ATLANTIDE Ce qui est maintenant la baie d'Hudson au Canada. L'intrus arriva du fin fond de nulle part. Un corps céleste nébuleux, aussi vieux que l'univers, né d'un vaste nuage de glace, de rochers, de poussière et de gaz pendant la formation des planètes les plus éloignées du système solaire, 4,6 milliards d'années auparavant. Ses composants épars s'étant congelés jusqu'à former une masse solide de 1 500 mètres de diamètre, il commença bientôt à dériver silencieusement dans le vide sidéral. Son voyage orbital le conduisit autour d'un lointain soleil puis dans la banlieue des étoiles les plus proches, voyage qui dura plusieurs milliers d'années du début à la fin. Le cour de la comète, ou plutôt son noyau, était fait d'un conglomérat d'eau gelée, de monoxyde de carbone, de méthane et d'un tas de blocs de roches métalliques. En gros, on pouvait le comparer à une boule de neige sale lancée dans l'espace par la main de Dieu. Mais, en passant près du soleil et en le contournant au retour des fins fonds du système solaire, elle subit des radiations qui agirent sur son noyau et engendrèrent une métamorphose. Le vilain petit canard devint bientôt un objet de beauté. Quand elle commença à absorber la chaleur du soleil et les rayons ultraviolets, une longue virgule se forma qui devint bientôt une énorme queue d'un bleu lumineux qui se courba et s'étendit derrière le noyau sur une distance de cent quarante millions de kilomètres. Une autre queue de poussière blanche, plus courte mais mesurant tout de même un million et demi de kilomètres, se matérialisa et s'enroula sur les flancs de la grande tramée, comme les nageoires d'un poisson. Chaque fois que la comète passait près du soleil, elle perdait un peu de sa glace et son noyau diminuait. A la fin, c'est-à-dire deux 10 ATLANTIDE cents millions d'années plus tard, ayant perdu toute sa glace, elle éclata en un nuage de poussière pour former une série de petites météorites. Cette comète ne devait cependant jamais plus sortir du système solaire, ni d'ailleurs tourner encore autour de l'astre. Elle ne devait pas subir une mort lente et froide aux limites de l'obscurité sidérale. En quelques brèves minutes, sa vie allait s'arrêter. Au cours de sa dernière orbite, la comète passa à un million cinq cent mille kilomètres de Jupiter dont la grande force de gravitation la fit dévier en la lançant dans la direction de la troisième planète gravitant autour du soleil, une planète que ses habitants appelaient la Terre. Plongeant dans l'atmosphère de la Terre à deux cent mille kilomètres à l'heure sur un angle de cinquante-cinq degrés, sa vitesse sans cesse augmentée par la gravité, la comète créa un arc lumineux très brillant tandis que sa masse de seize kilomètres de large et de quatre milliards de tonnes commença à se briser en fragments sous l'effet de la friction créée par sa grande vitesse. Sept secondes plus tard, la comète difforme, devenue une aveuglante boule de feu, s'écrasa à la surface de la Terre avec une horrible efficacité. Le résultat immédiat de l'énergie cinétique libérée par l'explosion au moment de l'impact fut le creusement d'une cavité deux fois grande comme l'île d'Hawaii et le déplacement d'un gigantesque volume d'eau et de terre. La Terre entière tituba sous le choc sismique d'une amplitude de douze sur l'échelle de Richter. Des millions de tonnes d'eau, de sédiments et de débris furent propulsés en l'air, lancés par un trou de l'atmosphère au-dessus du lieu de l'impact et jetés dans la stratosphère, en même temps qu'un grand jet de roches pulvérulentes et chauffées à blanc. Tout cela rut éjecté sur des trajectoires suborbitales avant de retomber sur terre en une pluie de météorites brûlantes. Des orages de feu détruisirent les forêts dans le monde entier. Des volcans, endormis depuis des millénaires, s'éveillèrent soudain et envoyèrent des océans de lave en fusion qui recouvrirent des millions de kilomètres carrés, jonchant le sol d'une couche brûlante de plus de trois cents mètres de haut. Tant de fumées et de morceaux de roches envahirent l'atmosphère et furent plus tard éparpillés par des vents terrifiants que le soleil fut caché pendant presque une année. La température plongea au-dessous de zéro et la Terre sombra dans un suaire d'obscurité. Des changements climatiques s'opérèrent dans toutes les parties du monde avec une incroyable soudaineté. La température des vastes champs de glace et des glaciers du Nord monta jusqu'à 32° et même 37° C, de sorte que les ATLANTIDE 11 glaces fondirent rapidement. Les animaux habitués aux zones tropicales moururent du jour au lendemain. Beaucoup, comme le mammouth laineux, se transformèrent en blocs de glace à l'endroit même où ils vivaient jusqu'alors dans la chaleur de l'été, dans l'herbe et dans les fleurs que l'on retrouva intactes dans leur estomac. Les arbres, leurs feuilles et leurs fruits gelèrent aussi. Pendant des jours, les poissons que l'impact avait jetés en l'air tombèrent du ciel obscur. Des vagues de huit à seize kilomètres de haut se jetèrent contre les continents, sautant par-dessus les côtes avec une puissance destructrice d'une incroyable magnitude. L'eau balaya les basses plaines côtières et des centaines de kilomètres à l'intérieur, détruisant tout sur son passage. Des quantités infimes de morceaux de roches et de sédiments, arrachées au fond des océans, se répandirent sur les terres basses. Ce n'est que lorsque la grande déferlante frappa le pied des montagnes qu'elle roula sur elle-même et commença une lente retraite, non sans avoir auparavant détourné le cours des rivières, rempli des vallées qui n'avaient jamais vu la mer et transformé d'immenses lacs en déserts. La réaction en chaîne semblait ne jamais vouloir s'arrêter. Avec un sourd grondement qui devint bientôt le rugissement d'un tonnerre continu, les montagnes se mirent alors à se balancer comme des palmiers sous une brise légère et des avalanches dégringolèrent de leurs flancs. Les déserts et les plaines fertiles ondulèrent tandis que la charge des océans se ramassait pour mieux se précipiter sur eux. Le choc de l'impact de la comète avait causé un déplacement soudain et massif de la fine croûte de la Terre. La coquille extérieure, qui mesurait moins de soixante-quatre kilomètres d'épaisseur, et le manteau recouvrant le noyau chaud et fluide, se déformèrent et se tordirent, déplaçant des couches de la croûte comme la peau d'un pamplemousse qu'on aurait soigneusement détachée puis soigneusement remise en place pour qu'elle puisse à nouveau tourner autour du cour du fruit, à l'intérieur. Comme contrôlée par une main invisible, toute la croûte se mut ensuite comme un tout. Des continents entiers furent poussés vers de nouveaux lieux. Des collines, soulevées, devinrent des montagnes. Dans tout l'océan Pacifique, des îles disparurent tandis que d'autres émergeaient pour la première fois. L'Antarctique, jusque-là situé à l'ouest du Chili, glissa sur plus de trois mille kilomètres vers le sud, où des plaques de glace sans cesse plus épaisses prirent possession de sa surface. La vaste plaque glaciaire qui voguait à l'époque dans l'océan Indien, à 12 ATLANTIDE l'ouest de l'Australie, se retrouva dans une zone tempérée où elle fondit rapidement. Le pôle Nord subit le même sort. Situé dans toute la largeur du Canada du Nord, le nouveau pôle se mit à produire une épaisse masse de glace au milieu de ce qui avait été un vaste océan. La destruction fut implacable. Les convulsions et l'holocauste se poursuivirent comme s'ils ne devaient jamais cesser. Le mouvement de la mince carapace de la Terre engendra cataclysme sur cataclysme. La fonte soudaine des blocs de glace, combinée aux déplacements des glaciers recouvrant jusqu'alors les continents pour laisser place à des zones tropicales, fît monter le niveau des océans de cent vingt mètres, noyant les terres déjà détruites par les raz de marée dus à l'impact. En moins de vingt-quatre heures la Grande-Bretagne, jusque-là reliée au continent européen par une plaine sèche, devint une île tandis qu'un désert, connu depuis comme le golfe Persique, fut inondé d'un seul coup. Le Nil, qui coulait dans une vaste vallée fertile pour aller se jeter dans le grand océan de l'Ouest, arrêta son cours dans ce qui était devenu en un rien de temps la mer Méditerranée. Le dernier grand âge glaciaire s'acheva en un clin d'oeil géologique. Le changement extraordinaire des océans et de leur circulation dans le monde eut également pour effet le glissement des pôles, ce qui affecta de façon drastique l'équilibre de la rotation de la Terre. Son axe glissa de deux degrés et les pôles Nord et Sud se déplacèrent vers de nouvelles zones géographiques, ce qui changea l'accélération centrifuge autour de la surface extérieure de la sphère. A cause de leur fluidité, les mers s'adaptèrent avant même que la planète ait accompli trois révolutions. Mais les masses de terrains ne purent réagir aussi vite. Les tremblements de terre se poursuivirent pendant des mois. Des orages brutaux, avec des vents sauvages, tourbillonnèrent autour de la Terre, déchirant et dévastant tout ce qui sortait du sol pendant dix-huit ans, jusqu'à ce que les pôles cessent d'osciller et se fixent enfin sur leur nouvel axe de rotation. Peu à peu, le niveau des mers se stabilisa, permettant la formation de nouvelles côtes, et les conditions climatiques continuèrent à se modérer. Les changements devinrent permanents. La durée entre la nuit et le jour changea tandis que l'année compta deux jours de plus. Le champ magnétique de la Terre fut également affecté et s'éloigna de plus de cent soixante mètres au nord-ouest. Des centaines, des milliers peut-être" d'espèces terrestres et maritimes s'éteignirent d'un seul coup. Dans les Amériques, le marn- ATLANTIDE 13 mouth et le cheval de l'ère glaciaire ainsi que le paresseux géant disparurent tous. Et avec eux le tigre smilodon, d'immenses oiseaux aux ailes de sept mètres cinquante d'envergure et beaucoup d'autres animaux pesant cinquante kilos et plus. La plupart moururent asphyxiés à cause de la fumée et des gaz volcaniques. La végétation n'échappa pas à l'apocalypse. Les plantes que l'holocauste n'avait pas réduites en cendres moururent du manque de lumière, de même que les algues marines. A la fin, plus de 85 % de toute vie sur la terre devait mourir d'inondations, d'incendies, d'orages, d'avalanches, des poisons de l'atmosphère et d'inanition. Les sociétés humâmes, certaines très avancées, d'autres aux portes de l'âge d'or, furent annihilées en une seule journée d'abomination. Des millions d'hommes, de femmes et d'enfants de la Terre connurent une mort horrible. Tous les vestiges des civilisations émergentes disparurent et les quelques malheureux survivants ne possédèrent bientôt plus que de vagues souvenirs du passé. Un cercueil s'était refermé sur les fabuleuses avancées de l'humanité, un voyage de dix mille années depuis l'homme de Cro-Magnon jusqu'aux rois, aux architectes, aux maçons, aux artistes et aux guerriers. Leurs travaux, comme leurs restes mortels, furent ensevelis au plus profond de mers nouvelles, ne laissant que quelques rares fragments d'une ancienne culture très avancée. Des nations et des cités entières qui, quelques heures auparavant, se dressaient fièrement, disparurent sans laisser de trace. Le cataclysme, d'une amplitude extraordinaire, ne laissa pratiquement aucune trace des civilisations autrefois brillantes. Les humains, en nombre lamentablement peu élevé, qui survécurent habitaient presque tous en altitude, tout en haut des montagnes, et purent se cacher dans des cavernes pour échapper aux fureurs de l'agitation. Contrairement aux hommes de l'âge du bronze, plus avancés, qui tentèrent de se rassembler et de construire sur les plaines basses, près des rivières et des rivages des océans, les habitants des montagnes demeurèrent longtemps des nomades de l'âge de la pierre. C'était comme si l'élite du monde, les Léonard de Vinci, les Picasso et les Einstein de leur temps, avaient disparu, évaporés dans le néant, laissant le monde aux mains des chasseurs nomades primitifs, comme cela s'était passé pour la gloire de la Grèce et de Rome, disparues à la faveur de siècles d'ignorance et de léthargie créative. Un âge sombre néolithique enveloppa la tombe des civilisations hautement culturelles qui avaient un temps régi le monde, un âge sombre qui allait durer deux mille ans. Lentement, très lentement, l'humanité allait enfin sortir de cette obscurité et 14 ATLANTIDE commencer à construire des villes et des civilisations, en Mésopotamie et en Egypte. Trop peu de bâtisseurs doués et de penseurs créatifs des cultures perdues survécurent et gagnèrent les hautes terres. Comprenant que leur civilisation était sur le point de disparaître et ne se relèverait jamais, ils entamèrent une ouvre de plusieurs siècles pour ériger de mystérieux dolmens et mégalithes, dressant des pierres énormes en Europe, en Asie, dans les îles du Pacifique et en Amérique du Sud. Longtemps après que leur brillant héritage se fut effacé pour n'être plus qu'un vague mythe, leurs monuments, commémorant la destruction et la perte de toute vie, continuèrent à avertir les générations postérieures qu'un nouveau cataclysme pourrait se produire. Mais en moins de mille ans, leurs descendants oublièrent les anciennes traditions et se mélangèrent aux tribus nomades, cessant de se considérer comme appartenant à une race d'êtres avancés. Pendant des centaines d'années après la convulsion, les humains eurent peur de quitter les montagnes et de s'installer sur les terres basses et le long des océans. Les nations qui avaient dominé les mers n'étaient plus qu'un lointain souvenir d'un passé révolu. La construction de navires et la technique de la mer avaient disparu et allaient devoir être réinventées par les générations futures dont les ancêtres très accomplis seraient un jour considérés comme des dieux. Toute cette mort, toute cette dévastation, avait été causée par une boule de glace sale, à peine plus grande qu'une petite ville rurale de l'Iowa. La comète avait provoqué ses ravages monstrueusement, impitoyablement, brutalement. Jamais la Terre n'avait été ravagée avec autant de véhémence depuis le météore qui l'avait frappée soixante-cinq millions d'années auparavant, lors de la catastrophe qui avait exterminé les dinosaures. Des milliers d'années après l'impact, on associait encore les comètes à des superstitions, des catastrophes et des présages de tragédies à venir. On les rendait responsables de tout, des guerres et de la peste, de la mort et de la destruction. Ce n'est que depuis peu qu'on les considère comme des merveilles de la nature, comme la splendeur d'un arc-en-ciel ou les nuages parés d'or par le soleil couchant. Le déluge de la Bible et les nombreuses calamités légendaires présentent des liens avec cette tragédie particulière. Les anciennes civilisations des Olmèques, des Mayas et des Aztèques d'Amérique centrale avaient maintes traditions se rapportant à un très ancien cataclysme. Les tribus indiennes des Etats-Unis racontent encore com- ATLANTIDE 15 ment des inondations gigantesques ont noyé leurs terres. Les Chinois, les Polynésiens, les Africains parlent tous d'un cataclysme qui a décimé leurs ancêtres. Mais la légende qui s'est répandue et a fleuri tout au long des siècles, celle qui a engendré le plus de mystères et d'intrigues, fut celle du continent perdu et de la civilisation de l'Atlantide. LE BATEAU FANTOME INDIAMAN ANGLAIS PRIS DANS LESCLACES 1. Indiaman : gros navire du siècle dernier destiné au commerce avec l'Inde. (Notes de la traductrice pour tout l'ouvrage.) 30 septembre 1858 Baie de Stefansson, Antarctique. Roxanna Mender savait qu'elle mourrait si elle cessait de marcher. Elle était proche de l'épuisement et n'avançait qu'à force de volonté. La température était largement en dessous de zéro mais c'était la morsure du vent de tempête qui pénétrait sa peau. Une fatigue mortelle s'emparait d'elle et diminuait peu à peu sa volonté de survivre. Elle avançait, un pas après l'autre, trébuchant quand une faille dans la glace lui faisait presque perdre l'équilibre. Sa respiration ressemblait au halètement rapide et rugueux d'un alpiniste qui tente d'escalader un des monts de l'Himalaya sans équipement d'oxygène. Elle ne voyait presque rien car les particules glacées soulevées par le vent tourbillonnaient devant son visage protégé par une épaisse écharpe de laine glissée dans sa parka doublée de fourrure. Bien qu'elle ne jetât qu'un rapide coup d'oeil toutes les minutes entre les épaisseurs du foulard, ses yeux étaient rougis et douloureux. Roxanna se sentit frustrée, en levant les yeux, de voir le ciel d'un bleu étincelant au-dessus de l'orage. Il n'est pas rare, en Antarctique, de voir des orages de glace sous un ciel clair. Curieusement, il neige rarement dans la région du pôle Sud. ÏÏ y fait tellement froid que l'atmosphère ne peut pas contenir de vapeur d'eau. D ne tombe guère plus d'un mètre cinquante de neige par an sur le continent. Et une partie de la neige déjà au sol y est probablement depuis plusieurs milliers d'années. Le violent soleil frappe la glace blanche en oblique et sa chaleur retourne dans l'espace, ce qui contribue largement à l'extrême froideur de la température. Roxanna avait de la chance. Le froid ne pénétrait pas ses vêtements. Au lieu de porter un costume européen d'hiver, elle avait revêtu une tenue que son mari tenait d'un échange avec des Esquimaux, au cours de ses chasses à la baleine en Arctique. En guise de sous-vêtements, elle portait une tunique, un pantalon qui s'arrêtait aux genoux et une paire de bottes semblables à des chaussettes, dou- 20 ATLANTIDE blées d'une fourrure douce aux pieds. Une parka séparée la protégeait du froid extrême. La parka, en fourrure de loup, était assez large pour permettre à la chaleur de son corps de circuler et de s'évacuer sans créer de problème de transpiration. Le pantalon était en caribou. Les bottes, portées sur les chaussettes, la fourrure à l'intérieur, montaient haut sur ses jambes. Le plus grand danger qu'elle risquât était de se casser une cheville ou une jambe sur la surface inégale. Et si elle survivait à cela, restait le danger des engelures. Quoique son corps fût bien protégé, elle craignait pour son visage. A la moindre sensation de picotement aux joues ou au nez, elle les frottait vigoureusement pour faire circuler le sang. Six des marins de son mari avaient eu des engelures. Deux avaient perdu des orteils, un autre ses oreilles. Heureusement, la tempête perdit de sa violence et se calma bientôt. ÏÏ lui fut plus facile de marcher qu'au cours de l'heure écoulée pendant laquelle elle avait erré au hasard. La plainte du vent s'apaisa et elle put entendre à nouveau le craquement de la glace sous ses pieds. Elle atteignit une butte d'environ cinq mètres de haut que la mer avait formée en amenant par vagues successives des morceaux de banquise qui s'accumulaient là. Ces mamelons s'appellent des hum-mocks et ont généralement une surface inégale. Celui-ci, sans cesse poli par les éléments, avait cependant les flancs lisses. A genoux, s'aidant de ses mains, glissant plus souvent qu'elle n'avançait, elle se hissa difficilement jusqu'au sommet. L'exercice consuma le peu de forces que Roxanna possédait encore. Sans savoir comment, sans même se rappeler sa lutte contre la glace, elle se retrouva en haut du hummock, à demi morte d'épuisement, le cour battant, la respiration haletante. Elle resta étendue un moment, sans savoir exactement combien de temps, heureuse de reposer ses yeux des aiguilles du vent glacial. Après quelques minutes, quand les battements de son cour eurent ralenti et que son souffle eut recouvré un rythme régulier, Roxanna se reprocha la situation fâcheuse dans laquelle elle s'était stupidement mise. Elle ignorait combien de temps s'était écoulé. Sans montre, elle ne pouvait savoir depuis combien d'heures elle avait quitté le baleinier de son mari, le Paloverde. Près de six mois auparavant, le navire avait été pris dans les glaces et immobilisé dans une banquise. Pour lutter contre l'ennui, elle avait pris l'habitude de faire une promenade quotidienne, toujours à portée de vue du bateau et de son équipage qui, à son tour, gardait un oil sur elle. Ce matin-là, le ciel était clair comme du cris- ATLANTIDE 21 ta! quand elle avait quitté le navire, mais il s'était rapidement assombri pour disparaître totalement quand un orage de glace avait balayé la banquise. En quelques minutes, le navire avait disparu et Roxanna s'était perdue, errant sur le sol gelé. Traditionnellement, la plupart des baleiniers n'embarquaient pas de femmes. Mais beaucoup d'épouses refusaient de rester seules à la maison pendant les trois ou quatre années que durait l'absence de leurs maris. Roxanna Mender n'étaient pas de celles qui acceptent de passer des milliers d'heures dans la solitude. Certes, elle n'était pas particulièrement robuste. Menue, mesurant à peine un mètre cinquante, elle pesait un peu moins de cinquante kilos. Avec ses yeux brun clair et son sourire facile, elle était jolie et se plaignait rarement de la vie rude et de l'ennui. Elle ne souffrait presque jamais du mal de mer. Dans sa cabine minuscule, elle avait déjà donné naissance à un petit garçon, baptisé Samuel. Et, quoique n'ayant pas encore averti son mari, elle était à nouveau enceinte de deux mois. Bien acceptée à bord par l'équipage, elle avait enseigné la lecture à certains, écrit des lettres à leurs femmes et à leurs familles et servi d'infirmière quand il y avait un blessé ou un malade parmi les marins. Le Paloverde faisait partie d'une flotte de baleiniers de San Francisco, installée sur la côte ouest du pays. C'était un bateau massif, construit surtout pour les expéditions polaires de la chasse à la baleine. Long de quarante mètres, large de quatre, avec un tirant de cinq mètres, il jaugeait trois cent cinquante tonneaux. Ses dimensions lui permettaient d'embarquer une grande quantité d'huile de baleine ainsi qu'un équipage de marins et d'officiers suffisamment nombreux pour des voyages pouvant durer près de trois ans. Sa quille de pin, ses allonges et ses barrots venaient des plus beaux arbres des montagnes de la sierra Nevada. Une fois mis en place, les madriers de quatre-vingt-dix centimètres d'épaisseur avaient été posés à plat et attachés par des clavettes, sortes de clous en bois et généralement en chêne. Il avait été gréé comme un trois-mâts. Ses lignes étaient pures, élancées, ses cabines meublées sobrement mais avec des panneaux d'épicéas de Washington. La cabine du commandant était particulièrement bien aménagée, sa femme ayant insisté pour l'accompagner pendant ses longs voyages. La figure de proue représentait un hic-kory originaire du Sud-Ouest, finement sculpté. Le nom du navire était peint sur sa poupe en lettres dorées. Au-dessus du nom, on avait gravé un grand condor de Californie aux ailes déployées. Au lieu de naviguer au nord à travers le détroit de Bering vers 22 ATLANTIDE l'Arctique et les eaux plus adaptées à la pêche des baleines, le mari de Roxanna, le commandant Bradford Mender, avait mené le Palo-verde au sud, vers l'Antarctique. Il pensait que la région, négligée et rarement visitée par les courageux baleiniers de Nouvelle-Angleterre, offrirait de belles occasions de trouver des eaux vierges où chasser les baleines. Peu après leur arrivée dans l'Antarctique, l'équipage avait pris six baleines tandis que le navire arrivait en haute mer, non loin du rivage, en se faufilant à travers une nuée d'icebergs. Puis, pendant la dernière semaine de mars, en plein automne antarctique, la glace s'était emparée de la mer à une incroyable vitesse, jusqu'à atteindre un mètre vingt d'épaisseur. Le Paloverde aurait encore pu s'échapper vers la haute mer mais soudain le vent tourna et se transforma en véritable tempête qui rejeta le navire vers le rivage. Sans chemin de fuite, alors que la glace se dirigeait vers eux en blocs plus gros que le navire lui-même, les marins n'avaient pu que regarder, impuissants, le piège glacé qui se refermait sur eux. La glace s'était rapidement élevée autour du baleinier, si fort qu'elle l'avait repoussé vers la terre avec la vigueur d'un poing géant. L'eau qui longeait la côte fut bientôt recouverte d'une plaque de glace. Mender et son équipage luttèrent désespérément et réussirent enfin à ancrer le navire par six brasses de fond, à moins de deux milles de la côte. Mais en quelques heures, le bateau fut étroitement pris dans la glace qui ne cessait de s'épaissir. Bientôt, tout ce qui restait d'eau fut remplacé par un linceul blanc. Ils étaient pris dans l'hiver antarctique et les jours passèrent, interminables. 11 n'y avait aucun espoir d'y échapper, le temps plus clément ne devant venir que sept mois plus tard. On sécha les voiles, on les roula et on les rangea. Elles ne serviraient pas avant le printemps, pour autant que la divine providence envoie un peu de chaleur et permette au navire de se libérer de la glace. Alors, anticipant un long emprisonnement, on fit l'inventaire de toute la nourriture et on se rationna pour les longs mois d'hiver. Personne ne savait si les victuailles engrangées à bord pourraient durer jusqu'à ce que la glace commence à fondre. Mais quand on lança des lignes et des hameçons par des trous creusés dans la glace, le résultat dépassa toutes les espérances et l'on put remplir la glacière de bord de tout un assortiment de poissons de l'Antarctique. Et puis il y avait, sur la banquise, les pingouins si comiques. Ils semblaient être des millions. Le seul inconvénient fut que, de quelque façon que le cuisinier accommodât leur chair, le goût en était tout à fait déplaisant. ATLANTIDE 23 Les marins du baleinier devaient faire face à deux menaces : le terrible froid et un possible mouvement soudain de la banquise. Ils réduisirent heureusement la première en utilisant l'huile des baleines qu'ils avaient harponnées avant d'être bloqués. La cale en contenait plus de cent barriques, suffisamment pour tenir les poêles bien chauds pendant la partie la plus rude de l'hiver. Jusqu'à présent, la banquise n'avait pas trop bougé mais Mender savait que, d'ici peu, elle allait se déformer et glisser. Alors la coque du Paloverde pourrait bien être écrasée et ses lourds barrots aplatis comme du papier par un gros iceberg en mouvement. Il essayait de ne pas penser à sa femme et à leur bébé luttant pour survivre sur la banquise, en attendant qu'un autre navire se présente en été. Et il savait bien qu'il y avait une chance sur mille, au mieux, pour que cela arrive. Planait aussi la terrible menace de la maladie. Sept de ses hommes montraient des signes de scorbut. Le seul point positif était que la vermine et les rats avaient depuis longtemps succombé au froid glacial. Les longues nuits de l'Antarctique, l'isolement et le vent coupant nourrissaient la mélancolie et l'apathie. Mender combattait cet ennui en obligeant ses hommes à exécuter des travaux de routine et des tâches sans fin qui occupaient leurs esprits en gardant leurs corps actifs. Mender était assis dans sa cabine et calculait pour la centième fois leurs chances de survie. Mais il avait beau tourner dans tous les sens les options et les possibilités, le résultat final était toujours le même. Leurs chances de repartir sans dommages quand le printemps reviendrait étaient vraiment très minces. La tempête polaire s'était terminée aussi vite qu'elle s'était levée et le soleil revint. Regardant, les paupières à peine ouvertes, la surface étincelante de la banquise, Roxanna vit son ombre. Quelle joie de revoir son ombre malgré l'immensité infinie qui l'entourait! Mais d'un coup, son cour fit un bond en apercevant, à l'horizon, le Paloverde à peu près à deux kilomètres de l'endroit où elle se trouvait. La coque noire était presque cachée par la glace mais elle voyait le drapeau américain se balançant dans la brise mourante et elle réalisa que son mari, inquiet, l'avait hissé au grand mât, comme un signal. Elle eut du mal à croire qu'elle s'était éloignée à ce point. Dans son esprit embué, elle pensait être restée à une distance raisonnable du navire, alors qu'elle décrivait des cercles. La banquise n'était pas totalement déserte. Roxanna aperçut des sortes de puces bougeant à la surface et comprit qu'il s'agissait de 24 ATLANTIDE son mari et de l'équipage, partis à sa recherche. Elle était sur le point de se lever et de faire de grands signes quand quelque chose de tout à fait inattendu attira son regard : les mâts d'un autre navire surgissant entre deux blocs de glace géants, sortes de hum-mocks gelés ensemble et collés à la rive. Les trois mâts et le beaupré, avec tous leurs gréements, paraissaient intacts, les voiles ferlées. Maintenant que le vent était tombé, elle repoussa la partie du foulard qui lui couvrait le visage et put voir que la plus grande partie de la coque était prise dans la glace. Le père de Roxanna avait commandé des clippers faisant le commerce du thé avec la Chine et, jeune fille, elle avait vu des milliers de navires avec toutes sortes de gréements et de voiles entrer et sortir du port de Boston. Mais la seule fois où elle avait vu un navire comme celui que la glace avait enveloppé, c'était sur une peinture accrochée au mur du salon de son grand-père. Le navire fantôme était vieux, très vieux, avec une immense poupe arrondie dont les fenêtres ainsi que les logements de l'équipage surplombaient l'eau. Il était long, étroit et profond. Au moins quarante-deux mètres de la proue à la poupe, un peu plus de dix mètres au barrot, estima Roxanna. Comme celui qu'elle avait vu sur le tableau. Celui-ci devait être un Indiaman anglais de huit cents tonneaux, de la fin du dix-huitième siècle. Se détournant du navire, elle agita son foulard pour attirer l'attention de son mari et de l'équipage. Un des marins l'aperçut et alerta les autres. Bientôt, tous coururent vers elle à travers la glace inégale, le commandant Mender en tête. Vingt minutes plus tard, l'équipage du Paîoverde l'avait rejointe, criant sa joie de l'avoir retrouvée vivante. Mender, généralement calme et plutôt taciturne, montra une émotion inhabituelle en prenant Roxanna dans ses bras et en l'embrassant longuement avec tendresse, des larmes gelant sur ses joues. - Oh ! Mon Dieu ! murmura-t-il. Je te croyais morte. C'est un vrai miracle que tu aies survécu. Maître baleinier à vingt-huit ans, Bradford Mender avait trente-six ans et c'était son dixième voyage. Originaire de Nouvelle-Angleterre, dur et plein de ressources, il mesurait un mètre quatre-vingts et pesait cent dix kilos. Il avait des yeux bleus perçants et des cheveux noirs avec une barbe qui lui cachait les joues et le menton. Sévère mais juste, il n'y avait jamais eu, avec ses officiers et ses marins, de problème qu'il ne pût résoudre efficacement et en toute honnêteté. Excellent baleinier, très bon navigateur, Mender était ATLANTIDE 25 aussi un homme d'affaires avisé. ÏÏ ne commandait pas seulement son navire. Il en était aussi propriétaire. - Si tu n'avais pas insisté pour que je porte cette tenue esquimaude que tu m'as offerte, je serais morte de froid depuis des heures. Il la lâcha et se tourna vers les six marins qui les entouraient en applaudissant la femme du commandant qui avait survécu à son épreuve. - Ramenons vite Mme Mender au navire pour lui faire avaler une soupe bien chaude. - Non, pas encore, dit-elle en prenant le bras de son mari. J'ai découvert un autre navire. Chacun tourna la tête dans la direction qu'indiquait son bras tendu. - Un anglais ! J'ai reconnu ses lignes d'après un tableau que j'ai vu dans le salon de mon grand-père, à Boston. Il a l'air très abîmé. Mender fixa un regard ébahi sur l'apparition, blanche et fantomatique dans sa tombe de glace. - Je crois bien que tu as raison ! Il a en effet les lignes d'un très vieux navire marchand de 1770. - Je propose d'aller y jeter un coup d'oeil, commandant, dit le second du Paloverde, Nathan Bigelow. Il contient peut-être des provisions qui nous aideraient à survivre jusqu'au printemps. - S'il en a, elles auront au moins quatre-vingts ans, répondit Mender sans enthousiasme. - Mais le froid les aura conservées, rappela Roxanna. Il la regarda avec tendresse. - Tu as passé des heures difficiles, ma chère femme. Je vais te faire raccompagner à bord du Paloverde par un des hommes. - Non, mon époux ! contra résolument Roxanna, toute fatigue envolée. J'ai bien l'intention de voir tout ce qu'il y a à voir. Avant que le commandant ait pu protester, elle descendit la pente du monticule jusqu'au sol de glace et se dirigea vers le vaisseau abandonné. Mender regarda ses hommes et haussa les épaules. - Dieu me garde de discuter avec une femme curieuse ! - Un vaisseau fantôme, murmura Bigelow. Dommage qu'il soit bloqué par les glaces. Nous aurions pu le ramener chez nous et toucher les droits de sauvetage. - Il a l'air trop ancien pour valoir quelque chose, dit Mender. - Alors, les hommes, pourquoi restez-vous là à bavarder dans le froid? s'impatienta Roxanna. Dépêchons-nous avant qu'une nouvelle tempête se déclenche. 26 ATLANTIDE Ds se hâtèrent de leur mieux pour atteindre le navire désert et virent que la glace s'était amassée contre sa coque, de sorte qu'il leur fut facile d'atteindre les lisses, de les enjamber et de gagner le plat-bord. Roxanna, son mari et les marins se retrouvèrent sur la demi-dunette, couverte d'une mince pellicule blanche. Mender regarda autour de lui. Ce qu'il vit lui fit hocher la tête. - C'est incroyable que la coque n'ait pas été écrasée par la glace ! - Je n'aurais jamais cru me retrouver un jour sur le pont d'un Indiaman anglais, murmura l'un des marins avec une certaine crainte dans le regard. Et encore moins sur un navire construit avant la naissance de mon grand-père ! - C'est un beau navire, dit Mender. A vue de nez, il jauge environ neuf cents tonneaux. B doit mesurer quarante-cinq mètres sur douze de large. Construit et gréé dans les chantiers de la Tamise, là où se fabriquaient presque tous les navires de commerce anglais de la fin du dix-huitième siècle, Indiaman était un navire hybride, un peu cargo, un peu militaire, à cause des pirates et des maraudeurs ennemis de l'Angleterre qui sévissaient à l'époque. Aussi était-il armé de vingt-huit canons de dix-huit livres. En plus d'être adapté au transport de marchandises, il possédait des cabines pour d'éventuels passagers. Sur le pont, tout était en état mais enchâssé dans la glace, semblant attendre un équipage fantôme. Les canons reposaient silencieusement devant leurs sabords, les canots de sauvetage pendaient à leurs portemanteaux et toutes les écoutilles étaient à leurs places. Le vieux bateau dégageait une atmosphère étrange, angoissante, comme s'il n'avait pas appartenu à la terre mais à un autre monde. Une peur irraisonnée saisit les marins qui se tenaient sur le pont, comme si quelque créature chenue et horrible attendait pour les recevoir. Les marins sont des gens superstitieux et il n'y avait que Roxanna, encore dans l'enthousiasme innocent de la jeunesse, pour ne pas éprouver un profond sentiment d'appréhension. - Bizarre, dit Bigelow. On dirait que l'équipage a abandonné le navire avant qu'il soit pris dans les glaces. - J'en doute, répondit sombrement Mender. Les canots sont toujours en place. - Dieu seul sait ce que nous allons trouver en bas. - Alors, allons voir, proposa Roxanna, tout excitée. - Pas toi, ma chère. Je crois préférable que tu restes ici. Elle lança un regard fier à son mari et secoua la tête avec obstination. ATLANTIDE 27 - Je n'attendrai sûrement pas ici toute seule pendant que les fantômes se promènent partout ! - S'il y a des fantômes, dit Bigelow, ils doivent être gelés, depuis le temps ! - Nous allons nous séparer en deux groupes, ordonna Mender. Monsieur Bigelow, prenez trois hommes et allez voir le quartier de l'équipage et le chargement des cales. Nous autres irons vers F arrière et fouillerons le carré des officiers. - A vos ordres, commandant. La neige et la glace avaient formé un petit monticule autour de la porte menant aux cabines arrière, aussi Mender conduisit-il Roxanna et ses hommes sur la dunette où ils mirent leurs muscles à l'ouvre pour lever le couvre-écoutille donnant sur une coursive et que la glace avait verrouillé. L'ayant dégagé, ils l'ouvrirent et descendirent avec précaution l'escalier sur lequel il donnait. Roxanna était derrière son mari, le tenant par la ceinture de son épais manteau. Son teint, habituellement pâle, était rouge d'excitation et d'impatience. Elle n'imaginait pas dans quel cauchemar glacé elle allait pénétrer. Devant la porte de la cabine du commandant, ils trouvèrent un très gros berger allemand couché sur un petit tapis. Le chien paraissait dormir. Quand Mender le toucha du bout de sa botte, le léger mouvement lui indiqua que l'animal n'était plus qu'une statue de glace. - Il est dur comme un rocher, constata-t-il. - Pauvre bête, murmura tristement Roxanna. Mender montra la porte fermée donnant sur l'arrière de la coursive. - C'est la cabine du commandant. Je tremble à l'idée de ce que nous allons trouver là-dedans. - Peut-être rien, dit nerveusement un marin. Il est vraisemblable que tout le monde a filé vers la côte nord en laissant le navire. Roxanna secoua la tête. - Je n'imagine pas qu'on puisse faire ça en abandonnant un si bel animal à bord. Les hommes forcèrent la porte de la cabine du commandant et entrèrent. Ce qu'ils virent les fît frissonner. Une femme, vêtue à la mode de la fin du dix-huitième siècle, assise sur une chaise, les yeux noirs ouverts et pleins d'une immense tristesse, regardait la silhouette d'un très jeune enfant couché dans un berceau. Elle était morte de froid en veillant ce qui paraissait être sa petite fille. Une bible était posée sur ses genoux, ouverte au chapitre des Psaumes. 28 ATLANTIDE Le spectacle tragique saisit Roxanna et l'équipage du Paîoverde. Son enthousiasme pour l'exploration de l'inconnu avait soudain disparu, transformé en un sentiment d'angoisse. Elle resta là, silencieuse, avec les autres dont la respiration formait une brume dans la cabine funèbre. Mender se dirigea vers la cabine voisine où il trouva le commandant du navire. Il supposa que la morte était son épouse. L'homme se tenait devant son bureau, affaissé sur une chaise. Ses cheveux roux étaient casqués de glace et son visage blanc comme la mort. D'une main, il tenait encore une plume. Une feuille de papier était posée sur le bureau, devant lui. Mender essuya le givre et lut : Le 26 août 1779 II y a cinq mois que nous sommes pris dans les glaces de cet endroit maudit, après un orage qui nous a fait dériver de notre route vers le sud. Nous n'avons plus de nourriture. Personne n'a rien mangé depuis dix jours. La plupart des marins et des passagers sont morts. Ma petite fille est morte hier, ma pauvre épouse il y a une heure. Si quelqu'un trouve nos cadavres, qu'il informe les directeurs de la Skylar Croft Trade Company à Liverpool de notre sort. Tout est fini. Je vais bientôt rejoindre ma chère femme et mon enfant chérie. Leigh Hunt Maître du Madras. Le livre de bord du Madras, relié de cuir, était posé à la droite du commandant, sur le bureau. Mender le dégagea soigneusement de la plaque de glace qui collait la couverture au bois du meuble et le mit dans son gros manteau. Puis il sortit de la cabine dont il referma la porte. - Qu'as-tu trouvé? demanda Roxanna. - Le corps du commandant. - Tout cela est épouvantable ! - J'imagine que nous allons trouver pire. Ses paroles étaient prophétiques. En deux groupes, ils allèrent de cabine en cabine. Celles des passagers, meublées de façon exquise, étaient situées dans la dunette. L'espace était luxueux, avec balcons et fenêtres le partageant en cabines de tailles diverses dans la poupe. Les passagers louaient les lieux vides et devaient meubler leurs cabines avec leurs propres lits, divans, chaises, le tout bien arrimé en ATLANTIDE 29 prévision du gros temps. Les plus riches apportaient souvent des bureaux, des bibliothèques et des instruments de musique, dont des pianos et des harpes. Là, les marins du Paloverde trouvèrent trente cadavres dans diverses positions. Certains étaient morts assis, certains couchés sur leurs lits, d'autres étalés sur le pont. Tous paraissaient s'être endormis en paix. Roxanna était impressionnée par ceux dont les yeux étaient ouverts. La couleur de leurs iris semblait avivée par le blanc pur de leurs visages. Elle grinça des dents quand un des hommes du Paloverde tendit la main pour caresser les cheveux d'une passagère. Gelés, ils émirent un étrange craquement et se cassèrent dans la main du marin. La grande cabine, sur le pont inférieur, sous la gracieuse dunette, ressemblait à une morgue après un désastre. Mender y trouva de nombreux cadavres, des hommes pour la plupart, dont de nombreux officiers anglais en uniforme. Plus loin se trouvait la timonerie, également pleine de corps couchés dans des hamacs accrochés aux fournitures du navire et aux bagages dans l'entrepont. Tous les passagers du Madras avaient passé paisiblement, n n'y avait aucun signe de chaos. Rien n'était dérangé. Mis à part le récit du commandant Hunt, on aurait pu croire que le temps s'était arrêté et que tous étaient morts aussi tranquillement qu'ils avaient vécu. Ce que virent Roxanna et Mender n'était ni grotesque ni terrifiant. Rien qu'une incroyable malchance. Ces gens avaient disparu depuis soixante-dix-neuf ans et le monde les avait oubliés. Même ceux qui les avaient cherchés et qui les avaient pleures étaient décédés depuis longtemps. - Je ne comprends pas, dit Roxanna. Comment sont-ils morts ? - Ceux qui ne sont pas morts de faim sont morts de froid, répondit son mari. - Mais ils auraient pu pêcher sous la glace ou tuer des pingouins comme nous l'avons fait, et aussi brûler certains meubles pour se tenir chaud. - Les dernières paroles du commandant disent que le navire a été dévié vers le sud. A mon avis, ils ont été bloqués par les glaces bien plus loin que nous de la côte. Ils ont dû croire qu'ils s'en dégageraient rapidement, ont suivi les règles de la marine qui interdisent de faire du feu à bord pour éviter d'éventuels incendies, tout cela jusqu'à ce qu'il soit trop tard. - Alors, ils sont morts les uns après les autres ? - Et puis, quand le printemps est revenu et que la glace a fondu, au lieu d'être poussés par le courant vers le Pacifique-Sud comme 30 ATLANTIDE une épave, des vents contraires les ont conduits vers la rive, d'où ils n'ont pas bougé depuis le siècle dernier. - Je pense que vous avez raison, commandant, dit le second Bigelow qui venait de l'avant du navire. Si Ton en juge par leurs vêtements, ces pauvres diables ne s'attendaient pas à se retrouver dans des eaux glacées. La plupart sont habillés pour un climat tropical. Ils devaient donc faire le voyage de l'Inde à l'Angleterre. - C'est vraiment tragique, soupira Roxanna, que rien n'ait pu sauver ces malheureux. - Dieu seul l'aurait pu, murmura Mender, Dieu seul l'aurait pu. Qu'y a-t-il dans ses cales ? demanda-t-il à Bigelow. - Je n'ai trouvé ni or ni argent, mais du thé, des porcelaines de Chine soigneusement enveloppées dans des caisses de bois et tout un tas de rotin, d'épices et de camphre. Et puis, ah ! oui ! j'ai trouvé une petite pièce fermée par de lourdes chaînes, juste en dessous de la cabine du commandant. - L'avez-vous fouillée ? demanda Mender. - Non, monsieur. J'ai pensé que je ne pouvais le faire qu'en votre présence. J'ai laissé mes hommes occupés à briser les chaînes. - Peut-être y a-t-il un trésor! s'exclama Roxanna dont les joues reprirent une teinte rosée. - Nous allons bientôt le savoir, dit Mender. Monsieur Bigelow, voulez-vous nous ouvrir la voie, je vous prie. Le second les mena en bas d'une échelle et jusqu'à la cale avant. La réserve faisait face à un canon de dix-huit livres dont le sabord était bloqué par une couche de glace. Deux marins du Paloverde frappaient le gros verrou tenant les chaînes vissées sur la porte. Ils utilisaient un marteau et un burin trouvés dans l'atelier du charpentier et tapaient furieusement sur le verrou qui finit par céder. Ils tordirent alors le loquet jusqu'à ce qu'il saute et permette de pousser la porte vers l'intérieur. Il faisait sombre dans la petite pièce que n'éclairait qu'un petit hublot. Des caisses de bois étaient empilées d'une cloison à l'autre mais leur contenu paraissait emballé n'importe comment. Mender s'approcha d'une grande caisse dont il souleva un côté du couvercle. - Ces caisses ont été mal remplies et n'ont pas été chargées à bord par des négociants, dit-il. On dirait qu'elles l'ont été par l'équipage pendant le voyage et mises sous clef par le commandant. - Ne reste pas là sans rien faire, mon époux, dit Roxanna en le poussant, folle de curiosité. Ouvre-les ! Tandis que l'équipage se tenait à la porte de la réserve, Mender et Bigelow commencèrent à ouvrir les caisses de bois. Personne ne ATLANTIDE 31 semblait conscient de la morsure du froid. Tous étaient impatients de savoir s'ils allaient découvrir un trésor d'or et de pierres précieuses. Mais quand Mender sortit une des pièces contenues dans la première caisse, leurs espoirs furent rapidement déçus. - Une urne de cuivre, annonça-t-il en la passant à Roxanna qui la leva dans la faible lumière du hublot. Magnifiquement ciselée. Grecque ou romaine, pour autant que je puisse juger d'une antiquité. Bigelow retira d'autres pièces du même style et les fît passer par la porte ouverte. La plupart étaient de petites sculptures de cuivre, représentant des animaux étranges aux yeux d'opale sombre. - Elles sont magnifiques, murmura Roxanna en admirant les dessins sculptés et ciselés. Je n'ai jamais rien vu de semblable. - C'est vrai qu'elles sont étranges, reconnut Mender. - Ont-elles de la valeur ? demanda Bigelow. - Peut-être pour un collectionneur ou un musée. Mais je doute que l'on puisse s'enrichir en les vendant... ÏÏ se tut en considérant un crâne humain grandeur nature, dont les reflets noirs brillaient dans la lumière voilée. - Seigneur ! Regardez ça ! - C'est effrayant, murmura Bigelow. - Ça a l'air sculpté par Satan en personne, souffla un marin. Roxanna, nullement intimidée, le prit à son tour et observa les orbites vides. - On dirait de l'ébène. Regardez le dragon qui sort d'entre ses dents. - A mon avis, c'est de l'obsidienne, remarqua Mender, mais je n'ai pas la moindre idée de la façon dont on a pu le sculpter... fl fut interrompu par un craquement sourd tandis que la glace autour de la poupe du navire se soulevait en grondant. L'un des marins descendit l'échelle du pont supérieur et arriva en criant comme un damné. - Commandant, il faut partir, vite ! Une grande fracture se forme dans la glace avec des trous d'eau. J'ai peur que, si l'on ne se dépêche pas, on se retrouve piégés ici ! Mender ne perdit pas de temps à poser des questions. - Retournez au navire, ordonna-t-il. Vite ! Roxanna enveloppa le crâne dans son écharpe et le fourra sous son bras. - Ce n'est pas le moment de prendre des souvenirs, aboya son mari. Mais elle ignora sa remarque et refusa d'abandonner le crâne. 32 ATLANTIDE Poussant Roxanna devant eux, les hommes se hâtèrent de gagner le pont principal et sautèrent sur la glace. Ils furent horrifiés de constater que ce qui avait été un champ massif de glace était en train de se déformer et de se briser pour former de grandes flaques d'eau. Les fractures se changèrent en cours d'eau sinueux et en rivières tandis que l'eau de mer surgissait à travers la glace de la banquise. Aucun d'eux n'aurait pu imaginer qu'une banquise pouvait fondre aussi vite. Sautant sur les masses bouleversées, dont certaines mesuraient jusqu'à douze mètres de haut, et par-dessus les fissures avant qu'elles ne s'élargissent et soient impossibles à franchir, l'équipage et Roxanna coururent comme si tous les diables de l'enfer étaient à leurs trousses. Les bruits macabres, indescriptibles, des blocs de glace grinçant les uns contre les autres frappèrent leurs esprits de terreur. La course était épuisante. A chaque pas, ils s'enfonçaient de presque trente centimètres dans la couverture de neige qui s'était accumulée sur la banquise. Le vent commença à souffler, incroyablement doux. C'était l'air le plus chaud qu'ils eussent senti depuis que le navire était prisonnier de la glace. Après avoir couru près de deux kilomètres, chacun était près de s'évanouir d'épuisement. Les encouragements de leurs collègues du Paloverde, les suppliant de se hâter, les poussèrent à continuer. Puis, d'un seul coup, il sembla que leur lutte pour regagner le navire avait été vaine. La dernière fissure de la glace, avant qu'ils puissent retrouver la sécurité de leur navire, eut presque raison d'eux. Elle mesurait maintenant six mètres de large, beaucoup trop pour qu'ils puissent la franchir en sautant et elle s'élargissait de trente centimètres toutes les trente secondes. Voyant le danger, le second maître du Paloverde, Asa Knight, ordonna aux hommes de bord de descendre une baleinière ' par-dessus bord. Ils réussirent à la poser en travers de la fissure, qui mesurait maintenant plus de neuf mètres. Manouvrant et tirant le lourd bateau, l'équipage lutta pour sauver le commandant, sa femme et leurs compagnons avant qu'il ne soit trop tard. Après un effort herculéen, ils atteignirent le bord opposé de la fissure. Déjà Mender, Roxanna et les autres avaient de l'eau - qui remontait à travers la glace -jusqu'aux genoux. La baleinière fut rapidement poussée dans l'eau glacée et les 1. Un baleinier est un gros navire équipé pour la chasse à la baleine et le traitement de sa chair. Une baleinière est une petite embarcation pointue aux extrémités, au service des gros bâtiments. ATLANTIDE 33 hommes ramèrent de toutes leurs forces pour rejoindre ceux qui se savaient à quelques minutes de la mort, de 1*autre côté. On fit monter Roxanna d'abord, puis le reste de l'équipage et enfin Mender. - Nous avons une énorme dette envers vous, monsieur Knight, dit le commandant en serrant la main de son lieutenant. Votre initiative courageuse nous a sauvé la vie. Je vous remercie au nom de mon épouse. - Et de son enfant, ajouta Roxanna tandis que les deux marins l'enveloppaient de couvertures. - Notre enfant est en sécurité à bord, dit Mender en la regardant. - Je ne parlais pas de Samuel, dit-elle malgré le claquement de ses dents. Mender ouvrit de grands yeux. - Veux-tu me faire comprendre que tu attends un autre enfant, femme? - Depuis deux mois, je crois. Mender était consterné. - Tu es partie te promener sur la banquise en sachant que tu étais enceinte ? - Il n'y avait pas de tempête quand je suis sortie, dit-elle avec un petit sourire. - Seigneur ! soupira-t-il, mais qu'est-ce que je vais faire de toi ? - Si vous ne voulez plus d'elle, commandant, dit joyeusement Bigelow, je serais heureux de m'en charger. Bien qu'il fût glacé jusqu'aux os, Mender éclata de rire et serra sa femme contre lui à lui couper le souffle. - Ne me tentez pas, monsieur Bigelow, ne me tentez pas ! Une demi-heure plus tard, Roxanna, de retour à bord du Palo-verde, bien au chaud dans des vêtements secs, se tenait devant un poêle de brique et de fonte qui servait à faire fondre le blanc de baleine. Son mari et l'équipage ne prirent pas le temps de s'occuper de leur propre confort. On sortit rapidement les voiles de leurs casiers, on les transporta là où elles allaient être hissées, puis on leva les ancres et, Mender tenant la barre, le Paloverde commença à zigzaguer entre les immenses icebergs vers la haute mer. Au bout de six mois de froid et de rationnement, le commandant et son équipage furent enfin libérés des glaces et voguèrent vers leur port d'attache, après avoir rempli leurs cales de dix-sept cents barils d'huile de baleine. L'étrange crâne d'obsidienne, que Roxanna avait pris sur le Madras gelé, alla trôner sur le manteau de la cheminée familiale, à San 34 ATLANTIDE Francisco. Mender se fit un devoir d'écrire aux directeurs de la Skylar Croft Trade Company, à Liverpool, qui avait changé de nom. E leur envoya le livre de bord et la position du bateau abandonné sur la côte de la mer de Bellingshausen. L'ancienne et sinistre relique du passé resta dans son isolement glacé. Une expédition de deux navires fut montée à Liverpool, en 1862, pour retrouver la cargaison du Madras. Mais on n'en revit aucun. On les présuma perdus dans la grande banquise autour de l'Antarctique. Cent quarante-quatre ans allaient passer avant que des hommes redécouvrent le Madras et remettent le pied sur ses ponts. Première partie Aussi près de l'enfer qu'il soit possible d'aller ,N5CRIFTIONS ALPHABÉTIQUES ETNUMÉRIQUESAMÈNES 1 22 mars 2001 Pandora, Colorado. Les étoiles évanescentes du ciel matinal luisaient comme le chapiteau d'un théâtre quand on les regardait de neuf mille pieds au-dessus du niveau de la mer. Mais c'était la lune qui avait un air fantomatique quand Luis Marquez sortit de sa petite maison de bois. Elle présentait un curieux halo orange qu'il ne lui avait encore jamais vu. Il contempla l'étrange phénomène quelques minutes avant de traverser la cour jusqu'à son pick-up 4x4 Chevrolet Cheyenne de 1973. Il avait revêtu ses vêtements de travail et s'était glissé silencieusement hors de la maison afin de ne pas réveiller sa femme et ses deux fillettes. Son épouse Lisa se serait volontiers levée pour lui préparer son petit déjeuner et les sandwiches qu'il emportait pour midi, mais il avait insisté pour qu'elle restât couchée, trouvant que 4 heures du matin était une heure trop matinale pour tout autre qu'un fou de son espèce. Marquez et sa famille vivaient simplement. Il avait remis en état de ses propres mains une maison construite en 1882. Ses enfants fréquentaient l'école de Telluride, non loin de là, et ce que Lisa et lui ne pouvaient acheter dans la station de ski en pleine expansion, ils allaient le chercher une fois par mois dans la communauté rurale de Montrose, à une centaine de kilomètres au nord de chez eux. Tous les matins, il avait l'habitude, en prenant son café, de regarder autour de lui ce qui n'était plus, maintenant, qu'une ville fantôme. Sous la lueur spectrale de la lune, les quelques bâtiments encore debout ressemblaient aux tombes du cimetière. Après la découverte de minerai d'or, en 1874, les mineurs avaient afflué dans la vallée de San Miguel, où ils avaient bâti une ville 38 ATLANTIDE qu'ils avaient baptisée Pandora, du nom de la nymphe grecque et de sa boîte pleine d'esprits mystérieux. Une banque de Boston avait enregistré les demandes de propriétés minières, financé les opérations et construit une vaste usine de traitement du minerai, à seulement trois kilomètres de la ville minière, plus célèbre, de Telluride. Ils avaient appelé la mine Paradise, " le Paradis ", et rapidement, Pandora était devenue une petite ville de deux cents habitants, possédant son bureau de poste. Les maisons étaient pimpantes, avec des pelouses bien soignées et des barrières blanches autour. Quoiqu'elle fût située dans un canyon, avec une seule route d'accès, ce n'était pas un endroit isolé. La route pour Telluride était bien entretenue et la compagnie de chemin de fer du Rio Grande du Sud y avait construit une ligne pour les voyageurs et les fournitures minières, ainsi que pour transporter le minerai traité jusqu'à Denver. Il y avait des gens qui affirmaient que la mine était maudite. Le coût en vies humaines de l'extraction d'or pour cinquante millions de dollars, en quarante ans, était élevé. Vingt-huit hommes étaient morts en creusant la roche dure, à l'intérieur de boyaux humides et menaçants - dont quatorze dans un seul éboulement -, et près de cent autres se retrouvaient estropiés à vie à la suite d'accidents inattendus et d'effondrements. Avant même que les anciens, qui avaient été s'installer à Telluride, ne soient décédés, ils avaient prétendu que le fantôme d'un des infortunés mineurs revenait gémir tout au long des seize kilomètres de boyaux vides, creusés dans les falaises grises et sinistres s'élevant à presque 3 900 mètres dans le ciel bleu et paresseux du Colorado. En 1931, tout l'or que l'on pouvait extraire du minerai à l'aide de produits chimiques était épuisé. Vide, la mine Paradise fut fermée. Pendant les soixante-cinq années suivantes, elle ne fut plus qu'un souvenir et une cicatrice s'effaçant peu à peu dans le paysage. ÏÏ fallut attendre 1996 pour que ses tunnels hantés entendent à nouveau le bruit des bottes et le fracas d'une pioche de mineur. Marquez tourna son regard vers le sommet des montagnes. Une tempête de quatre jours avait eu lieu la semaine précédente, ajoutant un mètre vingt de neige aux pentes déjà bien tassées. Le radoucissement de la température accompagnant le printemps avait donné à la neige la consistance d'une purée spongieuse. C'était la pleine saison des avalanches. Les conditions étaient extrêmement risquées dans le haut pays et l'on recommandait aux skieurs de ne pas s'aventurer hors des pistes. Pour autant que Marquez le sache, aucune avalanche importante n'avait jamais frappé la ville de Pandora. ATLANTIDE 39 H était tranquille, sachant sa famille à Fabri, mais il ignorait volontairement le risque pour lui-même, chaque fois qu'il empruntait la route verglacée en hiver et travaillait seul dans les entrailles profondes de la montagne. Avec le retour des jours chauds, le glissement d'une plaque de neige était un événement tout à fait envisageable. Marquez n'avait vu qu'une seule fois une avalanche au cours de toutes ses années à la montagne. L'ampleur de sa beauté et la puissance de ses rochers, de ses arbres et de sa neige, balayés en immenses nuages jusqu'au fond de la vallée, dans un grondement de fin du monde, tout cela, il ne l'avait jamais oublié. Finalement, il mit son casque de chantier, se glissa derrière le volant du pick-up Chevrolet et mit le moteur en marche, le laissant tourner au ralenti quelques minutes pour qu'il chauffe. Puis il roula prudemment sur la route de terre étroite menant à la mine autrefois productrice d'or numéro un de tout l'Etat du Colorado. Ses pneus avaient creusé de profondes ornières dans la neige après la dernière tempête. Il redoubla d'attention dans la côte. Très vite, les bords de la route longèrent un précipice de plusieurs centaines de mètres de profondeur. S'il tombait là, les sauveteurs auraient à extraire son corps brisé du pick-up qui se serait écrasé sur les rochers, tout en bas. Les gens du coin disaient qu'il était fou d'avoir racheté la concession de l'ancienne mine Paradise. Il y avait longtemps que l'or était épuisé. Et pourtant, à part un banquier de Telluride, personne n'imaginait que cet investissement avait fait de lui un homme riche. Il avait investi ses bénéfices dans le rachat de terrains qui, avec le développement soudain de la station de ski, lui avaient fait gagner presque deux millions de dollars. L'or n'intéressait pas Marquez. Depuis dix ans, il avait prospecté le monde à la recherche de pierres. Dans le Montana, le Nevada, le Colorado, il avait visité les vieilles mines d'or et d'argent abandonnées à la recherche de cristaux pouvant receler des pierres précieuses. Dans les galeries de Paradise, il avait découvert une veine de cristaux rouge pâle dans ce que les anciens mineurs avaient considéré comme des roches inutiles. Dans ces cristaux naturels, Marquez avait reconnu le rhodochrosite, un cristal spectaculaire que l'on trouvait dans certains coins du monde et dont la couleur allait du rosé au rouge foncé. On trouve rarement du rhodochrosite taillé ou à facettes. Les collectionneurs préfèrent l'avoir sous forme de gros cristaux et ne tiennent pas à le voir mis en pièces. Des gemmes propres et claires provenant de Paradise, taillées en pierres sans défaut de 18 carats, 40 ATLANTIDE coûtaient très cher. Marquez savait qu'il aurait pu prendre sa retraite et passer le reste de sa vie dans le luxe, mais tant que la veine donnait encore, il était décidé à continuer à extraire les pierres du granit jusqu'à épuisement. D arrêta son vieux pick-up aux pare-chocs rayés et cabossés devant un grand portail de fer rouillé, fermé par quatre chaînes et autant de cadenas. Il y introduisit des clefs aussi grandes que sa main, ouvrit les cadenas et enleva les chaînes. Puis il poussa la grande porte. Les rayons de la lune pénétrèrent sur une courte distance dans le boyau en pente, révélant deux rails qui s'enfonçaient dans l'obscurité. D mit en marche le moteur d'un gros générateur portable et souleva un levier sur la boîte de dérivation. Le boyau de la mine s'illumina soudain d'une série d'ampoules nues sur une centaine de mètres. D'où il était, il voyait leur taille diminuer avec la distance jusqu'à n'être plus que des points lumineux au loin. Un wagonnet de minerai était garé sur les rails, attaché à un câble relié à un treuil. Le wagonnet avait été construit pour durer et le seul signe de son âge était la plaque de rouille qui couvrait ses flancs. Marquez y grimpa et appuya sur un bouton de commande à distance. Le treuil commença à ronronner et actionna le câble, ce qui fit rouler le wagonnet sur les rails sans autre propulsion que la gravité. Un pareil séjour sous terre n'était pas fait pour les claustrophobes et les gens au cour fragile. Le boyau étroit était juste assez large pour laisser passer le wagonnet. Des poteaux reliés entre eux comme des chambranles de portes, appelés dans le métier des chapeaux et des pieds-droits, se dressaient espacés régulièrement de quelques mètres pour étayer la voûte et éviter les effondrements. Beaucoup de ces poteaux souffraient de pourrissement, mais d'autres étaient aussi solides et sains qu'au jour où les mineurs les avaient plantés, bien des années auparavant. Le wagonnet descendit rapidement la pente, s'arrêtant trois mètres plus loin, dans la profondeur de la mine. A ce niveau, un filet d'eau s'écoulait en permanence de la voûte de la galerie. Ayant pris son sac à dos et la boîte de son déjeuner, Marquez sortit du wagonnet et se dirigea vers un boyau vertical qui donnait sur les puits les plus profonds de l'ancienne mine Paradise atteignant jusqu'à un niveau de 650 mètres. A cet endroit, la galerie principale et les tunnels en travers-bancs s'enfonçaient dans le granit comme les rayons d'une roue. Selon les anciens plans et les cartes souterraines, il y avait plus de 160 kilomètres de tunnels au-dessous et autour de Pandora. ATLANTIDE 41 Marquez lâcha une pierre dans l'obscurité béante. Il fallut deux secondes pour qu'il l'entende atteindre le fond. Peu après la fermeture de la mine et l'arrêt des pompes de la station située à la base de la montagne, les parties les plus profondes avaient été inondées. Au fil du temps, l'eau était montée jusqu'à quatre mètres cinquante au niveau des 350 mètres, là où Marquez travaillait sur la veine de rhodochrosite. L'eau montait doucement à cause d'une saison particulièrement humide dans les monts San Juan. ÏÏ comprit qu'il ne faudrait que quelques semaines pour qu'elle atteigne le haut du vieux puits et se répande dans la galerie principale, marquant la fin de sa récolte de gemmes. Il décida d'extraire autant de pierres qu'il le pourrait pendant le peu de temps dont il disposait. Ses journées se firent plus longues tandis qu'il luttait pour enlever les cristaux rouges sans autre outil qu'une pioche de mineur et une brouette pour transporter le minerai jusqu'au wagonnet et ensuite jusqu'à l'entrée de la mine. Tandis qu'il parcourait le tunnel, il contournait d'anciens wagonnets rouilles et des forets abandonnés par les mineurs lorsqu'ils avaient quitté l'excavation. Ces équipements n'avaient pas trouvé d'acquéreurs à l'époque, puisque toutes les mines alentour avaient fermé les unes après les autres. Alors on les avait laissés pourrir là où on les avait utilisés. A soixante-quinze mètres de l'entrée, il arriva près d'une étroite fissure dans le rocher, juste assez large pour qu'il s'y engage. Six mètres plus bas se trouvait la veine de rhodochrosite qu'il exploitait. Une des ampoules avait grillé sur la chaîne de lampes entre le plafond et la fissure. Il en prit une neuve dans son sac à dos et la changea. Puis, sa pioche à la main, il se mit à attaquer la roche renfermant les gemmes. D'un rouge assez mat à l'état naturel, les cristaux ressemblaient à des cerises sèches dans un muffm. Une dangereuse avancée rocheuse obstruait le dessus de la fissure. S'il voulait continuer son travail sans danger, et surtout sans être écrasé par un éboulement, Marquez n'avait d'autre choix que de le faire sauter. Avec une foreuse pneumatique, il creusa un trou dans le rocher. Puis il y inséra une petite charge de dynamite et un cordon qu'il relia à un détonateur manuel. Il s'éloigna de la fissure jusqu'au tunnel principal et appuya sur la poignée du détonateur. Un bruit étouffé retentit dans toute la mine, suivi du son des roches qui tombaient en provoquant un nuage de poussière qui roula dans le tunnel principal. Marquez attendit quelques minutes que la poussière retombe avant d'entrer avec précaution dans la fissure naturelle. La pro- 42 ATLANTIDE tubérance avait disparu. Ce n'était plus qu'un amas de pierres sur le plancher étroit. Il prit la brouette et commença à dégager les débris, les jetant un peu plus loin dans la galerie. Quand la fissure rut enfin dégagée, il s'assura qu'aucun morceau menaçant ne restait en haut de la fissure. Il regarda, stupéfait, le trou qui était soudain apparu dans la voûte surplombant la veine de cristal, fi dirigea la lumière de son casque vers le haut. Le rayon s'infiltra dans l'orifice jusqu'à ce qui lui parut être une salle, au-delà du mur. Soudain dévoré de curiosité, il remonta le tunnel sur quinze mètres, saisit une vieille échelle roulée de deux mètres de long qui se trouvait au milieu d'outils abandonnés. Retournant à la fissure, il installa l'échelle, gravit les échelons et dégagea quelques morceaux de pierre autour du trou, l'élargissant jusqu'à ce qu'il puisse regarder à l'intérieur. Puis il passa le buste dans la salle et tourna la tête à droite et à gauche pour balayer l'obscurité de sa lampe frontale. D vit devant lui une pièce creusée dans la roche. C'était apparemment un cube parfait, d'environ 4,50 mètres de côté, la même distance séparant le plancher du plafond. D'étranges hiéroglyphes étaient sculptés sur les murs de pierre lisse. Cela ne pouvait en aucun cas être l'ouvre de mineurs du dix-neuvième siècle. Puis soudain, la lumière de son casque frappa un piédestal de pierre et se réfléchit sur l'objet qu'il supportait. Marquez fut glacé de stupeur à la vue impie d'un crâne noir dont les orbites vides le regardaient fixement. Le pilote fit virer le bimoteur Beechcraft des United Airlines autour de quelques nuages cotonneux et amorça sa descente vers la courte piste se terminant en à-pic au-dessus de la rivière San Miguel. Bien qu'il eût décollé et atterri du petit aéroport de Telluride des centaines de fois, c'était toujours un pensum pour lui de se concentrer pour poser son avion et non de rêver en contemplant la vue aérienne sur les montagnes spectaculaires de San Juan aux cimes enneigées. La beauté sereine des pics irréguliers et de leurs pentes couvertes de neige sous le ciel bleu vif était à couper le souffle. Tandis que l'avion descendait vers la vallée, les flancs de la montagne s'élevaient majestueusement de chaque côté. Ils semblaient si proches que les passagers pouvaient se demander si les ailes n'allaient pas frotter les trembles qui poussaient sur les rochers affleurants. Puis le train d'atterrissage sortit et, une minute plus tard, les roues touchèrent la piste et crissèrent sur l'étroite bande de ciment. Le Beechcraft ne transportait que dix-neuf passagers qui descendirent rapidement. Patricia O'Connell fut la dernière à mettre pied à terre. Sur le conseil d'amis qui étaient déjà venus par avion skier dans cette station, elle avait demandé d'occuper le siège du fond afin de jouir de la vue fantastique sans être gênée par les ailes de l'appareil. A neuf mille pieds d'altitude, l'air, quoique plus rare, est incroyablement pur et rafraîchissant. Pat respira profondément en marchant de l'avion au bâtiment du terminal. En passant la porte, elle vit un homme assez petit, aux épaules larges et au crâne rasé mais portant une barbe sombre et fournie, s'approcher d'elle. 44 ATLANTIDE - Docteur O'Connell ? - Je vous en prie, appelez-moi Pat, répondit-elle. Vous devez être le Dr Ambrose ? - Appelez-moi Tom, dit-il avec un sourire chaleureux. Avez-vous fait bon voyage depuis Denver? - Merveilleux. On a été un peu secoués au-dessus des montagnes mais la vue spectaculaire valait bien cette petite gêne. - Telluride est un endroit superbe. Je souhaite parfois y habiter. - Je ne crois pas qu'il y ait beaucoup de sites archéologiques à étudier ici pour un homme de votre expérience. - Pas aussi haut, en effet. Les anciennes ruines indiennes sont à des altitudes beaucoup plus basses. Le Dr Thomas Ambrose n'était peut-être pas l'archétype d'un éminent anthropologue, mais il était l'un des plus respectés dans ce domaine. Professeur honoraire de l'université d'Arizona, c'était un chercheur accompli, méticuleux dans ses rapports sur les lieux qu'il étudiait. Maintenant proche de la soixantaine - Patricia lui donnait dix ans de moins - il pouvait se vanter de trente ans passés sur les traces des hommes primitifs et de leurs cultures, dans tout le Sud-Ouest du pays. - Le DrKidd s'est montré très mystérieux, au téléphone. H ne m'a presque rien dit de la découverte. - Et je ne vous en dirai rien non plus, dit Ambrose. Il vaut mieux que vous vous fassiez une idée par vous-même. - Comment vous êtes-vous retrouvé mêlé à cette découverte ? - J'étais au bon endroit au bon moment. En fait, je suis venu skier avec une vieille amie quand un collègue de l'université du Colorado m'a appelé pour me demander de jeter un coup d'ceil à des objets anciens qu'un mineur avait découverts. Après une rapide étude sur place, j'ai réalisé que c'était trop pour moi. - J'ai du mal à le croire d'un homme de votre réputation ! - Malheureusement, mon domaine d'expertise n'inclut pas l'épigraphie. Et c'est là que vous intervenez. La seule personne que je connaisse personnellement qui soit spécialiste du déchiffrage d'inscriptions anciennes est le Dr Jerry Kidd, à Stanford. Il n'était pas disponible mais il vous a chaudement recommandée. Ambrose se retourna lorsque la trappe des bagages s'ouvrit et que les employés de l'aéroport les posèrent sur le tapis roulant. - La grosse verte, là, est à moi, dit Pat, heureuse qu'il y ait un homme avec elle pour s'occuper de sa valise de vingt-cinq kilos, pleine de livres de référence. Ambrose grimaça mais ne dit rien en soulevant le lourd bagage ATLANTIDE 45 pour le porter jusqu'à la Jeep Cherokee garée sur le parking du terminal. Pat, avant de monter dans la voiture, s'emplit les yeux de la vue magnifique des trembles et des sapins qui recouvraient jusqu'à leurs sommets les flancs du mont Wilson et du Sunshine Peak, de l'autre côté de la vallée. Pendant qu'elle contemplait le panorama, Ambrose prit le temps de la regarder. Elle avait des cheveux d'un blond roux brillant qui tombaient en cascade jusqu'à sa taille et des yeux couleur de sauge. Elle se tenait là comme sculptée par un artiste, un peu appuyée sur sa jambe droite, le genou gauche légèrement tourné vers l'intérieur. Ses épaules et ses bras étaient plus musclés que ceux de la plupart des femmes, sans doute grâce à de longues heures passées au gymnase. Il estima qu'elle devait mesurer un mètre soixante-dix et peser au moins soixante-cinq kilos. Une belle femme, non pas mignonne ou spectaculaire, mais il l'imagina très désirable vêtue de quelque chose de plus féminin qu'un jean et un blouson de cuir. Le Dr Kidd avait assuré que nul mieux que Patricia O'Connell ne pouvait déchiffrer des écritures anciennes. Il lui avait faxé son curri-culum, dont Ambrose fut impressionné. Elle avait trente-cinq ans, un doctorat de langues anciennes du St. Andrews Collège1 en Ecosse et enseignait la linguistique à l'université de Pennsylvanie. Pat avait écrit trois ouvrages bien appréciés au sujet des inscriptions qu'elle avait déchiffrées sur des pierres dans le monde entier. Mariée et divorcée d'un procureur, elle avait la garde de sa fille de quatorze ans. Diffusionniste confirmée, elle soutenait que les cultures se propageaient d'un pays à l'autre sans être créées indépendamment et elle croyait que de très anciens marins avaient visité les rives d'Amérique plusieurs centaines d'années avant Christophe Colomb. - Je vous ai trouvé une chambre avec petit déjeuner en ville, annonça Ambrose. Si vous voulez, je peux vous y conduire et vous laisser vous rafraîchir une heure. - Non, merci, refusa Pat avec un sourire. Si cela ne vous ennuie pas, je préférerais aller directement sur le site. Ambrose hocha la tête, sortit de sa poche un téléphone cellulaire et composa un numéro. - Je vais avertir Luis Marquez, le propriétaire de la mine, de votre arrivée. C'est à lui que nous devons la découverte. Ils roulèrent en silence en traversant Telluride. Pat admira les pistes de ski de Mountain Village, au sud, et vit des skieurs assaillir les pentes abruptes qui couraient jusqu'aux abords de la ville. Ils 1. Université, aux USA comme en Grande-Bretagne. 