truc en marche et lui parler ? L'Asiatique né en Norvège se pencha vers la console informatisée, l'étudia quelques secondes puis poussa deux boutons d'un geste bref. Les lumières de la console clignotèrent, s'allumèrent, et la cellule se mit à bourdonner. Sakagawa regarda Steen, un petit sourire aux lèvres. - Mon japonais est un peu rouillé mais je crois que je pourrai communiquer avec cette machine. - Demandez-lui un rapport sur l'état du navire. Sakagawa prononça quelques mots en japonais dans un petit émetteur et attendit, attentif. Quelques instants plus tard, une voix d'homme répondit avec lenteur et 29 précision. Quand elle se tut, Sakagawa regarda l'air déconcerté. - Il dit que les prises d'eau à la mer sont ouvertes et que le niveau dans la salle des machines approche deux mètres ! - Dites-lui de les fermer ! aboya Steen. Après un court dialogue, Sakagawa secoua la tête. - L'ordinateur dit que les prises d'eau sont coincées et qu'elles ne peuvent être fermées par commande électronique. - On dirait que mon boulot est tout tracé, dit Andersson. Je ferais bien de descendre pour les fermer moi-même. Dites à ce robot de mes deux de mettre les pompes en marche. Il fit signe à deux marins de le suivre et tous trois disparurent par un escalier en empruntant une coursive menant à la salle des machines. L'un des marins restés sur place s'approcha de Steen, les yeux exorbités et le visage blanc de terreur. - Monsieur... j'ai trouvé un corps. Je crois que c'est le radio. Steen gagna à la hâte la salle de radio. Un cadavre presque informe occupait une chaise et s'appuyait de la tête sur la console de transmission. Sans doute avait-il ressemblé à un être humain lorsqu'il avait mis le pied sur le Divine Star, mais plus maintenant. Il n'avait plus de cheveux. Steen n'aurait pas pu dire s'il voyait sa face ou son dos. Ce pantin pathétique semblait avoir été écorché et sa chair brûlée fondait en partie. Absolument rien, cependant, n'indiquait une chaleur excessive ni un feu. Les vêtements du cadavre étaient aussi propres que s'il les avait enfilés quelques secondes auparavant. L'homme paraissait avoir brûlé de l'intérieur. 30 L'horrible odeur et le spectacle révoltant firent chanceler Steen. Il lui fallut plusieurs minutes pour retrouver son calme. H repoussa la chaise et son sinistre occupant et se pencha sur la radio. Heureusement, le cadran de fréquence digitale portait des chiffres arabes. Après quelques essais et plusieurs erreurs, il trouva les bonnes touches et appela le commandant Korvold sur le Narvik. Korvold répondit immédiatement. - Allez-y, monsieur Steen, dit-il cérémonieusement. Qu'avez-vous découvert ? - Il s'est passé ici quelque chose d'abominable, commandant. Pour l'instant, nous avons trouvé le navire désert et un cadavre, celui de l'opérateur radio, brûlé au point d'être méconnaissable. - Y a-t-il le feu à bord ? - Aucun signe. Les lampes du système de contrôle automatique sont toutes au vert sur le panneau d'alarme incendie. - Avez-vous pu découvrir pourquoi l'équipage a pris les chaloupes ? - Rien d'évident. On dirait qu'ils ont été tous pris de panique après avoir tenté de couler le navire. Korvold serra les lèvres et tint le combiné si serré que ses articulations blanchirent. - Répétez-moi ça ? - Les prises d'eau à la mer sont ouvertes et coincées. Andersson est en train d'essayer de les fermer. - Pourquoi diable l'équipage tenterait-il de couler un navire en bon état avec des milliers de voitures neuves à Bord ? demanda Korvold. - Je crois qu'il faut prendre tout ça avec des pincettes, monsieur. H y a ici quelque chose d'anormal. Le corps de l'opérateur radio est dans un état qui dépasse l'imagination. On dirait qu'on l'a passé au tournebroche. - Voulez-vous que je vous envoie le médecin du bord? - Ce brave docteur ne pourrait guère que signer le permis d'inhumer ! 31 - Je vois. Je vais rester environ trente minutespuis je partirai à la recherche des chaloupes disparues. - Avez-vous contacté la compagnie, monsieur ? - J'ai préféré attendre que vous m'assuriez qu'il n'y avait personne à bord pour contester notre déclaration de sauvetage. Finissez vos recherches. Dès que vous serez sûr que le bateau est désert, je transmettrai un message au directeur de notre compagnie et lui notifierai notre prise de possession du Divine Star. - Le mécanicien Andersson est déjà au travail pour essayer de fermer les prises d'eau et pour pomper. Nous avons du courant électrique, ça ne devrait pas nous prendre longtemps. - Le plus tôt sera le mieux, dit Korvold. Vous dérivez vers un navire océanographique anglais de surveillance en position fixe. - A quelle distance ? - Approximativement douze kilomètres. - Ça va, c'est assez loin. Korvold ne voyait rien à ajouter. En fin de compte, il dit simplement : - Bonne chance, Oscar. Revenez sain et sauf. Puis il raccrocha. Steen quitta le poste en s'efforçant d'éviter la vue du corps mutilé sur sa chaise. Un frisson glacé lui secoua les épaules. Il s'attendait presque à voir apparaître le fantomatique capitaine du Flying Dutchman sur le pont. « II n'y a rien de plus déprimant qu'un navire abandonné », pensa-t-il avec un soupçon d'angoisse. fl demanda à Sakagawa de chercher le livre de bord du navire et de le traduire. Puis il envoya deux autres marins faire un tour dans les ponts inférieurs pour voir comment se comportaient les voitures, et lui-même alla fouiller systématiquement les quartiers de l'équipage. Il avait l'impression de parcourir une maison hantée. A part quelques vêtements épars, on aurait pu croire que l'équipage allait revenir d'une minute à l'autre. Contrairement au désordre de la passerelle, tout ici semblait habité. Dans la cabine du commandant, il trouva un plateau et deux tasses qui avaient résisté par miracle à la casse pendant l'orage, un uniforme posé sur la couchette et une paire de chaussures impeccablement 32 cirées, à côté, sur la moquette. Une photo encadrée montrait les visages d'une femme et de deux adolescents. La photo était tombée à plat sur le bureau net et bien rangé. Steen hésita à fouiller les secrets et les souvenirs de ces gens. Il se sentait indésirable, ici. Son pied heurta un objet sous le bureau. Il se pencha pour le ramasser. C'était un pistolet 9 millimètres, un Steyr GB autrichien, à double action. Il le glissa dans sa ceinture. Le carillon d'une horloge murale le fit sursauter. Il aurait pu jurer qu'à cet instant précis, ses cheveux s'étaient vraiment dressés sur sa tête, fl jeta un dernier regard aux cabines et se hâta de retourner sur la passerelle. Sakagawa était assis dans la salle des cartes. Les pieds posés sur un petit meuble, il lisait le journal de bord. - Vous l'avez trouvé, constata Steen. - Dans l'un des attaché-cases ouverts. Il revint aux premières pages et commença à lire : « Divine Star, sept cents pieds, mis en service le 16 mars 1988. Appartenant et exploité par la Sushimo Steamship Company Limited. Port d'attache : Kobé. » Pour ce voyage, il transportait sept mille deux cent quatre-vingt-huit automobiles Murmoto neuves à Los Angeles. - Aucune idée de la raison pour laquelle son équipage l'a abandonné ? demanda Steen. Sakagawa secoua la tête, l'air déconcerté. - Aucune mention d'un désastre, d'une épidémie ni d'une mutinerie. Aucune mention du typhon non plus. La dernière inscription est plutôt bizarre. - Lisez-la. Sakagawa prit son temps pour être sûr de sa traduction des caractères japonais en un anglais raisonnablement correct. - Ce que je peux tirer de mieux est ceci : « Le temps se détériore. Mer menaçante. L'équipage souffre d'un mal inconnu. Tout le monde est malade y compris le commandant. Notre passager, M. Yamada, très important directeur de compagnie, a fait une véritable crise d'hystérie et exige que nous abandonnions le navire et 33 que nous le coulions. Le commandant pense que M. Yamada est dépressif et ordonne qu'on l'enferme dans ses quartiers. » Steen regarda Sakagawa sans expression. - C'est tout ? - C'est la dernière inscription, dit Sakagawa. Il n'y a plus rien après. - Quelle date ? - 1er octobre. - C'est-à-dire il y a deux jours. Sakagawa approuva d'un mouvement de tête. - Ils ont dû quitter le navire peu après. C'est quand même foutrement bizarre qu'ils n'aient pas emporté le journal de bord ! Lentement, sans se presser, Steen passa dans la salle de radio. Il essayait de comprendre la logique de la dernière inscription du journal. Soudain il s'arrêta et chercha quelque chose à quoi se raccrocher près de la porte. La pièce sembla valser devant ses yeux et il eut envie de vomir. De la bile lui monta à la gorge mais il s'obligea à la faire redescendre. Puis, aussi soudainement que cela s'était produit, le malaise cessa. D'un pas hésitant, il s'approcha de la radio et appela le Narvik. - Ici Premier officier Steen. J'appelle le commandant Korvold. A vous. - Oui, Oscar, répondit aussitôt Korvold. Allez-y ! - Ne perdez pas de temps à chercher les chaloupes. Le journal du Divine Star semble indiquer que l'équipage a quitté le navire avant d'être rattrapé par le typhon. Ça s'est passé il y a à peu près deux jours. Les vents les ont probablement poussés à au moins deux cents kilomètres, maintenant. - A condition qu'ils aient survécu ! - Ce qui me paraît peu probable. - D'accord, Oscar, j'admets qu'une recherche est inutile. Nous avons fait tout ce que nous pouvions. J'ai alerté les unités de sauvetage en mer américaines de Midway et d'Hawaï et tous les bâtiments alentour. Dès que vous serez à bord, nous reprendrons la route de San Francisco. - Bien reçu, répondit Steen. Je vais aller jeter un 34 coup d'oil à la salle des machines pour voir où en est Andersson. Dès que Steen eut fini de transmettre, le téléphone de bord grésilla. - Ici le pont. - Monsieur Steen, dit une voix à peine audible. - Oui, qu'est-ce qu'il y a ? - Ici matelot Ame Midgaard, monsieur. Pourriez-vous descendre tout de suite sur le pont C ? Je crois que j'ai trouvé quelque chose.... La voix de Midgaard s'arrêta brusquement et Steen l'entendit vomir. - Midgaard, êtes-vous malade ? - S'il vous plaît, monsieur, faites vite. Puis la ligne fut coupée. Steen appela Sakagawa. - Sur quelle touche dois-je appuyer pour avoir la salle des machines ? Aucune réponse ne vint. Steen revint dans la salle des cartes. Sakagawa était assis, pâle comme un mort, la respiration saccadée. - La quatrième touche... sonne dans la salle des machines. - Qu'est-ce qui ne va pas ? demanda anxieusement Steen. - ... sais pas... je... je me sens mal... j'ai vomi deux fois. - Tenez le coup, dit Steen. Je rassemble les autres et nous quitterons ce maudit rafiot. Il saisit le téléphone et appela la salle des machines mais n'obtint aucune réponse. La peur commença à l'envahir. La peur de cette chose inconnue qui les frappait les uns après les autres. Il eut l'impression de sentir une odeusde mort se répandre dans tout le bâtiment. Steen jeta un coup d'oil au plan accroché à la cloison et dévala l'escalier quatre à quatre. Il essaya de courir vers les vastes soutes contenant les voitures mais une nausée lui tordit l'estomac, et il continua sa progression en titubant comme un homme ivre. Il poussa enfin la cloison du pont C. Une marée de voitures de toutes les couleurs s'étendait sur au moins cent mètres à droite et à gauche. Steen constata que, malgré l'important tangage auquel elles avaient été sou- 35 mises et en dépit de la gîte du bâtiment, elles étaient restées fermement en place. Il appela frénétiquement Midgaard, sa voix se répercutant sur les parois d'acier. Seul le silence lui répondit. Puis une chose bizarre attira son attention, quelque chose d'aussi visible qu'un homme agitant un drapeau dans une foule. L'une des voitures avait le capot ouvert. Il tituba entre les longues rangées, se cognant les genoux aux pare-chocs et aux portières. Lorsqu'il fut assez près de la voiture au capot relevé, il cria : - Y a quelqu'un ? Cette fois, il distingua une sorte de plainte. En deux enjambées, il fut près de l'automobile et s'arrêta net,' glacé : Midgaard était étendu près d'un des pneus. .' Le visage du jeune matelot était couvert de pustules/ Une sorte de mousse mêlée de sang s'échappait de sa bouche. Les yeux élargis le fixaient sans le voir. Ses bras étaient violacés, comme s'il saignait sous la peau. Steen eut l'impression que le marin pourrissait sous ses yeux. Il s'adossa à la voiture, frappé d'horreur. D se prit la tête entre les mains, désespéré et impuissant. Une touffe de ses cheveux se détacha de son crâne au moment où il abaissa les bras. - Mon Dieu ! Mon Dieu ! Mais de quoi mourons-nous ? murmura-t-il en apercevant sa propre mort dans le regard mort de Midgaard. Quelle est cette chose qui nous tue ? Le submersible Vieux Gert était suspendu à une grosse grue installée à l'arrière du navire océanographique l'Invincible. La mer s'était suffisamment calmée pour que l'on puisse immerger le Vieux Gert pour une explo^ ration du fond sous-marin, à 5 200 pieds. L'équipage suivait une liste serrée de vérifications de' sécurité. 36 Le submersible n'avait rien de vieux. Sa conception relevait des techniques les plus récentes. Construit par une société britannique aérospatiale l'année précédente, il allait maintenant subir son premier essai de plongée pour étudier la zone de fracture de Mendocino, une vaste fissure de l'océan Pacifique s'étendant de la côte nord de la Californie jusqu'à mi-chemin du Japon. Son extérieur différait complètement des autres bathyscaphes aérodynamiques. Au lieu d'une coque en forme de cigare avec une grosse bosse sur le ventre, il était composé de quatre sphères transparentes faites d'un alliage de polymère et de titane reliées par des tunnels circulaires. L'une des sphères contenait un ensemble impressionnant d'équipements de prises de vues tandis qu'une autre était remplie de réservoirs d'air, des ballasts et de batteries. La troisième renfermait l'équipement en oxygène et les moteurs électriques. La quatrième sphère, la plus spacieuse, couronnait les trois autres et abritait l'équipage et les commandes. Le Vieux Gert était conçu pour résister aux immenses pressions que l'on rencontre dans les très grandes profondeurs des fonds marins du globe, n était capable de maintenir un équipage en vie pendant quarante-huit heures et de fendre les abysses les plus sombres à la vitesse de huit nouds. Craig Plunkett, le chef mécanicien et pilote du Vieux Gert, signa les derniers feuillets du check-off. C'était un homme d'environ quarante-cinq ans, aux cheveux grisonnants ramenés sur le front pour cacher une calvitie naissante. Le visage rougeaud, il avait les yeux tristes des vieux limiers. Ayant participé à la conception du Vieux Gert, il avait un peu tendance à le considérer comme son yacht privé. Il enfila un gros sweater de laine en prévision du froid des eaux profondes et glissa les pieds dans une paire de souples mocassins doublés de fourrure. Puis il s'engagea dans le tunnel d'embarquement et ferma l'écoutille derrière lui. Il se glissa dans la sphère de commande et mit en marche les systèmes informatisés de l'équipement de survie. Le docteur Raoul Salazar, de l'université de Mexico, le 37 spécialiste en géologie marine de l'expédition, était déjà à sa place et réglait un sonar. - Quand tu voudras, dit Salazar. Petit homme dynamique, avec une épaisse masse de cheveux noirs, il avait des mouvements rapides et des yeux noirs sans cesse à l'affût qu'il ne posait jamais plus de deux secondes sur les choses et les gens. Plunkett l'aimait bien. Salazar était de ces gens qui accumulent les informations sans jamais paraître pédants et qui savent prendre les bonnes décisions sans brouiller les faits. De plus, il avait une énorme expérience des grands fonds marins, plus peut-être sur le plan commercial que sur le plan académique. Plunkett jeta un coup d'oeil au fauteuil vide sur la droite. - Je croyais que Stacy était à bord ? - Elle y est, répondit Salazar sans quitter des yeux sa console. Elle est dans la sphère des caméras où elle jette un dernier coup d'oil à son système vidéo. Plunkett se pencha par-dessus le tunnel menant à la sphère des caméras. D n'aperçut que les pieds et les grosses chaussettes de la jeune femme. - Nous sommes prêts à partir ! lança-t-il. Une voix féminine assez grave lui répondit : - J'en ai pour une seconde ! Plunkett installa confortablement ses jambes sous le tableau de commande et se calait dans son siège bas et inclinable lorsque Stacy Fox se faufila à reculons dans la sphère de contrôle. Elle avait encore le sang au visage d'avoir travaillé presque la tête en bas. Stacy n'était pas ce qu'on appellerait une beauté ravageuse mais elle était jolie. Son visage était encadré de longs cheveux blonds et raides qu'elle renvoyait souvent en arrière d'un brusque mouvement de tête. Mince, elle avait les épaules plutôt larges pour une femme. L'équipage se posait des questions quant à sa poitrine. Personne ne l'avait jamais vue, naturellement, et elle portait toujours de longs pull-overs informes. Néanmoins, de temps en temps, lorsqu'elle bâillait ou qu'elle s'étirait, on devinait qu'elle n'en était pas dépourvue. Elle faisait moins que ses trente-quatre ans. Sous des sourcils épais, ses yeux écartés avaient une pâle nuance 38 de vert. Les lèvres, au-dessus d'un menton ferme et décidé, étaient presque toujours souriantes et montraient des dents bien alignées. Stacy avait été autrefois une Californienne bronzée, élève du Chouinard Institute de Los Angeles où elle préparait un diplôme d'art photographique. Après ses examens, elle avait parcouru le monde en prenant des clichés de la vie marine, comme personne ne l'avait encore jamais photographiée. Deux fois mariée et deux fois divorcée, elle avait une fille qui vivait chez sa sour. Sa présence à bord du Vieux Gert pour photographier les profondeurs de l'océan n'était en fait qu'une couverture à une mission autrement exigeante. Dès qu'elle fut installée dans son fauteuil à droite du module, Plunkett fit signe que tout était paré. Le grutier fit glisser le submersible le long d'une rampe inclinée reliant l'avant du navire océanographique à la mer. La houle s'était calmée mais les vagues atteignaient un ou deux mètres de haut. Le grutier calcula la descente du Vieux Gert de telle sorte qu'il arrive sur la crête d'une vague et qu'il glisse le long du creux où il suivrait les mouvements de l'eau. Les câbles de la grue se relâchèrent électroniquement et plusieurs plongeurs firent, autour du module, des vérifications de dernière minute. Quelques instants plus tard, le contrôleur de surface, un joyeux drille écossais du nom de Jimmy Knox, informa Plunkett que le submersible pouvait commencer sa descente. Les ballasts furent remplis et le Vieux Gert pénétra dans la mer étincelante et commença son voyage vers les grands fonds. Bien qu'il fût le tout dernier modèle de bathyscaphe sorti des-bureaux d'études les plus sophistiqués, le Vieux Gert utilisa la méthode de plongée la plus traditionnelle : le remplissage des ballasts avec de l'eau de mer. Pour remonter à la surface, on lâchait également de la limaille de fer de taille variable afin d'augmenter la flottabilité car la technologie courante des pompes s'avérait incapable de contrebalancer les pressions énormes des grands fonds. Stacy vécut la longue descente dans l'immensité liquide comme en transe hypnotique. Une par une, les 39 couleurs du spectre de la lumière, à la surface, disparurent jusqu'au noir le plus absolu. En dehors de leurs consoles de commande disposées le long de la sphère, rien ne bouchait la vue sur 180 degrés. Le polymère transparent tissé de fils de titane permettait une vision un peu semblable à celle d'un large écran de télévision. Salazar ne s'occupait ni de l'obscurité ni des quelques poissons luminescents. Seul l'intéressait ce qu'ils allaient trouver au fond. Plunkett contrôlait les instruments de plongée et les équipements de survie, surveillait la moindre irrégularité à mesure qu'augmentait la pression et que la température baissait avec une impressionnante régularité. L'Invincible ne disposait d'aucun submersible de secours en cas d'urgence. Si un désastre imprévu devait se produire, s'ils étaient, par exemple, coincés dans des rochers ou si l'équipement s'altérait, ils pourraient séparer la sphère de contrôle du reste du bathyscaphe et la laisser remonter comme une bulle géante. Mais il s'agissait là d'un système complexe, jamais testé encore dans de telles conditions de fortes pressions. Une panne là, et ils n'auraient aucun espoir d'être sauvés, une mort lente par suffocation les attendait. Un petit poisson assez semblable à une anguille longea la paroi transparente, son corps lumineux semant des éclairs, un peu comme une voiture que l'on voit de loin dans une série de courbes. Ses dents étaient incroyablement longues pour sa tête et en crochets, comme celles d'un dragon chinois. Fasciné par la lumière intérieure du submersible, il nagea sans crainte jusqu'à la sphère de contrôle où il plongea son regard fantomatique. Stacy dirigea vers lui son objectif et le prit à diverses distances avant qu'il ne s'en aille. - Vous imaginez un truc comme ça avec vingt mètres de long ? murmura-t-elle, impressionnée. - Heureusement, le dragon noir vit dans les profondeurs, dit Plunkett. La pression l'empêche de dépasser quelques centimètres. Stacy mit en route les lumières extérieures-et l'obscurité se changea soudain en un halo vert. L'espace sous- 40 marin était vide, on n'y décelait aucune vie. Le dragon noir avait disparu. Elle éteignit les lumières pour économiser les batteries. Peu à peu l'humidité augmenta dans la sphère et le froid sans cesse plus mordant pénétra les parois épaisses. Stacy regarda sa peau envahie par la chair de poule. Levant les yeux, elle se recroquevilla, les mains sur les épaules, et fit mine de frissonner. Plunkett saisit l'allusion et alluma un petit chauffage qui réussit à grand-peine à les empêcher de trembler. Les deux heures nécessaires pour atteindre le fond auraient paru bien longues si chacun n'avait été occupé à ses propres tâches. Plunkett trouva une position confortable et surveilla le sonar et le sondeur à ultrasons. Il garda aussi un oil attentif aux aiguilles indiquant l'intensité du courant et le niveau d'oxygène. Salazar, quant à lui, mettait au point leur plan d'exploration dès qu'ils auraient atteint le fond, tandis que Stacy essayait d'attraper la faune qu'ils croisaient dans l'objectif de ses caméras. Plunkett préférait les accords des valses de Strauss comme musique d'ambiance mais Stacy avait insisté pour passer ses cassettes « new âge », qu'elle prétendait plus délassantes et moins crispantes. Salazar appelait ça de la musique de « chasse d'eau » mais la laissait faire. La voix de Jimmy Knox parvint de l'Invincible, un peu caverneuse, comme filtrée. - Le fond dans dix minutes, annonça-t-il. Vous descendez un poil trop vite. - D'accord, répondit Plunkett. Je vois ça sur le sonar. Salazar et Stacy interrompirent leurs occupations pour regarder l'écran. Le système digital dernier cri montraiules courbes de niveau du fond marin en trois dimensions. Le regard de Plunkett se porta rapidement de l'écran à l'eau puis revint à l'écran. Il faisait confiance au sonar et à l'ordinateur mais pas au-delà de ce que ses propres yeux lui indiquaient. - Faites bien attention, avertit Knox, vous descendez tout près des parois d'un canyon. - Je le vois, confirma Plunkett. Les falaises plongent dans une vaste vallée. Il actionna un interrupteur et lâcha du lest pour 41 ralentir leur descente. A trente mètres du fond, il en lâcha encore, donnant ainsi au module une flottabilité parfaitement neutre. Puis il engagea trois propulseurs montés sur les extrémités des sphères du bas. Le fond se matérialisa lentement à travers une lueur de jade. Ils distinguèrent une pente inégale et accidentée. Une étrange roche noire, comme pliée et tordue en formes grotesques, s'étendait aussi loin que portaient leurs regards. - Nous avons dû arriver près d'un flot de lave, dit Plunkett. Le bord est à environ un kilomètre d'ici. Après ça, il y a un trou de trois cents mètres jusqu'au fond de la vallée. - Je vois, dit Knox. - Qu'est-ce que c'est que tous ces rochers mangés aux mites ? demanda Stacy. - Des coussins de lave, expliqua Salazar. Bis se forment lorsque les premiers jets de lave brûlante atteignent les eaux glacées. L'extérieur se refroidit et forme un tube par lequel la lave en fusion continue de couler. Plunkett tapa sur le système de positionnement d'altitude qui maintenait automatiquement le submersible à quatre mètres au-dessus du sol. Tandis qu'ils glissaient à travers le paysage déchiqueté du plateau, ils remarquèrent des traces profondes dans les plaques de vase, traces laissées peut-être par les étoiles de mer, les crevettes ou ces concombres de mer, hôtes des grandes profondeurs qui se cachent dans l'obscurité la plus absolue. - Préparez-vous, dit Plunkett. On va y aller la tête la première. Quelques secondes plus tard, le fond sembla s'effacer dans l'obscurité et le module descendit de plus en plus profond, maintenant sa distance de quatre mètres au-dessus de la forte pente formée par les parois du canyon. La voix de Knox résonna comme dans une chambre d'écho :. - Je vous ai à 5, 3, 6, 0 mètres. - OK, je lis la même chose, répondit Plunkett. - Quand vous atteindrez le fond de la vaHée, ajouta Knox, vous serez sur la plaine de la zone fracturée. 42 - Ça me paraît évident, murmura Plunkett, concentrant son attention sur le tableau de contrôle, l'écran de l'ordinateur et le moniteur vidéo qui montrait maintenant le terrain en dessous des patins d'atterrissage du Vieux Gert. Il n'y a aucun autre endroit où aller. Douze minutes passèrent, puis le fond plat apparut devant eux et le module se stabilisa à nouveau. Des particules passèrent le long du bathyscaphe, conduites par un léger courant, comme des flocons de neige. Des vagues de sable s'étendaient devant eux, dans le cercle de lumière glauque de leurs projecteurs. Et ce sable n'était pas vierge : des milliers d'objets noirs, ronds comme des boulets de canon, jonchaient le fond en un épais tapis. - Des nodules de manganèse, expliqua Salazar. Personne ne sait exactement comment ils se sont formés, quoique l'on suppose que leurs noyaux soient constitués de dents de requins et d'os de baleines. - Ça vaut quelque chose ? demanda Stacy en pointant son objectif. - En plus du manganèse, ils ont une certaine valeur à cause des petites quantités de cobalt, de nickel et de zinc qu'ils contiennent. J'ai l'impression que la concentration que nous avons ici s'étend sur des kilomètres autour de la zone de la fissure. Il y en a au moins pour huit millions de dollars par kilomètre carré. - A condition qu'on puisse les remonter à la surface, c'est-à-dire à cinq kilomètres et demi d'ici, ajouta Plunkett. Salazar indiqua au pilote la direction des explorations tandis que le Vieux Gert planait silencieusement sur le tapis de sable incrusté de nodules. Soudain, quelque chose brilla un peu plus loin, sur leur gauche. Plunkett dirigea Je submersible vers l'objet. - Qu'est-ce que tu as vu ? demanda Salazar en levant le nez de ses instruments. Stacy fronça les sourcils pour mieux distinguer. - Une balle ! s'écria-t-elle. Une énorme balle de métal avec de drôles de taquets. A vue de nez, ça fait au moins trois mètres de diamètre ! - Ça a dû tomber d'un bateau, suggéra Plunkett. - Dans ce cas, il n'y a pas longtemps si on en juge par l'absence de corrosion, commenta Salazar. 43 Ils aperçurent soudain une large bande de sable clair totalement dépourvue de nodules. Comme si un aspirateur géant était passé par là, dégageant tout sur son passage. - Une tranchée droite ! s'exclama Salazar. Je n'ai jamais entendu parler d'une tranchée droite au fond de la mer ! Stacy, stupéfaite, ouvrait de grands yeux. - C'est trop parfait, trop précis pour n'être pas l'ouvre des hommes. - Impossible, réfuta Plunkett, pas à cette profondeur. Aucune entreprise au monde n'est capable d'exploiter des gisements dans ces abysses. - Et aucun accident géologique connu ne peut former une tranchée propre et nette dans un fond marin, affirma Salazar. - Ces traces dans le sable, qui courent le long de la falaise, pourraient bien avoir quelque chose de commun avec la grosse balle que nous avons trouvée... - D'accord, admit Plunkett toujours sceptique. Mais quelle sorte d'équipement pourrait balayer le sable à cette profondeur ? - Une drague hydraulique géante qui sucerait les nodules par des tuyaux jusqu'à une péniche à la surface ? proposa Salazar. L'idée est dans l'air depuis des années. - Les vois habités sur Mars aussi, mais on n'a pas encore inventé l'engin qui pourra le faire ! Pas plus qu'une drague géante. Je connais des tas de gens dans l'ingénierie maritime mais je n'ai jamais entendu parler d'un tel projet. Aucune opération minière à pareille profondeur ne pourrait rester secrète. Il faudrait une flotte de surface d'au moins cinq navires et des milliers d'hommes pendant des années. Et de toute façon, ils ne pourraient pas extraire sans détection par bateau ou satellite. Stacy jeta vers Salazar un regard d'incompréhension. - Y a-t-il un moyen de savoir quand ceci a été fait ? - Hier, il y a des années, comment savoir ? répondit Salazar en haussant les épaules. - Mais par qui ? insista Stacy d'une voix blanche. Qui donc est à l'origine d'une pareille technologie ? 44 Personne ne lui répondit. Leur découverte ne cadrait avec rien de ce à quoi ils croyaient. Incrédules et silencieux, ils contemplèrent la tranchée droite, un frisson de peur glaçant leurs nuques. Finalement, Plunkett dit d'une voix qui paraissait venir de très loin, bien au-delà du bathyscaphe : - En tout cas, ce n'est pas un être de cette planète, non, ce n'est pas un humain ! Steen était maintenant en état de choc extrême. Il regarda dans une sorte de torpeur les boursouflures qui se formaient sur ses bras. H fut saisi d'un tremblement incontrôlable à cause du choc, d'abord, puis à cause d'une soudaine douleur abdominale. Plié en deux, il vomit, en proie à une violente nausée. Tout semblait lui tomber dessus à la fois. Son cour se mit à battre de façon désordonnée tandis que son corps tout entier brûlait de fièvre. Il se sentait trop faible pour retourner à la salle de radio et prévenir Korvold. Le commandant du navire norvégien, sans réponse à ses appels, enverrait une nouvelle équipe pour voir ce qui se passait. D'autres hommes mourraient inutilement. Steen était maintenant trempé de sueur. Il se dirigea vers la voiture au capot relevé, les yeux brillants de haine. Une sorte de stupeur s'empara de lui et son esprit tourmenté crut voir une malédiction indescriptible dans l'acier, le cuir et le caoutchouc de l'automobile. Allant au bout de sa démence, Steen se vengea sur le véhicule inanimé. Il sortit le pistolet automatique Steyr trouvé dans la cabine du commandant et visa. Puis il pressa la détente et vida le chargeur sur le capot de la voiture. A deux kilomètres à l'est, le commandant Korvold regardait le Divine Star avec ses jumelles lorsque sou- 45 dain le navire japonais explosa, disparut, chassé en fumée. Une monstrueuse boule de feu se matérialisa, d'un bleu brillant et d'une intensité infiniment plus forte que celle du soleil. Tout ce qui était en verre, immédiatement surchauffé, éclata dans une zone de quatre kilomètres de diamètre. Un nuage de condensation gigantesque se forma et s'étendit comme un vaste pet de nonne. Lui aussi fut rapidement consumé par la boule de feu. La surface de la mer s'écrasa en une dépression incroyable d'au moins trois cents mètres. Puis une immense colonne de millions de tonnes d'eau s'éleva vers le ciel, ses côtés crachant d'innombrables geysers horizontaux, chacun aussi gros que le Narvik. L'onde de choc partit de la boule de feu tel un anneau de Saturne en expansion et s'étendit à une vitesse de près de cinq kilomètres par seconde. Elle frappa le Narvik qu'elle réduisit à un amas de ferrailles informes. Korvold, debout sur le pont latéral, ne vit pas l'holocauste. Ni ses yeux ni son esprit n'eurent le temps de l'enregistrer. Il fut carbonisé en une microseconde par les radiations thermiques qui suivirent l'explosion de la boule de feu. Le navire fut soulevé tel un fétu et projeté dans l'eau comme par un titanesque forgeron. Une pluie de fragments d'acier en fusion et de poussières du Divine Star inonda ce qui restait des ponts du Narvik. Le feu prit aussitôt dans la coque rompue et se propagea dans tout le navire, suivi d'explosions en chaîne. Les containers qui se trouvaient sur le pont furent projetés à la mer comme des feuilles dans la bourrasque d'un ouragan. Personne n'eut le temps de crier. Quiconque fut frappé sur le pont, s'enflamma comme une allumette, crépita et disparut. Le navire tout entier ne fut bientôt plus que le bûcher funéraire de ses deux cent cinquante passagers et membres d'équipage. Le Narvik commença à gîter, s'enfonçant rapidement. Cinq minutes à peine après l'explosion, il était sous l'eau. On ne vifbientôt plus qu'une petite partie de sa quille que les eaux agitées engloutirent dans les profondeurs. Presque aussi vite que s'était évaporé le Divine Star, tout fut terminé. Le gros nuage en forme de chou-fleur qui s'était formé au-dessus de la boule de feu se dissipa 46 peu à peu et se fondit dans la couverture nuageuse. La fureur des vagues se calma et la surface redevint lisse, avec seulement une légère houle frissonnante. A douze kilomètres de là, l'Invincible flottait encore. L'incroyable pression de l'onde de choc n'avait pas encore commencé à s'apaiser lorsque, de toute sa force, elle frappa le navire océanographique. Sa superstructure fut éventrée et comme effeuillée, découvrant ses cloisons intérieures. Les cheminées, arrachées à leur base, furent projetées dans le tourbillon marin et le pont disparut dans une pluie violente de chair et d'acier. Les mâts se tordirent, de même que la grosse grue qui avait immergé le Vieux Gert. Elle tomba sur le flanc. Les plaques de la coque s'écroulèrent entre les poutres longitudinales. Comme le Narvik, l'Invincible fut réduit à une masse informe n'ayant plus rien à voir avec un navire. Partout, la peinture se cloqua en un instant et vira au noir charbonneux. Un filet de fumée huileuse s'échappa du flanc gauche écrasé et se répandit sur l'eau en une nappe irisée et bouillante. La chaleur abattit tous ceux qui se trouvaient à l'air libre mais les marins que le choc saisit à l'intérieur furent gravement blessés par les débris et les explosions. Jimmy Knox fut violemment projeté contre une paroi d'acier qui le renvoya comme une balle, haletant, le souffle court. D tomba sur le dos, désarticulé, à demi assommé, le regard perdu dans une brèche ouverte comme par magie dans le plafond. Il resta là un moment, attendant que le choc s'apaise, luttant pour garder conscience des événements, se demandant, dans une sorte de brouillard, ce qui était arrivé aujnonde. Lentement, son regard fit le tour des parois tordues, de l'équipement électronique gravement endommagé, pareil à un robot aux tripes pendantes. Il eut conscience de l'odeur du feu et se sentit peu à peu envahi par l'hystérie d'un enfant qui a perdu ses parents dans la foule. Il regarda par l'entaille qui, au-dessus de lui, s'ouvrait sur la salle des cartes. Il ne vit que des poutres déformées, torturées. La timonerie n'était plus que ruines fumantes où gisaient les corps brûlés et brisés des hom- 47 mes dont le sang s'écoulait goutte à goutte dans le compartiment inférieur. Knox se roula sur le flanc et grogna sous le coup de poignard de la douleur causée par trois côtes cassées, une cheville foulée et une infinité de meurtrissures. 1res doucement, il réussit à s'asseoir. Il constata avec surprise que ses lunettes étaient intactes sur son nez malgré cette incompréhensible dévastation. Peu à peu, le brouillard dû au choc se dissipa dans sa tête et sa première pensée fut pour le Vieux Gert. Comme dans un cauchemar, il imagina le submersible endommagé, sans radio, dans l'obscurité des profondeurs. D se traîna, sur les mains et les genoux, luttant contre la douleur, jusqu'à l'appareil le reliant au Vieux Gert. . - Gert ! hurla-t-il, la peur lui nouant l'estomac. Gert \ me recevez-vous ? El attendit quelques secondes mais n'obtint aucune réponse. Il jura à mi-voix. - Nom de Dieu, Plunkett ! Dis quelque chose, espèce de salaud ! Seul le silence lui répondit. Les communications entre l'Invincible et le Vieux Gert étaient interrompues. Ses pires craintes se réalisaient. Cette force monstrueuse qui avait dévasté le navire d'observation devait avoir traversé les profondeurs et écrasé le submersible, déjà soumis à d'énormes pressions. - Morts ! murmura-t-il. Ecrabouillés. Il pensa soudain à ses compagnons de bord et les appela. Il n'entendit que des grognements et le grincement métallique du navire blessé. Son regard se posa sur l'écoutille ouverte et sur cinq corps désarticulés gisant comme des pièces de mannequins brisés. Il resta là, immobile, abruti de douleur et d'incompréhension. Il sentit vaguement le navire frissonner convulsivement, l'avant glissant déjà en dessous des vagues, comme pris dans un tourbillon, n se rendit compte que l'Invincible était sur le point d'entreprendre son propre voyage vers les abysses. L'instinct de survie éclata en lui. Il remonta sur le pont incliné en titubant, trop sonné pour sentir la douleur de ses innombrables blessures. Pris de panique, il pénétra sur le pont arrière, évitant de son mieux les-corps sans vie et les pièces de métal tordu lui barrant le chemin. La 48 peur avait remplacé l'état de choc et le taraudait maintenant comme une boule au creux de son ventre. Atteignant les restes du bastingage, sans un regard en arrière, il l'enjamba et sauta dans la mer. Un morceau de bois brisé flottait à quelques mètres de là. Il nagea vers lui de toute la force qui lui restait et s'y accrocha fermement. Alors seulement il tourna la tête pour regarder l'Invincible. Le navire coulait par l'arrière, son étrave se dressant au-dessus de la houle du Pacifique, n parut s'immobiliser un instant, glisser vers les nuages, puis se retourna et disparut à une vitesse incroyable, ne laissant sur les flots que quelques morceaux d'épaves dans un bouillonnement de chaudron qui s'apaisa bientôt pour ne laisser que quelques bulles irisées. Knox chercha frénétiquement autour de lui d'autres membres de son équipage. Maintenant que les gémissements d'agonie du navire s'étaient éteints, l'air n'était que silence surnaturel et effrayant. Aucune chaloupe, aucun nageur, rien que de l'eau. Il comprit alors qu'il était l'unique survivant d'une tragédie inexplicable. En dessous de la surface, l'onde de choc traversa l'eau incompressible à environ 6 500 kilomètres à l'heure, en cercles grandissants qui écrasaient toute vie marine sur leur passage. Le Vieux Gert fut sauvé d'une destruction instantanée par les murs du canyon. Ils firent autour du submersible deux écrans qui lui épargnèrent le plus gros de la force explosive. Il fut cependant violemment secoué. La turbulence le fit tourner comme un ballon de football. La sphère contenant les batteries principales et-les systèmes de propulsion heurta les nodules rocheux, éclata et se disloqua sous l'énorme pression. Heureusement, les opercules d'acier des écoutilles, à chaque extrémité des tubes 49 de connexion, résistèrent, ce qui empêcha l'eau d'envahir la sphère de l'équipage et de réduire ses trois membres en chair à pâté. Le bruit de l'explosion leur parvint par le téléphone sous-marin comme un coup de tonnerre presque en même temps que le terrifiant grondement de l'onde de choc. Ensuite, les profondeurs marines retrouvèrent un instant un silence trompeur, avant que ne leur parvienne le miaulement du métal torturé tandis que les navires ravagés en surface fendaient les épaisseurs aqueuses, gondolés et comprimés, avant de plonger vers le fond en soulevant de grands champignons de vase. - Qu'est-ce que c'est que ça ? cria Stacy en s'accrochant à son siège pour ne pas tomber. Sous l'effet du choc ou par pure concentration, Sala-zar ne quitta pas une seconde sa console des yeux. - Ce n'est pas un tremblement de terre. Le sonar indique une perturbation en surface. Avec les propulseurs endommagés, Plunkett avait perdu tout contrôle du Vieux Gert. fl ne pouvait que rester là, détaché et inutile, tandis que le submersible tournoyait à travers le champ de nodules. Machinalement, il prit le téléphone sous-marin et cria, sans perdre de temps à prononcer les formules protocolaires. - Jimmy ! Nous sommes pris dans une turbulence inexplicable. On a perdu les propulseurs. Je t'en prie, réponds ! Jimmy Knox ne pouvait pas l'entendre. Il luttait pour rester en vie dans les vagues, loin au-dessus d'eux. Plunkett essayait toujours désespérément de joindre l'Invincible lorsque le submersible acheva enfin sa course folle. Il heurta le fond sous un angle de quarante degrés, posé sur la sphère d'équipement électrique et d'oxygène. - C'est la fin, murmura Salazar sans vraiment savoir ce qu'il voulait dire par là, l'esprit embrumé et confus. - Tu parles ! aboya Plunkett. On peut peut-être lâcher du lest et essayer de remonter. fl savait pourtant, tout au fond de lui, que le lest qu'ils pourraient lâcher ne contrebalancerait pas nécessairement le poids supplémentaire que l'eau entrée dans la coque écrasée ajoutait à la pression, sans compter la 50 succion de la vase. Il activa les circuits et des centaines de livres de poids mort se détachèrent des flancs inférieurs du submersible. Pendant quelques instants, rien ne se produisit puis, centimètre par centimètre, le Vieux Gert se souleva, comme poussé par le souffle court et les battements de cour des trois prisonniers de sa sphère principale. - Dix pieds, annonça Plunkett après ce qui lui parut une heure mais n'avait en réalité duré que trente secondes. Le Vieux Gert reprit une position horizontale et tous osèrent à nouveau respirer. Plunkett essaya encore de contacter Jimmy Knox. - Jimmy, ici Plunkett... Jimmy, parle-moi ! Stacy fixait si intensément le profondimètre qu'elle pensa que l'écran allait se fendre. - Monte !... Allez, monte ! pria-t-elle. Soudain, leur pire cauchemar se réalisa sans prévenir. La sphère contenant l'équipement électrique et l'oxygène implosa. Affaiblie par son impact avec le fond, elle perdit toute solidité et s'écrasa comme une coquille d'ouf sous l'impitoyable pression. - Merde ! cria Plunkett tandis que le submersible retombait dans la vase avec une secousse désagréable. Comme pour leur faire saisir la portée de ce nouveau revers, les lumières s'éteignirent, plongeant la sphère dans un monde d'ébène. La cruauté d'une si infernale obscurité est une horreur que seuls connaissent ceux qui sont totalement aveugles. Pour les voyants, cette soudaine désorientation provoque le sentiment que des forces mauvaises et indicibles surgissent de l'au-delà, en un cercle de plus en plus étroit. Finalement, la voix rauque de Salazar brisa le silence. - Sainte Mère de Dieu ! Cette fois, nous sommes vraiment foutus ! - Pas encore, dit Plunkett, on peut rejoindre la surface en détachant la sphère de contrôle. Il tâtonna sur la console jusqu'à ce que ses doigts rencontrent l'interrupteur qu'ils cherchaient. Après un clic que tous entendirent, les lumières auxiliaires inondèrent l'intérieur de la sphère. Stacy soupira de soulagement et se détendit'un peu. 51 - Dieu soit loué, murmura-t-elle. Au moins, on y voit clair. Plunkett programma sur l'ordinateur la remontée de secours. Puis il enclencha le mécanisme de séparation et se tourna vers Stacy et Salazar. - Tenez-vous bien. La remontée risque d'être dure. - N'importe quoi pourvu qu'on sorte de cet enfer, grogna Salazar. - Quand vous voudrez, plaisanta Stacy d'une voix faible. Plunkett enleva la goupille de sécurité de la poignée de séparation, respira profondément et tira. Rien ne se produisit. fl refit trois fois la manouvre, fiévreusement. Mais la sphère de contrôle refusa obstinément de se détacher dé la masse principale du submersible. Désespérément, il mit en action le programme de recherche des pannes pour connaître la raison de ce manque d'obéissance. La réponse arriva en un clin d'oil. Le mécanisme de séparation avait été faussé par l'impact latéral avec le fond marin et il n'y avait rien à faire pour le réparer. - Désolé, dit Plunkett d'un ton frustré. Je crois qu'on devra rester là jusqu'à ce qu'on vienne nous chercher. - Comme c'est probable ! répondit Salazar avec hargne en essuyant la sueur qui inondait son visage avec la manche de son anorak. - Où en sommes-nous en oxygène ? s'informa Stacy. - Notre réservoir principal s'est tari quand la coque a implosé, avoua Plunkett. Mais les réservoirs de secours dans cette sphère et le filtre d'hydroxyde de lithium qui détruit le dioxyde de carbone que nous rejetons devraient nous permettre de respirer environ dix ou douze heures. Salazar secoua la tête et haussa les épaules d'un air désabusé. - Toutes les prières de toutes les églises du monde ne nous sauveront pas à temps. Il faudrait au moins soixante-douze heures pour amener un autre submersible dans notre coin. Et même comme ça, rien ne dit qu'on pourrait nous remonter à la surface. -, Stacy chercha dans le regard de Plunkett un signe 52 d'encouragement, même infime. Mais elle n'en vit aucun. Il paraissait distant et lointain. Elle eut l'impression qu'il était plus attristé par la perte de son précieux submersible que par la perspective de mourir. - Raoul a raison, dit-il d'une voix tendue. Je suis navré de l'admettre mais il faudrait un miracle pour que nous revoyions le soleil. - Mais l'Invincible ? insista Stacy. Ils vont remuer ciel et terre pour nous retrouver. - Il est arrivé quelque chose de tragique là-haut, dit Plunkett. Le dernier bruit que nous avons entendu était celui d'un navire qui explose avant de couler. - Mais il y avait deux autres navires en vue quand nous avons quitté la surface, protesta Stacy. Il pourrait sj'agir d'eux. - Ça ne change rien, dit Plunkett avec lassitude. On ne peut rien faire pour remonter. Et le temps est devenu un ennemi que nous ne pourrons pas vaincre. Un profond désespoir s'installa dans la sphère de commande. Chacun comprenait que l'espoir d'être sauvé relevait de la plus folle imagination. La seule certitude, le seul sauvetage envisageable pour remonter le Vieux Gert et leurs cadavres aurait lieu longtemps après leur mort. Dale Nichols, assistant personnel du Président, tira une bouffée de sa pipe et regarda par-dessus les verres de ses lunettes démodées Raymond Jordan pénétrer dans son bureau. Jordan réussit à sourire malgré les volutes de tabac épaisses et sucrées qui embrumaient le bureau. - Bonjour, Dale. " - Est-ce qu'il pleut toujours ? demanda Nichols. - Ça bruine plutôt. Jordan remarqua que Nichols paraissait tendu. Le « protecteur du royaume présidentiel » était un homme 53 efficace mais la touffe de ses cheveux bruns était complètement décoiffée, ses yeux semblaient plus perçants que d'habitude et des lignes de tension que Jordan n'avait encore jamais vues marquaient son visage. - Le Président et le Vice-Président attendent, dit rapidement Nichols. Ds sont impatients d'avoir les derniers rapports sur l'explosion dans le Pacifique. - J'ai là le tout dernier rapport, le rassura Jordan. Bien qu'il fût l'un des cinq hommes les plus puissants de Washington, Jordan était inconnu du grand public. La plupart des bureaucrates et des politiciens ne le connaissaient guère plus. Directeur de la CIA, Jordan dirigeait le service de Sécurité nationale et ne rendait de comptes qu'au Président. , II vivait dans le monde spectral de l'espionnage et du renseignement et bien peu de gens dans son entourage étaient au courant des désastres et des tragédies dont lui-même et ses agents avaient sauvé le peuple américain. Jordan ne frappait pas les gens qu'il rencontrait par son intelligence brillante, sa mémoire photographique et les sept langues qu'il parlait couramment. H avait l'air d'un homme ordinaire, semblable à tous ceux qui travaillaient pour lui. De taille moyenne, la cinquantaine bien sonnée, le visage sain sous une chevelure d'un gris argenté, il était solidement charpenté avec une légère tendance à l'embonpoint. Ses yeux avaient une nuance de brun doux comme le bois de chêne. Il était depuis trente-sept ans un mari fidèle, avait deux filles jumelles qui, toutes deux, étudiaient à l'université la biologie marine. Le Président et le Vice-Président discutaient calmement lorsque Nichols fit entrer Jordan dans le bureau ovale. Ils se tournèrent en même temps vers le nouveau venu qui leur trouva l'air aussi tendu que Nichols. - Merci d'être venu, Ray, dit le Président sans emphase en lui faisant signe de s'asseoir. Dites-nous ce qui se passe dans le Pacifique. Jordan était toujours amusé de voir à quel point les politiciens étaient saisis de douloureuses inquiétudes chaque fois qu'une crise menaçait. Aucun décès élus ne possédait la ténacité endurcie et l'expérience des diplo- 54 mates de carrière tels que le directeur de la CIA. Et jamais ils ne pouvaient se résoudre à respecter ou à admirer l'immense pouvoir que Jordan et ses collaborateurs concentraient pour contrôler et orchestrer les événements internationaux. Jordan fit un signe au Président qui le dépassait d'une bonne tête et s'assit. Calmement, avec ce que les deux autres ressentirent comme une lenteur angoissante, il posa par terre une serviette en cuir de chef comptable et l'ouvrit. Puis il en tira un dossier. - Y a-t-il une situation de crise ? demanda impatiemment le Président en donnant à ce mot le sens d'une menace imminente pour la population civile comme, par exemple, une attaque nucléaire. u - Qui, monsieur, c'est malheureusement le cas. " - Quelles sont les données ? Jordan lança un coup d'oil à son rapport pour le plaisir du geste. Il avait en effet parfaitement en mémoire la totalité des trente pages : « A onze heures cinquante-quatre exactement, une explosion de très forte intensité s'est produite dans le nord du Pacifique, à environ neuf cents kilomètres au nord-est de l'île de Midway. Les caméras d'un de nos satellites espions Pyramide ont enregistré l'éclair et la perturbation atmosphérique, et l'onde de choc l'a été par des bouées hydrophoniques clandestines. Les données ont été immédiatement transmises à l'Agence de Sécurité nationale où elles ont été analysées. Il y a eu ensuite la lecture des stations sismographiques liées à la NORAD qui, à son tour, a transmis les informations aux techniciens de la CIA, à Langley. » - Quelles conclusions en a-t-on tiré ? pressa le Président. * - Tous ont conclu à une explosion nucléaire, répondit calmement Jordan. Rien d'autre n'aurait pu être aussi énorme. A part Jordan, aussi détendu que s'il avait regardé un feuilleton brésilien à la télévision, les trois hommes .-présents dans le Bureau ovale prirent une expression 'sinistre en pensant aux conséquences révoltantes de ce qui venait d'être énoncé. - Sommes-nous en alerte DEFCOM ? demanda le 55 Président en se référant aux précautions d'alerte nucléaire. - J'ai pris la liberté d'ordonner à la NORAD de se mettre immédiatement en alerte DEFCOM-3 de façon permanente et de passer en DEFCOM-2 selon les réactions des Soviétiques, confirma Jordan. Nichols regarda fixement Jordan. - L'aviation est-elle en alerte ? - Un avion de reconnaissance Casper SR-90 a décollé de la base d'Edwards il y a vingt minutes pour vérifier et recueillir des données supplémentaires. - Sommes-nous certains que l'onde de choc a été causée par une explosion nucléaire ? insista le Vice-Président, un homme d'une quarantaine d'années qui n'avait siégé que six ans au Congrès avant d'être désigné comme le second personnage de l'Etat. Politicien consommé, il cherchait par tous les moyens à recueillir le maximum de renseignements. - Il pourrait s'agir d'un tremblement de terre sous-marin ou d'une explosion volcanique, ajouta-t-il. - Les relevés sismographiques montrent nettement une impulsion aiguë comme il s'en produit au cours des explosions nucléaires, contra Jordan. Un tremblement de terre est caractérisé par de longues allées et venues de l'aiguille sur une longue période de temps. Les ordinateurs le confirment. Nous devrions avoir une idée assez exacte de l'énergie en kilotonnes lorsque le Casper aura recueilli des échantillons de radiations atmosphériques. - Vous en avez une idée ? - Avant qu'on ait rassemblé toutes les données, on peut avancer un chiffre de dix à vingt kilotonnes. - Assez pour mettre à plat Chicago ! murmura Nichols. Le Président avait peur de poser la question suivante et hésita avant de demander :. - Est-ce que..., est-ce qu'il pourrait s'agir de l'explosion d'un de nos propres sous-marins nucléaires ? - Le chef des opérations navales m'a affirmé qu'il n'y avait aucune de nos unités à moins de cinq cents kilomètres de la zone. - Un Russe, peut-être ? - Non, répliqua Jordan. J'ai contacté mon homolo- 56 gué soviétique, Nicolaï Golanov. Il m'a juré que tous les navires de surface soviétiques et tous les sous-marins dans le Pacifique ont été recensés et, bien entendu, il nous renvoie le blâme de ce qui est arrivé. Bien que je sois certain que lui-même et ses collègues sont plus malins qu'ils ne le laissent croire, ils n'admettront jamais qu'ils pataugent autant que nous. - Son nom ne me dit rien, dit le Vice-Président. Appartient-il au KGB ? - Golanov est le directeur de la Sécurité nationale et internationale du Politburo, expliqua patiemment Jordan. - Il ment peut-être, suggéra Nichols. Jordan lui lança un regard noir. - Nicolaï et moi nous connaissons depuis vingt-six ans. On a pu se faire des coups fourrés mais jamais nous ne nous sommes menti. - Si nous ne sommes pas responsables et si les Soviets ne le sont pas non plus, dit le Président d'une voix étrangement douce, alors de qui s'agit-il ? - Dix autres nations au moins ont la bombe, dit Nichols. N'importe laquelle a pu faire un essai nucléaire. - C'est peu probable, répondit Jordan. On ne peut pas garder cela secret à l'ensemble des services de renseignements de l'Est ou de l'Ouest. Je suppose que nous finirons par découvrir qu'il s'agit d'un accident, un engin nucléaire quelconque qui n'aurait jamais dû exploser. Le Président parut songeur un moment puis demanda : - Connaît-on la nationalité des navires qui se trouvaient dans la zone de l'explosion ? - On n'a pas encore tous les détails mais il semble que trois, unités aient été concernées ou du moins se soient trouvées là. Un navire de ligne norvégien transportant fret et passagers, un transporteur de voitures japonais et un navire océanographique britannique qui dirigeait une exploration en grandes profondeurs. - Il a dû y avoir des morts ? - Les photos prises par notre satellite avant et après l'événement montrent que les trois navires ont disparu, vraisemblablement coulés pendant ou immédiatement après l'explosion. Quant à des survivants, il est peu 57 probable qu'il y en ait. Si la boule de feu et l'onde de choc ne les ont pas tués, les radiations énormes s'en seront chargées très rapidement. - Je suppose qu'on a prévu une expédition de sauvetage, dit le Vice-Président. - On a envoyé des unités navales de Guam et de Midway. Le Président fixait le tapis comme s'il y distinguait un message. - Je ne peux pas croire que les Anglais aient procédé à une explosion nucléaire sans nous prévenir. Le Premier ministre n'aurait jamais agi derrière mon dos. - Ce ne sont certainement pas les Norvégiens, dit fermement le Vice-Président. Le visage du Président refléta une expression désorientée. - Les Japonais non plus. D'ailleurs, rien ne prouve qu'ils aient jamais mis au point une bombe atomique. - La bombe a pu être volée, suggéra Nichols, et transportée clandestinement et sans le savoir par les Norvégiens ou les Japonais. Jordan rejeta la proposition d'un haussement d'épaules. - Je ne crois pas qu'elle ait été volée. En revanche, je parierais bien un mois de salaire que l'enquête prouvera qu'elle a été transportée délibérément vers une destination parfaitement déterminée. - Comme par exemple ? - Un des deux ports de Californie. Tous regardèrent Jordan avec une froide spéculation, l'énormité de toute cette histoire prenant forme dans leur esprit. - Le Divine Star allait de Kobé à Los Angeles avec à son bord plus de sept mille automobiles Murmoto, continua Jordan. Le Narvik, qui transportait pour sa part cent trente passagers et un fret de chaussures coréennes, d'ordinateurs et d'éléments de cuisines, naviguait de Pusan à San Francisco. - Une petite brèche au déficit commercial ? dit le Président avec un petit sourire. - Doux Jésus ! murmura le Vice-Président en secouant la tête. C'est une pensée à vous faire froid dans 58 le dos ! Un navire étranger qui introduirait en douce une bombe nucléaire aux Etats-Unis ? - Que pensez-vous qu'il faille faire, Ray ? demanda le Président. - Avant toute chose, envoyer des équipes de terrain immédiatement. De préférence des navires de sauvetage en mer de la Navy pour fouiller les navires coulés et savoir lequel transportait la bombe. Le Président et Nichols échangèrent un regard entendu. Puis le Président se tourna vers Jordan. - Je crois que l'amiral Sandecker et son équipe d'ingénieurs océanographiques de la NUMA sont mieux que quiconque entraînés aux opérations en eaux profondes. Je vous laisse le soin de les mettre au courant, Ray. - Si je peux respectueusement me permettre, monsieur le Président, je suggère que la Navy serait plus à même d'assurer le secret de l'opération. Le Président lança à Jordan un regard assez dédaigneux. - Je comprends votre inquiétude mais faites-moi confiance, l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine fera le travail sans la moindre fuite. Jordan se leva, professionnellement ennuyé que le Président sût quelque chose dont il n'était pas au courant. Il se promit d'enquêter à la première occasion. - Si Dale veut bien prévenir l'amiral, je vais immédiatement à son bureau. - Merci, Ray, dit le Président en lui tendant la main. Vous et votre équipe avez fait un travail épatant en un temps record. Nichols accompagna Jordan qui quitta le bureau ovale pour se rendre au siège de la NUMA. Dès qu'ils furent dans le hall, Nichols demanda à voix basse : - Entre nous, Jordan, qui peut être ce contrebandier en bombes atomiques ? Jordan réfléchit un instant et répondit d'un ton calme et un peu inquiétant : - Nous aurons la réponse à cette question dans moins de vingt-quatre heures. Mais la grande question, celle qui me fiche vraiment la trouille, c'est pourquoi et dans quel but ! 59 L'atmosphère, à l'intérieur du submersible, était devenue lourde et humide. La condensation était telle que des gouttes coulaient le long des parois de la sphère, et le taux d'oxyde de carbone approchait un niveau mortel. Les occupants ne bougeaient pas et parlaient à peine, pour économiser l'air. Après onze heures et demie, les réserves d'oxygène du système de survie étaient presque épuisées et le peu qui restait de courant électrique dans les batteries de secours ne suffisait plus à faire fonctionner le système d'élimination du gaz carbonique. La peur, la terreur s'étaient muées en résignation. Sauf lorsque, tous les quarts d'heure environ, Plunkett allumait les lumières pour vérifier les niveaux des systèmes de survie. Ils restaient tranquillement assis dans le noir, seuls avec leurs pensées. Plunkett se concentrait sur le contrôle des. instruments, aux petits soins pour l'équipement, refusant de croire que son submersible bien-aimé pût refuser de répondre aux ordres. Salazar, immobile comme une statue, était affalé sur son siège. Il paraissait ailleurs, à peine conscient. Il se savait à quelques minutes de la stupeur finale et ne voyait pas la nécessité de prolonger l'inévitable, n voulait mourir vite et qu'on n'en parle plus. Stacy rassemblait ses souvenirs d'enfance, rêvait qu'elle était ailleurs, à une autre époque. Son passé déniait en images fugaces. Elle se voyait jouer au base-bail dans la rue avec ses frères, fonçant, un jour de Noël, sur sa bicyclette neuve, assistant à son premier bal au lycée avec ce garçon qu'elle n'aimait pas mais qui avait été le seul à lui proposer sa compagnie. Elle entendait même les accents de la musique dans la salle de bal de l'hôtel. Elle avait oublié le nom du groupe mais se rappelait les morceaux. Peut-être Ne Passerons-Nous Plus Jamais Par Ici, de Seals et Crof, était son préféré. Elle avait fermé les yeux et tentait de se persuader qu'elle dansait avec Robert Redford. Elle pencha la tête comme pour écouter la" musique. Quelque chose ne collait pas. Le morceau qu'elle enten- 60 dait dans sa tête ne datait pas des années 70. Il était nettement plus « vieux jazz » que rock. Elle ouvrit les yeux, soudain éveillée, mais ne trouva que l'obscurité. - Ils ne jouent pas la bonne musique ! marmonna-t-elle. Plunkett alluma la lumière. - Qu'est-ce que tu as dit ? Même Salazar la regarda sans comprendre. - Elle délire. - Ils sont supposés jouer Peut-être Ne Passerons-Nous Plus Jamais Par Ici mais c'est autre chose. Plunkett regarda Stacy avec douceur, compassion et inquiétude. - Oui, je l'entends aussi. - Non, non, protesta-t-elle. Ce n'est pas le bon. La mélodie est différente. - Tu as raison, dit Salazar, haletant. Ses poumons lui faisaient mal tandis qu'il se battait pour absorber le peu d'oxygène que contenait encore l'air vicié, n saisit le bras de Plunkett. - Pour l'amour du ciel, mon vieux, coupe les systèmes et qu'on en finisse ! Tu ne vois donc pas qu'elle souffre ? Que nous souffrons tous ? Plunkett aussi avait les poumons douloureux. Il savait bien qu'il était inutile de prolonger ce tourment mais ne pouvait se débarrasser de cette réaction primitive qui le forçait à s'accrocher à la vie jusqu'à son dernier souffle. - On s'en sortira, dit-il avec difficulté. Peut-être qu'un autre submersible a été amené par avion jusqu'à l'Invincible. Salazar le regarda sans aménité, l'esprit encore accroché au fil ténu de la réalité. - Tu es fou ! n n'existe aucun submersible de grande profondeur à sept mille kilomètres à la ronde. Et même si on en amenait un, même si l'Invincible était encore en état de naviguer, il leur faudrait encore au moins huit heures pour le lancement et le rendez-vous. - Je refuse de discuter avec toi. D'accord, personne ne souhaite passer l'éternité dans une crypte perdue au fond de l'océan, mais je refuse d'abandonner l'espoir. - Dingue ! répéta Salazar. 61 Il se pencha sur son siège et secoua la tête comme pour chasser la douleur sans cesse plus aiguë. On aurait dit qu'il vieillissait d'un an par minute. - Vous ne l'entendez pas ? murmura Stacy d'une voix cassée. Il se rapproche. - Elle aussi est dingue, grinça Salazar. Plunkett leva une main. - Taisez-vous ! Moi aussi j'entends quelque chose. C'est vrai, il y a quelque chose là-bas ! Salazar ne répondit rien. Il était trop faible pour penser ou pour parler avec cohérence. Une bande de métal se resserrait autour de ses poumons. Son esprit se concentra sur ce besoin d'air urgent, vital, et une seule autre pensée surnagea : que la mort vienne vite. Stacy et Plunkett scrutaient tous deux l'obscurité au-delà de la sphère. Une créature bizarre nantie d'une longue queue de rat nagea dans la lumière diffuse que dégageait le Vieux Gert. Elle n'avait pas d'yeux mais fit le tour de la sphère à deux centimètres de la paroi puis s'éloigna pour vaquer à Dieu sait quelles obligations. Soudain, l'eau frissonna. Quelque chose bougeait plus loin, quelque chose de monstrueux. Puis un halo bleuâtre se forma dans l'obscurité, accompagné de voix qui chantaient quelque chose que l'eau déformait trop pour qu'on puisse le comprendre. Stacy regardait, extasiée, tandis que Plunkett sentait un frisson lui glacer la nuque. Il pensa qu'il ne pouvait s'agir que d'une chose horrible, surnaturelle. Un monstre créé par son cerveau privé d'oxygène. Cette chose qui s'approchait ne pouvait pas être réelle. L'image d'un monstre de l'espace lui traversa l'esprit. Tendu et apeuré, il attendit que ça s'approche, cherchant comment il pourrait utiliser le reste de charge des batteries de secours pour allumer les phares extérieurs. Terreur des profondeurs ou non, il réalisa que ce serait la dernière vision qu'il aurait de la terre. Stacy se traîna jusqu'à la paroi de la sphère où elle posa le nez. Un chour de voix retentit à ses oreilles. - Je vous l'avais dit, murmura-t-elle avec difficulté. Je vous l'avais dit que j'entendais chanter. Ecoutez ! Plunkett comprenait les paroles, maintenant, très faibles et très distantes. Il pensa qu'il devenait fou. Il essaya 62 de se persuader que le manque d'oxygène provoquait des hallucinations visuelles et auditives. Mais la lumière bleue s'accentuait et il connaissait la chanson. Oh ! la belle vie que j'ai connue avec Mimi la Sirène Tout au fond du fond de l'océan, Tous mes ennuis se sont dissous parmi les buttes Oh ! Neptune ! Qu'elle était gentille avec moi ! Plunkett abaissa l'interrupteur de la lumière extérieure puis resta assis sans bouger. Il se sentait à bout, exténué. Désespérément exténué. Son esprit refusait d'accepter cette chose qui se matérialisait là-bas, dans les ténèbres liquides. Il s'évanouit. Stacy était si glacée d'effroi qu'elle ne pouvait détacher les yeux de l'apparition qui s'avançait vers la sphère. Une immense machine, qui se mouvait sur des pattes comme en ont les tracteurs et que surmontait une structure oblongue munie de deux bras monstrueux partant de son ventre. La chose s'arrêta et parut se poser sur ses patins dans la lumière pâle des projecteurs du Vieux Gert. Une forme humaine aux traits brouillés était assise dans le nez transparent de cet étrange vaisseau, à seulement deux mètres de la sphère. Stacy ferma les yeux très fort et les rouvrit. Alors la forme vague et brouillée prit l'apparence d'un homme. Elle le voyait clairement, maintenant. Il portait une combinaison turquoise, ouverte devant. Les touffes de poils emmêlés de sa poitrine avaient la même couleur que les cheveux ondulés et également emmêlés de sa tête. Son visage paraissait mâle et hâlé, marqué aussi, et les rides souriantes qui entouraient ses yeux d'un incroyable vert étaient soulignées par le léger sourire étirant ses lèvres. fl lui rendit son regard avec un amusement étonné. Puis il se retourna, prit un objet derrière lui, posa un bloc-notes sur ses genoux et écrivit quelque chose. Après quelques secondes, il en détacha une feuille de papier qu'il appliqua à la vitre de sa fenêtre. Le regard de Stacy se concentra sur ce qu'il avait écrit. 63 Elle lut « Bienvenue aux Pâturages détrempés. Tenez le coup. On vous connecte un canal d'oxygène. » - Est-ce ainsi quand on meurt ? se demanda Stacy. Elle avait lu des récits de gens qui parcouraient des tunnels puis émergeaient dans une lumière vive et voyaient des parents disparus avant eux. Mais cet homme était un étranger pour elle. D'où venait-il ? Avant qu'elle ait pu mettre en place les pièces du puzzle, la porte se ferma et elle sombra dans l'oubli. Dirk Pitt était seul au centre d'une grande pièce en coupole, les mains enfoncées dans les poches de sa combinaison de vol aux couleurs de la NUMA. D étudiait le Vieux Gert. Ses yeux d'opaline regardaient sans expression le submersible posé comme un jouet cassé sur le fond de lave noire et brillante. Puis il passa l'écoutille et se laissa tomber dans le siège inclinable du pilote et étudia les instruments insérés dans la console. Pitt était un homme grand, aux muscles fermes et aux épaules larges. Le dos très droit, plutôt mince, il bougeait avec une grâce féline, particulièrement adaptée à l'action. Il se dégageait de lui une certaine dureté coupante que ressentaient même ceux qui ne le connaissaient pas, et pourtant, il ne manquait ni d'amis ni d'alliés, même au sein du gouvernement : tous le respectaient et admiraient sa loyauté et son intelligence. Il possédait un esprit vif et une personnalité tranquille, que les femmes trouvaient très attirante. Bien qu'il aimât leur compagnie, c'est à la mer qu'il réservait tout son amour passionné. Directeur des Projets spéciaux de la NUMA, il passait autant de temps sur l'eau et sous l'eau que sur la terre ferme. Son passe-temps favori était la plongée et il franchissait rarement le seuil des salles de gymnastique. Ayant depuis longtemps cessé de fumer, il surveillait son régime et buvait avec modération. Toujours occupé, 64 bougeant sans cesse, il parcourait au moins huit kilomètres par jour rien que pour son travail. En dehors de ses occupations professionnelles, rien ne pouvait lui faire plus plaisir que de partir à la découverte d'une épave au fond de l'eau. Des pas se firent entendre, venant de l'extérieur du submersible, sur le plancher soigneusement poncé, entre les parois voûtées surmontées d'un plafond en coupole. Pitt se retourna sur le fauteuil et regarda approcher son ami de toujours, son associé à la NUMA, Al Giordino. Les cheveux de Giordino bouclaient autant que ceux de Pitt étaient souples. Son visage lisse paraissait rougeaud sous la lumière du plafonnier aux vapeurs de sodium et ses lèvres s'éclairaient de leur éternel sourire, un peu espiègle, un peu faunesque. Giordino était petit - le haut de son crâne ne dépassait pas l'épaule de Pitt. Mais son corps n'était fait que de muscles avec des biceps massifs et un coffre qui le précédait comme un boulet de démolition. Ses traits soulignaient son allure déterminée et donnaient l'impression que, s'il ne s'arrêtait pas volontairement, il était capable de démolir tout obstacle, fût-ce un mur, qui se serait trouvé sur son chemin. - Alors qu'est-ce que tu penses de tout ça ? demanda-t-il à Pitt. - Les Anglais ont réussi là un joli boulot, répondit Pitt avec admiration en repassant l'écoutille. Giordino étudia les sphères endommagées et hocha la tête. - Ils ont eu de la chance. Cinq minutes plus tard, nous n'aurions trouvé que des cadavres. - Comment vont-ils ? - Ils se remettent vite, dit Giordino. Ils sont dans la cuisine, en train de dévorer nos provisions et exigeant d'être ramenés sur leur bateau en surface. - Quelqu'un leur a parlé ? - Comme tu l'as ordonné, on les a confinés dans les quartiers de l'équipage et tous ceux qui les approchent jouent les sourds-muets. Nos pauvres invités sont sur le point de grimper aux murs ! Ils donneraient n'importe quoi pour savoir qui nous sommes, d'où nous venions et 65 comment nous avons pu fabriquer un abri vivable à une telle profondeur dans l'océan. Pitt regarda un moment le Vieux Gert puis marmonna, en montrant la grande pièce : - Des années de secret qui vont partir en fumée ! Soudain, il paraissait en colère. - Ce n'est pas ta faute ! - J'aurais mieux fait de les laisser mourir. Ds vont compromettre notre projet. - Qui crois-tu impressionner ? demanda Giordino en riant. Je t'ai vu ramasser des chiens blessés dans les rues et les conduire chez le vétérinaire. Je t'ai même vu payer la note pour un chien que tu n'avais même pas renversé toi-même. T'es un tendre, mon grand ! Opération secrète mon oil ! Tu aurais sauvé ces gens même s'ils avaient la rage, la lèpre ou la peste noire ! - Ça se voit tant que ça ? Le regard moqueur de Giordino s'adoucit. - C'est moi la brute qui t'a mis un oil au beurre noir à la maternelle, tu te rappelles ? Toi, tu m'as fait saigner du nez avec une balle de baseball pour te venger. Je crois que je te connais mieux que ta propre mère. Tu peux n'avoir l'air que d'un méchant con à l'extérieur, je sais bien qu'en dedans, tu es une vraie petite sour des pauvres. - Tu sais aussi, bien sûr, tout ce que ça nous a coûté de jouer au bon Samaritain auprès de l'amiral Sandec-ker et du ministère de la Défense, hein ? rappela Pitt. - Ça va sans dire. Et tiens, en parlant du loup, le commandant vient de recevoir un message codé. L'amiral arrive de Washington. Son avion sera là dans deux heures. On ne peut pas dire qu'il nous laisse.le temps de dérouler le tapis rouge ! J'ai fait préparer un submersible pour aller le prendre là-haut. - D doit avoir un don de voyance ! murmura Pitt. - J'ai dans l'idée que la mystérieuse perturbation n'est pas étrangère à sa visite surprise. Pitt approuva d'un hochement de tête et sourit. - Dans ce cas, nous n'avons pas à prendre des gants pour mettre nos invités au parfum. - En effet, approuva Giordino. Quand l'amiral connaîtra toute l'histoire, il ordonnera sans doute qu'on 66 les garde à l'oil ici, du moins jusqu'à ce qu'on en ait terminé avec notre projet. Pitt passa la porte circulaire, Giordino à ses côtés. Soixante ans plus tôt, la pièce au plafond en coupole aurait pu être le rêve d'un architecte pour un hangar d'aviation futuriste. Pourtant, la structure n'abritait de la pluie, de la neige ou du soleil aucun avion quel qu'il soit. Ses murs en alliage de carbone et de céramique renforcée de plastique abritaient un bâtiment capable de les faire vivre à 5 400 mètres en dessous du niveau de la mer. En plus du Vieux Gert, le plancher bien nivelé contenait un immense véhicule aux allures de tracteur, que terminait un grand habitacle, effilé comme un cigare. Deux submersibles plus petits reposaient côte à côte, semblables à deux sous-marins nucléaires trapus dont on aurait relié les avants et les arrières après avoir enlevé leur partie centrale. Plusieurs hommes et une femme s'occupaient activement des véhicules. Pitt se dirigea vers un étroit tunnel cylindrique qui ressemblait à un tuyau de drainage ordinaire et traversa deux compartiments aux plafonds également en coupole. El n'y avait nulle part d'angle droit ni de coin aigu. Toutes les surfaces intérieures étaient arrondies afin que les structures résistent aux pressions massives de l'eau à l'extérieur. Ils pénétrèrent dans une petite salle à manger étroite et Spartiate. L'unique table allongée et les chaises autour étaient en aluminium, et la cuisine n'était guère plus large que celles que l'on trouve dans les trains de nuit. Deux marins de la NUMA se tenaient de chaque côté de la porte, surveillant attentivement les invités forcés. Plunkett, Salazar et Stacy s'étaient groupés à l'extrémité opposée de la table et parlaient à voix basse quand Pitt et Giordino entrèrent. La conversation cessa brusquement et ils regardèrent les deux nouveaux venus d'un oil soupçonneux. Afin d'être à leur hauteur pour leur parler, Pitt se planta solidement sur la chaise la plus proche et les dévisagea l'un après l'autre comme un inspecteur de police examinant une brochette de suspects. - Comment allez-vous ? demanda-t-il enfin poli- 67 ment. Mon nom est Dirk Pitt. Je suis à la tête de ce projet sur lequel vous êtes tombés. - Enfin ! s'exclama Plunkett. Quelqu'un qui parle ! - Et qui parle anglais ! ajouta Salazar. Pitt montra Giordino. - M. Albert Giordino, promeneur en chef. Il se fera un plaisir de vous faire faire une visite complète des lieux, de vous trouver des chambres et de vous fournir tout ce dont vous pourrez avoir besoin, des vêtements à la brosse à dents. Présentations et poignées de main s'échangèrent pardessus la table. Giordino commanda du café pour tout le monde et les trois visiteurs du Vieux Gert commencèrent enfin à se détendre. - Au nom de chacun de nous, dit sincèrement Plunkett, merci de nous avoir sauvé la vie. - Al et moi sommes heureux d'être arrivés à temps. - Votre accent me laisse penser que vous êtes américain, dit Stacy. Pitt la regarda dans les yeux et prit son air le plus séduisant. - Oui, nous venons tous des Etats-Unis. Stacy semblait avoir peur de Pitt comme une biche craint le lion des montagnes et cependant se sentait curieusement attirée. - Vous êtes l'homme que j'ai vu dans cet étrange submersible avant de m'évanouir. - Un DSMV, corrigea Pitt. Véhicule Minier des Grandes Profondeurs. Tout le monde l'appelle BigJohn. 11 est supposé extraire des échantillons géologiques dans les fonds marins. - Est-ce une entreprise minière américaine ? demanda Plunkett incrédule. - Oui, c'est un projet d'études et d'essais d'extraction minière subocéanique tout ce qu'il y a de plus classique, et très classiquement financé par le gouvernement des Etats-Unis. Il a fallu huit ans entre le premier plan, la construction et la mise à l'eau. - Comment l'appelez-vous ? - Il a un nom de code très fantaisiste mais nous baptisons affectueusement l'endroit « les Pâturages détrempés. » 68 - Comment avez-vous fait pour garder le secret ? s'étonna Salazar. Vous avez sans doute une flotte de soutien en surface facilement détectable par les vaisseaux qui passent et par les satellites. - Notre petite colonie vit en parfaite autarcie. Un système d'équipement de vie de très haute technicité tire l'oxygène de la mer et nous permet de travailler avec une pression égale à celle d'en haut ; une unité de désalinisation fournit l'eau potable, la chaleur vient d'orifices hydrothermiques sur le fond marin, les moules, les palourdes et crabes vivant près des orifices se retrouvent dans notre cuisine, nous prenons des bains de soleil à la lampe à ultra-violets et des douches antiseptiques pour éviter le développement des bactéries. Les fournitures et les pièces de rechange dont nous avons besoin et que nous ne pouvons pas fabriquer nous-mêmes sont lâchées en mer et récupérées sous l'eau. Lorsqu'il devient nécessaire de transférer du personnel, l'un de nos submersibles monte en surface où il est accueilli par un hydravion à turbo-réacteurs. Plunkett hocha la tête. Il avait l'impression de rêver. - Vous devez avoir une méthode unique pour communiquer avec le monde extérieur, supposa Salazar. - Une bouée relais en surface attachée par câble. Nous transmettons et recevons par satellite. Rien d'extraordinaire mais très efficace. - Il y a combien de temps que vous êtes ici ? - Nous n'avons pas vu le soleil depuis un peu plus de quatre mois. Plunkett regardait sans la voir sa tasse de café, émerveillé. - J'ignorais totalement que votre technologie était développée au point de vous permettre d'installer une station de recherche à une telle profondeur ! - Nous sommes en effet des pionniers, dit Pitt avec orgueil. En plus de tester l'équipement, nos ingénieurs et nos scientifiques analysent la vie marine, étudient la géologie, les minéraux qui se trouvent au fond et mettent leurs trouvailles en mémoire sur ordinateur. Les vraies opérations d'extraction et de dragage commenceront un peu plus tard. - De combien de personnes se compose l'équipage ? 69 Pitt avala une gorgée de café avant de répondre. - Pas beaucoup. Douze hommes et deux femmes. - Je vois que les femmes sont astreintes aux tâches traditionnelles, remarqua Stacy un peu hargneusement en montrant une jeune femme rousse d'environ trente ans occupée à éplucher les légumes. - Sarah s'est proposée. Mais elle s'occupe surtout des fiches d'ordinateur. Comme chacun d'entre nous, elle a deux casquettes. - Et je suppose que la seconde femme est à la fois bonne à tout faire et mécanicienne de bord ? - C'est presque ça, dit Pitt avec un sourire caustique. Jill donne en effet un coup de main comme chef mécanicien. Mais elle est aussi la biologiste du bord. Et si j'étais vous, j'éviterais de lui faire une conférence sur les droits de la femme au fond de la mer. Elle est arrivée première au concours de Miss Body-Building de Californie et elle soulève cent kilos comme une plume. Salazar repoussa sa chaise et étira ses jambes. - Je suppose que l'armée a son mot à dire pour le projet ? - Vous ne verrez pas d'uniforme ici, dit Pitt. Nous sommes tous d'authentiques fonctionnaires scientifiques. - Il y a une chose que j'aimerais bien que vous m'expliquiez, dit Plunkett. Comment avez-vous su que nous avions des problèmes et où nous étions ? - Al et moi revenions d'une recherche d'échantillons et nous cherchions un capteur de détection d'or qui avait dû tomber du Big John quand nous avons pu capter votre téléphone sous-marin. Nous avons entendu vos appels de détresse, aussi faibles qu'ils aient pu être, et nous nous sommes dirigés vers votre position. - Après avoir trouvé votre submersible, enchaîna Giordino, Dirk et moi ne pouvions évidemment pas vous transporter de votre véhicule au nôtre. Vous auriez été réduits en bouillie par la pression de l'eau. Notre seul espoir était d'utiliser les bras manipulateurs du Big John pour brancher une ligne d'oxygène dans votre prise de secours extérieure. Par chance, votre adaptateur et le nôtre étaient parfaitement compatibles. - Alors nous avons utilisé les deux bras manipula- 70 teursque nous avons accrochés à vos crochets de levage, reprit Pitt. Nous avons ainsi pu transporter votre submersible dans notre chambre d'équipement en le faisant passer par le sas de pression. - Vous avez sauvé le Vieux Gert ? s'écria Plunkett, aux anges. - fl est avec nos équipements, confirma Giordino. - Dans combien de temps pourrons-nous être remontés jusqu'à notre navire de surface ? demanda Salazar, exigeant plus qu'il ne questionnait. - Pas avant un moment, j'en ai peur, dit Pitt. - Mais nous devons faire savoir à l'équipage, là-haut, que nous sommes vivants ! protesta Stacy. Vous pouvez sûrement les contacter. Pitt et Giordino échangèrent un regard tendu. - Lorsque nous sommes allés vous chercher, nous avons croisé un navire très gravement endommagé qui avait coulé tout au fond. - fl était très abîmé, comme s'û avait subi une forte explosion, ajouta Giordino. Je ne crois pas qu'il y ait eu des survivants. - Il y avait deux autres navires dans le secteur quand nous avons commencé la plongée, plaida Plunkett. Celui que vous avez vu peut être l'un des deux ? - Je ne peux pas vous dire, admit Pitt. fl s'est passé quelque chose là-haut. Une sorte d'énorme, d'immense turbulence. Nous n'avons pas eu le temps de faire des recherches et n'avons donc aucune réponse assurée. - Vous avez bien dû sentir la même onde de choc que celle qui a abîmé notre submersible, non ? - Cet abri repose dans une vallée protégée, à l'intérieur dyne zone de fracture, à trente kilomètres de l'endroit où nous vous avons trouvés et où nous avons vu le navire coulé. L'onde de choc est passée au-dessus de nous. Tout ce que nous avons senti, c'est une vague accélération du courant et une tempête de sédiments assez semblable à ce qu'on appelle dans le désert un vent de sable ou une tempête de neige ailleurs. Stacy lança à Pitt un regard haineux. - Avez-vous l'intention de nous garder prisonniers ? - Ce n'est pas le mot que j'utiliserais. Mais étant donné que ce projet est vraiment classé secret, je dois 71 vous demander d'accepter notre hospitalité encore un moment. - Qu'est-ce que vous appelez « encore un moment » ? demanda Salazar avec lassitude. Pitt lança au petit Mexicain un regard sardonique. - Nous ne sommes pas supposés remonter avant soixante jours. Il y eut un silence. Plunkett regarda Salazar, puis Stacy, puis Pitt. - Nom de Dieu ! explosa-t-il amèrement. Vous ne pouvez pas nous garder ici deux mois ! - Ma femme, grogna Salazar. Elle va croire que je suis mort ! - J'ai une petite fille, dit Stacy, rapidement adoucie. - Faites-moi confiance, les rassura Pitt. Je vois bien que j'ai l'air d'un tyran sans cour mais votre présence m'a mis dans une situation difficile. Quand nous saurons mieux ce qui s'est passé en surface, je parlerai à mes supérieurs et nous mettrons quelque chose sur pied. Pitt se tut en se rendant compte que Keith Harris, le sismologue du projet, se tenait près de la porte et lui faisait signe qu'il voulait lui parler en particulier. Pitt s'excusa et s'approcha de Harris. Il décela immédiatement de l'inquiétude dans les yeux du sismologue. - Un problème ? demanda-t-il d'une voix tendue. Harris avait une barbe épaisse du même gris que ses cheveux. - Cette perturbation a déclenché un nombre sans cesse croissant de chocs dans le fond. Pour le moment ils sont tous assez faibles et superficiels. Nous ne les ressentons pas encore. Mais leur intensité et leur force s'accroissent. - Qu'est-ce que tu as noté ? - Nous sommes posés sur une ligne de faille complètement instable, continua Harris. Et volcanique, en plus. L'énergie de tension de la croûte se propage à une vitesse que je n'ai encore jamais vue. Je crains que nous ne soyons sur le point d'avoir un tremblement de terre de première importance, d'une amplitude de six et demi au moins. - Nous ne survivrions pas à ça, dit Pitt d'une voix blanche. Une fêlure sur l'un de nos dômes et la pression 72 de l'eau aplatira toute la base comme des petits pois sur une enclume. - C'est à peu près ce que je pense, admit Harris à contrecour. - De combien de temps disposons-nous ? - Impossible de prédire ça avec exactitude. Je me rends bien compte que je ne vous aide pas beaucoup, je ne peux donner qu'une approximation mais, si j'en juge par ce que j'ai calculé, je dirais environ douze heures. - Ça nous laisse le temps d'évacuer. - Je me trompe peut-être, reprit Harris, mais à partir du moment où nous ressentirons vraiment les premières ondes de choc, le gros du tremblement de terre pourrait suivre à quelques minutes. D'un autre côté, les ondes pourraient décroître et s'arrêter d'un seul coup. À peine avait-il prononcé ces mots qu'ils sentirent tous deux un léger frémissement sous leurs pieds. Dans la salle à manger, les tasses à café se mirent à cliqueter dans leurs soucoupes. Pitt regarda Harris et lui adressa un sourire tendu. - On dirait que le temps n'est pas de notre côté, dit-il. Le tremblement augmenta à une vitesse terrifiante. Le grondement lointain semblait se rapprocher. Puis vinrent des bruits secs provoqués par de petits rochers dégringolant les pentes du canyon et frappant les amas rocheux du fond de l'océan. Chacun gardait un oil sur le plafond voûté de la chambre des équipements, craignant qu'une avalanche ne perce les murs. La moindre brèche et l'eau s'infiltrerait avec la force écrasante de milliers de canons. Tout se passa calmement. En dehors des vêtements qu'ils portaient, ils n'emportèrent rien que les fiches de l'ordinateur du projet. Il ne fallut à l'équipage que huit minutes pour se rassembler et être prêt à embarquer dans les véhicules de grands fonds. 73 Pitt savait depuis le début que certains allaient mourir. Les deux submersibles n'avaient été armés que pour transporter six personnes au maximum. A la limite, on pourrait en caser sept - quatorze en tout, c'est-à-dire le nombre exact de l'équipage de cette mission - mais certainement pas davantage. Et maintenant, ils étaient responsables de la vie des trois hôtes imprévus, rescapés du Vieux Gert. Les chocs gagnaient en force et en fréquence. Pitt savait qu'aucun submersible ne réussirait à gagner la surface, décharger ses passagers et revenir sauver ceux qu'on aurait dû laisser derrière. L'aller-retour ne prenait pas moins de quatre heures. Les structures du fond ne cessaient de s'affaiblir sous les chocs de plus en plus violents et ce n'était qu'une question de minutes, maintenant. Elles allaient lâcher et s'effondrer sous les coups de boutoir de la mer. Giordino en lut les signes implacables dans l'expression butée de Pitt. - Il va falloir faire deux voyages. Je ferais mieux d'attendre le prochain... - Désolé, mon vieux, coupa Pitt, mais tu pilotes le premier submersible. Moi je suivrai dans le second. File à la surface, dépose tes passagers dans les canots gonflables et reviens à toute vapeur chercher ceux qu'on devra faire attendre. - Je n'ai aucun moyen de revenir à temps, dit Giordino d'une voix tendue. - Tu connais un meilleur moyen ? - Qui aura la courte paille ? demanda Giordino avec un geste défaitiste. - L'équipe des Anglais. Giordino se raidit. - Pas d'appel aux volontaires ? Ça ne te ressemble pas de laisser une femme derrière toi. - Je dois m'occuper de notre équipe en priorité, répondit sèchement Pitt. Giordino haussa les épaules et ne cacha pas sa désapprobation. - D'abord on les sauve, ensuite on signe leur arrêt de mort ? Une longue vibration secoua le fond marin comme 74 l'écho d'un grondement sourd et menaçant. Dix secondes. Pitt surveilla sa montre. Le choc dura dix secondes. Puis le silence s'installa à nouveau, immobile et porteur de mort. Giordino planta son regard dans celui de son ami. Il n'y lut pas la moindre peur. Pitt paraissait incroyablement indifférent. Et pourtant, il n'avait jamais eu l'intention de piloter le second submersible. Il était au contraire bien décidé à partir le dernier. Il était trop tard maintenant, trop tard pour argumenter, trop tard pour échanger d'interminables adieux. Pitt serra le bras de Giordino et poussa presque le solide petit Italien par l'écoutille du premier submersible. - Tu devrais arriver juste à temps pour accueillir l'amiral, dit-il. Présente-lui mes respects. Giordino ne l'entendit pas. Les mots furent noyés dans le bruit que fit un rocher heurtant le dôme, se répercutant tout autour d'eux. Pitt claqua l'écoutille et tourna le dos. Les six volumineuses personnes enfournées à l'intérieur semblaient remplir chaque centimètre carré du submersible. Personne ne parlait, chacun évitait même de regarder les autres. Puis, comme si tous les regards suivaient un ballon de football lors de la dernière seconde d'un match, ils regardèrent intensément Giordino se faufiler comme une anguille entre les corps serrés et s'installer dans le siège du pilote. Rapidement il mit en marche les moteurs électriques et le submersible glissa jusqu'au sas de sortie. Bousculant un peu la procédure, il venait de programmer l'ordinateur quand la massive porte intérieure se referma. L'eau commença à entrer par les valves spéciales du sas, venue de la mer glacée. Dès que le sas fut rempli et que la pression énorme de la mer fut la même de part et d'autre, l'ordinateur ouvrit automatiquement la porte extérieure. Alors Giordino repassa en contrôle manuel, mit les propulseurs à leur puissance maximale et conduisit le submersible vers les vagues, loin au-dessus. Pendant que Giordino et ses passagers étaient dans le sas, Pitt porta rapidement son attention vers l'embarquement du second engin. Il fit d'abord entrer les deux 75 femmes de la NUMA puis signifia d'un geste à Stacy de les suivre. Elle hésita et lui lança un regard tendu, interrogateur. - Est-ce que vous allez mourir parce que je prends votre place ? demanda-t-elle doucement. Pitt lui sourit avec malice. - Réservez une soirée pour boire un verre avec moi au coucher du soleil, sur la terrasse de l'hôtel Haleka-lami, à Honolulu, voulez-vous ? Elle essaya de répondre quelque chose de spirituel mais fut poussée assez vivement dans le submersible par l'homme qui devait y entrer derrière elle. Pitt s'approcha de Dave Lowden, chef mécanicien de la mission. Aussi fermé qu'une palourde, Lowden remonta d'une main la fermeture Eclair de son blouson d'aviateur tout en repoussant ses lunettes sur son nez. - Tu veux que je sois ton copilote ? demanda-t-il gravement. - Non, tu prends les commandes tout seul, dit Pitt. Moi, j'attends le retour de Giordino. Lowden ne put retenir une expression attristée. - Alors, il vaut mieux que ce soit moi que toi. - Tu as une femme ravissante et trois gamins. Moi, je suis célibataire. Alors pose ton cul dans cette machine et magne-toi ! Pitt tourna le dos à Lowden et s'approcha de Plunkett et de Salazar. Plunkett non plus ne montrait aucun signe de peur. Le grand ingénieur océanographe paraissait aussi détendu qu'un berger surveillant son troupeau pendant une averse de printemps. - Avez-vous de la famille, Doc ? demanda Pitt. Plunkett secoua la tête. - Moi ? Je voudrais bien voir ça ! Je suis un célibataire endurci. - C'est bien ce que je pensais. Salazar se frottait nerveusement les mains, une expression effrayée dans le regard. Il avait douloureusement conscience de son impuissance et de la proximité de sa mort. - Vous m'avez dit, je crois, que vous avez une femme ? demanda Pitt en se tournant vers le Mexicain. 76 - Et un fils, murmura-t-il. Ds sont à Veracruz. - Il y a encore une place disponible. Dépêchez-vous. - On sera huit avec moi, dit Salazar. Je croyais que vos engins ne pouvaient embarquer que sept personnes. - J'ai mis les plus gros dans le premier engin et les femmes et les plus petits dans celui-ci. D doit y avoir assez de place pour un maigrichon comme vous ! Sans un merci, Salazar pénétra dans le submersible dont Pitt referma hâtivement l'écoutille. Lowden actionna le système d'étanchéité interne. Tandis que le petit vaisseau glissait vers le sas dont la porte se refermait sur eux avec une terrible finalité, Plunkett mit sur l'épaule de Pitt sa main large comme une patte d'ours. - Vous êtes un type bien, monsieur Pitt. Personne n'aurait joué mieux que vous le rôle de Dieu le Père. - Je suis désolé de n'avoir pu trouver un strapontin pour vous. - Ça ne fait rien. Je considère comme un honneur de mourir en si bonne compagnie. ' Pitt regarda Plunkett avec étonnement. - Qui parle de mourir ? - Allez, mon vieux. Je connais la mer. Il n'est pas nécessaire d'être un génie en sismographie pour comprendre que votre mission est en train de vous péter dans les mains. - Doc, dit Pitt sur le ton de la conversation malgré le tremblement des murs, faites-moi confiance. - Est-ce que vous savez quelque chose que j'ignore ? demanda Plunkett avec un regard méfiant. - Eh Ijien disons que j'ai l'intention de sortir le reste du fret des Pâturages détrempés. Douze minutes après, les ondes de chocs se succédaient sans interruption. Des tonnes de rochers se détachaient des parois du canyon, frappant les structures arrondies de l'abri avec une force terrifiante. Finalement les murs de l'abri sous-marin implosèrent et des millions de litres d'eau glacée se déversèrent et balayèrent la création des hommes aussi efficacement que si elle n'avait jamais existé. 77 10 Le premier submersible sortit de l'eau comme un boulet de canon au milieu des vagues, sautant comme une baleine avant de retomber sur le ventre au milieu d'une mer bleu-vert. Les eaux s'étaient considérablement calmées sous un ciel clair comme du cristal et les vagues ne dépassaient pas un mètre. Giordino se hâta de tourner le volant qui maintenait l'écoutille hermétiquement close. Après deux tours, il commença à glisser plus facilement et Giordino put enfin l'ouvrir. Un filet d'eau pénétra dans le submersible et les passagers, muscles tétanisés, respirèrent avec bonheur l'air pur et frais. C'était leur premier retour à la surface depuis des mois. Giordino enjamba l'écoutille et s'enfila dans l'étroite tourelle qui protégeait des vagues lors de l'ouverture. D s'était attendu à trouver l'océan désert, aussi, en regardant autour de lui, ne put-il réprimer une exclamation d'horreur et d'étonnement. A moins de cinquante mètres, une jonque, le classique bateau à voiles Foochow chinois, s'approchait déjà du petit sous-marin. Entre son pont carré et sa haute poupe ovale se dressaient trois mâts aux voiles carrées tendues par des lattes de bambou et un foc des plus modernes. Les yeux peints sur la coque semblèrent se hausser pour regarder Giordino. Pendant quelques secondes, celui-ci ne put croire à la réalité de cette rencontre. Dans toute l'immensité de l'océan, il avait fallu qu'il fasse surface à l'endroit précis où se trouvait ce navire ! Il se pencha sur la tourelle et cria à l'intérieur : - Tout le monde dehors, vite ! Deux marins de la jonque aperçurent le submersible turquoise au moment où une vague le soulevait et crièrent à leur barreur de virer ferme à tribord. Mais la distance entre les deux bâtiments était presque nulle. Poussée par une brise ronde, la brillante coque de teck vint sur les hommes qui, sortant du submersible, sautaient dans l'eau. Elle se rapprochait de plus en plus, l'écume volant 78 sous les étraves, les gouvernails massifs luttant contre le courant. L'équipage de la jonque semblait collé au bastingage, regardant de tous ses yeux l'apparition inattendue de l'engin de la NUMA sur leur chemin, craignant un impact qui mettrait en danger l'étrave de la jonque et risquerait de l'envoyer par le fond. La surprise, le temps de réaction des vigiles avant de donner l'alerte, le retard pris par le barreur avant de comprendre ce qui arrivait et de tourner la roue moderne qui remplaçait la barre franche traditionnelle, tout concourut à une collision inévitable. Trop tard, le lourd vaisseau fit un effort surhumain mais terriblement lent pour changer de cap. L'ombre de l'énorme étrave se projeta sur Giordino au moment où il attrapait la main tendue du dernier homme encore à l'intérieur. Il était sur le point de le propulser vers l'extérieur quand l'étrave de la jonque, soulevée par un rouleau, retomba sur l'avant du submersible. Il n'y eut aucun bruit de déchirure ni de craquement, presque aucun bruit, en fait, sauf celui de l'eau éclaboussée et une sorte de gargouillement lorsque le submersible roula sur le flanc bâbord et que l'eau s'infiltra par l'écoutille ouverte. Puis des cris s'élevèrent sur les ponts de la jonque tandis que l'équipage amenait les voiles comme des stores vénitiens. Le moteur du navire toussa et se mit en route en arrière toute tandis que, de l'autre côté, on jetait des bouées à la mer. Giordino fut repoussé loin de la jonque qui passa à quelques mètres de lui. Il tira vivement le dernier passager de l'écoutille, s'écorchant la peau des.genoux et tombant en arrière, poussé sous l'eau par le poids de l'homme qu'il venait de sauver. Il eut le réflexe de garder la bouche fermée mais ne put empêcher son nez d'aspirer une grande coulée d'eau. Remontant à la surface, il se moucha violemment dans ses doigts et regarda autour de lui. Il fut heureux de compter six têtes s'agitant dans les vagues, certaines sans difficulté, certaines se dirigeant vers les bouées. Mais le submersible, rapidement rempli d'eau, avait perdu sa flottabilité. Giordino contempla, plein de rage et de frustration, l'engin fait pour les grands fonds glisser la proue la 79 première sous une vague et disparaître vers les profondeurs. Levant les yeux sur la jonque, il déchiffra son nom sur les flancs décorés. Elle s'appelait Shanghai Shelly. Il jura tout son saoul devant un aussi incroyable coup du sort. Comment était-il possible, pestait-il, d'être coulé par le seul et unique bateau à des centaines de kilomètres à la ronde ? Il se sentit responsable et complètement mortifié d'avoir ainsi manqué à son ami Pitt. fl savait seulement qu'il lui fallait réquisitionner le second submersible, plonger au fond et sauver Pitt, même si cette tentative était vaine. Ils étaient plus proches que des frères, il devait trop à l'indomptable aventurier pour le laisser mourir sans se battre. Jamais il ne pourrait oublier les nombreuses fois où Pitt l'avait sorti d'un mauvais cas, les nombreuses fois où il avait cru avoir touché le fond du désespoir. Mais il fallait d'abord s'occuper des priorités. Il regarda autour de lui. - Si l'un de vous est blessé, qu'il lève la main ! cria-t-il. Seul un jeune géologue leva la main. - Je crois que je me suis foulé une cheville. - Si c'est tout ce que tu as, considère-toi comme un sacré veinard ! grogna Giordino. La jonque se rapprocha et ralentit, s'arrêtant tout à fait à une dizaine de mètres au vent des survivants du submersible. Un homme âgé, aux cheveux blancs agités par le vent et le visage barré d'une énorme moustache blanche aux pointes relevées, se pencha au-dessus du bastingage. Mettant ses mains en porte-voix, il cria : - Y a-t-il des blessés ? Devons-nous mettre une chaloupe à l'eau ? - Abaissez votre passerelle, demanda Giordino. Nous grimperons à bord, faites bien attention, ajouta-t-il, nous avons un autre submersible sur le point de faire surface. - Je vous entends. Cinq minutes plus tard, tout l'équipage de la NUMA était sur le pont de la jonque, sauf le géologue qu'un filet avait remonté un peu plus loin. L'homme qui les avait hélés s'avança et ouvrit les mains en geste d'excuse, 80 - Mon Dieu, je suis vraiment désolé d'avoir coulé votre submersible. Nous vous avons aperçus trop tard. - Ce n'est pas votre faute, dit Giordino en s'avançant à son tour. Nous avons émergé pratiquement sous votre quille. Vos guetteurs ont même été plus rapides que nous n'aurions pu l'espérer. - Avez-vous perdu quelqu'un ? - Non, nous sommes tous là. - Dieu en soit loué ! Cette journée a vraiment été folle ! Nous avons recueilli un autre homme qui dérivait à moins de vingt kilomètres à l'ouest. Il est mal en point. Il dit s'appeler Jimmy Knox. Est-ce quelqu'un de chez vous ? - Non, dit Giordino. Le reste de notre équipage suit dans un autre submersible. - J'ai dit à mon équipage de garder les yeux bien ouverts. - Vous êtes très aimable, dit machinalement Giordino dont l'esprit avançait étape par étape. L'étranger, qui paraissait commander la jonque, jeta un coup d'oeil autour de son bâtiment, une expression étonnée sur son visage. - D'où venez-vous donc tous ? - Les explications viendront, mais plus tard. Puis-je emprunter votre radio ? - Bien sûr ! A propos, je m'appelle Owen Murphy. - Al Giordino. - Bienvenue à bord, monsieur Giordino, dit Murphy en mettant sagement un frein à sa curiosité. Il montra une porte dans la grande cabine de la plage arrière. - Pendant que vous serez occupé, je vais faire donner des vêtements secs à votre équipage. - Je vous remercie, dit Giordino par-dessus son épaule en se hâtant. Plus d'une fois, après qu'ils l'eurent tous échappé belle, ainsi, des flashes lui traversèrent l'esprit : il voyait Pitt et Plunkett, impuissants, tandis que des millions de tonnes d'eau menaçaient de les écraser. Il avait conscience du fait qu'il était probablement déjà trop tard, que leurs chances d'être encore vivants variaient entre le zéro et l'impossible. Mais l'idée de les abandonner, de les 81 laisser pour morts lui était insupportable. Il était même plus déterminé que jamais. Il redescendrait dans l'abysse, quel que soit le cauchemar auquel il pourrait être confronté. Le submersible de la NUMA piloté par Dave Lowden fit surface à un demi-kilomètre de la jonque. Grâce au talent de barreur de Murphy, le Shanghai Shelly s'arrêta à deux mètres de la tourelle de l'engin. Cette fois, tout l'équipage sauf Lowden était sec en montant à bord de la jonque. Giordino regagna rapidement le pont après avoir avisé l'amiral Sandecker de la situation et demandé au pilote de l'hydravion de se poser le long de la jonque. Il arriva à temps pour regarder Lowden à demi sorti du submersible. - Laisse-le là ! cria-t-il. Je vais redescendre avec. Lowden fit un signe négatif. - Impossible. Il y a une fuite dans le réservoir des batteries. Quatre sont HS. Pas assez d'énergie pour replonger. Lowden acheva sa phrase dans un silence glacé. Dans une sorte d'engourdissement, devant un échec aussi total, Giordino donna un grand coup de poing sur le bastingage. Les scientifiques et les ingénieurs de la NUMA, Stacy et Salazar, même l'équipage de la jonque, regardèrent sans rien dire l'expression désolée qui envahit son visage. - Ce n'est pas juste ! murmura-t-il dans un soudain accès de rage. Ce n'est pas juste ! fl resta là un grand moment, le regard plongé dans cette mer intraitable comme s'il pouvait en pénétrer les profondeurs, fl n'avait pas bougé lorsque l'hydravion de l'amiral Sandecker apparut sous le ciel pâle, manouvrant pour amerrir près de la jonque. Un marin conduisit Stacy et Salazar à la cabine où reposait Jimmy Knox, à peine conscient. Un homme aux cheveux gris et rares avec des yeux vifs et chaleureux se leva de la chaise qu'il occupait près du lit et leur fit signe d'approcher. - Bonjour, je suis Harry Deerfield. - Pouvons-nous entrer ? demanda Stacy. - - Vous connaissez M. Knox ? 82 - Nous sommes des amis. Nous travaillons sur le même navire océanographique anglais, répondit Salazar. Comment va-t-il ? - Il se repose confortablement, dit Deerfield avec une expression qui suggérait que la guérison ne serait sans doute pas au bout de ce repos. - Etes-vous médecin ? - En fait, je suis pédiatre. J'ai pris six semaines de congé pour aider Owen Murphy à ramener son bateau à l'arsenal de San Diego. Vous avez des visiteurs, Jimmy, dit-il en se tournant vers Knox. Celui-ci, pâle et immobile, bougea les doigts pour montrer qu'il avait compris. Il avait le visage gonflé et plein de boutons mais ses yeux semblaient vifs. Us brillèrent franchement lorsqu'il reconnut Stacy et Salazar. - Que Dieu soit béni de vous avoir ramenés sains et saufs, dit-il d'une voix faible. Je ne croyais pas vous revoir. Où est ce fou de Plunkett ? - Il sera là dans un moment, dit Stacy en faisant signe à Salazar de se taire. Qu'est-il arrivé, Jimmy ? Qu'est-il arrivé à l'Invincible ? Knox secoua faiblement la tête. - Je ne sais pas. Je crois qu'il y a eu une sorte d'explosion. A un moment, j'étais en train de vous parler au téléphone sous-marin et, la minute suivante, tout le navire a explosé et pris feu. Je me rappelle avoir essayé de vous faire remonter mais vous ne répondiez plus. Après, j'ai enjambé des débris et des cadavres et puis le navire a coulé sous moi. - Coulé ! murmura Salazar, refusant de comprendre. Le navire a coulé et l'équipage a disparu ? Knox hocha imperceptiblement la tête. - Je l'ai regardé couler jusqu'au fond. J'ai crié et j'ai cherché tous ceux qui auraient pu survivre. Mais la mer était vide. Je ne sais pas combien de temps j'ai flotté ni jusqu'où, avant que M. Murphy et son équipage me voient et me repêchent. Ils ont fouillé toute la zone mais n'ont rien trouvé. Ils m'ont dit que j'étais sans doute le seul survivant. - Mais où sont passés les deux navires qui croisaient dans le coin quand nous avons plongé ? demanda Stacy. 83 - Je n'ai vu aucun signe d'eux. Ils avaient disparu aussi. La voix de Knox n'était plus qu'un murmure et il était évident qu'il perdait lentement la bataille qu'il menait contre l'inconscience qui, peu à peu, l'envahissait. La volonté était bien là mais le corps ne suivait pas. Il ferma les yeux et sa tête tomba lentement sur le côté. Le Dr Deerfield fit signe à Stacy et à Salazar de s'éloigner. - Vous lui parlerez plus tard, quand il sera reposé. - Etes-vous certain qu'il va s'en sortir ? demanda doucement Stacy. - Je ne peux pas le dire, répondit Deerfield dans la plus pure tradition médicale. - Qu'est-ce qu'il a exactement ? - Deux ou trois côtes cassées, d'après ce que je peux voir sans radio. Une cheville enflée, entorse ou fracture, je ne sais pas. Des contusions, des brûlures au premier degré. Rien que des blessures que je peux soigner. Mais les autres symptômes ne sont pas du tout ceux que j'attendais chez un homme qui a survécu à un naufrage. - De quoi parlez-vous ? demanda Salazar. - De la fièvre, de l'hypotension artérielle, autrement dit une tension sanguine trop basse, d'un grave érythème, de crampes d'estomac et de pustules étranges. - Et la cause ? - Ce n'est pas tout à fait mon domaine, avoua Deerfield. J'ai seulement lu quelques articles dans les journaux médicaux. Mais je ne crois pas me tromper en affirmant que l'état de Jimmy Knox vient de ce qu'il a été exposé à une dose plus que mortelle de radiations. Stacy resta un instant silencieuse puis suggéra : - Des radiations... nucléaires ? - Je souhaite me tromper, fit Deerfield en hochant la tête, mais les faits me donnent raison. - Mais vous pouvez faire quelque chose pour le sauver, n'est-ce pas ? Deerfield montra la cabine. - Regardez autour de vous, dit-il amèrement. Est-ce que ça ressemble à un hôpital ? Je suis venu faire cette croisière comme homme d'équipage. Tout ce qu'il y a dans ma trousse médicale, ce sont des pilules et des 84 bandages pour un traitement d'urgence. On ne peut pas le transporter par hélicoptère avant d'être plus près de la côte. Et même dans ce cas, je doute qu'il puisse être sauvé par les traitements thérapeutiques généralement disponibles. - J'espère qu'on aura leur peau ! s'écria Knox en faisant sursauter tout le monde. Les yeux soudain ouverts, son regard traversa sans les voir les trois occupants de la cabine, comme s'il contemplait une image inconnue, au-delà de la paroi. - Qu'on fasse la peau à ces salauds meurtriers ! Tous le regardèrent, stupéfaits. Salazar était statufié. Stacy et Deerfield se précipitèrent vers le lit pour calmer Knox qui essayait faiblement de se mettre debout. - Qu'on pende ces salauds ! répéta-t-il haineusement, comme s'il lançait une malédiction. Ils tueront encore ! Qu'on les pende ! Mais avant que Deerfield ait pu lui injecter un sédatif, Knox se raidit, ses yeux brillèrent un instant puis son regard parut se couvrir d'un film de brume et il retomba sur l'oreiller, poussa un grand soupir et devint mou. Deerfield tenta immédiatement un massage cardiopulmonaire tout en sachant que Knox avait été trop affaibli par les radiations pour qu'on puisse le ramener à la vie. n poursuivit ses efforts jusqu'à haleter de fatigue, le visage dégoulinant de sueur dans l'atmosphère humide de la chambre. Mais aucun homme, aucun miracle ne pourrait ramener Jimmy Knox à la vie. - Je suis désolé, murmura-t-il entre ses dents. Comme hypnotisés, Stacy et Salazar sortirent lentement de la cabine. Salazar resta silencieux tandis que Stacy pleurait doucement. Quelques minutes plus tard, elle essuya ses larmes de la main et se redressa. - Il a vu quelque chose, murmura-t-elle. Salazar la regarda. - Vu quoi ? - Il savait. Ça peut paraître incroyable, mais il savait. Se retournant, elle regarda par la porte ouverte la forme silencieuse, immobile sur la couchette. - Juste avant la fin, Jimmy a vu qui était responsable de cet horrible raz de marée de morts et de destructions. 85 11 Rien qu'à son corps, mince au point de paraître éma-cié, on savait qu'il était un fanatique de diététique et de forme physique. Petit, le menton et le torse en avant comme un coq de combat, il était coquettement vêtu d'un polo bleu clair et d'un pantalon assorti, avec sur ses cheveux roux et fournis un panama bien enfoncé pour qu'il ne s'envole pas. Sa barbe rousse et soignée, à la Van Dyke, faisait une pointe si fine qu'on se demandait si elle ne couperait pas comme un poignard si jamais il vous bousculait un peu violemment. Il monta en trois enjambées la passerelle de la jonque avec, aux lèvres, un énorme cigare auquel la brise arrachait des étincelles. Son allure était aussi royale que s'il avait tenu une cour. Si l'on avait décerné le prix de l'entrée la plus théâtrale, il serait revenu sans conteste à l'amiral James Sandecker, directeur de l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine. Son visage tendu portait la trace des mauvaises nouvelles que lui avait annoncées Giordino pendant son vol. Dès qu'il mit le pied sur le Shanghai Shelly, il fit un signe de la main au pilote de l'hydravion. L'engin fit demi-tour dans le vent, s'élança sur la crête des vagues et s'envola gracieusement vers le sud-est et les îles Hawaï. Giordino et Murphy s'avancèrent à sa rencontre. Sandecker détailla le commandant de la jonque. - Bonjour, Owen. Je ne m'attendais pas à te trouver là. Murphy sourit et lui tendit la main. - C'est réciproque, Jim. Mais bienvenue à bord. Ça fait plaisir de te voir. Il resta un instant silencieux, jouissant de la surprise de l'équipe de la NUMA groupée autour d'eux sur le pont. - Peut-être quelqu'un va-t-il enfin m'expliquer ce qu'étaient cette grande lumière et ce coup de tonnerre à l'horizon, hier, poursuivit-il. Et pourquoi tous ces gens sortent de l'océan comme des puces ? Sandecker ne répondit pas directement, fl laissa son regard errer sur le pont et sur les voiles amenées. 86 - Qu'est-ce que c'est que ce rafiot que tu t'es trouvé là? - Je l'ai fait construire à Shanghai. Mon équipage et moi-même l'emmenons à Honolulu pour repartir ensuite sur San Diego où j'ai l'intention de radouber. - Vous vous connaissez ? demanda enfin Giordino. - Ce vieux pirate et moi étions ensemble à Annapo-lis, répondit Sandecker. Sauf qu'Owen était plus doué. Il a démissionné de la Navy et a lancé une société d'électronique. Maintenant, il est plus riche que le Trésor américain. - J'aimerais bien, dit Murphy en souriant. Sandecker redevint sérieux. - Quelles nouvelles de la base depuis que vous m'avez briefé par radio ? demanda-t-il à Giordino. - Nous craignons qu'elle n'existe plus, répondit calmement Giordino. Les appels depuis le submersible restant n'ont pas reçu de réponse. Keith Harris pense que l'onde de choc la plus importante a dû frapper après que nous avons évacué. Comme je vous l'ai dit, il n'y avait pas assez de place dans les deux submersibles pour emmener tout le monde. Pitt et un scientifique anglais se sont portés volontaires pour rester en bas. - Qu'est-ce qu'on a mis en place pour aller les chercher ? demanda Sandecker. Giordino semblait visiblement découragé, comme si toutes les émotions en lui étaient émoussées. - Nous sommes à court de moyens. Le visage de Sandecker devint glacial. - Si j'ai bien compris, vous avez échoué, monsieur ! Vous m'aviez laissé entendre que vous redescendriez avec le second submersible. - Ça, c'était avant que Lowden ne remonte avec ses batteries inutilisables, répliqua l'Italien avec rancune. Avec le premier sub coulé et le second inopérationnel, nous étions coincés. L'expression de Sandecker se radoucit. Sa froideur disparut mais son regard devint triste. Il comprit que Giordino avait été poursuivi par la malchance. Il était évidemment stupide de suggérer que l'ami de Pitt n'avait pas fait de son mieux et il regretta aussitôt de l'avoir 87 pensé. Mais lui aussi était choqué par la disparition probable de Pitt. Pitt représentait pour lui le fils qu'il n'avait jamais eu. Il aurait lancé toute une armée d'hommes spécialement entraînés, équipés de moyens secrets et sophistiqués dont le public américain ne soupçonnait même pas l'existence. Si seulement il avait disposé de trente-six heures de plus ! L'amiral Sandecker avait ce pouvoir à Washington. Il n'était pas arrivé à un poste pareil en répondant à une petite annonce du Washington Post ! - Pensez-vous que les batteries puissent être réparées ? demanda-t-il. Giordino indiqua le submersible porté par les vagues, vingt mètres plus bas, relié par un câble à l'avant du Shanghai Shelly. - Lowden travaille comme un fou pour essayer de le remettre en état mais il n'est pas très optimiste. - S'il y a quelqu'un à blâmer, c'est moi, intervint Murphy. - Pitt est peut-être encore vivant, dit Giordino en ignorant l'intervention. Ce n'est pas un homme que la mort attrapera facilement. - En effet ! H nous l'a prouvé bien des fois dans le passé, dit l'amiral, les yeux dans le vague. Giordino le regarda, une étincelle dans l'oil. - Si nous pouvions disposer d'un autre submersible.... - Le Deep Queen peut plonger à dix mille mètres, dit Sandecker, revenant à la réalité. D est aux docks du port de Los Angeles. Je peux le faire charger sur un C5 de l'Air Force. Il serait ici vers le coucher du soleil. - Je ne savais pas qu'un C5 pouvait se poser sur l'eau, remarqua Murphy. - Il ne le peut pas, répliqua sèchement l'amiral. Mais le Deep Queen, avec ses douze tonnes, peut être lâché de la soute. Dans... environ huit heures d'ici, acheva-t-il en regardant sa montre. - Tu vas faire larguer un submersible de douze mètres par parachute ? - Et pourquoi pas ? Il lui faudrait une semaine pour venir ici par mer. Giordino regardait le pont d'un air pensif. 88 - Nous pourrions éliminer un tas de problèmes si nous avions un navire-base avec des possibilités de lancement et de remorquage. - Le Sounder est le plus proche navire de surveillance océanique capable de faire l'affaire. Il fait en ce moment des relevés des fonds marins au sonar au sud des Aléoutiennes. Je vais demander à son commandant d'interrompre sa mission et de rappliquer ici aussi vite qu'il pourra. - En quoi puis-je vous être utile ? demanda Murphy. Après avoir coulé votre submersible, le moins que je puisse faire est de mettre à votre service mon bateau et mon équipage. Giordino retint un sourire en voyant Sandecker prendre Murphy dans ses bras. Pitt appelait ça « l'application des mains ». Sandecker ne se contentait pas de demander une faveur à un malheureux qui ne se doutait de rien, il faisait en sorte que ses victimes se sentent en plus bénies et baptisées. - Owen, dit l'amiral d'un ton plein d'onction, la NUMA te sera éternellement reconnaissante si tu nous autorises à utiliser ta jonque comme navire amiral de la flotte. Owen Murphy était assez intelligent pour reconnaître qu'il s'était fait avoir. - Quelle flotte ? demanda-t-il en feignant l'innocence. - Comment, quelle flotte ? Mais la moitié de la Marine des Etats-Unis est en train de converger ici, répondit Sandecker comme si son entretien secret avec Raymond Jordan était connu de tous. Avec un petit sourire enjendu, il poursuivit : - Je ne serais d'ailleurs pas étonné que l'un de nos sous-marins nucléaires se promène en ce moment juste au-dessous de ta coque ! Murphy pensa que c'était bien l'histoire la plus dingue qu'il ait entendue de sa vie. Mais personne, à bord du Shanghai Shelly, sauf l'amiral lui-même, ne savait à quel point ses paroles étaient prophétiques. Personne ne se doutait non plus que cette tentative de renflouement n'était que le premier acte de l'événement principal. Douze kilomètres plus loin, le sous-marin d'attaque 89 Tucson naviguait à quatre cents mètres de profondeur et se rapprochait de la jonque. Il était en avance. Son pacha, le commandant Beau Morton, l'avait poussé au maximum après avoir reçu de Pearl Harbor l'ordre de rallier au plus vite la zone de l'explosion. Sa mission, en arrivant, était de mesurer la contamination radioactive de l'eau en profondeur et de mettre à l'abri tout débris qu'il pourrait sans danger faire entrer à son bord. Morton s'appuya tranquillement contre une table, balançant négligemment une tasse de café vide avec un doigt. D regardait le lieutenant de vaisseau Sam Hauser, du Laboratoire national de Défense radiologique. Le scientifique paraissait indifférent à la présence de Morton, tout à ses contrôles d'instruments radiologiques, ses calculs d'intensité bêta et gamma que lui envoyaient des sondes accrochées à l'arrière du sous-marin. - Est-ce que nous en sommes à briller dans l'obscurité ? demanda Morton d'un ton moqueur. - La radioactivité est diversement distribuée, répondit Hauser. Mais bien en dessous du seuil autorisé. La concentration la plus importante est en surface. - Vous pensez à une détonation en surface ? - Un bateau, oui, pas un sous-marin. Le plus gros de la contamination s'est propagé dans l'air. - Est-ce que cette jonque chinoise, plus au nord, risque quelque chose ? - Ils étaient probablement trop loin contre le vent pour avoir reçu plus que quelques doses. - Et maintenant, ils se dirigent vers la zone de l'explosion ? insista Morton. - Etant donné la force des vents et les turbulences de la mer pendant et après l'explosion, expliqua patiemment Hauser, la part la plus importante des radiations est partie dans l'atmosphère, loin vers l'est. Ils devraient être à l'abri là où ils sont. Le téléphone de bord émit une sonnerie douce. Hauser décrocha. - Oui? - Est-ce que le commandant est là, monsieur ? - Ne quittez pas. Il tendit l'appareil à Morton. - Ici le commandant. 90 - Monsieur, ici Kaiser, du sonar. J'ai un contact. Je crois que vous devriez venir l'écouter. - J'arrive. Morton raccrocha, se demandant pourquoi Kaiser n'avait pas appelé par llntercom, comme d'habitude. Le commandant trouva le matelot de première classe Richard Kaiser, responsable du sonar, penché sur sa console, les écouteurs sur les oreilles et le visage incrédule et étonné. L'officier de pont, l'enseigne Ken Fazio, avait lui aussi des écouteurs sur les oreilles et paraissait complètement ébahi. - Vous avez un contact ? demanda Morton. Kaiser ne répondit pas immédiatement mais continua à écouter un moment. Finalement, il retira l'écouteur de son oreille gauche et murmura : - C'est complètement dingue ! - Dingue ? - J'ai là un signal qui ne devrait pas y être. Pazio hocha la tête comme pour approuver. - Je n'y comprends rien. - Si vous voulez bien me faire partager le secret, s'impatienta Morton. - Je vais mettre le haut-parleur, décida Kaiser. Morton et plusieurs officiers et hommes d'équipage, mystérieusement prévenus par le téléphone arabe, s'approchèrent du sonar, regardant impatiemment le haut-parleur. La transmission n'était pas parfaite mais suffisamment cependant pour être compréhensible, fl ne s'agissait nullement du chant des baleines ni d'un crissement de cavitation d'hélice. C'étaient des voix et elles chantaient ! Et chaque soir à l'heure ou s'éveille l'étoile de mer Je la. serrais, je l'embrassais, Oh, la belle vie que j'ai connue avec Minnie la Sirène Tout là-bas, dans sa cabane au fond de l'eau. Morton jeta à Kaiser un regard glacé. - Qu'est-ce que c'est que cette blague ? - Ce n'est pas une blague, monsieur. - Ça doit venir de la jonque chinoise. 