46 ATLANTIDE passèrent de vieux bâtiments qui avaient survécu au passage des siècles et abritaient maintenant des magasins et non plus des salons de thé. Ambrose montra une bâtisse à gauche. - C'est ici que Butch Cassidy a cambriolé sa première banque. - Telluride doit avoir une riche histoire. - En effet. Là, devant l'hôtel Sheridan, William Jennings Bryan a prononcé son célèbre discours sur la " Croix d'Or "'. Et plus loin, vers South Fork Valley, fut installée la première usine de matériel électrogène du monde, qui produisait du courant alternatif pour les mines. L'architecte de l'usine fut Nikola Tesla. Ambrose poursuivit la traversée de Telluride, envahie de skieurs, puis entra dans le canyon où la route goudronnée s'achevait à Pan-dora. Pat fut émerveillée par les falaises abruptes qui entouraient l'ancienne ville minière, la beauté des chutes de Bridai Veil2 qui commençait à tomber dès que la fonte des neiges annonçait la chaleur du printemps. Ils atteignirent une route secondaire menant aux ruines de plusieurs vieux bâtiments. Une camionnette et une Jeep de couleur bleu turquoise étaient garées devant. Deux hommes portant des combinaisons humides déchargeaient ce que Patricia pensa être un équipement de plongée. - Que peuvent bien faire des plongeurs au cour des montagnes du Colorado ? demanda-t-elle. - Je leur ai parlé hier, répondit Ambrose. H s'agit d'une équipe de l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine. - Ils sont bien loin de la mer, non ? - Ils m'ont dit qu'ils exploraient un ancien système complexe de canaux souterrains qui ont autrefois drainé le flanc ouest des monts San Juan. Quantité de cavernes sont reliées aux vieux tunnels miniers. Huit cents mètres plus loin, Ambrose passa devant un énorme broyeur de minerai où un semi-remorque et une caravane étaient garés à côté de la rivière San Miguel, sous l'entrée d'une autre mine abandonnée. On avait installé des tentes autour des véhicules et plusieurs personnes s'agitaient dans le camp. Les flancs des grosses remorques portaient le logo de la Geo Subterranean Service Corporation et l'adresse de leur quartier général à Phoenix, dans 1* Arizona. 1. W.J. Bryant, 1860-1925, défenseur du bimétallisme, système monétaire établi sur un double étalon, or et argent. 2. Voile de mariée. ATLANTIDE 47 - Encore des chercheurs, dit Ambrose sans qu'on le lui demande. Des géophysiciens fouillant les vieux puits de mines, avec des équipements de forage de luxe, supposés détecter la moindre veine de minerai d'or que les vieux mineurs auraient pu oublier. - Vous croyez qu'ils trouveront quelque chose ? demanda Pat. - J'en doute. Ces montagnes ont été fouillées très profondément. Un peu plus loin, Ambrose arrêta la voiture devant une petite maison pittoresque et la gara à côté d'un vieux pick-up Chevrolet. Marquez et sa femme Lisa, prévenus de leur arrivée, sortirent pour les accueillir. Ambrose les présenta à Pat. - Je vous envie, dit la jeune femme, de vivre dans un décor aussi somptueux. - C'est triste à dire, répondit Lisa, mais après un an, on ne remarque plus rien. - Je ne crois pas qu'on puisse jamais être immunisé contre cela ! - Puis-je vous offrir quelque chose? Une tasse de café? Une bière? - Non, merci, répondit Pat. J'aimerais voir vos découvertes dès que ce sera possible. - Pas de problème, dit Marquez. Nous avons encore cinq heures de jour. C'est plus qu'il n'en faut pour que vous voyiez la chambre et rentriez avant la nuit. - Le dîner vous attendra, assura Lisa. J'ai pensé qu'un plat d'élan grillé vous ferait plaisir. - Ça a l'air divin, répondit Pat, déjà affamée. Marquez montra du menton le vieux camion. - Vous serez plus à l'aise en prenant votre Jeep, Doc, dit-il. Un quart d'heure plus tard, assis dans le wagonnet de la mine, ils descendaient dans Paradise. C'était la première fois que Pat s'aventurait dans un puits de mine. - Plus nous avançons, plus il fait chaud, remarqua-t-elle. - A vue de nez, expliqua Marquez, la température monte de cinq degrés tous les trente mètres, vers le centre de la terre. Aux niveaux les plus bas de la mine qui sont maintenant inondés, la chaleur était de 35° C. Le wagonnet s'arrêta. Marquez en descendit et plongea la main dans une grande boîte à outils. Il tendit des casques de mineurs à Pat et à Ambrose. - Pour le cas où des rochers tomberaient? demanda-t-elle. Marquez sourit. - Surtout pour empêcher votre tête de se cogner contre les poteaux les plus bas. 48 ATLANTIDE Les lumières pâles des ampoules accrochées aux poteaux, au-dessus de leurs têtes, les accompagnèrent dans le tunnel humide où Marquez marchait devant Leurs voix, quand ils parlaient, résonnaient gravement contre les parois rocheuses environnantes. Pat trébucha plusieurs fois sur les liens retenant les vieux wagonnets rouilles mais réussit à ne pas tomber. Elle n'avait pas réalisé, en s'habillant le matin avant de s'envoler pour Telluride, à quel point elle avait bien fait de mettre de confortables chaussures de marche. Après ce qui leur parut durer une heure mais qui ne dépassa pas dix minutes, ils atteignirent la fissure menant à la chambre et se glissèrent derrière Marquez dans l'étroit passage. D s'arrêta au pied de l'échelle et montra la lumière qui passait par l'ouverture de la voûte rocheuse. - J'ai laissé de la lumière à l'intérieur après votre visite d'hier, docteur Ambrose. Les murs nus la réverbèrent et vous n'aurez donc pas de problème pour étudier. Il se poussa et aida Pat à monter à l'échelle. Ne sachant à quoi s'attendre, elle fut stupéfaite. Elle se sentit comme Howard Carter découvrant la tombe de Toutankhamon. Ses yeux se posèrent immédiatement sur le crâne noir et elle approcha avec respect de son piédestal pour admirer la surface lisse brillant sous les lumières. - C'est magnifique, murmura-t-elle tandis qu'Ambrose se faufilait à son tour dans la chambre. - Un chef-d'ouvre, acquiesça-t-il. C'est taillé dans de l'obsidienne. - J'ai vu le crâne de cristal maya trouvé à Belize. Celui-ci est beaucoup plus extraordinaire. En comparaison, l'autre est rustique. - On dit que le crâne de cristal maya émet une aura de lumière et des bruits étranges. Est-ce vrai? - Je devais être un peu sourde à l'époque où je l'ai examiné, dit Pat en souriant. Je me suis contentée de l'admirer. - Je me demande combien il a fallu d'années - et sans doute même de générations, sans outils modernes - pour polir un tel objet de beauté à partir d'une pierre aussi fragile. Un coup de marteau mal dosé et elle doit se casser en mille morceaux. - La surface en est si douce, il n'y a pas le moindre défaut, dit Pat. Ambrose fit un mouvement de la main montrant toute la pièce. - Toute cette salle est une merveille ! Les inscriptions sur les murs et le plafond ont dû occuper la vie de cinq hommes pour graver tout cela dans la roche et, avant, il a fallu un travail colossal ATLANTIDE 49 pour en polir les surfaces intérieures. Rien que cette pièce a dû prendre des années à creuser dans le granit massif à cette profondeur. J'ai mesuré ses dimensions. Les murs, le plancher et le plafond forment un cube parfait. Si les surfaces intérieures présentent une différence d'alignement ou de verticalité, ça ne doit pas représenter plus d'un millimètre. Comme dans les vieux policiers, nous avons ici une histoire qui s'est passée dans une pièce sans portes ni fenêtres. - Et l'ouverture dans le sol ? demanda Pat. - Elle a été ouverte par Luis Marquez quand il creusait pour trouver ses gemmes. - Alors, comment a-t-on pu créer cette chambre sans entrée ni sortie ? Ambrose montra le plafond. - La seule indication que j'aie pu trouver d'une fissure infinitésimale autour des bords est dans le plafond. Je ne peux que supposer que celui qui a construit ce cube Ta fait par le haut puis qu'il a placé une plaque de pierre d'une infinie précision sur le dessus du cube. - Pour quoi faire ? - Ma chère, dit Ambrose en souriant, si vous êtes là, c'est pour trouver des réponses. Pat sortit d'un sac attaché à sa ceinture un carnet de notes, un petit pinceau et une loupe. Elle s'approcha d'un des rnurs, essuya doucement la poussière des siècles sur la roche et regarda l'inscription à la loupe. Elle l'étudia intensément pendant plusieurs minutes avant de lever les yeux et de regarder le plafond. Puis elle se tourna vers Ambrose, déconcertée. - Il semble que le plafond représente une carte des étoiles. Les symboles sont... (Elle hésita et regarda Ambrose.) Ce doit être une sorte de canular monté par les mineurs qui ont creusé le tunnel. - Qu'est-ce qui vous amène à cette conclusion? - Les symboles n'ont pas la moindre ressemblance avec les écritures que j'ai étudiées depuis le début de ma carrière. - Ne pouvez-vous en déchiffrer aucun? - Tout ce que je peux vous dire, c'est qu'ils ne sont pas pictographiques, comme les hiéroglyphes, ni des signes logiques exprimant des paroles ou des syllabes orales. Ça paraît alphabétique. - C'est donc une combinaison de sons uniques, suggéra Ambrose. Pat hocha la tête. - Ou bien c'est un code écrit ou un système d'écriture ingénieux. Ambrose la regarda intensément. 50 ATLANTIDE - Pourquoi avez-vous pensé qu'il s'agissait d'un canular? - Les inscriptions ne correspondent à aucun modèle fait par l'homme au cours de toute l'Histoire connue, dit Pat avec autorité. - Mais vous avez dit ingénieux. Pat tendit sa loupe à Ambrose. - Voyez vous-même. Les symboles sont d'une remarquable simplicité. L'usage d'images géométriques combinées à des lignes simples dans un système efficace de communication écrite. C'est pour ça que je ne peux pas croire qu'ils viennent d'une culture ancienne. - Ces symboles peuvent-ils être déchiffrés ? - Je le saurai quand j'aurai fait des relevés et que je les aurai passés dans l'ordinateur de l'université. La plupart des inscriptions anciennes ne sont ni aussi définies ni aussi distinctes que celles-ci. Ces symboles semblent avoir une structure bien définie. Le problème est que nous n'avons aucune autre épigraphe semblable dans le monde pour nous guider. Je navigue dans l'inconnu jusqu'à ce que l'ordinateur réussisse à le pénétrer. - Comment ça va, là-haut ? cria Marquez depuis le bas de la fissure. - Nous avons terminé, répondit Pat. Avez-vous un papetier en ville? - Il y en a deux. - Bon. J'ai besoin d'une rame de papier à dessin et de ruban adhésif transparent pour faire de longues feuilles que je pourrai rouler... Elle se tut tandis qu'un faible grondement venait du tunnel et que le sol de la chambre tremblait sous ses pieds. - Un tremblement de terre ? cria-t-elle à Marquez. - Non, répondit-il par le trou. A mon avis, c'est une avalanche quelque part dans la montagne. Continuez tous les deux ce que vous avez à faire. Je vais monter voir de quoi il s'agit. Un autre tremblement secoua la crypte, d'une plus forte intensité que le premier. - Nous devrions peut-être aller avec vous? dit Pat d'une voix craintive. - Les étais supportant le tunnel sont vieux et beaucoup sont pourris, avertit Marquez. Un trop fort mouvement de rocher pourrait les faire tomber et produire un éboulement. Vous êtes mieux protégés là où vous êtes. - Ne soyez pas long, dit Pat. Je sens que la claustrophobie me gagne. ATLANTIDE 51 Dès que le bruit de ses pas eut cessé, s'éloignant de la fissure en bas, Pat se tourna vers Ambrose. - Vous ne m'avez pas donné votre avis sur le crâne. Est-il ancien ou moderne ? Ambrose regarda la sculpture. - Il faudra une analyse en laboratoire pour savoir s'il a été sculpté et poli à la main ou par des outils modernes. La seule chose dont nous soyons certains, c'est que cette crypte n'a été ni creusée ni créée par des mineurs. Ils auraient fait mention quelque part d'un projet aussi considérable. Marquez m'a affirmé que les anciens registres de la mine Paradise et les cartes des tunnels ne mentionnent rien qui puisse indiquer un puits vertical menant à une chambre souterraine dans ce coin particulier. Elle a donc été creusée avant 1850. - Ou beaucoup plus tard. Ambrose haussa les épaules. - Toutes les opérations minières ont cessé en 1931. Quelque chose de cette envergure n'aurait pu se faire en secret depuis. Je ne suis pas très chaud pour mettre ma réputation en jeu, mais j'affirme sans équivoque qu'à mon avis, cette chambre et ce crâne ont plus de mille ans. Et probablement beaucoup plus. - Peut-être les devons-nous aux Indiens ? insista Pat. - Impossible, dit Ambrose en secouant la tête. Les premiers Américains ont construit un tas de sculptures de pierre très complexes mais auraient été incapables d'une entreprise de cette envergure. Et puis il y a les inscriptions. Je ne vois pas là l'ouvre d'un peuple ne possédant aucun langage écrit. - Il est vrai que cela porte la marque d'une intelligence supérieure, concéda Pat en caressant du bout des doigts les symboles gravés. Ambrose resta à ses côtés tandis qu'elle copiait les étranges symboles sur son carnet. Elle en copia quarante-deux. Puis elle mesura la profondeur des gravures et la distance entre chaque ligne et symbole. Plus elle examinait les termes apparents, plus elle était perplexe. Ces inscriptions avaient une logique mystérieuse que seule une traduction méticuleuse pourrait résoudre. Elle prenait au flash des photos des inscriptions et des symboles d'étoiles sur le plafond quand Marquez entra par le trou. - Il semble que nous devrons rester là un moment, les amis, annonça-t-il. Une avalanche a bloqué l'entrée de la mine. - Oh ! Mon Dieu ! murmura Pat. - Ne vous inquiétez pas, dit Marquez avec un sourire forcé. Ma femme a déjà connu tout ça. Elle comprendra vite ce qui nous arrive 52 ATLANTIDE et appellera les secours. Une unité de la ville prendra la route avec un équipement lourd pour nous sortir de là. - Combien de temps allons-nous être coincés ici ? demanda Am-brose. - Difficile à dire sans savoir quelle masse de neige bloque l'ouverture du tunnel. Peut-être quelques heures. Peut-être une journée. Mais ils travailleront sans relâche jusqu'à ce qu'ils aient dégagé toute la neige. Vous pouvez compter sur eux. Pat se sentit soulagée. - Bon, alors tant que nos lumières fonctionnent, je suppose que le Dr Ambrose et moi pouvons passer le temps à enregistrer les inscriptions. Elle avait à peine fini de parler qu'un terrible grondement retentit quelque part, bien plus bas que la crypte. Puis le craquement de poteaux se cassant, suivi par le bruit de rochers s'effondrant, résonnèrent en provenance du tunnel. Un violent courant d'air s'engouffra par la fissure et emplit la crypte où ils furent tous les trois projetés à terre. Et puis leurs lumières s'éteignirent. Le sourd grondement au cour de la montagne résonna sinistre-ment, provenant des lieux les plus éloignés des tunnels et retomba lentement en un silence étouffé. La poussière, masquée par l'obscurité profonde et déplacée par la secousse, roula dans le boyau, s'engouffra dans la fissure envahissant l'ouverture de la chambre comme une main invisible. Puis vinrent les quintes de toux quand elle pénétra dans le nez et la bouche des trois personnes prises au piège dans la crypte et se colla à leurs dents et à leur langue. Ambrose fut le premier à pouvoir parler de façon cohérente. - Au nom du ciel, que s'est-il passé ? - Un éboulement, réussit à dire Marquez. La voûte du tunnel a dû s'effondrer. - Pat ! cria Ambrose en la cherchant dans le noir. Etes-vous blessée? - Non, dit-elle entre deux quintes de toux. J'ai eu le souffle coupé mais je vais bien. Il trouva sa main et l'aida à se relever. - Tenez, prenez mon mouchoir et appliquez-le sur votre visage. Pat se tint immobile, tentant de reprendre une respiration normale. - J'ai eu l'impression que la terre explosait sous mes pieds. - Pourquoi la roche a-t-elle soudain lâché ? demanda Ambrose à Marquez, sans distinguer où il se trouvait. - Je ne sais pas, mais à mon avis, ça ressemblait tout à fait à de la dynamite. 54 ATLANTIDE - Est-ce que le contrecoup de 1*avalanche n'a pas pu causer l'effondrement du tunnel ? - Je le jure, c'était de la dynamite, insista Marquez. Je suis payé pour le savoir. Il y a assez longtemps que je m'en sers pour en reconnaître le bruit. Je l'utilise en petites quantités pour éviter des chocs importants. Quelqu'un a posé une charge faite de poudre concentrée dans un des tunnels en dessous de celui-ci. Et une grosse charge, si on en juge par la secousse. - Je croyais la mine abandonnée ? - Elle Test. A part ma femme et moi, personne n'est entré ici depuis des années. - Mais comment... ? - Non, pas comment mais pourquoi ? Marquez heurta légèrement la jambe de l'anthropologue alors que, à quatre pattes, il cherchait son casque de mineur. - Voulez-vous dire que quelqu'un a volontairement placé des explosifs afin d'obstruer la mine ? demanda Pat, ulcérée. - Oui, et j'ai bien l'intention de trouver qui, si nous sortons d'ici. Marquez trouva son casque, le posa sur ses cheveux couverts de poussière et ralluma la lampe frontale. - Là, ça va mieux. La petite lumière ne permît qu'un éclairage symbolique de la crypte. La poussière qui retombait avait l'apparence inquiétante et sinistre d'un brouillard en mer. Tous trois avaient l'air de statues, avec le visage et les vêtements de la couleur du granit gris environnant. - Je n'aime guère la façon dont vous dites " si ". - Ça dépend du côté de la fissure où le tunnel s'est effondré. Si c'est plus loin dans la mine, nous n'avons rien à craindre. Mais si la voûte est tombée quelque part entre ici et le puits de sortie, nous sommes face à un problème. Je vais aller jeter un coup d'oil. Avant que Pat ait pu dire quelque chose, le mineur s'était glissé par le trou et la chambre retomba dans l'obscurité totale. Ambrose et Pat restèrent silencieux dans un océan de noir suffocant, leur panique de tout à l'heure reprenant peu à peu possession de leurs pensées. Moins de cinq minutes plus tard, Marquez revint. Ils ne voyaient pas son visage car ils avaient le rayon de la lumière de son casque dans les yeux, mais ils sentirent que l'homme avait vu et touché son destin. - Je crains de n'avoir que des mauvaises nouvelles, dit-il gravement. L'effondrement s'est produit un peu plus loin, dans le tunnel, ATLANTIDE 55 du côté du puits. J'estime qu'il est bloqué sur au moins trente mètres, peut-être davantage. Il faudra des jours, peut-être même des semaines aux sauveteurs pour dégager les blocs et étayer à mesure qu'ils avanceront. Ambrose tenta de dévisager le mineur, cherchant un signe d'espoir. N'en voyant aucun, il demanda : - Mais ils vont tout de même nous sortir d'ici avant que nous ne mourrions de faim ? - La faim n'est pas un problème, dit Marquez, incapable de cacher le désespoir qui s'insinuait dans sa voix. L'eau monte dans le tunnel. Elle a déjà atteint quatre-vingt-dix centimètres. C'est alors que Pat remarqua le pantalon de Marquez, mouillé jusqu'aux genoux. - Alors, nous sommes coincés dans ce trou à rats sans aucun moyen de sortir ? - Je n'ai pas dit ça, répondit le mineur. Il y a de bonnes chances pour que l'eau s'échappe dans une traverse avant d'atteindre cette chambre. - Mais vous n'en êtes pas sûr? dit Ambrose. - Nous le saurons dans les heures à venir. Pat avait pâli et l'air sortait lentement entre ses lèvres tachées de poussière. Elle se sentit soudain envahie d'une peur glacée en entendant les premiers ruissellements de l'eau pénétrant dans la crypte. Au début, il n'y en eut pas beaucoup mais son flux augmenta rapidement. Elle croisa le regard d'Ambrose. Il ne pouvait cacher la terreur qui se lisait sur son visage. - Je me demande, murmura-t-elle, à quoi ça ressemble de se noyer. Les minutes s'étirèrent comme des années et les deux heures suivantes parurent des siècles tandis que le niveau de l'eau montait, se déversant par le trou sur le sol de la crypte et s'enroulant autour de leurs pieds. Paralysée de terreur, Pat appuyait son dos et ses épaules au mur, tentant vainement de gagner quelques secondes sur l'assaut impitoyable du liquide. Elle priait silencieusement pour qu'un miracle arrête cette eau avant qu'elle n'atteigne ses épaules. L'horreur de mourir à mille pieds sous terre, étouffée dans les ténèbres, était un cauchemar trop terrible pour qu'elle pût l'accepter. Elle se rappela avoir lu quelque chose sur des cadavres de spéléologues perdus dans un labyrinthe de cavernes inondées, que l'on avait retrouvés les mains mutilées jusqu'à l'os parce qu'ils avaient tenté de gratter la roche pour chercher une sortie. 56 ATLANTIDE Les deux hommes restèrent silencieux, réfléchissant sombrement à leur solitude d'enterrés vifs. Marquez ne pouvait croire qu'une personne inconnue ait pu essayer de les éliminer. Un tel acte n'avait ni rime ni raison, aucun motif sérieux. Ses pensées se concentraient sur le malheur qui allait bientôt s'abattre sur sa famille. Pat pensait à sa fille et éprouvait un profond désespoir à l'idée qu'elle ne verrait pas son unique enfant devenir une femme. Elle ressentait l'injustice de devoir mourir dans les entrailles de la terre, dans une pièce désolée et nue, en sachant qu'on ne retrouverait jamais son corps. Elle aurait voulu pleurer mais les larmes refusèrent de couler. Toute conversation s'éteignit quand l'eau atteignit leurs genoux. Elle continua de monter jusqu'à leurs hanches, une eau glaciale qui piquait la peau comme un millier d'aiguilles. Pat commença à frissonner et ne put empêcher ses dents de claquer. Ambrose, reconnaissant les premiers signes de l'hypothermie, s'approcha d'elle et l'entoura de ses bras. C'était un geste tendre et prévenant dont elle lui fut reconnaissante. Elle regardait avec terreur l'eau noire et hideuse tourbillonner sous la lueur jaunâtre de la lampe de Marquez qui se reflétait sur la surface menaçante. Puis soudain, elle crut apercevoir quelque chose, elle en était sûre. - Eteignez votre lampe, murmura-t-elle à Marquez. - Comment ? - Eteignez votre lampe. Je crois qu'il y a quelque chose là-dessous. Les hommes pensèrent que la peur lui donnait des hallucinations mais Marquez acquiesça. Il éteignit la petite lampe de son casque. La crypte fut immédiatement plongée dans une obscurité digne de l'enfer. - Que croyez-vous avoir vu ? demanda doucement Ambrose. - Une lueur. - Je ne vois rien, dit Marquez. - Mais vous devez la voir ! insista Pat avec agitation. Une faible lueur dans l'eau. Ambrose et Marquez scrutèrent l'eau montante mais ne virent que son obscurité, noire comme le Styx. - Je l'ai vue. Je vous jure que je l'ai vue! J'ai vu une lumière briller dans la fissure, là-dessous. Ambrose la serra plus fort. - Nous sommes seuls, dit-il tendrement. Il n'y a personne. - Là ! dit-elle en haletant. Vous ne la voyez pas ? ATLANTIDE 57 Marquez plongea son visage sous la surface et ouvrit les yeux. Alors, il vit, lui aussi, une lueur très pâle, venant du tunnel. Retenant son souffle avec une impatience grandissante, il vit la lumière s'intensifier à mesure qu'elle approchait. Il sortit la tête de l'eau et cria, la voix teintée d'horreur : - Il y a vraiment quelqu'un là-dessous ! Le fantôme ! Ça ne peut être que le fantôme. On dit qu'il erre sans cesse dans les puits abandonnés. Aucun humain ne pourrait se déplacer dans un tunnel inondé ! Le peu de force qui leur restait les abandonna. Ils regardèrent, comme hypnotisés, la lumière qui paraissait monter de l'ouverture en direction de la chambre. Marquez ralluma la lampe de son casque et ils restèrent là, figés, observant l'apparition qui émergeait lentement de l'eau. Elle portait une cagoule noire. Puis une main sortit de l'obscurité, ôta l'embout de son détendeur et leva son masque de plongée sur son front. Deux yeux vert vif comme l'opaline apparurent sous le rayon de la lampe du mineur tandis que les lèvres du plongeur se fendirent en un large sourire, révélant des dents très blanches. - On dirait, dit-il d'une voix amicale, que j'arrive, comme on dit, pile poil au bon moment. Pat ne put s'empêcher de se demander si son esprit paralysé par la peur et son corps tourmenté par le froid de l'eau n'étaient pas en train de lui jouer un tour. Ambrose et Marquez regardaient, interdits, incapables de parler. Le choc laissa peu à peu la place à une immense vague de soulagement à la vue de cette compagnie inattendue et à la certitude que l'étranger était en contact avec le monde au-dessus d'eux. La terreur fit place à l'espoir. - Mais d'où sortez-vous donc ? murmura Marquez, très excité. - De la mine du Boucanier, juste à côté, répondit l'étranger en allumant sa lampe de plongée pour regarder les murs de la salle avant d'en diriger le faisceau sur le crâne d'obsidienne. Qu'est-ce que c'est que cet endroit ? Un mausolée ? - Non, répondit Pat, une énigme. - Je vous reconnais, dit Ambrose. Nous nous sommes parlé hier. Vous faites partie de l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine. - Vous êtes le Dr Ambrose, n'est-ce pas? J'aimerais vous dire que je suis ravi de vous revoir. Et vous, ajouta-t-il en regardant le mineur, vous devez être Luis Marquez, le propriétaire de cette mine. J'ai promis à votre épouse de vous ramener à temps pour dîner. Et la dame superbe que voici est donc le Dr O'Connell. - Vous connaissez mon nom ? - Mme Marquez vous a décrite, dit-il simplement. - Mais comment diable avez-vous fait pour arriver jusqu'ici? demanda Pat, encore stupéfaite. - Après avoir appris du shérif que l'entrée de votre mine était bloquée par une avalanche, mon équipe d'ingénieurs de la NUMA a décidé d'essayer de vous atteindre par l'un des tunnels qui relient la ATLANTIDE 59 mine du Boucanier à Pandora. Nous n'avions couvert que quelques centaines de mètres quand une explosion a secoué la montagne. Lorsque nous avons vu l'eau monter dans le puits et inonder les deux mines, nous avons compris que le seul moyen de vous retrouver était de plonger dans l'eau des tunnels. - Vous avez nagé jusqu'ici depuis la mine du Boucanier? demanda Marquez, incrédule. Ça fait presque huit cents mètres ! - En réalité, j'ai pu parcourir la moitié de la descente à pied avant d'entrer dans l'eau, expliqua l'étranger. Malheureusement, l'inondation est plus forte que je ne m'y attendais. Je tirais un sac imperméable de nourriture et de médicaments au bout d'une corde mais il m'a été arraché quand un torrent d'eau m'a envoyé heurter une ancienne foreuse. - Vous êtes-vous blessé ? demanda Pat, inquiète. - Juste quelques bleus à un endroit que je n'ose mentionner. - C'est un miracle que vous ayez trouvé votre chemin dans ce dédale de tunnels jusqu'à l'endroit où nous sommes, dit Marquez. L'étranger leva un petit appareil dont l'écran émettait une lumière verte d'un autre monde. - J'ai un ordinateur sous-marin sur lequel on a programmé le moindre puits, travers-banc et tunnel du canyon de Telluride. Etant donné que votre tunnel était bloqué par un effondrement, j'ai dû faire un détour à un niveau plus bas, le contourner et prendre la direction opposée. En nageant dans le tunnel, j'ai aperçu la vague lueur de votre lampe frontale. Et me voilà. - Alors, personne, en haut, ne sait que nous avons été coincés par un éboulement? dit Marquez. - Mais si, répondit le plongeur. Mon équipe de la NUMA a prévenu le shérif dès que nous avons réalisé ce qui se passait. Le visage d'Ambrose était affreusement pâle. Il ne réussissait pas à montrer l'enthousiasme des autres. - Y a-t-il un autre membre de votre équipe de plongée qui vous suive? demanda-t-il d'une voix cassée. Le plongeur fit signe que non. - Je suis seul. Il ne nous restait que deux bouteilles d'air comprimé. J'ai pensé qu'il serait trop risqué que plus d'un d'entre nous parte à votre recherche. - Je crois que c'est une perte de temps et d'énergie. Je ne vois pas ce que vous pourriez faire pour nous sauver. - Je pourrais bien vous surprendre, dit simplement le plongeur. - Les bouteilles de votre scaphandre ne peuvent pas contenir assez d'air pour nous ramener tous les quatre dans un labyrinthe de 60 ATLANTIDE tunnels inondés. Et puisque nous avons le choix entre mourir noyés ou mourir d'hypothermie dans l'heure qui suit, vous n'aurez pas le temps d'aller chercher de l'aide et de revenir. - Vous êtes très astucieux, docteur. Deux personnes à la fois peuvent retourner à la mine du Boucanier et deux seulement. - Alors, il faut emmener la dame. Le plongeur eut un sourire ironique. - C'est très noble de votre part, mon ami, mais nous ne nous disputons pas les canots de sauvetage du Titanic. - Je vous en prie, supplia Marquez, l'eau ne cesse de monter. Emmenez le Dr O'Connell en sécurité. - Si ça peut vous faire plaisir, dit l'homme avec une apparente insensibilité. Avez-vous déjà utilisé un équipement de plongée? demanda-t-il à Pat en lui prenant la main. Elle fit non de la tête. L'homme dirigea sa lampe de plongée sur les deux autres. - Et vous ? - Est-ce vraiment important ? demanda Ambrose. - Pour moi, oui. - Je suis un plongeur confirmé. - Je m'en doutais. Et vous ? - Je sais à peine nager, dit Marquez en haussant les épaules. Le plongeur se tourna vers Pat qui enveloppait soigneusement son appareil de photo et son carnet dans un sac en plastique. - Vous nagerez à côté de moi et nous respirerons à tour de rôle, en nous passant l'embout de mon détendeur. Je prendrai une inspiration et je vous le tendrai. Vous inspirerez et vous me le repasserez. Dès que nous serons sortis de cette chambre, accrochez-vous à ma ceinture plombée et tenez-vous bien. Il se retourna vers Ambrose et Marquez. - Désolé de vous décevoir mais, si vous croyez que vous allez mourir, oubliez ça. Je serai de retour pour vous chercher dans un quart d'heure. - Essayez de faire plus court, dit Marquez, le visage aussi gris que le granit. L'eau sera au-dessus de nos têtes dans vingt minutes. - Alors, je vous conseille de vous tenir sur la pointe des pieds. Prenant Pat par la main, l'homme de la NUMA glissa dans l'eau noire et disparut. Gardant le rayon de sa lampe de plongée orienté vers le tunnel devant lui, le plongeur suivit une des lignes lumineuses affichées sur son petit scanner. Levant les yeux, il se dirigea droit devant et nagea ATLANTIDE 61 vers les ombres effrayantes. L'eau avait atteint la voûte du tunnel et le courant qu'il avait rencontré à l'aller était apparemment retombé. Avec de grands battements de bras et de palmes, il traversa la caverne inondée, tirant Pat derrière lui. Jetant un coup d'oil par-dessus son épaule, il vit qu'elle avait les yeux fermés, se tenant de toutes ses forces à sa ceinture plombée. Elle n'ouvrit pas les yeux en prenant et en lui rendant l'embout du respirateur. Il avait été bien inspiré en choisissant un simple masque de plongeur de l'US Navy et un détendeur de scaphandre autonome Aqua-rius plutôt que son bon vieux masque Mark H facial. Cet équipement pesait moins lourd de sorte qu'il lui avait été plus facile de parcourir à la nage les huit cents mètres d'un vrai labyrinthe de passages souterrains depuis la mine du Boucanier, dont plusieurs étaient presque remplis de rochers et d'étais de soutènement affaissés. Il y avait aussi des galeries à sec que l'inondation n'avait pas encore touchées, où il avait dû ramper et marcher. Avancer sur des rails de mine, des câbles et des roches effondrées tout en portant des bouteilles volumineuses, une bouée d'équilibrage, divers instruments, un couteau et une ceinture plombée, n'était pas une mince affaire. L'eau était terriblement froide mais lui avait chaud dans sa combinaison humide DUI Norseman, lors des passages où il devait nager, n avait choisi la Norseman pour la plus grande liberté de mouvements qu'elle permettait hors de l'eau. L'eau était trouble et le faisceau de la lampe de plongée coupait la voie dans le vide liquide sans pénétrer l'obscurité à plus de trois mètres, n compta les poteaux encore debout en passant, essayant de se faire une idée de la distance qu'ils avaient parcourue. Enfin, le tunnel fit un angle serré et déboucha dans une galerie conduisant à un puits vertical. Il entra dans ce puits et eut l'impression d'être avalé par un monstre surgi des profondeurs. Deux minutes plus tard, ils émergeaient à la surface et il dirigea le faisceau de sa lampe vers les ténèbres du haut du puits. Une galerie horizontale, menant au niveau supérieur de la mine Paradise, s'ouvrait un mètre vingt au-dessus. Pat aplatit ses cheveux en arrière et le regarda avec de grands yeux. Il s'aperçut alors qu'ils étaient d'une très jolie teinte vert olive. - Nous avons réussi ! dit-elle en toussant et en crachant de l'eau. Vous connaissiez ce puits ? Il montra l'ordinateur. - Cette petite merveille nous a montré le chemin. 62 ATLANTIDE II posa les mains de la jeune femme sur les montants rouilles d'une très vieille échelle. - Pensez-vous être capable de monter toute seule au niveau supérieur ? - Je pourrais voler si c'était nécessaire, dit Pat, délirante de joie d'être enfin sortie vivante de cette horrible crypte, avec une petite chance, aussi faible soit-elle, de devenir un jour une vieille dame. - Quand vous monterez l'échelle, tirez bien sur les barres verticales et essayez de ne pas vous appuyer au centre des barreaux. Es sont vieux et probablement trop rouilles. Allez-y doucement. - J'y arriverai. Je ne voudrais pas échouer maintenant. Pas après que vous m'avez amenée jusqu'ici. Il lui tendit un petit briquet à gaz. - Prenez ça, trouvez un peu de bois sec et allumez un feu. Vous êtes restée trop longtemps dans l'eau froide. Tandis qu'il remettait son masque de plongée et s'apprêtait à repartir, Pat lui serra soudain le poignet. Elle eut l'impression de se noyer dans ses yeux d'opaline. - Vous retournez chercher les autres ? Il fît signe que oui et lui adressa un sourire d'encouragement. - Je les sortirai de là. Ne vous inquiétez pas. On a encore le temps. - Vous ne m'avez pas dit qui vous êtes. - Mon nom est Dirk Pitt. Puis, l'embout entre les dents, il lui fit un petit signe de la main et disparut dans l'eau obscure. L'eau avait atteint les épaules des hommes dans la chambre ancienne. La terreur montait en eux aussi vite que l'inondation. Mais toute trace de panique avait disparu. Ambrose et Marquez acceptaient leur sort dans leur Enfer privé du fond de la terre. Marquez avait décidé de lutter jusqu'à son dernier souffle tandis qu' Ambrose attendait la mort en silence et sans trembler. Il envisageait de passer à travers la fissure et de nager dans le tunnel jusqu'à ce que ses poumons éclatent. - Il ne reviendra pas, n'est-ce pas ? dit Marquez. - On dirait que non, ou alors il arrivera trop tard. D a probablement pensé qu'il valait mieux nous donner de faux espoirs. - C'est drôle, j'avais pourtant l'impression qu'on pouvait lui faire confiance. - Peut-être le pouvons-nous encore, dit Ambrose en apercevant ce qui ressemblait à un ver luisant approcher au fond de l'eau. ATLANTIDE 63 - Dieu soit loué ! souffla Marquez en voyant le faisceau de la lampe danser sur le plafond et les murs de la crypte au moment où la tête de Pitt sortait de l'eau. Vous êtes revenu ! - En aviez-vous douté? - Où est Pat ? demanda Ambrose en croisant le regard de Pitt à travers la plaque de verre de son masque. - A l'abri. Il y a un puits sec à environ vingt-cinq mètres en bas du tunnel. - Je sais lequel, dit Marquez d'une voix à peine intelligible. Il conduit au niveau supérieur de Pandora. Voyant que le mineur commençait à présenter des signes d'hypothermie, assoupissement et confusion, Pitt choisit de l'emmener avant Ambrose, qui paraissait en meilleure forme. Il devait se dépêcher car le froid paralysant enveloppait déjà ces hommes et menaçait de les tuer. - Vous êtes le suivant, monsieur Marquez. - Je vais peut-être paniquer et m'évanouir quand je serai dans l'eau, prévint Marquez. Pitt le prit par l'épaule. - Imaginez que vous flottez dans l'eau de Waikiki Beach. - Bonne chance, dit Ambrose. Pitt sourit et tapa amicalement sur l'épaule de l'anthropologue. - Ne vous sauvez pas ! - Je vous attends ici. - Allez, l'ami, dit Pitt à Marquez. On y va ! Le voyage se passa sans heurt. Pitt fit de son mieux pour atteindre le puits aussi vite que possible. Il comprenait que si le mineur ne se séchait pas rapidement, il perdrait conscience. Pour un homme ayant peur de l'eau, Marquez s'était montré courageux. Il avait pris une profonde inspiration au détendeur qu'il avait rendu à Pitt sans s'affoler. Quand ils arrivèrent à l'échelle, Pitt aida Marquez à monter les premiers échelons jusqu'à ce qu'il soit complètement sorti de l'eau froide. - Vous pensez pouvoir arriver au prochain tunnel tout seul ? - Il va bien falloir, bégaya Marquez, luttant contre le froid qui avait envahi ses veines. Je n'ai pas l'intention d'abandonner. Pitt le quitta et retourna chercher Ambrose à qui l'eau glacée commençait à donner un teint de cadavre. L'hypothermie avait abaissé la température de son corps à 34° C. Deux degrés de moins et il tomberait dans le coma. Cinq minutes de plus et il serait trop tard. L'eau n'était plus qu'à quelques centimètres du plafond, aussi 64 ATLANTIDE Pitt ne perdit-il pas de temps à parler, fl enfila l'embout du détendeur entre les dents de l'anthropologue et le tira, par la fissure du sol, jusqu'au tunnel. Un quart d'heure plus tard, ils étaient tous groupés autour du feu que Pat avait réussi à allumer avec des bouts de bois trouvés dans le passage en travers-banc. Pitt trouva à son tour plusieurs morceaux de bois de charpente qui avaient séché au cours des années, depuis l'abandon de la mine. Il ne fallut pas longtemps pour que le tunnel devienne un fourneau ardent devant lequel les survivants de la chambre inondée commencèrent à se dégeler. Marquez reprit forme humaine. Pat recouvra son enthousiasme habituel en massant les pieds gelés d'Ambrose. Pendant qu'ils profitaient de la chaleur du feu, Pitt travailla sur l'ordinateur, préparant un itinéraire détourné à travers la mine et le sol au-dessus. La vallée de Telluride était une véritable ruche de vieilles mines. Les puits, les travers-bancs, les galeries et les tunnels s'étendaient sur plus de 575 kilomètres en tout. Pitt fut surpris que toute la vallée ne se soit pas effondrée comme une éponge mouillée. Il laissa les trois rescapés se reposer et se sécher pendant une heure puis leur rappela qu'ils n'étaient pas encore sortis d'affaire. - Si nous voulons revoir le ciel bleu, nous allons devoir suivre un plan précis. - Quelle est l'urgence? demanda Marquez en haussant les épaules. Nous n'avons qu'à suivre cette galerie jusqu'au tunnel d'entrée puis attendre que les sauveteurs aient dégagé l'avalanche. - J'ai horreur d'être porteur de mauvaises nouvelles, répondit Pitt d'une voix sombre, car non seulement les sauveteurs considèrent qu'il est impossible de faire passer leur équipement lourd dans dix-huit mètres de neige sur l'étroite route qui mène à la mine mais ils ont dû abandonner les recherches parce que la température est remontée, et donc aussi les risques de nouvelles avalanches. On ne saurait dire combien de jours ou de semaines il leur faudra pour creuser un chemin jusqu'à l'entrée de la mine. Marquez contempla le feu, imaginant la situation. - Tout se ligue contre nous, constata-t-il d'une voix calme. - Nous avons de la chaleur et de l'eau, même si elle est un peu vaseuse, remarqua Pat. Je suppose que nous pourrons survivre sans manger le temps qu'il faudra, Ambrose eut un pâle sourire. - Il faut au moins soixante à soixante-dix jours pour mourir d'inanition. ATLANTIDE 65 - A moins que nous ne tentions de sortir pendant que nous sommes encore valides, suggéra Pat. Marquez secoua la tête. - Vous le savez mieux que personne, le seul tunnel allant de la mine du Boucanier à celle de Pandora est inondé. Nous ne pourrons pas ressortir par où vous êtes venue. - Et sûrement pas sans un bon équipement de plongée, ajouta Ambrose. - C'est exact, dit Pitt. Mais si l'on en croit la carte de mon ordinateur, j'estime qu'il y a au moins deux douzaines d'autres tunnels secs et de puits sur le niveau supérieur, que nous pouvons utiliser pour atteindre la surface. - Ça se tient, dit Marquez. Sauf que la plupart de ces tunnels se sont effondrés au cours des quatre-vingt-dix années passées. - Tout de même, dit Ambrose, c'est mieux que de rester là à jouer aux devinettes pendant le mois à venir. - Je suis d'accord avec vous, déclara Pat. J'ai ma dose de vieux puits de mine pour aujourd'hui. Pitt se dirigea vers le bord du puits et en scruta le fond. Les flammes dansantes du feu se reflétaient dans l'eau qui était montée à presque 90 centimètres du sol du tunnel. - Nous n'avons pas le choix. L'eau débordera du puits dans une vingtaine de minutes. Marquez s'approcha de lui et regarda l'eau mouvante. - C'est incroyable, murmura-t-il. Après toutes ces années, voir l'eau envahir ce niveau de la mine ! On dirait que mes jours de chercheur de gemmes sont terminés. - Une des rivières courant sous la montagne a dû se déverser dans la mine pendant le tremblement de terre. - Ce n'était pas un tremblement de terre, répéta Marquez avec colère. C'était une charge de dynamite. - Vous voulez dire que ce sont des explosifs qui ont causé l'inondation et l'écroulement? demanda Pitt. - J'en suis certain. Je suis prêt à parier mon titre de propriété qu'il y avait quelqu'un d'autre dans cette mine, affirma Marquez en regardant Pitt dans les yeux. Celui-ci contempla l'eau menaçante. - Si c'est le cas, dit-il d'un ton pensif, ça signifie que quelqu'un souhaite vous voir morts tous les trois. Prenez la tête, ordonna Pitt à Marquez. Nous allons suivre le faisceau de votre lampe frontale jusqu'à ce que les piles soient mortes. Nous ferons le reste du chemin avec ma lampe de plongée. - Le plus difficile sera d'atteindre le niveau supérieur en passant par les puits, avertit le mineur. Jusqu'à présent, nous avons eu de la chance. Très peu étaient munis d'échelles. La plupart avaient des câbles pour transporter les mineurs et le minerai. - Nous résoudrons ce problème quand nous le rencontrerons, dit Pitt. H était 17 heures quand ils partirent dans le tunnel, en suivant la direction de l'ouest qu'indiquait la boussole de plongée de Pitt. Il avait une drôle d'allure, avançant dans le tunnel avec sa combinaison humide, ses gants et ses bottes de plongée Servus aux semelles d'acier. Il portait seulement l'ordinateur ; la boussole, la lampe sous-marine et le couteau étaient attachés à sa jambe droite. Il avait laissé le reste de son équipement près des cendres du feu mourant. Il n'y avait pas de gravats dans le tunnel et les cent premiers mètres furent assez faciles à parcourir. Marquez ouvrait la marche, suivi de Pat et d'Ambrose, Pitt venant après eux. Il y avait assez d'espace entre les rails et les parois du tunnel, ce qui leur évita de marcher et de trébucher sur les traverses. Ils passèrent deux puits vides et dépourvus de tout moyen de les escalader. Ds atteignirent ensuite une petite galerie ouverte d'où partaient trois tunnels s'enfonçant dans l'obscurité. - Si je me rappelle bien le plan de la mine, dit Marquez, nous devons emprunter le tunnel qui part sur la gauche. ATLANTIDE 67 Pitt consulta son fidèle ordinateur. - Gagné ! dit-il. Cinquante mètres plus loin, ils tombèrent sur un amas de rochers. Les hommes se mirent à dégager un espace suffisant pour s'y faufiler. Après une heure d'effort et une bonne suée, l'ouverture fut assez large pour qu'ils la passent en rampant. Ce tunnel menait à une autre chambre avec un puits conduisant à un vieux treuil toujours en place. Pitt inspecta ce passage vertical de sa lampe. H eut l'impression de voir un trou sans fond à l'envers. Le haut était bien au-delà de la portée du faisceau lumineux. Mais le puits semblait prometteur. Une échelle de maintenance tenait encore à l'un des murs et les câbles qui montaient et descendaient autrefois les cages d'ascenseur étaient encore installés. - C'est ce qu'on peut espérer de mieux, dit-il. - J'espère que l'échelle est solide, dit Ambrose en prenant les montants en main et en les secouant. L'échelle trembla de bas en haut comme un arc. - Il y a bien longtemps que je n'ai pas grimpé à la corde raide. - Je passerai le premier, dit Pitt en glissant la lanière de sa lampe de plongée autour de son poignet. - Attention à la marche, fit Pat avec un vague sourire. Pitt la regarda dans les yeux et vit qu'elle ne plaisantait pas. - C'est la dernière marche qui m'inquiète le plus. Il saisit l'échelle, monta plusieurs échelons et hésita, inquiet de l'oscillation. Il persévéra, gardant un oil sur les câbles de levage pendant à portée de son bras. Si l'échelle s'effondrait, il pourrait au moins avancer la main et arrêter sa chute avec un des câbles, fl grimpa lentement, un échelon à la fois, les testant avant d'y laisser aller tout son poids. Il aurait pu aller plus vite mais il tenait à s'assurer que les autres pourraient le suivre sans danger. Quinze mètres au-dessus de ses trois compagnons, qui le regardaient intensément, il s'arrêta et envoya le faisceau de sa lampe au-dessus de lui. L'échelle s'arrêtait brusquement à seulement 1,80 mètre au-dessus de lui mais environ 3,60 mètres au-dessous du sol du tunnel. Grimpant deux autres échelons, Pitt tendit un bras et attrapa l'un des câbles. Les torons métalliques avaient 5/8 de pouce d'épaisseur, l'idéal pour une bonne prise. Il lâcha les montants de l'échelle et grimpa au câble, une main après l'autre, jusqu'à ce qu'il soit à 1,20 mètre au-dessus du sol du tunnel. Alors, il se balança d'arrière en avant, décrivant un arc, gagnant chaque fois trente centimètres, avant de pouvoir enfui sauter sur le rocher massif. - Comment cela se présente ? cria Marquez. 68 ATLANTIDE - L'échelle est cassée juste en dessous du tunnel mais je peux vous tirer sur la distance manquante. Envoyez le Dr O'Connell, Tandis qu'elle grimpait vers la lumière de Pitt, penché au-dessus du puits, Pat l'entendit frapper quelque chose avec un caillou. Quand elle atteignit le dernier échelon, il avait fabriqué une sorte de prise avec un morceau de vieux poteau et l'abaissait vers elle. - Accrochez-vous à la planche centrale des deux mains et tenez bon. Elle fit ce qu'il ordonnait et se retrouva bientôt sur la terre ferme. Quelques minutes plus tard, Marquez et Ambrose l'avaient rejointe dans le tunnel. Pitt dirigea sa lampe aussi loin que le faisceau pouvait aller. Aucun rocher ne s'était effondré par là. Il l'éteignit alors pour économiser ses piles. - Après vous, Marquez. - J'ai parcouru ce tunnel il y a trois ans. Si ma mémoire est bonne, il mène droit sur la galerie d'entrée de Paradise. - On ne peut pas sortir par là à cause de l'avalanche, rappela Ambrose. - Mais nous pouvons le contourner, dit Pitt en étudiant l'écran de l'ordinateur. Si nous prenons le prochain travers-banc sur 150 mètres, nous tomberons sur un tunnel d'une mine appelée North Star. - Qu'est-ce exactement qu'un travers-banc ? demanda Pat. - Un accès par des veines perpendiculaires à un tunnel foré. On les utilise pour la ventilation et la communication entre les opérateurs de forage, répondit Marquez. Je n'ai jamais vu un tel passage, ajouta-t-il à l'attention de Pitt. Ce qui ne veut pas dire qu'il n'existe pas, mais il est probablement comblé. - Alors, gardez les yeux ouverts sur le mur de ce tunnel sur votre gauche, conseilla Pitt. Marquez hocha silencieusement la tête et s'enfonça dans l'obscurité, éclairé seulement par sa lampe frontale. Le tunnel s'étirait et paraissait ne jamais finir. A un moment, Marquez s'arrêta et demanda à Pitt d'éclairer un rocher plein, entre des étais. - Ça ressemble à ce que nous cherchons, dit-il en montrant un arc de granit au-dessus des pierres branlantes. Les hommes s'affairèrent immédiatement pour enlever les gravats. Au bout de quelques minutes, ils avaient creusé un passage. Pitt passa le premier et dirigea sa lumière vers un passage à peine assez large pour qu'ils l'empruntent. Puis il regarda sa boussole. - C'est la bonne direction. Dégageons un espace qui nous permettra de nous y faufiler et allons-y. ATLANTIDE 69 Ce tunnel était plus étroit que les autres et ils durent marcher sur les traverses supportant les voies réservées aux wagonnets de minerai, ce qui ralentit leur tortueuse progression. Une heure de marche dans l'obscurité, avec une seule lampe de mineur pour éclairer le chemin, épuisa le peu de vigueur qu'ils possédaient encore. Ils ne cessaient de se prendre les pieds dans les traverses inégales et trébuchaient tous les cinq pas. Un autre éboulement qu'ils ne purent traverser les obligea à faire un interminable détour qui leur prit presque deux heures. Finalement, ils purent le contourner en passant par une galerie qui montait en pente jusqu'à trois niveaux au-dessus, avant de s'achever en un large tunnel contenant les restes rouilles d'un treuil à vapeur. Ils l'escaladèrent avec difficulté, se heurtant aux grands cylindres et aux bobines où reposaient encore 1 500 mètres de câble. Marquez commençait à montrer les signes de la fatigue des dernières heures. Il était en bonne santé pour son âge mais n'avait pas l'entraînement nécessaire aux efforts et au stress qu'il endurait depuis leur sortie de la crypte inondée. Ambrose, lui, avait l'air d'un promeneur dans un parc. Remarquablement calme, il semblait très décontracté pour un professeur plus habitué au confort d'une salle de classe. Le seul amusement du petit groupe fut le chapelet de jurons que Pitt marmonnait sans cesse. Son mètre quatre-vingt-neuf surmonté du casque de mine que lui avait prêté Pat, plus petite que lui, se cognait sans cesse aux traverses du plafond avec une régularité exaspérante. Marchant derrière les autres, Pitt ne voyait pas leurs visages dans les ombres dansantes mais il savait que tous trois avaient assez d'entêtement pour marcher jusqu'à l'épuisement, trop fiers pour être le premier à proposer un moment de repos. Bien que se sentant encore frais, il commença à haleter pour que ses compagnons le croient épuisé. - Je suis crevé ! Que diriez-vous de nous reposer un moment ? - Ça me paraît une bonne idée, dit Marquez, soulagé que quelqu'un d'autre que lui l'ait suggérée. Ambrose s'adossa à un mur. - Moi, je propose plutôt de marcher jusqu'à ce que nous soyons sortis de là. - Vous n'aurez pas ma voix, dit Pat. Mes jambes crient à l'agonie. Nous avons dû passer plus de mille traverses de rails. Ce n'est que lorsqu'ils se furent affalés sur le sol, Pitt étant resté debout avec désinvolture, qu'ils comprirent qu'il les avait trompés. Mais personne ne se plaignit, trop heureux de se détendre et de masser leurs chevilles et leurs genoux douloureux. 70 ATLANTIDE - Avez-vous une idée de ce qui nous reste à couvrir ? demanda Pat. Il consulta son ordinateur pour la centième fois. - Je ne peux en être absolument certain mais, si nous pouvons aller deux niveaux plus haut, et si nous ne sommes pas bloqués par un autre éboulement, nous devrions être sortis de ce trou dans une heure. - Et, à votre avis, où émergerons-nous ? demanda Marquez. - Quelque part sous la ville de Telluride. - Il s'agit probablement de la vieille propriété d'O'Reilly. C'était une galerie qui s'était effondrée, non loin de l'endroit d'où partent les remonte-pentes menant aux pistes de ski de Mountain Village. Mais vous allez avoir un problème. - Encore un ? - Le nouvel hôtel Sheridan et son restaurant sont bâtis juste au-dessus de l'entrée de la vieille mine. Pitt lui adressa un sourire. - Si vous avez raison, je vous offre le dîner. Us restèrent silencieux un long moment, perdus dans leurs pensées. On n'entendait que leur respiration et le bruit régulier des gouttes qui tombaient de la voûte du tunnel. Le découragement laissait place à l'espoir. Sachant que la fin de leurs souffrances était peut-être proche, les symptômes de la fatigue disparaissaient peu à peu. Pitt avait toujours soupçonné que les femmes avaient une ouïe plus développée que celle des hommes, depuis que tant de ses amies séjournant chez lui se plaignaient du son trop élevé de son téléviseur. Ces soupçons se confirmèrent bientôt. - Je crois que j'ai entendu une moto, dit Pat. - Une Harley-Davidson ou une Honda ? demanda Marquez en riant pour la première fois depuis qu'il avait quitté sa maison. - Non, je parle sérieusement. Je vous jure que ça ressemble au bruit d'une moto. Alors, Pitt entendit quelque chose à son tour. D se tourna vers le bout du tunnel d'où ils étaient venus et mit les mains autour de ses oreilles. Il discerna le bruit caractéristique du pot d'échappement d'une grosse moto. - Est-ce que les gens du coin s'amusent à faire de la moto dans les vieux tunnels de la mine ? demanda-t-il sérieusement à Marquez. Celui-ci fit non de la tête. - Jamais! Ils se perdraient dans ce labyrinthe à moins qu'ils ne commencent par plonger dans un puits d'au moins 300 mètres. Et puis il y a aussi le danger que le bruit de leurs pots d'échappement ATLANTIDE 71 fasse s'effondrer les étais de soutènement pourris et les engloutisse sous un tas de terre. Non, monsieur, je ne connais personne d'assez fou pour s'amuser à faire un circuit dans la mine. - D'où viennent-ils? demanda Pat sans s'adresser à personne en particulier. - D'une autre mine encore accessible. Dieu seul sait comment ils ont fait pour se trouver dans le même tunnel que nous. - Une bien curieuse coïncidence, dit Pitt en scrutant le tunnel. Il se sentit mal à l'aise et se demanda pourquoi. Il n'en savait rien. II resta là, sans bouger un muscle, écoutant s'amplifier le bruit de la moto. Un son tout à fait inhabituel dans une vieille mine. Inhabituel et incongru. Il se raidit quand la première lueur des phares arriva sur eux. ÏÏ était incapable de dire si une ou plusieurs machines roulaient dans le tunnel. Il paraissait raisonnable de penser que cet engin, ou ces engins, représentaient une menace. Mieux valait se méfier. C'était peut-être un concept dépassé mais sa nature prudente l'avait sauvé plus d'une fois. fl se tourna et dépassa lentement le groupe formé par Ambrose et Marquez. Leur attention tout entière tournée vers le bruit et la lumière, ils ne s'en rendirent pas compte. Il se faufila le long d'un des murs du tunnel, dans la direction des motos qui approchaient. Seule Pat le regarda tandis qu'il s'enfonçait dans l'obscurité de l'entrée d'une galerie menant à un trou étroit entre deux piliers de bois. Elle le vit, puis elle ne le vit plus. Il avait disparu comme un spectre. II y avait trois motos. L'avant des machines était équipé de tout un assortiment de phares halogènes qui aveugla les survivants épuisés. Ils mirent leurs mains devant leurs yeux et détournèrent la tête tandis que les motos se mettaient au point mort. Deux des intrus mirent pied à terre et s'approchèrent, leurs silhouettes se détachant dans la lumière des phares derrière eux. Ils avaient l'air de martiens, avec leurs casques sombres et luisants et leurs combinaisons de motards portées sous des gilets protecteurs. Des bottes atteignaient leurs genoux et des gants noirs à côtes cachaient leurs mains. Le troisième motocycliste resta sur sa machine tandis que les deux premiers relevaient la visière de leurs casques. - Vous n'imaginez pas comme nous sommes heureux de vous voir ! dit chaleureusement Pat. - Vous auriez sûrement pu venir plus tôt à notre aide, ajouta Ambrose d'un ton fatigué. - Mes compliments pour être arrivés jusqu'ici, dit la silhouette 72 ATLANTIDE de droite d'une voix profonde et sinistre. Nous pensions que vous vous noieriez dans la crypte amène. - Amène ? répéta Pat, sans comprendre. - Mais d'où venez-vous ? demanda Marquez. - Ça n'a aucune importance, dit le motard, comme s'il refusait de répondre à la question stupide d'un étudiant. - Vous saviez que nous étions coincés dans la chambre par un éboulement et la montée de l'eau ? - Oui, dit froidement le motard. - Et vous n'avez rien fait? demanda Marquez, incrédule. Vous n'avez pas essayé de nous sortir de là ou de prévenir les secours ? - Non. " En voilà un dont la conversation est stimulante ", pensa Pîtt. S'il avait eu quelques soupçons, il était maintenant convaincu que ces gens n'étaient pas des risque-tout locaux faisant une équipée dominicale. C'étaient des tueurs, et lourdement armés. Il ignorait pourquoi mais il savait qu'ils ne les laisseraient pas s'échapper vivants. Il était temps d'agir et la surprise était son seul atout. Il sortit son couteau de son étui et prit le manche bien en main. C'était sa seule arme et il allait devoir s'en contenter. Plusieurs fois, il inspira profondément et ferma les poings. C'était maintenant ou jamais. - Nous avons bien failli nous noyer, dit Pat en se demandant ce que manigançait Pitt. Préparait-il quelque chose, en fait, ou était-il un lâche qui se cachait du danger? - Nous le savons. C'était le plan prévu. - Le plan ? Quel plan ? - Vous deviez mourir tous les trois, dit le motard sans émotion. Malheureusement, votre volonté de survivre a été plus forte que l'éboulement et l'inondation, continua-t-il. Nous n'avions pas prévu votre persévérance. Mais ça n'a pas d'importance. Vous n'avez fait que repousser l'inévitable. - L'explosion de dynamite! murmura Marquez, choqué. C'était vous? - Oui, nous avons placé la charge, reprit l'intrus sans émotion. Pat commençait à se sentir comme un daim pris dans les phares d'un camion. Elle savait que les motards ignoraient la présence de Pitt et se comporta donc comme s'il n'existait pas. Marquez et Am-brose supposèrent qu'il se tenait simplement derrière eux, aussi choqué qu'ils l'étaient eux-mêmes. - Pourquoi voulez-vous nous tuer? demanda Pat d'une voix tremblante. Pourquoi de parfaits étrangers voudraient-ils nous assassiner? ATLANTIDE 73 - Vous avez vu le crâne et vous avez vu les inscriptions. Marquez paraissait écartelé entre la peur et la colère. - Et alors ? grogna-t-il. - Votre découverte ne doit pas être connue hors de ces mines, nous ne pouvons le permettre. - Mais nous n'avons rien fait de mal, intervint Ambrose, étrangement calme. Nous sommes des scientifiques, étudiant un phénomène historique. Nous ne parlons pas de trésor mais d'objets anciens. C'est insensé de se faire tuer pour ça ! Le motard haussa les épaules. - Dommage pour vous, mais vous avez mis le nez dans quelque chose qui dépasse de loin votre compréhension. - Comment avez-vous pu savoir que nous avions pénétré dans la chambre ? demanda Marquez. - Nous en avons été avertis. Vous n'avez pas besoin d'en savoir plus. - Par qui ? Seules cinq personnes savaient que nous étions là. - Nous perdons du temps, grogna le motard. Finissons notre affaire ici et jetons-les dans le puits le plus proche. - C'est de la folie, murmura Ambrose d'une voix calme. Pitt sortit silencieusement du tunnel, l'éventuel bruit de ses pas étant couvert par le ronronnement des pots d'échappement. H se glissa derrière le motard resté sur sa machine, distrait par la conversation. Pitt savait tuer mais il n'était pas dans sa nature de poignarder un homme dans le dos, aussi abominable fût-il. En un instant, il retourna la poignée de son poignard et en frappa de toutes ses forces la base du cou du motard. Juste sous le casque. Ce fut à la limite d'un coup mortel mais il n'y mit pas la force nécessaire pour qu'il le fût. Le motard s'effondra sur son siège et tomba contre Pitt sans même émettre un grognement. Pitt se baissa et tint le corps entre ses bras un instant puis le coucha, en même temps que la moto, sans faire de bruit, contre le wagonnet. Le moteur de l'engin tournait toujours au ralenti. Sans perdre un instant, il repoussa le gilet protecteur du motard et saisit un Para Ordnance 10+1, un calibre .45 automatique glissé dans un holster attaché sous l'aisselle de l'homme. Il régla la visée sur le dos du motard se tenant à sa droite et actionna le chien. D n'avait encore jamais tiré avec un P-10 mais, au poids, il sentit que le chargeur était plein. L'arme possédait à peu près les mêmes caractéristiques que son cher Coït .45, enfermé pour l'instant dans le véhicule de la NUMA, qu'il avait conduit de Washington au Colorado. Les phares de la moto illuminaient les deux tueurs qui ne se ren- 74 ATLANTIDE daient pas compte qu'une silhouette s'approchait d'eux par-derrière. Mais quand Pitt passa devant la lumière de la troisième moto, couchée sur le rail, Ambrose l'aperçut. L'anthropologue regarda Pitt sortir de la lumière, montra le tunnel derrière les motards et lâcha étourdiment : - Comment diable êtes-vous revenu ? A ces mots, Pitt visa soigneusement prenant le temps, de son index, de caresser la détente. - A qui parlez-vous ? demanda le premier motard. - A bibi, répondit Pitt. Ces hommes étaient les meilleurs de leur profession. Ils ne cillèrent même pas, ne prononcèrent pas une parole inutile, pas une question évidente. Ils ne manifestèrent ni hésitation ni la moindre incertitude. Leur sixième sens fonctionna à l'unisson. Ils agirent à la vitesse de l'éclair. En un mouvement apparemment unique et longuement répété, ils sortirent leurs propres P-10 de leurs holsters et pivotèrent, le visage froid et impassible. Pitt n'affronta pas ses ennemis comme on l'apprend à l'académie de police, les genoux légèrement plies, le revolver tendu à deux mains devant lui, à la manière des superflics au cinéma. Il préféra la position classique, le corps légèrement tourné, regardant par-dessus son épaule, l'arme tenue d'une main. Ainsi, il était une cible moins évidente et sa visée était plus précise. Il savait que les bandits armés de l'Ouest, du moins ceux qui avaient vécu jusqu'à un âge avancé, n'avaient pas nécessairement été ceux qui dégainaient le plus vite mais ceux qui prenaient le temps de viser au plus juste avant d'appuyer sur la détente. La première balle de Pitt atteignit le motard de droite en pleine nuque. Un infime, un minuscule déplacement du P-10 et il pressa la détente pour la seconde fois. Le motard de gauche prit la balle en pleine poitrine, presque au moment où sa propre arme s'alignait sur la silhouette de Pitt. Celui-ci eut du mal à croire que deux hommes puissent réagir en même temps en un clin d'oeil. S'ils avaient disposé de deux secondes de plus pour tirer, c'eût été son corps à lui qui serait tombé lourdement sur le sol de granit de la mine. Les coups de feu claquèrent comme un assourdissant barrage d'artillerie, se répercutant tout au long des murs rocheux du tunnel. Pendant dix secondes, peut-être vingt, ils eurent l'impression de vivre toute une heure. Pat, Ambrose et Marquez regardèrent sans y croire les cadavres à leurs pieds, les yeux ouverts et vitreux. Puis une vague lueur d'espoir et la compréhension qu'enfin ils étaient vivants brisèrent le sortilège qui les avait tenus muets d'horreur. ATLANTIDE 75 - Mais que se passe-t-il, au nom du ciel? demanda Pat d'une voix grave et vague. Vous les avez tués ? ajouta-t-elle en regardant Pitt. C'était plus une remarque qu'une question. - Mieux vaut pour vous qu'ils soient morts, dit Pitt en entourant ses épaules de ses bras. Nous venons de vivre un méchant cauchemar mais c'est presque fini, maintenant. Marquez enjamba les rails et se pencha sur les tueurs morts. - Qui sont ces gens ? - C'est un mystère que les autorités légales devront résoudre, répondit Ambrose. J'aimerais vous serrer la main, monsieur... (Il eut l'air un peu égaré.) Je ne connais même pas le nom de l'homme qui vient de me sauver la vie. - C'est Dirk Pitt, dit l'intéressé. - J'ai une dette énorme envers vous, dit Ambrose qui semblait plus agité que détendu. - Et moi aussi, ajouta Marquez en tapant sur l'épaule de Pitt. - A votre avis, quelle mine ont-il empruntée pour arriver ici ? demanda Pitt à Marquez. Celui-ci réfléchit un moment. - Très probablement Paradise. - Ce qui signifie qu'ils se sont volontairement enfermés quand ils ont fait sauter la dynamite qui a causé l'avalanche, dit Ambrose. Pitt secoua la tête. - Pas volontairement. Ils savaient qu'ils pourraient regagner la surface par un autre chemin. Leur grosse erreur a été d'utiliser une charge trop massive. Ils n'avaient pas prévu de faire trembler le sol, ni Téboulement et les fissures souterraines qui ont fait monter l'eau et ont inondé le tunnel. - Ça se tient, dit Marquez. Et, comme ils étaient de l'autre côté de l'éboulement, ils ont pu facilement grimper le puits en pente en avant de l'inondation. Le trouvant bloqué par la neige, ils ont dû chercher des travers-bancs pour trouver une sortie... - Ils ont dû tourner dans la mine pendant des heures, complètement perdus, quand ils sont tombés sur nous, acheva Ambrose. Pitt hocha la tête. - En grimpant le tunnel d'accès de la mine Paradise jusqu'à ce niveau, ils ont évité les puits verticaux que nous avons dû escalader. - On dirait presque qu'ils nous cherchaient, marmonna Marquez. Pitt n'exprima pas ses pensées aux autres mais il était sûr que, 76 ATLANTIDE lorsque les motards avaient escaladé les niveaux supérieurs pour échapper à l'inondation, ils les avaient ensuite suivis à la trace tous les quatre. - Tout ça est complètement dingue ! dit Pat en regardant les motards morts. Que voulaient-ils dire par " vous avez mis le nez dans quelque chose qui dépasse de loin votre compréhension " ? Pitt haussa les épaules. - D'autres devront trouver cela. Moi, ce que je voudrais savoir, c'est qui les a envoyés. Que représentent-ils ? Et à part ça, je ne suis qu'un ingénieur de marine trempé, qui a froid aux pieds et qui ne rêve que de manger une grosse côte de bouf accompagnée d'un verre de tequila. - Pour un ingénieur de la Marine, dit Ambrose en souriant, vous êtes rudement doué avec une arme. - Il ne faut pas être un virtuose pour tuer un homme dans le dos, répondit Pitt cyniquement. - Qu'allons-nous faire de lui ? demanda Marquez en montrant le motard que Pitt avait assommé. - Nous n'avons pas de cordes pour l'attacher, alors nous allons lui enlever ses bottes. Il n'ira pas loin, nu-pieds, dans ces tunnels, - Vous voulez le laisser là ? - Je trouve inutile de tirer un corps inerte. Avec un peu de chance, quand nous préviendrons le shérif et qu'il enverra ses hommes par ici, le tueur sera toujours inconscient. L'un d'entre vous a-t-il jamais conduit une moto? demanda-t-il après un silence. - J'ai conduit une Harley pendant dix ans, répondit Marquez. - Et moi j'ai une vieille Honda CBX Super Sport qui appartenait à mon père, dit Pat. - Vous la conduisez ? - Je l'ai conduite pendant toutes mes études en fac. Je la prends encore parfois le week-end. Pitt la considéra avec un respect nouveau. - Alors, vous êtes une de ces fanas vêtues de cuir, vissées sur leur selle ? - Tout juste, dit-elle avec orgueil. - Et vous, Doc ? demanda-t-il en se tournant vers Ambrose. - Je n'ai jamais mis les fesses sur une moto. Pourquoi voulez-vous le savoir? - Parce que nous disposons de trois Suzuki RM 125 apparemment en excellent état et que je ne vois pas pourquoi nous ne les emprunterions pas pour sortir de la mine. ATLANTIDE 77 - Là, je vous suis ! dit Marquez avec un large sourire. - Je vais attendre ici que le shérif arrive, dit Ambrose. Vous autres, allez-y. Je n'ai pas envie de passer trop de temps avec un tueur vivant et deux cadavres. - Je ne tiens pas à vous laisser seul ici avec ce tueur, Doc. Je préfère que vous montiez derrière moi jusqu'à ce que nous soyons dehors. Ambrose campa sur sa position. - Ces motos n'ont pas l'air faites pour deux passagers. Et je n'ai pas la moindre envie de monter dessus. De plus, vous allez passer sur des rails et ça sera aussi casse-gueule que possible. - Comme vous voudrez, dit Pitt cédant à l'anthropologue. Il se baissa et prit les P-10 automatiques sur les cadavres. Il n'était pas un tueur-né mais ne montrait aucun remords. Une minute plus tôt, ces hommes étaient prêts à tuer trois innocents qu'ils ne connaissaient ni d'Eve ni d'Adam - et lui n'aurait laissé faire ça pour rien au monde. Il tendit une des armes à Ambrose. - Restez au moins à six mètres de notre ami et surveillez-le s'il ouvre l'oil. (Il lui donna aussi sa lampe de plongée.) Les piles devraient durer jusqu'à ce que le shérif arrive. - Je ne me crois pas capable de tirer sur un autre être humain, protesta Ambrose dont la voix avait cependant un ton froid. - Ne considérez pas ces types comme des humains. Ce ne sont que des bourreaux qui peuvent, de sang-froid, couper la gorge d'une femme et manger une glace juste après. Je vous préviens, Doc, s'il vous regarde de travers, écrasez-lui la tête avec une pierre. Les Suzuki étaient toujours au point mort et il leur fallut moins d'une minute pour actionner le changement de vitesse, les freins et l'accélérateur. Après un geste d'adieu à Ambrose, Pitt partit le premier dans un grand bruit de moteur. Il n'y avait pas la place pour que les motos roulent entre les rails extérieurs et les murs du tunnel, en tout cas pas sans frotter les poignées contre le dur granit. Pitt garda ses roues au centre des rails, suivi de près par Pat et Marquez. Secouée par les traverses et les suspensions rigides qui lui faisaient grincer les dents, Pat avait l'impression que son intestin tournait dans le tambour d'une machine à laver. Mais Pitt comprit vite qu'il suffisait de trouver la bonne vitesse, celle qui vibrait le moins. Quarante kilomètres/heure, d'après son expérience, une vitesse qui lui aurait paru bien lente sur une route goudronnée mais qui était très dangereuse dans un étroit tunnel de mine. 78 ATLANTIDE Les bruits des pots d'échappement frappaient les murs de rocher et revenaient en écho dans leurs oreilles. Les faisceaux des phares dansaient sur les rails et les madriers, comme des lumières stroboscopiques. Pitt évita de justesse un wagonnet posé sur la voie et qui dépassait un peu d'un travers-banc. Après avoir gravi la pente douce d'un puits de sortie, ils atteignirent le niveau supérieur d'une mine appelée " Le Citoyen " sur l'ordinateur de Pitt. D s'arrêta là où le tunnel en rencontrait un autre en une fourche et consulta le petit scanner. - Sommes-nous perdus ? demanda Pat en criant pour se faire entendre malgré les ronflements des pots d'échappement. - Encore 200 mètres dans le tunnel de gauche et nous devrions atteindre le bout de cette galerie que vous situez sous l'hôtel Sheri-dan. - L'entrée de la propriété d'O'Reilly a été recouverte il y a plus de cent ans, dit Marquez. On ne sortira jamais par là. - Ça ne nous fera pas de mal d'y jeter un coup d'oeil, répondit Pitt en passant une vitesse. La moto bondit et il dut freiner sec deux minutes plus tard, confronté à un mur de brique barrant solidement l'ancienne entrée de la mine. Il s'arrêta net, appuya l'engin contre un madrier et examina les briques à la lumière des phares. - Il va falloir trouver un autre chemin, dit Marquez. (Venant près de lui, il arrêta son moteur et mit pied à terre pour garder la moto dressée.) Nous avons atteint le mur de fondation de la cave de l'hôtel. Pitt ne parut pas l'entendre, comme s'il était à des milliers de kilomètres de là. Il tendit lentement la main et la promena contre les murs rouges. Il se tourna quand Pat arrêta sa machine et éteignit le moteur. - Et maintenant, où allons-nous? demanda-t-elle d'une voix qui trahissait sa très grande fatigue. - Là ! dit Pitt sans tourner la tête, en montrant le mur de brique. Je vous propose de déplacer tous les deux vos engins vers les côtés du tunnel. Pat et Marquez ne comprenaient pas. Et ils ne comprirent pas non plus quand Pitt, remonté sur la Suzuki, eut remis le moteur en marche et fait voler le gravier sous sa roue arrière en reculant vers le tunnel. Après un court instant, ils l'entendirent accélérer vers eux sur les rails, les phares de la rnoto dansant follement en dépassant les madriers. Marquez calcula que Pitt faisait au moins du 50 kilomètres/heure ATLANTIDE 79 quand il lança ses jambes sur le côté et enfonça ses talons dans les rails jumeaux à moins de dix mètres du mur, lâcha les poignées de son guidon et se leva, laissant la Suzuki prendre de la vitesse sous lui. Penché en arrière pour compenser la vitesse, il resta bien droit sur environ six mètres avant que ses pieds ne glissent des rails et qu'il ne se mette en boule et roule à travers le tunnel comme un ballon de football. La moto resta sur ses deux roues et commençait tout juste à pencher quand elle s'écrasa contre le mur de brique avec un crissement de protestation du métal et un nuage de poussière, avant d'exploser au milieu des vieilles briques dégradées et disparaître au-delà, dans le vide. Pat courut jusqu'au corps de Pitt, qui avait dérapé et s'était étalé par terre. Elle aurait pu jurer qu'il s'était tué mais il leva les yeux vers elle. Du sang coulait d'une blessure à son menton mais il lui sourit comme un fou. - Voyons un peu si Evel Knivel1 sait faire ça, dit-il. Pat le regarda, sidérée. - Je n'arrive pas à croire que vous ne vous êtes pas cassé tous les os de votre corps ! - Aucun n'est cassé, murmura-t-il en se relevant lentement. Mais j'ai quand même dû en fêler quelques-uns. - C'est la chose la plus folle que j'aie jamais vue, murmura Marquez. - Peut-être, mais ça a marché encore mieux que je ne m'y attendais, dit Pitt serrant son épaule droite et montrant le trou dans le mur. Il resta là, reprenant sa respiration et attendant que la douleur de ses côtes fêlées et de son épaule démise se calme un peu. Marquez, lui, déblayait les briques pour élargir l'entrée. Le mineur jeta un coup d'oil par le mur démoli et pointa sa lampe vers l'intérieur. II retourna la tête et dit : - Je pense qu'on va avoir un gros pépin. - Pourquoi ? demanda Pat. Ne pouvons-nous sortir par là ? - Si, on le peut, dit Marquez, mais ça va nous prendre un sacré bout de temps. - Comment ça? Pitt boitilla vers l'ouverture et y jeta un coup d'oil. - Oh ! Non ! grogna-t-il. - Mais qu'est-ce qu'il y a ? s'énerva Pat. 1. Acrobate à moto américain. 80 ATLANTIDE - La moto, dit Pitt. Elle s'est écrasée dans la cave à vins de F hôtel-restaurant. H doit y avoir une centaine de bouteilles cassées, et des bouteilles rares, bien sûr, dont le sol est en train d'absorber le contenu. Le shérif James Eagan Jr dirigeait l'opération de sauvetage à la mine Paradise quand il reçut un appel de son adjoint, l'informant que Luis Marquez avait été mis à l'ombre par les services du marshal de Telluride, pour être entré par effraction dans le nouvel hôtel Sheridan. Eagan eut du mal à le croire. Comment était-ce possible? L'épouse de Marquez avait insisté sur le fait que son mari et deux autres personnes étaient coincés dans la mine par une avalanche. Un peu à contrecour, Eagan confia à un autre le commandement de l'opération de sauvetage et descendit la montagne jusqu'à l'hôtel. La dernière chose qu'il s'attendait à trouver était une motocyclette déglinguée au milieu de plusieurs caisses de bouteilles de vin cassées. Son étonnement grandit quand il entra dans la salle de conférences de l'hôtel pour y rencontrer les coupables après leurs aveux. H se trouva face à trois personnes sales, trempées, en haillons, deux hommes et une femme, dont l'un vêtu de ce qui restait d'une combinaison de plongeur. Tous trois étaient menottes et gardés à vue par deux policiers aux visages peu amènes. L'un des policiers montra Pitt du menton. - Celui-là portait tout un arsenal. - Vous avez ses armes ? demanda Eagan d'un ton officiel. Le policier hocha la tête et lui tendit trois automatiques Para-Ord-nance calibre .45. Satisfait, Eagan se tourna vers Marquez. - Comment diable es-tu sorti de la mine pour atterrir ici? demanda-t-il, sidéré. - Ça n'a aucune importance, répondit vivement le mineur. Tes 82 ATLANTIDE adjoints et toi devez foncer dans le tunnel. Tu y trouveras deux cadavres et un professeur d'université, le Dr Ambrose, qui est resté pour garder un tueur. H y eut un réel sentiment de scepticisme, à la limite du refus, dans l'esprit du shérif Jim Eagan, tandis qu'il s'asseyait, repoussait sa chaise sur les deux pieds arrière et tirait un carnet de la poche de sa chemise. - Qu'est-ce que tu dirais de me raconter exactement ce qui se passe ici ? Avec désespoir, Marquez résuma brièvement l'effondrement et l'inondation, l'arrivée fortuite de Pitt, leur fuite de la chambre mystérieuse, la rencontre des trois meurtriers et leur entrée musclée dans la cave à vins de l'hôtel. Au début, les premiers détails vinrent lentement, Marquez luttant contre l'effet de la tension et de l'épuisement. Puis ses paroles prirent un flux plus rapide lorsqu'il se rendit compte qu'Eagan ne le croyait pas. La frustration laissa bientôt place à l'urgence, Marquez plaidant pour qu'Eagan sauve Tom Ambrose. - Nom de Dieu, Jim, cesse d'être aussi borné ! Lève ton cul et va voir toi-même ! Eagan connaissait assez Marquez et respectait son honnêteté, mais son histoire était trop énorme pour qu'il y croie sans preuve. - Des crânes en obsidienne noire, des signes indéchiffrables dans une chambre construite à 300 mètres sous la montagne, des meurtriers qui parcourent les galeries de mines à motocyclette. Si ce que tu me dis est vrai, c'est vous trois qui serez les premiers suspectés de meurtre. - M. Marquez vous a dit l'exacte vérité, dit Pat, parlant pour la première fois. Pourquoi ne voulez-vous pas le croire ? - Et vous êtes ? - Patricia O'Connell, répondit-elle d'une voix lasse. J'appartiens à l'université de Pennsylvanie. - Et quelle raison aviez-vous d'être dans la mine ? - Je travaille dans le domaine des langues anciennes. On m'a demandé de venir à Teîluride pour déchiffrer les anciennes inscriptions que M. Marquez a trouvées dans sa mine. Eagan étudia un moment la jeune femme. Bien habillée et bien maquillée, elle devait être mignonne. Il avait du mal à croire qu'elle puisse être diplômée de langues anciennes. Assise là, avec ses cheveux mouillés et son visage taché de boue, elle avait l'air d'une clocharde sans logis. - Tout ce que je sais, dit lentement Eagan, c'est que vous avez ATLANTIDE 83 démoli une moto qui a peut-être été volée et que vous avez vanda-lisé la cave de cet hôtel. - Oublie ça, plaida Marquez, et va sauver le Dr Ambrose. - Ce n'est que lorsque je serai sûr des faits que j'enverrai mes hommes dans la mine. Jim Eagan était le shérif de San Miguel County depuis huit ans et travaillait en bonne intelligence avec les policiers qui s'occupaient de la ville de Telluride. Il y avait peu d'homicides dans le coin. Les problèmes de maintien de l'ordre concernaient surtout des accidents de voiture, des petits vols, des bagarres d'ivrognes, un peu de vandalisme et des drogués, généralement de jeunes voyageurs passant par Telluride pendant l'été. Il y avait eu quelques affaires telles que les festivals de jazz et les fumeurs d'herbe. Eagan était respecté des citoyens de ses petits mais ravissants domaines montagnards. C'était un homme agréable, sérieux dans son travail, mais riant facilement quand il buvait une bière dans l'un des bistrots de la région. De taille et de poids moyens, il avait souvent une expression intimidante. H lui suffisait généralement d'un regard pour faire trembler un coupable arrêté. - Puis-je vous demander une petite faveur? demanda l'homme écorché et fatigué vêtu d'une combinaison de plongée déchirée. On l'aurait dit essoré par les pales d'une pompe à eau. A première vue, Eagan lui donnait quarante-cinq ans mais il en avait probablement cinq de moins que ce que son visage bronzé et taillé à la serpe suggérait. Le shérif jugea qu'il devait mesurer au moins un mètre quatre-vingt-dix et peser dans les quatre-vingt-dix kilos, à quelque chose près. Il avait des cheveux noirs et souples, avec quelques touches de gris aux tempes, des sourcils épais et sombres au-dessus du vert vif de ses yeux. Un nez droit et fin surplombait des lèvres fermes aux coins relevés en un léger sourire. Ce qui ennuyait Eagan n'était pas tant l'attitude indifférente de cet homme - il avait rencontré bien des canailles jouant l'apathie - mais son étonnante façon d'être à la fois intéressé et détaché. Il était évident que l'homme qui lui faisait face n'était pas le moins du monde impressionné par la tactique de domination d'Eagan. - Ça dépend, répondit enfin le shérif, un stylo à bille à la main, prêt à écrire. Votre nom ? - Dirk Pitt. - Et que faites-vous dans la vie, monsieur Pitt? - Je suis directeur des projets spéciaux de l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine. Je passais par ici et j'ai pensé qu'il serait amusant de chercher de l'or. 84 ATLANTIDE Eagan grinça des dents sans le montrer. H avait horreur de ne pas être à son avantage. - Nous pouvons nous dispenser de faire de l'humour, monsieur Pitt. - Si je vous donnais un numéro de téléphone, auriez-vous la courtoisie de le composer? demanda Pitt d'un ton poli et sans trace d'hostilité. - Vous voulez parler à un avocat? Pitt fit non de la tête. - Non, rien de semblable. Je voulais juste appeler pour confirmer ma position et ma présence. Ça pourrait être utile. Eagan réfléchit un instant puis passa son stylo et son carnet de l'autre côté de la table. - Très bien, donnez-moi le numéro. Pitt le nota et lui rendit le carnet. - C'est un appel longue distance. Vous pouvez le demander en PCV si vous voulez. - Vous pourrez le payer à l'hôtel, dit Eagan avec un mince sourire. - Vous allez avoir l'amiral James Sandecker, dit Pitt. C'est son numéro personnel. Donnez-lui mon nom et expliquez-lui la situation. Eagan s'approcha du téléphone posé sur un bureau à côté, demanda une ligne extérieure et composa le numéro. Après un bref silence, il dit : - Amiral Sandecker? Ici le shérif Jim Eagan, de San Miguel County, dans le Colorado. J'ai un problème concernant un homme qui prétend travailler pour vous. Un certain Dirk Pitt. Puis Eagan expliqua rapidement la situation, expliquant que Pitt allait probablement être arrêté et inculpé pour vandalisme et vol avec effraction. A partir de là, la conversation ralentit de son côté et son visage prit une expression abasourdie, qu'il garda presque dix minutes. Comme s'il parlait à Dieu, il répétait sans cesse : " Oui, monsieur. " Finalement il raccrocha et regarda Pitt d'un air rêveur. - Eh ben dites donc ! Votre patron a un fichu caractère ! Pitt éclata de rire. - C'est ce que pensent la plupart des gens. - Vous avez un CV impressionnant ! - A-t-il proposé de payer les dégâts ? Eagan sourit. - Il a insisté pour qu'on les prélève sur votre salaire. ATLANTIDE 85 Curieuse, Pat demanda : - Et qu'est-ce que l'amiral a dit d'autre ? - Eh bien, entre autres choses, répondit Eagan d'une voix rêveuse, il a dit que si M. Pitt affirmait que le Sud avait gagné la guerre de Sécession, il ne me conseillait pas de dire le contraire ! Pitt et Marquez, accompagnés d'Eagan et d'un de ses adjoints, enjambèrent le mur démoli de la cave à vins et se mirent à courir dans le vieux tunnel de la mine. Ils passèrent bientôt devant le vieux wagonnet fixe et poursuivirent leur chemin dans la galerie béante. Pitt n'avait aucun moyen de mesurer la distance dans l'obscurité. Il jugeait en gros qu'il avait quitté Ambrose et capturé l'assassin à environ douze cents mètres de l'hôtel. Il tenait une torche empruntée à l'un des adjoints du shérif et l'éteignait tous les trente mètres, scrutant l'obscurité pour tenter d'apercevoir la lampe de plongée qu'il avait laissée à Ambrose. Après avoir couvert ce qu'il jugeait la distance correcte, Pitt s'arrêta et dirigea le rayon de la lampe aussi loin que possible dans le tunnel. Puis il l'éteignit et l'obscurité les enveloppa. - Nous y sommes, dit-il à Marquez. - C'est impossible, répondit le mineur. Le Dr Ambrose aurait entendu nos voix résonner sur les roches et vu nos lumières. Il aurait crié ou nous aurait fait signe. - Il y a quelque chose qui cloche, dit Pitt en dirigeant à nouveau sa lampe vers une ouverture d'un des murs du tunnel. Voici l'entrée de la cavité où je me suis caché quand les motards sont arrivés. Eagan s'approcha de lui. - Pourquoi nous arrêtons-nous ? - Aussi dingue que cela puisse paraître, répondit Pitt, ils ont disparu. Le shérif éclaira le visage de Pitt, cherchant à lire quelque chose dans ses yeux. - Vous êtes sûr qu'ils ne sont pas une création de votre imagination? - Je le jure devant Dieu, dit Marquez. Nous avons laissé deux cadavres, un tueur évanoui et le Dr Ambrose avec un revolver pour se défendre. Pitt ignora le shérif et s'agenouilla. Il balaya très lentement le sol avec la lumière, en un arc de 180 degrés, scrutant chaque centimètre du sol et des rails à wagonnets. Marquez commença à demander : " Qu'est-ce que vous... " mais Pitt, une main levée, le fit taire. Dans son esprit, si Ambrose et le tueur étaient partis, ils avaient 86 ATLANTIDE dû laisser une vague trace de leur présence. H avait d'abord eu l'intention de chercher les douilles éjectées par l'automatique P-10 qu'il avait utilisé pour tirer sur les tueurs. Mais il n'y avait pas trace du moindre reflet de cuivre. C'était le bon endroit, il en était certain. Alors il sentit plus qu'il ne vit un minuscule petit morceau de fil noir, à moins de 40 centimètres, si fin qu'il ne faisait même pas d'ombre sous sa lumière. Il suivit le fil avec le rayon lumineux. Il passait par-dessus les rails et montait sur le mur jusqu'à un tas de tissu noir attaché à l'un des madriers supérieurs. - Dites-moi, shérif, dit Pitt d'une voix étrangement calme, avez-vous suivi des cours de déminage ? - Je l'ai enseigné à l'école de police, répondit Eagan, les sourcils levés. J'étais expert en démolition dans l'armée. Pourquoi ? - Parce que je crois qu'on nous a poussés jusqu'ici pour que nous atteignions l'autre monde en pièces détachées. (Il montra le fil menant en haut du madrier.) A moins que je ne me trompe beaucoup, ceci est un piège explosif. Eagan approcha son visage à quelques centimètres du fil noir. H le suivit jusqu'à la boule de chiffons et l'étudia soigneusement. Puis il se tourna vers Pitt en le regardant avec respect. - Je crois bien que vous avez raison, monsieur Pitt. ÏÏ y a quelqu'un qui ne vous aime pas. - Et qui ne vous aime pas non plus, shérif. On a bien dû penser que vous et vos hommes nous auriez accompagnés pour retrouver le Dr Ambrose. - Où est le professeur? s'étonna Marquez à voix haute. Où sont-ils donc passés, lui et le tueur? - Il y a deux possibilités, dit Pitt. La première, c'est que le tueur a repris conscience, a maîtrisé le Dr Ambrose, l'a tué et a jeté son corps dans le puits vertical le plus proche. Après quoi il aurait installé la charge et se serait enfui par une autre galerie menant à l'extérieur. - Vous devriez écrire des contes de fées, dit Eagan. - Alors, expliquez le piège ! - Qui me dit que vous ne l'avez pas installé vous-même? - Je n'ai pas de raison. - Arrête ce jeu, Jim, dit Marquez. Je n'ai pas quitté M. Pitt des yeux pendant les cinq dernières heures. Il vient de nous sauver la vie. Si l'explosion ne nous avait pas tués, l'éboulement l'aurait fait. - Nous ne sommes pas sûrs que le tas de chiffons contienne de l'explosif, s'entêta Eagan. ATLANTIDE 87 - Alors, marchez sur le fil et voyez ce qui se passe, dit Pitt en souriant. Moi, en tout cas, je ne reste pas pour voir. Je me tire. Il se leva et commença à marcher entre les rails en direction de l'hôtel. - Un moment, monsieur Pitt, je n'en ai pas fini avec vous. Pitt s'arrêta et se retourna. - Quelles sont vos intentions, shérif? - Vérifier le sac attaché au madrier et, si c'est un explosif, le désamorcer. Pitt recula de quelques pas, le visage mortellement sérieux. - Je ne ferais pas ça, à votre place. Il ne s'agit pas d'une bombe artisanale construite dans la cave d'un groupe de gamins terroristes. Je vous parie mon prochain salaire que celle-ci a été mise au point par des experts et qu'elle explosera au moindre frôlement. Eagan le regarda fixement. - Si vous avez une meilleure idée, je vous écoute. - Le wagonnet posé sur les rails à environ 200 mètres, répondit Pitt. On le pousse, on le laisse rouler jusqu'au fil et on voit s'il déclenche les explosifs. - Le plafond du tunnel va s'effondrer, dit Marquez, et le bloquera pour toujours. Pitt haussa les épaules. - Ce n'est pas comme si cette démolition devait empêcher les générations à venir d'accéder à ce tunnel. Nous sommes les premiers à être passés dans cet endroit depuis 1930. - Ça se tient, acquiesça enfin Eagan. On ne peut pas laisser traîner des explosifs n'importe où. D'autres explorateurs pourraient tomber dessus. Un quart d'heure plus tard, Pitt, Eagan, Marquez et l'adjoint avaient fini d'installer le wagonnet à 50 mètres du fil suspect. Les lourdes roues de fer grincèrent et protestèrent sur les premiers mètres mais finirent par rouler sans à-coups sur les rails rouilles à mesure que l'ancienne graisse de ses axes lubrifiait les roulements. Les quatre hommes en sueur atteignirent enfin le haut de la légère côte. - Terminus ! annonça Pitt. Une bonne secousse et il roulera sur au moins 1 500 mètres. - Ou jusqu'à ce qu'il tombe dans un puits, ajouta Marquez. Les hommes poussèrent le wagonnet à l'unisson et coururent à côté de lui, jusqu'à ce qu'il prenne de la vitesse et commence à les distancer. Ils s'arrêtèrent pour reprendre haleine, attendant que les battements de leur cour s'apaisent. Puis ils dirigèrent leurs lampes 88 ATLANTIDE vers le wagonnet qui chargeait et disparaissait dans une légère courbe du tunnel. Moins d'une minute plus tard, une épouvantable détonation déchira le tunnel. Le choc les fît presque tomber. Puis vint un nuage de poussière qui tourbillonna autour d'eux et les dépassa, suivi par le profond grondement de tonnes de rochers tombant de la voûte de la galerie. Le grondement résonnant encore dans leurs oreilles et les échos se répercutant dans toute la vieille mine, Marquez cria à Eagan : - Ça devrait anéantir tes doutes, non ? - Dans ta hâte de prouver que tu as raison, tu as manqué un détail, répondit Eagan d'un ton sec et provocant. - Et lequel ? demanda Pitt. - Le Dr Ambrose. Il est peut-être encore quelque part au-delà de l'éboulement. Et même s'il est mort, nous n'aurons aucun moyen de retrouver son corps. - Ce serait un effort inutile, dit sèchement Pitt. - Vous ne nous avez donné qu'une possibilité, dit Eagan. Est-ce que ceci a quelque chose à voir avec la seconde ? Pitt hocha la tête. - Le Dr Ambrose n'est pas mort, dit-il patiemment. - Vous voulez dire que le troisième assassin ne l'a pas tué ? demanda Marquez. - Il n'aurait sûrement pas tué son patron. - Son patron ? Pitt sourit puis affirma : - Le Dr Tom Ambrose était l'un des assassins. Je vous prie d'excuser mon retard pour dîner, dit Pat en passant la porte de la maison des Marquez, mais j'avais vraiment besoin d'un bain chaud. Je crains d'y être restée un peu trop longtemps. Lisa Marquez l'embrassa affectueusement. - Vous n'imaginez pas à quel point je suis heureuse de vous revoir. Elle se recula, le visage éclairé d'un sourire angélique en voyant Pitt entrer sur les pas de la jeune femme. Elle l'embrassa sur les deux joues. - Comment pourrai-je jamais vous remercier de m'avoir ramené mon époux vivant et en un seul morceau ? - J'ai triché, répondit Pitt avec son plus beau sourire. Pour sauver Luis, il fallait que je me sauve moi-même. - Vous êtes trop modeste ! Pat fut surprise de voir que Pitt avait vraiment l'air embarrassé en regardant le tapis. Elle ajouta : - Votre mari n'est pas le seul que Dirk ait sauvé. - Luis n'a pas dit grand-chose de votre triste aventure. Vous devez me raconter tout ça en détail pendant le dîner. Là, donnez-moi vos manteaux. Lisa était très élégante dans un ensemble en Jean de marque. - Est-ce que je rêve ou bien est-ce l'odeur d'un élan au barbecue? demanda Pitt pour se sortir d'une situation qui l'embarrassait. - Luis est au garage et c'est lui qui le prépare, dit Lisa. fl fait trop froid pour manger dehors, alors j'ai mis la table dans notre 90 ATLANTIDE solarium, sur l'arrière de la maison. Luis y a installé des radiateurs et il y fait très bon. Prenez une bière en traversant la cuisine. Pitt prit une bouteille de Pacifîco dans le réfrigérateur et rejoignit Marquez dans le garage. Celui-ci était penché sur un bidon de quinze litres transformé en barbecue. - Ça sent bon, dit Pitt. Vous n'utilisez pas de charbon ? - On donne un bien meilleur goût à la viande, au poulet et au poisson, en le fumant, dit Luis. J'ai tué cet élan la saison dernière. Je l'ai fait débiter à Montrose et je l'ai congelé. Attendez de goûter la sauce Mornay de Lisa. Peu après, ils étaient tous assis autour de la table de pin que Marquez avait construite pour la véranda, appréciant les steaks d'élan enrobés de la délicieuse sauce de Lisa. Des épinards à la crème, des pommes de terre au four et une grande salade accompagnaient le tout. Marquez avait demandé à Pat et à Dirk de ne pas en dire trop sur leur triste aventure, n ne voulait pas inquiéter sa femme plus qu'il n'était nécessaire. Elle avait assez souffert en l'attendant si longtemps, avant d'apprendre qu'il était sorti sain et sauf de la mine. Ds avaient donc traité l'affaire légèrement, omettant toute référence aux tueurs et en lui disant qu'Ambrose avait dû retrouver des amis et ne pouvait donc venir dîner. Ils avaient eu beau agir comme s'ils rentraient d'une promenade au parc, Lisa avait compris, même si elle n'en disait rien. Après le dîner, Pat l'aida à débarrasser la table et revint tandis que Lisa s'occupait à faire dîner ses filles et à préparer le café avant de servir un gâteau aux carottes. - Excusez-moi un instant, dit Pitt. n rentra dans la maison et dit quelques mots à Lisa, avant de rejoindre Pat et Marquez à table. Sachant sa femme hors de portée de voix, Marquez regarda Pitt dans les yeux. - Je ne peux accepter votre théorie à propos du Dr Ambrose, dit-il. Je suis sûr qu'il a été tué peu après notre départ. - Je suis d'accord avec Luis, dit Pat. Il est ridicule de prétendre que Tom ait pu être autre chose qu'un respectable scientifique. - Aviez-vous rencontré le Dr Ambrose avant aujourd'hui? demanda Pitt. - Non, mais je le connais de réputation. - Mais vous ne l'avez jamais vu ? - Non. - Alors comment savez-vous que l'homme que nous avons rencontré sous le nom de Tom Ambrose n'était pas un imposteur? ATLANTIDE 91 - Très bien, admit Marquez. Supposons que vous ayez raison et qu'il travaillait avec ces tueurs fous. Mais comment expliquez-vous le fait qu'il se serait noyé si vous n'étiez pas arrivé ? - C'est juste, intervint Pat. Il ne pouvait faire partie d'une conspiration criminelle si les tueurs ont essayé de le tuer lui aussi. - Ses copains meurtriers se sont trompés, dit Pitt avec une certitude glaciale. Ils sont peut-être des experts en démolition mais ce ne sont pas des mineurs professionnels, comme Luis. Ils ont mis une charge explosive bien trop forte pour le boulot. Au lieu de ne causer qu'un éboulement destiné à bloquer le tunnel, ils ont fait dégringoler toute la roche qui soutenait la rivière souterraine et ont, de ce fait, provoqué l'inondation de tous les niveaux inférieurs. Cette erreur de calcul a fichu tous leurs plans en l'air. Le puits et la chambre au crâne d'obsidienne ont été inondés avant qu'ils aient pu contourner l'éboulement avec leurs motos pour sauver leur patron. Marquez regarda au loin les pics entourant Telluride, soulignés par la lumière des étoiles du soir. - Pourquoi avoir fait s'écrouler la voûte du tunnel? Que pouvaient-ils y gagner ? - Un crime parfait, répondit Pitt. Ils avaient l'intention de vous tuer tous les deux en vous faisant exploser la tête sous les rochers. Ensuite, ils auraient enterré vos corps dans les débris de l'éboulement. Quand et si on retrouvait vos cadavres, on aurait mis votre mort sur le compte de l'accident de la mine. - Pourquoi nous tuer? demanda Pat, incrédule. A quoi cela devait-il servir ? - Parce que vous représentez une menace. - Luis et moi ? Une menace ? Mais pour qui ? - Pour un groupe secret d'intérêts, bien financé et bien organisé, qui ne voulait pas que la découverte de la chambre au crâne noir devienne publique. - Pourquoi quelqu'un voudrait-il cacher une aussi grande découverte archéologique? demanda Pat, tout à fait décontenancée. Pitt leva les mains en signe d'ignorance. - C'est là que commencent les conjectures. Mais je veux bien parier gros sur le fait qu'il ne s'agit pas d'un accident isolé. Et que bien des cadavres nous mèneront à d'autres découvertes de cette ampleur. - Le seul autre projet archéologique auquel je puisse penser qui soit entouré d'autant de mystère fut une expédition conduite par le Dr Jeffrey Taffet, de l'université d'Arizona. Lui-même et plusieurs de ses étudiants sont morts en explorant une caverne, sur la pente nord du mont Lascar, au Chili. 92 ATLANTIDE - Et quelle fut la cause de leur mort ? demanda Marquez. - Ds sont morts de froid, répondit Pat. Ce qui était très curieux, selon l'équipe de secours qui a retrouvé les corps. Le temps était parfait, sans orage, et la température à peine inférieure à zéro. L'enquête a montré qu'il n'y avait aucune raison pour que Taffet et ses étudiants aient succombé à une hypothermie. - Quel était l'intérêt archéologique de la grotte ? demanda Pitt. - Personne n'en est sûr. Deux alpinistes amateurs de New York, tous deux avocats en renom, ont découvert et exploré la grotte en descendant du sommet de la montagne. Ils ont décrit des objets anciens nettement empilés à l'extérieur, peu avant d'être tués. Pitt la dévisagea. - Eux aussi sont morts ? - Leur avion personnel s'est écrasé au décollage de l'aéroport de Santiago, tandis qu'ils rentraient chez eux. - Le mystère s'épaissit. - Les expéditions suivantes n'ont rien trouvé dans la grotte, continua Pat. Ou bien les avocats ont exagéré ce qu'ils ont vu... - Ou bien quelqu'un a emporté les objets, ajouta Pitt. - Je me demande si les avocats ont trouvé un crâne noir, dit Marquez. Pat haussa les épaules. - Personne ne le saura jamais. - Avez-vous pu sauver les notes prises dans la crypte ? demanda Marquez. - Les feuilles ont été mouillées pendant notre trajet dans la mine mais je les ai séchées au séchoir à cheveux et elles sont très lisibles. Et si vous avez des questions quant au sens des inscriptions, oubliez-les. Les symboles ne correspondent à aucune forme d'écriture que j'ai été amenée à voir. - J'aurais plutôt pensé que les symboles écrits passaient d'une culture à l'autre, ancienne et moderne - qu'ils auraient des similitudes, dit pensivement Pitt. - Pas nécessairement. D existe beaucoup d'inscriptions anciennes dont on ne connaît aucun symbole parallèle. Vous pouvez me croire si je vous dis que les signes gravés sur les murs de la salle au crâne noir sont uniques. - Y a-t-il une chance qu'ils aient été faits pour tromper? - Je ne le saurai que lorsque j'aurai pu les étudier à fond. - Croyez-moi, dit Marquez avec emphase, personne n'est entré dans cette crypte avant moi depuis très longtemps. Les rochers environnants ne portaient aucun signe de forage. ATLANTIDE 93 Pat rejeta en arrière ses longs cheveux roux. - La vraie question, c'est qui l'a construite et pourquoi. - Et quand, ajouta Pitt. D'une façon ou d'une autre, la chambre et les tueurs sont liés. Une brise soudaine souffla dans le canyon, faisant vibrer les fenêtres du solarium. Pat frissonna. - La soirée se rafraîchit. Je pense que je vais enfiler mon manteau. Marquez se tourna vers la cuisine. - Je me demande où en est Lisa, avec le café et le gâteau... Sa voix se brisa quand Pitt se leva soudain. D'un mouvement vif, il poussa le mineur sous la table de pin, saisit Pat et la jeta au sol, couvrant son corps du sien. Un mouvement à peine perceptible mais incongru dans l'ombre à côté de la maison avait déclenché son sens aigu du danger qu'il avait affûté depuis des années. L'instant d'après, deux explosions d'armes à feu éclatèrent, sortant de l'obscurité, si proches l'une de l'autre qu'on aurait pu les croire concomitantes. Pitt, couché sur Pat, sentit qu'elle cherchait son souffle, coupé par la chute. D roula sur le côté et se leva en entendant une voix familière crier dans l'ombre du soir, une voix reconnaissable par son assurance particulière. - Je l'ai eu! Pitt aida Pat à s'asseoir et Marquez à se lever. - C'étaient des coups de feu... mais cette voix... ? murmura Marquez, hébété. - Ne vous inquiétez pas, le rassura Pitt. Le détachement est de notre côté. - Lisa, mes enfants, murmura Marquez en se mettant à courir vers le devant de la maison. - Elles sont à l'abri dans la salle de bains, dit Pitt en le retenant par un bras. - Comment...? - Parce que c'est là que je leur ai dit de se cacher. Un homme trapu, aux larges épaules, sortit des broussailles entourant la maison. 11 portait une combinaison de saut blanche fourrée avec une capuche. Il tirait dans la neige un corps vêtu comme un ninja noir, le visage couvert d'un masque de ski. Il faisait encore assez clair pour voir que l'homme en blanc avait des cheveux noirs et frisés sous la capuche, des yeux noirs d'Etrusque et des lèvres ouvertes sur des dents très blanches. Il tirait le corps en le tenant par un pied, apparemment sans effort, comme un sac de pommes de terre. 94 ATLANTIDE - Tu as eu des problèmes ? demanda Pitt en sortant dans la cour enneigée. - Aucun, dit l'étranger. Pas plus difficile que d'agresser un aveugle. Malgré un essai de maître pour entrer ici discrètement, la dernière chose à laquelle il s'attendait était bien une embuscade. - La plus grosse erreur que puisse commettre un tueur professionnel est de sous-estimer sa proie. Pat regardait Pitt, le visage cendreux. - Vous aviez prévu cela? murmura-t-elle machinalement. - Bien sûr, admit Pitt avec un plaisir diabolique. Les tueurs sont... (il se tut pour regarder l'homme allongé à ses pieds) ou plutôt étaient des fanatiques. Mais je n'ai pas la moindre idée de leur motif pour tuer quiconque est entré dans cette crypte mystérieuse. De toute façon, j'ai dû prendre la première place sur la liste de leurs cibles quand je suis arrivé comme une fleur mettre un grain de sable dans leur plan si bien organisé. Ils ont aussi eu peur que je retourne à la crypte pour en retirer le crâne noir. Peur que vous puissiez déchiffrer les inscriptions. - Après nous être échappés du tunnel et que le shérif Eagan nous eut libérés, celui-ci est resté dans le coin pour nous surveiller, attendant une occasion propice. Etant donné qu'ils avaient déjà fait tant d'efforts pour cacher la découverte de la crypte en éliminant les témoins, l'idiot du village aurait vite compris qu'ils n'allaient pas en rester là ni nous permettre de quitter Telluride vivants. Alors, j'ai posé l'appât et j'ai attendu qu'ils s'y prennent. - Et vous nous avez fait jouer les chèvres, marmonna Marquez. Nous aurions pu être tués. - Mieux valait prendre ce risque maintenant, pendant que nous avons l'atout en main, qu'attendre d'être vulnérables. - Le shérif Eagan ne devrait-il pas être sur ce coup ? - En ce moment, il doit s'occuper du second tueur, à l'auberge où Pat a sa chambre. - Un tueur dans ma chambre ? s'écria Pat, secouée. Pendant que je prenais mon bain ? - Non, dit Pitt. Il n'est entré qu'après votre départ avec moi pour venir ici. - Mais il aurait pu entrer et me tuer ! - Peu probable, dit Pitt en lui serrant la main. Faites-moi confiance, il n'y avait guère de danger. N'avez-vous pas remarqué qu'il y avait beaucoup de monde ? Le shérif avait engagé une bande de villageois jouant les habitués pour remplir le hall et les salles à manger du motel. Il aurait été mal commode, pour un tueur à l'affût, ATLANTIDE 95 de tuer sa victime dans la foule. Quand on a fait courir le bruit que vous et moi venions dîner chez les Marquez, les tueurs se sont séparés. L'un s'est porté volontaire pour nous envoyer au cimetière pendant le dîner pendant que l'autre fouillerait votre chambre pour trouver vos notes et votre appareil photo. - Celui-ci ne ressemble à aucun des hommes du shérif, dit Marquez en montrant l'intrus musclé. Pitt se tourna et entoura d'un bras les épaules de l'étranger qui venait de les débarrasser de l'assassin. - Permettez-moi de vous présenter mon plus cher et plus ancien ami, Albert Giordino. Al est mon adjoint en tant que directeur des projets de la NUMA. Marquez et Pat, immobiles, ne savaient comment rompre la glace. Us étudiaient Al avec l'intensité d'un chercheur de bactéries regardant un spécimen au microscope. Giordino lâcha le pied du tueur, s'avança et leur serra la main. - Ravi de vous connaître tous les deux. Et ravi d'avoir pu vous être utile. - Qui a été tué ? demanda Pitt. - Ce type a eu des réactions que tu ne pourrais imaginer, dit Giordino. - Mais si, je pourrais. - Ce doit être un voyant, n a tiré dans ma direction juste au moment où j'appuyais sur ma propre détente. (Giordino montra une petite déchirure à hauteur de la hanche de sa combinaison de saut.) Sa balle m'ajuste effleuré la peau. Il a pris la mienne dans le poumon droit. - Tu as eu de la chance. - Oh ! Je ne sais pas. Moi, j'ai visé, lui pas. - Est-il encore vivant ? - Je crois. Mais il lui faudra attendre un moment pour courir un marathon. Pat se pencha et retira le masque de ski du visage du tueur. Elle eut un sursaut horrifié - compréhensible, étant donné les circonstances, se dit Pitt avec une ironie désabusée. Elle trouvait toujours impossible d'accepter tout ce qui lui était arrivé depuis qu'elle avait quitté l'avion à l'aérodrome de Telluride. - Oh ! Mon Dieu ! murmura-t-elle avec un mélange de choc et de détresse. C'est le Dr Ambrose ! - Non, chère madame, répondit doucement Pitt. Ce n'est pas le Dr Thomas Ambrose. Comme je vous l'ai dit auparavant, le vrai Ambrose est probablement mort. Cette ordure a sans doute décidé 96 ATLANTIDE de nous tuer, vous, Luis et moi, parce qu'il était le seul à pouvoir nous identifier avec certitude. La vérité de ces paroles la frappa avec une cruauté paralysante. Elle s'agenouilla et regarda le tueur dans les yeux. - Pourquoi avez-vous dû tuer le Dr Ambrose ? D n'y eut pas le moindre signe d'émotion dans le regard du tueur. Seul un filet de sang au coin de sa bouche indiquait une blessure au poumon. - B était une menace et devait mourir. Comme vous devez mourir, tous ! - Vous avez le cran de justifier vos actes ! dit Pitt d'un ton glacial. - Je ne justifie rien. Le Devoir envers la Nouvelle Destinée n'a pas besoin de justification. - Qui est et qu'est-ce que la Nouvelle Destinée ? - Le Quatrième Empire, mais vous serez tous morts avant de le voir. Il n'y avait ni haine ni arrogance dans la voix du tueur, rien que la déclaration toute simple d'un fait auquel il croyait. Pitt nota une trace d'accent européen. - La crypte, le crâne noir, que signifient-ils ? - Un message du passé. (Pour la première fois, on lut l'ombre d'un sourire sur ses lèvres.) Le plus grand secret du monde. Et c'est tout ce que vous en saurez jamais. - Vous vous montrerez sans doute plus coopératif quand vous aurez passé quelques durs moments en prison pour meurtre. L'homme fît un léger signe de tête. - Je ne passerai jamais en jugement. - Vous guérirez. - Non, vous vous trompez. Vous n'aurez pas d'autre occasion de me questionner. Je mourrai en ayant la satisfaction de savoir que vous me suivrez bientôt dans l'autre monde, monsieur Pitt. Avant que celui-ci ait pu l'en empêcher, le tueur porta une main à sa bouche et inséra une capsule entre ses dents. - Du cyanure, monsieur Pitt. Aussi fonctionnel et efficace que celui qu'avala Hermann Goering, il y a soixante ans. Puis il écrasa la capsule. Pitt mit rapidement sa bouche près de l'oreille du tueur. Il voulait avoir le dernier mot avant que le meurtrier de Tom Ambrose parte pour le néant. - Je te plains, pathétique ver de terre. Nous savons déjà tout de ton Quatrième Empire de tarés ! ATLANTIDE 97 Ce n'était qu'un mensonge, mais Pitt le prononça avec une satisfaction mauvaise. Les yeux sombres s'agrandirent puis devinrent lentement vitreux et fixes. Le tueur n'était plus. - Il est mort ? demanda Pat. - Autant qu'une momie égyptienne, dit froidement Pitt. - Bon débarras, ajouta Giordino en haussant les épaules. Dommage que nous ne puissions pas offrir ses organes aux vautours. Pat dévisagea Pitt. - Vous saviez? dit-elle. Personne ne s'en est rendu compte, mais je vous ai vu enlever les munitions de son revolver. - D nous aurait tués tous les trois, murmura Marquez. Mais qu'est-ce qui vous a mis sur sa piste ? - J'ai seulement deviné, répondit Pitt. Rien de plus. H m'a paru trop calculateur, trop froid. Le faux Dr Ambrose ne se comportait pas comme si sa vie était en danger. Le téléphone sonna dans la cuisine et Marquez décrocha, écouta une minute, prononça quelques mots et raccrocha. - Le shérif Eagan, annonça-t-il. Deux de ses adjoints ont été sérieusement blessés par balles au motel de Pat. Le suspect armé et non identifié a été blessé à son tour et est mort avant d'avoir parlé. Pitt considéra pensivement le corps du faux Dr Ambrose. - Qui prétend que les morts n'ont rien à dire ? - Peut-on sortir sans danger? demanda Lisa Marquez d'une voix à peine plus forte qu'un murmure en regardant peureusement vers la porte où elle vit le corps allongé sur son carrelage. Pitt s'approcha d'elle et la prit par la main. - Sans aucun danger. Marquez entoura tendrement les épaules de sa femme. - Comment vont les filles ? - Elles ont dormi presque tout le temps. - L'effondrement de la voûte a définitivement obstrué le tunnel, dit-il à Lisa. On dirait que nous en avons terminé avec la mine. - Ça ne m'empêchera pas de dormir, répondit Lisa, retrouvant son sourire. Tu es un homme riche, Luis Marquez. Il est temps que nous changions notre mode de vie. - C'est également impératif, conseilla Pitt tandis qu'on commençait à entendre les sirènes de la voiture du shérif et de l'ambulance. Tant que nous ignorons qui sont ces gens et quel est leur objectif, poursuivit-il en couvrant le mort d'un regard plein de colère, vous et votre famille devez quitter Telluride et disparaître. Lisa regarda son mari avec des yeux rêveurs. 98 ATLANTIDE - Ce petit hôtel entouré de palmiers, sur la plage du cap San Lucas, que nous avons toujours rêvé d'acheter... - Je crois que le moment est venu, approuva Marquez. Pat toucha le bras de Pitt qui se tourna et lui sourit. - Où suis-je supposée me cacher? demanda-t-elle. Je ne peux pas abandonner ma carrière. J'ai travaillé trop dur pour arriver où j'en suis, à l'université. - Votre vie ne vaudra pas deux sous si vous retournez à votre classe et à vos recherches. Il faut d'abord savoir ce qui nous menace. - Mais je suis spécialiste des langues anciennes, et vous ingénieur sous-marin. Ce n'est pas notre boulot de traquer les meurtriers! - Vous avez raison. Les agences gouvernementales de recherches vont prendre le relais. Mais notre compétence va être essentielle pour résoudre le puzzle. - Vous ne croyez pas que tout ça est terminé, n'est-ce pas ? Il fit lentement non de la tête. - Appelez ça une conspiration compliquée ou un complot machiavélique - mais il y a quelque chose qui va bien plus loin que le simple meurtre. Inutile d'être devin pour savoir que les inscriptions et le crâne noir dans la crypte ont des ramifications plus profondes que tout ce que nous pouvons imaginer. Quand le shérif Eagan arriva et commença à interroger Giordino, Pitt sortit dans la nuit froide et regarda le grand tapis d'étoiles que formait la Voie lactée. La maison des Marquez était à près de 3 000 mètres d'altitude et ici, les étoiles étaient grossies en une étincelante mer de cristal. D regarda au-delà du ciel et maudit la nuit, maudit son impuissance, maudit les meurtriers inconnus et se maudit lui-même d'être perdu dans un maelstrôm de confusion. Qui étaient ces fous et leur Nouvelle Destinée ? Les réponses se perdaient dans la nuit. Aucune ne lui paraissait évidente et il pressentit l'inévitable. Il était pourtant sûr que quelqu'un allait payer, et payer très cher. Il commença à se sentir mieux. Au-delà de sa colère, il gardait une confiance glacée et au-delà encore, une lucidité aiguisée. Une pensée commençait à naître dans son esprit, grandissant et se développant jusqu'à ce qu'il saisisse clairement ce qu'il devait faire. Dès la première heure, le lendemain, il allait retourner dans les mines et rapporter le crâne d'obsidienne. 8 Ne pouvant emprunter la route par laquelle ils s'étaient échappés à moto, à cause du piège qui, en explosant, avait fait tomber la voûte de la galerie, l'équipe composée de Pitt, Giordino, Eagan, Marquez et deux adjoints prit celle que Pitt avait parcourue vingt-quatre heures plus tôt, venant de la mine du Boucanier. Suivant les informations du calculateur de guidage de Pitt, les hommes atteignirent bientôt un puits inondé, au bas duquel se trouvaient des galeries menant à la mine Paradise. Pitt, debout au bord du puits, scruta l'eau noire et menaçante, se demandant si son idée était aussi bonne que ça, après tout. L'inondation avait gagné deux niveaux de plus que la veille dans la mine. Pendant la nuit, la pression tout en bas avait lentement diminué jusqu'à ce que l'eau ait atteint son niveau. Le shérif Eagan trouvait qu'il était fou. Pat trouvait qu'il était fou. Luis et Lisa Marquez aussi. Seul Giordino ne le traita pas de cinglé, mais seulement parce qu'il avait insisté pour aller avec lui, pour lui donner un coup de main en cas de pépin. L'équipement de plongée était, en gros, le même que celui que Pitt avait utilisé la veille, sauf qu'il avait choisi, cette fois, une combinaison sèche. La combinaison humide s'était révélée pratique pour bouger hors de l'eau et l'avait protégé du froid pendant la longue marche dans les mines, mais la combinaison sèche était plus efficace contre les températures glacées de l'eau souterraine. Pour retourner à pied jusqu'au puits, cependant, il portait des vêtements chauds et confortables qu'il abandonnerait au dernier moment pour la combinaison de plongée. Luis Marquez avait accompagné l'expédition après avoir recruté trois de ses amis mineurs pour l'aider à transporter l'équipement de 100 ATLANTIDE plongée qui comprenait deux échelles de corde, destinées à rendre plus aisée l'ascension des puits verticaux. Le shérif Eagan était certain qu'on aurait besoin de lui au moment d'organiser le sauvetage, inévitable à son avis. Pitt et Giordino quittèrent leurs vêtements de ville et, pour augmenter la protection thermique, mirent des sous-vêtements en nylon et polyester en forme d'anciens pyjamas une pièce à caleçons longs. Puis ils enfilèrent leurs combinaisons sèches en caoutchouc vulcanisé Viking, avec les cagoules, les gants et les bottes lestées. Après quoi, ayant vérifié leurs équipements et leurs manomètres, Pitt jeta un coup d'oeil au visage de Giordino. Le petit Italien paraissait aussi calme et détendu que s'il allait plonger dans une piscine de trois mètres. - Je te guiderai avec l'ordinateur. Toi, tu t'occuperas des tables de décompression. Giordino tenait un calculateur électronique de décompression attaché à son bras gauche. - En supposant un temps approximatif de plongée de 30 minutes dans l'eau à 35 mètres de profondeur, à une altitude de 3 000 mètres au-dessus du niveau de la mer, il a fallu quelques calculs assez compliqués pour déterminer nos paliers de décompression. Mais je pense pouvoir te ramener à ce jardin de rocaille sans trop d'ivresse des profondeurs, d'embolie ou d'incidents biophysiques. - Je t'en serai éternellement reconnaissant. Pitt tira sur son visage son masque Mark II avec système de communication incorporé. - Tu m'entends ? demanda-t-il à Giordino. - Comme si tu étais dans ma tête. Ils halèrent dix bouteilles d'air comprimé dans la mine. Pour la plongée, ils en portaient chacun deux attachées sur leurs dos, avec une bouteille de réserve entre les deux autres, ce qui en faisait six en tout. Marquez et ses amis devaient les faire descendre à des profondeurs prédéterminées, correspondant aux paliers de décompression calculés par l'ordinateur de Giordino. Ils n'emportèrent pas d'armes, à part leurs couteaux de plongée. - Je pense qu'on peut y aller, dit Pitt. - Après toi, répondit Giordino. Pitt alluma sa lampe de plongée et en dirigea le faisceau vers la surface calme de l'eau. Il sauta, chutant de 1,50 mètre avant de s'enfoncer dans le vide liquide en provoquant une explosion de bulles. Une seconde explosion suivit juste après et Giordino sortit des ténèbres à côté de lui. Il fit un mouvement de la main indiquant ATLANTIDE 101 le fond, pirouetta et agita ses palmes en direction des profondeurs de la mine. Ils descendirent, descendirent, leurs lampes déchirant l'eau noire ne révélant que des murs de rochers durs et froids. Ils nageaient lentement, compensant la pression croissante de l'eau dans leurs oreilles à mesure qu'ils plongeaient plus profond. S'ils n'avaient pas su qu'ils nageaient dans un puits vertical, ils auraient pu jurer être dans un tuyau horizontal. Enfin, le sol de la galerie apparut au fond du puits, les rails des wagonnets semblant monter vers eux, des rails muets et froids sous leur épaisse couche de rouille. La turbidité créée par le mouvement puissant de l'explosion de la veille s'était dissipée. L'eau était calme et claire, la visibilité portait à 15 mètres au moins. Pitt vérifia son profondimètre. L'aiguille indiquait 55,8 mètres. H attendit que Gior-dino soit à son niveau, légèrement devant. - C'est à quelle distance ? demanda celui-ci. - Entre 90 et 100 mètres, juste après cette courbe, là-bas. Agitant ses palmes, il fonça dans le tunnel, balayant de sa lumière les madriers d'avant en arrière. Ils passèrent le tournant, nageant au-dessus des rails. Soudain, Pitt leva le bras et s'arrêta brusquement. - Eteins ta lampe ! ordonna-t-il. Giordino obéit et le tunnel retomba dans une obscurité étouffante, mais pas totalement. Une pâle lueur filtrait dans l'eau devant eux. - Je crois qu'on a des braconniers, dit Giordino. - Pourquoi ces types arrivent-ils chaque fois que je pointe mon nez ? grogna Pitt. ÏÏ y avait deux plongeurs dans la crypte, tous deux travaillant avec application à photographier les inscriptions murales. Ils avaient fixé des projecteurs sous-marins sur des supports, illuminant la pièce inondée comme un studio d'Hollywood. Pitt regarda par l'ouverture pratiquée dans le sol, restant dans l'ombre pour que les plongeurs ne voient pas le reflet de la vitre de son masque. Il s'émerveilla de leur efficacité. Ils utilisaient des appareils respiratoires incorporés à leurs combinaisons, qui absorbaient et éliminaient les bulles expirées par leurs détendeurs, afin de prévenir tout trouble de l'eau devant les objectifs de leurs appareil. Pitt fit surtout attention à ne pas laisser flotter ses propres bulles d'air par l'ouverture du sol de la crypte. - Us ont de la suite dans les idées, on ne peut pas leur enlever ça, murmura Pitt. Quoi que représentent ces inscriptions, ils veulent le savoir avec assez d'entêtement pour tuer ou être tués. 102 ATLANTIDE - Une chance que leur système de communication soit sur une fréquence différente, autrement ils entendraient nos conversations. - Peut-être r ont-ils entendue et laissent faire pour nous attirer à l'intérieur. Giordino eut un petit sourire derrière son masque. - Alors on les déçoit et on fiche le camp ? - Depuis quand avons-nous été assez futés pour nous sortir de la façon la plus facile d'une mauvaise situation ? - Je crois bien qu'on ne l'a jamais fait. Le lien unissant Giordino à Pitt n'avait jamais faibli depuis tant d'années que durait leur amitié - une amitié qui remontait à l'école primaire. Quelque projet que préparât Pitt, aussi fou ou ridicule fût-il, Giordino y participait jusqu'au bout, sans jamais protester. Ils s'étaient mutuellement sauvé la vie en plus d'une occasion et savaient à tout moment ce que l'autre pensait, quand c'était nécessaire. Inutile de dire qu'ils formaient une équipe soudée. Leurs aventures étaient légendaires à la NUMA, - Il serait impossible que nous entrions tous les deux dans la crypte sans qu'ils réagissent, dit Pitt en regardant le diamètre étroit de l'ouverture. - Nous pourrions entrer à la nage et les poignarder tous les deux, suggéra Giordino sans broncher. - Si nous étions à leur place, murmura Pitt, si doucement que Giordino l'entendit à peine, c'est ce que nous chercherions à faire. Mais sur le plan pratique, je préfère les prendre vivants. - Plus facile à dire qu'à faire. Pitt s'approcha aussi près qu'il l'osait de l'ouverture et jeta un coup d'oeil aux deux plongeurs, absorbés par leur travail. - Je crois que je vois une possibilité. - Ne me laisse pas sur des charbons ardents, dit Giordino en enlevant ses gants pour que ses mains soient plus libres de leurs mouvements. - Ils portent leurs couteaux de plongée attachés à leurs mollets. Giordino haussa les sourcils sous son masque. - Et alors ? Nous aussi ! - Oui, mais nous ne sommes pas sur le point d'être attaqués par-derrière par deux gredins géniaux et fringants ! Dans la crypte, les plongeurs achevaient de photographier les inscriptions et les symboles étoiles. Tandis que l'un chargeait l'équipement photographique dans un grand sac marin, l'autre entreprenait de placer des charges explosives dans un coin de la ATLANTIDE 103 chambre. Ce qui joua en faveur de Pitt et de Giordino. Dès que le plongeur photographe eut franchi l'ouverture de la crypte" Giordino lui arracha l'embout de son détendeur d'entre les lèvres et coupa son alimentation en air. En même temps, il passa son bras massif autour du cou de l'homme, l'étouffant jusqu'à ce qu'il cesse de bouger, évanoui. - J'ai eu le mien, dit-il, essoufflé. Pitt ne prit pas le temps de répondre. D'un rapide mouvement de ses palmes, il entra comme un boulet de canon dans la crypte, droit sur le plongeur sans méfiance qui reliait un minuteur aux explosifs. Il arriva par le côté, pour éviter les bouteilles attachées au dos de l'homme. Comme l'avait fait Giordino, il lui arracha l'embout de son détendeur et lui serra la gorge en tournant. Cependant, Pitt ne s'était pas accordé le luxe de prendre son temps pour constater que son adversaire était un vrai géant. Il lui fallut deux bonnes secondes pour réaliser qu'il avait, peut-être, eu les yeux plus grands que le ventre. L'homme était bâti comme un lutteur professionnel et en avait les muscles. Il ne réagit pas par une inertie impuissante mais au contraire, se battit violemment dans l'espace réduit de la crypte, comme un fou en proie à une crise aiguë. Pitt se sentit comme un renard inconscient qui aurait sauté sur le dos d'un ours blessé, et luttait chèrement pour sa vie. La puissance animale de l'homme qui essayait d'attraper Pitt derrière ses épaules était terrifiante. Deux mains énormes réussirent à lui saisir la tête. Ce qui évita à son cerveau d'être répandu dans l'eau fut que le poignet monstrueux de son adversaire se trouva près de sa joue. Il cracha son embout, réussit à tourner légèrement la tête malgré l'étau qui l'enserrait et mordit ce poignet de toute la force de ses mâchoires. Un nuage de sang se répandit dans l'eau. Les mains qui emprisonnaient sa tête le lâchèrent soudain, en même temps qu'un cri de douleur retentit comme un gargouillement grotesque. Pitt maintint sa prise et serra le cou de taureau avec toute l'énergie qu'il put rassembler malgré son épuisement. En désespoir de cause, il arracha le masque du monstre. Le gros homme se jeta en arrière contre un des murs, en un mouvement convulsif. Les bouteilles d'air comprimé de Pitt heurtèrent le rocher et il en eut le souffle coupé. Malgré le choc, il ne relâcha pas son étreinte. Il saisit son propre poignet avec son autre bras pour accentuer la pression autour de la gorge du plongeur. Etant placé derrière son adversaire, Pitt ne pouvait voir son visage. Se secouant comme un chien après un bain, le géant cherchait désespérément son embout, qu'il remit dans sa bouche, mais le 104 ATLANTIDE tuyau du détendeur était enroulé autour du bras de Pitt. Frénétiquement, l'homme se pencha pour saisir le couteau de plongée attaché à son mollet droit. Pitt avait attendu ce mouvement et s'y était préparé. Tandis que le géant se penchait, Pitt relâcha la main qui plaquait son bras contre la gorge du plongeur, la leva et lui planta un doigt dans l'oeil. Le résultat fut à la hauteur de ses espérances. Le gorille s'immobilisa et porta une main à son visage. En même temps, il attrapa aveuglément la main de Pitt et lentement, implacablement, commença à pousser son index et son majeur en arrière. Pitt sentit la douleur le traverser comme un éclair. Le supplice de sentir les os de ses doigts se casser un à un ne ressemble à aucun autre. Infernal est un euphémisme. Pitt commença à voir des feux d'artifice derrière ses paupières. D était à une microseconde de relâcher sa prise et de saisir la main qui lui causait tant de souffrance quand il sentit une très légère diminution de la pression. La douleur était toujours là mais diminuait un tout petit peu. Lentement, trop lentement, l'élancement commençait à se calmer, à mesure que le géant buvait la tasse par sa bouche grande ouverte. Ses mouvements devinrent spasmodiques et moins coordonnés, ïï montrait les premiers signes de l'évanouissement et commençait à se noyer. Son visage grimaça soudain de peur panique. Pitt attendit quelques secondes que l'homme devienne un peu mou avant de lui remettre dans la bouche l'embout de son détendeur, laissant l'air entrer dans la gorge et les poumons de sa victime. Giordino apparut dans l'ouverture. - Qu'est-ce qui t'a pris si longtemps ? - La mauvaise pioche, dit Pitt entre deux inspirations. Je choisis toujours la mauvaise file dans la circulation, la mauvaise queue à la banque et le plus grand adversaire dans une bagarre. Et ton bonhomme? - Je l'ai entouré comme un ver à soie de fil électrique trouvé sur un ensemble de lampes au plafond. Giordino regarda la forme inerte sur le sol de la crypte et ses yeux, derrière la vitre du masque, s'agrandirent. Il regarda Pitt avec respect. - Est-ce que les entraîneurs de la Fédération Nationale de Football connaissent ce type ? - Si c'était le cas, il serait le premier sur leurs listes, dit Pitt dont le cour reprenait peu à peu calme et sérénité. Prends leurs couteaux et leurs armes s'ils en ont. Ensuite, trouve du câble électrique supplémentaire et saucissonne-le avant qu'il revienne à lui et qu'il ATLANTIDE 105 démolisse la montagne. Et ne leur remets pas leur masque, je préfère que leur vision soit floue. Giordino ficela le plongeur géant avec du câble électrique et le jeta sans trop de délicatesse par l'ouverture donnant sur la fissure du fond. Puis il détacha un ou deux plombs à la ceinture de chacun des plongeurs afin que leurs corps soient légèrement flottants et donc plus faciles à tirer dans les tunnels. Il détacha aussi leurs couteaux de plongée. Sur le plus petit des deux, il trouva un pistolet qui lançait une petite flèche terminée d'un côté par un barbillon. La flèche était éjectée d'un cylindre par de l'air comprimé. Pendant que Giordino s'occupait de leurs prisonniers, Pitt sortait de sa ceinture de plongée un grand sac en filet de nylon dont il ouvrit la fermeture métallique. Il regarda le sinistre crâne noir qui semblait lui rendre son regard par ses orbites vides. Il ne put s'empêcher de penser que, peut-être, une malédiction s'attachait à ce crâne. Quel secret mystérieux cachait-il ? La nature idéaliste de Pitt cédait le pas à son côté pratique. Il avait beau être un rêveur, il ne croyait ni aux mythes ni aux contes populaires. Si l'on ne pouvait voir, sentir ou expérimenter un objet ou une idée, ils n'existaient pas pour lui. S'il n'avait été déjà à 55 mètres sous l'eau, il aurait volontiers craché dans l'oeil du crâne d'obsidienne. Mais puisqu'il était un des maillons de toute une chaîne d'énigmes, il avait bien l'intention de le remettre entre les mains de gens capables de l'étudier sous toutes les coutures. - Désolé, mon vieux, murmura-t-il si doucement que Giordino ne l'entendit pas, mais il est temps que tu te fasses connaître. Il souleva très soigneusement le crâne de son piédestal et le fit glisser dans le sac. A cette profondeur, il se transportait aisément mais, hors de l'eau, il supposa qu'il pèserait bien vingt kilos, fl jeta un dernier coup d'oil à la crypte, aux inscriptions murales et aux spots toujours allumés que les affrontements avait projetés par terre. Puis il plongea la tête la première par la béance du rocher, en prenant soin de ne pas heurter le crâne, afin de ne pas le briser. Giordino avait déjà tiré les deux plongeurs dans le tunnel. Le géant avait repris conscience et luttait violemment pour se libérer du câble électrique enserrant ses chevilles et plaquant ses bras contre son énorme corps. - Besoin d'un coup de main ? demanda Pitt. - Porte le crâne et le sac contenant les appareils photo, moi, je m'occupe des ordures. -11 vaut mieux que tu passes devant. Comme ça, je pourrai les surveiller et voir si Big Boy réussit à se libérer un peu. 106 ATLANTIDE Giordino lui tendit le petit pistolet à air comprimé. - Tire sur sa pomme d'Adam s'il fait mine de bouger un doigt. - Il va falloir faire très attention à nos paliers de décompression. ÏÏ se peut que nous n'ayons pas assez d'air pour nous quatre. Giordino eut un geste d'indifférence. - Désolé, mais je ne me sens pas prêt à me sacrifier. Le retour fut lent. Giordino trouva plus pratique de tirer les deux plongeurs et leur équipement en marchant sur les traverses des rails qu'en nageant dans le puits. Ils avaient consommé plus d'air que prévu pendant la première partie du trajet. Pitt gardait l'oil sur la jauge d'air. Il savait que le niveau avait beaucoup baissé. La jauge indiquait juste 150 bars. Giordino et lui avaient consommé deux fois plus d'air comprimé qu'il ne l'avait calculé avant la plongée car il ne s'était pas attendu à devoir lutter contre les intrus. Il roula sur lui-même et alla vérifier les réservoirs des plongeurs. Chacun disposait de presque 350 kilos d'air. Ds avaient dû trouver un passage plus court dans la mine pour aller à la crypte, supposa Pitt. Après ce qui lui sembla une éternité et un jour, ils atteignirent enfin le puits vertical et montèrent jusqu'au premier palier de décompression. Le shérif Eagan et Luis Marquez avaient fait descendre deux bouteilles sur une corde de nylon, jusqu'à l'exacte profondeur que Giordino avait calculée auparavant. Sans quitter des yeux son ordinateur, Giordino écoutait Pitt lire au fur et à mesure la pression restante dans chaque réservoir. Quand ils atteignirent le niveau minimum de sécurité, il les enleva et les poussa de côté. Les prisonniers ne firent preuve d'aucune rébellion. Us avaient fini par comprendre que résister équivaudrait à mourir. Mais Pitt ne relâcha pas une seconde sa surveillance. B savait que ces deux-là étaient de véritables bombes, n'attendant pour exploser que la première occasion qui leur permettrait de s'échapper. Le temps n'avançait pas. Ils utilisèrent ce qui restait de leur air puis passèrent sur leurs réservoirs de réserve. Quand les bouteilles des prisonniers furent également vides, Pitt et Giordino adoptèrent la respiration à deux sur un embout avec eux, échangeant leurs embouts entre deux inspirations. Après l'attente requise, ils nagèrent paresseusement jusqu'au palier suivant. Ils étaient au bout de leur réserve d'air comprimé quand Giordino fit enfin le signe " on remonte ". - La promenade est finie, dit-il. On peut rentrer à la maison. Pitt grimpa l'échelle de corde lancée par Marquez dans le puits. D atteignit le niveau du plancher du tunnel et tendit ses bouteilles au ATLANTIDE 107 shérif Eagan. Puis il passa le crâne et le sac des appareils photo. Après quoi Eagan prit la main tendue de Pitt et l'aida à poser le pied sur le rocher massif. Pitt roula sur le dos, enleva son masque facial et resta là une bonne minute, heureux de respirer l'air froid et humide de la mine. - Bienvenue parmi nous, dit Eagan. Qu'est-ce qui vous a pris tant de temps ? Vous étiez supposés revenir vingt minutes plus tôt. - Nous avons rencontré deux candidats de plus pour votre prison. Giordino fit surface, grimpa, puis agenouillé commença à remonter le plus petit des deux prisonniers. - J'aurai besoin d'aide pour l'autre, dit-il en enlevant son masque. Il pèse deux fois mon poids. Trois minutes plus tard, Eagan, penché sur les intrus, les questionnait. Mais ils se contentèrent de le regarder haineusement, sans rien dire. Pitt se baissa et enleva la cagoule de plongée qui couvrait la tête et le menton du plus petit. - Tiens, tiens ! Mon ami le motard ! Comment va votre nuque ? Le tueur ligoté leva la tête et cracha au visage de Pitt, le manquant de peu. Ses lèvres étaient retroussées comme celles d'un chien enragé et ses yeux d'assassin fusillaient Pitt. - Le petit monstre est irritable, on dirait. Un fanatique du Quatrième Empire, c'est ça? Tu vas pouvoir en rêver pendant que tu pourriras en prison. Le shérif s'approcha et prit l'épaule de Pitt. - Je vais devoir les relâcher. Pitt lui adressa un regard incendiaire. - Et puis quoi, encore ? - Je ne peux les arrêter que s'ils ont commis un crime, dit Eagan, impuissant. - Je vais t'en trouver, intervint Marquez. - Comment ça? - Violation de propriété, fouilles sans titres, destruction de propriété privée, et tu peux y ajouter le vol pour faire bonne mesure. - Qu'ont-ils volé? demanda Eagan, surpris. - Tout mon système d'éclairage du plafond, répondit Marquez avec indignation, montrant les câbles électriques attachant les plongeurs. Ils l'ont arraché à ma mine. Pitt posa une main sur l'épaule d'Eagan. - Shérif, nous avons en plus tentative de meurtre. Je crois qu'il serait sage de les garder quelques jours à l'ombre, au moins jusqu'à ce qu'une première enquête nous permette de les identifier et peut-être de découvrir la preuve de leurs intentions. 