91 - Non, monsieur, ni de la jonque chinoise ni d'aucun navire de surface. - Un autre sous-marin ? demanda Morton, sceptique. Un Russe, peut-être ? - Pas à moins qu'ils ne soient capables de faire des subs dix fois plus résistants que les nôtres, dit Fazio. - Avez-vous pris des coordonnées au compas ? Kaiser parut hésiter. Il avait l'air d'un petit garçon qui s'est mis dans un mauvais cas et qui a peur de dire la vérité. - Il ne s'agit pas d'un relèvement horizontal, monsieur. Ce chant vient du fond de la mer, à cinq mille mètres en dessous de nous. 12 Une vase jaunâtre, faite de microscopiques squelettes de cette plante marine appelée diatomée, voletait lentement en nuages serpentins, entourés de l'obscurité totale des abysses. Le fond de la gorge, où la station minière de la NUMA s'élevait quelques heures plus tôt, avait été comblé par des glissements de vase et de roches au point de n'être plus qu'une plaine irrégulière de galets cassés et de débris éparpillés. Il aurait dû y régner un silence de mort après que s'étaient tus les derniers tremblements de terre. Mais le refrain un peu déformé de Minnie la Sirène s'élevait de ce lieu désolé et résonnait en se répercutant dans le vide liquide. Si quelqu'un avait pu marcher parmi tous ces débris jusqu'à la source de la chanson, il n'aurait pu voir qu'une sorte d'antenne métallique tordue, bougeant dans la boue. Un poisson rond, d'un rosé tirant sur le gris, inspecta un moment l'antenne. La trouvant sans saveur, il remua sa queue pointue et s'enfonça paresseusement dans le noir. Juste avant qu'il ne disparaisse, la boue commença à bouger à quelques mètres de l'antenne, créant un tour- 92 billon mouvant de plus en plus large, illuminé par en dessous d'une lueur fantomatique. Soudain, un rai de lumière traversa le voile de vase, suivi par l'apparition d'une main mécanique en forme de pelle, avec un poignet articulé. L'apparition d'acier s'immobilisa un moment et se redressa comme un chien de prairie se dresse sur ses pattes de derrière pour renifler à l'horizon l'odeur d'un coyote. Puis la pelle s'inclina et creusa une tranchée profonde et inclinée comme une rampe. Lorsqu'elle heurta un rocher trop gros pour elle, une sorte de mâchoire de métal apparut comme par magie à côté d'elle. Les pinces en forme de serres mordirent la roche, l'arrachèrent au sédiment et la relâchèrent en dehors de la tranchée, dans un nuage de boue. Puis la mâchoire disparut et la pelle se remit à creuser. - Beau travail, monsieur Pitt ! dit Plunkett avec un sourire soulagé. Si vous continuez comme ça, on sera sur une jolie route de campagne à l'heure du thé. Pitt s'appuya au dossier de son siège, les yeux fixés sur le moniteur TV, aussi concentré que s'il y voyait la finale du championnat de football. - Nous ne sommes pas encore sur la route... - Avoir eu l'idée de s'enfermer dans un véhicule d'excavation et de le placer dans le sas de pressurisation avant la grande secousse, pour moi, c'était vraiment une idée de génie. - Je n'irai pas jusque-là, dit Pitt en programmant l'ordinateur du véhicule pour altérer un peu l'angle de la pelle. Disons que c'était un emprunt à « la logique selon M. Spock ». - Les murs du sas ont tenu bon, argumenta Plunkett. Sans la protection de la volage Providence nous aurions été écrasés comme des insectes. - Le sas a été construit pour résister à des pressions quatre fois supérieures à celles prévues pour les autres structures, expliqua Pitt avec un calme que rien ne semblait ébranler. La volage Providence, comme vous dites, nous a laissé le temps de pressuriser le sas, d'ouvrir la porte extérieure et d'avancer suffisamment pour que la pelle et la benne preneuse commencent à travailler avant l'avalanche. Autrement, nous aurions 93 été coincés là-dedans pour une durée que je préfère ne pas estimer. - Oh ! Et puis zut ! dit Plunkett en riant. Qu'est-ce que ça peut faire puisque nous avons échappé au tombeau ? - Je vous serais reconnaissant de ne pas utiliser le mot « tombeau ». - Pardon. Plunkett, assis dans le siège voisin, un peu en retrait de celui de Pitt, ne semblait pas facilement impressionnable. Il regarda l'intérieur du DSMV. - C'est une sacrée belle machine, dit-il. A quoi fonctionne-t-elle ? - Un petit réacteur nucléaire. - Nucléaire ? Vous autres Yankees ne cesserez jamais de m'étonner. Et je parie que vous pourrez conduire ce monstre jusqu'à la plage de Waikiki. - Vous risquez de gagner votre pari, dit Pitt en souriant. Les réacteurs de Big John et son système d'équipement de vie pourraient en effet nous emmener jusque-là. Le seul problème est qu'à la vitesse maximum de cinq kilomètres à l'heure, nous serions morts de faim au moins une semaine avant d'arriver. - Vous n'avez pas pris de panier de pique-nique ? - Pas même une pomme. Plunkett regarda Pitt sans ciller. - Même la mort serait une fête si je n'avais pas à entendre encore cette maudite chanson. - Vous n'aimez pas Minnie la. Sirène ? demanda Pitt en feignant l'étonnement. - Après la vingtième audition du refrain, franchement non ! - Le téléphone étant hors d'usage, notre seul contact avec la surface est l'émetteur radio acoustique. Pas assez puissant pour une conversation, mais c'est tout ce dont nous disposons. Je peux vous offrir les valses de Strauss ou les marches militaires des années 40 mais je ne crois pas qu'elles seraient très appropriées. - Il est certain que votre discothèque est un peu réduite, grogna Plunkett. Mais qu'est-ce que vous reprochez à Strauss ? - Instrumental, répondit Pitt. La distorsion dans 94 l'eau du son des violons peut le faire ressembler à des cris de baleine ou d'autres mammifères aquatiques. Minnie est vocal. Si quelqu'un écoute à la surface, il saura qu'il y a ici un être humain qui respire encore. Même déformé, on ne peut pas se tromper. C'est bien un gazouillement humain. - Pour ce que ça nous est utile ! dit Plunkett. Si une mission de sauvetage est en route, on n'a aucun moyen de passer de ce véhicule à un submersible sans sas de pressurisation. Voilà bien une commodité dont votre tracteur, par ailleurs remarquable, est dépourvu. Si je peux me permettre de parler franchement, je ne vois pas d'autre avenir pour nous que l'inévitable décès. - Je vous serais reconnaissant de ne pas utiliser le mot « décès ». Plunkett tira une gourde de la poche de son gros cardigan de laine. - fl ne doit rester que quelques gorgées mais ça devrait nous aider à garder le moral un moment. A l'instant même où Pitt prenait la gourde offerte, une secousse assourdie secoua le tracteur. La pelle s'était glissée dans une masse de pierres qu'elle tentait de soulever. Leur poids dépassait de loin sa charge de sécurité, aussi l'engin luttait-il avec un grognement métallique pour lever les débris. Comme un champion d'haltérophilie luttant pour la médaille d'or, la pelle souleva la charge massive au-dessus du sol marin et la déposa sur le tas grossissant le long de la tranchée. Les projecteurs extérieurs étaient trop faibles pour pénétrer les nuages de boue, et les instruments, dans la cabine de contrôle, ne montraient que des taches informes, jaunes et grises. Cependant l'écran de l'ordinateur étalait l'image du sonar en trois dimensions et l'on distinguait parfaitement l'étendue de l'excavation. Cinq longues heures s'étaient écoulées depuis que Pitt avait commencé à creuser. Finalement, il vit que le couloir étroit mais raisonnablement dégagé s'élevait en pente douce jusqu'à la surface du fond marin. - On va sûrement abîmer un peu notre peinture, dit-il avec confiance. Mais je pense qu'on va pouvoir se faufiler jusqu'au fond plat. Le visage de Plunkett s'éclaira. 95 - Poussez la machine jusqu'en haut de la butte, monsieur Pitt. J'en ai plus qu'assez de voir cette boue dégoûtante. - A vos ordres, monsieur Plunkett, dit Pitt avec un clin d'oeil. Il passa en contrôle manuel et se frotta les mains comme un pianiste avant de jouer. - Croisez les doigts pour que les patins trouvent une surface assez ferme pour s'accrocher. Autrement, on prendra un sacré bail ici. Il embraya doucement en marche avant. Les larges patins, de chaque côté de Big John, bougèrent lentement, brassant la vase molle, puis plus vite à mesure que Pitt augmentait la puissance. Peu à peu, ils avancèrent. Puis l'une des chenilles agrippa une couche de graviers, faisant pivoter la gigantesque machine vers le côté opposé de la tranchée. Pitt corrigea de toutes ses forces mais le mur céda et le flot de boue se répandit sur l'un des flancs du véhicule. Vivement, il mit au point mort, passa en marche arrière puis immédiatement après en marche avant. Le réacteur nucléaire compact avait bien la puissance nécessaire mais les chenilles n'arrivaient pas à trouver la traction. Des rochers et de la vase volaient autour des sabots pivotants qui ripaient eux-mêmes sur le limon glissant. Le DSMV restait collé à son étroite prison. - Peut-être devrions-nous nous arrêter et descendre balayer la boue ? suggéra Plunkett avec sérieux. Ou mieux encore, reprendre l'étude de la situation. Pitt prit le temps de lancer un coup d'oil furieux à l'Anglais qui aurait pu jurer, à cet instant, que les yeux de Pitt brûlaient un bon nombre de cellules nerveuses. - J'ai travaillé dur et longtemps avec une sacrée équipe pour construire et mettre au point la première communauté sous-marine en grandes profondeurs, dit-il d'une voix blanche. Et quelqu'un, quelque part, est responsable de sa destruction. Ils sont également à l'origine de la perte de votre submersible, de votre navire de surface et de tout son équipage. C'est ça, la situation. Maintenant, et je parle pour moi, j'ai l'intention de sortir de ce merdier même si je dois y laisser les entrailles de cette machine. Et d'atteindre la surface en un seul morceau, de trouver les salauds responsables du désastre et de leur flanquer mon poing dans la gueule jusqu'à ce que leurs dents leur rentrent dans les poumons ! Sur quoi il reprit les leviers et lança les chenilles à l'assaut de la vase et des rochers. Avec un bruit inquiétant, la grosse machine parut se concentrer avant de parcourir un mètre, puis deux. Plunkett, immobile comme un arbre, se sentit soudain intimidé mais totalement confiant. « Seigneur, se dit-il, je pense que ce diable d'homme est parfaitement capable de faire tout ce qu'il a dit !» 13 A huit mille kilomètres de là, dans un profond puits taillé dans la roche volcanique, une équipe de mineurs s'écarta pour laisser passer deux hommes qui vinrent se placer au bord du puits et contempler la brèche ouverte dans un mur de béton. Une odeur écourante montait de l'ouverture, remplissant les vingt membres de l'équipe de foreurs d'un sentiment de crainte, de terreur de l'inconnu. Les projecteurs illuminant le puits étroit faisaient danser des ombres tordues dans ce qui paraissait être un large tunnel, un mètre en dessous du béton. A l'intérieur, on pouvait distinguer les restes rouilles d'un camion entouré de ce qu'à première vue ils prirent pour un vaste lit de végétation rabougrie, d'un brun grisâtre. Un air froid et humide s'élevait au-dessous des pentes de l'île de Corregidor, à l'entrée de la baie de Manille où se voyaient encore les cicatrices de batailles féroces. Malgré cela, les deux hommes qui tentaient de percer l'obscurité du trou transpiraient abondamment. Après des années de recherches, ils savaient qu'ils étaient sur le point de découvrir une partie de l'immense cache de la Seconde Guerre mondiale connue sous le nom de l'« or de Yamashita ». Le général Yamashita Tomoyuki, com- 96 97 mandant des forces japonaises dans les Philippines après octobre 1944, avait en effet laissé son nom à la cache. L'immense butin saisi par les Japonais pendant la guerre - en Chine, dans les pays de l'Asie du Sud-Est, dans les Indes néerlandaises et aux Philippines - était composé de milliers de tonnes de gemmes exotiques et de bijoux, de lingots d'or et d'argent, de bouddahs et d'objets précieux en or incrusté de pierres précieuses, volés sur les autels religieux. Manille avait été le point de concentration de ce butin qui devait par la suite être chargé sur des navires en partance pour le Japon. Mais à cause des lourdes pertes que leur avaient infligées, plus tard, les sous-marins américains, moins de vingt pour cent du butin était effectivement arrivé à Tokyo. Ne sachant où aller et menacés d'une invasion par les Américains avides de revanche, les gardiens du trésor japonais se trouvaient devant un dilemme. Us n'avaient aucunement l'intention de le rendre aux nations et aux peuples qu'ils avaient dépouillés. Leur seule chance était de cacher cette énorme richesse dans une centaine d'endroits différents, sur et autour de l'île de Luzon, en espérant revenir après la guerre et le rapatrier discrètement. Les estimations les plus pessimistes de la valeur du trésor volé tournaient autour de 450 à 500 milliards de dollars. L'excavation de cet endroit particulier sur Corregidor, à quelques centaines de mètres à l'ouest et un bon kilomètre au-dessus du tunnel latéral qui avait servi de QG au général Douglas MacArthur avant que l'on ne l'évacué sur l'Australie, l'excavation donc durait depuis quatre mois. Utilisant des copies de vieilles cartes de l'OSS récemment déterrées des archives de la CIA à Langley, les agents de renseignements américains et philippins travaillaient en équipe. Le travail était épuisant et terriblement lent. Les inscriptions portées sur les cartes étaient rédigées dans un vieux dialecte japonais abandonné depuis un millier d'années. Il fallait, pour atteindre le heu abritant le trésor, faire une approche par un angle latéral car l'accès originel du tunnel était truffé de pièges et de 98 bombes de cinq à neuf cents kilos qui devaient exploser si quelqu'un empruntait l'accès direct. La pénétration par le labyrinthe de trente kilomètres qu'utilisaient les Japonais lorsqu'ils occupaient Luzon avait dû être très soigneusement calculée pour éviter que les mineurs ne perdent des mois à creuser au mauvais niveau et manquent le tunnel du trésor à quelques centimètres près. Le plus grand des deux hommes, Frank Mancuso, demanda une torche électrique puissante. On lui en passa une qu'il dirigea aussitôt vers le trou creusé dans le mur. Son visage pâlit dans la pénombre jaune. Avec une indicible horreur, il se rendit compte de ce qu'était en réalité la végétation brunâtre. Rico Acosta, l'ingénieur des mines attaché aux Forces de sécurité philippines, s'approcha de Mancuso. - Qu'est-ce que tu vois, Frank ? - Des os, dit Mancuso d'une voix à peine audible. Des squelettes^ Seigneur ! Il doit y en avoir des centaines là-dedans ! Il recula et fit signe à Acosta de jeter un coup d'oil. Le petit homme se tourna vers les mineurs. - Elargissez-moi ça, ordonna-t-il. Il fallut moins d'une heure à l'équipe de mineurs philippins pour faire avec leurs marteaux-piqueurs une ouverture assez large pour qu'un homme puisse s'y glisser. Le ciment utilisé pour construire les murs du tunnel était de qualité médiocre, craquant, friable et facile à démolir. Ce qui était une chance car les ingénieurs ne souhaitaient nullement prendre le risque d'utiliser des explosifs. Mancuso s'assit un peu plus loin et alluma une vieille pipe courbe, en attendant. A quarante-deux ans, il avait toujours les jambes et le corps effilés d'un joueur de basket-bail. Ses cheveux bruns, assez longs et tombant en mèches grasses sur son cou, avaient grand besoin d'un shampooing et son visage doux, un peu germanique, lui donnait davantage l'air d'un comptable que d'un ingénieur pas très propre. Ses yeux bleus et rêveurs paraissaient ne jamais fixer les choses et cependant aucun détail ne lui échappait. Diplômé de l'Ecole des Mines du Colorado, il avait au début de sa carrière parcouru le monde et les mines à la 99 recherche de pierres précieuses, opales en Australie, émeraudes en Colombie, rubis en Tanzanie, avec des degrés variés de réussite. Il avait aussi passé trois ans dans l'île japonaise dHokkaido, à rechercher vainement la rareté des raretés : la painite rouge. Peu avant ses trente ans, il fut contacté et recruté par une obscure agence de Washington, où il fut appointé comme agent spécial sous contrat. Sa première mission fut la recherche de l'or de Yamashita en tant que membre de l'équipe des Forces de sécurité des Philippines. L'excavation devait se faire dans le secret le plus absolu. L'or et les pierres seraient rendus à leurs anciens propriétaires. Tout trésor trouvé serait gardé par le gouvernement philippin pour alléger ses dettes et ren«j flouer l'économie en déroute du pays, ravagé par les, ponctions qu'y avait faites le régime des Marcos. , j Son collègue Acosta avait travaillé lui aussi comme ingénieur des mines avant de rejoindre les Forces de sécurité. Pour un Philippin, il était grand et ses yeux indiquaient des racines chinoises évidentes. - Alors, les histoires qui circulent étaient vraies ! dit Acosta. - Pardon ? - Les Japs forçant les prisonniers alliés à creuser des tunnels et les enterraient ensuite vivants pour qu'ils ne divulguent pas l'endroit, c'était vrai ! - On dirait bien. Nous en saurons plus quand nous irons voir sur place. Acosta souleva son chapeau et s'essuya le front avec sa manche. - Mon grand-père était au 57e régiment d'éclaireurs philippins. Il a été fait prisonnier et enfermé dans le donjon espagnol de Fort Santiago. H n'en est jamais revenu. Plus de deux mille prisonniers de guerre sont morts là-bas, soit étouffés, soit morts de faim. On n'a jamais su combien exactement. Mancuso hocha gravement la tête. - Les nouvelles générations ne pourront jamais ima^ giner l'impitoyable barbarie qui a dévasté le théâtre desf\ opérations dans le Pacifique. Il tira quelques bouffées de sa pipe et-exhala nuages de fumée bleue avant de poursuivre. 100 - Les terribles statistiques indiquent que cinquante-sept pour cent des soldats alliés prisonniers des camps japonais y sont morts alors que seulement un pour cent des prisonniers faits par les Allemands y ont laissé la vie. - C'est tout de même curieux que les Japonais ne soient pas revenus prendre leur trésor. - Des groupes se faisant passer pour des entreprises de reconstruction ont essayé d'obtenir des contrats afin de récupérer l'or avec une bonne couverture, mais dès que Ferdinand Marcos a entendu parler du trésor, il leur a fermé la porte au nez et s'est mis à sa recherche lui-même. - Et il en a trouvé une grande partie, ajouta Acosta. Pour peut-être trente milliards de dollars américains qu'il a fait sortir en douce du pays avant de se faire virer lui-même. - Plus ce qu'il a volé à tes compatriotes ! Acosta cracha d'un air dégoûté sur le plancher du puits. - Lui et sa femme étaient malades de cupidité ! Il nous faudra au moins cent ans pour nous remettre de leur gouvernement. Le contremaître des mineurs leur fit signe de la main. - Vous devriez pouvoir vous faufiler, maintenant, dit-il. - Vas-y, dit Acosta à Mancuso. A toi l'honneur. L'odeur était maintenant nauséabonde. Mancuso s'entoura le bas du visage d'un foulard et se coula par l'étroite ouverture dans le mur du tunnel. Ses bottes firent d'abord un bruit sec puis celui d'un éclabousse-ment lorsqu'il atterrit dans une flaque d'eau. Il resta un instant immobile à écouter le clapotement de l'eau s'égouttanf des fissures du plafond voûté. Puis il alluma sa torche et en dirigea le faisceau vers le sol. Le bruit sec était celui d'un bras tendu qu'il avait cassé en sautant. Le bras était encore attaché à un squelette revêtu de ce qui restait d'un uniforme couvert de moisissure. Un insigne de sergent reposait à côté de sa tête et il portait encore au cou sa plaque militaire. Marco s'agenouilla et prit la plaque entre ses mains. Du pouce et de l'index, il ôta la poussière. Un nom apparut : William A. Miller. 101 Il y avait un matricule mais Mancuso laissa tomber la plaque. Lorsqu'il aurait raconté à ses supérieurs ce qu'il avait trouvé, on ferait envoyer à Corregidor une équipe de l'Etat Civil et William A. Miller et ses camarades seraient rendus à leurs familles pour être enterrés avec les honneurs qui leur étaient dus depuis cinquante ans. Mancuso se retourna et fit faire à sa torche un tour complet. Aussi loin que portait le rai de lumière, le tunnel était plein de squelettes, certains éparpillés, d'autres entassés. Il eut le temps de lire encore de nombreuses plaques militaires avant qu'Acosta ne le rejoigne avec sa propre lampe. - Sainte Mère de Dieu ! s'exclama-t-il en regardant les corps. Une armée de morts ! - Une armée alliée, précisa Mancuso. Américains, Philippins et même Anglais et Australiens. On dirait que les Japs ont rassemblé à Manille des prisonniers d'autres secteurs pour les faire travailler comme des esclaves. - Dieu seul sait ce qu'ils ont dû souffrir ! murmura Acosta, le visage rouge de colère et la bile lui montant à la gorge. fl toucha une croix qu'il portait au cou et demanda : - Comment les a-t-on tués ? - Aucune trace de balles. Ils ont dû mourir étouffés après qu'on les a emmurés. - Ceux qui ont ordonné cette exécution massive doivent payer ! - Ds sont probablement morts, tués dans le massacre qu'a fait autour de Manille l'armée de MacArthur. Et s'ils vivent encore, leur trace est perdue. Les Alliés dans le Pacifique ont pardonné trop vite. Jamais on n'a ordonné de chasse à l'homme pour les responsables de ces atrocités, comme les juifs l'ont fait pour les nazis. Si on ne les a pas déjà trouvés et pendus, ils ne le seront jamais. - Ils doivent payer pourtant ! répéta Acosta dont la colère se changeait en haine. - Ne perds pas ton énergie à crier vengeance, dit Mancuso. Nous sommes ici pour trouver l'or. Il se dirigea vers le premier camion, abandonné au milieu des morts. Ses pneus étaient à plat et sa toile avait pourri sous l'effet de l'humidité. D abaissa la portière 102 rabattable à l'arrière et éclaira l'intérieur. A part quelques copeaux et des restes de caisses en bois, il était vide. Un mauvais pressentiment commença à nouer l'estomac de Mancuso. Il courut vers le camion suivant en évitant de marcher sur les corps, mais ne put éviter de les éclabousser de boue et d'eau croupie. La sueur de son front se glaça. Il lui fallut un gros effort de volonté pour continuer. Il avait peur de ce qu'il risquait de ne pas trouver. Le second camion était vide. Les six suivants également. Deux cents mètres plus loin, il se heurta à un obstacle. Son habitude de la mine lui permit de constater qu'il avait été causé par des explosifs. Mais le plus grand choc fut la découverte d'une petite caravane dont la construction moderne, en aluminium, ne cadrait pas avec le décor des années 40. Aucune inscription sur les flancs mais Mancuso nota le nom du fabricant sur les pneus. Il grimpa les quelques marches métalliques et s'arrêta à la porte, promenant le rayon de sa torche sur l'intérieur. Il vit un mobilier de bureau comme on en trouve sur les chantiers de construction. Acosta s'approcha, suivi de quatre hommes de son équipe qui déroulaient le câble de sa lampe. De l'arrière, il illumina la caravane d'un halo brillant. - D'où est-ce que ça peut bien sortir ? s'étonna Acosta, l'air stupéfait. - Approche ta lampe de l'intérieur, demanda Mancuso, ses pires craintes justifiées. Avec le complément de lumière, ils virent que la caravane était propre, les bureaux bien rangés, les corbeilles à papier vides. Il n'y avait aucun cendrier. La seule marque laissée par les occupants était un casque de chantier posé sur un crochet et un large tableau vissé sur un des murs. Mancuso étudia les colonnes tracées à la craie. Les chiffres étaient arabes mais au-dessus figuraient des J symboles katakama. - Un emploi du temps ? demanda Acosta. ' - Un inventaire du trésor, tu veux dire ! Acosta se laissa tomber sur une chaise derrière un bureau. 103 - Partis ! Tout a été fauché. - Il y a environ vingt-cinq ans, si j'en crois la date inscrite sur le tableau. - Marcos ?... suggéra Acosta. D a dû arriver ici avant nous. - Non, pas Marcos, laissa tomber Mancuso comme s'il avait toujours su la vérité, les Japonais. Ils sont revenus, ils ont pris l'or et nous ont laissé les os. 14 Curtis Meeker gara la Mercury Cougar de sa femme et remonta tranquillement le long des trois immeubles jusqu'au théâtre Ford, entre les rues E et 5 sur le Dixième. Il boutonna son pardessus pour se protéger de la fraîcheur de l'air et suivit un groupe de personnes d'un certain âge qui visitaient la capitale en cette soirée de samedi. Leur guide les arrêta devant le théâtre où John Wilkes Booth avait tué Abraham Lincoln et leur fit un bref commentaire avant de les emmener sur le trottoir d'en face, devant Peterson House où le Président avait rendu l'âme. Sans se faire remarquer, Meeker les quitta, montra sa plaque fédérale au portier et pénétra dans le hall du théâtre. Il conversa brièvement avec le directeur puis s'assit sur un canapé où il parut lire tranquillement un programme. Pour les retardataires de ce soir de première qui auraient pu passer rapidement devant lui, il ressemblait à un spectateur indifférent, lassé par la énième reprise de cette pièce de la fin du dix-neuvième siècle, sur la guerre hispano-américaine, et préférait rester assis dans le hall. Meeker, cependant, n'était ni un touriste ni un amateur de théâtre. Avec son titre de directeur adjoint des Opérations Techniques Avancées, il sortait rarement le soir sauf pour se rendre à son bureau où il étudiait les photos du satellite de renseignement. 104 Homme timide et réservé, prononçant rarement plus de deux phrases de suite, il était pourtant très respecté dans les cercles du renseignement comme le meilleur analyste de photos de satellites. Il était ce que les femmes appellent un bel homme, avec ses cheveux noirs semés de gris, un visage aimable, le sourire facile et le regard amical. L'attention apparemment retenue par le programme, il glissa une main dans sa poche et pressa le bouton d'un émetteur. A l'intérieur du théâtre, Raymond Jordan luttait contre l'assoupissement. Sous le regard glacé de sa femme, 0 bâilla, réflexe de défense contre le dialogue vieux de cent ans. Heureusement pour le public assis sur les sièges durs et démodés, les pièces représentées au théâtre Ford étaient généralement courtes. Jordan remua pour chercher une position plus confortable et laissa son esprit s'envoler vers la partie de pêche qu'il avait prévu de s'offrir le lendemain. Sa rêverie fut interrompue par trois bips brefs qu'émit la montre digitale à son poignet. Cette montre, qu'on appelait Delta à cause du code qu'elle recevait, portait la marque Raytech et paraissait tout à fait ordinaire. Mettant la main en coupe autour du verre, il regarda le chiffre de l'appel. Le code Delta le prévenait de l'urgence de la situation et indiquait que quelqu'un allait venir le chercher ou lui parler. Il murmura une excuse à son épouse et se dirigea vers la sortie, puis vers le hall. Lorsqu'il reconnut Meeker, son visage s'assombrit. Bien que toute interruption eût été la bienvenue, il n'appréciait pas de se trouver confronté à une crise, quelle qu'elle fût. - Qu est-ce qui se passe ? demanda-t-il sans préambule. - Nous savons quel navire a transporté la bombe, répondit Meeker en se levant. - On ne peut pas parler ici. - Je me suis arrangé avec le directeur du théâtre. Il met son bureau à notre disposition. Je pourrai vous mettre au courant sans être dérangé. Jordan connaissait la pièce. Il s'y dirigea, suivi de Meeker, et pénétra sans attendre dans une antichambre 105 bien meublée en style 1860. Il ferma la porte et regarda Meeker. - Vous en êtes sûr ? Il n'y a pas d'erreur possible ? - Les photos météo, prises plus tôt, montrent les trois navires dans la zone. Nous avons alors activé notre vieux satellite de renseignement Sky King pendant qu'il passait par là après l'explosion et nous avons pu éliminer deux bateaux. - Comment ? - Certaines manipulations sur l'ordinateur du système radar-sonar nous ont permis de voir dans l'eau comme 'si elle était transparente. - Avez-vous expliqué la situation à vos employés ? - Oui. Jordan regarda Meeker dans les yeux. - Etes-vous satisfait de vos conclusions ? - Je n'ai aucun doute, répondit carrément Meeker. - La preuve est-elle solide ? - Oui. - Vous savez que votre responsabilité est engagée si vous vous êtes trompé ? - Dès que j'aurai remis mon rapport, je rentrerai chez moi et je dormirai comme un bébé... enfin presque. Jordan se détendit et s'installa sur une chaise, devant le bureau. Il fit face à Meeker et demanda avec une impatience contenue : - Bon ! Alors qu'est-ce que vous avez trouvé ? Meeker tira une pochette de cuir d'une poche de son manteau et la posa sur la table. Jordan sourit : - Vous ne vous fiez pas aux attaché-cases, hein ? - J'aime bien avoir les mains libres, répondit Meeker en haussant les épaules. Il ouvrit la pochette et en tira cinq photographies qu'il étala sur le bureau. La première montrait les navires de surface avec des détails étonnamment clairs. - Ici vous voyez le navire norvégien tournant autour du transporteur japonais à la dérive. Douze kilomètres plus loin, on voit le navire d'observation anglais en train d'immerger son submersible. - La photo « avant », dit Jordan. Meeker approuva d'un signe de tête. - Les deux suivantes ont été prises par Sky King 106 après l'explosion. Elle révèle les deux coques détruites sur le fond. La troisième coque est désintégrée. A part certaines pièces du moteur éparpillées sur le fond, il n'en reste pratiquement rien. - Lequel des trois était-ce ? demanda lentement Jordan comme s'il prévoyait la réponse. - Nous avons fait des identifications précises sur les deux coques intactes, dit Meeker en tournant les photos et en regardant Jordan pour souligner sa réponse. Le navire qui transportait la bombe était le transporteur japonais. Jordan soupira et s'adossa à son siège. - Ça fait tout de même un choc d'apprendre que les Japonais ont la bombe ! Il y a des années qu'ils disposaient de la technologie nécessaire. - On l'a su quand ils ont construit le réacteur à générateur rapide au métal liquide. Avec sa fusion à neutrons rapides, le générateur crée plus de carburant au plutonium qu'il n'en brûle. C'est le premier pas vers l'arme atomique. - Vous avez fait du bon travail, dit Jordan. - J'ai besoin de savoir ce que je dois chercher. - Comme par exemple une usine discrète de production d'armes nucléaires qu'on n'aurait pas encore découverte ? répliqua Jordan. Meeker le regarda sans ciller puis sourit. - Vos services de renseignements sur le terrain n'ont pas non plus la moindre idée de l'endroit où ils les fabriquent. - C'est exact, dit Jordan. Les Japonais ont réussi une véritable couverture. Quelque chose me dit que même les chefs de leur gouvernement sont dans le noir eux aussi. - Si leur production se fait au-dessus du sol, notre nouveau satellite de détection devrait mettre la main dessus. - Bizarre qu'il n'y ait pas de zone anormalement radioactive ! - Nous n'avons rien découvert en dehors des réacteurs à courant électrique et une décharge de déchets nucléaires près d'une ville côtière nommée Rokota. - J'ai vu les rapports, fls ont creusé un puits de 107 quatre mille mètres pour enfouir leurs déchets. Est-ce qu'on aurait omis de voir quelque chose ? Meeker secoua la tête. - Il nous reste à trouver des indications de construction intensive ou un trafic spécifique à l'intérieur ou à l'extérieur de la zone. - Merde, alors ! s'écria Jordan. Les Japonais naviguent librement sur les océans avec des bombes nucléaires destinées à un port des Etats-Unis et nous sommes là à parler sans savoir où ils les fabriquent, où ils les emportent, ni même le but final de toute l'opération ! - Vous avez dit « bombes » au pluriel ? souligna Meeker. - Les sismographes du Colorado indiquent qu'il y a eu une seconde explosion une milliseconde après la première. - Dommage que vous n'ayez pas lancé une opération importante pour trouver la réponse il y a dix ans. - Pour trouver quoi ? grogna Jordan. La dernière administration a réduit tous les budgets de recherche de renseignements. Tous les politiciens ne s'intéressent plus qu'à la Russie et au Moyen-Orient. S'il y a des gens que le ministère de la Défense ne nous autorisera jamais à mettre sous surveillance, ce sont bien nos copains les Japonais ! Deux agents à la retraite que nous avons dû garder sous contrat sont les seuls à avoir reçu l'autorisation de se rendre au Japon. Israël aussi est un territoire interdit. Vous ne pourriez pas imaginer combien de fois on nous a ordonné de regarder ailleurs pendant que le Mossad manigançait des trucs pour lesquels les Arabes ont été blâmés ! - Le Président sera bien obligé de vous donner carte blanche quand vous lui montrerez à quel point la situation est sérieuse. - Je le saurai demain matin lorsque je le mettrai au courant. Le masque impassible de Jordan montrait une petite fissure et sa voix devint glaciale. - Quelle que soit la façon dont nous présentons la chose, il faudra rattraper le temps perdu. Ce qui me fait peur, ce qui me fiche vraiment une trouille affreuse, en 108 fait, c'est qu'il est déjà trop tard pour arrêter le complot dans l'ouf. Des voix leur parvinrent du hall. La pièce était finie et le public sortait. - fl faut que je m'en aille sinon ma femme me fera la tête toute la soirée. Merci de m'avoir prévenu des découvertes de votre bestiole. - D y a encore une chose, dit Meeker en sortant une autre photographie de sa pochette. Jordan regarda fixement l'objet qui occupait le centre de l'image. - On dirait un gros tracteur de ferme ! Qu'est-ce que ça signifie ? - Ce que vous voyez là est un véhicule sous-marin inconnu qui se promène tout au fond, à cinq mille mètres au-dessous de l'eau et à moins de douze kilomètres de la zone de l'explosion. Savez-vous à qui il appartient et ce qu'il fabrique là ? - Oui, dit lentement Jordan.... Je ne le savais pas mais maintenant je le sais. Merci, Curtis. Jordan tourna le dos à un Meeker totalement médusé, ouvrit la porte et se mêla à la foule qui quittait le théâtre. 15 Fidèle à sa parole, Pitt sortit le DSMV meurtri de sa prison profonde. Les patins de métal hurlèrent en se frayant tfti chemin dans la lave solidifiée, centimètre par centimètre. Avec une torturante lenteur, le gros véhicule se hissa jusqu'à la surface du fond marin, secoua les pierres et la vase qui formaient derrière lui une énorme rivière nuageuse et roula enfin sur un terrain dégagé. - On s'en est sortis ! cria Plunkett fou de joie. Vous êtes rudement fort ! Il remit en route le contrôle par ordinateur et appela une série de relevés graphiques sur l'écran. - C'est un miracle que nous n'ayons pas provoqué de 109 fuite de pression ou de dommage mécanique, remarqua-t-il. - Mon cher ami, ma foi en vous est aussi profonde que la mer... euh... sous laquelle nous sommes. Je n'ai pas douté une seconde de votre courage. Pitt lui lança un regard curieux. - Si vous y avez cru autant que ça, il y a un pont à New York que j'aimerais bien vous vendre ! - Qu'est-ce que c'est que cette histoire de pont ? - Etes-vous joueur ? - Oui, et je ne suis pas mauvais. J'ai gagné pas mal de tournois. Et vous ? - C'est moi qui donne au poker. La conversation prenait un tour bizarre compte tenu de la situation mais chacun était absorbé dans son élément et parfaitement conscient du danger de rester prisonnier des profondeurs. Si Pitt et Plunkett ressentaient de la peur, ils ne le montraient pas. - Maintenant que nous avons échappé au glissement de terrain, quels sont les plans ? demanda Plunkett aussi calmement que s'il demandait une tasse de thé. - Les plans sont de grimper là-haut, répondit Pitt en montrant le toit. - Etant donné que ce magnifique vieux tracteur n'a aucune flottabilité et que nous avons au moins cinq kilomètres d'océan sur la tête, comment avez-vous l'intention d'accomplir ce miracle ? - Calez-vous dans votre siège, dit Pitt en souriant, et admirez le paysage. On va faire une petite excursion en montagne. - Bienvenue à bord, amiral. Le commandant Morton fit un salut impeccable et tendit la main, mais l'accueil était purement officiel. Il n'était pas content du tout et ne chercha pas à le cacher. - fl est bien rare qu'on nous ordonne de faire surface pendant une mission pour prendre des visiteurs, ajouta-t-il. Et je dois vous dire que je n'aime pas ça du tout. Sandecker lui fit un sourire charmant en passant de la chaloupe du Shanghai Shetty sur la partie partiellement plane de la tourelle du Tucson. Il serra la main de Morton 110 comme si de rien n'était, cherchant à rendre sa présence tout à fait naturelle. - Je n'ai pas tiré de ficelles pour vous obliger à changer de route afin de venir prendre un verre sur votre bâtiment, commandant. Je suis ici sur ordre du Président. Si cela vous dérange, j'en suis désolé et ne demande qu'à regagner la jonque. Morton prit une expression navrée. - Ne le prenez pas mal, amiral, mais les satellites soviétiques... - ...vont nous photographier en couleurs, ce qui donnera une occupation passionnante aux analystes de leurs services de renseignements, oui, oui, mais nous n'avons rien à faire de ce qu'ils voient ou de ce qu'ils pensent, n'est-ce pas ? Sandecker se tourna vers Giordino qui montait derrière lui. - Mon assistant et directeur de projet, Al Giordino, présenta-t-il. Presque machinalement, Morton fit à Giordino un salut décontracté et les accompagna jusqu'à la salle de contrôle du sous-marin. Ils pénétrèrent dans une petite pièce contenant une table topométrique dont l'intérieur était en retrait pour permettre au sonar de donner une vue en trois dimensions du fond marin. Le lieutenant David De Luca, officier de navigation du Tucson, était penché sur la table. Il se redressa lorsque Morton fit les présentations et sourit chaleureusement. - Amiral Sandecker, c'est vraiment un honneur. Je n'ai jamais manqué vos conférences à l'Académie. - J'espère que vous n'y avez pas trop dormi, répondit l'amiral en lui rendant son sourire. - Pas du tout ! Vos cours sur les projets de la NUMA étaient passionnants. Motion fit signe à De Luca et montra la table. - L'amiral est très intéressé par votre découverte. - Qu'est-ce que vous avez à me montrer, fiston ? demanda Sandecker en mettant la main sur l'épaule de De Luca. Le message disait que vous aviez enregistré des sons inhabituels venant du fond. De Luca bredouilla un instant. 111 - Une étrange musique... - Minnie la sirène ? interrompit Giordino. - D'abord, oui. Mais maintenant, ça ressemble plus à une marche de John Philip Sousa. Morton fronça les sourcils. - Comment pouvez-vous le savoir ? demanda-t-il à Giordino. - C'est Dirk ! dit Giordino sans hésiter. Il est vivant ! - Espérons-le, approuva l'amiral avec joie. Entendez-vous encore la musique ? ajouta-t-il en se retournant vers De Luca. - Oui, monsieur. Dès qu'on a trouvé le point on a pu chercher la source. - Elle est mouvante ? - Environ cinq kilomètres par heure, sur le fond. - Dirk et Plunkett doivent avoir survécu au tremblement de terre et se sont échappés avec BigJohn, conclut Giordino. - Avez-vous essayé de les contacter ? demanda San-decker à Morton. - Nous avons essayé, mais nos systèmes ne sont pas faits pour émettre à plus de mille mètres. - Nous pouvons les contacter par le téléphone sous-marin du submersible, dit Giordino. - A moins que... Sandecker hésita et regarda Morton. - Pourriez-vous les entendre s'ils essayaient de contacter un navire de surface, commandant ? - Si nous pouvons entendre leur musique, nous pouvons entendre leurs transmissions vocales. Brouillées et déformées peut-être, mais je suppose que l'ordinateur pourrait en tirer un message cohérent. - Et vous avez reçu des sons ? - Aucun, dit Morton. - Leur système téléphonique doit être en panne, dit Sandecker. - Dans ce cas, comment peuvent-ils transmettre de la musique ? - Un système amplificateur d'urgence posé pour le cas où le véhicule serait en panne. Un véhicule de secours pourrait localiser le son. Mais ça n'a jamais été ' fait pour émettre ou recevoir une transmission vocale. 112 Morton eut un geste de colère. Il détestait perdre le contrôle de la situation à bord du bâtiment qu'il commandait. - Puis-je vous demander qui sont ces gens qui pilotent ce Big John, comme vous l'appelez, et comment il se fait qu'ils se baladent au fond de l'océan Pacifique ? Sandecker fit un geste décontracté de la main comme pour chasser un insecte importun. - Désolé, commandant, il s'agit d'un projet secret. Il reporta son attention sur De Luca. - Vous dites qu'il se déplace ? - Oui, monsieur. De Luca pressa une série de boutons et la partie renfoncée de la table afficha l'image holographique d'une section du fond marin en trois dimensions. Les trois hommes se penchèrent en même temps, avec l'impression de regarder le Grand Canyon recouvert d'eau de la surface d'un aquarium. Les détails étaient parfaits grâce à un ordinateur très nouveau et à une cartographie digitale par sonar montrant les images en couleur à dominantes bleues et vertes. A côté de la zone de fissure de Mandocino, la fameuse vue touristique du nord de l'Arizona paraissait minuscule. Les escarpements les plus hauts atteignaient trois mille mètres. Les bosses inégales le long de la grande fracture étaient dentelées de centaines de pointes qui leur donnaient l'aspect d'une immense balafre au milieu d'une série d'ondulations sablonneuses. - C'est la dernière technologie de vue sous-marine, expliqua fièrement Morton. Le Tucson a été le premier à en être équipé. - Non» de code : le Grand Kamak, ajouta Sandecker avec une égale fierté. On sait tout, on voit tout. Ce sont les chercheurs de la NUMA qui l'ont mis au point. Le visage de Morton, maintenant curieusement rouge et enflé, prit une expression défaite. Il n'aurait pas le dessus à ce petit jeu de « c'est moi le plus fort ». Mais il réussit à se reprendre et fit un courageux effort. - Lieutenant, montrez à l'amiral comme son joujou marche bien. De Luca prit un capteur ressemblant à une courte 113 baguette et promena un rayon lumineux sur le fond de la table. - Votre véhicule sous-marin a émergé ici, dans un petit canyon juste à côté de la zone de la grande fracture, et maintenant, il voyage en zigzag pour grimper les côtes jusqu'en haut de la zone de fracture. Giordino regardait, l'oil sombre, la large plaine où avait été implantée la base du projet minier. - D ne reste pas grand-chose des « Pâturages détrempés », remarqua-t-il d'une voix triste. - Ça n'a pas été construit pour durer éternellement, le consola Sandecker. Les résultats ont largement dépassé les pertes. Sans qu'on le lui demande, De Luca agrandit l'image jusqu'à ce qu'ils distinguent le DSMV, un peu brouillé1 mais bien visible, en train de monter avec difficulté une pente escarpée. - C'est le plus clair que je puisse obtenir. - C'est parfait ! le complimenta Sandecker. En regardant la petite tache perdue dans cette infinie désolation, il était difficile de croire qu'il s'agissait là de deux êtres humains, vivant, respirant. L'image était si réelle qu'on devait se retenir de tendre la main pour la toucher. Leurs pensées étaient extrêmement différentes. De Luca avait l'impression d'être un astronaute contemplant la vie sur une planète inconnue, tandis que Morton se voyait suivre un camion du haut d'un avion volant au moins à trente mille pieds. Pour Sandecker et Giordino, en revanche, c'était leur ami qu'ils voyaient se battre contre un environnement hostile, se battre pour rester en vie. - Ne pouvez-vous pas les ramener avec votre submersible ? demanda Morton. Giordino serra très fort la fine balustrade qui entourait la table. - On peut se donner rendez-vous mais ni eux ni notre submersible ne disposent d'un sas qui permettrait leur transfert dans une pression aussi importante. S'ils,f essayaient de quitter le Big John à cette profondeur, ils seraient réduits à un tiers de leur taille. - Et si vous les remontiez à la surface avec un câble ? 114 - Je ne connais pas de bateau équipé pour tirer six kilomètres de câble assez solide pour supporter son propre poids plus celui du DSMV. - Le Glomar Explorer pourrait le faire, dit Sandecker. Mais il est en train de pomper du pétrole au large de l'Argentine. Impossible de lui faire lâcher la mission, le rééquiper et le faire venir ici en moins de quatre semaines. Morton commençait à comprendre leur impatience et leur frustration. - Je suis désolé que ni mon équipage ni moi-même ne puissions rien faire pour vous aider. - Merci, commandant, dit Sandecker en soupirant. Je vous en suis reconnaissant. Ils gardèrent tous le silence un long moment, les yeux fixés sur l'image du véhicule en miniature qui semblait ramper sur l'écran comme un insecte sur une rigole. - Je me demande où ils essaient d'aller, murmura De Luca. - Qu'est-ce que c'était que ça ? demanda Sandecker comme s'il venait de se réveiller en sursaut. - Depuis que j'ai réussi à le cadrer, il se dirige dans une direction bien précise. Il fait un tas de circonvolutions quand la pente devient raide et puis, quand c'est plat, il revient toujours à sa direction d'origine. Sandecker regarda le lieutenant sans le voir. Soudain, il comprenait. - Dirk cherche à atteindre un lieu élevé. Seigneur ! J'ai failli baisser les bras sans chercher à comprendre ses intentions ! - Sortez la carte de sa destination approximative, ordonna Morton à De Luca. Celui-ci programma l'ordinateur de navigation en introduisant les données, puis surveilla l'écran, attendant la projection du relevé. Les chiffres s'affichèrent presque immédiatement. - Votre homme, amiral, suit une course trois, trois, quatre. - Trois, trois, quatre, répéta fermement Morton. Il n'y a là que des terrains morts. Giordino regarda De Luca. 115 - Pouvez-vous élargir le secteur qui se trouve en avant du DSMV ? De Luca approuva et élargit la zone représentée dans la direction demandée. - Ça a l'air à peu près semblable, à part quelques monts marins. - Dirk se dirige vers Conrow Guyot, annonça Gior-dino. - Guyot ? s'étonna De Luca. - Un mont marin dont le sommet est lisse, expliqua Sandecker. Un mont volcanique sous-marin dont le sommet a été aplati par l'action de la houle qui descend lentement de la surface. - A quelle profondeur est ce sommet ? demanda Giordino à De Luca. Le jeune officier tira une carte d'un tiroir de la table et l'étala sur la surface transparente. - Conrow Guyot, lut-il à haute voix. Profondeur trois cent dix mètres. - A quelle distance le DSMV est-il de là ? s'informa Morton. De Luca vérifia la distance avec un compas à pointes en fonction de l'échelle indiquée au bas de la carte. - Environ quatre-vingt-seize kilomètres. - A huit kilomètres à l'heure, calcula Giordino, et en doublant la distance à cause du terrain accidenté et des détours nécessités par les ravins, avec un peu de chance, ils devraient atteindre le sommet de Conrow à cette heure-ci demain. Morton eut l'air sceptique. - L'ascension du Guyot les rapprochera peut-être de la surface, dit-il, mais il y aura encore trois cents mètres au-dessus. Comment est-ce que ce type... - fl s'appelle Dirk Pitt, rectifia Giordino. - Pitt, d'accord. Comment a-t-il l'intention d'arriver à la surface ? A la nage ? - Pas de cette profondeur, intervint Sandecker. Big John est pressurisé à une atmosphère, comme celle que, nous subissons au-dessus du niveau de la mer. A trois, cents mètres, la pression de l'eau est trente-trois fois plus forte. Même si nous pouvions lui faire passer un équipement de plongée ultra-moderne et le mélange 116 d'hélium et d'oxygène pour respirer en grande profondeur, leurs chances seraient nulles. - A supposer que l'immense augmentation de la pression ne les ait pas tués dès leur sortie du Big John, ajouta Giordino, le mal de la décompression le ferait pendant leur remontée à la surface. - Alors, qu'est-ce que Pitt a derrière la tête ? insista Morton. Le regard de Giordino sembla plonger dans une sorte de rêve intérieur. - Je n'ai pas la réponse, dit-il. Mais je pense qu'il va falloir que nous en trouvions une foutrement vite ! 16 La grande plaine stérile et grise fit place à une forêt de cheminées curieusement sculptées s'élevant du sol marin, comme des tuyaux tordus. Elles crachaient des nuages brûlants-365 degrés Celsius-de vapeur noire rapidement dispersée dans l'eau glacée de l'océan. - Les fumeurs noirs, annonça Plunkett en les identifiant dans la lumière des projecteurs de Big John. - Ds sont entourés de toutes sortes de créatures marines, observa Pitt sans quitter des yeux la carte marine affichée par l'ordinateur de contrôle. Nous en avons relevé des douzaines pendant nos explorations minières. - Vous feriez bien de passer au large. Je n'aimerais pas que cette brute les écrase avec ses chenilles. Pitt sourit et passa en contrôle manuel, faisant virer le DSMV pour éviter les colonies étranges qui fleurissaient là sans soleil. On aurait dit une oasis luxuriante au milieu du désert, sur près d'un kilomètre carré. Les larges chenilles de l'intrus gigantesque évitèrent les cheminées vomissantes et les bosquets entrelacés que formaient de longs vers minces se balançant doucement dans le courant comme des roseaux autour d'un étang agité par la brise. 117 Plunkett regarda, émerveillé, les tiges vides dans lesquelles les vers plongeaient leurs écailles d'un rosé foncé et délicat dans les eaux noires. - Certains doivent bien mesurer trois mètres de long, s'exclama-t-il. Un peu partout, ils virent aussi quantités d'énormes coquillages blancs et de palourdes. Des créatures jaune citron ressemblant à des balles de mousse, probablement de la famille des méduses, se mêlaient à des crabes blancs et à des crevettes bleuâtres. Aucune de ces bestioles n'avait besoin de la photosynthèse pour vivre. Elles se nourrissaient de bactéries qui transformaient les sulfides d'hydrogène et le surcroît d'oxygène dégagé par les cheminées fumantes en nourritures organiques. Si le soleil devait soudain disparaître, ces créatures, dans leur environnement obscur, continueraient d'exister alors que toutes les autres formes de vie s'éteindraient. D essaya de graver dans sa mémoire les divers habitants des lieux tandis qu'ils disparaissaient dans les nuages de vase soulevés par la machine, mais n'arrivait pas à se concentrer. Enfermé comme il l'était dans l'étroite cabine d'un véhicule minier, Plunkett ressentait toute une vague d'émotions en contemplant ce monde étrange. Bien qu'il ne fût pas totalement étranger aux profondeurs abyssales, il se sentit soudain aussi seul qu'un astronaute au fin fond de la galaxie. Pitt ne jeta que quelques coups d'oil au décor incroyable qu'ils traversaient. Il n'avait pas le temps de se distraire. Ses yeux et ses réflexes reposaient sur sa réaction aux dangers qu'annonçait l'écran de l'ordinateur. Deux fois, il faillit perdre le Big John dans des crevasses béantes, s'arrêtant à peine à un mètre de leurs précipices. Le terrain chaotique se révélait souvent aussi dangereux qu'un lit de lave dHawaï et il lui fallait rapidement programmer l'ordinateur pour définir les détours les moins périlleux. Il fallait être tout particulièrement attentif aux zones instables et aux bords des canyons qui n'auraient pu supporter le poids du véhicule. Une fois, il fut obligé de faire le tour d'un petit volcan en activité dont la lave molle se déversait par une longue fissure jusqu'à une pente où le froid de l'océan la solidifiait. Par endroits, le terrain était celui qu'on se serait attendu à trouver sur Mars. Il se fiait aux tests du sonar et du radar de l'ordinateur plutôt qu'à la vision limitée que lui permettaient les phares du DSMV mais, même ainsi, la conduite du véhicule n'était pas une partie de plaisir. La fatigue commençait à se faire sentir, ses muscles devenaient douloureux, ses yeux brûlaient. Aussi décida-t-il de confier les commandes à Plunkett pour un moment, sachant que celui-ci avait déjà saisi les complexités du maniement de Big John. . - Nous venons de dépasser deux mille mètres, dit Pitt. <. - C'est bien, se réjouit Plunkett. On a fait plus de la moitié du chemin. - Ne me faites pas encore le chèque. La pente s'est accentuée. Si elle prend cinq degrés de plus, les chenilles ne pourront plus s'y accrocher. Plunkett rejeta toute pensée d'échec. Il faisait tout à fait confiance à Pitt, ce qui agaçait d'ailleurs prodigieusement l'homme de la NUMA. - La surface de la pente est plus lisse. Nous devrions maintenant avoir un chemin direct jusqu'au sommet. - Les rochers de lave ont peut-être perdu de leur tranchant mais en aucun cas je ne dirais que le chemin est plus lisse, murmura Pitt d'une voix lasse. Les mots venaient difficilement et le ton était celui d'un homme épuisé. - Pas de panique ! Nous sommes sortis de la zone des abysses et avons atteint les eaux intermédiaires. Plunkett se tut un instant et montra par la vitre un petit éclair bleu-vert bioluminescent. - Le porichtys myriaster, s'étonna-t-il. C'est un poisson qui s'allume pendant deux minutes. - Ça a l'air de vous embêter pour lui, remarqua Pitt sans rire. -., - Pourquoi ? releva Plunkett. Le porichtys s'est très bien adapté. Sa luminescence lui sert à éloigner les prédateurs, à attirer ses proies, à s'identifier auprès de son espèce et, bien sûr, à attirer le sexe opposé dans l'obscurité totale. 118 119 - Nager dans le vide liquide, noir et glacé toute sa vie, moi j'appelle ça une vie de chien ! Plunkett réalisa que Pitt se fichait de lui. - Voilà qui est finement observé, monsieur Pitt. Dommage que nous ne puissions offrir aux poissons des eaux intermédiaires quelques divertissements. - Je crois que je peux leur donner l'occasion de rigoler un peu. - Ah oui ? A quoi pensez-vous ? - Ils pourraient vous regarder piloter un moment. Le bâtiment est tout à vous ! dit Pitt en montrant la console de commande. N'oubliez pas de garder un oil sur la carte affichée par le moniteur plutôt que sur la méduse jaune citron éclairée au néon. Sur quoi Pitt se laissa aller sur son siège, cligna les paupières et s'endormit instantanément. Pitt fut réveillé deux heures plus tard par un craquement sinistre qui éclata comme un coup de feu. Il sentit immédiatement qu'il se passait quelque chose de grave. Se redressant, il regarda la console, surveillant un éclair de lumière rouge. - Un problème ? - Un joint a lâché, l'informa rapidement Plunkett. Le signal s'est allumé juste au moment du bang. - Que dit l'ordinateur ? Où est la panne et quelle est sa gravité ? - Désolé, vous ne m'avez pas appris le code pour activer le programme. Pitt entra immédiatement le code approprié sur le clavier. Sur l'écran, les données remplacèrent la carte du fond marin. - Nous avons de la chance, dit Pitt. Le système de l'équipement de vie et l'armoire d'appareillage électronique sont intacts. Le compartiment du réacteur aussi. La fuite est en dessous, quelque part vers le compartiment du moteur et de la génératrice. - Vous appelez ça avoir de la chance ? - Il y a la place de bouger, dans ce coin-là, et les parois sont accessibles, de sorte qu'on pourra boucher le trou. Les coups qu'a pris ce pauvre vieux bus doivent 120 avoir causé une minuscule coulée dans la protection inférieure de la carcasse. - La force de la pression de l'eau à l'extérieur sur un trou de la taille d'une tête d'épingle peut remplir le volume de cette cabine en deux heures, dit Plunkett d'un ton navré. Il bougea avec embarras. Tout optimisme avait quitté son regard et il regardait l'écran fixement. - Et si le trou s'agrandit et si la carcasse s'effondre... Sa voix se cassa. - Ces parois ne s'effondreront pas, le rassura Pitt avec conviction. Elles sont prévues pour résister à une pression six fois supérieure à celle de cette profondeur. - Ce qui n'empêche qu'il y a un minuscule filet d'eau qui entre avec la puissance d'un rayon laser. Sa force peut cisailler un câble électrique ou nous casser un bras en un clin d'oil. - Alors, il va falloir que je fasse attention, n'est-ce pas ? dit Pitt en quittant son fauteuil et en se faufilant à l'arrière de la cabine de pilotage. Il dut se tenir constamment pour ne pas tomber sous l'effet du roulis et du tangage du véhicule se frayant toujours un chemin sur le fond accidenté. Juste avant d'atteindre la porte de sortie, il se baissa, souleva une petite trappe et alluma la lumière, révélant tous les coins du compartiment moteur. Il entendit un sifflement aigu qui s'ajoutait au ronronnement de la turbine à vapeur mais ne put en déterminer la provenance. Il y avait déjà vingt-cinq centimètres d'eau sur le revêtement métallique du plancher. Il tendit l'oreille, essayant de localiser le sifflement. Il eût été mutile de se précipiter à l'aveuglette avec un jet coupant comme un rasoir. - Vous l'avez trouvé ? cria Plunkett. - Non, dit nerveusement Pitt. - Faut-il que je freine la progression ? - Pour rien au monde ! Continuez vers le sommet. fl se pencha vers l'ouverture du plancher. Il y avait une angoissante terreur, une qualité de malédiction dans ce sifflement plus menaçant que le monde hostile de l'extérieur. Est-ce que cette fuite avait déjà endommagé un équipement vital ? Etait-elle trop forte pour être 121 enrayée ? Il n'y avait pas de temps à perdre pour peser le pour et le contre. Celui qui hésite a déjà perdu. Quelle différence cela ferait-il de mourir noyé ou taillé en pièces ou écrasé par l'implacable pression de la mer ? Il se glissa par la trappe et s'allongea un instant, heureux d'être encore en un seul morceau. Le sifflement était proche, à moins d'un mètre de là, et il sentit la piqûre de l'écume lorsque le jet frappait quelque chose, là, devant. Mais la buée qui emplissait le compartiment ne lui permit pas de déterminer l'endroit exact du trou. Pitt avança à travers la buée. Une idée lui vint et il retira une de ses chaussures. La tenant en l'air, il la balança d'un côté et de l'autre, le talon vers l'extérieur comme le ferait un aveugle avec sa canne. Soudain la chaussure lui fut presque arrachée des mains. Une partie du talon fut nettement trouée. Il le vit alors, comme une brève étincelle devant lui, sur la droite. Un filet d'eau comme une aiguille frappait la base de la turbine à vapeur compacte qui actionnait les énormes chenilles du DSMV. Le montage d'épais titane résistait à la pression concentrée de l'eau entrant par le trou mais sa solide surface était déjà entamée et rongée par la charge étroite mais véhémente. Pitt avait isolé le problème mais il était loin de l'avoir résolu. Aucun calfatage, aucun joint étanche, aucun marouflage ne pourrait stopper le jet qui crachait avec assez de puissance pour couper du métal si on lui en laissait le temps. Il se remit debout et, contournant la turbine/se dirigea vers l'armoire contenant outils et pièces de rechange. Il en étudia un instant le contenu et en tira une longueur de tuyau à haute pression pour le générateur de vapeur. Puis il saisit un lourd marteau. Lorsqu'il fut prêt, l'eau avait déjà monté de cinquante centimètres. Il fallait que son idée marche. Autrement, il n'y aurait plus d'espoir et Plunkett et lui-même n'auraient qu'à attendre la mort, par noyade ou par écrasement sous la pression qui ne manquerait pas de se produire. Avec d'infinies précautions, il sortit, le tuyau dans une main et le marteau dans l'autre. Il s'allongea dans l'eau qui montait, prit rapidement une profonde inspiration, 122 la retint un instant puis l'exhala. En même temps, il poussa une extrémité du tuyau vers le trou en évitant de diriger l'autre extrémité vers lui et le coinça immédiatement contre le côté de l'angle de l'épaisse paroi séparant les compartiments de la turbine et du réacteur. Il martela la partie inférieure du tuyau sur le haut de l'angle jusqu'à ce qu'il soit coincé, étanche, et que seul un fin brouillard s'échappe des deux extrémités du tube. Certes son montage était adroit mais non parfait. Le tuyau coincé avait réduit l'invasion de l'eau à un petit jaillissement qui tiendrait, avec un peu de chance, jusqu'à ce qu'ils arrivent au sommet du Guyot. Mais ce n'était pas une solution permanente : la voie d'eau allait s'élargir et le tuyau éclater sous la force de l'eau. Pitt s'assit à nouveau. Il avait froid, il était mouillé et trop fatigué moralement pour sentir l'eau éclabousser tout son corps. - C'est drôle, pensa-t-il après une longue minute, je suis assis dans l'eau glacée et pourtant, je transpire... Après vingt-deux heures épuisantes de lutte pour sortir de son tombeau, le fidèle DSMV arriva en vue du sommet de la montagne sous-marine. Pitt avait repris les commandes, les chenilles jumelles accrochaient, glissaient, accrochaient encore leurs patins dans la lave rocheuse couverte de vase, arrachaient mètre par mètre, de haute lutte, de grands morceaux de pente. Finalement, le gros tracteur arriva en haut, sur le terrain presque plat du sommet. Alors seulement BigJohn s'arrêta et devint aussi silencieux que le nuage de limon qui retombait sur le sommet aplati de Conrow Guyot. - On y est arrivés, mon vieux ! dit Plunkett en riant d'excitation et en assenant une vigoureuse claque sur l'épaule de Pitt. On y est arrivés ! - Oui, fit Pitt d'une voix fatiguée. Mais il y a encore un obstacle à surmonter. Trois cent vingt-deux mètres d'ici à l'air libre, ajouta-t-il en montrant le profondimè-tre digital. La joie de Plunkett s'évapora. - Aucun signe de vos amis ? Pitt mit en route le testeur sonar radar. La carte 123 montrait les dix kilomètres carrés du sommet, aussi désertique et nu qu'un morceau de carton. Le véhicule de sauvetage n'était pas arrivé. - Aucun comité d'accueil, dit-il calmement. - fl est difficile de croire que personne, à la surface, n'a entendu notre sacrée musique ou détecté nos mouvements, dit Plunkett plus irrité que déçu. - Ils n'ont pas eu bien longtemps pour mettre sur pied une opération de sauvetage. - Tout de même, j'imaginais qu'un de vos submersibles serait revenu nous tenir compagnie. Pitt haussa les épaules. - Panne d'équipement, conditions météo contraires, qui sait à quels problèmes ils se sont heurtés. - On n'a pas fait tout ce chemin pour venir expirer dans cet endroit infernal, tout de même ! Plunkett leva les yeux vers la surface. L'obscurité du fond avait fait place à un crépuscule bleu sombre. - Pas si près du but ! ajouta-t-il avec un soupir. Pitt savait que Giordino et l'amiral remueraient ciel et terre pour les sauver. Il refusait d'envisager l'idée que les deux hommes n'aient pas deviné son plan et agi en conséquence. Silencieusement, il se leva, alla vers l'arrière et ouvrit la porte donnant sur le compartiment moteur. La fuite s'était élargie et l'eau atteignait plus d'un mètre. D'ici quarante minutes, une heure peut-être, elle atteindrait la turbine. Et quand la turbine serait noyée, la génératrice mourrait à son tour. Sans le fonctionnement de l'équipement de vie, Pitt et Plunkett suivraient à leur tour. « fls viendront, se dit Pitt avec une inébranlable détermination. Ds viendront ! » 17 Dix minutes passèrent puis vint l'angoisse de la solitude. Ils se sentirent perdus sur le fond marin, dans cette obscurité sans fin, avec cette étrange vie sous-marine 124 grouillant autour d'eux. C'était comme un horrible et interminable cauchemar. Pitt avait arrêté Big John au centre du plateau puis programmé l'ordinateur pour surveiller la fuite dans le compartiment moteur, fl surveillait lui-même l'écran où les chiffres montraient l'approche sournoise du niveau de l'eau, maintenant à quelques centimètres de la génératrice. Bien que leur arrivée en un point moins profond ait sensiblement diminué la pression de l'eau à l'extérieur, l'orifice par où entrait le flot s'était élargi et tous les efforts de Pitt ne purent l'empêcher de s'aggraver, fl évacua de l'air pour contrebalancer la pression atmosphérique que l'inondation croissante augmentait. Plunkett se tourna vers Pitt et l'observa. Son visage fort et tourmenté était parfaitement calme, aussi immobile que ses paupières qui semblaient ne jamais ciller. Son regard reflétait la colère, non contre une personne précise ou un objet quelconque, mais une colère dirigée contre une situation qu'il ne pouvait contrôler, fl paraissait très éloigné de Plunkett, comme si l'océanographe anglais s'était trouvé à des milliers de kilomètres de lui. L'esprit de Pitt était encore armé contre toute peur de la mort, fl échafaudait mille projets d'évasion, calculant chaque détail sous tous ses aspects, mais devait les repousser les uns après les autres. Une seule de ces hypothèses avait une petite chance de succès mais tout dépendait de Giordino. Si son ami n'arrivait pas dans l'heure suivante, il serait trop tard. Plunkett tendit le bras et posa la main sur l'épaule de Pitt. - C'était un essai magnifique, monsieur Pitt. Vous nous avez amenés des abysses presque jusqu'à la surface. - Mais pas assez bon, murmura Pitt. On a presque gagné le dollar mais il nous manque encore quelques cents. - Dites-moi donc comment vous aviez l'intention de nous sortir de ce véhicule sans l'aide d'un sas de décompression et de nous transférer dans la capsule qui nous aurait ramenés à la surface ? - Mon idée première était de rentrer à la nage. 125 - J'espère que vous ne pensiez pas que nous pourrions retenir notre respiration ! dit Plunkett surpris. - Non. - Bon, dit Plunkett satisfait. Parce qu'en ce qui me concerne, je serais mort avant d'avoir parcouru trente mètres. Il hésita et regarda Pitt avec curiosité. - Nager ! poursuivit-il. Vous ne parlez pas sérieusement ? - Un espoir ridicule né du désespoir, répondit Pitt avec philosophie. Je sais bien que nos corps n'auraient pas résisté à l'extrême pression et à la décompression. - Vous avez dit « mon idée première ». En avez-vous une autre... Comme par exemple de faire flotter ce monstre là-haut ? - - Vous brûlez ! - Soulever un véhicule de quinze tonnes ne peut être qu'une vue de l'esprit ! - En vérité, tout repose sur Al Giordino, admit Pitt avec patience. S'il devine ce que j'ai en tête, il viendra ici avec un submersible équipé de... - Mais il vous a laissé tomber, coupa Plunkett en montrant le paysage vide autour d'eux. - Je pense qu'il doit avoir une bonne raison. - Vous le savez et je le sais, monsieur Pitt, personne ne viendra nous chercher. Pas avant des heures, des jours ou peut-être jamais. Vous avez misé sur un miracle et vous avez perdu. S'ils entreprennent jamais des recherches, ce sera pour étudier les causes de la disparition de votre base sous-marine. Pitt ne répondit pas et regarda vers l'eau. Les phares du DSMV avaient attiré une théorie de poissons-lames. Argentés, avec des corps lourds mais aplatis sur les flancs, leurs queues battaient l'eau tandis que des rangées d'organes légers bougeaient le long de leurs estomacs. Ils avaient des yeux démesurés posés sur des sortes de tubes qu'ils tournaient dans tous les sens. Pitt les regarda nager gracieusement en spirales paresseuses autour du grand nez de Big John. Lentement, il se pencha comme pour écouter quelque ' chose puis se laissa aller sur le dossier de son* siège. - J'ai cru entendre quelque chose. 126 - C'est pour moi un mystère que nous puissions encore entendre quelque chose avec cette épouvantable musique, grogna Plunkett. Mes tympans ont cessé de fonctionner. - Rappelez-moi de vous envoyer une lettre de condoléances dans quelques jours, dit Pitt. A moins que vous ne préfériez baisser les bras, inonder la cabine et en finir une fois pour toutes ? Il se raidit soudain, les yeux fixés sur les poissons. Une ombre immense venait de les envelopper et tous ensemble nièrent se réfugier dans l'obscurité où ils disparurent. - Quelque chose ne va pas ? demanda Plunkett. - Nous avons de la visite, dit Pitt avec un sourire du genre « je vous l'avais bien dit ». Se contorsionnant sur son siège, il leva la tête et regarda par la vitre supérieure du véhicule. L'un des submersibles de la NUMA, l'un de ceux venant des « Pâturages détrempés », était suspendu au-dessus de la partie arrière du DMSV. Giordino arborait un sourire aussi large et aussi lumineux qu'une lanterne de fiacre. Près de lui, l'amiral Sandecker faisait de grands signes de la main par le hublot rond de bâbord. C'était l'instant que Pitt avait tant espéré, pour lequel il avait prié. L'accolade pleine d'émotion que lui fit Plunkett montrait à quel point ils avaient partagé cet espoir. - Dirk, dit celui-ci d'une voix solennelle, je vous prie d'accepter mes plus humbles excuses pour ma compagnie négative. Mais c'est plus fort que moi. Vous êtes un sacré bon Dieu de vieux roublard. - Je fais ce que je peux, dit Pitt avec modestie. Pitt pensa que bien peu de choses dans sa vie lui avaient paru plus merveilleuses que le sourire de Giordino à l'intérieur du submersible. Mais d'où sortait l'amiral ? Comment avait-il pu se trouver si vite sur place ? Giordino ne perdit pas de temps. Il montra du doigt une petite porte protégeant un réceptacle électrique extérieur. Pitt fit signe qu'il avait compris et pressa un bouton. La porte glissa, découvrant une fente cachée. En 127 moins d'une minute, l'un des bras robots articulés du submersible connecta un câble. - Est-ce que je dois vous rendre visite ? La voix de Giordino claqua gaiement dans le haut-parleur. - lu ne peux pas savoir comme ça fait du bien de t'entendre, mon vieux ! répondit Pitt. - Désolé d'être en retard. L'autre sub a pris l'eau et coulé. Celui-ci a eu des problèmes de batteries et nous avons perdu du temps à réparer. - Je te pardonne. Ça me fait plaisir de vous voir, amiral. Je ne m'attendais pas à ce que vous m'honoriez de votre présence dans un endroit pareil. - Arrêtez la brosse à reluire, coupa Sandecker. Quelle est la situation ? - Nous avons une fuite qui ne va pas tarder à nous priver de toute source de courant. Disons dans quarante à cinquante minutes. En dehors de ça, nous sommes en pleine forme. - Alors il vaudrait mieux qu'on s'active. Sans perdre de temps, Giordino manouvra pour placer le submersible au même niveau et face au châssis inférieur du DSMV. Puis il engagea les bras manipulateurs montés à l'avant, au-dessous de la sphère de commande. Plus petits que ceux du Big John, us étaient plus compliqués. Les bras modulaires du submersible étaient prévus pour utiliser divers types de mécanismes en forme de mains et les faire fonctionner hydrauliquement. La « main » gauche était reliée au bras par une sorte de poignet pivotant, lui-même connecté à trois doigts dont les extrémités munies de capteurs pouvaient identifier n'importe quel matériau, du bois à l'acier et au plastique, au coton et à la soie. Sous la touche délicate de l'opérateur, grâce à un système sensoriel électronique, les doigts pouvaient même enfiler une aiguille fine, faire de la dentelle ou, si nécessaire, écraser un rocher. Doucement, le bras robotisé déroula un tuyau reliant un petit réservoir à une grosse baguette percée d'un trou se prolongeant sur toute sa longueur. Le poignet du bras droit était équipé d'une série de quatre disques capables de couper le métal. Les disques, 128 dentés à diverses épaisseurs, étaient interchangeables selon la dureté du matériau à découper. Pitt regarda avec étonnement le curieux assemblage du bras gauche. - Je savais que les disques étaient à bord du sub mais où as-tu trouvé l'équipement de découpage à oxygène ? - Je l'ai emprunté à un sous-marin qui passait, répondit Giordino, imperturbable. - Logique ! admit Pitt d'une voix fatiguée et pas certain du tout que son ami plaisantait. - Je commence la séparation, annonça Giordino. - Pendant que tu nous libères, je vais pomper une ou deux atmosphères de votre volume d'air pour compenser le poids supplémentaire de l'eau dû à la fuite. - Excellente idée, dit Sandecker. Vous aurez besoin de toute la flottabilité que vous pourrez trouver. Mais faites attention aux limites de sécurité de pression sinon vous risquerez des problèmes de décompression. - Les seuils de décompression seront calculés par notre ordinateur, le rassura Pitt. Ni le Dr Plunkett ni moi-même n'avons envie de nous faire éclater les tympans. Pitt commença à pomper l'air comprimé dans les compartiments de commande et du moteur. Pendant ce temps, Giordino plaça le submersible de telle sorte que le bras et les mains robotisés puissent travailler indépendamment. La main munie de trois doigts positionna la grosse baguette de soudure contre un boulon engagé dans un assemblage d'entretoises. La baguette était chargée positivement ; le DSMV négativement. Un arc brillant se matérialisa lorsque le contact s'établit entre la baguette» et le boulon. Le métal rougit et commença à fondre tandis que l'oxygène passa brutalement dans la baguette par le trou central, dispersant le champ magnétique. - Creusement par arc, expliqua Pitt à Plunkett. Ils vont enlever tous les supports, les arbres de direction et les connexions électriques jusqu'à ce que la cabine de conduite se détache du châssis principal et du mécanisme de traction. Plunkett fit signe qu'il avait compris. Giordino tendit 129 l'autre bras et une gerbe d'étincelles indiqua que les disques atteignaient leurs cibles. - Alors c'est ça le but de la manouvre ! Nous allons flotter vers la surface comme une bouteille vide de Champagne Veuve Cliquot Ponsardin Gold Label... - Ou une bouteille de bière Coors ! - Au premier pub que nous rencontrerons, monsieur Pitt, l'addition sera pour moi. - Merci, docteur Plunkett, j'accepte, à condition que nous ayons assez de flottabilité pour monter là-haut. - Faites-lui rendre les tripes ! supplia Plunkett avec foi. Je préfère risquer de me péter les tympans que de mourir noyé. Pitt n'était pas d'accord. Les abominables souffrances endurées par les plongeurs au cours des siècles étaient la pire des tortures jamais infligées à l'homme. La mort devenait une délivrance et ceux qui survivaient n'étaient généralement plus que des corps déformés, cisaillés par une douleur qui ne s'atténuait jamais. Aussi garda-t-il un oil attentif aux réglages digitaux dont les chiffres rouges grimpaient de trois atmosphères. La pression était maintenant celle de vingt mètres environ. A cette profondeur, leur corps pouvait sans danger supporter la compression augmentée, estima-t-il, pendant une courte période avant que l'azote ne commence à se former dans leur sang. Vingt-cinq minutes plus tard, il était sur le point de reprendre ses estimations quand un grand bruit métallique résonna à l'intérieur du compartiment, suivi d'un énorme grincement encore amplifié par la densité de l'eau. - Plus qu'un support et une entretoise, informa Giordino. Préparez-vous à la séparation. - Bien reçu, répondit Pitt. Je suis prêt à couper tous les circuits et les systèmes électriques. Sandecker supportait mal de rester là à regarder les visages des hommes de l'autre côté, à quelques mètres à peine, et de savoir qu'ils risquaient de mourir. - Comment se présente votre réseau d'air ? demanda-t-il anxieusement. Pitt vérifia l'écran. 130 - Nous en aurons assez pour aller jusqu'en haut si vous ne nous faites pas faire une pause pizza. Soudain retentit un grincement qui se répercuta jusque dans leurs dents. Le compartiment de commande frissonna et commença à s'élever, le nez en l'air. Puis quelque chose céda et soudain, toute la structure donna l'impression de vouloir exploser. Pitt coupa rapidement la génératrice principale et mit en marche les batteries de secours pour que l'ordinateur et le téléphone ne cessent de fonctionner. Mais tous les mouvements s'arrêtèrent d'un seul coup et ils restèrent suspendus, glacés, au-dessus de l'énorme châssis du tracteur. - Tenez bon ! les rassura Giordino. J'ai raté certaines lignes hydrauliques. Je vais essayer de rester près de vous si j'y arrive. Mais si nous nous écartons trop, le câble téléphonique se rompra et nous perdrons le contrôle vocal. - Dépêche-toi, l'eau rentre par certaines des lignes et des connexions sont coupées. - Compris. - Veillez à bien ouvrir la porte et à sortir à fond de train dès que vous atteindrez la surface, conseilla Sandecker. - Comme des oies qui ont la diarrhée, le rassura Pitt. Pitt et Plunkett se détendirent quelques secondes, écoutant les disques de métal couiner en mordant les tubulures. Puis se produisit une lourde embardée suivie de bruits de glissements et lentement, ils commencèrent à s'élever vers la surface, laissant au fond le châssis de Big John avec ses câbles arrachés et ses débris fondus comme des entrailles mécaniques abandonnées. - On est en route ! cria Plunkett. Pitt pinça les lèvres. - C'est trop lent. L'eau qui s'infiltre a diminué notre flottabilité. - Vous êtes partis pour un long parcours, dit Giordino. Je juge votre vitesse à dix mètres par minute. - Nous traînons le moteur, le réacteur et une tonne d'eau. Notre volume dépasse à peine le poids excédentaire. - Vous devriez monter un peu plus vite à mesure que vous approcherez de la surface. 131 - Ça ne sert à rien. L'eau qui va rentrer pendant ce temps annulera la baisse de pression. - Ne te fais pas de bile si tu perds le câble de communication, dit Giordino. Je peux facilement me mettre à la même vitesse que toi. - Maigre consolation ! dit Pitt entre ses dents. - Vingt mètres, annonça Plunkett. - Vingt mètres, confirma Pitt. Tous deux avaient les yeux fixés sur le profondimètre dont les chiffres clignotaient sur l'écran. Ni l'un ni l'autre ne parla pendant les minutes suivantes qui leur parurent une éternité. Le monde crépusculaire s'éclairait peu à peu. Ce fut d'abord le vert qui remplaça le bleu indigo, puis le jaune. Un banc de thons les frôla un instant puis disparut. A cent cinquante mètres, Pitt commença à distinguer le cadran de sa montre. - Vous perdez de la vitesse, prévint Giordino. Vous êtes tombés à sept mètres minute. Pitt jeta un coup d'oil aux chiffres marquant la quantité d'eau embarquée et ce qu'il vit ne lui plut pas. - Notre niveau d'inondation a atteint la cote d'alarme. - Pouvez-vous augmenter votre volume d'air ? s'informa Sandecker dont la voix indiquait l'inquiétude. - Pas sans dommages irréparables pour nos tympans. - Vous y arriverez ! assura Giordino plein d'espoir. Vous avez dépassé les quatre-vingts mètres. - Quand nous atteindrons quatre mètres, attrape-nous avec tes robots et remorque-nous. - Ça marche ! Giordino passa en avant et dirigea le nez de son submersible vers la surface, sans cesser de surveiller Pitt et Plunkett. Puis il régla le pilotage automatique pour maintenir une vitesse ascensionnelle semblable à celle de Big John. Mais avant qu'il ait pu sortir le bras robot, il vit le DSMV retomber et la distance s'accroître entre eux. fl compensa pour retrouver la bonne distance. - Deux mètres minute, annonça Pitt d'une voix calme et glacée. Tu ferais mieux de nous remorquer. - C'est ce que je suis en train de faire,-répondit Giordino. Lorsque le système de bras articulé du submersible eut réussi à accrocher une protubérance de l'épave, la cabine fut enfin immobile. - Nous avons atteint le taux de flottabilité neutre, annonça Pitt. Giordino se débarrassa des dernières réserves de lest et programma une vitesse arrière. Les propulseurs mordirent l'eau, et le submersible, avec le DSMV en remorque, recommença à grimper avec une lenteur angoissante vers la surface tant désirée. Quatre-vingts mètres, soixante-dix, il semblait que la lutte pour rejoindre la lumière n'en finirait jamais. Puis, à vingt-sept mètres, leur avancée freina pour la dernière fois. L'eau montait dans le compartiment moteur, entrait par de nouveaux orifices ouverts lors de la rupture des câbles avec la pression d'un tuyau de pompiers. - Je suis en train de vous perdre ! cria Giordino, inquiet. - Sortez ! Evacuez ! hurla Sandecker. Pitt et Plunkett n'avaient pas besoin du conseil. Ds ne souhaitaient nullement que Big John devienne leur tombe. La cabine commençait à redescendre et entraînait le submersible. La seule voie de salut était la pression d'air intérieure. Elle était presque égale à la pression extérieure maintenant. Mais ce que le sort leur offrait d'un côté, il le reprenait de l'autre. L'inondation n'aurait pu choisir un plus mauvais moment pour couper leur système de batteries de secours, coupant en même temps le système hydraulique nécessaire pour ouvrir l'écoutille de sortie. Plunkett décrocha frénétiquement le loquet de l'écoutille et lutta de toutes ses forces pour l'ouvrir, mais la pression encore trop forte était inflexible. Soudain Pitt fut à côté de lui et ils combinèrent leurs efforts. Dans le submersible, Giordino et Sandecker assistaient, impuissants et avec une peur croissante, à la lutte des deux hommes. La flottabilité négative augmentait rapidement et la cabine commençait à descendre à une vitesse alarmante. La porte céda comme si on la poussait dans une mer de glu. L'eau entra d'un seul coup dans le compartiment. Pitt cria : 132 133 - Ventilez-vous au maximum et n'oubliez pas d'exhaler en montant. Plunkett fit un signe bref, prit une série de profondes respirations pour éliminer l'oxyde de carbone de ses poumons et retint la dernière. Puis il plongea la tête la première dans le torrent qui pénétrait par l'écoutille et disparut. Pitt le suivit, ventilant ses poumons au maximum pour retenir sa respiration le plus longtemps possible. Il plia les genoux sur le seuil de l'écoutille et s'élança vers le haut tandis que Giordino relâchait la main robotisée. Les derniers restes du DSMV repartirent vers les abysses. Ce que Pitt ignorait, c'est qu'il avait plongé à quarante-deux mètres, soit 138 pieds au-dessous de la surface. A ses yeux, cette surface brillante paraissait à au moins dix kilomètres. H aurait volontiers donné une année de salaire pour une paire de palmes. Et pour avoir quinze ans de moins. Combien de fois, au cours de son adolescence, avait-il plongé à quatre-vingts pieds en s'ébrouant dans les eaux de Northport Beach en Californie ? Certes, son corps était physiquement en forme mais le temps et la vie dure qu'il lui avait fait mener avaient laissé des traces. Il nagea vers le haut, fendant fortement l'eau des pieds et des mains, exhalant par petites bouffées pour que les gaz dans ses poumons ne fassent pas éclater les capillaires et n'envoient pas leurs bulles meurtrières directement dans son sang, causant ainsi une embolie. La lumière crue du soleil dansait à la surface et perçait jusque dans les zones profondes. Pitt s'aperçut qu'il était dans l'ombre de deux navires. Sans masque, sa vision brouillée ne lui permit que de déterminer les vagues contours de leur coque. L'un paraissait très gros, l'autre un véritable mammouth. D dirigea sa course pour émerger juste entre les deux et éviter ainsi de se cogner la tête. Au-dessous de lui, Giordino et Sandecker le suivaient dans le submersible, comme des fans encourageant un nageur de compétition. fl nageait à côté de Plunkett qui, visiblement, n'allait pas fort. Plus âgé que Pitt, il donnait l'impression d'être vidé de ses forces. Pitt se rendit compte que l'Anglais 134 était sur le point de s'évanouir. Il l'attrapa par le col et le tira derrière lui. Pitt exhala ce qui restait d'air dans ses poumons. Il crut que la surface n'arriverait jamais. Le sang battait à ses oreilles. Soudain, alors qu'il rassemblait toutes ses ressources physiques pour l'effort final, Plunkett devint tout mou. L'Anglais avait fait un formidable effort avant de sombrer dans l'inconscience mais n'était pas un nageur émérite. L'obscurité encerclait la vision de Pitt et il commença à voir des étincelles. Le manque d'oxygène mettait son cerveau à rude épreuve mais le désir d'atteindre la surface fut plus fort que sa fatigue. L'eau de mer lui brûlait les yeux, envahissait ses narines. Il était à quelques secondes de se noyer mais refusait de toutes ses forces de se laisser aller. D ramassa ce qui lui restait d'énergie en un dernier effort. Tirant le poids mort de Plunkett, il battit furieusement l'eau des pieds et de sa main libre, comme un fou. Il voyait le reflet des vagues comme un miroir. Elles paraissaient si proches et semblaient sans cesse s'éloigner. Il entendit un battement sourd comme si quelque chose battait l'eau. Puis soudain, quatre formes noires se matérialisèrent dans l'eau de chaque côté de lui. Deux attrapèrent Plunkett et l'emportèrent. L'une des deux autres lui glissa entre les dents l'embout d'un respirateur. Il aspira une grande goulée d'air puis une autre et une autre encore jusqu'à ce que le plongeur lui retire doucement l'embout pour respirer lui-même un instant. C'était de l'air tout simple, le bon vieil air normal fait d'azote, d'oxygène et d'une douzaine d'autres gaz, mais il sembla à* Pitt que c'était celui pétillant et frais des montagnes du Colorado ou d'une forêt après la pluie. La tête de Pitt fendit enfin la surface. Il regarda le soleil comme s'il ne l'avait jamais vu auparavant. Jamais le ciel ne lui avait paru plus bleu, les nuages plus blancs. La mer était calme, les vagues atteignaient à peine cinquante centimètres. Ses sauveteurs essayèrent de le porter mais il les repoussa. Il roula sur le dos et se laissa flotter en regardant l'immense tourelle d'un sous-marin nucléaire qui le 135 M dominait de sa haute taille. Puis il aperçut la jonque. D'où diable venaient-ils tous les deux ? Le sous-marin expliquait les plongeurs de la Navy mais la jonque chinoise ? Une foule de gens se pressait le long du bastingage de la jonque, parmi lesquels il reconnut certains visages : les marins de son équipe le regardaient en criant et en agitant les bras. Il distingua Stacy Fox et répondit à son signe. Il s'inquiéta soudain pour Plunkett mais ses craintes étaient inutiles. L'Anglais était déjà étendu sur le pont du sous-marin, entouré de l'équipage de FUS Navy. On eut vite fait de le ramener à la conscience et il commença à tousser et à vomir. Le submersible de la NUMA fit surface à quelques mètres de là. Giordino jaillit de l'écoutille avec l'allure d'un homme qui vient de gagner le gros lot à la loterie. Il était si proche qu'il put s'adresser à Pitt sur le ton de la conversation. - Tu as vu le bordel qu'on a causé ? dit-il en riant. Ça va nous coûter un paquet ! Heureux d'être encore parmi les vivants, le visage de Pitt prit soudain une expression de rage intense. Trop de choses avaient été détruites et, sans qu'il le sache encore, trop de gens étaient morts. Lorsqu'il répondit, ce fut d'une voix tendue et pas du tout naturelle. - Pas moi, pas toi ! Mais celui qui est responsable de tout ça, quel qu'il soit, a eu la malchance de tomber sur le mauvais percepteur ! DEUXIÈME PARTIE La menace de Kaiten 6 octobre 1993 Tokyo, Japon. 18 La dernière formule d'adieu qu'échangeaient les pilotes kamikazes avant de monter dans leurs avions était : « Nous nous reverrons à Yasukuni. » Bien qu'ils n'eussent jamais espéré s'y rencontrer physiquement, ils signifiaient par ces mots qu'ils se retrouveraient par l'esprit à Yasukuni, le mémorial révéré de ceux qui mouraient pour la cause de leur empereur, depuis la guerre révolutionnaire de 1868. Le temple mausolée est construit sur une colline connue sous le nom de colline de Kudan, au centre de Tokyo. Egalement appelée Shokousha ou « Mausolée invoquant l'Esprit », la partie centrale réservée aux cérémonies a été érigée selon les rites les plus stricts de l'architecture shinto et pratiquement dépourvue de mobilier. Religion culturelle fondée sur la tradition ancienne, le Shinto a évolué au cours des années. D a éclaté en nombreux rites et sectes, centrés autour du kami ou « chemin du pouvoir divin pour atteindre les Dieux ».Au cours de la Seconde Guerre mondiale, il est devenu religion d'Etat et philosophie éthique, très éloignée d'une religion proprement dite. Pendant l'Occupation américaine, tout soutien gouvernemental au Shinto et à ses temples a été suspendu mais, plus tard, ils furent déclarés trésors nationaux et sites culturels honorés. L'intérieur du sanctuaire de tout mausolée shinto est strictement interdit à tous sauf au grand prêtre. Dans ce 139 centre est enchâssé un objet représentant le symbole de l'esprit divin. Au temple de Yasukuni, le symbole est un miroir. Aucun étranger n'est autorisé à passer les grilles de bronze menant au mausolée des héros. Curieusement, on oublie de préciser que deux capitaines de vaisseaux étrangers, coulés alors qu'ils ravitaillaient les forces japonaises pendant la guerre russo-japonaise de 1909, y sont déifiés parmi les 2 500 000 héros de guerre nippons. Un certain nombre de gredins sont également ensevelis à Yasukuni. Parmi eux, d'anciens assassins politiques, des figures militaires du monde de la pègre et des criminels de guerre qui, sous les ordres du général Hideki Tojo, ont été responsables d'atrocités aussi affreuses et souvent pires que la sauvagerie d'Auschwitz et Dachau. .. Depuis la Seconde Guerre mondiale, Yasukuni est devenu bien plus qu'un simple mémorial militaire. C'est un symbole de ralliement pour l'aile droite conservatrice et les militants qui rêvent encore d'un empire dominé par la supériorité de la culture japonaise. La visite annuelle du Premier ministre Ueda Junshiro et de ses chefs de parti pour célébrer l'anniversaire de la défaite du Japon en 1945 a été copieusement rapportée et commentée par la presse ou la télévision du pays. Une tempête de protestations passionnées s'ensuivit, généralement reprises par celles de l'opposition politique, des gauchistes et des pacifistes, des factions religieuses non shintoïstes et par les pays voisins qui ont eu à souffrir de l'Occupation japonaise pendant la guerre. Pour éviter une critique ouverte et les feux de l'opinion adverse, les ultra-nationalistes se cachant derrière la nouvelle conduite de l'empire et la glorification de la race japonaise étaient contraints d'aller prier clandestinement à Yasukuni, à la nuit tombée. Ils entraient et sortaient comme des fantômes, ces incroyablement riches, ces hauts dignitaires du gouvernement, ces sinistres manipulateurs vivant dans l'ombre, agrippés à leur puissance, intouchables même par les chefs du gouvernement. Le plus secret et le plus puissant de tous était Hideki Suma. 140 Une pluie fine tombait lorsque Suma passa les grilles et emprunta le chemin de gravier menant au mausolée de Shokousha. Il était minuit passé mais il sut trouver son chemin sous les seules lumières de Tokyo que reflétaient les nuages bas. Il s'arrêta sous un gros arbre et regarda autour de lui les terrains entourés de hauts murs. Le seul signe de vie était une colonie de pigeons nichés sous les disques couronnant le toit courbé. Satisfait de constater qu'aucun observateur ne le voyait, Hideki Suma accomplit le rite traditionnel du lavage des mains dans le bassin de pierre et se rinça la bouche avec une petite cuillère remplie d'eau. Puis il entra dans la première salle du mausolée où l'accueillit le grand prêtre qui attendait son arrivée. Suma fit une offrande à l'oratoire et tira de la poche de son imperméable une liasse de papiers entourée d'une boucle de tissu. Il la donna au prêtre qui la posa sur l'autel. Une petite clochette sonna pour appeler la déité spécifique ou kami de Suma puis ils joignirent les mains en un geste de prière. Après une courte cérémonie de purification, Suma parla très calmement avec le prêtre une minute, reprit sa liasse de papiers et quitta le mausolée comme il était arrivé. La fatigue des trois derniers jours tomba de ses épaules comme une eau brillante après une averse. Suma se sentit régénéré par la puissance mystique et les conseils de son kami. Sa demande sacrée de purification de la culture japonaise du poison des influences occidentales et de protection des gains de l'empire financier était désormais sous la protection de la puissance divine. Quiconque aurait rencontré Suma sous la pluie brumeuse l'eût rapidement ignoré. Il avait l'air d'un travailleur ordinaire dans son bleu de travail et son imperméable bon marché. Il ne portait pas de chapeau et ses cheveux blancs et fournis étaient rejetés en arrière. Comme tous les Japonais, il avait été brun dans son jeune âge mais ses cheveux avaient blanchi très tôt, ce qui le faisait paraître davantage que ses quarante-neuf ans. Selon les critères occidentaux, sa taille était plutôt petite mais pour les Japonais, il pouvait se ranger parmi les hommes grands avec son mètre soixante-dix. On ne s'apercevait qu'en le regardant dans les yeux de sa diffé- 141 rence avec ses cousins et compatriotes : ses iris, d'un bleu indigo magnifique, lui venaient sans doute d'un ancêtre commerçant hollandais ou d'un marin anglais. Assez frêle dans son adolescence, il avait pratiqué l'haltérophilie à quinze ans et travaillé avec obstination jusqu'à ce qu'il ait transformé son corps en une sculpture musclée. Sa plus grande satisfaction, ce n'était pas sa force mais le modelage de ce corps qu'il avait en quelque sorte créé lui-même. Son chauffeur garde du corps s'inclina et referma derrière lui les lourdes grilles de bronze. Moro Kama-tori, le plus vieil ami de Suma et son bras droit, ainsi que sa secrétaire Toshie Kudo, l'attendaient patiemment sur le siège arrière d'une limousine Murmoto faite sur commande et puissamment équipée d'un moteur douze cylindres de 600 chevaux. Toshie était grande pour une Japonaise. Souple comme un roseau, avec de longues jambes, des cheveux de jais tombant jusqu'à sa taille, une peau parfaite éclairée par des yeux bruns et magiques, elle paraissait sortie tout droit d'un film de James Bond. Mais au contraire des beautés exotiques pendues au cou du maître espion, Toshie possédait une finesse intellectuelle de premier ordre. Son QI était de 165 et elle savait faire fonctionner les deux parties de son cerveau. Elle ne leva pas les yeux lorsque Suma entra dans la voiture. Il se concentra immédiatement sur l'ordinateur portable posé sur les jolies jambes de sa secrétaire. Kamatori parlait au téléphone. Son intellect n'était peut-être pas aussi parfait que celui de Toshie mais il était méticuleux et faisait preuve d'une remarquable habileté dans l'accomplissement et l'organisation des projets secrets de Suma. Il était particulièrement doué pour la finance occulte, tirant les ficelles et protégeant Suma qui préférait s'isoler de la vie publique. Kamatori avait un visage impassible et résolu flanqué de très grandes oreilles. Sous ses sourcils noirs et épais, son regard éteint suivait tout derrière des verres épais et sans monture. Aucun sourire n'étirait jamais ses lèvres. C'était un homme sans émotions et sans convictions. Fanatiquement loyal à Suma, le principal" talent de Kamatori était la chasse au gibier humain. Si quelqu'un, 142 quelle que soit sa richesse, qu'il occupât ou non un poste élevé au gouvernement, présentait un obstacle aux projets de Suma, Kamatori l'éliminait à la hâte, organisant un « accident » et se débrouillant pour que le blâme en retombe sur le parti ennemi. Kamatori gardait un registre de ses crimes, avec des notes éclairant chaque événement. Pendant ses vingt-cinq ans d'activité, le compte arrivait à 237 meurtres. Il raccrocha et regarda Suma. - L'amiral Itabura, à notre ambassade de Washington. Ses sources confirment que la Maison Blanche est au courant de ce que l'explosion était bien nucléaire et qu'elle venait du Divine Star. Suma haussa les épaules. - Est-ce que le Président a émis une protestation officielle auprès du Premier ministre Junshiro ? - Le gouvernement américain est resté étrangement silencieux, répondit Kamatori. Les Norvégiens et les Britanniques, en revanche, font grand bruit autour de la perte de leurs navires. - Mais rien des Américains ? - Rien que quelques vagues articles dans leur presse. Suma se pencha et tapa de l'index sur le genou de Toshie. - Une photo du site de l'explosion, s'il te plaît. Toshie hocha respectueusement la tête et programma le code nécessaire sur le clavier. En moins de trente secondes, une photo en couleurs sortit d'une télécopieuse installée dans la paroi séparant le conducteur de l'espace réservé aux passagers. Elle la tendit à Suma qui alluma le plafonnier et prit la loupe que lui tendit Kamatori. - C'est.une photo infrarouge prise il y a une heure et demie pendant le passage de notre satellite Akagi, expliqua Toshie. Suma regarda un moment l'image à la loupe, sans parler. Puis il dit d'un ton étonné : - Un sous-marin nucléaire et une jonque chinoise ? Les Américains ne réagissent pas comme je m'y attendais. Bizarre qu'ils n'aient pas envoyé là la moitié de leur flotte du Pacifique ! - Plusieurs navires font route vers le lieu de l'explo- 143 sion, dit Kamatori, y compris un navire d'exploration de la NUMA. - Et la surveillance spatiale ? - Leurs services de renseignements ont déjà recueilli de nombreuses données grâce à leurs satellites espions et les avions SR-4-90. Suma tapota du doigt un petit objet sur la photo. - Il y a un submersible qui flotte entre les deux navires. D'où vient-il ? Kamatori jeta un coup d'oil. - Sûrement pas de la jonque. D doit venir du sous-marin. - Ils ne trouveront aucune épave du Divine Star, murmura Suma. Il a dû être réduit en poussière. Je veux un rapport, s'il te plaît, sur les bâtiments transportant nos voitures, leurs statuts et leurs destinations, ajouta-t-il en se tournant vers Toshie. Celle-ci regarda par-dessus son ordinateur, comme si elle avait deviné la demande. - J'ai les informations que vous désirez, monsieur Suma. - Oui? - Le Divine Moon a terminé son déchargement de voitures la nuit dernière à Boston, dit-elle en lisant les caractères japonais inscrits sur l'écran. Le Divine Water a accosté il y a huit heures au port de Los Angeles et décharge en ce moment. - Y en a-t-il d'autres ? - Deux navires sont en route, continua Toshie. Le Divine Sky doit arriver aux docks de La Nouvelle-Orléans dans dix-huit heures et le Divine Lake est à cinq jours de Los Angeles. - Peut-être devrions-nous signifier aux navires encore en mer de rallier des ports hors des Etats-Unis ? suggéra Kamatori. Les agents des douanes américaines pourraient être alertés et chercher des signes de radiation. - Qui est notre agent à Los Angeles ? demanda Suma. - George Furukawa dirige nos affaires secrètes dans les Etats du Sud-Ouest. Suma s'appuya contre le dossier, soulagé.- - - Furukawa est un type bien. Il est capable de sentir 144 si les procédures douanières américaines se durcissent. Dirige le Divine Sky sur la Jamaïque, dit-il à Kamatori qui avait repris le téléphone. Mais laisse le Divine Lake continuer sur Los Angeles. Kamatori fit signe qu'il avait noté. - N'y a-t-il pas de danger qu'on détecte quelque chose ? s'inquiéta Toshie. Suma pinça les lèvres et secoua la tête. - Les agents des services de renseignements américains fouilleront les navires mais ne découvriront jamais les bombes. Notre technologie est trop forte pour eux. - L'explosion à bord du Divine Star s'est produite à un mauvais moment, dit Toshie. Je me demande si nous saurons jamais qui l'a causée. - Ça ne m'intéresse pas et je m'en fiche, dit froidement Suma. L'accident, certes, était infortuné mais ne retardera pas la mise en ouvre du projet Kaiten. Suma resta un moment silencieux, le visage exprimant haine et brutalité. Puis il ajouta : - Il y a assez de pièces en place pour détruire toute nation qui menacerait notre nouvel empire ! 19 Le Vice-Président George Furukawa prit l'appel de sa femme dans son lumineux bureau, aux prestigieux laboratoires Samuel J. Vincent. Elle lui rappela son rendez-vous chez le dentiste. Il l'en remercia, lui murmura quelques mots gentils et raccrocha. La femme qui venait de l'appeler n'était pas, en fait, son épouse mais l'un des agents de Suma qui imitait la voix de Mme Furukawa. L'histoire du rendez-vous dentaire était un Code auquel il avait eu cinq fois recours auparavant. Cela signifiait que l'un des bateaux transportant les automobiles Murmoto était arrivé au port et se préparait à décharger. Après avoir informé sa secrétaire qu'il se ferait soigner 145 les dents le reste de l'après-midi, Furukawa prit l'ascenseur et appuya sur le bouton qui l'emmènerait au parking souterrain. Là, il s'installa au volant de sa voiture de sport. Furukawa chercha quelque chose sous le siège. L'enveloppe était bien là, placée dans la voiture par l'un des agents de Suma. fl chercha les documents qui permettaient de décharger trois automobiles sur la zone hors douanes des docks. Il les trouva, bien sûr, complets et corrects, comme d'habitude. Satisfait, il mit en marche le puissant moteur de 400 CV, 5, 8 litres V8. Il passa l'épaisse barrière d'acier puis la rampe de ciment dangereusement pentue à l'avant de la Murmoto. Un gardien souriant sortit de la guérite et se pencha vers lui : - Vous partez tôt, aujourd'hui, monsieur Furukawa., - J'ai rendez-vous chez le dentiste. - Votre dentiste a dû s'offrir un yacht avec vos dents ! - Peut-être même une villa en France, plaisanta Furukawa. Le garde rit puis posa la question de routine. - Emportez-vous des documents classés secrets pour travailler chez vous ce soir ? - Non, rien. J'ai laissé mon attaché-case au bureau. Le garde actionna une manette pour lever la barrière et lui fit signe de s'engager dans l'allée menant à la rue. - Je vous conseille d'avaler une bonne dose de tequila en arrivant chez vous. Ça endort la douleur. - Ce n'est pas une mauvaise idée, dit Furukawa en passant en première. - Merci. Situés dans un haut building de verre, cachés de la rue par une haute haie d'eucalyptus, les Laboratoires Vincent étaient un centre de recherches et d'études dirigé par un consortium de compagnies aéronautiques et aérospatiales. Son travail était classé très secret et les résultats soigneusement gardés car une grande partie des fonds venaient de contrats gouvernementaux. On y préparait l'avenir de la technologie aérospatiale, du moins les projets dont le potentiel commercial était le plus élevé, les autres étant mis de côté. Furukawa était ce que les services de renseignements 146 appellent une taupe. Ses parents, comme des milliers de Japonais, avaient émigré aux Etats-Unis peu après la guerre. Ils s'étaient rapidement fondus parmi les Nippo-Américains qui avaient repris les fils de leurs vies interrompues par des internements dans les camps. Les Furukawa n'avaient pas émigré parce qu'ils avaient cessé d'aimer le Japon, loin de là. Ils détestaient l'Amérique et ses multiples cultures. S'ils traversèrent le Pacifique, ce fut en tant que citoyens laborieux bien décidés à tout mettre en ouvre pour que leur fils unique devienne un jour un homme d'affaires aux Etats-Unis. Ils n'avaient rien épargné pour lui donner la meilleure éducation que puisse offrir l'Amérique. L'argent arrivait mystérieusement par des banques japonaises sur des comptes familiaux. Leur incroyable patience, les longues années passées à maintenir la façade portèrent leurs fruits lorsque George reçut son diplôme de docteur en aérodynamique et fut engagé à un poste très important par les Laboratoires Vincent. Très respecté parmi les constructeurs d'avions, Furukawa pouvait maintenant amasser une quantité considérable de renseignements sur la technologie la plus avancée dans le domaine aérospatial américain, renseignements qu'il faisait secrètement passer aux industries Suma. Les informations secrètes volées par Furukawa pour un pays dans lequel il n'avait encore jamais mis les pieds firent économiser des millions de dollars au Japon dans le domaine de la recherche et du développement. A lui tout seul, il lui avait fait gagner, par ses activités perfides, cinq années pour devenir l'un des leaders mondiaux du marché. Furukawa avait également été recruté pour le projet Kaiten pendant une rencontre avec Hideki Suma à Hawaï. Il se sentait très honoré d'avoir été choisi pour une mission sacrée par l'un des plus puissants personnages du Japon. Ses ordres étaient de s'arranger discrètement pour que des voitures d'une couleur très particulière soient prises aux docks et transportées vers une destination qu'on ne lui révéla pas. Furukawa ne posa pas de questions. Ce qu'il ignorait de l'opération ne le dérangeait nullement. Il ne fallait pas qu'il soit trop 147 impliqué sinon sa propre mission en souffrirait. La circulation était plus fluide, entre les heures de pointe. Il prit le boulevard Santa Monica sur quelques kilomètres puis tourna vers le sud sur San Diego Freeway. Avec une simple caresse à l'accélérateur, la Murmoto se fraya un chemin parmi les véhicules plus lents qui empruntaient l'autoroute. Son détecteur résonna et Furukawa ralentit pour regagner la vitesse autorisée, trois cents mètres avant d'entrer dans la zone surveillée par les radars de la police. Il sourit, ce qui était rare, puis accéléra à nouveau. Furukawa prit une déviation sur la droite et descendit la longue rampe qui, par de nombreux virages, l'amena sur Harbor Freeway. Dix minutes plus tard, 3 atteignit la zone du terminal maritime. Prenant une allée transversale, il croisa un énorme camion et un semi-remorque garés derrière un entrepôt vide. Les portes du camion et les flancs du semi-remorque portaient la marque d'une société de transport et de garde-meubles très connue. D klaxonna deux fois. Le conducteur du véhicule lui répondit par trois coups clairs et vint se ranger derrière la voiture de sport de Furukawa. Après avoir évité des quantités de camions qui entraient et sortaient de la zone de chargement-des docks, Furukawa s'arrêta enfin devant l'une des grilles fermant un ensemble de parcs de voitures importées par toutes sortes de compagnies étrangères. Certains contenaient des Toyotas, des Hondas et des Mazdas qui avaient été débarquées et attendaient d'être chargées sur les remorques à deux étages de camions avant de rejoindre les salles d'exposition des représentants de leurs marques respectives. Tandis que le gardien vérifiait les documents qu'il avait tirés de l'enveloppe, Furukawa regardait l'océan de voitures déjà déchargées du Divine Water. Un tiers était sur le quai, sous le soleil de Californie. Il essaya paresseusement d'en compter le flot tandis qu'une armée de chauffeurs les emmenaient sur les rampes puis dans les parcs. Il arriva à dix-huit voitures par minute. Le gardien lui rendit l'enveloppe. - D'accord, monsieur, trois conduites intérieures SP-500 sport. Veuillez montrer vos papiers- au service expédition, en bout de quai. Il fera le nécessaire. 148 Furukawa le remercia et fit signe au camion de le suivre. Le préposé au service expédition fumait un cigare. Il reconnut Furukawa. - Vous venez à nouveau chercher ces saletés de voitures brunes ? lui demanda-t-il avec bonne humeur. Furukawa haussa les épaules. - J'ai un client qui les achète pour son service de vente. Croyez-le ou non, c'est la couleur de sa société. - Qu'est-ce qu'il vend ? Des crottes de lézard de Kyoto ? - Non du café importé. - Ne me dites pas la marque, je ne veux pas la connaître. Furukawa glissa un billet de cent dollars à l'employé. - Dans combien de temps puis-je en prendre livraison ? L'employé lui fit un large sourire. - Vos voitures sont faciles à trouver. Je les aurai dans vingt minutes. Une heure s'écoula avant que les trois voitures brunes soient soigneusement attachées dans le semi-remorque fermé et quittent le parc des docks. Le conducteur et Furukawa n'échangèrent pas un seul mot. Ils évitèrent même de se regarder. Dès qu'il eut passé les grilles, Furukawa se gara sur le bas-côté et alluma une cigarette. H suivit des yeux, avec une vague curiosité, le camion et sa remorque tournant et s'engageant dans Harbor Freeway. La plaque de la remorque portait un numéro de Californie mais il savait qu'elle serait changée dans quelque endroit désert avant les frontières de l'Etat. Malgré un détachement dû à une longue pratique, Furukawa ne put s'empêcher de se demander ce que ces voitures brunes pouvaient avoir de spécial. Et pourquoi leur destination était si secrète. 149 20 - D'abord, nous ferons un peu de surf au soleil levant à Makapuu Point, dit Pitt en tenant la main de Stacy. Ensuite une balade autour de Hanauma Bay avant que vous ne m'enduisiez tout le corps de crème à bronzer et que nous passions un après-midi paresseux à somnoler sur une plage de sable blanc. Après quoi, je propose qu'au coucher du soleil, on aille boire un cocktail au rhum sur la terrasse de l'hôtel Halikalami avant d'aller goûter la cuisine locale dans un petit restaurant que je connais du côté de Hanoa Valley. Stacy le regarda avec amusement. - Vous n'avez jamais envisagé de gagner votre vie comme chevalier servant des dames ? - Je ne suis pas doué pour faire payer les femmes, dit Pitt aimablement. C'est d'ailleurs pourquoi je suis toujours fauché. Il se tut et regarda par la fenêtre le gros hélicoptère à deux moteurs de l'Air Force qui ronronnait dans la nuit. Le soir du jour où Pitt et Plunkett avaient été repêchés, le gros oiseau était apparu et avait embarqué toute l'équipe minière des « Pâturages détrempés » ainsi que l'équipage du Vieux Gert sur le pont de la jonque. Auparavant, tous avaient chaleureusement remercié Owen Murphy et son équipage de leur hospitalité. Le dernier acte avait été l'embarquement de Jimmy Knox. Son corps enveloppé d'un grand drap avait été hissé à bord et le gros hélicoptère s'était élevé au-dessus du Shanghai Shelly et du Tucson pour se diriger vers Hawaï. La mer, en dessous, scintillait sous la lune tandis que le pilote passait juste au-dessus d'un navire de croisière. Devant, vers le sud-est, Pitt aperçut les lumières de l'île d'Oahu. fl aurait dû dormir à poings fermés comme Sandecker, Giordino et les autres mais il était trop excité d'avoir échappé à la Dame à la Faux et ne trouvait pas le sommeil. Peut-être aussi parce que Stacy restait elle aussi éveillée pour lui tenir compagnie. - Vous avez vu quelque chose ? demandait-elle entre deux bâillements. 150 - Oahu à l'horizon. Nous devrions survoler Hono-lulu dans quinze minutes. Elle le regarda d'un air un peu moqueur. - Dites-moi encore ce que nous ferons demain, surtout après ce dîner. - Je n'en suis pas encore là. - Alors ? - D'accord, il y a ces deux palmiers.... - Des palmiers ? - Evidemment, dit Pitt, semblant surpris qu'elle pose la question. Entre les deux, il y a un très sensuel hamac pour deux. L'hélicoptère, aussi racé qu'une Ferrari et sans le rotor de queue familier, se maintint un moment au-dessus d'une sorte de prairie à la sortie de Hickam Field. Invisible dans l'obscurité, le périmètre était patrouillé par un peloton spécial de combat de l'Armée. Un signal s'alluma au sol pour prévenir le pilote que la zone était sûre. Alors seulement celui-ci posa son engin sur l'herbe douce. Un petit bus portant sur ses flancs KAWANUNAI TOURS s'approcha immédiatement et s'arrêta juste à la limite du rayon des pales du rotor. Une conduite intérieure noire le suivit ainsi qu'une ambulance militaire qui emmena le corps de Jimmy Knox au Triples Army Hospital pour autopsie. Quatre hommes en civil sortirent de la voiture et s'approchèrent des portes de l'hélicoptère. A mesure que les membres ensommeillés de la NUMA débarquaient, ils les dirigeaient vers le bus. Pitt et Stacy furent les Derniers à descendre. Un garde en uniforme étendit le bras pour les empêcher de prendre la direction du bus et les conduisit à la voiture où étaient déjà installés Sandecker et Giordino. Pitt repoussa le garde et s'approcha du bus. - Au revoir, dit-il à Plunkett. Gardez les pieds au sec. Plunkett serra avec force la main de Pitt. - Merci de m'avoir sauvé la vie, monsieur Pitt, et n'oubliez pas que ce sera ma tournée la prochaine fois que nous nous verrons. 151 - Je n'ai pas oublié : Champagne pour vous, bière pour moi. - Que Dieu vous bénisse. Quand Pitt s'approcha de la voiture noire, deux hommes montraient leurs plaques dorées à Sandecker qui reconnut des agents du gouvernement fédéral. - Je suis mandaté par ordre présidentiel, amiral. Je dois vous conduire à Washington immédiatement, vous, messieurs Pitt et Giordino et madame Fox. - Je ne comprends pas, dit Sandecker avec irritation. Pourquoi si vite ? - Je ne peux rien vous dire, monsieur. - Et mon équipe de la NUMA ? Ils travaillent depuis quatre mois sur un projet sous-marin dans des conditions extrêmement difficiles. Ils ont le droit de se reposer et de se détendre en famille ! - Le Président a ordonné le secret le plus absolu. Votre équipe de la NUMA, ainsi que MM. Plunkett et Salazar doivent être escortés en un lieu sûr à l'ouest de l'île jusqu'à ce que le black-out soit levé. Ensuite, ils seront libres d'aller où vous les enverrez, aux frais du gouvernement. - Et combien de temps seront-ils parqués ? demanda Sandecker. - Trois ou quatre jours, répondit l'agent. - Mme Fox ne devrait-elle pas les accompagner ? - Non, monsieur. Mes ordres sont de l'escorter avec vous. Pitt lança un coup d'oil pénétrant à Stacy. - Il semble que vous deviez nous supporter un moment, belle dame-Elle eut un étrange petit sourire. - Je vais regretter notre demain à Hawaï. - Je n'en suis pas si sûr. Ses yeux s'élargirent légèrement. - Nous trouverons une autre occasion, peut-être à Washington, dit-elle. - Je ne crois pas, répondit Pitt, d'une voix soudain glaciale. Vous m'avez bien eu, hein ? Sur toute la ligne ! Depuis la minute où vous avez soi-disant appelé au secours sur le Vieux Gert ! Elle le regarda avec tristesse et colère. 152 - Nous serions tous morts si vous et Al n'étiez pas arrivés au bon moment. - Et la mystérieuse explosion ? C'est vous qui avez arrangé ça ? - Je ne sais pas qui en est responsable, dit-elle sincèrement. Personne ne m'a briefée. - Briefée ! répéta-t-il lentement. Ce n'est pas un terme courant dans la bouche d'une photographe indépendante. Pour qui donc travaillez-vous ? La voix de la jeune femme se fit dure. - Vous le découvrirez assez tôt. Elle lui tourna le dos et entra dans la voiture. Pitt ne réussit à dormir que trois heures pendant le vol vers la capitale. Endormi au-dessus des montagnes Rocheuses, il s'éveilla au moment où le soleil se levait sur la Virginie, fl était assis en queue du jet gouvernemental Gulfstream, à l'écart des autres, préférant ses pensées à leurs conversations. Il tentait de lire le journal USA Today posé sur ses genoux mais ne voyait en réalité ni le texte ni les photos. Pitt était fou de rage. Furieux contre Sandecker qui était resté muet devant les questions qu'il lui avait posées à propos de l'explosion et du tremblement de terre qu'elle avait causé. Furieux contre Stacy, car il était sûr maintenant que la prétendue expédition britannique sous-marine n'était qu'une opération de renseignement et d'espionnage des « Pâturages détrempés ». La coïncidence voulant que le Vieux Gert ait plongé exactement au même endroit qu'eux défiait toutes les lois astronomiques. Et le métier de photographe que prétendait exercer Stacjrti'était qu'une couverture. Elle était purement et simplement en mission secrète. La seule énigme restant à déchiffrer était le nom de l'agence pour laquelle elle travaillait. Il était perdu dans ses pensées quand Giordino vint s'asseoir près de lui. - Tu as l'air crevé, mon pauvre vieux ! Pitt s'étira. - Je serais content de rentrer. Giordino sentit l'humeur de Pitt et détourna adroite- 153 ment la conversation sur la collection de vieilles voitures de son ami. - Sur quoi travailles-tu ? - Tu veux dire sur quelle voiture ? - Oui. Packard ou Harmon ? demanda-t-il. - Ni l'une ni l'autre, dit Pitt. Avant de partir pour le Pacifique j'ai refait un moteur de Stutz mais je n'ai pas eu le temps de l'installer. - La voiture verte de 1932 ? - Celle-là même. - On rentre deux mois plus tôt que prévu. Ça te permettra peut-être d'être prêt pour les courses de voitures anciennes de Richmond. - Elles ont lieu dans deux jours, dit Pitt d'une voix pensive. Je ne pense pas que je puisse préparer la voiture à temps. - Laisse-moi te donner un coup de main, proposa Giordino. Ensemble on pourrait mettre cette bombe verte sur la ligne de départ. L'expression de Pitt fut franchement sceptique. - On n'en aura probablement pas l'occasion. Quelque chose se prépare, Al. Quand l'amiral devient muet, il y a des crocs-en-jambe dans l'air. Giordino sourit largement. - Moi aussi j'ai essayé de pomper des informations. - Alors ? - J'ai déjà eu des échanges plus productifs avec des poteaux télégraphiques ! - La seule miette qu'il ait lâchée, dit Pitt, c'est que dès que nous aurons atterri, nous irons directement au Building du Quartier Général Fédéral. Giordino parut dépassé. - Jamais entendu parler du Building du Quartier Général Fédéral à Washington ! - Moi non plus, dit Pitt, le regard acéré et plein de défi. C'est pourquoi je pense qu'on est en train de se moquer de nous. 154 21 Si Pitt se doutait qu'on allait leur faire le coup de la danse autour du poteau de torture, il en eut la certitude après avoir jeté un coup d'oil au Building du Quartier Général Fédéral. La camionnette sans fenêtres latérales qui vint les prendre à leur arrivée à la base militaire aérienne d'Andrew tourna dans Constitution Avenue, passa devant un magasin de vêtements d'occasion, descendit une allée sinistre et s'arrêta devant un immeuble misérable de six étages situé derrière un parking. Pitt jugea qu'il devait dater de 1930. Le bâtiment semblait en fort mauvais état. Des planches masquaient plusieurs fenêtres aux vitres cassées, la peinture noire qui autrefois avait décoré les balcons de fer forgé pelait lamentablement, les briques semblaient usées et cassées et, pour couronner le tout, un clochard, sale comme un peigne, était assis sur les marches de ciment à côté d'une boîte en carton remplie d'objets poussiéreux. Les deux agents fédéraux qui les escortaient depuis Hawaï les précédèrent jusque dans le hall. Ds paraissaient indifférents à l'état pitoyable des lieux auxquels Sandecker et Giordino ne jetèrent qu'un regard fugitif. La plupart des femmes auraient regardé le pauvre homme avec compassion ou dégoût mais Stacy lui fit un signe de tête accompagné d'un vague sourire. Pitt, curieux, s'arrêta et dit : - Belle journée pour prendre un coup de soleil ! Le clochard, un Noir âgé d'un peu moins de quarante ans, levzfles yeux. - Tes aveugle, mon vieux ? Qu'est-ce que je ferais d'un coup de soleil ? Pitt reconnut le regard vif d'un observateur professionnel tandis que l'homme enregistrait d'un coup d'oil chaque centimètre carré de Pitt, ses mains, ses vêtements, son corps et son visage, dans cet ordre précis. Ce n'était sûrement pas le regard vide d'un clochard ou d'un vagabond. - Oh, je ne sais pas, répondit Pitt d'un ton aimable. 