108 ATLANTIDE - Allez, Jim, dit Marquez, tu peux au moins les garder sous clef pendant que tu les interroges. - Je ne crois pas que je tirerai grand-chose de cette engeance. - Là, je suis d'accord, dit Giordino en passant une petite brosse sur ses cheveux bouclés. Us ne ressemblent pas à des campeurs heureux. - D se produit ici des choses qui dépassent de loin le comté de San Miguel, ajouta Pitt en enlevant sa combinaison sèche et en mettant ses vêtements de ville. Ça ne vous fera pas de mal de couvrir vos arrières. Eagan avait l'air pensif. - Très bien, je vais envoyer un rapport à l'Agence d'Investigation du Colorado... Il se tut tandis que toutes les têtes se tournaient vers l'entrée du tunnel. Un homme criait et courait vers eux comme pourchassé par des démons. Quelques secondes plus tard, ils reconnurent l'un des adjoints d'Eagan. Il arrêta sa course et se baissa jusqu'à ce que sa tête soit au niveau de ses hanches, haletant, épuisé d'avoir couru depuis la cave à vins de l'hôtel. - Qu'y a-t-il, Charlie ? demanda Eagan. Accouche ! - Les corps... (L'adjoint suffoquait.) Les corps dans la morgue... ! Eagan saisit Charlie par les épaules et le releva gentiment. - Qu'est-ce qu'ils ont, les corps ? - Ils ont disparu. - Mais qu'est-ce que tu racontes ? - Le coroner pense qu'ils ont disparu. Quelqu'un les a volés à la morgue ! Pitt regarda longuement Eagan en silence puis dit d'une voix calme : - Si j'étais vous, shérif, j'enverrais des copies de mon rapport au FBI et au ministère de la Justice. Cette affaire va beaucoup plus loin que tout ce que nous avions imaginé. Deuxième partie Sur les pas des Anciens i r 27 mars 2001 Baie d'Okuma, Antarctique. Le commandant Daniel Gillespie se tenait sur l'énorme pont arrière du Polar Storm et observait, dans ses jumelles teintées, la glace qui s'accumulait autour de la coque du brise-glace de recherches de 8 000 tonnes. Mince comme un haricot, il avait fréquemment des moments d'anxiété. Il étudiait la glace tout en calculant mentalement la meilleure route pour son navire. La glace de l'automne s'était formée de bonne heure dans la mer de Ross. A certains endroits, elle atteignait déjà 60 centimètres d'épaisseur, avec des monticules allant jusqu'à 90 centimètres. Le navire trembla sous ses pieds quand sa grosse proue frappa la glace comme un bélier puis se souleva au-dessus de sa surface blanche. Alors le poids de la partie avant du navire écrasa l'énorme banquise en morceaux de la taille de pianos, qui heurtèrent la peinture de la coque avec des grognements. Puis ces morceaux se jetèrent contre les plaques d'acier pour finir par se couper en petits morceaux, hachés par les hélices de 6,60 mètres et laissés dans le sillage où ils flottèrent comme des bouchons. Et cela se répéta jusqu'à ce qu'ils atteignent une partie de la mer, à quelques milles du continent, où la plaque de glace avait été plus lente à se former. Le Polar Storm combinait les capacités d'un brise-glace et d'un vaisseau de recherches. D'après la plupart des normes maritimes, c'était un vieux navire, lancé vingt ans plus tôt, en 1981. Il était également assez petit pour un brise-glace. Pour un déplacement de 8000 tonnes, il mesurait 43,5 mètres de long et 8,10 mètres de large. Son équipement permettait les études océanographiques, météorologiques, biologiques, et les recherches sur la glace. Il était 112 ATLANTIDE capable de traverser des plaques de glace d'au moins 90 centimètres d'épaisseur. Evie Tan avait embarqué sur le Polar Stonn à l'escale de Montevideo, en Uruguay, sur sa route vers l'Antarctique. Elle était assise sur une chaise et écrivait dans un carnet. Auteur d'ouvrages scientifiques et techniques, Evie était montée à bord pour rédiger un article pour un magazine scientifique national. C'était une femme menue, aux longs cheveux noirs soyeux, née et élevée aux Philippines. Elle regarda le commandant Gillespie scruter la banquise avant de lui poser une question. - Votre but est-il de débarquer une équipe de scientifiques sur la banquise pour étudier la glace marine ? Gillespie abaissa ses jumelles et hocha la tête. - C'est la routine, le travail courant. Quelquefois jusqu'à trois fois pendant une journée antarctique, les glaciologues descendent sur la glace pour prendre des échantillons et faire des relevés, pour les étudier ensuite dans le laboratoire du navire. Ils relèvent aussi les propriétés physiques de la glace et de l'eau de mer, d'escale en escale. - Cherchent-ils quelque chose en particulier ? - Joël Rogers, le scientifique qui dirige cette expédition, vous l'expliquera mieux que moi. Le but principal du projet est d'évaluer l'impact du réchauffement actuel qui rétrécit la glace marine autour du continent. - Est-il prouvé scientifiquement que la glace diminue ? demanda Evie. - Pendant l'automne antarctique, de mars à mai, l'océan autour du continent commence à geler et la glace à le recouvrir. Autrefois, la banquise s'étirait au-delà de la masse de la terre et formait un vaste collier, deux fois plus grand que l'Australie. Mais maintenant, la glace marine s'est retirée et n'est plus aussi épaisse ni aussi étendue qu'avant. Les hivers ne sont plus aussi froids qu'ils l'étaient dans les années 1950 et 60. A cause du réchauffement, un lien essentiel dans la chaîne marine de l'Antarctique s'est brisé. - En commençant par l'algue unicellulaire, qui vit sous la glace de la banquise, proposa Evie, bien informée. - Vous avez bien appris votre leçon, répondit Gillespie en souriant. Sans cette algue qui les nourrit, il n'y aurait pas de krill, ce minuscule animal ressemblant à une crevette qui pourvoit à son tour à la nourriture de tous les animaux et de tous les poissons de ces eaux méridionales, des pingouins aux baleines et aux pinnipèdes. - Par pinnipèdes, vous voulez dire les phoques ? ATLANTIDE 113 - C'est cela. Evie laissa errer son regard sur la baie d'Okuma, qui divise la Grande Plaque de Ross et la péninsule Edward VII. - Cette chaîne de montagnes, au sud, dit-elle, comment rappelle-t-on? - Les monts Rockefeller, répondit Gillespie. Ils sont flanqués par le mont Frazier, de ce côté-ci, et le mont Nilsen, de l'autre. - Us sont magnifiques, dit Evie admirant les pics couverts de neige, éblouissants sous le soleil qui brillait. Puis-je vous emprunter vos jumelles? - Bien sûr. Evie régla les lentilles sur un complexe formé de grands bâtiments entourant une large structure en forme de tour, à 3 kilomètres seulement vers le sud, dans une partie protégée de la baie d'Okuma. Elle distingua un aérodrome derrière les bâtiments et une jetée de béton s'enfonçant dans la baie. Un gros cargo était mouillé près de la jetée et une grue à longue flèche le déchargeait. - Est-ce une station de recherches, là-bas, au pied du mont Frazier? Gillespie regarda dans la direction où elle dirigeait les jumelles. - Non, il s'agit d'un complexe minier, appartenant et exploité par un grand conglomérat international basé en Argentine. Ils extraient des minéraux de la mer. Elle baissa les jumelles et le regarda. - Je ne pensais pas que ce soit économiquement faisable. Gillespie secoua la tête. - D'après ce que m'a dit Bob Maris, notre géologue, ils ont mis au point un nouveau procédé pour extraire l'or et d'autres métaux précieux de l'eau de mer. - Bizarre que je n'en aie pas entendu parler. - Leurs travaux sont très secrets. Nous ne pouvons nous approcher davantage sans que leurs navires de surveillance viennent nous rappeler à l'ordre. Mais on dit qu'ils utilisent une nouvelle science, appelée nano technologie. - Pourquoi dans un lieu aussi éloigné que l'Antarctique ? Pourquoi pas sur une côte ou une ville portuaire où le transport serait plus aisé ? - Selon Maris, le gel de l'eau concentre le sel et le pousse au fond. L'extraction devient alors plus efficace. Le commandant se tut et regarda la banquise sous la proue. - Excusez-moi, mademoiselle Tan, mais il y a un iceberg qui arrive droit devant. 114 ATLANTIDE L'iceberg surgit de la plaque de glace comme un plateau désert couvert d'un drap blanc. Ses murailles abruptes s'élevaient de 30 mètres au-dessus de la mer. D'un blanc brillant sous le pur soleil radieux et un ciel bleu et clair, l'iceberg semblait virginal et non touché par l'homme, les animaux ou les plantes marines. Le Polar Storm approcha l'iceberg par l'ouest et Gillespie ordonna à l'homme de barre de mettre en route les systèmes de contrôle automatique du navire sur un trajet faisant le tour du glacier au plus près. L'homme de barre manouvra habilement les contrôles électroniques sur une grande console et poussa un petit peu le brise-glace de 75 degrés sur bâbord, surveillant l'échosondeur pour s'assurer qu'aucun éperon sous-marin ne sortait de l'iceberg. La grosse quille du brise-glace était faite pour résister à un grand choc de glace massive mais Gillespie ne voyait aucune raison d'infliger quelque dommage que ce soit aux plaques de métal de son navire. Il fit le tour de la masse de glace à moins de 300 mètres, une distance raisonnable assez proche cependant pour que son équipage et les scientifiques, sur le pont ouvert, puissent contempler les falaises de glace qui dominaient la mer. C'était une vue étrange et magnifique. Bientôt, le navire contourna l'immense iceberg et retourna vers la banquise, au-delà. Soudain, un autre bateau apparut, que l'iceberg avait caché. Gillespie fut étonné de constater qu'il s'agissait d'un sous-marin. Le vaisseau des profondeurs avançait à travers une ligne ouverte dans la glace, en plein sur un chemin qui le mènerait droit dans la grande proue du brise-glace, de bâbord à tribord. L'homme de barre réagit avant même que Gillespie ait crié ses ordres sur le pont. Il jaugea la situation, jugea de la vitesse du sous-marin et lança le gros moteur diesel bâbord du brise-glace sur en arrière toute. C'était une manouvre sage, de celles qui auraient pu sauver le transatlantique de la White Star, le Titanic. Plutôt que de mettre en marche arrière les deux moteurs en un vain effort pour arrêter l'élan du grand brise-glace, il laissa le moteur tribord sur en avant demi. Une hélice poussant le Polar Storm en avant et l'autre en arrière, le navire tourna beaucoup plus vite qu'avec une simple commande du gouvernail. Sur le pont, tout le monde semblait hypnotisé, tandis que la direction de la proue s'éloignait lentement de la coque du sous-marin pour se retrouver dans son sillage, derrière sa poupe. Il n'y avait pas eu une seconde pour prévenir, pour communiquer d'un navire à l'autre. Gillespie fit sonner la corne de brume du brise-glace et cria par l'intercom à l'équipage et aux scientifiques de ATLANTIDE 115 se préparer à une collision. H y eut une sorte de frénésie réprimée sur le pont. - Allez, mon bébé, pria l'homme de barre. Tourne ! Evie regarda, fascinée, avant que le côté professionnel de son esprit reprenne le dessus. Elle sortit rapidement son appareil photo, vérifia les réglages et commença à prendre des photos. Au télémètre, elle ne vit aucun équipage sur le pont du sous-marin, aucun officier sur le kiosque. Elle s'était arrêtée pour changer le réglage quand elle aperçut la proue du sous-marin glisser sous la plaque de glace et entamer sa plongée. Les deux bateaux se frôlèrent. Gillespie était sûr que la proue massive et renforcée du brise-glace allait déchirer la coque épaisse du sous-marin. Mais un élan soudain du vaisseau des profondeurs, l'action rapide de l'homme de barre et l'habileté du Polar Stortn à prendre des virages serrés firent toute la différence entre un coup manqué et une tragédie. Gillespie se précipita vers le pont d'aile tribord et scruta l'eau, craignant le pire. Le sous-marin avait à peine plongé sous la surface quand la proue du brise-glace passa au-dessus de sa poupe, manquant le gouvernail et les hélices de moins de la longueur d'une table ordinaire de salle à manger. Gillespie ne put croire que les deux navires ne s'étaient pas heurtés. L'étrange sous-marin avait disparu avec à peine une vague, l'eau glacée tourbillonnant lentement en volutes puis retrouvant son calme, comme si le sous-marin n'avait jamais été là. - Nom de Dieu ! On n'est pas passés loin ! murmura l'homme de barre avec un soupir de soulagement. - Un sous-marin, dit Evie d'une voix rêveuse en baissant son appareil photo. D'où venait-il? A quelle marine appartient-il? - Je n'ai vu aucun logo, constata l'homme de barre. Et il ne ressemblait à aucun sous-marin que j'aie jamais vu. Le second du navire, Jake Bushey, se précipita sur le pont. - Que s'est-il passé, commandant ? - On a failli percuter un sous-marin. - Un sous-marin nucléaire, ici, dans la baie Marguerite ? Vous plaisantez ! - Le commandant Gillespie ne plaisante pas, intervint Evie. J'ai des photos pour le prouver. - Ce n'était pas un sous-marin nucléaire, ajouta Gillespie. - C'était plutôt un modèle ancien, d'après ses lignes, précisa l'homme de barre en regardant ses mains et remarquant pour la première fois qu'elles tremblaient. 116 ATLANTIDE - Prenez le commandement, ordonna Gillespie à Bushey. Gardez le cap sur ces récifs de glace, à un mille au large, sur tribord avant. Les scientifiques descendront là. Je serai dans ma cabine. Evie et Jake Bushey remarquèrent tous deux l'expression étonnée et distante du commandant. Ils le regardèrent descendre une échelle de coupée vers une coursive sur le pont inférieur. Gillespie ouvrit la porte de sa cabine et y entra. Né au milieu des marins, il adorait l'histoire de la mer. Des étagères couvraient les cloisons de sa cabine, pleines de livres sur l'océan. Il jeta un coup d'oil aux titres puis sortit un ouvrage d'identification des anciens navires. H s'assit dans un confortable fauteuil de cuir et tourna les pages, s'arrêtant sur une photo au milieu du livre. Le voilà ! Le navire apparu sous ses yeux, venu de nulle part, était photographié là. C'était un gros sous-marin naviguant en surface, non loin d'une côte rocheuse. Sous la photo, la légende disait : La seule photo connue de l'U-2015, l'un des deux bateaux Elec-troXXI qui furent opérationnels pendant la Seconde Guerre mondiale. Rapide, il pouvait rester en immersion pendant de très longues périodes et parcourir pratiquement la moitié du monde avant de remonter pour se réapprovisionner en carburant. La légende disait aussi que l'U-2015 avait été vu pour la dernière fois au large des côtes danoises, puis avait disparu quelque part dans l'Atlantique. Depuis, on le considérait comme disparu. Gillespie ne pouvait pas croire ce que ses yeux lui disaient. Cela semblait impossible, et pourtant, il savait que c'était vrai. L'étrange vaisseau sans marque, que le Polar Storm avait failli envoyer par le fond glacé de la baie, était un U-boat nazi, rescapé d'une guerre terminée depuis cinquante-six ans. 10 Après une longue conférence avec l'amiral Sandecker, le président de l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine, et Francis Ragsdale, le tout nouveau directeur du FBI, il fut décidé que Pitt, Giordino et Pat O'Connell s'envoleraient pour Washington pour briefer les enquêteurs du gouvernement sur l'étrange série d'événements de la mine Paradise. Des agents du FBI furent envoyés chez Pat, près de l'université de Pennsylvanie, et à Philadelphie pour emmener sa fille dans une maison sûre de la banlieue de Washington où elles seraient bientôt ensemble. Des agents se rendirent aussi discrètement à Telluride où ils pressèrent Luis et Lisa Marquez et leurs filles de les accompagner en un lieu secret à Hawaii. Escortés par un cercle protecteur d'auxiliaires du shérif, grâce à Eagan, Pitt, Giordino et Pat O'Connell embarquèrent à bord du jet de la NUMA et s'envolèrent pour la capitale de la nation. Tandis que le Cessna Citation Ultra V, peint en turquoise, passait les pics couverts de neige des montagnes de San Juan et se dirigeait vers le Nord-Est, Pat se détendit dans son fauteuil de cuir et prit la main de Pitt dans la sienne. - Vous êtes sûr que ma fille est à l'abri ? Il sourit et lui serra doucement la main. - Pour la dixième fois, elle est entre les mains très capables du FBI. Vous la serrerez dans vos bras dans quelques heures. - Je ne peux imaginer de vivre comme un animal traqué jusqu'à la fin de ma vie. - Cela n'arrivera pas, la rassura Pitt. Dès que nous aurons déniché ces cinglés du Quatrième Empire, qu'ils seront arrêtés 118 ATLANTIDE et condamnés, nous pourrons tous mener à nouveau une vie normale. Pat regarda Giordino qui s'était endormi dès que le train de l'avion avait quitté le tarmac. - Il ne perd pas de temps pour se laisser aller, lui ! - Al peut dormir n'importe où et n'importe quand. Il est comme les chats. (Il attira sa main à ses lèvres et posa un léger baiser au bout de ses doigts.) Vous devriez dormir. Vous êtes sans doute morte de fatigue. C'était la première marque d'affection que lui offrait Pitt depuis leur rencontre et Pat sentit une chaleur agréable monter en elle. - J'ai l'esprit trop occupé pour être fatiguée. (Elle sortit son carnet de son sac.) Je vais profiter du vol pour commencer à analyser les inscriptions. - L'appareil a un équipement informatique dans la cabine arrière, si ça peut vous être utile. - A-t-il un scanner pour entrer mes notes sur une disquette ? - Je crois. La fatigue parut s'effacer de son visage. - Ça m'aiderait beaucoup. Dommage que ma pellicule se soit abîmée après être restée dans l'eau. Pitt mit la main dans la poche de son pantalon et en sortit un paquet de plastique qu'il posa sur les genoux de la jeune femme. - Voici les photos de toutes les surfaces de la crypte. Elle fut abasourdie, en ouvrant le paquet, de trouver six rouleaux de pellicule. - Où diable avez-vous eu ça? - Avec les compliments du Quatrième Empire, répondit-il d'un ton détaché. Al et moi avons interrompu leur séance de photo dans la crypte. Ds la terminaient quand nous sommes arrivés. Je suppose qu'ils ont pris la totalité du texte. Je ferai développer les pellicules en priorité par le labo photo de la NUMA. - Oh ! Merci ! dit Pat, ravie, en embrassant sa joue mal rasée. Mes notes ne couvraient qu'une petite partie des inscriptions. Comme s'il n'était qu'un étranger dans une rue passante, elle le planta là et se dirigea vers la cabine informatisée de l'appareil. Pitt détendit son corps douloureux, se leva et alla vers l'avant où il ouvrit le réfrigérateur de la petite cuisine d'où il sortit un jus de fruit. Il regretta une fois de plus que l'amiral Sandecker n'autorisât pas les boissons alcoolisées à bord des avions et des navires de la NUMA. ÏÏ s'arrêta pour regarder la caisse de bois bien arrimée sur un ATLANTIDE 119 siège vide. Il n'avait pas quitté des yeux le crâne d'obsidienne depuis qu'il l'avait sorti de la crypte. Il ne put qu'imaginer les orbites vides le regardant à travers le bois de la caisse. Il s'assit de l'autre côté de l'allée, tira l'antenne d'un petit téléphone Globalstar et demanda un numéro préenregistré. Son appel fut relié à l'un des soixante-dix satellites en orbite qui le relaya à un autre satellite lequel, à son tour, le renvoya sur la terre où il se connecta au réseau public de téléphone. Pitt vit par le hublot passer les nuages, sachant que son correspondant ne répondait jamais avant la septième ou la huitième sonnerie. Finalement, à la dixième, une voix profonde répondit. - Je suis là. - St. Julien? - Dirk ! dit St. Julien Perlmutter, ravi, en reconnaissant la voix. Si j'avais su que c'était toi, j'aurais répondu plus vite. - Cela ne vous aurait pas ressemblé. Pitt n'avait aucun mal à imaginer Perlmutter et ses 180 kilos, dans son habituel pyjama de soie, enterré sous une montagne de livres concernant les navires et les océans, dans l'ancien relais de poste dont il avait fait sa maison. Conteur, gourmand, connaisseur et autorité reconnue de l'histoire de la marine, sa bibliothèque contenait les livres les plus rares sur le sujet, des lettres, des papiers et les plans de presque tous les navires jamais construits. Il était une encyclopédie vivante de la mer et des marins. - Où es-tu, mon garçon ? - Trente-cinq mille pieds au-dessus des montagnes Rocheuses. - N'aurais-tu pu attendre d'être à Washington pour m'appeler? - Je voulais mettre en branle un projet de recherche à la première occasion. - En quoi puis-je t'aider? Pitt expliqua brièvement la crypte mystérieuse et les inscriptions sur les murs. Perlmutter écouta pensivement, l'interrompant de temps à autre pour poser une question. Quand Pitt eut fini, il lui demanda : - Qu'as-tu exactement en tête ? - Vous avez accumulé des dossiers sur les contacts précolombiens avec les Amériques. - J'en ai plein une pièce. Des matériaux et des données sur tous les navigateurs ayant visité l'Amérique du Nord, du Centre et du Sud bien avant Christophe Colomb. - Vous rappelez-vous une quelconque histoire à propos d'anciens navigateurs qui auraient gagné l'intérieur des terres et y 120 ATLANTIDE auraient creusé des cryptes souterraines? Qui les auraient construites dans le seul but de laisser un message à ceux qui viendraient après eux ? Est-ce que ce genre de chose a jamais été mentionné dans l'Histoire récente ? - Ça ne me vient pas à l'esprit pour l'instant. II existe un certain nombre de récits sur le commerce que faisaient depuis longtemps les peuples des Amériques et les navigateurs d'Europe et d'Afrique. On pense qu'il existait des mines de cuivre et d'étain pour fabriquer du bronze et dont l'extraction massive remonterait à cinq mille ans au moins. - Où? demanda Pitt. - Dans le Minnesota, le Michigan, le Wisconsin. - Est-ce vrai ? - Moi, j'y crois, dit Perlmutter. H y a des traces de très vieilles mines de plomb dans le Kentucky, de serpentine en Pennsylvanie et de mica en Caroline du Nord. Les mines ont été exploitées pendant de nombreux siècles avant Jésus-Christ. Puis, mystérieusement, les mineurs inconnus ont disparu en très peu de temps, laissant leurs outils et autres preuves de leur présence là où ils se trouvaient, sans parler des sculptures de pierre, des autels et de dolmens. Les dolmens sont de larges pierres préhistoriques horizontales portées par deux pierres verticales ou davantage. - N'auraient-ils pu être l'ouvre des Indiens ? - Les Indiens d'Amérique ont rarement sculpté de la pierre et encore moins conçu des monuments de pierre. Les ingénieurs des Mines, après avoir étudié les anciennes excavations, estiment qu'on en a retiré plus de quatre millions de tonnes de cuivre. Aucun ne croit que les Indiens auraient pu en être les auteurs parce que les archéologues n'ont guère trouvé plus de quelques centaines de kilos de cuivre sous forme de perles et de colifichets. Les anciens Indiens travaillaient très peu le métal. - Mais nulle indication de chambres souterraines ni d'inscriptions énigmatiques ? Perlmutter réfléchit. - Non, je ne crois pas. Les mineurs de la préhistoire ont laissé fort peu de signes sur des poteries ou d'inscriptions extraordinaires. Juste quelques logogrammes et des pictogrammes, illisibles pour la plupart. On ne peut que supposer qu'ils viennent d'Egyptiens, de Phéniciens, d'hommes du Nord ou peut-être même d'une race plus ancienne. Dans les mines celtes du Sud-Ouest, il y en a des exemples et, dans l'Arizona, il y aurait des preuves d'objets romains trouvés non loin de Tucson, tout au début de ce siècle. Alors, que ATLANTIDE 121 pouvons-nous dire? La plupart des archéologues répugnent à se mettre dans une situation difficile en soutenant l'idée d'un contact précolombien. Ils refusent tout simplement d'accepter la thèse du diffusionnisme. - Une influence culturelle d'un peuple à un autre grâce à des contacts, c'est ça? - Exactement. - Mais pourquoi? demanda Pitt. Quand il existe tant de preuves ? - Les archéologues ont la tête dure, répondit Perlmutter. Ils viennent tous du Missouri. Il faut leur mettre le nez dessus. Mais comme les cultures précolombiennes n'ont pas utilisé la roue, sauf pour les jouets, ni développé la roue du potier, ils refusent de croire à la diffusion. - Il pourrait y avoir des tas d'autres raisons. Avant 1*arrivée de Cortés et des Espagnols, il n'y avait ni chevaux ni boufs en Amérique. Même moi je sais que l'idée de la brouette a mis six cents ans pour aller de la Chine à l'Europe. - Que puis-je te dire? soupira Perlmutter. Je ne suis qu'un mordu d'histoire maritime qui refuse d'écrire des traités sur des sujets dont je ne sais pas grand-chose. - Mais vous allez chercher dans votre bibliothèque tout ce que vous pourrez trouver sur les cryptes souterraines avec des inscriptions indéchiffrables, dans les coins les plus reculés du monde, il y a 4 000 ans, n'est-ce pas ? - Je ferai de mon mieux. - Merci, mon vieil ami. Je ne saurais vous en demander plus. Pitt avait une foi aveugle dans le vieil ami de sa famille, qui l'avait fait sauter sur ses genoux en lui racontant des histoires de marins, lorsqu'il était petit garçon. - Y a-t-il quelque chose que tu ne m'aies pas dit à propos de cette crypte ? demanda Perlmutter. - Seulement que j'y ai trouvé un objet. - Et tu ne me disais rien ? Quelle sorte d'objet ? - Un crâne grandeur nature, fait de l'obsidienne la plus pure. Perlmutter laissa l'idée le pénétrer un moment. - Tu connais sa signification ? demanda-t-il enfin. - Je n'en vois pas d'évidente, répondit Pitt. Tout ce que je peux vous dire, c'est que, sans outils modernes, les Anciens qui ont taillé et poli ce gros morceau d'obsidienne ont dû s'y mettre à dix générations pour réaliser une ouvre aussi splendide. - Tu as raison. L'obsidienne est une roche volcanique formée 122 ATLANTIDE par le refroidissement rapide de la lave. Pendant plusieurs milliers d'années, l'homme s'en est servi pour faire des pointes de flèches, des couteaux et des lances. L'obsidienne est très friable. C'est un exploit remarquable d'avoir créé un tel objet en un siècle et demi, sans le briser ni le fêler. Pitt regarda la caisse attachée au siège. - Dommage que vous ne puissiez pas être ici pour le voir, St. Julien! - Inutile, je sais déjà à quoi il ressemble. Pitt sentit qu'il y avait quelque chose de louche. Perlmutter avait la réputation de jouer avec ses victimes avant d'étaler sa supériorité intellectuelle. D n'eut donc d'autre choix que de sauter dans le piège. - fl faudrait le voir de vos propres yeux pour apprécier sa beauté. - Ai-je oublié de te dire, mon cher garçon, dit Perlmutter d'un ton faussement innocent, que je sais où il y en a un autre ? 11 Le Cessna Ultra V atterrit sur la piste à Test de la base de l'Air Force d'Andrews et roula jusqu'aux hangars loués par l'Air Force à diverses agences gouvernementales. La flotte aérienne de la NUMA et les locaux de transports étaient situés dans la partie nord-est de la base. Une camionnette de la NUMA, avec deux gardes de sécurité, attendait pour emmener Giordino à son appartement d'Alexandria, en Virginie, et Pat à la maison surveillée où l'attendait sa fille. Pitt portait avec précaution la caisse renfermant le crâne d'obsidienne. Il la posa par terre. Il n'accompagnerait pas Pat et Giordino mais rentrerait en ville. - Vous ne venez pas avec nous ? demanda Pat. - Non, quelqu'un vient me chercher. - Une amie ? dit-elle avec un regard entendu. - Me croiriez-vous si je vous disais qu'il s'agit de mon parrain? - Non, je ne crois pas. Quand vous reverrai-je ? Il posa un léger baiser sur son front. - Plus tôt que vous ne le pensez. Il ferma la portière et regarda la camionnette s'éloigner vers la grille principale de la base. Il se détendit et s'assit par terre, le dos appuyé à une des roues du train d'atterrissage, tandis que le pilote et le copilote s'éloignaient. L'air printanier de Washington était frais et clair et la température agréable pour la saison. Il n'attendait que depuis dix minutes quand une très élégante automobile gris et argent arriva dans le plus grand silence et s'arrêta à côté de l'avion. Le châssis de la Rolls-Royce Silver Dawn était allé de la chaîne de montage à la société Hooper et Compagnie, carrossiers de renom, 124 ATLANTIDE en 1955. Les pare-chocs se terminaient en gracieux faisceaux, les roues et les flancs étaient parfaitement lisses. Le moteur de six cylindres en ligne, avec arbre à cames en tête, assurait à la voiture un déplacement parfaitement silencieux et une vitesse maximale de 140 kilomètres/heure, sans autre bruit que le bruissement des pneus. Hugo Mulholland, le chauffeur de St. Julien Perlmutter, sortit de son côté de la voiture et tendit la main. - Quel plaisir de vous revoir, monsieur Pitt ! Celui-ci sourit et serra la main du chauffeur. Le salut fut donné sans le moindre signe de cordialité mais Pitt ne s'en offensa pas. fl connaissait Hugo depuis plus de vingt ans. Chauffeur et aide très capable de Perlmutter, il avait en fait un grand cour et beaucoup d'attention, mais il ne plaisantait jamais et ne se montrait pas davantage souriant. En définitive, il avait le visage impassible de Buster Keaton. Il prit le sac marin de Pitt et le mit dans la malle de la Rolls, puis s'écarta lorsque Pitt installa la caisse de bois à côté de son sac. Après quoi Mulholland ouvrit la portière arrière et se tint respectueusement à côté. Pitt monta dans la voiture, sur la banquette arrière dont les deux tiers étaient occupés par la grande carcasse de Perlmutter. - St. Julien, vous semblez vous porter comme un charme. - Plutôt comme un baobab ! Perlmutter prit la tête de Pitt entre ses mains et l'embrassa sur les deux joues. L'énorme bonhomme portait un panama sur ses cheveux gris. Son visage était rosé, avec un nez comme une tulipe et des yeux bleu ciel. - n y a trop longtemps que je ne t'ai vu. Depuis que cette petite Asiatique travaillant au service de Naturalisation et d'Immigration nous a confectionné un bon dîner dans l'appartement de ton hangar1. - Julia Marie Lee. C'était il y a tout juste un an. - Qu'est-elle devenue ? - La dernière fois que j'ai entendu parler d'elle, Julia était en mission à Hong Kong. - Elles ne restent jamais longtemps, n'est-ce pas? dit Perlmutter d'un ton rêveur. - Je ne suis pas le genre d'homme que les femmes veulent présenter à leur mère. 1. Voir Raz de marée, Grasset, coll. " Grand Format ", 1999. ATLANTIDE 125 - C'est stupide. Tu ferais un parti superbe si tu voulais bien te fixer. Pitt changea de sujet. - Je rêve ou je sens quelque chose à manger ? - Quand as-tu mangé pour la dernière fois ? - J'ai pris un café ce matin et un jus d'orange pour déjeuner. Perlmutter souleva un panier de pique-nique posé sur le plancher de la voiture et le posa sur ses larges cuisses. Puis il tira des plateaux de noyer cachés dans le dossier des sièges avant. - J'ai préparé un petit en-cas pour attendre d'arriver à Frede-ricksburg. - Est-ce là où nous allons? demanda Pitt qui attendait avec impatience de découvrir les bonnes choses contenues dans le panier. Perlmutter se contenta de hocher la tête et sortit une bouteille de Champagne brut Veuve-Clicquot Ponsardin label jaune. - Ça te va? - C'est mon préféré, admit Pitt. Mulholland ayant été autorisé à passer l'entrée principale, il tourna à gauche dans Capital Beltway et se dirigea à l'est, traversa le Potomac, atteignit Springfield et tourna vers le sud. Dans le compartiment arrière de la Rolls, Perlmutter installa des couverts d'argent et des assiettes de porcelaine sur les plateaux puis commença à passer divers plats, commençant par des crêpes aux champignons, des ris de veau, des huîtres grillées et panées, plusieurs pâtés, et des fromages, pour finir par des poires pochées au vin rouge. - C'est un vrai festin, St. Julien ! J'ai rarement l'occasion de déjeuner de façon aussi somptueuse. - Moi, si, dit Perlmutter en tapotant son large estomac. Et c'est ce qui fait la différence entre nous. Le grandiose pique-nique s'acheva par un Thermos de café à l'italienne. - Pas de cognac ? plaisanta Pitt. - Il est trop tôt dans la journée pour qu'un sexagénaire comme moi prenne un alcool fort. Sinon, je somnole tout l'après-midi. - Où est le second crâne d'obsidienne dont vous avez parlé ? - A Fredericksburg. - C'est ce que je supposais. - D appartient à une très gentille vieille dame du nom de Christine Mender-Husted. Son arrière-grand-mère a trouvé le crâne quand le baleinier de son mari a été pris dans la glace hivernale d'Antarctique. Une histoire fascinante. Selon la légende familiale, 126 ATLANTIDE Roxanna Mender s'est un jour perdue sur la banquise. Quand son mari, le commandant Bradford Mender, maître du baleinier Palo-verde et son équipage l'ont retrouvée, ils ont découvert un Indiaman anglais abandonné. Intrigués, ils l'ont abordé et fouillé, trouvant l'équipage et les passagers morts de froid. Dans un entrepôt, ils ont découvert un crâne d'obsidienne et d'autres objets étranges qu'ils durent laisser sur place parce que la banquise commençait à se briser et qu'il leur fallut courir jusqu'à leur propre navire. - Ont-ils sauvé le crâne noir? - En effet, dit Perlmutter en hochant la tête. Roxanna elle-même l'a emporté en quittant le navire abandonné. Il est dans la famille depuis. Pitt regarda rêveusement, par la fenêtre de la Rolls, le paysage verdoyant de Virginie. - Même si les deux crânes sont identiques, sans marques, ils ne nous disent rien de qui les a créés ni pourquoi. - Je n'ai pas pris rendez-vous avec Mme Mender-Husted pour comparer les crânes. - Ah ? Et quel est votre projet ? - Voilà dix ans que j'essaie d'acheter à la famille Mender des lettres datant du temps où le commandant Mender chassait les baleines. Y compris les livres de bord des navires sur lesquels il a servi. Mais la pièce de résistance de la collection, l'objet pour lequel je donnerais les quelques dents qui me restent, c'est le livre de bord du navire abandonné qu'ils ont trouvé dans les glaces. - C'est la famille Mender qui l'a ? demanda Pitt, sa curiosité piquée. - D'après ce que j'ai compris, le commandant Mender l'a pris juste avant de retraverser la banquise en vitesse. - Alors vous aviez une arrière-pensée en entreprenant ce voyage ? Perlmutter eut un sourire rusé. - J'espère que Mme Mender-Husted, quand elle verra notre crâne, se laissera fléchir et me vendra le sien en même temps que les archives familiales. - Vous n'avez pas honte, quand vous vous regardez dans la glace ? - Si, dit Perlmutter avec un rire diabolique. Mais ça passe très vite! - Y a-t-il quelque chose dans le journal du navire abandonné qui indiquerait l'origine du crâne ? Perlmutter fît signe que non. ATLANTIDE 127 - Je ne l'ai jamais lu. Mme Mender-Husted le garde sous clef. Plusieurs secondes passèrent. Pitt était perdu dans ses pensées. ÏÏ ne pouvait s'empêcher de se demander combien d'autres crânes d'obsidienne étaient cachés dans le monde. Roulant silencieusement à la vitesse limite, la Rolls-Royce couvrit la distance jusqu'à Fredericksburg en une heure et demie. Mul-holland mena la majestueuse voiture sur une allée circulaire et s'arrêta devant une pittoresque maison coloniale, sur les hauteurs de la ville, dominant la rivière Rappahanock et le champ de bataille où 12 500 soldats de l'Union étaient tombés en un seul jour, pendant la guerre de Sécession. La maison, bâtie en 1848, était un gracieux souvenir du passé. - Et voilà, nous y sommes, dit Perlmutter tandis que Mulholland lui ouvrait la portière. Pitt alla ouvrir le coffre arrière où il prit la caisse contenant le crâne. - Cela devrait se révéler intéressant, dit-il. Ils montèrent les marches et tirèrent un cordon qui déclencha une cloche à l'intérieur. Christine Mender-Husted aurait pu être la grand-mère que chacun rêve d'avoir. Elle était vive et pleine d'entrain, avec des cheveux blancs, un sourire accueillant, un visage d'ange, et plutôt ronde, avec au moins dix kilos de trop. Ses mouvements étaient aussi rapides que le regard de ses yeux noisette. Elle salua Perlmutter d'une poignée de main ferme et fît un petit signe de la tête quand il lui présenta son jeune ami. - Entrez, je vous en prie, dit-elle d'une voix douce. Je vous attendais. Puis-je vous offrir une tasse de thé ? Les deux hommes acceptèrent et elle les mena vers une bibliothèque au plafond haut, où ils prirent place dans de confortables fauteuils de cuir. Après qu'une jeune fille, qu'elle présenta comme la nièce d'un voisin l'aidant à tenir la maison, eut servi le thé, Christine se tourna vers Perlmutter. - Eh bien, St. Julien, comme je vous l'ai dit au téléphone, je ne suis toujours pas prête à vendre les trésors de rna famille. - J'admets que je n'ai jamais cessé de l'espérer, dit Perlmutter, mais j'ai amené Dirk pour une autre raison. Veux-tu montrer à Mme Mender-Husted ce que tu as dans cette boîte ? demanda-t-il en se tournant vers Pitt. - Christine, dit-elle. Mon nom de jeune fille accolé à mon nom d'épouse c'est trop long à prononcer. 128 ATLANTIDE - Avez-vous toujours habité la Virginie? demanda Pitt en faisant la conversation pendant qu'il ouvrait les ferrures de la caisse où reposait le crâne de la mine Paradise. - Je descends de six générations de Californiens, dont beaucoup vivent encore à San Francisco et aux alentours. J'ai eu de la chance d'épouser un homme de Virginie, qui a été le conseiller spécial de trois Présidents. Pitt se tut, captivé par un crâne d'obsidienne noire posé sur le manteau de la cheminée où l'on avait allumé un feu. Puis, lentement, comme en transe, il ouvrit la caisse, souleva son crâne, se leva et alla le poser à côté de son double. - Oh ! Mon Dieu ! murmura Christine. Je n'aurais jamais imaginé qu'il en existât un autre ! - Moi non plus, dit Pitt en étudiant les deux crânes. D'après ce que je vois ici à l'oil nu, ils sont parfaitement identiques, de forme et de composition. Même les dimensions paraissent égales. Comme s'ils sortaient du même moule. - Dites-moi, Christine, dit Perlmutter en tenant sa tasse de thé à la main, quelle histoire mystérieuse votre arrière-grand-père vous a-t-il racontée à propos de ce crâne ? Elle le regarda comme s'il avait posé une question stupide. - Vous savez aussi bien que moi qu'on l'a trouvé dans un navire gelé appelé le Madras. Il était en route pour Liverpool, venant de Bombay, avec trente-sept passagers, quarante hommes d'équipage, et transportait un chargement de thé, de soie, d'épices et de porcelaines. Mes arrière-grands-parents ont trouvé le crâne dans une pièce remplie d'objets d'art anciens. - Ce que je voulais savoir, c'est s'ils ont trouvé une explication de la présence de ces objets à bord et surtout, comment ils y sont arrivés. - Je sais que le crâne et les autres curiosités n'ont pas été chargés à Bombay. L'équipage et les passagers les ont découverts quand ils ont fait escale sur une île déserte pendant le voyage pour trouver de l'eau. Les détails étaient dans le livre de bord. Pitt hésita, craignant le pire. Il répéta : - Vous avez dit étaient dans le livre de bord ? - Le commandant Mender ne l'a pas gardé. Le dernier souhait du commandant du Madras était qu'on l'adresse aux propriétaires du navire. Mon arrière-grand-père l'a donc envoyé par courrier à Liverpool. Pitt eut l'impression de s'être cogné à un mur de brique au bout d'un cul-de-sac. ATLANTIDE 129 - Savez-vous si les propriétaires du Madras ont monté une expédition pour retrouver le navire abandonné et la source des objets? - Les propriétaires d'origine, en fait, avaient vendu leur compagnie avant que le commandant Mender envoie le journal, expliqua Christine. La nouvelle direction envoya deux navires pour trouver le Madras mais tous deux ont disparu corps et biens. - Alors, tous les registres sont perdus, dit Pitt, découragé. - Je n'ai jamais dit ça, répondit Christine, l'oil brillant. Il regarda la vieille dame, essayant de lire quelque chose dans ses yeux. - Mais... - Mon arrière-grand-mère était une femme très maligne, coupa Christine. Elle a recopié le journal du Madras avant que son mari l'envoie en Angleterre. Pitt sentit la chaleur regagner ses membres, comme si le soleil avait soudain reparu à travers des nuages noirs. - Me permettez-vous de le lire ? Christine ne répondit pas immédiatement. Elle alla jusqu'à un vieux bureau de marin et regarda un tableau accroché au panneau de chêne au-dessus. 11 représentait un homme assis sur un fauteuil, les jambes et les bras croisés. Sans la grande barbe qui couvrait son visage, il aurait pu être un bel homme. Il était grand, et son corps et ses épaules remplissaient le fauteuil. La femme debout près de lui, une main sur son épaule, était petite et le regardait intensément de ses yeux bleus. Tous deux portaient des vêtements du dix-neuvième siècle. - Le commandant Bradford et Roxanna Mender, dit Christine d'une voix rêveuse, perdue dans un passé qu'elle n'avait pas vécu. Elle se tourna et regarda Perlmutter. - St. Julien, je crois que l'heure est venue. J'ai gardé trop longtemps leurs papiers et leurs lettres, par sentimentalité. Il vaut mieux que leur souvenir soit entretenu par d'autres, capables de lire et de bénéficier de l'histoire qu'ils ont vécue. La collection est à vous pour le prix que vous m'en avez offert. Perlmutter bondit de sa chaise comme s'il avait un corps d'athlète. Il serra Christine contre lui. - Merci, chère madame. Je vous promets que tout sera soigneusement préservé et rangé dans les archives, pour les historiens à venir. Christine s'approcha de Pitt, près de la cheminée. - Et pour vous, monsieur Pitt, un cadeau. Je remets mon crâne 130 ATLANTIDE d'obsidienne entre vos mains. Maintenant que vous avez la paire, que comptez-vous en faire ? - Avant de les confier à un musée d'Histoire ancienne, ils seront étudiés et analysés en laboratoire pour voir si on peut les dater et les relier à une civilisation passée. Elle contempla longuement sa tête d'obsidienne avant de pousser un profond soupir. - Je regrette de la voir partir, mais cela m'est plus facile en sachant qu'on en prendra grand soin. Vous savez, les gens qui l'ont vue ont toujours pensé qu'elle annonçait la malchance et la tragédie. Mais depuis le moment où Roxanna l'a transportée, sur la banquise en train de fondre, jusqu'au navire de son mari, elle n'a apporté que chance et bénédiction à la famille Mender. Sur le chemin du retour à Washington, Pitt lut les pages du journal de bord du Madras copiées sur un cahier à couverture de cuir par la main délicate et légère de Roxanna. Malgré la tenue de route fluide de la Rolls, il dut arrêter sa lecture de temps en temps et regarder par la fenêtre, pour éviter d'avoir mal au cour. - As-tu trouvé quelque chose d'intéressant ? demanda Perlmutter tandis que Mulholland passait le pont George Mason, sur le Po-tomac. Pitt leva les yeux du journal. - Je pense bien ! Maintenant, nous savons à peu près où l'équipage du Madras a découvert son crâne. Et beaucoup, beaucoup plus ! 12 La Rolls-Royce s* arrêta devant le vieux hangar d'aviation dont Pitt avait fait sa maison, sur la partie déserte de l'aéroport international de Washington. Le hangar semblait décrépi. Il avait été construit en 1936 et paraissait abandonné depuis longtemps. Des herbes folles entouraient les murs couverts de rouille et les fenêtres étaient bouchées par des planches. Dès que Hugo fut sorti de la voiture, deux hommes lourdement armés, vêtus de treillis de camouflage, firent irruption, mitraillettes pointées. L'un d'eux se pencha par la fenêtre de la voiture tandis que l'autre se tenait devant Mulholland, comme pour le mettre au défi de faire un pas de plus. - L'un d'entre vous a intérêt à être Dirk Pitt, aboya celui qui regardait la banquette arrière. - C'est moi, dit Pitt. Le garde observa un instant son visage. - Prouvez-le, monsieur. Ce n'était pas une demande mais un ordre. Pitt montra sa carte de la NUMA. Le garde releva son arme et sourit. - Désolé de vous avoir embêté mais nous avons ordre de vous protéger, vous et votre propriété. Pitt supposa que les hommes appartenaient à une agence fédérale de protection peu connue. Leurs agents, triés sur le volet, étaient chargés de veiller sur les employés du gouvernement dont la vie était menacée. - Je vous remercie de l'intérêt que vous me portez et de votre dévouement. 132 ATLANTIDE - Les deux autres messieurs ? - De bons amis. Le garde tendit à Pitt une petite alarme télécommandée. - Veuillez la porter sur vous en permanence pendant que vous serez chez vous. Au moindre signe de danger, appuyez sur le bouton d'appel. Nous répondrons en moins de vingt secondes. Le garde ne donna pas son nom et Pitt ne le lui demanda pas. Mulholland avait ouvert le coffre et Pitt en sortit son sac de voyage. Il remarqua alors que les deux gardes avaient disparu. Il regarda autour du hangar et scruta les champs qui bordaient les pistes. Ds auraient pu ne jamais avoir été là. Pitt en conclut qu'ils avaient une cachette souterraine. - Je vais demander à Hugo d'aller au quartier général de la NUMA pour y déposer tes têtes d'obsidienne, dit Perlmutter. Pitt mit une main sur l'épaule du chauffeur. - Très doucement, portez-les au laboratoire du sixième étage et remettez-les au scientifique de garde. Il s'appelle Harry Matthews. Mulholland eut un vague sourire qui, pour qui ne le connaissait pas, aurait pu être pris pour une grimace découvrant ses dents. - Je ferai de mon mieux pour ne pas les laisser tomber. - Au revoir, St. Julien, et merci ! - De rien, mon garçon. Viens dîner dès que tu en auras l'occasion. Pitt regarda la vieille Rolls s'éloigner sur la route de terre battue menant à une grille de sécurité de l'aéroport, soulevant un petit nuage de poussière derrière son pare-chocs arrière. Puis il dirigea les yeux vers un vieux poteau électrique, en haut duquel se trouvait une minuscule caméra de surveillance. Elle lui permettrait peut-être de satisfaire sa curiosité quant à la cachette des gardes dont elle avait dû enregistrer les mouvements. Avec une petite télécommande, il désactiva le système d'alarme très efficace du hangar et ouvrit une porte qui paraissait ne pas avoir servi depuis la Seconde Guerre mondiale. Il mit son sac sur son épaule et entra. L'intérieur était sombre et à l'épreuve de la poussière. Pas un rai de lumière ne brillait nulle part. Alors il ferma la porte et appuya sur l'interrupteur, illuminant le hangar d'un océan de clartés et d'un éventail de couleurs. Le sol du hangar, peint d'une couche brillante d'époxy blanc, était recouvert de cinquante vieilles automobiles de collection, d'une myriade de couleurs vives. Cette parade incluait un avion à réaction allemand de la Seconde Guerre mondiale et un trimoteur du ATLANTIDE 133 début des années 1930, appelé Tin Goose1. Un wagon de chemin de fer du début du siècle était posé sur des rails contre un des murs du hangar. Comme placée là pour contenir des pièces de rechange, il y avait aussi une grande baignoire de fonte avec un moteur hors-bord et un curieux radeau gonflable avec un mât et une cabine de fortune2. Enfin la collection était gardée par un grand totem indien Haida3. Pitt s'immobilisa pour embrasser du regard sa collection éclectique et les nombreuses plaques publicitaires, véritables pièces de musée, qui pendaient du plafond voûté et parmi lesquelles une réclame pour Burma Shave. Satisfait de constater que tout était en place, il grimpa l'escalier de fer forgé en spirale menant à son appartement situé au-dessus du hangar. L'intérieur ressemblait à un musée de la Marine. Des modèles réduits de bateaux dans des vitrines étaient mêlés à des rayons en bois de gouvernails et des cadrans de boussole, des cloches de navires et des casques de scaphandriers, en cuivre et en laiton. Il alla prendre une douche, dirigeant le jet d'eau brûlante contre un mur de la cabine pendant qu'il s'allongeait sur le dos, les jambes levées dans un des coins. Il se détendit ainsi en buvant un verre de tequila Juan Julio avec des glaçons quand la cloche de bateau annonça la présence d'un visiteur à la porte d'entrée. Pitt regarda l'un des quatre écrans montés entre deux rayonnages de livres et reconnut le vice-président de la NUMA, Rudi Gunn, attendant sur le seuil. Il appuya un bouton de télécommande et dit : - Entre, Rudi, je suis en haut. Gunn monta l'escalier et entra dans l'appartement. Petit, les cheveux rares et le nez romain, Gunn regardait la vie à travers des lunettes à monture d'écaillé. Ancien commandant de la Navy et major de l'Académie Navale, Gunn était extrêmement intelligent et respecté de tous au sein de la NUMA. Il avait de grands yeux bleus, encore agrandis par les verres de ses lunettes et une expression un peu ahurie. - Deux types en tenue camouflée m'ont fichu une trouille d'enfer avant que je prouve que j'étais un de tes amis de la NUMA. - Une idée de l'amiral Sandecker. - Je savais qu'il utilisait les services d'agents de sécurité mais 1. Oie d'étain. 2. Voir Onde de choc, Grasset, coll. " Grand Format ", 1997. 3. Voir L'Or des Incas, Grasset, coll. " Grand Format ", 1995. 134 ATLANTIDE j'ignorais qu'ils avaient des pouvoirs magiques et pouvaient apparaître comme ça, de nulle part. Il ne leur manque qu'un jet de fumée. - Ils sont très efficaces, reconnut Pitt. - On m'a briefé sur ton aventure à Telluride, dit Gunn en se laissant tomber dans un fauteuil. On raconte en ville que ta vie ne vaut pas un sou. Pitt lui apporta un verre de thé glacé. Gunn ne buvait presque jamais d'alcool à part une bière de temps en temps. - Pas pour ces clowns du Quatrième Empire. Je suppose qu'ils feront tout pour me conduire à la tombe. - J'ai pris la liberté de regarder sous quelques pierres, dit Gunn avant de boire la moitié de son verre de thé. J'ai rencontré quelques amis de la CI A... - Quel intérêt la CIA pourrait-elle avoir pour un crime privé ? - Ils supposent que les tueurs que tu as rencontrés dans la mine Paradise appartiennent à un syndicat criminel international. - Des terroristes ? Gunn fit non de la tête. - Ce ne sont ni des religieux, ni les fanatiques d'un culte. Mais leur but est encore secret. Ni les agents de la CIA, ni ceux d'Interpol, personne n'a encore réussi à pénétrer leur organisation. Toutes les agences de renseignements étrangères savent seulement qu'ils existent. Où ils opèrent, qui les contrôle, ils n'en ont pas la moindre idée. Leurs tueurs arrivent, comme ils l'ont fait à Telluride, ils tuent leurs victimes puis ils disparaissent. - A quels crimes sont-ils mêlés, à part les meurtres ? - Cela aussi semble être un mystère. Pitt fronça les sourcils. - Qui a jamais entendu parler d'un syndicat criminel sans intention particulière ? Gunn haussa les épaules. - Je sais que ça a l'air dingue, mais ils n'ont encore jamais laissé la plus petite piste. - J'ai deux de ces ordures de Telluride à interroger. Gunn le regarda avec étonnement. - Tu n'as pas encore appris la nouvelle ? - Quelle nouvelle ? - Un certain shérif Eagan, de Telluride, a appelé l'amiral Sande-cker il y a une heure. On a retrouvé les prisonniers morts. - Nom de Dieu ! jura Pitt avec irritation. J'avais pris grand soin de dire au shérif de les fouiller, pour le cas où ils auraient du cyanure sur eux. ATLANTIDE 135 - Rien d'aussi banal que le poison. Selon Eagan, une bombe a démoli leurs cellules. Ds ont été hachés menu, en même temps qu'un adjoint du shérif, de garde un peu plus loin. - La vie ne vaut pas grand-chose pour ces gens, dit Pitt avec amertume. - C'est ce que j'ai cru comprendre. - Qu'est-ce qu'on fait, maintenant? - L'amiral t'envoie sur un projet géologique en grande profondeur, au milieu du Pacifique, où tu seras raisonnablement en sécurité et à l'abri d'autres tentatives d'assassinat. Pitt fit une grimace. - Je n'irai pas. - Je savais que tu dirais ça, dit Gunn en souriant. De plus, tu es trop important pour l'enquête pour qu'on t'envoie dans un bled. Dans l'état actuel des choses, tu risques d'avoir plus de contacts que quiconque avec ce groupe et de vivre assez pour en parler. Les enquêteurs de haut niveau veulent te parler. Huit heures demain matin... (Il tendit à Pitt une feuille de papier.) Sois-y. Entre ta voiture dans le garage et attends les instructions. - Est-ce que James Bond et Jack Ryan y seront aussi ? Gunn fit à son tour la grimace. - Très drôle ! Il finit son verre de thé glacé et passa sur le balcon surplombant la fabuleuse collection. - C'est intéressant, ça. - Quoi? - Tu parles des assassins comme s'ils appartenaient au Quatrième Empire. - C'est leur définition, pas la mienne. - Les nazis appelaient leur hideux paradis le Troisième Reich. - La plupart des vieux nazis sont morts, grâce à Dieu, dit Pitt. Et le Troisième Reich est mort avec eux. - As-tu jamais pris des cours d'allemand ? demanda Gunn. - Les seuls mots que je connaisse sont ja, nein et Auf Wiederse-hen, - Alors, tu ignores que l'anglais pour " Troisième Reich " c'est " Troisième Empire " ? Pitt se raidit. - Tu ne veux pas insinuer qu'il s'agit d'une bande de néonazis ? Gunn allait répondre quand une grande explosion se fit entendre, comme le son d'un chasseur à réaction utilisant sa postcombustion. Elle fut immédiatement suivie par un bruit de métal déchiré à faire 136 ATLANTIDE éclater les tympans et l'éclair d'une flamme rouge qui traversa le garage, avant de disparaître à travers le mur opposé. Deux secondes après, une autre explosion secoua le hangar et le balcon de fer forgé. De la poussière tomba du toit de tôle et se posa sur les voitures brillantes, ternissant leurs peintures vives. Un silence surnaturel suivit le grondement de l'explosion. Puis on entendit le crépitement d'armes automatiques, suivi d'un bruit violent mais plus étouffé. Les deux hommes restèrent immobiles, pétrifiés, agrippant la rampe du balcon. Pitt fut le premier à récupérer sa voix. - Les salauds ! siffla-t-il. - Mais qu'est-ce que c'était que ça ? demanda Gunn, choqué. - Maudits soient-ils ! Ils ont tiré un missile dans mon hangar. La seule chose qui nous a sauvés d'être réduits en bouillie, c'est qu'il n'a pas explosé ici. La tête est passée à travers l'un des murs minces et rouilles et est sortie par un autre sans que le détonateur ait heurté un pilier de métal. La porte s'ouvrit à la volée et les deux gardes se précipitèrent dans le hangar, s'arrêtant au pied de l'escalier métallique. - Etes-vous blessés ? demanda l'un d'eux. - Je crois que le mot juste est " secoués ", dit Pitt. D'où est-ce arrivé? - Une roquette tirée d'un hélicoptère, répondit le garde. Désolé de l'avoir laissé s'approcher aussi près. Nous nous sommes fait avoir par son logo - il indiquait une station locale de télévision. Nous avons bien tiré, cependant, et on l'a descendu. Il s'est écrasé dans la rivière. - Beau travail, dit sincèrement Pitt. - Vos amis ne regardent pas à la dépense, hein ? - On dirait, en effet, qu'ils ont du fric à perdre. Le garde se tourna vers son partenaire. - Nous allons agrandir notre périmètre. Y a-t-il des dommages? demanda-t-il à Pitt en regardant autour de lui. - Juste deux trous dans les murs, assez gros pour y passer des cerfs-volants. - Nous allons les faire réparer immédiatement. Rien d'autre ? - Si, dit Pitt, plus furieux à mesure qu'il découvrait le revêtement de poussière sur ses voitures de luxe. Appelez une équipe de nettoyage. - Tu devrais peut-être reconsidérer ce projet dans le Pacifique ? dit Gunn. Pitt ne parut pas entendre. ATLANTIDE 137 - Quatrième Reich, Quatrième Empire, quels qu'ils soient, ils viennent de faire une très sérieuse erreur. - Oh ? dit Gunn en regardant ses mains tremblantes comme si elles appartenaient à un autre. Laquelle ? Pitt considérait les trous béants dans les murs du hangar. Une lueur froide et malveillante faisait briller ses yeux vert opaline, une malveillance que Gunn n'avait vue qu'en de rares occasions. H frissonna involontairement. - Jusqu'à présent, les méchants se sont bien amusés, dit Pitt, la bouche tordue en un sourire dur. Maintenant, c'est mon tour. 13 Pitt regarda les bandes de sa caméra de surveillance avant d'aller se coucher et vit que les gardes avaient bien fait leur travail. En utilisant des cartes du système de drainage souterrain de l'aéroport, ils avaient trouvé un gros tuyau de 2,40 mètres de diamètre utilisé pour évacuer l'eau de pluie et la neige fondue des pistes, aires de stationnement et terminaux. Le tuyau de drainage passait à 25 mètres du hangar de Pitt. Dans un accès de maintenance - caché par les hautes herbes - ils avaient installé un poste d'observation bien camouflé. Pitt pensa un moment aller leur offrir du café et des sandwiches, mais il y renonça. La dernière chose à faire était de compromettre leur couverture de surveillance. Il venait de finir de s'habiller et de déjeuner rapidement quand un camion chargé de matériel de réparation pour les trous du hangar s'arrêta sur la route, devant chez lui. Une camionnette sans marques extérieures se gara derrière et plusieurs femmes en combinaisons de travail en descendirent. Les gardes de sécurité ne révélèrent pas leur présence mais Pitt savait qu'ils surveillaient la scène. L'un des ouvriers marcha vers lui. - Monsieur Pitt ? - Oui. - Nous allons entrer, faire les réparations, nettoyer et repartir, aussi vite que possible. Pitt regarda avec admiration les hommes décharger de vieilles tôles rouillées, ressemblant à celles de son hangar. - Où avez-vous trouvé ça? demanda-t-il en les montrant du doigt. - Vous seriez surpris d'apprendre combien le gouvernement ATLANTIDE 139 garde la trace des vieux matériaux de construction, dit l'ouvrier. Ce que vous voyez là vient du toit d'un vieil entrepôt de Capital Heights. - Notre gouvernement est plus efficace que je ne le croyais. Il les laissa travailler et allait se mettre au volant d'une Jeep Cherokee turquoise de la NUMA quand une Corvette Sting Ray noire au pare-brise mobile s'arrêta sur la route. Giordino passa la tête par la fenêtre côté passager et cria : - Tu as besoin d'un chauffeur? Pitt courut vers lui et sauta dans la voiture, pliant les jambes en s'installant sur le siège de cuir. - Tu ne m'avais pas dit que tu viendrais ici ? - On m'a demandé d'être en même temps que toi à huit heures pile. J'ai pensé que nous pourrions faire la route ensemble. - Tu es génial, Al, dit joyeusement Pitt. Et je me fiche de ce qu'on peut dire de toi ! Giordino quitta Wisconsin Avenue pour emprunter une petite rue résidentielle dans Glover Park, près de l'Observatoire de la Marine. La rue, occupée par un seul long immeuble, était ombragée par des ormes centenaires. A part l'unique maison cachée par de hautes haies, le bloc était vide. Aucune voiture garée, personne sur les trottoirs. - Tu es sûr que nous n'avons pas pris un mauvais tournant? demanda Giordino. - Nous sommes dans la bonne rue et, puisque cette maison est la seule, ce doit être là. Giordino tourna dans la seconde entrée d'une allée circulaire mais alla droit devant lui jusqu'à l'arrière de la maison au lieu de s'arrêter devant la porte cochère. Pitt étudia l'immeuble de brique de trois étages tandis que Giordino tournait pour s'engager dans un garage détaché à l'arrière. La maison semblait avoir été construite pour un personnage important et riche, un peu après la guerre de Sécession. Le terrain et la maison étaient remarquablement entretenus mais les rideaux étaient tous tirés, comme si les locataires étaient partis pour un certain temps. La Corvette entra dans le garage dont la porte à deux battants était grande ouverte. L'intérieur était vide, avec seulement quelques outils de jardinage éparpillés, une tondeuse à gazon et un établi qui paraissait ne pas avoir été utilisé depuis des dizaines d'années. Giordino arrêta le moteur, mit le frein à main et se tourna vers Pitt. - Bon. Et maintenant ? 140 ATLANTIDE La réponse vint quand les portes automatiques se fermèrent. Quelques secondes plus tard, la voiture tombée dans un garage-ascenseur commença à descendre lentement. A part le ronronnement à peine audible, la descente se fit sans bruit. Pitt essaya d'estimer la profondeur et la vitesse mais l'obscurité se fit. Après ce qu'il pensa être une trentaine de mètres, l'ascenseur s'arrêta sans à-coup. Une batterie de lumières s'alluma et ils se trouvèrent dans un garage en béton de bonne taille, où étaient rangées plusieurs voitures. Gior-dino gara la Corvette dans un box vide, entre une Jeep Cherokee turquoise avec " NUMA " peint sur les portières avant et une limousine Chrysler. La Jeep, ils le savaient, était celle de l'amiral Sandecker. D exigeait que tous les véhicules de transport de la NUMA soient des utilitaires à quatre roues motrices, pouvant être conduites par tous les temps. Un garde de la Marine se tenait à l'entrée, devant une porte de métal. - Je suppose que la voiture est à l'abri, ici, dit Giordino faussement sérieux, ou bien dois-je la verrouiller ? - Je ne sais pas pourquoi, mais je n'ai pas l'impression qu'elle bougera beaucoup. Ils sortirent du véhicule et s'approchèrent du garde qui portait, sur les manches, les trois galons de sergent1. Il hocha la tête et les salua. - Vous devez être Dirk Pitt et Albert Giordino. Vous êtes les derniers à arriver. - Vous ne nous demandez pas nos cartes ? demanda Giordino. Le garde sourit. - J'ai étudié vos photos. Savoir qui est qui est aussi facile que de comparer Joe Pesci à Clint Eastwood. Vous n'êtes pas difficiles à reconnaître. Il pressa un bouton qui fit glisser la porte, révélant un petit hall menant à une autre porte métallique. - Quand vous atteindrez la porte intérieure, restez immobiles un moment pour que le garde, de l'autre côté, vous identifie avec une caméra de surveillance. - Il ne fait pas confiance à votre jugement? demanda Giordino. Cette fois, le garde ne sourit pas. - Sécurité, dit-il laconiquement. - N'en font-ils pas un peu trop avec cette exagération de sécurité ? marmonna Giordino. On aurait tout aussi bien pu réserver une petite salle au Taco Bell pour tenir cette réunion. - Les bureaucrates ont la manie du secret, dit Pitt. 1. Aux USA, ce sont des galons et non des chevrons. ATLANTIDE 141 - J'aurais au moins pu boire un petit verre. En passant la porte, ils étaient entrés dans une vaste pièce moquettée, aux murs couverts de draperies pour étouffer les sons. Une table de conférence de six mètres de long, en forme de haricot, occupait presque toute la salle et un énorme écran couvrait le mur du fond. La lumière confortable ne blessait pas les yeux. Plusieurs personnes, hommes et femmes, étaient déjà assis autour de la table. Ils ne se levèrent pas à l'approche de Pitt et de Giordino. - Vous êtes en retard, constata l'amiral Sandecker, le chef de la NUMA. Homme athlétique aux cheveux d'un roux flamboyant et une barbe à la Van Dyck, il avait un regard bleu impérieux, auquel rien n'échappait. Il était aussi rusé qu'un léopard dormant dans un arbre avec un oil ouvert - sachant qu'un repas passerait tôt ou tard à sa portée. Il était irritable et irascible mais dirigeait la NUMA comme un dictateur bienveillant. Il désigna un homme assis à sa gauche. - Je ne crois pas que vous connaissiez Ken Helm, agent spécial du FBI. Un homme aux cheveux gris, vêtu d'un costume bien coupé d'homme d'affaires, aux yeux noisette observateurs et calmes regardant par-dessus des lunettes, se leva à demi de son fauteuil et tendit la main. - Monsieur Pitt, monsieur Giordino, j'ai beaucoup entendu parler de vous. "Ce qui signifie qu'il a lu attentivement nos dossiers personnels ", pensa Pitt. Sandecker se tourna vers l'homme assis à sa droite. - Et voici Ron Little. Ron a un titre ronflant à la CIA mais vous ne le connaîtrez jamais. Pitt pensa " vice-président " en regardant Little. L'homme le regardait avec des yeux de colley, dans un visage profondément ridé -un visage monacal, moyenâgeux, un visage creusé par l'expérience. Il se contenta d'un salut de la tête. - Messieurs. - Vous connaissez les autres, dit Sandecker en montrant le reste des participants. Rudi Gunn prenait furieusement des notes et ne se donna pas la peine de lever la tête. Pitt s'avança et mit la main sur l'épaule de Pat. - Plus tôt que vous ne le pensiez, hein ? - J'adore les hommes qui tiennent leurs promesses. Elle lui tapota la main sans se soucier des regards autour de la table. 142 ATLANTIDE - Venez vous asseoir près de moi. Je me sens intimidée par tous ces importants fonctionnaires du gouvernement. - Je peux vous assurer, docteur O'Connell, dit Sandecker, que vous ressortirez de cette pièce sans avoir perdu un seul cheveu. Pitt tira un siège et se glissa près de Pat tandis que Giordino prenait place près de Gunn. - Al et moi avons-nous manqué quelque chose d'important? demanda Pitt. - Le Dr O'Connell nous a parlé du crâne et de la crypte souterraine, dit Sandecker, et Ken Helm était sur le point de nous expliquer les premiers résultats de l'examen médico-légal des corps de Telluride. - Il n'y a pas grand-chose à en dire, déclara Helm. H s'est révélé difficile de faire une identification positive d'après les dents. Les examens préliminaires suggèrent que leurs soins dentaires ont été faits par des dentistes sud-américains. - Vous pouvez vraiment voir les différences des techniques dentaires entre un pays et un autre ? - Un bon expert médico-légal est souvent capable de dire dans quelle ville les cavités ont été bouchées. - Donc, ils étaient bien étrangers, observa Giordino. - J'ai trouvé leur anglais un peu bizarre, dit Pitt. Helm regarda par-dessus ses lunettes. - Vous avez remarqué ? - Trop parfait et sans trace d'accent américain, bien que deux d'entre eux aient employé des mots d'argot de Nouvelle-Angleterre. Little griffonna sur un bloc de papier jaune. - Monsieur Pitt, le commandant Gunn nous a appris que les meurtriers que vous avez appréhendés à Telluride se sont désignés comme membres du Quatrième Empire ? - Ils ont aussi parlé de ce Quatrième Empire comme étant la Nouvelle Destinée. - Comme vous-même et le commandant Gunn l'avez déjà supposé, le Quatrième Empire pourrait être le successeur du Troisième Reich. - Tout est possible. Giordino tira un énorme cigare de sa poche de poitrine et le roula autour de sa bouche sans l'allumer, afin de ne pas déranger les gens réunis autour de la table qui ne fumaient pas. Sandecker lui adressa un regard meurtrier en voyant que la marque était celle de sa réserve personnelle. - Je ne suis pas un homme intelligent, dit modestement Gior- ATLANTIDE 143 dino. (Cette modestie était un peu celle d'un comédien. Giordino était sorti troisième de l'Académie de l'Air Force.) Mais je ne vois absolument pas comment une organisation, pourvue d'une armée de tueurs d'élite dans tous les pays du monde, pourrait agir pendant des années sans que les meilleurs services de renseignements du monde sachent qui elle est ni quel but elle poursuit. - Je suis le premier à admettre que nous sommes dans une impasse, dit franchement Helm, du FBI. Ce que je peux dire, c'est que les crimes sans motifs sont les plus difficiles à résoudre. Little fit signe qu'il était d'accord. - Jusqu'à votre confrontation avec ces hommes, à Telluride, quiconque les a rencontrés n'a pas vécu assez longtemps pour raconter l'événement. - Grâce à Dirk et au DrO'Connell, dit Gunn, nous avons maintenant une piste à suivre. - Quelques dents brûlées ne font pas une piste sérieuse, remarqua Sandecker. - C'est vrai, admit Helm, mais il y a l'énigme de cette crypte dans la mine Paradise. S'ils vont aussi loin pour empêcher les scientifiques d'étudier les inscriptions, tuent des innocents et se suicident lorsqu'ils sont capturés - eh bien, ils doivent avoir un motif puissant. - Les inscriptions, dit Pitt. Pourquoi déployer tant d'efforts pour cacher leur signification ? - Il est curieux qu'une découverte archéologique banale puisse coûter autant de vies, remarqua Sandecker. - On ne peut pas dire qu'il s'agisse d'une découverte banale, intervint Pat. S'il ne s'agit pas d'un canular fabriqué par des mineurs, il pourrait s'agir de la plus grande découverte archéologique du siècle. - Avez-vous pu déchiffrer certains symboles ? demanda Pitt. - Après un rapide examen de mes notes, tout ce que je peux vous dire, c'est que ces symboles sont alphabétiques. Je veux dire qu'ils expriment des sons individuels. Notre alphabet, par exemple, utilise trente-six symboles. Les symboles de la crypte suggèrent un alphabet de trente signes, dont douze symboles représentant des chiffres, que j'ai réussi à traduire comme étant un système mathématique avancé. Quoi qu'aient pu être ces gens, ils avaient découvert le zéro et calculaient avec le même nombre de symboles que l'homme moderne. Tant que je n'aurai pas pu les programmer dans un ordinateur et les étudier dans leur ensemble, je ne pourrai vous en dire davantage. 144 ATLANTIDE - D me semble que vous avez fait un excellent travail en peu de temps avec le peu de moyens dont vous disposiez, la complimenta Helm. - Je suis sûre de pouvoir percer le mystère des inscriptions. Contrairement aux systèmes d'écriture logosyllabique compliqués des Egyptiens, des Chinois et des Cretois, encore non déchiffrés, celui-ci semble unique par sa simplicité. - Pensez-vous que le crâne d'obsidienne trouvé dans la crypte ait un lien avec les inscriptions ? demanda Gunn. - Je n'en ai pas la moindre idée, dit Pat. Comme les crânes de cristal découverts au Mexique et au Tibet, il doit avoir une fonction rituelle. Certaines personnes - des archéologues non reconnus, pourrais-je préciser - pensent que les crânes de cristal étaient au nombre de treize et permettaient de produire des vibrations que l'on pouvait projeter en images holographiques. - Et vous y croyez ? demanda sérieusement Little. - Non, dit Pat en riant, je suis trop pragmatique. Je préfère avoir des preuves solides avant d'énoncer des théories extravagantes. Little la considéra pensivement. - Croyez-vous que le crâne d'obsidienne... - Les crânes, corrigea Pitt. Pat lui lança un regard étonné. - Depuis quand en avons-nous plus d'un? - Depuis hier après-midi. Grâce à un bon ami, St. Julien Perlmutter, j'en ai obtenu un autre. Sandecker le regarda intensément. - Où est-il maintenant ? - Avec celui de Telluride, on l'a confié au laboratoire chimique de la NUMA pour analyse. On ne peut évidemment pas dater l'obsidienne par des moyens conventionnels, mais une étude instrumentale pourrait nous apprendre quelque chose sur ceux qui les ont créés. - Savez-vous d'où venait celui que vous avez eu hier? demanda Pat, brûlante de curiosité. Sans donner tous les détails fastidieux, Pitt décrivit en quelques mots comment le crâne avait été découvert sur le Madras abandonné, par l'équipage du Paîoverde en Antarctique. H leur raconta sa rencontre et sa conversation avec Christine Mender-Husted et comment elle lui avait aimablement offert le crâne noir après avoir accepté l'offre de Perlmutter concernant les papiers de ses ancêtres. - A-t-elle dit où l'équipage et les passagers du Madras avaient découvert le crâne ? ATLANTIDE 145 Pitt mit ses auditeurs au supplice en prenant son temps pour répondre. - Selon le journal de bord du navire, le Madras allait de Bombay à Liverpool quand il fut frappé par un violent ouragan... - Un cyclone, le reprit Sandecker. Pour un marin, un ouragan ne survient que dans les océans Atlantique et Pacifique-Est. Les typhons sont dans le Pacifique-Ouest et les cyclones dans l'océan Indien. - Merci pour la leçon, soupira Pitt. L'amiral Sandecker adorait étaler son inépuisable réserve de fadaises maritimes. - Comme je le disais, reprit Pitt, le Madras rencontra un violent orage et une mer très grosse pendant près de deux semaines. H fut maltraité et poussé au sud de sa route prévue. Quand les vents et la mer se calmèrent enfin, ils découvrirent que les tonneaux contenant leurs provisions d'eau avaient été abîmés et qu'ils n'avaient presque plus rien à boire. Le commandant consulta alors ses cartes et prit la décision de s'arrêter sur l'une des îles d'un petit archipel désolé dans l'océan Indien subantarctique. On les connaît maintenant sous le nom d'archipel Crozet, un minuscule territoire d'outre-mer appartenant à la France. Il lâcha l'ancre au large de la petite île Saint-Paul, très découpée, avec une montagne volcanique au centre. Pendant que l'équipage réparait les barriques et commençait à les remplir dans un cours d'eau, l'un des passagers, un colonel de l'armée anglaise, qui rentrait chez lui avec sa femme et ses deux filles après avoir servi dix ans aux Indes, décida d'aller voir s'il trouvait du gibier. Le seul gibier de l'île consistait en éléphants de mer et en pingouins, mais le colonel, dans son ignorance, pensa qu'il y avait peut-être aussi du gibier à quatre pattes. Après avoir gravi sur environ 250 mètres la montagne, lui et ses amis arrivèrent devant un chemin pavé de pierres usées par l'âge. Ils le suivirent jusqu'à une ouverture creusée en forme d'arche dans le rocher. Us entrèrent et aperçurent un passage qui s'enfonçait dans la montagne. - Je me demande si quelqu'un a trouvé et exploré cette entrée depuis, interrompit Gunn. - C'est possible, admit Pitt. Hiram Yaeger l'a vérifié pour moi. A part une station météorologique automatique installée par les Australiens entre 1978 et 1997 et gérée par satellite, l'île est restée totalement inhabitée. Si les météorologues ont trouvé quelque chose dans la montagne, ils n'en ont jamais parlé. Tous les rapports sont purement météorologiques. 146 ATLANTIDE Little était penché sur la table, fasciné. - Alors ? Que s'est-il passé ? - Le colonel a renvoyé un de ses copains au navire. Il en est revenu avec des lanternes. Ce n'est qu'alors qu'ils s'y sont aventurés. Us ont vu que le passage était soigneusement creusé dans le rocher, que ses murs étaient lisses et qu'il descendait en pente douce sur environ trente mètres. II se terminait par une petite chambre emplie de dizaines de sculptures étranges et apparemment anciennes. La suite de leur récit décrit des inscriptions illisibles gravées sur les murs et le plafond de la chambre. - Ont-ils recopié les inscriptions ? demanda Pat. - n n'y avait aucun symbole dans le livre de bord du commandant. Le seul dessin était une carte grossière de l'entrée de la grotte. - Et les objets ? questionna Sandecker. - Ils sont toujours à bord du Madras, expliqua Pitt. Roxanna Mender, l'épouse du commandant du baleinier, en fait mention dans un bref chapitre de son propre journal. Elle dit que l'un d'eux était une urne en argent. Les autres étaient en bronze et en terre cuite, et représentaient des animaux étranges qu'elle dit n'avoir jamais vus avant. Conformément aux lois du sauvetage, son mari et l'équipage avaient l'intention de dépouiller le Madras de tout objet de valeur, mais la banquise qui commençait à fondre les obligea à regagner au plus vite le baleinier. Ils n'emportèrent que le crâne d'obsidienne. - Une autre crypte mais cette fois avec des objets, dit Pat, le regard perdu. Je me demande combien d'autres sont cachées de par le monde... Sandecker jeta un regard irrité à Giordino qui mâchouillait son énorme cigare. - Il semble que notre tâche soit toute tracée. Il quitta Giordino des yeux et les posa sur Gunn. - Rudi, dès que vous pourrez, préparez deux expéditions. L'une pour rechercher le Madras dans l'Antarctique, l'autre pour retrouver la grotte découverte par les passagers du navire sur l'île Saint-Paul. Il se tourna vers les hommes assis plus loin autour de la grande table. - Dirk, vous dirigerez les recherches du navire abandonné. Al, vous irez à Saint-Paul. Giordino était assis nonchalamment dans son fauteuil. - J'espère que nos petits copains assoiffés de sang n'auront pas eu l'idée de faire la même chose avant nous. - Tu le sauras dès que tu y seras, dit Gunn d'un air sérieux. - Pendant ce temps, intervint Helm, je vais mettre deux agents ATLANTIDE 147 en chasse dans tous les Etats-Unis pour chercher des pistes menant à l'organisation qui a engagé les tueurs. - Je dois vous dire, amiral, dit Little à Sandecker, que cela n'est pas une mission prioritaire pour la CIA. Mais je ferai mon possible pour trouver les pièces du puzzle. Mes hommes se concentreront sur les syndicats internationaux hors des Etats-Unis qui participent ou pourraient participer aux recherches archéologiques. Nous enquêterons aussi sur toutes les découvertes liées à des meurtres. Votre dernière suggestion évoquant la possibilité d'un ordre néonazi se révélera peut-être très utile. - Dernier point mais non le moindre, nous en arrivons à la charmante dame ici présente, dit Sandecker. D n'était pas condescendant, c'était ainsi qu'il s'adressait à la plupart des femmes. Pat sourit, habituée à voir les regards des hommes se poser sur elle. - Mon travail, bien sûr, est de déchiffrer les inscriptions. - On a dû tirer les photos prises par les tueurs, maintenant, dit Gunn. - J'aurais besoin d'un endroit pour travailler, dit-elle pensivement. Puisque je ne dois pas me montrer pour le moment, je ne peux pas aller dans mon bureau de l'université de Pennsylvanie pour lancer un programme d'analyse. Sandecker sourit. - Entre Ron, Ken et moi-même, nous pouvons mettre à votre disposition au moins trois laboratoires et des techniciens parmi les plus performants du monde. Vous n'avez qu'à choisir. - Si je peux donner mon avis, amiral, dit Pitt sans chercher à masquer sa partialité, du fait de l'implication ininterrompue de la NUMA dans l'affaire des cryptes et de leur contenu, il serait peut-être plus pratique pour le DrO'Connell de travailler avec Hiram Yaeger, dans notre unité informatique. Sandecker essaya de se faire une idée de ce qui se passait dans l'esprit rusé de Pitt. Ne trouvant rien, il haussa les épaules. - A vous de décider, docteur. - Je crois que M. Pitt a raison. En restant proche de la NUMA, je pourrai être en communication presque continue avec les expéditions. - Comme vous voudrez. Je mettrai Yaeger et Max à votre disposition. - Max? - Le dernier jouet de Yaeger, répondit Pitt. Un système informa- 148 ATLANTIDE tique d'intelligence artificielle qui se présente sous forme d'images holographiques. Pat émit un grand soupir. - J'aurai besoin de toutes les aides techniques, même les plus exotiques, que je pourrai trouver. - Ne vous inquiétez pas, dit Giordino avec un détachement plein d'humour. Si les inscriptions sont vraiment antiques, elles ne nous indiqueront sans doute rien de plus que des recettes de cuisine ancienne. - Des recettes de quoi ? demanda Helm. - De chèvre, lâcha Giordino d'un air maussade. Mille et une façons d'accommoder la chèvre. 14 Pardonnez-moi de vous le demander, mais êtes-vous Hiram Yaeger? Poussée par l'enthousiasme, Pat avait entièrement parcouru le vaste réseau informatique qui occupait tout le dixième étage de l'immeuble de la NUMA. Elle avait entendu les informaticiens de l'université de Pennsylvanie parler avec admiration du centre de données sur les océans de l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine. Il était reconnu que ce centre possédait et engrangeait la plus énorme quantité de données numériques sur l'océanographie jamais rassemblée sous un seul toit. L'homme à l'apparence négligée assis devant une console en fer à cheval enleva ses lunettes cerclées de métal pour regarder la femme qui se tenait à la porte de son saint des saints. - Je suis Yaeger. Et vous devez être le Dr O'Connell. L'amiral m'a prévenu que vous veniez ce matin. Le cerveau responsable de cet incroyable étalage d'informations ne correspondait pas à l'image qu'elle s'était faite de lui. Qui sait pourquoi, Pat pensait que Yaeger devait être un croisement entre Bill Gâtes et Albert Einstein. Il ne ressemblait ni à l'un ni à l'autre. Vêtu d'un pantalon et d'une veste en Jean sur un t-shirt d'un blanc immaculé, il était chaussé de bottes de cow-boy qui semblaient avoir participé à d'innombrables rodéos. Ses cheveux étaient gris foncé et longs et il les portait en queue de cheval. Il avait un visage enfantin, rasé de près, un nez étroit et des yeux gris. Pat aurait été surprise d'apprendre que Yaeger habitait un quartier résidentiel du Maryland, qu'il avait épousé une artiste célèbre pour ses peintures animalières et qu'il avait deux filles adolescentes qui r* 150 ATLANTIDE fréquentaient une école privée très chic. Son seul passe-temps était de collectionner et de réparer de vieux ordinateurs obsolètes. - J'espère que je n'interromps pas quelque chose d'important, dit Pat. - Personne ne vous a accueillie à la sortie de l'ascenseur pour vous montrer mon domaine ? - Non, je me suis juste promenée un peu partout jusqu'à ce que je trouve quelqu'un ne ressemblant pas à Dilbert Yaeger, fan du personnage de bande dessinée créé par Scott Adams, éclata de rire. - Je suppose que je dois prendre ça comme un compliment. Je suis désolé de n'avoir envoyé personne pour vous accueillir. - Ne vous inquiétez pas. Je me suis renseignée toute seule. Votre empire informatique est magnifique. Ça ne ressemble en rien à l'équipement avec lequel je travaille à l'université. - Puis-je vous offrir une tasse de café ? - Non, merci, ça va. On se met au travail ? - Comme vous voulez, répondit poliment Yaeger. - Avez-vous les photos prises dans la crypte ? - Le labo de développement les a envoyées hier soir. Je suis resté pour les scanner dans Max. - Dirk m'a parlé de Max. Je suis impatiente de le voir. Yaeger tira une chaise près de la sienne mais ne l'offrit pas immédiatement à Pat. - Si vous voulez bien contourner la console et vous tenir au milieu de la plate-forme devant nous, je vais vous montrer les talents uniques de Max. Pat marcha jusqu'à la plate-forme et se tint au centre, regardant Yaeger. Tandis qu'elle le fixait, le génie des ordinateurs sembla se brouiller devant ses yeux et disparut. Elle se retrouva entourée de ce qui, elle aurait pu le jurer, était une sorte de clôture nébuleuse. Puis les murs et le plafond redevinrent distincts et elle se trouva debout dans une réplique exacte de la crypte. Elle dut se répéter que c'était une illusion holographique, cela semblait si réel, surtout quand les inscriptions commencèrent à se former sur les murs avec une clarté bien définie. - C'est fantastique ! murmura-t-elle. - Max a programmé tous les symboles des photographies dans \ sa mémoire mais, bien que nous ayons un moniteur de la taille d'un petit écran de cinéma, j'ai pensé qu'il vous serait plus utile de lire les lignes d'inscriptions dans leur perspective d'origine. - Oui! Oui! dit Pat, de plus en plus excitée. Ça m'aidera ATLANTIDE 151 beaucoup d'étudier tout le texte d'un seul regard. Merci, et merci à Max. - Revenez, je vais vous présenter Max, fit la voix de Yaeger derrière la crypte illusoire. Puis nous nous mettrons au travail. Pat allait dire " je ne peux pas " parce que la crypte paraissait très réelle. Mais elle brisa l'illusion en passant à travers le mur comme si elle était un fantôme, et rejoignit Yaeger derrière sa console. - Max, dit Yaeger, je te présente le Dr Pat O'Connell. - Comment allez-vous ? dit une douce voix. Pat jeta à Yaeger un regard suspicieux. - Max est une femme ! - J'avais programmé ma propre voix à l'origine. Mais j'y ai apporté quelques modifications depuis et j'ai décidé que je préférais écouter une voix féminine. - Elle est activée à la voix ? Yaeger sourit. - Max est un système d'intelligence artificielle. Pas de bouton à pousser. Vous lui parlez comme vous le feriez à une personne normale. Pat regarda autour d'elle. - Y a-t-il un micro ? - Il y en a six. Mais ils sont miniaturisés et vous ne pourrez pas les voir. Vous pouvez lui parler jusqu'à 6 mètres de distance. Avec appréhension, Pat se lança. - Max? Sur l'immense écran au-delà de la plate-forme apparut un visage de femme. Elle regardait Pat en couleurs vives. Elle avait des yeux topaze foncé et des cheveux d'un auburn brillant. Sa bouche souriait, découvrant des dents blanches et régulières. Ses épaules étaient nues jusqu'en haut des seins, dont on apercevait la naissance tout en bas de l'écran. - Bonjour, docteur O'Connell, je suis ravie de vous connaître. - Appelez-moi Pat. - D'accord. - Elle est ravissante, dit Pat, admirative. - Merci, répondit Yaeger en souriant. En fait, elle s'appelle El-sie et c'est ma femme. - Et vous travaillez bien ensemble ? plaisanta Pat. - La plupart du temps. Mais si je ne fais pas attention, elle peut devenir aussi râleuse et grognon que l'original. - OK, allons-y ! murmura Pat entre ses dents. Max, avez-vous analysé les symboles scannés dans votre système ? 152 ATLANTIDE - Oui, dit Max d'une voix tout à fait humaine. - Avez-vous pu déchiffrer et traduire certains de ces symboles en alphabet anglais ? - Je n'ai encore travaillé qu'en surface mais j'ai déjà bien avancé. Les inscriptions sur le plafond de la crypte semblent représenter une carte du ciel. - Explique-toi, ordonna Yaeger. - Je les vois comme un système coordonné très élaboré, utilisé en astronomie pour prévoir la position des objets célestes dans le ciel. Je pense que ça pourrait suggérer des changements dans les déclinaisons des étoiles visibles dans le ciel au-dessus d'un endroit particulier du monde au cours des époques passées. - Ce qui veut dire qu'à cause des déviations de la rotation de la terre, les étoiles semblent changer de position à mesure que le temps passe. - Oui. Les termes scientifiques sont précession et nutation, reprit Max. Parce que la terre se bombe autour de l'équateur du fait de sa rotation, la traction gravitationnelle du soleil et de la lune est plus lourde autour de l'équateur et cause une légère oscillation de l'axe de rotation de la terre. Vous pouvez voir le même phénomène sur une toupie, provoqué par la gravité. On appelle cela la précession et elle trace un cône circulaire dans l'espace tous les 25 800 ans. La nutation, ou inclinaison, est un mouvement peu ample mais irrégulier qui balance le pôle céleste à 10 secondes du cercle préces-sionnel régulier tous les dix-huit ans et demi. - Je sais que, à un moment donné, dans un avenir lointain, dit Pat, l'étoile Polaire ne sera plus l'étoile du Nord. - Exactement, concéda Max. Tandis que l'étoile Polaire glissera au loin, une autre étoile viendra prendre position au-dessus du pôle Nord, dans environ 345 ans. Cent ans avant Jésus-Christ, l'équinoxe vernal - excusez-moi, connaissez-vous l'équinoxe vernal ? - Si je me souviens de l'astronomie que j'ai apprise au lycée, dit Pat, l'équinoxe vernal est le moment où le soleil croise l'équateur céleste à l'équinoxe de printemps, créant une direction de référence pour des distances angulaires telles que mesurées depuis l'équateur. - Très bien, la complimenta Max. Si un professeur explique ça comme ça, il risque d'endormir sa classe. De toute façon, avant Jésus-Christ, l'équinoxe vernal est passé dans la constellation du Bélier. A cause de la précession, l'équinoxe vernal est maintenant dans les Poissons et avance vers le Verseau. - Si je comprends bien ce que vous dites, dit Pat, la poitrine gon- ATLANTIDE 153 fiée par l'enthousiasme, les symboles célestes dans la crypte coordonnent les systèmes solaires du passé? - C'est ainsi que je les vois, dit Max, impassible. - Est-ce que les Anciens avaient les connaissances scientifiques nécessaires pour faire des projections aussi précises ? - J'ai découvert que celui qui a gravé cette carte céleste sur le plafond de la grotte en savait plus que les astronomes d'il y a quelques centaines d'années. H a calculé correctement que la galaxie céleste est fixe et que le soleil, la lune et les planètes tournent. La carte montre les orbites des planètes, y compris Pluton qui ne fut découverte qu'au siècle dernier. Ils avaient découvert que les étoiles Bételgeuse, Sirius et Procyon restent en position permanente tandis que les autres constellations bougent imperceptiblement en quelques milliers d'années. Croyez-moi, ces Anciens connaissaient leur affaire dans le domaine des étoiles. Pat regarda Yaeger. - Si Max peut déchiffrer les coordonnées des étoiles telles qu'elles sont gravées dans la crypte à sa construction, nous pourrons dater cette construction, non ? - Ça vaut le coup d'essayer. - J'ai déchiffré une petite partie du système numérique, dit Pat. Est-ce que ça pourrait aider Max ? - Vous n'auriez pas dû prendre cette peine. J'ai déjà interprété le système numérique. Je le trouve très ingénieux malgré sa simplicité. Je suis impatiente de me mettre à l'étude des inscriptions qui constituent les mots. - Max? - Oui, Hiram ? - Concentre-toi sur le déchiffrage des symboles célestes et laisse tomber les inscriptions alphabétiques pour le moment. - Tu voudrais que j'analyse la carte céleste ? - Fais de ton mieux. - Peux-tu me donner jusqu'à cinq heures? Je pense que je devrais pouvoir les avoir traités à ce moment-là. - Tu prends le temps que tu veux. - Max ne demande que quelques heures pour un projet qui devrait exiger des mois, voire des années ? s'étonna Pat. - Ne sous-estimez jamais Max, dit Yaeger en faisant pivoter sa chaise et en avalant une gorgée de café. J'ai passé presque toutes mes jeunes années à l'assembler et à la mettre au point. Il n'existe aucun autre système informatisé comme elle au monde. Bien sûr, elle sera obsolète dans cinq ans. Mais pour l'instant, il existe peu de 154 ATLANTIDE choses qu'elle ne soit capable de faire. Elle est unique et elle appartient corps et âme à moi et à la NUMA. - Et les brevets ? Vous avez sûrement dû donner vos brevets au gouvernement ? - L'amiral Sandecker n'est pas un quelconque bureaucrate. Nous avons un contrat verbal. Je lui fais confiance et il me fait confiance. Cinquante pour cent de tous les revenus que nous retirons des royalties sur nos brevets ou des recettes que nous rapporte l'utilisation des données que nous avons accumulées par des associations privées ou des agences gouvernementales sont reversés à la NUMA. Les autres cinquante pour cent sont pour moi. - On peut dire que vous travaillez pour un homme équitable. N'importe quel autre employeur vous aurait donné un petit pourcentage, une montre en or et une tape affectueuse sur l'épaule, puis aurait placé vos bénéfices à sa banque. - J'ai la chance d'être entouré de gens honnêtes, dit Yaeger avec sérieux. L'amiral, Rudi Gunn, Al Giordino et Dirk Pitt sont tous des hommes que je suis fier d'appeler mes amis. - Vous les connaissez depuis longtemps ? - Près de quinze ans. On a eu des moments fabuleux ensemble et on a résolu pas mal d'énigmes dans les océans. - Pendant que nous attendons que Max revienne à nous, pourquoi ne pas commencer à analyser les symboles? Nous pourrons peut-être trouver un indice de leur signification. - Bien sûr, dit Yaeger. - Pouvez-vous reproduire l'image holographique de la crypte? - D suffit de le demander, dît Yaeger en tapant une petite commande sur son clavier. L'image des murs intérieurs de la crypte se matérialisa à nouveau. - Pour déchiffrer une écriture analytique inconnue, le premier truc est de séparer les consonnes des voyelles. Ne sachant pas s'ils représentent des idées ou des objets, je supposerai que les symboles sont alphabétiques et qu'ils représentent des phonèmes. - Quelle est l'origine du premier alphabet ? demanda Yaeger. - On n'a pas beaucoup de preuves solides mais la plupart des épigraphistes pensent qu'il fut inventé dans l'ancien Canaan et en Phénicie, entre 1700 et 1500 avant Jésus-Christ. On l'appelle le sémitique du Nord. Les principaux érudits le contestent, évidemment. Mais ils ont quand m6me tendance à admettre que les cultures méditerranéennes primitives ont développé les prémices d'un alphabet à partir de symboles géométriques. Bien plus tard, les Grecs ont adapté et affiné l'alphabet, de sorte que les lettres que ATLANTIDE 155 nous utilisons aujourd'hui ont un lien avec les leurs. Les développements suivants sont dus aux Etrusques, puis aux Romains, qui s'en sont beaucoup inspirés pour élaborer la langue latine écrite dont les caractères classiques ont formé plus tard les vingt-six lettres de l'alphabet que nous utilisons aujourd'hui. - Par quoi commençons-nous ? - Par le commencement, dit Pat en se référant à ses notes. Je ne connais aucun autre système d'écriture ancienne dont les symboles correspondent à ceux de la crypte. Il semble qu'il n'y ait aucune influence d'aucune sorte, ce qui est tout à fait inhabituel. La seule vague similarité est l'alphabet celte oghamique, mais la ressemblance s'arrête là. - Oh! J'allais oublier! Yaeger lui tendit une petite caméra équipée d'une poignée. - Max a déjà codé les symboles. Si vous souhaitez que je vous aide, de là où je suis, pour n'importe quel calcul, dirigez simplement la caméra vers le symbole et sa séquence dans l'inscription que vous voulez étudier. Je mettrai en route un programme de déchiffrage. - Ça me paraît épatant, dit Pat, heureuse de reprendre le collier. D'abord, faisons la liste des différents symboles et voyons combien de fois chacun est représenté. Ensuite, nous pourrons essayer de les grouper en mots. - Comme " le " ou " et " ? - La plupart des anciens langages n'incluent pas des mots qui nous semblent évidents aujourd'hui. Je voudrais aussi voir si nous pouvons détecter les voyelles avant de nous attaquer aux consonnes. Ils travaillèrent sans relâche toute la journée. A midi, Yaeger appela la cafétéria de la NUMA et fît monter des sandwiches et des boissons fraîches. Pat se sentait de plus en plus frustrée. Les symboles paraissaient exaspérément simples à déchiffrer et pourtant, à 17 heures, elle avait à peine réussi à démêler leurs définitions. - Pourquoi le système numérique a-t-il été si simple à trouver alors que l'alphabet paraît si compliqué ? murmura-t-elle avec irritation. - Pourquoi ne pas laisser tomber jusqu'à demain? proposa Yaeger. - Je ne suis pas fatiguée. - Moi non plus, mais nous aurons une vision plus fraîche des choses. Je ne sais pas si c'est le cas pour vous mais les meilleures solutions me viennent toujours au milieu de la nuit. D'ailleurs, Max n'a pas besoin de sommeil. Je vais la brancher sur les inscriptions 156 ATLANTIDE pendant la nuit. Demain matin, elle aura sûrement une idée sur la traduction. - Je n'ai rien à redire. - Avant que nous partions, je vais demander à Max si elle a fait des progrès avec les étoiles. Les doigts de Yaeger n'avaient pas besoin de jouer sur le clavier. Il appuya simplement un bouton de transmission et demanda : - Max, tu es là ? Son visage maussade apparut sur l'écran. - Qu'est-ce qui vous a pris si longtemps pour m'appeler, au Dr O'Connell et à toi ? Il y a près de deux heures que j'attends. - Désolé, Max, dit Yaeger sans réel regret. Nous étions occupés. - Vous n'avez passé que quelques heures sur le projet, dit naïvement Pat. Vous avez trouvé quelque chose ? - Et comment ! rétorqua Max. Je peux vous dire exactement ce que vous voulez savoir. - Commence par nous dire comment tu es arrivée à tes conclusions, ordonna Yaeger. - Tu ne pensais pas que j'allais calculer moi-même le mouvement des étoiles, tout de même ? - C'était ton boulot. - Pourquoi aurais-je usé mes puces quand un autre ordinateur peut faire le travail ? - Je t'en prie, Max, dis-nous ce que tu as découvert. - Bon. D'abord, c'est un processus géométrique compliqué que de trouver les coordonnées des objets célestes dans le ciel. Je ne rentrerai pas dans les détails fastidieux sur les moyens de déterminer l'altitude, l'azimut, la bonne ascension et la déclinaison. Mon problème était de déterminer les sites où les coordonnées gravées dans le roc de la crypte étaient mesurées. J'ai réussi à calculer les sites originaux d'où les astronomes ont fait leurs observations, à quelques kilomètres près. Et aussi les étoiles dont ils se sont servis pour mesurer les déviations sur de très très nombreuses années. Les trois étoiles de la Ceinture de la constellation d'Orion, le Chasseur, sont toutes mobiles. Sirius, l'étoile Chien, assise au pied d'Orion, est fixe. A partir de ces nombres, j'ai pénétré l'ordinateur d'astrométrie du Centre National des Sciences. - Honte à toi, Max ! gronda Yaeger. Tu pourrais m'attirer beaucoup d'ennuis en faisant des raids sur le réseau d'un autre ordinateur. - Je crois que l'ordinateur du CNS m'aime bien. Il a promis d'effacer mon enquête. ATLANTIDE 157 - J'espère que tu peux compter sur lui, grogna Yaeger. Mais il n'en pensait pas un mot. Il avait déjà lui-même pénétré de nombreux réseaux informatiques pour y chercher des données non autorisées. - L'astrométrie, poursuivit Max sans paraître ennuyée, au cas où vous ne le sauriez pas, est l'une des branches les plus anciennes de l'astronomie et sert à déterminer les mouvements des étoiles. Vous me suivez ? - Continuez, dit Pat avec impatience. - Le type qui manipule l'ordinateur du CNS n'a pas mon niveau, évidemment, mais comme il s'agissait d'un programme élémentaire pour lui, je lui ai fait du charme pour qu'il calcule la déviation entre les positions de Sirius et d'Orion quand la crypte a été construite et leurs coordonnées actuelles dans le ciel. - Vous avez daté la crypte? murmura Pat en retenant son souffle. - En effet. - Est-ce un canular? demanda Yaeger, comme s'il avait peur de la réponse. - Non, à moins que ces mineurs du Colorado dont tu as peur aient été des astronomes de grande classe. - Je vous en prie, Max. Quand la crypte a-t-elle été construite et les inscriptions gravées sur les murs ? supplia Pat. - Vous ne devez pas oublier que mes estimations sont à quelques centaines d'années près. - Est-elle âgée de plus de cent ans ? - Me croirez-vous, dit Max, en prenant son temps pour faire durer le suspense, si je parle d'un chiffre tournant autour de neuf mille ans? - Que voulez-vous dire ? - Je veux dire que la crypte a été taillée dans la roche du Colorado à peu près 7 100 ans avant Jésus-Christ. 15 Giordino fit décoller le Bell Boeing 609 d'affaires à la verticale au-dessus de la ville du Cap, en Afrique du Sud, sous un ciel bleu de Perse, peu après 4 heures du matin. S'élevant comme un hélicoptère, ses deux turboréacteurs penchés à 90 degrés, les énormes hélices battant l'air tropical, l'appareil s'éleva verticalement jusqu'à ce que les rotors basculants soient à 150 mètres du sol. Alors Giordino modifia l'orientation des hélices pour passer en vol horizontal. Le 609 pouvait accueillir jusqu'à neuf passagers mais, pour ce voyage, il était vide, n'emportant qu'un équipement de survie fixé au plancher. Giordino avait affrété l'avion au Cap parce que le navire de recherches de la NUMA le plus proche était à plus de 1 200 milles de l'archipel Crozet. Un hélicoptère n'aurait pas pu couvrir les 2 400 milles aller et retour sans faire le plein au moins quatre fois. Un avion normal à plusieurs moteurs, qui aurait pu couvrir la distance, n'aurait pas eu de place pour atterrir en atteignant l'île volcanique. Le modèle 609 à décollage vertical pouvait se poser où aurait pu le faire un hélicoptère et semblait donc l'appareil idéal pour ce travail. Selon les caprices du vent, le vol pouvait se faire en quatre heures à l'aller comme au retour. Cependant il allait falloir surveiller de près le carburant. Même avec des réservoirs d'ailes modifiés, Giordino avait calculé qu'il n'aurait qu'une heure et demie de marge pour le vol de retour au Cap, ce qui n'était guère suffisant pour s'assurer un vol sans stress mais il n'était pas du genre à jouer avec la sécurité. Trente minutes plus tard, atteignant les 12 000 pieds et inclinant ATLANTIDE 159 l'appareil en direction du sud-est, au-dessus de l'océan Indien, il atteignit la vitesse de croisière la plus appropriée pour économiser le carburant, surveillant l'anémomètre qui indiquait un peu moins de 300 milles à l'heure. Puis il se tourna vers le petit homme qui occupait le siège du copilote. - Si tu as le moindre regret de participer à cette aventure de cinglés, dis-toi qu'il n'est pas trop tard pour changer d'avis. Rudi Gunn sourit. - Je vais déjà avoir assez de problèmes pour t'avoir accompagné en douce quand l'amiral va s'apercevoir que je ne suis pas assis derrière mon bureau à Washington. - Quelle excuse as-tu donnée pour disparaître pendant six jours ? - J'ai dit au bureau que je partais en mer Baltique pour vérifier une épave sous-marine que la NUMA explore avec des archéologues danois. - Et ce projet existe ? - Tu parles ! répondit Gunn. Une flotte de navires vikings qu'un pêcheur a accrochée. Giordino passa deux cartes à Gunn. - Tiens, fais ton boulot de navigateur. - Quelle est la taille de l'île Saint-Paul ? - Environ cinq kilomètres carrés. Gunn regarda Giordino à travers ses verres épais. - Je prie pour que nous ne prenions pas la suite d'Amelia Ear-hart et de Fred Noonan1, dit-il placidement. Trois heures après le décollage, tout allait bien sur le plan du carburant grâce à un vent arrière de 5 nouds. L'océan Indien disparut lentement tandis qu'ils pénétraient un ciel plein de nuages venant de l'est apportant des bourrasques de pluie et des turbulences. Giordino s'éleva au-dessus de nuages blancs et gonflés qui roulaient sous leurs ailes comme une mer orageuse, pour retrouver un air moins turbulent et un ciel plus bleu. Giordino avait l'étrange capacité de pouvoir dormir dix minutes puis de s'éveiller très vite pour surveiller ses instruments et faire les rectifications nécessaires, suggérées par Gunn, avant de se rendormir. Cela lui arriva plusieurs fois, plus que Gunn ne prit la peine de compter, sans jamais que cette routine soit prolongée de plus d'une minute. En réalité, ils ne risquaient ni de se perdre ni de rater l'île. 1. Aviateurs disparus et jamais retrouvés. 160 ATLANTIDE L'avion à décollage vertical transportait le dernier modèle de système de Guidage par Satellite (GPS). Alors que le GPS mesurait la distance jusqu'à une série de satellites, la latitude, la longitude et l'altitude étaient calculées et les données programmées dans l'ordinateur de l'avion, de sorte que Gunn pouvait déterminer le cap, la vitesse, le temps et la distance de leur destination. Contrairement à Giordino, Gunn était insomniaque. Et aussi, comme le définissait Giordino, un éternel inquiet. D n'aurait pas pu se détendre même allongé sous un palmier sur une plage de Tahiti. D regardait constamment sa montre et vérifiait leur position tout en étudiant une photo aérienne de l'île. Quand Giordino s'éveilla et regarda le tableau de bord, Gunn lui tapa sur le bras. - Ne te rendors pas. Tu devrais commencer ta descente. J'ai calculé que l'île était à 40 milles droit devant. Giordino s'aspergea le visage avec l'eau d'un bidon et poussa légèrement le volant de quelques centimètres. Lentement, l'avion d'affaires commença sa descente, retrouvant les turbulences des nuages. Ne pouvant rien voir, Giordino aurait pu se contenter de surveiller l'altimètre dont l'aiguille tournait dans le sens inverse des aiguilles d'une montre. Mais il garda les yeux fixés sur la brume blanche tourbillonnant devant le pare-brise. Puis soudain, à 5 000 pieds, ils sortirent de sous les bourrasques et virent l'océan pour la première fois depuis trois heures. - Beau travail, Rudi, le complimenta Giordino. Saint-Paul semble être à environ 5 milles devant nous, à moins de deux degrés sur tribord. Tu as mis le nez en plein dessus. - Deux degrés, dit Gunn. Il faudra que je fasse mieux la prochaine fois. Le mauvais temps derrière eux, les extrémités des ailes cessèrent de bouger. Giordino diminua les gaz et le grondement des moteurs fit place à un bourdonnement étouffé. La forte pluie avait cessé mais des gouttelettes frappaient encore le pare-brise. Ce n'est qu'à ce moment-là qu'il mit en marche les essuie-glaces, en dirigeant le nez de l'appareil au-dessus des hautes falaises qui protégeaient l'île de la fureur impitoyable de la mer. - Tu as choisi un endroit pour atterrir? demanda Giordino en regardant la petite île et son unique montagne semblant surgir de la mer comme un cône géant. Il n'y avait aucun signe de plage ni de champ dégagé, n ne vit que des côtes rocheuses et raides sur 360 degrés. Gunn porta une loupe à ses yeux. ATLANTIDE 161 - J'ai étudié chaque centimètre de ce truc et j'en conclus que c'est le pire terrain que j'aie jamais vu. D n'y a que des tas de rochers, juste assez bons pour faire vivre un fabricant de graviers. - Ne me dis pas que nous avons fait tout ce chemin pour retourner chez nous ? dit amèrement Giordino. - Je n'ai pas dit qu'on ne pouvait pas atterrir. Le seul endroit plat de toute l'île est près du pied de la montagne, côté ouest. C'est à peine plus grand qu'une corniche d'environ 30 mètres. Giordino parut horrifié. - Même au cinéma, on ne fait pas atterrir les hélicos sur les flancs des montagnes. - Là, sur la gauche, dit Gunn en montrant l'endroit. Ça n'a pas l'air aussi terrible que je le croyais. Du point de vue de Giordino, le seul endroit plat accolé à la montagne ne paraissait pas plus large que le lit de sa caravane. Ses pieds jouèrent sur les pédales de caoutchouc tandis que ses mains guidaient le manche, corrigeant l'angle et le régime de la descente avec les gouvernes et les ailerons. Il se félicita que le vent fût de face, même s'il n'avait que quatre nouds. Il apercevait des pierres éparpillées sur son minuscule terrain d'atterrissage mais heureusement, aucune n'était assez grosse pour endommager le train. Il leva une main du volant et commença à manouvrer les commandes des turboréacteurs, les passant de l'horizontale à la verticale, jusqu'à ce que l'appareil soit stationnaire comme un hélicoptère. Les hélices de gros diamètre commencèrent à faire voler les petites pierres et à brasser la poussière en nuages humides sous les roues. Giordino volait maintenant au feeling, la tête baissée, un oil sur le sol qui approchait et l'autre sur l'abrupt de la montagne, à moins de 3 mètres du bout de son aile tribord. Puis il sentit un léger choc quand les pneus touchèrent la roche dégagée. L'avion à décollage vertical s'installa comme une oie grasse sur ses oufs non éclos. Il poussa un soupir très profond et repoussa la manette des gaz avant d'arrêter les moteurs. - On est arrivés, dit-il. Le visage de chouette de Gunn s'illumina d'un sourire. - En as-tu jamais douté ? - De mon côté, il y a la montagne. Et du tien ? Pendant l'atterrissage, l'attention de Gunn s'était concentrée sur la montagne et il regarda pour la première fois par la fenêtre tribord. A moins de 1,20 mètre de sa porte, la corniche tombait à angle aigu sur environ 250 mètres. Le bout de l'aile était loin, bien au-dessus 162 ATLANTIDE du vide. Le sourire disparut de son visage et il tourna vers Giordino un masque pâle. - Ce n'était pas aussi large que je le pensais, murmura-t-il d'un air penaud. Giordino défit sa ceinture de sécurité. - As-tu trouvé une route pour aller à la crypte ? Gunn prit la photo aérienne et montra un petit canyon au-dessus de la côte. - C'est le seul chemin que les chasseurs ont pu emprunter pour entrer dans l'île et escalader la montagne. Pitt dit que, selon le journal de bord du navire, le colonel et ses amis ont escaladé la moitié de la montagne. Nous sommes à peu près à ce niveau-là. - Dans quelle direction est le ravin ? - Vers le sud. Et, pour répondre à ta prochaine question, nous sommes sur la face ouest. Avec un peu de chance, nous n'aurons pas plus de 1 500 mètres à couvrir, en espérant que nous pourrons tomber sur l'ancienne route dont a parlé le colonel. - Dieu soit loué pour les petites îles, murmura Giordino. Peux-tu apercevoir la vieille route sur ta photo ? - Non, aucun signe. Ils défirent les cordes retenant l'équipement de survie et mirent leur sac à dos. La pluie tombait à nouveau en trombes, aussi enfilèrent-ils un imperméable sur leurs vêtements et des bottes. Une fois prêts, ils ouvrirent la porte passagers et sautèrent sur le sol rocailleux. Au-delà de la corniche, il y avait un précipice abrupt et au-delà du précipice, rien que l'océan Indien et ses eaux grises couleur d'étain. Par précaution, ils arrimèrent l'avion à plusieurs énormes rochers. Sous le ciel menaçant, l'île paraissait encore plus morne et désolée. Gunn, qui voyait mal à travers la pluie, fit signe à Giordino de marcher en tête, lui indiquant la direction qu'il souhaitait prendre. Us partirent en diagonale de la pente, restant en deçà des plus gros rochers où le sol était plus plat et plus ferme sous leurs pas. Us s'échinèrent, traversant de petites corniches et d'étroites crevasses, essayant de marcher droit sans recourir à leur équipement d'escalade, talent pour lequel ni l'un ni l'autre n'était particulièrement doué. Giordino paraissait insensible à la fatigue. Son corps puissant et épais grimpait les rochers avec régularité. Gunn n'avait pas de problème non plus. Il était nerveux et bien plus solide qu'il ne le paraissait. Cependant, il commença à perdre du terrain sur un Giordino impassible, non parce qu'il était fatigué mais parce qu'il devait s'arrêter souvent pour essuyer ses lunettes. ATLANTIDE 163 A mi-chemin du flanc ouest de la montagne, Giordino fit une halte. - Si ton estimation est bonne, la route de pierre ne devrait pas être loin, un peu plus haut ou un peu plus bas. Gunn s'assit, s'appuyant contre une roche volcanique, et jeta un coup d'oeil à la photo, maintenant cornée et humide. - Si l'on suppose que le colonel a pris le chemin de moindre résistance depuis le ravin, il a dû grimper la montagne à environ 30 mètres en dessous de nous. Giordino s'accroupit, posa ses mains sur ses genoux et scruta le bas de la pente. Il parut fasciné un long moment puis se tourna et regarda Gunn bien en face. - Je le jure devant Dieu, je ne sais pas comment tu t'y prends. - Qu'est-ce que tu veux dire ? - A moins de 9 mètres de l'endroit où nous sommes, il y a une étroite route pavée. Gunn regarda par-dessus le bord. Presque à portée de main, il vit une route, ou plutôt un chemin de 1,20 mètre de large, recouvert de pierres depuis bien longtemps usées par les intempéries. Des glissements de terrain avaient emporté presque toute la partie inférieure. Dans les fissures entre les pierres se trouvait une plante étrange. On aurait dit des laitues poussant très près du sol. - Ce doit être la route décrite par le colonel anglais, dit Gunn. - Qu'est-ce que c'est que ce truc bizarre, là? - Du chou de Kerguelen. D produit une huile acre et on peut le manger, cuit, comme légume. - Tu comprends maintenant pourquoi on ne distinguait pas la route sur la photo ? Elle était cachée par les choux ! - Oui, je comprends, en effet. - Comment est-il arrivé sur cette île du bout du monde ? - Probablement par son pollen, porté par le vent. - Dans quelle direction veux-tu suivre la route ? Gunn suivit des yeux les pierres plates aussi loin qu'il le put, de haut en bas, jusqu'à ce qu'il les perde de vue. - Le colonel a dû tomber sur la route par notre droite. Plus bas, elle a probablement été détruite par l'érosion et les glissements de terrain. Etant donné qu'il aurait été ridicule de prendre la route à partir du sommet et de la redescendre, la crypte doit être cachée un peu plus haut sur la pente. Alors, on prend à gauche et on grimpe. Marchant avec précaution sur les roches volcaniques un peu branlantes, ils atteignirent bientôt les pierres plates disposées avec soin 164 ATLANTIDE et commencèrent à monter la côte. Le passage plat fut un soulagement bienvenu mais il en allait autrement des glissements de terrain. Ils durent en traverser deux, chacun de 30 mètres de large au moins. Ils avançaient lentement. Les roches étaient découpées et tranchantes. Qu'ils glissent et leurs corps tomberaient tout au long de la pente, prenant de la vitesse avant de passer par-dessus les falaises et de tomber dans la mer. Après avoir négocié un dernier obstacle, ils s'assirent pour se reposer. Giordino prit un chou et le lança vers le bas de la colline, le regardant rebondir et se déchirer. Il le perdit de vue et ne le vit pas tomber dans l'eau comme un boulet de canon Au lieu de s'améliorer, l'atmosphère se refroidit et s'épaissit. Les rafales de vent prirent de la vigueur, giflant leurs visages de pluie. Malgré leur équipement contre le mauvais temps, l'eau trouvait le moyen de pénétrer dans leur cou et de tremper leurs vêtements. Gunn lui passa une Thermos de café, bouillant à leur départ et tiède maintenant. Pour déjeuner, ils avalèrent quatre barres de céréales. Ils ne se sentaient pas encore trop mal mais ça n'allait sûrement pas tarder. - On doit être tout près, dit Gunn, regardant avec des jumelles, fl n'y a aucune trace d'une longue cicatrice continuant dans la montagne au-delà du gros rocher, là-bas. Giordino regarda le rocher énorme qui surplombait la pente. - La crypte a intérêt à être de l'autre côté, grogna-t-il. Je ne tiens pas à être coincé ici quand il fera nuit. - Ne t'inquiète pas. Nous avons presque douze heures de jour, dans cet hémisphère. - Je viens de penser à quelque chose. - Quoi donc ? demanda Gunn. - Nous sommes les deux seuls humains à deux milles à la ronde. - Voilà une pensée rassurante. - Qu'arrivera-t-il si nous avons un accident ou si nous nous blessons au point de ne pas pouvoir repartir ? Même si nous le voulions, je n'oserais pas décoller avec un vent pareil. - Sandecker enverra une mission de secours dès que nous le préviendrons de notre situation. (Gunn sortit de sa poche un téléphone Globalstar.) Il est à portée de voix avec ça. - Pendant ce temps, nous n'aurons pour subsister que ces choux à la manque. Non, merci. Gunn secoua la tête avec résignation. Giordino était un râleur chronique et pourtant, c'était le meilleur homme du monde quand la ATLANTIDE 165 situation était mauvaise. Ni l'un ni l'autre n'avait peur. Tout ce qui les inquiétait, c'était de rater leur coup. - Quand nous serons entrés dans la crypte, dit Gunn à haute voix pour être entendu malgré le vent, nous serons à l'abri de l'orage et nous pourrons nous sécher. Giordino n'avait pas besoin qu'on le pousse. - Alors, bougeons-nous de là, dit-il en se levant. Je commence à me sentir comme une serpillière dans un seau d'eau sale. Sans attendre Gunn, il se dirigea vers le rocher surplombant de 50 mètres l'ancienne route. La pente s'accentuait et devenait falaise au-dessus d'eux. Une partie de la route s'était effondrée et ils durent trouver leur chemin avec précaution au-delà du rocher. Dès qu'ils l'eurent contourné, ils découvrirent l'entrée de la grotte sous une arche construite par des hommes. L'ouverture était plus petite qu'ils ne l'avaient imaginée - à peu près 1,80 mètre de haut et 1,20 mètre de large - la même largeur que le chemin. Elle béait, obscure et sinistre. - La voilà, exactement comme l'a décrite le colonel, dit Gunn. - L'un de nous est supposé crier " Eurêka ! ", s'exclama Giordino, heureux d'être enfin délivré de la pluie et du vent. - Je ne sais pas ce que tu en penses mais je vais me débarrasser de mon ciré et de mon sac à dos pour être un peu plus à mon aise. - Je te suis. Ils eurent bientôt enlevé leur sac et leur équipement imperméable, qu'ils posèrent dans le tunnel pour les reprendre au retour, avant de revenir à l'avion. Ils sortirent des lampes de poche de leurs sacs, burent une dernière gorgée de café et commencèrent à s'enfoncer dans la voûte souterraine. Les murs étaient lisses, sans creux ni bosses. L'endroit était étrange, surtout à cause de l'obscurité inquiétante et du vent qui soufflait d'une voix caverneuse. Ils avancèrent, mi-curieux mi-mal à l'aise, suivant les faisceaux de leurs lampes, se demandant ce qu'ils allaient trouver. Enfin, le tunnel s'ouvrit sur une chambre carrée. Giordino se raidit et son regard se figea quand sa lampe éclaira les os décharnés d'un pied, d'une hanche, puis d'une cage thoracique et d'une colonne vertébrale reliée à un crâne où l'on distinguait encore des traces de cheveux roux. Des lambeaux de vêtements étaient encore attachés aux os. - Je me demande comment ce pauvre diable est arrivé ici, dit Gunn, paralysé. Giordino balaya la pièce de sa lampe, illuminant un petit âtre, divers outils et des meubles. Tout cela paraissait fait à la main, de bois 166 ATLANTIDE et de roche volcanique. On voyait aussi des restes de peau de phoque et une pile d'os, dans le coin opposé. - Si j'en juge par la coupe de ce qui reste de ses vêtements, je dirais qu'il s'agit d'un marin en fuite, un naufragé échoué sur cette île, Dieu sait combien de temps avant sa mort. - C'est bizarre que le colonel n'en ait pas parlé, remarqua Gunn. - Le Madras a fait une escale imprévue pour se ravitailler en eau après avoir été détourné loin de la route navigable normale en 1779. Cette pauvre âme a dû arriver plus tard. Aucun autre navire ne s'est arrêté sur l'île depuis cinquante ou cent ans. - J'ai du mal à imaginer combien ça a dû être dur pour lui, isolé sur ce gros rocher volcanique battu par la pluie, sans espoir d'être sauvé et sachant qu'il mourrait seul. - Il a fait un trou pour le feu, remarqua Giordino. A ton avis, quel genre de bois a-t-il pu employer? Il n'y a guère que des buissons et des broussailles sur l'île. - Il a dû brûler les quelques broussailles qu'il a pu arracher... Gunn s'interrompit, mit un genou à terre et passa la main dans les cendres jusqu'à ce qu'il tombe sur quelque chose. Il en sortit ce qui ressemblait à un jouet, un chariot d'enfant avec deux chevaux presque consumés. - Les objets d'art! dit-il sombrement. Il a dû brûler les objets qui contenaient du bois pour se tenir chaud. Gunn dirigea sa lampe vers Giordino et vit l'ombre d'un sourire sur son visage. - Qu'est-ce que tu trouves si drôle ? - Je réfléchissais, songea Giordino. Combien de ces affreux choux crois-tu que ce pauvre type a mangés ? - Tu ne sauras pas à quoi ça ressemble avant d'en avoir goûté un. Giordino éclaira les murs, révélant le même type d'inscriptions que celles qu'il avait vues dans la crypte de Telluride. Au centre de la pièce s'élevait un piédestal d'obsidienne noire sur lequel avait dû reposer le crâne avant que le colonel anglais ne l'emporte. Le faisceau révéla aussi un affaissement de roches qui s'étaient répandues dans le coin le plus reculé de la grotte. - Je me demande ce qu'il y a de l'autre côté de ce tas de pierres. - Un autre mur ? - Peut-être et peut-être pas. La voix de Gunn contenait une vague certitude. Giordino avait appris depuis longtemps à se fier à l'intelligence et au génie intuitif du petit Rudi Gunn. Il le regarda. ATLANTIDE 167 - Tu crois qu'il y a un autre tunnel de l'autre côté ? - En effet. - Nom de Dieu ! siffla Giordino entre ses dents. Nos copains de Telluride ont dû passer ici avant nous. - Qu'est-ce qui te fait dire ça? Giordino promena sa lumière sur l'amas de pierres. - C'est leur modus operandi. Ils ont la passion maniaque de faire sauter les tunnels. - Je ne crois pas. Cet amoncellement me paraît vieux, très vieux si l'on considère la poussière qui s'est amoncelée entre les roches. Je parierais ma prime de Noël que cet éboulement s'est produit des siècles avant que le colonel et même le vieux naufragé n'aient mis les pieds ici. Ni l'un ni l'autre n'a eu la curiosité de creuser pour voir ce qu'il y a de l'autre côté. Gunn se glissa jusqu'à la pile de rochers et y promena le faisceau de sa lampe. - Cela me paraît naturel. Ce n'est pas un gros éboulement. Je pense que nous pourrions avoir une chance de passer à travers. - Je ne suis pas sûr d'en avoir la force. - Tais-toi et creuse ! Comme ils le découvrirent, Gunn avait raison. La chute de pierres n'était pas importante. Malgré ses rouspétances, Giordino travailla comme un mulet. De loin le plus fort des deux, il enleva les roches les plus lourdes tandis que Gunn dégageait les plus petites. Il y avait une détermination farouche dans ses mouvements tandis qu'il ramassait et soulevait des pierres énormes comme s'il ne s'agissait que de liège. En moins d'une heure, ils avaient dégagé un passage assez large pour y passer en rampant. Parce qu'il était le plus petit, Gunn y entra le premier. Il fit une pause pour regarder autour de lui. - Qu'est-ce que tu vois ? demanda Giordino. - Un couloir menant à une autre chambre, à moins de six mètres. Puis il se faufila à l'intérieur. Il se releva, se brossa et dégagea quelques pierres supplémentaires de l'autre côté afin que les larges épaules de Giordino passent plus facilement. Ils hésitèrent un instant, éclairant de leurs lumières réunies la pièce devant eux, apercevant d'étranges reflets. - Je suis content de t'avoir écouté, dit Giordino en avançant lentement. - Je reçois des vibrations positives. Je te parie dix sacs que personne ne nous a battus sur ce coup-là. - J'ai beau être sceptique, je pense que tu as raison. 168 ATLANTIDE Avec un peu d'appréhension maintenant et un sentiment croissant d'inquiétude, ils entrèrent dans la seconde chambre et balayèrent les murs et le plafond de leurs torches. Il n'y avait là aucune inscription mais la vue étonnante que révélèrent les faisceaux jaunâtres les paralysa. Devant eux se trouvaient vingt silhouettes momifiées, assises toutes droites sur des sièges de pierre taillés dans le rocher. Les deux qui faisaient face à l'entrée étaient placées sur une plate-forme surélevée. Les autres étaient groupées sur les côtés, formant un fer à cheval. - Qu'est-ce que c'est que cet endroit? murmura Giordino, s'attendant presque à voir des fantômes cachés dans l'ombre. - Nous sommes dans une tombe, répondit Gunn, mal à l'aise. Très ancienne, si l'on en juge par les vêtements. Les momies et les cheveux noirs sur leurs crânes étaient remarquablement bien conservés. Les traits de leurs visages étaient parfaitement intacts, de même que leurs vêtements de tissus dont les teintes rouges, bleues et vertes se discernaient encore. Les deux momies du fond occupaient des sièges de pierre finement sculptés de toutes sortes d'animaux marins. Leurs parures semblaient plus richement tissées et colorées que les autres. Des bandeaux de cuivre délicatement gravés et sertis de ce que Gunn reconnut comme des turquoises et des opales noires enserraient leurs fronts. De grands chapeaux coniques reposaient sur leurs têtes. Elles portaient de longues tuniques élaborées, ornées de délicats coquillages, de disques d'obsidienne polie et de cuivre cousus en motifs exotiques du col à l'ourlet. Toutes avaient aux pieds des bottes en cuir travaillé, qui montaient à mi-mollet. Ces deux personnages étaient, de toute évidence, de plus haut rang que les autres. Le squelette de gauche était plus large que celui de droite. Bien que toutes les momies aient porté les cheveux longs pendant leur vie, il était facile de différencier les hommes des femmes. Les mâchoires des hommes et leurs arcades sourcilières étaient plus proéminentes. Curieusement, leurs couronnes ou bandeaux avaient la même taille, comme s'ils disposaient d'un égal pouvoir. Tous les hommes étaient assis à la droite du personnage central, en une ligne faisant un angle. Tous portaient les mêmes vêtements quoique moins élégamment tissés et moins chargés en turquoises et en opales noires. Le même schéma s'appliquait aux femmes à la gauche de la momie la plus ornée. Une ligne de lances magnifiquement polies, munies de pointes d'obsidienne, étaient empilées contre un des murs. Aux pieds de chaque squelette, on avait déposé des bols de cuivre, des tasses et des cuillers assorties. ATLANTIDE 169 Les bols et les cuillers avaient des trous dans lesquels étaient passées des lanières de cuir, sans doute pour qu'on puisse les suspendre au cou ou à l'épaule, ce qui indiquait que ces gens portaient toujours leur vaisselle personnalisée sur eux. De jolies poteries, bien polies et décorées de délicates formes géométriques peintes à la main, étaient posées près des sièges de pierre et des urnes emplies de feuilles desséchées et de fleurs qui avaient dû être aromatiques à l'époque où les morts avaient été ensevelis. Elles étaient sans conteste l'ouvre d'artisans très habiles. Gunn étudia les momies de près. Il fut stupéfait par l'art de l'embaumeur, bien supérieur à celui des Egyptiens. - Aucun signe de mort violente. On dirait qu'ils se sont tous éteints dans leur sommeil. J'ai du mal à croire qu'ils soient tous venus dans cet endroit pour mourir ensemble, seuls et oubliés. - Quelqu'un a dû rester vivant pour les installer sur les sièges, observa Giordino. - C'est vrai, répondit Gunn en faisant un mouvement de la main englobant toute la pièce. Remarque qu'aucun n'est dans la même position. Certains ont les mains sur les cuisses, d'autres les ont posées sur les accoudoirs de leur siège. Le roi et la reine, ou quel que soit leur rang dans la vie, reposent leur tête sur une main levée, comme pour contempler leur destin. - Tu me la joues théâtrale ! murmura Giordino. - Ne te sens-tu pas comme Howard Carter quand il a jeté un premier coup d'oeil dans la tombe de Toutankhamon ? - Howard a eu de la chance. Il a trouvé quelque chose que nous n'avons pas. - Quoi donc ? - Regarde autour de toi. Ni or ni argent. Si ces gens appartenaient à la famille de Toutankhamon, c'étaient des parents pauvres. On dirait que le cuivre était leur métal le plus précieux. - Je me demande quand ils sont venus chercher ici leur dernier refuge, dit rêveusement Gunn. - Tu ferais mieux de te demander pourquoi. Bon. Je vais chercher l'appareil photo dans mon sac pour prendre des souvenirs de cet endroit avant de rentrer chez nous. Ça dérange mon estomac délicat de me promener dans des cryptes sépulcrales. Au cours des cinq heures suivantes, tandis que Giordino photographiait chaque recoin de la pièce, Gunn décrivit ce qu'il voyait avec un luxe de détails sur un petit magnétophone. Il fit aussi la liste de tous les objets dans un carnet. Ils ne touchèrent à rien et laissèrent tout en place. Leur démarche n'était peut-être pas aussi 170 ATLANTIDE scientifique qu'aurait pu l'être celle d'une équipe d'archéologues mais, pour des amateurs agissant dans des conditions difficiles, ils firent de l'excellent travail. Ds laissaient à d'autres, les experts en Histoire, le soin de résoudre les mystères et d'identifier les occupants de la tombe. Il était tard dans l'après-midi quand ils terminèrent. Après être revenu dans la pièce du marin naufragé, Gunn remarqua que Giordino n'était pas avec lui. Il retourna à l'endroit où le plafond du tunnel s'était effondré et trouva son ami en train de remettre vigoureusement les pierres en place pour le fermer efficacement. - Pourquoi fais-tu ça ? demanda-t-il. Giordino s'arrêta pour le regarder, la sueur coulant sur son visage plein de poussière. - Je n'ai pas l'intention de laisser à un autre un billet d'entrée gratuit. Si quelqu'un veut entrer dans la tombe après moi, il devra travailler comme nous l'avons fait. Les deux hommes couvrirent en un temps très rapide le chemin du retour. Bien que la pluie et le vent aient considérablement diminué et qu'ils aient à descendre la plus grande partie de la route, il leur fallut escalader les cinquante derniers mètres. Ils n'étaient pas loin de l'appareil à décollage vertical, négociant un étroit rebord, quand soudain une colonne de flammes orange s'éleva comme un éclair dans l'air humide. Il n'y eut ni coup de tonnerre ni explosion assourdissante. Le bruit ressembla davantage à une fusée de feu d'artifice éclatant dans une boîte de métal. Puis, aussi vite qu'elle avait explosé, la boule de feu s'éteignit, laissant une colonne de fumée qui monta en spirale vers les nuages sombres. Giordino et Gunn regardèrent, impuissants et choqués, l'avion s'ouvrir comme un melon lâché d'une grande hauteur sur un trottoir. Des débris furent catapultés et éparpillés, les restes fumants de l'appareil dégringolèrent la pente, semant de tous les côtés des morceaux métalliques qui filèrent sur les falaises et allèrent s'écraser dans les rouleaux battant le pied de l'île. Le grincement de tôle déchirée contre les rochers finit par s'arrêter. Les deux hommes restèrent figés un long moment sans parler. Gunn était comme foudroyé, refusant de croire ce qu'il voyait. La réaction de Giordino fut à l'opposé. Il était fou de rage, hors de lui, les poings serrés, le visage blanc de fureur. - Impossible, murmura enfin Gunn. H n'y a aucun bateau en vue, aucun endroit où poser un autre avion. Il est impossible que quelqu'un ait pu placer une bombe dans l'avion et s'échapper sans que nous le sachions ! ATLANTIDE 171 - La bombe a été placée dans l'avion avant notre décollage, au Cap, dit Giordino d'une voix glacée. Posée et réglée pour exploser pendant notre voyage de retour. Gunn le regarda avec stupeur. - Ces heures que nous avons passées à examiner la crypte... -... nous ont sauvé la vie. Les tueurs, quels qu'ils soient, n'ont pas imaginé que nous puissions trouver quelque chose de très intéressant ni passer plus d'une heure ou deux à visiter les lieux. Alors ils ont réglé leur détonateur quatre heures trop tôt. - Je ne peux pas croire que quelqu'un ait vu cette chambre depuis le naufrage. - Certainement pas nos copains de Telluride, sinon ils auraient démoli la première chambre. Quelqu'un a laissé filtrer la nouvelle de notre vol sur l'île Saint-Paul et nous leur avons montré la voie. Maintenant, ce n'est plus qu'une question de temps avant qu'ils viennent étudier les inscriptions de la première chambre. Le cerveau de Gunn faisait de son mieux pour s'adapter aux nouvelles circonstances. - Il faut avertir l'amiral de notre situation. - Fais-le en code, conseilla Giordino. Ces types sont forts. Je te parie qu'ils ont un moyen d'écouter les conversations par satellite. Il vaut mieux les laisser croire que nous nourrissons les poissons au fond de l'océan Indien. Gunn sortit son Globalstar et allait composer un numéro quand il pensa soudain : - Suppose que les tueurs se pointent avant les sauveteurs de l'amiral? - Alors, nous ferions aussi bien de nous entraîner à lancer des pierres parce que c'est la seule défense dont nous disposions. Presque tristement, Gunn regarda le paysage pierreux. - Eh bien, dit-il d'une voix sans expression, au moins, nous ne risquons pas de manquer de munitions. 16 Le Polar Stortn, avec ses scientifiques et son équipage, s'était frayé un chemin autour de la péninsule antarctique et à travers la mer de Weddell quand arriva le message de Sandec-ker ordonnant au commandant Gillespie de mettre temporairement en suspens l'expédition. Il devait quitter immédiatement la banquise et naviguer rapidement vers la côte de Prince-Olaf. Là, il devait mettre en panne et attendre, au large de la station de recherches japonaise Syowa, de nouveaux ordres. Gillespie appela son chef mécanicien et l'ensemble des marins de la salle des machines, leur demandant de pousser le gros brise-glace de recherches au maximum. Ils réussirent presque l'impossible en atteignant vingt nouds. Ce qui était très impressionnant si l'on considérait que la vitesse maximale prévue par ses concepteurs, vingt-deux ans auparavant, était de dix-huit nouds. Il était heureux que son vieux navire ait atteint la zone du rendez-vous avec huit heures d'avance. L'eau était trop profonde pour jeter l'ancre ; aussi conduisit-il le brise-glace sur le bord extérieur de la banquise, avant d'ordonner la mise en panne. Gillespie fît alors savoir à Sandecker que son navire était arrivé à l'endroit prévu et attendait les ordres. - Préparez-vous à accueillir un passager, lui dit-on en guise de réponse. L'attente donna à chacun le temps de finir le travail inachevé. Les scientifiques étudièrent et saisirent leurs notes sur les ordinateurs de bord, tandis que l'équipage achevait les réparations de routine sur le navire. Ils n'attendirent pas longtemps. ATLANTIDE 173 Le matin du cinquième jour depuis qu'ils avaient quitté la mer de Weddell, Gillespie étudiait la couche de glace à la jumelle quand il aperçut un hélicoptère qui émergeait lentement de la brume glacée de l'aube. L'appareil se dirigeait droit vers le Polar Storm, II ordonna à son second d'accueillir l'appareil sur le pont d'atterrissage, à l'arrière du navire. L'hélicoptère fit du surplace quelques secondes puis descendit vers le pont. Un homme portant une mallette et un petit sac de voyage sauta par la porte ouverte et s'adressa au second de Gilles-pie. Puis il se tourna et fit un signe d'adieu au pilote qui l'avait amené. Les lames du rotor accélérèrent leurs battements et l'appareil s'éleva dans le froid. Il se préparait à rentrer à la base après avoir laissé Pitt sur le pont du Polar Storm. - Salut, Dan, dit-il avec chaleur au commandant. Je suis content de te voir. - Dirk ! D'où sors-tu ? - Un jet de l'Air Force m'a amené de Punta Arenas, sur le détroit de Magellan, à la station de recherches japonaise, non loin d'ici. Ils ont eu la gentillesse de me conduire jusqu'au navire avec leur hélico. - Qu'est-ce qui t'amène dans l'Antarctique ? - Un petit projet de recherche, un peu plus loin sur la côte. - Je savais bien que l'amiral avait quelque chose en tête. H s'est montré très secret et il ne m'a pas dit que tu allais venir. - Il a de bonnes raisons. Pitt posa sa mallette sur la table des cartes, l'ouvrit et tendit à Gillespie un papier portant un jeu de coordonnées. - C'est notre destination. Le commandant étudia les coordonnées et la carte nautique correspondante. - La baie de Stefansson, dit-il. Ce n'est pas loin, sur la côte de Kemp, près des îles Hobbs. Il n'y a rien de très intéressant là-bas. C'est l'endroit le plus désolé que j'aie jamais vu. Que cherchons-nous? - Une épave. - Une épave sous la glace? - Non, dit Pitt avec un petit sourire. Une épave dans la glace. La baie de Stefansson semblait encore plus déserte et désolée que Gillespie l'avait décrite, surtout sous un ciel de nuages noirs comme du charbon et avec une mer maussade de glace menaçante. Le vent mordait comme les dents aiguës d'une anguille et Pitt commença à 174 ATLANTIDE penser à l'effort physique nécessaire pour traverser la plaque de glace pour atteindre la rive du continent. Puis il sentit une poussée d'adrénaline à l'idée de découvrir un navire dont le pont n'avait pas été foulé depuis 1858. Serait-il encore là, comme Roxanna Mender et son mari l'avaient découvert près d'un siècle et demi auparavant? Avait-il été écrasé par la glace ou bien rejeté à la mer, où il aurait finalement coulé dans les eaux froides et profondes ? Pitt trouva Gillespie sur l'aile de pont, scrutant à la jumelle un objet invisible au loin, dans la vaste étendue de l'iceberg. - Tu cherches des baleines ? demanda-t-il. - Non, des U-boats, répondit Gillespie du tac au tac. Pitt se dit que le commandant plaisantait. - Il n'y a guère de bandes de loups, par ici. - Je n'en cherche qu'un, dit Gillespie en gardant les jumelles devant ses yeux. L'U-2015. Il suit notre sillage depuis que nous avons failli nous heurter, il y a une dizaine de jours. - Tu parles sérieusement? dit Pitt en se demandant s'il avait bien entendu. Gillespie reposa enfin ses jumelles. - Tout à fait sérieusement. II raconta alors sa rencontre avec l'U-boat. - Je l'ai identifié à partir d'une vieille photo que j'ai dans la bibliothèque. Je n'ai aucun doute là-dessus. C'est bien un U-boat. Ne me demande pas comment il a survécu à toutes ces années, ni pourquoi il nous suit. Je n'en sais rien. Tout ce que je sais, c'est qu'il est dans le coin. Au fil des ans, Pitt avait travaillé sur au moins quatre projets avec le commandant Gillespie. C'était un des plus fiables de la flotte des navires de recherches de la NUMA, il le savait. Dan Gillespie n'était ni un excentrique, ni un fabulateur. Sobre et ferme, il n'avait jamais eu dans son dossier aucun reproche, ni aucun accident sur le pont. - Qui pourrait croire qu'après toutes ces années... Pitt se tut, ne sachant trop quoi dire. - Inutile d'être télépathe pour deviner que tu me crois bon pour la camisole de force, dit honnêtement Gillespie. Mais je peux prouver ce que j'avance. Mlle Evie Tan, qui est à bord afin d'écrire une histoire de l'expédition pour un magazine national, a pris des photos du sous-marin quand nous avons failli le heurter. - Est-ce que tu sais où il est en ce moment ? demanda Pitt. As-tu aperçu un périscope ou un schnorchel ? ATLANTIDE 175 - Il joue les timides et reste au fond, répondit Gillespie. - Alors, comment peux-tu être certain qu'il est là ? - Un de nos scientifiques a descendu un micro acoustique sous-marin par-dessus bord - il s'en sert pour enregistrer les baleines. Nous avons traîné l'équipement d'écoute à un quart de mille derrière le navire. Ensuite j'ai arrêté les moteurs et dérivé. D ne s'agit pas d'un sous-marin moderne d'attaque nucléaire, qui peut rester silencieux en profondeur. Nous avons relevé le battement de ses moteurs aussi clairement que l'aboiement d'un chien. - Ce n'est pas une mauvaise idée mais, à votre place, j'aurais tiré un ballon météo avec un magnétomètre attaché. Gillespie se mit à rire. - Pas une mauvaise idée non plus. Nous avons pensé à un scanner latéral, mais il aurait fallu avoir tes capteurs en même temps pour une bonne lecture et ça nous a paru trop compliqué. J'espérais que, maintenant que tu es là, nous pourrions trouver quelques réponses. Un signal d'alarme se déclencha dans le cerveau de Pitt. Il commençait à se demander s'il n'était pas passé dans la quatrième dimension. Envisager un rapport entre les assassins du Quatrième Empire et un antique U-boat était tout simplement surréaliste. Et cependant, rien de toute cette incroyable énigme n'avait de sens. - Préviens l'amiral, ordonna Pitt. Dis-lui que nous avons besoin d'aide. - Doit-on l'embêter avec ça? dit Gillespie en pensant au sous-marin. Ou devons-nous repartir d'où nous venons, vite fait, et jouer au chat et à la souris ? Pitt fit un léger signe négatif de la tête. - Je crains que notre fantôme ne doive attendre. Notre priorité, c'est de trouver le Madras. - C'est son nom? - Oui. C'était un Indiaman, perdu en 1779. - Et tu crois qu'il est bloqué dans la glace quelque part sur la côte ? demanda Gillespie d'un air dubitatif. - J'espère qu'il y est encore. - Qu'y a-t-il à bord qui soit si important pour la NUMA ? - Des réponses à une très ancienne énigme. Gillespie ne demanda pas d'explication supplémentaire. Si Pitt ne pouvait lui dire que cela, il l'acceptait. Sa responsabilité ne concernait que le navire et l'équipage qui séjournait à bord. Il suivrait les ordres de ses patrons de la NUMA sans rien demander, sauf si la sécurité du Polar Storm s'en trouvait menacée. 