155 Ça pourrait vous servir quand vous prendrez votre retraite aux Bermudes. Le clochard sourit, montrant des dents blanches et soignées. - Bon séjour, cher monsieur. - Je vais essayer, dit î'itt, amusé par son étrange réponse. Il passa à côté du premier cercle de protection déguisée et suivit les autres dans le hall 4u bâtiment. L'intérieur était aussi minable que l'extérieur. Il flottait une désagréable odeur de désinfectant. Le sol de carreaux verts était très abîmé et les murs nus et salis par des années de mains crasseuses. Le seul objet de ce hall misérable qui semblât être à peu près entretenu était une antique boîte à lettres. Le cuivre massif luisait sous la maigre lumière pendant au plafond et l'aigle américain"-' surmontant les mots « US Mail » était aussi brillant que le premier jour où on l'avait posé. Pitt pensa que c'était un étrange contraste. La porte d'un vieil ascenseur glissa sans bruit. Les hommes de la NUMA furent surpris d'y trouver un intérieur luisant de chrome et un liftier vêtu de l'uniforme bleu de la marine. Pitt nota que Stacy se comportait comme si elle avait déjà passé la grille. Pitt entra le dernier et aperçut dans le chrome poli comme un miroir ses yeux fatigués et sa barbe naissante. Le marin ferma la porte et la cabine s'éleva dans un étrange silence. Aucune lumière clignotante au-dessus de la porte n'indiquait les étages. Seule son oreille bien entraînée lui permit de se rendre compte qu'ils descendaient sur une distance considérable. La porte s'ouvrit enfin sur un foyer et un corridor si propres, si bien entretenus que le plus maniaque des capitaines aurait pu en être fier. Les agents fédéraux les conduisirent deux portes plus loin et s'effacèrent. Le groupe passa un espace entre une porte extérieure et une porte intérieure, que Pitt et Giordino reconnurent immédiatement pour un sas destiné à rendre la pièce insonorisée. Lorsque la seconde porte se referma, l'air fut repoussé avec un bruit sec parfaitement audible. Pitt se trouva dans un lieu tenu secret, une énorme salle de conférence au plafond bas, si isolée des bruits extérieurs qu'on entendait les tubes fluorescents bourdonner comme des guêpes. Le moindre murmure s'entendait à dix mètres. Il n'y avait aucune ombre et une voix normale y sonnait comme un hurlement. Au centre de la pièce trônait une de ces grandes tables massives et anciennes comme on en trouve dans les bibliothèques qu'Eleonore Roosevelt achetait autrefois pour la Maison Blanche. Une coupe de pommes était posée au centre. Sous la table s'étendait un beau tapis persan bleu et rouge. Stacy se dirigea vers le côté opposé de la table. Un homme se leva et posa sur sa joue un baiser rapide. Il l'accueillit d'une phrase aimable prononcée avec un net accent texan. Il semblait jeune, au moins six ou sept ans plus jeune que Pitt. Stacy ne fit aucun effort de présentation. Pitt et elle n'avaient pas échangé une parole depuis leur embarquement à bord du jet Gulfstream à Hawaï. Elle faisait de son mieux pour agir comme s'il n'était pas là et lui tournait le dos sans arrêt. Deux hommes aux traits asiatiques s'assirent ensemble près de l'ami de Stacy. Ils conversaient à voix basse et ne prirent pas la peine de regarder Pitt et Giordino qui détaillaient la pièce. Un homme vêtu d'un costume dont la veste était ornée du sigle de Harvard, Phi Bêta Kappa, et d'une chaîne d'or, était assis un peu plus loin et lisait un dossier. Sandecker prit une chaise au bout de la table, s'assit et alluma un des cigares qu'il faisait rouler pour lui à La Havane. Il constata que, contrairement à son habitude, Pitt paraissait inquiet et agité. Un vieil homme fluet portant les cheveux longs et fumant la pipe s'avança. - Lequel d'entre vous est Dirk Pitt ? demanda-t-il. - C'est moi, répondit l'intéressé. - Frank Mancuso, se présenta l'étranger en lui tendant la main. Il paraît que nous allons travailler ensemble. - Vous en savez plus que moi, dit Pitt en lui serrant la main. Mon ami Al Giordino que voici et moi-même sommes dans le noir total. 156 157 - Nous avons été réunis pour former une MATT. - Une quoi ? - Une MAIT : Multi Agency Investigate Team, c'est-à-dire une équipe de recherches multi-agences. - Oh ! Mon Dieu ! grogna Pitt. Je n'avais pas besoin de ça ! Tout ce que je souhaite, c'est de rentrer chez moi, de me verser un grand verre de tequila et de me coucher ! Avant qu'il ait eu le temps d'exprimer sa désapprobation, Raymond Jordan entra dans la salle de conférence, accompagné de deux hommes dont l'expression était celle de malades à qui on vient d'apprendre que leur foie est attaqué par un champignon de la jungle de Bornéo. Jordan se dirigea vers Sandecker et le salua chaleureusement. - Je suis content de vous voir, Jim. J'apprécie votre collaboration dans cette sale affaire. Je devine quel coup, ça a dû vous faire de devoir abandonner votre projet. - La NUMA en lancera un autre, dit l'amiral avec son assurance habituelle. Jordan s'assit tout au bout de la table. Ses compagnons prirent les chaises voisines et étalèrent plusieurs documents devant lui sur la table. Jordan ne prit pas le temps de se détendre. Assis très droit, le dos loin du dossier, il promena son regard perçant sur les visages qui l'entouraient comme pour lire les pensées de chacun. Puis il s'adressa directement à Pitt, Giordino et Mancuso, toujours debout. - Messieurs, voulez-vous vous asseoir, je vous prie ? D y eut un moment de silence pendant lequel Jordan ordonna les dossiers devant lui. L'atmosphère était lourde de tension et d'inquiétude à donner des ulcères. Pitt s'assit, le visage inexpressif, l'esprit ailleurs. Il ne semblait pas disposé à de grandes discussions et ressentait toute la fatigue des deux derniers jours, fl ne rêvait que de prendre une douche bien chaude et de s'offrir huit heures de sommeil. Néanmoins, il s'obligea à suivre ce qui se passait, par respect pour l'amiral qui, après tout, était son patron. - Je tiens à m'excuser, commença Jordan, de tous les dérangements que j'ai pu causer mais je crains que nous ne soyons devant un cas d'urgence qui risque d'affecter la sécurité de notre nation. l f II fit une pause pour jeter un coup d'oil à ses dossiers personnels. - Certains d'entre vous me connaissent, poursuivit-il, et certains ont travaillé avec moi dans le passé. Messieurs Pitt et Giordino, j'ai un certain avantage sur vous car je vous connais bien alors que vous ne savez rien de moi. - Qu'est-ce qu'on fait ? On joue aux devinettes ? interrompit Giordino en évitant le regard courroucé de Sandecker. - Je suis désolé, dit gentiment Jordan. Je m'appelle Ray Jordan et j'ai reçu mandat directement du Président pour veiller à tout ce qui concerne la sécurité nationale, sur le plan étranger comme sur le plan intérieur. L'opération que nous sommes sur le point de lancer couvre ces deux domaines. Pour expliquer la situation et votre présence ici, je laisse la parole à mon directeur des Opérations, M. Donald Kern. Kern était maigre, petit et osseux. Son regard intense, d'un bleu-vert froid, semblait lire les pensées les plus intimes de ses interlocuteurs. Sauf celles de Pitt ! On aurait pu décrire le choc de leurs regards par l'image de deux balles de revolver qui se rencontrent à mi-chemin, ne cédant ni l'une ni l'autre, immobilisées. - D'abord, commença Kern d'une voix étonnamment profonde tout en essayant de percer Pitt à jour, d'abord, nous allons tous faire partie d'une nouvelle organisation fédérale rassemblant des enquêteurs, des spécialistes, des personnels de soutien, des analystes et des agents de terrain, afin de contrer une menace sérieuse pour un grand nombre de gens ici et dans le monde en#er. En résumé, une équipe MAIT. Il appuya sur diverses touches d'un clavier et se tourna vers un mur où apparut une sorte d'organigramme, n y avait un cercle tout en haut et un cercle plus grand en dessous. Quatre cercles plus petits prolongeaient le grand comme des pattes d'araignées. - Le cercle du haut représente le commandement à Washington, expliqua-t-il. Celui d'en dessous est notre point de rassemblement de l'information, sur l'île de Koror, dans la république de Palau, un archipel du 158 159 Pacifique. Le Résident, qui aura la fonction de directeur des Opérations sur le terrain, est Mel Penner que voici. Il s'arrêta pour présenter Penner qui était entré en même temps que Jordan et lui-même. Penner, le visage tanné, fit un signe et leva paresseusement une main. Il ne regarda personne en particulier et ne sourit pas. - Mel a pour couverture un titre de sociologue de l'université de Los Angeles et une prétendue étude de la culture indigène, ajouta Kern. - Mel est une recrue économique, plaisanta Jordan. Son logement et son bureau ne contiennent qu'un lit, un téléphone, une déchiqueteuse de papiers et un bureau qui lui sert aussi de table et de comptoir. Bravo, Mel, pensa Pitt en luttant pour rester éveillé et se demandant pourquoi on tournait ainsi autour du pot. - Nos équipes porteront des noms de code, poursuivit Kern. Les noms seront ceux de diverses marques d'automobiles. Par exemple, au commandement général, nous serons « l'équipe Lincoln ». Mel Penner sera « l'équipe Chrysler ». Il s'arrêta pour taper sur les cercles appropriés de l'organigramme avant de reprendre. - M. Marvin Showalter qui, soit dit en passant, est l'assistant du directeur de la sécurité du ministère des Affaires étrangères des Etats-Unis, travaillera à notre ambassade de Tokyo et traitera tous les problèmes surgissant côté Japon. Son nom de code est « Cadillac ». Showalter se leva, tripota son insigne Phi Bêta Kappa et salua de la tête. - Je suis ravi de travailler avec vous tous, dit-il poliment. - Marv, vous mettrez au courant votre personnel de ce que nos agents MAIT sont en mission, au cas où ils mettraient le doigt sur ce qui pourrait sembler une activité non autorisée. Je ne veux pas que notre situation soit compromise à cause d'échanges télégraphiques des ambassades. - J'y veillerai, promit Showalter. Kern se tourna vers Stacy et le barbu assis près d'elle. - Mme Stacy Fox et le Dr Thimothy Weatherhill, pour ceux d'entre vous qui ne les connaissent pas 160 encore, s'occuperont de l'enquête sur notre territoire. Comme couverture, ils seront journaliste et photographe au Denver Tribune. Ils formeront « l'équipe Buick ». Il se tourna ensuite vers les deux hommes d'origine asiatique. - « L'équipe Honda » est formée par M. Roy Orita et M. James Hanamura. Ils sont chargés de la phase plus critique de l'enquête - le Japon proprement dit. - Avant que Don ne continue ce briefing, interrompit Jordan, y a-t-il des questions ? - Commentcommuniquerons-nous PdemandaWeatherhill. - Par téléphone, répondit Kern. C'est le moyen le plus sûr de ne susciter aucun soupçon. Il pressa une autre touche du clavier et un certain nombre de chiffres apparurent sur l'écran. - Mémorisez ce numéro. Nous vous donnerons une ligne sûre au bout de laquelle, vingt-quatre heures sur vingt-quatre, un opérateur parfaitement informé saura toujours où toucher chacun d'entre nous à tout instant. - J'ajouterai, dit Jordan, que vous devrez pointer toutes les soixante-douze heures. Si vous ne le faites pas, quelqu'un partira immédiatement à votre recherche. Pitt, qui se balançait sur sa chaise, leva une main. - Oui, monsieur Pitt ? - Je serais extrêmement reconnaissant à quiconque voudra bien m'expliquer ce qui se passe ici. Il y eut un instant de silence glacé et incrédule. Tous les participants, à l'exception de Giordino, lancèrent à Pitt des regards désapprobateurs. Jordan se tourna vers Sandecker qui secoua la tête et dit: - Comme vous me l'avez demandé, Ray, Dirk et Al n'ont pas été informés de la situation. - J'ai été négligent, messieurs, en ne vous informant pas. La faute m'en incombe totalement. Pardonnez-moi, on vous a fort mal traités après tout ce que vous avez subi ! Pitt jeta à Jordan un regard pénétrant. - Etiez-vous à l'origine de l'opération consistant à espionner la colonie minière de la NUMA ? Jordan hésita et dit : 161 - Nous n'espionnons pas, monsieur Pitt, nous observons. Et c'est moi, en effet, qui en ai donné l'ordre. Il se trouve qu'une équipe d'études océaniques anglaise travaillait dans les Philippines Nord. Ils ont accepté de coopérer en transférant leur opération dans notre zone. - Et l'explosion de surface, démolissant le navire anglais et son équipage, déclenchant un tremblement de terre et anéantissant huit années d'intenses recherches, c'était également votre idée ? - Non. n s'agit d'une tragédie imprévue. - Peut-être ai-je sauté un détail, dit Pitt d'une voix glaciale. Mais j'étais resté dans l'idée que nous étions du même côté ? - Nous le sommes, monsieur Pitt, je vous assure, répondit Jordan tranquillement. Votre base, les « Pâturages détrempés » comme vous l'appelez, a été construite avec tant de secrets et de précautions qu'aucune de nos agences de renseignements n'a jamais su qu'elle avait été autorisée. Pitt l'interrompit sèchement. - Alors, quand vous avez entendu parler du projet, votre nez s'est mis à vous démanger et il a fallu que vous fassiez une enquête ! Jordan n'avait pas l'habitude d'être sur la défensive et cependant, il soutint le regard de Pitt. - Ce qui est fait est fait. Je regrette que tant de gens y aient laissé la vie mais on ne peut pas me blâmer seul d'avoir mis mes agents dans une situation malheureuse au mauvais moment. Nous n'avons pas été avertis de ce qu'un transporteur de voitures japonais introduirait des bombes nucléaires de ce côté-ci de l'océan et nous n'avions aucun moyen de prévoir que ces bombes exploseraient accidentellement au-dessus de deux navires innocents et de votre colonie minière. Pitt fut un instant ébranlé par cette révélation mais sa surprise disparut aussi vite qu'elle était venue. Les pièces du puzzle se mettaient en place. Il regarda Sandec-ker et se sentit blessé. - Vous le saviez, amiral, vous le saviez en quittant Washington et vous n'avez rien dit. Le Tucson n'était pas sur place pour nous sauver, Plunkett et moi, mais bien pour mesurer la radioactivité et rechercher des épaves. 162 Ce fut la première fois que Pitt et Giordino virent Sandecker rougir de chagrin. - Le Président m'a fait jurer le secret, dit-il lentement. Je ne vous ai jamais menti, Dirk, mais je n'avais pas d'autre choix que de me taire. Pitt était désolé pour l'amiral. Il comprenait combien il avait dû être difficile pour lui de rester évasif avec ses deux bons amis. Mais il ne fit aucun effort pour cacher son ressentiment envers Jordan. - Pourquoi sommes-nous ici, Giordino et moi ? demanda-t-il. - Le Président a personnellement approuvé le choix de chaque membre de cette équipe. Vous avez tous l'expérience et les capacités indispensables au succès de cette opération. L'amiral et M. Giordino mettront au point un projet de recherche sur les fonds marins et recueilleront toutes les preuves et tout ce qu'on pourra trouver sur le bateau qui a sauté. Pour information, leur nom de code sera « Mercedes ». Le regard fatigué de Pitt se planta dans celui de Jordan. - Vous n'avez répondu qu'à la moitié de la question. - J'y arrive, fit obligeamment Jordan. Vous-même et M. Mancuso, que vous avez rencontré, je crois, formerez une équipe de soutien. - Soutien à quoi ? - A la phase de l'opération qui exige des recherches souterraines et sous-marines. - Où et quand ? - Ça reste à déterminer pour l'instant. - Et notre nom de code ? Jordan regarda Kern qui fouilla dans ses papiers et secoua Ia4ête. - Nous ne vous en avons pas encore assigné un. - Les condamnés ont-ils le droit de créer leur propre code ? demanda Pitt. - Je n'y vois pas d'objection, dit Jordan après avoir échangé un regard avec Kern. - Avez-vous une préférence ? demanda Pitt à Mancuso avec un sourire. - Je vous laisse le choix, dit Mancuso en retirant sa pipe de ses lèvres. 163 - Alors, nous serons « l'équipe Stutz ». - Pardon ? s'étonna Jordan. - Jamais entendu ce nom, grommela Kern. - Stutz, répéta distinctement Pitt. L'une des plus anciennes et des plus belles voitures américaines de collection, construites entre 1911 et 1925 à Minneapolis, Indiana. - J'aime bien... approuva Mancuso. Kern considéra sévèrement Pitt d'un oil meurtrier. - Je n'ai pas l'impression que vous preniez cette opération très au sérieux. - Si ça peut leur faire plaisir ! concéda Jordan en haussant les épaules. - D'accord, dit Pitt, maintenant que ce point vital est, résolu, je m'en vais. H jeta un coup d'oeil au cadran orange de sa vieille, montre Dora de plongée. - On m'a amené ici contre mon gré, poursuivit-il. J'ai dormi trois heures au cours des deux derniers jours et je n'ai pris qu'un seul repas. J'ai besoin de me laver. Je ne sais toujours pas ce qui se trame. Pour sûr, vos gardes en civil et votre détachement de mannes peuvent m'arrêter mais là, je pourrais être blessé et dans ce cas, je ne pourrais plus jouer avec votre équipe ! Ah ! Oui ! Il y a encore un point que personne n'a pensé à soulever. - Quel point ? demanda Kern dont la colère montait. - Je ne me rappelle pas qu'on nous ait proposé, à Al et à moi-même, d'être volontaires... Kern ressembla soudain à un homme qui vient d'avaler un piment jalapino. - Volontaires ? Mais de quoi parlez-vous ? - Vous savez, ce sont des gens qui proposent eux-mêmes leur participation aux missions dangereuses, expliqua Pitt d'un ton doucereux. Est-ce que l'on t'a formellement invité au Bal, toi ? demanda-t-il en se tournant vers Giordino. - Non, à moins que l'invitation ait été perdue par la poste. Pitt regarda alors Jordan sans ciller. - C'est la règle du jeu, dit-il. Désolé, amiral. - On y va ? proposa Giordino. 164 - Quand tu veux ! - Vous ne pouvez pas partir ! cracha Kern, gardant difficilement son calme. Vous êtes sous contrat du gouvernement ! - Je n'ai aucun contrat pour jouer aux agents secrets, répondit Pitt sans se démonter. Et à moins qu'une révolution n'ait éclaté depuis que je suis remonté du fond de l'océan, j'appartiens encore à un pays libre. - Un moment, je vous prie, interrompit Jordan en acceptant sagement le point de vue de Pitt. Jordan disposait d'un pouvoir considérable et avait l'habitude de tenir le manche du fouet. Mais il savait aussi être malin, nager dans le sens du courant et même quand il le fallait, à contre-courant. Il regarda Pitt avec un intérêt plein de curiosité. Il ne vit ni haine ni arrogance, rien qu'un homme fatigué qu'on avait poussé à bout. Il avait étudié le dossier du directeur des Projets spéciaux de la NUMA. Le passé de Pitt ressemblait à un roman d'aventures. Il était honoré et fêté pour tout ce qu'il avait accompli. Jordan avait assez de flair pour ne pas se mettre à dos un homme qu'il avait une sacrée chance de compter dans son équipe. - Monsieur Pitt, si vous voulez bien avoir encore quelques minutes de patience, je vous dirai tout ce que vous voulez savoir. Certains détails devront rester secrets. Je ne crois pas avisé que vous-même et certains des participants à cet entretien connaissiez l'intégralité de la situation. Moi-même, je me fiche que vous les connaissiez mais il s'agit de votre sécurité. Vous me comprenez ? - Je vous écoute, dit Pitt en hochant la tête. - Le Japon a la bombe, révéla le chef des Services NationauxTde Sécurité. Depuis combien de temps et combien en ont-ils construites ; nous l'ignorons. Etant donné sa technologie avancée dans le domaine nucléaire, le Japon a la capacité de construire des armes de guerre depuis au moins dix ans. Et malgré leur appartenance, criée sur tous les toits, au traité de non-prolifération, quelqu'un ou quelque groupe au sein de leur gouvernement a décidé qu'ils devaient avoir une force préventive pour sa valeur de chantage. Le peu que nous sachions confirme ce fait. Un 165 JL navire japonais transportant des automobiles Murmoto et deux bombes atomiques ou davantage a explosé au milieu du Pacifique, emportant au passage un navire de ligne norvégien avec des passagers et du fret, ainsi que le navire anglais de recherche et son équipage. Pourquoi y avait-il des bombes nucléaires sur le bateau des Japs ? On sait qu'ils les passaient en fraude dans les ports américains. Dans quel but ? Probablement un chantage à la bombe. Certes, la bombe, ils l'ont, mais pas l'infrastructure pour envoyer des missiles à longue portée. Alors, qu'est-ce que nous ferions, si nous étions à leur place, pour protéger une structure financière puissante qui met la main dans les poches de tous les pays du monde ? Nous passerions en douce des armes nucléai* res dans tous les pays ou ensembles de pays, comme l'Europe, qui représentent un danger pour notre empire économique et nous les planquerions dans des endroits stratégiques. Puis, si un pays particulier, par exemple les Etats-Unis, se fâchait de ce que les leaders japonais tentent de dicter une politique à la Maison Blanche, au Congrès et au monde des affaires, les Américains répondraient en refusant de rendre les centaines de milliards de dollars prêtés à leur Trésor par nos banques japonaises. Ils menaceraient aussi de boycotter les marchandises japonaises et d'élever des barrières douanières. Des mesures extrêmes seraient proposées par ce sénateur Mike Diaz et par ce membre du Congrès, Mme Loren Smith, au Capitole pendant que nous parlons. Et peut-être, je dis bien peut-être, si le Président était assez agacé, il pourrait ordonner à ses meilleures forces militaires d'installer un blocus autour des îles japonaises, nous empêchant ainsi de recevoir notre pétrole et les matières premières vitales, détruisant par là même toute notre économie. Jusqu'ici, vous me suivez ? Pitt fit oui de la tête. - Je vous suis. - Ce scénario catastrophe n'est pas si tiré par les cheveux qu'il y paraît, surtout quand on sait que les Américains finiront par comprendre qu'ils travaillent un mois par an pour payer nos dettes aux étrangers, pour la plupart japonais. Est-ce que les Japs sont inquiets ? Pas s'ils ont le pouvoir d'appuyer sur un bouton et de faire 166 sauter n'importe quelle ville du monde avant de regarder les informations à la télévision. Pourquoi sommes-nous ici ? Pour les arrêter en trouvant leurs bombes. Pour les arrêter avant qu'ils découvrent que nous sommes sur leurs traces. C'est là que l'équipe Buick entre en jeu. Stacy est attachée à l'Agence Nationale de Sécurité. Thimothy est un spécialiste de la détection de la radioactivité. L'équipe Honda est menée par James et Roy, qui sont des agents importants de la CIA. Ils s'efforceront de trouver la source des bombes et le centre de commandement chargé de les faire exploser. S'agit-il d'un affreux cauchemar ? Absolument. La vie de cinq cents millions d'individus composant les nations en compétition avec le Japon dépend de ce que nous, autour de cette table, pourrons accomplir dans les semaines qui viennent. Avec une sagesse qui tient plutôt de l'ignorance, notre ministère des Affaires étrangères ne nous autorise pas à profiter des informations secrètes recueillies par les nations amies. En tant que boucliers du système de protection de ce pays, nous sommes condamnés à agir dans l'ombre et à mourir dans l'obscurité. La sonnette d'alarme est sur le point de sonner et, que vous me croyiez ou non, monsieur Pitt, cette équipe MAIT est le dernier recours avant le désastre à grande échelle. Est-ce que vous commencez à avoir une idée de l'enjeu ? - ...Oui, murmura Pitt. Merci, monsieur Jordan. Je crois en effet avoir une idée précise du topo. - Acceptez-vous, dans ce cas, de vous joindre à nous ? Pitt se leva et, à la surprise de tous, sauf de Giordino et de Sandecker, répondit : - Je vais y réfléchir. Sur quoi il quitta la pièce. En descendant l'escalier qui menait à l'allée triste le long du vieux bâtiment crasseux, Pitt leva les yeux vers les fenêtres condamnées et les murs lépreux. Il secoua la tête, comme s'il avait encore du mal à comprendre. Puis il regarda le garde déguisé en clochard. - Alors voilà donc à quoi ressemblent les yeux et les oreilles d'une grande république ! murmura-t-il pour lui-même. 167 Jordan et Sandecker restèrent dans la salle de conférence après le départ des autres. Le petit amiral bourru regarda Jordan avec une ébauche de sourire. - Mon cigare ne vous dérange pas ? Jordan fit une grimace. - Un peu tard pour le demander, hein ? - Sale habitude, approuva Sandecker. Mais ça ne me dérange pas de souffler la fumée à la figure de quelqu'un, surtout si ce quelqu'un enquiquine mes gens. Et c'est exactement ce que vous faites, Ray, vous enquiquinez Pitt et Giordino. - Vous savez fort bien que nous sommes en pleine crise, dit sérieusement Jordan. On n'a pas le temps de prendre de précautions avec les prima donna. Le visage de Sandecker s'assombrit. D montra le dossier de Pitt, au-dessus de la pile, devant Jordan. - Vous avez mal appris votre leçon ou vous sauriez que Dirk Pitt est meilleur patriote que vous et moi réunis. Peu d'hommes ont autant fait pour leur pays. Il en reste bien peu comme lui. Il siffle encore Yankee Doodle sous sa douche et croit fermement qu'une poignée de main a valeur de contrat et que la parole d'un homme le lie à jamais, fl peut aussi être roué comme un démon s'il pense qu'il aide à préserver le drapeau, la famille américaine et le base-bail. - S'il connaît l'urgence de la situation, dit Jordan étonné, pourquoi s'est-il mis à ruer dans les brancards ? Sandecker le regarda puis tourna les yeux vers l'organigramme sur l'écran où Kern avait écrit « Equipe Stutz ». - Vous avez gravement sous-estime Dirk, dit-il presque tristement. Vous ne savez pas, vous ne pouvez pas savoir, qu'il est probablement en train de mettre au point un moyen de renforcer votre opération en cette minute même. 168 22 Pitt ne se rendit pas tout de suite au vieux hangar situé en bordure de l'aéroport international de Washington qu'il appelait sa maison. Il donna à Giordino un certain nombre d'instructions et le renvoya dans un taxi. Il remonta Constitution Avenue jusqu'à un restaurant japonais. Il demanda une table retirée. Entre un potage clair aux palourdes et un mélange de poissons crus, il quitta la table et se dirigea vers le téléphone dans une pièce voisine. Il sortit un petit carnet d'adresses de son portefeuille et le feuilleta jusqu'à ce qu'il trouve le nom qu'il cherchait : Dr Percival Nash, Chevy Chase, Maryland. Nash était l'oncle de Pitt, le frère de sa mère. Personnage original, Nash se vantait souvent d'avoir amélioré les biberons de Dirk avec du sherry. Pitt introduisit deux pièces de monnaie dans l'appareil et composa le numéro correspondant. Il attendit patiemment, espérant que Nash était chez lui. fl l'était, et répondit une seconde avant que Pitt n'ait décidé de raccrocher. - Ici le docteur Nash, dit-il d'une voix jeune (il approchait de quatre-vingt-deux ans). - Oncle Dick ? Ici Dirk. - Oh ! Mon Dieu ! Dirk. Il était temps que j'entende ta voix. Tu n'as pas appelé ton vieil oncle depuis cinq mois. - Quatre, corrigea Pitt. J'étais sur un projet à l'étranger. - Comment vont ma ravissante sour et son vieux politicien1 de mari ? Ils ne m'appellent jamais non plus. - Je ne suis pas encore passé à la maison mais si j'en juge par leur courrier, maman et le sénateur sont aussi râleurs que d'habitude. - Et toi, mon neveu, es-tu en bonne santé ? - En pleine forme et prêt à me mesurer avec toi autour de Marinda Park. - Tu te souviens de ça, hein ? Tu n'avais pourtant pas plus de six ans à l'époque. - Comment pourrais-je l'oublier ? Chaque fois que 169 j'essayais de te doubler, tu m'envoyais rouler dans les buissons ! Nash se mit à rire comme le joyeux luron qu'il était. - N'essaie jamais de faire mieux que tes aînés. Nous aimons croire que nous sommes plus forts que vous, gamins. - C'est pour ça que j'ai besoin de ton aide et je me demandais si tu ne pourrais pas faire un saut au building de la NUMA ? J'ai besoin de te pomper le cerveau. - Sur quel sujet ? - Des réacteurs nucléaires pour les voitures de courses. Nash comprit immédiatement que Pitt ne pouvait pas parler du but réel de sa recherche au téléphone. - Quand ? demanda-t-il sans hésiter. - Aussi vite que tu pourras. - Une heure, ça te va ? - Ce sera parfait, dit Pitt. - Où es-tu en ce moment ? - Je mange un sashimi japonais. Nash grogna : - Dégoûtant ! Dieu sait dans quels polluants chimiques tes poissons ont nagé ! - C'est bon, pourtant ! - Il va falloir que j'en dise deux mots à ta mère. Elle t'a élevé en dépit du bon sens. - A tout à l'heure, Percy. Pitt raccrocha et retourna à sa table. Bien qu'affamé, il toucha à peine à son sashimi. Il se demanda rêveusement si l'une des bombes entrées en fraude n'était pas cachée sous le plancher du restaurant. Pitt se fit conduire en taxi à l'immeuble de dix étages de la NUMA. Il paya le chauffeur et jeta un coup d'oil aux vitres vert émeraude qui couvraient les murs terminés par une sorte de clocher pyramidal. L'amiral Sandecker, qui n'aimait pas beaucoup le style classique des immeubles de la capitale, avait désiré une construction contemporaine lisse, luisante, et c'est exactement ce qui avait été réalisé. L'entrée était une sorte d'atrium entouré de cascades et d'aquariums remplis de poissons exotiques. Un énorme globe occupait le centre du plancher en marbre 170 vert d'eau, décoré de toutes les gorges et de toutes les mers, les lacs et les principales rivières du monde. Pitt pénétra dans l'ascenseur et appuya sur le bouton du dixième étage, sans s'arrêter au quatrième où se trouvait son bureau. Il gagna directement le dernier niveau, qui abritait le réseau d'informations et de communications. C'était le cerveau de la NUMA, un entrepôt où étaient stockées toutes les informations récoltées sur les océans - informations scientifiques, historiques, de fiction ou réelles. C'est dans cette immense pièce, remplie d'ordinateurs et de mémoires, que Sandecker investissait une grande partie du budget de la NUMA, ce qui lui valait d'acerbes critiques d'un certain nombre de ses ennemis au Congrès. Et pourtant cette grande bibliothèque électronique avait permis de réaliser de substantielles économies sur des centaines de projets ayant donné naissance à d'importantes découvertes et aidé à éviter plusieurs désastres nationaux dont les médias n'avaient jamais entendu parler. L'homme responsable de cet énorme supermarché des données s'appelait Hiram Yaeger. « Brillant » était le compliment dont on qualifiait le plus fréquemment l'esprit de Yaeger alors qu'on le qualifiait plutôt de « vieux chiffon » lorsqu'on se référait à son apparence. Avec ses cheveux blonds grisonnants attachés en une longue queue de cheval, sa barbe hirsute, ses lunettes de grand-mère et ses vieux jeans rapiécés et effilochés, Yaeger avait l'air d'une relique de hippie. Et pourtant, il n'avait jamais été hippie. Trois fois décoré pour sa bravoure au Vïet-Nam, il y avait servi dans la marine. S'il était demeuré dans la recherche informatique en Californie, il aurait probablement créé sa propre compagnie et serait devenu un homme très riche. Mais Yaeger n'avait pas eu envie de devenir chef d'entreprise. Il était un paradoxe vivant et l'un des préférés de Pitt. Quand l'amiral Sandecker lui avait offert de diriger le vaste complexe de données informatisées de la NUMA, avec des moyens pratiquement illimités, Yaeger avait accepté. Il lui avait fallu moins de huit jours pour installer sa famille dans une petite ferme du Maryland et se 171 mettre au travail. Il y consacrait de longues heures, surveillant les systèmes de données vingt-quatre heures sur vingt-quatre, employant trois équipes de techniciens pour accumuler et classer les informations marines et les envoyer, à la demande, à toutes les expéditions américaines et étrangères. Pitt le trouva à son bureau qu'il avait fait installer sur une estrade pivotante au centre de la pièce, ce qui lui permettait de surveiller tous les écrans de son domaine d'un milliard de dollars. Il était en train de manger une pizza arrosée de bière sans alcool lorsqu'il aperçut Pitt. Il se leva avec un grand sourire. - Dirk ! tu es rentré ! Pitt monta les marches qui le menèrent à l'autel de Yaeger, comme l'appelaient ses collaborateurs derrière son dos. Ils se serrèrent chaleureusement la main. - Salut, Hiram. - J'ai été désolé d'apprendre ce qui est arrivé aux Pâturages détrempés, dit sérieusement Yaeger, mais rudement content que tu sois vivant. Seigneur, tu as la tête du traître d'un film de troisième zone ! Assieds-toi et repose-toi. Pitt regarda la pizza avec envie. - Tu m'en donnerais un morceau ? - Tu parles ! Sers-toi, je vais en faire apporter une autre. Tu veux une fausse bière pour la faire descendre ? Désolé de ne pas t'en offrir une vraie, mais tu connais le règlement ! Pitt s'assit et se servit copieusement. Le génie de l'ordinateur tira trois canettes de bière d'un petit réfrigérateur installé dans son bureau. Entre deux bouchées, Pitt raconta à Yaeger tous les événements qui s'étaient succédé jusqu'à son sauvetage mais ne parla pas de son vol à Hawaï. Yaeger écouta avec intérêt puis sourit comme un juge sceptique dans une affaire de divorce. - Tu es rentré bien vite, à ce que je vois. - Il est arrivé quelque chose. Yaeger rit franchement. - Et voilà ! Tu n'es pourtant pas revenu rien que pour manger ma pizza ! Qu'est-ce que rumine encore ton cerveau tortueux ? 172 - J'attends un de mes parents, le Dr Percy Nash. Il sera là dans quelques minutes. Percy était l'un des scientifiques qui ont travaillé sur le projet Manhattan, tu sais, ceux qui ont mis au point la première bombe atomique. Il est à la retraite, maintenant. Entre tes compétences en électronique et les connaissances de Percy sur l'armement atomique, je voudrais monter un scénario. - Qui concernerait quoi ? - Une opération de contrebande. - Et qu'est-ce qu'on passerait en fraude ? - J'aimerais mieux attendre que Percy soit là. - Un objet tangible, solide, peut-être une ogive militaire ? proposa Yaeger d'un air rusé. Pitt le regarda. - C'est une possibilité. Yaeger se leva paresseusement et descendit de son estrade. - Pendant que tu attends ton oncle, je vais faire chauffer mon CAD/CAM. D disparut avant que Pitt ait le temps de lui demander de quoi il parlait. 23 Le visage de Percy Nash s'ornait d'une grande barbe blanche qui cachait la moitié de sa cravate. Son nez puissant était surmonté de sourcils fournis. Son regard oblique était celui d'un chef de train inquiet de sortir ses voyageurs du territoire indien. Il souriait à la vie et paraissait? bien moins que ses quatre-vingt-deux ans. n s'habillait avec coquetterie pour Washington. Pas de sombre costume rayé ou de complet bleu et cravate rouge pour Percy. C'est dans une veste de sport bleu lavande avec pochette assortie, un pantalon gris et des bottes de cow-boy en lézard qu'il pénétra dans la salle des ordinateurs de la NUMA. Chouchouté par la moitié des jolies veuves à cent kilomètres à la ronde, Percy s'était débrouillé pour rester célibataire. Plein d'esprit, il faisait la joie des réunions et son amour du bien-vivre 173 l'avait poussé à se composer une cave qui faisait l'envie de tous les bons vivants de la ville. Le côté sérieux de son personnage ressortait dans son immense connaissance des armes nucléaires et meurtrières. Percy avait fait partie de la première équipe de Los Alamos et avait siégé près de cinquante ans au sein de la Commission de l'Energie atomique et à l'agence qui lui avait succédé. La plupart des leaders du tiers-monde auraient donné tout ce qu'ils possédaient pour disposer des talents de Percy. Il était l'un des rares experts capables de construire une bombe nucléaire dans son garage pour le prix d'une tondeuse à gazon. - Dirk, mon garçon ! cria-t-il avec un grand sourire. Ça fait plaisir de te revoir. - Tu as l'air en forme, répondit Pitt en l'embrassant. Percy haussa les épaules avec tristesse. - Ce bon Dieu de département des véhicules à moteur m'a enlevé mon permis moto. Mais heureusement, je peux encore conduire ma vieille Jaguar type E. - J'apprécie que tu prennes sur ton temps précieux pour m'aider. - Pas du tout ! Tu sais que je suis toujours prêt à relever un défi. Pitt présenta Hiram Yaeger à Percy. Le vieil homme examina son interlocuteur des pieds à la tête, avec une expression amusée. - Où diable trouvez-vous des vêtements passés et délavés comme ça ? demanda-t-il sur le ton de la conversation. - Eh bien, ma femme les fait tremper dans un mélange d'urine de chameau, d'hépatique trilobée et de jus d'ananas, répondit Yaeger sur le même ton. Ça les rend plus souples et leur donne ce côté chic que tout le monde m'envie. Percy éclata de rire. - Oui, l'odeur me suggérait en effet quelque chose comme ça. Je suis ravi de vous connaître, Hiram. - Moi de même, dit Hiram. - Pouvons-nous commencer ? demanda Pitt. Yaeger approcha deux chaises à côté d'un écran d'ordinateur trois fois plus grand que la plupart des modèles de bureau. Il attendit que Pitt et son oncle 174 soient assis puis tendit les deux mains comme s'il retenait une vision. - Voici le dernier-né de la technique, dit-il. On l'appelle le CFAO, initiales de Conceptions Fabrications Assistées par Ordinateur. A la base, c'est un ordinateur à système graphique mais aussi une machine visuelle hypersophistiquée qui permet aux projecteurs et aux ingénieurs de dessiner des plans parfaitement détaillés de n'importe quel objet mécanique imaginable. Plus besoin de compas, de rapporteurs ni de tés. Vous pouvez programmer puis dessiner une esquisse grossière avec un stylo électronique sur l'écran. Ensuite, l'ordinateur rend le dessin en formes parfaitement précises et en trois dimensions. - Tout à fait extraordinaire, murmura Percy. Pouvez-vous séparer certaines sections de vos dessins et agrandir les détails ? - Oui, et je peux aussi les avoir en couleurs, modifier les formes, simuler des conditions de contraintes, éditer les changements puis mettre en mémoire et rappeler le tout quand je veux. Les applications, depuis l'étude jusqu'à la fabrication finale du produit, sont innombrables. Pitt retourna sa chaise et s'appuya le menton sur le dossier. - Voyons si tu peux nous faire gagner le gros lot. Yaeger le regarda par-dessus ses lunettes de grand-mère. - Nous appelons ça conceptualisation. - Si ça peut te faire plaisir ! - Bon, que cherchons-nous ? demanda Percy. - Une bombe nucléaire, répondit Pitt. - Où 1. - Dans une automobile. - En somme, une bombe qui passerait la frontière en fraude, demanda Percy intuitivement. - Quelque chose comme ça. - Par terre ou par mer ? - Par mer. - Ceci a-t-il quelque chose à voir avec l'explosion dans le Pacifique il y a deux jours ? - Je ne peux rien dire. 175 - Mon garçon, je suis imbattable au Trivial Pursuit. Et je me tiens au courant de tout ce qui touche aux affaires nucléaires. Et tu sais, bien sûr, qu'en dehors du Président, j'ai été l'unique responsable des services de sécurité dans ce domaine. - Essaies-tu de me dire quelque chose, oncle Percy ? - Me croirais-tu si je te disais que Ray Jordan m'a consulté avant tout le monde après l'explosion du Pacifique ? Pitt sourit, battu. - Alors, tu en sais plus que moi. - Je sais, en effet, que le Japon introduit des armes nucléaires un peu partout dans ce pays, cachées dans des automobiles. Mais Jordan n'a pas cru devoir enrôler un vieil homme pour cette opération, aussi m'a-t-il laissé me creuser la tête en me renvoyant chez moi. - Considère-toi comme enrôlé. Tu fais maintenant partie de l'équipe Stutz. Toi aussi, Hiram. - Tu vas te faire sonner les cloches quand Jordan apprendra que tu as engagé des renforts. - Si nous réussissons, je pense qu'il passera l'éponge. - Qu'est-ce que c'est que cette histoire de bombes japonaises dans des voitures ? demanda Yaeger, incrédule. Percy lui mit la main sur l'épaule. - Ce que nous allons tenter ici, Hiram, doit être tenu totalement secret. - Hiram a un permis classé Beta-Q, dit Pitt. - Alors, nous sommes prêts à nous mettre en chasse. - J'aimerais quand même avoir une idée de l'historique, dit Yaeger en regardant Percy dans les yeux. Le vieil expert atomique soutint son regard. - Dans les années 30, le Japon fit la guerre pour édifier un empire économique autonome. Maintenant, cinquante ans plus tard, il veut se battre à nouveau mais cette fois-ci pour le protéger. Dans le plus grand secret, ils ont construit un arsenal d'armes nucléaires bien avant que quiconque pense à vérifier son existence. Les armes au plutonium et à l'uranium ont pu être fabriquées grâce aux usines nucléaires civiles. Les-constructions nucléaires sont aussi passées inaperçues parce qu'ils n'avaient pas les accessoires nécessaires tels que missiles à longue portée, engins tactiques ou sous-marins nucléaires. - Je croyais que les Japonais avaient adhéré aux traités de non-prolifération, dit Yaeger. - C'est exact, le gouvernement et la majorité des Japonais sont totalement opposés aux armes atomiques. Mais des forces cachées, naviguant dans l'ombre, bien à l'abri de leur bureaucratie, ont clandestinement fabriqué une force nucléaire. L'arsenal a été construit davantage pour se défendre d'une menace économique que comme préventif militaire. Ils conçoivent d'utiliser les bombes comme moyen de chantage en cas de guerre économique et en cas de blocus contre l'importation de leurs produits vers les Etats-Unis et l'Europe, ou, pour supposer le pire, en cas de blocus naval de leurs îles. Yaeger paraissait ébranlé, Pitt s'en rendait compte. - Tu veux dire que nous sommes peut-être assis sur une bombe nucléaire ? - Probablement oui, à quelques immeubles près, dit Pitt. - C'est impensable ! murmura Yaeger avec rage. Et combien en ont-ils entré en douce ? - Nous ne le savons pas encore, répondit Pitt. Il pourrait y en avoir quelques centaines. Et puis, nous ne sommes pas le seul pays visé. Ils en ont introduit dans le monde entier. - Ça s'aggrave, dit Pitt. Si les bombes ont vraiment été introduites dans les principales villes du monde, les Japonais possèdent une assurance de destruction totale. C'est un scénario efficace. Une fois que les bombes sont en place, les risques de lancement accidentel ou non autorisé -de missiles disparaissent. Il n'y a plus aucun moyen de défense, aucun temps pour réagir, aucun système de protection, aucune alerte et pas de seconde chance. Quand ils appuieront sur le bouton, le coup sera instantané. - Mon Dieu ! Mais qu'est-ce qu'on peut faire ? - Les trouver, dit Pitt. On pense que les bombes sont à bord de bateaux transporteurs de voitures. Et, je suppose, cachées dans les voitures importées. Avec ton ordinateur, nous allons essayer de trouver comment. 176 177 - Si elles viennent par bateau, dit Yaeger, les inspecteurs des douanes, en recherchant la drogue, devraient les découvrir. Pitt secoua la tête. - Il s'agit d'une opération sophistiquée, menée par des professionnels de haut niveau. Ds connaissent leur affaire. Ils ont probablement imaginé des bombes qui ont l'air de faire partie intégrante de la voiture pour détourner les soupçons en cas de fouille élaborée. Les douaniers sondent les pneus, les réservoirs, les sièges et tous les endroits qui présentent un espace ou une cachette possible. Il faut donc qu'elles soient placées de telle sorte que l'inspecteur le plus malin ne puisse pas les trouver. - Complètement indétectable par les moyens techniques connus, acquiesça Yaeger. Percy regardait pensivement la moquette. - D'accord. Si nous parlions un peu de la taille. - Ça, c'est ta spécialité, sourit Pitt. - Laisse-moi le temps de réfléchir, mon neveu. Il faudrait d'abord que je connaisse les modèles de voitures et je ne suis pas très familiarisé avec la mécanique japonaise. - Si c'est une Murmoto, il s'agit sans doute d'une conduite intérieure de sport. Le visage jovial de Percy devint soudain tout à fait sérieux. - En résumé, nous cherchons un engin nucléaire compact, avoisinant les dix kilos, indétectable dans une conduite intérieure de taille moyenne ? - Et que l'on peut amorcer et mettre à feu à distance, ajouta Pitt. - A moins que le conducteur ne soit suicidaire, ça me paraît évident. - A quelle taille de bombe pensez-vous ? demanda Yaeger. - Ça peut aller de la taille et de la forme d'un bidon d'huile à une balle de base-bail, répondit Percy. - Une balle de base-bail ! dit Yaeger. Mais est-ce qu'une si petite bombe pourrait causer de gros dégâts ? Percy regarda le plafond comme s'il y voyait la force dévastatrice de l'engin. 178 - Si l'ogive est à haut rendement, disons environ trois kilomètres, ça pourrait probablement anéantir le centre de Denver, dans le Colorado, avec en plus un immense incendie allumé par les radiations thermiques de l'explosion jusque dans les faubourgs de la ville. - Le dernier cri des bombes automobiles ! dit Yaeger. Ce n'est pas très réconfortant. - Une écourante possibilité, oui, mais à laquelle il faudra faire face à mesure que les nations du tiers-monde posséderont l'arme atomique. Quel modèle allons-nous choisir de disséquer ? demanda-t-il en montrant l'écran vide. - La Ford Taurus de 89 de ma famille, répondit Yaeger. A titre d'expérience, j'ai mis en mémoire tout le manuel des pièces détachées. Je peux vous donner des images éclatées de parties spécifiques ou l'ensemble compact, comme vous voulez. - Une Taurus fera l'affaire, acquiesça Pitt. Les doigts de Yaeger volèrent sur le clavier quelques secondes puis il s'adossa à son siège et croisa les bras. Une image apparut sur l'écran en trois dimensions et vivement colorée. Sur une autre manouvre de Yaeger, l'image d'une Ford Taurus métallique, rouge bordeaux, conduite intérieure quatre portes s'afficha, tourna pour présenter des angles différents comme si elle était posée sur un socle pivotant de l'horizontale à la verticale. - Peut-on voir l'intérieur ? demanda Pitt. - Entrez, je vous en prie. Il pressa une touche et ils eurent l'impression de traverser le métal. Des vues sectionnées du châssis intérieur et de la carrosserie apparurent. Comme des fantômes traversant les murs, ils distinguèrent les soudures nettes, chaque boulon et chaque écrou. Yaeger les promena dans le différentiel, le long de l'arbre de direction, dans les embrayages de transmission et jusqu'au cour du moteur. - Etonnant, murmura Percy avec admiration. On a l'impression de voler dans une usine de production. Si seulement on avait disposé de ce genre d'appareil en 42 ! On aurait pu arrêter le théâtre des opérations en Europe et dans le Pacifique deux ans plus tôt. 179 JL - Les Allemands ont eu de la chance que nous n'ayons pas encore la bombe en 1945 ! ajouta Yaeger. Percy lui jeta un regard sévère et se remit à étudier l'image sur l'écran. - Tu as vu quelque chose d'intéressant ? demanda Pitt. Percy tripota sa barbe. - Le carter de transmission ferait une bonne cachette. - Non. Ça ne peut pas être dans le moteur, ni dans l'engrenage de direction. La voiture doit pouvoir être conduite normalement. - Ce qui élimine aussi l'intérieur de la batterie et du radiateur, dit Yaeger. Peut-être les amortisseurs ? Percy fit un signe négatif. - D'accord pour une bombe au plastic, mais trop étroits pour un engin nucléaire. Ds étudièrent quelques minutes en silence l'image explosée tandis que Yaeger, d'un doigt agile sur le clavier, leur fit faire une promenade à travers l'automobile comme peu de gens en ont fait. Les essieux, les roulements, le système de freinage, le starter, l'alternateur, tout fut testé et rejeté. - fl ne nous reste que les options, dit Yaeger. Pitt s'étira et bâilla. Malgré sa concentration, il avait du mal à garder les yeux ouverts. - Aucune chance que ce soit dans le système de chauffage. - La configuration ne convient pas, dit Percy. Le réservoir de liquide du lave-glace ? Yaeger secoua la tête. - Trop visible. - La climatisation ! s'écria-t-il. Le compresseur de climatisation ! Yaeger programma rapidement la vue intérieure du climatiseur. - Ça n'empêche pas de conduire la voiture et aucun douanier ne perdrait son temps à démonter le compresseur pour voir pourquoi il ne diffuse pas d'air froid. - Enlevez l'intérieur et vous avez la cache rêvée pour contenir une bombe, dit Pitt en examinant Fimage sur l'écran. Qu'est-ce que tu en penses, Percy ? 180 - On pourrait modifier les bobines du condensateur pour y insérer un récepteur destiné à armer et à faire exploser la bombe, confirma Percy. Un bon plan. Un très bon plan. Il y a là assez de place pour contenir un engin capable de détruire une zone énorme. Bon travail, messieurs. Je crois que nous avons résolu l'énigme. Pitt se dirigea vers un bureau inoccupé et prit le téléphone. Il composa le numéro donné par Kern au briefing du MAIT. Une voix lui répondit aussitôt. - Ici M. Stutz. Voulez-vous dire à M. Lincoln que le problème concerne le climatiseur de sa voiture ! Au revoir. Percy regarda Pitt en souriant. - Tu sais vraiment comment faire travailler les gens, hein ? - Je fais ce que je peux. Yaeger continuait à inspecter l'intérieur du compresseur qu'il avait agrandi sur l'écran. - Il y a un os ! dit-il tranquillement. - Quoi ? demanda Percy. Quel os ? - On casse la baraque des Japonais. Bon. Ils nous coupent la lumière. Mais ils ne peuvent pas éliminer toutes nos défenses, en particulier nos sous-marins nucléaires. Notre force de réponse désintégrerait tout leur archipel. Si vous voulez mon avis, je crois que toute cette histoire est invraisemblable et suicidaire. Il s'agit d'un énorme bluff ! - Votre théorie pose cependant un petit problème, dit Percy en souriant. Les Japonais ont trompé les meilleures intelligences dans cette affaire et attrapé le monde par son talon d'Achille. De leur point de vue, les conséquences ne sont pas tellement catastrophiques. Nous avons passé des contrats avec le Japon pour aider à la recherche des systèmes stratégiques de défense, pour démolir les ogives nucléaires avant qu'elles ne fassent leur boulot de destruction. Pendant que nos autorités annulaient ces contrats comme trop coûteux et infaisables, eux continuaient leurs recherches hautement techniques et mettaient au point un système de parade parfaitement viable. - Voulez-vous dire qu'ils sont invulnérables ? demanda Yaeger d'une voix choquée. 181 Percy secoua la tête. - Pas encore. Mais d'ici deux ans, ils auront une défense style « guerre des étoiles » et pas nous. 24 Derrière les portes closes de l'immeuble du Capitole, une sous-commission très sélecte était rassemblée pour évaluer l'impact économique et culturel japonais sur les Etats-Unis. Ce qui était une façon polie d'exprimer le fait que certains membres du Congrès étaient fous de rage parce qu'ils considéraient que les Etats-Unis étaient tenus en otage par le capital japonais qui donnait des tours de vis de plus en plus serrés. Ichiro Tsuboi, directeur de Kanoya Securities, la plus grosse société de nantissement du monde, était assis à une table installée au-dessous d'une sorte de grand comptoir incurvé, devant le comité des congressistes. Il était flanqué de ses quatre conseillers, qui irritaient les membres du comité par leurs incessants conciliabules, chaque fois que Tsuboi devait répondre à une question. Tsuboi ne ressemblait guère à un géant de la finance dirigeant une société capable d'avaler Paine Webber, Charles Schwab, Merril Lynch et le reste des compagnies bancaires de Wall Street sans même attraper le hoquet. Du reste il avait acheté beaucoup d'actions dans plusieurs d'entre elles. Court et trapu, il avait le visage d'un joyeux propriétaire de maison de thé. Mais son apparence était trompeuse. Il était tout à fait capable de tenir tête au Congrès le plus protectionniste, même lorsque leurs yeux le fusillaient. Ses concurrents, au Japon comme à l'étranger, le détestaient et le craignaient et tous avaient de bonnes raisons pour cela. Tsuboi était aussi impitoyable que perspicace. Ses manipulations financières avisées l'avaient élevé à la hauteur d'un mythe dont le mépris pour l'Amérique et l'Europe n'était un secret pour personne. Les financiers les plus rusés de Wall Street étaient des pigeons à côté de lui, le 182 gourou de la Bourse de Tokyo. A lui tout seul, il avait assez de pouvoir pour saper l'économie américaine. ' II répondit poliment aux questions du comité trié sur le volet, souriant avec une courtoisie exaspérante, parlant aussi calmement que s'il s'adressait à des invités autour de la table d'un dîner. - Pour les estimables membres du Congrès, faire passer une loi obligeant les sociétés japonaises à vendre à vos sociétés leurs droits majoritaires dans leurs affaires aux Etats-Unis à une fraction de leur valeur n'est rien moins qu'une nationalisation. La crédibilité du business aux Etats-Unis sera mise en pièces dans le monde entier. Cela engendrera le chaos. Les systèmes bancaires S'effondreront et avec eux les monnaies. Les nations industrielles seront mises en banqueroute. Et dans quel but ? A mon humble avis, les investissements japonais sont ce qui est arrivé de mieux au peuple américain. - Il n'y a aucun projet de loi dans ce sens, aboya le sénateur Mike Diaz. Ce que j'ai dit c'est « celles de vos compagnies qui travaillent et font des bénéfices sur le sol américain devraient êtres soumises aux mêmes règles et aux mêmes taxes que nous ». Vos marchés de capitaux nous sont fermés. Les Américains n'ont pas le droit d'acheter de biens ni de capitaux dans vos affaires, tandis que les intérêts japonais s'évadent, ce qui est un meurtre financier de ce pays, monsieur Tsuboi, et vous le savez très bien ! Le seul homme qui ne fût pas intimidé par Tsuboi était le démocrate Michael Diaz, du Nouveau-Mexique, président du comité, force occulte d'un mouvement tendant non seulement à éliminer mais aussi à repousser les investissements étrangers dans le gouvernement, les affaires et la propriété américains et, s'il en avait les moyens, élever des barrières douanières à toutes les importations de produits japonais. Veuf d'une quarantaine d'années, Diaz était le seul sénateur vivant à plein temps dans son bureau. Il y avait une petite salle de bains privée et une chambre avec un lit, un réfrigérateur, un réchaud et un évier. Depuis plus de vingt-cinq ans, on le disait le politicien le plus travailleur de la colline et son emploi du temps n'avait jamais varié. Sa femme était morte du diabète peu après 183 sa première réélection, n n'avait pas d'enfant et n'avait jamais songé à se remarier. Il avait les cheveux très noirs et peignés en arrière, un visage rond et olivâtre, des yeux sombres et une bouche souriante aux dents très blanches. Pilote militaire d'hélicoptère pendant la guerre du Viet-Nam, il avait été abattu et blessé au genou. Capturé et emmené à Hanoï, il avait passé deux ans dans les geôles vietnamiennes. Ses gardiens n'avaient jamais correctement soigné son genou, et il boitait et marchait avec une canne. Diaz était un ennemi acharné des influences étrangères dans les affaires américaines, n se battait pour la diminution des importations, l'établissement de tarifs douaniers élevés et, surtout, contre ce qu'il considérait comme des pratiques commerciales injustes et des investissements exagérés du gouvernement japonais. D savait que la lutte contre le Japon était plus qu'une bataille économique. C'était à son avis une guerre financière, dans laquelle les Etats-Unis étaient déjà perdants. - Monsieur le Président ! Diaz fit un signe de tête à une jeune femme, membre du Comité. - Oui, madame Smith, vous avez la parole. - Monsieur Tsuboi, commença-t-elle, vous avez récemment déclaré que le dollar devrait être remplacé par le yen. Ne pensez-vous pas que c'est un peu exagéré ? - Pas si l'on considère que les investisseurs japonais financent quarante-cinq pour cent de votre déficit budgétaire, répondit Tsuboi avec un geste gracieux de la main. Le remplacement de votre monnaie par la nôtre n'est qu'une question de temps. Loren Smith, membre du Congrès pour le Colorado, n'en croyait pas ses oreilles. Grande, très belle, avec des cheveux cannelle qu'elle portait longs pour entourer ses pommettes saillantes et ses yeux violets, elle représentait un district de l'ouest du continent. Pleine d'énergie, elle avait l'élégance du lynx et l'audace d'un chat de gouttière. Respectée pour sa sagacité politique, elle jouissait d'une influence certaine dans la maison. Beaucoup d'hommes puissants, à Washington, avaient essayé de gagner ses faveurs, au CongVès et hors du Congrès. Mais elle tenait à sa vie privée et ne donnait 184 jamais de rendez-vous à des hommes s'il n'était question ni de politique ni d'affaires. Elle avait une relation amoureuse assez lâche avec un homme qu'elle respectait profondément et aimait assez l'idée qu'ils ne pourraient jamais vivre ensemble, ni comme amis ni dans le mariage. Chacun allait son chemin, ils ne se rencontraient que lorsque cela leur convenait à tous les deux. - Comment pourrions-nous être plus proches que nous le sommes maintenant ? demanda Loren. Les actifs des banques japonaises aux Etats-Unis sont bien plus importants que tous les actifs combinés des banques américaines. Plus d'un million de citoyens américains travaillent déjà pour des employeurs japonais dans ce pays. Vos lobbies à tout faire ont acheté jusqu'à .notre gouvernement. Vous possédez pour quarante milliards de dollars de propriétés foncières aux Etats-Unis. Ce que vous avez l'intention de faire, monsieur Tsuboi, c'est d'arriver à ce que nos deux nations deviennent tellement proches que vous pourrez enfin nous dicter notre politique économique, voire notre politique étrangère. N'ai-je pas raison ? Je vous prie de me répondre ! Tsuboi n'avait pas l'habitude qu'une femme lui dise son fait. Il n'y a pratiquement pas de mouvements féministes au Japon. En affaires, on applique aux femmes un système de récompenses et de primes. Aucun Japonais n'accepterait de recevoir des ordres d'une femme. Son calme commença à craquer et ses conseillers le regardaient bouche bée. - Le Président et le Congrès peuvent commencer par nous assurer que vous ne fermerez jamais vos marchés à nos produits ni à nos investissements, répondit évasi-vement Tsuboi. Vous devriez également nous autoriser à pénétrer'îlans votre pays sans le désagrément d'un visa. - Et si nous ne tenions pas compte de ces suggestions ? Tsuboi haussa les épaules et eut un sourire venimeux. - Nous sommes un pays créditeur. Vous êtes nos débiteurs, les plus endettés du monde. Si nous étions menacés, nous n'aurions d'autre solution que d'utiliser ce levier en faveur de nos intérêts. - En d'autres termes, l'Amérique est devenue la subordonnée du Japon ? 185 - Etant donné que les Etats-Unis sont en plein déclin et que mon pays est, lui, en pleine expansion, il serait peut-être sage d'appliquer nos méthodes plutôt que les vôtres. Vos concitoyens devraient étudier notre culture en profondeur. Ils pourraient y apprendre quelque chose. - Est-ce la raison pour laquelle vos grandes réalisations aux Etats-Unis n'emploient que des gens de chez vous et jamais des travailleurs du pays hôte ? - Nous louons les services de travailleurs locaux ! répliqua Tsuboi d'un ton blessé. - Mais pas à des postes élevés. Vous engagez des gens pour les travaux pénibles, des secrétaires et des portiers. Et j'ajouterai même fort peu de femmes et fort peu de représentants des minorités. Et vous avez très habilement manouvré pour exclure les syndicats. Mme Smith, membre du Congrès, dut attendre une réponse : Tsuboi discutait avec ses conseillers. Ils ignoraient, ou se moquaient du fait que leurs murmures étaient enregistrés et traduits. Une noria de transcriptions ne cessait de parvenir sur le bureau du sénateur Diaz. - Vous devez comprendre, dit enfin Tsuboi. Nous n'avons aucun préjugé, nous considérons simplement qu'il n'est pas bon pour la pratique des affaires d'autoriser des Occidentaux. Ils ne sont pas habitués à nos méthodes et n'ont aucune loyauté envers nos coutumes nationales. Nous ne pouvons donc pas leur confier de postes élevés dans nos filiales à l'étranger. - Ce n'est pas une bonne méthode, monsieur Tsuboi. Je crois parler au nom de tous les Américains en affirmant que nous n'aimons pas être traités avec mépris par des étrangers sur notre propre sol. - C'est désolant, madame Smith. Au nom de mes compatriotes, je ne trouve pas d'excuses à l'attitude dont vous parlez. Tout ce que nous souhaitons, c'est faire des affaires sans marcher sur les pieds de personne. - Oui, nous sommes tout à fait conscients de ce que les Japonais ne voient que leurs propres intérêts. Comme pour la vente de secrets militaires et de technologie au Bloc soviétique. L'Allemagne de l'Est, Cuba, 186 l'Iran et la Libye ne sont que de simples clients pour des chefs d'entreprises comme vous ! - L'idéologie internationale et les questions morales ne nous concernent pas. En faire une priorité sur les questions pratiques et le commerce économique prouve le peu de valeur de votre façon de penser. - Une dernière question, dit Loren. Est-il exact que vous ayez proposé à notre gouvernement de racheter l'Etat d'Hawaï tout entier afin d'équilibrer les déficits commerciaux des Etats-Unis et du Japon ? Tsuboi ne consulta pas ses conseillers mais répondit immédiatement. - Oui, j'ai proposé cette mesure. La majorité de la population d'Hawaï est composée de Japonais et nos intérêts sont de soixante-deux pour cent de la propriété foncière. J'ai aussi proposé que la Californie devienne une communauté économique partagée entre le Japon et l'Amérique. Nous avons une vaste masse laborieuse que nous pourrions exporter et nos capitaux peuvent permettre la construction de centaines de bâtiments et d'usines. - Je trouve vos idées particulièrement détestables, dit Loren en essayant de maîtriser la colère qui montait en elle. La mainmise de la Californie par les communautés d'affaires japonaises ne se produira jamais. Malheureusement, on m'a dit que beaucoup de quartiers résidentiels hawaïens sont réservés aux seuls Japonais et que bon nombre de terrains de golf et de stations balnéaires sont interdits aux citoyens américains. Loren se tut un instant pour regarder Tsuboi dans les yeux avant de poursuivre, d'une voix tendue : - En ce qui me concerne, j'ai l'intention de combattre toute nouvelle tentative d'annexion par tous les moyens à ma disposition ! Un murmure d'approbation parcourut la salle. Quelques-uns applaudirent et Diaz, en souriant, fit légèrement retentir son marteau pour réclamer le calme. - Qui peut dire ce que réserve l'avenir ? dit Tsuboi d'un petit air supérieur. Nous n'avons aucun plan secret pour supplanter votre gouvernement. Vous avez perdu la partie économique par confiscation. - Si nous avons perdu, c'est au profit de déterreurs 187 de cadavres organisés en corporations et soutenus par la Kanoya Securities, répondit vivement Loren. - Vous autres Américains devez apprendre à accepter les faits. Si nous achetons l'Amérique, c'est parce que vous la vendez ! Les quelques spectateurs autorisés à assister à la session et les nombreux membres du Congrès frissonnèrent à cette menace voilée, l'hostilité dans le regard. Le curieux mélange d'arrogance et d'humilité de Tsuboi, sa politesse et sa force, donnèrent à la salle une sensation de peur très désagréable. Le regard de Diaz se durcit lorsqu'il se pencha au-dessus de la tribune vers Tsuboi. - Au moins y a-t-il ici deux bénéfices pour notre camp dans cette malheureuse situation. Pour la première fois, Tsuboi sembla décontenancé. - De quels bénéfices parlez-vous. Sénateur ? - Un, faites un pas de trop et vos investissements, qui ne sont, après tout, que des mots sur des papiers et dans la mémoire des ordinateurs, seront effacés. Deux, le vilain Américain n'existe plus, poursuivit Diaz d'un ton aussi glacial que le vent de l'Arctique. Il a été remplacé par le vilain Japonais ! 25 Après avoir quitté Pitt au quartier général fédéral, Giordino prit un taxi jusqu'au ministère du Commerce dans Constitution Avenue. Grâce à un ami, le secrétaire adjoint des Affaires nationales et internationales, il emprunta un dossier inventoriant les importations d'automobiles Murmoto. Puis il se rendit à Alexandria, en Virginie. Il s'arrêta une fois pour vérifier une adresse dans l'annuaire. Le bâtiment qu'il cherchait abritait le réseau de la Murmoto Motor Corporation pour cinq Etats. Il composa le numéro et demanda à l'opérateur comment s'y rendre. Il était assez tard dans l'après-midi et une brise froide 188 de début d'automne balayait les arbres qui commençaient à perdre leurs feuilles. Le taxi s'arrêta dans un virage devant une bâtisse moderne de brique rouge, percée de larges fenêtres couleur bronze. Une plaque portant des lettres de cuivre, plantée sur la pelouse, indiquait « Murmoto Motor Distribution Corp ». Giordino paya le taxi et observa un moment le parking, entièrement composé de voitures Murmoto. Aucun véhicule américain ou européen. Il se dirigea vers la double porte d'entrée et s'arrêta devant la ravissante réceptionniste japonaise. - Puis-je vous aider, monsieur ? demanda-t-elle. - Albert Giordino, ministère du Commerce, répondit-il. J'aimerais parler à quelqu'un à propos des transports maritimes de voitures neuves. Elle réfléchit un moment puis consulta la liste du personnel. - Je pense qu'il s'agit de M. Dennis Suhaka, notre directeur du transport. Je vais le prévenir de votre visite, monsieur Giordano. - Giordino, Albert Giordino. - Pardon, je suis désolée. Moins d'une minute plus tard entra une secrétaire grande et distinguée, d'origine asiatique. La chirurgie esthétique lui avait permis de se débarrasser de ses paupières bridées. Elle escorta Giordino jusqu'au bureau de Suhaka. Le long du couloir au tapis épais et sans doute très coûteux, Giordino sourit en lisant les plaques sur les portes. Aucun président, aucun directeur général, aucun vice-président, rien que des directeurs de quelque chose. Suhaka était rondouillard et jovial. Il arbora un grand sourire en quittant son fauteuil pour serrer la main de son visiteur. - Dennis Suhaka, monsieur Giordino. Que puis-je faire pour le ministère du Commerce ? Au grand soulagement de Giordino, Suhaka ne sembla pas remarquer son visage mal rasé, pas plus qu'il ne demanda de preuves de sa prétendue fonction. - Rien de grave. Juste les habituels papiers pour les statistiques des fonctionnaires. Mon chef m'a demandé de m'arrêter chez vous en rentrant chez moi pour véri- 189 fier le nombre de voitures importées et adressées à vos distributeurs pour les comparer aux chiffres donnés par votre maison mère à Tokyo. - Sur quelle période ? Nous importons un nombre considérable de voitures. - Les trois derniers mois. - Pas de problème, dit Suhaka, prêt à lui être agréable. Nos listes de transports sont toutes informatisées et je peux vous les procurer en dix minutes. Elles devraient correspondre. Tokyo ne fait pratiquement jamais d'erreurs. Puis-je vous offrir une tasse de café pendant que vous attendez ? - Volontiers, dit Giordino d'une voix lasse. J'en ai bien besoin. Suhaka le conduisit dans un petit bureau vide. La jolie secrétaire apporta le café et, pendant qu'il buvait, revint avec une pile de dossiers d'inventaires. Giordino trouva ce que Pitt l'avait envoyé chercher en moins d'une demi-heure. Il put enfin prendre le temps de somnoler un peu, tuant le temps pour bien donner l'image d'un simple employé de la grande bureaucratie ministérielle accomplissant son travail. A six heures précises, Suhaka entra dans la pièce. - Le personnel s'en va mais je reste encore un moment. Puis-je faire quelque chose pour vous aider ? - Non, merci, dit Giordino en refermant les dossiers. Moi aussi, j'aimerais rentrer chez moi. J'ai fait mes sept heures, maintenant j'arrête. Merci de votre aide, monsieur. Vos chiffres d'importations seront programmés dans le grand ordinateur du gouvernement au Paradis. Pour quoi faire ? Je suppose qu'un obscur gratte-papier dans un bureau du sous-sol du ministère est le seul à le savoir. D prit le dossier du ministère du Commerce et se dirigea vers la sortie. A mi-chemin, il se retourna comme s'il venait de penser à quelque chose, imitant à la perfection Peter Falk dans Colombo. - Oh ! Juste un détail... - Oui? - Un détail sans importance, qui vaut à peine d'être mentionné... - Oui? 190 - J'ai noté qu'il y a six voitures qui ressortent sur votre inventaire d'importation et qui ont été déchargées à Baltimore de deux navires différents. Or, elles ne figurent pas sur les listes de votre maison mère, à Tokyo. Suhaka parut véritablement étonné. - On ne m'a jamais signalé ce fait. Puis-je vérifier vos chiffres ? Giordino étala les listes empruntées à son ami du ministère du Commerce et les mit à côté des listes fournies par la secrétaire de Suhaka. Il souligna les voitures figurant sur ses listes et manquant sur celles de Tokyo. Il s'agissait de six conduites intérieures, sport, SP-500. - Sur le plan officiel, nous ne sommes pas concernés par cette différence, dit Giordino avec indifférence. Du moment que vous les avez incluses dans le nombre de véhicules importés dans ce pays, votre société est en règle avec notre gouvernement. Je suis persuadé qu'il s'agit d'une erreur de vos services comptables à Tokyo et qu'elle a déjà été réparée. - Une omission impardonnable de ma part, dit Suhaka du ton d'un homme qui aurait jeté les joyaux de la Couronne dans le vide-ordure. Je fais trop confiance à notre maison mère. Quelqu'un parmi mon personnel aurait dû le remarquer. - Par simple curiosité, quels sont les distributeurs qui ont reçu ces voitures en particulier ? - Un instant. Suhaka mena Giordino dans son bureau, s'assit et tapota les touches de son ordinateur puis attendit. Lorsque les données apparurent sur l'écran, son sourire . disparut et son visage pâlit. - Les six voitures ont été livrées à des distributeurs différents. Il faudrait des heures pour les retrouver tous. Si vous voulez venir vérifier avec moi demain, je serais heureux de vous communiquer leurs noms. Giordino fit un geste de la main. - Oubliez ça ! Nous avons tous les deux d'autres chats à fouetter, non ? Moi, je dois me dépêcher avant que la circulation ne devienne trop dense car j'ai promis à ma femme de l'emmener au restaurant. C'est notre anniversaire de mariage. 191 - Félicitations, dit Suhaka, visiblement soulagé. - Merci. Et merci aussi pour votre coopération. Le sourire illuminait à nouveau le visage du Japonais. - Toujours à votre service. Au revoir. Giordino marcha jusqu'à une station service et composa un numéro au téléphone. Une voix d'homme lui répondit d'un simple « allô ». - Ici votre vendeur préféré de Mercedes. J'ai un modèle qui devrait vous intéresser. - Vous êtes hors de votre territoire, monsieur. Vous devriez consulter la clientèle plus proche du front de mer ou, mieux encore, sur l'océan Pacifique. - Sacré boulot, grommela Giordino. Si vous ne pouvez pas vous payer une bonne voiture allemande, essayez une Murmoto. J'ai un lot de six conduites intérieures SP 500 à un prix exceptionnellement bas. - Une minute. Giordino reconnut la voix de Donald Kern prenant la suite de l'opérateur, - En dépit du fait que vous êtes sorti de votre territoire, je suis toujours prêt à faire des économies. Dites-moi où je peux jeter un coup d'oeil à vos voitures soldées. - Il faut que vous demandiez ces renseignements aux distributeurs Murmoto d'Alexandria. Leurs ordinateurs montrent que six voitures de cette marque sont entrées dans ce pays sans avoir quitté les usines. Je vous conseille de faire vite si vous ne voulez pas que quelqu'un vous coupe l'herbe sous le pied. La moitié de ces voitures a été déchargée aux docks des douanes de Baltimore, le 4 août. Les trois autres le 10 septembre. Kern traduisit rapidement ce que sous-entendait Giordino. - Ne quittez pas ! ordonna-t-il. Il se tourna vers son collaborateur qui avait pris l'écouteur. - Occupez-vous de ça, lui dit-il. Trouvez le moyen d'avoir accès à l'ordinateur de Murmoto et pompez leurs listes de transports. Cherchez tous les renseignements possibles sur ces six voitures avant qu'ils n'aient la puce à l'oreille et n'effacent leurs données. Il revint à Giordino. 192 - Beau travail. Je vous pardonne. A propos, comment êtes-vous tombé sur ces belles occasions ? - Une idée de Stutz. Avez-vous de ses nouvelles ? - Oui, il a appelé il y a une demi-heure. Il a découvert la source du problème. - .Je savais bien que si quelqu'un devait résoudre l'énigme, ce serait lui, dit Giordino. Il faut un esprit tordu pour comprendre un autre esprit tordu. 26 II faisait nuit quand Yaeger laissa Pitt devant son vieux hangar du coin de l'aéroport international de Washington. La bâtisse datait de 1936 et avait autrefois abrité les avions d'une vieille compagnie rachetée depuis par American Air Lines. A part les phares de la Taurus de Yaeger, la seule lumière venait du reflet de la ville sur le Potomac et d'une rangée de réverbères à 200 mètres au nord. - Pour quelqu'un qui n'est pas rentré chez lui depuis quatre mois, on peut dire que tu voyages léger ! plaisanta Yaeger. - Mes bagages sont restés chez les poissons, marmonna Pitt, les yeux à demi fermés. - J'aimerais bien revoir ta collection de voitures, mais il faut que je rentre. - Pour nfoi, c'est dodo tout de suite. Merci de m'avoir ramené. Et merci pour cet après-midi. Du bon travail, comme d'habitude. - J'adore ça. Trouver comment fonctionne ton tortueux cerveau, c'est mieux que de résoudre tous les mystères de l'univers ! Yaeger lui fit signe de la main, remonta sa vitre car l'air de la nuit était frisquet et s'éloigna dans l'obscurité. Pitt sortit de sa poche un petit émetteur qu'il avait toujours sur lui, même au bureau de la NUMA et composa le code qui désactivait le système de sécurité du 193 hangar et allumait les lumières à l'intérieur. Puis il déverrouilla la vieille porte latérale et entra. Le sol de ciment poli du hangar ressemblait à celui d'un musée des transports. Un vieil avion Ford Triumph était parqué dans un coin à côté d'un Pullman du début du siècle. Plus de cinquante automobiles couvraient les 10 000 mètres carrés restants. D'anciennes européennes exotiques, comme une Hispano-Suiza, une Mercedes Benz 540 K et une très belle Talbot bleue voisinaient avec des classiques américaines comme une Cord L-29, une Pierce-Arrow et une fabuleuse Stutz vert émeraude. La seule chose qui parût déplacée dans ce hangar était une vieille baignoire de fonte à laquelle était attaché un moteur hors-bord. fl monta lentement un escalier de fer en colimaçon jusqu'à son appartement, au-dessus de sa collection. B avait redécoré ce qui avait autrefois été un bureau, maintenant studio confortable, mi-living mi-bureau avec des rayonnages pleins de livres et une vitrine de modèles réduits des bateaux que Pitt avait découverts et explorés. Une odeur appétissante venait de la cuisine, n trouva une note accrochée à un oiseau de paradis posé sur la table. Un sourire naquit sur ses lèvres. « J'ai entendu dire que tu étais discrètement en ville. J'ai nettoyé la crasse qui s'était amoncelée dans ton réfrigérateur un mois après ton départ. J'ai pensé que tu pourrais avoir faim. Il y a de la salade sur la glace et une bouillabaisse à feu doux sur la cuisinière. Désolée de ne pas être là pour t'accueillir mais j'ai un dîner à la Maison Blanche. Je t'aime, L. » H resta un moment immobile, essayant de forcer son esprit embrumé de sommeil à prendre une décision. Devait-il dîner puis prendre une douche, ou le contraire ? Il conclut qu'une douche chaude l'anéantirait complètement et qu'il n'aurait alors plus le courage de se mettre à table. H se dévêtit, passa une courte robe de chambre, mangea la salade et presque toute la bouillabaisse qu'il arrosa de deux verres de Cabernet Sauvignon 1983. Il rinçait son assiette quand le téléphone sonna. - Allô? 194 - Monsieur Pitt ? - Oui, monsieur Jordan, répondit Pitt en reconnaissant la voix. Que puis-je faire pour vous ? - J'espère que je ne vous ai pas réveillé ? - Ma tête est à peu près à dix minutes de l'oreiller. - Je voulais savoir si vous aviez des nouvelles d'Aï. - Oui, je l'ai eu juste après qu'il vous a appelé. - Malgré votre projet non autorisé, l'information était très utile. - Je sais que je n'aurais pas dû sortir du territoire défini mais je voulais vérifier une idée. - Vous n'êtes pas ce qu'on appelle un joueur d'équipe, n'est-ce pas, Dirk ? dit Jordan en utilisant pour la première fois le prénom de Pitt. Vous préférez jouer en solo ? - La sagesse consiste à chercher les meilleurs résultats en utilisant les meilleurs moyens. - C'est de vous ? - Non, de Francis Hutcheson, un philosophe écossais. - Je suppose que vous l'avez cité correctement, dit Jordan. La plupart des politiciens de Washington auraient plagié l'original et traduit ça par « la fin justifie les moyens ». - Qu'est-ce que vous voulez ? demanda Pitt en regardant son lit avec envie. - Je suppose que vous aimeriez savoir aussi que nous avons trouvé les transporteurs de bombes ? - Les six voitures ? demanda Pitt, stupéfait. - Oui, elles sont cachées dans des immeubles de banques japonaises dans les faubourgs de Washington. Planquées dans un sous-sol jusqu'au moment où on les nettoiera*pour les conduire aux cibles désignées et les faire exploser. - Ça n'a pas traîné ! - Vous avez vos méthodes, nous avons les nôtres ! - Les avez-vous placées sous surveillance ? - Oui, mais on marche sur des oufs. Nous n'osons pas bouger encore, pas avant d'avoir déterminé leur quartier général, dit Jordan. D'ailleurs M. Giordino a été à deux doigts de ficher en l'air toute l'opération cet après-midi. Quelqu'un a eu peur chez les distributeurs 195 de Murmoto. Nous avons eu la chance d'entrer et de sortir de leur système informatique quelques secondes avant qu'ils n'effacent les données. - Et ces données vous ont amené aux voitures ? - Nous avons réussi à infiltrer une société japonaise de transport connue dont les camions ont transporté ces voitures. Ils n'avaient pas programmé leur destination, naturellement, mais nous nous sommes débrouillés pour « emprunter » une copie du journal de livraison des chauffeurs. On y a trouvé le nombre de kilomètres parcourus par le camion après avoir quitté les docks. Le reste n'a été qu'une question d'enquête et beaucoup de travail à pied. - Comme de démolir une porte d'entrée. - Nous ne cassons jamais les portes quand nous entrons, dit Jordan. - Si jamais il y avait une fuite et qu'on apprenne que nos chers concitoyens sont assis sur des bombes nucléaires, le pays serait livré à la panique. - J'avoue que ce n'est pas une situation confortable. Que les gens rouspètent et demandent vengeance, et ça pourrait pousser les Japonais à mettre les voitures près des lieux stratégiques et à appuyer sur le bouton avant que nous n'ayons le temps de les trouver et de les neutraliser. - Une fouille systématique pourrait prendre vingt ans pour les trouver toutes. - Je ne crois pas, dit calmement Jordan. Nous savons comment ils procèdent et, grâce à vous et à Giordino, nous savons ce que nous cherchons. Les Japonais n'ont pas le quart de notre professionnalisme en matière de renseignements. Je parie que nous aurons trouvé toutes les Murmoto et leurs bombes avant trente jours. - J'applaudis à votre optimisme, dit Pitt. Mais comment ça se passe pour nos alliés et les Russes ? Les Japonais doivent avoir caché des bombes chez eux aussi ? Est-ce que le Président va prévenir leurs autorités du risque ? - Pas encore. On ne peut pas faire confiance aux nations de l'OTAN pour garder un secret aiissi important. D'un autre côté, le Président peut penser que met- 196 tre les Russes au courant pourrait améliorer les relations. Réfléchissez ! Nous sommes dans la même galère, maintenant, également menacés les uns et les autres par une autre super-puissance. - Il y a une autre menace effrayante. - fl y en a tant ! Qu'est-ce que j'ai oublié ? - Supposez que le Japon installe quelques-unes des bombes soit aux Etats-Unis, soit en Russie. Chacun pensera que l'autre a attaqué, déclenchera une guerre et laissera les miettes aux braves Japonais trop contents de les ramasser. - Je ne tiens pas à aller me coucher avec une pareille idée en tête, dit Jordan, mal à l'aise. Prenons les choses comme elles viennent. Si notre opération réussit, les choses seront à nouveau entre les mains des politiciens. - Cette dernière pensée, dit Pitt en feignant la peur, suffirait à empêcher quiconque de dormir. Il commençait à peine à s'endormir quand l'alarme résonna, signalant que quelqu'un essayait de pénétrer dans le hangar. Quittant son lit à regret, il passa dans le studio et alluma un petit système de télévision. Stacy Fox se tenait près de la porte latérale et souriait à la caméra que Pitt croyait pourtant bien camouflée. Il pressa un bouton et la porte s'ouvrit. Il alla s'installer sur le balcon de la mezzanine. Elle entra dans le hangar, très sexy et pourtant discrète dans une veste bleue sans col, une jupe droite assortie et un chemisier blanc ras du cou. Elle avança au milieu des voitures, l'air à la fois étonné et admiratif. Elle s'arrêta devant le magnifique coupé Talbot-Lago Grand Spfbrt de 1938, bleu métallisé dont la carrosserie avait été dessinée par un carrossier français aussi connu que Saoutchick. Elle caressa un pare-chocs d'un doigt léger. Elle n'était du reste pas la première. Presque toutes les femmes qui avaient pénétré dans ce hangar s'étaient senties attirées par la Talbot. Lui la considérait comme un chef-d'ouvre de mécanique mais les femmes ressentaient pour elle une attraction sensuelle. Dès qu'elles voyaient sa carrosserie fine, presque féline, qu'elles sen- 197 talent la puissance du moteur et l'odeur de l'élégant cuir à l'intérieur, la voiture devenait un symbole érotique. - Comment m'avez-vous trouvé ? demanda-t-û. Sa voix résonna dans le vaste intérieur. Elle leva les yeux. - J'ai étudié votre dossier pendant deux jours avant de m'envoler pour le Pacifique et de rejoindre l'Invincible. - Avez-vous trouvé quelque chose d'intéressant ? Il n'appréciait guère que sa vie soit à la disposition de quiconque avait assez de puissance pour l'envahir. - Vous êtes un sacré bonhomme ! - C'est de la flatterie ! - Votre collection de voitures est impressionnante. - Il en existe beaucoup d'autres, plus riches et plus complètes. Elle se retourna vers la Talbot-Lago. - J'adore celle-ci. - Moi je préfère la verte à côté. Stacy regarda la Stutz comme elle aurait détaillé une robe sur un mannequin de grand couturier puis secoua la tête. - Belle mais massive, trop masculine pour moi. Elle leva à nouveau les yeux. - Pouvons-nous parler ? - Si je peux garder les yeux ouverts. Montez. Elle grimpa l'escalier de fer et û lui fit brièvement visiter les lieux. - Puis-je vous offrir un verre ? demanda Pitt. - Non merci. Je n'aurais pas dû venir, ajouta-t-elle avec compassion. On dirait que vous êtes sur le point de vous effondrer. - Je sauterai comme un cabri après une bonne nuit de sommeil, assura-t-il. - Ce qu'il vous faut, c'est un bon massage du dos, décida-t-elle soudain. - Je croyais que vous étiez venue pour parler ? - Je peux parler en vous massant. Suédois ou shiatsu ? Quelle méthode de massage préférez-vous ? - Je n'en sais rien, moi ! Les deux. Elle rit. - D'accord. 198 Elle le prit par la main, le conduisit vers la chambre et le poussa à plat ventre sur son lit. - Enlevez votre robe de chambre. - Puis-je garder ma modestie-sous un drap ? - Avez-vous quelque chose que je n'aie pas encore vu ? demanda-t-elle en tirant les manches de la robe de chambre. A son tour il se mit à rire. - Ne me demandez pas de me retourner. - Je voulais m'excuser avant que Tim et moi ne partions pour la côte Ouest, dit-elle sérieusement. - Tim? - LeDrWeatherhill. - Je présume que vous avez déjà travaillé ensemble ? - Oui. - Est-ce que je vous reverrai de temps en temps ? - Je ne sais pas. Nos missions peuvent nous conduire dans des directions opposées. Mais je veux que vous sachiez, ajouta-t-elle après un silence, que je ne suis pas fière des problèmes que je vous ai causés. Vous m'avez sauvé la vie et, parce que j'ai pris la place de quelqu'un dans le dernier submersible, vous avez failli perdre la vôtre. - Un bon massage et nous serons quittes, dit Pitt en lui adressant un sourire fatigué. Elle regarda le grand corps étendu. - Pour quelqu'un qui a passé quatre mois au fond de l'eau, je vous trouve bien bronzé ! - Mon sang gitan, dit-il d'une voix endormie. Utilisant la pression des doigts propre à la technique shiatsu, Stacy appuya ses pouces et ses doigts dans les zones sensibles des pieds nus de Pitt. - Mmm, ça fait du bien, murmura-t-il. Est-ce que Jordan vous a mise au courant de ce que nous avons appris sur les bombes nucléaires ? - Oui. Vous lui en avez fichu un coup ! Il pensait que vous l'aviez laissé tomber. Maintenant que Tim et moi savons exactement où diriger nos recherches, on devrait bien avancer dans la découverte des voitures piégées. - Allez-vous sonder les ports de la côte Ouest ? - Seattle, San Francisco et Los Angeles sont les ports où ils déchargent les Murmoto. 199 Pitt resta silencieux pendant que Stacy lui massait les jambes en combinant les méthodes shiatsu et suédoise. Elle massa ensuite ses bras, son dos et son cou. Mais quand elle le frappa du plat de la main en lui demandant de se tourner, eue n'obtint pas de réponse. Pitt dormait profondément. Quand il s'éveilla à l'aurore, il sentit le corps de la jeune femme emmêlé au sien. Les mouvements, les sensations, les petits cris de Stacy lui revinrent en mémoire dans un brouillard de rêve. Il eut l'impression de se mouvoir dans un univers de tonnerre et d'éclairs avant que tout disparaisse. Il plongea à nouveau profondément dans le vide noir d'un profond sommeil. - Debout, marmotte ! dit Loren Smith en passant un doigt le long de la colonne vertébrale de Pitt. Celui-ci chassa les toiles d'araignée de son esprit et roula sur le côté en la regardant. Elle était assise en tailleur, pieds nus, sur le bord du lit, vêtue d'un pull de coton et d'un pantalon à plis couleur sauge. Un foulard retenait ses cheveux. Soudain, Pitt recouvra la mémoire et jeta un coup d'oil inquiet à l'autre côté du lit. Il constata avec soulagement qu'il était vide. - N'es-tu pas supposée accomplir de surprenants prodiges au Congrès ? demanda-t-il, ravi que Stacy ait eu la bonne idée de filer avant l'arrivée de Loren. - Nous sommes en vacances. Elle tenait une tasse de café hors de sa portée pour le tenter. - Que dois-je faire pour mériter le café ? - Ça coûte un baiser. - C'est rudement cher mais j'ai trop envie de café. - Plus une explication. « Et voilà », pensa-t-il en essayant de rassembler ses esprits. - A propos de quoi ? - Pas de « quoi » mais de « qui ». Tu sais bien, la femme avec qui tu as passé la nuit ? - De quelle femme s'agit-il ? fit-il en feignant l'ignorance. - De celle qui a dormi dans ce lit la nuit dernière. 200 - Tu vois une autre femme ici ? - Je n'ai pas besoin de la voir, dit Loren qui s'amusait beaucoup de la situation. Je la sens. - Me croirais-tu si je te disais que c'était ma masseuse... ? Elle se pencha et lui donna un long baiser. Quand elle se redressa enfin, elle lui tendit le café. - Pas mal. Tu auras un 18 en imagination. - Je me suis fait avoir, dit-il en essayant de changer de sujet. La tasse n'est qu'à moitié pleine. - Tu ne voulais pas que j'en renverse la moitié sur les couvertures, n'est-ce pas ? Elle rit comme si elle s'amusait de l'embarras de Pitt. - Bon, sors ta grande carcasse de ce lit et va laver ce parfum. J'admets qu'il n'est pas mauvais. Sûrement très cher ! Je vais préparer le petit déjeuner. Loren coupait des pamplemousses quand Pitt sortit de la douche pour la seconde fois en huit heures. Il drapa une serviette autour de ses hanches, se glissa derrière elle et lui mit les bras autour de la taille en lui embrassant le cou. - Il y a longtemps qu'on ne s'est pas vus. Comment as-tu survécu si longtemps sans moi ? - Je me suis enterrée dans la législation et je t'ai complètement oublié. - Tu n'as pas trouvé le temps de t'amuser ? - J'ai été très sage. Non que j'aurais vraiment fait des bêtises si j'en avais eu l'occasion, surtout en sachant que tu ne perdais pas de temps en rentrant chez toi. Loren prenait vraiment bien les choses. A peine s'il y avait un soupçon de jalousie dans sa voix. Mais elle était assez fine pour ne pas risquer l'avenir. Du reste Pitt n'était pas le seul homme de sa vie. Ni l'un ni l'autre n'exigeaient la fidélité absolue ni ne faisaient preuve d'une jalousie déplacée, ce qui rendait leur vie amoureuse d'autant plus agréable. Il lui mordilla l'oreille. Elle se retourna et glissa ses bras autour du cou de Pitt. - Jim Sandecker m'a raconté la destruction de votre projet. Il m'a aussi expliqué comment tu t'en étais sorti de justesse. - Je croyais que tout ça était secret ! - Les dames du Congrès ont quelques privilèges. 201 - Tu peux avoir tous les privilèges que tu veux avec moi. Le regard de Loren s'obscurcit. - Sérieusement, je suis désolée que la base ait été démolie. - Nous en bâtirons une autre, dit-il en lui souriant. Nous avons pu sauver les résultats de toutes nos recherches. C'est ce qui compte. - Jim dit que tu as frôlé la mort. - Il est passé de l'eau sous les ponts depuis. Il se mit à table. C'était une de ces scènes de dimanches matin, confortables, où ils jouaient au couple marié. Curieuse sensation, car ni Dirk ni Loren ne l'avaient jamais été. Il prit le journal qu'elle avait apporté et jeta un coup d'oeil aux titres. Son regard s'arrêta sur un article. Il lut un moment puis leva les yeux. - Je vois que tu as encore la vedette dans le Post, dit-il en souriant. Alors, on est méchante avec nos bons amis d'Orient ? Loren battait une omelette d'une main sûre. - La propriété d'un tiers de nos affaires a été transférée à Tokyo. Et avec elle notre indépendance et notre prospérité en tant que nation. L'Amérique n'appartient plus aux Américains, nous sommes devenus financièrement une colonie du Japon. - A ce point ? - Le public ne sait pas à quel point, dit Loren en faisant glisser l'omelette et une assiette de toasts vers Pitt. Nos énormes déficits ont ouvert les vannes de notre économie et l'argent japonais entre en masse. - Nous ne pouvons blâmer que nous-mêmes, dit-il en agitant sa fourchette. Eux consomment peu, nous consommons trop et nous nous enfonçons dans les dettes. Nous avons donné ou vendu notre avance technologique, du moins ce qui ne nous en a pas été volé. Et nous faisons la guerre, la langue pendante et le portefeuille ouvert pour leur vendre nos sociétés et nos propriétés et faire rapidement du fric. Regarde les faits, Loren, rien de tout ceci ne serait arrivé si les gens, la communauté des affaires, vous, les membres du Congrès et les crétins d'économistes de la Maison Blan- 202 che avaient compris que ce projet était engagé dans une lutte à mort contre un ennemi qui nous considère comme ses inférieurs. Au train où vont les choses, nous avons jeté aux chiens toute chance de gagner. Loren s'assit devant une tasse de café et tendit à Pitt un verre de jus d'orange. - Voilà bien le discours le plus long que tu aies jamais prononcé devant moi. Est-ce que tu t'entraînes pour entrer au Sénat ? - Je préférerais me faire arracher les ongles ! D'ailleurs, un Pitt au Capitale, ça suffit, dit-il en faisant allusion à son père, le sénateur George Pitt de Californie. - As-tu vu le sénateur ? - Pas encore, dit Pitt en se servant une autre part d'omelette. Je n'en ai pas encore eu le temps. - Quels sont tes projets ? demanda Loren en plantant un regard spirituel dans les yeux verts de Pitt. - Je vais essayer de travailler un peu sur les voitures et de me la couler douce un jour ou deux. Peut-être que si je peux mettre la Stutz au point à temps, je pourrai m'inscrire aux courses de classiques. - J'ai une meilleure idée, plus amusante que de se couvrir de graisse, dit-elle d'une voix de gorge. Elle se leva, contourna la table et lui prit le bras avec une force surprenante, fl sentit son désir auquel le sien répondit comme un brasier. Il espéra qu'il serait capable d'aller au bout de ce second round. Puis, comme attiré par un aimant, il se laissa mener jusqu'à la chambre. - Pas dans le lit, dit-elle. A moins que tu ne changes les draps ! 27 Hideki Suma sortit de son hélicoptère privé Murmoto à rotor incliné suivi de Moro Kamatori. L'appareil s'était posé sur l'héliport situé à côté d'un immense dôme solaire de plastique de cinquante mètres de haut. Installé au centre d'un parc dense, le dôme recouvrait un 203 vaste atrium abritant le cour d'un projet souterrain portant le nom de « Edo », ainsi que se nommait la ville de Tokyo avant la Restauration des Meiji, en 1868. Premier jalon de la nouvelle frontière souterraine du Japon, Edo City avait été imaginée et construite par Suma pour y rassembler une communauté de recherche scientifique et de réflexion de 60 000 personnes. En forme d'énorme cylindre autour de l'atrium, le complexe circulaire de vingt étages contenait les logements de la communauté scientifique, des bureaux, des bains publics, des salles de conférence, des restaurants, une galerie marchande, une bibliothèque et une force de sécurité forte de mille hommes. Des cylindres souterrains plus petits étaient reliés par des tunnels au centre vital. On y trouvait les équipements de communication, les systèmes de climatisation, de contrôle de température et d'humidité, les centrales électriques et un vaste ensemble d'ordinateurs. Les structures élaborées étaient faites de béton de céramique et s'enfonçaient de 150 mètres dans la roche volcanique. Suma avait mis ce projet au point tout seul, sans que le gouvernement y soit mêlé d'aucune façon. Les lois et interdictions qui auraient pu gêner la construction avaient trouvé une rapide parade grâce à l'immense pouvoir détenu par l'organisation tentaculaire et souterraine de Suma. Lui-même et Kamatori pénétrèrent dans un ascenseur discret qui les amena jusqu'à une suite de bureaux couvrant tout le quatrième étage du cylindre extérieur. Sa secrétaire, Toshie Kudo, l'attendait devant la double porte de son bureau personnel et de son appartement, efficacement gardés. Les trois grandes pièces en enfilade étaient décorées de peintures délicates et de vitrines débordant de précieuses porcelaines et de robes du seizième siècle magnifiquement ornées de brocart, de satin et de crêpe. Des panneaux représentant des paysages de campagne couvraient la plupart des murs, certains représentant des dragons, des léopards, des tigres et des aigles, rappelant les prouesses conjugales de la classe des guerriers. - M. Ashikaga Enshu vous attend, annonça Toshie. 204 - Ce nom ne me dit rien. - M. Enshu est un enquêteur spécialisé dans la recherche d'ouvres d'art dont il négocie l'achat pour ses clients. Il a appelé pour dire qu'il avait découvert une peinture correspondant tout à fait à votre collection. J'ai pris la liberté de lui donner un rendez-vous afin qu'il vous soumette sa trouvaille. - J'ai très peu de temps, dit Suma en regardant sa montre. - Ça ne te fera pas de mal de regarder ce qu'il apporte, Hideki, lui dit Kamatori. Peut-être a-t-il trouvé la peinture que tu cherches. Il fit signe à Toshie. - D'accord, faites-le entrer. Toshie introduisit un petit homme aux cheveux argentés avec de gros sourcils et une épaisse moustache poivre et sel. - Ainsi, vous avez une nouvelle pièce pour ma collection, monsieur Enshu ? - Oui, je l'espère. Je crois que ce que j'ai trouvé vous réjouira beaucoup. Ashikaga salua à son tour et sourit chaleureusement sous son épaisse moustache. - Mettez-le là, sur le présentoir, dans la lumière, indiqua Suma en montrant un chevalet devant une large fenêtre. - Voulez-vous que j'ouvre davantage les volets ? - Oui, merci. Enshu s'occupa des volets puis installa le tableau sur le chevalet mais sans ôter la pièce de soie qui le recouvrait. - Seizième siècle, école de Kang, un Masaki Shimzu. - C'est un paysagiste très admiré, dit Kamatori avec une impatience peu habituelle chez lui. L'un de tes préférés, Hideki ! - Vous saviez que j'adore Shimzu ? demanda Suma à Enshu. - Il est bien connu dans le monde de l'art que vous collectionnez ses ouvres, surtout les paysages représentant nos îles. Suma se tourna vers Toshie. - Combien d'ouvres de lui ai-je dans ma collection ? 205 - Pour le moment, onze sur les treize marines des îles et quatre paysages des monts Hida. - Et celui-ci porterait à douze le nombre de marines ? - Oui. - Voyons un peu quelle marine de Shimzu vous m'avez apportée, dit Suma avec impatience. Ajima ? - Non, Kechi. Suma parut visiblement déçu. - J'espérais que ce serait Ajima. - Je suis désolé, dit Enshu avec un geste défaitiste. L'Ajima, hélas, a été perdu lors de la chute de l'Allemagne. La dernière fois qu'on l'a vue, c'était dans le bureau de notre ambassadeur à Berlin, en mai 1945. - Je suis prêt à vous payer pour que vous continuiez à le chercher. - Merci, dit Enshu en s'inclinant. J'ai déjà des enquêteurs en Europe et aux Etats-Unis pour le retrouver. - Bon, maintenant, dévoilons celui de l'île de Kechi. Avec un geste rond de prestidigitateur, Enshu ôta la pièce de soie, dévoilant une somptueuse vue du ciel à l'encre monochrome sur laquelle des feuilles d'or abondamment répandues mettaient une touche chaude et brillante. - A vous couper le souffle, murmura Toshie, béate d'admiration. - Le plus bel exemple de l'ouvre de Shimzu que j'aie jamais vu, approuva Enshu. - Qu'en penses-tu, Hideki ? demanda Kamatori. - Un chef-d'ouvre, répondit Suma, touché par le génie de l'artiste. C'est incroyable ! Cette vue de haut avec autant de détails ! Et au seizième siècle ! On a l'impression qu'il l'a dessinée du haut d'une montgolfière ! - La légende dit qu'il l'a peinte installé sur un cerf-volant, dit Toshie. - Dessinée depuis un cerf-volant, c'est plus probable, corrigea Enshu. Puis peinte dans son atelier. - Et pourquoi pas ? dit Suma sans quitter le tableau des yeux. Il y a plus de mille ans que notre peuple fabrique et fait voler des cerfs-volants. Vous avez bien 206 travaillé, monsieur Enshu, ajouta-t-il en se tournant vers le négociant. Où l'avez-vous trouvé ? - Chez un banquier de Hong-Kong. Il vendait ses biens et transférait ses affaires en Malaisie avant que les Chinois ne reprennent l'île. Il m'a fallu près d'un an mais j'ai fini par le persuader par téléphone de me le vendre. Je n'ai pas perdu une seconde : j'ai filé à Hong-Kong pour arranger la transaction et je suis revenu avec le tableau. J'arrive directement de l'aéroport. - Combien ? - Cent quarante-cinq millions de yens. Suma se frotta les mains avec satisfaction. - C'est un bon prix. Considérez-le comme vendu. - Merci, monsieur Suma. Vous êtes aimable. Je ne manquerai pas de continuer les recherches pour l'Ajima. Us échangèrent des saluts et Toshie escorta Enshu vers la sortie. Suma reprit son inspection du tableau. ' Les rives semées de roches noires, un petit village avec ses bateaux de pêche, la perspective précise, on aurait dit une photographie aérienne. - Comme c'est étrange, dit-il tranquillement. La seule marine de la collection que je ne possède pas est celle que je désire le plus ! - Si elle existe encore, Enshu la trouvera, le consola Kamatori. Il a l'air tenace. - Je le paierai dix fois le prix de Kechi s'il me trouve l'Ajima. Kamatori s'assit et étira les jambes. - Shimzu n'avait pas idée de ce que deviendrait l'île d'Ajima quand il l'a peinte. Toshie revint et rappela à Suma qu'il avait une réunion aveffM. Yoshishu dix minutes plus tard. - Ce grand et vieux voleur chef des Dragons d'Or ! commenta Kamatori avec un sourire moqueur. Il vient voir à combien se monte sa part de ton empire financier. Suma montra les énormes fenêtres arrondies surmontant l'atrium. - Rien de tout ceci n'aurait été possible sans ce que l'organisation Korori Yoshishu et mon père ont bâti pendant et après la guerre. - Les Dragons d'Or et les autres sociétés secrètes J_ 207 n'ont aucune place dans le Nippon de demain, dit Kama-tori en utilisant le terme traditionnel qui signifie « source du soleil ». - Ils ont peut-être l'air démodé comparés à notre technologie moderne, admit Suma, mais ils occupent une place importante dans notre culture. Mon association avec eux s'est révélée extrêmement utile pour moi, toutes ces années. - Ton pouvoir dépasse de loin tout ce que pourraient t'apporter ces factions fanatiques, les cultes de la personnalité ou ces syndicats de l'ombre, dit Kamatori avec véhémence. Tu as le pouvoir de tirer les ficelles d'un gouvernement composé de marionnettes à ta solde et cependant, tu t'enchaînes à des personnages corrompus de la pègre souterraine ! Si jamais ton appartenance aux Dragons en tant que numéro deux de l'organisation venait à se savoir, ça te coûterait cher ! - Je ne suis enchaîné à personne, expliqua patiemment Suma. Ce que les lois désignent comme activités criminelles est une tradition dans ma famille depuis deux siècles. J'ai respecté le code en suivant les traces de mes ancêtres et en construisant une organisation dont les fondations sont plus fortes que celles de bien des nations du monde. Je n'ai pas honte de mes amis de l'ombre. - Je serais tout de même plus tranquille si tu faisais preuve d'un peu plus de respect pour l'Empereur et si tu suivais les chemins de la morale traditionnelle. - Je suis désolé, Moro. Bien que j'aille prier au mémorial Yasukuni pour la mémoire de mon père, je n'ai aucune envie de vénérer le mythe de l'Empereur-Dieu. Je ne prends pas part non plus aux cérémonies du thé, je ne fréquente pas les geishas, je n'assiste pas aux représentations de Kabuki, ni aux luttes de sumos et je ne crois pas à la supériorité de notre culture. Je ne souscris pas non plus à la nouvelle théorie qui prône que nous sommes supérieurs par nos coutumes, notre intelligence, nos émotions, notre langue et plus particulièrement par la forme de notre cerveau, aux peuples occidentaux. Je refuse de sous-estimer mes concurrents et de me couler au moule national et aux médiations de 208 groupe. Je suis mon propre dieu et ma foi va à l'argent et à la puissance. Est-ce que cela te choque ? Kamatori regarda ses mains, posées à plat sur ses genoux. Il resta silencieux mais ses yeux reflétaient sa tristesse. Finalement, il dit : - Non, cela me rend triste. Je respecte l'Empereur et notre culture traditionnelle. Je crois à mon ascendance divine, je crois que nous-mêmes et nos îles sommes également d'origine divine. Et je crois à la pureté de la race et à son unité spirituelle. Mais je te suis, Hideki, parce que nous sommes de vieux amis et parce qu'en dépit de tes sinistres manouvres, tu as beaucoup contribué à la nouvelle foi nippone d'être la nation la plus puissante de la terre. - J'apprécie ta loyauté à sa juste valeur, Moro, dit honnêtement Suma. Je n'en attendais pas moins d'un homme qui s'enorgueillit de ses ancêtres samouraïs et de ses prouesses au Ka.ta.na. - Le Katana est plus qu'un sabre, c'est l'âme vivante du samouraï, dit Kamatori avec respect. Savoir l'utiliser avec art est divin. S'en servir pour défendre l'Empereur, c'est assurer le repos de son âme au Yasukuni. - Et cependant tu as déjà sorti sa lame pour me défendre quand je te l'ai demandé. Kamatori le regarda fixement. - Je tuerais volontiers en ton nom pour honorer le bien que tu accomplis pour notre peuple. Suma planta son regard dans les yeux sans vie de son tueur à gages, vivante image d'une époque où les guerriers samouraïs tuaient pour ce que leur offrait leur seigneur de sécurité ou de promotion. Il savait aussi, cependant, que la loyauté absolue d'un samouraï pouvait charlger de camp du jour au lendemain. Lorsqu'il parla, ce fut d'une voix ferme et aimable. - Certains chassent les bêtes sauvages avec un arc et des flèches, la plupart avec une arme à feu. Tu es le seul, je crois, Moro, à chasser le gibier humain avec un sabre ! - Vous avez l'air en bonne santé, mon vieil ami ! dit Suma à Korori Yoshishu que Toshie venait de faire entrer dans le bureau. Yoshishu était accompagné de Ichiro Tsuboi, arrivé depuis peu des Etats-Unis après ses 209 discussions avec le sous-comité des membres du Congrès. Le vieil homme, réaliste, sourit à Suma. - Pas bien mais plus âgé. Encore quelques lunes et je dormirai auprès de nos estimés ancêtres. - fl faudra d'abord que passent des centaines de lunes ! - La perspective de quitter ces douleurs que m'inflige mon âge fait de ma mort un événement attendu avec impatience. Toshie ferma la porte et sortit tandis que Suma s'inclinait devant Tsuboi. - Je suis content de vous voir, Ichiro. Bienvenue ici à votre retour de Washington. On m'a dit que vous aviez infligé aux Américains un autre Pearl Harbor ! - Rien d'aussi théâtral, dit Tsuboi. Mais je crois avoir laissé quelques fissures profondes dans les murs de leur Capitule. Connu seulement de quelques privilégiés, Tsuboi était devenu membre des Dragons d'Or à l'âge de quatorze ans. Yoshishu s'était intéressé à l'adolescent et veillait à son avancement au sein de la société secrète. Il lui avait enseigné l'art de la manipulation financière sur une grande échelle. Maintenant président de la Kanoya Securities, Tsuboi veillait personnellement sur les empires financiers de Yoshishu et de Suma et guidait leurs transactions secrètes. - Vous connaissez tous deux mon cher ami et conseiller, Moro Kamatori ? - Un adepte du sabre presque aussi fort que je l'étais dans ma jeunesse, dit Yoshishu en s'inclinant. Kamatori lui rendit son salut profond. - Je suis certain que votre katana est encore plus rapide que le mien. - Je connaissais votre père lorsqu'il enseignait l'art du combat au sabre à l'université, dit Tsuboi. J'étais son plus mauvais élève. Il me conseillait toujours d'acheter un canon et de me mettre à chasser l'éléphant. Suma prit Yoshishu par le bras et le conduisit vers une chaise. L'homme qui avait été autrefois le plus craint du Japon marchait à pas menus et raides mais son visage 210 gardait un sourire de granit et rien n'échappait à son regard. Il s'installa sur une chaise à haut dossier et leva les yeux vers Suma en allant droit au but de sa visite. - Où en est le projet Kaiten ? - Nous avons dix-huit véhicules chargés de bombes en haute mer. Ce sont les derniers. Quatre sont destinés aux Etats-Unis, cinq à l'Union Soviétique et le reste à divers pays d'Eurppe et aux nations du Pacifique. - Combien de temps faut-il pour que tous soient cachés près de leurs cibles ? - Pas plus de trois semaines. A ce moment-là, notre centre de commande s'organisera en fonction des systèmes antidétection et de mise à feu. Yoshishu regarda Suma avec étonnement. - L'explosion imprévue à bord du Divine Star n'a donc pas retardé le projet ? - J'ai heureusement prévu la perte d'un des bateaux due à un orage, une collision ou tout autre accident maritime. J'ai gardé six bombes en réserve. Les trois que nous avons perdues dans l'explosion ont été remplacées. Après installation dans les véhicules, elles ont été envoyées à Veracruz, au Mexique. De là, elles passeront la frontière américaine au Texas et rejoindront l'endroit prévu aux Etats-Unis. - Sais-tu ce qui a pu provoquer l'explosion à bord du Divine Star ? - Non, on n'a pas encore expliqué cette explosion prématurée, avoua Suma. Toutes les précautions possibles avaient été prises. L'une des voitures a dû être secouée par la tempête et abîmer le caisson abritant la bombe. Les radiations ont alors pu fuir et se répandre sur tous lés ponts du navire. L'équipage a dû paniquer et abandonner les lieux. Un bateau norvégien a découvert l'épave et envoyé quelqu'un à son bord. Peu après, le Divine Star a mystérieusement sauté. - Et l'équipage en fuite ? - Aucune trace. Il a disparu pendant la tempête. - Combien de voitures au total sont équipées de notre système ? demanda Yoshishu. Suma se dirigea vers son bureau et pressa un bouton sur un petit boîtier de contrôle. Le mur du fond remonta 211 dans le plafond, laissant apparaître un large écran transparent. Il appuya sur un autre bouton et une image holographique du globe terrestre, vivement colorée, apparut. Suma programma les sites d'explosions et des dizaines de points minuscules de lumière dorée s'allumèrent soudain sur les lieux stratégiques dans près de vingt pays. Alors seulement Suma répondit à la question de Yoshishu. - Cent trente, réparties sur quinze pays. Yoshishu demeura silencieux, regardant les petits rayons lumineux qui clignotaient autour de la pièce avec la rotation du globe, comme des lumières de la boule de miroirs au plafond d'une salle de bal. L'Union Soviétique avait plus de points lumineux que les autres nations car elle représentait pour le Japon une plus grande menace que ses rivaux commerciaux d'Europe et des Etats-Unis. Curieusement, les Cibles ne visaient aucune installation militaire, ni aucune des villes principales. Toutes semblaient émaner de zones désertiques ou peu peuplées, ce qui faisait de la menace de Kaiten un moyen de chantage d'autant plus mystérieux. - L'esprit de votre père doit être fier de vous, dit Yoshishu d'un ton plein de respect. Grâce à votre génie, nous allons pouvoir assumer notre véritable place en tant que puissance mondiale de première importance. Le vingt et unième siècle appartient aux Nippons. L'Amérique et la Russie sont finies. Suma était ravi. - Le projet n'aurait pu être créé sans votre aide, cher vieil ami, et sûrement pas sans le génie financier d'Ichiro Tsuboi. - Vous êtes très aimable, dit Tsuboi en s'inclinant. Le projet machiavélique consistant à rassembler les fonds secrets nécessaires à la construction clandestine d'une usine d'armes nucléaires était un passionnant défi. - Les services de renseignements soviétiques et occidentaux savent que nous en avons la capacité, dit Kama-tori en donnant un tour réaliste à la conversation. - S'ils ne le savaient pas avant l'explosion, dit Suma, maintenant ils le savent. Les Américains nous soupçonnent depuis des années ; mais ils ont été incapables de 212 pénétrer nos barrières de sécurité et de confirmer l'emplacement exact de nos usines. - Il est heureux pour nous que ces imbéciles continuent à chercher horizontalement et non verticalement, ricana Yoshishu. Mais nous devons nous préparer à la probabilité que, tôt ou tard, la CIA ou le KGB trouvent l'endroit. - Probablement plus tôt que plus tard, dit Kamatori. L'un de nos agents secrets m'a informé que, peu de jours après l'explosion du Divine Star, les Américains avaient lancé une opération discrète pour découvrir la part que nous y avions prise. Ils reniflent pour le moment du côté des distributeurs d'automobiles Murmoto. Une ride inquiète apparut sur le front de Yoshishu. - Ils sont forts, les gens des services secrets américains. J'ai bien peur que le projet Kaiten soit en danger. - Nous saurons avant demain ce qu'ils ont découvert, dit Kamatori. Je dois rencontrer notre agent qui revient de Washington. Il prétend avoir des informations toutes récentes. L'inquiétude s'accentua sur le visage de Yoshishu. - Nous ne pouvons permettre que le projet soit menacé avant que le centre de commande ne soit totalement opérationnel. Les conséquences pourraient sonner le glas de notre nouvel empire. - Je suis d'accord, dit Tsuboi. Pendant les trois prochaines semaines, nous serons vulnérables et les ogives mutiles. Une seule fuite et les nations occidentales se ligueront pour nous frapper de tous les côtés, économiquement et militairement. - Ne vous inquiétez pas, les rassura Suma. Leurs agents peuvent tomber sur nos usines de fabrication d'armes nucléaires, mais ils ne découvriront jamais où se trouve le centre vital du projet Kaiten. Pas avant cent ans ! Alors, qu'est-ce que c'est que trois semaines ? - Et même si la chance leur sourit, ajouta Kamatori, ils ne pourront jamais nous maîtriser à temps. Il n'y a qu'une seule entrée et elle est fortifiée par de massives barrières et bien armée. L'installation peut même recevoir une bombe nucléaire et continuer à fonctionner. Un léger sourire apparut sur les lèvres de Suma. - Tout fonctionne à notre avantage. Au plus petit 213 -é. soupçon d'une tentative de pénétration ou d'attaque par des forces spéciales ennemies nous menacerons de faire exploser une ou plusieurs des ogives cachées dans les voitures. Tsuboi ne semblait pas convaincu. - A quoi sert une menace vide ? - Hideki a raison, dit Kamatori. Personne en dehors de cette pièce, pas même les ingénieurs du centre de commande, ne sait qu'il faut encore trois semaines pour que notre plan soit applicable. On peut toujours bluffer les dirigeants occidentaux et leur faire croire que le système est prêt à fonctionner. Yoshishu eut un hochement de tête satisfait. - Alors nous n'avons rien à craindre. - Conclusion garantie, approuva Suma sans hésitation. Nous nous laissons emporter dans un cauchemar qui ne se réalisera jamais. Le silence s'installa dans la pièce richement décorée, chacun étant perdu dans ses pensées. Au bout d'une minute, l'interphone sonna sur le bureau de Suma. Il prit le récepteur et écouta un moment sans parler puis raccrocha. - Ma secrétaire m'informe que le dîner est prêt dans ma salle à manger privée. Je serais très honoré que vous acceptiez de le partager avec moi. Yoshushi se leva péniblement. - J'accepte avec plaisir. Connaissant le superbe talent de votre chef, j'espérais que vous nous le proposeriez. - Avant que nous n'allions dîner, dit Tsuboi, il y a un autre problème. - Vous avez la parole, Ichiro, dit Suma. - Il est évident que nous ne pouvons pas faire exploser une bombe nucléaire chaque fois qu'un gouvernement inamical agite la menace d'une restriction commerciale ou d'une élévation des tarifs douaniers. Il nous faut une alternative moins catastrophique. Suma et Kamatori échangèrent un regard. - Nous avons longuement réfléchi à ce problème, dit Suma et nous pensons que la meilleure solution est l'enlèvement de nos ennemis. 214 - Le terrorisme n'est pas dans notre culture, objecta Tsuboi. - Qu'est-ce que vous pensez de la Fraternité des Fils du Sang, mon fils ? demanda calmement Yoshishu. - Des bouchers fous et fanatiques. Ils égorgent des femmes et des enfants innocents au nom d'un vague dogme révolutionnaire que personne ne comprend. - Peut-être, mais ils sont japonais. - Quelques-uns, oui, mais la plupart sont des ex-Allemands de l'Est informés par le KGB. - On peut les utiliser, dit sèchement Suma. Tsuboi n'était pas convaincu. - Je déconseille vivement toute association avec eux. A la moindre relation suspecte, on lancera des recherches dans les zones que nous n'aurions jamais dû oser occuper. - Hideki ne plaide pas pour l'assassinat, fit remarquer Kamatori. Ce qu'il suggère, c'est que l'enlèvement d'otages sans violences soit organisé par la Fraternité des Fils du Sang. - Ceci est en effet plus intelligent, dit Yoshishu en souriant. Je crois que je comprends. Vous plaidez en faveur d'une prison de soie ? Tsuboi secoua la tête. - Je n'en ai jamais entendu parler. - Depuis les temps les plus anciens, expliqua Yoshishu, quand un shogun ne voulait pas assassiner un de ses ennemis, il le faisait enlever et le plaçait secrètement dans une luxueuse prison en signe de respect. Puis il s'arrangeait pour que l'enlèvement soit reproché à un rival jaloux. - Exactement, approuva Suma. J'ai déjà construit ce genre de repaire sur l'île d'Ajima. Une petite propriété, mais très moderne. - N'est-ce pas un peu risqué ? demanda Tsuboi. - On ne suspecte jamais ce qui est en évidence. Kamatori regarda Tsuboi. - Si vous avez des candidats à l'oubli, vous n'avez qu'à les nommer. Tsuboi baissa les yeux, réfléchissant. - Il y a deux personnes aux Etats-Unis qui nous causent beaucoup d'ennuis. Mais il faudra être extrême- 215 ment prudents. Ils sont membres du Congrès et leur enlèvement déchaînera sans doute une tempête de protestations. - Un kidnapping par la Fraternité des Fils du Sang suivi d'une demande de rançon serait une bonne couverture à leur disparition soudaine, dit Suma aussi tranquillement que s'il parlait du temps. - A qui pensez-vous exactement ? demanda Kama-tori. - A Loren Smith, membre du Congrès, et au sénateur Michael Diaz. - Ah oui ! dit Yoshishu, les deux individus qui font campagne pour le renforcement des barrières douanières contre le Japon ! - Malgré tous mes efforts, ils sont en train de rassembler assez de voix pour obliger les instances législatives des deux chambres à les suivre. Qu'on les élimine et la force qu'ils représentent perdra toute efficacité. - Cela sera considéré comme un énorme outrage par leur gouvernement, prévint Suma. Ça pourrait avoir l'effet contraire. - Nos associations ont acquis suffisamment d'influence sur le Congrès et dirigeront les soupçons vers une conspiration terroriste, insista Tsuboi qui n'avait pas encore digéré le traitement infligé par les sous-comités. Nous avons suffisamment perdu la face devant les politiciens américains. Il est temps qu'ils apprennent que leur pouvoir ne les protège plus du mal. Yoshishu regardait par la fenêtre sans rien dire. Au bout d'un moment, il hocha la tête. - Quelle grande pitié ! dit-il. Suma le regarda. - Qu'est-ce qui est une grande pitié, mon vieil ami ? - Les Etats-Unis d'Amérique, dit doucement le vieil homme. Ils sont comme une belle femme qui se mourrait d'un cancer. 216 28 Martin Showalter était assis dans le métro propre et efficace qui traversait Tokyo. Il ne fit pas semblant de lire un journal mais fixa les autres passagers, « promenant », comme on dit dans la profession, les deux agents des services secrets japonais qui le surveillaient de la voiture suivante. Showalter était sorti de l'ambassade des Etats-Unis après une réunion barbante avec des membres du Congrès à propos du refus des Japonais d'autoriser l'usage d'équipement américain dans la construction d'un nouvel immeuble destiné à une compagnie pétrolière américaine. C'était là un nouvel exemple de barrières protectionnistes alors que les Japonais pouvaient librement entrer aux Etats-Unis et y construire des immeubles avec leurs propres architectes, leurs contremaîtres, leurs matériaux et leurs machines sans rencontrer d'obstacles ni de restrictions gouvernementales. « Renvoyer l'ascenseur » n'est pas une coutume japonaise. Il semblait décidé à regagner le petit appartement que sa femme et ses deux enfants appelaient « la maison » depuis sa nomination au Japon. L'immeuble appartenait au gouvernement américain et abritait la plupart des employés de l'ambassade et leurs familles. Le prix de la construction de ces dix étages avait à peine coûté le tiers du terrain sur lequel ils s'élevaient. Ses suiveurs s'étaient laissé prendre à son trajet routinier qui ne variait jamais, sauf quand û faisait une ou deux heu/es supplémentaires. Il sourit intérieurement lorsqu'arriva la station à laquelle il descendait habituellement et qu'il vit les deux agents se lever et se préparer à descendre. Il s'approcha de la porte en même temps que les autres voyageurs. C'était le plus vieux truc du monde, qui avait été repris dans le film français French Connection. Lorsque la porte s'ouvrit, Showalter descendit de nouveau sur le quai au milieu de la foule et se mit à compter. Il hésita et jeta un coup d'oil discret aux deux agents japonais qui avançaient lentement dans sa direction, à demi cachés par un groupe de voyageurs. 217 A vingt-cinq, il fit demi-tour et remonta dans le wagon. Deux secondes après, la porte se referma et le train se mit en marche. Trop tard, les agents secrets japonais réalisèrent qu'ils avaient été bernés. Ils essayèrent frénétiquement d'ouvrir les portes et de remonter dans le train mais sans succès. Ils sautèrent de nouveau sur le quai tandis que le train prenait de la vitesse et disparaissait dans le tunnel. Showalter était un peu ennuyé d'avoir employé cette ruse. La prochaine fois, ses anges seraient sur leurs gardes et rendraient difficile cette manouvre pour les semer. Il prit une correspondance à l'arrêt suivant et se rendit à Asakusa, un quartier situé au nord-est de Tokyo appelé Shitamachi. Asakusa faisait partie de la vieille cité de Tokyo qui avait su préserver le charme de son passé. Showalter s'assit et étudia ses voisins comme il l'avait fait si souvent. Certains lui rendirent ses regards. Pour eux, tout ce qui ne portait pas des cheveux bruns, raides et épais, des yeux sombres et un teint olivâtre était classé gaijin, littéralement « une personne de l'extérieur ». Showalter pensait que leur ressemblance physique était peut-être à la base de leur unité et de leur conformisme. Cela et l'isolement de leur île natale. Leur société évoluait autour de la famille et pouvait inclure quiconque travaillait autour d'eux. Leur vie n'était qu'une longue suite d'obligations, de consentement de son sort, de travail et de réalisations. Ils acceptaient ce style de vie embrigadée comme si tout ce qui s'en éloignait n'était qu'un gâchis déplorable. Le « melting pot » incohérent des Etats-Unis leur était inconcevable et ne pourrait jamais être toléré au Japon dont les lois sur l'immigration sont les plus dures du monde. Le train s'arrêta à la station Tawaramachi. Showalter descendit et se mêla à la foule qui montait la rue animée de Kappabaschi. Il héla un taxi et passa devant le restaurant bazar qui vendait des répliques en plastique de la nourriture consommée à l'intérieur. Il dirigea le chauffeur vers un carrefour encombré où se mêlaient des boutiques d'artisans, d'anciens temples et de vieilles maisons. 