176 ATLANTIDE - A quelle distance à l'intérieur de la banquise veux-tu que j'avance le navire? Pitt donna au commandant une feuille de papier. - J'aimerais que tu nous places sur cette position. Gillespie étudia les chiffres un moment. - Ça fait un bail que je n'ai pas navigué d'après la latitude et la longitude, mais je ferai le maximum. - On a inventé la boussole, puis le loran et enfin le Global Positionner. On inventera un jour un instrument de positionnement qui te dira où se trouve le rouleau de papier toilette le plus proche et à combien de centimètres de ta main. - Puis-je te demander où tu as eu ces chiffres ? - Sur le journal de bord du Paloverde, un baleinier qui a trouvé l'Indiaman il y a très longtemps. Malheureusement, je ne peux pas t'en assurer l'exactitude. - Tu sais, dit Gillespie d'une voix rêveuse, je parie que le skipper de ce vieux baleinier aurait su positionner son navire sur un mouchoir de poche tandis que je suis à peine capable de mettre le mien sur un drap de lit. Le Polar Storm entra dans la banquise et plongea dans le manteau de glace comme un arrière traversant toute la ligne de défense de l'équipe adverse. Pendant le premier mille, la glace n'avait guère plus de 30 centimètres d'épaisseur et la proue massive renforcée écartait la couverture glacée sans difficulté. Mais, plus près de la côte, la banquise commença à épaissir, atteignant bientôt de 90 centimètres à 1,20 mètre. Le navire devait alors mettre en panne, reculer puis labourer à nouveau la glace, la couper en un chemin de 1,50 mètre jusqu'à ce qu'elle se referme sur lui et stoppe de nouveau son avancée. Le processus fut répété, l'étrave se jetant contre la glace rebelle, encore et encore. Gillespie ne regardait pas les effets du pilonnage. Il était assis sur une haute chaise pivotante et étudiait l'écran de la sonde du navire qui envoyait des signaux sonores jusqu'au fond de la mer, indiquant la distance en pieds entre la quille et le fond. Les eaux de cette région n'étant l'objet d'aucune étude, ses fonds ne figuraient pas sur les cartes nautiques. Pitt se tenait non loin de lui, regardant avec les jumelles du commandant, teintées pour éviter l'éblouissement de la glace. Les falaises, derrière la côte, s'élevaient à 60 mètres avant de s'aplanir en un large plateau. Il promena son regard à la base des falaises, es- ATLANTIDE 177 sayant de trouver un signe du Madras prisonnier des glaces. Mais il n'y avait rien, ni poupe gelée, ni mât s'élançant vers le ciel. - Monsieur Pitt ? Il se tourna et vit un homme trapu et avenant, d'à peu près trente-cinq ans. Il avait le visage rosé d'un chérubin, avec des yeux verts pétillants et une large bouche qui souriait en biais. L'homme tendit une petite main délicate. - Oui, répondit Pitt, surpris par la fermeté de sa poignée de main. - Je suis Ed Northrop, glaciologue et directeur des recherches de ce navire. Je ne crois pas avoir eu le plaisir de vous rencontrer. - Docteur Northrop, j'ai souvent entendu 1*amiral Sandecker parler de vous, dit aimablement Pitt. - En termes flatteurs, j'espère, dit Northrop en riant. - En réalité, il ne vous a jamais pardonné d'avoir rempli ses bottes de glace pendant une expédition au nord de la mer de Bering. - Jim a la rancune tenace. C'était il y a quinze ans. - Vous avez passé de nombreuses années dans l'Arctique et dans l'Antarctique? - Il y a dix-huit ans que j'étudie la glace. A propos, je me suis porté volontaire pour vous accompagner. - Ne croyez pas que je sois un ingrat mais je préférerais y aller seul. Northrop hocha la tête et mit ses deux mains sur son ample estomac. - Ça pourrait vous être utile d'avoir avec vous quelqu'un capable de lire la glace et je suis plus résistant que j'en ai l'air. - Vous marquez un point. - Le fond se rapproche, annonça Gillespie. Mettez en panne, chef, cria-t-il à la salle des machines. On ne va pas plus loin. Nous sommes en plein à la latitude et la longitude que tu m'as indiquées, ajouta-t-il pour Pitt. - Merci, Dan, beau travail. Cela devrait être l'endroit approximatif où le Paloverde s'est fait prendre par les glaces pendant l'hiver de 1858. Northrop regarda par la fenêtre du pont la glace qui s'étendait du navire à la côte. - Ça fait environ deux milles. Une petite promenade à l'air frais nous fera du bien. - Vous n'avez pas de scooter des neiges à bord ? - Désolé, notre travail se passe généralement à cent mètres du 178 ATLANTIDE navire au plus. Nous n'avons donc pas besoin d'ajouter ce genre de luxe au budget de nos projets. - Quelle température considérez-vous comme l'air frais ? - Cinq à dix degrés en dessous de zéro. C'est relativement chaud, dans cette région. - Je meurs d'impatience, grommela Pitt. - Vous avez de la chance que ce soit l'automne, ici. Il fait beaucoup plus froid au printemps. - Je préfère les tropiques, avec les alizés et de belles filles en sa-rong ondulant au son des tambours, sous le soleil couchant. Son regard se posa sur une jeune Asiatique ravissante qui venait vers lui. - N'êtes-vous pas un peu trop théâtral? demanda-t-elle en souriant. - C'est ma nature. - On m'a dit que vous étiez Dirk Pitt. - J'espère bien, répondit-il avec un sourire cordial. Et vous devez être Evie Tan. Dan Gillespie m'a dit que vous faisiez un reportage sur l'expédition. - J'ai lu beaucoup de vos exploits. Pourrais-je vous interviewer quand vous reviendrez de votre quête, quelle qu'elle soit ? Pitt lança instinctivement un regard interrogateur à Gillespie qui secoua la tête. - Je n'ai parlé à personne de ta cible. Pitt lui serra la main. - Je serai ravi de répondre à vos questions mais la nature de notre projet ne peut pas être divulguée. - Cela a-t-il quelque chose à voir avec l'armée? demanda-t-elle d'un air innocent. Pitt nota immédiatement son ton fouineur. - Ça n'a rien à voir avec des activités militaires secrètes, ni avec des galions espagnols chargés d'or, ni encore avec l'abominable homme des neiges. En fait, l'histoire est tellement banale que je doute qu'elle puisse intéresser une journaliste qui se respecte. Il se tourna vers Gillespie. - On dirait que nous avons laissé le sous-marin au bord de la banquise. - Ils sont prêts à partir, vint dire le premier maître à Pitt. - J'y vais. L'équipage baissa la passerelle et descendit trois traîneaux sur la glace, dont l'un chargé d'outils pour couper la glace, recouvert d'une toile goudronnée. Les autres ne contenaient que des cordes ATLANTIDE 179 pour attacher tout objet qu'ils pourraient trouver. Pitt se tint dans la neige poudreuse de trente centimètres d'épaisseur. Il regardait Gil-lespie qui avait fait signe à un homme presque aussi grand et fort qu'un ours de Kodiak. - J'envoie mon quartier-maître vous accompagner, vous et Doc Northrop. Voici Ira Cox. - Content de vous connaître, dit Cox à travers une barbe qui atteignait sa poitrine. La voix semblait venir de tout au fond de son être. Il ne leur tendit pas la main. Ses grosses pattes étaient couvertes d'énormes gants arctiques. - Un autre volontaire ? - C'est une idée à moi, dit Gillespie. Je ne peux pas laisser déambuler l'un des directeurs de projets de l'amiral Sandecker seul dans un champ de glace imprévisible. Je n'en prendrai pas la responsabilité. De cette façon, si vous avez un problème quelconque, vous aurez plus de chance de vous en sortir. Si vous rencontrez un ours polaire, Cox n'en fera qu'une bouchée. - Il n'y a pas d'ours polaire dans l'Antarctique. Gillespie regarda Pitt et haussa les épaules. - Pourquoi prendre des risques ? Pitt n'éleva aucune protestation. Tout au fond de lui, il savait que, si les choses allaient mal, un de ces hommes, ou les deux, pourraient lui sauver la vie. Quand l'automne arrive sur FAntarctique, les mers orageuses entourent le continent mais, quand vient l'hiver et que la température descend, l'eau s'épaissit et devient luisante comme de l'huile. Puis la glace se fragmente pour former des soucoupes flottantes qu'on appelle des galettes de glace, qui grossissent et se collent les unes aux autres avant de former enfin des banquises couvertes de neige. La glace s'était formée tôt, cette année-là. Pitt, Northrop et Cox avancèrent sans incident sur la surface inégale mais relativement plate. Ils durent faire un détour pour passer plusieurs récifs glaciaires et deux icebergs qui avaient dérivé depuis la côte avant de se joindre à la banquise. Pour Pitt, le récif ressemblait à un lit mal fait, sur lequel on aurait jeté une couverture blanche. Patauger dans trente centimètres de neige poudreuse n'entravait pas leur détermination. Leurs pas ne ralentirent pas. Northrop marchait en tête, étudiant la glace et surveillant s'il n'y avait ni déviation ni fissure. Il marchait sans être gêné par une luge, ayant pré- 180 ATLANTIDE cisé qu'il avait besoin d'une totale liberté de mouvement pour tester la glace. Tirant un traîneau, Pitt suivait Northrop, avançant avec aisance sur des skis de fond qu'il avait pris dans le chalet de son père à Breckenridge, dans le Colorado. Cox fermait la marche, des raquettes aux pieds. Il tirait deux traîneaux sans effort, comme s'il se fût agi de jouets. Ce qui avait commencé comme une journée magnifique, éclairée d'un grand soleil dans un ciel dégagé, se détériora quand les nuages se profilèrent à l'horizon. Lentement, le ciel passa du bleu au gris et le soleil ne fut plus qu'une boule froide d'un orange pâle. Une neige légère commença à tomber, réduisant la visibilité. Pitt ignora la dégradation du temps et ne laissa pas son esprit s'attarder sur les eaux vertes et glacées, à quelques mètres seulement sous ses pieds. n ne cessait de jeter des coups d'oil aux falaises qui, à mesure qu'ils s'en approchaient, s'élevaient de plus en plus haut. Il voyait, au loin, les monts Hansen découpés mais libres de toute glace. Cependant, il n'y avait aucune trace du vieux navire prisonnier de la glace. II commençait à se sentir comme un intrus sur ce vaste domaine vierge de toute habitation humaine. Ils traversèrent la banquise et atteignirent le pied des falaises de glace en à peine plus d'une heure. Gillespie suivait tous leurs mouvements jusqu'à ce qu'ils s'arrêtent au bord intérieur de la banquise. Leur équipement arctique turquoise aux couleurs de la NUMA les rendait visibles sur ce blanc brillant. Il vérifia les rapports météorologiques pour la dixième fois. La neige tombait légèrement et il n'y avait pas de vent. Il savait cependant que tout cela pouvait changer d'une minute à l'autre. Le facteur inconnu, c'était le vent. D'un instant à l'autre il pouvait transformer un paysage immaculé en un trou blanc impénétrable. Gillespie prit le téléphone par satellite du navire et composa un numéro. On lui passa directement Sandecker. - Ils sont à terre et commencent les recherches, informa-t-il son patron. - Merci, Dan, répondit Sandecker. Prévenez-moi dès leur retour. - Avant que je ne raccroche, amiral, il y a autre chose. Je crains que nous ne soyons dans une situation préoccupante. Il fit le récit précis de ses rencontres avec l'U-boat. Quand il eut fini, il y eut un silence tandis que l'amiral digérait ce qu'il venait d'apprendre. - Je m'occupe de ça, répondit-il enfin d'une voix tendue. Gillespie retourna à la grande véranda du pont et reprit ses jumelles. ATLANTIDE 181 - Tout ça pour une épave ! murmura-t-il entre ses dents. Elle a intérêt à en valok la peine. A terre, Pitt luttait contre le découragement. H savait bien que rechercher une chose disparue depuis si longtemps était une entreprise hasardeuse. Il était impossible de déterminer quelle quantité de glace s'était formée autour du navire en cent cinquante ans et s'il avait été totalement enseveli. Après tout, il était peut-être sous cent mètres de glace. Utilisant le Polar Sîorm comme point de repère, il fit une grille de 3 kilomètres sous les falaises à pic et glacées. Pitt et Cox utilisèrent chacun un petit GPS de la taille d'un paquet de cigarettes pour définir leur position exacte à n'importe quel moment. Ds se séparèrent, laissant les traîneaux à leur point de départ. Pitt partit sur sa gauche, avançant rapidement sur ses skis le long de la banquise, là où elle touchait les falaises, tandis que Cox et Northrop cherchaient à droite. Quand tous eurent couvert environ un kilomètre et demi, ils revinrent d'un commun accord à leur point de départ. Allant plus vite que les autres, Pitt fut le premier à arriver près des traîneaux. Ayant examiné chaque centimètre du bas des falaises à l'aller et au retour, il était très déçu de ne pas avoir trouvé le moindre signe du Madras. Une demi-heure plus tard, le glaciologue arriva et s'assit contre un petit tas de glace, les bras et les jambes tendus, pour reprendre son souffle et reposer ses genoux et ses chevilles fatigués. Il regarda Pitt à travers ses lunettes foncées et fit un geste de défaite. - Désolé, Dirk. Je n'ai rien vu dans la glace qui puisse ressembler à un vieux navire. - J'ai fait chou blanc aussi, admit Pitt. - Je ne peux rien affirmer sans avoir fait des essais, mais il y a fort à parier que la glace a cassé à un moment ou à un autre, ce qui l'a envoyé en haute mer. La voix étouffée de Gillespie résonna dans une poche du vêtement polaire de Pitt. Il sortit une radio portable fonctionnant du navire à la rive. - Vas-y, Dan, je t'écoute. - On dirait qu'un méchant orage se prépare, le prévint Gillespie. Vous devriez rentrer à bord aussi vite que possible. - On ne discute pas un ordre pareil. A bientôt. Pitt remit la radio dans sa poche, regarda le nord de la banquise et ne vit que le vide. - Où avez-vous laissé Cox ? 182 ATLANTIDE Soudain inquiet, Northrop se releva et scruta la plaine glacée. - Il a trouvé une crevasse dans les falaises et y est entré. Je pensais qu'il y jetterait un coup d'oil et qu'il me rattraperait. - Je ferais bien d'aller voir. Pitt poussa sur ses bâtons et suivit les traces dans la neige. Deux traces dans un sens, une seule dans l'autre. Le vent augmentait rapidement, les petites pellicules de glace s'épaississant comme un voile soyeux. Toute lumière avait disparu et le soleil s'était évanoui. Il ne pouvait qu'admirer le courage de Roxanna Mender. Il se disait que c'était un miracle qu'elle eût survécu dans ce froid terrible. Bientôt, il skia sous de grands rochers escarpés et glacés, menaçants au-dessus de lui. Il eut un instant l'impression que cette grosse masse dure allait bientôt s'écrouler sur lui. Malgré le hululement du vent, il entendit au loin un cri étouffé, fl s'arrêta pour écouter, les mains autour des oreilles, tentant de percer la barrière de brume glacée. - Monsieur Pitt ! Par ici ! D'abord, Pitt ne vit rien que la face blanche de la falaise. Puis il distingua une vague silhouette turquoise qui lui faisait signe depuis une sorte de puits noir ouvert dans la falaise. Pitt prit appui sur ses bâtons de ski et se dirigea vers Cox. Il se sentit comme Ronald Col-man dans Horizon perdu, luttant dans le blizzard de l'Himalaya pour entrer dans le tunnel qui le mènerait à Shangri-Ia. Tantôt, il se trouvait au milieu de particules tourbillonnantes de neige glacée, et tantôt dans une atmosphère sans vent, sèche et calme. Il se pencha sur ses bâtons et regarda autour de lui la caverne glacée d'environ 2,50 mètres de large qui s'effilait en un pic pointu, quelque 6 mètres plus haut. Dès l'entrée, la pénombre passait d'un blanc cendreux à un noir d'ébène. La seule tache de couleur qu'il put distinguer fut le vêtement de Cox. - Un mauvais orage se prépare, dit Pitt en montrant du pouce l'entrée de la caverne. On ferait bien de rentrer au bateau en vitesse. Cox enleva ses lunettes de ski et regarda Pitt d'un regard étonné. - Vous voulez partir ? - C'est sympa et confortable ici, mais on n'a pas de temps à perdre. - Je croyais que vous cherchiez un vieux navire ? - Je le croyais aussi, dit Pitt d'un air irrité. Cox tendit sa main gantée et, de l'index, montra le haut de la fissure. ATLANTIDE 183 - Eh bien? Pitt leva les yeux. Là, près du haut de la crevasse, un petit morceau du gaillard d'arrière en bois d'un vieux bateau à voiles dépassait de la glace. 17 Pitt retourna à skis vers Northrop et, ensemble, ils tirèrent les trois traîneaux dans la caverne. D prévint aussi Gillespie de leur découverte et l'assura qu'ils étaient confortablement à l'abri du mauvais temps qui régnait hors de la caverne. Cox sortit immédiatement les outils et se mit au travail, attaquant la glace au marteau et au pic pour creuser une échelle qui les mènerait jusqu'à la coque du navire enseveli. Le pont supérieur était libre de toute glace quand Roxanna et son mari, le commandant Bradford Mender, avaient abordé le Madras, Mais au cours des cent quarante années suivantes, la glace avait complètement recouvert l'épave, montant jusqu'en haut de ses mâts et les rendant invisibles. - Je suis sidéré qu'il soit si bien conservé, remarqua Northrop. J'aurais juré qu'il aurait été réduit en miettes depuis le temps pour n'être plus qu'un tas de cure-dents. - Ça prouve que les glaciologues peuvent se tromper, dit sèchement Pitt. - Sérieusement, cela demande une étude poussée. Les falaises de glace, de ce côté de la côte, se sont formées et ne se sont jamais cassées. C'est très inhabituel. Il doit y avoir une bonne raison pour qu'elles aient grandi sans tomber. Pitt leva les yeux vers Cox, qui avait découpé des marches menant aux planches dégagées. - Comment ça va, Ira ? - Les bordages de bois sont gelés et sont aussi fragiles que l'oeil de verre de ma grand-mère. D'ici à une heure, je devrais avoir creusé un trou assez grand pour qu'on s'y faufile. ~ Attention à bien rester sur les membrures ou vous serez encore la la semaine prochaine. ATLANTIDE 185 - Je sais comment est construit un navire, monsieur Pitt, dit Cox d'un ton faussement irrité. - J'accepte la réprimande, répondit aimablement Pitt. Si vous nous permettez d'entrer là-dedans dans quarante minutes, je veillerai à ce que le commandant Gillespie vous remette le ruban bleu des casseurs de glace. Cox n'était pas un homme facile à apprivoiser, fl avait peu d'amis à bord du Polar Storm. Il avait d'abord pris Pitt pour un de ces bureaucrates morveux de la NUMA mais voyait maintenant que, directeur des projets spéciaux ou pas, c'était un homme raisonnable, sérieux et cependant gentil et plein d'humour. Et il commençait à bien l'aimer. Les morceaux de glace se mirent à voler comme des étincelles. Trente-cinq minutes plus tard, Cox descendit et annonça triomphalement : - J'ai une entrée, messieurs. Pitt salua. - Merci, Ira. Le général Lee aurait été fier de vous. Cox lui rendit son salut. - Comme je l'ai toujours dit, mettez de côté vos billets confédérés. On ne sait jamais, le Sud pourrait se soulever à nouveau. - J'en suis convaincu. Pitt grimpa les marches taillées par Cox dans la glace et se faufila dans le trou, les pieds en avant. Ses bottes prirent contact avec le pont, 1,20 mètre sous l'ouverture. Il scruta l'obscurité et réalisa qu'il était dans la cuisine, à l'arrière. - Que voyez-vous ? demanda Northrop, excité. - Un fourneau de cuisine gelé, répondit Pitt en s'appuyant contre la coque. Venez et apportez les lampes. Cox et Northrop se hâtèrent de le rejoindre munis de lampes halogènes recouvertes d'aluminium, qui éclairèrent immédiatement l'endroit comme en plein jour. A part la suie sur les tuyaux de la grosse cuisinière en fonte et du four, la cuisine paraissait n'avoir jamais servi. Pitt ouvrit la porte du four mais n'y trouva pas de cendres. - Les étagères sont vides, observa Cox. Ils ont dû tout manger, le papier, les boîtes et le verre. - Oui, le papier, peut-être, murmura Northrop qui commençait à se sentir très mal à l'aise. - Restons ensemble, dit Pitt. L'un de nous pourrait remarquer quelque chose qui aurait échappé aux autres. - Cherchons-nous quelque chose en particulier? demanda Cox. 186 ATLANTIDE - Un cagibi dans la cale arrière, sous la cabine du commandant. - Je dirais que ça se trouve un ou deux ponts en dessous de l'endroit où nous sommes. - Cela doit être la cuisine des officiers et des passagers. La cabine du commandant ne doit pas être loin. Trouvons une coursive pour y descendre. Pitt passa une porte et éclaira la salle à manger. La table et les chaises, ainsi que le mobilier autour, étaient couverts d'un bon centimètre de glace. Sous la lumière des lampes, toute la pièce brilla comme un chandelier de cristal. Au centre de la table, un service à thé paraissait attendre d'être utilisé. - Il n'y a aucun cadavre ici, dit Northrop avec soulagement. - Ils sont tous morts dans leurs cabines, expliqua Pitt. Probablement d'hypothermie, de faim et de scorbut à la fois. - Où allons-nous ensuite ? demanda Cox. Pitt indiqua de sa lampe un passage au-delà de la table. - Juste là, nous devrions trouver un couloir menant au pont inférieur. - Comment pouvez-vous vous diriger dans un navire vieux de deux cents ans ? - J'ai étudié des dessins et des plans de navires marchands Indiaman. Bien que je n'en aie jamais vu avant, je connais par cour leurs coins et leurs recoins. Ils descendirent une échelle, glissant sur la glace qui recouvrait les échelons, mais réussirent à ne pas tomber. Pitt les conduisit vers l'arrière, passant devant de vieux canons l'air aussi neufs que le jour où ils avaient quitté la fonderie. La porte de la soute était encore ouverte, comme l'avaient laissée Roxanna et l'équipage du Paloverde. Pitt, plein d'impatience, y pénétra et balaya tout autour le rayon de sa lampe. Les caisses étaient toujours empilées du sol au plafond le long des cloisons, comme elles l'avaient été en 1858. Deux d'entre elles étaient ouvertes. Une urne de cuivre était couchée derrière la porte, où elle avait roulé quand Mender et les autres avaient rapidement fui le navire lorsque la banquise avait commencé à se casser et à fondre. Pitt s'agenouilla et se mit à sortir avec soin les objets des caisses ouvertes et les posa sur le sol glacé. En peu de temps, il avait assemblé non seulement une ménagerie de figurines représentant des animaux communs - des chiens, des chats, des lions, du bétail - mais aussi des sculptures de créatures qu'il n'avait jamais vues. Certaines étaient en cuivre, beaucoup en bronze. D trouva aussi des statuettes d'êtres humains, de femmes surtout, vêtues de longues robes avec ATLANTIDE 187 des jupes plissées couvrant leurs jambes jusqu'aux pieds chaussés de curieuses bottes. Leurs cheveux, aux nattes délicatement sculptées, descendaient jusqu'à la taille et leur poitrine était simplement marquée, sans exagération. Posés au fond de la caisse, comme des jetons sur la table d'un casino, il trouva des disques de cuivre d'environ 10 millimètres d'épaisseur et de 12 centimètres de diamètre. Ces disques étaient gravés sur les deux faces de 60 symboles que Pitt reconnut, les ayant vus dans la crypte de la mine Paradise. Le centre des disques révélait des hiéroglyphes représentant d'un côté un homme, et de l'autre une femme. L'homme portait un haut chapeau pointu plié sur un côté et une tunique ample, comme une cape, sur un pectoral de métal et une jupe courte semblable à un kilt. Assis sur un cheval dont le sommet du crâne portait une unique corne, il brandissait un large sabre menaçant de couper le cou d'un monstrueux lézard ouvrant une gueule pleine de dents acérées. La femme, sur la face opposée du disque, était vêtue comme l'homme mais avec plus d'ornements : des colliers faits de ce qui semblait être des coquillages et des perles. Elle aussi montait un cheval doté d'une corne sur le sommet du crâne. Au lieu d'un sabre, elle enfonçait une lance dans ce que Pitt reconnut comme un tigre à dents de sabre, un animal disparu depuis des milliers d'années. L'esprit de Pitt se transporta dans une autre époque, un autre endroit vague et nébuleux, à peine visible dans une brume légère. Tandis qu'il tenait les disques dans sa main, il essaya de sentir un contact avec ceux qui les avaient créés. Mais il n'avait aucun don de voyance. C'était un homme d'ici et de maintenant, incapable de traverser le mur invisible séparant le passé du présent. La voix à l'accent sudiste de Cox brisa sa rêverie. - Voulez-vous qu'on commence à charger ces caisses sur les traîneaux ? Pitt cligna des yeux, le regarda et hocha la tête. - Dès que j'aurai remis les couvercles, nous les transporterons par étapes jusqu'au pont au-dessous. Puis on les fera passer avec des cordes par le trou que vous avez fait dans la coque, jusqu'au sol de la caverne. - J'en compte vingt-quatre, dit Northrop. S'approchant d'une pile de caisses, il en souleva une. Son visage changea de couleur et ses yeux se gonflèrent. Cox, comprenant la situation, prit la caisse que tenait Northrop aussi facilement que si on lui tendait un bébé. - Vous feriez mieux de me laisser faire le gros boulot, Doc. 188 ATLANTIDE - Vous n'imaginez pas combien je vous en suis reconnaissant, Ira, dit Northrop, ravi d'être débarrassé de la caisse qui devait bien peser 50 kilos. Cox accomplit la partie la plus fatigante du travail. Hissant chaque caisse jusqu'à une de ses épaules, il allait la passer à Pitt, en bas de l'échelle. Celui-ci l'attachait à une élingue et la descendait jusqu'au traîneau où Northrop la chargeait. Quand ils eurent fini, chaque traîneau portait huit caisses. Pitt alla jusqu'à l'entrée de la caverne et appela le navire. - A quoi ressemble l'orage, de votre côté? demanda-t-il à Gillespie. - Selon le météorologue du bord, il devrait se calmer dans quelques heures. - Les traîneaux sont remplis d'objets, annonça Pitt. - Avez-vous besoin d'aide ? - Il doit y avoir 400 kilos sur chaque traîneau. Toute aide pour les ramener au Polar Storm sera la bienvenue. - Restez là-bas jusqu'à ce que le temps se dégage, dit Gillespie. Je mènerai moi-même le groupe qui viendra à votre aide. - Etes-vous sûr de vouloir faire le voyage ? - Et louper l'exploration d'un navire du dix-huitième siècle? Pas pour tout le cognac de France ! - Je vous présenterai au commandant. - Vous l'avez vu ? demanda Gillespie, curieux. - Pas encore mais, si Roxanna Mender n'a pas exagéré, il devrait être frais comme un gardon. Le commandant Leigh Hunt était toujours assis au bureau où il était mort, en 1779. Rien n'avait changé, à part quelques petites dentelures dans la glace à l'endroit où le journal de bord du navire avait autrefois reposé, sur le coin de la table. Solennellement, ils regardèrent l'enfant dans son berceau et Mme Hunt, dont le visage délicat et triste était recouvert par deux siècles de glace. Le chien n'était plus qu'un bloc gelé et blanc. Ils passèrent dans les cabines, éclairant les passagers morts depuis longtemps des rayons de l'halogène. Les linceuls de glace scintillèrent, révélant à peine les corps en dessous. Pitt essaya d'imaginer leurs derniers instants mais la tragédie semblait si poignante qu'il était trop douloureux d'y penser. Il était difficile, devant ces figures de cire figées dans la demi-obscurité, rigides sous leurs habits de glace, de les considérer comme des humains ayant vécu, respiré et mené leur vie quotidienne avant de mourir dans ce lieu si reculé et si ATLANTIDE 189 affreux. L'expression de certains visages, altérés par la glace, était plus horrible qu'on ne pouvait le dire. Quelles avaient été leurs dernières pensées, sans espoir d'être sauvés ? - C'est un cauchemar, murmura Northrop. Mais un cauchemar glorieux. Pitt lui lança un regard interrogatif. - Glorieux ? - Le miracle que ça représente ! Des corps humains parfaitement conservés, gelés dans le temps ! Pensez à ce que ça représente pour la science de la cryogénie ! Pensez à la possibilité de les ramener tous à la vie ! L'idée frappa Pitt comme un coup de poing. La science pourrait-elle un jour offrir aux passagers et à l'équipage gelés du Madras une renaissance ? - Pensez aux livres d'Histoire qu'on écrirait après avoir parlé à des gens ramenés à la vie après deux cents ans. Northrop leva la main. - Pourquoi rêver? Cela n'arrivera pas de notre vivant. - Probablement pas, dit Pitt en songeant à cette possibilité, mais j'aimerais bien assister à la réaction de ces pauvres gens en voyant ce qui est arrivé à leur monde depuis 1779 ! Les nuages d'orage disparurent et le vent tomba quatre heures plus tard. Cox se tint devant la caverne en agitant comme un drapeau la toile cirée jaune qui avait recouvert les outils. Un groupe de silhouettes aperçut le signal et se dirigea vers la caverne à travers le champ de glace inégal. Pitt compta dix silhouettes, vêtues de turquoise, approchant comme des fourmis. Lorsqu'ils furent assez près, il reconnut Gillespie qui marchait à leur tête. Il reconnut aussi la petite silhouette de la journaliste, Evie Tan. Une demi-heure plus tard, Gillespie s'approcha de Pitt et sourit. - Une belle journée pour une promenade dans le parc, dit-il chaleureusement. - Bienvenue au musée antarctique d'antiquités marines, répondit Pitt en guidant le commandant vers l'intérieur. - Attention à ne pas glisser dans l'escalier qu'Ira a si bien taillé dans la glace. Pendant que Pitt et Gillespie visitaient le Madras avec Evie, qui prit au moins dix rouleaux de photos, enregistrant chaque centimètre du vieux navire et tous ses morts, Cox et Northrop aidèrent les marins du Polar Storm à tirer les traîneaux et leur chargement jusqu'au brise-glace. 190 ATLANTIDE Pitt fut amusé en voyant Evie enlever son épaisse parka, le gros pull-over qu'elle portait dessous, et coller les rouleaux de pellicule contre son caleçon long. Elle le regarda en souriant. - Ça protège les films du froid extrême. Jake Bushey, le second du Polar Storm, appela Gillespie sur sa radio portable. Le commandant écouta un moment puis remit la radio dans sa poche. Pitt vit à son expression qu'il n'était pas de bonne humeur. - Nous devons rentrer à bord. - Un autre orage qui se prépare ? demanda Evie. Il secoua la tête. - L'U-boat, dit-il sombrement. Il a fait surface dans la glace à moins de 1 500 mètres du Polar Storm. 18 Tandis qu'ils approchaient du navire et regardaient la glace au-delà, ils virent se découper le sous-marin en forme de baleine contre le flanc de la banquise. En s'approchant davantage, ils distinguèrent les silhouettes debout sur le kiosque tandis que d'autres, venant de l'intérieur de la coque, se rassemblaient autour du canon de pont. L'U-boat avait surgi de la glace à 400 mètres seulement du Polar Storm. Gillespie appela son second par sa radio portable. - Bushey ! - A vos ordres, monsieur. - Fermez les portes étanches et exigez de l'équipage et des scientifiques qu'ils enfilent leurs gilets de sauvetage. - Oui, monsieur. J'active les portes étanches. - Ce vaisseau fantôme est une vraie plaie, murmura Gillespie. Sa malchance est contagieuse. - Remerciez le ciel pour ses petites faveurs, dit Pitt. Un sous-marin ne peut en aucune façon lancer des torpilles à travers la glace. - C'est vrai, mais ils ont encore un canon de pont. Le son des sirènes annonçant à tout le navke la fermeture des cloisons étanches retentit dans l'air froid et se répercuta contre la glace tandis que Pitt et les autres se hâtaient vers le navire. La neige avait été tassée par les traîneaux et leurs lourdes charges, de sorte que la trace était facile à suivre. Plusieurs marins se tenaient dans la neige autour de la coursive et leur faisaient signe de se dépêcher. Le commandant cria de nouveau, à l'aide de la radio. - Bushey ! L'U-boat a-t-il tenté de nous contacter? - Rien, monsieur. Dois-je essayer de les faire réagir ? 192 ATLANTIDE Gillespie réfléchit un instant. - Non, pas encore, mais ouvrez l'oeil en cas de mouvement suspect. - Avez-vous pu contacter le commandant du bateau pendant le voyage depuis la péninsule ? demanda Pitt. - J'ai essayé deux fois mais on n'a pas répondu à mes demandes d'identification. Gillespie gardait un oil sur le sous-marin. - Qu'a dit l'amiral quand vous l'avez averti? - Seulement " je m'occupe de ça ". - Quand l'amiral promet quelque chose, vous pouvez compter dessus, dit Pitt. Dites à Jake d'envoyer un message au sous-marin pour avertir son commandant que votre navire de recherches a laissé tomber quelques explosifs sismiques sous-marins sous la glace, à l'endroit exact où il a fait surface. - Qu'espérez-vous gagner par un mensonge ? - Du temps. Quoi que Sandecker prépare, il lui faudra du temps pour le mettre au point. - Ils écoutent probablement tout ce que nous disons à la radio. - J'y compte bien, dit Pitt en souriant. - S'ils opèrent comme ils le faisaient pendant la Seconde Guerre mondiale contre les navires de transport isolés, ils ont dû brouiller nos satellites de transmission. - Je pense qu'on peut compter sur ça aussi. Ils avaient encore tous deux 800 mètres à parcourir avant d'atteindre le navire. Gillespie pressa le bouton de transmission de sa radio. - Bushey, écoutez-moi attentivement. H expliqua au second ce qu'il devait dire et faire, certain que l'U-boat écoutait la communication. Bushey ne mit pas en question les ordres de son supérieur et ne montra pas non plus la plus petite hésitation. - J'ai compris, commandant. Je vais contacter le vaisseau immédiatement pour les prévenir. - Voilà un type bien, admira Pitt. - Le meilleur, confirma Gillespie. - Nous allons attendre dix minutes puis remonter avec un autre baratin, en espérant que le commandant du sous-marin l'avalera. - Dépêchons-nous, pressa Gillespie. Pitt se tourna vers Evie Tan, qui haletait fortement. - Pourquoi ne me laissez-vous pas porter au moins votre équipement photo ? ATLANTIDE 193 Elle secoua vigoureusement la tête. - Les photographes portent leur propre équipement. Ça ira. Partez devant. Je vous rattraperai au bateau. - Je déteste me montrer goujat, dit Gillespie, mais je dois être à bord très vite. - Vas-y, dit Pitt. On se verra à bord. Le commandant pressa le pas. Pitt avait insisté pour prêter ses skis à Evie dès la caverne mais elle avait refusé avec indignation. Maintenant, en la pressant un peu, elle avait accepté qu'il les lui attache. Il lui passa ses bâtons. - Allez-y. Moi, je veux jeter un coup d'oeil plus précis au sous-marin. Ayant envoyé Evie vers le navire, il dévia de sa route pour se placer à 50 mètres de l'arrière du bateau. D le contempla de l'autre côté de la banquise, fl distingua nettement l'équipage s'occupant du canon de pont et les officiers, penchés sur le surbau du kiosque. Ds ne semblaient pas porter les uniformes traditionnels des Unterseeboot1 nazis. Ils étaient tous habillés d'une salopette noire d'une seule pièce, très ajustée et adaptée au temps glacial. Pitt se tint où l'équipage pouvait le voir distinctement, n pressa le bouton de transmission de sa radio portable. - Je m'adresse au commandant de l'U-2015. Mon nom est Dirk Pitt. Vous pouvez me voir à côté de la poupe du Polar Sîorm. Il leur laissa le temps d'apprécier ses paroles avant de poursuivre. - Je sais parfaitement qui vous êtes. Me comprenez-vous ? Un grésillement sortit de la radio, vite remplacé par une voix amicale. - Oui, monsieur Pitt. Ici le commandant de l'U-2015. En quoi puis-je vous aider? - Vous avez mon nom, commandant. Quel est le vôtre ? - Vous n'avez pas besoin de le connaître. - Oui, dit calmement Pitt, je m'en doutais. Vos copains de la Nouvelle Destinée, ou devrais-je dire le Quatrième Empire, ont la manie du secret. Mais ne vous inquiétez pas, je promets de ne pas dire un mot de vos salopards de tueurs à condition que vous tiriez votre bande de croulants de pacotille de nostalgie-land et que vous fichiez le camp d'ici. C'était peut-être risqué, de pures suppositions, mais le long silence qui suivit fit comprendre à Pitt qu'il avait mis dans le mille. 1. Bateau sous-marin : U-booî en allemand, U-boat en anglais. 194 ATLANTIDE Une minute passa avant que la voix du commandant de l'U-boat revienne sur les ondes. - Ainsi, c'est vous Dirk Pitt, l'homme doué d'ubiquité? - C'est moi, répondit l'intéressé, ressentant une grande satisfaction d'avoir trouvé le défaut de la cuirasse. J'ignorais que ma renommée voyageait si vite. - Je vois que vous n'avez pas perdu de temps pour venir du Colorado jusqu'à l'Antarctique. - J'aurais pu faire plus vite, mais j'ai dû me débarrasser des cadavres de vos copains. - Essayez-vous de tester ma patience, monsieur Pitt ? La conversation devenait vaine mais Pitt essayait de pousser à bout le commandant de l'U-boat pour gagner du temps. - Non, je souhaite seulement que vous m'expliquiez votre conduite étrange. Au lieu d'attaquer un navire de recherches impuissant et sans armes, vous devriez être dans l'Atlantique-Nord à torpiller les malheureux navires marchands. - Nous avons cessé les hostilités en avril 1945. Pitt n'aimait pas l'allure de la mitrailleuse montée sur la partie avant du kiosque et pointée dans sa direction. Il comprit qu'il était temps de filer, certain que l'U-boat avait l'intention de détruire le Polar Storm et tous ceux qui étaient à son bord. - Et quand avez-vous lancé le Quatrième Reich ? - Je ne vois aucune raison de poursuivre cette conversation, monsieur Pitt. (La voix était aussi peu timbrée que celle qui présentait le bulletin météo, à Cheyenne, dans le Wyoming.) Au revoir. Pitt n'avait pas besoin qu'on lui fasse un dessin pour savoir ce qui allait se passer. Il se cacha derrière un monticule de glace, à l'instant même où la mitrailleuse du kiosque se mettait en route. Des balles sifflèrent avec un curieux chuintement en frappant la glace. Il s'aplatit dans une petite dépression derrière le monticule, incapable de bouger. Il regretta, pour une fois, la couleur turquoise de l'équipement arctique de la NUMA. La couleur vive sur le blanc de la neige faisait de lui une cible idéale. De là où il se trouvait, il apercevait la superstructure du Polar Storm, si proche et pourtant si éloigné. Il commença à se débarrasser de son costume polaire et resta en pull-over et pantalon de laine. Les bottes aussi risquaient de le gêner pour courir, aussi les enleva-t-il, ne gardant que ses chaussettes thermiques. La pluie de balles s'arrêta, le tireur se demandant probablement s'il avait atteint Pitt. Il passa de la neige sur ses cheveux pour cacher leur couleur sombre et empêcher qu'ils ne se détachent sur le blanc environnant. ATLANTIDE 195 Puis il jeta un coup d'oil par-dessus le monticule. Le mitrailleur était penché sur son arme mais le commandant de l'U-boat regardait à la jumelle dans la direction de Pitt. Après quelques secondes, il vit le commandant se tourner et montrer le navire. Le mitrailleur fit pivoter son arme dans la direction indiquée par son commandant. Pitt prit une profonde inspiration et démarra, fonçant sur la glace, appuyant sur ses jambes et zigzaguant avec presque la même agilité que quand, des années auparavant, il jouait ailier dans l'équipe de l'Académie de l'Air Force. Sauf que, cette fois, Al Giordino n'était pas là pour le protéger. La glace déchira ses chaussettes et lui coupa la plante des pieds, mais il choisit d'ignorer la douleur. n avait couru trente mètres quand l'équipage de l'U-boat se réveilla et se remit à tirer. Cependant, leurs balles, trop hautes, passèrent derrière lui. Avant qu'ils aient pu corriger pour le plomber, il était trop tard. Il avait contourné le gouvernail du Polar Storm juste une seconde seulement avant que des balles s'écrasent sur l'acier de la coque où elles griffèrent la peinture comme des abeilles en colère. A l'abri sur le côté du navire protégé du sous-marin, il ralentit pour reprendre son souffle. On avait remonté la passerelle et Gil-lespie avait fait virer le navire de 180 degrés sur en avant toute, n avait toutefois fait placer une échelle de corde sur le flanc. Pitt courut le long du navire qui prenait de la vitesse, attrapa l'échelle et s'y hissa au moment même où les morceaux de glace cassés par l'étrave passaient sous ses pieds en chaussettes. Dès qu'il atteignit le bastingage, Cox le souleva et le déposa sur le pont. - Bon retour, dit-il avec un large sourire. - Merci, Ira, répondit Pitt en haletant. - Le commandant veut vous voir sur le pont. Pitt se contenta de hocher la tête et boita jusqu'à l'échelle de coupée montant au pont du navire. - Monsieur Pitt ? - Oui, dit-il en se retournant. Cox montra du menton les empreintes sanglantes qu'il laissait sur le pont. - Vous devriez demander au médecin de bord de jeter un coup d'oil à vos pieds. - Je vais prendre rendez-vous sans tarder. Debout sur l'aile de pont, Gillespie étudiait l'U-boat dont la coque noire flottait, rigide, au milieu de la glace où il avait fait surface. Il se tourna quand Pitt sortit de l'échelle de coupée. 196 ATLANTIDE - Vous avez fait une mauvaise rencontre, hein ? - J'ai dû dire quelque chose qui les a fâchés. - Oui, j'ai entendu votre petit échange de mots doux. - Le commandant vous a-t-il contacté ? Gillespie fit non de la tête. - Pas un mot. - Pouvez-vous contacter le monde extérieur? - Non. Comme nous le craignions, il a effectivement brouillé les communications par satellites, Pitt considéra le sub. - Je me demande ce qu'il attend ? - Si j'étais lui, j'attendrais que le Polar Storm fasse demi-tour et se dirige vers la haute mer. Il sera alors en position de nous canarder tranquillement. - Dans ce cas, dit sombrement Pitt, ça ne va pas tarder. Comme s'il lisait dans les pensées du commandant de l'U-boat, il aperçut une houppette de fumée sortir de la gueule du canon de pont, immédiatement suivie d'une explosion qui éclata dans la glace, derrière la grosse poupe du brise-glace. - Ce n'est pas passé loin, dit Bushey, devant la console de commande. Evie, debout à la porte du pont, avait l'air stupéfait. - Pourquoi nous tirent-ils dessus ? - Descendez ! lui cria Gillespie. Je veux que tous ceux qui n'ont rien à faire ici, les scientifiques et les passagers, restent en bas sur bâbord, loin du sous-marin. Indocile, elle prit plusieurs photos de l'U-boat avant de descendre vers une partie plus protégée du navire. L'obus frappa l'hélicoptère sur son carré de parking, à l'arrière, et le transforma en un tas de ferrailles fumantes. Bientôt, un autre obus déchira l'air glacial et s'écrasa contre la cheminée du navire dans un bruit assourdissant, glissant comme une hache frappant une boîte d'aluminium. Le Polar Storm frissonna, parut hésiter, puis, avec un effort, recommença à briser la glace. - On ouvre la brèche ! cria Cox. - Nous avons une distance considérable à parcourir avant d'être hors de leur portée, dit Pitt. Et même alors, il peut plonger et nous poursuivre sous la banquise. La mitrailleuse du sub ouvrit à nouveau le feu et ses balles dessinèrent des lignes de trous sur l'étrave du brise-glace où les fenêtres de la verrière éclatèrent en mille fragments. Les balles traversèrent le pont, écrasant tout ce qui se trouvait au-dessus de 90 ATLANTIDE 197 centimètres du plancher. Pitt, Gillespie et Cox se jetèrent instinctivement à plat ventre, mais Bushey le fit deux secondes trop tard. Une balle lui traversa l'épaule, une autre frappa sa mâchoire. Puis le canon de l'U-boat se mit à son tour à cracher. L'obus traversa l'arrière du pont, pénétra dans la salle à manger, avec une force brutale, et s'écrasa contre une cloison. Le coup fut si rude que le Polar Storm trembla d'un bout à l'autre. La secousse s'étouffa et se répercuta tout autour d'eux. Sur le pont, tout le monde fut projeté à terre ça et là, comme des poupées de chiffon. Cox et Gillespie avaient été propulsés contre la table des cartes. Bushey, déjà étendu sur le pont, alla rouler sous ce qui restait de la console de commandes. Pitt se retrouva en travers de la porte de l'aile de pont, II se releva sans prendre la peine de compter les écorchures et les coupures de verre. Une fumée acre emplissait ses narines et ses oreilles résonnaient l'empêchant d'entendre tout autre son. D se cogna contre Gillespie et s'agenouilla près de lui. L'explosion qui l'avait envoyé contre la table des cartes lui avait cassé trois, voire quatre côtes. Ses oreilles saignaient. Du sang coulait aussi d'une des jambes de son pantalon. Il avait les yeux ouverts mais un peu vitreux. - Mon navire, gémissait-il doucement. Ces salauds sont en train de détruire mon navire ! - Ne bouge pas, lui ordonna Pitt. Tu as peut-être des blessures internes. - Mais qu'est-ce qui se passe, là-haut? fit la voix de l'ingénieur mécanicien par le seul transmetteur encore en état. Sa voix se perdait presque dans les battements et les grondements de la salle des machines. Pitt attrapa le téléphone de bord. - Nous sommes attaqués par un sous-marin. Donnez-nous toute la puissance dont vous disposez. Nous devons nous mettre hors de sa portée avant qu'il nous réduise en miettes. - Nous avons des dommages et des blessés, ici. - Et vous aurez bientôt pire, aboya Pitt, si vous ne nous maintenez pas en vitesse maximale. - Jake ? grogna Gillespie, où est Jake ? L'officier en second saignait, inconscient. Cox était penché sur lui. - Il est cuit, dit franchement Pitt. Qui est le suivant sur la liste de commandement ? - Joe Bascom, mais il est retourné aux Etats-Unis, à Montevideo, parce que sa femme va avoir un bébé. Appelle Cox. 198 ATLANTIDE Pitt fit signe au quartier-maître. - Ira, le commandant vous demande. - Avons-nous viré complètement ? demanda Gillespie. - Oui, monsieur. Nous sortons de la banquise en suivant un cap zéro-cinq-zéro. Pitt contemplait PU-boat, comme hypnotisé, attendant sans ciller le prochain obus. Il n'eut pas longtemps à attendre. Au même instant, il vit l'ange de la mort traverser la glace - s'enfonçant dans le canot de sauvetage tribord, une grosse embarcation capable de transporter soixante personnes. L'onde de choc secoua convulsivement le navire sur bâbord. Le monstrueux coup de boutoir désintégra le canot avant d'exploser contre la cloison séparant le pont du navire de la cuisine. Il y eut un tourbillon de flammes et de fumée au milieu de morceaux de bois, de bastingage et de porte-manteaux de canots. Bientôt, toute la longueur du pont fut en feu, les flammes se déroulant des déchirures du pont et des cloisons. Avant que quiconque, sur le pont, ait pu retrouver ses esprits, la gueule du canon éjecta, dans un hurlement hystérique, un nouveau projectile vers le brise-glace au supplice. Puis il désintégra, en un crescendo de détonations, la proue, envoyant voler en éclats les chaînes d'ancre comme des morceaux de bois. Et le Polar Storm tenait toujours. Le navire prenait rapidement de l'avance sur le sous-marin, la mitrailleuse du kiosque devint inefficace et se tut. Mais la distance n'augmentait pas assez vite. Quand l'équipage de PU-boat comprit que le brise-glace avait une petite chance de lui échapper, il redoubla ses efforts pour recharger et tirer, Les tirs partaient maintenant toutes les quinze secondes, mais tous n'atteignaient pas le navire. Le fait de naviguer plus vite permettait d'éviter certains obus dont Pun, cependant, vola assez haut pour arracher le radar et le mât radio. L'attaque et les ravages étaient arrivés si vite que Gillespie n'avait pas eu le temps d'envisager de se rendre pour sauver la vie des gens qu'il transportait. Mais Pitt avait compris, lui. Le Quatrième Empire ne permettrait à personne d'en réchapper. Son intention était de les anéantir tous et d'engloutir corps et navire à mille pieds au fond d'une mer froide et indifférente. La glace s'amincissait à mesure que le Polar Storm se rapprochait de la haute mer et que le navire déchiré fendait la banquise, l'écrasant sous son étrave, ses moteurs et ses hélices battant Peau glacée. Pitt calcula les chances qu'ils avaient de se précipiter contre le sous-marin et de le heurter, mais la distance était trop grande. ATLANTIDE 199 Non seulement le navire de recherches aurait à subir un tir de barrage d'obus à bout portant, mais l'U-boat pourrait facilement plonger pour se mettre à l'abri avant que le Polar Storm ait le temps de l'atteindre. Le canot tribord n'était plus qu'un petit tas de bois, les restes écrasés de sa proue et de sa poupe pendant de son porte-manteau tordu. De la fumée s'échappait, inquiétante, des ouvertures dues aux obus, mais tant que la salle des machines n'était pas irrémédiablement touchée, le Polar Storm continuerait à labourer la glace. Le pont disparaisssait sous les débris avec, ça et là, des taches luisantes de sang. - Encore 400 mètres et nous devrions être hors d'atteinte, cria Pitt à la cantonade. - Continuez comme ça! ordonna Gillespie en se mettant douloureusement en position assise sur le pont, le dos appuyé à la table des cartes. - Les commandes électroniques ont été anéanties, dit Cox. Le gouvernail est immobilisé en position et il n'y a aucune commande possible. J'ai peur qu'on tourne en rond pour revenir vers ce maudit sub! - Des blessés ? demanda Gillespie. - D'après ce que je sais, les scientifiques et la plupart des hommes sont indemnes, répondit Pitt. La partie du navire où ils sont rassemblés n'a pas été touchée. - Tu parles d'une bataille! murmura Cox, blessé aux lèvres. On ne peut même pas lancer des boules de neige ! Le ciel se déchira encore. Un obus transperça la coque, traversa la salle des machines, coupant des câbles électriques et des tuyaux de carburant avant de s'écraser de l'autre côté sans exploser. Dans la pièce, personne ne fut blessé mais les dommages étaient réels. Les gros moteurs diesels perdurent leurs révolutions et s'arrêtèrent peu à peu. - Ce dernier tir a coupé et détruit les arrivées de fioul, annonça la voix de l'ingénieur mécanicien par le transmetteur. - Pouvez-vous réparer ? demanda Cox d'un ton désespéré. - Affirmatif. - Ça vous prendra combien de temps ? - Deux heures, peut-être trois. Cox regarda Pitt, qui s'était tourné pour regarder l'U-boat. - On a gagné le cocotier, dit Cox. - On dirait, répondit Pitt d'une voix grave. Ils peuvent rester là à nous tirer dessus jusqu'à ce qu'il ne reste plus qu'un trou dans la 200 ATLANTIDE glace. Tu ferais bien de donner l'ordre d'abandonner le navire, Dan. Peut-être que quelques marins et quelques scientifiques réussiront à traverser la banquise et à atteindre le continent pour se cacher dans une caverne jusqu'à ce qu'on vienne à leur aide. Gillespie essuya une tramée de sang sur sa joue et hocha la tête. - Ira, passez-moi le téléphone de bord. Pitt se dirigea avec découragement vers l'aile de pont, qui semblait avoir été déchirée par le pilon d'un ferrailleur. Il regarda, à l'arrière, le drapeau étoile qui battait comme par défi. Puis il leva les yeux vers le pavillon de la NUMA qui claquait au rythme de la brise. Finalement, il reporta son attention sur l'U-boat. Il vit la gueule du canon cracher et entendit l'obus siffler entre le mât du radar et la cheminée démolie puis tomber et exploser dans la glace, 100 mètres au-delà. Ce n'était, Pitt le savait, qu'un répit momentané. Soudain, du coin de l'oil, puis plus franchement, il regarda au-delà du sous-marin. Il poussa un gros soupir et ressentit une immense vague de soulagement à la vue d'une petite flamme cernée de fumée blanche se détachant sur le ciel bleu. A une quinzaine de kilomètres de là, un missile terre-terre explosa sur la banquise, traça un arc au-dessus de l'horizon, atteignit son zénith, puis plongea sinistrement vers TU-boat. Tantôt le sous-marin flottait sur la glace, tantôt il était enveloppé d'une extraordinaire vague de flammes orange, rouge et jaune qui s'éleva en champignon, très haut au-dessus de la fumée grise. La coque de l'U-boat se brisa en deux, la proue et la poupe s'élevant vers le ciel comme deux entités indépendantes. La partie centrale du bateau n'était qu'un grand maelstrôm de feu et de fumée. Un nuage de vapeur s'éleva quand une dernière flamme jaillit de dessous la glace. Puis le sous-marin coula. Tout se passa si vite que Pitt eut du mal à en croire ses yeux. - Il a disparu ! marmonna-t-il, stupéfait. L'impressionnant silence qui s'ensuivit fut brisé par une voix sortant du haut-parleur. - Polar Stortn ? Me recevez-vous ? Pitt saisit le radiotéléphone. - Nous vous recevons, bon Samaritain. - Ici le commandant Evan Cunningham, du navire d'attaque nucléaire Tucson, des Etats-Unis. Désolé, nous n'avons pas pu arriver plus tôt. - Mieux vaut tard que jamais, dit Pitt. Et c'est le cas ici. Pouvez-vous nous prêter votre équipe de contrôle des dommages? Nous sommes en mauvais état. ATLANTIDE 201 - Avez-vous des voies d'eau ? - Non, mais nos ouvres mortes en ont pris un sale coup et la salle des machines a été touchée. - Apprêtez-vous à recevoir notre équipe. Nous serons à bord dans vingt minutes. - On vous prépare du Champagne et du caviar. - D'où sortent-ils ? demanda Cox, stupéfait. - L'amiral Sandecker, répondit Pitt. Il a dû aller jusqu'au ministre de la Marine. - Maintenant que cet U-boat ne brouille plus nos communications par satellite, dit Gillespie en haletant, je vous suggère d'appeler l'amiral. Il va exiger un rapport sur nos dommages et nos blessés. Cox soignait Bushey, qui semblait reprendre conscience. - Je m'en occupe, dit Pitt pour le rassurer. Reste tranquille jusqu'à ce qu'on t'ait transporté à l'infirmerie et que le docteur se soit occupé de toi. - Comment va Bushey ? - Il survivra. Il a une méchante blessure mais devrait être sur pied dans une quinzaine. C'est toi qui as le plus morflé à bord. - Dieu en soit loué, dit bravement Gillespie. Pendant qu'il composait le numéro du quartier général de la NUMA, à Washington, Pitt pensa à Giordino sur l'île Saint-Paul, à moins de 1 500 milles de là. " Le veinard ", se dit-il. Il imaginait son bon copain assis dans un grand restaurant du Cap, avec une fille ravissante, vêtue d'une robe élégante, commandant une bouteille de bon vin sud-africain. - Je tire toujours la mauvaise paille, murmura-t-il entre ses dents, sur ce qui restait du pont. Lui, il est au chaud pendant que moi, je me les gèle ici ! 19 Pourquoi est-ce que c'est toujours Pitt qui a les meilleures missions? rouspétait Giordino. Je parie qu'en ce moment, il dort dans une cabine chaude et confortable à bord du Polar Stortn, avec une ravissante biologiste entre les bras. Il était trempé et frissonnait sous la gifle de la pluie poussée par le vent et gravissait en trébuchant la pente rocheuse menant à la caverne, les bras chargés de petites branches que Gunn et lui avaient coupées sur les rares arbustes poussant autour de la montagne. - Nous aussi serons au chaud quand le bois sera assez sec pour prendre feu, dit Gunn. Il marchait un peu devant Giordino, les bras chargés, lui aussi, de branches presque sans feuilles, et fut heureux de franchir l'entrée voûtée du tunnel. Il jeta le bois sur le sol pierreux et s'accroupit contre un des murs. - Je crains que tout ce que nous pourrons faire avec ces machins soit un paquet de fumée, marmonna Giordino en enlevant son ciré dégoulinant et en essuyant avec une petite serviette l'eau qui avait coulé dans son cou. Gunn lui tendit une tasse de café, froid maintenant, contenu dans le Thermos, ainsi que la dernière barre chocolatée. - Notre dernier dîner, annonça-t-il solennellement. - Sandecker t'a-t-il dit quand il allait nous sortir de ce tas de pierres ? - Seulement que les secours étaient en route. Giordino regarda le cadran de sa montre. - Ça fait déjà quatre heures. J'aimerais être au Cap avant la fermeture des pubs. ATLANTIDE 203 - Il a dû avoir du mal à trouver un autre rotor basculant et un pilote, sinon ils seraient déjà là. Giordino pencha la tête et écouta. ÏÏ se glissa dans le tunnel et resta près de l'entrée. La grosse averse avait fait place à une pluie légère. Le ciel couvert se dégageait et des taches bleues émergeaient entre les nuages qui filaient. Pour la première fois depuis des heures, il put voir la mer assez loin devant. Il y avait comme une crotte de mouche sur une vitre gelée. Tandis qu'il l'observait, la mouche grossit pour devenir un hélicoptère noir. Quinze cents mètres encore et il décela qu'il s'agissait d'un McDon-nel Douglas Explorer sans rotor arrière. - Nous avons de la compagnie, annonça-t-il. Un hélico venant du nord-ouest, volant vite et bas au-dessus de l'eau. On dirait qu'il transporte des missiles air-terre. Gunn vint se poster à côté de Giordino. - Un hélicoptère ne peut pas faire le chemin du Cap jusqu'ici, fl doit venir d'un navire. - Aucun logo. C'est bizarre. - Ce n'est pas un avion militaire sud-africain, j'en suis sûr, observa Gunn. - Je doute qu'il nous apporte des cadeaux, remarqua Giordino. Sinon, ils auraient appelé pour qu'on les attende. Le ronflement des turbines et des rotors brisa bientôt le silence. Le pilote n'était pas un risque-tout. C'était au contraire un homme très prudent, volant à une hauteur raisonnable au-dessus des falaises. Il fit du surplace deux ou trois fois, étudiant la corniche où s'était posé le rotor basculant. Puis il descendit lentement, cherchant son chemin dans les courants aériens. Les patins d'atterrissage touchèrent la surface rocheuse et les lames du rotor s'arrêtèrent peu à peu. Puis ce fut le calme. Sans le vent, les flancs de la montagne redevinrent silencieux. Au bout d'un moment, la grosse porte coulissante de 1,20 mètre s'ouvrit et six hommes vêtus de combinaisons noires sautèrent au sol. Ds semblaient transporter suffisamment d'armes et de puissance de feu pour envahir un petit pays. - Drôle d'équipe de sauveteurs, dit Giordino. Gunn avait déjà saisi son téléphone Globalstar et composé le numéro de l'amiral à Washington. Quand Sandecker répondit, Gunn dit simplement : - Nous avons des visiteurs armés et un hélicoptère noir sans logo. - On dirait que c'est ma journée pour éteindre les feux de 204 ATLANTIDE brousse, répondit Sandecker d'un ton caustique. D'abord Pitt et maintenant vous. Puis sa voix trahit une réelle inquiétude. - Combien de temps pouvez-vous vous cacher? - Vingt minutes, peut-être trente. - Une frégate américaine armée de missiles navigue à pleine vitesse vers l'île Saint-Paul. Dès que son hélicoptère sera à sa portée, je demanderai au commandant de le mettre en l'air. - Amiral, avez-vous une idée du temps que ça prendra ? Il y eut un silence, puis : - Deux heures. Moins, j'espère. - Je sais que vous aurez essayé, dit calmement Gunn d'une voix exprimant une compréhension véritable, et nous vous en remercions, (ïï savait que la dure cuirasse de l'amiral était sur le point de craquer.) Ne vous inquiétez pas. Al et moi serons au bureau lundi. - Débrouillez-vous pour y être, dit sombrement Sandecker. - Au revoir, monsieur. - Au revoir, Rudi. Dieu vous protège. Et dites à Al que je lui dois un cigare. - Je le lui dirai. - Combien de temps ? demanda Giordino en voyant le visage inquiet de Gunn et s'attendant au pire. - Deux heures. - Super! grogna Giordino. J'aimerais bien que quelqu'un m'explique comment ces salauds ont su que nous étions ici. - Bonne question. Nous étions dans un cercle très choisi. Cinq personnes, pas plus, savaient où les passagers du Madras avaient trouvé le crâne noir. - Je commence à penser qu'ils ont une armée internationale d'indicateurs, dit Giordino. Le groupe de recherche se sépara. Trois des hommes armés, à cinquante mètres les uns des autres, commencèrent à fouiller la montagne. Les trois autres partirent dans la direction opposée. Il semblait évident qu'ils allaient manouvrer en spirale, jusqu'à ce qu'ils trouvent le tunnel. - Une heure, murmura Gunn. Il ne leur faudra qu'une heure pour tomber sur la vieille route. - Je dirais plutôt cinq minutes, dit Giordino en montrant l'hélicoptère qui s'élevait. Le pilote va pouvoir mener ses copains jusqu'à notre porte. - Tu crois que ça servirait à quelque chose de parlementer? Giordino fit non de la tête. ATLANTIDE 205 - Si ces types sont liés à ceux que Dirk et moi avons rencontrés à Telluride, ils ne nous serreront pas la main, ils ne nous feront pas la bise et pas de quartier. - Deux hommes sans armes contre six armés jusqu'aux dents. ÏÏ va falloir rétablir l'équilibre. - Tu as un plan ? demanda Giordino, - Tu parles ! Giordino lança au petit homme tranquille un regard médusé. - C'est malveillant, dégoûtant ou franchement sournois ? Gunn eut un sourire malicieux. - C'est tout ça, et plus encore. L'hélicoptère fît presque quatre fois le tour de la montagne avant que son pilote aperçoive la vieille route menant au tunnel. Ayant informé les deux équipes de recherche dont l'une était assez loin sur l'autre flanc, il s'immobilisa au-dessus de la route pour les guider. La première équipe de trois hommes convergea, avançant en file indienne, à vingt mètres les uns des autres. C'était un mode classique de pénétration - le premier se concentrait sur le terrain devant lui, le deuxième étudiait le haut de la pente de la montagne tandis que le troisième surveillait la partie basse. L'hélicoptère se dirigea alors vers l'autre groupe pour lui indiquer la voie la plus facile pour atteindre la route. La première équipe négocia les parties qui avaient glissé et approcha le rocher géant devant lequel Gunn et Giordino étaient passés plus tôt, un peu avant l'entrée du tunnel. L'homme mince contourna le rocher et se retrouva devant l'entrée. Il se tourna vers ses camarades. - J'ai atteint le tunnel, cria-t-il en anglais. J'y entre. - Attention aux embuscades, Numéro Un, répondit le deuxième homme de la file. - S'ils avaient des armes, ils les auraient déjà utilisées. Le leader disparut derrière le rocher. Deux minutes plus tard, ce fut le tour du deuxième. Hors de la vue des autres, le troisième approchait du rocher quand une silhouette sortit silencieusement des roches où elle s'était cachée. Concentré sur l'entrée du tunnel, l'homme en noir ne remarqua pas le léger bruit de cailloux ni celui, presque inaudible, de pas derrière lui. Il ne sut jamais ce qui l'avait frappé. Gunn faisait tourbillonner une grosse pierre avec tant de vigueur qu'elle brisa le crâne du pisteur qui s'affaissa sans rien dire. Moins d'une minute après, le corps était complètement recouvert et caché sous un tas de pierres. Un rapide regard pour s'assurer que 206 ATLANTIDE l'hélicoptère était toujours hors de vue, de l'autre côté de la montagne, et Gunn rampait autour du rocher. Cette fois, il était armé : un fusil d'assaut, un pistolet automatique 9 millimètres et un poignard de combat. Il était également protégé par un gilet pare-balles. Il avait de plus soulagé son adversaire de sa radio. Le plan sournois de Gunn pour survivre venait de commencer. L'homme en tête de l'équipe entra précautionneusement dans le tunnel, une longue torche électrique sous un bras éclairant son chemin. Il pénétra lentement dans la première chambre, les jambes un peu courbées, en position de tir, pivotant à droite et à gauche, promenant sa lampe en même temps. D ne vit que le squelette du vieux marin, les meubles pourrissants et les peaux de phoques pendues à un mur. Il se détendit, baissa son arme et parla dans le casque radio qui enserrait sa tête. - Ici Numéro Un. Il n'y a personne dans le tunnel ni dans la cave, à part les os d'un vieux marin qui a dû être déporté sur l'île. Vous me recevez ? - Je vous reçois, Numéro Un, dit le pilote de l'hélicoptère, dont la voix était déformée par le bruit des moteurs alentour. Vous êtes sûr qu'il n'y a aucun signe des agents de la NUMA ? - Croyez-moi, ils ne sont pas ici. - Dès que Numéros Quatre, Cinq et Six vous auront rejoints, je vais mener une recherche dans les falaises. Numéro Un éteignit sa radio. Ce fut le dernier acte de sa vie. Giordino surgit de derrière les peaux de phoque et lui enfonça une des vieilles lances à pointe d'obsidienne dans la gorge. L'homme eut une toux épouvantable, un gargouillement, puis le silence, tandis qu'il s'effondrait sur le sol de la chambre, mort. Giordino saisit prestement le fusil d'assaut, presque avant que l'homme ait atteint le sol. Rapidement, il tira le corps sur le côté de l'entrée du tunnel et enleva le casque radio, le mettant sur sa propre tête. Il fit ensuite une boule de son vêtement polaire et la pressa contre la gueule de son fusil. - Numéro Un? cria une voix depuis l'arche d'entrée du tunnel, qu'avez-vous trouvé ? Giordino, la main en cornet devant sa bouche, cria vers 1*arrière de la chambre : - Rien d'autre qu'un vieux squelette. - Rien d'autre? Le deuxième poursuivant paraissait peu enthousiaste pour entrer dans la caverne. ATLANTIDE 207 - Rien! (Giordino décida de prendre un risque.). Venez voir vous-même, Numéro Deux. Comme un daim humant l'air, Numéro Deux entra. Giordino alluma une torche dont il dirigea le rayon dans les yeux de l'intrus en même temps qu'il lui tirait une balle dans le front, son vêtement en assourdissant le bruit. Gunn se précipita dans la caverne, le fusil d'assaut pointé, ignorant ce qu'il allait trouver. - Maintenant, c'est deux contre trois, dit Giordino d'un ton triomphant en l'accueillant. - Ne fais pas le fier, le pressa Gunn. Quand Fhélico reviendra, nous serons coincés ici. - S'ils me prennent pour Numéro Un, comme l'a fait Numéro Deux, je pourrai peut-être jouer P.T. Barnum et les faire entrer. Le second groupe d'ennemis n'était pas aussi naïf que le premier. Ils s'approchèrent de la route menant à la caverne avec autant de prudence qu'un inspecteur des postes examinant une lettre éventuellement piégée. Tandis que l'hélicoptère faisait du surplace au-dessus, ils s'avancèrent un par un, deux d'entre eux couvrant leur camarade qui se mit à plat ventre avant de les couvrir à son tour par une tactique de sauts de grenouille qui leur permit de s'approcher de l'arcade de l'entrée du tunnel. Ils étaient sur leurs gardes parce que Giordino observait le silence radio et ne répondait pas à leurs appels, de peur qu'une voix inconnue leur mette la puce à l'oreille. Gunn et Giordino avaient déshabillé un des cadavres dont la taille correspondait à peu près à celle de l'Italien. Après avoir enfilé la combinaison noire, trop longue de quelques centimètres aux manches et aux chevilles, il les remonta, passa le fusil d'assaut sur une épaule et sortit hardiment. Il parla du coin des lèvres dans le micro de sa radio, essayant de prendre le ton aigu de l'homme qu'il avait tué. - Qu'est-ce qui vous a retardé, Numéro Quatre ? demanda-t-il sans se démonter et sans regarder l'hélicoptère. Vous agissez comme des vieilles femmes. Je vous l'ai dit, il n'y a rien dans le tunnel ni dans la cave, que les os pourrissants d'un vieux naufragé. - Vous avez une voix inhabituelle, Numéro Un. Giordino savait qu'il ne pourrait les tromper davantage. - Je dois couver un rhume. Ce qui n'est pas étonnant, avec un temps pareil. - Votre rhume a dû vous faire perdre au moins deux centimètres. - Plaisantez si vous voulez, marmonna Giordino, je sors de sous une averse. Et je vous suggère d'en faire autant. 