218 II descendit, paya le chauffeur puis emprunta une allée bordée de fleurs jusqu'à une auberge japonaise ryokan. Bien que d'aspect rustique et usé, le ryokan était très propre et joli à l'intérieur. Un membre du personnel l'accueillit à la porte, salua et dit : - Bienvenue au Ritz. - Je croyais être à l'Asakusa Dude Ranch, répondit Showalter. Sans un mot de plus, le garçon aux bras et aux jambes comme des traverses de chemin de fer le conduisit, par un chemin de belles pierres lisses, jusqu'à la salle de réception au plancher de chêne ciré. Là, il lui demanda poliment d'enlever ses chaussures et d'enfiler une paire de chaussons de plastique. Contrairement à ceux, toujours trop petits pour les pieds américains, qu'on lui proposait ailleurs, Showalter eut l'impression que ceux-ci étaient faits sur mesure, ce qui était d'ailleurs le cas puisque le ryokan appartenait secrètement à une agence américaine de renseignements, spécialisée dans les retraites discrètes et sûres. La pièce où fut introduit Showalter avait une porte coulissante en papier shoji qui donnait sur une petite véranda au-dessus d'un jardin bien entretenu. Au centre, une petite cascade égayait le jardin et retombait par des tubes de bambou sur des rochers. Le plancher était recouvert du traditionnel tatami de paille. Il enleva ses chaussons et marcha en chaussettes sur la natte fragile. n ne vit ni chaise ni mobilier mais des coussins par terre dont certains, plus gros, servaient de lit, que les Japonais appellent « futons ». Au centre de la pièce, un petit fourneau au charbon dispensait une chaleur agréable. Showalter se déshabilla et enfila un court kimono de coton léger, le yakata. Puis une servante en kimono le conduisit au bain commun de l'auberge. Il laissa son yakata et sa montre dans un panier d'osier et sans autre protection qu'une très petite serviette de toilette, entra dans le bain fumant. Contournant les bas tabourets de bois, il s'arrêta sous un simple robinet où il se savonna et se rinça. Alors seulement il se laissa glisser lentement dans l'eau chaude de l'énorme bassin de bois. J_ 219 Il aperçut la silhouette d'un homme assis dans l'eau jusqu'à la taille. Showalter le salua. - L'équipe Honda, je suppose ? - La moitié seulement, répondit Roy Orita. Jim Hanamura ne devrait pas tarder. Voulez-vous un saké ? - C'est contraire aux règlements de boire pendant le service, répondit Showalter en s'installant dans l'eau fumante. Mais au diable le règlement, j'ai trop froid. Servez-m'en un double. Orita remplit une petite coupe de céramique et reposa la bouteille sur le bord du bassin. - Comment ça va, à l'ambassade ? - La routine habituelle d'un ministère des Affaires étrangères. Et comment va l'enquête ? Qu'avez-vous glané après les suggestions de l'équipe Lincoln ? demanda-t-il en prenant une gorgée de saké et en le laissant descendre lentement dans sa gorge. - J'ai vérifié les identités des directeurs de Murmoto. Je n'ai pas pu établir de lien direct entre les divers directeurs et les bombes nucléaires. A mon avis, ils ne sont pas dans le coup. Ils n'ont pas la moindre idée de ce qui se passe sous leur nez. - Certains d'entre eux doivent tout de même être au courant. - Deux chefs d'équipe au montage suffisent, répondit en souriant Orita. - Pourquoi deux seulement ? - C'est tout ce dont ils ont besoin. Le chef d'équipe qui surveille l'installation des climatiseurs. Il est habitué à choisir des voitures spécifiques aptes à recevoir les bombes. Et l'inspecteur qui vérifie les véhicules et qui s'assure que les climatiseurs fonctionnent avant l'expédition. Il donne le quitus aux climatiseurs bidons. - Il doit y avoir un troisième homme, dit Showalter. Un agent au département informatique de l'usine qui efface toute trace des voitures piégées, sauf sur le connaissement maritime nécessaire aux opérations douanières d'exportation. - Avez-vous suivi leur trace de l'usine au fournisseur des climatiseurs puis à la finition ? - Jusqu'au fournisseur, oui. Après, la piste disparaît. 220 J'espère la retrouver et remonter jusqu'à la source ces jours-ci. Orita resta un moment silencieux. Un homme sortit du vestiaire et se dirigea vers le bassin. Il était petit, avec des cheveux argentés et une grosse moustache poivre et sel. Il tenait à la main une toute petite serviette de toilette. - Qui diantre êtes-vous ? demanda Showalter, alarmé qu'un étranger ait réussi à pénétrer dans le ryokan. - Je m'appelle Ashikaga Enshu. - Comment ? L'homme les regarda un moment sans répondre. Showalter commença à regarder frénétiquement autour de lui en se demandant pourquoi les sentinelles de garde n'étaient pas là. Puis Orita se mit à rire. - Superbe déguisement, Jim ! Tu nous as fichu une de ces trouilles ! Jim Hanamura retira la perruque argentée, ses épais sourcils et sa moustache. - Pas mal ? Tu parles ! J'ai feinté Hideki Suma et sa secrétaire. Showalter poussa un soupir de soulagement et se trempa dans l'eau jusqu'au menton. - Seigneur ! C'est vrai que vous m'avez fait peur. J'ai cru que vous aviez trompé les gardes et que vous alliez nous donner, Orita et moi. - Ce saké a l'air bon. Il en reste ? Orita lui en versa une coupe. - fl y en a une caisse dans la cuisine... Qu'est-ce que tu viens de dire ? demanda-t-il soudain avec un air de profond étonnement. - Pardon ? - Hideki Suma ? - C'est ma part de l'opération. J'ai trouvé qui dirigeait la Murmoto Automotive and Aircraft Corporation et aussi la Sushimo Steamship Company, caché derrière un tas d'hommes'de paille. Hideki Suma, le magnat super-discret. Et Murmoto et Shushimo ne sont que des gouttes d'eau dans son escarcelle ! Ce type possède plus de propriétés qu'il n'en tiendrait dans tout l'Etat de Californie et dans celui du Nevada réunis. 221 - Est-ce que le bateau qui a sauté, le Divine Star, n'appartenait pas à la Sushimo Steamship ? demanda Showalter. - Si, bien sûr. C'est bien ficelé, non ? D me semble quHideki Suma est mêlé à ce merdier jusqu'au-dessus des oreilles ! - Suma est un homme très puissant, dit Showalter. Sa prospérité repose sur des affaires bizarres et pas très nettes. On dit qu'il dicte ses ordres au Premier ministre Junshiro et que tous les ministres se mettent au garde-à-vous et se disputent à qui se jettera le premier par la fenêtre pour lui. - Tu as vraiment réussi à voir Suma ? demanda Orita, sidéré. - Sans problème. Tu devrais voir ses bureaux et sa secrétaire ! Rien que du premier choix ! - Pourquoi le déguisement ? - Une idée de l'équipe Lincoln. Suma collectionne les peintures du XVIe siècle d'un artiste japonais nommé Masaki Shimzu. Jordan a recruté un faussaire génial pour faire ce que le milieu artistique appelle un « Shimzu inconnu » dont on savait que Suma ne l'avait pas. Ensuite, sous l'apparence du très réputé découvreur d'oeuvres disparues Âshikaga Enshu, je le lui ai vendu. - Bigrement futé, dit Showalter en hochant la tête. Tu as dû étudier l'art japonais ? - En cours accéléré ! dit Hanamura en riant. Suma a sorti toute une théorie sur la façon dont Shimzu peignait les îles depuis une montgolfière. H m'aurait fait mettre en pièces s'il avait su qu'il lâchait cent quarante-cinq millions de yens pour un faux fait à partir d'une photo par satellite. - Tout ça pour quoi ? demanda Orita, le visage curieusement tendu. - Pour truffer son bureau de micros, naturellement ! - Comment se fait-il que je n'aie pas été au courant ? - J'ai pensé qu'il valait mieux que vous ignoriez tous les deux ce que l'autre faisait, répondit Showalter. Ainsi, vous ne pourriez rien révéler d'important si l'un de vous était compromis. - Où as-tu mis les micros ? demanda Orita à son collaborateur. 222 - Deux dans le cadre du tableau, un dans la poignée de la fenêtre et un dans le chevalet qui est devant la fenêtre ; ces deux derniers sont parfaitement alignés avec l'émetteur-relais que j'ai placé dans un arbre, à côté du dôme de l'atrium de la ville. - Qu'arrivera-t-il si Suma a un détecteur de micros ? - J'ai « emprunté » les plans électriques du rez-de-chaussée de son immeuble. Son équipement de détection est de premier ordre mais il ne détectera pas nos micros, fls sont vraiment minuscules. - Je ne comprends pas, dit Orita. - Nos émetteurs et récepteurs ne ressemblent pas aux objets électroniques miniaturisés habituels. En fait, ils ressemblent à des fourmis. Si on les trouve, ou on les ignore ou on les écrase sans rien soupçonner. Showalter eut l'air d'apprécier. - Rudement futé ! - Même nos frères japonais sont loin derrière nous pour la technologie de l'écoute aux portes, dit Hanamura avec un grand sourire. L'émetteur-relais, qui a à peu près la taille d'une balle de golf, envoie toutes les conversations, y compris par téléphone ou interphone, des micros du bureau à l'un de nos satellites qui les renvoie à Mel Palmer et à l'équipe Chrysler à Palau. Orita regarda l'eau sans la voir. - Sommes-nous sûrs qu'ils retransmettent bien les conversations de Suma ? - Le système est parfaitement opérationnel, l'assura Showalter. J'ai contacté Penner avant de venir à cette réunion. D recevait les signaux haut et clair. Un membre de mon équipe, à l'ambassade, est également branché sur le réseau d'écoute de Jim. - J'espère que tu nous préviendras si tu apprends quelque chose d'utile pour nos recherches. - Evidemment, fit Showalter en se versant un autre saké. Si ça peut vous intéresser, il se tenait une conversation bizarre entre Suma et Korori Yoshishu quand j'ai quitté l'ambassade. Dommage que je n'aie pu écouter que les deux premières minutes. - Yoshishu ? s'écria Hanamura. Seigneur ! Ce vieil escroc est donc encore vivant ? 223 - Quatre-vingt-onze ans et plus pourri que jamais, commenta Showalter. - C'est le criminel par excellence de sa génération, expliqua Hanamura. D est personnellement responsable de plus d'un million de morts. Si Yoshishu est derrière Suma et une organisation de bombes nucléaires disséminées dans le monde entier, nous sommes vraiment dans de sales draps. De très, très sales draps. Une heure avant l'aurore, une limousine Murmoto s'arrêta et un homme se détacha de l'ombre et se précipita par la portière ouverte. Puis la voiture repartit lentement par les rues sombres d'Asakusa. - Le bureau de M. Suma est truffé de micros, dit Orita. L'un de nos agents s'est fait passer pour un marchand de tableaux et a dissimulé des micros d'écoute très sophistiqués dans le cadre du tableau, dans le chevalet et dans la poignée servant à remonter les volets de la fenêtre. - En êtes-vous sûr ? demanda Kamatori, sidéré. Le marchand nous a apporté un original de Shimzu. - C'est un faux, peint sur une photo prise par satellite. Kamatori émit un sifflement furieux. - Vous auriez dû me prévenir plus tôt ! - Je ne l'ai appris qu'il y a quelques heures. Kamatori ne dit rien mais regarda le visage d'Orita dans la pénombre de la limousine, comme pour s'assurer qu'il ne rêvait pas. Comme George Furukawa, Ray Orita était une « taupe » du service de renseignements, né aux Etats-Unis de parents japonais et formé par l'école de la CIA. - Il a été dit beaucoup de choses cet après-midi, qui pourraient porter un grave préjudice à M. Suma, dit enfin Kamatori. Vous êtes sûr de ne pas vous tromper ? - Le nom du marchand de tableaux était Ashûcaga Enshu, n'est-ce pas ? Kamatori fut à la fois choqué et mortifié. Son travail consistait à protéger l'organisation de Suma de toute pénétration, fl avait lamentablement échoué et perdu la face. - Oui, Enshu. 224 - Son vrai nom est James Hanamura. C'est l'autre moitié de notre équipe. Notre travail consiste à nous renseigner sur la source des bombes nucléaires. - Qui fait le lien entre les voitures et les bombes ? - Un amateur nommé Dirk Pitt. On l'a emprunté à l'Agence Nationale Marine et Sous-marine. - Est-il dangereux pour nous ? - Il pourrait poser des problèmes, je ne saurais vous le dire. Mais il a la réputation de mener à bien toutes les missions réputées impossibles. Kamatori se cala sur son siège et regarda par la fenêtre ouverte les sombres bâtiments. - Pouvez-vous me donner la liste des agents avec qui vous travaillez et un résumé de leurs activités ? - La liste des noms, oui, dit Orita. Les activités, impossible. Nous travaillons tous séparément. Comme dans le conte, chaque main ignore ce que fait l'autre main. - Tenez-moi au courant du mieux que vous pourrez. - Que pensez-vous faire à propos de Pitt ? Kamatori regarda Orita, du venin dans ses yeux froids. - Si l'occasion s'en présente, tuez-le. 29 Guidé par Loren Smith d'un côté et par Al Giordino de l'autre, Pitt poussa la Stutz le long des rails d'une remorque et Icugara entre une Hispano-Suiza rouge de 1926, grand cabriolet fabriqué en France, et une magnifique Marmon V-16 de 1931. Tendant l'oreille, il écouta le moteur une minute, suivant son régime, satisfait de l'entendre ronronner sans à-coup. Puis il tourna la clef de contact et le laissa se reposer. C'était une journée d'été indien avec un ciel clair et chaud. Pitt portait un pantalon de velours côtelé et un blouson de daim tandis que Loren, en combinaison gris-rosé, était radieuse. 225 Giordino alla garer le camion et sa remorque au parking. Loren, debout sur le marchepied de la Stutz, regardait les centaines de voitures anciennes rangées autour du terrain de course du Virginia Mémorial. Le concours d'élégance, au cours duquel on jugeait l'apparence des voitures, était combiné à une course réservée aux automobiles anciennes, routières et de ville. - Elles sont toutes magnifiques, dit Loren. Et elles n'ont pas l'air si vieilles que ça ! - La compétition sera rude, assura Pitt en levant le capot et en essuyant le moteur. J'aurai de la chance si j'attrape une troisième place dans ma catégorie. - Quand donne-t-on le résultat du concours d'élégance ? - Très prochainement. - Et la course ? - Après le concours. On annonce les gagnants et on distribue les récompenses. - Avec quelle voiture seras-tu en compétition ? - D'après le programme, l'Hispano rouge qui est à côté de la nôtre. Loren regarda le superbe cabriolet construit à Paris. - Crois-tu que tu peux la battre ? - Je ne sais pas. La Stutz a six ans de moins mais l'Hispano a un plus gros moteur et une carrosserie plus légère. - J'ai faim. Quand est-ce qu'on mange ? demanda Giordino revenant du parking. Loren rit, lui posa un baiser léger sur la joue et sortit un panier de pique-nique de la banquette arrière de la Stutz. Us s'assirent sur l'herbe et mangèrent les sandwi-ches qu'elle avait préparés, les arrosant d'une bouteille de Zinfandel « Vallée de la Lune » '. Les juges arrivèrent et examinèrent la voiture de Pitt. On l'inscrivit en classe D, classiques américaines de 1930 à 1941, non décapotables. Après un quart d'heure d'intenses réflexions, ils lui 1.1. Vin de Californie, sec, vignoble de 1896. 226 serrèrent la main et passèrent à la voiture suivante, une berline Lincoln V 12 de 1933. Pitt et ses amis avaient vidé la bouteille de Zinfandel lorsque le haut-parleur annonça les gagnants. La Stutz arrivait troisième derrière un coupé Packard de 1938 et une limousine Lincoln de 1934. Pitt avait perdu un point et demi sur cent parce que l'allume-cigares de la Stutz ne fonctionnait pas et que le système d'échappement différait légèrement du système d'origine. - C'est mieux que ce que j'espérais, dit fièrement Pitt. Je ne croyais pas que nous serions placés. - Félicitations, dit Frank Mancuso. Pitt regarda avec surprise l'ingénieur des mines qui venait d'apparaître. - D'où sors-tu ? - La rumeur publique m'a dit que je te trouverais là, dit chaleureusement Mancuso. Alors je me suis dit que je pourrais venir faire un tour, admirer les voitures et parler un peu boutique avec Al et toi. - Est-ce que nous devons nous remettre au travail ? - Pas tout de suite. Pitt se retourna et présenta Mancuso à Loren. Giordino se contenta d'un signe de tête, ouvrant une nouvelle bouteille et passant un verre de vin au nouveau venu. Les yeux de Mancuso s'emplirent d'admiration à la vue de Loren. Il regarda Pitt avec affection puis dit, montrant à la fois Loren et la Stutz : - Deux beautés classiques ! Tu as du goût, mon vieux ! - Je fais ce que je peux, fit Pitt, faussement modeste. - C'est une sacrée voiture, approuva Mancuso en admirant la ligne de la Stutz. C'est une carrosserie Le Baron, n'est-ce pas ? - Exact. Tu t'y connais, en vieilles voitures ? - Mon frère est un fanatique. J'ai pompé le peu que je sais en l'écoutant parler. Tu ne voudrais pas me faire un petit cours sur cette merveille ? Ds s'excusèrent auprès de Loren qui avait engagé la conversation avec l'épouse du propriétaire de l'Hispano. 227 Puis ils marchèrent un moment parmi les modèles exposés. Giordino s'impatienta. - Qu'est-ce qu'il se passe ? demanda-t-il. - Tu en entendras sans doute parler par l'amiral Sandecker, expliqua Mancuso. L'équipe Mercedes a été mise sur la touche. Ton projet de rassembler tout ce qu'on pourrait trouver du bateau qui transportait les voitures piégées a été annulé. - Y a-t-il une raison particulière ? - Le Président a décidé qu'il valait mieux laisser tomber pour le moment. Trop de problèmes. La propagande soviétique essaie déjà de nous mettre l'explosion sur le dos et il ne se sent pas d'expliquer le pourquoi d'une opération de récupération. D ne peut pas se permettre de parler de votre aventure des « Pâturages détrempés ». Elle était illégale vis-à-vis des lois internationales sur les exploitations minières du fond des mers. - On n'a pris que des échantillons, fit remarquer Pitt sur la défensive. C'était un programme purement expérimental. - Peut-être, mais vous avez fait ça à la barbe du reste du monde. Les nations du tiers-monde, en particulier, feraient un scandale aux Nations Unies si elles pensaient qu'on tente de leur piquer le fromage du fond marin. Pitt s'arrêta et parut étudier une énorme décapotable. - Une Cadillac de tourisme ? - Un phaéton Cadillac V 16, corrigea Pitt. Elle approche le million de dollars aux ventes aux enchères. - Comme les Duesenbergs, acheva Giordino. Pitt se tourna vers Mancuso et lui demanda d'un ton sérieux : - Combien de voitures piégées ont-ils trouvées ? - Jusqu'à présent, six seulement. Stacy et Weather-hill n'ont pas encore fait savoir où ils en sont sur la côte Ouest. - Les Japonais ont dû disséminer toute une flotte de ces machines dans le pays tout entier, dit Pitt. Il faudrait à Jordan une armée pour les retrouver toutes. - Ce ne sont pas les chercheurs qui manquent mais ce qu'il faut, c'est y arriver sans pousser les Japs dans une impasse. S'ils pensent que leur projet est menacé, ils 228 risquent de paniquer et de décider d'en faire sauter quelques-unes à la main. - Ce serait bien que l'équipe Honda pénètre la source et nous rapporte une carte des cibles, dit Giordino. - Ils y travaillent, assura Mancuso. Pitt se pencha pour admirer une tête de coq en cristal de Lalique ornant le radiateur d'une routière Pierce-Arrow. - Et pendant ce temps, nous restons là à nous boucher les oreilles avec nos doigts. - Ne crois pas qu'on t'ait mis hors circuit. Tu en as fait plus dans les quatre premières heures que toute l'équipe en deux jours. On nous appellera quand on aura besoin de nous. - Je n'aime pas attendre qu'il se passe quelque chose sans rien savoir. Giordino quitta les voitures des yeux pour suivre une fille en jupe de cuir qui passait. - Qu'est-ce qui pourrait bien arriver pendant un concours ? dit-il d'une voix rêveuse. Le groupe paraissait mal assorti mais il était là, observateurs sérieux en costume sombre, attaché-case en main, au milieu de la faune décontractée des propriétaires et des spectateurs. Quatre Japonais étudiaient les voitures, griffonnant sur des carnets et donnant l'impression d'un groupe agissant pour un quelconque consortium de collectionneurs de voitures de Tokyo. C'était une bonne couverture. On les regardait, on s'étonnait de leur allure puis on les oubliait sans soupçonner un seul instant qu'il s'agissait d'une équipe très entraînée* d'hommes de main dont les attachés-cases contenaient un arsenal de grenades à gaz et d'armes de combat. L'équipe japonaise n'était pas venue pour admirer les automobiles. Elle était là pour enlever Loren Smith. Ds passèrent au peigne fin les lieux de la course, notant les sorties et la position des gardes armés. Leur chef, dont le visage sombre luisait sous le soleil de midi, nota que la Stutz de Pitt était garée au centre du terrain réservé aux voitures anciennes, ce qui rendait pratique- 229 ment impossible de se saisir de Loren sans déclencher une émeute. D ordonna à ses trois acolytes de retourner à leur longue limousine parquée le long de la piste. Lui resta là, surveillant tous les mouvements de Loren. Il suivit également à distance Pitt, Giordino et Mancuso, cherchant à discerner dans leurs vêtements la bosse révélatrice d'une arme de poing. H ne vit rien de suspect et présuma que les trois hommes n'étaient pas armés. Puis il se promena patiemment, sachant que le bon moment finirait par arriver. Un organisateur vint prévenir Pitt qu'il devait aller se mettre avec sa voiture sur la ligne de départ. Accompagné de ses amis, Pitt traversa la pelouse entre les rangées de voitures et, après avoir passé une grille, arriva sur la piste asphaltée de 1 500 mètres. Giordino releva le capot et jeta un dernier regard au moteur tandis que Mancuso observait. Loren donna un long baiser à Pitt, lui souhaita bonne chance et sauta sur le bord de la piste où elle s'assit sur un muret. Tandis que lUispano-Suiza prenait place à côté, Pitt vint se présenter au chauffeur qui quitta à son tour le volant pour vérifier le verrouillage de son capot. - Je crois que nous allons être ensemble en compétition. Je m'appelle Dirk Pitt. Le chauffeur de lUispano, un homme corpulent aux cheveux grisonnants et à la barbe blanche, tendit la main et planta dans les yeux de Pitt un regard bleu-vert. - Clive Cussler. - Est-ce que nous nous connaissons ? demanda Pitt en le regardant plus attentivement. - C'est possible, dit Cussler en souriant. Votre nom ne m'est pas inconnu mais je ne peux pas me rappeler où j'ai vu votre visage. - Nous nous sommes peut-être croisés dans une réunion ou dans un club ? - Peut-être. - Bonne chance, dit aimablement Pitt. - Bonne chance à vous, répondit Cussler en souriant à son tour. Assis au volant, Pitt vérifia du regard les instruments du tableau de bord puis tourna les yeux vers le starter 230 officiel qui faisait lentement osciller son drapeau vert. Il ne remarqua pas la longue Lincoln blanche qui venait de s'arrêter en contrebas, le long du muret de sécurité, juste derrière Loren. Il ne vit pas non plus l'homme qui en descendit et qui lui dit quelques mots. Giordino concentrait son attention sur la Stutz. Seul Mancuso, un peu en retrait, vit la jeune femme hocher la tête à ce que lui disait l'homme, un Japonais, et l'accompagner vers la limousine. Giordino rabaissa le capot et cria par-dessus le pare-brise : - Aucune fuite d'eau ni d'huile. Ne la pousse pas trop. On a beau avoir refait le moteur, elle a quand même dans les soixante ans. N'oublie pas qu'on ne trouve pas de pièces de Stutz dans les supermarchés... - Je surveille le compte-tours et je reste à bonne distance du rouge, promit Pitt. Où est Loren ? demanda-t-il, s'apercevant soudain de l'absence de la jeune femme. Mancuso se pencha à la portière et montra la Lincoln blanche. - Un homme d'affaires japonais, là-bas, dans la limousine, a demandé à lui parler. Probablement un type à la recherche de bruits de couloirs. - Ça ne lui ressemble pas de manquer le départ de la course. - Je vais garder un oil sur elle, dit Mancuso. Giordino se pencha et saisit Pitt par l'épaule. - Tâche de ne pas manquer un tour. Mancuso et lui reculèrent au bord de la piste tandis que le starter prenait position entre les deux voitures et levait son drapeau. Pitt relâcha l'accélérateur jusqu'à ce que le compte-tours indique mille tours par minute. Son réglage semblait parfait. Il sentit l'instant exact où le starter allait abaisser son drapeau et passa sa vitesse en parfaite synchronisation avec le geste de l'officiel. La Stutz turquoise prit une longueur d'avance sur lUispano rouge. Les huit cylindres de la Stutz avec double arbre à cames en tête avaient quatre pistons par cylindre. Et bien que d'une puissance comparable, les six cylindres de l'Hispano faisaient huit litres contre cinq pour la 231 Stutz. Avec son châssis et sa carrosserie, la grosse voiture de ville rendait deux cents kilos au cabriolet. Les deux conducteurs avaient coupé le clapet permettant à leur système d'échappement de mettre en dérivation le silencieux, et l'empêchant de résonner comme le tonnerre juste derrière les tubulures. Le rugissement qui s'échappa alors des deux vieilles voitures lorsqu'elles accélérèrent mit en joie la foule dans les tribunes. Il y eut des cris et des applaudissements, encourageant les magnifiques mais monstrueuses ouvres d'art roulantes à accélérer encore. Pitt menait encore lorsque le premier tournant se présenta dans un brouillard de gaz d'échappement et une tempête de bruit, fl passa les vitesses aussi doucement que la vieille transmission le lui permit. La première était usée et passait avec un grincement sinistre, la seconde était plus discrète. Si elles avaient eu plus de temps et une ligne droite plus longue, les deux voitures auraient pu atteindre le 160. Mais leur capacité d'accélération ne cassait pas trois pattes à un canard. Pitt gardait un oil inquiet sur le compte-tours en passant la quatrième. Avec un effort, la Stutz atteignit presque les cent kilomètres heure tandis que lUispano la serrait de près, regagnant du terrain au tournant. Sur la ligne droite, l'Hispano roulait à hauteur de la Stutz. Cussler mettait toute la gomme. D poussa la grosse voiture française à ses limites, le bruit du moteur presque noyé par le rugissement du pot d'échappement. La cigogne de métal qui ornait le bouchon du radiateur atteignait déjà la portière arrière de la Stutz. Pitt ne pouvait rien faire de plus. Il maintint les roues avant bien droites, le pied au plancher, et dévora la piste en donnant toute la vitesse dont il disposait. L'aiguille du compte-tours oscillait à un millimètre de la zone rouge, fl n'osa pas pousser le moteur au-delà de ses limites, du moins pas encore. D se cala légèrement tandis que l'Hispano remontait. Pendant un moment, ils roulèrent roue dans roue. Puis la supériorité du couple de l'Hispano parla et elle prit la tête. Le pot d'échappement du gros moteur de huit litres fit un bruit de volcan aux oreilles de Pitt. fl voyait maintenant les feux arrière de l'Hispano qui clignote- 232 raient devant lui lorsque le conducteur appuierait sur le frein. Mais Cussler n'avait aucunement l'intention de freiner. Lui aussi poussait sa voiture au maximum. Lorsqu'ils entamèrent le dernier tour, Pitt se glissa derrière la grosse voiture rouge, se laissant aspirer pendant une centaine de mètres avant de prendre à toute vitesse le virage. Là, comme ils s'approchaient de la ligne d'arrivée, il utilisa les quelques chevaux dont disposait encore la Stutz et se catapulta dans l'intérieur du virage. Grâce à cette puissance supplémentaire et à la force de l'impulsion, il reprit la tête et la garda juste assez longtemps pour passer la ligne d'arrivée en vainqueur. La déesse du soleil qui ornait son bouchon de radiateur était à moins de cinquante centimètres devant la cigogne de l'Hispano. C'était une action grandiose, le genre de finish qui excitait la foule, fl leva la tête, éclata de rire et agita la main vers les gradins. Il était supposé continuer, faire un tour d'honneur mais Giordino et Mancuso sautèrent sur la piste et lui firent signe de s'arrêter, fl vira pour se ranger le long de la piste et arrêta le moteur. Mancuso faisait des gestes hystériques en désignant la Lincoln blanche qui filait vers la sortie. - La limousine ! hurla-t-il en courant. Pitt réagit immédiatement, presque comme un robot, fl ne lui fallut qu'un quart de seconde pour que son esprit quitte la course et enregistre ce que Mancuso essayait de lui dire. - Loren ? cria-t-il. Giordino sauta sur le marchepied de la voiture encore en mouvement. - Je crois que les Japs de la limousine l'ont enlevée, lâcha-t-il. Mancuso les rejoignit, haletant. - Tu es armé ? lui demanda Pitt. - J'ai un Coït 25 automatique dans le holster de ma cheville. - Grimpe ! ordonna Pitt. Al, préviens un garde par radio et alerte la police. Frank et moi essaierons de les rattraper. Giordino fit signe qu'il avait compris et courut vers un garde de sécurité patrouillant au-delà du muret. Pitt 233 remit la Stutz en marche et fonça de la piste au parking, derrière les tribunes. Il savait la Stutz incapable de rattraper la limousine, plus grosse et plus récente, mais sa nature le poussait à croire qu'aucun obstacle n'était jamais insurmontable. fl se cala dans son siège, serra le volant et, le menton volontaire en avant, engagea la poursuite. 30 Pitt fila en vitesse. Les officiels de la course, à la grille, le virent arriver et faire signe aux gens de s'écarter. La Stutz heurta le bord du parking et sortit à quatre-vingts kilomètres à l'heure, vingt secondes derrière la Lincoln blanche. Tant bien que mal, ils s'extirpèrent des voitures garées, Pitt appuyant sans discontinuer sur le klaxon. Heureusement, cette partie du terrain était presque déserte, tous les spectateurs se pressant autour de la piste pour suivre les courses suivantes. Certains regardèrent avec étonnement la Stutz turquoise qui filait vers la rue, ses deux klaxons chromés hurlant devant elle. Pitt était fou de rage. Les chances de rattraper la limousine blanche et de sortir Loren de ce guêpier étaient presque inexistantes. C'était la chasse du désespoir. Comment une voiture de plus de soixante ans pourrait-elle rivaliser avec un véhicule moderne dont le moteur V 8 lui donnait déjà le double de puissance ? Ceci était plus qu'un kidnapping criminel, il le savait. Il craignait fort que les kidnappeurs aient décidé d'éliminer Loren. Pitt serrait le volant à se casser les articulations lorsqu'ils atteignirent l'autoroute. Il y plongea en faisant hurler ses pneus, se faufilant entre les autres voitures pour poursuivre sa chasse. - Ils ont une forte avance, constata Mancuso. - On peut la diminuer, fit Pitt avec détermination. 234 II donna un coup de volant et redressa pour éviter une voiture qui entrait sur l'autoroute par une bretelle. - Jusqu'à ce qu'ils se rendent compte que je les poursuis, reprit Pitt, ils ne dépasseront pas la vitesse limite pour ne pas courir le risque d'être arrêtés par les flics. Le mieux que nous ayons à faire, c'est de ne pas les perdre de vue jusqu'à ce que la police d'Etat les intercepte. La théorie de Pitt semblait bonne. La Stutz commença à gagner du terrain. Mancuso, qui suivait des yeux la limousine, avertit : Ils tournent sur l'autoroute 5 le long de James River. Pitt conduisait avec colère et détermination. La Stutz était dans son élément car la route était droite et les courbes peu accentuées. Il adorait cette vieille voiture, sa mécanique complexe, son style magnifique et son fabuleux moteur. Il poussa la vieille auto autant qu'il le put, conduisant comme un démon. L'allure était trop rapide pour la Stutz mais Pitt lui parlait, ignorant l'expression terrifiée de Mancuso. Et la Stutz répondait. Pour Mancuso, c'était incroyable. Il lui semblait que Pitt poussait physiquement la voiture à atteindre une vitesse sans cesse plus rapide. Il ne quittait pas le compteur des yeux et vit l'aiguille atteindre le 140. Le vieux moteur n'avait jamais été poussé si haut, même dans sa prime jeunesse. Mancuso s'accrocha à la portière tandis que Pitt doublait comme un bolide des voitures et des camions, parfois plusieurs à la fois, si vite que Mancuso se demandait par quel miracle ils ne sortaient pas de la route lorsque les virages étaient serrés. Soudain, un bruit nouveau s'ajouta à celui du moteur. Mancuso leva la tête. - Nous avons un hélicoptère au-dessus de la tête. - Police ? - Pas de marques. On dirait un commercial. - Dommage que nous n'ayons pas de radio. Ils étaient maintenant à deux cents mètres de la limousine quand les Japonais parurent s'apercevoir de la présence de la Stutz. La Lincoln qui emmenait Loren prit alors de la vitesse et disparut au loin. 235 Alors, comme pour ajouter à leur malchance, un fermier conduisant un gros camion Dodge, avec deux fusils sur la galerie arrière, avisa la vieille voiture remontant derrière lui. Il décida de s'amuser à l'empêcher de doubler. Chaque fois que Pitt se mettait au centre de la route pour dépasser le Dodge, le chauffeur aux cheveux graisseux souriait de toutes ses dents manquantes et donnait un coup de volant pour couper la route à la Stutz. Mancuso sortit alors son petit automatique. - Je vais lui en mettre une, à ce clown ! - Laisse-moi d'abord lui faire un peu d'intimidation. Pitt entendait utiliser un vieux truc de pilote de course d'autrefois. Il se faufila à la droite du camion puis recula et se mit de l'autre côté. Il recommença le manège, sans essayer de forcer le passage mais en gardant le contrôle de la situation. Le chauffeur du camion virait d'un côté à l'autre pour empêcher ce qu'il croyait être des tentatives de dépassement. Tenant la Stutz en échec après de nombreux assauts, il tourna la tête dans tous les sens pour voir d'où la vieille voiture viendrait la fois suivante. C'est alors qu'il commit la faute que Pitt attendait. Il se déconcentra dans un virage et glissa sur le gravier. Sa seconde faute fut de redresser trop vite. Le Dodge oscilla puis roula dans le fossé, bouscula des arbres bas et des buissons avant de s'immobiliser sur le toit en écrasant un nid de guêpes. Le fermier n'eut que quelques égratignures mais les guêpes faillirent bien le tuer et il n'eut que le temps de sortir du camion renversé et de se jeter dans un étang proche. - Bien joué ! dit Mancuso en jetant un regard derrière lui. Pitt prit le temps de sourire. - On appelle ça de l'imprudence méthodique. Le sourire s'effaça lorsque, ayant doublé un camion, il vit une remorque renversée sur la partie aveugle d'une courbe. Le camion avait perdu son chargement,, trois fûts de pétrole tombés de la remorque. Un des fûts avait éclaté et répandu son contenu gras sur la chaussée. La limousine blanche avait failli heurter le camion et perdu 236 son adhérence. Elle avait fait trois tours sur elle-même avant que le conducteur ne réussisse à redresser par miracle et à filer à toute vitesse. La Stutz roula sur le bas-côté, les pneus fumant et le soleil se reflétant sur ses ailes polies. Mancuso se prépara à un choc inévitable contre l'arrière du camion. Pitt lutta contre le dérapage sur cent mètres interminables. Finalement les marques noires de ses pneus furent derrière lui. Mais il roulait sur le pétrole, maintenant. Il ne toucha pas aux freins, ne chercha pas à diriger la voiture mais embraya et laissa la Stutz rouler librement et sortir de la nappe glissante. Ensuite il donna un coup de volant et retrouva l'herbe du bas-côté jusqu'à ce que les pneus soient débarrassés de l'huile. Puis il reprit sa chasse à quelques secondes de la Lincoln. Après avoir frôlé l'accident d'aussi près, Mancuso était sidéré que Pitt reprenne sa course comme s'il faisait une promenade dominicale. - Et l'hélicoptère ? demanda-t-il sur le ton de la conversation. Mancuso se pencha en arrière. - Toujours avec nous. Il vole au-dessus et à droite de la limousine. - Quelque chose me dit qu'ils travaillent ensemble. - C'est tout de même bizarre que cet oiseau-là ne porte aucune identification ! - Si jamais ils sont armés, nous risquons de passer un mauvais quart d'heure. - Tu l'as dit ! approuva Mancuso. Mon pistolet à bouchon ne servira pas à grand-chose contre un assaut d'automatiques tiré à la verticale. - Enfin, ils auraient pu nous arroser depuis des kilomètres. - A propos d'arroser..., dit Mancuso en montrant le radiateur. La vieille voiture donnait des signes de fatigue. De la vapeur sortait du radiateur sous les pieds de la déesse du soleil et une fuite d'huile était visible sur les auvents du capot. Lorsque Pitt freina avant de négocier un virage serré, il aurait tout aussi bien pu hisser une voile. La durite s'était échauffée et gravement endommagée. Si 237 les lumières arrière s'allumèrent, la voiture ne ralentit pas. Pitt imaginait Loren attachée et bâillonnée sur la banquette arrière de la limousine. Il se sentit parcouru d'un frisson glacé de peur et d'anxiété. Ceux qui l'avaient enlevée l'avaient peut-être déjà tuée. Il repoussa cette pensée terrible en se disant que les kidnappeurs ne pouvaient se permettre de perdre un pareil otage. Mais s'ils lui faisaient du mal, ils le paieraient. Il se le jura. Conduisant comme un possédé, il se sentait déterminé à sauver Loren. Mettant en ouvre tout ce que pouvait lui suggérer son esprit têtu, il poursuivit la Lincoln, implacablement. - On les rattrape, observa Mancuso. - Ils jouent avec nous, tu veux dire, répondit Pitt en calculant qu'à peine cinquante mètres séparaient la déesse du soleil du pare-choc arrière de la voiture blanche. Ds ont assez de puissance pour nous laisser loin derrière. - Peut-être ont-ils un problème de moteur... - Je ne crois pas. Le chauffeur est un professionnel. Il maintient la même distance entre nous depuis la nappe d'huile. Mancuso regarda sa montre. - Où diable est la police d'Etat ? - Elle bat la campagne environnante. Giordino n'a aucun moyen de savoir quelle direction nous avons prise. - Tu ne peux pas garder cette allure indéfiniment. - Al reniflera notre piste, dit Pitt avec une totale confiance en son vieil ami. Mancuso se fit attentif : un nouveau son venait de s'ajouter aux autres. Il se mit à genoux sur son siège, regarda en arrière au-dessus d'eux et commença à agiter vigoureusement les bras. - Qu'est-ce qui se passe ? demanda Pitt en rétrogradant avant de s'engager dans un tournant puis sur un petit pont enjambant un étroit cours d'eau. Il appuya machinalement sur le frein inutile. - Je crois que la cavalerie est arrivée, cria Mancuso. - Un autre hélicoptère ? demanda Pitt. Peux-tu lire ses marques d'identification ? 238 Les voitures roulaient maintenant dans un paysage de champs cultivés. L'hélicoptère gagna du terrain et se pencha d'un côté. Mancuso put lire l'inscription figurant sous l'engin. - Henrico, Département du shérif du comté ! hurla-t-il pour couvrir le grondement des pales. Puis il reconnut Giordino qui lui faisait de grands signes. Le petit Italien était arrivé, ce n'était pas trop tôt. La Stutz était sur le point de rendre l'âme. Le pilote de l'étrange hélicoptère survolant la limousine vit lui aussi le nouvel arrivant. Il vira soudainement, descendit aussi bas qu'il put et fila vers le nord-est pleins gaz, disparaissant rapidement derrière un rideau d'arbres qui bordaient un champ de maïs. La Lincoln sembla glisser lentement vers le bord de la route. Pitt et Mancuso regardèrent avec une horreur muette la longue voiture blanche se pencher, escalader un petit fossé et s'engager dans le champ de maïs comme pour suivre l'hélicoptère en fuite. Pitt saisit en un coup d'oil le changement de situation. Réagissant instantanément, il tourna le volant et lança la Stutz à la poursuite de la Lincoln. Mancuso, bouche bée, vit la paille drue et sèche du maïs frapper le pare-brise. Instinctivement, il s'enfonça sur son siège et leva les bras au-dessus de sa tête. La Stutz tressauta violemment sur ses vieux ressorts et ses amortisseurs. Le nuage de poussière était si épais que Pitt voyait à peine au-delà de la déesse du soleil et pourtant, son pied ne se fit pas plus léger sur l'accélérateur. Ils passèrent à travers une barrière de fil de fer barbelé, dont un morceau s'enfonça dans la tête de Mancuso. Puis ils furent hors du champ de maïs, presque sur la limousine. Celle-ci se précipita en avant à une vitesse incroyable, directement vers un silo de béton. La Stutz était juste derrière. - Oh ! Mon Dieu ! murmura Mancuso, voyant déjà la sinistre Faucheuse. Malgré l'émotion devant une collision qu'ils étaient impuissants à empêcher, Pitt tourna violemment le volant vers la droite, lançant la Stutz en un mouvement 239 tournant vers le côté opposé au silo et manqua empla-fonner la Lincoln à un mètre près. Il entendit plus qu'il ne vit l'écrasement du métal déchiré suivi de l'éclatement des vitres contre le béton. Un grand nuage de poussière s'éleva à la base du silo et enveloppa la limousine dévastée. Pitt sortit de la Stutz avant même son arrêt complet et courut vers le lieu de l'accident. La peur au ventre, il contourna le silo et s'approcha de la voiture éventrée et tordue. Il était impossible que quelqu'un ait survécu à un pareil choc. Le moteur, en heurtant violemment le mur, avait été repoussé jusqu'au siège avant. Le volant s'était écrasé contre le toit du véhicule. Il n'y avait aucune trace du chauffeur et Pitt pensa que son corps avait dû être projeté de l'autre côté de la voiture. Le côté passager était en accordéon, le toit curieusement transformé en pyramide métallique et les portes enfoncées vers l'intérieur, tellement déformées que seule une scie à métaux industrielle aurait pu les découper. Pitt frappa désespérément les quelques morceaux de vitres encore en place sur une portière et passa la tête à l'intérieur. La voiture était vide. Comme assommé, sans comprendre, il fit le tour du véhicule, cherchant jusqu'en dessous des traces de corps. Il ne trouva rien, pas même une tache de sang ou un morceau de tissu déchiré. Puis il jeta un coup d'oil au tableau de bord éclaté et comprit pourquoi cette voiture fantôme était vide. Il arracha un petit instrument à ses fils électriques et l'étudia attentivement, le visage soudain rouge de colère. Il se tenait encore près de l'épave quand l'hélicoptère se posa. Giordino courut vers Pitt, suivi de Mancuso qui appuyait un mouchoir plein de sang sur une de ses oreilles. - Loren ? demanda Giordino d'une voix inquiète. Pitt secoua la tête et tendit l'étrange instrument à son ami. - On s'est fait avoir comme des bleus. La voiture était un leurre, conduite par un robot électronique depuis l'hélicoptère. Mancuso regarda la limousine d'un air ahuri. - Mais je l'ai vue monter dedans ! bredouilla-t-il. - Moi aussi, assura Giordino en écho. - Pas dans cette voiture, dit calmement Pitt. - Mais nous ne l'avons pas quittée des yeux ! - Il faut croire que si. Réfléchissez bien. Les vingt secondes du départ, quand elle a quitté la piste et qu'elle est passée sous les tribunes jusqu'au parking. C'est à ce moment-là que l'échange a dû se faire. Mancuso retira le mouchoir de son oreille, laissant apparaître une coupure nette au-dessus du lobe. - Ça se tient. Et nous n'avons pas quitté celle-ci des yeux une fois qu'on s'est engagés sur l'autoroute. Mancuso s'effondra soudain, regardant presque en larmes la limousine accidentée. Personne ne bougea et tous gardèrent le silence un long moment. - Nous l'avons perdue, dit enfin Giordino, le visage pâle et la voix brisée. Seigneur, aidez-nous ! Nous l'avons perdue ! Pitt regarda la voiture sans la voir, les poings serrés de colère et de désespoir. - Nous trouverons Loren, dit-il d'une voix vide et glacée. Et ceux qui l'ont enlevée vont le payer cher ! 240 TROISIÈME PARTIE L'île d'Ajima 12 octobre 1993 Bielefeld, Allemagne 31 La matinée d'automne était fraîche, le vent du nord froid et mordant. August Clausen sortit de sa maison de bois et regarda ses prés qui s'étendaient jusqu'aux pentes de la forêt de Teutoberg, près de Bielefeld, au nord de la Westphalie. Sa ferme était dans la vallée. Une rivière sinueuse, qu'il avait récemment endiguée, en marquait la limite. Il boutonna jusqu'au col son lourd manteau de laine, respira profondément et se dirigea vers sa grange. Clausen était un homme robuste, qui venait de fêter ses soixante-quatorze ans et qui abattait encore sa journée de travail du lever au coucher du soleil. La ferme appartenait à sa famille depuis cinq générations. Sa femme et lui-même avaient élevé deux filles qui préféraient vivre en ville, à Bielefeld. A part quelques journaliers pendant la moisson, Clausen et sa femme travaillaient ^euls. D ouvrit les portes de la grange et grimpa sur un gros tracteur. Le solide moteur diesel répondit à la première sollicitation. D passa les vitesses et le mena dans la cour puis, par un chemin de terre poussiéreuse, se dirigea vers les champs, déjà prêts pour les prochaines semailles de printemps. fl avait l'intention, ce jour-là, de combler une petite dépression qui s'était creusée dans l'angle sud-ouest d'un champ planté de laitues. C'était l'une de ces tâches qu'il voulait achever avant l'hiver. La veille, il avait 245 préparé le tracteur sur lequel il avait fixé une petite pelle mécanique pour transporter un monticule de terreau, près d'un vieux bunker de béton datant de la dernière guerre. Une partie des terres de Clausen avait été autrefois un aérodrome réservé aux escadrons de la Luftwaffe. Quand il était rentré chez lui après avoir servi dans les brigades de Panzers, en France et dans la moitié de l'Allemagne, il n'avait trouvé qu'un amas de débris brûlés d'avions et de véhicules militaires éparpillés sur ses champs en friche. D avait gardé ce qui pouvait encore servir et vendu le reste à des ferrailleurs. Le tracteur roulait assez vite. Il avait très peu plu au cours des dernières semaines et le sol était sec. Lee peupliers et les bouleaux montraient des taches dorées qui ressortaient sur le vert fané des feuilles. Clausen s'engagea par une ouverture de la haie et s'arrêta près de la dépression. Il descendit de la grosse machine et étudia de près le sol enfoncé. Curieusement, il lui sembla que la dépression était plus large et plus profonde que la veille. Il se demanda si le sous-sol n'avait pas été sapé en profondeur par la rivière qu'il avait endiguée. Peu probable car le centre du trou paraissait sec. D remonta sur le tracteur, se dirigea vers le terreau près du vieux bunker à demi caché maintenant sous des broussailles et abaissa le godet de sa pelle. Quand il fut plein, il fit demi-tour et approcha de la dépression jusqu'à ce que ses roues avant soient presque au bord. D remonta légèrement le godet afin de le pencher ensuite pour déverser le terreau dans le trou mais l'avant du tracteur commença à basculer. Les roues s'enfonçaient dans le sol. Clausen resta immobile de surprise. Le trou s'effondra et le tracteur plongea dans ce puits de plus en plus large. D poussa un cri d'horreur. La machine disparut dans les ténèbres et lui avec. Terrorisé, il appuya machinalement les pieds sur le métal du plancher et agrippa le volant de toutes ses forces. Le tracteur fit une chute d'au moins douze mètres avant de s'écraser dans une large rivière souterraine. De gros paquets de terre tombèrent dans l'eau, la transformant en un tourbillon de boue bientôt recouvert de nuages de poussière. Le bruit se répercuta 246 sur les lointaines parois invisibles tandis que le tracteur s'enfonçait jusqu'en haut de ses énormes pneus avant de s'immobiliser enfin. Clausen eut le souffle coupé par le choc. Une douleur lancinante lui déchira le dos et il comprit qu'il avait dû s'abîmer une vertèbre. Il s'était probablement aussi cassé deux côtes ou davantage Iqrsque sa poitrine avait heurté le volant. Il se laissa aller un moment, respirant avec difficulté, le cour battant. Abasourdi, il sentait à peine l'eau qui tourbillonnait autour de sa poitrine. Clausen remercia le ciel de ce que le tracteur soit tombé sans se renverser. Si c'avait été le cas, il serait probablement mort écrasé ou coincé puis noyé. Il essaya de comprendre ce qui lui était arrivé. Il regarda le ciel bleu comme s'il pouvait y lire un signe puis scruta l'obscurité qui l'entourait à travers la poussière qui volait encore. Le tracteur était tombé dans une dépression d'argile. Une partie était inondée, l'autre s'élevait au-dessus de l'eau et donnait sur une vaste caverne. Il ne vit aucun signe de stalactites, de stalagmites ni d'aucune autre décoration naturelle. L'entrée de la caverne et la chambre plus large semblaient mesurer six mètres jusqu'au plafond et avoir été creusées par un matériel de carrière. Il essaya de s'extraire douloureusement du tracteur et, mi-rampant, mi-nageant, suivit l'espèce de rampe jusqu'à la partie sèche de la caverne. Ses genoux glissaient sans cesse, ses mains dérapaient sur le revêtement argileux du sol. A quatre pattes, il lutta de son mieux jusqu'à sentir enfin la terre sèche. A bout de forces, il réussit à s'asseoir, se retourna et tenta de voir les renfonpements obscurs de la caverne. n distingua des avions, des douzaines d'avions. Tous rangés en lignes régulières comme pour attendre un escadron de pilotes fantômes. Clausen les reconnaissait. C'étaient les premiers avions à réaction de la Luftwaffe, les Messerschmitt 262 Schwalbes (moineaux). Ils étaient là comme des spectres gris-vert et, bien que négligés depuis cinquante ans, paraissaient en excellent état. Seule une légère corrosion sur les surfaces d'aluminium et les pneus à plat témoignaient de leur long abandon. La base aérienne cachée avait dû être évacuée 247 et toutes les issues bouchées avant l'arrivée des armées alliées. Et maintenant, personne ne se rappelait son existence. Ses blessures oubliées temporairement, Clausen chemina avec révérence entre les avions, pénétra dans leurs cockpits et inspecta les zones du « hangar » destinées aux réparations et à l'entretien. Ses yeux s'étaient habitués à l'obscurité relative et il fut impressionné de l'ordre qui régnait dans ce lieu, n ne trouva aucun signe d'un départ précipité. Il eut même l'impression que les pilotes et les mécaniciens se tenaient au garde-à-vous dans le champ au-dessus et s'attendait à les voir entrer d'une minute à l'autre. Il était en plein rêve lorsqu'il comprit soudain que tous ces appareils de guerre étaient dans sa propriété, ou du moins en dessous et par conséquent lui appartenaient. La valeur de ces avions pour des collectionneurs et des musées devait atteindre des millions de deutsche marks. Clausen revint au bord de la mare souterraine. Le tracteur faisait peine à voir avec juste son volant et le haut de ses pneus à la surface de l'eau. A nouveau il regarda le ciel par le trou. Il n'avait aucun moyen de remonter. L'ouverture était trop haute et les parois trop raides. Mais il n'était pas le moins du monde inquiet. Sa femme le chercherait sans doute et alerterait les voisins lorsqu'elle le découvrirait debout au fond de ce trou, ravi du trésor qu'il venait de trouver. Il avait dû y avoir autrefois une génératrice quelque part, pour fournir la lumière électrique. Il décida de la chercher. Peut-être même réussirait-il à la mettre en marche et à illuminer la caverne. Il regarda sa montre et pensa que sa femme ne se mettrait pas à sa recherche avant quatre bonnes heures. El hésita, regarda pensivement l'extrémité la plus éloignée de la caverne qui descendait en pente douce vers la mare dangereuse et se demanda si une autre caverne n'attendait pas d'être découverte là-bas, dans l'obscurité, au-delà des eaux profondes. 32 - Si les gens savaient ce qui se fait derrière leur dos, ils mettraient le feu à Washington, dit Sandecker tandis que déniait le paysage de campagne virginienne par les fenêtres du centre de commandement mobile aménagé dans un autocar aux couleurs d'une ligne nationale connue. - Nous sommes en guerre jusqu'au-dessus des oreilles, répondit le directeur adjoint de l'équipe MAIT, Donald Kem. Et personne 4'autre que nous ne le sait. - Vous avez raison en ce qui concerne la guerre, ajouta Pitt en contemplant le verre d'eau minérale qu'il tenait à la main. Je n'arrive pas à croire que ces types aient eu le culot d'enlever Loren et le sénateur Diaz le même jour ! - Le sénateur est sorti de son chalet de pêche à six heures ce matin, dit Kern. Il a traversé à la rame un lac à peine plus grand qu'un étang et a disparu. - Comment savez-vous qu'il ne s'est pas noyé accidentellement ou suicidé ? - Parce qu'on n'a pas retrouvé son corps. - Vous avez pu draguer tout le lac depuis ce matin ? demanda Pitt d'un ton sceptique. - Ça, c'est un moyen primitif. Nous avons mis notre tout dernier satellite espion sur cette recherche. Aucun corps sur ou sous la surface. - Votre technologie est-elle vraiment capable de déceler quelque chose d'aussi petit qu'un corps sous l'eau depuis l'espace ? - Oubliez que je vous l'ai dit, répondit Kern avec une grimace. Mais croyez-moi sur parole : une autre équipe de professionnels japonais a enlevé Diaz en plein jour avec son bateau et son moteur hors bord et ils l'ont fait au nez et à la barbe de cinq autres pêcheurs qui jurent n'avoir rien vu. - Mais il y a bien eu des témoins de l'enlèvement de Loren. - Al et Frank, oui, qui ont deviné ce qui se passait, c'est vrai. Mais les spectateurs des tribunes étaient tous concentrés sur les courses. Si l'un d'eux avait regardé 248 249 1 par hasard en direction de Loren à ce moment-là, tout ce qu'il aurait vu, c'est une femme pénétrant dans une limousine de son plein gré. - Ce qui a perturbé le projet bien préparé des kidnappeurs, dit Sandecker, c'est que vous saviez qu'on l'enlevait et que vous les avez pris en chasse. Votre action immédiate confirme le lien des Japonais avec l'enlèvement du sénateur Diaz. - Celui qui a mis au point les deux complots séparés est rudement fort ! admit Kern. Trop fort pour n'être qu'un adepte de la Fraternité des Fils du Sang. - L'organisation terroriste ? s'étonna Pitt. Ils sont dans le coup ? - C'est ce qu'ils souhaitent nous faire croire. Le FBI a reçu un appel téléphonique de quelqu'un prétendant en être membre et revendiquant l'enlèvement. C'est un leurre Nous avons lu dans leur jeu en moins d'une minute. - Et que savez-vous de l'hélicoptère qui contrôlait la voiture par radio ? Avez-vous retrouvé sa trace ? - Jusqu'à Hampton Road. Là, il a explosé en l'air et est tombé à l'eau. Une équipe de sauvetage de la Navy est en train de plonger en ce moment même. - Une bouteille de scotch qu'ils ne trouveront pas de corps ! Kern lança à Pitt un regard amusé. - Un pari que vous gagnerez probablement. - Aucune trace de la voiture qui nous a échappé ? - Pas encore, dit Kern. Elle a probablement été cachée et abandonnée après qu'ils ont transféré Mme Smith dans un autre véhicule. - Qui est chargé de la recherche ? - Le FBI. Leurs meilleurs agents sont déjà formés en équipes de recherche et rassemblent toutes les données connues. - Pensez-vous qu'il y ait un lien entre ceci et notre recherche des voitures piégées ? demanda Giordino que Kern et Sandecker avaient ramené en même temps que Pitt et Mancuso du lieu de l'accident. - Il est possible que ce soit une façon de nous prévenir de laisser tomber les recherches, admit Kern. Mais à notre avis, ils voulaient surtout arrêter les travaux du 250 comité de recherches du Sénat et éliminer les- législateurs qui tentent de faire voter une loi contre les investisseurs japonais aux Etats-Unis. Sandecker alluma un de ses cigares de luxe. - Le Président est dans de sales draps. Tant qu'il y a une chance que Smith et Diaz soient vivants, il ne peut laisser les médias avoir vent de l'enlèvement. Die.u sait ce qui se déchaînerait si le Congrès et l'opinion publique l'apprenaient. - Autrement dit, ils nous tiennent ! dit Kern. - Si ce n'est pas la Fraternité des Fils du Sang, alors qui ? demanda Giordino en allumant à son tour un cigare pris dans les réserves de Sandecker à Washington. - Il n'y a que le gouvernement japonais pour mettre au point une opération de kidnapping aussi compliquée, soupira Pitt. - D'après ce que nous avons pu déterminer, dit Kern, le Premier ministre Junshiro et son cabinet ne sont pas directement impliqués. Il est possible qu'ils ne soient même pas au courant de ce qui se trame derrière leur dos. Ce n'est pas un fait exceptionnel chez les hommes politiques japonais. Nous supposons qu'une organisation extrêmement secrète, composée de très riches industriels ultra-nationalistes et de leaders de la pègre, est décidée à étendre et à protéger l'empire économique en pleine expansion en même temps que ses intérêts propres. Nos meilleurs agents de renseignements, entre autres l'équipe Honda, et d'autres sources aboutissent à une sorte de sale type du nom de Hideki Suma, qui a une immense influence. Showalter est certain que ce Suma est le pivot de cette histoire de voitures piégées. - Un très vilain monsieur, confirma Sandecker. Un esprit sufttil, terre à terre, brillant organisateur, il tire les ficelles de la politique japonaise depuis trente ans. - Et son père les a tirées trente ans avant lui, ajouta Kern. Frank que voici est un expert en ce qui concerne les Suma. Il a rassemblé un énorme dossier sur la famille. Mancuso était assis sur une chaise pivotante et buvait une bière sans alcool, puisque l'alcool était interdit à bord du bus de commandement de l'Agence Nationale de Sécurité. Il leva les yeux. 251 - Suma père ou Suma fils ? Que voulez-vous savoir ? - Un bref historique de leur organisation, dit Kern. Mancuso but une gorgée de bière et regarda le plafond en rassemblant ses idées. Puis il commença comme s'il racontait un livre en classe de lettres. - Pendant la conquête japonaise de la Deuxième Guerre mondiale, leurs armées ont confisqué un immense, un gigantesque butin aux ordres religieux, aux banquiers, aux sociétés d'affaires et tous les trésors des gouvernements battus. Ce qui avait commencé comme un ruisseau, en Mandchourie et en Corée, devint un torrent furieux en Chine et dans toute l'Asie du Sud-Est, en Malaisie, à Singapour et dans les Indes néerlandaises. Même les Philippins tombèrent devant les manouvres de l'Empire du Soleil levant. Le total de l'or, des pierres précieuses et des ouvres d'art volés ne peut faire l'objet que de suppositions, mais les estimations tournent autour de deux cents milliards, je répète : deux cents milliards de dollars au cours actuel. - Inimaginable ! dit Sandecker. - On a chiffré plus de sept mille tonnes rien que pour les lingots d'or. - Et tout est allé au Japon ? demanda Giordino. - Jusqu'en 1943, oui. Après ça, les bâtiments de guerre américains, et surtout nos sous-marins, ont interrompu le trafic. Les dossiers indiquent que plus de la moitié du butin total a été envoyé aux Philippines pour inventaire et envoi ultérieur vers Tokyo. Mais vers la fin de la guerre, tout cela a été enterré secrètement un peu partout dans les îles et connu sous le nom de « l'or de Yamashita ». - Et où est-ce que les Suma entrent en scène ? - J'y arrive. Les sociétés japonaises de l'ombre suivirent de près les troupes d'Occupation et se servirent copieusement dans les dépôts bancaires, les trésors nationaux et les richesses des citoyens privés, tout cela au nom de l'Empereur. Deux petits agents d'une organisation criminelle connue sous le nom de Ciel Noir, qui dominait la pègre japonaise au début du siècle, désertèrent et lancèrent leur propre organisation qu'ils baptisèrent les « Dragons d'Or ». L'un s'appelait Korori Yoshishu, l'autre Koda Suma. 252 - Et Koda était le père de Hideki, conclut Sandecker. - Oui. Yoshishu était le fils d'un charpentier de l'un des temples de Kyoto. Son père l'a jeté dehors alors qu'il n'avait que dix ans. H s'est affilié au Ciel Noir et, peu à peu, a pris du galon. En 1927, il avait alors dix-huit ans, ses patrons se sont débrouillés pour qu'il soit incorporé dans l'armée où il sut habilement se faire valoir et obtint le grade de capitaine au moment où l'armée impériale faisait main basse sur la Mandchourie. D mit au point un trafic d'héroïne qui rapporta au gang des millions de dollars, qu'ils partagèrent avec l'armée. - Attends ! interrompit Giordino. Est-ce que tu veux dire que l'armée japonaise a fait du trafic de drogue ? - Us avaient mis au point un système qui ferait pâlir d'envie le cartel de Colombie ! répondit Mancuso. En accord avec les chefs de gangs, les militaires s'occupaient de trafic d'opium et d'héroïne, obligeaient les citoyens à participer à des loteries truquées, à jouer dans des maisons de jeu et contrôlaient la vente des biens au marché noir. Le bus s'était arrêté à un feu rouge et Pitt regarda un conducteur de camion qui tentait en vain de distinguer l'intérieur de leur bus par les vitres teintées. Mais Pitt regardait sans voir et son esprit suivait chaque parole de Mancuso. - Koda Suma avait le même âge que Yoshishu. Il était le fils aîné d'un marin de la Marine impériale. Son père le força à s'enrôler mais il déserta et fut recruté par les émeutiers du Ciel Noir. A peu près à la même époque où ils inscrivirent Yoshishu dans l'armée, le gang se débrouilla pour faire disparaître toute trace de la désertion de Suma dans les dossiers et lui firent réintégrer la Marine fnais, cette fois, comme officier. Dispensant faveurs et argent où il le fallait, il devint lui aussi capitaine. Et comme ils étaient tous deux affiliés à la même organisation criminelle, il était naturel qu'ils en viennent à travailler ensemble. Yoshishu coordonnait les opérations concernant l'héroïne tandis que Suma s'occupait de rassembler le butin et de le faire transporter sur les vaisseaux de l'Empereur. - Du vol à main armée plus fort que tous les vols à main armée de la terre ! observa Giordino. 253 - On ne saura jamais complètement tout ce qu'a pu faire le réseau. - Ont-ils fait davantage que les Nazis en Europe ? demanda Pitt en ouvrant une nouvelle bouteille d'eau minérale. - Et comment ! répondit Mancuso. Alors, comme aujourd'hui, les Japonais s'intéressaient surtout au côté économique de la chose, l'or, les pierres précieuses, les monnaies fortes, tandis que les Nazis dérobaient surtout les ouvres d'art, les sculptures, les pièces rares. Suivant les forces japonaises en Chine et dans le reste de l'Asie du Sud-Est, Yoshishu et Suma démontrèrent leur maestria en matière criminelle. Comme les personnages du livre de Heller, Catch 22, ils firent des affaires très prospères pour eux avec leurs ennemis. Ils vendirent des objets de luxe et du matériel militaire à Chang Kai Chek, devinrent même très copains avec le généralissime, ce qui leur rapporta gros lorsque les Communistes déferlèrent sur la Chine et plus tard, quand le gouvernement chinois se replia sur Formose, maintenant Taiwan. Ils achetèrent, vendirent, pillèrent, firent de la contrebande et des extorsions, assassinèrent aussi, sur une échelle inimaginable, saignant à blanc chaque pays qui leur tombait sous la main. Il va sans dire que Yoshishu et Suma marchèrent au « un pour toi, deux pour moi » quand on fit l'inventaire du butin et qu'il fallut le partager avec les forces impériales. Pitt se leva et s'étira, ses mains touchant le toit du car. - Et quelle quantité du butin total a vraiment atteint le Japon ? - Un petit pourcentage, qui est allé au trésor de guerre impérial. Tout ce qui était facilement transportable comme les pierres précieuses et le platine, Suma et Yoshishu se débrouillèrent pour l'introduire en douce à Tokyo à bord de sous-marins et le cacher dans une ferme, à la campagne. Le plus gros des barres d'or resta sur l'île principale de Luzon. Il fut caché dans des kilomètres de galeries creusées par des milliers de prisonniers de guerre alors utilisés comme des esclaves et qui moururent à la tâche ou furent exécutés afin que rien ne transpire des cachettes. L'idée était de revenir chercher tout cela après la guerre. J'ai moi-même creusé un 254 tunnel à Corregidor mais je n'y ai trouvé que les os des trois cents prisonniers qu'on avait enterrés vivants. - Comment se fait-il que tout cela n'ait jamais été rendu public ? demanda Pitt. - Je ne sais pas, répondit Mancuso en haussant les épaules. Ce n'est que quarante ans plus tard que l'on commença à parler d'actes barbares dans quelques livres. Mais alors, la marche de Bataan et les armées de soldats américains, anglais et philippins qui sont morts dans les camps de prisonniers ne disaient plus grand-chose à la mémoire des hommes. - Les Allemands sont encore hantés par l'holocauste, dit Pitt, mais les Japonais n'ont jamais vraiment été à l'index pour leurs atrocités. - Est-ce que les Japs ont récupéré leurs trésors après la guerre ? demanda Giordino. - Une partie a été raflée par des sociétés de construction japonaises qui prétendirent aider les Philippins à se relever des dommages de la guerre en lançant des projets de reconstruction industrielle. Bien entendu, ces bâtiments devaient être construits au-dessus des endroits où l'or était caché. Une partie fut découverte et volée par Ferdinand Marcos qui expédia plusieurs centaines de tonnes d'or à l'étranger et le convertit certainement en monnaie sonnante et trébuchante sur les marchés mondiaux des lingots. Enfin, une bonne partie a été récupérée par Suma et Yoshishu vingt ans plus tard. Je dirais qu'à peu près soixante-dix pour cent du butin total est encore enfoui quelque part et ne sera sans doute jamais retrouvé. - Et que sont devenus Suma et Yoshishu après la guerre ? demanda Pitt. - Pas fous, les cochons ! Ils ont lu dans leurs feuilles de thé dès 1943 que la défaite était inévitable et ont commencé à faire des projets pour survivre en grand style jusqu'à la fin des événements. Peu enclins à mourir au combat lorsque MacArthur a repris Luzon ni à se faire hara-kiri pour laver l'humiliation de la défaite, Suma se fit attribuer un sous-marin. Puis, se servant généreusement sur la part qui devait revenir à l'Empereur, ils filèrent à Valparaiso, au Chili, où ils vécurent comme des pachas pendant cinq ans. Lorsque Mac-255 Arthur fut bien occupé par la guerre de Corée, les maîtres voleurs rentrèrent chez eux pour se transformer en maîtres organisateurs. Suma employa son génie à organiser les intrigues économiques et politiques tandis que Yoshishu renforça son empire sur la pègre et la nouvelle génération de vendeurs de voitures asiatiques. En dix ans, ils étaient les plus puissants courtiers d'Extrême-Orient. - Deux vrais petits anges ! marmonna Giordino. - Koda Suma mourut d'un cancer en 1973, continua Mancuso. Comme un vrai gangster du Chicago de la Prohibition, le fils de Suma, Hideki, accepta de partager l'immense organisation en divers secteurs d'activité. Yoshishu dirigea la partie criminelle tandis que Hideki construisit les bases de sa puissance sur le gouvernement et l'industrie. Le vieux filou s'est pratiquement mis au vert mais il garde des oufs dans plusieurs paniers. C'est toujours lui le chef des principaux criminels des Dragons d'Or et, de temps en temps, il participe à une opération avec Suma. - Selon l'équipe Honda, ajouta Kern, Suma et Yoshishu ont additionné leurs forces pour construire l'usine d'armements et le projet Kaiten. - Le projet Kaiten ? demanda Pitt. - C'est leur nom de code pour l'opération des voitures piégées. Traduit littéralement, cela signifie « un changement de ciel ». Mais pour un Japonais, le sens est plus large, c'est « un nouveau jour est arrivé, un grand changement ». - Mais le Japon clame son horreur des armes nucléaires, dit Pitt. Il paraît quand même curieux que Suma et Yoshishu puissent construire une usine de bombes nucléaires sans quelques appuis au sein du gouvernement et en tout cas sans qu'il le sache. - Ce ne sont pas les politiciens qui gouvernent le Japon. Les rênes sont entre les mains des décideurs de l'ombre, cachés derrière les fonctionnaires. Lorsque le Japon a construit un surgénérateur à neutrons rapides, tout le monde l'a su. Mais ce que tout le monde n'a pas su, en revanche, c'est que non content d'être une source de courant, le réacteur fabrique aussi du plutonium et change le lithium en tritium, qui sont les deux éléments 256 essentiels à la fabrication d'armes thermonucléaires. A mon avis, le Premier ministre Junshiro a secrètement donné sa bénédiction à l'arsenal nucléaire, même s'il n'était pas très chaud à cause du risque de réactions négatives du peuple. Mais je suis presque sûr qu'on l'a laissé dans l'ignorance du projet Kaiten. - On peut dire qu'ils ne gouvernent pas comme nous, dit Sandecker. - L'équipe Honda a-t-elle pu localiser l'usine d'arme-ments ? demanda Pitt à Kern. - Ils ont pu déterminer qu'elle est dans un rayon de soixante kilomètres carrés de la cité souterraine d'Edo. - Et ils ne l'ont pas trouvée ? - Jim Hanamura pense que, de la ville, partent de longs tunnels qui la relient à l'usine. Aucune construction, aucune route en surface pour donner la plus vague indication. Des marchandises de toutes sortes entrent dans la ville pour les milliers de gens qui vivent et travaillent à Edo et il faut bien sortir les ordures et les déchets. De sorte qu'on peut entrer et sortir en douce n'importe quel équipement nucléaire. - A-t-on une piste pour situer le commandement de mise à feu ? demanda Giordino. - Le Centre du Dragon ? - Est-ce ainsi qu'ils l'appellent ? - Ils ont des noms pour tout, dit Kern. Non, rien de solide. Le dernier rapport d'Hanamura disait qu'il était sur une piste en relation avec une peinture. - C'est clair comme de l'eau de roche ! grogna Giordino. La porte d'un minuscule compartiment s'ouvrit à l'arrière du bus et un homme en sortit. Il tendit trois feuilles de*papier à Kern. Celui-ci commença à les lire et pâlit. Arrivé au bas de la troisième page, il serra l'accoudoir à se briser les articulations. - Oh ! Mon Dieu ! - Qu'est-ce qu'il y a ? demandant Sandecker en se penchant vers lui. - C'est un rapport de Mel Penner à Palau. Il dit que Marvin Showalter a été enlevé au moment où il allait entrer à l'ambassade. Un couple de touristes américains disent avoir vu deux hommes japonais pénétrer dans la 257 voiture de Showalter alors qu'il s'était arrêté à cause d'un camion qui avait calé, presque devant l'ambassade. Les deux touristes n'en ont parlé aux employés de l'ambassade que parce qu'ils avaient remarqué la plaque américaine et la surprise du conducteur quand les intrus ont pénétré dans son véhicule. Ils n'ont rien vu d'autre car un autocar de tourisme passant devant eux leur a caché la voiture un moment. Quand ils ont pu à nouveau voir la rue, le véhicule de Showalter avait disparu dans la circulation. - Continuez ! - Jim Hanamura est en retard pour faire son rapport. Dans le dernier qu'il ait fait à Fermer, Jim disait qu'il avait eu confirmation du lieu où se trouvait l'usine d'armements, à cent cinquante mètres au-dessous du sol. La zone principale d'assemblage est reliée à Edo City, quatre kilomètres plus au nord, par une sorte de train électrique qui dessert aussi, par une série de tunnels, les arsenaux, les dépôts d'ordure et les bureaux d'études. - Y a-t-il autre chose ? insista Sandecker. - Hanamura disait qu'il suivait une piste très sérieuse qui allait le mener jusqu'au Centre du Dragon. C'est tout. - Et Orita ? - Il en dit à peine deux mots. - A-t-il disparu lui aussi ? - Non, Penner ne dit pas cela. H dit seulement qu'Orita a insisté pour rester dans son coin à réfléchir jusqu'à ce qu'il ait une idée claire de l'ensemble. - Je dirais que le match est à l'avantage des visiteurs par trois à un, dit Pitt avec philosophie. Ils ont pris deux membres du gouvernement, mis à genoux les équipes Honda et Cadillac et enfin, mais c'est le pire, ils savent ce que nous cherchons et d'où nous venons. - Suma a tous les atouts en main, reconnut Kern. Il vaudrait mieux que je prévienne Jordan tout de suite afin qu'il mette le Président en garde. Pitt s'appuya au dossier du fauteuil et regarda froidement Kern. - Pourquoi vous donner cette peine ? - Que voulez-vous dire ? - Je ne vois pas de raison de paniquer. - Il faut alerter le Président. Non seulement nous avons sur les bras une menace de chantage à la bombe nucléaire mais une demande de rançon politique pour Diaz et Smith peut nous tomber dessus d'une minute à l'autre. - Sûrement pas. Pas encore, en tout cas. - Comment le savez-vous ? demanda Kern. - Quelque chose empêche Suma d'agir. Il a toute une flotte de voitures piégées cachées quelque part. Il lui suffit d'en promener une dans les rues de Manhattan ou de Los Angeles pour flanquer la trouille de leur vie aux Américains et à la Maison Blanche. Il tient le gouvernement dans le creux de sa main. Mais que fait-il ? Il joue au kidnappeur minable. Non, je suis désolé, quelque chose ne colle pas. Suma n'est pas prêt pour le soir de la grande première. Moi, je dis qu'il patine. - Je crois que Dirk tient là quelque chose, dit Man-cuso. Il est possible que les agents de Suma aient installé les voitures piégées aux endroits stratégiques avant qu'ils aient eu le temps de mettre au point le PC de commandement. - Ça se tient, confirma Sandecker. Nous avons peut-être encore le temps d'envoyer une nouvelle équipe le trouver et le neutraliser. - Pour le moment, tout repose sur Hanamura, dit Kern avec une certaine angoisse. Espérons qu'il a bien déterré le Centre du Dragon. Mais il faut aussi envisager l'éventualité de sa mort ou de sa capture par les sbires de Suma. Tous se turent et regardèrent défiler le paysage de Virginie par les fenêtres du car. Les feuiDes des arbres luisaient^omme de l'or sous les derniers feux du soleil d'automne. Les quelques passants ne prêtaient aucune attention au car. Ceux qui auraient pris la peine de lire l'inscription au-dessus du pare-brise auraient seulement pensé qu'il s'agissait d'un groupe de touristes visitant les champs de bataille de la guerre de Sécession. Enfin, Sandecker exprima ce que chacun pensait secrètement. - Si seulement nous savions quelle piste suivait Hanamura ! 258 259 33 Au même moment, de l'autre côté du monde, Jim Hanamura aurait bien donné sa nouvelle Corvette et sa chaîne haute fidélité Redondo Beach pour être assis à la place de n'importe lequel des voyageurs du car en Virginie. La pluie froide de la nuit trempait ses vêtements et sa peau. Il était couvert de boue et de feuilles pourrissantes au fond d'un fossé. Les forces de police et de sécurité qui le cherchaient et ratissaient la zone avaient quitté le coin dix minutes auparavant mais il restait là, dans la vase, essayant de réfléchir à un plan d'action. Il roula péniblement sur son coude valide et regarda de l'autre côté de la route. Le seul signe de vie était un homme dans le garage d'une petite maison, penché sous le capot ouvert d'une camionnette. Il se laissa retomber et s'évanouit pour la troisième fois depuis qu'on lui avait tiré dessus alors qu'il s'enfuyait de Edo City. Quand il revint à lui, il se demanda combien de temps il était resté inconscient. Il regarda sa montre mais elle s'était cassée, probablement quand il avait abîmé sa voiture. Il se dit que son inconscience n'avait pas dû être longue cependant, car le chauffeur de la camionnette était toujours penché sur son moteur. Les trois balles de revolver des gardes l'avaient atteint au bras et à l'épaule gauche. C'était le grain de sable, une chance sur mille, l'incident imprévu qui fiche en l'air le plan le mieux préparé. Son plan, pourtant, avait été précis et exactement exécuté, fl avait fabriqué une carte de sécurité d'après celle d'un des ingénieurs architectes de Suma, du nom de Jiro Miyaza qui lui ressemblait beaucoup de visage et de corpulence. L'entrée à Edo City, le passage des barrières de sécurité conduisant au service des projets et de la construction s'étaient passés comme sur des roulettes. Aucun garde n'avait trouvé suspect que l'ingénieur revienne travailler jusqu'à plus de minuit. Tous les Japonais font des heures supplémentaires et rares sont ceux qui se contentent des huit heures quotidiennes. L'inspection était relâchée mais plus sévère, toutefois, 260 que celle qui surveille les entrées au Pentagone, à Washington. Le garde, avec un signe de tête à Hana-mura, l'avait regardé passer sa carte dans l'appareil électronique d'identification. La machine ayant émis le bruit que l'on attendait d'elle, la caméra vidéo ayant donné le feu vert, le garde lui avait fait signe de passer puisque Hanamura avait apparemment satisfait aux exigences de l'entrée dans cette partie du bâtiment. Tant de gens allaient et venaient à tout moment, de jour comme de nuit, que le garde avait oublié que l'homme dont Hanamura avait pris l'identité était rentré chez lui à peine quelques minutes plus tôt. Hanamura avait fouillé trois bureaux en une heure et demie avant que la chance lui sourît. Dans le fond d'un tiroir de l'un des dessinateurs, il avait trouvé un rouleau de plans représentant une installation secrète. Les plans auraient dû être détruits mais le dessinateur avait probablement négligé de les jeter dans le désintégrateur. Hanamura avait pris son temps, photocopié les plans, glissé les copies dans une enveloppe et remis les originaux dans le tiroir exactement comme il les avait trouvés. Puis il avait caché l'enveloppe autour d'un de ses mollets. Lorsqu'il était repassé devant les gardes sans anicroche, Hanamura avait pensé rentrer enfin chez lui. Il avait traversé l'atrium et attendu l'ascenseur donnant sur le tunnel piétonnier et, au-delà, sur le parking où il avait laissé sa camionnette Murmoto à quatre roues motrices. Une vingtaine de personnes occupaient déjà l'ascenseur et Hanamura avait eu la malchance de se trouver au premier rang. Lorsque les portes s'étaient ouvertes au niveau dji parking, la chance lui avait définitivement tourné le dos. Poussé en avant par la foule, Hanamura était tombé sur Jiro Miyaza. L'ingénieur dont il avait emprunté l'identité sortait de l'ascenseur adjacent avec sa femme et ses deux enfants. Ils se rendaient au même parking avec l'intention de faire une promenade en voiture à l'extérieur. Inexplicablement, le regard de Miyaza s'était posé sur le passe accroché à la poche d'Hanamura. 261 Il avait ouvert de grands yeux stupéfaits et regardé Hanamura avec surprise. - Que faites-vous avec mon passe ? avait-il demandé avec indignation. - Sécurité interne, avait calmement répondu Hanamura en mettant toute l'autorité possible dans sa voix. Nous examinons les zones de sécurité pour vérifier que les gardes sont bien vigilants et nous détectent. Il se trouve qu'on m'a donné votre carte et votre numéro d'identification. - Mon frère est chef adjoint de la sécurité. Il ne m a jamais parlé de ce genre d'inspection. - Nous ne faisons pas de publicité ! avait répondu Hanamura. Mais sa tentative d'intimidation était restée sans effet, n avait essayé de sortir, mais l'ingénieur lui avait saisi le bras. - Attendez ! Je tiens à vérifier cette histoire ! Le mouvement fulgurant d'Hanamura avait été presque invisible. D'un coup de bélier de la main, il avait brisé le sternum de Miyaza. Celui-ci, cherchant son souffle, était tombé à genoux. Hanamura l'avait alors repoussé et était parti à la recherche de son véhicule. En ayant vivement ouvert la portière, il s'était jeté derrière le volant. Le moteur était parti après deux essais et, vite, il avait engagé la vitesse et emprunté la rampe pour rejoindre le niveau supérieur. Cela aurait pu réussir si la femme de Miyaza et ses enfants n'avaient pas crié comme des putois et montré frénétiquement Hanamura de la main. Un garde s'était précipité et les avait questionnés. Bien qu'il fût difficile de comprendre quelque chose à leur discours hystérique, il avait eu le réflexe de prévenir par radio les gardes de l'entrée principale. Tout était ensuite allé de travers. Il avait eu une seconde de retard sur la chance. Un garde était sorti du poste de l'entrée et lui avait fait signe de s'arrêter. Deux de ses camarades, de l'autre côté de la sortie, avaient pris position, prêts à tirer. Et il y avait eu cette lourde barrière d'acier en travers de la rampe. Hanamura avait saisi tous les détails en un clin d'oil. Aucun espoir de les bluffer en s'arrêtant. Il s'était pré- 262 paré au choc, avait appuyé à fond sur l'accélérateur et s'était tassé autant que possible sur son siège. La barrière avait heurté en partie le pare-chocs de la camionnette et en partie les phares qui, écrasés sous l'impact, avaient poussé la calandre contre le radiateur. Le choc n'avait pas été aussi rude qu'Hanamura l'avait craint. Rien que du métal froissé et le bruit de la barrière d'acier arrachée à ses piliers au moment où la camionnette l'avait heurtée. Puis les fenêtres avaient volé en éclats lorsque les gardes avaient commencé à tirer au pistolet automatique. C'est la seule petite chance qu'il avait eue : les gardes avaient visé haut au lieu de tirer dans le moteur, dans le réservoir à essence ou dans les pneus. La fusillade avait cessé lorsqu'il avait atteint la rue et rejoint le flot des voitures entrant dans la ville souterraine. Hanamura avait surveillé autant son rétroviseur que la circulation. Il avait bien compris que les gardes de Suma alerteraient la police et feraient placer des barrages. Lançant la Murmoto, il avait traversé la rue et emprunté une route secondaire boueuse des incessantes pluies des derniers jours. Il avait débouché sur une zone forestière d'environ dix kilomètres lorsqu'il s'était rendu compte que son épaule le faisait horriblement souffrir et qu'un flot épais descendait le long de son flanc gauche. Il s'était arrêté sous un grand pin pour examiner son épaule et son bras. Il avait été touché en trois endroits : une balle avait atteint le biceps, une l'omoplate et la troisième le gras de l'épaule. Certes, pas des blessures mortelles mais qui pourraient devenir extrêmement sérieuses s'il ne les soignait pas. Ce qui avait le plus inquiété Hanamura, c'était tout ce sang qu'il avait perdu. Déjà, la tête lui tournait, il avait déchiré sa chemise pour faire des pansements rudimentaires et arrêter autant que possible le flot de sang. Le choc et la douleur avaient lentement fait place à une semi-inconscience^ une sorte de brouillard, fl était à cent soixante kilomètres de Tokyo et de l'ambassade. De toute façon, il n'aurait pu parcourir une telle distance à travers la multitude de petites rues encombrées sans être arrêté par la police à cause du véhicule criblé de 263 balles, ou par les sbires armés de Suma qui ne manqueraient pas de bloquer toutes les routes menant à la capitale. D avait un instant pensé à se réfugier à l'auberge du MAIT mais Asakusa était au nord-est de Tokyo, tout à fait à l'opposé de Edo City. H avait regardé le ciel sombre par le pare-brise cassé. Du moins la pluie empêcherait-elle une chasse par hélicoptère. Se fiant à la Murmoto, Hanamura avait décidé de rouler à travers la campagne, par les routes secondaires, avant de tenter de voler une voiture. fl avait conduit sous la pluie, au milieu des rizières, vers les lumières de la ville que reflétait vaguement le ciel couvert. Plus on approchait de la grande métropole, plus la zone s'urbanisait. La campagne cessait brusquement et les petites routes devenaient de larges autoroutes bourdonnantes. La Murmoto avait bientôt donné des signes d'épuisement. Le radiateur avait souffert du choc contre la barrière d'acier et la vapeur sifflait sous le capot d'où elle s'échappait en volutes blanches. En regardant le tableau de bord, il avait aperçu l'aiguille de température osciller dans le rouge. Il lui fallait trouver une autre voiture. C'est alors que le noir avait envahi son cerveau et qu'il s'était effondré sur le volant. La Murmoto avait glissé hors de la route et heurté plusieurs voitures avant de percuter le mur de bois d'une maison. Le choc avait tiré Hanamura de son inconscience et il avait regardé comme dans un brouillard la petite cour démolie. Grâce au ciel, les habitants avaient dû sortir et il n'avait pas touché de pièces habitées. Dans la lumière du seul phare restant qui illuminait une grille au fond de la cour, Hanamura avait pu, à grand-peine, disparaître derrière la maison avant que les voisins ne se mettent à crier. Dix minutes après, titubant, il était tombé d'épuisement dans un fossé boueux. Il était resté immobile, à écouter les sirènes converger vers sa camionnette écrasée. Puis, lorsqu'il s'était senti un peu mieux, il avait décidé de gagner un faubourg tranquille de Tokyo. Mais une voiture, de police, patrouillant lentement et balayant les fourrés et le parc 264 environnant, l'en avait dissuadé. Il avait à nouveau perdu connaissance. Le froid et l'humidité le réveillèrent. Il réalisa qu'il était trop faible pour voler une voiture. Lentement, en serrant les dents pour tenter de vaincre les vagues dévorantes de la douleur, il réussit à se hisser sur la route et s'approcha de l'homme qui travaillait sur le moteur de sa camionnette. - S'il vous plaît, pouvez-vous m'aider ? supplia-t-il d'une voix faible. L'homme se retourna et regarda avec surprise l'étranger blessé et titubant. - Vous êtes blessé, dit-il. Vous saignez ! - J'ai eu un accident plus haut dans la rue et j'ai besoin d'aide. L'homme lui passa un bras autour de la taille. - Laissez-moi vous accompagner jusque dans la maison. Ma femme va vous aider pendant que j'appelle une ambulance. Hanamura s'écarta. - Laissez tomber l'ambulance, je vais bien. - Alors vous devriez aller à l'hôpital, dit l'homme. Je vais vous y conduire. - Non, je vous en prie, répondit Hanamura. Mais je vous serais très reconnaissant si vous vouliez bien porter un paquet pour moi à l'ambassade américaine. Je suis coursier et j'arrive de Edo City. Ma voiture a dérapé et a quitté la route. L'homme le regarda sans avoir l'air de comprendre. Hanamura griffonna quelque chose au dos de l'enveloppe et la lui tendit. - Vous voulez que je porte ça à l'ambassade américaine au fieu de vous conduire à l'hôpital ? - Oui. n faut que je retourne sur les lieux de l'accident. La police s'occupera de l'ambulance. Tout cela semblait incompréhensible au camionneur mais il accepta sans discuter. - Qui dois-je demander à l'ambassade ? - Un certain M. Showalter. Tenez, c'est pour le dérangement, ajouta Hanamura en lui tendant une liasse de yens. Vous savez comment y aller ? 265 Le visage du camionneur s'illumina devant cette manne inattendue. - Oui. L'ambassade est près du croisement des voies express trois et quatre. - Quand pourrez-vous partir ? - Je viens de finir la réparation du delco de mon camion. Je peux partir dans quelques minutes. - Bon. Je vous remercie beaucoup, dit Hanamura avec un salut. Dites à M. Showalter qu'il doit doubler la somme que je vous ai donnée quand vous lui donnerez l'enveloppe. Sur un nouveau salut, Hanamura s'en fut en titubant dans la nuit humide. Bien sûr, il aurait pu faire la route avec le chauffeur jusqu'à l'ambassade. Mais s'il s'évanouissait encore ou même s'il mourait, l'homme paniquerait sans doute et le conduirait à l'hôpital le plus proche. Les précieux documents seraient alors probablement confisqués et rendus à Suma. Mieux valait se fier à la chance et au sens de l'honneur du camionneur pendant que lui-même détournerait les chasseurs sur une autre piste. Hanamura, tirant ses dernières forces de son courage et de sa volonté, fit du stop. Une voiture luxueuse le dépassa, fit demi-tour et fonça sur lui. Trop épuisé pour courir, il tomba à genoux à côté d'une voiture en stationnement et chercha dans sa poche sa pilule de cyanure. Ses doigts venaient de se refermer sur la capsule de poison lorsque la grosse voiture portant une plaque militaire et des lumières rouges clignotantes s'arrêta près de lui, ses phares projetant l'ombre de Hanamura sur le mur d'un entrepôt, quelques mètres plus loin. Une silhouette descendit de l'automobile et s'approcha. L'homme portait un curieux pardessus de cuir, coupé comme un kimono et tenait un sabre de samouraï, un katana dont la lame étincelait. La lumière des phares éclaira son visage. Il se pencha vers Hanamura et lui parla d'une voix moqueuse. - Eh bien ! Eh bien ! N'est-ce pas là le fameux expert M. Ashikaga Enshu ? J'ai eu du mal à vous reconnaître sans votre perruque et votre fausse moustache ! Hanamura regarda le visage haineux de Moro Kama-tori. 266 - Eh bien ! Eh bien ! répondit-il sur le même ton. N'est-ce pas là le valet de chambre de M. Hideki Suma ? - Le valet de chambre ? - Le laquais, quoi ! Le lèche-cul, le paillasson ! Le visage de Kamatori devint livide. Il grinça des dents de colère. - Qu'est-ce que tu as trouvé à Edo City ? siffla-t-il. Hanamura ne lui donna pas la satisfaction d'une réponse. Il respirait avec difficulté, ses lèvres grimaçaient. Soudain, il jeta littéralement la pilule mortelle au fond de sa gorge et l'écrasa de ses molaires pour en extraire le poison qui, immédiatement absorbé par les gencives, se répandit dans sa chair. Dans trente secondes, son cour gèlerait et il serait mort. - Au revoir, pédale ! Kamatori n'avait que quelques secondes pour agir. Il leva son sabre, tenant la poignée à deux mains et lui fit décrire un arc de cercle dans lequel il mit toute sa force. Dans les yeux agrandis de surprise de Hanamura, l'incrédulité fut bientôt remplacée par l'immobilité de la mort. Kamatori eut la satisfaction de voir son sabre gagner la course contre le poison. La tête d'Hanamura fut tranchée net, aussi proprement que par une guillotine. 34 Les Murmotos marron étaient garées en files lâches derrière Ja rampe métallique d'un énorme semi-remorque semblable à une caverne. George Furukawa se sentait soulagé de savoir que ces quatre voitures composaient la dernière opération. Comme d'habitude, les documents douaniers avaient été cachés sous le siège de sa voiture de sport avec une courte note indiquant que sa participation au projet se terminait avec cette expédition. fl avait reçu également l'ordre de vérifier qu'aucun émetteur n'avait été caché dans les automobiles. On ne 267 lui avait donné aucune explication et il en avait conclu que Hideki Suma s'inquiétait ces derniers temps d'une tentative d'espionnage de ses voitures par un groupe indéfini. La pensée que ces « indéfinis » puissent appartenir aux agents fédéraux rendit Furukawa extrêmement mal à l'aise. Il fit rapidement le tour de chacun des véhicules en étudiant les données digitales d'un appareil électronique détecteur de micros émetteurs. Satisfait de constater que les conduites intérieures n'étaient pas piégées, il fit signe au conducteur et à son aide. Ceux-ci s'inclinèrent légèrement sans prononcer un mot et firent entrer les voitures dans le semi-remorque. Furukawa retourna alors dans sa voiture, heureux d'en avoir fini avec une mission qu'il trouvait bien peu reluisante pour le vice-président des Laboratoires Samuel J. Vincent qu'il était. Il investirait la jolie somme que lui avait allouée Suma pour sa peine et sa loyauté dans des sociétés japonaises qui venaient de se créer en Californie. Il roula jusqu'à la grille, tendit au gardien les copies des documents de dédouanement puis dirigea sa Mur-moto dans le flot de la circulation vers son bureau. Cette fois, il ne ressentait aucune curiosité, aucune envie de savoir. Son intérêt pour la destination secrète des voitures avait totalement disparu. Stacy remonta jusqu'en haut la fermeture Eclair de son anorak. On avait enlevé la porte latérale de l'hélicoptère et l'air frais de l'océan entrait en sifflant dans la cabine. Ses longs cheveux blonds fouettaient son visage et elle les noua en arrière avec un élastique. Elle prit la caméra vidéo posée sur ses genoux et entreprit de la régler. Puis elle se tourna autant qu'elle put sur son siège et pointa l'objectif sur la Murmoto sport qui venait de sortir des docks. - Vous pouvez voir sa plaque d'immatriculation ? demanda le pilote en maintenant l'hélicoptère bien droit. - Oui, parfaitement, merci. - Je peux m'approcher davantage, si vous voulez ? - Restons où nous sommes, dit Stacy à travers le 268 micro de son casque. Ils doivent savoir que quelqu'un est après eux, autrement ils n'auraient pas pris la peine de rechercher des émetteurs cachés dans les voitures. - Une chance que le vieux Weatherhill n'ait pas été en train d'émettre ! Stacy avait froid rien qu'en regardant Bill McCurry, simplement vêtu d'un short de toile et d'un T-shirt portant la marque d'une bière mexicaine, n était chaussé de sandales. Quand on les avait présentés, le matin même, Stacy l'aurait pris davantage pour un maître nageur que pour l'un des meilleurs éléments de l'Agence Nationale de Sécurité. Ses longs cheveux blonds décolorés par le soleil, sa peau bronzée de Californien et ses yeux bleu pâle grands ouverts derrière ses lunettes de soleil, McCurry suivait le semi-remorque tout en pensant à la partie de volley qu'il se promettait de disputer le soir même sur la plage de Marina del Ray. - Le camion prend l'autoroute du port, dit Stacy. Attention à ne pas nous faire voir du chauffeur. Nous allons le suivre d'après les rapports de Tïmothy. - Nous ferions mieux de nous rapprocher, dit sérieusement McCurry. Etant donné que nous n'avons aucune équipe sur ses talons ni aucun hélico de remplacement au cas où le nôtre aurait des ennuis, il n'est pas question de perdre sa trace et de mettre Weatherhill en danger. - Timothy connaît les risques, fit Stacy en secouant la tête. Pas vous. Croyez-moi sur parole, nous n'avons pas pu courir le risque de le faire suivre par la route ou de faire ronronner toute une flotte d'hélicoptères de surveillance. Ces types ont été prévenus et cherchent à débusquer d'éventuels poursuivants. Soudain la voix chantante et texane de Weatherhill résonna. * - Vous êtes là-haut, équipe Buick ? - Je vous entends, Tim, répondit McCurry. - On peut transmettre sans risques ? - Les méchants font la chasse aux insectes. Mais tu peux émettre si tu veux. - As-tu un contact visuel ? - Pour le moment, oui. Mais nous nous laisserons dépasser de quelques kilomètres pour ne pas être repérés par le chauffeur. 269 - Compris. - N'oublie pas de continuer à émettre sur la fréquence fixée. - Oui, maman ! dit jovialement Weatherhill, J'abandonne ce sauna maintenant et je me mets à l'ouvre. - Garde le contact. - D'accord, je ne me permettrais pas de vous abandonner. Enlevant le faux panneau au bas du siège arrière et dépliant son corps contorsionné, Weatherhill se glissa dans le coffre de la troisième Murmoto chargée sur le semi-remorque. Il en ouvrit la serrure de l'intérieur et leva le capot arrière. Puis il sortit du véhicule, se mit debout et s'étira. Il avait souffert de la position recroquevillée qu'il avait dû garder pendant quatre heures après que l'équipe spéciale des agents de douane l'avait caché dans la voiture. Le soleil battant le toit et le manque de ventilation (les fenêtres ne pouvaient être ouvertes sans éveiller les soupçons du chauffeur) l'avaient rapidement trempé de sueur. Il n'avait jamais pensé que l'odeur d'une voiture neuve pourrait lui donner mal au cour. Il faisait sombre à l'intérieur de la remorque. Il sortit une torche électrique de la poche de l'innommable bleu de mécanicien qu'il portait et éclaira les voitures attachées aux rampes, deux en bas et deux au-dessus. Le camion roulant sur une autoroute californienne bien entretenue, Weatherhill ne ressentait aucune secousse. Il décida d'examiner d'abord les Murmotos de la rampe supérieure. Il grimpa donc et ouvrit tranquillement le capot de la plus proche. Il prit un petit analyseur de radiations et commença à étudier les données qui s'y affichaient autour du climatiseur. Il inscrivit ces données sur le dessus de sa main puis déposa un certain nombre d'outils sur le pare-chocs. En se relevant, il appela par radio. - Allô, équipe Buick ? - A toi, dit Stacy. - Je commence l'exploration. - Attention à ne pas te blesser. 270 - N'aie pas peur. - Je reste à l'écoute. Quinze minutes plus tard, Weatherhill avait déconnecté le compresseur et neutralisé la bombe. Il était un peu déçu. Ingénieux, oui, mais il aurait fait mieux lui-même et construit un engin plus destructeur et plus efficace. Il frissonna en entendant le bruit des freins à air comprimé et en sentant que le camion ralentissait. Mais ce n'était qu'une déviation. Le camion changea de route et reprit de la vitesse. Lui remonta le compresseur et passa à la voiture suivante. - Tu es toujours avec moi ? demanda-t-il brièvement. - Toujours, oui, répondit Stacy. - Où suis-je ? - Tu traverses West Covina. Direction est, vers San Bernardino. - J'en ai fait un. Il en reste trois. - Bonne chance. Une heure après, Weatherhill fermait le capot de la quatrième et dernière voiture, n soupira de soulagement. Toutes les bombes étaient neutralisées. Le Japon pouvait envoyer tous les signaux possibles, aucune n'exploserait. Le visage ruisselant de transpiration, il supposa que le camion traversait le désert vers San Bernardino. - J'ai vidé mon compte et je n'ai plus rien à faire avec la banque, transmit-il. A quel arrêt dois-je quitter l'autobus ? - Une seconde, je regarde le plan. Il y a une station de pesage de ce côté-ci dlndio. Le chauffeur devra s'y arrêter pour inspection. Si pour une raison quelconque il faisait demi-tour, nous nous débrouillerons pour les faire arrêter par la voiture du shérif. Autrement, vous devriez arriver à la station de pesage dans quarante-cinq minutes environ. - Je te retrouve là-bas, dit Weatherhill. - Bon voyage. Comme la plupart des agents secrets dont le taux d'adrénaline monte pendant les phases critiques d'une opération, maintenant que le plus difficile était derrière 271 lui, Weatherhill se détendit rapidement et commença à s'ennuyer de n'avoir rien à faire. Il n'avait plus, maintenant, qu'à grimper sur le toit du véhicule par les ventilateurs de fumée et se laisser tomber derrière le camion sans être vu par le chauffeur dans ses rétroviseurs. Il ouvrit la boîte à gants et sortit un paquet contenant les certificats de garantie de la voiture et le livret d'entretien. Allumant la lumière intérieure, il commença à feuilleter le livret. Bien que sa première spécialité ait été la physique nucléaire, il avait toujours été fasciné par l'électronique. Il étudia la page montrant le diagramme électronique de la Murmoto pour suivre le schéma de montage. Mais la page ne représentait pas le schéma de montage. Il y avait à la place une carte avec des instructions pour placer les voitures dans les positions prévues pour leur mise à feu. La stratégie de Suma devint si franchement évidente pour Weatherhill qu'il dut se forcer pour y croire. Les voitures piégées ne faisaient pas simplement partie d'une menace pour protéger les projets expansionnistes de l'économie japonaise. La peur et l'horreur étaient réelles. Elles étaient faites pour servir. 35 II y avait bien dix ans que Jordan n'était pas entré quelque part par effraction. En tout cas, il ne l'avait jamais fait depuis qu'il avait gravi les échelons de la hiérarchie. Il inséra un stylet relié à un minuscule ordinateur dans les fils du système d'alarme du hangar de Pitt. Il pressa une touche et entra la combinaison dans le stylet. L'alarme reconnut le code et le lui donna sur l'écran LED. Puis, avec une facilité et une nonchalance affectées, il composa la combinaison approuvée qui débran- 272 chait l'alarme, tourna la poignée de la porte et entra sans faire de bruit. Il observa Pitt agenouillé devant la Stutz turquoise, lui tournant le dos, à l'autre bout du hangar. Il semblait absorbé par la réparation d'un phare. Jordan, sans bouger, regarda la collection. Il s'étonna de la trouver si considérable. Il avait entendu Sandecker en parler mais sa description était bien en dessous de la réalité. Il avança lentement derrière la première rangée de voitures, la contourna et s'approcha de Pitt. C'était un test. Il était curieux de savoir comment réagirait celui-ci devant un étranger surgissant soudainement. Jordan s'arrêta un moment avant de parcourir les trois derniers mètres, pour regarder Pitt et la voiture. La Stutz était très rayée en plusieurs endroits et aurait besoin d'une nouvelle peinture. Le pare-brise était cassé et le phare gauche pendait au bout d'un fil. Pitt était en tenue de sport, pantalon de velours côtelé et pull-over. Ses cheveux noirs frisés avaient retrouvé leur liberté. Il donnait une impression de force tranquille ; ses yeux verts perçant sous les épais sourcils noirs paraissaient traverser ce qu'ils regardaient. Pour l'heure, il vissait le chrome du phare droit. Jordan allait s'avancer quand Pitt parla sans se retourner. - Bonsoir, monsieur Jordan. C'est gentil de me rendre visite. Jordan sursauta mais Pitt continua son travail avec l'air indifférent d'un chauffeur de bus attendant l'appoint. - J'aurais dû frapper... - Pas la peine. Je savais que vous étiez devant la porte. * - Etes-vous extra-lucide ou avez-vous des yeux derrière la tête ? demanda Jordan en avançant lentement dans le champ de vision de Pitt. Celui-ci leva la tête et sourit. Il montra le réflecteur du vieux phare dont la surface argentée renvoyait l'image de Jordan. - Je vous ai regardé faire le tour du hangar. Votre entrée a été très professionnelle. Je pense que ça ne vous a pas pris plus de vingt secondes. 273 - J'ai dû rater la caméra au-dessus de la porte. Je vieillis ! - Non, elle est de l'autre côté de la route. Une petite boîte en haut du poteau du téléphone. La plupart des visiteurs s'attendent à en trouver une sur le bâtiment. Infrarouge. Elle met en marche une sonnerie quand quelqu'un s'approche de la porte. - Vous avez une collection incroyable ! le complimenta Jordan. Combien de temps avez-vous mis pour arriver à ça ? - J'ai commencé par la Ford 57 coupé, là-bas, il y a à peu près vingt ans. Et puis c'est devenu un virus. J'en ai acquis certaines pendant mes missions à la NUMA et j'ai acheté les autres à des particuliers ou à des ventes aux enchères. Les vieilles voitures représentent un investissement qu'on peut se permettre. C'est bien plus amusant que de collectionner des toiles. Pitt acheva de visser l'enjoliveur et se leva. - Puis-je vous offrir un verre ? - Vu l'état de mon estomac, j'apprécierais un verre de lait. - Alors, montons, fit Pitt en montrant l'escalier menant à son appartement. Je suis honoré de recevoir la visite du grand chef qui aurait pu se contenter de m'envoyer son adjoint. Sur la première marche, Jordan hésita et dit : - J'ai pensé que je devais vous le dire moi-même. Loren Smith et le sénateur Michael Diaz ont été emmenés à l'étranger. D y eut un silence. Pitt se retourna lentement et le regarda avec soulagement. - Cela signifie que Loren est vivante ! Ce n'était pas une question, plutôt une exigence. - Nous n'avons pas affaire à des terroristes à l'esprit malade, répondit Jordan. L'enlèvement a été trop élaboré pour qu'on les blesse ou qu'on les tue. Nous avons toutes les raisons de penser que Diaz et elle sont traités avec égards. - Comment sont-ils passés entre les mailles du filet ? - D'après nos services de renseignements, on les a emmenés par avion de Newport News 'en Virginie jusqu'à un aéroport où attendait un jet privé apparte- 274 nant à l'une des sociétés américaines de Suma. Avant que nos services aient pu contrôler tous les vols, prévus ou non, des aéroports dans un rayon de mille kilomètres, de relever toutes les réservations jusqu'à ce qu'on mette le doigt sur celle de Suma, de suivre sa trace par satellite, il était déjà au-dessus de la mer de Bering, direction le Japon. - Trop tard pour l'obliger à se poser sur une de nos bases militaires en lui envoyant une patrouille de chasse ? - Bien trop tard ! Un escadron de F 5 X à réaction japonais l'a escorté tout le long du trajet. Des avions construits en collaboration avec General Dynamics et Mitsubishi, même, vous vous rendez compte ? - Et ensuite ? Jordan se retourna et regarda un moment les voitures brillantes. - Nous les avons perdus, dit-il d'une voix sans timbre. - Après qu'ils ont atterri ? - Oui, à l'aéroport international de Tokyo. Inutile de rentrer dans les détails et de chercher pourquoi on ne les a ni interceptés ni même suivis mais, pour des raisons que seuls connaissent les débiles mentaux du ministère des Affaires étrangères, nous n'avons aucun agent au Japon susceptible de les arrêter. C'est tout ce que je sais pour le moment. - Nous avons les meilleurs services de renseignements du monde et c'est tout ce que vous savez ! Pitt semblait épuisé. Il alla dans la cuisine, ouvrit le réfrigérateur et servit le verre de lait que lui avait demandé Jordan. - A quoi servent les équipes hyperspécialisées que nous avons au Japon ? reprit-il. Où étaient-elles quand l'avion s'est posé ? - Après qu'on a descendu Marvin Showalter et Jim Hanamura... - On les a tués tous les deux ? s'écria Pitt. - La police de Tokyo a trouvé le corps d'Hanamura dans un fossé, décapité. La tête de Showalter, sans le corps, a été découverte il y a quelques heures, empalée sur la grille de notre ambassade. Pour ajouter à ce 275 * merdier, nous suspectons Ray Orita d'être une taupe. H nous trahit depuis le début. Il se peut que nous ne puissions jamais réparer autant de dégâts. La colère de Pitt s'apaisa lorsqu'il vit la tristesse et la frustration de Jordan. - Désolé, Ray, je ne savais pas que les choses allaient aussi mal. - Jamais une équipe du MATT n'a subi une pareille dégelée. - Qu'est-ce qui vous a mené à Orita ? - Une ou deux vagues réflexions. Showalter était trop malin pour se faire avoir sans l'aide de quelqu'un dans la place. Il ne suivait jamais de routine, ne prenait jamais deux fois le même chemin. Il a été trahi par quelqu'un en qui il avait confiance et qui connaissait tous ses mouvements. Et puis il y avait Jim Hanamura. Il avait un mauvais pressentiment concernant Orita mais rien de précis pour l'étayer. Pour ajouter aux soupçons, Orita s'est mis au vert et a disparu. Il n'a fait aucun rapport à Mel Penner depuis que Showalter a disparu. Kern pense qu'il s'est réfugié dans les jupes de Suma, à Edo City. - Quel est son passé ? - Trois générations d'Américains. Son père a été décoré de la Silver Star pendant la campagne d'Italie. On ne sait pas ce que Suma a pu lui promettre pour le recruter. - Qui a exécuté Hanamura et Showalter ? - Nous n'avons encore aucune preuve. Ça ressemble à des crimes rituels. Un pathologiste de la police a dit qu'ils ont sans doute été décapités par un sabre de samouraï. On sait que l'assassin en chef de Suma est un passionné d'arts martiaux mais on ne peut pas prouver que c'est lui qui les a tués. Pitt se laissa tomber sur une chaise. - Quel gâchis ! Quel sacré gâchis ! - Jim Hanamura n'agissait pas à la légère, poursuivit Jordan avec une soudaine agressivité. C'est lui qui nous a fourni notre seule et unique piste pour localiser le centre de contrôle de la mise à feu. - Vous savez où il est ? demanda Pitt avec intérêt. - Il n'y a pas encore de quoi pavoiser, mais nous avons fait un pas en avant. - Quels renseignements vous a donnés Hanamura ? - Jim a pénétré dans les bureaux d'études de construction de Suma. Il a trouvé ce qui ressemblait aux plans d'un centre de contrôle électronique qui correspond assez à ce que nous cherchons. Le tout laisse à penser qu'il s'agit d'une installation souterraine à laquelle on accède par un tunnel. - Et on sait dans quel coin ? - Le bref message qu'il a griffonné sur le dos de l'enveloppe apportée à l'ambassade par un chauffeur de camion est trop énigmatique pour qu'on en tire quelque chose de sûr. - Quel était le message ? - Il a écrit : « Regardez sur l'île d'Ajima ». - Et alors ? dit Pitt en haussant les épaules. Où est le problème ? - Il n'y a pas d'île d'Ajima, laissa tomber Jordan d'un ton las. C'est du lait écrémé, ajouta-t-il en regardant le verre. - C'est meilleur pour votre santé. - On dirait de la flotte. Il examina une vitrine contenant des trophées. La plupart étaient des coupes gagnées lors des principales courses automobiles, quelques-unes rappelaient que Pitt avait gagné des tournois de football à l'Académie militaire et deux couronnaient des victoires en escrime. - Vous êtes escrimeur ? - Je n'ai pas le niveau olympique mais je m'entraîne quand j'ai le temps. - Epee, fleuret ou sabre ? - Sabre. - Je savais bien que vous étiez un balafreur ! Moi, je pratique le fleuret. - Vous préférez toucher en douceur ? - Dommage que nous ne puissions échanger quelques lames, dit Jordan. - Faisons un compromis et prenons l'épée. - J'aurais quand même l'avantage, assura Jordan en souriant, car les touches au fleuret et à l'épée se font de 276 277 la pointe tandis que le score au sabre se calcule sur les coups du tranchant. - Hanamura a dû avoir une bonne raison pour désigner Ajima comme centre de contrôle, dit Pitt en redevenant sérieux. - D était passionné d'art. C'est à cause de ses connaissances des primitifs japonais qu'on l'a désigné pour aller poser des micros chez Suma. Nous savions que Suma collectionne les peintures d'un artiste japonais du XVIe siècle, auteur d'une série représentant les petites îles qui entourent Honshu. Alors j'ai fait faire un faux et Hanamura, se faisant passer pour un expert, l'a vendu à Suma. Le seul tableau manquant à sa collection représente précisément Ajima. C'est le seul lien que j'aie pu trouver. - Alors, Ajima doit exister ! - J'en suis sûr mais on n'a réussi à relier ce nom à aucune île connue. Rien sur les cartes, anciennes ou modernes. J'ai supposé que c'était un nom fantaisiste donné par l'artiste, Masaki Shimzu, et inscrit sous ce nom dans les catalogues de ses ouvres. - Est-ce que les micros d'Hanamura ont permis de saisir quelque chose d'intéressant ? - Une conversation tout à fait édifiante entre Suma, son boucher Kamatori, le vieux Korori Yushishu et un drôle de pistolet nommé Ichiro Tsuboi. - Le petit génie de la finance, patron de la Kanoya Securities, oui, j'ai entendu parler de lui. - En effet. Il a eu un échange de vues très orageux avec le sénateur Diaz et Loren Smith au cours d'un débat au Capitole, avant leur enlèvement. - Et vous dites qu'il est lié à Suma ? - Plus étroitement que les cordes d'un banjo ! répondit Jordan. Grâce aux micros de Jim dans le bureau de Suma, nous avons appris que Tsuboi a jonglé avec les fonds pour la construction de l'arsenal nucléaire derrière le dos des leaders politiques du Japon. Nous avons également entendu là pour la première fois le nom de code du projet Kaiten. Pitt se servit une tasse de café froid qu'il réchauffa au micro-ondes. Regardant la tasse par la porte du four, il' 278 fronça les sourcils en réfléchissant. Jordan le tira de ses pensées. - Je sais à quoi vous pensez, mais on ne m'a pas donné les hommes nécessaires pour récupérer Diaz et Smith et pour démolir le projet Kaiten en une seule et même opération. - Je n'arrive pas à croire que le Président s'en désintéresse. - Il ne va pas se mettre à faire du battage et à lancer des menaces de guerre pour deux enlèvements au moment où il a l'avantage. Notre priorité absolue, c'est de démonter le projet Kaiten. Quand ce sera chose faite - et seulement à ce moment-là - le Président donnera sa bénédiction à tout projet quel qu'il soit pour libérer Diaz et Smith. - Alors, on en revient à l'île mythique d'Ajima, dit Pitt avec hargne. Vous dites que c'est le seul tableau de la série que Suma ne possède pas ? - Oui. Hanamura a dit que Suma était prêt à tout pour mettre la main dessus. - Avez-vous une idée de l'endroit où il peut être ? - La dernière fois qu'on l'a vu, c'était à l'ambassade du Japon à Berlin, avant la chute des Nazis. De vieux dossiers de l'OSS prétendent qu'il a fait partie des ouvres que les Nazis ont volées en Italie et transportées par chemin de fer dans le nord de l'Allemagne avant l'avancée de l'Armée rouge, pendant les dernières semaines de la guerre. Ensuite, il a disparu de l'Histoire. - On ne l'a jamais retrouvé ? - Jamais. - Et nous n'avons aucune idée de la forme et du lieu de cette île ? - Pas^la moindre. - C'est dommage, dit Pitt. Trouver le tableau, le comparer aux cartes du coin, ça suffirait pour savoir où Hideki Suma cache son usine de mort, comme on dit dans les contes pour enfants ! - Il se trouve que c'est la meilleure piste que nous ayons, fit Jordan d'un ton-dépité. Mais Pitt n'était pas convaincu. - Vos avions et vos satellites espions devraient facilement détecter l'installation, non ? 279 - Les quatre îles principales du Japon, Honshu, Kyushu, Hokkaido et Shikoku, sont entourées de près de mille îlots. Trouver le bon n'est pas ce qu'on appelle un jeu d'enfant ! - Alors pourquoi ne pas isoler seulement celles qui pourraient être reliées par un tunnel à l'une des quatre grandes ? - Faites-moi la grâce de croire que nous y avons pensé ! dit Jordan avec une colère rentrée. Nous avons déjà éliminé toutes les îles à plus de dix milles de la côte et étudié les autres de près. D'abord, on ne discerne aucune structure, aucune activité suspecte à leur surface. Ce qui n'est pas étonnant puisqu'il est probable que toute l'installation est située profondément au-dessous de la surface. Enfin, presque toutes ces îles sont composées de roches volcaniques que nos sondes ne peuvent pénétrer. Ai-je répondu à votre question ? Pitt insista. - Personne ne peut creuser un tunnel sans rejeter de la terre et des rochers. - Apparemment, les Japonais ont pu. Les analyses de nos photos satellites ne montrent aucun signe d'excavation tunnelière ni de routes menant à l'intérieur. Pitt haussa les épaules et hissa le drapeau blanc. - Alors, retour à la peinture perdue quelque part, Dieu sait où. - Et c'est là que vous gagnez votre salaire. Pitt le vit venir mais pas tout à fait. - Vous allez m'envoyer au Japon pour plonger autour des îles, c'est ça ? - Perdu, dit Jordan avec un sourire supérieur que Pitt n'aimait pas. Vous allez en Allemagne vous plonger dans un bunker de la Luftwaffe ! 280 36 - fls ont simplement plongé et disparu ! Pitt se mit sur un genou et tenta de voir au-delà du tracteur à demi submergé dans l'eau noire. Il était fatigué du voyage en avion où il n'avait dormi que deux heures depuis Washington. Quelle barbe de n'avoir même pas eu le temps de prendre un bon petit déjeuner et de dormir jusqu'à midi. - Ces lignes de sécurité ont été sectionnées. Par quoi ? Nous n'en avons pas la moindre idée, expliqua le jeune officier qui dirigeait les équipes de plongée allemandes en montrant une corde de nylon coupée comme par un rasoir. - Les lignes téléphoniques aussi ? demanda Pitt en buvant lentement une tasse de café. De sa main libre, il ramassa un caillou qu'il jeta dans l'eau, observant les vaguelettes concentriques. - La ligne téléphonique reliée au plongeur de tête a aussi été coupée, admit l'Allemand avec un accent prononcé. Juste après avoir sauté, l'équipe des deux plongeurs a découvert un tunnel partant vers l'ouest. Ils ont nagé sur une distance de quatre-vingt-dix mètres environ avant d'expliquer que le tunnel se terminait par une petite salle avec une porte en acier. Quelques minutes après, les lignes de sécurité et de téléphone ont été coupées. J'ai envoyé une autre équipe pourvoir ce qui se passait. Elle a disparu comme la première. Pitt regarda les plongeurs de la Marine allemande, attristés et ne sachant que faire après la perte de leurs camarades. Ils étaient groupés autour d'une table installée p§f un groupe de plongeurs de sauvetage de la police. Trois hommes en civil, que Pitt supposa être des officiels du gouvernement, questionnaient les plongeurs à voix basse. - Quand le dernier homme a-t-il sauté ? demanda Pitt. - Quatre heures avant votre arrivée, dit le jeune officier plongeur qui s'était présenté comme le lieutenant Helmut Reinhardt. J'ai eu un mal de chien à empêcher le reste de mes hommes de le suivre. Mais je ne veux 281 pas risquer une vie de plus avant de savoir ce qui se passe là-dedans. Ces imbéciles de policiers se croient invincibles. Ils ont l'intention d'envoyer une de leurs équipes en bas. - Il y a des gens qui adorent se suicider, dit Giordino en bâillant. Tenez, moi, par exemple, je refuserais de descendre là sans un sous-marin nucléaire. Le fils de Hamma Giordino n'est pas un risque-tout. J'ai l'intention de mourir dans mon lit auprès d'une beauté exotique d'Extrême-Orient. Reinhardt leva les sourcils. - Ne faites pas attention à lui, dit Pitt. Quand on le met dans le noir, il a des hallucinations. - Je vois, murmura Reinhardt qui ne comprenait pas du tout. Finalement, Pitt se releva et fit signe à Frank Man-cuso. - C'est piégé, dit-il simplement. - C'est aussi mon avis, répondit Mancuso. Les entrées des tunnels aux trésors, aux Philippines, étaient truffées de bombes réglées pour exploser si elles étaient heurtées par un instrument d'excavation. La différence, c'est que les Japonais avaient l'intention de revenir chercher leur trésor tandis que les Nazis installaient des pièges pour détruire le butin et ceux qui le chercheraient. - Ce qui a piégé mes hommes là-dedans, dit amèrement Reinhardt, incapable de prononcer le mot « tué », ce n'est sûrement pas une bombe. L'un des trois officiels s'approcha et s'adressa à Pitt. - Qui êtes-vous et qui représentez-vous ? demanda-t-il en allemand. Pitt se tourna vers Reinhardt qui traduisit la question. - Dites-lui que nous sommes tous les trois des invités. - Vous êtes américains ? s'écria l'homme en mauvais anglais avec une expression de profond étonne-ment. Qui vous a autorisés à être ici ? - Qui est ce singe ? demanda Giordino d'un air innocent. Reinhardt ne put retenir un petit sourire.., - Herr Gert Halder, ministre des Travaux histori- 282 ques. Monsieur, Herr Pitt et son équipe de l'Agence Nationale Marine et Sous-marine de Washington. Ils sont ici sur l'invitation personnelle du Chancelier Lange. Halder donna l'impression d'avoir reçu un direct à l'estomac. Il se reprit très vite, se redressa et tenta d'intimider Pitt en jouant les seigneurs teutons. - Votre motif ? - Nous sommes venus pour les mêmes raisons que vous, répondit Pitt en examinant ses ongles. Si ce que contiennent vos dossiers d'interrogatoire des chefs nazis est exact, dix-huit mille ouvres d'art ont été cachées dans un tunnel creusé sous un aérodrome secret. Il pourrait bien s'agir de cet aérodrome précisément, avec sa chambre forte quelque part au-delà de la barrière de l'eau. Halder eut la sagesse de se rendre compte qu'il ne pourrait pas démonter cet homme rude et décidé ni ses amis, vêtus de combinaisons bleu-vert. - Vous savez, naturellement, que toute ouvre d'art découverte appartient à la République allemande jusqu'à ce qu'on ait pu retrouver ses légitimes propriétaires ? - Nous en sommes parfaitement conscients, dit Pitt. Nous ne nous intéressons qu'à une peinture en particulier. - Laquelle ? - Désolé, je ne suis pas autorisé à le dire. Halder joua sa dernière carte. - Pardonnez-moi d'insister mais l'équipe de plongeurs de la police doit être la première à entrer dans la chambre forte. - Ça nous convient parfaitement, dit Giordino avec un salut,,Peut-être l'un de vos agents aura-t-il la chance de revenir pour nous expliquer ce qui dévore les plongeurs dans ce fichu trou. - J'ai perdu quatre hommes, dit Reinhardt d'un ton solennel. Peut-être sont-ils morts. Je ne peux autoriser quiconque à mourir sans qu'on sache pourquoi. - Ce sont des plongeurs professionnels, répliqua Halder. - Les hommes que j'ai envoyés là-dedans l'étaient aussi. Les meilleurs plongeurs de la Marine, en parfaite 283 condition physique et sans doute mieux entraînés que les plongeurs de la police. - Puis-je suggérer un compromis ? intervint Pitt. - Je vous écoute. - Organisons une équipe de recherche à sept. Nous trois parce que M. Mancuso que voici est ingénieur des mines, expert en constructions et excavations de tunnels, M. Giordino et moi parce que nous sommes spécialistes du sauvetage sous l'eau. Deux des hommes du lieutenant Reinhardt puisqu'ils sont spécialisés dans le déminage et deux plongeurs de la police pour veiller au sauvetage et aux soins éventuels. Halder lut la détermination dans les yeux de Pitt. Sa proposition était solide et parfaitement logique. Il eut un sourire contraint. - Qui plonge le premier ? - Moi, dit Pitt sans hésiter. Ses mots parurent se répercuter sur les murs de la caverne pendant de longues secondes et la tension tomba. Halder lui tendit la main. - C'est d'accord, monsieur Pitt. Mais je vous tiens pour responsable au cas où vous rencontreriez des installations explosives et que les ouvres d'art seraient endommagées. Il lui fallait bien reconstruire son image de dignité autoritaire. Pitt lui adressa un sourire vaguement méprisant. - Dans ce cas, Herr Halder, vous pourrez demander ma tête... Pitt régla le micro-ordinateur attaché par un câble à sa bouteille de plongée et vérifia le régulateur et le compensateur de flottabilité. Pour la quinzième fois depuis qu'on avait descendu une échelle dans le champ de Clausen, il contempla la mare obscure. - Ça carbure dans ta tête ! observa Giordino en réglant les bretelles de son équipement de plongée. Pitt se frotta le menton d'un air absent. - A ton avis, qu'est-ce qui se passe là-dedans ? demanda Mancuso. - Je pense avoir résolu la moitié du puzzle, répondit 284 Pitt. Mais comment les câbles ont-ils été sectionnés, ça, je n'en ai encore aucune idée. - Comment fonctionne ton micro acoustique ? Pitt mit en place l'embout du régulateur et chantonna : « II était un petit navire... » Les mots résonnèrent, un peu assourdis mais compréhensibles. - Je pense que l'heure est venue, ô chef intrépide !dit Giordino. Pitt fit signe à Reinhardt, qui accompagnait l'un de ses hommes. - Prêts, messieurs ? Essayez de garder une distance de deux mètres avec l'homme qui vous précède. La visibilité est apparemment de quatre mètres, vous ne devriez donc pas avoir de problème pour garder la distance. Mon équipe communiquera avec vous par micro acoustique. Reinhardt fit signe qu'il avait compris et se tourna pour relayer les instructions en allemand aux plongeurs de la police derrière lui. Puis il exécuta un salut militaire à Pitt. - Après vous, monsieur. Il était inutile de s'attarder davantage. Pitt étendit les bras et pointa son index en avant. - Je prends la ligne centrale. Frank, deux mètres derrière à ma gauche. Al, tu prends la droite. Ouvrez l'oil, cherchez des mécanismes bizarres qui pourraient sortir des murs. Il alluma sa lampe de plongée, vérifia le câble de sécurité, s'assura qu'il était bien attaché et plongea la tête la première. Il flotta un moment puis, lentement, descendit vers le fond, la lumière de sa lampe éclairant la route suivie. L'eau -était froide. Le thermomètre de plongée indiquait quatorze degrés. Une vase verdâtre recouvrait le fond de béton. Pitt prit soin de ne pas agiter ses palmes dans le sédiment pour ne pas remuer la vase qui diminuerait la vision des hommes derrière lui. Tout compte fait, Pitt s'amusait beaucoup. Une fois de plus, il se retrouvait dans son élément. Il dirigea la lampe vers le haut et regarda le plafond du bunker. Celui-ci descendait en pente et se terminait dans l'eau par un tunnel, comme prévu. L'eau, au fond, était obscure et les 285 particules en suspension abaissaient la visibilité. Il s'arrêta et fit signe aux autres de se rapprocher un peu. Puis il reprit son exploration, nageant facilement tandis que le fond, à peine visible, descendait peu à peu jusqu'à disparaître dans l'obscurité. Après vingt mètres, il s'arrêta à nouveau et resta immobile une minute puis se tourna vers Giordino et Mancuso, silhouettes imprécises dans la lumière diffuse de leurs lampes. Ils tenaient parfaitement les positions imposées. Il vérifia le profondimètre : la pression n'indiquait que six mètres. Un peu plus loin, le tunnel souterrain parut se rétrécir et le fond remonta. Pitt bougea avec précaution, les yeux perçant l'obscurité. Il leva sa main libre au-dessus de sa tête et la sentit percer la surface. Il se mit sur le dos et dirigea le rayon de sa lampe vers le haut. La surface était visible et brillait comme du mercure à chacun de ses mouvements, à quelques centimètres de son masque. Comme une créature fantastique surgie des profondeurs, sa tête recouverte d'une cagoule de caoutchouc, son masque et son régulateur fantomatiquement illuminés par la lampe, il fendit l'eau froide et émergea dans l'air humide d'une petite pièce, fl agita légèrement ses palmes et se heurta à une volée de marches en béton. Il se hissa jusqu'au plancher à fleur d'eau. Il ne vit pas ce qu'il avait craint de découvrir, en tout cas pas encore. Les corps des plongeurs allemands ne se trouvaient pas là. Il vit les traces que leurs palmes avaient laissées dans la vase sur le sol de béton mais ce fut tout. Il examina soigneusement les murs de la salle et n'y trouva aucune protubérance inquiétante. Tout au fond, la lampe de plongée éclaira une porte de métal rouillé. Il s'avança vers elle d'une démarche que gênaient ses palmes et s'y appuya de l'épaule. Les gonds jouèrent en silence et avec une incroyable facilité, comme s'ils avaient été récemment huilés. La porte s'ouvrit vers l'intérieur, poussée par des ressorts. - Ouais ! regardez ce que nous avons là ! Les mots étaient audibles mais Mancuso donnait l'impression de se gargariser dans le micro acoustique de son respirateur. 