208 ATLANTIDE D fit demi-tour et rentra dans la caverne, certain de ne pas prendre une balle dans le dos, du moins jusqu'à ce que les intrus se soient assurés qu'ils ne tueraient pas un des leurs. - Ils sont sages, dit Gunn. J'ai entendu votre conversation à la radio. - Quel est le plan Deux A ? demanda Giordino. - Nous retournons en rampant jusqu'au tunnel d'à côté en passant par le toit écroulé et nous leur tendons une embuscade générale. - Nous aurons de la chance si nous en touchons un ou deux. - Du moins le jeu sera-t-il en notre faveur, répondit Gunn presque joyeusement. Ils ne disposaient que de quelques minutes, aussi travaillèrent-ils d'arrache-pied pour rouvrir un passage assez large pour eux jusqu'à l'autre tombe. Malgré le froid humide, ils transpiraient abondamment en tirant les deux cadavres par l'étroite ouverture. Ds y passèrent eux-mêmes, tirant leurs sacs à dos derrière eux. Leur timing fut presque parfait. A peine avaient-ils remis les pierres en place et regardé dans la chambre extérieure par deux petits trous, que Numéro Quatre sautait dans la caverne et se jetait à plat ventre, suivi de près par Numéro Cinq, tous deux promenant le faisceau de leur lampe et le nez de leurs fusils de mur à mur, avec des mouvements rapides. - Je te l'avais dit, murmura Giordino à l'oreille de Gunn pour que sa voix ne passe pas par le micro placé devant sa bouche, ils ont laissé Numéro Six dehors en réserve. - Il n'y a personne ici, dit Numéro Quatre. La caverne est vide. - Impossible, fit la voix du pilote. Us approchaient tous les trois du tunnel il y a moins d'un quart d'heure. - D a raison, dit Numéro Cinq. Les Numéros Un, Deux et Trois ont disparu. Ils parlèrent à mi-voix mais Gunn saisit chacune de leurs paroles dans son casque radio. Toujours sur leurs gardes, surveillant le moindre mouvement, ils se détendirent un tout petit peu en voyant que personne ne pouvait être caché dans la caverne. - Prends celui qui est debout, murmura Giordino. Ils portent des gilets pare-balles, alors vise la tête. Je prends celui qui est au sol. Glissant le canon de leurs armes dans les trous d'à peine 3,5 centimètres de diamètre, juste assez pour voir par-dessus, ils alignèrent les deux hommes. Ils appuyèrent en même temps sur la détente et firent un bruit de tonnerre dans la caverne. L'homme au sol eut juste un mouvement convulsif tandis que l'autre homme porta les mains à sa tête, haleta et tomba lourdement sur le corps à ses pieds. ATLANTIDE 209 Giordino dégagea les pierres devant son visage, introduisit le rayon de sa lampe par le trou et observa leur ouvrage. Il se tourna vers Gunn et fît de la main le geste de trancher une gorge. Gunn comprit et alluma la radio. - Nous devons rester où nous sommes, murmura Giordino. Avant qu'il puisse expliquer, une voix éclata dans le casque radio. - Que se passe-t-il, là-bas ? N'ayant plus intérêt à jouer la comédie, Giordino répondit : - Rien de grave. On a tué un lapin. - Un lapin? répéta le pilote. Qu'est-ce que c'est que cette connerie ? - Je crains que nos camarades ne soient morts, dit sobrement Numéro Six. Ces démons de la NUMA ont dû les abattre. - Ce sont les lapins dont je vous ai parlé, annonça Giordino, ajoutant l'insulte à l'injure. - Vous allez sûrement mourir, dit le pilote. - Comme le disaient les anciens gangsters, venez nous chercher ! - Ça ne sera pas nécessaire, ricana le pilote. - Baisse la tête, siffla Giordino à Gunn. Ça va chauffer. Le pilote aligna le nez de son appareil sur l'entrée du tunnel et tira un de ses missiles. Il y eut alors un grand sifflement tandis que la roquette sortait de son tube attaché sous le fuselage de l'appareil. La roquette ne réussit pas à entrer dans le tunnel. Elle frappa un des murs et explosa. La force de l'impact dans la roche fut assourdissante. On aurait dit qu'un piano à queue venait de tomber du dixième étage. De la pierre pulvérisée s'éleva en une pluie mortelle qui réduisit en miettes tout ce qui se trouvait dans la grotte. La fumée et la poussière entremêlées dans cet espace restreint bouillonnèrent et tourbillonnèrent avec la puissance d'un ouragan avant de prendre le chemin de moindre résistance et de ressortir par le tunnel puis dehors, à l'air libre. Tout ce qui pouvait brûler dans la chambre prit feu immédiatement. Par miracle, ni les toits du tunnel ni ceux de la grotte ne s'effondrèrent. La force principale de l'explosion fut renvoyée dans le tunnel en même temps que la fumée et la poussière. Giordino et Gunn eurent cependant l'impression que des poings énormes avaient vidé tout l'air que contenaient leurs poumons. Réagissant rapidement, ils se couvrirent la tête de la partie supérieure de leurs combinaisons pour filtrer la poussière et la fumée, avant de reculer momentanément vers la tombe. - J'espère... j'espère qu'ils n'en enverront pas une autre par ici, dit Gunn en toussant. A tous les coups, nous n'y survivrions pas. 210 ATLANTIDE Giordino n'entendit que la moitié de sa phrase, tant ses oreilles résonnaient. - J'ai l'impression qu'ils penseront qu'une seule suffît, dit-il d'une voix rauque, entre deux quintes de toux. Reprenant lentement ses esprits, il commença à dégager les rochers pour élargir l'ouverture. - Je commence à être fatigué de jouer aux terrassiers, je dois l'avouer. Une fois revenus dans la grotte, ils cherchèrent à tâtons, dans la fumée et la poussière, les armes de leurs assaillants et finirent par posséder cinq fusils d'assaut et autant de pistolets automatiques à eux deux. Luttant pour respirer un air qui avait disparu, ils travaillèrent à l'aveuglette. Giordino attacha ensemble trois des fusils avec une corde prise dans son sac à dos. Ils étaient rigoureusement parallèles. Puis il fit passer une autre corde autour des détentes et l'attacha sous les gardes. - La dernière chose à laquelle ils penseront, c'est que nous sortirons du tunnel en tirant, dit-il à Gunn. Prends Numéro Six. Moi, je vise l'hélicoptère. Gunn essuya ses lunettes de sa manche et hocha la tête. - fl vaut mieux que j'y aille le premier. Tu n'aurais aucune chance d'atteindre l'hélico si Numéro Six n'est pas éliminé. Giordino hésitait à laisser le petit directeur adjoint de la NUMA entreprendre une action aussi suicidaire. Il allait protester quand Gunn leva son arme et disparut dans le feu et la fumée. Mais il fit un faux pas et s'étala dans le tunnel, se remit debout et courut en avant, craignant les balles qui ne manqueraient pas de le cribler dès qu'il apparaîtrait dans le prolongement de la sortie du tunnel. Mais Numéro Six ne soupçonnait pas que quelqu'un puisse être encore vivant à l'intérieur. Il avait baissé sa garde et parlait au pilote de l'hélicoptère. Le handicap de Gunn, c'était qu'il ne distinguait presque rien, fl n'avait aucune idée de l'endroit où se trouvait Numéro Six par rapport à l'entrée. Ses lunettes étaient couvertes de suie, ses yeux pleuraient et il discerna une vague silhouette à dix mètres de lui, à droite de l'arcade. Il appuya sur la détente et ouvrit le feu. Ses balles volèrent tout autour de Numéro Six sans le toucher. L'homme se retourna et tira six fois contre Gunn. Deux balles le manquèrent mais une l'atteignit au mollet gauche et les autres rebondirent sur le gilet pare-balles et le firent rouler en arrière. Puis, tout à coup, Giordino sortit de la fumée avec ses trois fusils crachant. Il déchira presque la tête de Numéro Six. Sans hésiter, il dirigea ensuite les canons des ATLANTIDE 211 trois fusils vers le ventre de l'hélicoptère, envoyant près de 3 000 coups par minute qui déchirèrent la fine paroi métallique. Stupéfait par ce qu'il avait vu au-dessous de lui, deux hommes portant les mêmes uniformes que ses amis qui s'entre-tuaient, le pilote hésita à agir. Quand il se décida à actionner la mitrailleuse montée sous le nez du M-D Explorer, Giordino envoyait déjà un nombre impressionnant de balles dans l'appareil sans blindage. Comme une machine à coudre, le flot constant du feu ourla de son tir le flanc du fuselage jusqu'au pare-brise et le cockpit. Puis le silence se fit quand les magasins des fusils furent vides. L'Explorer parut suspendu un instant dans les airs, puis piqua du nez, hors de contrôle, et alla s'écraser contre le flanc de la montagne, 300 mètres en dessous de l'entrée du tunnel, où il s'enflamma d'un seul coup. Giordino laissa tomber les fusils et se précipita vers Gunn, qui tenait sa jambe blessée à deux mains. - Reste où tu es ! ordonna-t-il. Ne bouge pas. - Ce n'est qu'une égratignure, plastronna Gunn, les dents serrées. - Une égratignure, tu parles ! La balle t'a cassé le tibia. Tu as une fracture ouverte. Gunn leva les yeux vers son ami et réussit à sourire malgré la douleur. - Je ne peux pas dire que tu aies un gros talent de garde-malade. Giordino ignora la tentative d'héroïsme de Gunn. Il défît un lacet de sa chaussure et fit un garrot temporaire autour de la cuisse, au-dessus du genou. - Peux-tu tenir ça une minute ? - Je pense que j'ai intérêt si je ne veux pas saigner à mort, grogna Gunn. Giordino fonça dans le tunnel, traversa la caverne pleine de fumée et retira de la seconde chambre son sac à dos qui contenait une trousse de soins d'urgence. Il fut vite de retour et s'appliqua rapidement et efficacement à désinfecter la plaie et à contenir le flot de sang. - Je n'essaierai même pas de te recoudre, dit-il. Mieux vaut laisser ça à un médecin du Cap. fl ne voulait pas bouger le petit homme ; il l'installa aussi confortablement que possible et le protégea de la pluie par un morceau de plastique qu'il tira de son sac à dos. Après quoi, il appela l'amiral, l'informa de la blessure de Gunn et demanda qu'on vienne les chercher au plus vite. Quand il eut fini la conversation avec Sandecker, il remit le télé- 212 ATLANTIDE phone dans sa poche et regarda brûler l'hélicoptère, au pied de la montagne. - C'est de la démence, murmura-t-il pour lui-même. De la démence pure et simple. Qu'est-ce qui peut bien motiver tant d'hommes à tuer et à se faire tuer ? Il ne put qu'espérer trouver les réponses. Le plus tôt serait le mieux. 20 Quarante-huit mètres de fond ! dit Cox en regardant le trou sinistre dans la glace marquant la tombe de l'U-boat. Vous êtes sûr de vouloir faire ça? - Les réparations de la salle des machines et du pont du Polar Storm par l'équipe de la Navy ne seront pas terminées avant deux bonnes heures, expliqua Pitt. Et, puisqu'il y a à bord du navire un équipement de plongée, je ne peux pas laisser passer l'occasion de fouiller la coque du sous-marin. - Qu'espérez-vous trouver? demanda Evie Tan qui avait accompagné Pitt et la petite équipe de marins. - Un journal de bord, des papiers, des rapports, n'importe quoi d'écrit qui pourrait nous mettre sur la piste de celui qui commande tout ça et qui nous indique de quel endroit caché vient ce bateau. - De l'Allemagne nazie de 1945, dit Cox avec un petit sourire sans essayer de faire de l'humour. Pitt s'assit sur la glace pour mettre ses palmes. - D'accord, mais où l'a-t-on caché depuis cinquante-six ans ? Cox haussa les épaules et vérifia le système d'écoute. - Vous m'entendez bien? - Vous allez faire éclater mes tympans ! Baissez le volume. - Et maintenant ? - C'est mieux, dit Pitt dont la voix sortait d'un haut-parleur situé dans une tente montée à côté du trou dans la glace. - Vous ne devriez pas y aller seul, dit Cox. - Un autre plongeur ne ferait que me gêner. De plus, j'ai déjà plus de vingt plongeons sous la glace de l'Arctique à mon actif, alors ce n'est pas une expérience nouvelle pour moi. 214 ATLANTIDE Dans la chaleur d'une génératrice installée dans la tente, Pitt enfila un vêtement à eau chaude Divex Armadillo, avec un système de tubes internes et externes qui faisaient circuler l'eau chaude autour de son corps, y compris de ses mains, ses pieds et sa tête. L'eau chaude venait d'un réchauffeur et d'une pompe combinés qui l'envoyaient par une sorte de cordon ombilical à une plaque de raccordement dans le vêtement, ce qui permettait à Pitt d'en régler le débit. Il portait un grand masque facial AGA MK-11 adapté à un système de communication radio. Il avait choisi de porter des bouteilles pour la liberté de mouvement qu'elles offraient plutôt que de se fier à un système de ravitaillement de surface. Ayant vérifié rapidement sa lampe de plongée sous-marine Substrobe Bcelite, il fut prêt à partir. - Bonne chance! cria Evie pour que Pitt l'entende sous sa cagoule et son masque. Puis elle prit quantité de photos de Pitt assis au bord de la glace avant qu'il saute dans l'eau glacée. - Vous êtes sûr que je ne peux pas vous persuader d'emporter un appareil étanche pour photographier ce qu'il y a en bas ? Pitt fit signe que non tandis que sa voix résonnait dans le haut-parleur. - Je n' aurai pas le temps de jouer au photographe. Il fit un signe de la main et culbuta dans l'eau, se propulsant à l'aide de ses palmes. Il plongea et se remit en ligne six mètres plus bas, tout en faisant circuler l'air de sa combinaison sèche et attendant de voir si l'élément chauffant compensait la baisse radicale de la température. Au cours de toutes ses années de plongée, Pitt avait rarement eu des problèmes sous l'eau. Il se parlait en permanence, aiguisant son esprit en se posant des questions et en observant son environnement, tout en vérifiant les jauges de ses instruments et ses conditions physiques. Sous la plaque de glace d'environ 90 centimètres d'épaisseur, il trouva un monde tout à fait différent. En regardant au-dessus de lui, il imaginait la partie inférieure de la glace comme la surface d'une planète inconnue, tout au fond de la galaxie. Traversée par la lumière filtrant à travers la couche blanche et plate, elle se transformait en un paysage inversé de monts et de vallées bleu-vert, couverts de nuages jaunes mouvants d'algues, qui nourrissaient une innombrable armée de krills. Il s'arrêta un instant pour régler le flux d'eau chaude avant de regarder en dessous de lui l'immense vide verdâtre qui se perdait dans l'obscurité des profondeurs. Tout cela l'attira et il plongea pour l'étreindre. ATLANTIDE 215 La scène morbide se révéla lentement, comme si un rideau d'ombre le séparait du fond tandis qu'il descendait. Aucun varech, aucun corail, aucun poisson aux brillantes couleurs, ici. Il regarda au-dessus la lueur sinistre descendant du trou pour s'orienter. Puis il fit une pause pour allumer sa lampe et la diriger vers l'épave tout en équilibrant la pression de ses oreilles. Les restes de l'U-boat étaient cassés et éparpillés. Le centre de la coque, sous le kiosque, avait été complètement rompu et mutilé par l'explosion du missile. Le kiosque lui-même s'était détaché de la coque et reposait sur le côté, au milieu d'un champ de débris. La poupe ne semblait attachée à la quille que par les arbres porte-hélices. Le fond mou avait presque avalé l'épave et Pitt fut surpris de constater que presque vingt pour cent du navire était déjà enterré. - J'ai atteint l'épave, annonça-t-il à Cox. Elle est salement cassée. Je vais pénétrer dans ce qui en reste. - Faites bien attention, dit la voix désincarnée de Cox dans T oreillette de Pitt. Un seul trou dans votre combinaison fait par un morceau de métal et vous serez gelé avant de revenir à la surface. - Voilà une pensée chaleureuse ! Pitt n'essaya pas immédiatement d'entrer dans le vaisseau. D passa près de dix minutes d'un temps précieux, quand on est au fond, à nager au-dessus de l'épave et à examiner les débris. L'ogive était faite pour démolir une cible beaucoup plus grande et le sous-marin ne ressemblait plus à un bateau. Des tuyaux, des soupapes et des plaques d'acier écrasées de la coque gisaient partout, comme jetés là par une main géante. Il nagea au-dessus de morceaux de corps, passant sur les restes comme un esprit survolant les horreurs d'un attentat terroriste dans un autobus. Il agita ses palmes et entra dans la coque fracassée, par le trou béant qu'avait laissé le kiosque en se détachant. Il distingua deux corps sous le faisceau de sa lampe, coincés sous les commandes de plongée. Luttant contre la nausée, il les fouilla pour les identifier mais ne trouva rien d'intéressant, aucun portefeuille, aucune carte de crédit ou de papiers d'identité avec des photos sous plastique. Il était anormal que les membres de l'équipage de l'U-boat ne possèdent aucun objet personnel. - Huit minutes, dit Cox. Vous n'avez que huit minutes avant de remonter. - Compris. C'était généralement Giordino qui lui donnait ces avertissements mais Pitt était profondément reconnaissant à ce gros ours de Cox 216 ATLANTIDE pour sa prévenance. Cela lui permettait d'économiser de précieuses secondes et de ne pas s'arrêter sans arrêt pour allumer le cadran de sa montre de plongée Doxa. S'enfonçant plus profondément dans l'obscurité de la coque, éclairant des masses enchevêtrées de tuyaux et de plaques d'acier, il se glissa dans un étroit passage et commença à examiner les pièces menant aux flancs du bateau. Toutes étaient vides. Fouillant les tiroirs et les placards, il ne trouva aucun document d'aucune sorte. n vérifia l'air restant dans ses bouteilles pour préparer sa remontée et les paliers de décompression nécessaires. Puis il nagea dans ce qui lui parut le carré. L'un des côtés de la coque externe était enfoncé. Le placard et les chaises fixés au sol avaient été écrasés et cassés. - Quatre minutes. - Quatre minutes, répéta Pitt. n poursuivit sa recherche et trouva la cabine du commandant. Le temps pressant, il chercha frénétiquement des lettres, des rapports ou même un agenda. Rien. Même le journal de bord du sous-marin était inexistant. On aurait pu croire que le navire coulé et son équipage défunt n'étaient qu'une illusion. Pour un peu, il se serait attendu à disparaître lui-même. - Deux minutes, annonça la voix tranchante de Cox. - Je me mets en route. Soudain, sans qu'il eût pu s'y attendre, Pitt sentit une main sur son épaule. Il se glaça et son cour se mit à battre comme un mar-teau-piqueur. Le contact ne ressemblait pas à une étreinte. C'était davantage comme si la main reposait entre son bras et son cou. Au-delà du choc se cache la peur, la paralysie, la terreur incontrôlable qui peut conduire à la folie. C'est un état caractérisé par un manque total de compréhension et de perception. La plupart des gens deviennent complètement engourdis, presque anesthésiés, incapables de penser rationnellement. La plupart, mais pas Pitt. Malgré son premier étonnement, son esprit resta clair, n était trop pragmatique, trop sceptique pour croire aux fantômes et aux revenants, et il ne lui semblait pas possible qu'un autre plongeur surgisse de nulle part. La peur et la terreur disparurent comme une couverture qui tombe. La conscience de quelque chose d'inconnu devint une conscience intellectuelle, H s'immobilisa comme une statue de glace. Puis, lentement, soigneusement, il fît passer sa lampe et sa sacoche dans sa main gauche et, de la droite, retira son poignard de ATLANTIDE 217 plongée de son étui. Tenant fermement le manche dans son gant thermique, il tourna sur lui-même pour faire face à la menace. Ce qu'il vit alors fut une image qu'il emporterait jusque dans sa tombe. 21 Une femme, une femme magnifique, ou plutôt ce qui avait été une femme magnifique, le regardait de ses grands yeux morts, d'un bleu gris. Le bras et la main qui avaient frôlé son épaule étaient encore tendus, comme pour attirer son attention. Elle portait la combinaison noire habituelle du Quatrième Empire mais son étoffe était déchirée, comme si un chat géant s'était fait les griffes dessus. Des morceaux de chair sortaient et ondulaient dans le courant léger. On distinguait les courbes de sa poitrine à travers l'étoffe déchirée et elle avait perdu un bras, coupé au niveau du coude. Sur son épaule, un insigne devait indiquer son grade mais Pitt n'en connaissait pas la signification. Le visage paraissait étrangement serein, saigné à blanc par l'eau froide. Ses traits étaient rehaussés par une masse de cheveux blonds qui flottaient derrière sa tête comme un halo. Elle avait des pommettes hautes et un nez légèrement bombé. Ses lèvres demeuraient entrouvertes, comme si elle allait parler. Les yeux gris-bleu paraissaient plonger dans les yeux verts de Pitt, à moins de trente centimètres. Il allait la repousser comme s'il s'agissait d'un démon de l'enfer mais se retint en comprenant ce qu'il devait faire. Rapidement, il fouilla ses poches. Il ne fut pas surpris de n'y rien trouver qui pût l'identifier. Il prit ensuite un mince câble sur un rouleau et en attacha une extrémité à sa ceinture de plongée et l'autre autour des pieds bottés du cadavre. Puis il repassa à la nage par le grand trou de la coque de l'U-boat et se dirigea vers la faible lumière, quarante-huit mètres au-dessus. Après ses paliers de décompression, Pitt fit surface exactement au centre du trou irrégulier creusé dans la glace et nagea vers le bord ATLANTIDE 219 où s'étaient rassemblés Cox et plusieurs membres de l'équipage. Evie Tan était là aussi et prenait des photos de Pitt tandis que des bras musclés l'aidaient à sortir de l'eau avec son encombrant équipement de plongée. - Avez-vous trouvé ce que vous cherchiez ? demanda Cox. - Rien qu'on puisse déposer à la banque, répondit Pitt après avoir enlevé son masque. Il passa à Cox le câble qui tramait dans l'eau. - Oserai-je demander ce qu'il y a à l'autre bout ? - J'ai ramené une amie de l'U-boat. Les yeux d'Evie s'écarquillèrent en voyant la forme obscure qui remontait des profondeurs. Quand elle atteignit la surface, ses cheveux flottaient et ses yeux semblaient regarder le soleil en face. - Oh ! Mon Dieu ! murmura Evie en pâlissant. C'est une femme ! Elle était si choquée qu'elle oublia de photographier l'étrange femme avant qu'on l'enveloppe dans un drap de plastique que l'on posa sur un traîneau. On aida Pitt à retirer ses bouteilles. Il suivit des yeux le corps que des marins emmenaient vers le Polar Storm. - Si je ne me trompe pas, elle devait être officier. - Quel dommage, dit tristement Cox. Elle a dû être très belle. - Même dans la mort, ajouta Evie, elle dégage un certain raffinement. Si je ne suis pas trop mauvais juge, c'était une femme de qualité. - Peut-être, dit Pitt. Mais que faisait-elle dans un sous-marin qui aurait dû être détruit il y a cinquante ans ? Avec un peu de chance, elle nous fournira une pièce du puzzle. Si toutefois on peut identifier son corps. - le vais suivre cette histoire jusqu'à la fin, dit résolument Evie. Pitt enleva ses palmes et enfila une paire de bottes fourrées. - Vous feriez bien d'en parler à la Navy et à l'amiral Sandecker. Ils ne souhaitent peut-être pas que cette affaire soit révélée au public pour le moment. Evie voulut protester mais Pitt suivait déjà le traîneau rentrant au navire. Pitt prit une douche et se rasa, jouissant de la vapeur de la cabine avant de se détendre avec un petit verre de Liqueur Agavero de tequila, achetée pendant un voyage à La Paz, au Mexique. Ce n'est que lorsqu'il eut complètement recouvré ses esprits qu'il appela Sandecker à Washington. 220 ATLANTIDE - Un corps, dites-vous? dit l'amiral après avoir entendu le rapport détaillé de Pitt sur les événements ayant suivi l'assaut du navire. Un officier féminin de l'U-boat? - Oui, monsieur. A la première occasion, je l'enverrai par avion à Washington pour examen et identification. - Ça ne sera pas facile. Il s'agit d'une étrangère. - Je suis sûr qu'on pourra retrouver d'où elle vient. - Les objets que vous avez retirés du Madras ont-ils souffert de l'attaque ? - Tout est intact et en bon état. - Vous et tout le monde à bord avez eu une sacrée chance de vous en sortir vivants. - C'était moins une, amiral. Si le commandant Cunningham n'était pas arrivé avec le Tucson au moment où il l'a fait, ce serait le Polar Storm qui reposerait sous l'eau glacée et non rU-boat. - Yaeger a fait une enquête sur l'U-2015 à partir de ses archives. Ce sub est une énigme. Les rapports indiquent qu'il s'est perdu au large du Danemark, début avril 1945. Cependant, certains historiens pensent qu'il est resté intact jusqu'à la fin de la guerre et que son équipage l'a amené discrètement au rio de La Plata, entre l'Argentine et l'Uruguay, près de l'endroit où le GrafSpee a sauté. Seulement, rien n'a jamais été prouvé. - De sorte que sa fin n'a jamais été établie ? - Non, répondit Sandecker. Tout ce dont on est sûr, c'est qu'il a été construit en novembre 1944, mis à l'eau, mais qu'il n'a jamais participé au combat. - Quel usage voulait en faire la marine allemande ? - C'était une nouvelle génération de navires électriques allemands, aussi le considérait-on comme bien supérieur à tous les autres sous-marins en service dans toutes les nations du monde. Sa coque, plus basse, pleine de batteries puissantes, lui permettait de dépasser la plupart des navires de surface et de rester en plongée pendant des mois, ainsi que de couvrir de très longues distances en immersion. Les quelques renseignements que Yaeger a pu trouver dans les vieux documents allemands disent qu'il devait participer à un projet appelé " Opération Nouvelle Destinée ". - Où ai-je déjà entendu ça? murmura Pitt. - C'était un projet imaginé par les plus éminents nazis, en collaboration avec le gouvernement Peron, en Argentine, destiné à convoyer les immenses richesses amassées par les nazis pendant la guerre. Pendant que d'autres sous-marins continuaient à patrouiller pour couler les navires alliés, l'U-2015 faisait le trajet d'Allemagne ATLANTIDE 221 en Argentine et retour avec pour mission de transférer des centaines de millions de dollars en lingots d'or et d'argent, du platine, des diamants et des objets d'art volés aux grandes collections d'Europe. Les officiers nazis de haut rang et leurs familles furent pris à bord et débarqués dans le plus grand secret dans un port discret de la côte de Patagonie. - Et tout ça avant la fin de la guerre ? - Et jusqu'au bout, répondit Sandecker. Des rapports invérifiables circulaient qui affirmaient que l'Opération Nouvelle Destinée était une idée personnelle de Martin Bormann. D faisait peut-être preuve d'une adoration fanatique pour Adolf Hitler, mais il a été assez malin pour se rendre compte que le Troisième Reich s'effondrait. Son but était de faire passer la hiérarchie nazie et une incroyable quantité d'objets de valeur vers une nation amie de l'Allemagne avant que les Alliés ne franchissent le Rhin. Son projet le plus ambitieux était d'emmener Hitler dans un lieu caché des Andes, mais ça tomba à l'eau quand Hitler déclara qu'il voulait mourir dans son bunker, à Berlin. - L'U-2015 fut-il le seul U-boat à transporter des richesses et des passagers en Amérique du Sud ? demanda Pitt. - Non, il y en eut au moins douze autres. Mais on les retrouva tous après la guerre. Quelques-uns furent coulés par les avions et les navires alliés. Le reste fut soit vendu à des pays neutres, soit sabordé par leurs équipages. - A-t-on une idée de ce qui est advenu de l'argent et des passagers? - Aucune, admit Sandecker. Un marin d'un des U-boats interviewé longtemps après la guerre - et qui disparut peu après - a décrit de grosses caisses de bois chargées sur des camions, sur un dock désert. Les passagers, en civil, ressemblaient à de hauts personnages du parti nazi et agissaient en conséquence. On les a entassés dans des voitures qui les attendaient. Mais ce qu'ils sont devenus, eux et le trésor, personne ne le sait. - L'Argentine est un foyer de vieux nazis. Quel meilleur endroit pour recruter et organiser un nouveau monde sur les cendres de l'ancien? - Il n'y en a probablement plus beaucoup de vivants. N'importe quel nazi de haut rang du parti ou de l'armée aurait maintenant quatre-vingt-dix ans ou davantage. - Le mystère s'épaissit, dit Pitt. Pourquoi un groupe de vieux nazis ressusciterait-il l'U-2015 et l'utiliserait-il pour détruire un navire de recherches ? 222 ATLANTIDE - Pour les mêmes raisons qui font qu'ils ont tenté de vous tuer à Telluride, et Al et Rudi sur l'île Saint-Paul, dans l'océan Indien. - Je m'en veux de ne pas avoir encore demandé de leurs nouvelles, dit Pitt avec regret. Comment s'en sont-ils sortis? Ont-ils trouvé une grotte avec des objets anciens ? - En effet, répondit Sandecker. Mais ils ont frôlé la mort quand leur avion a été détruit avant qu'ils ne décollent pour rentrer au Cap. D'après ce que j'ai compris, un cargo a envoyé un hélicoptère avec six hommes armés pour exécuter tout intrus sur l'île et mettre la main sur ce que les passagers du Madras y avaient laissé après leur visite, en 1779. Al et Rudi les ont tués et ont abattu l'hélico. Rudi a pris une balle et souffre d'une mauvaise fracture au tibia. Il va bien et se rétablira mais il va être plâtré pour un bon moment. - Sont-ils toujours sur l'île ? - Seulement Al. Un hélicoptère a pris Rudi il y a une heure, un appareil d'une frégate anglaise qui rentrait d'Australie vers Sou-thampton. Il sera bientôt au Cap où il sera opéré dans un hôpital sud-africain. - Six tueurs et un hélicoptère! dit Pitt, admiratif. J'ai hâte d'entendre leur histoire. - Elle est tout à fait étonnante, si l'on considère qu'ils n'avaient aucune arme pendant la première phase de l'affrontement. - Le service de renseignements du Quatrième Empire est tout ce qu'il y a de plus étonnant aussi, dit Pitt. Avant que l'U-boat commence à tirer sur le Polar Storm, j'ai eu un bref échange avec son commandant. Quand je lui ai donné mon nom, il m'a demandé comment il se faisait que je sois dans l'Antarctique après le Colorado. Attention, amiral, cela me fait mal de le dire, mais je crois que nous avons un informateur dans ou autour des bureaux de la NUMA. - Je vais m'en occuper, dit Sandecker qui sentait monter sa colère à cette seule pensée. En attendant, j'envoie le Dr O'Connell sur l'île Saint-Paul pour étudier sur place la crypte et les objets trouvés par Al et Rudi. Et je prends les dispositions pour que vous alliez les retrouver afin de superviser le transport des objets jusqu'aux Etats-Unis. - Et les Français ? Est-ce que l'île ne leur appartient pas ? - Ce qu'on ne sait pas ne peut pas faire de mal. - Et quand est-ce que moi je retourne à la civilisation ? - Vous dormirez dans votre lit à la fin de la semaine. Avez-vous autre chose en tête ? - Est-ce que Pat et Hiram ont réussi à déchiffrer les inscriptions ? ATLANTIDE 223 - Us ont déchiffré le système numérique. Selon l'analyse qu'a faite l'ordinateur de la position des étoiles sur le plafond de la crypte, les inscriptions ont 9 000 ans. Pitt pensa avoir mal entendu. - Vous avez dit 9 000 ? - Hiram a daté la construction de la chambre à environ 7 100 ans avant Jésus-Christ. Pitt était sidéré. - Voulez-vous dire qu'une civilisation avancée existait avant les Sumériens et les Egyptiens ? - Je n'ai guère eu le temps de me pencher sur l'Histoire ancienne depuis Annapolis, dit Sandecker, mais si je me rappelle bien, j'avais appris la même leçon que vous. - Les archéologues ne vont pas être ravis d'avoir à récrire le livre des civilisations préhistoriques ! - Yaeger et le Dr O'Connell ont également bien avancé dans la lecture des inscriptions. Le début semble raconter une sorte de catastrophe mondiale survenue il y a très longtemps. - Une ancienne civilisation inconnue rayée du monde par une grande catastrophe. Si je ne vous connaissais pas, amiral, je dirais que vous me parlez de l'Atlantide. Sandecker ne répondit pas immédiatement. Pitt aurait pu jurer avoir entendu tourner les rouages dans la tête de l'amiral, à 13 000 kilomètres de lui. Finalement, l'amiral dit lentement " l'Atlantide ". Il répéta le nom plusieurs fois, comme s'il était sacré. - Aussi étrange que cela puisse paraître, vous êtes peut-être plus près de la vérité que vous ne l'imaginez. Troisième partie L'arche du vingt et unième siècle Amérique £ / du Sud Océan Atlantique -'"TRAJETAÉRIEN / 'ANTACRUZ DEPITT CHANTIERS^ NAVAL DESWOIF Océan Pacifique 22 4 avril 2001 Buenos Aires, Argentine Tous les grands opéras du monde sont jugés, par les chanteurs et les musiciens, en fonction de leur acoustique, de la qualité du son qui passe de la scène aux loges et aux galeries, tout en haut, au paradis. Les amateurs d'opéra qui achètent leurs billets les classent et les admirent plutôt pour leur élégance et leur éclat. Certains sont célèbres pour leur allure baroque, d'autres parce qu'ils sont pompeux, quelques-uns pour leurs ornements et leurs guirlandes. Mais aucun ne peut être comparé à l'extraordinaire grandiloquence du Teatro Colon, sur l'Avenida 9 de Julio, à Buenos Aires. On avait commencé sa construction en 1890 et on n'avait pas regardé à la dépense. Achevé à l'époque où Puccini régnait en maître, en 1908, l'opéra Teatro Colon occupe tout un pâté de la ville. Mélange ensorcelant d'art déco français, de Renaissance italienne et de classicisme grec, sa scène a servi d'écrin à la Pavlova et à Ni-jinski. Toscanini y a dirigé l'orchestre depuis son podium et toutes les plus belles voix du monde, de Caruso à la Callas, y ont donné des représentations. La salle en fer à cheval est décorée pour étonner l'oeil. Les balustrades sont faites de motifs compliqués en bronze, les gradins décorés de chaises de velours et de rideaux de brocart or, le plafond peint de chefs-d'ouvre. Les soirs de premières éblouissantes, l'élite de la société argentine se pavane du foyer en marbre d'Italie et au magnifique dôme de vitraux jusqu'à l'extraordinaire escalier éclairé par des lustres pour regagner les sièges luxueux et réservés. Toutes les places de la salle étaient occupées une minute avant l'ouverture du Couronnement de Poppée, de Claudio Monteverdi, à part la loge principale, à la droite de la scène. Celle-ci était encore 228 ATLANTIDE vide. Poppée avait été la maîtresse de l'empereur Néron aux heures de gloire de Rome et pourtant, les chanteurs portaient des costumes du dix-septième siècle et, pour retourner encore le couteau dans la plaie, tous les rôles d'hommes étaient chantés par des femmes. Pour certains amateurs d'opéra, c'était un vrai chef-d'ouvre. Pour les autres, quatre heures d'ennui. Quelques secondes avant que baissent les lumières de la salle, pénétra discrètement dans la loge restée vide un groupe composé d'un homme et de quatre femmes qui s'assirent sur les chaises de velours bordeaux. Invisibles derrière les rideaux se tenaient deux gardes du corps en alerte, élégamment vêtus de smokings. Dans la salle, tous les yeux - et même une paire de jumelles - se tournèrent automatiquement vers les gens qui s'installaient là-haut. Les femmes étaient éblouissantes, non pas jolies ou exotiques, mais magnifiques au sens le plus classique. Toutes les quatre avaient des cheveux blond clair coiffés en longues boucles tombant sur leurs épaules nues et un chignon natté au sommet de la tête. Elles se tenaient comme des reines, leurs mains délicates sagement posées sur les genoux, et regardaient la fosse d'orchestre. Leurs yeux gris-bleu, semblables, avaient l'intensité d'un rayon de lune sur l'aile d'un corbeau. Elles avaient de hautes pommettes et un teint bronzé comme après un séjour passé à skier dans les Andes ou à prendre le soleil sur un yacht ancré au large de Bahia Blanca. On leur aurait donné vingt-cinq ans à toutes les quatre alors qu'elles en avaient trente-cinq. On comprenait aisément qu'elles étaient sours. En fait, ces quatre-là venaient d'une nichée de sextuplées. Leurs robes montraient assez de leur silhouette pour qu'on distingue qu'elles étaient sveltes et en bonne santé, grâce à des exercices physiques laborieux. Leurs longues robes de soie chatoyante garnies de renard étaient identiques sauf pour les couleurs. Assises en demi-cercle dans la loge, elles irradiaient comme des pierres précieuses, jaune, bleu, vert et rouge. Des joyaux scintillaient à leurs cous, à leurs oreilles et a leurs poignets, rappelant la couleur de leur vêtement. Sensuelles et provocantes, elles avaient quelque chose de déesses intouchables et X4-1_ * f * emerees. Bien que cela fût impensable, elles étaient toutes mariées et chacune avait donné naissance à cinq enfants. Ces femmes assistaient à l'ouverture de la saison d'opéra comme à une réunion de larmlle, adressant de gracieux signes de tête et des sourires à homme assis près d'elles. Raide comme un parapluie, celui-ci avait les cheveux et les yeux de la même couleur que celle de ses sours mais là s'arrêtait la ressemblance. Aussi bel homme qu'elles ATLANTIDE 229 étaient étourdissantes, mais de façon plus irrégulière, sa taille et ses hanches contrastant avec des épaules de bûcheron et des muscles d'haltérophile. Il avait un visage carré, un menton coupé d'une fente ressemblant à une fossette, un nez droit et d'abondants cheveux blonds dans lesquels les femmes rêvaient de passer leurs doigts. Il était grand - avec son mètre quatre-vingt-quinze, il dominait ses sours de quarante bons centimètres. Quand il se tourna pour leur parler, son sourire découvrit des dents blanches et brillantes. Sa bouche était si amicale qu'il paraissait impossible qu'il puisse faire une grimace. Le regard, cependant, n'exprimait aucune chaleur. On aurait dit une panthère fouillant les herbages à la recherche d'une proie. Karl Wolf était un homme très riche et très puissant qui dirigeait l'empire financier de sa famille, allant de la Chine à l'Atlantique -en passant par l'Inde et l'Europe -, du Canada et des Etats-Unis au Mexique et à l'Amérique du Sud. Sa fortune personnelle était estimée à bien plus de cent milliards de dollars. Son vaste conglomérat, engagé dans une multitude de programmes scientifiques de haute technologie, était célèbre dans le monde des affaires sous l'appellation des Destiny Enterprises Ltd. Contrairement à ses sours, Karl était célibataire. Wolf et les autres membres de sa famille auraient pu facilement se glisser dans la nouvelle société des célébrités argentines. Il était raffiné, confiant et florissant. Pourtant, il vivait simplement, comme les siens, si l'on considérait leur immense fortune. Cependant, la dynastie des Wolf, qui comptait plus de deux cents membres, apparaissait rarement dans les restaurants à la mode ou les réunions de la haute société. On ne voyait presque jamais les femmes dans les boutiques chic et les magasins sélects autour de Buenos Aires. A part Karl, qui se faisait une obligation de largeur d'esprit, la famille demeurait discrète et mystérieuse aux yeux des Argentins. Ils ne se liaient pas d'amitié avec des étrangers. Personne, pas même les célébrités et les hauts fonctionnaires du gouvernement, n'avait jamais pénétré la carapace de la famille Wolf. Les hommes qui avaient épousé les filles de la famille semblaient ne venir de nulle part et n'avaient pas d'histoire personnelle. Etrangement, ils avaient adopté le nom de la famille. Tout le monde, du premier-né au dernier marié, portait le nom de Wolf, qu'il soit un homme ou une femme. Ils formaient une élite fraternelle. Quand Karl et ses quatre sours se montraient à une soirée d'ouverture de la saison d'opéra, c'était un événement de première importance pour la haute société. 230 ATLANTIDE L'ouverture s'acheva et le rideau se leva. Les spectateurs tournèrent à regret leur attention vers la scène, se détachant de la contemplation du frère et des sours, resplendissants dans leur loge. Maria Wolf, assise à la gauche de Karl, se pencha et murmura : - Pourquoi dois-tu nous soumettre à une telle épreuve ? Wolf se tourna vers elle en souriant. - Parce que, ma chère sour, si nous ne montrions pas la famille de temps en temps, le gouvernement et le public pourraient commencer à penser que nous ne sommes qu'une vaste conspiration au cour d'une énigme. Il vaut mieux faire une apparition occasionnellement pour leur montrer que nous ne sommes pas des extraterrestres cherchant en secret à contrôler le pays. - Nous aurions dû attendre que Heidi revienne de l'Antarctique. - Je suis d'accord, murmura Geli, assise à la droite de Wolf. C'est la seule qui aurait apprécié cet opéra rasoir. Wolf tapota la main de Geli. - Je la consolerai la semaine prochaine quand on donnera La Traviaîa. Ils ignorèrent les regards du public, partagé entre l'envie d'observer la riche famille Wolf et les acteurs et chanteurs. Le rideau venait de se lever sur l'acte III quand un des gardes du corps s'approcha et murmura quelque chose à l'oreille de Wolf. Celui-ci se raidit sur sa chaise et son expression devint grave. Il se pencha et dit doucement : - Mes chères sours, une urgence m'oblige à m'en aller. Restez ici. J'ai réservé un salon privé au Plaza Grill pour un petit souper après le spectacle. Allez-y, je vous rejoindrai plus tard. Les quatre femmes se tournèrent vers lui et le regardèrent avec une inquiétude contrôlée. - Peux-tu nous dire de quoi il s'agit ? demanda Geli. - Nous aimerions savoir, ajouta Maria. - Quand je le saurai, vous le saurez aussi, promit-il. Pour le moment, amusez-vous. Wolf se leva et quitta la loge en compagnie d'un des gardes du corps tandis que l'autre restait devant la porte. Il se hâta de gagner une sortie latérale et monta dans une limousine, une Mercedes Benz 600 de 1969, une voiture qui, après plus de quarante ans, était à la hauteur de sa réputation de limousine la plus luxueuse du monde. La circulation était dense, mais elle l'est toujours, en Argentine. Les rues y sont noires de véhicules, du sou1 au matin. Le chauffeur conduisit la grosse Mercedes au barrio de Recoleta, autour des jardins luxuriants de la Plaza Francia et de la Plaza Inten- ATLANTIDE 231 dente Alvear. Ce quartier était considéré comme l'équivalent de Michigan Avenue, à Chicago, ou de Rodéo Drive, à Beverly Hills, avec ses boulevards bordés d'arbres, abritant les magasins chic, les hôtels de luxe et les immeubles résidentiels. La voiture longea le célèbre cimetière de Recoleta, avec ses étroits chemins de pierre circulant entre sept mille mausolées ornés de statues et d'orchestres d'anges de béton, veillant sur les morts. Là repose Eva Perôn, dans une tombe appartenant à la famille Duarte. Les touristes étrangers sont généralement fascinés par l'épitaphe de la crypte : " Ne pleure pas, Argentine, je reste tout près de toi ". Le chauffeur tourna pour passer l'entrée gardée, une grille spectaculaire de fer forgé, puis emprunta une allée circulaire et s'arrêta devant le portail d'un immense manoir du dix-neuvième siècle, avec une haute colonnade et des murs couverts de lierre, qui avait été autrefois l'ambassade d'Allemagne, avant la Seconde Guerre mondiale. Quatre ans après la guerre, le gouvernement allemand avait déménagé ses diplomates dans une enclave à la mode, connue sous le nom de Palermo Chico. Depuis lors, le manoir avait servi de quartier général des Destiny Enterprises Ltd. Wolf descendit de la voiture et entra dans le manoir. L'intérieur était loin d'être somptueux. Le sol et les colonnes de marbre, les murs aux riches panneaux, les plafonds de faïence rappelaient un passé fabuleux, mais il y avait peu de meubles et aucun effet décoratif. Un escalier de marbre blanc menait aux bureaux mais Wolf monta dans un petit ascenseur caché dans un des murs. L'appareil s'éleva silencieusement et s'ouvrit sur une vaste salle de conférences où dix membres de la famille Wolf, quatre femmes et six hommes, attendaient, assis autour d'une table en teck de neuf mètres de long. Tous se levèrent pour accueillir Karl. D était le plus habile et le plus intuitif de la vaste famille, aussi était-il, à seulement trente-huit ans, accepté et respecté comme le chef, le conseiller et le directeur. - Excusez mon retard, mes frères et sours, mais je suis venu dès que j'ai été averti de la tragédie. Il se dirigea vers un homme aux cheveux gris et l'embrassa. - Est-il vrai, père, que l'U-2015 ait disparu etHeidiavec lui? Max Wolf hocha tristement la tête. - C'est vrai. Ta sour, le fils de Kurt, Eric, et tout l'équipage reposent maintenant au fond de la mer de l'Antarctique. - Eric? s'étonna Karl Wolf. On ne m'a pas dit, à l'opéra, qu'il était mort aussi. J'ignorais qu'il fût à bord. Etes-vous certain de cela? 232 ATLANTIDE - Nous avons intercepté la transmission par satellite que l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine adressait à Washington, dit un homme grand, assis de l'autre côté de la table, et qui aurait pu passer pour le jumeau de Karl. Le visage de Bruno Wolf n'était qu'un masque de colère. - Les transmissions sont claires. Pendant qu'il exécutait notre plan d'élimination de tous les témoins ayant vu les objets amènes, notre U-boat tirait sur le navire de recherches de la NUMA ; soudain un sous-marin nucléaire des Etats-Unis est arrivé et a lancé un missile, qui a détruit notre sous-marin. Ils n'ont pas parlé de survivants. - C'est une perte terrible, murmura Kurt. Deux membres de la famille et le vénérable U-2015. N'oublions pas qu'il a transporté nos grands-parents et le noyau de notre empire depuis l'Allemagne, après la guerre. - Sans compter les services inestimables qu'il nous a rendus au fil des années, ajouta Otto Wolf, l'un des huit médecins de la famille. Il nous manquera beaucoup. Les hommes et les femmes, autour de la table, restèrent silencieux. Ce groupe, de toute évidence, n'avait jamais fait l'expérience de l'échec. Pendant cinquante-cinq ans, depuis leur début, les Des-tiny Enterprises Ltd. n'avaient connu que succès sur succès. Chaque projet, chaque opération, était soigneusement planifié. On envisageait le moindre imprévu. Les problèmes étaient réglés d'avance. La négligence et l'incompétence n'existaient pas, tout simplement. La famille Wolf avait, jusqu'à présent, régné sans partage. Aussi trouvait-elle presque impossible d'accepter un revers. Wolf s'installa dans le fauteuil à la tête de la table. - Combien avons-nous perdu de membres de la famille et de personnel depuis deux semaines ? Bruno Wolf, qui avait épousé Geli, ouvrit un dossier et examina une colonne de chiffres. - Sept agents au Colorado, sept sur l'île Saint-Paul, y compris notre cousin Fritz, qui dirigeait l'opération depuis l'hélicoptère. Quarante-sept marins sur l'U-2015 plus Heidi et Eric. - Soixante-sept de nos meilleurs employés et trois membres de notre famille en moins de dix jours, intervint Elsie Wolf. Cela paraît impossible ! - Surtout si l'on considère que les responsables ne sont qu'un groupe d'océanographes académiques, qui ne sont guère plus que des méduses dégoûtantes, explosa Otto avec colère. Karl se frotta les yeux d'un geste las. - Puis-je te rappeler, mon cher Otto, que ces méduses dégoû- ATLANTIDE 233 tantes ont tué douze de nos meilleurs agents, sans compter les deux que nous avons dû éliminer pour les empêcher de parler. - Les scientifiques et les ingénieurs de la Marine ne sont pas des tueurs professionnels, observa Elsie. Notre agent travaillant clandestinement à l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine à Washington m'a envoyé les dossiers personnels des hommes responsables de nos morts au Colorado et sur l'île Saint-Paul. D ne s'agit pas d'hommes ordinaires. Leurs exploits au sein de la NUMA se racontent comme des romans d'aventures. (Elsie se tut pour faire passer diverses photos autour de la table.) Le premier visage est celui de l'amiral James Sandecker, le président de la NUMA. Sandecker est très respecté parmi les plus hautes instances du gouvernement des Etats-Unis. Après une campagne remarquable au Viêt Nam, il a été personnellement chargé de la création et de la direction de cette agence. Il a beaucoup d'influence sur le Congrès américain. - Je l'ai rencontré une fois, lors d'une conférence sur les sciences océanographiques, à Marseille, dit Karl. C'est un adversaire qu'il ne faut pas sous-estimer. - La photo suivante est celle de Rudolph Gunn, le vice-président de la NUMA... - Un type apparemment insignifiant, observa Félix Wolf, l'avocat de la famille. Il ne paraît pas avoir la force d'un tueur. - Il n'a pas besoin de savoir tuer de ses mains, dit Elsie. Pour ce que nous savons, il est le cerveau responsable de nos pertes sur l'île Saint-Paul. Diplômé de l'Académie Navale des Etats-Unis, il a fait une brillante carrière dans la marine avant d'entrer à la NUMA et de devenir le bras droit de l'amiral Sandecker. Bruno prit une troisième photo. - Celui-ci me semble capable de tirer des pièces de votre estomac et de vous rendre la monnaie. - Albert Giordino, l'assistant du directeur des Projets spéciaux de la NUMA, expliqua Elsie. Diplômé de l'Académie de l'Air Force. Il a servi au Viêt Nam où il s'est distingué. Bruno a raison, Giordino a la réputation d'un type pas commode. Son dossier à la NUMA est remarquable. Les projets qu'il a dirigés avec succès sont multiples. Il a tué quand c'était nécessaire et, d'après le peu que nous avons pu apprendre, c'est lui qui, avec Gunn, est responsable de la disparition de notre équipe à Saint-Paul. - Et la dernière photo ? demanda Otto. - Il s'appelle Dirk Pitt. Il est considéré comme une légende dans les cercles océanographiques. Il est le directeur des Projets spéciaux 234 ATLANTIDE de la NUMA et a quelque chose d'un homme de la Renaissance. Célibataire, il collectionne les voitures anciennes, fl est également diplômé de l'Air Force et a reçu plusieurs médailles pour son héroïsme au Viêt Nam. Son dossier est énorme. C'est lui qui a fait échouer nos plans au Colorado. Il était aussi présent dans l'Antarctique lorsque l'U-2015 a été coulé par le sous-marin nucléaire américain. - Quel dommage ! dit Otto avec une colère froide. (Il regarda l'un après l'autre les occupants de la table.) C'était une erreur d'utiliser l'U-boat au lieu d'un navire de surface moderne. - Une erreur de notre part, dit Karl, pour avoir voulu déconcerter nos ennemis. Bruno donna un coup de poing sur la table. - Nous devons nous venger de ces hommes. Us doivent mourir. - Tu as donné l'ordre d'assassiner Pitt sans notre approbation, dit sèchement Karl. Et j'ajouterai que la tentative a raté. Nous ne pouvons nous offrir le luxe d'une vengeance. Nous avons un programme à tenir et je ne veux pas que nous éparpillions notre attention à de viles tentatives de revanche. - Je n'y vois rien de vil, contra Bruno. Ces quatre hommes sont directement responsables de la mort de nos frères et de notre sour. Ils ne peuvent rester impunis. Karl jeta un regard glacial à Bruno. - T'est-il jamais venu à l'idée, cher frère, que lorsque le Projet Nouvelle Destinée atteindra son apogée, ils mourront tous de mort violente ? - Karl a raison, dit Elsie. Nous ne pouvons pas nous permettre de distraire notre attention de notre but réel, même si notre famille en a subi les tragiques conséquences. - Le sujet est clos, dit fermement Karl. Nous nous concentrons sur ce que nous avons à faire et acceptons notre peine comme le prix à payer pour notre réussite. - Maintenant que les cryptes du Colorado et de l'île Saint-Paul ont été découvertes par des étrangers, dit Otto, je ne vois pas ce que nous gagnerions à perdre du temps, de l'argent et d'autres vies à cacher l'existence de nos lointains ancêtres. - Je suis d'accord, dit Bruno. Maintenant que les inscriptions sont entre les mains des hauts fonctionnaires du gouvernement américain, nous devrions rester dans l'ombre pendant qu'ils les déchiffrent puis annoncent aux médias internationaux les menaces du désastre des Amènes, ce qui nous évitera de le faire. Karl se perdit dans ses pensées, contemplant la table. ATLANTIDE 235 - Notre plus grande inquiétude est que l'histoire soit divulguée trop tôt, avant le lancement du Projet Nouvelle Destinée, et que l'absence d'informations mette les gens sur notre piste. - Alors, nous devons brouiller les pistes avant que les scientifiques n'éventent notre ruse. - Grâce à ces chiens, l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine et le monde entier nous tomberont dessus dans deux semaines, dit Bruno en regardant Karl. Y a-t-il une chance, mon frère, pour que nos frères du Walhalla avancent la date ? - Si j'explique l'urgence et que je leur fais comprendre les dangers que nous rencontrons, oui, je crois que je pourrai leur faire avancer la date du lancement à dix jours d'ici. - Dix jours, répéta Christa avec passion. Dix jours seulement avant que le vieux monde soit détruit et que le Quatrième Empire renaisse de ses cendres ! Karl eut un hochement de tête solennel. - Si tout se passe suivant les plans soigneusement étudiés par notre famille en 1945, nous changerons complètement l'humanité pour les dix mille ans à venir. 23 Après qu'un avion l'eut déposé sur une station glacée puis emmené, en traversant la partie occidentale de l'océan Indien, jusqu'au Cap, Pitt rejoignit Pat O'Connell qui arrivait directement de Washington. Elle était accompagnée du Dr Bradford Hatfield, pathologiste et archéologue, spécialisé dans l'étude des momies. Ensemble, ils prirent un avion à rotor basculant jusqu'à l'île Saint-Paul. Un lourd crachin tombait des nuages hostiles et tourbillonnait sous l'effet d'un vent violent, frappant leurs visages découverts comme les plombs d'une carabine. Ils furent accueillis par une équipe de SEAL, un groupe d'élite appartenant à la Marine américaine. Tous étaient des hommes grands et tranquilles, occupés seulement par leur mission, vêtus de tenues de camouflage qui ne détonnaient pas sur les roches grises volcaniques de l'île. - Bienvenue dans ce coin perdu de l'Enfer, dit un homme trapu au sourire amical. H manipulait une arme énorme, passée à son épaule, la crosse en l'air. Cela ressemblait à la fois à un fusil automatique, un lance-missiles et un fusil de chasse de calibre douze. - Je suis le lieutenant Miles Jacobs. Je vous servirai de guide. - L'amiral Sandecker ne prend pas de risques à propos d'un éventuel retour des terroristes, remarqua Pitt en serrant la main de Jacobs. - Il est peut-être retraité de la marine, mais il a encore du poids auprès des échelons supérieurs. Mes ordres de protéger les gens de la NUMA viennent directement du ministère de la Marine. Sans parler davantage, Jacobs et quatre de ses hommes, deux devant et deux derrière, conduisirent Pitt et ses compagnons en haut de ATLANTIDE 237 la montagne, jusqu'à l'ancienne route menant au tunnel. Pat était à moitié trempée dans son vêtement de pluie et impatiente de sortir de l'humidité. Quand ils atteignirent l'entrée, Giordino s'avança pour les accueillir. Il avait l'air fatigué mais aussi fanfaron que le capitaine d'une équipe de football gagnante. Pat fut un peu surprise de voir ces deux hommes aussi rudes et solides se tomber dans les bras affectueusement en se donnant de grandes claques dans le dos. Il y avait tant d'affection dans leurs yeux qu'elle aurait pu jurer qu'ils étaient au bord des larmes. - Je suis content de te retrouver vivant, vieille branche, dit Put d'une voix joyeuse. - Content que tu aies survécu aussi, répondit Giordino avec un grand sourire. J'ai entendu dire que tu t'en étais pris à un U-boat à coups de boules de neige ? - Une histoire très exagérée, dit Pitt en riant. Tout ce qu'on pouvait faire, c'était de leur montrer les poings et de les insulter, jusqu'à ce que la Marine arrive au bon moment. - Docteur O'Connell, fit Giordino avec une révérence en embrassant sa main gantée. Nous avions grand besoin de quelqu'un comme vous pour illuminer cet endroit sinistre. Pat sourit et lui rendit sa révérence. - J'en suis ravie, monsieur... Pitt se tourna pour présenter l'archéologue. - Al Giordino, le Dr Brad Hatfield. Brad est ici pour étudier les momies que Rudi et toi avez trouvées. - On m'a dit que vous et le commandant Gunn étiez tombés sur un filon archéologique, dit Hatfield. Il était grand et maigre, avec des yeux couleur de liège, un visage lisse et étroit et une voix douce. Il se penchait un peu en avant en parlant et regardait ses interlocuteurs à travers de petites lunettes rondes qui paraissaient dater de 1920. - Venez vous mettre à l'abri et voyez par vous-même. Giordino les conduisit par le tunnel jusqu'à la grotte extérieure. A 15 mètres de là, une puissante odeur de fumée et de chair brûlée envahit leurs narines. Les SEAL avaient apporté une génératrice pourvue d'un tuyau d'échappement pour rejeter la fumée au-delà de l'entrée. La génératrice produisait une grande source de lumière. Aucun des arrivants ne s'était attendu à un pareil état de dévastation. Tout l'intérieur était noirci de feu et de suie. Les quelques objets traînant dans la caverne avant l'explosion avaient été réduits en cendres. - Qu'est-il arrivé à cette pièce ? demanda Pitt, étonné. 238 ATLANTIDE - Le pilote d'un hélicoptère ennemi a pensé qu'il serait gentil de nous envoyer une roquette par le tunnel, expliqua Giordino, aussi placidement que s'il expliquait comment manger une pomme. - Mais Rudi et toi ne pouviez pas être là-dedans ! - Bien sûr que non, dit Giordino, grimaçant. Il y a un tunnel qui mène à une autre crypte, derrière celle-ci. Nous étions protégés par un tas de pierres éboulées. Ni Rudi ni moi ne pourrons entendre, si on nous parle doucement, pendant quelques semaines et nos poumons sont un peu encombrés, mais nous avons survécu. - C'est un miracle que vous n'ayez pas été rôtis comme vos copains, ici, dit Pitt en regardant les restes carbonisés des attaquants. - Les SEAL vont nettoyer tout ce bazar et transporter les corps aux Etats-Unis pour qu'on tente de les identifier. - C'est affreux, murmura Pat en pâlissant. Mais son côté professionnel reprit le dessus et elle commença à passer les doigts sur les inscriptions du mur. Elle regarda avec tristesse la roche abîmée. - Ils l'ont détruite, dit-elle en soupirant. Us ont presque tout effacé. Il n'en reste pas assez pour qu'on le déchiffre. - Ce n'est pas une grande perte, dit Giordino sans se démonter. Le plus beau est dans la crypte intérieure, sans une égratignure. Les momies ont été couvertes de poussière mais à part ça, elles sont aussi fraîches que le jour où on les a assises. - Assises ? répéta Hatfield. Les momies ne sont-elles pas couchées à l'horizontale dans des sarcophages? - Non, elles sont assises sur des sièges de pierre. - Sont-elles entourées de bandelettes ? - Encore non, répondit Giordino. Elles sont assises comme si elles tenaient un conseil d'administration, vêtues de tuniques, avec des chapeaux et des bottes. Hatfield secoua la tête d'incrédulité. - J'ai vu des sépultures anciennes où les corps étaient étroite-ment entourés de toile dans des cercueils, en position fotale, dans des jarres d'argile, sur le dos ou sur le ventre et aussi debout. Mais je n'ai jamais entendu parler de momies assises. - J'ai installé des lumières pour que vous puissiez les examiner ainsi que les autres objets. Pendant les heures passées à attendre Pitt et Pat O'Connell, il avait demandé aux SEAL de l'aider à dégager l'éboulement, à sortir les rochers et à les jeter en bas de la montagne. Le tunnel vers la crypte interne était maintenant ouvert et ils purent y entrer directement, sans devoir escalader les décombres. Des spots éclai- ATLANTIDE 239 raient la crypte mieux que le soleil, révélant les momies et mettant en vedette leurs vêtements colorés. Hatfield se précipita pour examiner le visage de la première sous le nez. Il avait l'air d'un homme lâché en plein paradis. Il allait de momie en momie, examinant leur peau, leurs oreilles, leur nez et leurs lèvres. Il ouvrit un grand sac pliant et en tira une lampe de chirurgien et des loupes montées sur un bandeau métallique qu'il passa autour de son front. D alluma sa lampe et régla les lentilles, puis commença à enlever délicatement la poussière des paupières d'une des momies, avec une petite brosse douce d'artiste. Les autres le regardèrent en silence jusqu'à ce qu'il se tourne vers eux, enlève le bandeau frontal et leur parle. Il parlait comme on prononce un sermon à l'église. - Au cours de toutes mes années d'études sur d'anciens cadavres, dit-il, je n'ai jamais vu de corps aussi bien conservés. Même les pupilles paraissent assez intactes pour qu'on voie la couleur de leurs iris. - Ils n'ont peut-être qu'une centaine d'années, dit Giordino. - Je ne crois pas. Le tissu de leurs tuniques, le style de leurs bottes, la coupe et le style de leurs chapeaux et de leurs vêtements ne ressemblent à rien de ce que j'ai vu auparavant. En tout cas, ça ne ressemble à rien de ce qu'on a historiquement trouvé à ce jour. Je ne sais pas quelles sont leurs méthodes d'embaumement, mais la technique de ces gens est bien supérieure à celles des momies que j'ai étudiées en Egypte. Les Egyptiens mutilaient les corps pour enlever les organes internes de leurs morts, sortant le cerveau par le nez et enlevant les poumons et les organes abdominaux. Ces corps ne sont abîmés ni extérieurement, ni intérieurement. Ils paraissent en fait ne pas avoir été touchés par les embaumeurs. - Les inscriptions que nous avons trouvées dans les montagnes du Colorado ont été datées de 9 000 ans avant Jésus-Christ, dit Pat. Est-il possible que ces gens et ces objets soient de la même époque ? - Sans matériel de datation, je n'en sais rien, répondit Hatfield. Je suis incapable de conclure quoi que ce soit de cet ordre. Mais je parierais volontiers ma réputation que ces gens appartenaient à une ancienne culture inconnue de l'Histoire. - Ils ont dû être des marins exceptionnels pour avoir trouvé cette île et y avoir enterré leurs chefs, remarqua Pitt. - Et pourquoi ici? demanda Giordino. Pourquoi ne les ont-ils pas enterrés dans un endroit plus pratique, sur la côte continentale ? - Je dirais qu'ils ne souhaitaient peut-être pas être découverts? suggéra Pat. Pitt regarda les momies d'un air pensif. 240 ATLANTIDE - Je n'en suis pas sûr. Je pense qu'ils souhaitaient être découverts un jour, au contraire. Ils ont laissé des indices dans d'autres chambres souterraines, à des milliers de kilomètres de distance. D'après ce que j'ai compris, Hiram Yaeger et vous avez établi que les inscriptions du Colorado n'étaient pas des messages adressés aux dieux du monde des morts ! - C'est exact pour le moment. Mais nous sommes bien loin d'avoir fini de déchiffrer tous les symboles. Le peu que nous avons appris pour le moment, c'est que les inscriptions ne sont pas de nature funéraire mais plutôt un avertissement concernant une catastrophe future. - Future pour qui ? demanda Giordino. Peut-être s'est-elle déjà produite au cours des neuf mille années passées. - Nous n'avons pas encore déterminé l'époque, répondit Pat. Hiram et Max y travaillent en ce moment. Elle s'approcha d'un des murs et essuya la poussière de ce qui ressemblait à des silhouettes sculptées dans la roche. Ses yeux s'agrandirent de surprise excitée. - Ces symboles n'ont pas le même style que ceux que nous avons trouvés au Colorado. Ceux-ci sont des hiéroglyphes représentant des humains et des animaux. Bientôt, ils étaient tous occupés à enlever la poussière et la saleté des siècles sur la roche polie. Commençant par les quatre coins du mur, ils travaillèrent en se rapprochant du centre, jusqu'à ce que les dessins soient distinctement visibles sous la lumière intense des projecteurs. - Qu'en concluez-vous ? demanda Giordino à la cantonade. - C'est un port fluvial ou un port de mer, c'est sûr, dit Pitt. On distingue une flotte de vieux navires avec des voiles et des rames, entourés par une jetée dont les extrémités supportent de hautes tours, probablement des sortes de phares. - Je suis d'accord, dit Hatfield. Je discerne des bâtiments autour de la jetée où plusieurs navires sont ancrés. - Ils semblent occupés à charger ou à décharger quelque chose, ajouta Pat, qui avait sorti la loupe qui ne la quittait jamais. Les personnages sont gravés avec minutie et portent le même genre de vêtements que nos momies. Un des navires paraît décharger un troupeau d'animaux. Giordino s'approcha de Pat pour regarder les hiéroglyphes de plus près. t - Des licornes, annonça-t-il. Ce sont des licornes. Voyez, elles n Ont qu'une seule corne au-dessus de la tête. ATLANTIDE 241 - C'est extravagant, marmonna Hatfïeld avec scepticisme. Aussi extravagant que les sculptures grecques de dieux imaginaires. - Comment le savez-vous? contra Pitt. Peut-être les licornes existaient-elles il y a neuf mille ans, avant de s'éteindre comme le mammouth laineux et le smilodon. - Oui, en même temps que les méduses à cheveux de serpents et les cyclopes avec un oil au milieu du front ! - N'oubliez pas les gargouilles et les dragons, ajouta Giordino. - Tant que des os ou des fossiles n'auront pas prouvé leur existence, dit Hatfïeld, ils devront rester un mythe du passé. Pitt refusa de discuter plus longtemps avec Hatfïeld. Il se tourna et alla derrière les pierres où étaient assises les momies. D fixa un grand rideau de peau de bêtes cousues, qui couvrait le mur du fond. Très doucement, il en souleva un coin et regarda dessous. Son visage prit une expression perplexe. - Attention ! cria Hatfîeld. C'est fragile ! Pitt l'ignora et souleva la tenture à deux mains, jusqu'à passer sa tête dessous. - Vous ne devriez pas toucher ça, s'énerva Hatfield. C'est une relique inestimable, qui pourrait tomber en poussière. Il faut la manier délicatement, jusqu'à ce qu'on puisse la traiter. - Ce qu'il y a là-dessous est encore plus précieux, dit Pitt sans s'émouvoir. (Il fit signe à Giordino.) Prends deux de ces lances et sers t'en pour tenir le rideau levé. Hatfield, le visage cramoisi, essaya d'empêcher Giordino mais il aurait tout aussi bien essayé d'arrêter un tracteur. Giordino le repoussa sans même le regarder, détacha deux des lances à pointe d'obsidienne, les planta dans le sol de la chambre et utilisa leurs crosses pour tenir le rideau. Pitt régla deux projecteurs en concentrant leurs rayons sur le mur. Pat retint son souffle et contempla quatre larges cercles sculptés dans le mur poli, d'étranges diagrammes étant creusés dans leurs circonférences. - Ce sont des sortes de hiéroglyphes, dit-elle. - On dirait des cartes, intervint Giordino. - Des cartes de quoi ? Pitt eut un sourire stupéfait. - Quatre différentes projections de la Terre. Hatfield regarda à travers ses lunettes par-dessus l'épaule de Pat. - C'est ridicule ! Cela ne ressemble à aucune des anciennes cartes que j'ai vues jusqu'à présent. Elles sont trop détaillées et ne ressemblent en rien à la géographie que nous connaissons. 242 ATLANTIDE - Ça, c'est parce que votre esprit étroit ne peut pas voir les continents et les côtes tels qu'ils étaient il y a neuf mille ans. - Je suis de l'avis du DrHatfield, dit Pat. Je n'aperçois qu'une série de grandes et de petites îles découpées entourées d'images suggérant une vaste mer. - Moi, j'y vois un papillon mitraillé par un feu aérien sur un test de taches d'encre de Rorschach, ajouta Giordino d'un ton moqueur. - Tu viens de perdre cinquante points sur l'échelle de ton QI, répondit Pitt. Je croyais pouvoir compter sur toi au moins pour résoudre l'énigme. - Mais que voyez-vous vous-même ? demanda Pat. - Je vois quatre vues différentes du monde depuis l'Antarctique, il y a neuf mille ans. - Blague à part, dit Giordino, tu as raison. Pat recula pour avoir une vue d'ensemble. - Oui, je commence à distinguer d'autres continents. Mais ils sont dans des positions différentes. On dirait que le monde a été chahuté. - Je ne vois pas comment l'Antarctique s'insère dans ce dessin, insista Hatfield. - Juste devant vous ! - Comment pouvez-vous en être si sûr? demanda Pat. - J'aimerais bien savoir comment vous êtes arrivé à cette conclusion, se moqua Hatfield. Pitt regarda Pat. - Avez-vous de la craie, dans votre fourré-tout ? Celle que vous utilisez pour faire ressortir les inscriptions sur la roche ? Elle sourit. - Ça ne se fait plus. Maintenant, on préfère le talc. - D'accord, allons-y pour le talc. Et aussi des mouchoirs en papier. Toutes les femmes en ont. Elle fouilla dans sa poche et lui tendit un petit paquet de mouchoirs. Puis elle chercha dans son sac où se trouvaient pêle-mêle les carnets, l'équipement de photo et les instruments nécessaires à l'examen des symboles anciens gravés sur la pierre. Elle trouva finalement la boîte de talc. Pendant qu'elle cherchait, Pitt humidifia un mouchoir en papier avec l'eau d'un bidon et mouilla les dessins pour que le talc adhère dans les sculptures en creux. Quand Pat lui passa le talc, il commença à l'appliquer sur la surface lisse. Trois minutes plus tard, " se recula pour admirer son ouvre. Mesdames et messieurs, je vous offre l'Antarctique ! ATLANTIDE 243 Tous trois regardèrent avec attention la couche de talc blanc que Pitt avait appliquée sur la roche polie et essuyée ensuite, soulignant les traits gravés. Ils y virent une ressemblance très nette avec le continent du pôle Sud. - Mais qu'est-ce que cela veut dire? demanda Pat, qui ne comprenait plus. - Cela signifie, expliqua Pitt en montrant les momies sur leurs sièges de pierre, que cet ancien peuple habitait l'Antarctique des milliers d'années avant l'homme moderne. Ils la parcouraient et en faisaient des cartes avant qu'elle ne soit recouverte de glace et de neige. - Ridicule! s'obstina Hatfield. D est scientifiquement prouvé que tout le continent moins trois pour cent est couvert de glace depuis des millions d'années. Pitt se tut quelques secondes. Il regarda les momies comme si elles étaient vivantes, ses yeux allant d'un visage à l'autre, comme pour essayer de communiquer avec elles. Enfin, il montra les morts silencieux. - Les réponses, dit-il avec une inébranlable conviction, ce sont eux qui nous les donneront. 