286 - Devine ce qu'il y a derrière la porte, dit Giordino. Pitt étudia un moment le sol, entrebâilla le battant de quelques centimètres et montra le bas de la porte rouillée. - Voilà qui explique les coupures de câbles de sécurité et de transmission. - En effet, ils ont été cisaillés par l'arête inférieure de la porte quand les plongeurs sont entrés et qu'elle s'est refermée violemment derrière eux, confirma Giordino. - Tu as résolu l'autre moitié de l'énigme ? demanda Mancuso à Pitt. - Ouais, murmura Giordino, la meilleure part. Qu'est-ce qui a tué les meilleurs plongeurs de la Marine allemande ? - Le gaz, répondit brièvement Pitt. Du gaz toxique, mortel, lâché après qu'ils eurent passé cette porte. - Une idée qui se tient, commenta Mancuso. Pitt dirigea sa lampe vers l'eau et vit les bulles d'air lâchées par Reinhardt et son équipe. - Frank, reste là et empêche les autres d'entrer. Al et moi irons seuls. Et quoi qu'il arrive, assure-toi que tout le monde respire uniquement l'air des bouteilles de plongée. Qu'ils n'enlèvent en aucun cas leur respirateur. Mancuso leva une main et se retourna pour accueillir l'équipe suivante. Giordino s'adossa contre un mur, plia une jambe et enleva sa palme. - Inutile de jouer les canards plus longtemps. Pitt avait également enlevé ses palmes. Il frotta ses pieds chaussés de bottes de caoutchouc un peu partout sur le sol de ciment pour s'assurer de leur prise sur la vase. Elle était nulle. A la moindre perte d'équilibre, ce serait la"chute. Une dernière vérification de la pression de son réservoir d'air l'assura qu'il pourrait respirer sans problème pendant au moins une heure. En dehors de l'eau froide, la température s'avérait raisonnablement confortable. - Attention où tu mets les pieds, dit-il à Giordino. Entrebâillant la porte à moitié, il se glissa à l'intérieur aussi légèrement que s'il marchait sur un fil. L'atmosphère devint sèche d'un seul coup et l'humidité descendit à presque zéro pour cent. Il s'arrêta et balaya de sa 287 1 lampe le sol de ciment, cherchant des fils et des câbles reliés à des détonateurs libérant soit des explosifs, soit des capsules de gaz mortels. Un mince fil de pêche, gris et quasi invisible dans la lumière diffuse, était coupé en deux presque sous ses pieds. Le rayon de lumière suivit un des morceaux de ce fil jusqu'à une boîte métallique marquée Acide Chlorocar-bonique. Dieu merci, pensa Pitt, soulagé, l'acide chloro-carbonique n'est mortel que si on le respire. Les Allemands avaient inventé les gaz innervants pendant la Deuxième Guerre mondiale mais pour une raison quelconque, ne s'en étaient pas servis ici. Une chance pour Pitt, Giordino et les hommes qui les suivaient. Le gaz innervant tue par simple contact avec la peau et tous avaient un peu de peau exposée, aux mains et autour de leurs masques. - Tu avais raison pour le gaz, dit Giordino. - Trop tard pour aider ces pauvres marins. Il trouva quatre autres pièges à gaz dont deux en état. Le phosgène avait fait son office. Les corps des plongeurs de la marine gisaient, tordus, quelques mètres plus loin. Tous avaient enlevé leur masque et leur respirateur, ignorants du danger avant qu'il ne fût trop tard. Pitt ne prit pas la peine de chercher leur pouls. La couleur bleue de leurs visages et leurs yeux immobiles disaient assez qu'ils étaient morts. Il promena sa lampe dans la longue galerie et s'immobilisa. Les yeux à la hauteur de ses yeux, une femme le regardait fixement, la tête un peu penchée dans une pose coquette. Elle lui souriait et son visage adorable aux pommettes hautes montrait une peau de pêche. Elle n'était pas seule. Plusieurs autres silhouettes féminines se tenaient à côté d'elle et derrière, leurs yeux rivés à ceux de Pitt. Elles étaient nues, couvertes seulement de leur longue chevelure tombant presque jusqu'à leurs genoux. - Je suis mort et monté au paradis des Amazones ! s'exclama Giordino en les voyant à son tour. - Ne t'excite pas, répondit Pitt, ce ne sont que des statues peintes. - J'aimerais être capable de sculpter comme ça ! 288 Pitt contourna les statues grandeur nature et dirigea le faisceau de sa lampe au-dessus de sa tête. L'or d'un océan de cadres étincela dans la lumière. Aussi loin que portait la lampe et bien au-delà, la longue galerie était pleine de rangées et de rangées de claies contenant une immense cache de tableaux de prix, de sculptures, d'objets religieux, de tapisseries, de livres rares, de meubles anciens et de merveilles archéologiques, classés et rangés dans des caisses et des coffres bien alignés. - Je crois, murmura Pitt dans son micro acoustique, que nous allons faire le bonheur de pas mal de gens. 37 Les Allemands firent preuve de leur légendaire efficacité. En moins de quatre heures, les experts de la décontamination étaient à l'ouvre et avaient installé leur équipement de pompage et des tuyaux dans la galerie du trésor. L'atmosphère empoisonnée fut rapidement nettoyée, les gaz nocifs pompés par un camion citerne parqué à la surface. Tandis que le processus de nettoyage se poursuivait, Reinhardt et ses hommes désactivaient les pièges à phosgène et passaient les boîtes métalliques à l'équipe de décontamination. Alors seulement les plongeurs de la marine purent transporter les morts jusqu'aux ambulances. Ensuite, on installa un gros tuyau d'aluminium par l'ouverture de la caverne, comme une énorme paille reliée à ime puissante pompe qui commença à drainer l'eau du tunnel souterrain et à la déverser dans la rivière voisine. Une équipe de déblaiement commença à creuser la rampe d'entrée conduisant au bunker qui avait été comblée à la fin de la guerre. Mancuso marchait impatiemment de long en large dans le bunker, s'arrêtant sans cesse pour examiner les instruments mesurant le niveau des gaz mortels. Puis il alla à l'entrée de la rampe regarder l'eau dont le niveau baissait rapidement. Sans cesse en mouvement, sur- 289 veillant les progrès, comptant les minutes, il put enfin pénétrer dans la galerie où les Nazis avaient entassé leur butin volé. Giordino, fidèle à lui-même, dormit tout le temps, fl avait trouvé une vieille paillasse dans le coin réservé aux mécaniciens de la Luftwaffe et n'avait pas mis longtemps à s'endormir. Quand Pitt eut fait son rapport à Halder et à Rein-hardt, il tua le temps en acceptant leur invitation à partager un repas délicieux préparé par Frau Clausen dans sa ferme chaude et confortable. Plus tard, il parcourut le bunker et examina les vieux avions. D s'arrêta devant l'un des Messerschmitt 262, admirant la forme de fin cigare de son fuselage, le stabilisateur vertical triangulaire et les disgracieux tubes des réacteurs qui pendaient sous les ailes acérées comme des lames de couteau. Les seules inscriptions visibles sur les ailes et le fuselage, en dehors des croix noires soulignées de blanc, étaient des croix gammées sur la queue et un gros 9 près du cockpit. C'était le premier avion opérationnel de combat à réaction, sorti trop tard des usines pour sauver l'Allemagne, bien qu'il ait réussi à semer la terreur pendant quelques mois parmi les forces aériennes anglaises et américaines. - n volait comme poussé par les anges. Pitt se tourna vers Gert Halder qui s'était approché sans bruit. Les yeux clairs de l'Allemand contemplaient avec regret le cockpit du Messerschmitt. - Vous êtes trop jeune pour l'avoir piloté, dit Pitt. - Ces mots sont ceux d'un de nos meilleurs pilotes pendant la guerre, Adolf Galland, reprit Halder en secouant la tête. - Il ne faudrait pas grand-chose pour le remettre en état. Halder regarda la flotte d'avions alignés comme des spectres dans le vaste bunker. - Le gouvernement accorde rarement des subventions pour ce genre de projets. J'aurai de la chance si je peux en garder cinq ou six pour des musées. - Et les autres ? 290 - On les vendra probablement aux enchères aux divers musées du monde et aux collectionneurs. - Je voudrais bien être assez riche pour participer à la vente, dit Pitt avec envie. Halder le regarda, toute arrogance disparue, un petit sourire rusé aux lèvres. - Combien en comptez-vous ? Pitt compta mentalement les avions alignés. - J'arrive à quarante. - Faux. Il y en a trente-neuf. - Désolé de vous contredire, dit Pitt après avoir recompté, mais.... - Si on peut en enlever un quand la rampe d'accès sera nettoyée, interrompit Halder, et le transporter au-delà de la frontière avant que je rédige l'inventaire officiel... Il n'eut pas besoin d'achever. Pitt avait entendu mais n'était pas sûr d'avoir saisi sa pensée. Un ME-262 devait valoir plus d'un million de dollars une fois restauré. - Quand devez-vous faire cet inventaire ? demanda-t-il pour tâter le terrain. - Après avoir établi celui des ouvres d'art. - Ça prendra des semaines ! - Peut-être même davantage. - Pourquoi ? demanda Pitt. - Appelez cela faire pénitence. J'ai été extrêmement grossier avec vous. Et je me sens obligé de récompenser vos efforts courageux pour chercher le trésor, sauver au moins cinq vies et m'empêcher de me couvrir de ridicule et probablement aussi de perdre ma place. - Et vous m'offrez de fermer les yeux pendant que je vole un avion ? - Il $ en a tellement qu'un de plus ou de moins... - Je vous suis très reconnaissant, dit sincèrement Pitt. - J'ai demandé à un ami de notre service de renseignements d'établir un dossier sur vous pendant que vous étiez occupé dans le tunnel. Je crois qu'un Messerschmitt 262 ne déparera pas votre collection et ira bien avec votre trimoteur Ford. - Votre ami a été au fond des choses ! - En tant que collectionneur de belles reliques 291 mécaniques, je crois que vous le traiterez avec le respect voulu. - Je lui redonnerai son aspect d'origine, promit Pitt. Halder alluma une cigarette et s'appuya nonchalamment contre une tuyère en soufflant la fumée. - Je suggère que vous trouviez un camion approprié à louer. Dès ce soir, l'entrée du tunnel aura été assez élargie pour amener un avion à la surface. Je suis certain que le lieutenant Reinhardt et les survivants de son équipe seront heureux de vous donner un coup de main pour sortir votre dernière acquisition. Avant que Pitt, stupéfait et reconnaissant, ait pu ajouter un mot, Halder fit demi-tour et s'éloigna. fl fallut encore huit heures à la grosse pompe pour absorber toute l'eau et l'air vicié de la galerie. Halder, assis sur une chaise, discourait devant son équipe d'experts artistiques et d'historiens qu'accompagnaient des officiels du gouvernement allemand désireux de prendre part à la découverte. Une armée de journalistes et de correspondants de la télévision s'était installée dans le champ de laitues ravagé de Clausen, exigeant d'entrer dans le bunker. Mais Halder avait reçu des ordres précis de ses supérieurs à Bonn. Aucun journaliste ne devait entrer dans le bunker avant qu'on ait fait la liste des ouvres d'art entassées là. Commençant à la piste d'avions, la galerie s'étendait sur près de cinq cents mètres. Les râteliers et les coffres s'alignaient d'un bout à l'autre et sur quatre mètres de hauteur. Malgré l'eau du tunnel, la porte d'entrée était restée étanche et la construction de béton, d'excellente qualité, n'avait permis ni humidité ni moisissure. Même les objets les plus délicats étaient restés en parfait état. Les Allemands commencèrent à installer un labo-photo, un atelier et un cabinet d'archives. Après son exposé, Halder pénétra dans la salle des peintures et dirigea les activités à partir d'un bureau hâtivement fabriqué, meublé et rapidement pourvu de téléphones et de photocopieurs. Très naturellement, Pitt entra et parcourut le tunnel maintenant asséché avec Mancuso qui s'émerveillait de 292 tout ce qui avait été accompli en moins de vingt-quatre heures. - Où est Al ? demanda-t-il. - A la recherche d'un camion. - Tu n'as pas l'intention de nous faire piquer un chargement d'ouvres d'art, j'espère ? Si c'est le cas, je ne te le conseille pas. Les Allemands te descendront avant même que tu atteignes la ferme. - Pas si j'ai des amis bien placés, plaisanta Pitt. - Je ne veux même pas le savoir ! Quel que soit ton plan pourri, ne compte pas sur moi. Ils franchirent la porte de la galerie et pénétrèrent dans le bureau fermé de Halder qui leur fit signe de s'asseoir tandis qu'il parlait en allemand à l'un des quatre téléphones. - Je viens d'avoir confirmation que le Chancelier Lange vous autorise à chercher ce que vous êtes venu chercher mais, avant que vous commenciez, j'aimerais savoir de quoi il s'agit. - Nous ne sommes intéressés que par certains objets d'art qui proviennent de l'ambassade du Japon à Berlin, répondit Pitt. - Et vous pensez qu'ils sont là ? - Ils n'ont pas eu le temps de les transporter au Japon, expliqua Mancuso. Les Russes encerclaient la ville. L'ambassadeur a verrouillé le bâtiment et s'est échappé de justesse avec ses collaborateurs jusqu'en Suisse. Les dossiers historiques affirment que toutes les ouvres d'art décorant l'intérieur de l'ambassade ont été confiées aux Nazis chargés de les mettre à l'abri et que ceux-ci les ont cachées sous un aérodrome. - Et-vous pensez qu'ils peuvent se trouver dans la cache découverte ici ? - En effet. - Puis-je vous demander pourquoi le gouvernement américain s'intéresse à des ouvres d'art japonaises disparues ? - Je suis désolé, dit sincèrement Pitt, mais nous ne pouvons répondre à cette question. Cependant, je peux vous assurer que notre recherche ne pose aucun problème au gouvernement allemand. 293 - Je pense aux Japonais. Ils exigeront qu'on leur rende ce qui leur appartient. - Les récupérer n'est pas dans nos intentions, assura Mancuso. Nous ne voulons que photographier certaines pièces. - Très bien, messieurs. Nous avons un accord. Faites ce que vous souhaitez et je vous promets de fermer les yeux. Lorsqu'ils quittèrent le bureau de Halder, Mancuso murmura : - De quoi parlait-il ? Quel accord ? - Un recrutement. - Un recrutement ? répéta Mancuso. Pitt hocha la tête. - Il m'a persuadé de m'engager dans la Luftwaffe ! Ils trouvèrent les coffres contenant les biens de l'ambassade japonaise environ cinquante mètres derrière les sculptures qui avaient autrefois décoré les musées d'Europe. Les Allemands avaient déjà installé des rangées de lampes électriques fonctionnant avec une génératrice portative et éclairant l'immense espace qui semblait s'étendre à l'infini. La section japonaise fut facile à identifier car les caisses portaient des caractères kana et avaient été réalisées avec plus de soin que les caisses grossières utilisées par les Nazis pour ranger leur butin. - Commençons par celle-ci, dit Mancuso en montrant une caisse étroite. Elle a l'air de la taille du tableau. - Tu as fait assez de missions au Japon. Qu'est-ce que tu lis ? - Caisse numéro quatre, traduisit Mancuso. Propriété de Sa Majesté impériale l'Empereur du Japon. - Voilà qui nous aide bien ! Pitt se remit au travail, soulevant soigneusement les couvercles avec un marteau et un pied de biche. Il mit au jour un petit paravent délicat peint de fleurs et d'oiseaux voletant au sommet d'une montagne. - Ce n'est pas une île, dit-il en le remettant en place. Il en ouvrit deux autres mais n'y trouva que des tableaux postérieurs à l'ouvre de Mazaki Shimzu, maître du seizième siècle. Beaucoup de petites caisses 294 contenaient des porcelaines. Il ne resta bientôt qu'une caisse au fond du râtelier, susceptible de contenir un tableau. Mancuso montrait des signes de détresse. Son front s'était couvert de sueur et il manipulait nerveusement sa pipe. - Il y a intérêt que ce soit le bon ! dit-il. Sinon, on aura vraiment perdu notre temps. Pitt ne répondit rien et continua à travailler. Cette caisse paraissait plus solide que les autres. Il ôta le couvercle et jeta un coup d'oil à l'intérieur. - Je vois de l'eau. Je crois que c'est un paysage. Oui ! C'est une île ! - Dieu soit loué ! Sors-la, vieux, sors-la, qu'on la voie. - Tiens la caisse. Il n'y avait pas de cadre autour du tableau et Pitt dut l'attraper par le support arrière et la sortir de son emballage avec difficulté. Enfin, il l'approcha de la lumière. Mancuso tira de sa poche un petit catalogue illustré de photos en couleurs des autres ouvres de Mazaki Shimzu et le feuilleta, comparant les photos à la peinture. - Je ne suis pas un expert, mais c'est bien le même style. Pitt tourna le tableau. - Il y a quelque chose d'écrit au dos. Tu peux traduire ? - L'île d'Ajima par Mazaki Shimzu ! s'écria-t-il triomphalement. On a réussi ! C'est la base de commandement de Suma ! Maintenant, il ne reste plus qu'à le comparer avec les cartes des îles prises par satellite. Machinalement, le regard de Pitt erra sur la peinture que Shimzu avait peinte quatre cent cinquante ans plus tôt de l'île appelée alors Ajima. Ce ne serait jamais un site touristique. De grandes falaises volcaniques surplombant des vagues mousseuses, par la moindre plage, une absence presque totale de végétation. Elle semblait nue et menaçante, sinistre et impénétrable. Il n'y avait aucun moyen de l'approcher et d'y débarquer de la mer ou du ciel sans être détecté. Une forteresse naturelle que Suma avait probablement bourrée de défenses contre toute intrusion. 295 - Pénétrer ce rocher me paraît pratiquement impossible, murmura pensivement Pitt. Quiconque essaiera y laissera la vie. L'expression joyeuse de Mancuso disparut de son visage. - Ne dis pas ça ! dit-il. Ne le pense même pas ! - Pourquoi ? demanda Pitt. Ce n'est pas notre problème. - TU te trompes. Maintenant que les équipes Cadillac et Honda sont dans les choux, Jordan n'a d'autre choix que nous, Giordino, toi et moi. Réfléchis ! C'est ce que fit Pitt. Mancuso avait raison. C'était clair, maintenant. Le rusé Jordan les avait mis tous les trois en réserve pour une infiltration discrète du centre de mise à feu des bombes nucléaires de Suma. 38 Le Président considérait avec effarement le dossier ouvert sur son bureau. - Ont-ils vraiment l'intention de faire exploser ces choses ? Ce n'est pas un bluff ? - Non, ce n'est pas un bluff, répondit Jordan. - C'est impensable ! Jordan ne répondit pas, laissant le Président à ses pensées. Cet homme ne changerait jamais. D était exactement semblable à ce qu'il était le jour où Jordan lui avait été présenté. Nouvellement élu sénateur du Montana, mince mais bien bâti, les yeux bleus, le sourire chaud et sympathique, il n'avait jamais paru effrayé par l'immense pouvoir qu'on lui avait confié. El se montrait poli et cordial avec le personnel de la Maison Blanche et oubliait rarement un anniversaire. - Ce n'est pas comme si nous avions cerné leurs îles pour les envahir, nom de Dieu ! - Ds sont devenus paranoïaques parce que l'opinion mondiale commence à leur tourner le dos,-dit Donald Kem. Maintenant que la Chine et la Russie adoptent la 296 démocratie, que le bloc de l'Est devient indépendant, qu'il y a des élections libres en Afrique du Sud et que le Moyen-Orient commence à voir le bout du tunnel, l'opinion mondiale leur est tombée dessus parce qu'ils vont trop loin, trop vite. - Leur agressivité économique ne fait pas montre de beaucoup de subtilité, confirma Kern. Plus ils remportent de marchés, plus ils deviennent désagréables. - Mais on ne peut pas les blâmer de créer un monde économique sur le modèle de celui qu'ils souhaitent, dit Jordan. Leur éthique des affaires n'est pas la même que la nôtre. Ds ne voient rien d'immoral à exploiter les occasions commerciales et à tirer profit des faiblesses du marché, quoi qu'il leur en coûte. Le seul crime, à leurs yeux, est de mettre des bâtons dans les roues à leurs profits systématiques. Franchement, nous n'avons pas agi différemment dans nos pratiques commerciales à l'étranger, après la Deuxième Guerre mondiale. - Je ne peux pas vous contredire, admit le Président. Bien peu de nos chefs d'entreprise, passés et présents, mériteraient un brevet de sainteté. - Le Congrès et les Européens du Marché commun préparent un coup de Jarnac contre les Japonais. S'ils votent en faveur d'un embargo économique et de la nationalisation des sociétés japonaises, Tokyo essaiera de négocier mais Suma et ses petits copains voteront, eux, pour les représailles. - Tout de même, menacer de guerre nucléaire et de destruction... - Ils jouent sur le temps, expliqua Jordan. Leur avancée commerciale au niveau mondial n'est qu'une facette d'un plan plus vaste. Les Japonais vivent dans de terribles conditions de densité. Cent vingt-cinq millions de gens sur un territoire de la taille de la Californie, dont une bonne partie trop montagneuse pour être habitable. Le projet dont ils ne parlent pas consiste à exporter des millions de leurs concitoyens les plus éduqués vers d'autres pays où ils fondent des colonies tout en maintenant leur loyauté et leurs liens solides avec le Japon. Le Brésil est l'un de leurs objectifs et les Etats-Unis aussi, si l'on considère leur immigration massive à Hawai et en Californie. Les Japonais sont obsédés par leur survie et, 297 contrairement à nous, font des projets de plusieurs décennies dans l'avenir. Par le commerce, ils sont en train de mettre sur pied une vaste société économique mondiale fondée sur les traditions et la culture japonaises. Et ce qu'ils ne réalisent pas, c'est que Suma a bien l'intention d'en être le tout-puissant leader. Le Président regarda à nouveau le dossier. - Et il protège son empire criminel en plaçant des bombes nucléaires aux points stratégiques des autres nations. - On ne peut en blâmer le gouvernement japonais ni la grande masse de son peuple, rétorqua Jordan. Je suis fermement convaincu que le Premier ministre Junshiro a été dupé par Hideki Suma et son cartel d'industriels, de financiers et de chefs de la mafia japonaise qui ont secrètement mis au point le projet Kaiten. - Peut-être devrais-je provoquer une réunion avec Junshiro, dit le Président, et l'informer des découvertes de nos agents. - Je ne crois pas, monsieur, répondit Jordan. Pas avant que nous n'ayons une chance de décapiter l'organisation du projet Kaiten. - La dernière fois que nous nous sommes vus, vous ne saviez pas où se trouvait le centre de commandement. - De nouvelles informations nous ont permis d'en avoir une idée plus précise. Le Président considéra Jordan avec un nouveau respect. D savait l'importance des preuves que son chef des renseignements ne cessait d'accumuler, son dévouement à son pays, ses nombreuses années de service que, jeune étudiant, il étayait déjà par l'entraînement nécessaire pour devenir un bon agent de terrain. Le Président voyait aussi le prix payé pour cette terrible tension pendant tant d'années. Jordan en était à plusieurs cachets de Maalox qu'il avalait comme du pop corn. - Savez-vous où les voitures seront placées pour leur mise à feu ? C'est Kern qui répondit à la question. - Oui, monsieur. Une de nos équipes a découvert le plan pendant qu'elle suivait un chargement de voitures. Les ingénieurs de Suma ont préparé très minutieusement un diabolique désastre. 298 - Je suppose qu'il s'agit de zones très peuplées, pour tuer le plus grand nombre possible d'Américains ? - Vous vous trompez, monsieur le Président. Les voitures exploseront dans des lieux tels qu'il y aura un minimum de morts. - Je ne comprends plus ! - Aux Etats-Unis et dans le monde industriel, expliqua Kern, les voitures seront placées systématiquement dans des zones pratiquement désertes afin que leur explosion synchronisée provoque sur le sol une onde électromagnétique qui s'élèvera dans l'atmosphère. Ceci créera une réaction en chaîne, comme un parapluie, qui mettra en panne tous les systèmes de communication par satellites. - Tous les réseaux de radio, de télévision et de téléphone cesseront d'être opérationnels, ajouta Jordan. Les gouvernements locaux et fédéraux, le commandement militaire, les départements de pompiers, de police, les ambulances et tous les transports seront paralysés car ils ne peuvent fonctionner sans recevoir d'ondes. - Un monde sans communications ! murmura le Président, c'est inimaginable ! - Et ce n'est pas tout, dit Kern avec rage. Il y a bien pire ! Vous savez évidemment, monsieur, ce qui arrive quand on approche un aimant d'une disquette d'ordinateur ou d'une cassette de magnétophone ? - Tout s'efface ? - Eh oui ! approuva Kern. L'onde électromagnétique des explosions nucléaires ferait la même chose. Sur des centaines de kilomètres autour de chaque point d'explosion, les mémoires de chaque ordinateur seraient complètement effacées. Les transistors, les chips de silicone, tout ce qui constitue l'ossature de notre monde informatisé est sans défense contre une onde qui arrive par les circuits électriques et téléphoniques et par les réseaux aériens. Tout ce qui est métallique pourrait transporter l'onde, des tuyaux et des rails jusqu'aux tours et aux armatures métalliques des murs d'immeubles. - Vous parlez là d'un chaos total ! s'écria le Président avec incrédulité. - Oui, monsieur, une panne totale et nationale dont 299 les résultats catastrophiques seraient irréparables. Le moindre programme mis en mémoire par les banques, les compagnies d'assurances, les sociétés multinationales, les petites entreprises, les hôpitaux, les supermarchés, les grands magasins - la liste est infinie - disparaîtrait avec toutes les données scientifiques. - La moindre disquette, la moindre bande magnétique ? - Dans chaque maison et dans chaque bureau, dit Jordan. Kern fixait le Président comme pour renforcer le dur commentaire. - Tous les ordinateurs, toutes les machines électroniques qui se servent d'une mémoire - et ceci inclut l'allumage et la carburation des voitures modernes, le fonctionnement des moteurs diesel, les commandes d'avions en vol, tout cela cesserait de fonctionner. Les avions surtout en subiraient d'horribles conséquences car beaucoup s'écraseraient avant même que leurs équipages aient pu engager les commandes manuelles. - Il faut citer aussi tous les gadgets auxquels nous sommes si habitués, ajouta Jordan, comme les fours à micro-ondes, les magnétoscopes et les systèmes de sécurité. Nous avons tellement l'habitude de compter sur les ordinateurs que nous n'avons jamais pris le temps de réfléchir à quel point nous sommes devenus vulnérables. Le Président prit un stylo et en tapota nerveusement le bureau. Il avait les traits tirés, les yeux hagards. - Je ne peux pas permettre que cette malédiction paralyse les Américains jusqu'au milieu du siècle à venir, dit-il. Il nous faut envisager de frapper, par l'arme nucléaire si nécessaire, leur arsenal de bombes et leur centre de commande de mise à feu. - Je ne suis pas d'accord, monsieur le Président, contra Jordan avec calme, sauf en tout dernier recours. - Quelle est votre opinion, Ray ? - Les installations de Suma ne seront opérationnelles que dans une semaine. Essayons d'imaginer un plan de pénétration et de destruction par l'intérieur. S'il réussit, cela vous évitera des monceaux de problèmes et de condamnations internationales pour ce qui serait consi- 300 déré comme une attaque sans provocation d'une nation amie. Le Président, pensif, resta un moment silencieux. Puis il dit d'une voix lente : - Vous avez raison. Je serais obligé de présenter des excuses auxquelles personne ne croirait. - Le temps joue en notre faveur tant que seule notre équipe MAIT et nous savons ce qui se passe, continua Jordan. - C'est heureux ! murmura Kern. Si les Russes savaient que leur pays est truffé de bombes nucléaires, ils n'hésiteraient pas à menacer le Japon d'une invasion massive. - Et nous n'avons pas besoin de cela ! fit calmement le Président. - Les Japonais innocents non plus, qui n'ont aucune idée de ce que manigance Suma avec sa menace insensée, dit Jordan en marquant un nouveau point. Le Président se leva, mettant fin à la réunion. - Quatre jours, messieurs. Vous avez quatre-vingt-seize heures. Jordan et Kern échangèrent un sourire tendu. L'assaut des installations de Suma avait été mis au point avant leur entrée dans le Bureau ovale. Tout ce qu'ils avaient à faire, maintenant, c'était de prendre le téléphone et de donner l'ordre d'exécution. 39 A quatre heures du matin, le petit aérodrome qui s'étendait sur une réserve du gouvernement, près de Seneca, dans le Maryland, paraissait désert. Aucune lumière ne brillait aux abords de l'étroite bande d'asphalte. Le seul point de repère pour un pilote qui aurait fait un atterrissage de nuit aurait été un triangle de vapeur de mercure bleue qui éclairait quelques lampadaires courbés à l'intersection de deux routes de terre, tout au bout de la piste. 301 JL Le silence du petit matin fut troublé par le sifflement des moteurs à réaction. Deux phares scintillèrent, leurs rayons dirigés vers le centre de la piste d'atterrissage. Le jet de transport Gulfstream dont le fuselage portait les mots Circlearth Airlines se posa et roula jusqu'à une Jeep Station Wagon Grand-Wagonner. Moins de trois minutes après que la porte se fut ouverte et que deux hommes furent descendus avec leurs bagages, l'avion roulait à nouveau vers le bout de la piste et s'envolait. Le bruit disparut lentement dans le ciel sombre. L'amiral Sandecker serra la main de Pitt et de Giordino. - Félicitations, dit-il chaleureusement, pour la réussite de votre mission. - On ne nous en a pas communiqué les résultats, dit Pitt. Est-ce que les photos du tableau que Mancuso a transmises correspondent à une île existante ? - Absolument. D se trouve que l'île a été baptisée Ajima par un pêcheur après un naufrage vers 1500. Mais elle est restée sur les cartes sous le nom de Soseki. Et comme beaucoup de lieux en rapport avec le folklore local, le nom d'Ajima a fini par disparaître. - Où est-elle située ? demanda Giordino. - Environ soixante kilomètres au large de la côte, à l'est de Edo City. Le visage de Pitt prit une expression angoissée. - Quelles nouvelles de Loren ? - On sait seulement que Diaz et elle sont vivants et cachés dans un lieu secret. - Et c'est tout ? dit Pitt avec irritation. Bien entendu, pas de recherches, pas d'opération de sauvetage ! - Le Président a les mains liées tant que la menace des voitures piégées n'est pas éliminée. - Un lit ! bâilla Giordino pour détourner la conversation et permettre à Pitt de se calmer. Donnez-moi un lit! - Trouvez-lui un lit, fit Pitt. Il n'a pas fermé les yeux depuis que nous avons quitté l'Allemagne. - Vous avez fait vite, remarqua Sandecker. Le vol s'est bien passé ? - J'ai dormi tout le temps. Et avec'le décalage horaire en notre faveur, je suis tout à fait éveillé. 302 - Frank Mancuso est resté avec les objets d'art ? demanda Sandecker. - Oui. Juste avant notre départ, Kern lui a fait passer un message lui ordonnant d'emballer les pièces de l'ambassade japonaise et de les envoyer par avion à Tokyo. - Un écran de fumée pour apaiser les Allemands, dit en souriant Sandecker. En réalité, tout ça est en route pour une cave de San Francisco. Quand le temps sera venu, le Président en fera cadeau au peuple japonais en signe de bonne volonté. Montez, ajouta-t-il en montrant la Jeep. Et puisque vous êtes si bien éveillé, prenez donc le volant, Dirk. - Ça me va, fit l'intéressé. Ayant mis les bagages dans le coffre, Pitt se glissa derrière le volant tandis que l'amiral et Giordino prenaient place, le premier à l'avant, le second à l'arrière. Pitt mit le moteur en marche et s'engagea le long d'une route obscure jusqu'à une grille gardée par un militaire. Celui-ci reconnut l'amiral, salua et leur fit signe de passer. fis atteignirent une autoroute secondaire et, trois kilomètres plus loin, prirent Capital Beltway et se dirigèrent vers les lumières de Washington. La circulation, à cette heure matinale, était presque inexistante. Filant à 110 kilomètres à l'heure, la Jeep roulait sans effort. Ils restèrent silencieux un moment, Sandecker regardant pensivement par le pare-brise. Pitt n'avait pas besoin de beaucoup d'imagination pour comprendre que l'amiral n'avait pas quitté son lit aux aurores juste pour les accueillir. Il avait sans doute une bonne raison d'être là. Curieusement, le gros havane habituel manquait et 15es mains croisées sur sa poitrine indiquaient une forte tension. Ses yeux ressemblaient à deux cubes de glace. De toute évidence, il avait quelque chose de difficile à dire. Pitt décida de lui offrir une ouverture. - Où allons-nous ensuite ? demanda-t-il. - Pardon ? fit Sandecker, prétendant être ailleurs. - Qu'est-ce que le Grand Chef Blanc a préparé pour nous ? Une bonne semaine de vacances, j'espère ? - Vous voulez vraiment le savoir ? 303 - Probablement pas, mais comme vous allez me le dire de toute façon... ! Sandecker bâilla pour se donner encore un peu de temps. - Eh bien, j'ai peur que vous ne deviez encore tous les deux prendre un avion. - Pour où ? - Le Pacifique. - Où exactement dans le Pacifique ? - Palau. L'équipe, ou ce qu'il en reste, doit se retrouver au Centre de Rassemblement des Informations, pour recevoir de nouvelles instructions du directeur des Opérations sur le Terrain. - Autrement dit, et sans vos termes ampoulés et bureaucratiques, vous nous annoncez que nous avons rendez-vous avec Mel Penner ? Sandecker sourit et ses yeux s'adoucirent. - Vous avez le chic pour aller droit au but ! Pitt était inquiet. Il sentait que la hache allait s'abattre. - Quand ? demanda-t-il calmement. - Dans précisément une heure cinquante, vous prendrez le vol commercial à Dulles. - Dommage que nous n'ayons pas atterri directement là-bas, dit Pitt d'un ton amer. Ça vous aurait évité cette promenade. - Raisons de sécurité. Kern a pensé qu'il valait mieux que vous arriviez à l'aéroport en voiture, que vous preniez vos billets et que vous montiez dans l'avion comme n'importe quel touriste se rendant dans les mers du Sud. - On aurait bien aimé se changer. - Kern a envoyé un homme chercher des vêtements propres et vos valises. Elles vous attendent à l'aéroport. - C'est très aimable à lui. Il faudra que je pense à changer tout mon système de sécurité dès mon retour. Pitt freina et regarda le rétroviseur. Les mêmes phares s'y reflétaient depuis que la Jeep s'était engagée sur l'autoroute. Pendant les derniers kilomètres, ils avaient maintenu la même distance entre eux et la voiture de Pitt. Celui-ci accéléra légèrement. Les phares suivirent, après un temps de réaction. 304 - Quelque chose ne va pas ? demanda Sandecker. - Nous sommes suivis. Giordino se tourna et regarda par la vitre arrière. - Il y a plusieurs véhicules. Je compte trois camionnettes en convoi. Pitt regarda pensivement le rétroviseur avec un vague sourire. - Je ne sais pas qui nous suit mais ils n'ont pas pris de risques. Ils ont envoyé un escadron ! Sandecker saisit le téléphone de voiture et appela le MAIT. - Ici l'amiral Sandecker, aboya-t-il sans prendre le temps d'utiliser les codes de procédure. Je suis sur Capital Beltway direction sud près de Morning Side. Nous sommes suivis.... - Correction, interrompit Pitt. Poursuivis. Ils se rapprochent, et vite ! Soudain, une fusillade déchira le toit de la Jeep juste au-dessus de leurs têtes. - Correction, dit calmement Giordino. Pas poursuivis, attaqués. Sandecker plongea sur le plancher et donna rapidement au téléphone le lieu de l'attaque et les ordres. Pitt appuya à fond sur l'accélérateur. Le puissant moteur V8 de 5,9 litres répondit immédiatement et la Jeep atteignit sans difficulté 150 kilomètres à l'heure. - L'agent de service prévient la patrouille de l'autoroute, annonça Sandecker. - Dites-leur de se remuer, pressa Pitt en faisant zigzaguer la Jeep sur les trois voies de l'autoroute pour échapper au tir. - Ils trichent ! dit Giordino. Ils ont des fusils et pas nous ! * Lui aussi s'accroupit sur le plancher tandis qu'une nouvelle rafale faisait éclater la vitre arrière, traversait la voiture et emportait la moitié du pare-brise. - Je crois que je peux arranger ça, dit Pitt. - Comment ? - En quittant cette autoroute de malheur où nous faisons une cible parfaite et en prenant tous les virages de la prochaine route que je traverserai jusqu'à ce que nous trouvions une ville. 305 - Le prochain embranchement mène à Phelps Point, indiqua Sandecker en jetant un coup d'oeil au-dessus du tableau de bord. Pitt regarda rapidement le rétroviseur. Il aperçut les camionnettes peintes comme des ambulances, avec le gyrophare réglementaire. La sirène, cependant, restait muette. Les trois engins roulaient maintenant de front sur toute la largeur de l'autoroute, pour augmenter leur angle de tir. Pitt distingua deux hommes vêtus de noir pointant des armes automatiques par les vitres baissées des portières. Celui qui avait préparé cet assassinat avait pensé à tout. Il y avait au moins quatre hommes par véhicule. Douze hommes en tout, armés jusqu'aux dents, contre trois qui ne devaient même pas posséder un couteau suisse à eux tous. Pitt eut une idée pour équilibrer un peu les chances. La bretelle vers Phelps Point était encore à deux cents mètres. Pas le temps. Le prochain barrage de feu les enverrait voler dans le bas-côté. Sans toucher aux freins pour ne pas alerter ses poursuivants, il jeta brusquement la Jeep dans un chemin creux, traversa deux autres chemins de terre et un fossé. Il avait parfaitement joué. Une rafale manqua la Grand-Wagonner juste au moment où elle atterrissait sur l'herbe et volait au-dessus d'un fossé rempli d'au moins cinquante centimètres d'eau. Dans un crissement de pneus, la Jeep atteignit une route parallèle à l'autoroute. Les poursuivants perdirent du temps à freiner dans la confusion et Pitt prit dix secondes d'avance pendant qu'ils se regroupaient et reprenaient la chasse par le même chemin. Pour la seconde fois en quelques jours à peine, Pitt conduisait comme s'il devait gagner le Grand Prix. Mais les conducteurs de voitures de course ont l'avantage de porter un casque à visière qui protège du vent. L'air froid du matin mordait le visage de Pitt par le pare-brise cassé et il devait fréquemment tourner la tête pour échapper au vent glacé. Ils traversèrent une longue avenue bordée de chênes avant de débouler dans un quartier résidentiel. Il lança 306 la Jeep dans une série de rues transversales, à gauche, encore à gauche puis à droite. Mais les conducteurs des camionnettes étaient rompus à ce genre de poursuites. Ils tentèrent de lui couper la route en prenant d'autres croisements. Pitt s'arrangea pour passer chaque fois avec quelques secondes d'avance. Les tueurs évitaient de tirer dans la zone habitée mais resserraient sans cesse le filet et bouchaient les avenues par lesquelles leur proie aurait pu s'enfuir. Quand Pitt put prendre un tournant d'avance, il coupa ses phares et roula dans l'obscurité. Malheureusement, les réverbères le trahirent. Il essaya tous les trucs qu'il connaissait, gagnant quelques mètres ici, quelques secondes là mais ne réussit pas à se débarrasser de ses poursuivants. Il fit demi-tour et lança la Jeep dans une large avenue qui traversait la ville. Une station d'essence, un théâtre et diverses boutiques défilèrent le long du trottoir. - Je cherche une quincaillerie, cria-t-il pour se faire entendre dans les hurlements de ses pneus. - Une quoi ? demanda Sandecker, incrédule. - Une quincaillerie ! Il doit bien y en avoir une. - Quincaillerie Oscar Brown, annonça Giordino. J'ai vu l'enseigne juste après qu'on a quitté l'autoroute. - Je ne sais pas ce que vous avez en tête, mais grouillez-vous ! dit l'amiral. La lumière rouge du réservoir d'essence clignote. Pitt regarda le tableau de bord. L'aiguille était sur « vide ». - Ils ont dû toucher le réservoir. - A droite, là, voilà la quincaillerie d'Oscar, dit Giordino. - Vous avez une lampe de poche ? demanda Pitt à Sandecker. - Il y en a une dans la boîte à gants. - Sortez-la ! Pitt jeta un dernier coup d'oeil au rétroviseur. La première camionnette s'engageait dans le tournant, à deux immeubles d'eux. Il lança la Jeep dans le caniveau de gauche puis tourna vivement le volant à droite. Sandecker se raidit. Giordino cria « Oh ! Non ! » La Jeep roula un moment sur deux roues puis retomba sur les quatre, traversa le trottoir et s'écrasa 307 contre la vitrine de la quincaillerie. Bousculant les comptoirs, elle jeta par terre les caisses enregistreuses. Une série de râteaux et de pelles de jardin vola comme des cure-dents. La voiture passa entre deux autres comptoirs, bousculant tout dans un mélange de bonbons, de vis et d'écrous qui volèrent dans tous les sens. Il sembla à Sandecker et à Giordino que Pitt était devenu fou. Le pied sur l'accélérateur, il ne s'arrêtait pas, parcourant le magasin comme s'il cherchait quelque chose. Le tumulte fut rehaussé par le hurlement soudain de la sirène d'alarme. Enfin, Pitt enfonça l'avant de la Jeep dans une vitrine, provoquant une pluie de morceaux de verre. Le phare encore en état éclaira faiblement vingt ou trente armes de poing et des râteliers de fusils dans une armoire contre le mur. - Espèce de petit fouineur ! murmura Sandecker, sidéré. 40 - Choisissez vos armes, cria Pitt au milieu des hurlements de la sirène d'alarme. Sandecker ne se fit pas prier. Il sauta de la Jeep et fouilla le râtelier, sa lampe de poche sous le bras. - Qu'est-ce qui vous ferait plaisir, messieurs ? cria-t-il. Pitt saisit une paire de pistolets automatiques Commander Coït de combat, l'un d'un bleu métallique, l'autre en acier chromé. Il repoussa leurs crans d'arrêt. - Des quarante-cinq automatiques ! Sandecker fouilla dans les boîtes et trouva le calibre qui lui convenait. Il lança deux boîtes à Pitt. - Des Winchester Silver Tips. Qu'est-ce que vous voulez, Al ? fit-il en se tournant vers Giordino. Celui-ci avait sorti du râtelier trois fusils Remington 1100. - Calibre douze, double chargeur. 308 - Désolé, répondit Sandecker. Magnum numéro quatre à chevrotine, c'est tout ce que j'ai pour l'instant. Il s'accroupit et rampa vers le comptoir de peinture. - Dépêchez-vous d'éteindre votre lampe, conseilla Pitt en tirant sur le phare encore vaillant de la Jeep. Les camionnettes venaient de s'arrêter devant l'immeuble, hors de vue des trois hommes. Les assassins descendirent silencieusement, vêtus de leurs ninjas noires. Ils ne se précipitèrent pas vers le magasin mais prirent leur temps. Leur tactique de cribler de balles la Jeep et ses occupants avait été contrée par le plongeon inattendu de Pitt dans le fossé bordant l'autoroute et la traversée de Phelps Point. Il leur fallait maintenant en trouver une autre. Froidement, ils firent le point de la situation. Un excès de confiance troubla leur jugement. Parce que les trois Américains n'avaient pas répondu à leurs coups de feu, les attaquants avaient conclu qu'ils n'étaient pas armés. Aussi étaient-ils impatients de pénétrer dans la quincaillerie et d'achever leur mission. Le chef du groupe fut assez avisé, cependant, pour conseiller la prudence. Debout sur le trottoir d'en face, il essaya de percer l'obscurité du magasin éventré. Mais il ne distingua rien au-delà des débris que n'éclairait qu'un lampadaire solitaire. La Jeep était noyée dans l'ombre. Aucun son ne lui parvenait en dehors du sinistre hurlement de la sirène. Son analyse de la situation fut écourtée par diverses lumières s'allumant aux fenêtres alentour. Il ne pouvait pas se permettre d'attirer une foule de témoins. Et puis cette ville était probablement pourvue d'un shérif qui n'allait sans doute pas tarder à rappliquer avec ses adjoints» II se laissa guider par son intuition et il eut tort. Il pensa que les occupants de la Jeep étaient probablement gravement blessés après la collision, ou qu'ils se terraient de peur. Il omit d'envoyer quelques hommes couper leur retraite derrière la boutique. Il leur donna trois minutes pour sauter dans la Jeep, finir leurs proies et revenir aux camionnettes, pensant que l'opération était aisée. Par précaution, il éteignit le lampadaire d'un coup de revolver, plongeant ainsi la rue 309 dans l'obscurité et évitant que ses hommes puissent être visés pendant l'assaut. Il donna un coup de sifflet pour les avertir de préparer leurs armes et s'assurer qu'ils avaient bien relevé le cran d'arrêt de leurs carabines automatiques Sawa 5, 56 mm. Puis il émit trois sifflements courts et les hommes s'élancèrent. Ils parurent glisser dans l'obscurité comme des serpents d'eau dans un bayou de Géorgie, pénétrèrent par la vitrine fracassée dans l'ombre où ils disparurent bientôt. Soudain, un bidon de cinq litres de white spirit muni d'un chiffon en flammes tomba au milieu d'eux et explosa dans un bouquet de bleus et d'orange. A la même seconde, Pitt et Giordino ouvrirent le feu tandis que Sandecker lançait une autre de ses bombes improvisées. Pitt tenait un Coït dans chaque main et tirait sans prendre le temps de viser. Sous les rafales, trois hommes tombèrent avant même de réaliser qu'ils étaient touchés. L'un d'eux eut cependant le temps de tirer une courte rafale qui fit exploser plusieurs boîtes de peinture et éparpilla sur les marchandises cassées et répandues sur le sol des giclées de laques multicolores. Giordino abattit le premier homme qui tenta de traverser la vitrine brisée par la gauche. Les deux autres n'étaient que des ombres mouvantes mais il tira sur eux jusqu'à ce que le chargeur de sa Remington soit vide. Il en saisit une autre qu'il avait pris la précaution de charger et tira, tira sans discontinuer jusqu'à ce qu'aucun coup de feu ne retentisse plus du côté des assaillants. Pitt rechargea son arme à tâtons tout en regardant les flammes et la fumée danser sur tout l'avant du magasin. Les tueurs en ninjas noires avaient complètement disparu, cherchant frénétiquement un abri ou étendus dans le caniveau derrière la protection des trottoirs. Mais ils ne s'étaient pas enfuis. Ils étaient par là, quelque part, toujours dangereux. Pitt les savait aussi furieux et énervés qu'un essaim de guêpes dérangé. Ils allaient se regrouper et revenir, plus astucieux, plus prudents encore, et quand ils reviendraient, ils verraient clair car l'intérieur de la quincaillerie brillait-de toutes les flammes de l'incendie qui, maintenant, attaquait les 310 panneaux de bois. Tout le bâtiment et les hommes qui s'y trouvaient risquaient à tout moment de devenir des torches vivantes. - Amiral ! appela Pitt. - Par ici ! répondit Sandecker. Dans le coin peinture ! - Notre visite ici n'a que trop duré. Pouvez-vous trouver une porte de sortie pendant qu'Ai et moi tenons le fort ? - J'y vais. - Ça va, vieux ? Giordino fit un grand signe avec sa Remington. - Pas de trous pour l'instant. - Il est temps de partir. On a toujours un avion à prendre. - D'accord ! Pitt jeta un dernier regard aux corps blottis les uns contre les autres des étrangers qu'il avait tués. Il se pencha et ôta la cagoule de l'un d'eux. Dans la lueur des flammes, il distingua un visage aux traits asiatiques. Il sentit la rage l'envahir. Le nom d'Hideki Suma passa devant ses yeux. Il ne connaissait pas cet homme, il ignorait à quoi il ressemblait mais rien que son nom représentait le mal et l'abjection. C'était suffisant pour que Pitt n'éprouvât aucun remords envers les hommes qu'il avait abattus. Plus que jamais il se sentait déterminé à avoir la peau de ce monstre responsable de tant de morts et de chaos. - Par le rayon bois ! cria soudain Sandecker. Il y a une porte qui donne sur le terrain de chargement. Pitt attrapa Giordino par un bras et le poussa devant lui. - Apçès toi, mon vieux. Je vous couvre. Serrant sa Remington, Giordino se glissa à travers un tas de planches et disparut. Pitt se retourna et arrosa encore une fois l'avant du magasin, appuyant si fort et si vite sur la détente que les rafales des pistolets ressemblèrent à celles d'une mitrailleuse. Lorsque les automatiques furent vides, comme morts entre ses mains, il décida de les garder et de les payer plus tard. Il les passa dans sa ceinture et courut vers la porte. Il y arriva presque. 311 Le chef de l'équipe d'assassins, plus prudent que jamais après avoir perdu six hommes, jeta deux grenades dégoupillées dans le magasin en flammes, puis une rafale de plombs qui s'écrasèrent tout autour de Pitt. L'éclatement des grenades ravagea le cour de ce qui avait été la quincaillerie d'Oscar Brown. L'onde de choc fit tomber le plafond dans un feu d'artifice d'étincelles tandis que le rugissement de l'explosion fit éclater toutes les fenêtres de Phelps Point et se répandit jusque dans la campagne environnante. Il n'en resta plus qu'un chaudron brûlant sur une étagère mystérieusement épargnée au milieu d'un pan de mur encore debout. La déflagration prit Pitt par-derrière et le poussa jusqu'à l'extérieur et, par-dessus le terrain de déchargement, jusqu'à une allée derrière le magasin. Il atterrit sur le dos, le souffle coupé. Il resta un moment immobile, essayant de respirer. Giordino et Sandecker le remirent debout et l'aidèrent à traverser en titubant la cour d'une maison voisine jusqu'à l'abri temporaire d'un kiosque à musique, de l'autre côté de la rue. L'alarme du magasin avait cessé de hurler lorsque les fils électriques avaient pris feu. Ils entendirent approcher les sirènes des voitures de police et de pompiers, qui se hâtaient vers le lieu de l'incendie. Giordino avait toujours eu un talent particulier pour prononcer le mot de la fin. Il ne manqua pas cette nouvelle occasion tandis que tous les trois, allongés sur le plancher du kiosque, épuisés, meurtris, remerciaient Dieu d'être encore en vie. - Vous croyez, dit-il en regardant rêveusement les flammes, que nous avons dit quelque chose qui ne leur a pas plu ? 41 C'était samedi soir et Las Vegas grouillait de voitures roulant lentement le long du boulevard, taches de couleurs brillantes sous la multitude des lumières électri- 312 ques. Comme les élégants noctambules commençaient à vivre au crépuscule dans leurs atours dégoulinants de bijoux, les hôtels vieillissants de Las Vegas Boulevard cachaient leur apparence triste et leur architecture austère derrière une aurore boréale de brillantes lumières, tentant de persuader la foule de venir dépenser toujours plus d'argent. Avec le temps, leur style et leur sophistication avaient disparu. Le clinquant exotique et le décor « bordels des années 30 » à l'intérieur des casinos semblaient aussi tristes et indifférents que les croupiers des tables de jeux. Même les clients, hommes et femmes qui, autrefois, s'habillaient avec élégance pour assister aux brillants dîners, arrivaient maintenant en short, en bras de chemise et pantalon de polyester. Stacy appuya la tête contre le dossier de l'Avanti décapotable et regarda les hautes enseignes lumineuses annonçant les spectacles et les hôtels. Ses cheveux blonds volaient dans la brise du désert et ses yeux paraissaient refléter les lumières. Elle aurait bien aimé se détendre et profiter du séjour pour faire du tourisme mais il s'agissait d'un voyage strictement professionnel. Weatherhill et elle-même devaient jouer le rôle qu'on leur avait assigné et passer pour de riches personnages en voyage de noces. - De combien disposons-nous pour jouer ? demanda-t-elle. - De deux mille dollars de la poche du contribuable, répondit Weatherhill en surveillant la circulation. - Voilà qui devrait me permettre d'occuper les machines à sous pendant au moins quatre heures, dit-elle en riant. - Les femmes et les machines à sous ! soupira-t-il. Ça doit avoir un rapport avec le levier qu'on tire à pleines mains. - Alors, comment expliques-tu la fascination des hommes pour les dés ? Stacy se demanda ce que Pitt aurait répondu. Sans doute une remarque acide et chauvine. Weatherhill, lui, ne répliqua pas. L'esprit de repartie n'était pas son point fort. Pendant tout le trajet à travers le désert, en venant 313 de Los Angeles, il l'avait assommée d'une interminable conférence sur l'éventualité d'une guerre des étoiles. Après que Weatherhill se fut échappé du camion transportant les voitures piégées, Jordan leur avait ordonné de retourner à Los Angeles. Une autre équipe d'experts en surveillance avait pris le relais et suivi le semi-remorque jusqu'à Las Vegas et l'hôtel Pacific Paradise... D'après leur rapport, il était reparti à vide après avoir déposé les voitures dans un parking souterrain. Jordan et Kern avaient alors mis au point une mission au cours de laquelle Stacy et Weatherhill devaient voler un compresseur de climatiseur contenant une bombe, afin qu'on puisse en étudier les détails, n aurait été trop risqué de le faire pendant le trajet routier. On avait également pris le temps de construire une réplique à partir des dimensions communiquées par Weatherhill. - Voilà l'hôtel, dit-il enfin en montrant une grande enseigne festonnée de palmiers en néon et de dauphins lumineux qui n'en finissaient pas de sauter autour de l'enseigne. En grandes lettres électriques, l'hôtel promettait le plus grand spectacle aquatique du monde. Une autre enseigne, sur le toit du bâtiment, annonçait avec des clignotements rosés, bleus et verts que l'immense complexe se trouvait être le Pacific Paradise. L'hôtel était en béton peint en bleu clair et percé de fenêtres rondes comme des hublots. Stacy pensa qu'on aurait dû faire avaler son té à l'architecte pour avoir imaginé quelque chose d'aussi laid. Weatherhill passa l'entrée principale, longea de longues piscines décorées en jungle tropicale avec une multitude de toboggans et de chutes d'eau tout autour de l'hôtel et du terrain de parking. - Y a-t-il quelque chose que Hideki Suma ne possède pas ? dit Stacy en regardant cette monstruosité. - Le Pacific Paradise n'est qu'un des six hôtels sur lesquels il a mis la main. - Je me demande ce que dirait la Commission des Jeux du Nevada si elle savait qu'il y a quatre bombes sous le casino ? - Elle s'en ficherait probablement, dit Weatherhill, du moment que les croupiers ne sont pas mécaniciens. 314 - Mécaniciens ? - Des tricheurs professionnels. fl arrêta l'Avanti devant l'entrée principale et donna un pourboire au portier qui sortit leurs bagages du coffre. Un employé gara la voiture et ils se présentèrent à la réception, Stacy prenant de son mieux le regard plein d'étoiles d'une jeune mariée. Elle avait connu ça dans le passé mais eut du mal à se le remettre en mémoire. Dans leur chambre, Weatherhill ouvrit une valise et en tira une liasse de plans de l'hôtel qu'il étala sur le lit. - Ds ont parqué les voitures dans cette grande cave au troisième sous-sol. Stacy étudia le plan qui représentait tout le dernier sous-sol et un rapport de l'équipe de surveillance. - Béton renforcé et revêtu d'acier, lut-elle à haute voix. Une grande porte d'acier du sol au plafond. Caméras de surveillance, trois gardes et deux dobermans. Nous ne pourrons pas nous y attaquer de front. Il est assez simple d'éviter les systèmes électroniques mais le facteur humain plus les chiens, c'est trop pour nous. - Nous passerons par le système d'aération, dit son compagnon en montrant une section du plan. - Une chance pour nous qu'il y en ait un ! - C'est une obligation dans ce genre de constructions. Sans aération pour éviter contraintes et expansion du béton, il se formerait des fissures qui pourraient affecter les fondations de l'hôtel. - D'où part le système ? - Du toit. - C'est trop haut pour notre équipement. - Nous pourrons pénétrer par une salle de service au niveau du second sous-sol. - Tu veux que j'y aille ? - Tu es plus petite que moi, d'accord, mais les systèmes nucléaires, c'est ma spécialité. Je prendrai donc les tuyaux et toi, tu t'occuperas des câbles. Elle examina les dimensions des conduits d'aération. - Ce sera juste ! J'espère que tu n'es pas claustrophobe. 315 Weatherhill et Stacy, un sac de sport et des raquettes à la main, passèrent sans se faire remarquer, comme un couple se rendant au terrain de tennis de l'hôtel. Après avoir attendu un ascenseur vide, ils descendirent au deuxième niveau des parkings où Weatherhill ouvrit la porte de la réserve en moins de cinq secondes. Un réseau de tuyaux d'eau et de vapeur tapissait l'intérieur ainsi que des cadrans de réglage de la température et de l'humidité. Une rangée d'armoires contenait des balais et du matériel de nettoyage ainsi que des câbles pour recharger éventuellement les batteries des voitures restées en panne dans le parking. Stacy ouvrit rapidement le sac de sport et en tira divers équipements tandis que Weatherhill enfilait une combinaison de nylon. Il attacha ensuite par-dessus une ceinture Delta et un harnais. Stacy assembla un tube à piston actionné par ressorts, muni d'un canon de gros diamètre, curieusement appelé « fusil à grappin », l'attacha à un grappin métallique, un étrange objet recouvert de roues semblables à des roulements à billes avec une poulie au centre. Après quoi elle déroula un mince câble de nylon qu'elle attacha au fusil à grappin et au grappin métallique. Weatherhill consulta une dernière fois le plan du conduit. Un gros tuyau vertical venant du toit rejoignait deux conduits plus petits qui couraient horizontalement entre le plafond et le plancher des parkings. Le conduit qui passait par la cave où étaient garées les voitures piégées courait entre le plancher sur lequel ils se tenaient et le plafond du parking inférieur. Weatherhill prit une petite scie à piles et commença à découper un large trou dans la mince feuille de métal du mur. Trois minutes après, il retira le rond découpé, prit une lampe de poche et éclaira l'intérieur du conduit. - Ça descend sur environ un mètre avant de virer vers la cave, dit-il. - Ensuite, ça fait quelle distance ? - D'après le plan, à peu près dix mètres. - Est-ce que tu pourras franchir le coude, là où le conduit passe de la verticale à l'horizontale-? - Si je retiens mon souffle, répondit-il en souriant. 316 - Vérification radio, dit Stacy en mettant sur sa tête un léger casque muni d'un micro. Il se tourna et murmura dans le minuscule émetteur attaché à son poignet. - Essai, essai, comment me reçois-tu ? - Clair comme du cristal. Et toi ? - Bien. Elle lui donna une tape d'encouragement puis se pencha au-dessus du conduit et pressa la détente du fusil à grappin. Le piston envoya le grappin métallique qui fila dans l'obscurité où son élan et ses roues lui permirent de passer le coude. Us l'entendirent continuer sa course quelques secondes dans le conduit, entraînant derrière lui le câble de nylon. Puis il y eut un claquement métallique indiquant qu'il s'était arrêté en atteignant la grille filtrante sur le mur de la cave. Alors Stacy appuya sur une autre gâchette et deux baguettes jumelles sortirent du grappin, se calèrent sur les parois du conduit et le coincèrent solidement en place. - J'espère que tu t'es bien entraînée au cours de gym, dit Weatherhill en glissant les cordes dans les crochets de son harnais, parce que tes pauvres petits muscles vont en prendre un coup ! Elle sourit et montra la poulie qu'elle avait déjà attachée à l'un des câbles et à un tuyau d'eau. - Tout est dans la prise, fit-elle avec espièglerie. Weatherhill attacha la lampe, petite mais puissante, à son poignet. Il se pencha et prit dans le sac ce qui paraissait une réplique exacte du compresseur de climatisation. Il l'avait fabriquée pour la mettre à la place de celui qu'il était sur le point de voler. - Bon, je ferais mieux d'y aller, maintenant. n se laissa tomber la tête la première dans le conduit vertical, le faux compresseur à bout de bras tandis que Stacy tendait le câble, n y avait beaucoup d'espace à cet endroit mais quand il arriva au coude où le conduit devenait horizontal, il dut se contorsionner pour passer. Il se mit sur le dos pour courber son corps à la forme de l'étroit conduit. Enfin, il réussit. - 0 K, Stacy, tu peux tirer, dit-il dans le micro de son poignet. - Comment te sens-tu ? 317 - Disons que je peux à peine respirer. Elle enfila une paire de gants et commença à hisser l'une des cordes de nylon qui passait autour de la poulie du grappin et était accrochée au harnais de Weatherhill, le tirant ainsi dans l'étroit passage du conduit d'aération. Il ne pouvait pas faire grand-chose pour l'aider, sauf souffler quand il la sentit tirer sur la corde. Il commença à transpirer dans sa combinaison de nylon. Il n'y avait pas d'air conditionné dans le conduit d'aération et l'atmosphère qui venait du toit était chaude et suffocante. Stacy non plus ne jouissait pas d'une température agréable. Les tuyaux de vapeur couraient le long des murs de la pièce et tenaient lieu de calorifère. Il régnait maintenant une humidité proche de celle d'un bain de vapeur. - J'aperçois le grappin et la grille d'aération, annonça-t-il au bout de huit minutes. Cinq mètres encore et il l'atteignit. Les plans ne mentionnaient aucun circuit de surveillance télévisée dans la cave mais il s'assura quand même qu'il n'y avait aucune caméra. Il tira de sa poche un petit palpeur et chercha les éventuels lasers ou détecteurs de chaleur. Heureusement, la pièce en était dépourvue. Cela le fit sourire. Tous les moyens élaborés de défense ou d'alarme se trouvaient à l'extérieur des parkings, un défaut assez répandu des systèmes de sécurité. Il ôta les vis. - Je suis dedans, annonça-t-il à Stacy. - Je te reçois. Il éclaira la cave en tournant tout autour le rayon de sa lampe. Les voitures piégées paraissaient doublement menaçantes, dans l'obscurité, entre ces murs épais de béton. Il était difficile d'imaginer une telle puissance de destruction dans un lieu comme celui-ci. Weatherhill se mit debout et détacha son harnais. Il se dirigea vers la voiture la plus proche, prit quelques outils attachés à l'une de ses jambes, les posa sur le pare-chocs et mit le faux compresseur par terre. Puis, sans prendre la peine de regarder à l'intérieur de la voiture, il glissa la main vers la manette et débloqua le capot. 318 II contempla un moment la vraie bombe, comme pour la soupeser. Elle devait exploser sur un signal radio codé. Ça, il le savait, fl était peu probable qu'un simple mouvement puisse activer le mécanisme. Les ingénieurs de Suma avaient sûrement fabriqué une bombe capable d'absorber les chocs d'une automobile conduite à grande vitesse sur des routes plus ou moins bien entretenues. Mais il n'avait pas l'intention de prendre de risques, d'autant moins que l'on ignorait toujours la cause de l'explosion d'un de ces engins sur le Divine Star. Weatherhill repoussa ces pensées négatives et se mit au travail, détachant les conduits de pression du compresseur. Comme il le pensait, les plombs électriques alimentant les bobines de l'évaporateur servant d'antenne étaient exactement où lui-même les aurait placés, fl déconnecta les plombs, les reconnecta au faux compresseur sans abîmer les circuits. Maintenant, il pouvait prendre son temps pour dévisser les boulons retenant le compresseur. - La bombe est sortie sans encombre de la voiture, dit-il. Je fais l'échange. Six minutes plus tard, le faux compresseur était en place et connecté. - Je m'en vais. - Prête à te ramener, répondit Stacy. Weatherhill s'approcha du conduit d'aération et remit son harnais. Soudain, il remarqua quelque chose que l'obscurité de la cave lui avait caché. Quelque chose assis sur le siège avant de la voiture, fl promena le rayon de sa lampe autour de la cave, fl vit que les quatre voitures étaient munies de cette sorte de machine, installée derrière le volant. La cave était fraîche mais Weatherhill eut soudain l'impression d'être dans un sauna. Tenant toujours la lampe d'une main, il s'essuya le front avec sa manche et se baissa jusqu'à avoir le visage au niveau de la vitre du côté conducteur. fl aurait été ridicule d'appliquer à cette chose derrière le volant le nom de robot ou d'homme mécanique. A plus forte raison d'androïde comme on en trouve dans les romans de science-fiction. La tête était une sorte de système visuel informatisé perché sur une tige de métal avec, pour la poitrine, une boîte pleine d'électronique. 319 Les mains d'acier ressemblaient aux serres d'un oiseau de proie, avec trois doigts agrippés au volant. Les bras et les jambes étaient articulés aux bons endroits mais toute ressemblance avec un homme s'arrêtait là. Weatherhill étudia plusieurs minutes ce conducteur mécanique, fixant le système dans sa mémoire. - Fais le point, s'il te plaît, ordonna Stacy, inquiète de son retard. - J'ai trouvé quelque chose d'intéressant, répondit-il. Un nouvel accessoire. - Tu as intérêt à te bouger ! D fut heureux de partir. Les robots assis là dans l'obscurité silencieuse, en attente de l'ordre de mener la voiture vers la cible programmée, commençaient à ressembler à des squelettes. Il accrocha les cordes de son harnais, s'allongea sur le sol froid et, levant les pieds, se mit en position contre le mur. - A toi de jouer ! Stacy appuya une jambe sur un tuyau et commença à tirer sur la corde qui coulissait sur la poulie du grappin. A l'autre bout, les pieds de Weatherhill atteignirent le conduit de ventilation. Il y entra comme il en était sorti sauf que, cette fois, le compresseur qu'il tenait à la main contenait une bombe nucléaire. Dès qu'il fut complètement dans le conduit, il appela Stacy. - Attends un peu que je replace le grappin et la grille du conduit. Je ne tiens pas à laisser des indices de notre visite. Une main sur l'autre, travaillant autour du compresseur piégé, il leva le grappin et fixa les baguettes de maintien contre les parois du conduit. Puis il tira la grille et remit en place les vis de fixation... Après quoi il s'accorda un instant de détente. Il ne lui restait qu'à se laisser tirer, Stacy faisant tout l'effort physique. Il contempla la bombe et se demanda quelles étaient ses chances de survie. - Ça y est, je vois tes pieds ! dit enfin Stacy. Elle ne sentait plus ses muscles et son cour battait sous l'effort. Lorsqu'il sortit de l'étroit boyau horizontal, il l'aida autant qu'il put en poussant. Il y avait maintenant assez 320 d'espace pour passer la bombe par-dessus son épaule. Stacy la prit et la posa par terre. Avec un chiffon doux, elle confectionna une sorte de maillot autour du cylindre et posa cette poupée dans le sac de sport. Puis elle revint vers Weatherhill et l'aida à sortir. Il dénoua les cordes de nylon et se débarrassa du harnais tandis que Stacy, en actionnant la seconde gâchette, décrocha les pointes du grappin et, tirant sur les cordes et les enroulant à mesure, récupéra le matériel. Elle remit le tout dans le sac de sport. Weatherhill, pendant ce temps, avait remis ses vêtements de tennis. Ils refermèrent le panneau du conduit. - Tu n'as pas été dérangée ? - Non. Quelques personnes sont entrées et sorties du parking mais aucun employé n'est venu par ici. Qui croirait que nous avons une bombe nucléaire là-dedans ? ajouta-t-elle en montrant le sac de sport. - Oui, et une bombe assez puissante pour transformer en poussière l'hôtel tout entier. - Des problèmes ? - Aucun, sauf que j'ai découvert que notre ami Suma avait dans son sac des tours que nous ne connaissions pas encore. Les voitures sont conduites par des robots. Il n'aura besoin de personne pour les emmener sur les lieux d'explosion. - Quelle ordure ! s'exclama Stacy, toute fatigue oubliée. Ainsi, il ne risque pas les remords de dernière minute, l'arrière-pensée d'un conducteur qui refuserait de faire sauter l'engin, personne à questionner, personne pour le trahir si la police arrêtait la voiture ! - Suma ne serait pas arrivé où il en est s'il était idiot. C'est rudement malin d'utiliser des robots pour faire son sale boufot ! Le Japon est le premier pays du monde en robotique et il sera sans doute facile de prouver que toutes les facilités dont il dispose à Edo City ont joué une large part dans son organisation. Stacy ouvrit soudain de grands yeux, choquée par une pensée affreuse. - Et si son centre de mise à feu était gardé et actionné par des robots ? Weatherhill remonta la fermeture Eclair de son blou- son. 321 - Ça, c'est le problème de Jordan. Mais à mon avis, il doit être pratiquement impossible d'y pénétrer. - Alors, nous ne pourrons pas arrêter Suma ni l'empêcher d'appuyer sur le bouton ! - Peut-être que non, fit Weatherhill d'un ton attristé. Ses moyens dépassent largement les nôtres. 42 Toshie, vêtue d'un court kimono très éloigné de ceux des geishas, fit un discret salut de la tête en tendant à Suma une large serviette de bain. Celui-ci sortait en effet d'un sauna, n noua la serviette autour de lui et se laissa tomber sur un tabouret bas recouvert d'un coussin. Toshie s'accroupit et commença à lui masser les pieds. Toshie était la fille d'un pêcheur pauvre, quatrième de huit enfants, quand Suma la vit pour la première fois. C'était une petite fille maigre, un peu laide, que les garçons ignoraient jusqu'à ce qu'elle devienne, plus tard, une belle fille magnifiquement proportionnée, à la poitrine bien plus développée que chez la plupart des Japonaises. Peu à peu, ses traits ingrats se transformèrent, ses pommettes saillantes rehaussées de grands yeux sombres. Suma, se promenant seul au crépuscule, l'avait observée tandis qu'elle surfait sur les grosses vagues de l'océan. Elle portait ce jour-là un maillot très fin que l'eau rendait transparent, et ne cachant plus rien. Il avait été captivé. Sans lui parler, il s'était enquis de son nom et, dès que les étoiles étaient apparues, U avait fait un marché avec le père de la jeune fille et acheté Toshie pour une somme qui avait fait du malheureux pêcheur l'homme le plus riche de l'île, patron d'un bateau de pêche tout neuf muni du dernier cri de l'électronique. D'abord, Toshie avait été folle de chagrin et d'angoisse de quitter sa famille mais, peu à peu fascinée par la fortune et la puissance de Suma, elle s'était sentie attirée 322 par lui. A sa façon, elle avait commencé à apprécier son rôle un peu ancillaire de secrétaire et de maîtresse. Il lui avait fait donner des leçons par les meilleurs professeurs, apprendre les langues, les affaires, la finance, il l'avait initiée aux secrets de la mode et à toutes les subtilités de l'amour physique. Toshie savait qu'il ne l'épouserait jamais. D y avait trop d'autres femmes et Hideki était incapable de n'en aimer qu'une. Mais il était gentil avec elle et elle savait que, lorsque le temps serait venu pour elle de se retirer, il saurait se montrer généreux. Kamatori, vêtu d'un yukata jaune orné d'oiseaux bleus, était assis un peu plus loin à une table basse laquée, en face de Ray Orita, et buvait du thé. Par respect .pour leur supérieur, tous deux attendaient que Suma , parle le premier. Suma les ignora quelques minutes, tout au bien-être que lui procuraient les massages de Toshie. Kamatori évitait de son mieux les regards furieux de son patron et gardait les yeux baissés. C'était la deuxième fois qu'il perdait la face cette semaine et il en était très humilié. - Alors, ton équipe de tarés a raté son coup ! dit enfin Suma. - Il y a eu un contretemps, fit Kamatori en contemplant la surface de la table. - Contretemps ! aboya Suma. Désastre serait plus proche de la vérité ! - Pitt, l'amiral Sandecker et l'homme appelé Gior-dino ont eu beaucoup de chance. - Ce n'était pas de la chance ! Tes sbires ont sous-estime les Américains et leur ruse. - On sait toujours comment réagissent les agents professionnels, dit Kamatori, ne trouvant que cette mauvaise excuse. Les amateurs ne suivent jamais les règles. Suma fit signe à Toshie d'arrêter les massages. - Combien d'hommes as-tu perdus ? - Sept, y compris le chef. - J'espère qu'aucun n'a été capturé ? - On a récupéré tous les cadavres et les survivants ont pu s'échapper avant l'arrivée de la police locale. Ils n'ont rien laissé qui puisse être un indice. 323 - Raymond Jordan saura très bien d'où venait le coup ! intervint Ray Orita. - Ça m'est parfaitement égal, grogna Kamatori avec mépris. Lui et ses pauvres petites équipes du MAIT ne disposent plus d'aucune force réelle. Le côté japonais de cette opération est enfin terminé. Suma ignora le thé et prit une petite coupe de saké que lui tendait Toshie. - Jordan peut encore être dangereux si ses agents découvrent où se trouve notre centre de commandement. - Jordan et Kern nageaient complètement quand j'ai coupé le contact, il y a vingt-quatre heures, dit Orita avec assurance. Ils n'avaient aucune idée du site. - fls essaient de trouver les voitures piégées, insista Suma. De cela nous sommes sûrs. Kamatori haussa les épaules avec indifférence. - Jordan chasse des ombres dans un miroir de fumée. Les voitures sont parfaitement cachées et gardées. Il y a encore une heure, aucune n'avait été trouvée ni confisquée. Et même si leurs agents tombent par hasard sur quelques-unes et neutralisent leurs bombes, ça sera trop peu et trop tard. Nous en avons encore plus qu'il n'en faut pour créer un écran électromagnétique sur la moitié de la terre. - Des nouvelles du KGB ou des services de renseignements de la Communauté européenne ? - Ils sont complètement dans le noir, répondit Orita. Pour des raisons inconnues, Jordan ne leur a rien révélé de ses recherches. Kamatori but son thé et regarda par-dessus sa tasse. - Tu l'as battu, Hideki. Nos techniciens en robotique ont pratiquement terminé le système électronique de l'arme. Bientôt, très bientôt, tu seras en mesure de dicter tes volontés au monde occidental décadent. Le visage de marbre de Suma reflétait sa satisfaction maligne. Comme tant d'hommes gâtés par l'argent, Suma avait dépassé de très loin la simple richesse et atteint le plus haut degré de la corruption, l'intarissable soif du pouvoir absolu. - Je crois, dit-il avec un plaisir teinté de sadisme, 324 qu'il est temps de mettre nos hôtes au courant de la raison de leur présence ici. - Puis-je faire une suggestion ? demanda Orita. Les gaijins sont impressionnés par le rang social et la puissance. On mesure facilement leur psychologie par la révérence qu'ils ont envers les gens à la mode et les fortunés du monde. Vous êtes le plus important expert financier de la planète. Laissez cette femme et le sénateur trembler d'inquiétude et restez lointain et hors de portée. Envoyez quelqu'un d'autre tourmenter leur curiosité en leur donnant des miettes d'informations jusqu'à ce qu'ils soient moralement prêts pour votre honorable apparition et vos ordres divins. Suma réfléchit à l'idée d'Orita. Ce jeu enfantin flattait son ego mais il avait aussi un côté pratique. Il regarda 'Kamatori. - Moro, je te laisse commencer l'initiation de nos hôtes. Loren se sentait perdue. Elle ne s'était jamais sentie aussi perdue de sa vie. On l'avait-droguée juste après son enlèvement à la course de voitures et il n'y avait que deux heures qu'elle recommençait à penser clairement. Quand enfin avait disparu le brouillard que la drogue avait instillé dans son cerveau, elle s'était retrouvée dans une chambre magnifiquement meublée, pourvue d'une salle de bains de très grand luxe. Le décor était très Pacifique Sud, avec du rotin et une petite forêt de plantes en pots. Le plancher était en cèdre ciré et les murs recouverts de tissu ressemblant à des palmes tissées. Cela lui rappelait un village de vacances où elle avait séjourné à Tahiti - sauf pour un point : il n'y avait de poignées ni à la porte ni à la fenêtre. Elle ouvrit une armoire et regarda. De nombreux kimonos de soie y pendaient. Elle en essaya un et fut surprise de découvrir qu'il semblait fait sur mesure. Dans les tiroirs, elle trouva de la lingerie à sa taille exacte, comme l'étaient les sandales alignées au bas de l'armoire. « J'ai l'impression d'être prisonnière dans un donjon », pensa-t-elle. Ceux qui l'avaient capturée ne paraissaient pas déci- 325 dés à la torturer ou à la tuer. Elle tenta de ne pas se poser de questions sur cet enlèvement. Elle ne voulait voir que le côté le moins angoissant de la situation et se détendit dans un bain de mousse. En se séchant, elle constata qu'il ne manquait vraiment rien dans cette salle de bains de star, ni les cosmétiques ni les parfums de luxe. Elle venait de passer un kimono rosé et blanc quand elle entendit frapper. Kamatori entra tranquillement. Il resta un moment silencieux, les mains dans les manches de son yukata, une expression de mépris hautain sur le visage. Son regard monta lentement des pieds nus de Loren à sa poitrine puis à son visage. Loren serra plus ^traitement le kimono et noua la ceinture. Puis elle se tourna vers lui. - Est-ce que les hommes japonais entrent toujours dans la chambre des dames sans y avoir été invités ? - Mes profondes excuses, dit Kamatori dont le ton sarcastique démentait les propos. Je n'avais nullement l'intention de manquer de respect à une politicienne américaine renommée. - Que voulez-vous ? - Je suis envoyé par M. Hideki Suma pour m'assurer que vous ne manquez de rien. Mon nom est Moro Kamatori. Je suis l'ami, le garde du corps et le confident de M. Suma. - Et je suppose qu'il est le responsable de mon enlèvement ?-Le désagrément n'est que temporaire, je vous le promets. - Pourquoi suis-je retenue en otage ? Qu'espère-t-il gagner d'autre que la haine et la vengeance du gouvernement américain ? - D souhaite votre coopération pour porter un message à votre Président et au Congrès. - Dites à M. Suma de se le mettre où je pense et de le porter lui-même ! « La grossièreté est fille de la vulnérabilité », pensa Kamatori. Il était satisfait. Il décida de briser la première ligne de défense de Loren. - Quelle coïncidence ! C'est précisément les mots exacts du sénateur Diaz, sauf que ses paroles étaient plus crues. - Mike Diaz ? Vous l'avez enlevé aussi ? demanda 326 Loren dont la bravoure apparente se fissurait rapidement. - On vous a amenés ici ensemble. - C'est quoi, « ici » ? - Une île touristique au large des côtes du Japon. - Suma est fou ! - Je ne crois pas, dit patiemment Kamatori. Il est au contraire très sage et très intuitif. Et dans quelques jours, il annoncera au monde les règles qu'il compte imposer aux économies occidentales pour l'avenir. La colère rougit les joues de Loren. - Il est encore plus dingue que je ne le croyais ! - Je ne crois pas. Aucun homme dans l'histoire n'a jamais accumulé autant de richesses. Et il ne l'a pas fait par ignorance. Bientôt, vous serez bien obligée de croire qu'il peut aussi imposer son contrôle absolu sur votre gouvernement et son économie. Vous pourrez bientôt envisager de changer de partenaires. Loren n'arrivait pas à croire à une telle stupidité. - Si quelque chose arrive au sénateur Diaz ou à moi-même, M. Suma et vous allez souffrir ! Le Président et le Congrès ne se croiseront pas les bras pendant que vous nous retenez en otages ! - Les terroristes musulmans ont gardé des Américains en otages pendant des années sans qu'ils fassent rien, répondit Kamatori qui paraissait beaucoup s'amuser. Votre Président a été averti de votre disparition une heure après et on lui a aussi appris le nom du responsable. Vous pouvez me croire sur parole. Il a ordonné que rien ne soit tenté pour vous rechercher et que les médias ne soient pas tenus au courant. Ni vos amis, ni vos parents, ni vos collègues du Congrès ne savent qu'on vous a discrètement emmenée au Japon. - Vous mentez ! Mes amis ne resteraient pas sans rien faire ! - Est-ce que par « amis » vous voulez dire Dirk Pitt et Albert Giordino ? L'esprit de Loren était en ébullition. Elle était sur le point de s'écrouler. - Vous les connaissez ? - Oui. Ils se sont mêlés de choses qui ne les regardaient pas et ils ont eu un accident. 327 - Sont-ils blessés ? - Je ne sais pas mais je puis affirmer qu'ils ne s'en sont pas tirés indemnes. Loren chercha quelque chose à dire. Ses lèvres tremblaient. - Pourquoi moi ? Pourquoi le sénateur Diaz ? - Vous et le sénateur n'êtes que des pions sur le jeu stratégique de la puissance économique, expliqua Kamatori. Ainsi, ne vous attendez pas à être relâchée avant que M. Suma ne le permette. Vos Forces spéciales perdraient leur temps si elles essayaient d'attaquer parce que vos services de renseignements ne savent même pas où vous êtes. Et même s'ils le savaient, une armée n'aurait aucun moyen de pénétrer nos défenses. De toute façon, le sénateur et vous serez libres et mis dans un avion pour Washington après-demain. L'étonnement qu'il lut dans les yeux de Loren était bien celui qu'attendait Kamatori. Il tira ses mains de ses manches, les tendit vivement et arracha le kimono de Loren jusqu'à la taille en lui maintenant, les bras en arrière. Puis il sourit avec sadisme. - Je ferai tout ce qui est en mon pouvoir pour rendre votre court séjour agréable. Je pourrais peut-être aussi vous apprendre comment une femme doit se comporter en face d'un homme ! Puis il se retourna et frappa deux coups sourds sur la porte. Elle fut ouverte vers l'intérieur par un garde que Loren ne vit pas. Kamatori sortit, laissant à la jeune femme une idée très claire de ce qui pourrait lui arriver avant de recouvrer la liberté. 43 - La voilà ! dit Mel Penner en ôtant la couverture posée sur une grande table avec des gestes de magicien. Il fit apparaître la maquette en trois dimensions d'une île entourée d'une mer de plâtre peinte en bleu et décorée de minuscules bâtiments et d'arbres nains. 328 - L'île de Soseki, autrefois appelée Ajima, présenta-t-il. - Vous avez fait un travail superbe ! le complimenta Stacy. On dirait une vraie île. - Je suis un vieil amateur de trains miniatures, fit fièrement le directeur des Opérations sur le Terrain. Mon passe-temps favori est de construire des dioramas. Weatherhill se pencha vers la table pour examiner les falaises abruptes montant de la mer. - Quelles sont les dimensions ? - Quatorze kilomètres à son point le plus large. A peu près la même configuration que San Miguel, l'une des îles au large de la côte californienne. Penner sortit un mouchoir de sa poche et s'épongea le front. Le climatiseur maintenait une température confortable dans le petit immeuble à peine plus grand qu'une hutte et qui s'élevait sur le sable d'une plage de l'île de Koror, à Palau. Mais l'appareil ne pouvait rien contre l'humidité énorme qui régnait sur l'île. Stacy, vêtue d'un short et d'un léger sweat-shirt, fit le tour de la table en admirant le modèle réduit de Penner. La chaîne rocheuse reliée par des ponts miniatures et les pins tordus donnaient à l'île un aspect un peu mystique. - Ce doit être... paradisiaque, dit-elle après avoir cherché le mot juste. - Ce n'est pas exactement le mot qui me vient à l'esprit, murmura Pitt en faisant tinter les glaçons dans son verre. Il portait un T-shirt de la NUMA sur un maillot de bain. Ses longues jambes bronzées étaient appuyées sur une chaise. - Ça ressemble peut-être au jardin d'Eden à l'extérieur mais dedans, c'est l'enfer et tous ses démons. - Tu crois que l'arsenal nucléaire de Suma et le centre de contrôle de la mise à feu sont effectivement sous l'île ? demanda Frank Mancuso, le dernier des cinq membres de l'équipe arrivé au Point de Rassemblement des Informations du Pacifique Sud. - Nous n'en sommes pas certains, répondit Penner. Stacy tendit la main pour toucher les falaises presque verticales au-dessus de la mer. - Il n'y a pas de place pour charger ou décharger des 329 navires. Ils ont dû faire venir les matériaux de construction par avion. - Je me demande comment ils ont pu le construire sans que nos satellites espions aient détecté leur activité, s'étonna Weatherhill. Une expression de fierté sur le visage, Penner souleva une partie de la mer de plâtre allant de l'île au bord épais de sa table. Il montra un petit tube courant dans la matière grisâtre. - Un tunnel, expliqua-t-il. Les ingénieurs de Suma ont construit un tunnel qui commence sous le niveau souterrain le plus profond d'Edo City et court sur dix kilomètres jusqu'à la côte et sur cinquante kilomètres sous le sol de Soseki. - Avantage Suma, dit Pitt. Notre satellite n'a remarqué aucune activité inhabituelle parce que la terre exca-vée du tunnel a été enlevée en même temps que celle retirée pour la construction de la ville. - Une couverture parfaite, admit Giordino. Il déplaça sa chaise et regarda pensivement la maquette. Lui ne portait qu'un short en Jean et rien d'autre. - C'est le tunnel le plus long du monde, poursuivit Penner, plus long que celui que les Japonais ont creusé sous l'océan, de Honshu à Hokkaido. Weatherhill n'en revenait pas. - C'est une entreprise incroyable ! Dommage que tant d'efforts n'aient pas été déployés à des fins plus pacifiques. En tant qu'ingénieur des mines, Mancuso était à même d'apprécier les énormes problèmes qu'engendré un aussi vaste projet. - En ne travaillant que d'un côté, il a dû leur falloir au moins sept ans, dit-il, très impressionné. - Travaillant vingt-quatre heures sur vingt-quatre, le détrompa Penner, avec le tout dernier équipement d'excavation, les ingénieurs de Suma n'en ont mis que quatre. - C'est d'autant plus fantastique que ça s'est fait dans le plus grand secret, dit Stacy qui n'avait cessé d'admirer la maquette depuis que Penner l'avait découverte. Celui-ci leva une autre partie de la maquette, révélant un labyrinthe miniature de passages et de salles, s'éten- 330 dant comme les rayons d'une roue à partir d'une grande chambre sphérique. - Ici, nous avons l'intérieur du complexe. L'échelle n'est peut-être pas tout à fait exacte mais j'ai fait ce que j'ai pu à partir des plans ébauchés que Jim Hanamura nous a fait passer. - Je trouve que c'est un travail extraordinaire, protesta Stacy. Les détails sont tellement précis ! - Une partie est purement imaginée mais Kern a fait appel à une équipe de projeteurs et d'ingénieurs qui ont déterminé les dimensions, assez proches de ce que je crois être celles de l'original. Il distribua les plans aux quatre membres du MAIT. - Voici les plans de la partie du tunnel partant de Edo City et le centre de contrôle tel que calculé et détaillé par les gars de Kern. Chacun déplia les plans et étudia la répartition des salles de l'usine qui représentait la plus grande menace que le monde libre ait jamais connue depuis la crise des missiles de Cuba. Personne ne parlait. Tous suivaient les couloirs, mémorisant les cartouches décrivant les pièces et étudiant les dimensions. - Le centre doit être au moins à trois cents mètres au-dessous de la surface de l'île, observa Mancuso. - Il n'y a pas d'aérodrome ni de docks sur l'île, murmura Stacy. On ne peut y pénétrer que par hélicoptère ou par Edo City, par le tunnel. Pitt finit son verre. - De toute façon, on ne pourrait pas arriver par la mer à moins que la troupe d'assaut ne soit composée d'alpinistes. Et même dans ce cas, ils se feraient tirer comme des fourmis sur un mur blanc par les gens de Suma. - Qu'est-ce que c'est que ces bâtiments à la surface ? demanda Weatherhill. - Une retraite de luxe pour les cadres supérieurs de Suma. Ils se retrouvent là pour les séminaires. C'est aussi un endroit idéal pour des réunions secrètes avec des politiciens, des hauts fonctionnaires ou des chefs de la mafia. - La peinture de Shimzu montrait une île déserti- 331 que, dit Pitt. D semble que la moitié de l'île soit maintenant couverte d'arbres. - Plantés par Suma ou plutôt par ses jardiniers depuis vingt ans, expliqua Penner. Mancuso se gratta pensivement le nez. - Est-ce qu'il n'y aurait pas un ascenseur entre la retraite et le centre de contrôle ? - Rien de semblable sur les plans, dit Penner. On ne peut pas se risquer à descendre dans le puits si on ne sait pas où se trouve le centre. - Un ensemble souterrain de cette envergure doit avoir tout un réseau de conduits d'aération ! - Notre équipe d'ingénieurs pense que plusieurs des maisons de surface sont en réalité des camouflages pour des turbines de ventilation et tout un système de régénérateurs d'air. ', - On pourrait passer par là, plaisanta Weatherhill. Je ne suis pas mauvais dans les tuyaux. - Là encore, nous manquons d'informations, dit Penner en haussant les épaules. Il est possible que l'air soit pompé dans Edo puis rejeté et purgé par ce qui sort de la ville. - Quelles sont les chances pour que Loren et Diaz soient prisonniers sur l'île ? demanda Pitt. Penner eut un geste d'ignorance. - Disons de bonnes chances. On n'a pas encore suivi de pistes pour l'instant. Mais un complexe luxueux sur une île impénétrable constituerait sans aucun doute une planque idéale pour cacher des otages. - Des otages, oui, intervint Stacy, mais dans quel but ? On n'a pas entendu parler d'eux depuis leur enlèvement. - Aucune exigence n'a encore été émise, dit Penner, ce qui oblige le Président à attendre la suite des événements. Et tant qu'on ne pourra pas lui fournir assez de renseignements pour qu'il évalue les risques d'une opération de sauvetage, il n'en donnera pas l'ordre. Giordino regarda Penner d'un air pensif. - D doit bien y avoir un projet pour démolir ce nid de vipères ? Il y a toujours un projet ! - Nous en avons un, admit Penner. Don Kern a mis au point une opération compliquée mais viable pour 332 pénétrer et déconnecter les systèmes électroniques du centre. - De quel type de défenses parlons-nous ? demanda Pitt. Suma n'aurait pas déployé tant d'efforts ni dépensé tant d'argent pour édifier la huitième merveille du monde sans avoir une protection d'enfer ! - On ne peut rien affirmer, dit Penner en caressant des yeux sa maquette. Ce que nous savons, c'est de quelle sécurité et de quelle technologie militaire dispose Suma. Nous devons donc présumer qu'il a installé les meilleurs systèmes de tous ordres que son argent peut lui procurer. Des équipements radar sophistiqués, qui détectent sur terre et sur mer, des sonars prodigieux contre les approches sous-marines, des lasers et des détecteurs de chaleur probablement sur tout le périmètre de la côte. Et aussi sans doute une armée de robots. - Et, au cas où nous l'oublierions, un arsenal de missiles air-mer, ajouta Pitt. - Ce ne sera pas une coquille facile à casser ! commenta Weatherhill. - Un euphémisme, fit Giordino qui avait l'air de s'amuser. D me semble, dit-il à Penner, qu'un assaut mené par au moins cinq escadrons des Forces spéciales, précédé d'une attaque aérienne en règle et d'un bombardement des forces navales pour affaiblir les défenses, est la seule méthode possible pour aborder ce rocher ! - Oui, dit Pitt. Ça ou une sacrée vieille grosse bombe nucléaire. Penner eut un sourire sans joie. - Etant donné que vos suggestions ne cadrent pas avec le côté pratique de la situation, il nous faudra utiliser d'autres méthodes pour réussir. - Laissez-moi deviner. Nous irons tous les trois par le tunnel, dit Mancuso en montrant Stacy, Weatherhill et lui-même. - Vous irez tous les cinq, murmura Penner. Mais pas tous par le tunnel. Stacy eut un sursaut de surprise. - Frank, Timothy et moi sommes des professionnels parfaitement entraînés aux entrées forcées. Dirk et Al sont des ingénieurs océanographes. Us n'ont ni les qualifications ni l'expérience pour ce genre d'opération. 333 Vous n'avez pas l'intention de les envoyer aussi, n'est-ce pas ? - Mais si, insista tranquillement Penner. Ils ne manquent pas autant de défenses que vous le supposez. - Est-ce que nous devrons porter des ninjas noires et progresser dans le tunnel comme des chauves-souris ? Penner ne pouvait ignorer le ton cynique de Pitt. - Pas du tout, répondit-il sans se départir de son calme. Vous et Al allez sauter sur l'île et créer une diversion pendant que les trois autres entreront par Edo City. - Pas en parachute ! protesta Giordino. Seigneur ! Je déteste le parachute ! - Eh bien, dit pensivement Pitt, le grand Pttt et Giordino le Magnifique atterrissent dans la forteresse privée de Hideki Suma au son des bugles, des cloches et des tambours. Puis se font exécuter à la façon des samouraïs comme espions. Vous n'avez pas l'impression de nous traiter comme des pions, Penner ? - Il y a des risques, je l'admets, se défendit Penner. Mais je n'ai aucunement l'intention de vous envoyer à l'abattoir. Giordino se tourna vers Pitt. - Tu n'as pas l'impression qu'on se sert de nous ? - Je dirais plutôt qu'on nous a piégés. Pitt savait cependant que le directeur des Opérations sur le Terrain n'agissait pas vraiment de sa propre autorité. Le plan venait de Kern, après approbation de Jor-dan et bénédiction du Président par-dessus le marché. Il regarda Stacy et lut sur son visage une expression qui signifiait « n'y allez pas ». - Bon ! Et quand on est sur l'île, qu'est-ce qu'on fait ? - Vous évitez de vous faire prendre aussi longtemps que possible pour distraire les gardes de Suma, vous vous cachez jusqu'à ce qu'on puisse mettre sur pied une opération de sauvetage pour évacuer l'équipe tout entière. - Contre une armée de gardes dans le genre de celle-là, nous ne tiendrons pas dix minutes ! - On n'espère pas de miracles. - Et alors ? demanda Pitt. - Nous tombons du ciel et nous jouons à cache- 334 cache avec les robots de Suma tandis que les trois pros se faufilent à travers un tunnel de soixante kilomètres. C'est ça le plan, hein ? Tout est là ? Par la seule force de sa volonté, Pitt masqua toute l'irritation, l'incrédulité et le désespoir qu'il ressentait. - Oui, dit Penner en évitant de le regarder. - Vos copains de Washington ont dû trouver ce brillant exemple de créativité dans une pochette surprise, ce n'est pas possible ! Pitt n'avait pas douté une seconde de sa décision. S'il y avait la plus petite chance que Loren soit prisonnière sur cette fle, il irait. - Pourquoi ne pouvez-vous pas tout simplement couper leur source d'énergie sur l'île principale ? demanda Giordino. - Parce que le centre de contrôle est totalement autonome, dit Penner. fl a ses propres génératrices. - Qu'est-ce que tu racontes, Al ? demanda Pitt. - Est-ce que ce paradis abrite des geishas ? - Suma a la réputation de n'engager que de belles femmes, répondit Penner avec un petit sourire. - Comment notre appareil peut-il aller jusqu'à l'île sans être canardé tout de suite ? s'informa Pitt. Le sourire de Penner s'accentua comme si, pour une fois, il avait une bonne nouvelle à annoncer. - Cette partie du plan a toutes les chances de réussir à cent pour cent. - Il y a intérêt, grogna Pitt d'une voix glaciale. Ou bien il y a quelqu'un qui risque d'y perdre toutes ses plumes. 44 Comme l'avait prévu Penner, il y avait peu de risques qu'ils soient descendus en flammes. Les ULM que Pitt et Giordino devaient utiliser au départ du navire de détection américain Ralph R. Bennett ressemblaient à de minuscules bombardiers. Ils étaient peints en gris foncé 335 et leur forme étrange les rendait impossibles à détecter au radar. Ils avaient l'air d'insectes bizarres à l'ombre de l'installation radar du navire géant. Le système, haut comme un immeuble de six étages, se composait de dix-huit mille éléments d'antennes capables de capter une énorme quantité de renseignements sur les essais nucléaires soviétiques avec une incroyable précision. Le Ralph R. Bennett avait abandonné sa mission près de la péninsule du Kamtchatka par ordre présidentiel pour assurer le lancement des ULM et organiser la pénétration puis l'évacuation autour de l'île de Soseki. Le commandant de vaisseau Raymond Simpson, la trentaine, les cheveux décolorés par le soleil, se tenait près des hommes de la NUMA sur le pont supérieur. Energique, solide, il surveillait son équipage chargé de mettre au point les réservoirs des minuscules appareils, les instruments et les contrôles. - Vous croyez qu'on pourra s'en débrouiller sans les essayer d'abord ? demanda Pitt. - Ce sera du gâteau pour des pilotes chevronnés comme vous, répondit Simpson. Quand vous aurez trouvé la bonne position de vol en vous appuyant sur votre estomac, vous souhaiterez en avoir un à vous pour vous amuser le dimanche. Pitt n'avait jamais vu ce genre d'appareil avant d'arriver sur le navire avec Giordino une heure plus tôt. Maintenant, après seulement quarante minutes d'instructions, ils étaient supposés faire sur ces engins plus de cent kilomètres au-dessus de la mer et se poser sans se blesser sur la surface rocheuse et dangereuse de Soseki. - Depuis combien de temps ces oiseaux sont-ils là ? demanda Giordino. - Les Ibis X 20 sortent à peine du bureau d'études, précisa Simpson. - Mon Dieu ! grogna Giordino, ils sont encore expérimentaux ! - Tout à fait. Ils n'ont pas encore subi tout le programme d'essais. Désolé de ne pas vous offrir quelque chose de plus éprouvé, mais vos copains dé Washington semblaient terriblement pressés et ont insisté pour 336 qu'on traverse la moitié du monde en dix-huit heures pour vous les apporter. - Vous êtes sûr qu'ils volent, naturellement ? s'enquit Pitt. - Oh ! mais naturellement ! dit Simpson avec enthousiasme. Je les ai personnellement essayés plus de dix heures. Ils sont super ! Tout à fait ce qu'il faut pour des vols de reconnaissance. Leur moteur compact à turbine permet une vitesse de croisière de trois cents kilomètres à l'heure avec une autonomie de cent vingt kilomètres. L'Ibis est le meilleur ULM du monde ! - Quand vous aurez la quille, vous pourrez toujours ouvrir un bureau de vente, suggéra sèchement Giordino. - C'est mon rêve ! répondit Simpson sans relever l'ironie. Le skipper du navire radar, le commandant Wendell Harper, entra sur le pont, une grande photo à la main. Grand et fort avec un estomac de moine, les jambes un peu arquées, il donnait l'impression d'avoir traversé à cheval toutes les plaines du Kansas. - Notre officier météo vous promet un vent arrière de quatre nouds pour le vol, dit-il calmement, ce qui signifie que vous n'aurez pas de problème de carburant. - J'espère que notre satellite nous a dégotté un endroit décent pour atterrir, fit Pitt avec un petit salut. Harper étala contre une paroi un agrandissement d'une photo de satellite. - Ce n'est peut-être pas O'Hare Airport à Chicago mais c'est le seul endroit plat de l'île avec de l'herbe sur vingt mètres sur six. - Plus de place qu'il n'en faut pour atterrir contre le vent ! affirma Simpson avec enthousiasme. Pitt et Giordino s'approchèrent de la photo incroyablement détaillée. Le centre représentait un jardin ordonné disposé autour d'une pelouse rectangulaire ouverte à l'est seulement. Les trois autres côtés étaient bordés d'arbres et de buissons épais, avec des bâtiments aux toits en pagode et des ponts hauts et ouvragés reliant les balcons et un étang oriental. Comme des condamnés à qui on aurait donné le choix entre la pendaison sur le pont ou la fusillade contre un 337 mur, Pitt et Giordino échangèrent un regard fatigué et un sourire sans joie. - Cachez-vous jusqu'à ce qu'on vienne vous chercher ! murmura Giordino. Pourquoi diable ai-je l'impression qu'on m'a refilé un dé pipé ? - Rien de tel que d'arriver avec une fanfare, lâcha Pitt. - Quelque chose ne va pas ? demanda innocemment Harper. - Vous avez été victime de vendeurs indélicats, répondit Pitt. Quelqu'un à Washington a profité de votre nature crédule. Harper semblait gêné. - Voulez-vous annuler l'opération ? - Non, dit Pitt. On y a mis le doigt, autant y mettre le reste. - Je ne voudrais pas vous presser, mais le soleil se couchera dans une heure. Vous aurez besoin de voir où vous mettez les pieds. A ce moment précis, le chef mécanicien vint annoncer que les ULM étaient prêts à partir. Pitt regarda les fragiles engins. Dire qu'ils pouvaient voler était presque exagéré. Sans la forte poussée de leur moteur à turbine, ils tomberaient comme des briques. Contrairement au véritable ultra-léger avec son aile large et haute, son enchevêtrement de câbles et de filins, la voilure de l'Ibis était courte, ramassée sur une entretoise intérieure. Il lui manquait aussi la gouverne de l'ultra-léger, capable de résister aux pertes de vitesse et aux vrilles. Il se répéta l'adage disant que le bourdon avait tout ce qu'il fallait pour ne pas voler et qu'il volait quand même et sans doute mieux que d'autres insectes que Mère Nature avait dotés de formes aérodynamiques. Ayant achevé les dernières vérifications, l'équipage spécialisé recula jusqu'au bord de l'aire de décollage. Pitt trouva qu'ils avaient tous la tête de spectateurs de courses automobiles attendant l'accident. - J'espère qu'on pourra atterrir à temps pour l'apéritif, dit-il en mettant son casque. Fidèle à lui-même, Giordino se contenta de bâiller. 338 commande-naoi 4m - Si tu arrives le premier, martini-vodka sans glace. Harper réalisa avec étonnement que la glaciale nonchalance dont faisaient preuve les deux hommes était le signe d'une grande nervosité. - Bonne chance, dit-il en leur serrant la main. Nous vous suivrons tout au long du vol. N'oubliez pas de manouvrer votre signal après l'atterrissage. Nous aimerions annoncer à Washington que vous vous êtes posés sans dommage. - Si j'en suis capable, dit Pitt avec un pâle sourire. - N'en doutez pas, répondit Simpson comme s'il encourageait son équipe de football. Attention, n'oubliez pas non plus de mettre en marche le minuteur d'autodestruction. Il n'est pas question de faire cadeau -.aux Japs de notre technique sur les ULM. Giordino encouragea Pitt d'une claque amicale sur l'épaule et d'un clin d'oil et, sans un mot, se dirigea vers l'ULM. Pitt s'approcha du sien, se glissa par une étroite écoutille dans le fuselage de toile et se mit à plat ventre jusqu'à ce qu'il se sente calé dans l'espèce de berceau de mousse à sa taille. Sa tête et ses épaules étaient un peu plus hautes que le reste du corps, ses coudes libres à un centimètre au-dessus du « plancher ». Il régla son harnais de sécurité et les sangles se croisant au-dessus de ses omoplates et de ses fesses. Puis il cala ses pieds dans les étriers du stabilisateur vertical et de la pédale de frein et saisit le court levier de commande d'une main tout en réglant les gaz de l'autre. Il fit par le minuscule pare-brise un signe à l'équipage prêt à relâcher les câbles qui le retenaient au sol puis lança le starter. La turbine, plus petite qu'un tonnelet de bière, gémit de plus en plus fort et finit par hurler une note suraiguë. Pitt jeta un coup d'oil à Giordino dont il ne distingua vraiment que les yeux bruns et spirituels. Il leva le pouce et son ami en fit autant en souriant. Un dernier regard aux instruments pour s'assurer que le moteur fonctionnait bien comme l'avait décrit le manuel qu'il avait à peine eu le temps d'étudier, un coup d'oil au fanion qui battait à l'avant de l'appareil sous la force du vent soufflant de la gauche. Contrairement aux porte-avions, le décollage vers l'avant était rendu impos- 339 sible par l'énorme abri des radars et par la superstructure. C'est pourquoi le commandant Harper avait mis le Bennett face au vent. Pitt maintint le frein d'une pression du pied. Il mit les gaz et sentit l'Ibis essayer de foncer. Le bord de l'aire de décollage semblait inconfortablement proche. C'est à cinquante kilomètres à l'heure que l'Ibis décolla. La force du vent combinée à la vitesse du Bennett lui donnèrent une poussée de vingt-cinq kilomètres heure, ce qui laissait vingt kilomètres heure encore à attraper pour que les roues quittent le sol. C'était le moment décisif. Il fit signe à l'équipage de lâcher les câbles. Puis il coinça la manette des gaz au maximum et l'Ibis frissonna sous la force du vent et l'élan de la turbine. Les yeux fixés sur la limite de la piste, Pitt relâcha le frein et l'appareil bondit en avant. Cinq mètres, dix mètres, il tira le petit manche. La roue avant se souleva et Pitt aperçut les nuages. Il n'avait plus que trois mètres devant lui. Il projeta l'Ibis vers le ciel, au-dessus de la mer mouvante. Il remit l'appareil sur un plan horizontal environ quarante mètres plus haut et regarda Giordino en faire autant derrière lui. Il décrivit un cercle au-dessus du navire, agitant les ailes pour saluer l'équipage du Ralph R. Bennett puis se dirigea vers l'île de Soseki, à l'ouest. Les eaux du Pacifique s'agitaient sous le train de l'Ibis, tachées d'or irisé par le soleil couchant. Pitt descendit en vitesse de croisière, fl aurait bien aimé gagner de l'altitude et essayer de lui faire faire quelques acrobaties. Mais il n'était pas là pour ça. Toute manouvre imprévue risquait de le faire remarquer par les radars japonais. En vol rectiligne et au niveau des vagues, l'Ibis serait invisible. Pitt commença à se demander à quel comité d'accueil il fallait s'attendre. Il y aurait peu d'espoir de fuir le complexe du nid d'aigle de Suma. « Belle installation ! » pensa-t-il. Il suffirait d'atterrir dans le jardin, venant apparemment de nulle part, pour créer un beau chahut parmi les forces de sécurité et laisser aux autres le temps de s'infiltrer. L'équipage du Bennett avait détecté des signaux radar émis par les services de sécurité de Suma mais le com- 340 mandant Harper avait décidé de ne pas brouiller ses pistes. Il accepta que le Bennett soit contrôlé, pensant à juste titre que le centre de défense de l'île cesserait de s'inquiéter lorsqu'il verrait le navire américain solitaire poursuivre tranquillement sa route vers l'est comme s'il suivait un itinéraire de routine. Pitt se concentra sur sa navigation, gardant un oil sur la boussole. A la vitesse actuelle, il calcula qu'ils devraient se poser sur l'île trente-cinq minutes plus tard. Mais une erreur de quelques degrés au nord ou au sud, et ils la manqueraient complètement. C'était vraiment de la navigation au nez. L'Ibis n'aurait pu supporter le poids supplémentaire d'un ordinateur de bord ou d'un pilotage automatique. A nouveau, il contrôla plusieurs fois la vitesse et la direction du vent, sa course estimée, pour être certain qu'aucune erreur n'était possible. Il essaya de ne pas penser à ce qui arriverait s'il tombait en panne de carburant, chutant en pleine nuit dans la mer. Pitt nota sans plaisir qu'on avait retiré la radio, sans doute sur ordre de Jordan, afin que ni lui ni Giordino ne soient tentés de bavarder et de signaler ainsi leur présence. Vingt-sept minutes s'étaient écoulées et le soleil n'était plus qu'un petit arc brillant sur l'horizon. Ombre bordée de mauve entre ciel et mer, plus imaginaire que réelle, insensiblement, il se transforma en une île dure et tangible dont les falaises déchiquetées s'élevaient à la verticale au-dessus des creux mouvants s'écrasant à leurs pieds. Pitt jeta un coup d'oil par la fenêtre latérale. Giordino était derrière lui, à dix mètres à peine sur sa droite. Pitt agita ses ailes et indiqua la direction à suivre. Giordino se rapprocha et fit signe à son ami qu'il avait compris. Après une dernière vérification de ses instruments, il inclina l'Ibis en un virage très doux pour arriver au centre de l'île par le côté est déjà privé de soleil. Ils n'auraient pas le loisir de tourner en rond pour voir où atterrir, pas de seconde approche s'ils arrivaient trop bas ou trop haut. Leur seule alliée était la surprise. Il leur 341 fallait poser leurs petits Ibis sur la pelouse avant que les missiles sol-air ne les mettent en pièces. Il distingua nettement les toits en pagode et la clairière autour du jardin. Il aperçut un petit héliport qui ne figurait pas sur la maquette de Penner mais refusa d'envisager de s'y poser, le jugeant trop petit et trop près des arbres. Un léger mouvement du poignet vers la gauche puis la droite et ensuite, tenir bon. Il abaissa la manette des gaz cran par cran. La mer ne fut plus qu'une tache, les falaises se rapprochèrent, prenant peu à peu toute la surface du pare-brise. Il tira lentement le manche. Puis soudain, comme un tapis qu'on enlève brusquement, la mer disparut et ses roues se trouvèrent à quelques mètres au-dessus de la roche volcanique de l'île. Sans un regard de côté, il poussa doucement la gouverne de droite pour compenser le vent contraire. Il passa au-dessus de buissons que les roues du train d'atterrissage frôlèrent. La manette des ga/ presque à zéro, l'Ibis ne pouvait plus repartir. Il poussa à peine le manche et l'ULM vacilla. Il sentit les roues rebondir légèrement sur la pelouse, à moins de cinq mètres d'un massif de fleurs. Pitt arrêta le moteur et freina. Les freins ne répondirent pas. Aucune force ne le projeta vers l'avant. L'herbe était humide et les pneus glissaient sur la pelouse comme sur une flaque d'huile. Il eut très envie de remettre les gaz et de tirer à nouveau le manche, d'autant plus que son visage n'était qu'à quelques centimètres du nez de l'Ibis. Allait-il cogner un arbre, un mur, un rocher ? Droit devant, une rangée d'arbustes d'un lumineux rouge d'automne cachait peut-être une barrière solide. Pitt se raidit, rentra la tête dans les épaules et attendit. L'engin roulait toujours à une trentaine de kilomètres à l'heure lorsqu'il pénétra dans les buissons, déchira ses ailes et plongea avec une gerbe mousseuse dans un petit étang rempli d'énormes carpes. Il y eut un moment de silence mortel, brisé quelques secondes plus tard par le craquement sinistre de l'Ibis de Giordino déchirant à son tour les buissons et s'arrêtant non loin de Pitt, dans un parterre de sable où-il mit à mal une ravissante composition faite au râteau. 342 Pitt tenta de se débarrasser de son harnais mais était retenu par les jambes et ses bras n'avaient aucune liberté de mouvement. La tête à demi submergée dans l'eau de l'étang, il lui fallait la lever pour respirer. Il vit passer tout près de lui un banc de carpes géantes, blanches, noires et dorées, qui ouvraient et refermaient sans cesse leur bouche, regardaient de leurs gros yeux ronds l'intrus qui avait violé leur domaine. Le fuselage de Giordino était relativement peu endommagé et il réussit à s'en extirper sans problème. Il se précipita vers l'étang et piétina les nénuphars avec la force d'un hippopotame enragé. Grâce à une longue pratique de la gymnastique, il brisa les morceaux de fuselage qui retenaient les jambes de Pitt comme s'il s'agissait de quelques allumettes. Puis il défit le harnais de son ami et tira celui-ci jusqu'au bord de l'étang. - Ça va ? demanda-t-il. - Quelques égratignures et un pouce foulé. Merci de ton aide. - Je t'enverrai la facture, fit Giordino en considérant avec dégoût ses bottes crottées de boue. Pitt retira son casque et le jeta dans l'étang, affolant les carpes qui s'enfuirent vers la relative sécurité des feuilles de nénuphars. - On ne va pas tarder à venir voir ce qui se passe, dit-il en montrant les ULM abîmés. Tu ferais bien d'aller déclencher le système de destruction vite fait ! Tandis que Giordino faisait le nécessaire pour alerter le Bennett de leur arrivée et pour mettre à feu les petits paquets de plastic disposés dans l'engin, Pitt se mit debout avec une certaine raideur et regarda le jardin. Il avait l'air désert. Aucune armée de robots ou de gardes ne se matérialisa. Les porches et les fenêtres des pavillons n'abritaient personne. Il eut du mal à croire que le hurlement des moteurs et les bruits de la double chute n'avaient pas traversé les murs minces des constructions de style japonais. Il fallait bien que quelqu'un habite dans le voisinage ! Les jardiniers devaient vivre tout près, les pelouses et les parterres témoignaient de soins constants. Giordino revint. 343 - On a moins de deux minutes pour filer avant l'explosion, dit-il rapidement. - Tirons-nous par là, répondit Pitt en se dirigeant au pas de course vers une zone plantée d'arbres derrière les bâtiments. Soudain il se raidit. Une étrange voix électronique cria : - Restez où vous êtes ! Pitt et Giordino réagirent ensemble en se précipitant à l'abri d'épais buissons, rampant rapidement de l'un à l'autre, essayant de mettre le plus de distance possible entre eux et leur poursuivant inconnu, fls avaient à peine parcouru cinquante mètres lorsqu'ils se trouvèrent devant une haute barrière électrifiée. - La fuite la plus courte de l'Histoire ! murmura Pitt. C'est alors que les explosifs des Ibis retentirent à cinq secondes l'un de l'autre. Sans la voir, Pitt imagina une carpe laide et indolente voler au-dessus de l'étang. Giordino et lui se tournèrent vivement pour faire face à ce qui devait venir. Bien que prévenus, ils furent tous deux stupéfaits en découvrant les trois apparitions mécaniques qui surgirent des buissons en demi-cercle, coupant toute retraite éventuelle. Le trio de robots n'avait rien des androïdes que l'on voit dans les feuilletons télévisés. Ceux-là se déplaçaient sur des chenilles de tracteurs et n'avaient d'humain que la parole. Ces espèces de véhicules automatiques étaient munis d'un assortiment de bras articulés, de caméras vidéo et thermiques, de micros, d'ordinateurs et de plusieurs armes automatiques pointées sur les deux Américains. - Veuillez ne pas bouger ou nous vous tuerons. - fls ne mâchent pas leurs mots, hein ? dit Giordino, stupéfait. Pitt examina le robot central et observa qu'il paraissait commandé par un système télévisuel sophistiqué, actionné par un contrôleur éloigné. - Nous sommes programmés pour reconnaître les langues et répondre en conséquence, dit le robot du milieu, d'une voix métallique mais étonnamment artir culée. Vous ne pouvez vous échapper sans mourir. Nos armes sont guidées par la chaleur que vous dégagez. Pendant quelques secondes d'un silence gêné, Pitt et 344 Giordino échangèrent un regard qui semblait signifier qu'ils avaient accompli leur mission et que la suite des événements leur importait peu. Très lentement, ils levèrent les bras au-dessus de leur tête, conscients des gueules des fusils pointées vers eux, horizontales, immobiles. - Je parie qu'on s'est fait repérer à l'entrée par des sentinelles mécaniques, murmura Pitt à voix basse. - Au moins ceux-là ne chiquent pas, grogna Giordino. Avec douze fusils pointés sur eux, une barrière électrifiée derrière, il n'y avait aucune issue. Pitt espéra que les gens contrôlant ces robots avaient assez de jugeote pour comprendre que Giordino et lui ne représentaient aucune menace. - Tu crois que c'est le moment de leur demander de nous conduire à leur chef ? dit Giordino avec un sourire forcé. - Je m'en abstiendrais, à ta place, répondit Pitt. Ils seraient capables de nous abattre pour usage de mauvais cliché. 45 Personne ne remarqua Stacy, Mancuso et Weatherhill lorsqu'ils pénétrèrent dans les profondeurs d'Edo City avec précision et une relative facilité. Le remarquable maquilleur expert que Jordan avait fait venir d'Hollywood à Tokyo avait accompli des miracles en leur appliquant de fausses paupières, étirant et fonçant leurs sourcils et en les affublant de perruques luxuriantes d'épais cheveux noirs. Mancuso, qui parlait couramment japonais, était vêtu du costume trois pièces d'un chef d'entreprise et jouait au patron de Stacy et de Weatherhill, tous deux affublés de la combinaison jaune des équipes d'ingénieurs inspecteurs de Suma. Utilisant les données du rapport de Jim Hanamura concernant les procédures de sécurité, munis de cartes d'identification et de codes fournis par un agent britan- 345 nique travaillant en coopération avec Jordan, ils passèrent sans encombre les contrôles et atteignirent enfin l'entrée du tunnel. C'était le moment le plus difficile de l'opération. Les gardes de sécurité et les machines de détection d'identité s'étaient révélés plutôt faciles à tromper mais Penner les avait prévenus, au cours de leur dernière réunion, que la dernière barrière serait le test le plus pointu. Un système de sécurité à senseurs robotisés était installé à l'entrée d'une pièce nue, peinte en blanc brillant et très éclairée. Il n'y avait là aucun meuble, aucun tableau, aucun panneau sur les murs. La porte qu'ils franchirent paraissait unique, à la fois entrée et sortie. - Enoncez vos fonctions, dit en japonais le robot mécanique. Mancuso hésita. Il savait qu'il allait rencontrer des machines tenant le rôle de sentinelles électroniques mais il ne s'attendait pas à entendre cette sorte de poubelle à roulettes donner des ordres. - Section communication par fibres optiques, pour modifications et inspection, dit-il en espérant cacher sa gêne de traiter avec une intelligence artificielle. - Votre ordre de service et votre code d'entrée ? - Ordre d'urgence 46 R pour inspecter des communications et programmes d'essais. Il tendit ses deux mains ouvertes, pressa légèrement les touches de la machine et tapa trois fois le terme « sha ». Il fit une prière pour que l'ingénieur britannique lui ait donné le code correct et ait bien programmé leurs codes génétiques dans les mémoires robotiques de sécurité. - L'un après l'autre, appuyez votre main droite sur mon écran sensitif, ordonna le robot. Tous trois posèrent leur main droite sur un petit écran bleu clignotant installé dans une sorte de coffre à mi-hauteur du robot. Celui-ci resta un instant immobile, vérifiant les données dans la mémoire de son ordinateur et comparant la taille et les traits des trois Américains aux descriptions programmées dans ses disquettes, ce que Weatherhill admira beaucoup. Il n'avait en effet jamais vu un ordinateur mettre en mémoire des données 346 communiquées par une caméra de télévision et analyser les images en temps réel. Ils gardèrent une attitude sérieuse et naturelle, sachant que le robot était programmé pour déceler le moindre signe de nervosité. Ils ne le quittèrent non plus jamais des yeux, pensant qu'un regard détourné pourrait susciter les soupçons. Weatherhill s'arrangea même pour bâiller d'ennui tandis que le robot analysait son code génétique et ses empreintes. - Passage confirmé, dit enfin le robot. Alors le mur du fond de la salle glissa vers l'intérieur et roula sur le côté. - Vous pouvez entrer. Si vous devez rester là plus de douze heures, il faudra en informer la force de sécurité numéro six. L'agent britannique avait bien joué. Ils avaient passé l'obstacle avec brio. Ils franchirent la porte et longèrent un couloir jusqu'au tunnel principal. Ils atteignirent alors une plate-forme d'accès au moment où sonnait un buzzer et clignotaient des lampes rouges et blanches. Un train chargé de matériaux de construction s'éloignait d'un vaste quai souterrain dont les rails semblaient converger à l'entrée du tunnel principal. Mancuso estima son diamètre à quatre mètres. Après trois longues minutes de silence total, un wagon en aluminium surmonté d'un toit de verre bombé s'approcha du quai sur un rail unique. Le wagon pouvait abriter dix personnes assises. Il était vide et paraissait télécommandé. Une porte s'ouvrit en glissant avec un léger chuintement et ils entrèrent. - Un Levmag, dit tranquillement Weatherhill. - Un quoi ? - UnjCevmag, pour « lévitation magnétique ». C'est un concept basé sur la répulsion et l'attraction entre deux aimants. L'interaction entre les puissants aimants montés sous le train et les autres situés le long d'un rail unique élevé au centre fait avancer les wagons sur un champ électromagnétique. C'est pour cela qu'on l'appelle aussi le train flottant. - Les Japonais ont mis au point le système le plus avancé du monde, ajouta Mancuso. Lorsqu'ils ont maîtrisé le problème du refroidissement de supraconduc- 347 teurs électromagnétiques, ils ont réalisé un véhicule qui vole littéralement à quelques centimètres au-dessus de son rail, à la vitesse d'un avion. Les portes se refermèrent et le petit véhicule resta un moment immobile, comme si ses senseurs informatisés attendaient le signal de voie libre. En effet, une lumière verte s'alluma au-dessus de la voie et ils glissèrent sans bruit dans le tunnel principal, prenant sans cesse de la vitesse jusqu'à ce que les lampes à vapeur de sodium encastrées dans le toit du tunnel prennent une teinte mauve éblouissante. - A quelle vitesse allons-nous ? s'étonna Stacy. - A vue de nez, je dirais trois cent vingt à l'heure, répondit Weatherhill. - A cette allure, approuva Mancuso, le voyage ne devrait pas durer plus de cinq minutes. A peine le train flottant eut-il atteint sa vitesse de croisière qu'il parut commencer à ralentir. Avec la douceur d'un ascenseur de gratte-ciel, il glissa sans à-coup jusqu'à l'arrêt final. Ils descendirent sur un nouveau quai désert. Dès qu'ils furent sortis, le wagon s'engagea sur une plate-forme tournante, s'aligna sur le quai opposé et repartit vers Edo City. - Terminus ! dit doucement Mancuso. Ils se dirigèrent vers la seule porte du quai qui donnait sur un couloir d'une trentaine de mètres et se terminait au pied d'un ascenseur. A l'intérieur, Weatherhill montra un panneau de boutons portant des chiffres arabes. - On monte ou on descend ? - Combien d'étages en tout et auquel sommes-nous ? demanda Stacy. - Douze. Nous sommes au second. - Le plan d'Hanamura n'en indiquait que quatre, s'étonna Mancuso. - Il devait s'agir de plans préliminaires, révisés par la suite. Stacy contempla pensivement le panneau éclairé. - Eh bien ! On n'est pas dans le caca ! fit-elle. - Sans indications précises pour trouver la zone de l'électronique informatisée, dit Weatherhill, il va falloir 348 changer nos plans et chercher la station des génératrices. - Si on la trouve avant d'éveiller les soupçons ! soupira Mancuso. - De toute façon, c'est tout ce qu'on peut faire. Ça prendra moins de temps de suivre les câbles électriques jusqu'à la source que de chercher à trouver le centre de contrôle, murmura Stacy mal à l'aise. On risque de tourner en rond pendant des heures. - On est là et on n'a pas d'alternative, l'interrompit Mancuso en regardant sa montre. Si Pin et Giordino ont réussi à se poser sur l'île et à faire diversion auprès des gardes, on doit avoir le temps de poser notre plastic et de reprendre en sens inverse le chemin de Edo City. Mancuso regarda successivement Stacy et Weather-fell puis se tourna vers le panneau de l'ascenseur. Il savait exactement ce que ressentaient les deux autres : nerfs à vif, esprit en alerte, le corps prêt à agir. Ils avaient fait tout ce chemin, tout dépendait maintenant des décisions qu'ils prendraient dans les secondes à venir. H pressa le bouton marqué 6. - On va essayer celui du milieu, dit-il avec logique. Mancuso souleva l'attaché-case qui camouflait deux armes automatiques et le coinça sous son bras droit. Immobiles, tous trois attendirent avec appréhension. Quelques secondes plus tard, la lumière digitale s'alluma sur le six marquant l'étage et les portes s'ouvrirent. Mancuso sortit d'abord, les deux autres sur ses talons, fl fit deux pas et s'arrêta net, si surpris qu'il sentit à peine les autres lui rentrer dedans. Tous trois restèrent là comme des idiots de village en route pour Mars. Partout, à l'intérieur d'une vaste galerie au toit voûté, régnait la confusion de ruche que l'on aurait pu attendre d'une armée efficace de travailleurs à la chaîne, sauf qu'ici ne retentissaient ni ordres, ni cris, ni conversations de groupes. Tous les spécialistes, les techniciens, les ingénieurs travaillant sur batteries d'ordinateurs et de consoles d'instruments étaient des robots de toutes tailles et de toutes formes. Us avaient décroché le gros lot du premier coup ! Weatherhill avait appuyé par hasard sur le bouton qui 349 menait directement au centre de commande nucléaire de Suma. Il n'y avait aucune présence humaine dans le complexe. Toute la main-d'ouvre y était automatisée, composée de machines hautement spécialisées, travaillant vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Sans pause café, sans repas, sans congés de maladie. Une opération totalement inconcevable pour un chef syndicaliste américain ! La plupart se déplaçaient sur des roues, certains sur des patins de chenilles. Quelques-uns étaient munis de sept bras articulés, comme des tentacules montés sur des charrettes. Quelques-uns encore ressemblaient aux unités mécaniques que l'on trouve dans les cabinets dentaires. Mais aucun ne possédait de jambes ni de pieds, ou ne ressemblait de près ou de loin au C3 PO d^e La Guerre des Etoiles ou au Robby de La Planète interdite. Les robots, tout à leurs programmes individuels, s'occupaient de leurs tâches sans prêter attention aux trois intrus humains. - Vous n'avez pas l'impression que nous sommes tout d'un coup obsolètes ? murmura Stacy. - Pas vraiment, dit Mancuso, mais je propose qu'on retourne en vitesse dans l'ascenseur. - Rien à faire, intervint Weatherhill. Ceci est le complexe que nous sommes venus détruire. Ces trucs ne savent même pas que nous sommes là. Ds ne sont pas programmés pour interférer auprès d'humains. Et s'il n'y a aucun robot de garde ou de sécurité dans le coin, Pitt et Giordino ont dû sauver notre peau en leur offrant d'autres distractions. Je propose qu'on envoie cette fourmilière robotisée au diable ou sur la Lune. - L'ascenseur a quitté l'étage, dit Stacy. Pour les minutes qui viennent, nous ne pouvons aller nulle part. Mancuso ne perdit pas de temps à discuter. Il posa son attaché-case par terre et commença à déchirer les paquets d'explosifs de plastic C-8 collés par un sparadrap autour de ses mollets. Les autres en firent autant. - Stacy, la section des ordinateurs. Tim, les systèmes de mise à feu des bombes nucléaires. Moi, je m'occupe des installations de communication. Ils n'avaient pas fait cinq pas vers leurs cibles qu'une 350 voix résonna soudain contre les murs de béton de la pièce. - Restez où vous êtes. Ne bougez pas ou vous mourrez ! Un accent parfait, avec à peine une trace de japonais, une voix glaciale, menaçante. La surprise était totale mais Mancuso tenta de bluffer tandis qu'il cherchait où il devait diriger les armes automatiques cachées dans son attaché-case. - Nous sommes des ingénieurs chargés de faire des essais et de programmer des tests. Voulez-vous voir et entendre nos codes ? - Nous avons supprimé toutes les inspections humaines et les codes quand les véhicules totalement automatisés ont pu accomplir les programmes sans intervention humaine, répondit la voix impersonnelle. - On ne nous a pas informés des changements. Notre supérieur nous a envoyés vérifier les communications par fibres optiques, insista Mancuso tandis que sa main pressait un bouton sur le fond de la mallette. L'ascenseur était revenu à l'étage. La porte s'ouvrit et Ray Orita en sortit. Il resta un instant immobile, considérant avec un certain respect l'équipe du MAIT à laquelle il avait autrefois appartenu. - Pas d'héroïsme, dit-il avec un sourire de triomphe. Vous avez échoué. Votre tentative d'empêcher le projet Kaiten a échoué, totalement, complètement. Jordan et Sandecker partageaient avec le Président un léger petit déjeuner dans sa retraite de Camp David, autour de la table d'une maisonnette, devant un feu de bois. Joïflan et Sandecker trouvaient étouffante la température de la pièce mais le Président semblait à son aise. Il buvait une tasse de café à la chicorée et portait un pull-over irlandais. L'assistant du Président, Dale Nichols, revint de la cuisine, un verre de lait à la main. - Don Kern est là dehors, dit-il en s'adressant à Jordan. - Je suppose qu'il a des nouvelles de l'île de Soseki, répondit Jordan. 351 - Faites-le entrer, dit le Président. Préparez-lui une tasse de café et voyez s'il désire manger quelque chose. Kern accepta seulement le café et s'assit, conscient des regards anxieux du Président et de Jordan. - fis y sont ! annonça-t-il. - Ils y sont ? dit en écho le Président. Tous ? - Oui, tous les trois. - Des problèmes ? demanda Jordan. - On ne sait pas. Avant que le signal de notre contact britannique soit mystérieusement interrompu, il nous a assuré qu'us avaient passé le tunnel sans encombre. - Félicitations, Ray ! dit le Président en serrant la main de Jordan. - C'est un peu prématuré, monsieur le Président, répondit celui-ci. Ils ont encore des minutes difficiles devant eux. Pénétrer dans le Centre du Dragon n'est que la première étape. - Et mes hommes ? s'informa Sandecker. - Ils ont fait savoir qu'ils avaient bien atterri, dit Kern. Nous n'avons aucune raison de supposer qu'ils aient été blessés ou malmenés par les gardes de Suma. - Et qu'est-ce qu'il se passe ensuite ? demanda le Président. - Quand ils auront installé les explosifs et mis le Centre du Dragon provisoirement hors service, nos hommes essaieront de trouver et de ramener Mme Smith et le sénateur Diaz. Si tout marche suivant nos plans, nous disposerons d'un petit moment pour coincer Hideki Suma et envoyer l'armée faire le ménage dans ses installations. Le Président eut une expression inquiète. - Est-il vraiment possible à deux hommes et une femme de faire tout cela dans les trente-six heures qui viennent ? - Faites-moi confiance, monsieur le Président, dit Jordan avec un sourire las. Mes gens sont capables de traverser les murs. - Et Pitt et Giordino ? insista Sandecker. - Quand nos agents signaleront qu'ils sont prêts, un sous-marin fera surface et dépêchera une équipe Delta-Up pour les faire sortir de l'île. Pitt et Giordino seront évacués en même temps. 352 - J'ai l'impression qu'il y a pas mal de choses que vous tenez pour assurées, dit Sandecker. Kern adressa un sourire confiant à l'amiral. - Nous avons analysé chaque phase de l'opération et évalué chaque possibilité. Nous sommes sûrs du succès à quatre-vingt-dix-sept pour cent. - Je préférerais quatre-vingt-dix-neuf pour cent comme facteur de réussite, dit Sandecker avec assurance. Tous les regards se tournèrent vers lui. - Je ne vous suis pas, amiral, fit Kern. - Vous avez minimisé les capacités de Pitt et de Giordino, répondit sèchement Sandecker. Ce ne serait pas la première fois qu'ils sauveraient du désastre une opération farfelue montée par une agence de renseignements ! - Je suppose que l'amiral Sandecker se réfère à certaines occasions au cours desquelles M. Pitt a sauvé la mise aux agents du gouvernement, dont une en particulier qui me touche de près, expliqua le Président. Voyez-vous, messieurs, c'est M. Pitt qui m'a sauvé la vie il y a quatre ans dans le golfe du Mexique. Il a aussi sauvé celle de Mme Smith par la même occasion. - Je m'en souviens, dit Jordan. Je crois même qu'il s'était servi d'un vieux bateau à roues du Mississippi. Kern refusa de céder le point. Il sentait que sa réputation de meilleur organisateur d'opérations secrètes était en jeu. - Faites-moi confiance, monsieur le Président. La retraite et l'évacuation se passeront comme prévu et sans l'aid* de la NUMA. Toutes les possibilités ont été envisagées. Il faudrait le doigt de Dieu pour nous empêcher de réussir. 353 46 Ce ne fut pas le doigt de Dieu qui empêcha le trio du MAIT de mener à bien le plan préparé par Kern. Ni le manque d'expérience. Ils pouvaient - et l'avaient déjà montré - ouvrir les banques les mieux gardées, pénétrer le quartier général du KGB à Moscou, la résidence privée de Fidel Castro à Cuba. Il n'y avait pas de serrure, verrou ou système de sécurité qu'ils n'aient été capables de forcer en moins de dix minutes. Si l'attaque imprévue de chiens pouvait présenter un obstacle difficile, ils avaient d'innombrables méthodes pour ne laisser derrière eux que des chiens morts ou dociles. Malheureusement, leur sac à malices ne comportait aucun truc pour s'évader d'une prison sans portes ni fenêtres et qui ne pouvait s'ouvrir que par le plancher après que le plafond et les murs seraient relevés par un bras mécanique. On les avait dépouillés de leurs armes et leurs connaissances approfondies des arts martiaux leur étaient inutiles face à des robots ne ressentant aucune douleur et dont les réactions informatisées étaient tellement plus rapides que celles des humains. Suma et Kamatori les savaient extrêmement dangereux, aussi furent-ils enfermés dans des cellules séparées, munies seulement d'un tatami, d'une étroite ouverture dans le sol en guise de toilettes et d'un haut-parleur dans le plafond. Il n'y avait aucune lumière et ils ne pouvaient que rester assis dans l'obscurité, vidés de toute émotion, cherchant en vain un moyen, un indice quelconque pour s'échapper. Ils durent enfin admettre que les cellules étaient inviolables. Dans le plus profond désespoir, admettre que, malgré leur extraordinaire entraînement, il n'y avait aucune possibilité de fuite. Ils étaient pris au piège. Pitt et Giordino furent identifiés par Ray Orita sur les images vidéo de leur capture. Il s'empressa de faire part de cette révélation à Kamatori. - Vous en êtes sûr ? - Oui, sans le moindre doute. J'étais assis en face d'eux à Washington. Votre équipe de renseignements ne 354 pourra que confirmer mes dires après vérification de leurs codes génétiques. - Dans quel but sont-ils ici ? Ce ne sont pas des agents professionnels ! - Ils ne sont que des leurres, faisant diversion pendant que les autres équipes sont chargées de démolir le centre de commandement. Kamatori n'arrivait pas à croire à cette chance : l'homme qu'on l'avait chargé d'assassiner lui tombait comme une alouette rôtie ! Il renvoya Orita et se plongea dans la méditation, projetant un vaste jeu du chat et de la souris destiné à mesurer ses dons de chasseur à ceux d'un homme comme Pitt dont il connaissait le courage et qui était un adversaire digne de lui. Ce jeu-là, il l'avait souvent joué contre des ennemis de Suma et jamais il n'avait perdu. Pitt et Giordino étaient étroitement surveillés, jour et nuit, par une petite armée de robots-sentinelles. Giordino réussit même à se lier d'amitié avec l'un des robots qui les avaient capturés, qu'il avait baptisé McGoon. - Je ne m'appelle pas McGoon, dit la machine dans un anglais décent. Je m'appelle Murasaki. Ça veut dire pourpre. - Pourpre ! s'étonna Giordino. Tu es peint en jaune ! McGoon te va beaucoup mieux ! - Quand je suis devenu totalement opérationnel, j'ai été consacré par un prêtre shinto avec des offrandes de nourriture et des guirlandes de fleurs. C'est alors qu'on m'a donné le nom de Murasaki. - Tu-trois qu'il se fiche de moi ? demanda Giordino à Pitt. Ainsi, tu es un agent libre et indépendant, fit-il au robot, ébahi de parler à une machine capable de converser. - Pas entièrement. Il y a tout de même des limites à mon processus de pensée artificielle. - C'est pas vrai ! Il se fiche de moi ! répéta Giordino. - Je n'en sais rien, dit Pitt en haussant les épaules. Demande-lui donc ce qu'il ferait si nous tentions de fuir. - J'alerterais mon opérateur de sécurité et je tirerais 355 pour tuer comme j'ai été programmé, répondit simplement le robot. - Et tu es un bon tireur ? questionna Pitt, intrigué à son tour par cette discussion avec une intelligence artificielle. - Je ne suis pas programmé pour rater la cible. - Eh bien maintenant, on sait où on en est ! dit Giordino. - Vous ne pouvez pas sortir de l'île et il n'y a aucun endroit pour vous cacher. Vous ne pourriez que mourir noyés, dévorés par les requins ou décapités au sabre. Toute tentative d'évasion serait absurde. - On croirait entendre M. Spock ! Quelqu'un frappa à l'extérieur et un homme au visage désagréable poussa la fusumpa, la porte coulissante avec ses panneaux de papier shoji, et entra. Il resta immobile un moment, examinant Giordino près du robot puis Pitt, confortablement installé sur une triple épaisseur de tatamis. - Je suis Moro Kamatori, le bras droit de M. Hideki Suma. - Al Giordino, dit le petit Italien avec un sourire accueillant et la main tendue comme s'il était marchand de voitures d'occasion. Mon ami horizontal, là, c'est Dirk Pitt. Nous sommes désolés d'arriver comme ça, à l'improviste, mais.... - Nous connaissons parfaitement vos noms et les raisons de votre présence sur cette fle, interrompit Kamatori. Vous pouvez vous dispenser des mensonges, de prétendre que vous êtes innocents ou de raconter que vous vous êtes trompés de direction. Je regrette de vous informer que vos manouvres de diversion ont lamentablement échoué. Vos trois camarades ont été appréhendés peu après leur sortie du tunnel de Edo City. Un silence total tomba sur la pièce. Giordino jeta un regard noir au Japonais et se tourna vers Pitt comme pour lui laisser la parole. Celui-ci ne parut pas se départir de son calme. - Vous n'auriez pas quelque chose à lire, par hasard ? dit-il. Je ne sais pas, moi, un guide'des restaurants du coin ? 356 Kamatori suait la haine. Interloqué quelques secondes, il s'avança vers Pitt comme pour le mettre en pièces. - Aimez-vous la chasse, monsieur Pitt ? - Pas vraiment. Ce n'est pas du sport si la proie ne peut pas se défendre. - Alors vous détestez la vue du sang et de la mort ? - N'est-ce pas le cas de tous les gens équilibrés ? - Peut-être préférez-vous vous identifier au chasseur ? - Vous connaissez les Américains, dit Pitt sur le ton de la conversation. Ils sont toujours du côté de l'opprimé. Kamatori lui lança un regard meurtrier et haussa les épaules. - M. Suma vous fait l'honneur de vous inviter à dîner. On vous escortera jusqu'à la salle à manger à sept heures précises. Vous trouverez des kimonos dans l'armoire. Veuillez revêtir une tenue appropriée. Sur ces mots, il tourna les talons et quitta la pièce. Giordino le suivit pensivement des yeux. - Qu'est-ce que c'était que cette conversation à double sens à propos de chasse ? Pitt ferma les yeux, se préparant à dormir un moment. - J'ai l'impression qu'il a bien l'intention de nous faire jouer les lapins, d'être le chasseur et de nous couper la tête, dit-il en bâillant. La salle à manger ressemblait à celles que l'on trouve dans les châteaux d'Europe et qui servent seulement à recevoir les invités royaux ou les personnalités. Elle était très grande, ornée de plafonds aux poutres apparentes avec des tapis précieux sur le plancher et des lambris de bois de «ose sur les murs. Des tableaux authentiques de maîtres japonais décoraient les murs à des distances régulières, comme si chacun était en harmonie avec les autres. La lumière provenait de quantités de chandelles dans des lanternes de papier. Loren n'avait jamais rien vu d'aussi beau. Immobile , comme une statue, elle admirait l'effet inattendu de tous ces objets rassemblés. Mike Diaz marchait près d'elle. A son tour, il s'immobilisa pour regarder les murs riche- 357 ment ornés. La seule chose qui parut jurer avec le reste, qui n'était pas directement japonais, était la longue table de céramique qui occupait le centre de la pièce en une interminable série de courbes. Elle avait probablement été cuite en une seule pièce géante. Les chaises assorties et les couverts avaient été disposés pour que les invités ne soient pas coude à coude mais en quelque sorte face à face ou dos à dos. Toshie, vêtue d'un kimono traditionnel de soie bleue, s'avança et s'inclina. - M. Suma vous prie de bien vouloir pardonner son retard mais il ne tardera pas à se joindre à vous. En attendant, puis-je vous offrir à boire ? - Vous parlez un anglais parfait, la complimenta Loren. - Je peux aussi converser en français, en espagnol, en allemand et en russe, dit Toshie en baissant les yeux comme si elle avait honte d'étaler ses connaissances. Loren portait l'un des kimonos contenus dans l'armoire de son pavillon gardé. Ce vêtement drapait magnifiquement son long corps mince, sa teinte bordeaux rehaussant le léger haie de ses dernières vacances au soleil. Elle sourit chaleureusement à Toshie. - Je vous envie. C'est à peine si je peux commander un repas en français. - Alors, nous allons enfin rencontrer le fameux péril jaune ? murmura Diaz. Peut-être allons-nous enfin savoir quelle histoire de fous se prépare ici ! fl n'avait aucune envie d'être poli et fit même de son mieux pour se montrer grossier. Pour bien le faire comprendre, il avait refusé les vêtements japonais mis à sa disposition et portait la tenue de pêche froissée qu'il avait sur le dos lors de son enlèvement. - Connaissez-vous le cocktail appelé Maiden Blush ? demanda Loren à Toshie. - Bien sûr : gin, curaçao, grenadine et jus de citron, dit Toshie. Et vous, sénateur ? - Rien, répondit sèchement Diaz. Je préfère garder l'esprit clair. Loren remarqua que la table était mise pbur six. - Qui doit se joindre à nous, en dehors de M. Suma ? 358 - Le bras droit de M. Suma, M. Kamatori, et deux Américains. - D'autres otages, sans doute ? murmura Diaz. Toshie ne répondit rien mais se glissa gracieusement derrière un bar d'ébène souligné de plaques d'or et se mit à préparer le cocktail de Loren. Diaz s'approcha d'un mur et étudia un grand tableau à l'encre de Chine représentant un village vu du ciel, ses habitants et la vie quotidienne qu'ils y menaient. - Je me demande ce que peut bien valoir un truc comme ça. - Six millions de dollars yankees. La réponse avait été donnée calmement par une voix japonaise teintée d'accent anglais, sans doute un reste d'éducation britannique. Loren et Diaz se retournèrent et regardèrent Hideki Suma avec une soudaine nervosité. Ds le reconnurent immédiatement pour avoir vu des photos de lui dans des centaines de magazines et de journaux. Suma s'avança lentement, suivi de Kamatori. Il les regarda un long moment, un sourire doux mais impénétrable aux lèvres. - Ceci représente la légende du prince Genji, peinte par Toyama en 1485. Vous avez un excellent sens commercial, sénateur Diaz. Vous avez choisi d'admirer la pièce la plus chère qu'il y ait dans cette salle. Loren, à cause de la réputation impressionnante de Suma, s'était attendue à rencontrer un géant. En aucun cas un homme un peu plus petit qu'elle. Il s'approcha, leur fit un bref salut et leur serra la main. - Hideki Suma. Je crois que vous avez déjà rencontré monjbras droit, Moro Kamatori ? Ses mains étaient douces mais sa poigne ferme. - Notre gardien, répondit Diaz d'un ton acerbe. - Un individu plutôt répugnant, dit Loren. - Mais très efficace, répondit Suma avec insolence. Il semble que nos deux autres invités soient en retard, ajouta-t-il en se tournant vers Kamatori. A peine eut-il parlé qu'il sentit un mouvement derrière lui. Il regarda par-dessus son épaule. Deux robots poussaient Pitt et Giordino dans la salle à manger. Eux aussi 359 portaient leurs vêtements de vol mais les avaient ornés chacun d'un grand noud autour du cou taillé dans la ceinture du kimono qu'ils avaient refusé de porter. - Ils ne vous montrent aucun respect ! gronda Kamatori. fl fit un mouvement vers eux mais Suma l'arrêta d'un geste. - Dirk ! s'écria Loren. Al ! Elle se précipita littéralement dans les bras de Pitt et l'embrassa follement. - Oh ! Mon Dieu ! Je n'ai jamais été si heureuse de voir quelqu'un ! reprit-elle. D'où venez-vous ? Comment êtes-vous ici ? Elle embrassa Giordino. - Nous avons fait une croisière sur un grand bateau et nous sommes arrivés par la voie des airs, dit joyeusement Pitt en serrant Loren dans ses bras paternellement, comme une enfant retrouvée après un kidnapping. On nous a dit que cet établissement était un quatre-étoiles et nous avons pensé venir nous y entraîner un peu au golf et au tennis. - Est-il vrai que les professeurs d'aérobic sont bâties comme des déesses ? ajouta Giordino en souriant. - Vous êtes complètement dingues ! s'exclama Loren avec bonheur. - Eh bien, messieurs Pitt et Giordino, dit Suma, je suis ravi de faire la connaissance d'hommes qui sont à l'origine d'une légende internationale grâce à leurs exploits au fond des mers. - Nous ne sommes nullement dignes d'une légende, se défendit modestement Pitt. - Je suis Hideki Suma. Bienvenue sur l'île de Soseki. - Je ne peux pas dire que je sois enchanté de vous connaître, monsieur Suma. Certes, il est difficile de ne pas admirer vos talents d'entrepreneur mais vos méthodes me semblent à mi-chemin entre celles d'Aï Capone et celles de Freddie d'Elm Street. Suma n'avait pas l'habitude des insultes. Il ne répondit pas et considéra Pitt avec un étonnement soupçonneux. - C'est mignon, chez vous, dit Giordinaen admirant sans complexe Toshie, toujours derrière le bar. 360 Pour la première fois, Diaz sourit largement et serra la main de Pitt. - Vous ensoleillez ma journée, monsieur Pitt. - Sénateur Diaz, je suis ravi de vous revoir. - J'aurais préféré vous rencontrer à la tête d'une équipe Delta ! - On la garde pour le final. Suma ignora la remarque et s'installa dans un fauteuil de bambou. - Un verre, messieurs ? - Un martini-tequila, commanda Pitt. - Tequila et vermouth sec, récita Toshie. Avec un zeste d'orange ou de citron ? - De citron, merci. - Et vous, monsieur Giordino ? - Un Barking Dog, si vous savez faire ça. - Une mesure de gin, une de vermouth sec, une de vermouth doux et un peu de bitter, énonça la jeune Japonaise. - Une brillante jeune femme, dit Loren. Elle parle plusieurs langues. - Et elle sait confectionner un Barking Dog, murmura Giordino en regardant Toshie qui lui rendit un sourire provocant. - Au diable ces inepties mondaines ! s'exclama Diaz avec impatience. On agit tous comme si on était invités à une petite réunion amicale. J'exige de savoir pourquoi vous avez effrontément kidnappé des membres du Congrès, poursuivit-il pour Suma, pourquoi vous nous tenez en otages. Et, nom de Dieu, je veux le savoir tout de suite ! - Je vous prie de vous asseoir et de vous détendre, sénateur,.rinterrompit Suma d'un ton calme mais glacial. Vous êtes un homme impatient qui croit à tort que tout doit être fait sur-le-champ, à l'instant même. Il existe un rythme de vie dont vous autres Occidentaux n'avez jamais eu la moindre idée. Et c'est pour cela que notre culture est supérieure à la vôtre. - Vous n'êtes qu'une race d'insulaires narcissiques qui se prend pour une race supérieure, cracha Diaz. Et vous, Suma, vous êtes le pire de tous ! Pitt pensa que Suma était vraiment un classique du 361 genre. Son visage ne reflétait ni colère, ni animosité, rien qu'une suprême indifférence. Il semblait considérer Diaz comme un bambin mal élevé. Kamatori, en revanche, serrait les poings et regardait haineusement les Américains. Les yeux presque clos, les lèvres tendues comme une coupure de rasoir, il ressemblait à un chacal sur le point de bondir. Pitt avait déjà eu l'occasion de voir en Kamatori un tueur dangereux. Il se dirigea vers le bar avec naturel, prit son verre et revint sans en avoir l'air se placer entre Kamatori et le sénateur. Son regard semblait dire : « II faudra d'abord me passer sur le corps. » Kamatori parut saisir le message et sa colère se reporta de Diaz à Pitt qu'il couvrit d'un regard circonspect. Avec un sens de l'à-propos proche de la perfection, Toshie s'inclina, les mains derrière les genoux et, dans le bruissement de soie de son kimono, annonça que le dîner était servi. - Nous continuerons cette intéressante discussion après le dîner, dit Suma en indiquant cordialement à chacun sa place à table. Pitt et Kamatori furent les derniers à s'asseoir. Immobiles, ils se toisèrent comme deux boxeurs pendant que l'arbitre leur rappelle les règles du combat. Kamatori avait les tempes rouges et une expression tout à fait malveillante. Pitt jeta de l'huile sur le feu en lui lançant un sourire méprisant. Tous deux savaient que bientôt, très bientôt, l'un d'eux aurait la peau de l'autre. 47 Le dîner commença par un cérémonial culinaire très ancien. Un homme que Suma désigna comme un maître shikibocho apparut, à genoux, tenant une planche sur laquelle reposait un poisson. Vêtu d'un kimono de brocart et d'une haute toque pointue, le maître shikibocho 362 montra une série de baguettes d'acier et un long couteau droit à manche de bois. Avec des mouvements d'une extrême rapidité, il coupa le poisson en un nombre de tranches bien précis. A la fin de sa performance rituelle, il salua et sortit. - Est-ce le chef cuisinier ? demanda Loren. - Non, c'est juste un maître de cérémonie du découpage des poissons. Le chef qui s'est spécialisé dans l'art épicurien de la préparation des produits de la mer va maintenant reconstituer le poisson et nous le servira pour nous ouvrir l'appétit. - Vous avez donc plusieurs chefs dans vos cuisines ? - J'en ai trois. L'un, comme je viens de vous le dire, est un spécialiste des poissons, le second est un maître des viandes et des légumes, le troisième ne consacre ses talents qu'aux soupes. Avant que l'on ne rapportât le poisson, on leur servit un thé chaud et salé avec des biscuits sucrés. Puis chacun reçut une serviette chaude, une oshibori, afin de se nettoyer les mains. Enfin le poisson réapparut, chaque tranche soigneusement replacée dans sa position d'origine, et mangé froid en sashimi. Suma avait l'air de s'amuser en regardant Giordino et Diaz se battre avec leurs baguettes. Il parut surpris de voir Pitt et Loren utiliser les baguettes d'ivoire comme s'ils n'avaient utilisé que ces ustensiles toute leur vie. Chaque plat fut passé habilement et sans heurt par deux robots dont les longs bras prenaient les assiettes et les reposaient avec une étonnante dextérité. Pas une miette ne tomba sur la table, pas un tintement lorsque les assiettes furent reposées sur la surface rigide de céramique. Les robots ne parlaient que pour demander aux dîneurs s'ils avaient terminé. - Vous semblez obsédé par une société automatisée, remarqua Pitt. - Oui, nous sommes fiers de notre conversion en un empire robotisé. Mon usine de Nagoya est la plus grande du monde. Là, j'ai mis au point des robots informatisés qlii sortent à la cadence de vingt mille par an. 1- Une armée qui produit une armée, railla Pitt. "l Suma devint enthousiaste. - Sans le vouloir, vous avez touché le point vital, 363 monsieur Pitt. Nous avons déjà commencé la production des nouvelles forces armées robotisées japonaises. Mes ingénieurs étudient et construisent des navires de guerre complètement automatiques, sans équipage humain, une flotte aérienne entièrement pilotée par des robots, des tanks qui roulent et combattent par télécommande et une armée composée de centaines de milliers de machines blindées, munies d'armes puissantes et de capteurs à longue portée, capables de sauter des obstacles de cinquante mètres et de se déplacer à soixante kilomètres à l'heure. Elles sont tellement simples à réparer et leurs capacités sont tellement vastes qu'elles sont pratiquement invincibles. Dans dix ans, aucune superpuissance ne tiendra contre nous. Au contraire de vos généraux et de vos amiraux du Pentagone qui comptent sur des hommes et des femmes pour combattre, perdre leur sang et mourir au combat, nous pourrons mener de grandes batailles sans perdre un seul homme. Un long moment de silence suivit ce discours de Suma. Les Américains tentaient d'imaginer l'ampleur de ce que leur hôte venait de leur révéler. L'idée semblait si vaste, si futuriste que tous avaient du mal à admettre que des armées de robots allaient devenir une réalité très proche. Seul Giordino paraissait indifférent à cet immense projet de guerre des cyborgs. - Notre chaperon mécanique prétend qu'il a été consacré, dit-il calmement en mangeant un morceau de poisson. - Nous combinons notre religion, le shintoïsme, et notre culture, répondit Suma. Nous croyons en effet que tout objet, animé ou inanimé, possède une âme, ce qui est un de nos avantages sur vous, les Occidentaux. Nos machines, qu'elles soient des outils industriels ou un sabre de samouraï, sont révérées à l'instar des humains. Nous avons même des machines qui apprennent à nos travailleurs à se comporter comme des machines. - Un raisonnement qui engendre la défaite, remarqua Pitt. Vous ôtez le travail à vos propres travailleurs. - C'est un mythe archaïque, monsieur Pitt, fit Suma en tapant sur la table avec ses baguettes: Au Japon, ks hommes et les machines sont étroitement liés. Au début 364 du siècle prochain, nous aurons un milliard de robots pour faire le travail de dix millions de personnes. - Et qu'arrivera-t-il aux dix millions de personnes qui n'auront plus rien à faire? - Nous les exporterons dans les autres pays, comme des marchandises fabriquées, dit calmement Suma. Us deviendront de bons citoyens, respectueux des lois de leurs nouvelles patries mais leur loyauté et leurs lois économiques resteront liées au Japon. - Une sorte de grande fraternité mondiale, dit Pitt. J'ai vu comment cela fonctionnait. Je me rappelle avoir observé une banque japonaise construite à San Diego par des architectes japonais, des promoteurs japonais, "des ouvriers japonais, utilisant un équipement japonais 'et des matériaux importés du Japon par des navires japonais. Les sociétés et la main-d'ouvre locales en étaient totalement exclues. Suma eut un haussement d'épaules. - IJ n'y a pas de lois à la conquête économique. Notre éthique et notre morale sont différentes des vôtres. Au Japon, l'honneur et la discipline sont étroitement liés à la loyauté. Loyauté envers la famille de l'Empereur, envers nos syndicats. On ne nous élève pas à vénérer les principes démocratiques ou les entreprises charitables. La voie de l'unité, le travail volontaire, les fêtes de charité pour lever des fonds en faveur des gens qui meurent de faim en Afrique, les organisations d'aide aux enfants du tiers-monde, on n'entend jamais parler de tout cela dans mon pays. Nous concentrons nos efforts bénévoles sur nous-mêmes et notre propre bien-être. Ah ! Voici le plat suivant, dit-il en faisant signe aux robots. Le poison fut suivi de plateaux individuels en bois, garnis de noix de ginkgo non pelées, décorées d'aiguilles de pin et d'une pyramide de fruits en tranches. Puis vint une soupe de fleurs, simple bol de bouillon décoré d'une orchidée. Loren ferma les yeux pour mieux savourer. ' - C'est aussi délicieux que beau, dit-elle. .'* - La haute cuisine japonaise est créée pour le régal des yeux autant que pour celui du palais, expliqua Suma. 365 - Et ceci est une démonstration réussie, ajouta Pitt. - Etes-vous un bon vivant, monsieur Pitt ? demanda Suma. - J'apprécie le plaisir d'un repas gourmet, oui. - Et vos goûts sont-ils variés ? - Si vous voulez savoir si je mange de tout, la réponse est oui. - Bien, dit Suma en tapant des mains. Alors je vous réserve une surprise harmonieuse et passionnante. Loren croyait le dîner presque terminé mais il avait à peine commencé. Un déploiement exceptionnel de mets délicieux, aux ingrédients artistement disposés, arriva en un flot régulier. Des pignes au sésame, du riz au basilic, une autre soupe au jaune d'ouf, une anguille énorme soigneusement découpée, des radis, des champignons accompagnés de laitances d'oursins, plusieurs sortes de poissons présentés de mille façons, des racines de lotus mêlées de coquillages, de concombres et de courgettes. On servit une troisième soupe assaisonnée de légumes au vinaigre, de riz et de sésame. Enfin on présenta le dessert composé de fruits confits et le repas s'acheva par une inévitable tasse de thé. - Etait-ce le dernier repas des condamnés ? demanda sèchement Diaz. - Pas du tout, sénateur, répondit Suma d'un ton doucereux. Mme Smith et vous retournerez à Washington dans vingt-quatre heures à bord de mon jet privé. - Pourquoi pas maintenant ? - Vous devez d'abord être instruits de mon but. Demain, je vous conduirai personnellement tous les deux visiter mon Centre du Dragon et vous montrerai la source de la nouvelle puissance japonaise. - Le Centre du Dragon ? répéta Diaz, curieux. A quoi cela sert-il ? - Ignorez-vous, sénateur, l'affaire des voitures piégées de bombes nucléaires que notre hôte a semées un peu partout dans le monde ? s'étonna Pitt d'un ton provocateur. - Des voitures piégées ? dit Diaz sans comprendre. - M. Suma ici présent désire jouer dans la cour des grands. Aussi a-t-il mis au point un projet det:hantage de première qualité. Dès que son très sophistiqué Centre du 366 Dragon sera prêt, il pourra presser un bouton et déclencher partout où ses voitures télécommandées sont garées les bombes nucléaires qui sont cachées sous leurs capots. Loren ouvrit des yeux exorbités de surprise. - Est-ce vrai ? Est-ce que le Japon a vraiment mis au point un arsenal nucléaire ? - Demande-lui donc ! répondit Pitt en montrant Suma. Celui-ci regarda Pitt comme la mangouste fixe le cobra. - Vous êtes très astucieux, monsieur Pitt. On m'a dit que c'est vous qui avez expliqué à M. Jordan et à ses services de renseignements nos méthodes pour faire sauter discrètement nos bombes dans votre pays. - Je dois avouer que le fait de les cacher dans le compresseur du climatiseur de chaque voiture a vraiment été génial de votre part. Vous vous en seriez tirés sans problèmes si une de vos bombes n'avait pas explosé accidentellement sur un de vos navires transporteurs. Loren, les sourcils froncés, n'en revenait pas. - Qu'est-ce que vous espérez y gagner ? - Rien de mystérieux ni de très difficile, répondit Suma. Pour utiliser votre argot, disons que le Japon n'a jamais été du côté du manche. Un préjugé viscéral antijaponais est profondément enraciné en Occident. On nous traite depuis trois cents ans comme une curieuse petite race orientale. Le temps est venu de la domination que nous méritions. - Alors vous avez déclaré une guerre qui tuera des milliers de gens uniquement par un faux orgueil et une vraie avidité ! s'écria Loren rouge de colère. N'avez-vous tiré aucune leçon de la mort et de la destruction que vous avez causées dans les années 40 ? - Nos chefs ne sont entrés en guerre qu'après que les nations occidentales nous eurent étranglés par leurs embargos et leurs boycotts. Ce que nous avons perdu alors en vies humaines et en destructions, nous l'avons regagné au centuple en puissance économique. Maintenant, nous sommes à nouveau menacés par l'ostracisme international et l'inimité du monde uniquement à cause de nos efforts pour imposer notre industrie et des règles 367 de commerce efficaces. Et parce que notre grandeur économique dépend du pétrole et des minerais étrangers, nous ne pourrons plus jamais nous permettre d'être soumis et de recevoir des ordres des politiciens de Washington, de subir les intérêts européens ou les conflits religieux du Moyen-Orient. Grâce au projet Kai-ten, nous avons enfin les moyens de nous protéger, nous et nos victoires économiques chèrement remportées. - Le projet Kaiten ? répéta Diaz qui n'en avait jamais entendu parler. - Son plan monstrueux pour faire chanter le monde entier, expliqua sèchement Pitt. - Vous jouez avec le feu, dit Loren à Suma. Les Etats-Unis, l'Union soviétique et l'Europe joindront leurs forces pour vous détruire. - Attendez qu'ils voient ce que ça leur coûterait ! répondit calmement Suma. Alors ils tiendront des conférences de presse et déclareront qu'ils entendent régler le problème par la voie diplomatique. Rien d'autre. - Vous vous fichez pas mal de sauver le Japon ! s'écria Diaz. Votre propre gouvernement serait horrifié s'il savait quelle monstruosité vous avez créée. C'est une partie que vous jouez tout seul, dans le seul but de mettre la main sur le pouvoir. Vous êtes un dangereux maniaque du pouvoir ! - Vous avez raison, sénateur, acquiesça Suma d'un ton parfaitement contrôlé. A vos yeux, je suis sans doute un fou dangereux décidé à se saisir du pouvoir suprême. Je ne m'en cache pas. Et comme tous les autres fous de l'Histoire obligés de protéger leur nation et sa souveraineté, je n'hésiterai pas à utiliser mon pouvoir pour imposer l'expansion de ma race dans le monde entier et à protéger notre culture des corruptions de l'Occident. - Et qu'est-ce que vous trouvez de si corrompu aux nations occidentales ? demanda Diaz. Suma eut un regard de profond mépris. - Regardez vos concitoyens, sénateur. Les Etats-Unis sont un pays de drogués, de mafieux, de kidnappeurs et d'assassins, de vagabonds et d'illettrés. Vos cités sont la proie du racisme à cause de vos cultures mêlées Vous êtes en plein déclin comme l'ont été la Grèce, Rome 368 et l'Empire britannique. Vous êtes devenus un cloaque de détériorations et le processus ne peut plus être stoppé. - Alors vous croyez l'Amérique minée et au bout du rouleau en tant que super-puissance ? dit Loren d'une voix ennuyée. - On ne trouve pas une pareille décadence au Japon, répondit Suma. - Mon Dieu ! Ce que vous pouvez être hypocrite ! intervint Pitt en riant. Votre pittoresque culture est pourrie de corruption jusqu'aux niveaux les plus élevés. Vos journaux et votre télévision retentissent quotidiennement de l'écho de nouveaux scandales. Votre mafia est si puissante qu'elle dirige votre gouvernement. La moitié de vos politiciens et de vos fonctionnaires sont mouillés, recevant ouvertement de l'argent pour influencer la politique. Vous vendez vos secrets et votre technologie militaire au bloc communiste uniquement pour le profit. La vie est tellement chère chez vous que vos propres compatriotes ne peuvent s'en tirer car les biens fabriqués par les usines japonaises leur coûtent deux fois plus cher que ce que paient les Américains pour leurs propres produits. Vous volez les secrets de fabrication des autres nations chaque fois que vous pouvez mettre la main dessus. Vous avez une armée de racketteurs qui sèment la confusion dans les entreprises pour les faire chanter. Vous nous accusez de racisme alors que vos livres les plus vendus prônent l'antisémitisme, vos magasins vendent des poupées noires ridicules, vos magazines vantent l'esclavage des femmes. Et vous avez le culot de proclamer que votre culture est supérieure à la nôtre ! C'est de la merde, oui ! - Anîen, mon fils, dit Diaz en levant sa tasse, amen ! - Dirk a cent pour cent raison, ajouta fièrement Loren. Notre société n'est certes pas parfaite, mais comparée à votre peuple, la qualité de la vie chez nous est bien supérieure. Le visage de Suma avait peu à peu viré au masque de la colère. Ses yeux brûlaient sur la pâleur de sa peau Lorsqu'il parla entre ses dents serrées, il donna l'impression de lâcher un coup de fouet. - Il y a cinquante ans, nous étions un peuple battu, 369 asservi par les Etats-Unis. Maintenant, tout d'un coup, c'est nous qui sommes les vainqueurs et vous qui avez perdu à notre avantage. Notre culture va prendre le dessus. Nous allons prouver que nous sommes la nation dominante du vingt et unième siècle ! - Vous parlez comme les seigneurs de la guerre qui nous avaient prématurément rayés de la carte après Pearl Harbor, rappela Loren. Les Etats-Unis ont beaucoup mieux traité le Japon après la guerre que vous ne l'auriez fait si vous aviez été les vainqueurs. Vos armées auraient violé, pillé, assassiné l'Amérique comme elles l'ont fait en Chine. - Et en dehors de nous, vous devez aussi compter avec l'Europe, dit Diaz. Sa politique commerciale n'est pas aussi tolérante que la nôtre envers Tokyo. Et il est à craindre, d'ailleurs, que le Marché commun de la nouvelle Communauté va faire le nécessaire pour contrer votre pénétration économique. Soumis ou non à un chantage à la bombe nucléaire, ils fermeront leurs marchés aux exportateurs japonais. - A long terme, nous utiliserons simplement nos milliards à racheter lentement leurs industriels jusqu'à ce que nous disposions d'une base imprenable. Ce n'est pas une opération impossible si l'on considère que les douze plus grandes banques du monde sont japonaises et qu'elles contrôlent presque les trois quarts des valeurs de toutes les autres banques mises ensemble. Cela signifie que nous dirigeons le monde par l'intermédiaire de la haute finance. - Vous ne pourrez pas toujours prendre le monde en otage, dit Pitt. Votre propre gouvernement et le peuple japonais tout entier se dresseront contre vous quand ils découvriront que les armes du monde entier sont pointées en direction de l'archipel japonais et non vers les Etats-Unis et l'Union soviétique. Sans compter que la possibilité d'une nouvelle attaque nucléaire pourrait devenir réalité si l'une de vos voitures piégées explosait accidentellement ! - Notre sauvegarde électronique est bien plus au point que la vôtre ou celle des Russes, affirma Suma en hochant la tête. Il n'y aura aucune explosion à moins que je ne programme personnellement le code secret. 370 - Vous ne pouvez tout de même pas déclencher une guerre nucléaire ! s'exclama Loren. - Rien de plus stupide ou de plus froidement déterminé que ce que pourraient déclencher la Maison Blanche et le Kremlin, répondit Suma en riant. Vous semblez oublier que nous autres Japonais savons parfaitement ce que sont les horreurs d'une guerre atomique. Non, le projet Kaiten est techniquement bien plus sophistiqué que les masses de missiles dirigés contre des villes et des installations militaires. Les bombes sont étudiées pour sauter dans des zones stratégiquement peu peuplées afin de créer une force électromagnétique assez puissante pour détruire toute votre économie. Si morts ou blessés il y a, ce sera en nombre infime. - Et vous êtes vraiment décidé à le faire, n'est-ce pas ? dit Pitt comme s'il lisait en Suma. Vous êtes vraiment décidé à faire exploser ces bombes ? - Et pourquoi pas, si les circonstances le justifient ? Nous n'avons à craindre aucune vengeance puisque la force électromagnétique aura réduit à néant tous les systèmes d'armement et de communication des Etats-Unis, de l'OTAN et de l'Union soviétique. Et du reste, que je le fasse ou non, acheva Suma en fusillant Pitt du regard, vous, monsieur Pitt, ne serez pas là pour le voir. Loren eut un regard de panique. - Est-ce que Dirk et Al ne rentrent pas à Washington avec nous ? Suma exhala un long soupir et secoua la tête très lentement. - Non... j'en ai fait cadeau à mon bras droit, Moro Kamatori. - Je ne comprends pas ! - Moro est un chasseur expérimenté. Sa passion est de traquer le gibier humain. Vos amis et les trois agents que nous avons capturés tandis qu'ils essayaient de détruire le Centre auront une chance de s'enfuir de l'île. Mais seulement s'ils réussissent à échapper à Moro pendant vingt-quatre heures. Kamatori lança à Pitt un regard glacial. - Monsieur Pitt aura l'honneur d'être le premier à essayer. Pitt se tourna vers Giordino, un sourire aux lèvres. 371 - Tu vois ! Qu'est-ce que je t'avais dit ? 48 - S'échapper ? murmura Giordino en arpentant le petit bungalow sous l'oil attentif de McGoon. S'échapper où ? Le meilleur nageur du monde ne pourrait réussir une traversée de soixante kilomètres d'eau glacée parcourus de courants de cinq nouds. Et même ainsi, les sbires de Suma l'attendraient pour l'étriper au moment même où il mettrait le pied sur le continent. - Alors, quelle est la règle du jeu ? demanda Pitt. - Rester vivants le plus longtemps possible. Quelle alternative avons-nous ? - Mourir en hommes courageux. Giordino regarda Pitt d'un oil soupçonneux. - Ouais, bien sûr, la poitrine nue, refuser le bandeau et fumer une dernière cigarette pendant que Kamatori tire son sabre ! - Pourquoi combattre l'inévitable ? - Depuis quand baisses-tu les bras à la première difficulté ? demanda Giordino en se disant que son vieil ami avait dû prendre un coup sur la tête. - On peut essayer de se cacher quelque part sur l'île tant qu'on pourra mais, à mon avis, c'est reculer pour mieux sauter. Je suis sûr que Kamatori va tricher et utilisera des robots sensoriels pour nous trouver. - Et Stacy ? On ne peut pas rester là sans rien faire et laisser cette face de rat la tuer aussi ! - Sans armes, dit Pitt, qu'est-ce que tu espères ? La chair ne peut avoir le dessus en face de cyborgs mécaniques et d'un expert du sabre japonais. - Je m'attendais à te voir montrer tes tripes comme tu l'as fait des centaines de fois en des occasions semblables. Pitt montra sa jambe droite, passa en boitant près de McGoon et se mit dos au robot. - Tu peux parler, vieux frère, toi tu es en pleine 372 forme. Moi, je me suis abîmé le genou quand j'ai atterri dans l'étang. Je peux à peine marcher. Je n'ai aucune chance d'échapper à Kamatori. C'est alors que Giordino vit le clin d'oil de Pitt et comprit à quoi jouait son ami. Il se sentit stupide de n'y avoir pas pensé. En plus des systèmes de micros de McGoon, la pièce devait être truffée d'appareils d'écoute et de caméras. Il fit mine de tomber d'accord. - Kamatori est un vrai samouraï qui ne chasserait jamais un homme blessé. S'il y a en lui une parcelle d'honnêteté, il se donnera un handicap. - Je voudrais bien trouver quelque chose pour calmer la douleur, dit Pitt. - McGoon, appela Giordino, y a-t-il un médecin quelque part ? - Cette donnée n'est pas programmée dans mes directives. - Alors appelle ton patron à l'autre bout de la télécommande et demande-le-lui. - Attendez une seconde, je vous prie. Le robot s'immobilisa pendant que son système de communication émettait vers son centre de contrôle. La réponse arriva immédiatement. - D y a une petite antenne médicale au quatrième niveau. Monsieur Pitt a-t-il besoin de soins médicaux ? - Oui, dit Pitt. J'ai besoin d'une injection analgésique et d'un bandage serré si je dois offrir à M. Kamatori un minimum de compétitivité. - Vous n'aviez pas l'air de boiter il y a une heure, dit le robot avec une involontaire malice. - Mon genou était presque inerte, mentit Pitt. Mais la douleur et la raideur ont augmenté au point que j'ai du mal à marcher. Pour montrer à quel point, il fit quelques pas, le visage grimaçant. Parfaitement adapté à sa tâche, Murasaki, le robot rebaptisé McGoon par ses prisonniers, relaya son observation visuelle des grimaces de Pitt à son contrôleur, quelque part au cour du Centre du Dragon. Il reçut en retour l'autorisation d'escorter son prisonnier jusqu'à l'antenne médicale. Un autre robot vint le remplacer 373 pour surveiller Giordino. Celui-ci le baptisa immédiatement McGurk. Jouant son rôle aussi sérieusement que s'il espérait un Oscar, Pitt boita bas tout au long d'un labyrinthe de couloirs puis dans l'ascenseur où le fit entrer McGoon. Le robot appuya d'un doigt de métal sur le bouton correspondant et l'ascenseur commença à descendre, à peine plus bruyamment que ceux du bâtiment du Quartier général fédéral. Dommage que l'équipe MAIT n'ait pas été renseignée sur l'ascenseur relayant la surface de l'île au centre souterrain. L'opération de pénétration aurait eu plus de chances de succès. Quelques instants plus tard, les portes s'ouvrirent et McGoon conduisit Pitt le long d'un couloir brillamment éclairé. - La quatrième porte à gauche. Entrez doucement. La porte, comme toutes les surfaces planes de ce monde souterrain, était peinte en blanc. Pitt ne vit ni poignée ni bouton. D poussa et entra en boitant. Une ravissante jeune femme en uniforme d'infirmière leva vers lui des yeux sombres et sérieux. Elle lui parla en japonais et il haussa les épaules. - Désolé, je ne parle que l'anglais. Sans mot dire, elle se leva, traversa la pièce où s'alignaient six lits vides et disparut dans un bureau. Peu après apparut un Japonais souriant vêtu d'un Jean et d'un pull-over sous la blouse blanche et le stéthoscope accroché à son cou. La jolie infirmière le suivait. - Monsieur Pitt ? Monsieur Dirk Pitt ? demanda-t-il avec un accent de la côte Ouest américaine. - Oui. - On m'a informé de votre arrivée. Josh Nogami. C'est un honneur pour moi. Je suis l'un de vos fans depuis que vous avez remonté les souvenirs du litanie. D'ailleurs, c'est grâce à vous que j'ai commencé la plongée sous-marine. - J'en suis ravi, fit Pitt, étonné. Vous n'avez pas l'accent de quelqu'un d'ici ? - Né et élevé à San Francisco, à l'ombre de Bay Bridge. Et vous, d'où êtes-vous ? - J'ai grandi à Newport Beach, en Californie. - Sans blague ? J'ai fait mon internat à l'hôpital 374 Saint-Paul de Santa Ana. Et j'allais faire du surf à Newport chaque fois que j'avais un moment. - Vous êtes bien loin de chez vous ! - Vous aussi, monsieur Pitt. - Est-ce que Suma a fait une offre que vous n'avez pas pu refuser ? Le sourire du médecin disparut presque. - Je suis aussi un admirateur de M. Suma. J'ai été embauché il y a quatre ans et il ne m'a pas acheté. - Et vous approuvez ce qu'il fait ? - A cent pour cent. - Pardonnez-moi de suggérer que vous avez peut-être été mal informé. - Pas mal informé, monsieur Pitt. Japonais. Je suis japonais. Je crois à la supériorité de notre culture intellectuelle et esthétique sur la société contaminée qu'est devenue l'Amérique. Pitt n'avait aucune envie de se lancer dans un nouveau débat sur la philosophie de la vie. Il montra son genou. - Je vais avoir besoin de ce genou demain. J'ai dû le fouler. Pouvez-vous calmer suffisamment la douleur pour que je puisse m'en servir ? - Veuillez remonter la jambe de votre pantalon, s'il vous plaît. Pitt s'exécuta en faisant force grimaces et en respirant rapidement pour simuler la douleur pendant que le médecin l'auscultait. - Il ne semble ni enflé ni abîmé. Il n'y a aucun signe de ligament déchiré. - Ça fait un mal de chien, pourtant. Je ne peux pas le plier. - Vous êtes-vous fait ça en atterrissant dans la propriété de M. Suma ? - Les nouvelles vont vite, ici ! - Les robots ont un téléphone arabe qui rendrait fous de joie les prisonniers de Saint-Quentin. Quand j'ai appris votre arrivée, je suis monté voir les restes de votre appareil. M. Suma était furieux parce que vous avez tué pour au moins quatre cent mille yens de ses carpes primées. - Alors, vous savez aussi que je joue le premier acte dans le massacre de demain ? dit Pitt. 375 Nogami perdit son sourire et son regard s'assombrit. - Je tiens à ce que vous sachiez que, si je suis les directives de M. Suma, je n'ai aucun goût pour les parties de chasse meurtrières de M. Kamatori. - Avez-vous un conseil à donner à un homme condamné ? Nogami indiqua les murs de la pièce. - Ici, les murs ont plus d'yeux et d'oreilles qu'une salle de théâtre. Si j'osais parier sur vous, je serais obligé de combattre moi aussi sur le pré. Non merci, monsieur Pitt. Je suis désolé de ce qui vous attend mais vous ne devez vous en prendre qu'à vous pour avoir mis le nez où il ne fallait pas. - Mais vous allez tout de même soigner mon genou ? - En tant que médecin, je vais faire de mon mieux pour atténuer votre douleur. M. Kamatori m'a également ordonné de faire en sorte que vous soyez en forme pour la chasse de demain. Nogami fit au genou de Pitt une piqûre d'une drogue quelconque supposée en calmer la douleur et le banda consciencieusement. Puis il lui donna un flacon de pilules. - Prenez-en deux toutes les quatre heures. Pas plus, surtout, ou vous seriez dans les vapes et une proie facile pour Kamatori. Pitt n'avait pas quitté l'infirmière des yeux au cours de ses allées et venues dans la petite pièce où se trouvaient les bandes et les pilules. - Cela vous ennuierait que je m'allonge un moment sur un des lits vides ? Les tatamis et les nattes japonaises ne sont pas vraiment faits pour mes vieux os. - C'est d'accord en ce qui me concerne. Je vais prévenir le garde que je vous mets une heure ou deux en observation. Mais n'essayez pas de vous enfuir. Il n'y a ici ni fenêtre ni porte de service et vous auriez les robots aux fesses avant d'avoir fait deux pas en direction de l'ascenseur. - Ne vous inquiétez pas, dit Pitt avec un sourire amical. J'ai seulement l'intention de récupérer des forces pour demain. - Prenez le premier lit, alors, c'est celui qui a le meilleur matelas. C'est là que je me repose. C'est le seul 376 vice occidental que je me refuse à abandonner. Moi non plus, je ne supporte pas les nattes et les tatamis. - Où est la salle de bains ? - A gauche, après avoir traversé la salle des médicaments. Pitt serra la main du médecin. - Je vous remercie beaucoup, docteur Nogami. Dommage que nous ne voyions pas les choses sous le même angle. Quand Nogami eut regagné son bureau et que l'infirmière se fut assise en lui tournant le dos, Pitt boitilla vers la salle de bains. Il n'y entra pas mais ouvrit et ferma la porte avec tous les bruits nécessaires pour éviter tout soupçon. L'infirmière était occupée à remplir des papiers et ne se retourna pas pour le surveiller par la porte de la salle des médicaments. Alors il fouilla tranquillement les tiroirs et les étagères de fournitures médicales jusqu'à ce qu'il trouve une boîte de sacs en plastique attachés à des tubes fins munis d'aiguilles sur une extrémité. Les sacs portaient la mention « CPDA1 : cellules sanguines, globules rouges » et contenaient une solution d'anticoagulant. Il retira un des sacs de la boîte et le glissa sous sa chemise où il ne fit même pas une bosse. Un appareil à rayons X se tenait dans un coin de la pièce. Pitt le regarda brièvement, une idée naissant dans sa tête. Avec ses ongles, il dégagea la plaque de la firme et s'en servit comme d'un tournevis pour enlever le panneau arrière. Rapidement, il relira les connexions de deux batteries rechargeables de six volts et en enleva une. Puis il dévida autant de fil électrique qu'il le put sans faise de bruit suspect et l'enroula autour de sa taille. Finalement, il pénétra doucement dans la salle de bains et tira la chasse d'eau des toilettes. L'infirmière ne leva même pas les yeux lorsqu'il s'allongea sur le lit. Dans son bureau, Nogami semblait occupé à parler à voix basse au téléphone. Pitt fixa le plafond blanc, l'esprit au repos. Son plan n'était certes pas ce que Jordan et Kern auraient qualifié de génial mais c'était tout ce dont il disposait et il avait bien l'intention d'en épuiser toutes les possibilités. 377 49 Moro Kamatori n'avait pas seulement l'air malveillant. D était le mal. Ses pupilles laissaient fuser un éclat sombre et violent, et quand ses lèvres se laissèrent aller à un sourire, elles révélèrent une rangée de dents plus chargées en or que la réserve de Fort Knox. Même à cette heure matinale - il était cinq heures et le ciel était encore sombre -, il dégageait une arrogance exaspérante. Immaculé dans un hakama, un pantalon froncé ressemblant à une jupe ouverte, il portait aussi un katagimu ancien, sorte de jaquette de chasse sans manches en soie brodée, fl était chaussé de sandales. Pitt, quant à lui, avait l'air de sortir d'une poubelle. Vêtu d'un simple tee-shirt et d'un short confectionné en coupant les jambes de sa tenue de vol, il portait aux pieds une paire de chaussettes épaisses. Après qu'on l'eut réveillé et conduit dans le bureau personnel de Kamatori, Pitt se tenait en frissonnant dans la pièce sans chauffage où, sur les murs, s'affichait une collection d'armes anciennes, de toutes les époques et de tous les pays. Des armures européennes et japonaises ressemblaient à des soldats au garde-à-vous au milieu de la salle. Pitt ressentit une nausée à la vue des trophées soigneusement accrochés entre des centaines de sabres, de lances, d'arcs et de fusils, n ne compta pas moins de trente têtes momifiées dont le regard sans vie scrutait l'espace. La plupart étaient asiatiques mais quatre avaient des traits caucasiens. Son sang se glaça lorsqu'il reconnut la tête de Jim Hanamura. - Entrez, monsieur Pitt, venez boire une tasse de thé, invita Kamatori en montrant à Pitt un coussin près d'une table basse. Nous allons bavarder quelques minutes avant de.... - Où sont les autres ? l'interrompit Pitt. - Ils sont dans la pièce à côté, répondit le Japonais en lui lançant un regard glacé. Dans une petite pièce d'où ils suivront notre chasse sur un écran. - Comme des spectateurs suivant un mauvais film à la télévision. 378 - Peut-être le dernier gibier pourra-t-il tirer avantage des fautes commises par ceux qui l'auront précédé. - A moins qu'ils ne ferment les yeux et ne ratent le spectacle. Kamatori se tenait immobile, un vague sourire aux lèvres. - Il ne s'agit pas d'une expérience. Tout ceci a été longuement mis au point. Les proies attendent leur tour attachées sur une chaise et, si c'est nécessaire, on leur maintient les yeux ouverts avec du sparadrap. Ds auront toute latitude de suivre votre défaite. - J'espère que vous enverrez mes restes dans mon pays, dit Pitt en faisant semblant d'admirer les têtes ornant les murs mais luttant pour ignorer l'ignoble exposition en se concentrant sur une série de sabres. - Vous faites preuve d'un beau courage, observa Kamatori. Je n'en attendais pas moins d'un homme de votre réputation. - Qui viendra après moi ? Le boucher haussa les épaules. - Votre ami M. Giordino, ou peut-être la jeune femme. Oui, je pense que si elle est la prochaine proie, les autres seront tellement furieux qu'ils n'en seront que plus dangereux quand viendra leur tour. - Et si l'un de nous vous échappe ? - L'île est petite. Personne ne m'a échappé plus de huit heures. - Et vous ne faites pas de quartier ? - Jamais, dit Kamatori, le sourire plus mauvais que jamais. Nous ne jouons pas à cache-cache et il n'y a ni gagnants ni perdants. Votre mort sera propre et rapide, je vous le promets. Pitt planta son regard dans celui du Japonais. - Pas un jeu, dites-vous ? Il me semble au contraire que je vais interpréter le rôle de Sanger Rainsford et vous celui du général Zaroff. - Ces noms ne me disent rien, fit Kamatori en fronçant les sourcils. - Vous n'avez jamais lu La Proie la plus dangereuse de Richard Connell ? Le cinéma l'a baptisé Les Chasses du comte Zaraff. C'est l'histoire classique d'un homme qui chasse d'autres hommes pour le plaisir. 379 - Je ne me salis pas l'esprit en lisant des livres occidentaux ! - Je suis heureux de l'apprendre, fit Pitt en se disant que cela lui donnait une petite chance de plus de rester envie. Kamatori montra la porte. - L'heure est venue. - Vous ne m'avez pas expliqué les règles, dit Pitt sans bouger. - Il n'y a pas de règles, monsieur Pitt. Je vous accorde généreusement une heure d'avance. Ensuite, je me mettrai à votre poursuite avec seulement mon sabre, une arme ancestrale qui appartient à ma famille depuis plusieurs générations et a répandu beaucoup de sang ennemi. - Vos ancêtres samouraïs doivent être fiers d'un descendant qui salit leur honneur en massacrant des gens sans armes et sans défense ! Kamatori savait que Pitt le provoquait délibérément mais ne pouvait pourtant contenir sa rage grandissante contre cet Américain qui ne montrait aucune trace de peur. - La porte est là, siffla-t-il. Je commence la poursuite dans une heure. L'air de suprême indifférence qu'affichait Pitt disparut dès qu'il passa la grille électrifiée. Une fureur sans nom s'empara de lui tandis qu'il passait en courant la ligne d'arbres entourant la propriété et atteignait l'ombre des rochers dénudés. Il devint un homme différent, froid et rusé, tous ses sens en alerte, habité par une seule et unique pensée. Il devait se sauver lui-même afin de pouvoir sauver les autres. Le choix qu'il avait fait de ne porter que ses chaussettes et non les lourdes bottes de vol se révéla payant. Heureusement, le sol rocailleux était recouvert de plusieurs centimètres de terre humide, résultat de siècles d'érosion de la lave de l'île. fl courait de toutes ses forces, soutenu par sa colère et la peur de perdre. Son plan était simple, ridiculement simple, bien que les chances de tromper Kamatori fussent pratiquement nulles. Mais il &ait certain qu'aucune 380 autre « proie » ne l'avait jamais tenté. L'inattendu jouait en sa faveur. Les autres avaient seulement essayé de mettre toute la distance possible entre eux et la propriété en quête d'une cachette. Le désespoir donne parfois du génie mais ils avaient perdu et nul n'avait rien pu faire pour les aider. Pitt avait l'intention d'essayer une nouvelle technique juste assez folle pour avoir une chance de réussir. Il avait aussi un autre avantage sur ses prédécesseurs : grâce à la maquette de Fermer, il s'était familiarisé avec le paysage. Il avait gravé dans son esprit, de façon très claire, les dimensions, les hauteurs, savait précisément où aller-et surtout pas vers le point le plus élevé de l'île. Les gens qui courent sous l'emprise de la terreur pendant une poursuite vont inexplicablement vers les 1 lieux les plus élevés - un escalier dans une maison, un arbre, des rochers dominant le sommet d'une colline. Des culs-de-sac, en fait, sans possibilité de fuir. Pitt descendit vers la côte est, en zigzaguant pour faire croire à de l'indécision, revenant parfois sur ses pas pour que ses traces fassent penser au poursuivant qu'il tournait en rond. Le sol lunaire, inégal, la lumière encore pâle gênaient son sens aigu de l'orientation mais les étoiles n'avaient pas encore disparu et l'étoile polaire lui montrait le nord. Il s'arrêta un instant, se reposa pour économiser ses forces et fit le point. H comprit que Kamatori, traquant ses proies en sandales, n'aurait jamais pu les attraper en huit heures seulement. Un homme des bois amateur, avec un peu de chance, aurait dû éviter la capture pendant un jour ou deux, même poursuivi par des chiens... à moins que sa trace n'ait été suivie par un poursuivant avantagé par des senst>rs électroniques. Pitt ne se posa même pas la question. Il était sûr que son poursuivant était un robot bourré de sensors. Il se remit en marche, déterminé mais déjà fatigué. Au bout d'une heure, il avait atteint les falaises dominant la mer. Des arbres rares et quelques buissons poussaient jusqu'au bord des palissades. H avait ralenti -l'allure et trottinait sans effort, cherchant une faille dans "les rochers, près de vingt mètres plus bas. Il arriva enfin à une petite clairière abritée par des rochers énormes. 381 Un pin maigre aux racines apparentes penchait en position précaire au-dessus des eaux tourbillonnantes. Attentif, Pitt chercha les signes d'une caméra vidéo ou de capteurs de chaleur mais ne décela rien. A peu près certain de n'être pas surveillé, il essaya la résistance du pin à son poids. Le tronc fléchit et la tête de l'arbre s'abaissa d'environ cinq centimètres. Il calcula que s'il s'avançait assez loin vers les branches, son poids entraînerait les racines et que l'arbre et lui-même dégringoleraient jusqu'au pied de la falaise et dans la mer. Il étudia les eaux sombres et bouillonnantes comme le font les plongeurs qui sautent du haut des falaises d'Aca-pulco. Il jugea que la profondeur de l'étroit couloir entre les rochers devait atteindre trois mètres, quatre quand les vagues s'y engouffraient. Aucun être sensé n'aurait envisagé une seule seconde ce qui passait en ce moment dans la tête de Pitt tandis qu'il examinait le flux et le reflux des vagues et la direction du courant. Sans combinaison spéciale, un nageur n'aurait pu survivre plus de vingt minutes dans l'eau glacée, s'il avait survécu à la chute. Il s'assit sur un rocher, enleva le sachet de plastique pour prise de sang caché dans la ceinture de son short et le posa par terre. Il tendit son bras gauche, serra le poing, cherchant de la main droite où se situait la veine. Il resta un instant immobile, fixant la veine dans son esprit, se la représentant comme un tuyau. Puis il prit l'aiguille attachée au petit sac de plastique et essaya de l'enfoncer de biais dans sa veine. fl rata son coup et recommença. Au troisième essai, il réussit. Détendu, il regarda son sang couler dans le petit sac. Il entendit vaguement un chien aboyer au loin. Comment avait-ii pu autant surestimer Kamatori ? Il ne s'était pas demandé, il n'avait pas deviné qu'il aurait été suivi par un chien en chair et en os. Il avait aveuglément cru que son poursuivant utiliserait des robots ou des moyens électroniques pour découvrir sa proie. Il imagina facilement le visage moqueur du samouraï assassin quand û verrait Pitt face à un chien vicieux: Avec une incroyable patience, Pitt resta là à attendre 382 que son sang ait rempli le sac de plastique, tout en écoutant les aboiements qui se rapprochaient. Le chien suivait sa piste et n'était plus qu'à deux cents mètres quand le volume de sang atteignit 450 millilitres. Pitt retira l'aiguille de son bras. Rapidement, il cacha le sac rempli de sang sous une pile de roches et remua la poussière autour pour en couvrir la trace. La plupart des hommes décapités par Kamatori, fous de terreur et de panique, avaient sottement essayé d'échapper au chien en courant et s'étaient effondrés, épuisés. Seuls les plus braves s'étaient arrêtés pour combattre l'animal avec les armes dont ils disposaient, le plus souvent un gros bâton. Encore inconscient de la surprise qui l'attendait, Pitt fit un pas de plus. Il trouva une longue branche épaisse et ramassa deux lourdes pierres. Enfin, pour ultime défense, il jeta son maigre armement sur un gros rocher sur lequel il grimpa. Ses pieds avaient à peine quitté le sol quand le chien émergea des arbres en aboyant et se précipita sur le bord de la falaise. Pitt le regarda, muet de stupeur. Il ne s'agissait pas du tout d'un animal à fourrure. C'était le plus cauchemardesque robot que Pitt ait jamais vu. Les ingénieurs japonais des laboratoires de Hideki Suma s'étaient surpassés pour fabriquer cet animal. La queue, droite et raide, était une antenne et les pattes tournaient comme les essieux d'une roue, les extrémités courbées à 90 degrés pour agripper le sol. Son corps était un ensemble complexe d'électronique disposée autour d'un capteur à ultrasons. C'était le dernier cri des machines à traquer, capable aussi de contourner ou de surmonter tous les obstacles plus vite qu'un doberman. Sa seule ressemblance avec un vrai chien, à condition d'avoir de l'imagination et d'ignorer les aboiements enregistrés, était un méchant système de mâchoires munies de dents énormes. Pitt tendit l'extrémité de son bâton à cette monstruosité métallique qui le lui arracha des mains et le réduisit en copeaux. Pitt se demanda comment les victimes de Kamatori avaient pu grimper sur des murs avec ce monstre aux fesses. Mais le chien artificiel ne fit rien pour tuer. Il grimpa à moitié sur le rocher où Pitt se tenait et garda 383 ses distances tandis que la minuscule caméra vidéo dont il était pourvu enregistrait les mouvements de Pitt et l'endroit où il se trouvait. En somme, il n'était là que pour garder la proie et indiquer le lieu où Kamatori pouvait venir accomplir son meurtre rituel. Pitt leva une grosse pierre au-dessus de sa tête et la lança. Mais le chien robot était agile. Il sauta à droite et la pierre le manqua. Pitt leva l'autre pierre, la seule arme qui lui restât. Il fit mine de la lancer mais s'arrêta au milieu du mouvement et observa le chien qui, à nouveau, sauta à droite. Alors, tel un bombardier, il corrigea son tir et lança. Son calcul s'avéra judicieux et le but fut atteint. Le chien, apparemment programmé pour éviter un projectile pendant une attaque, sauta directement contre la pierre. Il n'émit ni cri ni aboiement, ni étincelle ni grésillement de court-circuit. La bestiole mécanique se contenta d'osciller sur ses pattes à roulettes, sans tomber, ses systèmes de contrôle informatisés totalement hors service. Pitt en eut presque de la peine pour lui. Il le vit s'immobiliser peu à peu, comme un jouet dont les piles sont mortes. Il descendit de son rocher et donna dans les tripes électroniques de l'animal un coup de pied qui l'envoya rouler par terre. Puis il vérifia que la caméra vidéo ne fonctionnait plus et retira le sachet de sang de sa cachette. Il espéra que le sang qu'il s'était pompé ne l'avait pas trop affaibli car il allait avoir besoin de toute sa force pour ce qui l'attendait ensuite. Lorsque l'image télévisuelle disparut de son petit récepteur de poignet, Kamatori se posa des questions. La dernière image transmise par les capteurs du chien robot situait Pitt à environ cent soixante-quinze mètres au sud-est, vers les palissades le long de la côte. Il était sidéré que Pitt se soit laissé débusquer si vite. Il se hâta dans cette direction en pensant que le système électronique du robot devait être en panne. Mais, à mesure qu'il avançait, il se demanda si son gibier n'était pas plutôt à l'origine du problème. Ceci ne s'était encore jamais produit. Aucune de ses proies n'avait jamais entrepris de battre le robot ou de 384 lui causer des dommages. Si Pitt avait réussi où les autres avaient échoué, Kamatori devait se montrer encore plus prudent dans son approche. Il ralentit le pas, la vitesse n'ayant plus d'importance. Le temps lui appartenait, de toute façon. Il lui fallut près de vingt minutes pour couvrir la distance et atteindre la petite clairière au-dessus des falaises. Il aperçut la silhouette du chien robot à travers les buissons. Le voyant étendu sur le flanc, il craignit le pire. Restant à l'abri des arbres, il fit le tour de l'amas de rochers. Avec prudence, Kamatori s'approcha du chien immobile. Tirant son sabre, il le leva au-dessus de sa tête, serrant la garde à deux mains. Adepte entraîné du kiai, méthode lui permettant de s'élever mentalement à un niveau de fureur guerrière et de ferme résolution d'abattre son adversaire, Kamatori prit une profonde inspiration, poussa un cri de mort et sauta, espérant tomber sur son ennemi détesté au moment même où Pitt exhalerait son souffle. Mais Pitt n'était pas là. La petite clairière semblait avoir été le théâtre d'un massacre. Il y avait du sang partout, sur le chien robot, sur les rochers et des petites taches un peu partout sur le flanc de la falaise. Il étudia le sol. Les empreintes des pieds de Pitt semblaient profondes et dénotaient un désordre convulsif et cependant, aucune trace de sang ne s'éloignait de la clairière. Il examina attentivement la mer et les rochers en bas et aperçut un arbre déraciné que les vagues éloignaient et ramenaient sans cesse. Il étudia également le trou au bord du précipice d'où l'arbre avait visiblement été arraché.M Pendant plusieurs minutes, il contempla la scène, la branche d'arbre déchiquetée, les pierres près du chien désarticulé. Le chien robot n'avait pas été programmé pour détruire, seulement pour poursuivre et localiser les proies. Pitt avait dû le combattre et attirer son poursuivant en altérant son programme, de sorte qu'il en avait fait un tueur féroce. Alors l'animal mécanique avait dû attaquer sauvagement et mettre Pitt en pièces. Sans échappatoire, figé d'horreur, Pitt avait sans doute tenté 385 de fuir en grimpant à l'arbre. Mais son poids avait probablement été trop lourd et l'arbre s'était détaché, l'entraînant dans sa chute sur les rochers tout en bas. Il n'y avait aucune trace de son corps mais nul n'aurait pu réchapper d'une pareille chute. Ou bien le courant l'avait emporté, ou bien les requins s'étaient occupés de lui. Kamatori fut envahi d'une rage aveugle. Il ramassa le chien mécanique et le lança par-dessus la falaise. Pitt l'avait battu. La tête de l'aventurier ne décorerait pas son mur au milieu des autres macabres trophées. Le samouraï boucher était frustré et honteux. Personne n'avait encore échappé à son sabre. fl se vengerait sur les autres otages américains. Il décida que sa prochaine proie serait Stacy et imagina avec délice les visages horrifiés de Giordino, Weatherhill et Mancuso lorsqu'ils le verraient la hacher menu, en couleurs. H tint la lame de son sabre devant ses yeux, ressentant une sorte d'euphorie tandis que le soleil naissant scintillait sur la lame. Puis il la fit virevolter au-dessus de sa tête et la remit dans sa gaine en un mouvement rapide et souple. Encore déçu et furieux d'avoir perdu le seul homme qu'il avait vraiment, tellement souhaité tuer, il tourna les talons et parcourut le paysage désolé jusqu'à la résidence, l'esprit déjà occupé à jouir de sa prochaine chasse. 50 Sur le green du Club des Congrès, le Président avait commencé son parcours en fin d'après-midi. - Vous en êtes bien sûr ? Il n'y a pas d'erreur ? Jordan hocha la tête. Assis sur le kart électrique, il regarda le Président étudier un fairway depuis le quatorzième tee. - La mauvaise nouvelle est confirmée par le fait que l'équipe aurait dû nous contacter il y a quatre heures. 386 Le Président prit le fer numéro cinq que lui tendait un caddie qui partageait un autre kart avec un agent des services secrets. - Croyez-vous qu'ils aient été tués ? - Le seul rapport que nous ayons émane de l'agent britannique au Centre du Dragon. Il a dit qu'on les avait capturés peu après la sortie du tunnel sous la mer, dans l'installation du centre de commande. - Qu'est-ce qui a mal tourné ? - Nous n'avons pas tenu compte de l'armée de robots de Suma. Sans budget pour implanter des agents de renseignements au Japon, nous ignorions leur énorme avance dans le domaine de la robotique. Leur technologie dans la mise au point de systèmes mécaniques dotés d'intelligence humaine avec vision et mouvements supraphysiques, nous a pris de court. Le Président visa la balle, swingua et l'envoya jusqu'au bord du green. Puis il regarda Jordan. Il trouvait difficile, voire impossible, de comprendre les forces de sécurité robotisées. - Vous voulez dire de vrais robots qui marchent et qui parlent ? - Oui, monsieur, des machines totalement automatisées, parfaitement mobiles et armées jusqu'aux dents. - Vous m'avez dit que vos gens étaient capables de traverser les murs. - Personne n'est meilleur qu'eux dans leur domaine. Jusqu'à présent, aucun système de sécurité, aussi efficace fût-il, ne les a jamais arrêtés. Mais l'immense technologie de Suma vient d'en créer un. Nos agents ont rencontré une intelligence informatisée qu'ils n'étaient pas entraînés à contrer, je dirais qu'aucun agent au monde n'est entraîné à contrer. Le Président se glissa dans le kart et appuya sur la pédale de l'accélérateur. - Peut-on espérer envoyer une équipe de sauvetage pour les tirer de là ? Il y eut un silence. Jordan hésita avant de répondre. - J'en doute. Nous avons des raisons de penser que Suma veut les exécuter. Le Président ressentit de la pitié pour Jordan. La pilule devait être amère à avaler puisqu'il perdait pres- 387 que toute son équipe du MAIT. Aucune opération concernant la sécurité nationale n'avait encaissé autant de revers et de malchance dans toute l'histoire du service. - Ça va faire mal quand il faudra dire à Sandecker que Pitt et Giordino sont fichus ! - J'avoue que je redoute le moment de le lui apprendre. - Alors, il n'y a qu'à faire sauter cette île de malheur et le Centre du Dragon avec ! - Nous savons tous les deux, monsieur le Président, que le public américain et l'opinion mondiale vous tomberaient dessus à bras raccourcis, même si vous faites cela pour éviter un désastre nucléaire. - Alors, envoyons nos forces Delta, et vite ! - Les pilotes de la Force spatiale sont prêts à décoller à la base aérienne d'Anderson, à Guam. Mais je conseille d'attendre. Mes agents ont encore le temps d'accomplir la mission prévue. - Comment, s'ils n'ont aucun espoir d'en réchapper ? - Je vous ai dit qu'ils étaient les meilleurs, monsieur le Président. Je pense qu'il ne faut pas les rayer des cadres aussi vite que cela. Le Président arrêta son kart. Le caddie lui présenta un fer numéro 9. D secoua la tête. - Mes putts sont meilleurs que mes coups d'approche. Donnez-moi un putter. - J'aimerais bien avoir la patience nécessaire pour jouer au golf, dit Jordan, mais je pense que j'ai des choses plus importantes à faire. - On a tous besoin de recharger nos batteries, soupira le Président. Qu'attendez-vous de moi, Ray ? - Huit heures de plus, monsieur le Président, un délai de huit heures avant que vous ne lanciez les Forces spéciales. - Vous croyez encore que vos agents peuvent réussir ? - Je crois qu'on doit leur en laisser l'opportunité. Et puis il y a deux autres considérations. - Lesquelles ? - D'abord, il est possible que les robots de Suma 388 mettent en pièces l'équipe des Forces Delta avant qu'elle n'atteigne le centre de commandement. - Un robot ne se laisse peut-être pas vaincre lors d'un assaut mené par des maîtres es arts martiaux mais il n'est pas immunisé contre les armes lourdes, fit remarquer le Président. - Je vous l'accorde, monsieur, mais ils peuvent perdre un bras et garder toute leur agressivité. Et puis ils ne saignent pas. - Quelle est l'autre considération ? - Nous avons été incapables de découvrir les coordonnées de Mme Smith et du sénateur Diaz. Nous avons de bonnes raisons de penser qu'on les a cachés dans la propriété de Suma sur l'île de Soseki. - Vous m'étonnez, Ray. Brogan, à Langley, est sûr que Smith et Diaz sont cachés à Edo City. On les a vus et identifiés dans la partie réservée aux hôtes de Suma. Vous savez fichtrement bien que je ne peux pas me permettre de vous donner huit heures. Si votre équipe n'a pas refait surface et achevé l'opération dans quatre heures, j'envoie les Forces Delta. - L'île de Suma grouille de systèmes de missiles défensifs. Toute tentative d'approche de sous-marins à vingt kilomètres des côtes serait repoussée tout simplement et ce serait la même chose si des parachutistes tentaient d'atterrir. Si les Forces Delta réussissaient par miracle à mettre le pied sur Soseki, elles seraient mises en pièces avant d'atteindre le Centre du Dragon. Le Président suivait des yeux la course du soleil qui descendait vers les arbres. - Si votre équipe a raté son coup, dit-il pensivement, il faudra que je saborde ma carrière politique en lançant une bombe nucléaire. Je ne vois aucun autre moyen de mettre un terme au projet Kaiten avant que Suma n'ait l'occasion de nous frapper. Dans une pièce souterraine du Bâtiment C de l'Agence de Sécurité nationale de Fort Meade, Clyde Ingram, le directeur de l'Analyse des Données de Sciences et de Techniques étudiait un vaste écran de télévision. Le piqué et la netteté des détails des images transmises par le satellite étaient incroyables. 389 Lancé dans l'espace pour une mission secrète, le satellite Pyramider avait bien plus de cordes à son arc que son prédécesseur Sky King. Au lieu de ne fournir que des photos détaillées et des images vidéo de la surface de la terre et de la mer, ses trois systèmes révélaient aussi des détails souterrains et sous-marins. Rien qu'en appuyant sur les touches d'un clavier. Ingram pouvait faire bouger le gros oiseau, le positionner sur n'importe quelle cible terrestre. Ses puissantes caméras et ses capteurs pouvaient lire n'importe quoi, du texte d'un journal oublié sur un banc de square à la position d'une usine souterraine de missiles en passant par le menu du dîner de l'équipage d'un sous-marin naviguant sous une banquise. Ce soir, il analysait des images montrant la mer autour de l'île de Soseki. Après avoir relevé les systèmes de missiles disposés dans la zone forestière autour de la propriété, il commença à chercher et à relever les capteurs sous-marins installés par les forces de sécurité de Suma pour détecter toute activité sous-marine et protéger l'île de tout débarquement clandestin. Après une heure environ, il détecta un petit objet reposant sur le fond marin, à trente-six kilomètres au nord-est et à trois cent vingt mètres de profondeur, fl envoya à l'ordinateur l'ordre d'agrandir la zone autour du sujet. L'ordinateur, à son tour, donna les coordonnées et relaya l'ordre aux capteurs du satellite pour qu'ils se fixent sur la zone en question. Quand le signal fut reçu et mémorisé, le satellite envoya une image agrandie à un récepteur situé sur une île du Pacifique relayée à l'ordinateur d'Ingram à Fort Meade, où elle était ensuite décodée et envoyée sur l'écran. Ingram se leva et s'approcha de l'écran qu'il scruta à travers ses lunettes. Puis il revint s'asseoir et appela le directeur adjoint des Opérations qui, à cette heure-ci, était coincé dans sa voiture au milieu de l'énorme circulation d'une fin de journée. - Ici Meeker, fit la voix fatiguée. - C'est Ingram, patron. - N'êtes-vous jamais fatigué de surveiller les plus 390 noirs secrets du monde ? Pourquoi ne rentrez-vous pas chez vous faire l'amour à Mme Ingram ? - J'avoue que le sexe est ce qu'il y a de mieux mais regarder toutes ces images incroyables, ce n'est pas mal non plus. Curtis Meeker soupira de soulagement lorsque la circulation s'aéra "un peu et qu'il put franchir la dernière intersection avant sa rue. - Vous avez vu quelque chose ? - J'ai un avion au fond de la mer, au large de l'île de Soseki. - Quel type ? - On dirait un B-29 de la Deuxième Guerre mondiale, ou ce qu'il en reste. Il a l'air un peu abîmé mais tout de même en sacré bon état pour un zinc qui séjourne dans l'eau depuis près de cinquante ans. - Des détails ? - Une image nette de chiffres et de lettres sur le côté du fuselage et sur la queue. Je peux aussi distinguer un dessin à l'avant, sous le cockpit. - Décrivez-moi ça. - L'image n'est pas parfaite, hein, mais n'oubliez pas qu'on la regarde à travers quatre cents mètres d'eau. Disons que ça ressemble à un petit diable avec sa fourche. - Vous pouvez lire ce qui est écrit ? - C'est un peu vague, fit Ingram. Le premier mot est couvert de végétation sous-marine. Ensuite.... ça ressemble à « Démons », dit-il après avoir encore affiné l'image. - C'est un peu hors des sentiers battus pour un avion de la Vingtième Air Force pendant la guerre ! remarqua Meeker. - Vous croyez qu'il faut y attacher de l'importance ? - C'est probablement juste un avion abattu, comme le Lady BeGood dans le désert du Sahara, dit Meeker en entrant enfin dans sa rue. Mais je vais faire faire des recherches. Comme ça au moins, on pourra prévenir les familles des membres de l'équipage de l'endroit où ils reposent à jamais. Ingram reposa le combiné et regarda l'image un peu 391 floue du vieil avion reposant au fond de la mer. Il se demanda longtemps comment le bombardier était arrivé là. 51 II avait été inutile de les obliger à garder les yeux ouverts. Stacy, Mancuso et Weatherhill avaient regardé l'écran avec une fascination horrifiée, juste avant que l'image ne disparaisse, pendant la lutte de Pitt avec le robot canin. La tristesse et le choc dominaient toutes leurs autres émotions. Kamatori dirigea cruellement une autre caméra vers le sol trempé de sang. Les quatre otages étaient enchaînés à des chaises de métal et regroupés en demi-cercle autour d'un immense écran vidéo à haute résolution. Les deux robots que Giordino appelait McGoon et McGurk les gardaient avec les pistolets automatiques japonais les plus récents dirigés sur la nuque des prisonniers. La défaite inattendue de leur plan et leur totale impuissance les abattaient davantage que la sentence de mort planant sur eux. Chacun échafaudait mille plans d'évasion dont aucun n'avait la moindre chance de réussir. Ils étaient pleinement conscients, maintenant, de leur mort prochaine. Stacy tourna la tête pour regarder comment Giordino assumait la perte cruelle de son ami. Le visage grave mais parfaitement neutre, ne montrant aucune peine, ritalo-Américain affichait un calme olympien, les yeux fixés sur l'action se déroulant sur l'écran comme û eût regardé un film d'aventures un samedi après-midi. Quelques secondes plus tard, Kamatori entra, s'assit en tailleur sur une natte et se versa une tasse de saké. - Je suppose que vous avez regardé les résultats de la chasse ? dit-il entre ses dents. M. Pitt n'a pas respecté les règles. Il a attaqué le robot et modifié son programme. Pas de chance ! Il est mort par sa propre stupidité. - S'il n'était pas mort comme ça, vous l'auriez tué ! 392 cracha Mancuso. Du moins vous a-t-il volé le plaisir de l'assassiner. Kamatori réprima une grimace et afficha un sourire sinistre. - Je peux vous assurer que la performance de votre ami ne se reproduira pas ! On est en train de programmer un autre chien et si jamais une anomalie se glisse dans son système, en tout cas il n'y aura pas d'attaque de sapait. - Que voilà une bonne nouvelle ! railla Giordino. - Espèce d'ordure ! siffla Mancuso en tirant sur ses chaînes avec rage. J'ai vu les brutalités que les hommes comme vous font subir à des prisonniers de guerre. Vous vous régalez à torturer les autres mais vous ne supportez pas l'idée de souffrir vous-même ! Kamatori regardait Mancuso avec l'expression qu'il aurait montrée à la vue d'un rat d'égout. - Vous serez le dernier à combattre, monsieur Mancuso. Vous souffrirez plus que les autres puisque vous contemplerez leur agonie jusqu'à ce que votre tour vienne. - Je me porte volontaire pour être le prochain, proposa calmement Weatherhill. Son esprit bouillonnait de plans de fuite et commençait à se concentrer sur une idée en particulier. Il se disait que s'il ne réussissait qu'à tuer Kamatori, cela valait bien la peine de mourir. Mais Kamatori n'était pas de cet avis. - Non. Miss Stacy Fox aura cet honneur. Un agent femelle constitue un défi intéressant. Plus intéressant que Dirk Pitt, j'espère. Quelle déception ! Pour la première fois, Weatherhill éprouva une vague nausée. Il n'avait jamais eu peur de mourir. La moitié de sa vie, il l'avait passée sur l'étroite frontière entre vivre et se faire tuer. Mais rester assis là, impuissant, pendant qu'une femme allait brutalement se faire assassiner, une femme qu'il connaissait, qu'il respectait, ça le rendait malade. Stacy pâlit tandis que Kamatori se levait et ordonnait aux gardes robots de détacher ses chaînes. Elle lui lança un regard glacé et méprisant. Les verrous furent ouverts 393 par un signal électronique et elle fut brutalement tirée de sa chaise et mise debout. Kamatori montra la porte ouverte. - Allez ! commanda-t-il sèchement. Je commencerai la poursuite dans une heure. Stacy regarda les autres en pensant que c'était la dernière fois. Mancuso semblait abattu et Weatherhill la considéra avec une infinie tristesse. Mais Giordino la sidéra : il lui fit un clin d'oil, un signe de tête et un sourire. - Vous perdez du temps ! la pressa le Japonais. - Pas la peine de se presser, mon vieux ! dit une voix derrière les deux robots. Stacy se retourna et crut rêver. Dirk Pitt était sur le seuil, négligemment appuyé à l'encadrement de la porte, et regardait Kamatori. Ses deux mains étaient posées sur la garde d'un long sabre dont la pointe rayait le plancher ciré. Ses yeux verts fixaient le samouraï tandis qu'un sourire impatient illuminait tout son visage. - Navré d'être en retard, dit-il, j'ai dû donner un cours de dressage à un chien récalcitrant. 52 Personne ne bougea, personne ne parla. Même les robots restèrent immobiles, attendant les ordres de Kamatori, leurs microprocesseurs n'étant pas programmés pour réagir à l'apparition soudaine de Pitt. Mais le samouraï était pour l'heure sous le choc de voir sa proie le narguer, sans une égratignure. La bouche ouverte, les yeux écarquillés, il se reprit lentement et un sourire venimeux tordit les traits de son curieux visage. - Ainsi, vous n'êtes pas mort ! Vous avez fait semblant de l'être, hein ? Et pourtant, le sang.... - J'ai emprunté diverses petites choses à l'hôpital, expliqua Pitt avec naturel. Quant au sang, j'en ai fait la prise moi-même. 394 - Mais vous ne pouviez aller nulle part ailleurs que sur la plage ou sur les rochers au pied de la falaise ! Et si vous aviez survécu à la chute ou si vous étiez tombé dans l'eau, vous auriez été balayé par le courant très dangereux à cet endroit. Non, vous n'avez pas pu survivre ! - J'ai utilisé l'arbre que vous avez vu flotter en bas pour amortir ma chute dans l'eau. Puis j'ai flotté avec le courant jusqu'à ce qu'il se relâche à quelques centaines de mètres de la plage. Après avoir dérivé sur une courte distance, j'ai suivi la marée et nagé jusqu'à une petite anse, puis j'ai escaladé la palissade au pied de la propriété. La surprise, dans les yeux de Kamatori, fit place à une intense curiosité. - Le périmètre de sécurité ? Comment avez-vous pu passer au nez et à la barbe des gardes robots ? - Pour parler au propre comme au figuré, je les ai nentralisés. - Impossible, leurs systèmes de détection sont indéfectibles. Ils ne laissent passer aucun intrus. - Vous voulez parier ? Pitt leva le sabre, en enfonça la pointe dans le plancher de bois et, relâchant sa prise, le laissa osciller. Puis il prit un petit objet sous son bras. Il s'agissait d'une chaussette dans laquelle il avait caché quelque chose. Sans en avoir l'air, il s'approcha d'un robot par l'arrière. Avant que celui-ci puisse se retourner, il appuya ce qui se trouvait dans la chaussette contre la plaque de plastique entourant les commandes informatiques. Le garde robot s'immobilisa et ne bougea plus. Réalisant trop tard ce que faisait Pitt, Kamatori hurla : * - Tuez-le ! Mais Pitt plongea jusqu'au canon de l'arme automatique du second robot et appuya l'étrange objet contre les microprocesseurs du cyborg. Comme le premier, il s'immobilisa. - Comment avez-vous fait ça ? demanda Stacy, ébahie. Pitt retira de la chaussette la petite cellule de 6 volts prise sur la machine à rayons X et un tuyau de fer 395 entouré de deux mètres de fil de cuivre. Il leva l'ensemble pour que tous puissent le voir. - Un aimant ! Il a effacé les programmes de toutes les disquettes à l'intérieur des robots et dérangé leurs circuits intégrés. - Vous avez seulement gagné un peu de temps, commenta Kamatori. J'ai fait une grave erreur en évaluant votre ingéniosité, monsieur Pitt. Mais en réalité, vous n'avez pas fait grand-chose. Vous avez seulement prolongé votre vie de quelques minutes. - En tout cas, maintenant nous sommes armés, dit Weatherhill en montrant les armes détenues par les robots. Malgré le tour que prenaient les événements, le samouraï arborait une expression de triomphe. Il avait de nouveau le contrôle total de la situation. Pitt avait ressuscité inutilement. - Les armes sont moulées et soudées aux bras flexibles des robots, dit-il. Vous ne pourriez les détacher qu'avec une meule spéciale. Vous êtes donc aussi impuissants que tout à l'heure. - Dans ce cas, nous sommes dans le même bateau, maintenant que vos gardes du corps sont déconnectés, fit Pitt en lançant l'aimant à Stacy. - Moi, j'ai mon katana, se vanta Kamatori en mettant la main sur la garde du sabre ancestral japonais qu'il portait dans un fourreau dépassant derrière son dos. La lame de soixante et un centimètres était forgée d'un ensemble de fer magnétique et d'un acier à haute résistance. - Et j'ai aussi un wakisashi, ajouta-t-il en exhibant un couteau de vingt-quatre centimètres de long qu'il sortit d'une gaine et qu'il y remit aussitôt. Pitt recula vers la porte donnant sur l'arsenal de Kamatori et saisit le sabre enfoncé dans le plancher. - Ceci n'est peut-être pas tout à fait Excalibur mais ça fait plus mal qu'un coussin. Le sabre que Pitt avait pris sur le mur du bureau du Japonais était un sabre de duel italien du XIXe siècle, avec une lame de quatre-vingt-dix centimètres de la pointe à la garde. Plus lourd que les sabres modernes 396 dont il s'était servi à l'Académie, moins souple aussi, il pouvait cependant se révéler efficace entre les mains d'un bon escrimeur. Pitt ne se faisait aucune illusion sur ce qu'il entreprenait là. Il ne doutait pas que Kamatori fût un expert bien entraîné au maniement du sabre japonais ou kenjutsu alors qu'il n'avait pas touché une arme blanche depuis plus de deux ans. Mais s'il pouvait rester en vie assez longtemps pour que Stacy libère Mancuso et Weatherhill ou qu'elle réussisse à distraire Kamatori le temps que lui-même prenne l'avantage, peut-être auraient-ils tous une chance de fuir cette île. - Vous osez me défier avec ça ! se moqua le samouraï. - Pourquoi pas ? En réalité, les guerriers samouraïs n'étaient rien de plus que des crapauds enflés. Je suppose que vous sortez de la même flaque de boue ? Kamatori refusa de relever l'insulte. - Alors vous allez vous entourer d'un halo de lumière et jouer à Sir Galahad contre le Chevalier Noir ? - Je préférerais Eroll Flynn contre Basil Rathbone. Kamatori ferma les yeux et, d'un mouvement inattendu, s'agenouilla et entra en méditation. Il ne faisait que suivre ainsi l'art du kiai, une force intérieure ou une puissance supposée accomplir des miracles, surtout chez les samouraïs. Mentalement, cette longue pratique tendait à unir l'âme à l'esprit conscient et à les conduire tous deux vers une sorte de royaume divin capable d'élever le pratiquant jusqu'à un niveau inconscient. Alors, il devenait capable de réussir des exploits surhumains dans les arts martiaux. Physiquement, il fallait savoir respirer profondément et de façon prolongée car un homme dont les poumons sont chargés d'air a le dessus sur un opposant qui a exhalé. Pitt sentit venir une attaque rapide. Pliant les genoux, il se mit en garde. Près de deux minutes s'écoulèrent puis soudain, à la vitesse de l'éclair, Kamatori se redressa, tira son sabre à deux mains en un long mouvement de balayage. Mais au lieu de perdre un dixième de seconde à lever la lame au-dessus de sa tête pour frapper vers le bas, il continua 397 le mouvement vers le haut, en diagonale, pour couper Pitt en deux de la hanche à l'épaule. Pitt anticipa et contra le méchant coup, portant une botte rapide qui pénétra la cuisse du samouraï, puis recula vivement pour éviter l'attaque sauvage de son adversaire. La tactique du kenjutsu et celle du sabre olympique sont totalement différentes. C'est comme si un basketteur devait se battre contre un footballeur. L'escrime traditionnelle a des mouvements linéaires et des coups portés tandis que le kenjutsu n'a pas de limites. Le katana doit découper l'adversaire au cours d'assauts répétés. Mais l'un et l'autre reposent sur la technique, la vitesse et l'élément de surprise. Kamatori se mouvait avec l'agilité d'un chat, sachant qu'une belle coupure dans la chair de Pitt terminerait rapidement le combat. Bougeant rapidement d'un côté à l'autre, émettant des sons gutturaux pour déconcentrer Pitt, il se précipita brutalement, tenant son sabre à deux mains et repoussant les attaques de l'Américain avec une certaine facilité. Il ne paraissait pas souffrir de sa blessure à la cuisse qui ne ralentissait aucunement ses mouvements. Les coups de katana de Kamatori coupaient l'air plus vite et plus puissamment que ceux de Pitt, qui ne tenait son sabre que d'une main. Mais pour un escrimeur expérimenté, la vieille lame de duel prenait les angles à revers une fraction de seconde plus rapidement. Elle avait aussi trente centimètres de plus que la lame japonaise, avantage dont Pitt se servait pour tenir le samouraï à une distance suffisante pour éviter les coups mortels. Le sabre combinait la pointe et le fil tandis que le katana ne pouvait que tailler et couper. Kamatori avait l'avantage de l'expérience et de la pratique constante. Pitt était un peu rouillé mais il avait dix ans de moins que l'expert en kenjutsu et, à part le sang qu'il avait perdu, était en parfaite condition physique. Stacy et les autres suivaient, fascinés, cette démonstration spectaculaire de sauts, de poussées et d'attaques tandis que les lames brillaient comme des stroboscopes et claquaient lorsque les fers se heurtaient. De temps en 398 temps, Kamatori brisait l'attaque et reculait, changeant de position pour être toujours entre Stacy, Mancuso et Weatherhill. Il empêchait ainsi la jeune femme de libérer ses deux compagnons et s'assurait qu'elle ne tentait pas de l'attaquer par-derrière ou par le flanc. Puis il poussait un grand cri guttural et reprenait l'attaque contre l'Américain détesté. Pitt menait bien son jeu, se fendant lorsqu'une ouverture se présentait, parant le pouvoir explosif des coups de Kamatori et esquivant l'incroyable férocité des attaques. Il tenta d'isoler Stacy mais son adversaire était trop malin et contrariait toutes les occasions. Bien que Stacy fût experte en judo, Kamatori l'aurait mise en pièces avant qu'elle soit à moins de deux mètres de lui. Pitt luttait silencieusement tandis que le samouraï hurlait à chaque botte, forçant Pitt à reculer dans la pièce. Le Japonais sourit lorsqu'un coup à toute volée égratigna le bras tendu de Pitt et dessina une fine ligne de sang. La force des assauts du Japonais obligeait Pitt à rester sur la défensive et à parer les coups. Kamatori se déplaçait sans cesse, cherchant à combattre en encerclant son adversaire. Anticipant la manouvre, Pitt reculait d'un pas à la fois puis soudain se fendait, habile à utiliser la pointe du sabre, contrôlant son style pour rester en vie et exaspérer le samouraï. Un coup atteignit le Japonais à l'avant-bras mais ne ralentit pas le maître de kenjutsu. Perdu dans un kiai, frappant lorsqu'il pensait que Pitt expirait l'air, il ne ressentit pas la douleur, pas plus qu'il ne parut remarquer que la pointe du sabre de Pitt perçait sa chair. Il recula bruyamment et revint à la charge sur l'Américain, faisant siffler son katana par des oscillations rapides et brutales d'avant en arrière, presque trop rapides pour être vues. Pitt se fatiguait. Son bras lui semblait lourd, comme un boxeur après le quatorzième round. Il respirait plus vite maintenant et sentait son cour battre plus fort. Le vieux sabre montrait aussi des signes de fatigue. Sa lame n'était pas aussi aiguisée que l'acier neuf du katana japonais. Son métal terni était ébréché en plusieurs 399 endroits et Pitt savait qu'un coup solide sur la partie plate pouvait le casser en deux. Kamatori, lui, ne montrait aucun signe de fatigue. Son regard meurtrier et la puissance de ses assauts étaient les mêmes qu'au début. Il ne lui faudrait que quelques minutes, maintenant, pour épuiser son adversaire et lui ôter la vie. Pitt sauta en arrière pour reprendre son souffle tandis que le samouraï ralentissait l'allure pour surveiller Stacy du coin de l'oil. Elle se tenait parfaitement immobile, les mains derrière le dos. Le Japonais sentit quelque chose et s'approcha d'elle mais Pitt s'avança à nouveau, se fendant sur un genou dans un mouvement rapide qui attrapa le katana et glissa jusqu'à la garde, la pointe du sabre écorchant les articulations de la main de Kamatori. Pitt changea soudain de tactique et pressa en avant, voyant une occasion qu'il avait failli laisser passer. Contrairement à la garde plus courte du vieux sabre de duel, dont la coquille protégeait bien sa main, le katana de Kamatori n'avait qu'une protection petite et arrondie à la base de la poignée plus longue. Pitt commença à diriger ses coups par des mouvements circulaires du poignet. Feintant vers son assaillant pendant une botte, il donna une chiquenaude du bout de la lame vers la gauche et attrapa la main du Japonais d'un mouvement vicieux, lui tranchant les doigts jusqu'à l'os. Comme par miracle, Kamatori se contenta de jurer en japonais et revint à l'attaque, le sang dégoulinant chaque fois qu'il agitait son sabre. S'il sentait la morsure glaciale de la défaite au creux de son ventre, il ne le montra pas. Apparemment insensible à la douleur et aux blessures par son immersion dans le kiai, il reprit l'attaque. Soudain, sa tête eut un mouvement vif en arrière : Stacy venait de lui jeter un objet d'acier qui l'atteignit à l'oil droit. Sans vraiment viser, elle avait lancé le cadenas qui avait attaché ses chaînes. Pitt saisit l'occasion et se fendit, enfonçant la pointe de son sabre dans la cage thoracique de son adversaire et lui troua un poumon. Kamatori vacilla un instant mais continua la lutte. Il se jeta sur Pitt, criant à chaque botte tandis qu'une mousse sanglante commençait à sortir de ses lèvres. Sa 400 vitesse et sa puissance s'affaiblissaient et Pitt n'eut aucun mal à repousser ses attaques. Le coup suivant que lui assena Pitt ouvrit le biceps droit du samouraï et alors seulement, l'acier du katana vacilla et retomba. Pitt s'avança et, tapant de toutes ses forces, arracha le katana des mains de Kamatori. La lame claqua en tombant et Stacy la ramassa. Il garda son sabre pointé sur le samouraï et le regarda droit dans les yeux. - Vous avez perdu ! dit-il avec une courtoisie contrôlée. Il n'était pas dans les habitudes de Kamatori d'admettre la défaite tant qu'il était debout. Son visage changea d'expression. Le masque de haine et de férocité disparut et son regard se fit plus intérieur. - Un samouraï ne trouve aucun honneur dans la défaite, dit-il. Vous pouvez couper une dent au dragon, il en repousse mille. Il saisit soudain le long couteau qu'il avait sur lui et se jeta sur Pitt. Celui-ci, bien qu'affaibli et essoufflé, fit un pas de côté et para le coup de couteau. Il fit tourbillonner le vieux sabre une dernière fois et trancha la main de Kamatori à la hauteur du poignet. Le choc se lut sur le visage du Japonais, puis l'incrédulité, puis la douleur et enfin la compréhension : pour la première fois de sa vie, il avait dû se soumettre à un adversaire et il allait mourir. Il jeta à Pitt un regard haineux et plein d'une rage incontrôlable. Son poignet sans main pendait à son côté et le sang inondait le sol. - J'ai déshonoré mes ancêtres. Voulez-vous me permettre de sauver mon honneur en faisant « seppuku » ? Pitt, les yeux à demi fermés de curiosité, se tourna vers Mancusd. - Seppuku ? - C'est le terme noble pour définir en japonais ce que nous appelons hara-kiri et qui se traduit par s'ouvrir le ventre. Il vous demande de lui laisser la possibilité d'un « joyeux départ ». - Je vois, dit Pitt, Oui, je vois. Mais ça, c'est exclu ! Je n'ai aucunement l'intention de lui offrir un « joyeux départ ». Et pas de sa propre main. Pas avec tous les gens qu'il a assassinés de sang-froid ! 401 - Le déshonneur d'avoir été vaincu par un étranger doit être racheté par l'offrande de ma vie, murmura Kamatori entre ses dents. La force quasi hypnotique du kiai se dissipait rapidement. - Ses amis et sa famille vont se réjouir, expliqua Mancuso. L'honneur est tout pour lui. Il considère qu'il est merveilleux de se donner soi-même la mort et attend ce moment avec impatience. - Mon Dieu ! C'est écourant ! murmura Stacy, dégoûtée, en regardant par terre la main de Kamatori. Attachez-le et bâillonnez-le ! Finissons-en avec ce que nous sommes venus faire et partons d'ici ! - Vous allez mourir, mais pas comme vous l'espérez, dit Pitt en regardant le visage haineux du Japonais qui le défiait encore, les lèvres tirées sur ses dents comme des babines. Il distingua cependant une lueur de peur dans ses yeux sombres. Non la peur de mourir mais celle de ne pas rejoindre ses ancêtres de la façon prescrite par la tradition et l'honneur. Avant que quiconque comprenne ce qu'il allait faire, Pitt saisit Kamatori par le bras non blessé et tira le samouraï jusqu'à la pièce contenant la collection d'armes et l'affreux assortiment de têtes momifiées. Soigneusement, comme on cherche la meilleure place pour suspendre un tableau, il plaqua Kamatori contre le mur et lui enfonça la lame du sabre dans la gorge, le clouant au mur en dessous des têtes de ses victimes. Les yeux de Kamatori étaient remplis de stupéfaction et de la crainte d'une mort misérable et honteuse. Et de douleur aussi. Pitt savait que le Japonais allait mourir d'une seconde à l'autre et tint à avoir le dernier mot. - Il n'y a pas de mort divine pour l'assassin des innocents. Rejoignez vos proies et soyez damné ! 402 53 Pkt enleva la hache de guerre viking de son support sur le mur et retourna à la salle de vidéo. Stacy avait déjà enlevé les chaînes qui emprisonnaient Giordino et Mancuso et s'apprêtait à libérer Weatherhill. - Qu'est-ce que tu as fait de Kamatori ? demanda Giordino en jetant un coup d'oil par-dessus l'épaule de son ami. - Je l'ai épingle avec le reste de sa collection. Tiens, démolis les robots pour qu'on ne puisse pas les réparer trop vite, dit Pitt en lui donnant la hache. - Je casse McGoon ? - Oui, et McGurk. Giordino semblait peiné mais prit la hache et frappa d'abord McGoon. - Je me fais l'effet d'être Dorothy mettant en pièces l'Homme de Métal du Magicien d'Oz ! - Vous avez sauvé notre peau, dit Mancuso en serrant la main de Pitt. Merci. - Une belle bagarre au sabre, commenta Weatherhill. Où avez-vous appris à vous en servir ? - Ça peut attendre, fit Pitt avec impatience. Quel est le plan général de Penner pour nous sortir de là ? - Vous ne savez pas ? - Penner ne m'a pas jugé digne de ses confidences. Mancuso le regarda et secoua la tête d'un air embarrassé. - Il n'y a aucun projet de sauvetage. A l'origine, il était question de nous évacuer par sous-marin mais Penner y a renoncé parce que c'était trop risqué pour le sous-marin et pour l'équipage. Il avait eu entre-temps une photo satellite des défenses navales de Suma. Stacy, Tim et moi devions faire le chemin en sens inverse jusqu'à Edo City et filer nous réfugier à notre ambassade de Tokyo. - Et pour nous deux ? demanda Pitt en montrant Giordino. - Le ministère des Affaires étrangères a été informé qu'il devrait négocier votre libération avec Suma et le gouvernement japonais. 403 - Le ministère des Affaires étrangères ? s'exclama Giordino entre deux coups de hache. J'aimerais mieux être représenté par les Monty Python ! - Jordan et Kern n'ont pas l'air de connaître les dispositions criminelles de Suma et de Kamatori, commenta Mancuso. Les lèvres de Pitt n'étaient plus qu'une longue ligne amère. - Les experts, c'est vous. Alors, qu'est-ce qu'on fait maintenant ? - On finit le travail et on fonce vers le tunnel, dit Weatherhill que Stacy venait de détacher. - Vous avez toujours l'intention de détruire le Centre du Dragon ? - Pas complètement mais on peut toujours l'abîmer. - Avec quoi ? demanda Giordino. Un aimant bricolé et une hache ? - Pas de panique, dit tranquillement Weatherhill. Les gardes de sécurité ont peut-être pris nos explosifs quand ils nous ont fouillés mais on en a encore assez pour une explosion mineure. Il s'assit et retira ses chaussures, enleva les semelles intérieures et les roula en boules. - Plastic C8, savoura-t-il. C'est le dernier cri des explosifs pour les maisons hantées. - Et les détonateurs sont dans les talons, je suppose, railla Pitt. - Comment le savez-vous ? - Il suffit de penser positivement. - Tirons-nous d'ici, pressa Mancuso. Les contrôleurs de robots et les petits copains de Kamatori vont se demander pourquoi la chasse est fermée et vont sûrement rappliquer pour voir ce qui se passe. Stacy passa la porte ouvrant sur le jardin privé de Kamatori et jeta un coup d'oil. - Le premier problème est de retrouver le bâtiment dont l'ascenseur mène au centre souterrain. On nous a bandé les yeux pour nous amener ici et nous ignorons par où nous sommes passés. - Je vais vous y conduire, dit Pitt. - Vous savez où c'est ? - Oui, j'ai pris l'ascenseur pour aller à l'hôpital. 404 - Votre aimant ne nous aidera pas beaucoup si nous rencontrons une équipe de robots, constata Mancuso. - Alors il va falloir fouiller notre sac à malices. Il s'approcha de Stacy et montra quelque chose dans le jardin. - Il y a un tuyau d'arrosage sous le buisson, là-bas. Vous le voyez ? - Oui, près de la terrasse. - Prenez le katana et allez m'en couper un bon morceau. - Est-ce que je peux vous demander pourquoi ? - Si on coupe ce tuyau en morceaux et qu'on frotte ces morceaux sur un tissu de soie, on produit des électrons négatifs. Alors il suffit de toucher les circuits intégrés des robots, les électrons sautent et détruisent les composants délicats. - Une décharge électromagnétique ! murmura Weatherhill, c'est ça ? - Exactement. On obtient le même résultat en caressant un chat ou en frottant ses pieds sur un tapis. - Où trouverons-nous de la soie ? demanda Giordino. - Le kimono de Kamatori, dit Weatherhill en se précipitant dans la salle des trophées du samouraï. Pitt se tourna vers Mancuso. - Et où avez-vous l'intention de tirer vos feux d'artifice pour qu'ils fassent le plus de dégâts possible ? - Nous n'avons pas assez de C8 pour tout démolir mais si on peut le mettre près d'un générateur, on devrait les retarder quelques jours, peut-être quelques semaines. Stacy revint avec trois mètres de tuyau. - Je les coupe comment ? - En quatre, dit Pitt. Un morceau pour chacun. Moi, je m'occupe de l'aimant. Weatherhill revint de la salle des trophées avec un morceau du kimono de Kamatori sur lequel on voyait des taches de sang. Il le déchira en quatre et sourit à Pitt. - L'endroit où vous avez accroché notre ami samouraï en fait sans conteste la plus belle pièce de sa collection ! 405 - Aucune sculpture ne pourrait remplacer un tel original, admit Pitt. - Je n'aimerais pas être dans le coin quand Hideki Suma découvrira ce que tu as fait de son meilleur ami ! fit Giordino en riant. Les robots, ou ce qui en restait, gisaient à ses pieds en petits tas bien propres. - Sans doute, dit Pitt, mais c'est ce qui arrive à ceux qui se servent des forces du mal. Loren, immobile mais furieuse, observait avec une terreur croissante la puissance technique et financière de Suma et de son empire. Ce dernier faisait visiter à la jeune femme et à Diaz le complexe infiniment plus vaste que ce qu'elle avait imaginé. C'était bien plus qu'un centre de contrôle pour mettre à feu les bombes nucléaires disposées un peu partout dans le monde. Les divers niveaux, les couloirs interminables, donnaient aussi sur d'innombrables laboratoires, des services expérimentaux d'électronique, des bureaux d'études, une usine de recherche sur la fusion, fls virent des plans de réacteurs nucléaires portant encore l'estampille de sociétés industrielles occidentales. - Mon usine principale est à Edo City, expliqua fièrement Suma. Mais ici, bien à l'abri sous l'île de Soseki, nous sommes au cour de mon complexe de recherches et de développement. Il les fit entrer dans un laboratoire et s'approcha d'une vaste cuve remplie de pétrole vierge. - Vous ne les voyez pas mais, là-dedans, il y a la seconde génération de microbes génétiquement programmés pour digérer le pétrole et à se multiplier. Ils déclenchent une réaction en chaîne et détruisent les molécules de pétrole. Ce qu'ils en laissent peut être dissous dans l'eau. - C'est un procédé qui pourrait être utile après les marées noires, commenta Diaz. - C'est en effet une utilisation possible. Mais ça sert surtout à anéantir les réserves de pétrole des pays hostiles. Loren le regarda avec incrédulité. 406 - Mais pourquoi ce chaos ? Qu'est-ce que ça vous rapporte ? - Il fut un temps où le Japon dépendait totalement de ses réserves de pétrole. Dorénavant, toute notre énergie sera nucléaire. Notre nouvelle technologie dans les piles à combustible et l'énergie solaire sera bientôt intégrée aux automobiles et nous n'aurons plus de moteurs à essence. Détruisez les réserves mondiales avec nos microbes dévorants et à la fin, tous les transports internationaux - automobiles, camions, avions - devront s'arrêter. - Sauf s'ils sont remplacés par des produits japonais ! dit froidement Diaz. - Une vie entière ! s'exclama Loren, sceptique. Il faudrait une vie entière pour assécher les milliards de litres de pétrole entassés dans nos puits souterrains. Suma sourit patiemment. - Mes microbes pourraient avaler toutes les réserves stratégiques des Etats-Unis en moins de neuf mois. Loren secoua la tête, incapable d'imaginer les horribles conséquences de tout ce qu'elle avait vu ce jour-là. Elle ne pouvait croire qu'un seul homme pût causer un pareil chaos. Et moins que tout, elle ne pouvait admettre l'effrayante possibilité que Pitt soit déjà mort. - Pourquoi nous montrez-vous tout ceci ? demanda-t-elle d'une voix à peine audible. Pourquoi ne tenez-vous pas tout cela secret ? - Pour que vous disiez à votre Président et à vos amis du Congrès que les Etats-Unis et le Japon ne sont plus au même niveau. Nous avons maintenant une avance que vous ne pourrez jamais rattraper. Par conséquent, votre gouvernement doit accepter nos exigences. Et en ce qui concernjp les secrets que je vous divulgue si gentiment, ni vous, madame, ni le sénateur Diaz n'êtes des scientifiques ou des ingénieurs. Vous ne pourrez que décrire ce que vous avez vu en termes vagues et inappropriés. Je ne vous ai montré aucune donnée scientifique, seulement un aperçu de mes projets. Vous n'emporterez rien qui soit utile ou qui puisse être copié. - Nous autoriserez-vous vraiment à rentrer à Washington ? demanda Diaz. - Très bientôt, assura Suma en regardant sa montre. 407 En fait, vous allez rejoindre mon aéroport privé à Edo City dans moins d'une heure. De là, l'un de mes jets vous ramènera chez vous. - Quand le Président apprendra votre folie, dit Diaz avec colère, il fera réduire l'endroit en poussière par l'armée. Suma poussa un soupir confiant et sourit. - C'est trop tard ! Mes ingénieurs et mes travailleurs robots sont en avance sur le planning. Vous ne le savez pas, vous ne pouvez pas le savoir, mais le projet Kaiten a été lancé quelques minutes après que nous avons commencé cette visite. - Il est opérationnel ? s'écria Loren avec horreur. - Bien sûr. Si votre Président est assez fou pour lancer une offensive contre le Centre du Dragon, mes systèmes de détection m'en avertiront assez tôt pour que j'ordonne à mes robots de mettre à feu les voitures piégées. Comme l'écrivait autrefois Buson, un poète japonais, « quand son chapeau s'envole, l'épouvantai! au cou raide reste là, tout déconcerté ». L'épouvantail, c'est votre Président et son temps est passé, acheva-t-il avec un horrible sourire. 54 Rapidement mais sans précipitation, Pitt conduisit ses compagnons vers le bâtiment où se trouvait l'ascenseur. Lui marchait à découvert tandis que les autres sautaient d'un abri à l'autre derrière lui. Il ne rencontra aucun humain mais fut arrêté par un garde robot à l'entrée de l'ascenseur. Celui-ci était programmé pour ne parler que japonais mais Pitt n'eut aucun mal à comprendre le ton menaçant et la signification de l'arme pointée sur son front. Il leva les mains, les paumes en avant, et s'avança discrètement, cachant ainsi les autres au récepteur-vidéo et aux capteurs de la machine. 408 Weatherhill et Mancuso s'approchèrent furtivement à droite et à gauche et posèrent leur tuyau chargé stati-quement contre la boîte des circuits intégrés du robot. Celui-ci s'immobilisa immédiatement. - Très efficace ! observa Weatherhill, rechargeant son morceau de tuyau en le frottant vigoureusement contre la soie. - Vous pensez qu'il a prévenu ses supérieurs ? demanda Stacy. - Probablement pas, dit Pitt. Sa capacité sensorielle était lente lorsqu'il lui a fallu décider si j'étais une menace ou seulement un membre du projet non programmé. Une fois dans l'ascenseur désert, Weatherhill opta pour le quatrième niveau. - Le six donne sur l'étage principal du centre de contrôle, rappela-t-il. Il vaut mieux saisir nos chances et sortir un étage plus bas. - L'hôpital et les unités d'entretien sont au quatrième, dit Pitt. - Et la sécurité ? - Je n'ai vu ni gardes ni écrans vidéo. - Les défenses extérieures de Suma sont si sophistiquées qu'il n'a sans doute pas besoin de s'inquiéter de la sécurité intérieure, approuva Weatherhill. Ils se sentirent un peu tendus lorsque l'ascenseur arriva et que les portes s'ouvrirent. Heureusement, il était vide, fls y pénétrèrent mais Pitt resta un instant dehors, l'oreille tendue. Puis il entra et appuya sur le bouton du quatrième. Quelques secondes plus tard, ils empruntaient un couloir désert. Tous suivaient Pitt en silence. Il s'arrêta devant la porte da l'hôpital. - Pourquoi vous arrêter ici ? demanda Weatherhill. - Nous ne trouverons jamais notre chemin dans ce labyrinthe sans une carte ou un guide. Suivez-moi. fl ouvrit la porte d'un coup de pied. L'infirmière, surprise, le vit entrer. Ce n'était pas celle qui avait aidé le Dr Nogami un peu plus tôt. Celle-ci était laide et bâtie comme un cheval de trait. Elle lança vivement un bras vers le bouton d'alarme d'un intercom. Son doigt était à peine à un centimètre du bouton quand Pitt lui décocha 409 une manchette violente au menton. Elle tomba et s'évanouit. Le Dr Nogami, entendant le bruit, sortit de son bureau et s'arrêta net en reconnaissant Pitt et l'équipe du MAIT qui était entrée et avait refermé la porte. Son expression, curieusement, était plus amusée que choquée. - Désolé d'entrer comme ça, Doc, dit Pitt, mais nous avons besoin de renseignements. Nogami regarda son infirmière inconsciente. - On peut dire que vous savez vous y prendre avec les femmes ! - Elle allait donner l'alarme, s'excusa Pitt. - Heureusement que vous l'avez attaquée par surprise. Mme Osha est aussi forte au karaté que moi en médecine. Nogami prit le temps d'observer le groupe entourant l'infirmière. Il secoua la tête presque tristement. - Alors, c'est vous l'équipe du MAIT ? Vous n'en avez pas l'air. Où diable Ray Jordan est-il allé vous pêcher ? Giordino fut le seul à ne pas regarder le médecin avec surprise. Lui, regardait Pitt. - Est-ce que tu sais quelque chose que nous ignorons ? - Je vous présente le Dr Nogami, l'agent britannique qui nous a donné la majeure partie de nos renseignements sur Suma et son opération. - Vous aviez deviné ? fit Nogami. - Vous m'avez mis sur la voie, répondit modestement Pitt. Il n'y a pas d'hôpital Saint-Paul à Santa Ana en Californie. Mais il y a une cathédrale Saint-Paul à Londres. - Vous n'avez pas l'accent anglais, s'étonna Stacy. - Bien que mon père ait été en Angleterre, ma mère vient de San Francisco. Moi, j'ai fait mes études de médecine à l'université de Los Angeles. Il hésita et regarda Pitt dans les yeux, sans sourire. - Vous vous rendez compte qu'en revenant ici, vous avez démoli ma couverture ? - Je regrette de vous avoir mis sous les projecteurs, mais nous avons un problème plus immédiat. Dans probablement dix à quinze minutes, on va découvrir Kamatori et les trois robots que nous avons... euh... 410 rendus indisponibles. C'est très peu pour installer la charge d'explosif et sortir d'ici. - Attendez une minute, fit Nogami en levant une main. Vous voulez dire que vous avez tué Kamatori et démoli trois robots ? - On ne peut pas faire plus mort, approuva Giordino d'un ton ravi. Mancuso n'appréciait pas qu'on s'attarde à une conversation cordiale. - Si vous voulez bien nous donner un plan de ce complexe, et vite, on sort de votre bureau et on vous fiche la paix. - J'ai photographié les plans de construction sur microfilms mais je n'ai pas pu les faire passer à vos agents après avoir perdu mon contact. - Jim Hanamura ? - Oui. Il est mort ? demanda Nogami, sûr de la réponse. - Décapité par Kamatori, dit Pitt. - Jim était un type bien. J'espère que ce fumier de samouraï est mort très lentement. - On ne peut pas dire qu'il ait apprécié le voyage. - Pouvez-vous nous aider ? plaida Mancuso. On n'a plus beaucoup de temps. Nogami ne semblait pas pressé. - Je suppose que vous espérez sortir par le tunnel d'Edo City ? - On a pensé reprendre le train, expliqua Weather-hill, les yeux fixés sur la porte. - Aucune chance, dit Nogami. Depuis que vos gars sont entrés dans le complexe, Suma fait garder le train par une armée de robots côté île et par une énorme force d'hommes très entraînés côté Edo City. Une fourmi ne pourrait pas passer. - Que suggérez-vous ? - La mer. Vous pourriez avoir la chance d'être ramassés par un navire de passage... - C'est exclu, dit Stacy. Tout bateau étranger s'approchant à moins de cinq kilomètres serait réduit en miettes. - Vous avez assez de problèmes comme ça, interrompit Pitt calmement en regardant l'un des murs 411 comme s'il y voyait quelque chose de l'autre côté. Concentrons-nous sur la pose des explosifs et laissez-nous faire, Al et moi, pour nous tirer d'ici. Stacy, Weatherhill et Mancuso échangèrent un regard puis Weatherhill acquiesça. - Vous avez raison. Vous nous avez sauvé la vie et amenés jusqu'ici. Ce serait rudement grossier de ne pas vous faire confiance maintenant. - Et vous, Doc, vous venez avec nous ? - Pourquoi pas ? dit Nogami en haussant les épaules. Grâce à vous, mon rôle ici est terminé. Inutile de s'attarder et de donner ma tête à couper à Suma. - Avez-vous une idée de l'endroit où nous devons mettre les explosifs ? demanda Weatherhill. - Je vais vous montrer un trou d'accès pour les câbles électriques et les fibres optiques qui parcourent tout le complexe. Si vous mettez votre charge là-dedans, cet endroit est hors service pour un mois. - A quel étage ? - Au-dessus, dit Nogami en montrant le plafond. Au cinquième. - Quand vous serez prêt..., dit Weatherhill à Pitt. - Je le suis. Avec précaution, Pitt gagna le couloir et, sur la pointe des pieds, retourna à l'ascenseur. Les autres le suivirent en silence jusqu'au cinquième niveau, tendus à la pensée d'un éventuel obstacle lorsque les portes s'ouvriraient. Soudain, l'ascenseur se mit à descendre au lieu de remonter. Quelqu'un les avait pris de vitesse. - Merde ! jura Mancuso. On avait vraiment besoin de ça ! - Poussez toutes les portes pour les empêcher de s'ouvrir, ordonna Pitt. Al, appuie sur le bouton de fermeture. L'ascenseur s'arrêta et tous appuyèrent leurs mains sur les panneaux et poussèrent. Les portes tentèrent de s'écarter mais n'eurent que quelques mouvements convulsifs. - Al, dit doucement Pitt, appuie maintenant sur le 5. Giordino avait gardé le doigt sur le bouton de fermeture si fort que ses articulations avaient'blanchi. 11,1e lâcha et pressa le bouton marqué 5. 412 L'ascenseur parut frissonner, comme hésitant entre deux directions puis abandonna la lutte et commença à monter. - C'est trop rapproché ! Trop rapproché ! soupira Stacy. - Il monte, annonça Giordino. Articles de cuisine, plats, frigidaires... Oh ! fit-il soudain, on n'est pas sortis de l'auberge. Quelqu'un d'autre veut monter. Le bouton du 5 clignote. A nouveau inquiets, ils fixèrent le panneau où clignotait la petite lumière. Puis, comme mus par la même pensée, tous se retournèrent, prêts à l'action. Un ingénieur en blouse blanche se tenait là, portant un casque et étudiant intensément des notes sur un classeur. Il ne leva même pas les yeux en entrant dans la cabine. Ce n'est que lorsqu'il prit conscience que l'ascenseur ne bougeait pas que son regard croisa celui des Occidentaux. Et aucun ne souriait. H ouvrit la bouche pour crier mais Pitt l'en empêcha en lui appliquant une main sur le visage tandis qu'il lui écrasait la carotide de l'autre. Avant même que ses yeux ne roulent en arrière, que son corps ne devienne mou et qu'il ne tombe sur le sol, Nogami emmenait ses compagnons dans un passage. Weatherhill sortit le dernier, s'arrêta et regarda Pitt. - Où et quand voulez-vous que nous nous retrouvions ? demanda-t-il. - Tout en haut dans douze minutes. On retiendra le taxi. - Bonne chance ! murmura Mancuso en se hâtant pour rattraper les autres. Il se demanda ce que l'homme de la NUMA avait en tête. " Giordino regarda l'ingénieur inanimé. - Qu'est-ce qu'on fait de celui-là ? Pitt montra la trappe d'accès dans le plafond de la cabine. - Déchire sa blouse en bandes, attache-le et bâillonne-le. On va le mettre sur le toit de l'ascenseur. Pendant qu'il s'exécutait, Giordino adressa un demi-sourire à son ami. - Je l'ai entendu aussi. 413 - Ah oui ? Le joli son de la liberté ? dit Pitt en lui rendant son sourire. - Si tu peux l'attraper ! - Optimisme, optimisme ! murmura Pitt joyeusement en manouvrant l'ascenseur vers le haut. Maintenant, il faudrait se magner le train ! on est à dix minutes du lever de rideau ! 55 L'équipe du MAIT, tout au fond du Centre du Dragon, ne pouvait être aussi stressée que les deux hommes comptant les minutes dans la salle des communications de l'immeuble du Quartier général fédéral. Raymond Jordan et Donald Kern, assis devant une énorme pendule, attendaient avec angoisse l'appel de l'équipe que devait transmettre un satellite en position au-dessus du Japon. Leurs regards se croisèrent quand le téléphone placé entre eux se mit à sonner. Jordan saisit le combiné comme s'il était couvert de pustules. - Oui, monsieur le Président, dit-il sans hésiter. - Des nouvelles ? - Non, monsieur. Il y eut un silence, puis le Président s'exprima avec solennité. - Quarante-cinq minutes, Ray. - Je sais, monsieur. Quarante-cinq minutes avant l'assaut. - J'ai annulé l'assaut des forces Delta. Après une conférence avec mes autres conseillers, j'ai décidé que nous ne pouvions pas nous permettre de perdre du temps dans une opération militaire. Le Centre du Dragon doit être détruit avant qu'il ne soit opérationnel. Jordan eut l'impression que le monde s'écroulait. Il jeta une dernière fois les dés. - Je maintiens que le sénateur Diaz et'Mme Smith sont sûrement sur l'île. 414 - Même si vous avez raison, la possibilité de leur mort n'influencera pas ma décision. - Ne pouvez-vous leur accorder une heure de plus ? plaida Jordan. - Je voudrais le pouvoir mais la sécurité nationale est gravement menacée. Nous ne pouvons laisser Suma lancer son projet de chantage international. - Vous avez raison, évidemment. - En tout cas, je ne suis pas seul. Oates, le secrétaire d'Etat, a informé les chefs des nations de l'OTAN. Le Président soviétique Antonov et tous les autres ont admis qu'il était de notre intérêt à tous d'agir vite. - Alors, on sacrifie l'équipe ? dit Jordan dont la frustration était audible. Et peut-être aussi Diaz et Mme Smith ? - Je regrette sincèrement de compromettre les vies d'Américains dont certains sont de bons amis. Je suis désolé, Ray. Mais je suis face à l'éternel dilemme : en sacrifier quelques-uns pour en sauver beaucoup. Jordan raccrocha. Il paraissait voûté et rétréci. - Le Président, dit-il d'une voix blanche. - Pas de délai ? - Il a annulé l'assaut et envoie une ogive nucléaire. Kern prit une couleur de cendres. - Alors, c'est imminent ? Jordan fit un signe affirmatif et leva les yeux vers la pendule. Il ne restait que quarante-trois minutes. - Mais bon Dieu ! Pourquoi n'appellent-ils pas ? Qu'est-il arrivé à l'agent britannique ? Pourquoi ne communique-t-il pas non plus ? Malgré leur crainte, Jordan et Kern ne s'attendaient pas lejnoins du monde au nouveau désastre qui se préparait. Nogami guida l'équipe du MAIT dans une série de passages secondaires pleins de tuyaux de chauffage et de ventilation, passant tout près de bureaux et d'ateliers surpeuplés, restant aussi loin que possible du courant principal d'activité. Lorsqu'ils rencontraient un garde robot, Nogami engageait la conversation tandis que l'un des autres s'approchait discrètement et arrêtait ses circuits d'une décharge d'électricité statique. 415 Ils arrivèrent à une grande pièce en verre emplie de fils électriques et de faisceaux de fibres optiques branchés à des relais qui partaient par d'étroits tunnels partout dans le Centre du Dragon. Il y avait un robot devant un énorme clavier d'où il commandait plusieurs instruments digitaux. - Un robot inspecteur, murmura Nogami. Il est programmé pour surveiller les systèmes et faire des rapports en cas de court-circuit. - Quand on aura détraqué ses circuits, combien de temps faudra-t-il pour que son contrôleur envoie quelqu'un voir ce qui est arrivé ? questionna Mancuso. - A partir du contrôle principal télévisuel, cinq ou six minutes. - Plus qu'il ne m'en faut pour placer la charge et déguerpir, conclut Weatherhill d'un ton décontracté. - A combien vas-tu régler l'explosion ? demanda Stacy. - Vingt minutes. Ça devrait nous permettre de regagner la surface et de quitter l'île si Pitt et Giordino sont prêts. Nogami poussa la porte et fit un pas de côté tandis que Mancuso et Weatherhill entraient et s'approchaient du robot, chacun d'un côté. Stacy resta à l'entrée pour empêcher une fuite possible. L'inspecteur mécanique se raidit à sa console comme une statue de métal au moment où l'électricité statique paralysait ses circuits. Doucement, avec dextérité, Weatherhill inséra le minuscule détonateur dans le plastic et régla le minuteur digital. - Où vas-tu placer l'engin ? - Dans les câbles et les fibres optiques, je pense. - Pourquoi ne pas détruire la console ? proposa Nogami. - Ils ont probablement des ensembles de rechange quelque part en stock, expliqua Mancuso. Weatherhill approuva et, empruntant un corridor non loin de là, attacha la charge avec un ruban adhésif derrière plusieurs faisceaux de câbles et de fibres optiques largement isolés. - Ils peuvent remplacer la console et reconnecter un nouveau terminal en vingt-quatre heures, dit-il, mais si 416 on fait sauter un mètre au milieu de milliers de câbles, ils devront remplacer tout le système des deux côtés. Ça leur prendra cinq fois plus longtemps. - Pas bête, approuva Nogami. - Attention que ça ne se voie pas, dit Mancuso. Weatherhill lui adressa un regard peiné. - Ils n'ont aucune raison de chercher quelque chose dont ils ignorent l'existence. fl tapota affectueusement le minuteur et quitta le passage. - La voie est libre, informa Stacy de la porte. Un par un, ils sortirent furtivement et se hâtèrent de gagner l'ascenseur. Ils avaient parcouru près de deux cents mètres quand Nogami s'arrêta et leva la main. Le son de voix humaines arrivait, amplifié par les murs de ï>éton. Cela venait d'un passage latéral, suivi par le ronronnement d'un moteur électrique. Nogami fit vivement signe à ses compagnons d'avancer, fis filèrent et venaient de tourner le coin du couloir quand les intrus arrivèrent par l'allée principale. - J'ai sous-estime leur efficacité, murmura Nogami sans se retourner. Ils sont en avance. - Des inspecteurs ? - Non, des surveillants télévidéo avec un robot pour remplacer celui que vous avez endommagé. - Vous croyez qu'ils sont après nous ? - On le saurait déjà. On aurait entendu l'alarme générale. Une horde de gardes humains et une armée de robots seraient en train de fouiller partout et de bloquer toutes les intersections. - On a de la chance que personne n'ait eu la puce à l'oreille avec tous ces robots qu'on a mis KO, grogna Mancuso"ên se hâtant derrière Nogami. - Il n'y a aucun signe de dommage. Les surveillants vont conclure qu'il s'agit d'un mauvais fonctionnement électronique. Ils arrivèrent à l'ascenseur et perdirent deux bonnes minutes à l'attendre. Après ce qui leur parut un siècle, les portes s'ouvrirent enfin sur une cabine vide. Weatherhill appuya sur le bouton menant au niveau de surface. L'ascenseur, avec à son bord les trois hommes et la femme, montait avec une atroce lenteur. Seul Nogami 417 avait une montre, les autres l'ayant perdue lors de leur capture. Il regarda le cadran. - Trente secondes devant nous. - On sort de Charybde, murmura Mancuso. Espérons qu'on ne va pas atterrir à Scylla ! Tout ce qui comptait, maintenant, c'était leur fuite. Quel plan Pitt avait-il imaginé ? Lui était-il arrivé quelque chose ? Avait-il sous-estime leur ennemi et n'avait-il pas été repris ou tué ? Si c'était le cas, tous leurs espoirs tomberaient à l'eau. Il ne leur resterait rien, ils n'avaient aucune idée de ce qu'il feulait faire pour recouvrer la liberté. Ils avaient perdu le compte de toutes les fois où ils s'étaient préparés au pire. Us avaient ramassé leurs forces pour sauter sur tout ce qui pourrait les attendre à la sortie de l'ascenseur. Les portes s'ouvrirent enfin. Giordino était là, en chair et en os, souriant comme s'il venait de gagner le tiercé. Quand il parla, ce fut comme s'il ouvrait pour eux les grilles d'un aéroport. - Puis-je voir vos cartes d'embarquement, s'il vous plaît? Ubunai Okuma et Daisetz Kano étaient tous deux ingénieurs en robotique de haut niveau, spécialistes de la téléopération, de la vision informatisée et de l'intelligence artificielle ainsi que de l'entretien et de la recherche des pannes des systèmes sensoriels. Dans la salle de contrôle de télésurveillance, ils avaient reçu un signal les informant que l'inspecteur robot électrique Taiko, dont le nom signifiait « grand fusil », ne fonctionnait plus. Ils s'étaient immédiatement déplacés pour le remplacer et l'envoyer en réparation. Les pannes subites n'étaient pas rares. La robotique était une science relativement nouvelle et les bugs surgissaient avec une fréquence affolante. Les robots s'arrêtaient soudainement pour des raisons qui ne devenaient apparentes que lorsqu'on les auscultait. Kano fit le tour de l'inspecteur Taiko, pour faire un rapide diagnostic visuel. Ne voyant rien d'évident, il haussa les épaules. 418 - On dirait qu'il s'agit encore d'un mauvais circuit imprimé. Okuma regarda un graphique dans le dossier qu'il avait apporté. - Celui-là a une longue histoire de pannes. Ses images visuelles sont déjà tombées quatre fois en rade. - C'est bizarre, c'est le quatrième robot qui tombe en panne depuis une heure. - Ça vient toujours par séries, remarqua Okuma. - Son système a besoin d'être modernisé, admit Kano. Inutile de le réparer en vitesse. Je vais l'envoyer en révision générale. Il se tourna vers le robot de remplacement. - Prêt à prendre la suite, Otokodate ? . Plusieurs lumières scintillèrent et Otokodate, dont le t»nom signifiait à peu près Robin des Bois, parla d'une voix lente et métallique. - Je suis prêt à contrôler tous les systèmes. - Alors, vas-y. Tandis que le nouveau robot prenait place à la console, Okuma et Kano hissèrent le robot abîmé sur un traîneau avec une petite grue. Puis l'un deux tapa un code sur l'ordinateur du traîneau qui commença à avancer automatiquement en direction de l'atelier de réparation. Les deux ingénieurs n'accompagnèrent pas le robot abîmé mais retournèrent vers le confort d'une salle de détente pour s'offrir rapidement une tasse de thé. Laissé seul, Otokodate concentra son système de vision sur les données et les colonnes de chiffres et commença sa routinière surveillance. Son habileté de haut niveau, incroyablement plus performante que rhabilet£humaine, lui permettait de saisir la plus infinie déviation. Le taux de pulsation d'un laser à travers une fibre optique se mesure en millions de battements par seconde. Les capteurs d'Otokodate pouvaient lire les mesures d'un instrument beaucoup mieux qu'un oil humain. Il était capable de déceler une baisse minuscule dans le taux de battements. Il constata que le pouls de certaines fibres optiques était tombé de 44, 7 millions par seconde à 44, 68. Il détermina dans quelle zone s'effectuait cette chute de tension. Il signala à la sur- 419 veillance télévisuelle qu'il quittait sa console pour aller inspecter les faisceaux de fibres optiques dans les couloirs. 56 La colère et l'impatience de Suma ne cessaient de croître. Diaz et Mme Smith ne semblaient jamais fatigués de le quereller, de donner libre cours à leur haine de tout ce qu'il avait accompli, le menaçant comme s'il n'était qu'un petit malfrat de banlieue. Il se réjouissait d'en être bientôt débarrassé. Il sentit qu'il avait fait une erreur en kidnappant le sénateur Diaz. Il ne l'avait fait que parce que Ichiro Tsuboi l'avait assuré de la grande influence de Diaz au Sénat et auprès du Président. Suma trouvait l'homme mesquin et étroit d'esprit. Après avoir quitté l'armée pour raisons de santé, Diaz avait travaillé à l'université de New Mexico. Puis il avait pris la voie traditionnelle vers le pouvoir en devenant avocat et en se faisant le champion des causes qui attirent les gros titres des journaux et le soutien du parti majoritaire. Suma le méprisait parce qu'il n'était qu'un vieux cheval de retour politique qui soutenait cette rengaine dépassée de taxer les riches pour nourrir les pauvres fainéants. La charité et la compassion étaient des données que Suma refusait d'accepter. Loren Smith, quant à elle, était une femme très avisée. Suma avait la désagréable impression qu'elle lisait dans ses pensées et pouvait contrer toutes les déclarations qu'il lui lançait. Elle connaissait les faits et les statistiques par cour, et les citait facilement. Loren venait d'une bonne famille de l'Ouest installée au Colorado depuis 1870. Après des études à l'université du Colorado, elle avait fait campagne et battu un titulaire qui avait plus de trente années de service. Elle pouvait tenir la dragée haute à n'importe quel homme. Suma suspectait que son seul point faible était Dirk Pitt, 420 en quoi il était plus proche de la vérité qu'il ne l'imaginait. Suma les regarda tous les deux boire du saké et se préparer à un nouvel échange désagréable. Il allait soulever un nouvel argument lorsque Toshie entra et lui murmura quelque chose à l'oreille. Suma posa sa tasse et se leva. - Il est temps pour vous de partir. Loren se leva avec grâce et planta son regard dans celui de Suma. - Je ne bougerai pas d'ici avant de savoir si Dirk et Al sont vivants et bien traités. - Ils sont venus de leur propre chef sur une terre étrangère, sur ma terre, en tant qu'agents de renseignements d'une puissance étrangère. - Les lois japonaises sont les mêmes que les nôtres en ce qui concerne l'espionnage, interrompit-elle. Ils ont droit à un procès loyal. Suma gloussa avec une satisfaction maligne. - Je ne vois aucune raison de poursuivre cette conversation. A l'heure qu'il est, MM. Pitt et Giordino, comme le reste de l'équipe d'espions, ont été exécutés par mon ami Moro Kamatori. Faites-en ce que vous voudrez. Loren eut l'impression que son cour se glaçait. Il y eut un silence atterré, rendu plus choquant encore par la certitude que la nouvelle devait être vraie. Son visage devint livide. Elle oscilla un peu, l'esprit soudain vide. Toshie lui prit le bllts et la tira vers la porte. - Venez. L'avion qui doit vous mener à Edo City et le jet privé de M. Suma vous attendent. - On ne passera pas par votre incroyable tunnel sous la mer P^demanda Diaz sans paraître le moins du monde déçu. - fl y a des choses que je ne tiens pas à vous laisser voir, dit Suma d'un ton désagréable. Comme dans un cauchemar, Loren laissa Toshie la conduire dans le hall ouvrant sur un chemin de pierre qui traversait un petit étang. Suma salua et fit signe à Diaz d'accompagner les femmes. Diaz haussa les épaules et boitilla devant Suma tandis que deux gardes robots fermaient la marche. 421 Au-delà de l'étang, un élégant appareil à turbine, au milieu de la pelouse, les attendait. Les moteurs à réaction tournaient avec un sifflement discret. Deux aviateurs en combinaison de vol en nylon rouge, avec des casquettes bien enfoncées, se tenaient au garde-à-vous des deux côtés de la passerelle menant à la cabine principale. Tous deux étaient assez petits, l'un très mince, l'autre risquant de faire éclater les coutures de sa combinaison aux épaules. Ils baissèrent respectueusement la tête à l'arrivée du groupe. Diaz s'arrêta soudain. - Lorsque je serai de retour à Washington, je tiendrai une conférence de presse et je raconterai tout ce qui vous concerne et tous vos projets monstrueux. Après quoi je vous combattrai par tous les moyens, au Sénat et au Congrès, jusqu'à ce que tout ce qui vous appartient aux Etats-Unis soit confisqué et nationalisé. Et je n'aurai de repos que lorsque je vous aurai fait payer tous vos crimes. Suma eut un sourire suprêmement agaçant. - Nos lobbies à Washington sont bien assez puissants pour rendre vains vos puérils efforts. Nous contrôlons trop de vos petits camarades législateurs ayant un regrettable penchant pour la richesse pour que vous puissiez les influencer. Votre voix sonnera faux, sénateur Diaz. Votre gouvernement, que ça vous plaise ou non, corrompu et enlisé dans des programmes sentimentaux et démagogiques au lieu de s'intétesser à la technologie et à la science, est devenu une bande d'esclaves à la botte des Japonais. Loren se pencha vers Suma, les yeux pleins de mépris. - Vous avez sous-estime le courage des Américains il y a cinquante ans et, une fois de plus, vous avez éveillé le géant endormi et l'avez poussé à prendre une terrible résolution. - Les paroles de l'amiral Yamamoto après le 7 décembre n'ont pas cours actuellement, dit Suma avec hauteur. Votre peuple a perdu la force morale nécessaire aux sacrifices pour l'amour de la patrie. Il faut regarder la réalité en face, madame Smith. La grandeur de l'Amérique est morte. Je n'ai rien de plus à vous dire. 422 Contentez-vous de prévenir votre Président des intentions du Japon. - Dites plutôt de vos intentions, répondit bravement Loren dont le visage reprenait des couleurs. Vous ne représentez pas le peuple japonais. - Bon voyage, madame Smith. Votre visite est terminée. Suma lui tourna le dos et commença à s'éloigner mais il avait à peine fait un pas que deux hommes d'équipage le saisirent chacun par un bras, le soulevèrent et, lui faisant faire demi-tour, l'emmenèrent jusqu'à la passerelle et le firent entrer de force dans la cabine de l'avion où il disparut. Tout s'était passé si vite que Loren et Diaz en restèrent bouche bée. Seule Toshie réagit, en donnant des coups de pied à l'aviateur aux larges épaules. - Allez ! Ce n'est pas comme ça qu'on commence une belle histoire d'amour ! dit en riant Giordino. D saisit le pied de Toshie, la souleva dans ses bras et la passa à Weatherhill et Mancuso qui attendaient à la porte de l'appareil. Ils l'attrapèrent aussi facilement que si elle avait été une poupée gonflable. Loren poussa un cri et commença à dire quelque chose à Giordino mais Stacy la poussa vivement vers l'avion. - On n'a pas de-temps à-perdre, madame Smith. Allez, dépêchez-vous, sénateur, ajouta-t-elle à l'intention de Diaz. Nous avons dépassé le temps réservé à l'accueil. - D'où... d'où sortez-vous tous ? bégaya Diaz tandis que Mancuso et Weatherhill l'aidaient à monter la passerelle. - Nous sommes les gentils bandits du voisinage, répondit Weatherhill avec naturel. En réalité, ce sont Pitt et Gigrdino qui sont tombés sur le dos de l'équipage et qui l'ont mis au frais dans la soute. Giordino fit monter Stacy dans la cabine et y grimpa à son tour. Il fit un salut très réglementaire aux deux gardes robots qui pointaient leurs armes vers lui mais restaient immobiles de stupeur. - Sayonara, espèces de dindes robotisées. Il ferma la porte et la verrouilla. Puis il cria en direction du cockpit : - Go! 423 Le sifflement des deux turbines augmenta au point de devenir assourdissant. Leur souffle aplatit l'herbe sous les ailes trapues. Les roues quittèrent le sol humide et l'appareil s'éleva, parut s'immobiliser un instant pendant qu'il prenait une position horizontale puis fonça et atteignit la mer vers l'est. Loren embrassa Giordino. - Dieu merci, tu vas bien ! Est-ce que Dirk est avec toi? - A ton avis, qui est-ce qui conduit l'autobus ? fit Giordino en souriant et en montrant le cockpit de la tête. Sans un mot de plus, Loren courut vers le cockpit et ouvrit la porte. Pitt occupait le siège du pilote, se concentrant sur les manouvres de l'appareil entièrement nouveau pour lui. D ne cilla pas, ne tourna pas la tête lorsqu'elle passa ses mains autour de son cou et les glissa à l'intérieur de sa combinaison de vol marquée « Suma Corporation ». Elle l'embrassa au moins dix fois. - Tu es vivant ! s'exclama-t-elle avec joie. Suma m'a dit que tu étais mort. - On n'a pas eu une journée de tout repos, réussit à dire Pitt sous ses baisers. Est-ce que ceci veut dire que tu es contente de me voir ? Elle lui griffa la poitrine de ses ongles. - Est-ce que tu peux être sérieux de temps en temps ? - Madame, pour l'instant je suis aussi sérieux qu'on peut l'être. Il y a huit personnes qui comptent sur moi pour piloter un avion que je n'ai jamais touché de ma vie. Et j'ai intérêt à trouver très vite comment il fonctionne ou nous nous retrouverons tous à la baille ! - Tu y arriveras. Dirk Pitt est capable de tout ! - J'aimerais qu'on cesse de dire ça, grogna Pitt. Tiens, prends le siège du copilote et fais joujou avec la radio. On doit appeler la cavalerie avant que l'aviation samouraï ne nous prenne en chasse. On ne peut pas gagner la course contre des avions de chasse à réaction avec cet engin. - Suma ne commande pas aux militaires japonais ! - Il commande à tout ce qui est dans le coin. Je ne veux pas prendre de risques. Je vais te donner la fréquence. 424 - Où allons-nous ? - Sur le Ralph R. Bennett. - Un bateau ? - Un navire, corrigea-t-il. Un navire de détection et de poursuite de l'US Navy. Si nous réussissons à nous y poser avant d'être interceptés, nous rentrerons librement à la maison. - Ds n'oseraient pas nous descendre sachant que Suma est à bord ! - J'espère de tout mon cour que tu as raison. Derrière eux, Giordino essayait en vain de calmer Toshie qui griffait et crachait comme un chat hystérique. Elle manqua de peu sa joue. Finalement, il l'attrapa par-derrière et la maintint d'une poigne ferme. - Quelque chose me dit que je n'ai pas fait bonne -impression, dit-il gaiement, mais me connaître, c'est m'aimer. - Espèce de cochon de Yankee ! cria-t-elle. - Oh ! Non ! Mes ancêtres italiens n'admettraient jamais d'être traités de Yankees. Stacy ignora Giordino et Toshie. Elle attacha soigneusement Suma à l'un des fauteuils de cuir de la luxueuse cabine. Le Japonais n'en revenait pas. - Eh bien ! Eh bien ! dit Mancuso. Quelle surprise ! Le grand homme en personne nous accompagne dans notre petit voyage ! - Vous êtes morts ! Vous êtes supposés être tous morts ! bégaya-t-il d'une voix incrédule. - C'est votre copain Kamatori qui est mort, l'informa Mancuso avec sadisme. - Comment ? - Pitt l'a épingle au mur comme un papillon. Le nqm de Pitt agit comme un stimulant. Suma reprit ses esprits. - Vous avez commis une faute irréparable ! dit-il. Vous allez déclencher des forces terribles en me prenant en otage. - Il y a une justice ! Maintenant, c'est votre tour d'être minable et désagréable. La voix humaine ne peut imiter exactement le sifflement de la vipère ; néanmoins Suma y réussit presque. - Vous êtes trop stupide pour comprendre. Mes gens 425 vont lancer le projet Kaiten dès qu'ils apprendront ce que vous avez fait ! - Qu'ils essaient, dit Weatherhill en ronronnant presque. Dans environ trois minutes, votre Centre du Dragon va connaître une belle panne d'électricité ! L'inspecteur robot Otokodate trouva rapidement la charge explosive attachée au faisceau de fibres optiques. D la retira habilement et retourna à sa console. Il étudia un moment le paquet de plastic, reconnut le minuteur pour ce qu'il était mais sa mémoire n'était pas programmée pour analyser les explosifs au plastic et il n'avait aucune idée de leur utilité. Il transmit un signal à son contrôleur. - Ici Otokodate au centre de contrôle cinq. - Oui, qu'est-ce qu'il y a ? - Je voudrais communiquer avec mon contrôleur, M. Okuma. - Il est allé prendre son thé. Pourquoi appelez-vous ? - J'ai trouvé un objet étrange attaché aux fibres optiques primaires. - Quelle sorte d'objet ? - Une substance malléable avec un minuteur digital. - Il pourrait s'agir d'un instrument oublié par un câbleur pendant l'installation. - Ma mémoire ne contient pas les données nécessaires à une identification positive. Voulez-vous que je vous l'apporte au contrôle pour que vous l'examiniez ? - Non, restez à votre place. Je vous envoie un coursier. - Bien compris. Quelques minutes plus tard, un coursier robot du nom de Nakajima, programmé pour se déplacer dans tous les couloirs et passer toutes les portes de tous les bureaux et ateliers du complexe, entra dans le centre de contrôle. Comme on le lui avait ordonné, Otokodate donna l'explosif à Nakajima. Celui-ci était un coursier mécanique de la sixième génération. Il pouvait recevoir des ordres vocaux mais pas en donner. Il tendit sa main articulée, prit le paquet, le déposa dans un conteneur et reprit sa course vers le contrôle robotique pour faire inspecter le paquet. 426 A cinquante mètres de la porte du centre de contrôle, loin des humains et des endroits stratégiques, le plastic C8 explosa avec un bruit de tonnerre qui se répercuta dans tous les couloirs de béton du cinquième niveau. Le Centre du Dragon avait été construit pour résister à de forts tremblements de terre et les dommages structurels furent infimes. Le projet Kaiten demeura intact et opérationnel. Le seul résultat de la charge explosive de Weatherhill fut la totale désintégration du coursier Nakajima. 57 Les gardes robots alertèrent leur commandement et leur racontèrent l'étrange drame qui avait eu lieu dans le jardin avant que Pitt ait dépassé avec son avion les frontières de l'île. La première communication des robots fut écartée comme étant un dysfonctionnement probable de leur perception visuelle mais lorsqu'on commença à chercher Suma sans le trouver, les bureaux de commandement des forces de sécurité connurent une confusion frénétique. A cause de son culte monumental de la personnalité et de sa manie du secret, Hideki Suma n'avait jamais formé d'équipes spécialisées de haut niveau, capables de prendre des décisions en cas d'urgence ou lorsqu'on ne pouvait pas le joindre. Dans la panique, ses directeurs de la sécurité voulurent se tourner vers Kamatori mais découvrirent bientôt que tous les téléphones restaient muets et que même les gardes robots ne répondaient pas. Une équipe spéciale de défense renforcée par quatre robots armés se précipita vers l'appartement du samouraï. L'officier responsable frappa bruyamment et, ne recevant pas de réponse, ordonna à l'un des robots d'enfoncer la porte. L'épais panneau de verre vola bientôt en éclats. L'officier entra prudemment dans la salle de vidéo 427 vide et avança jusqu'à la salle des trophées. Sa mâchoire tomba de stupéfaction. Moro Kamatori était là, les épaules en avant, debout, les yeux grands ouverts et du sang coulant encore de sa bouche. Son visage exprimait la douleur et la rage. L'officier regarda, hébété, la garde du sabre qui dépassait de sa gorge et la lame enfoncée dans son corps qui le clouait au mur. Comme dans un cauchemar, l'homme refusa de le croire mort. Il s'approcha de Kamatori, le secoua doucement et lui parla. Après une minute, il dut admettre que le guerrier samouraï ne lui parlerait plus jamais. Alors, pour la première fois, il comprit que les prisonniers avaient disparu et que les gardes robots de Kamatori étaient immobilisés et inutiles. La confusion fut amplifiée par la nouvelle de la mort du bras droit de Suma et l'explosion, presque simultanée, qui se produisit au cinquième niveau. Les missiles sol-air autour de l'île sortirent, prêts au lancement, de leurs bunkers cachés, mais restèrent en place devant l'incertitude de la présence de Suma à bord de l'avion. Mais bientôt l'action s'organisa. On repassa les bandes vidéo enregistrées par les robots et il devint évident qu'on avait obligé Suma à monter dans l'appareil. Le vieux chef des Dragons d'Or, Korori Yoshishu, et le puissant financier Ichiro Tsuboi se trouvaient dans le bureau de Tokyo lorsque le chef de la sécurité de Suma les appela. Les deux partenaires de Suma prirent le commandement de la situation. Huit minutes après l'explosion, Tsuboi usa de son immense influence auprès de l'armée japonaise pour faire décoller une patrouille de chasse afin de rattraper le turboréacteur de Suma. Ses ordres furent d'intercepter l'appareil et-de le forcer à revenir sur Soseki. S'ils n'y réussissaient pas, ils devraient détruire l'appareil et ceux qui se trouvaient à bord. Tsuboi et Yoshishu tombèrent d'accord sur le fait qu'en dépit de leur longue amitié avec Suma, il valait mieux pour le projet Kaiten et leur nouvel empire qu'il meure plutôt que de devenir l'objet d'un chantage pour la politique étrangère. Ou pire, qu'il so\t scandaleusement jugé comme criminel par le système judiciaire américain. Et puis, ils étaient presque certains que l'on obligerait Suma à révéler certains détails de la 428 technologie secrète du Japon et des projets de suprématie économique et militaire. Les experts des interrogatoires des services secrets américains étaient capables de le faire parler. Pitt mit le cap sur la position où se trouvait le navire lorsqu'ils l'avaient quitté pour Soseki. Il poussa les moteurs à la limite du raisonnable tandis que Loren essayait désespérément de contacter le Bennett. - fl semble qu'ils ne m'entendent pas, dit-elle avec frustration. - Tu es sur la bonne fréquence ? - Seize VF. - Mauvaise bande. Passe en seize UF et utilise mon nom dans ton signal d'appel. Loren passa en très haute fréquence et parla dans le micro attaché à son casque. - Pitt appelle le Bennett, dit-elle. Pitt appelle le Bennett. M'entendez-vous ? M'entendez-vous ? Répondez. - Ici le Bennett. La voix était si forte et si claire qu'elle faillit faire éclater les tympans de Loren sous les écouteurs. - Est-ce vous, monsieur Pitt ? On dirait que vous avez changé de sexe depuis la dernière fois qu'on s'est vus ! L'avion avait été repéré par les systèmes hypersensibles de détection du Bennett dès qu'il avait décollé. Lorsqu'on eut perçu qu'il se dirigerait vers la mer à l'est, il fut suivi en permanence par les systèmes de surveillance tactique militaire. Quelques minutes avant de recevoir l'appel, le commandant Harper arpentait le pont, s'arrêtant fréquemment pour jeter un coup d'oil aux opérateurs qui scrutaient les radars et analysaient et mesuraient les signaux par ordinateur, attendant que la cible soit assez proche pour la reconnaître et la déterminer. - Pouvez-vous distinguer.... - Soit un rotor incliné, soit un nouvel appareil à turbines inclinables, répondit l'opérateur qui avait deviné la question avant que Harper ne l'ait exprimée. - L'engin a décollé comme un hélicoptère, poursuivit-il, mais il arrive trop vite pour que c'en soit un. 429 - Direction ? - Un, deux, zéro. On dirait qu'il cherche l'endroit d'où on a lancé les deux Ibis. Harper se précipita vers un téléphone. - Communications ? - Ici communications, monsieur, répondit instantanément une voix. - Aucun signal radio ? - Aucun, monsieur, la bande est silencieuse. - Appelez-moi à l'instant même où vous recevrez quelque chose. - La cible vole toujours, direction un, deux, zéro, légèrement sud-est, commandant. Il fallait que ce fût Pitt. Mais ça ne pouvait être lui, se disait Harper. Mais qui d'autre volerait vers cette position particulière ? Une coïncidence ? Incapable de rester inactif, il aboya un ordre à l'officier qui se tenait près de lui. - Dirigez-vous vers la position que nous occupions quand nous avons lancé les Ibis. A pleine vitesse jusqu'à ce que je vous donne un ordre différent. L'officier savait que Harper préférait l'efficacité au protocole. Il tourna les talons sans répondre et se hâta de relayer les ordres au pont. - Les communications pour vous, commandant. Harper arracha le téléphone au marin. - Ici le commandant. - J'ai un signal d'une femme se prétendant Loren Smith, membre du Congrès. Elle dit aussi que M. Pitt est aux commandes d'un appareil qu'il aurait volé sur l'île de Soseki, transportant huit passagers parmi lesquels le sénateur Diaz et M. Hideki Suma. Trop loin dans la chaîne pour avoir été informé de l'enlèvement de Loren et de Diaz, Harper n'aurait pu être blâmé de ne pas gober la nouvelle. - Ils ont volé un avion et kidnappé Suma ? Et où diable Pitt a-t-il ramassé deux politiciens sur Soseki ? Dites à celui ou celle que vous avez en ligne qu'il me faut une identification un peu plus concrète que ça ! Le spécialiste de la communication revint trente secondes après. - La femme jure qu'elle est Loren Smith, représen- 430 tante du Colorado au Congrès. Elle dit que si on ne les guide pas et si on ne les protège pas en cas de poursuite, elle invitera Roy Monroe à déjeuner et exigera qu'on vous mute sur un remorqueur dans l'océan Arctique. Je sais bien que je n'ai pas à donner mon avis, commandant, mais si elle est une amie du secrétaire d'Etat à la Marine, elle doit être ce qu'elle prétend. - D'accord, j'accepte son histoire pour l'instant. Dites-lui de virer vingt degrés sud et de continuer légèrement à l'ouest jusqu'à ce qu'elle nous voie. - J'ai deux avions qui décollent de la base aérienne de Senzu, dit l'opérateur radar. La configuration et la vitesse indiquent des intercepteurs Raven japonais Mitsubishi de la Force de Défense aérienne japonaise. Ds semblent avoir tous deux pris en chasse l'avion à turbines et font des recherches au radar. - Nom de Dieu ! explosa Harper. Voilà maintenant que nous avons la chasse japonaise sur le dos ! Prévenez le commandement du Pacifique de notre situation, dit-il à l'officier de pont. Informez-les que je me mets en position de combat. J'ai l'intention de tirer sur les poursuivants s'ils font mine d'agir avec hostilité. Je prends la responsabilité de protéger ces gens de l'avion à turbines parce que je pense qu'ils sont citoyens américains. L'officier de pont hésita. - Est-ce que vous n'allez pas un peu loin, monsieur ? - Non, je ne vais pas trop loin, dit crânement Harper. Croyez-vous sérieusement qu'on me fera passer en cour martiale pour avoir descendu des avions hostiles afin de sauver la vie de deux membres du Congrès ? La logique de Harper était imparable. L'officier de pont lui rendit son sourire. - Non, monsieur. Je ne crois pas. Pitt fit grimper l'avion jusqu'à quatre mille mètres et le maintint à cette altitude. Il était trop tard pour se rapprocher de la surface de la mer. Hors de portée des missiles, il devait maintenant viser droit sur le Ralph R. Bennett. Il se détendit et mit sur sa tête le casque radio posé sur le bras de son siège. - fl me reste quatre-vingts kilomètres à parcourir, dit-il. On devrait voir le navire droit devant. 431 Giordino avait remplacé Loren sur le siège du copilote et regardait les jauges de carburant d'un oil étonné. - Le personnel au sol de Suma a été un peu radin sur le carburant. On sera à sec dans dix minutes. - Ds ont rempli les réservoirs de ce qui suffisait pour le court voyage jusqu'à Edo City, dit Pitt. J'ai poussé le zinc un peu fort et j'ai dû faire une consommation extravagante. - Alors, vas-y doucement maintenant. D y eut un clic dans les écouteurs et une voix grave se fit entendre. - Ici le commandant Harper. - Ravi de vous entendre, commandant. Ici Dirk Pitt. A vous. - Je déteste être celui qui apporte les mauvaises nouvelles mais vous avez deux Mosquitos japonais aux fesses. - Et quoi d'autre ? murmura Pitt, exaspéré. Combien de temps avant l'interception ? - Nos ordinateurs disent qu'ils seront assis sur vos genoux douze à quinze minutes avant le rendez-vous. - S'ils attaquent, nous sommes fichus, dit Giordino en tapant sur les jauges. - Vous n'êtes pas en aussi mauvaise position que vous le pensez, répliqua Harper. Nous sommes en train de brouiller leurs systèmes de guidage de missiles. Il leur faudra être pratiquement au-dessus de vous pour tirer à vue. - Avez-vous quelque chose à leur lancer pour les empêcher de viser ? - Notre seule arme est un Vulcain 30 millimètres. - A peine mieux qu'un lance-pierres, se plaignit Giordino. - Puis-je vous faire remarquer que notre lance-pierres, comme vous dites, peut cracher 4 200 salves par minute à huit kilomètres ? rétorqua Harper. - Cinq bons kilomètres trop court, trop tard, dit Pitt. Avez-vous une autre idée ? - Ne quittez pas. Deux minutes passèrent avant que Harper ne reprenne la parole. - Vous pourriez vous en sortir sous notre tir de 432 couverture si vous faisiez faire un plongeon à votre zinc pour arriver jusqu'au pont. L'augmentation de vitesse pendant la descente vous donnera l'avantage de quatre minutes de plus. - Je n'en vois pas l'utilité, dit Giordino. Nos poursuivants plongeront aussi. - Négatif, dit Pitt à Harper. Nous serions comme un canard impuissant glissant au-dessus des vagues. Il vaut mieux que nous restions en altitude où j'aurai de l'espace pour manouvrer. - Ce sont des petits malins, répondit Harper. Ils ont préparé leur coup.... Nous les recevrons à une altitude de douze cents mètres, deux mille huit cents mètres au-dessous de vous. J'ai l'impression qu'ils essaient de vous couper la route. - Continuez à parler. - Si vous adoptez la tactique créée par nos ordinateurs, vous augmenterez vos chances de réussir à vous poser sous notre parapluie de feu. Aussi - et ceci est vital - dès qu'ils arriveront à portée de nos Vulcains, nous aurons le champ libre pour tirer au-dessus de vous. - Bon, d'accord, fit Pitt. On commence la descente dans quarante secondes. Il se tourna vers Loren, assise juste derrière la porte du cockpit. - Veille à ce que tout le monde s'attache bien serré. On va faire un peu de rock and roll pendant quelques minutes. Loren s'empressa de faire le tour de la cabine, vérifiant les ceintures de Suma et de Toshie et alertant les autres. Toute la joie qu'avaient pu éprouver les survivants de l'équipe du MAIT s'envola aussitôt et une humeur sombre envanit la cabine. Seul l'industriel japonais afficha un sourire ravi. Il ressemblait à un Bouddha sculpté. Dans le cockpit, Pitt fit quelques exercices de détente musculaire, s'étira et fit jouer ses articulations. Il prit quelques profondes inspirations et, tel un pianiste de concert sur le point d'attaquer la deuxième rhapsodie de Liszt, se massa les mains et les doigts. - Dix-huit kilomètres et ils se rapprochent vite, dit la voix de Harper. Pitt saisit le manche et fit un signe à Giordino. 433 - Al, annonce à voix haute la vitesse et l'altitude. - Avec plaisir, dit Giordino sans le moindre signe de crainte. Sa foi en Pitt était totale. Pitt pressa le bouton de transmission de sa radio. - Je commence le plongeon, dit-il sur le ton du chirurgien annonçant le début d'une opération. fl serra le volant du manche et donna une pression en avant, se demandant ce qu'il raconterait au diable en arrivant en enfer. L'avion piqua du nez, ses turboréacteurs hurlant tandis qu'il les précipitait vers la vaste mer bleue que l'on voyait maintenant sur toute la largeur du pare-brise du cockpit. 58 , Tsuboi reposa le téléphone et lança un regard peiné à Korori Yoshishu. - Nos avions de chasse signalent que l'avion d'Hideki s'est échappé. Us ne peuvent plus l'obliger à revenir sur Soseki avant qu'il n'atteigne le navire américain. Leur commandant demande confirmation de notre ordre de l'abattre. Yoshishu prit son temps pour répondre. Il avait déjà accepté mentalement la mort de son ami. Il tira une longue bouffée de sa cigarette et hocha la tête. - S'il n'y a pas d'autre solution, Hideki doit mourir pour sauver ce que nous avons construit. Tsuboi regarda le vieux dragon mais ne vit dans ses yeux qu'une impitoyable dureté. Alors il prit le téléphone. - Ordre d'abattre confirmé. Yoshishu haussa les épaules. - Hideki n'est qu'un maillon d'une longue chaîne d'hommes qui ont donné leur vie pour le nouvel empire. - C'est exact mais le gouvernement américain ne va pas apprécier que deux de ses membres soient sacrifiés dans le même accident. 434 - Le Président sera convaincu par nos amis et partisans au sein de son propre gouvernement. Il dira peu et ne fera rien, affirma Yoshishu avec assurance. Tout le bruit se fera autour d'Hideki. Nous resterons dans l'ombre, à l'abri de l'orage. - Et nous assumerons tranquillement le contrôle des sociétés d'Hideki. Yoshishu hocha lentement la tête. - C'est la loi de notre fraternité. Tsuboi regarda le vieil homme avec un regain de respect. Il comprenait comment il avait survécu alors que tant d'autres chefs du monde souterrain et des Dragons d'Or étaient tombés en chemin. Il savait que Yoshishu était passé maître dans l'art de manipuler les gens et que, quels que soient ses opposants, quelle que soit leur puissance, il n'était jamais vaincu. Tsuboi réalisa soudain que le vieil homme était le plus puissant du monde mais qu'il n'avait aucun besoin de le faire savoir. - Les médias du monde, continua Yoshishu, sont comme un dragon vorace qui dévore un scandale. Très vite, son goût le fatigue et il en trouve un autre. Les Américains oublient vite. La mort de deux de leurs innombrables politiciens sombrera bientôt dans l'oubli. - Hideki était fou ! lâcha soudain Tsuboi. Il commençait à se prendre pour un dieu. Comme la plupart des hommes, quand ils deviennent trop puissants et trop imbus d'eux-mêmes, il a fait de grosses erreurs. Enlever deux membres du Congrès américain sur leur propre sol, c'était idiot ! Yoshishu ne répondit pas immédiatement mais regarda au-delà du bureau de Tsuboi. Puis il dit rapidement : M - Tu es comme un petit-fils pour moi, Ichiro, et Hideki était le fils que je n'ai jamais eu. C'est moi qui dois porter le blâme. Si j'avais tenu les rênes plus fermement, ce désastre ne se serait pas produit. - Il n'y a rien de changé, dit Tsuboi. On a contré la tentative des Américains de saboter le projet Kaiten. Nous sommes aussi puissants qu'avant. - Tout de même, Hideki va nous manquer. Nous lui devons beaucoup. 435 - Je n'aurais rien espéré de plus si j'avais été à sa place. - Je suis sûr que tu n'hésiterais pas à te jeter sur un sabre si c'était nécessaire, dit Yoshishu avec un sourire condescendant. Tsuboi était trop certain de son habileté pour envisager la défaite. Il était de la nouvelle génération et n'avait jamais eu l'intention de se planter un poignard dans le ventre en cas d'échec. - Notre empire financier et industriel continuera à s'étendre sans Hideki, affirma-t-il sans remords. Nous devons endurcir nos cours et aller de l'avant. Yoshishu lut l'ambition dans le regard de Tsuboi. Le jeune génie financier était impatient de prendre la place de Suma. - Je te laisse t'en débrouiller, Ichiro. Organise la cérémonie pour notre ami. Son esprit doit être déposé au Yasukumi, dit le vieil homme comme si Suma était mort depuis longtemps. Tsuboi eut un geste impatient. Il se leva et se pencha au-dessus du bureau. - Maintenant que le projet Kaiten est opérationnel, Korori, nous devons saisir le moment et saper l'indépendance économique de l'Amérique et de l'Europe. Yoshishu acquiesça d'un mouvement de tête qui fit retomber ses cheveux blancs sur son front. - Je suis d'accord, notre projet ne doit pas souffrir de retard à cause de la mort dHideki. Tu dois retourner à Washington immédiatement et exposer nos exigences au Président. D faut que nos projets financiers en Amérique jouissent enfin d'une grande liberté de manouvre. - Et s'il n'accepte pas nos exigences ? - J'étudie le bonhomme depuis des années. Il est réaliste, fl verra que nous tendons une bouée de sauvetage à son pays à l'agonie, fl connaît le projet Kaiten et sait ce qui peut en résulter. Ne crains rien, le Président des Etats-Unis saura où est la raison et le Congrès aussi. Quel choix ont-ils ? - Deux mille deux cents, dit Giordino en lisant à haute voix l'altitude en mètres et la vitesse en nouds. Vitesse vingt-cinq. 436 L'océan approchait rapidement. Les crêtes blanches des vagues grandissaient. Ils passèrent comme l'éclair dans un petit nuage. Ils ne ressentaient pratiquement aucune sensation de vitesse sauf le hurlement des moteurs que Pitt poussait au maximum. Il était presque impossible de juger la hauteur au-dessus de l'eau. Pitt mettait toute sa confiance en Giordino qui, à son tour, se fiait aux instruments pour le prévenir du moment où il faudrait redresser. - Où sont-ils ? demanda-t-il dans le micro. - Ici Ray Simpson, Dirk. Je vais vous guider à la voix. C'était le commandant qui leur avait appris à manouvrer les Ibis. - Où sont-ils ? répéta Pitt. - A trente kilomètres et ils se rapprochent vite. - Ça ne m'étonne pas. Ils ne font sûrement pas plus de miÛe nouds de plus que cet autobus ! - Quinze cents, lut Giordino. Vitesse cinq quatre-vingt-dix. - Qu'est-ce que j'aimerais avoir lu le manuel de vol ! murmura Pitt entre ses dents. - Douze cents mètres. Vitesse six cinquante. Ça a l'air au poil. - Qu'est-ce que tu en sais ? - Rien, mais c'est sympa à dire, fit Giordino. Au même moment, une sorte de sonnerie d'alarme retentit dans le cockpit. Ds avaient mené l'appareil au-delà de ses limites de sécurité, dans le royaume de l'inconnu. - Mille mètres. Vitesse sept quarante. O ailes ! Ne nous laissez pas tomber maintenant ! Son objectif maintenant en vue, le pilote japonais centra le point rouge qui apparut sur son moniteur vidéo de tir, en plein sur le jet qui plongeait. Le calculateur optique prit le relais de la séquence de tir et lança le missile. - Missile air-air en route ! avertit Simpson d'une voix sombre. - Prévenez-moi quand il sera à environ un kilomètre de nous, ordonna brièvement Pitt. - Six cents mètres, dit Giordino. Vitesse huit cents. C'est le moment. 437 Pitt ne perdit pas de temps à répondre et tira sur le manche. La turbine inclinable répondit comme un planeur saisi par la main d'un géant. Doucement, dans un arc parfait, il passa au plan horizontal, terriblement bas, à moins de soixante-dix mètres de l'eau. - Le missile se rapproche. Trois kilomètres, dit Simpson. - Al, commence à incliner les moteurs au maximum, dit Pitt en hésitant. Presque au même moment, la voix de Simpson annonça : - Un kilomètre. - Maintenant ! Giordino poussa les leviers qui inclinaient les moteurs de l'horizontale à la verticale totale. L'avion parut passer d'un coup du vol horizontal à un angle de presque quatre-vingt-dix degrés vers le ciel. Les turbines frissonnèrent tandis que passagers et équipage étaient soudain jetés en avant sous l'étrange changement de vitesse et la poussée des moteurs qui tournaient toujours à pleine puissance. Le missile passa en dessous, manquant le ventre de l'avion de deux mètres à peine. Il alla se perdre dans la mer. - Beau travail ! complimenta Simpson. Vous arrivez à portée de nos Vulcains. Essayez de rester aussi bas que possible pour qu'on ait le champ libre pour tirer au-dessus de vous. - Je vais prendre le temps de remettre le zinc à l'horizontale, dit Pitt dont le visage tendu montrait la concentration. J'ai perdu ma vitesse. Giordino remit les turbines du jet à l'horizontale tandis que Pitt faisait piquer l'appareil. Il reprit la position demandée en hurlant, vingt mètres au-dessus de l'eau, en direction de la silhouette vague du navire. De là-haut, Pitt avait l'impression de voir un bateau de papier heurtant les vagues d'une mer de plastique. - Les poursuivants se rapprochent mais il n'y a aucun signe d'un nouveau missile, fit la voix inquiète de Simpson. Ils attendent la dernière seconde pour compenser votre prochaine manouvre. Vous feriez bien de vous poser sur le pont et vite ! 438 - Je touche presque les vagues, maintenant, fit Pitt avec impatience. - Eux aussi. L'un au-dessus de l'autre, de sorte que vous ne pouvez pas remonter votre soucoupe volante. - Pas possible ! Ils lisent dans nos pensées ! fit Giordino. - Etant donné que vous n'avez pas brouillé vos émetteurs, ils entendent tout ce que vous dites, dit Simpson. - Et c'est maintenant que vous nous prévenez ! Pitt regarda le Ralph R. Bennett à travers la vitre. Il eut l'impression qu'il pouvait toucher son radar géant en tendant le bras. - C'est à vous de jouer, maintenant, Bennett. Nous avons épuisé notre pochette-surprise. - Le pont-levis du château est baissé, intervint Har-per. Virez de cinq degrés à bâbord et n'oubliez pas de baisser la tête quand le petit oiseau sortira du canon. - Missile lâché ! appela Simpson. - Bien reçu, dit Pitt, mais on ne sait pas où aller. Pitt et Giordino se ramassèrent instinctivement sur eux-mêmes dans l'attente de l'impact et de l'explosion. Us planaient, aussi impuissants que des pigeons attaqués par un faucon. Soudain, leur salut éclata dans un maelstrom de feu devant leur appareil et passa au-dessus d'eux dans un bruit d'enfer. Le Vulcain du Bennett, un trente millimètres, commença à cracher. Les canons modernes Gatling à sept cylindres se mirent à tourner en expulsant 4 200 salves par minute en un tir si serré qu'on avait peine à suivre les obus à l'oil nu. Leur flot envahit le ciel jusqu'à ce qu'il rencontre le missile japonais, le faisant exploser en un champignon de flammes, à moins de deux cents mètres de l'avion à turbine. Puis ils poursuivirent leur route vers le chasseur japonais de tête, le rattrapèrent et mordirent son aile qu'ils découpèrent aussi facilement que des dents une pomme de terre. Le jet Raven Mitsubishi partit dans une série de chandelles et s'enfonça dans l'eau avec un grand jaillissement d'écume. Le second jet ne demanda pas son reste. Il fila aussi vite qu'il put, poursuivi par le flot d'obus, et reprit la route du Japon. 439 Alors seulement les Vulcains arrêtèrent le tir tandis que les derniers obus tombaient à leur tour en faisant mousser la crête des vagues. - Atterrissez, monsieur Pitt, cria Harper avec un soulagement audible. Le vent est de huit nouds tribord. - Merci, commandant. Et merci à votre équipage. Pour un beau feu d'artifice, c'en était un ! - Tout est dans la façon de faire l'amour à l'électronique ! - Je commence l'approche finale. - Je regrette de ne pas avoir une fanfare pour vous accueillir comme il faut. - Le drapeau flottant dans la brise fera très bien l'affaire. Quatre minutes plus tard, Pitt posa l'appareil à turbine sur le Bennett, à la place des hélicoptères. Alors seulement il se permit de souffler, respira profondément et se détendit sur son siège tandis que Giordino coupait les moteurs. Pour la première fois depuis des semaines, il se sentait en sécurité. Pas de risque, pas de danger dans le futur immédiat. Son rôle dans l'opération MAIT était terminé. D ne pensait qu'à rentrer chez lui et puis, peut-être, faire un peu de plongée dans les eaux chaudes et sous le soleil de Porto Rico ou d'Haïti et, s'il avait de la chance, en compagnie de Loren. On l'aurait bien étonné si on lui avait dit que, d'ici quelques semaines, l'amiral Sandecker prononcerait une oraison funèbre lors d'un service à sa mémoire. QUATRIÈME PARTIE Le, Soupir Maternel Épave tordue du B-29 * y ILE DE SOSEKI |M Dnuungs' Démons 20 octobre 1993 Washington D. C. 59 - Ils sont sortis ! annonça Jordan, fou de joie, en reposant vivement le téléphone de la salle du Conseil National de Sécurité, sous la Maison Blanche. Nous venons de recevoir l'information. Notre équipe du MAIT s'est échappée de l'île de Soseki. Dale Nichols regarda Jordan d'un air soupçonneux. - Est-ce confirmé ? - Dur comme fer ! Ils ont été attaqués par des avions de chasse japonais mais leur ont échappé. Le Président se pencha sur sa chaise. - Où sont-ils, maintenant ? - En sûreté à bord du Ralph R. Bennett, un navire de surveillance à une centaine de kilomètres de l'île. - Pas de blessés ? - Aucun. - Dieu soit loué ! - Et il y a plus ! dit Jordan, très remonté. Ils ramènent Mme Smith, le sénateur Diaz et Hideki Suma ! Tous, y compris le Président, le regardèrent, ébahis. - Comment est-ce possible ? murmura enfin Nichols. - Je n'ai pas tous les détails mais le commandant Harper, du Bennett, m'a dit que Dirk Pitt et Al Giordino avaient volé l'avion qui devait emmener Mme Smith et le sénateur à Edo City. Je ne sais pas comment, mais ils ont réussi à se saisir de Suma et à l'enlever pendant la confusion qui a suivi. 443 - Suma ! murmura le directeur de la CIA, Marvin Brogan. Voilà un cadeau inattendu. Le Président avait l'air pensif. - Voilà qui change complètement la situation. - Etant donné les circonstances, monsieur le Président, dit Jessy Simmons, le ministre de la Défense, je conseille d'annuler l'attaque nucléaire contre le Centre du Dragon. Le chef de la Maison Blanche jeta un coup d'oil à la grosse pendule qui indiquait le compte à rebours. Neuf minutes avant l'attaque. - Seigneur ! vous avez raison. Il faut l'annuler. Simmons fit un signe au général Clayton Metcalf, président de la Commission interarmes, qui saisit immédiatement le téléphone et commença à donner des ordres. Après une demi-minute, il fit un signe de tête. - Ds sont sur le site de lancement. Le secrétaire d'Etat Douglas Oates arborait un sourire triomphal. - Il s'en est fallu de peu, monsieur le Président. Moi, j'étais contre cette attaque nucléaire dès le départ. - Le projet Kaiten et le Centre du Dragon n'ont pas disparu pour autant, rappela le Président. Ils représentent toujours une grave menace. La crise est seulement passée d'une phase critique à une phase un peu moins urgente. - C'est vrai, admit Oates, mais nous avons Suma, c'est- à-dire que nous tenons le serpent par la tête, si j'ose dire. - Je suis impatient de savoir ce qu'une équipe d'interrogateurs experts pourra lui faire cracher, dit Brogan, aux anges. Oates secoua la tête. Encore une fois, il n'était pas d'accord. - Suma n'est pas un simple petit malfaiteur. C'est l'un des hommes les plus riches et les plus puissants du monde. Vous n'allez tout de même pas lui faire subir un passage à tabac ? Pensez aux conséquences ! - La justice est la même pour tout le monde ! dit Jordan avec satisfaction. Je ne vois pas pourquoi il faudrait faire preuve d'indulgence envers un homme qui a enlevé deux membres du Congrès et qui a l'intention de 444 faire exploser des bombes nucléaires sur le sol des Etats-Unis. - Je suis d'accord avec toi, Ray, s'exclama Brogan en jetant un regard noir à Oates. Ce type est la pire ordure qui soit. Je parierais bien un dîner pour tout le monde ici que le gouvernement japonais gardera le silence et n'émettra même pas de protestations. Oates semblait fou de rage. - Il n'est pas de notre intérêt national d'agir comme des barbares ! - La douceur ne mène à rien, dit Simmons. Si nous avions fait preuve de fermeté, comme les Russes, nous n'aurions pas d'otages au Liban. - Jessie a raison, approuva Nichols. Nous serions vraiment stupides de le renvoyer au Japon libre comme l'air pour qu'il reprenne sa guerre personnelle contre nous. - Le Premier ministre Junshiro et son gouvernement n'oseront pas faire d'histoires. Sinon, toute cette sordide affaire viendra aux oreilles de la presse internationale et leur retombera dessus comme une tonne de briques. Non, vous avez tort, Doug, la première chose à faire maintenant est de supprimer cette terrible menace contre notre pays. Et pour ça, il faut employer tous les moyens pour que Suma nous révèle où sont cachées les voitures piégées. Le Président regarda ses conseillers avec une expression de patience fatiguée. - M. Suma n'est pas un ami de ce pays. Je vous l'abandonne, Martin. Faites-le chanter comme un canari. Il faut que nous trouvions ces bombes et que nous les neutralisions, et vite ! - Dans combien de temps la Navy pourra-t-elle prendre Suma sur le Bennett ? demanda Brogan. - Nous n'avons pas de porte-avions dans ce coin de l'océan, répondit le ministre de la Défense, fl faudra attendre que le navire soit assez proche de Wake Island pour envoyer un hélicoptère. - Plus vite Suma sera à Washington et plus vite nous pourrons lui arracher des renseignements, dit Brogan. - Je suis impatient de savoir ce que Mme Smith et le sénateur Diaz ont pu observer là-bas, fit le Président. 445 Don Kern ouvrit la porte et vint parler à voix basse à Jordan. Celui-ci se tourna vers le locataire de la Maison Blanche. - Il semble que nos amis de la NUMA aient résolu le problème. Le commandant Harper nous informe que Pitt et Giordino ont fait le plein sur le Bennett du jet à turbines emprunté à Suma et qu'ils sont en route pour Wake Island pendant que nous parlons. Le Président s'adressa à Metcalf. - Général, je vous laisse le soin d'organiser un transport militaire pour ramener Suma et nos deux amis du Congrès aussi vite que possible. - Je vais prévenir le général Mackay, le commandant de la base aérienne de Guam. Je lui demanderai d'envoyer son jet personnel à Wake. D y sera sûrement quand Pitt se posera. Le Président reporta son attention vers Jordan. - Où en sommes-nous avec le Centre du Dragon ? - Désolé, monsieur, l'appel de Harper a été bref. Il ne m'a rien dit de l'équipe du MAIT ni si leur opération a réussi. - Alors, nous ne saurons rien avant qu'ils n'atteignent Wake ? - Non, monsieur. Oates jeta un regard glacé à Jordan. - Si vos agents ont raté leur coup au Centre du Dragon et qu'ils ne les ont pas empêchés de commencer à faire sauter les bombes, nous sommes confrontés à une terrible calamité. - S'ils s'en sont sortis en un seul morceau, répondit Jordan, agacé, ça veut dire qu'ils ont accompli ce qu'ils avaient à faire. - Mais nous n'en sommes pas sûrs ? - Même dans ce cas, nous avons gagné un moment pour respirer puisque l'architecte et constructeur du projet Kaiten est entre nos mains, intervint Simmons. Les complices de Suma doivent être démoralisés. Ils ne tenteront rien d'important sans leur chef pour les conseiller. - J'ai bien peur que votre théorie ne prenne l'eau, dit Jordan. Nous avons mal analysé le message de Harper. - Que voulez-vous dire ? 446 - fl a dit que Pitt s'était tiré d'une attaque de la chasse japonaise, c'est ça ? suggéra Brogan. - Oui. Ils doivent savoir que Suma était à bord. Et malgré ça, ils ont essayé d'abattre l'appareil. Simmons tapotait un bloc-notes avec un crayon. - Ils doivent donc penser... quels qu'ils soient... - Le vieux singe patron de la pègre japonaise, Korori Yoshishu, et ce vautour de la haute finance, Ichiro Tsu-boi, précisa Jordan. Ce sont les criminels acolytes de Suma au sein de son empire industriel. - Alors, ils doivent penser, répéta Simmons, que Suma peut parler. - En fait, c'est tout à fait ça, approuva Kern qui parlait pour la première fois. - Ce qui signifie que Yoshishu et Tsuboi peuvent décider de mettre le système à feu, conclut le Président. - Avec Suma entre nos mains, on ne peut pas prédire quelle sera leur réaction. - Je devrais peut-être faire reprendre l'attaque nucléaire, proposa le Président sans enthousiasme. - Pas pour l'instant, monsieur le Président. Nous avons un autre moyen de gagner du temps pour reprendre la situation en main. - Qu'avez-vous en tête, Ray ? - Nous laissons les Japonais croire, par un message de Harper, que l'avion transportant Diaz, Smith et Suma s'est écrasé en mer et que tous sont morts. Brogan eut une moue dubitative. - Vous croyez vraiment que Yoshishu et Tsuboi vont avaler ça ? - Probablement pas, dit Jordan d'un air rusé, mais je parie qu'ils vont y réfléchir assez longtemps pour que nous puissions contrer le projet Kaiten une bonne fois pour toutes. 447 60 Fidèle à sa parole, le président des forces interarmes se débrouilla pour que le jet C20 du général Mackay soit près de la piste de Wake Island lorsque Pitt posa l'avion à turbines japonais devant le petit bâtiment du terminal. Mel Penner, venu de Palau, attendait l'équipe, écoutant le hurlement des turbines lorsque les roues touchèrent le sol. Toute la zone était entourée et ceinturée d'environ vingt policiers de l'air. Penner s'avança vers l'appareil et attendit au pied de la passerelle que la porte s'ouvre. Weatherhill fut le premier à sortir. Penner et lui se serrèrent la main. - Content de voir que tu appartiens toujours au monde des vivants ! - Eh bien, on est deux ! dit Weatherhill avec un large sourire. On ne s'attendait pas à un comité d'accueil, ajouta-t-il en regardant le cordon de policiers. - On ne parle que de vous à la Maison Blanche. C'est vrai que vous avez Suma ? - Oui, et Diaz et aussi Smith. - Vous avez fait fort ! Stacy, descendue à son tour, fut également surprise de voir Penner et les gardes. - Quelque chose me dit qu'on ne va pas faire le plein pour repartir sur Hawaï, dit-elle en embrassant Penner. - Non, je suis désolé, fl y a un jet militaire qui attend Diaz, Smith et Suma pour les ramener à Washington. Ils seront accompagnés et gardés par une équipe militaire de renseignements. Quant à nous, on nous a ordonné de rester à Wake pour rencontrer un groupe de personnages haut placés envoyés par Jordan et le Président. - Je suis désolé que nous n'ayons pu vous envoyer davantage de renseignements, expliqua Weatherhill, mais nous avons pensé qu'il valait mieux que tout ça ne traîne pas sur les ondes et que nous fassions notre rapport de vive voix. - Jordan est d'accord. Il pense que c'était une sage décision. Weatherhill tendit à Penner une chemisé pleine de feuilles proprement dactylographiées. 448 - Voilà mon rapport complet. - Comment as-tu fait ça ? s'étonna Penner. - Suma a fait équiper ses avions de tout le nécessaire pour travailler. J'ai tapé tout ça pendant le vol sur traitement de texte. Mancuso passa la tête par la porte de l'appareil. - Salut, Mel ! Tu as apporté le Champagne et les chapeaux de papier ? - Content de te voir, Frank. Quand pourrons-nous rencontrer vos passagers ? - Je te les envoie tout de suite. Juste le temps de les détacher. - Vous les avez ligotés ? - Ben... ! Us sont parfois un peu irritables ! Loren et Diaz apparurent, éblouis par le brillant soleil. On les présenta à Penner qui leur expliqua la suite de leur voyage. Enfin Toshie et Suma furent amenés par Mancuso qui les tenait tous deux d'une poigne ferme. Penner fit un léger salut à la japonaise. - Bienvenue sur le territoire des Etats-Unis, monsieur Suma, mais je ne crois pas que vous apprécierez beaucoup votre séjour. Suma lança à Penner le regard distrait qu'il réservait aux subalternes. Toshie, elle, lui jeta un regard plein de haine. - Vous allez traiter M. Suma avec le respect qui lui est dû. Il exige d'être libéré immédiatement et de rentrer au Japon. - Oh ! Il y rentrera ! dit Penner d'un ton moqueur. Après avoir apprécié les petites vacances que nous lui offrons aux frais des contribuables américains. - Vous violez les lois internationales, siffla Suma. Et si vous rie nous relâchez pas, la vengeance sera terrible et beaucoup de vos concitoyens mourront. - Est-ce qu'il peut mettre sa menace à exécution ? demanda Penner à Weatherhill. - Désolé, répondit celui-ci en s'adressant à Suma, mais vous pouvez oublier le Centre du Dragon. Je lui ai coupé le jus ! - Tu as réussi ? Ray Jordan et Don Kern se rongent les ongles en attendant de savoir. - Une réussite temporaire. Nous avions juste assez 449 d'explosif pour faire sauter un faisceau de fibres optiques. Ils devraient pouvoir réparer ça en quelques jours. Le Dr Josh Nogami sortit à son tour de l'appareil et fut accueilli par Penner. - Je suis vraiment content de vous connaître, Doc. Nous vous sommes très reconnaissants de vos efforts et des renseignements que vous nous avez fournis. Votre aide a été essentielle. Nogami haussa les épaules avec modestie. - Je suis surtout désolé de n'avoir pas pu sauver Jim Hanamura. - Vous vous seriez trahi et vous auriez subi le même sort. - M. Pitt a fait de son mieux pour empêcher ça. Nogami regarda autour de lui mais ne vit aucun visage familier. - On dirait que je suis un agent sans_ mission, commenta-t-il. - Quand notre directeur adjoint des Opérations, Don Kern, a su que vous étiez à bord, il a demandé que vous soyez temporairement assigné à nos services. Vos supérieurs ont donné leur accord. Si ça ne vous ennuie pas de travailler avec une bande de coloniaux quelques jours, votre connaissance du Centre du Dragon nous sera précieuse. - fl fait meilleur ici qu'à Londres, dit le médecin. Avant que Penner puisse répondre, Giordino sauta de la passerelle et courut vers l'escouade de policiers qui emmenait Toshie et Suma vers le C20. Il s'approcha de l'officier et lui demanda d'arrêter la procession un instant. Giordino n'avait qu'un demi-centimètre de plus que Toshie. n la regarda droit dans les yeux. - Mon cher cour, attendez-moi ! Elle le considéra avec une surprise courroucée. - De quoi parlez-vous ? - De cour, de poursuite amoureuse, de nid d'amour, d'affection, de demande en mariage ! Dès que je pourrai vous rejoindre, je ferai de vous la femme la plus heureuse du monde ! - Vous êtes fou ! - C'est l'un de mes nombreux charmes, dit Giordino 450 d'une voix sucrée. Vous en découvriez bien d'autres au fil du temps. Curieusement, Toshie se troubla. Pour une étrange raison qu'elle-même n'aurait pu expliquer, elle commençait à trouver la cour pourtant fort peu japonaise de Giordino attirante. Elle dut lutter pour combattre l'amitié qu'elle ressentait pour lui. Giordino se rendit compte de son hésitation et, entourant ses frêles épaules de ses larges mains, l'embrassa brièvement sur les lèvres et lui sourit. - Je reviendrai aussi vite que je pourrai. Elle le regardait encore par-dessus son épaule quand Penner la prit par le coude et l'entraîna sans ménagement. Pitt escorta Loren vers le C20 après que Suma, Toshie et Diaz s'y furent installés. Ils marchaient en silence, sentant la chaleur du soleil et l'humidité sur leur peau. Loren s'arrêta à quelques mètres de l'avion et regarda Pitt dans les yeux. - Il semble que l'un ou l'autre soyons toujours en train de partir. - Eh oui ! Nous avons des vies trépidantes et séparées. Nos emplois du temps ne correspondent jamais. - Peut-être un jour... Sa voix mourut doucement. - Un jour, dit-il avec compréhension. - Tu ne repars pas ? demanda-t-elle en hésitant. - Je ne sais pas. Al et moi avons reçu l'ordre de rester ici. - Ils ne peuvent pas te renvoyer sur l'île ! Pas maintenant ! - Je*uis un ingénieur de la Marine, tu sais ? Je suis donc le dernier homme à qui ils pourraient demander de prendre d'assaut le Centre du Dragon avec une mitraillette ! - Je parlerai au Président et lui demanderai qu'Ai et toi soyez renvoyés chez vous. - Ne prends pas cette peine, dit-il calmement. Nous serons sans doute du prochain voyage vers l'est. Elle se dressa sur la pointe des pieds et embrassa doucement ses lèvres. 451 - Merci pour tout. - Je ferais tout pour plaire à une jolie dame ! dit Pitt en souriant. Des larmes perlèrent aux yeux de Loren. Elle avait un mauvais pressentiment au creux de l'estomac. Elle sentait confusément qu'il ne la suivrait nulle part avant longtemps. Soudain, elle se retourna et gagna en courant la passerelle du jet. Pitt resta là à la regarder. Puis il fit un signe de la main lorsque son visage se dessina derrière un hublot. Mais quand elle le chercha à nouveau du regard, quand l'avion se mit à rouler, il avait disparu. 61 Tsuboi ne réussissait pas à le croire ! Après avoir laissé Yoshishu et quitté rapidement Tokyo pour Edo City et le Centre du Dragon où il avait l'intention de prendre personnellement les choses en main, il se tenait dans la salle de contrôle, fou de rage. - Comment ça, vous ne pouvez pas faire exploser les voitures piégées ? hurla-t-il en tapant sur le bureau. Takeda Kurojima, le directeur du Centre du Dragon, était pétrifié. Il regarda autour de lui, cherchant un soutien moral parmi l'armée de scientifiques et d'ingénieurs qui l'entouraient. Mais tous baissaient les yeux, paraissant prier pour que le plancher s'ouvre et les engloutisse. - M. Suma est le seul à connaître le code, répondit Kurojima. El a personnellement programmé le système codé permettant l'amorçage et la mise à feu des bombes. - Combien de temps vous faut-il pour reprogrammer les codes ? De nouveau, Kurojima chercha le regard de ses subordonnés. Chacun murmura un avis puis, lorsqu'ils furent apparemment d'accord, l'un d'eux fit un pas en avant et murmura quelque chose que Tsuboi n'entendit pas. - Quoi ? Qu'est-ce que vous avez dit ? 452 Kurojima répondit pour l'ingénieur terrorisé. - Trois jours. Ça prendra trois jours au minimum pour effacer les codes de M. Suma et reprogrammer les systèmes. - Tant que ça ? - Ce n'est pas une procédure facile. - Comment fonctionnent les conducteurs robots ? - Le programme des robots est accessible. M. Suma n'a pas inséré de code particulier pour mettre en mouvement leur conduite et leur destination. - Deux jours ! Quarante-huit heures. Vous n'avez pas une minute de plus pour rendre le projet Kaiten opérationnel. Tsuboi pinça les lèvres et serra les mâchoires. Il commença à arpenter la salle de contrôle du Centre du Dragon. H maudissait l'esprit tortueux de l'homme qui les avait tous roulés dans la farine. Suma n'avait fait confiance à personne, pas même à son vieux, son plus proche ami Yoshishu. Un téléphone sonna et l'un des techniciens répondit. Il parut se raidir et tendit le combiné à Tsuboi. - C'est M. Yoshishu à Tokyo, pour vous. - Oui, Korori, ici Ichiro. - Nos agents ont intercepté un rapport émis par un navire américain. Il prétend que l'avion d'Hideki a été abattu. Est-ce que les pilotes l'ont réellement vu s'abîmer en mer ? - Un seul est rentré. On m'a informé que ce survivant a prétendu avoir été trop occupé à échapper aux obus lancés par le navire pour vérifier si son missile avait atteint son but. - Ça pourrait être un bluff des Américains ? - Nous ne le saurons que lorsque l'un de nos satellites d'observation pourra être programmé pour passer au-dessus du navire. On verra si l'avion est à bord. Yoshishu hésita. - Alors, nous saurons que nous sommes arrivés trop tard. Hideki est perdu pour nous. - Et interrogé à fond, drogué naturellement, il va probablement indiquer où sont cachées les voitures. - Dans ce cas, nous devons agir rapidement pour protéger le projet Kaiten. - fl y a un autre problème, dit Tsuboi d'un ton 453 ennuyé. Seul Hideki connaît les codes pour activer et faire exploser les voitures. fl y eut un silence à l'autre bout de la ligne. Puis Yoshishu parla d'une voix éteinte. - Nous avons toujours su qu'il était rusé comme un renard ! - On ne l'a que trop su ! approuva Tsuboi. - Alors, je te laisse trouver un moyen. - Je ne faillirai pas à votre confiance. Tsuboi raccrocha et regarda par la fenêtre. Le silence tomba sur la salle de contrôle où chacun attendait ses ordres. Il fallait absolument trouver une solution pour retarder tout châtiment de la part des Etats-Unis et des autres nations occidentales. Tsuboi était intelligent. Il ne lui fallut que quelques secondes pour changer ses plans. - Est-ce très compliqué d'activer une des bombes manuellement ? demanda-t-il aux ingénieurs et aux scientifiques réunis dans la pièce. Kurojima leva les sourcils d'étonnement. - Pour la faire exploser sans le signal codé ? - Oui, c'est ça. Le cerveau qui avait aidé au projet du début à la fin pencha la tête et répondit. - Il y a deux méthodes grâce auxquelles une masse de matériau fissible peut atteindre un stade critique et exploser. L'une consiste à entourer cette masse d'un anneau de puissants explosifs dont la détonation entraînera à son tour la fission. L'autre consiste à lancer deux masses l'une contre l'autre au moyen d'un instrument comme par exemple un canon. - Comment faire exploser les bombes des voitures ? répéta Tsuboi avec impatience. - La vitesse, répondit brièvement Kurojima. L'impact d'une balle à grande vitesse dans la coquille du compresseur et dans la niasse devrait suffire. Tsuboi n'en revenait pas. - Etes-vous en train de me dire qu'on pourrait faire exploser les bombes rien qu'en tirant dessus avec un pistolet ? - Si on tire de très près, oui, dit Kurojima en hochant la tête. 454 L'effet de cette information sur Tsuboi fut ahurissant. - Alors, pourquoi ne pas programmer un robot.pour qu'il tire avec une arme puissante dans le climatiseur ? - Là encore, c'est un problème de temps, répliqua Kurojima. Les robots sont programmés pour conduire les voitures à leurs destinations, pas pour quoi que ce soit d'autre. - Ne pourrait-on programmer l'un des gardes robots ? - Le problème est le même mais à l'envers. Les gardes sont programmés pour bouger et se servir d'armes à feu. Pas pour conduire des voitures. - Combien de temps faudrait-il pour en fabriquer un qui soit capable de faire les deux choses ? - Des semaines, probablement au moins un mois. Il faut comprendre que nous devrions créer une machine très complexe. Nous n'en avons aucun actuellement qui soit capable de conduire une voiture, sortir, ouvrir un capot et tirer avec une arme. Un robot programmé pour ces trois mouvements serait à repenser entièrement depuis le début et ça prend du temps. - Il faut qu'une de ces voitures explose dans les cinq heures qui viennent pour que les Américains pensent que le système est opérationnel, insista Tsuboi. Kurojima avait recouvré sa confiance. Tsuboi ne lui faisait plus peur. Il regarda le financier sans ciller. - Très bien. Alors il ne nous reste qu'à trouver un humain pour faire le travail. Il était environ cinq heures de l'après-midi et le ciel s'assombrissait déjà à l'est quand le C20 commença sa traversée au-dessus du Pacifique vers la Californie. Dans deux heures, il devrait se poser à Hickam Field, à Hawaï, pour refaire le plein. Loren regarda par le hublot, plissant les yeux pour apercevoir la forme blanche d'un bateau, mais elle ne vit que la surface infinie de la mer, parsemée des taches blanches de l'écume. Elle fit tourner le siège luxueux sur lequel elle était assise pour faire face à Suma. Arrogant et tranquille, le Japonais buvait un verre d'eau minérale. Le choc de l'enlèvement et la détresse de savoir que Yoshishu avait ordonné sa mort paraissaient oubliés. Il était détendu, 455 suprêmement confiant, certain qu'il reprendrait la main dès son arrivée à Washington. fl regarda Loren et lui adressa un mince sourire. - Ainsi, vous avez l'intention de proposer, une loi pour fermer tous les marchés aux marchandises japonaises ? - A la lumière de ce que j'ai vu et subi ces derniers jours, qui m'en blâmerait ? - Nous autres Japonais avons déjà préparé la riposte à cette éventualité. Notre économie survivra parce que nous avons déjà considérablement investi dans les marchés d'Europe et d'Asie. Bientôt nous n'aurons plus du tout besoin des consommateurs américains. La fermeture de vos marchés n'est qu'une nouvelle tactique injuste des Américains. - Qu'est-ce que vous savez des pratiques commerciales justes ? dit Loren en riant. Aucun étranger ne peut essayer de vendre ses produits au Japon sans être dépouillé à mort par vos barrières douanières, mis à l'écart par votre système de distribution et miné par votre compétition nationale. Et pendant ce temps, vous pleurez partout que personne ne comprend votre culture ! - Votre attitude, madame Smith, est évidemment motivée par des sentiments racistes antijaponais. Nous n'éprouvons aucune honte à étendre nos parts de marché international. Nous sommes partis de rien après la guerre. Et ce que nous avons construit, vous voulez nous l'enlever. - Vous enlever quoi ? Le droit que vous vous attribuez de diriger l'économie du monde ? Au lieu de vous tendre la main quand vous vous releviez de vos cendres, au lieu de vous aider à construire une économie trop réussie, nous aurions peut-être dû vous traiter comme vous avez traité la Mandchourie, la Corée et la Chine lors de vos années d'occupation. Loren eut le plaisir de lire une frustration grandissante dans le regard de Suma. - Bien des succès économiques d'après guerre, dans ces pays, n'ont eu lieu que grâce aux Japonais qui les ont guidés. 456 Loren secoua la tête, ébahie de ce refus d'admettre les vérités historiques. - Les Allemands au moins ont éprouvé des regrets pour les atrocités commises par les nazis, tandis que votre peuple agit comme si la boucherie qui a tué des millions de gens dans toute l'Asie et dans tout le Pacifique n'avait jamais existé. - Nous avons libéré nos esprits de ces années-là, dit Suma. Les événements négatifs furent certes infortunés mais nous étions en guerre. - Oui, mais c'est vous qui l'avez déclarée ! Personne n'a attaqué le Japon. - Tout cela est le passé. Nous ne pensons qu'à l'avenir. Le temps prouvera qui a la meilleure culture, dit-il avec mépris. Comme toutes les autres nations depuis la Grèce antique, vous tomberez parce que la pourriture viendra de l'intérieur. - Peut-être, dit Loren avec un sourire. Mais ce qui me console, c'est que vous en ferez autant. 62 Penner se leva et fit face aux survivants de l'équipe du MAIT réunis dans un bureau situé dans l'un des hangars d'une compagnie d'aviation commerciale. Il vida le contenu de sa pipe dans un petit seau de sable posé sur le bureau et fit un signe à deux hommes, l'un assis, l'autre debout près du mur. - Je vais laisser le soin de vous mettre au courant à Clyde Ingram, le monsieur qui porte cette lumineuse chemise hawaïenne. Clyde porte le titre bizarre de directeur de l'Analyse des données scientifiques et techniques. Il vous expliquera sa découverte. Puis Curtis Mee-ker, un vieil ami du temps où nous appartenions aux services secrets, directeur adjoint des opérations techniques avancées, vous expliquera ce qui grouille dans son cerveau tortueux. Ingram s'approcha d'un chevalet recouvert d'une cou- 457 verture. Il avait les yeux bleus et des lunettes luxueuses qui pendaient sur sa poitrine, retenues par une cordelette. Brun, de taille moyenne, il portait en effet une chemise colorée, du genre de celles que porte Tom Selleck quand il joue le rôle de Thomas Magnum dans sa Ferrari à Honolulu. D souleva la couverture du chevalet et montra une photo agrandie de ce qui paraissait être un vieil avion. - Ce que vous voyez là est une Super Forteresse B 29 de la Seconde Guerre mondiale. Elle est actuellement à trente-six milles de l'île de Soseki, au fond de l'eau. - La photo est rudement claire, dit Stacy. A-t-elle été prise depuis un submersible ? - Non. A l'origine, c'est notre satellite de reconnaissance Pyramider XI qui l'a prise pendant une orbite au-dessus de Soseki. , - Vous pouvez obtenir une photo aussi précise du fond de la mer depuis un satellite ? s'exclama-t-elle, incrédule. - On peut. Giordino était assis au fond de la salle, les pieds posés sur une chaise. - Comment ça marche ? - Je ne vous ferai pas une description en profondeur, ça prendrait des heures. Sachez seulement qu'on utilise des ondes puisées qui agissent comme un radar à très basse fréquence pour créer une image géophysique d'objets ou de paysages immergés. Pitt s'étira pour détendre ses muscles fatigués. - Qu'arrive-t-il quand on reçoit l'image ? - Le Pyramider envoie l'image, un peu comme une tache, à un satellite relais qui l'envoie alors à White Sands, dans le Nouveau-Mexique, où elle est affinée et amplifiée par ordinateur. L'image est ensuite transmise à l'Agence de Sécurité nationale, où elle est analysée par des hommes et par des ordinateurs. Dans ce cas précis, notre intérêt a été éveillé et nous avons fait appel à un Casper SR 90 pour obtenir une image plus précise. Stacy leva une main. - Est-ce que Casper utilise le même système que Pyramider ? - Désolé, tout ce que je peux dire sans m'attirer 458 d'ennuis, c'est que Casper obtient une image en temps réel enregistrée sur une bande analogue. On pourrait dire que comparer Casper et Pyramider revient à comparer le rayon d'une lampe électrique à un laser. L'un couvre une large surface, l'autre relève une série de points minuscules. Mancuso pencha la tête et regarda la photo avec curiosité. - Alors, que signifie donc ce vieux bombardier coulé ? Quel rapport peut-il avoir avec le projet Kaiten ? Ingram jeta un coup d'oeil à Mancuso puis tapota la photo avec son crayon. - Cet avion, ou ce qu'il en reste, va détruire l'île de Soseki et le Centre du Dragon. ' Personne ne le crut une seconde. Tous le regardèrent comme un bonimenteur essayant de leur vendre un élixir de bonheur. Giordino brisa le silence. - Ce sera une partie de plaisir de remonter ce zinc et de le réparer pour un petit tour de bombardement. - Il faudrait bien plus qu'une bombe vieille de cinquante ans pour faire un trou dans le Centre du Dragon, dit le Dr Nogami en souriant. - Croyez-moi, la bombe qui est à l'intérieur de ce machin a le punch qu'il faut pour faire ce boulot ! affirma Ingram. - Le complot s'épaissit ! lâcha Pitt d'un ton sinistre. Je vois venir les chausse-trapes. Ingram ne se laissa pas démonter. - Cette partie des explications vous sera donnée par mon acolyte, Curtis Meeker. Le sourire narquois de Pitt se porta d'Ingram à Meeker. - Je suppose que vous deux, Ray Jordan et Don Kern, jouez tous dans le même bac à sable ? - Nous avons en effet des occasions de nous rencontrer de temps en temps, dit Meeker sans sourire. Ingram retira la photo du chevalet et la posa sur une chaise, découvrant l'agrandissement d'un petit diable peint sur le flanc de l'avion. - Le Dennings'Demons, dit-il en montrant avec son crayon les lettres presque effacées en dessous du petit diable. Commandé par le major Charles Dennings. Vous 459 noterez que le diablotin se tient sur un lingot d'or marqué 24 carats. L'équipage aimait à se faire passer pour des chercheurs d'or après s'être fait réprimander pour avoir mis à sac une brasserie pendant son entraînement en Californie. - Ça, c'est une équipe comme je les aime ! fit Gior-dino. - Inconnus, oubliés et ensevelis dans les archives de Langley jusqu'à ce que Curtis et moi, il y a quelques jours, mettions le nez dans cette histoire. Telle fut l'aventure de ce groupe d'hommes courageux qui sont partis avec pour mission de lâcher une bombe atomique sur le Japon. - Une quoi ? s'écria Weatherhill, incrédule. Ingram ignora l'interruption et poursuivit. - A peu près au même moment où le colonel Tibbets partait avec \Enola Gay de l'île de Tinian, dans le Pacifique, avec la bombe connue sous le nom de « Little Boy », le major Dennings décollait de l'île de Shemya, une île des Aléoutiennes, avec sa bombe qui, elle, avait recule nom de code de « Soupir Maternel ». Ce qui reste de la mission a été considérablement censuré mais nous pensons que le plan de vol de Dennings consistait en une course unique : il devait lâcher la bombe sur la cible, probablement Osaka ou Kyoto, puis continuer sur Oki-nawa pour faire le plein avant de revenir à Tinian. Comme nous le savons tous d'après les livres d'Histoire, Tibbets a lâché sa bombe sur Hiroshima. Dennings, malheureusement, a disparu et toute l'affaire a été occultée par ordre présidentiel. - Attendez une minute, dit Mancuso. Est-ce que vous voulez dire qu'on a construit plus de trois bombes en 1945 ? - En dehors de « Little Boy », intervint Stacy, la première bombe Trinity à Los Alamos et « Fat Man », qui a été lâchée sur Nagasaki, on n'a jamais parlé d'autres bombes ! - Nous n'avons toujours pas le compte exact, mais il semble qu'on en ait fait au moins six. La plupart étaient du type à implosion, comme Fat Man. - Avec celle de Dennings, compta Pitt; ça fait quatre. Il en reste encore deux. 460 - Une bombe nommée « Perle de Maman » a été chargée à bord d'une Super Forteresse appelée Lovin 'LU, à Guam, peu de temps après que l'île a été libérée des Japonais. Lovin'IÀÎ est partie vers le Japon quandBock's Car, pilotée par le major Charles Sweeney, a lâché Fat Man sur Nagasaki. Quand on a su que l'opération avait réussi, Lovin'LÀl et son équipage ont été rappelés à Guam, la bombe désamorcée et renvoyée par bateau à Los Alamos. - fl en reste une... - « Océan Mother » était à Midway mais on ne l'a jamais mise en l'air. - Qui a imaginé ces noms ridicules ? murmura Stacy. - Je n'en ai aucune idée, répondit Ingram en haussant les épaules. Pitt regarda Ingram. - Est-ce que Dennings et les équipages de Guam et de Midway faisaient partie de l'escadron de bombardiers 509 du colonel Tibbets ? - Là encore, nous l'ignorons. Quatre-vingts pour cent des archives ont été détruits. On peut seulement imaginer que le général Graves, le directeur du projet Manhattan, et son équipe ont mis sur pied un projet de soutien de dernière minute parce qu'il avait grand-peur que les mécanismes de mise à feu des bombes ne fonctionnent pas. H était également possible, quoique assez incroyable pourtant, que l'Enola Gay et le Bock's Car se crashent au décollage, ce qui aurait fait exploser les bombes et anéanti tout le 509, de sorte qu'il n'y aurait plus eu aucun spécialiste pour lâcher les autres bombes. Et par-dessus tout ça, quantité d'autres dangers guettaient Graves et Tibbets. La menace d'une attaque japonaise sur Tinian, une panne mécanique ou une attaque ennemie pendant le vol, ou encore une défense aérienne trop précise pendant la mission. C'est au dernier moment que Groves a vu les nuages noirs s'amonceler au-dessus de l'opération. En moins d'un mois, le major Dennings et les Démons, en même temps que les équipages de Guam et de Midway, ont dû ingurgiter un entraînement spécial et partir à leur tour. - Mais pourquoi n'en avoir pas informé le public 461 après la guerre ? demanda Pitt. Quel mal l'histoire du Dennings' Démons pourrait-elle faire cinquante ans après ? - Que voulez-vous que je vous dise ? fit Ingram avec un geste d'impuissance. Trente ans après, il y a eu la loi sur la liberté de l'information mais ça n'a pas empêché quelques politicards tordus de décider de leur propre chef que le public américain qui, soit dit en passant, paie leurs salaires, était trop naïf pour qu'on puisse lui révéler des faits aussi terribles. Ils ont remis l'événement au secret absolu et l'ont enterré dans les caves de la CIA à Langley. - Tibbets a eu la gloire et Dennings une tombe au fond de l'océan, constata Weatherhill avec philosophie. - Bon, maintenant qu'avons-nous à voir avec le Dennings' Démons ? questionna Pitt. - Il vaut mieux que ce soit Curtis qui vous l'explique. Meeker alla vers un tableau noir et prit une craie. Il dessina schématiquement un B 29 et le contour inégal qui représentait le fond marin. Celui-ci s'achevait par une colline sous-marine, l'île de Soseki. Heureusement pour les nerfs tendus de ses auditeurs, la craie ne grinça pas. Enfin, après avoir ajouté certains détails géologiques sur le fond, il se tourna et fit un large sourire. - Clyde ne vous a donné qu'un aperçu de notre surveillance par satellite et de nos systèmes de détection. Il y en a d'autres, comme par exemple la capacité de pénétrer, à une distance impressionnante, des substances solides et de mesurer un grand nombre de sources d'énergie dont je ne vous donnerai pas les détails : ni Clyde ni moi ne sommes ici pour vous ennuyer avec des cours magistraux. Je vous révélerai simplement que l'explosif que vous avez placé dans le réseau électrique du Centre du Dragon n'a pas fonctionné. - Je n'ai jamais placé d'explosif qui ne réussisse pas à fonctionner ! se défendit Weatherhill. - Oh ! Votre charge a bien explosé, mais pas où vous l'aviez placée, assura Meeker. Si le Dr Nogami avait encore été dans le complexe de commande, il aurait pu vous dire que la charge a sauté à cinquante mètres au moins du réseau électrique. - Impossible, intervint Stacy. J'ai regardé Timothy 462 installer la charge dans un faisceau de fibres optiques, dans un passage d'accès. - On l'a déplacée, dit pensivement Nogami. - Comment ? - L'inspecteur robot a probablement observé une légère baisse de puissance, cherché et trouvé la charge. Il a dû l'enlever et informer le contrôle robotique. Le minuteur a probablement fait exploser le plastic pendant qu'on le portait au contrôle pour inspection. - Donc, le Centre du Dragon est complètement opérationnel ? - Oui, et le projet Kaiten peut être lancé n'importe quand, ajouta Stacy dont le visage exprimait la déception. - Je crains en effet que ce ne soit le cas, confirma Meeker. - Alors, toute notre opération pour démolir le centre a été inutile ! fit Weatherhill, dégoûté. - Pas totalement, le consola Meeker. Vous avez capturé Suma et, sans lui, les bombes ne peuvent pas être mises à feu. - Et qu'est-ce qui empêcherait les autres conspirateurs de le faire ? demanda Stacy. - Je crois que le bon docteur a la réponse, fit Pitt en regardant Nogami. - C'est en effet une information que j'ai recueillie après être devenu le copain de l'un des informaticiens, dit Nogami avec un sourire. Ils m'ont laissé me promener librement dans leur centre de données. Un jour, je me trouvais derrière un programmateur et j'ai regardé par-dessus son épaule pendant qu'il entrait une donnée sur le projet Kaiten. J'ai mémorisé le code d'entrée et, à la première occasion, j'ai pénétré le système. Ça m'a donné l'emplacement des voitures piégées que je vous ai fait passer. Mais quand j'ai essayé d'insérer un virus dans le système de détonation, tout s'est bloqué. J'ai découvert que seul Suma avait accès aux codes de détonation. - Alors, personne d'autre que Hideki Suma ne peut lancer le projet Kaiten ? s'écria Stacy avec soulagement. - C'est une situation que ses comparses s'efforceront de corriger en travaillant comme des forcenés, répondit Meeker. Mais les compliments sont de mise : vous avez 463 joué le gagnant. Vos efforts ont effectivement fermé provisoirement le Centre du Dragon et les Japonais doivent reprogrammer leurs systèmes d'amorçage et de mise à feu, ce qui nous donne assez de temps pour mettre sur pied un plan pour le détruire une fois pour toutes. - Ce qui, si je ne relègue pas votre conférence sur une voie de garage, nous ramène au Dennings 'Démons, dit Pitt. - Exactement. Meeker hésita un moment et s'assit sur un bureau. Puis il se décida à aborder le vif du sujet. - Le Président était décidé à mettre enjeu sa carrière politique en optant pour une attaque nucléaire contre le Centre du Dragon. Mais il l'a annulée lorsqu'il a appris que vous vous étiez échappés. Votre opération lui a donné un répit, pas énorme mais suffisant pour accomplir ce que nous avons mis au point au cours des quelques heures dont nous disposions. - Ne me dites pas que vous voulez faire exploser la bombe qui est dans le B 29 ? dit Pitt, les yeux battus de fatigue. - Non, soupira Meeker. Il faudra la déplacer sur une courte distance. - Je me demande bien quels dommages elle causera à une île qui se trouve près de quarante kilomètres plus loin ! marmonna Giordino. - Un groupe des meilleurs experts en océanographie et en géophysique pense qu'une explosion atomique sous-marine peut anéantir le Centre du Dragon. - Je voudrais bien savoir comment ! dit Stacy en écrasant un moustique posé sur son genou. Meeker revint au tableau noir. - Le major Dennings ne pouvait pas savoir, évidemment, que son avion, tombé à la mer à l'endroit où il est tombé, constituerait l'arme idéale pour enlever une sacrée épine du pied de ses concitoyens quarante-huit ans plus tard. Il s'arrêta pour dessiner une autre ligne qui, passant sous le fond de la mer, reliait l'avion à l'île de Soseki pour repartir vers le haut, pratiquement jusqu'en dessous du Centre du Dragon. 464 Nogami secoua la tête avec pessimisme. , «, - Le Centre a été construit pour supporter un tnsa-blement de terre important et même une attaque nucléaire. Faire exploser une bombe atomique, en supposant qu'elle veuille bien exploser après cinquante ans dans l'eau salée, pour creuser un trou dans les fondations ne servirait à rien. - L'argument du Dr Nogami me paraît valable, dit Pitt. L'île est presque tout entière de roche solide. Elle ne va ni osciller ni bouger à cause d'une grosse onde de choc. Meeker garda un moment le silence, se contentant de sourire. Puis il laissa tomber son argument massue : - Non, elle ne va ni osciller ni bouger, dit-il avec l'air d'un chat devant un bol de crème. Elle va couler ! 63 A environ quinze kilomètres à vol d'oiseau de Sheri-dan, dans le Wyoming, juste au sud de la frontière du Montana, Dan Keegan cherchait, à cheval, des signes indiquant qu'on avait pénétré dans sa propriété pour chasser. Tandis qu'il faisait sa toilette avant de dîner, il avait entendu deux coups de fusil et immédiatement dit à sa femme de garder le poulet au chaud. Il avait pris son vieux Mauser et selle son cheval préféré. Les chasseurs qui ignoraient volontairement ses barrières elfses pancartes interdisant l'entrée étaient une source constante d'irritation pour Keegan. Moins d'un mois auparavant, on lui avait tué un veau. Le chasseur avait visé un daim et l'avait manqué. Mais la balle avait continué sa course au-dessus d'une légère pente et atteint le veau à près de deux kilomètres de distance. Depuis, Keegan ne voulait plus de chasseurs chez lui. Qu'ils aillent tirer chez d'autres propriétaires si ça leur chantait ! Keegan suivit un chemin longeant la crique de la 465 Femme Pendue. D n'avait jamais su d'où venait ce nom étrange. La seule femme pendue dont il eût entendu parler dans le Wyoming était Ella Watson, qu'on appelait aussi « Kate le Bétail ». Cela s'était passé en 1889 et, de toute façon, à trois cents kilomètres de là. Les rayons du soleil couchant étaient intensifiés par l'air glacé et les collines avoisinantes brillaient de tons jaunes et orangés. D arriva sur une plaine et observa le sol. Il ne lui fallut pas longtemps pour repérer les traces de pneus. Il les suivit jusqu'à un amas d'empreintes de pieds et une mare de sang que buvait déjà la terre sablonneuse. Les chasseurs et leur proie avaient disparu. Il arrivait trop tard et était fou de rage. Pour conduire une voiture sur sa propriété, il fallait que les intrus aient soit coupé sa barrière de fil de fer barbelé, soit démoli la serrure de la grille qui séparait sa route privée de l'autoroute. Il allait bientôt faire nuit. Il décida d'attendre jusqu'au lendemain pour envoyer l'un de ses vachers chevaucher le long de la barrière et vérifier la serrure. Il remonta en selle et fit demi-tour pour rentrer. Après quelques mètres, il arrêta sa monture. Le vent apportait le faible son d'un moteur d'automobile. Il mit une main autour de son oreille et écouta. Au lieu de disparaître, comme il pensait que le feraient les chasseurs, le son s'amplifiait. Quelqu'un approchait, n poussa son cheval en haut de la pente d'une petite mesa et scruta la plaine au-dessous. Un véhicule remontait rapidement la route, soulevant un nuage de poussière. Il s'attendait à voir un 4x4 sortir des buissons bordant la route. Quand la voiture fut assez proche pour que Keegan la voie, il fut surpris de constater qu'il s'agissait d'une voiture ordinaire, une conduite intérieure brune, de fabrication japonaise. Le conducteur braqua et s'arrêta au bord de la route, sur un endroit dégagé. La voiture resta un moment immobile tandis que la poussière retombait sur le toit et dans l'herbe. Puis le conducteur sortit, ouvrit le capot et se pencha un moment sur le moteur. Il contourna le véhicule et alla ouvrir la malle arrière d'où il sortit un équipement de géomètre. 466 Keegan regarda avec curiosité l'intrus mettre l'équipement sur un trépied et viser avec les jumelles certaines éminences, inscrivant ses relevés sur un papier et les comparant à une carte géographique qu'il avait dépliée et étalée sur le sol. Keegan avait l'expérience du travail de géomètre mais il n'en avait jamais vu mener leurs travaux comme celui-ci. L'étranger semblait plus intéressé par la confirmation de l'endroit que par l'établissement d'une ligne de base. Il vit l'homme jeter négligemment ses relevés sous un buisson puis retourner vers le capot de la voiture et regarder le moteur comme s'il l'hypnotisait. Lorsqu'il parut se secouer et repousser des pensées étranges, il ouvrit la voiture et sortit un fusil. , Keegan en avait assez vu pour comprendre que la conduite bizarre de l'individu n'était pas celle d'un géomètre sorti pour se faire une petite chasse à l'occasion. Il n'aurait d'ailleurs pas porté un costume trois pièces et une cravate. Il fit avancer son cheval et arriva doucement derrière l'étranger occupé à insérer une cartouche dans son fusil, ce qu'il ne paraissait pas savoir faire. L'homme n'entendit pas Keegan s'approcher. L'herbe et le sol meuble étouffaient le bruit des sabots du cheval. Keegan s'arrêta à quelques mètres de lui et sortit son Mauser de la sacoche de cuir attachée à sa selle. - Savez-vous que vous êtes sur une propriété privée, monsieur ? dit-il en calant son arme sur son bras replié. Le conducteur de la voiture brune sursauta et se retourna, laissant tomber la balle et cognant le canon de son fusil contre la portière. C'est alors seulement que Keegan remarqua que l'homme était asiatique. - Qu'est-ce que vous voulez ? demanda-t-il, surpris. - Vous êtes sur ma propriété. Comment êtes-vous entré ? - La grille était ouverte. C'est bien ce que Keegan avait pensé. Les chasseurs qu'il avait manques avaient forcé la grille. - Qu'est-ce que vous faites avec un équipement de géomètre ? Pour qui travaillez-vous ? Vous êtes du Gouvernement ? - Non. Je suis ingénieur chez Miyata Communica- 467 tions, répondit l'Asiatique avec un accent japonais prononcé. Nous étudions les lieux pour installer une station-relais. - Est-ce que vous ne demandez jamais de permission avant de parcourir les propriétés des gens ? Qu'est-ce qui vous dit que je vous laisserai la construire chez moi, votre station ? - Mes supérieurs auraient dû vous contacter. - C'est bien vrai, ça ! marmonna Keegan, impatient de rentrer dîner. Maintenant, vous feriez mieux de sortir d'ici, monsieur. Et la prochaine fois que vous voudrez conduire sur mes terres, demandez-le d'abord. - Je regrette sincèrement de vous avoir importuné. Keegan était bon juge de caractères. D comprit que ce type n'était pas le moins du monde désolé. Ses yeux ne quittaient pas le Mauser de Keegan et il semblait nerveux. - Vous avez l'intention de faire du tir? demanda Keegan en montrant le puissant fusil que l'homme tenait toujours à la main, le canon dirigé vers le ciel déjà sombre. - Sur cible seulement. - Eh bien, je ne peux pas permettre ça. J'ai du bétail dans ce coin. J'aimerais bien que vous remballiez tout ça et que vous repartiez par où vous êtes venu. L'intrus sembla d'accord. Il démonta rapidement le matériel de géomètre, le trépied et les remit dans le coffre de la voiture, fl posa le fusil sur le siège arrière puis revint vers l'avant du véhicule et regarda le capot ouvert. - Le moteur ne tourne pas bien, dit-il. - fl va démarrer ? demanda Keegan. - J'espère. Le géomètre japonais se pencha vers l'intérieur de la voiture brune et tourna la clef de contact. Le moteur partit du premier coup et ronronna tranquillement. - Je m'en vais, annonça-t-il. Keegan ne remarqua pas que le capot était baissé mais non verrouillé. - Rendez-moi service, fermez la grille et attachez la chaîne derrière vous. - Très volontiers. 468 Keegan lui fit un signe, rangea le Mauser dans la sacoche et commença à chevaucher vers son ranch, à quatre bons kilomètres de là. Suboro Miwa ralentit l'allure, fit faire demi-tour à sa voiture et descendit la route. D n'avait évidemment pas prévu de rencontrer un fermier dans un lieu aussi désolé mais sa mission n'était pas annulée pour autant. Dès qu'il fut au moins à deux cents mètres de Keegan, il freina sèchement, sortit du véhicule et prit le fusil sur le siège arrière puis il rouvrit le capot. Keegan entendit le moteur s'arrêter et regarda pardessus son épaule pour voir pourquoi l'intrus s'était arrêté à nouveau. Miwa tint le fusil serré dans ses paumes humides de transpiration et approcha le canon à quelques centimètres du climatiseur. Il s'était porté volontaire pour cette mission suicide sans aucune réserve parce qu'il pensait que c'était un honneur de mourir pour le nouvel empire. Il était loyal envers les Dragons d'Or et se fiait à la promesse faite par Korori Yoshishu lui-même : sa femme ne manquerait de rien jusqu'à la fin de ses jours. Quant à ses trois fils, leurs études seraient assurées dans les meilleures universités. Miwa entendait encore les paroles de Yoshishu au moment de son départ pour les Etats-Unis : - Vous vous sacrifiez pour l'avenir de millions de vos concitoyens, hommes et femmes. Votre famille honorera votre mémoire jusqu'à la fin des temps. Votre succès sera leur succès. Miwa appuya sur la détente. 64 En une milliseconde, Miwa, Keegan, la voiture et le cheval furent réduits en poussière. Une énorme boule de lumière jaune se forma puis devint blanche en éclatant sur la terre mouvante du ranch. L'onde de choc suivit, comme une vaste marée invisible. La boule de feu s'éten- 469 dit, parut grossir et s'élever au-dessus du sol comme un nouveau soleil, le matin, à l'horizon. Lorsque cette boule de feu se fut libérée du sol et eut atteint les nuages, elle se fondit en eux et devint pourpre de brillantes radiations. Elle aspira derrière elle tout un tourbillon de terre radioactive et de débris qui formèrent bientôt un nuage en forme de champignon couvrant près de treize kilomètres pour retomber, en fin de compte, là où les vents poussaient la poussière pulvérisée. Keegan et Miwa en furent les seules victimes humaines. Des dizaines de lapins, de chiens, de serpents et vingt des bêtes du ranch de Keegan furent tués, la plupart par l'onde de choc. A quatre kilomètres de là, Mme Keegan et trois employés ne souffrirent que de quelques coupures dues au verre qui explosa partout. Les collines avaient abrité le ranch du plus gros de l'explosion et, à part les quelques fenêtres brisées, il y eut peu de dommages. La violente explosion laissa derrière elle un cratère de cent mètres de diamètre et de trente mètres de profondeur. L'herbe sèche et les buissons prirent feu immédiatement et l'incendie commença à s'étendre en un large cercle, ajoutant une fumée noire au nuage de poussière brune. L'onde de choc fit écho dans les collines et les canyons. Elle secoua les maisons et fit trembler les arbres dans les petites villes et les hameaux fermiers des environs avant d'aller mourir sur le champ de bataille de Custer, à Little Big Horn, cent douze kilomètres plus au nord. Dans un camion arrêté à la sortie de Sheridan, un Asiatique, debout près d'une voiture louée, ignorait les gens autour de lui qui parlaient avec animation en faisant de grands gestes en direction du nuage énorme en forme de champignon là-bas, au loin. Il regarda attentivement dans ses jumelles, visant lui aussi le nuage assez gros maintenant pour être illuminé par les rayons dorés du soleil couchant. Lentement, il abaissa ses jumelles et se dirigea vers une cabine téléphonique. Il inséra une pièce de monnaie, composa un numéro et attendit, fl prononça quelques mots en japonais et raccrocha. Puis, sans un regard 470 pour le nuage qui atteignait maintenant la haute atmosphère, fl remonta dans sa voiture et démaiTa^TT L explosion fut enregistrée par les stations. «SB*»-graphiques du monde entier. La plus proche de l'éBfeenl tre était le National Earthquake Center, centre deTtrenv blements de terre, situé sur le campus de l'école des Mines du Colorado, à Golden. Les tracés sismogra-phiques montraient des pointes abruptes dans les deux sens, ce qui alerta le géophysicien Clayton Morse au moment où il se préparait à rentrer chez lui. Il fronça les sourcils et entra les données dans l'ordinateur. Tout en gardant les yeux sur l'écran, il composa le numéro de Roger Stevenson, le directeur du centre, qui était malade et avait pris une journée de repos. - Allô? - Roger ? - Oui. - Seigneur Tu n'as pas l'air en forme ! Je n'ai pas reconnu ta voix. - Cette grippe m'a vraiment fichu par terre. - Désolé de te déranger mais on vient de recevoir un avis de tremblement de terre. - En Californie ? - Non. L'épicentre est quelque part du côté de la frontière entre le Wyoming et le Montana. - Bizarre, fit Stevenson après un bref silence. Cette zone n'est pas classée à risques sur le plan des tremblements de terre. - Celui-là est artificiel. - Une explosion ? - Une grosse ! D'après ce que je peux dire de l'intensité sur l'échelle, on dirait une explosion nucléaire. - Seigneur ! murmura Stevenson d'une voix faible. Tu es sûr ? - Qui peut être sûr d'un truc pareil ? dit Morse. - Le Pentagone ne ferait jamais d'essais dans ce coin-là ! - Ils ne nous ont pas prévenus d'un quelconque essai souterrain, en tout cas. - Qu'est-ce que tu en penses ? Crois-tu que nous devrions vérifier auprès de la Commission de Régulation nucléaire ? 471 Stevenson avait beau être abattu par la grippe, son esprit fonctionnait avec clarté. - Mets ça en boîte, conseilla-t-il, et va frapper au sommet. Appelle Hank Sauer, notre copain à l'Agence Nationale de Sécurité, et essaie de savoir ce qui se passe. - Et si Sauer ne veut rien me dire ? - On s'en fiche ! L'important, c'est de lui refiler le bébé et de reprendre notre surveillance de la Californie. Sauer ne put rien dire car il ne savait rien. Mais il savait reconnaître une urgence nationale quand elle se présentait. Il demanda à Morse quelques données supplémentaires et transmit immédiatement l'information au directeur des Renseignements centraux. Le Président était à bord d'un avion militaire et se rendait à un dîner à San Francisco quand il reçut l'appel de Jordan. - Quelle est la situation ? - On nous a fait part d'une explosion nucléaire dans le Wyoming. - Nom de Dieu ! jura le Président entre ses dents. Ça vient de nous ou d'eux ? - Certainement pas de nous. Ça ne peut être qu'une des voitures piégées. - Y a-t-il des blessés ou des morts ? - Négligeable. L'explosion a eu lieu dans une région faiblement habitée, où se trouvent surtout des ranches. Le Président hésita avant de poser la question suivante : - A-t-on entendu parler d'autres explosions ? - Non, monsieur. Pour le moment, l'explosion du Wyoming est la seule. - Je croyais que le projet Kaiten était hors d'état pendant quarante-huit heures ? - Il l'est, affirma Jordan. fls n'ont pas eu le temps de reprogrammer les codes. - Comment voyez-vous les choses, Ray ? - J'ai discuté avec Percy Nash. Il pense que la bombe a été mise à feu sur place, avec un gros fusil. - Par un robot ? - Non, par un homme. 472 - Alors, le phénomène des kamikazes n'a pas disparu ! - On dirait que non, en effet. - Pourquoi cette tactique suicidaire, maintenant ? - Probablement un avertissement. Us sont à peu près sûrs que nous détenons Suma et ils essaient de nous impressionner avec une explosion nucléaire pendant qu'ils font des efforts désespérés pour reprogrammer les codes de détonation de tout le système. - Eh bien ! On peut dire qu'ils y mettent le paquet ! - C'est vous qui avez les rênes, monsieur le Président. Nous avons maintenant toutes les excuses du monde pour répondre à notre tour par une attaque nucléaire. ' - Ce n'est que trop vrai, mais quelles preuves solides kvons-nous que le projet Kaiten n'est pas opérationnel ? Les Japs ont pu faire un petit miracle et remplacer les codes ? Supposez qu'ils ne bluffent pas ? - Nous n'avons aucune preuve tangible. - Si nous lançons une bombe sur l'île de Soseki et que les contrôleurs du Centre du Dragon détectent son approche, leur dernière action sera de mettre à feu les voitures piégées avant que les robots aient pu les conduire aux endroits prévus. - C'est une pensée horrible, monsieur le Président. Pire encore pour qui sait où elles sont en ce moment ! La plupart sont cachées au cour de grandes villes. - fl faut neutraliser les bombes aussi vite et aussi discrètement que possible. On ne peut pas se permettre de laisser cette horreur venir aux oreilles du public, pas maintenant ! - LeJFBI a envoyé une véritable armée d'agents sur le terrain pour fouiller partout. - Savent-ils démonter les bombes ? - Chaque équipe comprend un physicien nucléaire pour faire le travail. Jordan ne pouvait voir les rides d'anxiété du Président. - C'est notre dernière chance, Ray. Votre nouveau plan est le dernier coup auquel nous aurons droit. - J'en suis conscient, monsieur. A cette heure-ci 473 demain matin, nous saurons si nous sommes devenus une nation d'esclaves. Presque au même moment, l'agent spécial Bill Frick, du FBI, et son équipe s'approchaient du sous-sol où étaient garées les voitures piégées dans le parking de l'hôtel Pacific Paradise, à Las Vegas. Il n'y avait pas de gardes et les portes d'acier n'étaient pas verrouillées. « Mauvais signe », pensa Frick. Son appréhension augmenta lorsque ses spécialistes en électronique découvrirent que les systèmes de sécurité étaient débranchés. Avec précaution, il conduisit son équipe dans ce qui paraissait être une réserve. Ils virent une grande porte de métal, au fond, ouverte. Elle était assez grande pour qu'un semi-remorque y passe sans problème. Ils entrèrent dans un endroit grand comme une cathédrale et totalement vide, sans même une épluchure ou une toile d'araignée. H avait été nettoyé de fond en comble. - Peut-être nous sommes-nous trompés de parking, dit un de ses agents avec une voix pleine d'espoir. Frick regarda les murs de béton, vit le conduit de ventilation que Weatherhill avait emprunté puis regarda par terre les traces de pneus à peine visibles, fl secoua la tête. - Non. C'est bien l'endroit. Ça correspond à la description de la CIA. Un petit physicien nucléaire avec une barbe fournie s'approcha de Frick en regardant la cave vide. - Comment puis-je désamorcer des bombes qui ne sont pas là ? demanda-t-il avec colère, comme si la disparition des voitures était la faute de Frick. Sans répondre, celui-ci traversa le parking jusqu'au camion de commandement. Il y entra, se servit une tasse de café puis ouvrit la fréquence sur la radio. - Cheval noir, ici Cheval rouge, dit-il d'un ton las. 474 65 L'avion Lockheed C 5 Galaxy, le plus gros avion cargo du monde, atterrit avec la grâce lourde d'un albatros obèse sur le terrain de Wake Island et s'arrêta. Une voiture vint se ranger sous l'ombre de son aile énorme. Pitt et Giordino en descendirent et pénétrèrent dans l'appareil. L'amiral Sandecker les y attendait. Il leur serra la main et les conduisit dans les entrailles du Galaxy qui auraient pu abriter six grands autobus et une centaine de passagers. Ils passèrent à côté d'un véhicule minier en eaux profondes de la NUMA, attaché par deux sabots d'acier. Pitt s'arrêta et caressa de la main l'une des chenilles du grand tracteur, regarda un moment l'immense machine et repensa à son évasion périlleuse du Big John. Ce DSMV était le dernier modèle. On l'avait baptisé Big Ben. Les deux gros bras articulés avec le godet d'excavation et la benne à mâchoire normalement installés sur les véhicules destinés aux grandes profondeurs avaient été remplacés par des bras que terminait une infinité de manipulateurs commandés à distance, capables de saisir n'importe quel objet et de couper le métal. Pitt remarqua une autre modification. Une immense balle de nylon était posée sur le toit du châssis supérieur et de la cabine de contrôle. De gros câbles partaient de la balle et se rattachaient en divers points autour du véhicule. Giordino eut un regard triste. - Quelque chose me dit qu'on va encore avoir besoin de nous.,. - Et quelque chose me dit, à moi, que ce sera nous et personne d'autre, dit Pitt. fl se demandait comment l'avion cargo avait pu décoller avec une pareille charge dans ses cales. - Dépêchons-nous, les pressa Sandecker. Ds sont prêts à décoller. Pitt et Giordino suivirent l'amiral jusqu'à un compartiment bureau avec une table et des chaises fixées au sol. Ils attachèrent leur ceinture quand le pilote mit les gaz et 475 lança les vingt-huit roues de son train d'atterrissage le long de la piste. Doté du nom affectueux de Gentil Géant, l'immense C 5 Galaxy s'élança dans l'air tropical avec un grondement de tonnerre puis mit le cap au nord. Giordino regarda sa montre. - Trois minutes ! Ça, c'est un décollage rapide ! - On n'a pas de temps à perdre, dit sérieusement Sandecker. Pitt se détendit et étira les jambes. - Je suppose que vous avez un plan ? - Les meilleurs cerveaux de ce pays ont en effet concocté un plan de dernière minute. - C'est évident si l'on considère que cet avion et Kg Ben sont arrivés ici en moins de vingt-quatre heures. ' - Qu'est-ce que vous ont dit Ingram et Meeker^? demanda Sandecker. - Ds nous ont raconté l'histoire secrète du B 29 qui dort au fond de l'océan, répondit Pitt. Us nous ont fait un cours rapide de géologie et montré les failles sismiques autour de Soseki. Meeker a aussi prétendu que si l'on faisait exploser la bombe atomique qui est encore dans l'avion, l'onde de choc ferait couler l'île et qu'elle s'enfoncerait dans l'océan. Giordino sortit un des cigares qu'il avait subtilisés à Sandecker et l'alluma. - Une idée de dingues ! La plus dingue que j'aie jamais entendue"! - Puis Mel Penner nous a ordonné, à Al et à moi-même, de profiter des belles vacances qu'on nous offrait à Wake Island tandis que le reste de l'équipe partait Dieu sait où aux Etats-Unis. Quand j'ai exigé de savoir pourquoi on nous gardait là, il s'est fermé comme une huître, me révélant seulement que vous étiez en route et que vous nous expliqueriez tout. - Penner n'a pas donné de détails parce qu'il ne les connaissait pas, dit Sandecker. Ingram et Meeker non plus ne savent rien des derniers détails d'« Arizona ». - « Arizona » ? s'étonna Pitt. - C'est le nom de code de notre opération. - Notre opération ? questionna Giordino sur ses gardes. 476 - Ça n'aurait pas, par hasard, un rapport avec Big Ben ? demanda Pitt d'un ton méfiant, ni avec le fait qu'Arizona est le nom d'un Etat et plus précisément le nom d'un navire de guerre de Pearl Harbor ? - C'est un nom comme un autre. Les noms de code n'ont généralement pas de sens, de toute façon. Sandecker regarda attentivement ses deux amis. Une journée de repos leur avait fait du bien mais ils avaient l'air encore fatigués et épuisés. C'était à cause de lui qu'ils avaient déjà enduré tant de souffrances. Et voilà qu'à nouveau, il avait recommandé ces deux hommes au Président, en sachant bien que personne au monde ne pourrait avoir autant de talent et de savoir-faire que ces deux-là dans un environnement sous-marin. C'était profondément injuste de les jeter à nouveau et si vite dans une aventure périlleuse. Mais il n'avait personne d'autre vers qui se tourner. Sandecker était bourré de remords, d'autant plus qu'il savait que ni Pitt ni Giordino ne refuseraient d'accomplir ce qu'il allait leur demander. - D'accord, je ne vais pas vous raconter d'histoires ni vous chanter « J'aime l'Amérique ». Je serai aussi direct que possible. fl s'arrêta pour étaler sur le bureau une carte géologique montrant le fond marin sur cinquante kilomètres autour de l'île de Soseki. - Vous êtes les plus qualifiés pour accomplir ce dernier effort nécessaire à la destruction du Centre du Dragon. Personne n'a autant d'expérience que vous sur unDSMV. - C'est bon de se sentir indispensable ! fit Giordino d'un ton las. - Qrfavez-vous dit ? - Al se demandait ce que l'on attendait de nous exactement, traduisit Pitt en se penchant vers la carte. Il regarda la croix marquant le lieu où reposait le Dennings'Demons. - Je suppose, reprit-il, que notre mission consiste à utiliser le DSMV pour faire sauter la bombe ? - Vous supposez bien, dit Sandecker. Quand nous atteindrons le lieu de la cible, vous et Big Ben sortirez de l'avion et serez plongés dans l'eau par parachute. 477 - Je déteste ce mot-là ! dit Giordino en se prenant la tête à deux mains. Rien que l'idée me donne des boutons. Sandecker lui jeta un regard et reprit : - Après votre arrivée dans l'eau, vous vous dirigerez vers le fond en utilisant encore le parachute pour ralentir votre descente. Dès que vous serez mobiles, vous irez vers le B 29, vous enlèverez la bombe atomique du fuselage, vous la transporterez vers l'endroit désigné puis vous la ferez exploser. Giordino se raidit comme s'il avait vu un fantôme. - Mon Dieu ! C'est encore pire que je ne le pensais ! - Vous ne croyez pas que vous en demandez un peu trop ? cingla Pitt. - Plus de cinquante ingénieurs scientifiques dans les universités, le gouvernement et les industries hautement techniques ont étudié en commun le programme Arizona. Et croyez-moi, ils ont mis au point quelque chose de sûr, dont le succès est garanti à cent pour cent. - Comment peuvent-ils en être sûrs ? demanda Giordino. Personne n'a encore jamais descendu un véhicule de trente-cinq tonnes d'un avion pour l'envoyer au fond de l'océan ! - Tous les facteurs ont été calculés et évalués jusqu'à ce que toutes les possibilités d'échec aient été supprimées, dit Sandecker en regardant le cigare de Giordino. Vous devriez atteindre l'eau aussi légèrement qu'une feuille morte sur un chat endormi. - Je trouverais plus confortable de sauter d'un plongeoir dans une cuvette, grommela Giordino. - J'ai pleinement conscience du danger, fit sévèrement Sandecker, et je comprends parfaitement vos craintes mais je me passerais volontiers de votre attitude de Cassandre. - L'attitude de qui ? demanda Giordino. - C'était quelqu'un qui prédisait des malheurs, expliqua Pitt. - Je ne faisais qu'exprimer d'honnêtes sentiments, dit Giordino avec un haussement d'épaules. - Dommage qu'on ne puisse immerger Big Ben à partir d'une rampe et d'un bateau et le descendre avec des réservoirs à lest à pression variable, comme on l'a fait pour Big John au-dessus des « Pâturages ». 478 - Nous ne disposons pas des deux semaines que ça nous a pris alors, expliqua Sandecker. - Puis-je vous demander qui va nous expliquer comment on enlève une bombe atomique d'une épave abîmée et comment on la fait exploser ? Sandecker leur donna à chacun un dossier de quarante pages avec des photos, des graphiques et des instructions. - Tout est là. Vous aurez le temps nécessaire pour étudier tout ça avant qu'on n'atteigne la zone de plongée. - La bombe est restée cinquante ans dans l'eau dans un avion détérioré. Comment être sûr qu'elle peut encore être mise à feu ? - Les photos de Pyramider montrent que le fuselage du B 29 est intact, ce qui indique que la bombe n'a pas vëté abîmée lors du crash. Le « Soupir Maternel » a été construit pour être largué dans l'eau et récupéré. Les composants blindés de son enveloppe balistique ont été fondus avec précision, finis à la machine et assemblés avec un niveau d'exigence qui garantit son étanchéité totale. Les hommes qui l'ont construit et qui sont toujours en vie jurent qu'il peut rester dans l'eau de mer pendant cinq cents ans encore et être encore capable d'exploser ensuite. Giordino eut un regard revêche. - J'espère que l'explosion sera déclenchée par un minuteur ? - Vous disposerez d'une heure avant l'explosion, assura Sandecker. La vitesse de Big Ben a été augmentée par rapport à celle de Big John. Vous devriez être assez loin pour ne pas ressentir l'effet de l'explosion. - C^est combien, « assez loin »? le pressa Pitt. - Douze kilomètres. - Quel est le résultat final ? - L'idée est de déclencher un tremblement de terre sous-marin avec la vieille bombe atomique, comme celui qui a détruit les « Pâturages détrempés ». - C'est une situation totalement différente ! L'explosion à la surface a peut-être causé un tremblement de terre sous-marin mais notre base a été détruite par une avalanche et par des milliers de kilos de pression d'eau. Ces forces ne jouent pas sur un fond sous-marin. 479 - La pression d'eau, non. L'avalanche, si. L'île de Soseki a été formée il y a des millions d'années par un volcan maintenant éteint qui est entré en éruption très loin des côtes du Japon et qui a vomi une rivière de lave jusque loin dans la mer. Pendant un certain temps, cet immense lit de lave a constitué un bras relié à l'fle principale du Japon et s'élevait de deux cents mètres au-dessus du niveau de la mer. Cependant, ce bras reposait sur des couches friables d'ancien sédiment. Peu à peu, la gravité l'a fait descendre dans un sédiment plus mou et finalement il a disparu de la surface, ne laissant émerger que la partie la plus légère et la moins massive. - Soseki ? - Précisément. Pitt étudia la carte. - Si j'ai bien compris, les ondes de choc créées par la bombe et le tremblement de terre sous-marin en résultant vont affaiblir le sédiment du bas jusqu'à ce que le poids de l'île la pousse au fond de la mer ? - C'est exactement ce qui se passe quand vous vous tenez sur le sable au bord de la mer et que l'action des vagues sape le sable sous vos pieds. - Ça paraît trop simple ! - Ce n'est encore pourtant que la moitié de l'affaire. Les ondes de choc ne suffiraient pas. C'est pourquoi la bombe doit être déplacée de dix kilomètres avant d'être mise à feu. - Jusqu'où ? - Jusqu'à la pente d'une profonde fissure parallèle à l'île. En plus du choc sous-marin, la magnitude de l'explosion atomique devrait déchiqueter une partie de la paroi de la fissure. L'énergie énorme, comparable à une avalanche de millions de tonnes de sédiments le long de la tranchée, ajoutée à l'onde de choc de la bombe, créera les forces les plus destructrices dont la nature est capable. - Un tsunami, dit Pitt en devançant l'amiral. Un raz de marée ! - Tandis que l'île commencera à s'enfoncer sous le choc sismique, poursuivit Sandecker, elle recevra le coup fatal de la vague qui atteindra une hauteur de dix mètres et une vitesse allant de trois à quatre cents 480 kilomètres à l'heure. Ce qui pourrait rester de Soseki à la surface sera complètement balayé et le Centre du Dragon englouti. - Et c'est nous qui devons libérer ce monstre ? demanda Giordino. Nous deux ? - Et Big Ben. C'est dangereux et il faudra faire vite, on ne peut pas le nier, mais le véhicule a été modifié pour accomplir tout ce qui est nécessaire. - L'île principale du Japon, dit Pitt. Un gros tremblement de terre suivi d'un tsunami qui arrive sur la côte risquent de tuer des milliers de gens ! - Non, le rassura Sandecker. H n'y aura aucune tragédie. Les sédiments friables du fond absorberont la plus grande partie des ondes de choc. Les ports et les villes côtières ne ressentiront que de légères secousses. Le raz de marée aura une toute petite amplitude comparée à la plupart des tsunamis. - Comment pouvez-vous être sûr d'une vague de dix mètres ? On a vu des tsunamis hauts comme des immeubles de douze étages. - Les projections de l'ordinateur prévoient moins de dix mètres pour la vague qui frappera Soseki. Et parce que l'île sera proche de l'épicentre, sa masse agira comme une barrière et gommera les effets au maximum. Lorsque la première masse d'eau atteindra la côte, à marée basse, sa hauteur ne dépassera pas un mètre cinquante, c'est-à-dire qu'elle ne causera aucun dommage sérieux. Pitt mesura mentalement la distance entre le bombardier et l'endroit marqué sur la pente de la tranchée sous-marine, où l'explosion devrait avoir lieu. Il la jugea d'environ vingt-huit kilomètres. Une distance incroyable à parcourir avec une bombe atomique instable, vieille de quarante-huit ans, sur un terrain inégal et inconnu. - Et après la fête, demanda Pitt, que nous arrive-t-il ? - Vous conduisez Big Ben jusqu'à la côte la plus proche où une équipe des Forces spéciales vous attendra pour vous évacuer. Pitt soupira. 481 - Voyez-vous un problème quelque part dans le plan ? lui demanda Sandecker. Le regard de Pitt exprima une masse de doutes. - Ceci est certainement le projet le plus insensé dont j'aie jamais entendu parler. En fait, c'est pire que ça ! C'est tout simplement suicidaire ! 66 Volant à une vitesse de croisière de 450 nouds, le C 5 Galaxy avalait les kilomètres tandis que l'obscurité tombait sur le Pacifique Nord. Dans le cargo, Giordino parcourait une check-list des systèmes électriques et des circuits de Big Ben. Sandecker travaillait dans son bureau, donnant des renseignements et répondant aux questions posées par le Président et ses conseillers travaillant dur sur l'opération. L'amiral était également en communication permanente avec les géophysiciens qui envoyaient de nouvelles données sur la géologie du fond marin. Percy, lui, répondait aux questions de Pitt sur le meilleur moyen d'enlever la bombe du B 29 et de la faire exploser. Quiconque aurait observé Pitt pendant cette dernière heure de vol aurait jugé son attitude tout à fait étrange. Au lieu de faire l'effort de mémoriser les mille et un détails de l'opération ou d'inspecter le DSMV avec Giordino, il rassemblait tous les plateaux-repas qu'il pouvait soutirer à l'équipage. Il collecta aussi tout ce qui pouvait se boire : trente litres d'eau et quatre litres de ce que la machine à café pouvait produire. H emmagasina le tout dans Big Ben. Il bavarda avec l'ingénieur de vol du C 5 qui connaissait l'avion mieux que personne. Ensemble, ils récupérèrent plusieurs mètres de câble et un rouleau de fil électrique qu'ils rangèrent dans un placard situé au-dessus des toilettes de l'équipage. Enfin, content de lui, Pitt pénétra dans le DSMV et s'assit sur le siège du 482 pilote, réfléchissant silencieusement à la mission pratiquement désespérée qui l'attendait. Moins d'une minute après l'atterrissage à Langley Field de l'appareil militaire qui les avait amenés, Loren et Mike Diaz furent transférés dans une limousine. Sous escorte militaire, ils se dirigeaient vers la Maison Blanche tandis que Suma et Toshie, dans une conduite intérieure noire, étaient conduits vers une destination secrète dans le Maryland. A leur arrivée, Loren et Diaz furent introduits dans la Salle des Opérations. Le Président se leva pour les accueillir. ! - Vous ne pouvez pas savoir combien je suis heureux de vous voir ! dit-il avec un large sourire. Il embrassa Loren sur la joue et donna à Diaz une accolade, comme il l'eût fait à un proche parent. L'atmosphère se détendit. Chacun félicita les otages libérés. Jordan s'avança et leur demanda discrètement de l'accompagner dans le bureau voisin. Le Président les suivit et ferma la porte. - Je suis désolé de vous avoir pressés de la sorte, dit-il, et je sais que vous avez grand besoin de repos mais tout ceci est vital pour Ray Jordan. Il a besoin de savoir tout ce que vous savez avant le début de la nouvelle opération qui doit éliminer une fois pour toutes la menace du projet Kaiten. - Nous comprenons, répondit Diaz, ravi de se retrouver dans la frénésie de l'action politique. Je suis sûr que Mme Smith est d'accord avec moi pour dire que nous sommes heureux de vous aider. - Ça ne vous ennuie pas ? demanda courtoisement le Président à Loren. Celle-ci avait désespérément envie d'un bon bain. Elle n'était pas maquillée, ses cheveux étaient mal peignés et elle portait un pantalon trop'étroit que lui avait prêté la femme d'un mécanicien de Wake Island. Malgré cela et sa fatigue, elle était remarquablement belle. - Je vous en prie, monsieur le Président. Que voulez-vous savoir ? - Nous passerons pour l'instant sur les détails de votre enlèvement, la façon dont Hideki Suma vous a 483 traités et votre incroyable évasion, dit Jordan avec fermeté. Ce que nous aimerions connaître, c'est ce que vous avez appris des projets de Suma et du Centre du Dragon. Loren et Diaz échangèrent un regard tendu qui exprima mieux que des mots le spectre des horreurs menaçantes créées à Edo City et sous l'île de Soseki. Elle fit un signe déférent à Diaz qui parla le premier. - D'après ce que nous avons vu et entendu, j'ai bien peur que la menace du programme nucléaire de Suma ne soit que la partie visible de l'iceberg ! La voix du pilote retentit dans les haut-parleurs du cargo. - Quinze minutes avant le parachutage, messieurs. - Il est temps de vous installer, dit Sandecker, le visage tendu. Pitt mit la main sur l'épaule de Giordino. - Allons aux toilettes avant. - Pourquoi maintenant ? s'étonna Giordino. fl y a tout ce qu'il faut sur Big Ben. - Une procédure de sécurité. Inutile de te dire avec quelle force nous allons frapper l'eau. Les pilotes de Formule 1 dlndianapolis vident toujours leur vessie avant une course pour éviter des blessures internes en cas d'accident. - Si tu insistes ! dit Giordino en haussant les épaules. fl se dirigea vers les toilettes de l'équipage, derrière le cockpit et ouvrit la porte. A peine y était-il entré que Pitt fit signe à l'ingénieur de vol. Celui-ci prit les câbles du placard et commença à les enrouler autour des toilettes dont il bloqua fermement la porte. Giordino comprit immédiatement ce qui se passait. - Dirk ! Non ! Oh ! Mon Dieu ! Ne fais pas ça ! Sandecker comprit à son tour l'idée de Pitt. - Vous ne pouvez pas réussir tout seul ! dit-il en saisissant le bras de Pitt. C'est une mission pour deux. - Un homme seul peut manier Big Ben. fl serait stupide de risquer deux vies. Pitt grimaça devant les efforts frénétiques de son ami pour sortir des toilettes. Le petit Italien aurait pu démo- 484 lir la porte d'aluminium si les câbles ne l'avaient fermement maintenue. - Dites à Al que je suis désolé et qUe je lui revaudrai ça un jour. - Je peux ordonner à l'équipage de le sortir de là... - Vous le pouvez, en effet, dit Pitt avec un pauvre sourire. Mais il faudra vous battre contre moi pour y arriver. - Mais vous mettez l'opération en danger ! Que se passera-t-il si vous êtes blessé pendant l'impact ? Sans Al, il n'y aura personne pour vous remplacer. Pitt regarda longuement Sandecker. - Je ne veux pas être troublé par la peur de perdre un ami, dit-il enfin. Sandecker savait que rien ne pourrait faire changer d'avis son directeur des projets spéciaux. - Qu'est-ce que vous souhaiteriez trouver à votre retour ? - Une salade de crabe et un verre de tequila « on thé rocks », dit Pitt avec un sourire fatigué. Puis il tourna les talons, entra dans le DSMV et ferma l'écoutille. Le C 5 avait été spécialement modifié pour le parachutage. Dans le cockpit, le copilote tira une poignée rouge à côté du tableau de bord, activant les moteurs électriques qui ouvraient une large section du pont du cargo. Sandecker et deux membres d'équipage se tenaient devant le DSMV, harnachés de courroies de sécurité attachées à des anneaux. Ils se penchèrent pour résister au vent qui s'engouffrait par l'énorme ouverture, les yeux figés sur Pitt aux commandes de Big Ben. - Soixante secondes avant la zone de lancement, dit la voix du pilote au-dessus de leur tête. Vent de surface à cinq nouds. Ciel clair, lune aux trois quarts. Mer assez calme, vagues de quatre pieds. Aucun navire au radar. - Des conditions acceptables, confirma Sandecker. Depuis sa position devant le DSMV, l'amiral ne voyait qu'un trou noir béant dans le pont. Mille mètres plus bas, la mer scintillait sous la lune, fl aurait préféré un lancement en plein jour, sans vent et par mer calme, 485 mais il n'avait pas le choix. Du moins pouvait-il se réjouir de ce qu'il n'y eût pas de typhon. - Vingt secondes et compte à rebours. Pitt fit un signe d'adieu à travers l'avant transparent du véhicule. S'il était inquiet, rien ne le montrait surson visage. Giordino se battait toujours contre la porte des toilettes avec rage et frustration mais les bruits étaient noyés par le vent hurlant par l'ouverture du cargo. - Cinq, quatre, trois, deux, un, lâchez ! Les extrémités des gros rails furent soudain soulevées par des pompes hydrauliques et Big Ben glissa en marche arrière et tomba dans l'obscurité en un mouvement apparemment lent mais qui ne dura que trois secondes. Sandecker et les membres de l'équipage furent un moment stupéfaits de voir ce mammouth de trente tonnes disparaître si doucement de leur champ de vision. Ils s'approchèrent avec précaution du bord de la trappe et regardèrent les profondeurs. Us aperçurent la grosse masse du DSMV dans un rayon de lune pénétrer la mer comme un météore venu de l'espace. 67 Les multiples systèmes de chute se mirent en place automatiquement. L'air nocturne hurlait férocement autour du véhicule tandis que les trois énormes parachutes sortirent de leur logement. Puis ils s'ouvrirent tout d'un coup et la monstrueuse machine ralentit sa descente et se rapprocha des vagues. Pitt regarda le rassurant spectacle et respira plus facilement. Il se dit que le premier risque était derrière lui. Maintenant, le DSMV n'avait plus qu'à entrer dans l'eau, bien équilibré, et descendre les 320 mètres d'eau sans problème avant d'atteindre le fond en une seule pièce et dans le bon sens. Cette partie de l'opération échappait à sonxontrôle. Il ne pourrait rien faire d'autre que de rester tranquille- 486 ment assis et jouir du spectacle, en essayant de n'être pas trop nerveux. En regardant le ciel, il distingua nettement le C 5 Galaxy enveloppé de lumière lunaire, qui tournait lentement pour suivre le DSMV. Il se demanda si Sandecker avait fait sortir Giordino des toilettes. Il imagina son ami exprimant sa rage avec le vocabulaire dont il était cou-tumier. Seigneur ! Combien de temps s'était écoulé depuis que lui-même et l'équipe de la NUMA avaient construit la base des « Pâturages détrempés » ? Trois mois ? Quatre ? Une éternité apparemment. Et pourtant il lui sembla que c'était hier que le désastre avait anéanti leur station. Il regarda à nouveau les parachutes et se demanda s'ils seraient aussi efficaces dans l'eau que dans l'air. Les ingénieurs qui avaient mis au point cette mission insensée semblaient le croire. Mais ils étaient à des milliers de kilomètres de l'endroit où se trouvait Pitt. Eux se fondaient sur un tas de formules et de lois physiques gouvernant la chute des objets lourds. Ils n'avaient fait aucune expérience sur des modèles réduits ni de tests en grandeur nature. C'était un pari aux frais de Pitt s'ils s'étaient trompés dans leurs calculs. Il est extrêmement difficile de juger les distances au-dessus de l'eau en plein jour et presque impossible de nuit. Mais Pitt voyait les taches de lune sur la crête des vagues agitées par une légère brise. Il calcula que l'impact devait se produire dans environ quinze secondes. Il inclina davantage son siège et s'y lova, remerciant la bonne âme inconnue qui l'avait installé. Il adressa un dernier signe d'adieu à l'avion qui, là-haut, volait en cercles. C'était stupide, bien sûr, ils étaient bien trop loin pour le voir. Le pilote maintenait la distance pour éviter de créer des turbulences sensibles aux parachutes. Le soudain et bruyant impact fut suivi d'un grand éclaboussement lorsque le DSMV frappa la surface entre deux rouleaux. Le véhicule creusa un énorme cratère dans la mer, élevant un mur d'eau circulaire dans un lumineux déploiement de phosphorescence. Puis il disparut de la surface et la mer se referma sur Big Ben comme pour cicatriser une blessure géante. 487 Le choc ne fut pas aussi rude que Pitt s'y était attendu. Big Ben et lui avaient survécu au saut en parachute sans blessures et sans fractures. Il remit son siège en position verticale et commença immédiatement à vérifier tous les organes, heureux et soulagé de voir toutes les lumières vertes clignoter sur la console tandis que l'écran de l'ordinateur ne signalait aucune panne. fl alluma ensuite les projecteurs extérieurs et en dirigea les rayons vers le haut. Deux des parachutes étaient restés ouverts mais le troisième s'étaient mis en torche. Pitt tourna très vite son attention vers l'écran de l'ordinateur en appuyant sur les touches appropriées pour contrôler sa descente. Les chiffres défilèrent et clignotèrent un avertissement. Le DSMV traversait le vide noir à soixante et un mètres par minute. La vitesse maximum de descente n'aurait pas dû dépasser quarante-deux. Big Ben descendait trop vite de dix-neuf mètres, sans doute à cause du parachute en torche. - Trop occupé pour parler ? demanda la voix de Sandecker dans le casque de Pitt. - J'ai un petit problème, répondit Pitt. - Les parachutes ? - L'un d'eux est en torche et j'ai perdu de la puissance de freinage. - Quelle est votre vitesse de descente ? - Soixante et un. - C'est mauvais ! - Expliquez-vous. - On a envisagé cette possibilité. On a choisi votre lieu d'arrivée parce que l'endroit est plat et recouvert de sédiment doux. Malgré votre vitesse de descente excessive, l'impact sera moins fort que celui qui s'est produit quand vous avez crevé la surface. - Je ne suis pas inquiet à propos de l'impact, dit Pitt en surveillant l'écran de télévision dont les caméras étaient dirigées vers le bas. Je m'inquiète parce que les trente tonnes de la machine risquent de s'enfoncer dans une dizaine de mètres de vase. Sans pelle Big Ben ne pourra pas se sortir de cette gadoue comme l'aurait fait i Big John. - Nous vous en sortirons, promit Sandecker. - Et l'opération ? 488 La voix de Sandecker arriva si faible que Pitt eut du mal à l'entendre. - On tirera le rideau... - Attendez, cria Pitt. Le fond est en vue. La vilaine couleur brune du fond marin sortit de l'obscurité. Il regarda avec appréhension le terrain désolé que lui montrait la caméra. Le DSMV le frappa et s'y enfonça comme un poing dans une génoise. Un immense nuage se forma dans l'eau froide et sombre et empêcha toute visibilité. A bord de l'avion, comme réunis par une même peur, les regards de Giordino et de Sandecker se croisèrent au-dessus de l'équipement de communication. Leurs visages étaient tendus. Ils attendaient fébrilement le prochain contact vocal de Pitt. Toute colère avait quitté Giordino après l'épisode des toilettes. Il ne ressentait plus maintenant qu'une immense inquiétude en attendant de savoir ce qui arrivait à son ami tout au fond de l'océan. En bas, Pitt ne put dire immédiatement si le DSMV s'était enterré ou non. Il avait seulement l'impression d'être maintenu sur son siège par un poids important. Toute vision avait disparu. Les caméras comme les projecteurs extérieurs ne montraient qu'une vase brunâtre. Il n'avait aucun moyen de savoir si la cabine de contrôle était recouverte d'une fine pellicule de vase ou enterrée dans cinq mètres de boue. Heureusement, les corolles des parachutes, prises dans un courant de trois nouds, se balançaient sur les flancs du véhicule. Pitt poussa un bouton qui relâcha les crochets attachant les câbles épais des parachutes. Il mit en marche les moteurs nucléaires et engagea Big Ben en marche avant. Il sentit vibrer le grand tracteur dont les chenilles, enfonçant dans la vase, commencèrent à tourner. Pendant près d'une minute, il ne se passa rien. Les chenilles semblaient tourner sur leurs axes sans avancer. Puis Big Ben fit une embardée sur la droite. Pitt régla les leviers et renvoya le DSMV vers la gauche, n le sentit bouger un peu vers l'avant. Il répéta la manouvre, donnant de la bande au grand tracteur jusqu'à ce que, centimètre par centimètre, il 489 commence à gagner du terrain, retrouvant sa force d'impulsion et augmentant son avancée. Soudain, il se dégagea de l'aspiration de la boue et nia en avant, avançant à plus de cinquante mètres par minute avant de s'extraire définitivement du nuage de vase et de retrouver enfin une visibilité totale. De longues secondes passèrent. Pitt commença à ressentir de tout son être un sentiment de triomphe. Il se détendit un moment, laissant le tracteur avancer tout seul sur le fond marin. Il engagea le pilote automatique et cala la navigation guidée par l'ordinateur vers l'ouest. Il attendit quelques secondes pour vérifier que le DSMV fonctionnait correctement. Heureusement, Bigi Ben atteignit bientôt sa vitesse maximum. Il avançait' sans effort sur la plaine sous-marine, comme il aurait labouré un champ de blé de llowa. Alors seulement Pitt contacta Sandecker et Giordino et confirma qu'il était en route pour retrouver le Den-nings'Demons. 68 II était environ dix heures du matin à Washington quand Jordan reçut le message de Sandecker. Le Président était retourné dans sa chambre à la Maison Blanche, pour prendre une douche et se changer. Il était devant sa glace en train de nouer sa cravate quand on l'appela de la salle de conférences. - Désolé de vous déranger, monsieur le Président, dit respectueusement Jordan, mais j'ai pensé que vous aimeriez savoir que le largage s'est bien passé. Pitt et le véhicule minier des grandes profondeurs sont à l'ouvre. - Ça fait plaisir de commencer la journée par une bonne nouvelle, pour une fois ! Combien leur faut-il pour atteindre le bombardier ? ? - Une heure. Moins si le fond marin est plat et ne réserve pas de surprise. - Et pour la mise à feu ? 490 - Deux heures pour enlever la bombe et trois pour atteindre le lieu choisi, mettre les détonateurs en marche et donner assez de temps au véhicule pour s'éloigner de la zone dangereuse. - Il n'y a pas eu de problème ? demanda le Président. - L'amiral Sandecker dit que la descente dans l'eau a été un peu difficile mais que le DSMV a bien supporté l'impact. Le seul autre problème, pour autant que c'en soit un, c'est que Pitt s'est arrangé pour laisser Giordino hors du coup et conduire l'opération tout seul. Le Président s'en réjouit sans rien dire. - Ça ne m'étonne pas de Pitt. C'est le genre d'homme à se sacrifier plutôt que de mettre un ami en danger. A-t-on des nouvelles des voitures piégées ? - Les équipes de recherche en sont à vingt-sept. - Yoshishu et Tsuboi doivent savoir que nous les talonnons. S'ils avaient le code de mise à feu, nous en aurions entendu parler. - Nous ne tarderons donc pas à savoir si nous avons gagné la course. L'assistant spécial du Président, Dale Nichols, se précipita vers le Président à sa sortie de l'ascenseur. Celui-ci détecta immédiatement dans le regard de son assistant que quelque chose de désagréable était arrivé. - On dirait que vous avez marché pieds nus sur une fourmilière, Dale. Que se passe-t-il ? - Vous feriez bien de venir très vite à la salle de communication, monsieur le Président. Ichiro Tsuboi a réussi à pénétrer notre système de sécurité et a trouvé un canal vidéo pour vous parler. - Il esj, prêt? - Pas encore. Il est en attente, exigeant de vous parler. Et à vous seul. - Alertez la salle de conférences afin qu'ils suivent la conversation. uLe Président pénétra dans une pièce voisine du Bureau ovale et s'assit dans un fauteuil de cuir, sur une petite estrade en face d'un écran géant. Il pressa un bouton dissimulé dans le bras du fauteuil et attendit. Soudain, le temps et l'espace parurent se télescoper, 491 L'image d'Ichiro Tsuboi, grandeur nature et en trois dimensions, se matérialisa à l'autre bout de l'estrade. Grâce à la technologie presque magique des photons, en transmission par fibres optiques, et à la sorcellerie des ordinateurs, les deux hommes purent converser comme s'ils étaient dans la même pièce. Les détails étaient $i incroyablement précis que l'image de Tsuboi apparut parfaitement définie, massive, sans le moindre effet de transparence. Tsuboi était agenouillé sur une natte de bambou, les mains posées sur ses cuisses, fl était vêtu d'un costume luxueux mais ne portait pas de chaussures. Il s'inclina légèrement lorsque l'image du Président apparut sur son écran. lt, - Vous souhaitiez établir un dialogue, monsieur Tsuboi ? attaqua le Président. - C'est exact, répondit le Japonais en refusant volontairement d'accorder son titre à son interlocuteur. Le Président décida de tirer dès l'entrée. - Eh bien, vous avez en effet retenu mon attention avec cette explosion nucléaire dans le Wyoming. Est-ce que cela se voulait un message ? L'impact de ces paroles fut rehaussé par son attitude apparemment indifférente. En politicien consommé, le Président était un excellent juge de caractères. Il décela tout de suite une légère tension dans le regard du Japonais et en déduisit que Tsuboi n'était pas très sûr de la solidité de ses bases. Le petit génie de la finance, héritier apparent de l'empire industriel et crapuleux de Suma, essayait de paraître décidé. Ni lui ni Yoshishu, cependant, n'avaient compris pourquoi le chef de l'exécutif américain avait paru ignorer l'explosion. - Nous pouvons faire l'économie de paroles inutiles, monsieur le Président, dit Tsuboi. Vous connaissez notre avance technologique et la supériorité de notre système de défense. Je suppose que le sénateur Diaz et Mme Smith vous ont donné suffisamment de renseignements sur nos usines de l'île de Soseki. ,,:. - J'en sais en effet suffisamment sur votre Centre du Dragon et sur votre projet Kaiten, répondit le Président, notant que Tsuboi n'avait pas cité le nom de Hideki 492 Suma. Et si vous pensez que je n'ordonnerai pas de réponse massive au cas où vous feriez stupidement exploser d'autres bombes, vous faites une tragique erreur. - Notre intention depuis le début n'est pas de tuer des millions de gens, insista Tsuboi. - Je connais vos intentions, monsieur Tsuboi. Mais essayez et vous saurez ce qu'Armaguédon veut dire ! - Si vous souhaitez rester dans l'Histoire comme le plus grand monstre depuis Adolf Hitler en accomplissant un geste totalement irrationnel, alors il n'y a plus grand-chose à ajouter. - Vous avez pourtant sûrement quelque chose à dire, sinon vous ne m'auriez pas contacté. u Tsuboi parut réfléchir puis se lança. - J'ai en effet certaines propositions à mettre sur le tapis. - Je-vous écoute bien volontiers. - Vous devez cesser toutes les recherches des voitures. Si d'autres sont saisies, nous ferons exploser celles qui restent. Et puisque vous avez mis autrefois une telle arme dans la chair de mon peuple, je vous assure que je n'hésiterai pas à faire exploser les bombes qui restent dans les cités les plus peuplées. Le Président fit un effort énorme pour contrôler la colère qu'il sentait monter en lui. - La partie sera égale, alors. Si vous tuez quelques millions d'entre nous, nous anéantirons la totalité de votre population. - Oh ! Non ! Vous ne le ferez pas ! Le grand peuple blanc et chrétien qui forme la nation américaine n'accomplira jamais une telle boucherie ! - Nous ne sommes pas tous chrétiens. Ni tous blancs. - Les minorités qui sapent votre culture ne soutiendront jamais votre position. - Elles sont cependant américaines. - Néanmoins, l'honneur de mon peuple est engagé et il est prêt à mourir pour le nouvel empire. - Ça, c'est un sacré mensonge ! riposta le Président. Jusqu'à présent, vous, Suma et le reste de votre association de malfaiteurs avez oeuvré en secret. Le peuple 493 japonais ignore totalement que vous avez pris sa vie en otage pour dominer l'économie mondiale. Il né risquera pas la destruction pour une cause fondée sur la cupidité de quelques criminels. Vous ne parlez ni en son nom ni au nom de votre gouvernement. L'ombre d'un sourire effleura les lèvres de Tsuboi. Le Président comprit qu'il était tombé dans le panneau. - Vous pouvez éviter ce terrible holocauste de nos deux pays en acceptant simplement mes propositions. - Vous voulez dire vos exigences ? - Si vous voulez. - Exprimez-vous, dit le Président dont la voix commençait à montrer de la fatigue. Il avait perdu la main et était furieux contre lui-même. - fl n'y aura aucune nationalisation, aucune reprise des sociétés japonaises, aucune interférence judiciaire dans nos acquisitions futures de propriétés ou de sociétés. - Ce n'est pas une grande exigence ! Il n'a jamais été dans l'intérêt des Etats-Unis de nationaliser. Aucune loi n'a jamais été envisagée concernant un texte aussi inconstitutionnel depuis plus de deux cents ans. Et, que je sache, aucune loi n'a jamais empêché aucune société japonaise d'acheter une affaire ou une terre aux Etats-Unis. - On n'obligera plus les citoyens japonais à obtenir un visa pour entrer aux Etats-Unis. - Pour ça, vous devrez vous battre contre le Congrès. - Aucune barrière douanière, aucune augmentation des tarifs douaniers n'empêchera l'entrée des produits japonais dans votre pays, poursuivit Tsuboi, imperturbable. - La réciproque sera-t-elle vraie ? - Ceci n'est pas négociable, dit Tsuboi qui s'attendait à la question. Le Japon a de bonnes raisons pour juger beaucoup de vos produits malvenus chez nous. - Continuez. - L'Etat d'Hawaï deviendra territoire japonais. Le Président avait déjà été prévenu de cette exigence déraisonnable. - Le bon peuple de l'île est déjà fou de rage de ce que vous avez fait à leurs coûts fonciers. Je doute qu'il 494 accepte d'échanger la bannière étoilée contre l'emblème du soleil levant. - Et également l'Etat de Californie. - Le seul mot qui me vienne à l'esprit est « scandaleux ». Et quoi encore ? Que voulez-vous d'autre ? - Etant donné que notre monnaie tient la vôtre à flot, nous désirons être représentés au sein de votre gouvernement, avoir un siège dans votre Conseil et des gens à nous haut placés dans les ministères des Affaires étrangères, des Finances et du Commerce. - Et qui choisirait ces représentants ? Yoshishu et vous ou les chefs de votre gouvernement ? - M. Yoshishu et moi. 0 Le Président était atterré. Cela équivalait à inviter le J«rime organisé à participer à la gestion de l'Etat au plus haut niveau. - Ce que vous demandez, monsieur Tsuboi, est absolument impossible. Le peuple américain refusera de devenir l'esclave économique d'une puissance étrangère. - Ils paieront un prix très fort votre refus d'accepter mes conditions. D'un autre côté, si vous avez du poids auprès du gouvernement américain et de la communauté des affaires, toute votre économie sera complètement assainie et vos concitoyens retrouveront un niveau de vie beaucoup plus élevé. Le Président sentit que ses dents grinçaient. - Avec un monopole, des prix et des bénéfices fulgurants pour les produits japonais ! - Vous auriez aussi moins de chômage et la dette nationale diminuerait, continua Tsuboi comme si le Président était impuissant. - Je-n'ai pas le pouvoir de faire des promesses que le Congrès ne tiendrait pas, dit le Président qui, sa colère calmée, cherchait à reprendre la main. Il baissa les yeux pour avoir l'air perplexe. - Vous connaissez bien Washington, monsieur Tsuboi. Vous savez comment fonctionne notre gouverne-- ment. - Je connais très bien vos limites. Mais vous pouvez faire beaucoup de choses sans l'approbation du Congrès. 495 - Excusez-moi quelques instants, il faut que je digère l'énormité de vos exigences. Le Président fit une pause pour rassembler ses esprits. Il ne pouvait mentir et prétendre accepter toutes les demandes ridicules du Japonais. Cela indiquerait un dessein caché ou une manière de gagner du temps. Il devait paraître désorienté, agité. Il leva les yeux et regarda Tsuboi en face. - En mon âme et conscience, je ne peux pas accepter ce qui n'est qu'une reddition inconditionnelle. - Nos propositions sont pourtant bien meilleures que celles que vous nous avez faites en 1945. - Notre guerre d'occupation était bien plus généreuse et bienveillante que ce que votre peuple était en droit d'attendre, contra le chef de l'exécutif en enfonçant ses ongles dans les accoudoirs du fauteuil. - Je ne suis pas ici pour disputer des différences historiques, coupa sèchement Tsuboi. Vous avez entendu mes conditions et vous connaissez les conséquences. L'indécision et la temporisation de votre part ne retarderont pas la tragédie. Il n'y avait aucun signe de bluff dans les yeux du Japonais. Le Président savait bien que la menace était d'autant plus horrible que les voitures piégées étaient cachées dans des villes très peuplées et que des fous suicidaires n'attendaient qu'un signal pour faire exploser les bombes. - Votre chantage et vos exigences ne laissent pas beaucoup de place à la négociation ! - Aucune ! répliqua Tsuboi d'un ton de défi. - Je ne peux pas claquer les doigts et faire un miracle de coopération avec l'opposition politique, soupira le Président en feignant l'exaspération. Vous savez bien que je ne peux rien imposer au Congrès. Le sénateur Diaz et Mme Smith ont un poids important dans les deux Chambres et ils ont déjà soulevé leurs collègues contre vous. Tsuboi haussa les épaules avec indifférence. - Je réalise surtout que les rouages de votre gouvernement grippent dans un marécage de sentimentalisme, monsieur le Président. Vos élus votent selon les directives des partis sans tenir compte du bien du pays. Mais on 496 peut les persuader d'accepter l'inévitable, surtout si vous les informez de ce que deux voitures piégées se promènent dans Washington pendant que nous parlons. Inutile. La balle était à nouveau dans le camp du Président. Il fit un suprême effort pour rester impassible et prétendre être en colère. - J'ai besoin de temps. - Vous avez jusqu'à trois heures cet après-midi, heure de Washington, pour paraître à la télévision avec vos conseillers et les leaders du Congrès derrière vous, montrant leur accord total avec vous tandis que vous annoncerez les nouveaux accords de coopération entre le Japon et les Etats-Unis. - Vous en demandez trop ! - C'est ainsi que les choses doivent se passer, dit Tsuboi d'un ton sans réplique. Encore une chose, monsieur le Président. Toute tentative d'attaque de l'île de Soseki entraînerait immédiatement la mise à feu des voitures. Me suis-je exprimé clairement ? - Très clairement. - Très bien. Alors, au revoir. Je vais guetter votre apparition à la télévision cet après-midi. L'image de Tsuboi sembla se dissoudre et disparut. Le Président regarda la pendule sur le mur. Neuf heures. Il ne restait que six heures. Exactement ce que Jordan avait calculé pour que Pitt arme la vieille bombe atomique et provoque le tremblement de terre sous-marin et le tsunami. - Seigneur murmura-t-il dans la pièce vide. Que se passera-t-il si ça rate ? 69 Big Ben se mouvait dans le vaste espace sous-marin à quinze kilomètres à l'heure, une vitesse considérable pour un énorme véhicule se déplaçant sous l'eau dans la boue des abysses. Un grand nuage de vase fine volait 497 dans son sillage puis se dissipait en retombant lentement. Pitt étudiait la vue que lui transmettait sur son écran le sonar laser qui scrutait le sol au-devant du DSMV et renvoyait ce qu'il voyait en trois dimensions. Le désert sous-marin réservait peu de surprises et, à part un détour à cause d'une crevasse étroite mais profonde, Pitt tenait une bonne moyenne. Précisément quarante-sept minutes après qu'il eut détaché les parachutes et mis BigBen en mouvement, la silhouette du B 29 apparut et s'agrandit jusqu'à couvrir tout l'écran. Les coordonnées fournies par le satellite Pyramider et programmées dans l'ordinateur de navigation du DSMV l'avaient conduit droit au but. Pitt était assez près de l'épave maintenant pour la distinguer au bout du rayon de ses projecteurs extérieurs. Il ralentit Big Ben, fit le tour de l'avion triste et cassé, fl ressemblait à un jouet abandonné au fond de la mare du jardin. Pitt le regarda avec l'extase que connaissent tous les plongeurs la première fois qu'ils approchent un objet fabriqué par l'homme perdu au fond de la mer. Etre le premier à voir ou à toucher une automobile engloutie, un avion disparu ou un bateau perdu après une tempête est une expérience terrible et mélancolique que ne peuvent partager que ceux qui osent, sans peur, se promener dans une maison hantée après minuit. Le Dennings'Demons s'était enfoncé de près d'un mètre dans la vase. D lui manquait un moteur et l'aile gauche était tordue en arrière et ressemblait à un bras grotesque essayant d'atteindre la surface. Les pales des trois hélices restantes s'étaient repliées en arrière lors de l'impact dans l'eau, comme les pétales pendants d'une fleur mourante. La queue, haute comme une maison de trois étages, montrait des signes d'incendie. Elle s'était cassée et nichée à plusieurs mètres du fuselage, penchée sur le côté. L'endroit où s'était tenu le bombardier de queue était en morceaux et les barillets rouilles des canons de vingt millimètres enfoncés profondément dans la boue. Les surfaces d'aluminium du fuselage tubulaire de trente mètres étaient couvertes de vase et de coquillages mais les fenêtres et les hublots de l'avant paraissaient 498 toujours transparents. Et le petit démon peint sous la fenêtre latérale du cockpit était net, propre, sans mousse ni parasites. Pitt aurait pu jurer que les petits yeux perçants lui rendaient son regard et que les lèvres lui adressaient un sourire diabolique. Pitt n'était pas de ceux qui laissent courir leur imagination et voient les fantômes des équipages à leurs postes dans les épaves, fl avait passé assez de temps au fond de la mer à explorer les vaisseaux coulés pour savoir que les substances organiques du corps humain sont les premières à disparaître, rapidement dévorées par des créatures vivant au fond de l'eau. Puis les os qui, finalement, se dissolvent dans l'eau salée et glaciale. Aussi étrange que cela puisse paraître, les vêtements duraient plus que les corps, surtout les blousons de cuir et les bottes des pilotes. Eux aussi, cependant, disparaîtraient un jour, comme les restes de l'avion. - J'ai vue sur la cible, annonça-t-il à Sandecker qui, dans le C 5, volait là-haut dans la nuit. - Dans quel état est-elle ? fit la voix déformée de l'amiral. - Une aile très abîmée, la queue est cassée mais le fuselage est intact. - La bombe est dans la soute avant, fl va falloir positionner Big Ben à l'angle où le bord d'attaque de l'aile rejoint le fuselage. Après, vous pourrez couper à travers le toit de l'avion. - La chance est avec moi, ce soir, dit Pitt. L'aile gauche est déchirée et présente un accès facile. Je peux me positionner pour découper les parois de côté. Pitt manouvra le DSMV de telle sorte que les bras manipulateurs puissent atteindre l'avant du berceau de la bombe, fl glissa sa main dans une sorte de gant de manipulation qui contrôlait électriquement les bras mécaniques et choisit parmi les outils disponibles dans l'articulation du bras gauche une scie à métaux multi-directionnelle en forme de roue. Faisant travailler le système comme s'il était une extension de son propre bras, il afficha et mesura la coupure à faire sur son écran qui montrait l'intérieur des composants structurels de l'avion. La difficile opération était réalisable à condition de l'étudier en vidéo sous divers angles au lieu de se fier 499 à la vue directe que l'on pouvait avoir par l'avant transparent. H positionna la roue contre la paroi d'aluminium de l'avion et programma les dimensions et la profondeur de la coupe sur l'ordinateur. Puis il mit le système en route et le regarda attaquer le fuselage du Den-nings'Demons avec la précision du scalpel d'un chirurgien. Les fines dents du disque mordirent le vieil aluminium aussi facilement qu'une lame de rasoir pénètre dans le bois de balsa d'un modèle réduit. D n'y eut pas d'étincelles, pas de chaleur dégagée. Le métal était trop doux et l'eau trop glacée. Sans difficultés, les supports et les faisceaux de câbles furent efficacement tranchés. En quinze minutes, l'opération fut terminée et Pitt fit avancer le second manipulateur. Le poignet de celui-ci disposait d'un grappin muni d'un ensemble de doigts semblables à des pinces. Le grappin saisit la paroi d'aluminium, les pinces se refermèrent et le bras se releva, emportant un grand morceau du toit et du côté de l'avion. Pitt plaça soigneusement le manipulateur à quatre-vingt-dix degrés et, très doucement, alla poser la partie déchirée dans la vase sans créer le moindre tourbillon de boue. Il disposait maintenant d'une ouverture de trois mètres sur quatre. La bombe, du type Fat Man, portant le nom de code de « Soupir Maternel », était parfaitement visible, bien suspendue dans ses larges entraves et ses attaches anti-oscillations. Il devait se frayer un chemin à travers les diverses parties du tunnel qui courait au-dessus de la soute à bombes et reliait le cockpit au compartiment du bombardier. Une partie avait déjà été partiellement enlevée, à l'époque, de même que les passerelles, afin que l'immense bombe puisse être introduite dans les flancs de l'appareil. Mais il restait les rails qu'on avait installés afin d'empêcher les ailettes de la bombe de s'accrocher pendant le largage. Encore une fois, tout se passa bien. Les dernières barrières allèrent rejoindre la pile des morceaux arrachés au fuselage. Restait maintenant le plus difficile : sortir la bombe. Le Soupir Maternel semblait suer la mort et la des- 500 truction. Longue de neuf pieds avec ses cinq pieds de diamètre, selon les plans de construction, elle ressemblait à un gros ouf horrible, teint de rouille, avec des ailettes à un bout et une sorte de fermeture Eclair tout autour. - OK, je m'attaque à la bombe, rapporta Pitt à San-decker. - Il faudra vous servir des deux manipulateurs pour la sortir et la transporter, dit l'amiral. Elle doit peser dans les cinq tonnes. - J'ai besoin d'un bras pour couper ses supports. - L'effort est trop important pour un seul bras. Il ne pourra pas soutenir la bombe sans dommage. - J'en suis bien conscient mais il faut bien que j'attende d'avoir coupé les câbles qui la soutiennent avant de remplacer le disque coupant par un grappin. Alors seulement j'essaierai de la lever. - Attendez un instant, prdonna Sandecker. Je vais vérifier et je reprends la ligne. En attendant, Pitt installa l'outil coupant et positionna le grappin au bon endroit, sous les entraves. - Dirk ? - Oui, amiral. - Laissez tomber la bombe. - Redites-moi ça ? - Coupez les câbles de soutien et laissez tomber la bombe. Le Soupir Maternel est une bombe à implosion et peut supporter un choc important. Pitt, en regardant l'horrible objet de mort suspendu à quelques mètres de lui, ne pouvait s'empêcher de voir la boule de feu et le champignon sans cesse montrés dans les films documentaires. - Vpus êtes toujours là ? demanda Sandecker d'un ton nerveux. - Est-ce un fait démontré ou juste un on-dit ? - Un fait historique. - Si vous entendez un grand boum sous l'eau, dites-vous que vous avez un peu bouleversé mes projets pour cet après-midi. Pitt respira profondément, ferma inconsciemment les yeux et dirigea la scie vers les câbles de soutien. A demi rouilles après cinquante ans dans l'eau de mer, les câbles 501 ne résistèrent pas longtemps aux dents acérées du disque et la grande bombe tomba. La seule explosion fut celle de la vase qui s'était infiltrée et accumulée dans le berceau. Pendant une longue minute, Pitt fut incapable de bouger. Dans un silence presque palpable, il attendit que le sédiment se tasse et que la bombe réapparaisse. - Je n'ai pas entendu de boum ! fit Sandecker avec un calme agaçant. - Ça va venir, amiral, répondit Pitt en reprenant possession de ses moyens. Ça va venir ! 70 L'espoir renaissait. Il ne restait plus que deux heures à attendre et Big Ben avançait sur le fond marin, le Soupir Maternel fermement suspendu aux grappins de ses manipulateurs. Comme dans un match de championnat lorsque, au cours des dernières minutes, le score est hésitant, la tension montait dans le C 5 Galaxy et à la Maison Blanche. Le suspense était à son apogée. - Il a dix-huit minutes d'avance sur les prévisions, murmura Giordino, et tout semble bien se passer. - « Comme celui qui, sur une route solitaire, avance dans la peur et l'angoisse », cita Sandecker d'un air absent. - Qu'est-ce que c'est, amiral ? s'étonna Giordino. - Coleridge, dit l'amiral avec un sourire d'excuse. « Le Vieux Marin ». Je pensais à Pitt, tout seul là-dessous, portant des millions de vies sur ses épaules, à quelques centimètres d'une explosion instantanée. - J'aurais dû être avec lui, soupira l'ami de Pitt. - Nous savons tous que vous l'auriez vous-même enfermé si vous en aviez eu l'idée avant lui.. - C'est vrai. Mais je ne l'ai pas eue. Et maintenant, il 502 risque sa vie alors que je suis là comme un mannequin dans une vitrine. Sandecker ne quittait pas des yeux l'écran sur lequel une ligne rouge montrait la progression de Pitt jusqu'au lieu de l'explosion. - fl y arrivera et il s'en sortira vivant, murmura-t-il. Dirk n'est pas de ceux qui meurent facilement. Maruji Koyama, l'expert en détection de défense, se tenait derrière l'opérateur du radar de surveillance. Il montra un point lumineux à Yoshishu, Tsuboi et Takeda Kurojima, groupés autour de lui. - Un très gros appareil de transport de l'Air Force américaine, expliqua-t-il. D'après l'ordinateur, c'est un C 5 Galaxy, capable de transporter des charges extrêmement lourdes sur de grandes distances. - Vous dites qu'il se comporte bizarrement ? dit Yoshishu. - En effet. Il est arrivé au sud-est, en direction de la base américaine de Shimodate, suivant un couloir aérien utilisé par leur aviation militaire. Ce couloir passe à soixante-dix ou cent kilomètres de notre île. En le suivant au radar, nous avons observé un objet qui s'est détaché de l'avion et est tombé dans la mer. - Avez-vous pu identifier cet objet ? demanda Tsuboi. - Tout ce que j'ai pu voir, c'est qu'il semblait tomber lentement, comme retenu par un parachute. - Peut-être est-ce un appareil sous-marin de détection, suggéra Kurojima, le directeur du Centre du Dragon. - C'est possible mais ça paraissait bien grand pour n'être qu'un détecteur. - C'est bizarre, fit Yoshishu. - Et depuis, poursuivit Koyama, l'avion est resté au-dessus de la mer et tourne en rond. - Depuis combien de temps ? - Presque quatre heures. - Avez-vous intercepté des transmissions vocales ? - Quelques signaux brefs mais brouillés électroni-quement. 503 - Un avion d'observation ! s'exclama Koyama comme s'il avait une révélation. - Qu'est-ce que c'est qu'un avion d'observation ? demanda Yoshishu. - C'est un avion muni d'un système sophistiqué de détection et de communication. Us servent de centre de commandement volant pour coordonner les assauts militaires. - Le Président est un sale menteur ! hurla soudain Tsuboi. fl a disposé un écran de fumée et menti sur ses intentions pour gagner du temps. C'est clair, maintenant, il a l'intention de lancer une attaque sur l'île ! - Mais pourquoi se montrer aussi clairement ? protesta tranquillement Yoshishu. Les Renseignements américains connaissent bien nos capacités de détection et d'observation des cibles intéressantes à grande distance. Koyama suivait sur l'écran le déplacement du point représentant l'avion américain. - Il pourrait s'agir d'une mission chargée de tester électroniquement nos défenses. Tsuboi étouffait de colère. - Je vais reprendre la communication avec leur Président et exiger qu'ils quittent nos eaux territoriales ! - Non, j'ai un meilleur plan, contra Yoshishu avec un mauvais sourire. Un message que le Président comprendra très bien ! - Quel plan, Korori ? - Un plan tout simple, répondit le vieil homme avec une candeur dénuée d'émotion. Nous allons le détruire. En moins de six minutes, deux missiles sol-air Toshiba à infrarouges furent expulsés de leur rampe de lancement et se guidèrent sur le C5 dont l'équipage ne se doutait de rien. L'avion, sans défense et extrêmement vulnérable, n'était équipé d'aucun système avertisseur d'attaque. Il accomplissait tranquillement sa mission de contrôle au-dessus de Big Ben et tournait en rond sans imaginer ce qui se dirigeait vers lui de terreur et de destruction. Sandecker était allé s'installer dans le compartiment de communication pour envoyer un rapport-à la Maison Blanche tandis que Giordino était resté dans le bureau. 504 Penché sur la table, l'ami de Pitt étudiait les rapports des géologues marins concernant la tranchée sous-marine que le DSMV allait devoir traverser avant d'atteindre la sécurité de la côte japonaise. Il calculait la distance pour la cinquième fois lorsque le premier missile atteignit l'appareil et éclata dans un fracas de tonnerre. Le choc et la pression l'assommèrent sur place. Il n'eut que le temps de se relever lorsque le second missile frappa la soute où il ouvrit un grand trou dans le fuselage. La fin aurait dû être rapide, spectaculaire, mais le premier missile n'explosa pas au contact immédiat. Il passa à travers la partie supérieure du fuselage, entre les cloisons, traversa la travée et explosa en pénétrant dans les membrures, sur la paroi opposée. La plus grosse partie de sa force explosive se perdit dans l'espace extérieur, évitant à l'appareil d'éclater et de se déchiqueter. Luttant pour récupérer, Giordino pensa : « II va tomber, maintenant ! Il ne peut pas rester en l'air ! » Mais il se trompait. Le gros Galaxy n'était pas prêt à mourir. Ayant miraculeusement échappé à l'incendie, il n'avait qu'un des systèmes de contrôle de vol endommagé. Malgré ses blessures ouvertes, il resta vaillamment en l'air. Le pilote fit opérer une plongée à l'appareil et le remit à l'horizontale environ trente mètres au-dessus de l'eau et s'éloigna de l'île de Soseki vers le sud. Les moteurs tournaient normalement et, à part les vibrations et le ralentissement dû aux trous dans le fuselage, le seul problème du pilote fut la perte de contrôle du gouvernail de profondeur. Sandecker vint constater les dommages en compagnie de l'ingénieur de vol. Ils trouvèrent Giordino à quatre pattes, en train de traverser la cale de fret. Accroché à une paroi, il jeta un coup d'oil par l'énorme trou donnant sur la mer qui défilait en bas comme du mercure. - Rien à faire pour que je saute de là ! cria-t-il pour couvrir le bruit du vent tourbillonnant dans la carlingue. - Ce ne sera pas nécessaire, répondit Sandecker sur le même ton. L'ingénieur de vol, ébahi, regarda la paroi trouée. - Mais qu'est-ce qui est arrivé, nom de Dieu ? 505 - On s'est pris deux missiles sol-air, hurla Giordino. Il fit signe à Sandecker de se déplacer pour sortir du courant d'air. Ds se dirigèrent vers le cockpit tandis que l'ingénieur examinait les dégâts. Ils trouvèrent les pilotes calmes, luttant avec les contrôles, conversant tranquillement comme s'il s'agissait d'un exercice sur simulateur. Giordino se laissa tomber par terre, épuisé, heureux cependant d'être encore vivant. - Je n'arrive pas à croire que ce gros oiseau soit encore capable de voler, murmura-t-il. Rappelez-moi d'embrasser tendrement ses constructeurs. Sandecker se pencha vers les écrans placés entre les pilotes et fit un bref résumé des dommages. - Quelles sont nos chances ? demanda-t-û. - Nous disposons encore de la puissance électrique ' et d'une partie de la puissance hydraulique. Nous avons encore assez de contrôles en bon état pour manouvrer, dit calmement le commandant de bord, le major Marcus Turner. Texan aux traits rougeauds, toujours prêt à plaisanter, il était cette fois tendu et lugubre. - L'explosion a dû abîmer la tuyauterie autour du principal réservoir à carburant, ajouta le copilote. Les aiguilles des jauges ont fait une chute verticale en deux minutes. - Pouvez-vous rester en l'air hors de portée des missiles ? - Négatif. - Je pourrais vous en faire donner l'ordre, lâcha Sandecker d'une voix bourrue. Turner eut l'air malheureux mais ne céda pas. - Sauf votre respect, amiral, cet appareil peut lâcher aux coutures d'une seconde à l'autre. Si vous souhaitez mourir, c'est votre problème. Le mien est de sauver l'équipage et mon appareil. En tant que pilote professionnel, je sais de quoi je parle. - Je vous comprends mais mes ordres n'ont pas* changé. - S'il veut bien rester en un seul morceau et qu'on ' fait très attention au carburant, dit Turner sans broncher, on arrivera peut-être à rejoindre l'aérodrome de 506 Naha, sur Okinawa. C'est la piste la plus proche qui ne soit pas au Japon proprement dit. - Okinawa est hors de question, annonça froidement Sandecker. On s'est sorti des systèmes de défense de l'île et on reste dans un rayon permettant de communiquer avec l'homme qui travaille en ce moment au fond de l'eau. Cette opération est trop vitale pour la sécurité nationale et on ne la laissera pas tomber. Tenez-nous en l'air aussi longtemps que vous le pourrez. Et si le pire devait arriver, alors jetez-nous à la baille ! Turner était devenu rouge et transpirait abondamment mais il réussit à sourire. - D'accord, amiral. Mais j'espère seulement que vous êtes prêt à battre le record d'endurance à la nage jusqu'à la terre la plus proche. A ce moment précis, comme si l'insulte s'ajoutait à la blessure, Sandecker sentit une main se poser sur son épaule, fl se retourna vivement. C'était l'opérateur radio qui, d'un geste d'impuissance, semblait le préparer à une mauvaise nouvelle. - Je suis désolé, amiral, mais la radio est HS. On ne peut ni émettre ni recevoir. - Ça règle le problème, fit Turner. On ne peut rien faire d'efficace en tournant en rond sans radio. Sandecker regarda Giordino, le visage creusé par l'angoisse et le désespoir. - Dirk ne le saura pas. Il va s'imaginer que nous l'avons abandonné. Giordino, impavide, contemplait par le hublot un petit point perdu entre le noir de la mer et le noir du ciel, n avait mal au cour. Pour la seconde fois en quelques semaines, il eut l'impression d'avoir laissé tomber son meilleur ami. Finalement, il leva les yeux, un vague sourire aux lèvres. - Dirk n'a pas besoin de nous. Si quelqu'un peut faire exploser cette saleté de bombe et ramener Big Ben au port, c'est lui et lui seul ! - Moi aussi, je mise sur lui, affirma l'amiral avec conviction. - Okinawa ? demanda Turner, les mains serrées sur les leviers. 507 lires lentement, avec difficulté, comme s'il défendait son âme contre le diable, Sandecker articula : - Okinawa. Le gros avion changea de direction et s'enfonça comme il put dans l'obscurité. Quelques minutes plus tard, le bruit de ses moteurs mourut, ne laissant derrière lui qu'une mer silencieuse et vide, sauf pour un homme, tout au fond. 71 La bombe tenue de façon grotesque par ses manipulateurs, Big Ben s'immobilisa au bord de la grande tranchée sous-marine qui bâillait sur dix kilomètres de large et deux mètres de profondeur. Pitt contempla sombrement la pente qui s'enfonçait dans l'obscurité. Les géophysiciens avaient choisi un point situé à environ douze cents mètres en contrebas du bord comme étant le lieu idéal pour l'explosion. De là, un glissement de terrain devait déclencher la vague sismi-que sous-marine. Mais la pente avait au moins cinq pour cent de plus que ce que les photos du satellite avaient laissé supposer. Et pire, bien pire, la couche supérieure du sédiment formant les parois de la tranchée avait la consistance d'une argile huileuse. Pitt avait enfoncé un analyseur télescopique dans la vase et les résultats affichés sur l'écran de son ordinateur étaient loin de le réjouir. Il réalisa le danger de sa situation. H allait devoir se battre pour empêcher le lourd véhicule de glisser dans la boue molle jusqu'au fond de la tranchée. Quand il se serait engagé et qu'il aurait plongé Big Ben par-dessus bord, il n'aurait aucune possibilité de revenir en arrière. Les patins du train de chenilles ne trouve^ raient rien d'assez solide pour s'agripper, remonter lé DSMV en haut de la pente et filer assez loin pour se mettre à l'abri avant l'explosion. H décida qu'après avoir armé la bombe, il continuerait 508 en diagonale vers le bas de la pente, un peu comme un skieur traversant une colline recouverte de neige. Sa seule chance, s'il y avait là l'ombre d'une chance, serait d'utiliser la gravité pour augmenter sa vitesse et pousser Big Ben à toute allure hors de portée de l'avalanche avant d'être pris dans sa force et enfoui là pour les dix millions d'années à venir. Pitt constatait une fois encore combien ténue était la frontière entre la survie et la mort. H se dit que la loi de Murphy ne prenait jamais de vacances. Il regretta de ne pas avoir Giordino à ses côtés et se demanda pourquoi toutes les communications s'étaient interrompues avec le C 5 Galaxy. Sans doute y avait-il une bonne raison. Giordino et Sandecker ne l'auraient pas abandonné sans y être forcés. Il était trop tard maintenant pour des explications, et trop tôt pour se dire adieu. Tout était fantomatique et désert autour de lui, sans une voix humaine pour lui remonter le moral. Il sentit la fatigue l'envahir en grandes vagues cotonneuses. H s'écroula sur son siège, drainé de son optimisme, fl étudia à nouveau les coordonnées du site de l'explosion et regarda une dernière fois sa montre. Puis il mit Big Ben en contrôle manuel, engagea la marche avant et plongea l'immense tracteur vers le bord de la pente raide. Sa vitesse augmenta rapidement après les cent premiers mètres. H commença à se demander s'il pourrait arrêter le DSMV avant qu'il se catapulte au fond de la tranchée, fl découvrit bientôt que les freins ne réduisaient pas sa vitesse : il n'y avait aucune adhérence entre les patins et la boue glissante. La bombe se balançait follement entre les manipulateurs. Comme elle pendait juste devant lui, Pitt ne pouvait s'empêcher de la regarder et de voir en elle l'instrument de sa propre mort. Soudain, une autre pensée terrifiante germa dans son esprit. Si cette bombe se détachait et roulait jusqu'au bas de la pente, il ne serait pas capable de l'éviter, fl se raidit, non par peur de mourir mais par crainte de manquer le but de sa mission. Pitt agit très vite ensuite, se souciant peu d'avoir pris un risque qu'aucun homme sain d'esprit n'aurait 509 accepté. Il passa en marche arrière et augmenta la puissance. Les patins réagirent violemment dans la boue visqueuse et Big Ben ralentit et finit par se traîner mollement. Un mur de vase engloutit le véhicule au moment où il s'immobilisa. Pitt attendit patiemment que la visibilité revienne avant d'avancer encore d'une cinquantaine de mètres. Puis il engagea à nouveau la marche arrière et encore une fois, stoppa le véhicule. Il recommença la même manouvre plusieurs fois jusqu'à ce qu'il ait repris le contrôle total et eut le sentiment qu'il y avait bien une interaction entre les chenilles et la boue. Il accélérait maintenant les mouvements des leviers. Chaque minute augmentait son désespoir. Enfin, après environ une demi-heure d'efforts intenses pour amener la grosse machine là où il la dirigeait, l'ordinateur de navigation lui indiqua qu'il avait atteint sa destination. Avec soulagement, il trouva une petite terrasse plate ressortant de la pente. Il arrêta les systèmes de translation et gara le tracteur. - Je suis arrivé au lieu de l'explosion et je commence à armer la bombe, annonça-t-il au téléphone sous-marin avec l'espoir insensé que Sandecker ou Giordino pouvait l'entendre, quelque part, tout là-haut. Rapidement, il abaissa les bras manipulateurs et posa la bombe sur la vase douce. Il relâcha la prise des grappins et les échangea contre des outils. Une fois encore, il glissa les mains dans les gants de contrôle et, avec précaution, sélectionna une cisaille pour couper le panneau sur l'assemblage de la queue fuselée qui recouvrait le compartiment principal de détonation. L'intérieur contenait quatre ensembles radar et un interrupteur de pression barométrique. Si la bombe avait été lâchée traditionnellement, les ensembles de radars auraient lancé leurs signaux à l'approche de la cible au sol. Là, à une altitude prédéterminée, deux éléments auraient envoyé le signal de mise à feu au détonateur monté à l'avant de la sphère d'implosion. L'interrupteur barométrique constituait le second système prévu pour fermer le circuit d'explosion à une altitude déterminée. 510 Les circuits du signal de mise à feu, cependant, ne pouvaient être fermés que lorsque l'avion était en vol. Ds devaient être activés par des interrupteurs déclenchés par un minuteur mis en dérivation seulement lorsque la bombe était sortie de son berceau et en route vers la cible. Autrement, le Dennings'Demons aurait été détruit par l'explosion. Lorsque le panneau fut détaché, Pitt installa une caméra vidéo miniaturisée au bout du bras manipulateur gauche. Il trouva rapidement l'interrupteur barométrique de mise à feu sur lequel il focalisa la caméra. Fait de cuivre, d'acier et de laiton, l'interrupteur montrait des signes de corrosion mais était en état de fonctionner. Ensuite, Pitt adapta un mince grappin à trois doigts à l'un des manipulateurs. Le bras fut ramené vers l'avant du DSMV où les pinces ouvrirent le lourd couvercle d'une boîte et saisirent un étrange objet de céramique ressemblant à un petit ballon de football dégonflé. Une plaque de cuivre était insérée sur le fond concave, entourée d'une matière flexible. L'apparence de cet engin était trompeuse, n s'agissait en fait d'un récipient pressurisé très sophistiqué, rempli d'un mélange inerte ressemblant à du mastic, composé de plastic et d'acide. L'enveloppe de céramique entourant la substance dangereuse avait été calculée pour s'ajuster parfaitement sur le système barométrique de mise à feu et y jouer le rôle d'un joint étanche. Pitt actionna la main manipulatrice et positionna le récipient autour de l'interrupteur. Lorsqu'il fut fermement installé, il tira délicatement une minuscule prise permettant à l'eau de mer de pénétrer lentement dans le récipient. Le contact de l'eau salée et du mélange inerte activa chimiquement le produit qui devint hautement caustique et corrosif. Attaquant la plaque de cuivre - il lui faudrait une heure pour la détruire étant donné son épaisseur - le composé acide attaquerait ensuite le cuivre de l'interrupteur barométrique et créerait enfin une charge électrique qui déclencherait le signal de mise à feu et ferait exploser la bombe. Pitt replia ensuite les manipulateurs et éloigna dou- 511 cément Big Ben de cet engin de mort couché dans la boue comme une grosse bosse visqueuse. Il jeta un coup d'oeil à la montre digitale de sa console d'instruments. Il allait falloir lutter contre le temps. Le Soupir Maternel exploserait avec quarante-huit ans de retard mais avec une nouvelle heure limite, dans un autre temps. - Des nouvelles ? demanda anxieusement le Président depuis le Bureau ovale. - Nous avons une inexplicable panne de communication, dit Jordan installé dans la salle de communications. - Vous avez perdu l'amiral Sandecker ? - J'en ai peur, monsieur le Président. Nous avons essayé tous les moyens à notre disposition mais n'avons pas pu rétablir le contact avec son avion. Le Président sentit la peur lui nouer l'estomac - Que s'est-il passé ? - On ne peut que l'imaginer. Le dernier passage du satellite Pyramider montre que l'avion a rompu le contact avec le DSMV et s'est dirigé vers l'île d'Okinawa. - C'est ridicule ! Pourquoi Sandecker aurait-il saboté la mission alors que Pitt avait réussi à sortir la bombe du Dennings'Demons ? - Il n'aurait jamais fait ça à moins que Pitt ait eu un sérieux accident le rendant incapable de mener à bien la mise à feu. - Alors, c'est fichu ? soupira le Président. Quand Jordan répondit, ce fut d'une voix lourde de défaite. - Nous ne connaîtrons les détails que lorsque l'amiral rétablira le contact. - Quelles nouvelles de la recherche des voitures piégées ? - Les équipes du FBI en ont découvert et désamorcé trois de plus, toutes dans des villes importantes. - Et les conducteurs kamikazes ? - Tous sont des inconditionnels de Suma et du Centre du Dragon, prêts à sacrifier leur vie. Pourtant, ils n'ont opposé aucune résistance et n'ont pas tenté non plus de faire sauter les bombes quand les agents du FBI les ont arrêtés. 512 - Pourquoi se sont-ils montrés si dociles et si accommodants ? - Ils ne pouvaient faire exploser les bombes que lorsqu'ils en recevraient l'ordre codé du Centre du Dragon. - Combien y en a-t-il encore, cachées dans nos villes ? Il y eut un silence tendu puis Jordan répondit lentement : - Au moins dix. - Seigneur ! On sentait la peur et l'incrédulité dans la voix du chef de l'exécutif. - Je n'ai pas perdu confiance en Pitt, affirma Jordan. Rien ne nous dit qu'il ait raté l'amorçage de la mise à feu. - Quand le saurons-nous ? demanda le Président avec une légère note d'espoir. - Si Pitt a pu respecter l'emploi du temps, l'explosion devrait avoir lieu dans les vingt prochaines minutes. Le Président fixa sans le voir le dessus de son bureau. Lorsqu'il reprit la parole, ce fut d'une voix si basse que Jordan dut tendre l'oreille. - Croisez les doigts, Ray, et priez. C'est tout ce que nous pouvons faire pour le moment. 72 Tandis ^ue le composé acide réagissait au contact de l'eau de mer, il dissolvait lentement la plaque du minuteur et attaquait l'interrupteur de pression barométrique. L'action de l'acide sur l'interrupteur de cuivre créa bientôt une charge électrique qui se propagea dans les contacts et ferma le circuit de mise à feu. Ainsi, avec près de cinq décennies de retard, les détonateurs répartis en trente-deux points autour du cour de la bombe armèrent puis engagèrent le processus de détonation incroyablement compliqué. Alors les neutrons pénétrèrent le plutonium pour déclencher une 513 réaction en chaîne. Ceci fut suivi par la fission qui créa des millions et des millions de degrés et de kilos de pression. La boule de feu gazeuse sous-marine se forma et fonça vers le haut, déchirant la surface de l'eau et dirigeant un grand panache d'eau en fer de lance que l'onde de choc répandit dans l'air de la nuit. L'eau étant incompressible, c'est l'outil parfait de transmission des ondes de choc. Filant à presque deux kilomètres à la seconde, le front de l'onde rattrapa et frappa Big Ben tandis que le véhicule se frayait un chemin le long de la pente de la tranchée, seulement huit kilomètres plus loin et quatre bons kilomètres trop tôt, à cause de la lenteur regrettable du véhicule dans la boue. La pression frappa l'énorme DSMV comme un marteau piqueur sur un tambour d'acier. Mais celui-ci supporta le choc avec la résistance inflexible d'un attaquant de première ligne des Béliers de Los Angeles bloquant un placage. A ce moment-là, comme l'énergie du choc fit déferler sur le véhicule des trombes de vase et de boue qui lui ôtèrent toute visibilité, Pitt ressentit une grande jubilation. Se fiant totalement aux données du sonar, il poursuivit son chemin dans le maelstrôm de sédiments en une course aveugle vers l'inconnu, fl avançait sur une longue saillie, à mi-hauteur de la pente, mais sa vitesse était à peine plus rapide que lorsqu'il avait parcouru les parties plus inclinées. L'adhésion des patins du tracteur sur la boue s'était à peine améliorée. D s'avérait pratiquement impossible de faire avancer le grand monstre mécanique en ligne droite. Il dérapait sur toute la pente comme un camion sur une route verglacée. Pitt savait bien que sa vie ne tenait qu'à un fil et qu'il était en train de perdre la course de vitesse qu'il tentait de mener contre le glissement de terrain qui se préparait. Ses chances de gagner étaient si minces qu'aucun bookmaker consciencieux n'aurait accepté de parier dessus. Mais il ne ressentait aucune crainte, rien qu'une immense détermination de survivre. A la surface, invisible dans l'obscurité, le panache d'écume s'éleva à deux cents mètres et retomba. Mais tout au fond de la zone fragile, bien au-dessous du fond 514 de la tranchée, les ondes de choc provoquèrent un glissement vertical de la croûte terrestre. Choc après choc, la fracture de la croûte s'élevait, retombait, s'élargissait] créant un tremblement de terre d'une grande magnitude. Les nombreuses couches de sédiment qui s'étaient formées depuis des millions d'années glissèrent dans tous les sens, attirant la lourde lave de l'île de Soseki vers les profondeurs comme un rocher dans des sables mouvants. Reposant confortablement sur la lave douce et élastique, la grande niasse de l'île sembla d'abord immunisée contre les premières ondes de choc, pendant les premiers instants du tremblement de terre. Puis elle commença à s'enfoncer dans la mer et l'eau s'éleva contre les falaises. L'île de Soseki continua à tomber jusqu'à ce que les couches de vase soient compressées. Alors la masse des rochers flottants ralentit sa descente et s'installa peu à peu à un nouveau niveau. Les vagues, maintenant, ne s'écrasaient plus à la base des falaises mais déferlaient au-dessus de leurs sommets effrités et se déversaient sur les arbres, en contrebas. Quelques secondes après l'explosion et les secousses sismiques qui la suivirent, un énorme morceau du mur est de la tranchée frissonna et s'enfla de façon menaçante. Puis, avec un grondement de tonnerre, des centaines de millions de tonnes se détachèrent et plongèrent vers le fond de la fissure. Il se créa une vague d'énergie d'une incroyable force qui se propagea jusqu'à la surface, formant juste en dessous un mur liquide haut comme une montagne. L'indestructible tsunami venait de naître. Haut d'un mètre seulement au-dessus de la mer, il accéléra rapidement jusqu'à atteindre cinq cents kilomètres à l'heure et fonça vers l'ouest. Irrésistible, terrifiant de puissance, aucune force au monde n'est plus destructrice. Et à peine vingt kilomètres plus loin, l'île de Soseki, en train, de couler, se trouvait sur son chemin. La scène était prête pour le désastre. La destruction du Centre du Dragon était imminente. 515 Tsuboi, Yoshishu et leurs collaborateurs se tenaient encore dans la salle de contrôle où ils suivaient la course vers le sud du C 5 Galaxy endommagé. - Deux missiles au but et il vole encore ! s'étonna Yoshishu. - Il peut encore exploser... Tsuboi s'arrêta, sentant plus qu'il ne l'entendait le grondement lointain que fit le Soupir Maternel en explosant. - Vous avez entendu ? demanda-t-il. - Oui, très faiblement, comme un lointain grondement de tonnerre, dit Koyama sans détourner les yeux de l'écran du radar. C'est probablement un orage qui résonne dans le système de ventilation. - Vous le sentez aussi ? - Je sens une légère vibration, acquiesça Yoshishu. Kurojima haussa les épaules avec indifférence. Les Japonais ont l'habitude des mouvements de la terre. Chaque année, il se produit plus d'un million de secousses sismiques sur les îles principales et il est rare qu'une semaine se passe sans que les citoyens japonais remarquent que le sol tremble. - Un léger tremblement de terre. Nous sommes sur une zone fragile. On en a tout le temps. H n'y a pas de quoi s'inquiéter. L'île est un rocher solide et le Centre du Dragon est à l'épreuve des secousses sismiques. Dans la pièce, les objets bougèrent et s'entrechoquèrent lorsque l'énergie mourante de la bombe traversa le Centre. Puis l'onde de choc due au glissement de la fissure sous-marine frappa l'île comme un gigantesque coup de bélier. Tout le Centre du Dragon parut secoué et oscilla dans tous les sens. Les visages montrèrent une certaine surprise qui se changea bientôt en anxiété puis en terreur. - - Celui-ci est rudement fort ! dit nerveusement Tsuboi. - On n'en a jamais ressenti d'aussi intense, murmura Kurojima en s'adossant contre un mur pour ne pas tomber. Yoshishu restait muet, debout et immobile, comme si ce qui arrivait le mettait en colère. - Vous devez me faire sortir d'ici ! exigea-t-il. 516 - Nous sommes plus à l'abri ici que dans le tunnel, cria Koyama pour se faire entendre dans le tumulte grandissant. Ceux qui ne se tenaient pas à quelque chose furent jetés à terre lorsque l'onde de choc arracha la lave rocheuse à la base de l'île en faisant onduler le sédiment profond. Le centre de contrôle oscillait davantage maintenant et l'île tanguait et roulait tout en s'enfonçant dans la boue. Tout l'équipement non scellé s'écrasa au sol. Tsuboi se réfugia dans un angle de la pièce et regarda Kurojima glacé de peur. - On dirait que nous tombons ! - L'île doit s'enfoncer ! hurla Kurojima terrorisé. Ce que les hommes horrifiés dans le Centre du Dragon ignoraient - et qu'ils n'avaient aucune raison de savoir - c'est que la masse titanesque du tsunami suivait l'onde de choc de deux minutes. Pitt avait mis les commandes manuelles. Big Ben suivait un chemin tortueux dans la boue, glissant sans cesse plus près du fond de la tranchée. Les chenilles du tracteur perdaient constamment leur adhérence et envoyaient le DSMV de côté vers la pente jusqu'à ce que les patins, ayant entassé assez de sédiment, s'y enfoncent et retrouvent une prise. Pitt avait l'impression d'être un aveugle conduisant son tracteur dans un monde aveugle, avec seulement quelques cadrans lumineux et un écran coloré pour le guider. Il soupesa ses chances, mesurant la situation à l'extérieur. D'après ce que lui disait le sonar, il comprit que tant qu'il serait plus ou moins enlisé dans la vase, seul un miracle pourrait le tirer de là. Selon les calculs des géophysiciens, il n'avait pas parcouru une distance suffisante pour échapper à la menace du glissement de terrain. Tout dépendait maintenant du sol qu'il allait rencontrer : un terrain ferme ou une structure rocheuse, assez t stable pour ne pas être arrachée du mur de la tranchée, et il aurait une chance. Mais même dans ce cas, l'obstacle le plus difficile était la tranchée elle-même. 517 Il était du mauvais côté. Pour atteindre l'abri de la côte japonaise, il faudrait qu'il descende jusqu'au fond de la faille et qu'il remonte l'autre versant. Ce qu'il ne voyait pas et que son scanner ne pouvait pas lui dire, c'est qu'il n'y avait aucun terrain ferme pour que le DSMV puisse avancer sans glisser jusqu'au plateau. Et même, la grande fracture devenait plus profonde et plus inclinée vers le sud-est et n'offrait aucune chance de s'en échapper sur plus de huit kilomètres. Trop tard, le scanner révéla le puissant, l'énorme glissement de terrain qui se produisait sur la paroi est de la tranchée, un peu comme le sable dans un sablier, et qui se refermait sur lui à une vitesse considérable. Big Ben bataillait toujours dans la vase molle quand l'avalanche le rattrapa. Pitt sentit le sol se dérober sous son véhicule et sut qu'il avait perdu la course. Elle fut accompagnée d'un grondement de cataracte, fl vit le doigt de la mort s'approcher de lui à le toucher. Il eut juste le temps de bander ses muscles avant que le grand mur de boue n'engloutisse le DSMV et ne l'enferme dans une obscurité totale, le cachant dans un suaire de vase informe. La mer était devenue folle. La masse puissante du tsunami s'éleva dans la nuit avec une frénésie rageuse de destruction. Elle jaillit de l'obscurité, s'élevant toujours plus haut aux abords de l'île, avec une force et une amplitude telles que l'esprit humain n'aurait jamais pu les concevoir. Tandis qu'à l'avant, le frottement la ralentissait au contact du fond, à l'arrière, l'eau s'empilait, prête à se déverser, se dressant à une vitesse folle jusqu'à la hauteur d'un immeuble de huit étages. Plus noire que la nuit elle-même, sa crête éclatant comme un feu d'artifice phosphorescent, son grondement se répercutant dans la mer tel le bang d'un supersonique, le cauchemar gigantesque s'éleva comme une montagne et s'élança contre les falaises déjà écroulées de l'île sans défense. L'incroyable muraille de mort et de dévastation déracina et balaya les arbres, les bâtiments et tout ce qui était sur l'île comme des fétus de paille dans une 'tornade. Rien de ce que l'homme ou la nature avaient construit ne 518 put résister à la force catastrophique plus^l de secondes. Les milliards de litresxl'eau tout sur leur passage. L'île fut enfoncée main d un géant s était abattue sur elle , - Une grande partie de la formidable force du tsunaral fut minée par son déferlement contre la masse de la terre. Cela créa un puissant contre-mouvement, comme un reflux qui renvoya la puissance de la vague vers l'immensité de l'océan. Ce qui restait d'énergie dans le flot renvoyé vers l'ouest passa sur l'île principale d'Honshu mais la vague qui la frappa n'avait plus qu'un mètre de haut. Elle détruisit quelques ports de pêche mais ne causa aucune perte humaine. Dans son sillage, le tsunami né du Soupir Maternel laissa l'île de Soseki et son Centre du Dragon noyés sous une mer turbulente. Elle ne devait jamais remonter à la surface. Venus du fond de l'île, les chocs continuèrent. On aurait dit maintenant une canonnade ininterrompue. En même temps, des tonnes innombrables d'eau noire s'engouffrèrent dans les circuits de ventilation, dans les puits des ascenseurs, avec une incroyable pression. Des rivières dévalèrent par toutes les fissures ouvertes dans les toits de béton et partout où les rochers de lave avaient ouvert des brèches lorsque l'île avait commencé à sombrer. Tout le Centre du Dragon retentit soudain du bruit des cascades de l'eau tombant des toits. Et derrière ce bruit retentissait celui, plus sourd et plus puissant, des trombes envahissant les salles et les corridors des étages les plus élevés. Poussé par une fantastique pression, le déluge plflngeait dans le cour du complexe, précédé d'un immense courant d'air. Partout ne régnait que panique et confusion. Les centaines d'employés réalisaient que la mort était sur eux, soudaine et inévitable. Rien ne pourrait les sauver, ils ne pouvaient fuir nulle part. Le tunnel avait explosé lorsque l'île avait commencé à s'enfoncer et l'eau avait envahi le couloir du métro jusqu'à Edo City. La pression de l'air blessait les oreilles de Tsuboi. Un énorme grondement arrivait de l'extérieur de la salle de 519 contrôle et il réalisa qu'il s'agissait d'une muraille d'eau qui se précipitait vers lui. Au même instant, un torrent envahit la pièce. Il n'eut le temps ni de courir ni même de crier. Avant d'être abattu, il vit son mentor, le maître es crimes Yoshishu, arraché à la colonne à laquelle il s'accrochait comme une mouche sur la bouche d'un tuyau d'arrosage. Avec un cri étouffé, le vieil homme disparut dans l'eau tourbillonnante. La rage prit le pas sur toutes les autres émotions de Tsuboi. Il ne craignait ni la douleur ni la mort. Il ne ressentait qu'une immense colère contre les éléments qui le privaient de la domination de son nouvel empire. Maintenant que Suma et Yoshishu avaient disparu, tout lui aurait appartenu. Mais ce n'était que la dernière hallucination d'un homme aux portes de la mort. Tsuboi se sentit aspiré, balayé par le flot se déversant du corridor. Ses oreilles lui firent atrocement mal. Ses poumons parurent sur le point d'éclater. Puis il fut jeté contre un mur et écrasé. Huit minutes seulement s'étaient écoulées depuis l'explosion du Soupir Maternel, pas davantage. La destruction du Centre du Dragon était totale et définitive. Le projet Kaiten avait cessé d'exister et l'île que les anciens appelaient Àjima n'était plus qu'un petit monticule sous la surface de l'océan. 73 Pour le Président et les membres du Conseil national de Sécurité, tous très soulagés, la nouvelle de l'élimination totale du Centre du Dragon fut accueillie avec des sourires fatigués et des applaudissements discrets. Ils étaient trop las pour célébrer l'événement de façon plus bruyante. Martin Brogan, le chef de la CIA, compara cette longue attente à celle d'une première naissance à l'hôpital. Le Président descendit à la salle de conférences pour 520 féliciter personnellement Ray Jordan et Don Kern. Il était d'humeur joyeuse et arborait un sourire éclatant. - Vos agents ont fait un boulot extraordinaire ! dit-il en serrant avec force la main de Jordan. La nation tout entière a une dette envers eux. - C'est l'équipe du MAIT qui mérite les honneurs, dit Kern. Ils ont réussi l'impossible. - Mais non sans sacrifice, murmura doucement Jordan. Jim Hanamura, Marv Showalter et Dirk Pitt. L'opération a coûté cher ! - Pas de nouvelles de Pitt ? demanda le Président. Kern secoua la tête. - Il est à craindre que lui et son Véhicule Minier des Grandes Profondeurs n'aient été balayés et enterrés par le glissement de terrain. - Le Pyramider ne l'a pas trouvé ? - Pendant le premier passage du satellite, après l'explosion et les perturbations, il y avait tant de turbulences que les caméras n'ont pas pu saisir l'image de son véhicule. - Peut-être pourra-t-on le voir au prochain passage ? dit le chef de la Maison Blanche. S'il y a la moindre chance pour qu'il soit encore en vie, je veux qu'une mission soit lancée sur une grande échelle. Nous savons tous ce que nous devons à Pitt et je n'ai pas l'intention de le laisser tomber. - Nous y veillerons, promit Jordan dont l'esprit était déjà ailleurs. - Quelles nouvelles de l'amiral Sandecker ? - Son avion de surveillance a été atteint par des missiles tirés depuis le Centre du Dragon. Le pilote a réussi à se poser en catastrophe à Noha Air Field, sur Okinawa. D'après les premiers rapports, l'avion a été salement touché et privé de toutes communications. - Des blessés ? - Aucun, répondit Kern. C'est un miracle qu'ils aient survécu et n'aient que quelques bosses. - Au moins, nous savons maintenant pourquoi ils ont cessé d'émettre. Le Secrétaire d'Etat Douglas Dates s'avança en souriant. - Encore une bonne nouvelle, monsieur le Prési- 521 dent. Les équipes de recherches soviétiques, associées à des Européens, ont découvert presque toutes les voitures piégées cachées sur leur territoire. - D faut remercier les équipes du MAIT qui ont volé les plans, expliqua Kern. - Malheureusement, ça n'a pas été très utile de notre côté, dit Jordan. - Les Etats-Unis représentaient la plus grande menace pour le projet Kaiten, fit Kern, pas l'alliance des Européens et du bloc de l'Est. - Combien en avez-vous trouvé encore ? demanda le Président à Jordan. - Six, répondit le directeur de la CIA avec un petit sourire. Et maintenant que nous avons le temps de respirer, nous allons chercher les autres sans risque pour la sécurité de la nation. - Tsuboi et Yoshishu ? - On les croit noyés. Le Président était ravi. D fit face à tous ceux qui étaient dans la pièce. - Messieurs, au nom du peuple américain reconnaissant, qui ne saura cependant jamais le mal que vous avez eu à le sauver d'un désastre, je vous remercie. La crise était passée mais déjà une autre se préparait. Plus tard dans l'après-midi, des combats éclatèrent sur la frontière entre l'Iran et la Turquie. Les premiers rapports indiquaient que des MIG 25 cubains avaient abattu un avion commercial des Etats-Unis rempli de touristes revenant de la Jamaïque. La recherche d'un homme seul tomba rapidement dans les oubliettes. La technologie du satellite Pyrami-der fut dirigée vers des événements mondiaux plus importants. Quatre semaines allaient passer avant que l'oil du satellite ne revienne vers la mer au large du Japon. Mais il ne trouva aucune trace de Big Ben. CINQUIÈME PARTIE Oraison funèbre 74 Nous apprenons aujourd'hui que Dirk Pitt, directeur des Projets spéciaux de l'Agence Nationale Marine et Sous-marine, est porté disparu. On craint qu'il n'ait trouvé la mort au cours d'un accident en mer, au large du Japon. Célèbre par ses exploits sur terre et au fond des mers, parmi lesquels ses découvertes de l'épave byzantine précolombienne Serapis, au large du Groenland, l'incroyable cache de la Bibliothèque d'Alexandrie et le trésor de La Dorada, au large de Cuba, entre autres, Pitt avait également dirigé le renflouement du Titanic. Fils du sénateur George Pitt, de Californie, et de son épouse Suzan, Pitt est né et a grandi à Newport Beach, en Californie. H a fait ses classes à l'Air Force Academy, où il a joué trois-quarts centre dans l'équipe des Faucons, ttfut diplômé douzième de sa classe. Devenu pilote, Pitt resta dix ans dans le service actif et fut élevé au. grade de major. Puis il devint membre permanent de la NUMA, à la demande de l'amiral Sandecker. L'amiral a brièvement rappelé hier que Dirk Pitt était un homme audacieux et plein de ressources. Au cours de sa carrière, il a sauvé de nombreuses vies, y compris celle de Sandecker lui-même et celle du Président au moment d'un incident dans le golfe du Mexique. Pitt n'était jamais à court d'ingéniosité ni de créativité. Aucun projet n'était jamais trop difficile pour qu'il le mène à bien. Pitt n'était pas un homme qu'on pourra facilement oublier. 525 Sandecker, assis sur le marchepied de la Stutz dans le hangar de Pitt, relisait tristement la nécrologie de Pitt dans le journal. - Il en a tant fait que ça paraît injuste de résumer sa vie comme ça, en quelques mots. Giordino, le visage de marbre, tournait autour du Messerschmitt ME 262 de la Luftwaffe. Fidèle à sa parole, Gert Halder avait regardé ailleurs quand Pitt et Giordino avaient fait sortir l'appareil du hangar, l'avaient chargé sur un camion bâché et réussi à le rapatrier à bord d'un cargo danois en route pour les Etats-Unis. Le navire avait touché Baltimore deux jours plus tôt et Giordino s'était occupé de faire transporter l'avion jusqu'au hangar de Pitt, à Washington. Il était maintenant sur son support, parmi les autres machines anciennes de la collection de Pitt. - Dirk devrait être là pour voir ça ! soupira Giordino. Il caressa le nez du long fuselage vert et regarda les bouches des quatre canons de trente millimètres qui sortaient du capuchon avant. Pitt aurait adoré en faire autant. Aucun des deux hommes là, dans ce hangar, n'aurait pu imaginer vivre un moment pareil. Sandecker avait l'impression d'avoir perdu un fils, Giordino un frère. Giordino leva les yeux vers l'appartement au-dessus du hangar. - J'aurais dû être dans le DSMV avec lui. - Vous seriez probablement mort aussi, répondit Sandecker. - Je regretterai toute ma vie de ne pas l'avoir accompagné. - Dirk est mort en mer. C'est ce qu'il aurait souhaité. - Il serait là avec nous aujourd'hui si l'un des bras de Big Ben avait été équipé d'une pelle mécanique au lieu d'une scie sauteuse ! insista Giordino. - Ça ne le fera pas revenir de laisser courir votre imagination, fit Sandecker d'un ton las. - J'ai l'impression qu'il suffirait que je l'appelle pour qu'il descende de là-haut, murmura l'Italien, les yeux toujours fixés sur l'appartement. - Moi aussi, admit Sandecker. Soudain, la porte de l'appartement s'ouvrit et tous 526 deux se raidirent. Mais ce n'était que Toshie, portant un plateau chargé de tasses et d'une théière. Avec une grâce souple, elle descendit le petit escalier et s'approcha des deux hommes. - Je n'ai pas encore compris comment vous vous êtes débrouillé pour que Jordan vous confie sa garde ! dit Sandecker d'un air étonné. - fl n'y a pas de mystère. C'est juste un échange, n me l'a confiée à condition que je garde le silence sur le projet Kaiten. - Vous avez de la chance qu'il ne vous ait pas attaché une chape de ciment aux chevilles avant de vous jeter dans le Potomac ! - J'ai bluffé. - Ray Jordan n'est pas un imbécile, dit sèchement Sandecker. H le savait. - OK. Alors disons qu'il me l'a donnée pour services rendus. Toshie posa le plateau sur le marchepied de la Stutz, près de l'amiral. - Du thé, monsieur ? - Oui, merci, dit Sandecker en se levant. Toshie se mit à genoux et accomplit brièvement la cérémonie du thé avant de leur passer leurs tasses fumantes. Puis elle se leva et se mit à admirer le Messerschmitt. - Quel bel avion ! dit-elle sans attacher d'importance aux pneus à plat et à la peinture fanée. - Je vais le restaurer et le remettre en état, affirma tranquillement Giordino. Je dois bien ça à Dirk. - Vous parlez comme s'il devait ressusciter, remarqua Sandecker. - Il n est pas mort, murmura Giordino dont les yeux se remplirent de larmes malgré sa force. - Puis-je vous aider ? demanda Toshie. Giordino s'essuya gauchement les yeux et la regarda avec curiosité. - Désolé, belle dame, mais m'aider à quoi ? - A réparer l'avion. Giordino et Sandecker échangèrent un regard ébahi. - Vous vous y connaissez en mécanique ? demanda Giordino. 527 - J'ai aidé mon père à construire et à entretenir son bateau de pêche. Il a été très fier quand j'ai réparé son moteur en panne. - Cette fille est un cadeau des dieux ! s'exclama Giordino avec un grand sourire. fl la regarda et remarqua la robe sans élégance qu'on lui avait donnée lorsque Jordan la lui avait confiée. - Avant qu'on commence à démonter ce moteur, je vous emmènerai dans les meilleures boutiques de Washington pour vous refaire une garde-robe. Toshie ouvrit de grands yeux. - Est-ce que vous avez beaucoup, beaucoup d'argent comme M. Suma ? - Non, admit Giordino d'un air sombre. Seulement un tas de cartes de crédit. Loren sourit et fit signe à Stacy qui se tenait à l'entrée du restaurant chic de Washington où elles s'étaient donné rendez-vous. Le maître d'hôtel conduisit la nouvelle venue à travers la salle à manger de bois blond et de marbre. Stacy, les cheveux retenus par un foulard, portait un pull-over à col roulé de cashmere beige, une écharpe de laine grise et un pantalon assorti. Loren, en veste de laine écossaise sur une blouse kaki et une jupe taupe, se leva pour accueillir la jeune femme. - Je suis contente que vous ayez pu venir. Stacy eut un chaleureux sourire et serra la main de Loren. - J'ai toujours souhaité déjeuner ici. Je vous remercie de m'en donner l'occasion. - Vous buvez quelque chose ? - Volontiers. Le vent est glacial, dehors. Un manhat-tan m'aiderait à me réchauffer. - Désolée de ne pas vous avoir attendue. J'ai déjà bu un martini. - Alors, prenez-en un autre pour combattre le froid en sortant, dit Stacy en riant. Le serveur prit la commande et retourna vers son bar élégant. Loren remit sa serviette sur ses genoux. - Je n'ai pas eu l'occasion de vous remercier, à Wake Island. On nous a séparés à toute vitesse. - C'est à Dirk que nous devons tous des remercie- 528 ments. Loren détourna les yeux. Elle croyait n'avoir plus de larmes après toutes celles qu'elle avait versées en apprenant la mort de Pitt. Pourtant, elle sentit qu'elle était sur le point de recommencer. Le sourire de Stacy s'effaça et elle regarda Loren avec sympathie. - Je suis désolée pour Dirk. J'ignorais que vous étiez si proches. - Nous avons eu des hauts et des bas, toutes ces années, mais nous ne sommes jamais restés longtemps séparés. - Avez-vous jamais songé à vous marier ? - Nous n'en avons jamais parlé, dit Loren. Dirk n'était pas un homme qu'on peut enchaîner. Sa vraie maîtresse, c'était la mer. Moi, j'ai ma carrière au Congrès. - Vous avez eu de la chance. Son sourire était fabuleux et ses yeux verts... ! Seigneur ! les femmes devaient fondre... ! Soudain, Loren parut nerveuse. - Je vous prie de m'excuser. Je ne sais pas ce qui me prend mais il faut que je sache... Elle hésita, comme si elle avait peur de poursuivre. Elle joua un instant avec une cuillère. Stacy soutint son regard. - La réponse est non, mentit-elle. Je suis allée chez lui un soir, tard, mais c'était sur ordre de Ray Jordan qui voulait que je lui donne certaines instructions. Il ne s'est rien passé. Je suis repartie au bout de vingt minutes. A partir de ce moment et jusqu'à ce qu'on se sépare à Wake Island, ça n'a été que professionnel. - Je sais que ça doit paraître idiot. Dirk et moi avons toujours ?té libres en ce qui concerne nos relations avec les hommes et les femmes, mais je voulais être sûre que j'avais été la dernière. - Vous êtes plus amoureuse de lui que vous ne le pensiez, n'est-ce pas ? - Oui, je m'en rends compte trop tard, admit Loren. - Vous rencontrerez quelqu'un d'autre, dit Stacy pour lui remonter le moral. - Mais personne ne prendra jamais sa place. Le serveur revint avec leurs verres. Stacy leva le sien. 529 - A Dirk Pitt, un type formidable ! - Un type formidable, répéta Loren dont les yeux se remplirent de larmes. Oui, c'est exactement ce qu'il était ! 75 Dans la salle à manger d'une maison sûre, quelque part dans la campagne du Maryland, Jordan était assis en face de Hideki Suma. - Puis-je faire quelque chose pour rendre votre séjour plus confortable ? demanda Jordan. Suma resta un moment silencieux, appréciant la saveur délicate d'une soupe au canard et aux nouilles relevée de radis noir et de caviar, fl ne leva pas les yeux pour répondre. - Il y a en effet quelque chose. - Oui? Suma montra l'agent de sécurité qui gardait la porte et ses collègues qui servaient le repas. - Vos amis ne m'autorisent pas à rencontrer le chef. D est excellent et je voudrais le complimenter. - Elle a fait ses classes dans le meilleur restaurant japonais de New York. Elle s'appelle Nathalie et travaille maintenant pour le gouvernement, pour des occasions spéciales. Et je suis désolé de confirmer que vous ne pouvez pas la rencontrer. Jordan regarda le visage de Suma. Il n'y vit aucune hostilité, aucune frustration de l'isolement qu'on lui imposait ni des gardes qui le surveillaient de près. Rien d'autre qu'une suprême suffisance. Pour un homme que l'on avait drogué puis soumis à de longues heures d'interrogatoire depuis quatre semaines, il se portait comme un charme. Son regard était toujours dur comme l'onyx sous ses cheveux gris. Mais c'est ainsi que les choses devaient être. Grâce aux suggestions posthypnotiques des experts de Jordan, Suma ne se rappelait rien, ne réalisait même pas qu'il livrait régulièrement à 530 une équipe d'ingénieurs avides de savoir une vraie richesse de données techniques. Son cerveau avait été scruté et pompé avec autant de soin qu'une bande de voleurs professionnels en mettent à fouiller une maison et à la laisser ensuite aussi bien rangée que lorsqu'ils sont entrés. Jordan se dit que, pour une fois, les services de renseignements américains pourraient obtenir sans mal certains secrets industriels étrangers qui se révéleraient sans doute profitables un de ces jours. - C'est bien dommage, dit Suma. J'aurais aimé l'engager lorsque je rentrerai chez moi. - Cela ne sera pas possible, répondit franchement Jordan. Suma finit son potage et repoussa son bol. - Vous ne pouvez pas continuer à me détenir comme un criminel de droit commun. Je ne suis pas un paysan arrêté dans le ruisseau. Je crois qu'il serait sage de me relâcher sans tarder. Aucune exigence, juste une menace voilée de cet homme à qui personne n'avait appris que son incroyable pouvoir était parti en fumée lorsqu'on avait annoncé sa mort au Japon. Il y avait eu des cérémonies en son honneur et déjà son esprit était inhumé à Yasukumi. Suma ignorait que, pour le monde extérieur, il avait cessé d'exister. On ne lui avait pas annoncé non plus la mort de Tsuboi et de Yoshishu, ni la destruction du Centre du Dragon. Pour lui, les voitures piégées du projet Kaiten étaient toujours soigneusement cachées. - Après ce que vous avez tenté de faire, dit froidement Jordan, vous avez de la chance de ne pas avoir été traduit devant un tribunal international pour crimes contre l'Humanité. - J'ai le droit divin de protéger le Japon. La voix calme, autoritaire, atteignit Jordan comme si elle lui parvenait d'une chaire. Jordan sentit le rouge de la colère lui monter aux tempes. - En plus du fait que le Japon représente la société la plus insulaire du monde, son problème principal vient de ce que ses leaders commerciaux n'ont pas d'éthique, pas de principes de fair-play au sens qu'on donne à ce mot en Occident. Vous et vos collègues dirigeants de 531 grandes entreprises, vous agissez envers les autres nations comme vous ne permettriez pas que les autres nations agissent envers vous. Suma prit une tasse de thé et la vida. - Le Japon est une société parfaitement honorable. Notre loyauté est très profonde. - Bien sûr, envers vous-mêmes, au détriment de toutes les autres nations étrangères. - Nous ne voyons aucune différence entre la guerre économique et la guerre militaire, répondit aimablement le Japonais. Pour nous, les nations industrielles ne sont que des concurrents sur un vaste champ de bataille où il n'y a aucune règle, où l'on ne peut se fier à aucun traité. Sa folie mêlée à la froide réalité de la situation parut soudain ridicule à Jordan. fl comprenait qu'il ne servait à rien d'essayer de faire comprendre les choses à Suma. Peut-être ce fou avait-il raison. Peut-être l'Amérique serait-elle un jour divisée en nations séparées, gouvernées par les races. Il repoussa cette pensée dérangeante et se leva. - Je dois vous quitter, dit-il sèchement. - Quand pourrai-je retourner à Edo City ? demanda Suma. - Demain, fit Jordan après un silence. - Ça me fait plaisir. Je vous prie de veiller à ce qu'un de mes avions privés m'attende à Dulles Field. Ce type avait du cran ! - J'y veillerai, par l'intermédiaire de votre ambassade. - Bonne journée, monsieur Jordan. - Bonne journée, monsieur Suma. J'espère que vous nous pardonnerez les quelques dérangements que nous vous avons fait subir. Les lèvres de Suma s'étirèrent en un sourire menaçant. Il considéra Jordan à travers ses yeux mi-clos. - Non, monsieur Jordan. Je ne vous pardonnerai pas. Soyez bien sûr que je vous ferai payer le prix fort pour ma captivité. Suma se tut et se resservit du thé. Kern attendait Jordan, dans le hall. . - Avez-vous bien déjeuné ? 532 - Le repas était bon mais la compagnie détestable ! Et vous ? - J'ai écouté un moment depuis la cuisine. Nathalie m'a fait un hamburger. - Veinard ! - Et notre ami ? - Je lui ai dit qu'il serait relâché demain. - J'ai entendu. Se rappellera-t-il qu'il doit faire ses valises ? - La pensée s'effacera pendant l'interrogatoire de ce soir, fit Jordan en souriant. - Combien de temps croyez-vous que nous puissions le garder ? - Jusqu'à ce que nous sachions tout ce qu'il sait, que nous connaissions chacun de ses secrets, chaque bribe de souvenir de sa matière grise ! - Ça pourrait prendre un an ou deux ! - Et alors ? - Qu'est-ce qu'on en fera ? - Que voulez-vous dire ? - On ne peut pas le tenir caché jusqu'à la fin des temps ! Et le relâcher serait suicidaire pour nous. On ne peut pas le laisser rentrer au Japon. Jordan regarda Kern sans ciller. - Quand Suma n'aura plus rien à nous apprendre, Nathalie mettra quelque chose dans sa soupe aux nouilles. - Je suis désolé, monsieur le Président, mais comme vous dites chez vous, j'ai les mains liées. Le Président regarda de l'autre côté de la table de conférences le petit homme souriant aux cheveux blancs coupés court et aux yeux sombres pleins de défi. D ressemblait davantage à un commandant militaire qu'au chef politique du Japon. Le Premier ministre Junshiro, en visite officielle à Washington, était assis entre deux de ses ministres et cinq assistants. En face de lui, le Président des Etats-Unis n'avait que son interprète. - Je suis également désolé, monsieur le Premier ministre, mais si vous croyez que vous allez pouvoir 533 ignorer les tragédies de ces dernières semaines, il va falloir réviser votre façon de voir les choses. - Mon gouvernement n'est pas responsable des actions que vous reprochez à Hideki Suma, Ichiro Tsu-boi et Korori Yoshishu. Si, comme vous l'affirmez, ils étaient vraiment à l'origine des bombes nucléaires qui ont explosé dans l'Etat du Wyoming et en haute mer, ils ont agi de leur propre chef et dans le plus grand secret. La réunion menaçait de ne pas être très agréable. Junshiro et son cabinet avaient refusé toute enquête et réagi avec indignation, comme si les services de renseignements occidentaux avaient inventé toute cette tragédie. Le Président balaya ses interlocuteurs d'un regard glacial. Les Japonais ne pouvaient jamais négocier sans être en comité. - Si vous vouliez bien avoir l'amabilité de demander à vos ministres et à vos conseillers, sauf évidemment votre interprète, de quitter la pièce, je vous en serais reconnaissant. Etant donné la nature délicate de cette conversation, je pense qu'il vaudrait mieux qu'elle se déroule en privé. Le visage de Junshiro s'assombrit lorsqu'on lui traduisit la requête. De toute évidence, ce qu'il entendit ne lui plut pas du tout. Le Président souriait mais il n'y avait aucun humour dans son regard. - Je vous prie de reconsidérer cette demande. Je suis sûr que nous atteindrons de meilleurs résultats avec mes conseillers. - Comme vous pouvez le constater, répliqua le Président en montrant la table d'acajou, je n'ai moi-même aucun conseiller. Le Premier ministre était en pleine confusion, comme s'y attendait le Président, fl discuta rapidement avec les hommes qui l'entouraient et exprimaient leur désaccord. L'interprète du Président eut un discret sourire. - Ils ne sont pas contents, murmura-t-il. Ce n'est pas comme ça qu'ils travaillent. Ils vous trouvent déraisonnable et mauvais diplomate. - Vous voulez dire barbare ! 534 - Dans le ton seulement, monsieur le Président, dans le ton seulement. Finalement, Junshiro se tourna vers le Président. - Je dois protester contre cette entorse au protocole, monsieur le Président. En attendant la traduction, le Président répondit d'une voix acerbe. - Je commence à en avoir assez de ce petit jeu, monsieur le Premier ministre. Ou vos conseillers s'en vont, ou c'est moi qui m'en vais ! Après une courte réflexion, Junshiro fit un signe d'assentiment. - Comme vous voudrez. Lorsque la porte se fut refermée sur les Japonais, le Président s'adressa à son interprète. - Traduisez exactement ce que je dis, sans fioriture, sans sirop et sans faveur, même si les mots sont durs. - Bien, monsieur. - Bon. Maintenant, monsieur le Premier ministre, voyons les faits comme ils sont : vous et les membres de votre cabinet étiez parfaitement informés et tacitement d'accord avec les industries Suma et leur fabrique de matériel nucléaire. Ce projet a été en partie mis au point par une organisation criminelle secrète appelée les Dragons d'Or. Ce programme a donné naissance au projet Kaiten, un plan de chantage international abominable, conçu en secret et maintenant recouvert d'un voile de mensonges et de faux démentis. Vous en avez été informé dès le début et cependant vous l'avez soutenu par votre silence et votre non-intervention. Dès qu'il eut la traduction, Junshiro tapa sur la table avec une colère indignée. - Ce n'est pas vrai ! Rien de tout cela n'est vrai ! Il n'y a aucun fondement à ces charges absurdes ! - Les informations recueillies de sources variées laissent peu de doute à ce sujet. Vous avez secrètement applaudi lorsque des criminels connus ont commencé à construire ce qu'ils appelaient « le nouvel empire ». Un empire fondé sur le chantage nucléaire et économique. Junshiro pâlit mais ne dit rien. Il imaginait déjà le désastre politique et la perte de sa réputation. Le Président ne le quittait pas des yeux. 535 - Et inutile de déployer ici votre indignation et de vous draper dans votre dignité ! D y aura toujours un conflit latent entre les intérêts américains et japonais mais nous ne pouvons exister les uns sans les autres. Junshiro comprit que le Président venait de lui lancer une bouée de sauvetage et s'empressa de la saisir. - Que proposez-vous ? - Pour éviter à votre nation et à votre peuple le choc et la honte du scandale, vous donnez votre démission. La confiance entre votre gouvernement et le mien est ébranlée. Le dommage est irréparable. Seuls un nouveau Premier ministre et un cabinet de gens honnêtes et fiables, sans relations avec la pègre, pourraient amener un nouvel état de coopération mutuelle entre nos deux pays. Avec un peu de chance, nous pourrons travailler en étroit partenariat pour aplanir nos différences culturelles et économiques. - L'événement restera secret ? - Je vous promets que tout ce qui concerne le Centre du Dragon et le projet Kaiten sera classé secret absolu de notre côté. - Et si je ne démissionne pas ? Le Président s'adossa à son fauteuil et étendit les mains. - Alors je peux vous prédire que les hommes d'affaires japonais pourraient se préparer à une belle récession. Junshiro se leva. - Dois-je comprendre, monsieur le Président, que vous nous menacez de fermer le marché des Etats-Unis à tous les produits japonais ? - Je n'en aurai pas besoin ! Le visage du chef de la Maison Blanche changea curieusement d'expression. Ses yeux bleus perdirent leur reflet de colère et devinrent pensifs. - Je n'en aurai pas besoin, répéta-t-il. Parce que si les Américains venaient à apprendre qu'une bombe nucléaire a été introduite en secret aux Etats-Unis et qu'elle a explosé là où paissent le daim et l'antilope... Je doute que le consommateur moyen envisage une seule seconde d'acheter des produits japonais avant très, très longtemps ! 536 76 Loin des sentiers battus par les touristes, à 1 125 kilomètres au sud-est du Japon, l'île Marcus repose dans un isolement primitif. Atoll de corail sans aucun voisin, ses plages forment un triangle parfait dont chaque côté mesure environ un kilomètre et demi. En dépit d'une brève notoriété lorsque les forces navales américaines l'avaient bombardée pendant la Seconde Guerre mondiale, peu de gens avaient entendu parler de l'île Marcus jusqu'à ce qu'un promoteur japonais tombe par hasard sur ses plages désertes. Il imagina ce qu'il pourrait en tirer en la transformant en station très huppée pour les Japonais fatigués de l'hiver, n y construisit immédiatement un complexe de grand luxe. D'un style polynésien contemporain, l'atmosphère villageoise comportait un terrain de golf, trois restaurants avec salons et pistes de danse, un théâtre, une grande piscine en forme de fleur de lotus et six courts de tennis. L'immense complexe, terrain de golf et aérodrome compris, couvrait la totalité de l'île. Quand la construction fut achevée, le promoteur y amena par avion une armée de journalistes qui profitèrent de tout le confort et rentrèrent chez eux écrire des reportages dithyrambiques. La station devint immédiatement à la mode auprès des touristes aventureux, à la recherche d'exotisme et de dépaysement. Mais au lieu d'une clientèle japonaise, les réservations se mirent à pleuvoir de tous les coins du Pacifique et bientôt, les plages de sable fin et blanc accueillirent des Australiens, des Néo-îélandais, des Coréens et des Chinois de Taiwan. L'île devint rapidement le lieu de prédilection des amoureux et des jeunes mariés, ravis de s'adonner aux activités sportives mises à leur disposition ou de faire l'amour dans leurs bungalows sous les palmiers. Brian Poster, de Brisbane, sortit de l'eau bleue près du récif et traversa la plage pour rejoindre sa jeune épouse Shelly qui somnolait sur une chaise longue. Le sable fin était brûlant sous ses pieds nus et le soleil de cette fin 537 d'après-midi irisait les gouttes d'eau restées sur sa poitrine bronzée. Tout en s'essuyant, il jeta un coup d'oil vers la mer. Un couple coréen, Kim et Li Sang, qui logeaient dans le bungalow voisin, prenaient une leçon de planche à voile que dispensait l'un des moniteurs attentifs de la station. Près d'eux, Edward Cain, de Wellington, faisait le tour des récifs avec sa nouvelle épouse Moira. Lui portait un masque et des palmes, elle était mollement allongée sur un matelas pneumatique. Poster donna à sa femme un baiser léger et lui caressa le ventre. Il s'allongea près d'elle sur le sable, mit ses lunettes de soleil et regarda paresseusement les gens dans l'eau. Les Sang avaient du mal à maîtriser la technique de la planche. Ils paraissaient perdre beaucoup de temps à remonter dessus et à reprendre le contrôle de la voile après avoir perdu l'équilibre et plongé dans l'eau. Poster tourna son attention sur les Cain, admirant Moira qui s'était remise sur le dos sans tomber du matelas. Elle portait un maillot une pièce doré qui ne cachait pas grand-chose de ses formes généreuses. Soudain, quelque chose attira son attention à l'entrée du chenal qui partait du récif de corail et donnait sur le vaste océan. Quelque chose se passait sous l'eau. Il était certain qu'une chose ou une créature marine créait un remous sous la surface. Poster ne pouvait distinguer de quoi il s'agissait, seulement que ça semblait bouger et se diriger vers le récif en direction du lagon. - Il y a quelque chose là-bas ! dit-il à sa femme en se mettant vivement debout. Il courut vers l'eau et commença à crier en montrant le chenal. Ses cris et ses gesticulations attirèrent vite l'entourage et bientôt, une foule venue de la piscine voisine et du restaurant se rassembla sur la plage. L'instructeur de planche à voile des Sang entendit Poster et son regard se porta vers le point que montrait l'Australien. Il vit le remue-ménage sous-marin et fit rapidement revenir ses élèves sur la plage. Puis il sauta sur sa planche et traversa le lagon pour prévenir lés Cain, qui nageaient paresseusement sur la route de 538 l'apparition inconnue, apparemment décidée à envahir le lagon. Edward Cain, sa femme près de lui sur le matelas, nageait sans se douter d'un quelconque danger, admirant les jardins sculptés de corail à travers son masque, enchanté par les couleurs somptueuses et les bancs multicolores de poissons lumineux. Il entendit une sorte de ronronnement au loin mais pensa qu'il s'agissait d'un des vacanciers s'exerçant au ski nautique. Puis, comme mus par un même ressort, les poissons nièrent au loin et disparurent. Cain ressentit un frisson de peur. La première pensée qui lui vint fut qu'un requin était entré dans le lagon, fl leva la tête au-dessus de la surface, cherchant la nageoire révélatrice. Heureusement, il n'y en avait pas. Tout ce qu'il vit fut une planche glissant rapidement dans sa direction, fl entendit les cris venant de la plage, se retourna et vit la foule des vacanciers et du personnel de l'hôtel faisant des signes désordonnés en montrant le chenal. Une vibration bruyante semblait agiter l'eau et il replongea la tête sous la surface. Qu'est-ce que ça pouvait bien être ? Là-bas, dans l'eau turquoise, à moins de cinquante mètres, une chose informe, couverte de boue verte et jaune, se matérialisait. Il attrapa un angle du matelas de sa femme et commença à battre follement des palmes vers un corail qui dépassait de la surface. Elle ne comprit pas ce qu'il était en train de faire et pensa qu'il avait envie de s'amuser à la faire tomber dans l'eau. La chose effrayante les ignora, dépassa le récif et pénétra dans le lagon, se dirigeant résolument vers la plage. Comme tin monstre indescriptible surgi du fond des abysses dans un film catastrophe, il remonta lentement le lagon. La foule, muette de peur, s'écarta lorsque l'immense chose, dégoulinante d'eau, faisant trembler le sable sous son poids, atteignit deux palmiers et s'arrêta net. Dans un silence total, cloués sur place, tous regardaient. Us distinguaient maintenant un gigantesque véhicule mécanique sur des chenilles énormes, surmonté d'une sorte de cabine en forme de cigare. Deux 539 bras mécaniques se dressaient en l'air comme les antennes d'un insecte géant. Des colonies de crustacés s'étaient accrochées à chaque anfractuosité de l'extérieur recouvert d'une cuirasse dure de vase et de sédiments, même sur le pare-brise normalement transparent. Il y eut un claquement métallique lorsque l'écoutûle du toit s'ouvrit et fut rejetée en arrière. Une tête hirsute aux cheveux noirs, barbue, s'encastra dans l'ouverture. Le visage était fatigué et maigre mais les yeux enfoncés dans des orbites sombres brillaient avec l'intensité de deux émeraudes. Ds regardèrent la foule muette et sidérée et se posèrent sur un jeune homme qui tenait un plateau à deux mains. Alors les lèvres s'étirèrent en un large sourire et la voix résonna, un peu éraillée. - Ai-je raison de penser que vous êtes un serveur ? - Oui... monsieur. - Chic, alors ! Après un régime d'un mois de sand-wiches moisis et de café, je suis prêt à engloutir une salade de crabe avec une tequila sur de la glace. Quatre heures plus tard, l'estomac calé, Pitt fit la sieste la plus agréable et la plus satisfaisante de toute sa vie. Table PROLOGUE : Dennings'Demons .. Carte du trajet du Denning's Démons I. Big John-Lé Big John 7 8 23 24 LT. La menace de Kaiten................................. 137 m. L'île d'Ajima.............. Edo City et l'île de Soseki IV. Le Soupir Maternel. Le tunnel ...................... 243 244 441 442 V. Oraison funèbre......................................... 523 Composition réalisée par JOUVE IMPRIMÉ EN FRANCE PAR BRODARD ET TAUPIN La Flèche (Sarthe). N° d'imprimeur : 2396 - Dépôt légal Édit. 3149-05/2000 LIBRAIRIE GÉNÉRALE FRANÇAISE - 43, quai de Grenelle - 75015 Paris. ISBN : 2 - 253 - 06382 - 7