24 Hiram Yaeger retourna à ses ordinateurs après le déjeuner avec, dans les bras, une grande boîte en carton contenant un chiot, un basset-hound. Il avait sauvé l'animal d'une euthanasie, quelques heures plus tôt, à la fourrière de la ville. Quand le golden-retriever de la famille était mort de vieillesse, Yaeger s'était juré qu'il enterrait là son dernier chien et avait refusé de le remplacer. Mais ses deux filles adolescentes l'avaient prié et supplié d'en acheter un autre, menaçant même de ne plus rien faire en classe s'il ne remplaçait pas le retriever. La seule consolation de Yaeger était de savoir qu'il n'était pas le premier père que ses enfants obligeaient à avoir un animal à la maison H avait eu l'intention de trouver un autre golden retriever mais quand il avait vu les yeux tristes et attendrissants du basset et son corps disgracieux sur des pattes courtes, les oreilles traînant par terre, il avait été conquis. Il avait étalé des journaux autour de son bureau et permis au chiot de vagabonder. Mais celui-ci avait préféré se coucher dans la boîte, sur une serviette, et contempler Yaeger qui, du coup, avait eu beaucoup de mal à détourner son attention de ces yeux tristes. Finalement, il s'obligea à travailler et appela Max. Elle parut à l'écran et gronda : - Dois-tu sans cesse me faire attendre ? Il se baissa et prit le chiot pour que Max le voie. - J'ai dû m'arrêter pour trouver un petit chien pour mes filles. Le visage de Max s'attendrit instantanément. - Il est adorable. Les filles vont être ravies. - As-tu fait des progrès dans le déchifrrage des inscriptions ? demanda-t-il. ATLANTIDE 245 - J'ai bien éclairci le sens des symboles mais il faut encore du travail pour les réunir en mots que l'on pourra traduire en anglais. - Dis-moi ce que tu as déjà trouvé. - En fait, beaucoup, dit-elle fièrement. - Je t'écoute. - Aux alentours de 7000 avant Jésus-Christ, le monde a subi une catastrophe énorme. - As-tu une idée de quoi il s'agissait? - Oui, c'était inscrit sur la carte du ciel, au plafond de la crypte du Colorado. Je n'ai pas encore déchiffré toute l'histoire, cependant il semble que non pas une mais deux comètes soient arrivées du fond du système solaire et aient causé une calamité à l'échelle de la planète. - Tu es sûre qu'il ne s'agissait pas d'astéroïdes? Je ne suis pas astronome mais je n'ai jamais entendu parler de comètes orbitant en parallèle. - La carte céleste parle de deux objets avec de longues queues, côte à côte, qui s'écrasent sur la terre. Yaeger baissa la main et caressa le chien en parlant. - Deux comètes frappant en même temps ! Selon leur taille, elles ont dû causer un immense bouleversement ! - Désolé, Hirani, je n'avais pas l'intention de t'induire en erreur. Une seule des comètes a frappé la terre. L'autre a contourné le soleil et disparu dans l'espace. - La carte du ciel indique-t-elle où est tombée la comète ? Max fit non de la tête. - L'image du site indique le Canada, probablement dans la région de la baie d'Hudson. - Je suis fier de toi, Max. (Yaeger avait posé le basset sur ses genoux où il s'était tout de suite endormi.) Tu ferais un parfait détective. - Ce serait un jeu d'enfant pour moi que de résoudre les crimes des gens ordinaires, dit Max d'un ton dédaigneux. - D'accord, nous avons une comète qui s'écrase sur la terre dans une province canadienne, environ 7 000 ans avant le Christ et qui cause une destruction à l'échelle mondiale. - Ce n'est que le premier acte. La substance de l'histoire vient après, avec la description des hommes et de leur civilisation qui existaient avant la catastrophe et ses conséquences. La plupart ont été annihilés. Les quelques personnes, trop rares, qui survécurent, trop faibles pour rebâtir leur empire, se considérèrent comme chargées d'une mission divine, consistant à parcourir le monde, à 246 ATLANTIDE éduquer les habitants primitifs, encore à l'âge de la piètre, qui subsistaient dans des zones éloignées et à construire des monuments signalant le prochain cataclysme. - Pourquoi attendaient-ils une autre menace de l'espace? - D'après ce que j'ai compris, ils prévoyaient le retour de la seconde comète, qui finirait le travail de destruction. Yaeger en resta sans voix. - Ce que tu veux dire, Max, c'est qu'il y a vraiment eu une civilisation appelée Atlantide ? - Je n'ai pas dit ça, dit Max d'un ton fâché. Je n'ai pas encore réussi à déterminer comment s'appelaient ces hommes. Mais je sais qu'ils n'ont qu'une vague ressemblance avec l'histoire écrite par Platon, le célèbre philosophe grec. H rapporte une conversation qui se passe deux cents ans avant son époque, entre son ancêtre, le grand homme d'Etat Solon, et un prêtre égyptien, qui est le premier récit parlant de l'Atlantide. - Tout le monde connaît la légende, dit Yaeger dont l'esprit tournait à toute vitesse. Le prêtre parlait d'un continent plus grand que l'Australie, qui s'élevait au milieu de l'océan Atlantique, à l'ouest des colonnes d'Hercule, ou le détroit de Gibraltar, comme nous l'appelons aujourd'hui. Il y a plusieurs milliers d'années, il fut détruit et plongea dans la mer après un grand bouleversement, et disparut. Cette énigme a interloqué les croyants et les historiens, qui s'en sont moqués jusqu'à ce jour. Personnellement, j'ai tendance à penser, avec les historiens, que l'Atlantide n'est rien de plus qu'une des premières histoires de science-fiction. - Mais peut-être n'est-ce pas une pure invention, après tout ! Yaeger regarda Max, les sourcils froncés. - D n'existe aucune base géologique pour affirmer qu'un continent a disparu au milieu de l'océan Atlantique, il y a neuf mille ans. D n'a jamais existé. Et certainement pas entre l'Afrique du Nord et les Caraïbes. On admet généralement que la légende est liée à un tremblement de terre catastrophique et à une inondation due à une éruption volcanique sur l'île de Théra. ou Santorin, comme on l'appelle maintenant, qui ont effacé de la carte la grande civilisation minoenne, en Crète. - Ainsi, tu penses que la description que fait Platon de l'Atlantide, dans ses livres Critias et Timée, est une invention ? - Pas une description, Max, dit Yaeger en corrigeant l'ordinateur. U a raconté cela sous forme de dialogue, qui était un genre populaire en Grèce. L'Histoire n'est jamais à la troisième personne, mais présentée au lecteur par un narrateur ou davantage, avec l'un ATLANTIDE 247 qui questionne l'autre. Et, oui, je crois que Platon a inventé l'histoire de l'Atlantide, en songeant avec jubilation que les générations futures avaleraient la duperie, qu'elles rédigeraient un millier de livres sur le sujet et qu'elles en débattraient à n'en plus finir. - Tu es un homme coriace, Yaeger, dit Max. Je suppose que tu ne crois pas non plus aux prédictions d'Edgar Cayce, le célèbre voyant? Yaeger secoua la tête. - Cayce prétendait avoir vu l'Atlantide tomber et se relever dans les Caraïbes. Si une civilisation a jamais existé dans cette région, les centaines d'îles auraient présenté des indices. Mais à ce jour, on n'a même pas trouvé un tesson venant d'une culture ancienne. - Et les grands blocs de pierre qui forment une route sous-marine au large de Bimini ? - Une formation géologique que Ton trouve dans d'autres parties des mers du monde. - Et les colonnes de pierre qu'on a trouvées au fond de l'eau, au large de la Jamaïque ? - On a prouvé qu'il s'agissait de barriques de béton sec qui s'est solidifié dans l'eau, après que le navire qui les transportait eut coulé et que le bois des tonneaux eut disparu sous l'effet de l'érosion. Regarde les choses en face, Max. L'Atlantide est un mythe. - Tu n'es qu'un vieux débris, Hiram, tu le sais ? - Je te dis les choses comme elles sont, insista Yaeger. Je préfère ne pas croire à une ancienne civilisation avancée, dont certains rêveurs prétendent qu'elle avait des missiles et des décharges d'ordures ! - Ah ! dit Max. C'est là que le bât blesse. L'Atlantide n'était pas une vaste cité, peuplée de Léonard de Vinci et de Thomas Edison, et entourée de canaux sur un continent, comme l'a décrite Platon. D'après ce que j'ai découvert, ce peuple ancien était composé d'une ligue de petites nations de marins qui ont navigué dans le monde entier et qui en ont relevé les cartes, quatre mille ans avant que les Egyptiens construisent les pyramides. Ils ont conquis les mers. Ils savaient utiliser les courants et ont acquis de vastes connaissances en astronomie et en mathématiques, qui ont fait d'eux de grands navigateurs. Ils ont développé une chaîne de ports côtiers et construit un empire commercial en exploitant des mines et en transformant le minerai dont ils faisaient des métaux, au contraire d'autres peuples de la même époque qui vivaient dans des lieux plus élevés, menaient une existence nomade et survécurent au désastre. Les marins eurent la malchance d'être détruits par des raz de marée w 248 ATLANTIDE géants et disparurent sans laisser de trace. Ce qui reste peut-être de leurs ports repose tout au fond de l'eau, sous des dizaines de mètres de vase. - Tu as déchiffré et rassemblé toutes ces données depuis hier? demanda Yaeger sans cacher son étonnement... - Je ne laisse pas pousser l'herbe sous mes pieds, pontifia Max. Et je ne suis pas de ceux qui restent assis en attendant que leurs éléments rouillent. - Max, tu es un virtuose ! - Mais ce n'est rien. Après tout, c'est toi qui m'as construit. - Tu m'as donné tant de choses à imaginer que je ne peux pas digérer tout ça d'un coup. - Rentre chez toi, Hiram. Emmène ta femme et tes filles au cinéma. Prends une bonne nuit de sommeil pendant que j'aiguise mes plaquettes. Demain matin, quand tu viendras t'asseoir là, j'aurai des renseignements qui feront se dresser les cheveux de ta queue de cheval. 25 Après que Pat eut photographié les inscriptions et les étranges cartes du globe terrestre dans la chambre mortuaire, Gior-dino et elle prirent un avion pour Le Cap où ils retrouvèrent Rudi Gunn, à l'hôpital, où il avait été opéré. Causant un vrai scandale, Gunn ignora les ordres des médecins et persuada Giordino de le sortir discrètement, par avion, d'Afrique du Sud. Giordino accepta avec plaisir et, aidé de Pat, fit sortir le courageux petit directeur de la NUMA au nez des médecins et des infirmières, en passant par les sous-sols de l'hôpital, puis le conduisit en limousine jusqu'à l'aéroport de la ville où un jet de la NUMA les ramena tous à Washington. Pitt resta sur place avec le Dr Hatfield et l'équipe de SEAL de la Navy. Ensemble, ils emballèrent soigneusement les objets et surveillèrent leur transport par hélicoptère jusqu'à un navire de recherches de la NUMA, détourné vers l'île Saint-Paul. Hatfield s'agitait autour des momies, les emballant délicatement dans des couvertures trouvées sur le navire et les rangeant dans des caisses de bois pour le voyage jusqu'à son laboratoire de l'université de Stan-ford, où il les étudierait de plus près. Quand la dernière momie fut chargée dans l'hélicoptère, Hatfield les accompagna, avec les objets, pour le court trajet les menant au navire. Pitt serra la main du lieutenant Jacobs. - Merci de votre aide, lieutenant, et remerciez vos hommes pour moi. Nous n'aurions pas pu réussir sans vous. - On ne nous demande pas souvent de chaperonner de vieilles momies, répondit Jacobs en souriant. Je suis presque déçu que les terroristes n'aient pas essayé de nous les enlever. 250 ATLANTIDE - Je ne crois pas qu'il s'agisse de terroristes au sens propre du terme. - Un meurtrier est un meurtrier, dans tous les sens du mot ! - Vous rentrez directement aux States ? Jacobs fît signe que oui. - On nous a demandé d'escorter les corps des attaquants, si habilement descendus par vos amis, jusqu'à l'hôpital Walter Reed, où on les examinera et où, peut-être, on les identifiera. - Bonne chance, dit Pitt. - Nous nous reverrons peut-être quelque part, dit Jacobs en le saluant brièvement. - S'il y a un quelque part, j'aimerais que ce soit une plage de Tahiti. Pitt resta sous la pluie apparemment éternelle et regarda un avion à rotor basculant Osprey de la marine se tenir au-dessus du sol pendant que les Marines grimpaient à bord, n était encore là quand l'avion disparut dans un nuage bas. D était maintenant le seul homme sur l'île. Il revint sur ses pas jusqu'à la chambre mortuaire, vide désormais, et jeta un dernier regard aux cartes gravées sur le mur du fond. Les projecteurs étaient partis, aussi dirigea-t-il le rayon de sa torche sur les anciennes cartes nautiques. Qui donc étaient ces cartographes qui avaient tracé des relevés de la terre si précis, tant de milliers d'années auparavant? Comment avaient-ils pu représenter l'Antarctique quand il n'était pas encore enfoui sous une massive couverture de glace ? Etait-il possible que le pôle Sud ait eu un climat chaud, sept mille ans auparavant ? Etait-il habitable pour les humains ? L'image de l'Antarctique sans glace n'était pas la seule étrangeté dont Pitt avait omis de parler aux autres. Il était gêné par la position des autres continents et de l'Australie. Ils n'étaient pas là où ils auraient dû être. Il lui semblait que les Amériques, l'Europe et l'Asie étaient représentées presque deux mille milles au nord de l'endroit où elles auraient dû être. Pourquoi les Anciens qui, par ailleurs, calculaient les côtes avec tant d'exactitude, avaient-ils placé les continents si loin de leur place établie par rapport à la circonférence de la terre ? Cette observation le laissait rêveur, fl était évident que les navigateurs possédaient une habileté scientifique qui dépassait de loin celle des races et des civilisations postérieures. Leur époque paraissait aussi plus avancée dans l'art d'écrire et de communiquer que celles qui les suivirent, des milliers d'années plus tard. Quel message essayaient-ils de faire passer à travers la mer du temps sans ATLANTIDE 251 cesse mouvant, à jamais gravé dans la pierre? Un message d'espoir ou un avertissement de désastres naturels à venir? Les pensées de Pitt furent interrompues par le son des lames de rotors et d'un moteur traversant le tunnel, annonçant le retour de l'hélicoptère qui devait l'emmener jusqu'au navire de recherches. Avec regret, il revint à la réalité, éteignit sa torche et sortit de la crypte sombre. Sans perdre de temps à attendre des transports gouvernementaux, Pitt prit un vol du Cap à Johannesburg, où il attrapa un avion des South African Air Lines pour Washington. Il dormit pendant la plus grande partie du vol, profitant d'une escale aux Canaries pour se dégourdir les jambes. Quand il arriva au terminal de Dulles, il était presque minuit. Il fut heureusement surpris de trouver un cabriolet Ford étincelant, de 1938, une hot rod, qui l'attendait près du trottoir. La voiture avait l'air de sortir de la Californie des années 1950. La carrosserie et les ailes étaient peintes d'une teinte bordeaux métallisé qui brillait sous les réverbères du terminal. Les pare-chocs étaient striés comme ceux d'une De Soto 1936. La lune faisait reluire les enjoliveurs avant tandis que les roues arrière étaient cachées par les jupes. Les sièges étaient en cuir beige, couleur de biscuit. L'élégante petite voiture était équipée d'un moteur V-8 à plat, qui avait été remonté de fond en comble pour développer 225 CV. La partie arrière était munie d'une boîte surmultipliée Colombia, vieille de cinquante ans. Si la voiture n'avait pas suffi à faire tourner les têtes, la femme assise au volant était également magnifique. Ses longs cheveux cannelle étaient protégés du vent léger de l'aéroport par un foulard coloré. Elle avait les pommettes hautes d'un mannequin, soulignées par des lèvres pleines, un nez court et droit et des yeux violets charismatiques. Elle portait un pull à col roulé en alpaga feuille d'automne et un pantalon taupe, en laine, sous un manteau de même couleur lui arrivant aux genoux. Loren Smith, députée du Colorado, lui adressa un sourire engageant. - Combien de fois suis-je venue t'attendre comme ça, juste pour te dire " bienvenue, matelot " ? - Je me souviens d'au moins huit fois, dit Pitt, heureux que son amour romantique depuis tant d'années ait pris le temps, malgré son emploi du temps chargé, de venir le chercher à l'aéroport dans une des voitures de sa collection. fl jeta son sac de voyage sur le siège arrière, se glissa à la place du 252 ATLANTIDE passager et se pencha pour l'embrasser et la tenir dans ses bras un long moment. Quand il la lâcha enfin, elle haleta et reprit son souffle. - Attention, je ne veux pas finir comme Clinton ! - Le public applaudit les histoires d'amour des femmes politiques. - C'est ce que tu crois, dit Loren en appuyant sur le starter et en tournant la clef du démarreur. Le moteur répondit à la première sollicitation et émit un doux ronronnement de gorge à travers le silencieux Smitty et le pot d'échappement double. - Où allons-nous ? Au hangar ? - Non, j'aimerais faire un saut au QG de la NUMA pour voir ce que m'a envoyé Hiram Yaeger à propos d'un programme sur lequel nous travaillons ensemble. - Tu dois être le seul homme du pays à ne pas avoir un ordinateur dans ton appartement. - Je n'en veux pas à la maison, dit-il avec sérieux. J'ai bien trop de projets en train pour perdre mon temps à surfer sur Internet ou répondre aux e-mails. Loren s'éloigna du trottoir et engagea la Ford sur la grande avenue menant à la ville. Pitt resta silencieux. Il était encore perdu dans ses pensées quand ils approchèrent de Washington, illuminée à sa base. Loren le connaissait assez bien pour attendre patiemment. ÏÏ n'allait pas manquer de revenir sur terre. C'était une question de minutes. - Quoi de neuf au Congrès ? demanda-t-il enfin. - Comme si ça t'intéressait ! répondit-elle avec indifférence. - C'est aussi rasoir que ça? - Les débats sur le budget n'ont rien d'excitant. (Puis sa voix prit un ton plus grave.) J'ai entendu dire que Rudi Gunn avait pris une vilaine blessure ? - Le chirurgien sud-africain, spécialisé dans la reconstitution osseuse, a fait du beau travail. Rudi va boiter quelques mois mais ça ne l'empêchera pas de diriger les opérations de la NUMA depuis son bureau. - Al dit que tu as passé un sale moment en Antarctique ? - Pas aussi dur que celui qu'ils ont passé sur un îlot rocheux auprès duquel Alcatraz a l'air d'un jardin botanique. Il se tourna vers elle et la regarda d'un air pensif. - Tu appartiens au Comité des Relations Commerciales Internationales, n'est-ce pas ? ATLANTIDE 253 - En effet. - As-tu entendu parler de grandes corporations en Argentine ? - J'y suis allée plusieurs fois et j'ai rencontré leurs ministres des Finances et du Commerce. Pourquoi cette question? - As-tu entendu parler d'une organisation qui se fait appeler Nouvelle Destinée ou Corporation du Quatrième Empire ? Loren réfléchit un moment. - J'ai rencontré une fois le PDG des Destiny Entreprises, pendant une mission commerciale à Buenos Aires. Si je me rappelle bien, il s'appelait Karl Wolf. - C'était il y a combien de temps ? - Environ quatre ans... - Tu as une bonne mémoire des noms ! - Karl Wolf était un bel homme, très élégant, un vrai charmeur. Les femmes n'oublient pas les hommes comme celui-là. - Si c'est le cas, pourquoi tournes-tu toujours autour de moi ? Elle lui adressa un sourire provocant. - Les femmes sont également attirées par les hommes terre à terre, rudes et sensuels. - Rudes et sensuels. C'est bien moi... II mit son bras autour de ses épaules et lui mordit le lobe de l'oreille. Elle recula la tête. - Pas pendant que je conduis ! D lui serra un genou affectueusement et se détendit sur son siège, regardant les étoiles qui scintillaient dans la nuit fraîche du printemps, à travers les branches des arbres dont les feuilles, toutes neuves, commençaient à apparaître. Karl Wolf! Il tourna et retourna le nom dans sa tête. Un vrai nom allemand. Ça valait le coup de jeter un coup d'oil aux Destiny Enterprises, même si cela se révélait un cul-de-sac. Loren conduisait sans à-coup, dépassant adroitement les rares voitures encore sur la route à cette heure tardive. Elle tourna dans l'allée menant au parking souterrain de l'immeuble de la NUMA. Le garde de la sécurité reconnut Pitt et lui fit signe d'entrer, s'attardant pour admirer la vieille Ford brillante. Il n'y avait que trois voitures sur le niveau principal. Loren arrêta la Ford près des ascenseurs et éteignit les phares et le moteur. - Tu veux que je monte avec toi ? demanda-t-elle. - Je n'en ai que pour quelques minutes, dit Pitt en sortant de la voiture. Il prit l'ascenseur jusqu'au hall principal où il s'arrêtait automatiquement. Pitt dut signer le registre du garde, assis à un bu- 254 ATLANTIDE reau entouré d'une batterie d'écrans de télévision montrant les diverses zones du bâtiment. - Vous travaillez tard ! remarqua aimablement le garde. - Je ne fais qu'un saut rapide, répondit Pitt en étouffant un bâillement. Avant de monter à son bureau, il s'arrêta au dixième étage, d'instinct. Il avait eu raison car Hiram Yaeger travaillait encore, fl leva les yeux quand Pitt entra dans son domaine, les yeux rouges de manque de sommeil. Max regardait depuis son cyberespace. - Dirk! murmura-t-il en quittant sa chaise pour lui serrer la main. Je ne m'attendais pas à te voir si tard dans la nuit. - J'ai pensé jeter un coup d'oil sur ce que le Dr O'Connell et toi avez su lire dans la poussière de l'Antiquité, dit-il cordialement. - Je déteste les métaphores banales, dit Max. - Toi, ça suffit ! grogna Yaeger en faisant mine d'être fâché. J'ai laissé un rapport imprimé de nos dernières découvertes sur le bureau de l'amiral Sandecker à 10 heures ce soir, ajouta-t-il pour Pitt. - Je vais l'emprunter et je le rendrai demain matin à la première heure. - Ne te précipite pas. Il a rendez-vous avec le directeur de l'Agence Nationale Océanique et Atmosphérique jusqu'à midi. - Tu devrais être chez toi avec ta femme et tes filles - J'ai travaillé tard avec le Dr O'Connell, dit Yaeger en frottant ses yeux fatigués. Tu l'as manquée de peu. - Elle est venue travailler sans se reposer, après son voyage ? demanda Pitt, surpris. - C'est une femme remarquable. Si je n'étais pas marié, je lui passerais tout de suite la bague au doigt. - Tu as toujours eu un faible pour les intellectuelles. - L'intelligence vaut plus que la beauté, comme je le dis toujours. - Y a-t-il quelque chose que tu veuilles me dire avant que je lise ton rapport ? demanda Pitt. - C'est une histoire fascinante, dit Yaeger d'une voix presque rêveuse. - Je suis d'accord, ajouta Max. - Cela est une conversation privée, dit Yaeger à l'image de Max, d'un air grincheux avant de couper ses circuits. Nous avons une histoire incroyable d'une race de navigateurs ayant vécu avant l'aube de notre histoire connue et qui a été décimée après qu'une comète a heurté la terre, causant des raz de marée engloutissant les ports qu ils avaient construits dans presque tous les coins du globe. Ils ont ATLANTIDE 255 vécu et ils sont morts en un âge oublié et dans un monde très différent de celui que nous connaissons aujourd'hui. - La dernière fois que j'en ai parlé à l'amiral, il n'a pas écarté la légende de l'Atlantide. - Le continent perdu au milieu de l'Atlantique n'entre pas dans le cadre de cette affaire, dit sérieusement Yaeger. Mais il est indubitable qu'une ligue de nations maritimes a existé, une ligue dont les peuples ont navigué sur tous les continents dont ils ont tracé les cartes. (Il fit une pause et regarda Pitt.) Les photos que Pat a prises des inscriptions dans la chambre mortuaire et la carte du monde sont au labo. Elles devraient être prêtes à scanner demain matin de bonne heure. - Elles montrent des continents très différents de ce qu'ils sont sur la terre en ce moment, dit Pitt d'un ton songeur. Les yeux rougis de Yaeger devinrent songeurs. - Je commence à penser que quelque chose de plus catastrophique qu'une comète a frappé la terre. J'ai scanné les dossiers géologiques que mon équipe a accumulés au cours des dix dernières années. L'époque glaciaire a fini de façon très brutale, en conjonction avec une incroyable fluctuation de la mer. Le niveau des mers est de 90 mètres plus haut qu'il ne l'était il y a neuf mille ans. - Ce qui mettrait tous les déplacements et les restes des Atlantes bien loin sous les eaux des côtes. - Et, de plus, sûrement enterrés sous la vase. - Est-ce qu'ils s'appelaient les Atlantes ? demanda Pitt. - Je doute qu'ils aient su ce que signifie ce mot, répondit Yaeger. Atlantide est un mot grec et signifie " fille de l'Atlas ". A cause de Platon, il est devenu, au fil des âges, le monde d'avant le début de l'Histoire, ou ce qu'on appelle une civilisation antédiluvienne. Aujourd'hui, quiconque sait lire et même la plupart de ceux qui ne savent pas ont une certaine connaissance de l'Atlantide. Le nom a été utilisé pour n'importe quoi, des hôtels de vacances aux sociétés de technologie ou de finances, des magasins de détail aux fabricants de piscines et à des milliers de produits. Des marques de vins et des produits alimentaires portent le nom d'Atlantide. On a écrit d'innombrables livres et des articles à propos du continent perdu, tourné des films et des séries pour la télévision. Mais, à ce jour, il n'y a que ceux qui croient au Père Noël, aux soucoupes volantes et au surnaturel pour penser qu'il ne s'agit pas d'une fiction créée par Platon. Pitt se dirigea vers la porte et se retourna. - Je me demande ce que diront les gens, dit-il pensivement, quand ils découvriront que cette civilisation a bel et bien existé. 256 ATLANTIDE Quand Pitt quitta Yaeger et sortit de l'ascenseur à l'étage des bureaux de la direction de la NUMA, il ne put s'empêcher de remarquer que les lumières du couloir menant à la suite de l'amiral Sandecker étaient allumées à leur plus basse intensité. H lui parut étrange qu'elles fussent encore allumées mais il se dit qu'il pouvait y avoir quantité de raisons à cela. Au bout du couloir, il poussa la porte de verre de l'antichambre donnant sur le bureau et la salle de conférences privée de l'amiral. En entrant et en passant le bureau de Julia Wolff, la secrétaire de l'amiral, il décela le parfum caractéristique de la fleur d'oranger. D s'arrêta sur le seuil et chercha le commutateur. Au même instant, une silhouette bondit de l'ombre et courut vers lui, se penchant pour le frapper à l'estomac. Trop tard, il se raidit lorsque la tête de l'intrus le percuta. H chancela en arrière, resta debout mais se plia en deux, le souffle coupé. Il fit un mouvement pour saisir son assaillant tandis qu'ils tournoyaient mais Pitt avait été pris par surprise et son bras manqua sa prise. Cherchant son souffle, un bras sur son estomac, il trouva la lumière et l'alluma. Un rapide regard au bureau de Sandecker lui fit comprendre ce que l'inconnu était venu faire. L'amiral était un fanatique du rangement. Il rangeait soigneusement papiers et dossiers chaque soir dans un tiroir avant de partir pour son appartement du Watergate. Le bureau était vide et le rapport de Yaeger sur les anciens navigateurs avait disparu. L'estomac douloureux et noué, Pitt courut vers les ascenseurs. Celui du voleur descendait déjà. Il appuya frénétiquement sur le bouton de l'autre et attendit, respirant profondément pour reprendre son souffle. Les portes s'ouvrirent enfin et il s'y engouffra, écrasant le bouton du parking. L'ascenseur descendit sans s'arrêter. "Bénis soient les ascenseurs Otis ", pensa-t-il. fl passa les portes avant qu'elles soient complètement ouvertes et courut à la hot rod tandis que deux phares arrière rouges disparaissaient en haut de la rampe d'accès. Entrant par le côté conducteur, il poussa Loren et démarra. Elle le regarda avec étonnement. - Quelle est l'urgence ? - As-tu vu l'homme qui vient de sortir? demanda-t-il en passant les vitesses puis en appuyant sur l'accélérateur. - Ce n'était pas un homme mais une femme, avec un manteau de fourrure très cher sur un tailleur-pantalon en cuir. Pitt se dit que c'était bien le genre de choses que Loren remar- ATLANTIDE 257 quait. Le moteur de la Ford gronda et la voiture laissa sur le sol du garage deux marques de caoutchouc tandis que retentissait un horrible crissement. Prenant la rampe à toute vitesse, il enfonça le frein et s'arrêta devant la cabine du garde. Celui-ci se tenait près de l'allée, regardant quelque chose au loin. - Par où sont-ils partis ? cria Pitt. - fls sont passés devant moi avant que j'aie pu les arrêter, dit le garde stupéfait. Ils ont tourné au sud, sur l'avenue. Dois-je appeler la police ? - Faites-le, répondit Pitt en sortant de l'allée et en se dirigeant vers l'avenue du Washington Mémorial, à un bloc de maisons de là. - Quelle sorte de voiture? demanda-t-il à Loren d'une voix tendue. - Une Chrysler noire 300 M de série 2,5 litres et un moteur de 253 CV. Elle passe de zéro à 80 kilomètres/heure en 8 secondes. - Tu connais ses caractéristiques ? - J'y ai intérêt. J'en possède une. - J'avais oublié, dans la confusion. - Combien de chevaux a ce machin ? cria-t-elle dans le rugissement du moteur à cylindres à plat. - Environ 225, répondit Pitt en rétrogradant et en lançant la hot rod sur l'avenue. - Ils sont plus rapides. - Pas si tu considères que nous avons presque 500 kilos de moins, dit calmement Pitt en passant les vitesses de la Ford. Notre voleuse a peut-être une vitesse maxi supérieure et une possibilité de virage plus courte, mais moi, j'ai plus d'accélération. Le moteur modifié à cylindres plats hurla quand le nombre de ses tours/minute augmenta. L'aiguille du compteur approchait les 145 kilomètres/lie ure quand Pitt enclencha l'Overdrive. Le nombre de révolutions tomba immédiatement tandis que la vitesse dépassait les 160 kilomètres/heure. La circulation était fluide, ce jour de semaine à une heure du matin et Pitt aperçut bientôt la Chrysler 300 M noire dans la lumière brillante de l'avenue. Peu à peu, il gagna du terrain. Le chauffeur conduisait 30 kilomètres au-dessus de la vitesse limite mais n'utilisait pas toute la puissance de la voiture. Il tourna à droite dans une rue déserte, apparemment plus attentif à éviter la police qu'à s'inquiéter de la poursuite éventuelle d'une voiture depuis l'immeuble de la NUMA. Quand la Ford ne fut plus qu'à 300 mètres de la Chrysler, Pitt commença à ralentir, se cachant derrière des voitures roulant plus 258 ATLANTIDE lentement, essayant de rester hors de la vue de l'autre. D commençait à se sentir détendu, pensant que son gibier ne l'avait pas remarqué, mais la Chrysler prit soudain un virage serré pour emprunter le pont Francis Scott Key. Arrivé sur l'autre rive du Potomac, il prit vivement sur sa gauche puis tourna à droite pour entrer dans le quartier résidentiel de Georgetown en un virage serré qui fît hurler ses pneus. - Je crois qu'elle t'a vu, dit Loren en frissonnant à cause du vent froid qui passait autour du pare-brise. - Elle est douée, murmura Pitt, frustré d'avoir perdu la partie. Il serra le vieux volant en forme de banjo et s'arrêta, faisant tourner la Ford sur 90 degrés. - Au lieu de filer tout droit à toute vitesse, elle a tourné partout où elle a pu, espérant mettre autant de distance possible entre nous pour pouvoir tourner enfin quelque part où nous ne verrions pas quelle direction elle a prise. C'était un jeu du chat et de la souris. La Chrysler prenait de l'avance à chaque tournant, la hot rod de soixante-cinq ans regagnant le terrain perdu par une plus grande accélération. Sept blocs de maisons, et les voitures étaient encore à égale distance, sans qu'aucune ne réduise ni n'accentue l'intervalle. - Voilà autre chose, murmura Pitt en serrant le volant d'un air furieux. - Qu'est-ce que tu veux dire ? Il jeta à Loren un coup d'oil en souriant. - Pour la première fois depuis je ne sais pas combien de temps, c'est moi le poursuivant. - Ça pourrait durer toute la nuit, dit Loren en s'accrochant à la poignée de la portière comme si elle était prête à sauter en cas d'accident. - A moins que l'un de nous soit à court d'essence, répondit Pitt en prenant un nouveau tournant. - N'avons-nous pas déjà tourné autour de ce pâté de maisons ? - Si. Enfilant le coin suivant, Pitt aperçut les phares de frein de la Chrysler s'allumer brusquement tandis que la voiture s'arrêtait soudain devant une des maisons de brique d'un bloc bordé d'arbres. Il braqua et vint s'arrêter le long de la Chrysler au moment où le conducteur disparaissait par la porte d'entrée. - Je suis contente qu'elle ait arrêté la poursuite, dit Loren en montrant la vapeur qui sortait du capot, autour du radiateur. -- Elle ne se serait pas arrêtée si ce n'était pas prévu, dit Pitt en regardant l'hôtel particulier sans lumière. ATLANTIDE 259 - Et qu'est-ce que tu fais maintenant, shérif? On laisse tomber? Pitt lui adressa un regard rusé. - Non. Tu vas aller frapper à la porte. Elle parut sidérée sous la lumière d'un réverbère voisin. - Ne compte pas sur moi ! - Je pensais bien que tu refuserais... (Il ouvrit la portière et descendit de la voiture.) Prends mon portable. Si je ne suis pas de retour dans dix minutes, appelle la police et préviens 1*amiral San-decker. Au plus petit bruit, au moindre mouvement dans l'ombre, fiche le camp, et vite ! Compris ? - Pourquoi ne pas appeler la police maintenant et dire qu'il y a un cambriolage ? - Parce que je veux y aller d'abord. - Tu es armé ? Il lui fit un grand sourire. - Qui a jamais entendu parler de transporter une arme dans une hot rod ? (Il ouvrit la boîte à gants et en sortit une torche électrique.) Il faudra que je m'en contente. Il se baissa, l'embrassa et disparut dans l'obscurité qui entourait la maison. Pitt n'utilisa pas la lampe. Les réverbères éclairaient suffisamment pour qu'il trouve son chemin le long de l'étroite allée jusqu'à l'arrière de la maison. Elle paraissait terriblement sombre et silencieuse. D'après ce qu'il pouvait voir, la cour était bien entretenue. De hauts murs de brique couverts de lierre la séparaient des maisons voisines. Elles aussi paraissaient sombres. Leurs occupants devaient dormir. Pitt était à peu près sûr qu'il y avait un système de sécurité mais, puisqu'il ne voyait pas de chiens assoiffés de sang, il ne prit aucune précaution particulière. Il espérait que la voleuse et ses complices se montreraient. Alors seulement il commencerait à s'inquiéter de ce qu'il devrait faire. Arrivé à la porte arrière, il fut surpris de la trouver grande ouverte. Il comprit trop tard que la voleuse était entrée par le devant de la maison et sortie par l'arrière. Il courut vers le garage, au bout de l'allée. Tout à coup, le silence de la nuit fut brisé par le hurlement du moteur d'une moto. Pitt ouvrit vivement la porte du garage et se précipita à l'intérieur. Les vieilles portes du fond avaient été arrachées de leurs gonds. Une silhouette, en manteau de fourrure sombre sur un pantalon de cuir et chaussée de bottes, était sur le point d'engager une vitesse et de tourner la manette des gaz quand Pitt se 260 ATLANTIDE jeta sur son dos, l'attrapant par le cou et tombant sur le côté en l'entraînant avec lui. Pitt sut immédiatement que Loren ne s'était pas trompée. Le corps n'était pas assez lourd pour qu'il s'agît d'un homme et pas assez dur non plus. Ils s'écrasèrent sur le sol de béton du garage, Pitt tombant par-dessus elle. La moto tomba sur le flanc et roula en cercles, le pneu arrière frottant le sol avec un bruit aigu avant que le bouton d'arrêt se coupe et que le moteur s'arrête. La vitesse acquise envoya la moto contre les corps étendus. La roue frappa la tête de la conductrice tandis que le guidon heurtait la hanche de Pitt sans rien lui casser mais en lui faisant un bleu énorme qu'il allait garder pendant des semaines, II se mit à genoux en grimaçant et trouva la torche encore allumée, près de la porte où il l'avait lâchée. En rampant, il la prit et éclaira le corps inerte à côté de la moto. La conductrice n'avait pas eu le temps de mettre son casque et il put voir ses longs cheveux blonds. Il la fît rouler sur le dos et éclaira son visage. Une bosse commençait à se former au-dessus d'un de ses sourcils mais il ne pouvait se tromper sur les traits. Le pneu avant de la moto l'avait assommée mais elle était vivante. Pitt fut tellement stupéfait qu'il en laissa presque tomber la lampe de sa main qui n'avait pourtant jamais tremblé. Il est prouvé, dans la profession médicale, que le sang ne peut devenir froid à moins qu'on n'injecte de l'eau glacée dans les veines. Pourtant, Pitt eut l'impression que son cour faisait de son mieux pour faire passer en lui un sang deux degrés en dessous de zéro, fl oscilla sur ses genoux sous le choc. L'air du garage parut soudain s'épaissir et se remplir d'horreur. Il avait déjà vu la femme étendue près de lui, inconsciente. Sans le moindre doute, il était sûr de contempler le visage même de la femme morte qui lui avait accroché l'épaule dans la coque de l'U-boat. 26 Contrairement à la plupart des fonctionnaires de haut rang du gouvernement ou des directeurs de grandes entreprises, l'amiral James Sandecker arrivait toujours le premier à une réunion. D préférait avoir ses dossiers bien en tête et se préparer à diriger la conférence de façon efficace. Il avait pris cette habitude quand il commandait les opérations dans la Navy. Bien qu'il disposât d'une grande salle de conférences pour recevoir les dignitaires, les scientifiques et les fonctionnaires officiels, il lui préférait une salle de travail plus petite, à côté de son bureau, pour les réunions informelles avec ses proches. La pièce était un abri à l'intérieur de son propre abri, reposante et stimulante pour l'esprit. Une table de 3,60 mètres sur un tapis turquoise était entourée de confortables fauteuils de cuir. Cette table avait été taillée dans un morceau de la coque d'un schooner du dix-neuvième siècle, qui avait coulé au fond du lac Erié. Les murs, recouverts de riches panneaux d'acajou, étaient décorés de plusieurs tableaux représentant des batailles navales célèbres. Sandecker dirigeait la NUMA comme un dictateur bienveillant, d'une main ferme. Il se montrait loyal envers ses subordonnés en cas d'erreur. Personnellement choisi par un ancien Président pour créer l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine, il avait construit une machine d'une portée considérable, avec deux mille employés capables de fouiller tous les pics et toutes les vallées du fond des mers. La NUMA était extrêmement respectée dans le monde entier pour ses projets scientifiques. Ses demandes de fonds étaient rarement refusées par le Congrès. Très porté sur l'exercice physique, il maintenait en forme son 262 ATLANTIDE corps de soixante-deux ans sans une trace de graisse. Mesurant environ 1,55 mètre, il avait des yeux noisette, une chevelure d'un roux vif et une barbe à la Van Dyck. Il buvait peu, en général seulement aux dîners auxquels il était invité à Washington. Son seul péché mignon était ses élégants cigares, longs et parfumés, choisis pour lui et roulés selon ses exigences par une petite famille de la République dominicaine. D n'en offrait jamais à ses visiteurs. Aussi était-il à la fois irrité et frustré à l'extrême chaque fois qu'il surprenait Giordino fumer exactement les mêmes. Et pourtant, il n'en avait jamais manqué un seul dans sa réserve personnelle. Il était assis au bout de la table et se leva quand Pitt et Pat O'Connell entrèrent. D s'avança et accueillit Pitt comme son propre fils, en lui serrant la main et en lui tapant sur l'épaule. - Je suis content de vous voir. - C'est toujours un plaisir de revenir au bercail, dit Pitt avec un grand sourire. L'amiral était pour lui comme un second père et ils étaient très proches. - Asseyez-vous, je vous en prie, docteur, dit-il à Pat. Je suis impatient d'apprendre ce qu'Hiram et vous avez pour moi. Giordino et Yaeger les rejoignirent, suivis du Dr John Stevens, historien de renom, auteur de plusieurs livres sur l'étude et l'identification d'objets anciens. Stevens était un universitaire et ça se voyait. Il portait un pull sans manches sous une veste de sport en lainage, avec une pipe d'écume dépassant de la poche de poitrine. Il penchait sans cesse la tête de côté, comme un moineau écoutant un ver creuser la terre sous le gazon. Il tenait une grande glacière de plastique qu'il posa à côté de sa chaise, sur le tapis. Sandecker plaça devant lui la base sciée d'une douille d'obus de canon naval, de vingt centimètres de haut, en guise de cendrier et alluma un cigare. Il regarda Giordino, attendant que son spécialiste des projets en fasse autant. Préférant ne pas irriter son patron Giordino fît de son mieux pour avoir l'air bien élevé. Pitt ne put s'empêcher de noter que Yaeger et Pat avaient l'air extrêmement fatigués. Sandecker lança la discussion en demandant si tout le monde avait pu parcourir le rapport de Pat et d'Hiram. Tous hochèrent la tête silencieusement, sauf Giordino qui dit : - Je l'ai trouvé intéressant mais, sur le plan de la science-fiction, Ça ne vaut ni Isaac Asimov ni Ray Bradbury. Yaeger regarda Giordino sans ciller. - Je t'assure qu'il ne s'agit pas de science-fiction. ATLANTIDE 263 - As-tu découvert quel nom se donnaient ces gens? demanda Pitt. Est-ce que leur civilisation porte un autre nom que les Atlantes ? Pat ouvrit un dossier devant elle, en tira une feuille et en contempla récriture. - Pour autant que j'aie pu le déchiffrer et le traduire en anglais, ils se réfèrent à leur union d'Etats marins comme les Amènes. - Amènes, répéta lentement Pitt. On dirait du grec. - J'ai découvert un certain nombre de mots qui auraient pu servir de racines, plus tard, aux Grecs et à des termes de la langue pariée en Egypte. Sandecker fît un geste du bout de son cigare à l'historien. - Docteur Stevens, je suppose que vous avez examiné les crânes d'obsidienne? - En effet. (Il se pencha, ouvrit la glacière et en sortit un des crânes noirs qu'il posa sur un gros coussin de soie, sur la table de conférences. L'obsidienne lisse brilla sous les projecteurs du plafond.) C'est une remarquable pièce, dit-il admiratif. Les artisans amènes sont partis d'un bloc massif d'obsidienne, un bloc incroyablement pur de toute imperfection, une rareté en soi. Pendant quatre-vingt-dix à cent ans, voire davantage, la tête a été réalisée à la main, à l'aide de ce qui paraît être de la poussière d'obsidienne pour le lissage. - Pourquoi pas des burins et un maillet? demanda Giordino. Stevens secoua la tête. - On ne s'est pas servi d'outils. D n'y a aucun signe d'égratignures ou d'encoches. L'obsidienne, bien qu'extrêmement dure, a tendance à se casser très facilement. Un faux mouvement, un angle mal placé du ciseau et tout le crâne aurait éclaté. Non, la forme et le polissage ont dû être accomplis comme sur un buste de marbre, délicatement frotté avec un produit semblable à ce que nous utilisons pour faire briller les voitures. - Combien de temps faudrait-il pour faire le même avec des outils modernes ? Stevens fit une légère grimace. - Techniquement, il serait presque impossible d'en faire une réplique exacte. Plus je l'étudié, plus je suis convaincu que cette chose ne devrait même pas exister. - Y a-t-il une marque quelconque à la base qui puisse suggérer d'où elle vient ? demanda Sandecker, - Aucune marque, répondit Stevens. Mais permettez-moi de vous montrer quelque chose de vraiment étonnant. . y i 264 ATLANTIDE Avec beaucoup de soins, il tourna et leva la partie supérieure jusqu'à ce qu'elle se détache. Il enleva ensuite un globe parfait de la cavité du crâne. Le tenant amoureusement à deux mains, il le déposa sur un coussin qu'il avait préparé. - Je n'imagine même pas le niveau d'habileté artistique qu'il a fallu pour produire un objet aussi étonnant, dit-il encore avec admiration. Ce n'est qu'en étudiant le crâne avec une très grosse loupe que j'ai découvert une ligne autour du plateau, qu'on ne voyait pas à l'oeil nu. - C'est absolument fabuleux, murmura Pitt, fasciné. - Y a-t-il des gravures sur le globe ? demanda Pat. - Oui, il y a une gravure représentant le monde. Si vous voulez mieux la voir, j'ai une loupe. H tendit l'épaisse loupe à Pitt, qui observa les lignes gravées sur le globe de la taille d'une balle de base-bail environ. Après une minute, il le fit soigneusement glisser jusqu'à Sandecker, en lui donnant la loupe. Pendant que l'amiral examinait l'objet, Stevens expliqua : - En comparant les photographies prises dans la crypte du Colorado et celles de l'île Saint-Paul, j'ai découvert que les continents étaient parfaitement semblables à ceux du globe d'obsidienne. - Ce qui signifie ? demanda Sandecker. - Si vous étudiez l'alignement des continents et des grandes îles, comme le Groenland et le Mozambique, vous verrez qu'ils ne correspondent pas à la géographie du monde d'aujourd'hui. - J'ai aussi observé des différences, dit Pitt. - Qu'est-ce que ça prouve ? demanda Giordino en jouant le rôle du sceptique. Sauf qu'il s'agit d'une carte primitive et sans précision. - Primitive? Sans précision? Peut-être aux yeux des modernes. Mais je soutiens fermement la théorie selon laquelle ces anciens peuples ont navigué sur toutes les mers du globe et ont cartographie des milliers de kilomètres de côtes. Si vous regardez de près le globe d'obsidienne, vous verrez qu'ils ont même défini l'Australie, le Japon et les Grands Lacs d'Amérique du Nord. Tout cela a été fait par des gens qui vivaient il y a plus de neuf mille ans ! - Contrairement aux Atlantes dont Platon dit qu'ils vivaient sur une seule île ou continent, ajouta Pitt, les Amènes se sont engagés dans un commerce à l'échelle mondiale. Ils sont allés beaucoup plus loin que bien des civilisations qui leur ont succédé. Ils n'étaient pas retenus par des traditions ou la peur de mers inconnues. Le détail des inscriptions indique leurs routes maritimes et le vaste réseau ATLANTIDE 265 commercial qui les a emmenés de l'autre côté de l'Atlantique et, par le Saint-Laurent, jusqu'au Michigan où ils ont exploité des mines de cuivre; et jusqu'à la Bolivie et les îles Britanniques, où ils ont trouvé de rétain, en utilisant des techniques de métallurgie très avancées, pour créer et produire du bronze. Bref, ils ont en cela propulsé l'humanité de l'âge de la pierre à l'âge du bronze. Sandecker se pencha sur la table. - Ils ont sûrement extrait et commercialisé de l'or et de l'argent? - Curieusement, ils ne considéraient pas l'or et l'argent comme des métaux utilisables et préféraient le cuivre pour leurs ornements et leurs ouvres d'art. Mais en revanche, ils ont couru le monde pour trouver des turquoises et de l'opale noire, dont ils fabriquaient des bijoux. Et, bien sûr, l'obsidienne, qui était presque sacrée pour eux. Je vous signale, à ce propos, qu'on utilise toujours l'obsidienne pour la chirurgie à cour ouvert parce que ses bords plus coupants causent moins de dommages aux tissus que l'acier. - Les turquoises et l'opale noire étaient présentes sur les momies que nous avons trouvées dans la chambre mortuaire, ajouta Gior-dino. - Ce qui démontre l'étendue de leurs voyages, dit Pat. Le bleu riche couleur d'ouf de rouge-gorge que j'ai vu dans la crypte ne pouvait venir que des déserts du Sud-Est américain. - Et l'opale noire ? demanda Sandecker. - D'Australie. - En tout cas, dit pensivement Pitt, cela confirme que les Amènes avaient une grande connaissance des sciences maritimes et avaient appris à construire des navires capables de traverser les mers, il y a des milliers d'années. - Cela explique aussi pourquoi leurs communautés vivaient dans des ports, résuma Pat. Et selon ce qu'ont révélé les photographies prises dans la chambre mortuaire, peu de sociétés dans l'histoire de l'humanité sont allées aussi loin. J'ai repéré plus de vingt cités portuaires dans des endroits aussi divers que le Mexique, le Pérou, l'Inde, la Chine, le Japon et l'Egypte, n y en a plusieurs dans l'océan Indien et quelques-unes dans des îles du Pacifique. - Je peux confirmer les découvertes du DrO'Connell par mes propres découvertes sur les globes des crânes, dit Stevens. - Ainsi donc, leur monde n'était pas basé autour de la Méditerranée, comme le furent les civilisations postérieures? dit l'amiral. Stevens fît non de la tête. 266 ATLANTIDE - La Méditerranée ne donnait pas sur la mer à l'époque des Amènes. Il y a neuf mille ans, la Méditerranée que nous connaissons était faite de vallées fertiles et de lacs alimentés par les rivières européennes au nord et par le Nil qui se jetait, par le détroit de Gibraltar, dans l'Atlantique. Cela peut aussi vous intéressser de savoir que la mer du Nord était une grande plaine riche et que les îles Britanniques faisaient partie du continent européen. La mer Baltique aussi était une large vallée au-dessus du niveau de la mer. Les déserts de Gobi et du Sahara étaient des plaines fertiles tropicales, où paissaient de vastes troupeaux d'animaux. Les Anciens vivaient sur une planète très différente de celle sur laquelle nous vivons. - Qu'est-il arrivé aux Amènes? demanda Sandecker. Pourquoi aucune preuve de leur existence ne nous est-elle parvenue ? - Leur civilisation a été complètement détruite par une comète qui a heurté la terre, environ sept mille ans avant Jésus-Christ, et causé un cataclysme à l'échelle mondiale. C'est alors que le pont de terre de Gibraltar, au Maroc, s'est brisé et que la Méditerranée est devenue une mer. Les côtes ont été inondées et changées à jamais. En moins de temps qu'il ne faut à une goutte de pluie pour tomber d'un nuage, les gens de la mer, leurs villes et toutes leurs cultures ont été effacés de la surface de la terre et perdus jusqu'à aujourd'hui. - Vous avez déchiffré tout cela dans les inscriptions ? - Ça et beaucoup plus, répondit Yaeger avec chaleur. Elles décrivent l'horreur et les souffrances avec des détails saisissants. L'impact de la comète a été gigantesque, soudain, effrayant et mortel. Les inscriptions parlent de montagnes s'effondrant comme des joncs dans la tempête, n y a eu des tremblements de terre, d'une magnitude impensable aujourd'hui. Des volcans ont explosé avec la force de milliers de bombes nucléaires, remplissant le ciel de couches de cendres de plusieurs kilomètres d'épaisseur. De la pierre ponce de trois mètres d'épaisseur a recouvert les mers. Des rivières de lave ont enterré presque tout ce que nous appelons le nord-ouest du Pacifique. Des feux ont été allumés par des ouragans, créant d'immenses nuages de fumée qui ont caché le ciel. Des raz de marée de près de cinq kilomètres de haut se sont abattus sur les terres. Des îles ont disparu, enfouies à jamais sous les eaux. La plupart des gens et tous les animaux, sauf quelques-uns, et toute la vie marine ont disparu en moins de vingt-quatre heures. Giordino mit ses mains derrière la tête et regarda le plafond, essayant de se figurer la terrible dévastation. --Alors, voilà ce qui explique la disparition soudaine dans les Amériques du smilodon, du chameau, du bouf musqué, ce bison ATLANTIDE 267 géant avec une corne de 1,80 mètre, du mammouth laineux et du petit cheval à poil long qui avait autrefois parcouru les plaines d'Amérique du Nord. Et la fossilisation des praires, des méduses, des huîtres et des étoiles de mer - tu te rappelles que nous en avions trouvé au cours de projets consistant à fouiller sous les sédiments. Ces différences ont toujours été une énigme pour les scientifiques. Maintenant, ils pourront peut-être les relier à l'impact de la comète. Sandecker lança à Giordino un regard admiratif. Le petit Etrusque possédait un esprit brillant mais cherchait sans cesse à le cacher sous un humour caustique. Stevens sortit sa pipe et joua avec. - Il est bien connu dans la communauté scientifique que les extinctions massives d'animaux pesant plus de cinquante kilos se sont produites au moment de la fin de l'ère glaciaire, c'est-à-dire à l'époque de la chute de la comète. On a trouvé des mastodontes conservés dans les glaces de Sibérie, l'estomac encore plein de nourriture non digérée, ce qui a permis d'établir la théorie d'une mort extrêmement rapide, comme s'ils avaient été gelés sur place. De même pour des arbres et des plantes gelés en pleine floraison. Personne, autour de la table, ne pouvait complètement imaginer le degré de cette horreur. C'était trop énorme. - Je ne suis pas géophysicien, reprit Stevens, mais j'ai du mal à croire qu'une comète frappant la terre, même si elle est grosse, puisse causer une telle destruction sur une échelle aussi vaste. C'est inconcevable. - Il y a soixante-cinq millions d'années, une comète ou un astéroïde a anéanti les dinosaures, lui rappela Giordino. - Cela a dû être une énorme comète, dit Sandecker. - On ne peut pas mesurer les comètes comme des astéroïdes ou des météores, qui ont une masse solide, expliqua Yaeger. Les comètes sont composées de glace, de gaz et de roches. Pat continua à raconter l'histoire des inscriptions sans lire ses notes. - Certains habitants de la terre qui ont survécu ont pratiqué la culture et la chasse dans les montagnes et les hautes plaines. Ils ont pu réchapper au désastre en se terrant ou se réfugiant dans des cavernes, vivant sur la maigre et pitoyable végétation qui avait résisté et poussé dans ces conditions malsaines, et des quelques animaux que l'on pouvait encore chasser. Beaucoup moururent d'inanition et des nuages gazeux qui polluaient l'atmosphère. Seule une poignée d'Amènes qui avaient eu la chance de se trouver sur de hautes terres pendant le raz de marée ont pu survivre. 268 ATLANTIDE - C'est ce qui est arrivé jusqu'à nous sous le nom de déluge, expliqua Stevens, et qui a été écrit sur des tablettes sumériennes vieilles de quelque quatre mille ans en Mésopotamie. La légende de Gilgamesh et l'inondation relatée dans la Bible, avec Noé et son arche. Certains récits mayas, des récits écrits par les prêtres de Ba-bylone, des légendes retracées par toutes les cultures du monde, y compris par les Indiens dans toute l'Amérique du Nord, toutes parlent d'une grande inondation. Il y a donc peu de doutes sur sa véracité. - Et maintenant, dit Yaeger, grâce aux Amènes, nous en connaissons la date, c'est-à-dire approximativement 7100 avant Jésus-Christ. - L'Histoire nous enseigne que plus les civilisations sont avancées, commenta Stevens, et plus elles meurent facilement, ne laissant presque rien d'elles. Au moins 99 % de tout l'immense savoir ancien a disparu à cause de désastres naturels et de la destruction humaine. Pitt hocha la tête pour montrer son accord. - Un âge d'or de la navigation sur l'océan sept mille ans avant le Christ mais rien pour le décrire, sauf quelques inscriptions dans la roche ! Dommage que nous n'ayons rien d'autre à hériter d'eux. Sandecker exhala un nuage de fumée bleue. - J'espère sincèrement que tel ne sera pas notre sort. Pat prit la suite de Yaeger. - Les Amènes rescapés formèrent un petit culte et se dévouèrent à l'éducation des habitants de l'âge de la pierre, en matière d'art et de communication écrite, leur apprenant à construire des maisons solides et aussi des navires pour traverser les mers. Ils tentèrent de prévenir les générations futures qu'une autre catastrophe était prévue, mais les descendants, qui n'avaient pas vécu la destruction de la comète et ses horribles conséquences, ne purent se résoudre à accepter qu'un épisode aussi traumatisant puisse se répéter. Les Amènes comprirent que l'affreuse réalité se perdrait bientôt dans les brumes des temps et ne resterait que comme un mythe. Aussi essayèrent-ils de laisser un héritage en construisant de grands monuments de pierre, capables de résister aux siècles. Ils y gravèrent leurs messages du passé et du futur. Le culte des grands mégalithes qu'ils créèrent s'étendit et dura quatre mille ans. Mais le temps et les éléments érodèrent les inscriptions et effacèrent leurs avertissements. A la disparition des Amènes succédèrent des siècles de paralysie avant que les Sumériens et les Egyptiens commencent à émerger des cultures primitives pour donner naissance peu à peu à de nouvelles ATLANTIDE 269 civilisations, en utilisant des bribes d'un savoir venu d'un lointain passé. Pitt tapa sur la table avec la pointe d'un crayon. - D'après le peu que je sais des mégalithes, il semble que les civilisations postérieures, qui avec les siècles en avaient perdu la signification initiale, utilisèrent ces sculptures monumentales comme des temples, des tombes et des calendriers de pierre et en construisirent des milliers eux-mêmes. - En étudiant les données disponibles sur les mégalithes, dit Yaeger, la structure du tout début montre que les Amènes avaient une forme distincte d'architecture. Leurs bâtiments, circulaires pour la plupart, comportaient des blocs triangulaires imbriqués comme les pièces d'un puzzle, les protégeant de tout mouvement de la terre, quelle que soit son intensité. Stevens parla très posément en replaçant le globe dans son réceptacle au sein du crâne noir. - Grâce aux efforts de M. Yaeger et du Dr O'Connell, on a tout lieu de penser que la culture et les vestiges amènes ont survécu au passage du temps et finalement été assimilés par les Egyptiens, les Sumériens, les Chinois et les Olmèques, qui précédèrent les Mayas, ainsi que par les Indiens d'Asie et d'Amérique. Les Phéniciens, plus que toute autre civilisation, ont repris le flambeau de la navigation. Leurs révélations ont aussi aidé à expliquer pourquoi la plupart des déités de presque toutes les civilisations suivantes, dans toutes les parties du monde, venaient de la mer et pourquoi tous les dieux de l'Amérique venaient de l'Est, tandis que ceux qui apparurent dans les premières civilisations européennes venaient de l'Ouest. Sandecker considéra la fumée de son cigare s'élevant en spirales vers le plafond. - C'est un point intéressant, docteur, qui répond à beaucoup de questions concernant nos lointains ancêtres et qui nous ont laissés perplexes pendant des centaines d'années. Pitt fit un signe à Pat. - Qu'est-il finalement arrivé aux derniers Amènes ? - Frustrés que leurs messages n'aient pas été reçus, ils construisirent des cryptes dans diverses parties du monde, en espérant qu'elles ne seraient pas découvertes avant des milliers d'années et qu'alors, seules des civilisations scientifiquement avancées comprendraient leur prédiction d'un danger. - C'est-à-dire ? la pressa Sandecker. - La date du retour de la seconde comète sur l'orbite terrestre et son impact à peu près certain. 270 ATLANTIDE Stevens leva le doigt pour ajouter une précision. - C'est un thème récurrent dans la mythologie : un cataclysme joint à un nouveau déluge doit se répéter. - Une idée qui n'est guère rassurante, dit Giordino. - Qu'est-ce qui les rendait si sûrs qu'il y aurait un nouveau danger mortel venant de l'espace ? s'étonna Sandecker. - Les inscriptions décrivent avec force détails deux comètes arrivant en même temps, répondit Yaeger. Une seule a frappé. L'autre a manqué la terre et est repartie dans l'espace. - Voulez-vous dire que les Amènes pouvaient prédire avec exactitude la date du retour de la seconde comète ? Pat se contenta de hocher la tête. - Les Amènes, reprit Yaeger, n'étaient pas seulement des maîtres en navigation. Ils l'étaient aussi en astronomie. Ds mesuraient les mouvements des étoiles avec une précision incroyable. Et ils ne se servaient d'aucun puissant télescope. - Supposez que la comète revienne, dit Giordino. Comment pouvaient-ils savoir qu'elle ne manquerait pas la terre et repartirait à nouveau dans l'espace? Leur science était-elle si précise qu'ils pouvaient calculer l'heure de l'impact et la position exacte de l'orbite terrestre dans l'espace ? - Ils le pouvaient et ils l'ont fait, répondit Pat. En calculant et en comparant les diverses positions des étoiles et des constellations, entre la carte stellaire des Anciens dans la crypte du Colorado et les positions astronomiques des étoiles actuellement, nous avons pu arriver à notre propre date. Et cela correspondait aux prédictions des Amènes à une heure près. Les Egyptiens ont mis au point un double calendrier qui était bien plus complexe que celui que nous utilisons aujourd'hui. Les Mayas mesuraient la longueur de l'année à 365,2420 jours. Nos calculs utilisant une horloge atomique donnent 365,2423. Ils ont aussi établi des calendriers incroyablement précis, basés sur les conjonctions de Vénus, Mars, Jupiter et Saturne. Les Babyloniens déterminaient l'année sidérale à 365 jours, 6 heures et 11 minutes. Il leur manquait moins de deux minutes. (Pat se tut pour marquer son effet.) Le calcul des Amènes pour le tour de la Terre autour du Soleil était juste à deux dixièmes de seconde. Ils fondaient leur calendrier sur une éclipse solaire se produisant le même jour de l'année, au même endroit du zodiaque, tous les 521 ans. Leur carte céleste, telle qu'observée et calculée il y a neuf mille ans, était absolument exacte. - La question qui nous vient à l'esprit à tous, dit Sandecker, est à quel moment exact les Amènes ont-ils prédit le retour de la comète ? ATLANTIDE 271 Pat et Yaeger échangèrent un regard sérieux. Ce fut Yaeger qui parla. - Nous avons appris, à partir de la recherche par ordinateur d'anciens dossiers archéo-astronomiques, ainsi que d'archives en provenance de plusieurs universités, que les Amènes ne furent pas les seuls astronomes de l'Antiquité à prévoir une seconde apocalypse. Les Mayas, les Indiens Hopis, les Egyptiens, les Chinois et plusieurs autres civilisations préchrétiennes ont donné des dates pour la fin du monde. Ce qui est le plus embêtant, c'est qu'ils n'ont que moins d'une année entre eux de différence. - Cela ne pourrait-il pas être une simple coïncidence ou le fait qu'une civilisation s'inspire d'une autre? Yaeger secoua la tête, dubitatif. - Il est possible qu'ils aient copié ce qui venait des Amènes, mais tout indique que leurs études des étoiles confirment le moment de l'impact indiqué par ceux qu'ils considéraient comme des ancêtres. - Et à ton avis, lesquels sont le plus exacts dans leurs prévisions ? demanda Pitt. - Ceux des Amènes qui ont survécu, parce qu'ils étaient présents lors de la première catastrophe. Ils n'ont pas seulement prédit l'année mais le jour. - Et c'est sûr ? demanda vivement Sandecker. Pat se tassa sur sa chaise, comme pour s'extraire de la réalité. Finalement, Yaeger parla d'une voix hésitante. - Le jour prévu par les Amènes pour le retour de la comète et la destruction de la terre est le 20 mai 2001. Pitt fronça les sourcils. - Nous sommes en 2001 ! Yaeger se massa les tempes des deux mains. - J'en suis bien conscient. Sandecker se pencha en avant. - Etes-vous en train de nous annoncer que l'Apocalypse est pour dans moins de deux mois ? - C'est exactement ce que je suis en train de dire. 27 Après la réunion, Pitt retourna dans son bureau où il fut accueilli par Zerri Pochinsky, sa secrétaire depuis fort longtemps. C'était une femme charmante au sourire éblouissant, dotée d'un corps à rendre jalouse une danseuse de Las Vegas. Ses cheveux fauves tombaient sur ses épaules et ses yeux noisette étaient ensorcelants. Elle vivait seule avec un chat appelé Murga-troyd et sortait peu avec des hommes. Bien qu'ayant beaucoup d'affection pour elle, Pitt observait une stricte discipline pour ne pas s'imposer à elle. Bien qu'il ait souvent imaginé de la prendre dans ses bras, il avait pour règle de ne jamais s'impliquer sentimentalement avec les membres du sexe opposé de la NUMA. D avait vu trop d'histoires de cour au bureau mener au désastre. - L'agent spécial Ken Helm, du FBI, a appelé et souhaite que vous le rappeliez, annonça-t-elle en lui tendant une feuille de papier portant le numéro personnel de Helm. Avez-vous à nouveau des ennuis avec le gouvernement ? H lui sourit et se pencha sur le bureau de Zerri jusqu'à ce que leurs nez soient à quelques centimètres. - J'ai toujours des ennuis avec mon gouvernement ! Elle le regarda avec espièglerie. - J'attends toujours que vous m'enleviez pour m'emmener sur une plage de Tahiti. Il remit une distance raisonnable entre eux parce que son parfum Chanel commençait à agir un peu trop sur lui. - Pourquoi ne vous trouvez-vous pas un gentil monsieur stable et. casanier à épouser, pour cesser de harceler un pauvre misérable célibataire au bord de la sénilité ? ATLANTIDE 273 - Parce que les hommes stables et casaniers ne sont pas amusants. - Qui dit que les femmes ne rêvent que de faire leur nid ? soupira-t-il. Pitt entra dans son bureau qui ressemblait à un camp de caravaning après une tornade. Des livres, des papiers, des cartes nautiques et des photos encombraient chaque centimètre carré de l'espace, y compris le tapis. D avait décoré son lieu de travail d'antiquités achetées dans les ventes aux enchères et venant de l'ancien paquebot de luxe des American Président Lines, le Président Cîeveland. fl s'assit à son bureau, prit le téléphone et composa le numéro de Helm. Une voix tendue lui répondit. - Oui? - Monsieur Helm ? Ici Dirk Pitt. - Monsieur Pitt, merci. J'ai pensé que vous aimeriez savoir que le Bureau a identifié le corps que vous avez envoyé de FAntarctique et également la femme que vous avez appréhendée hier soir. - Vous avez fait vite ! - C'est grâce à notre nouveau service d'identification photographique informatisé, expliqua Helm. Ils ont scanné tous les journaux, magazines, reportages télévisés, tous les permis de conduire, les photos d'assurances, celles des passeports et tous les rapports de police, pour former le plus grand réseau d'identification du monde, n contient des centaines de millions de clichés agrandis. Avec ça et nos dossiers d'empreintes digitales et génétiques, nous pouvons maintenant couvrir un large éventail pour identifier des cadavres et des fugitifs. Nous avons eu des réponses concernant les deux femmes en moins de vingt minutes. - Qu'avez-vous découvert ? - La morte du sous-marin était Heidi Wolf. Celle que vous avez appréhendée hier s'appelle Elsie Wolf. - Des jumelles, je suppose ? - Non, des cousines. Mais ce qui est vraiment extraordinaire, c'est qu'elles appartiennent toutes deux à une famille très riche de très importants directeurs du même vaste conglomérat d'affaires. Pitt regarda rêveusement par la fenêtre de son bureau, sans voir le Potomac, dehors, et le Capitule dans le fond. - Sont-elles apparentées à Karl Wolf, le PDG des Destiny Enterprises, en Argentine ? - On dirait que vous avez de l'avance sur moi, monsieur Pitt, dit Helm après un silence. 274 ATLANTIDE - Dirk. - D'accord, Dirk, vous marquez un point. Heidi était la sour de Karl. Elsie est sa cousine. Et, oui, Destiny Enterprises est un empire familial, basé à Buenos Aires. Forbes a estimé les ressources de la famille à 210 milliards de dollars. - Ce ne sont apparemment pas des mendiants, on dirait ! - Et moi, j'ai dû épouser une femme dont le père était maçon. - Je ne comprends pas pourquoi une femme aussi riche se serait abaissée à faire un minable cambriolage, dit Pitt. - Quand vous aurez les réponses, j'espère que vous me les communiquerez. - Où est Elsie, maintenant ? - Sous bonne garde, dans une clinique privée dirigée par le Bureau, dans W Street, en face de la fac de Mount Vernon. - Puis-je lui parler? - Je ne vois aucune objection de la part du Bureau, mais vous devriez passer par le médecin qui s'occupe d'elle. ÏÏ s'appelle Aaron Bell. Je vais l'appeler pour annoncer votre visite. - Est-elle lucide ? - Elle est consciente. Vous lui avez mis un sacré coup sur la tête. Elle était à deux doigts de la fracture du crâne. - Je ne l'ai pas frappée. C'est sa moto. - Quoi qu'il en soit, dit Helm avec humour, vous ne tirerez pas grand-chose d'elle. Un de nos meilleurs enquêteurs a essayé. C'est une coriace ! A côté d'elle, une huître paraît bavarde. - Sait-elle que sa cousine est morte ? - Elle le sait. Elle sait aussi qu'Heidi est à la morgue de la clinique. - Cela pourrait se révéler intéressant, dit Pitt. - Quoi donc ? - De voir la tête d'Elsie quand je lui dirai que c'est moi qui ai remonté le corps d'Heidi des eaux de l'Antarctique et qui l'ai envoyé à Washington... Presque immédiatement après avoir raccroché, Pitt quitta l'immeuble de la NUMA et se rendit à la clinique que n'indiquait aucune marque extérieure, utilisée exclusivement par le FBI et les autres agences nationales de sécurité. Il gara le cabriolet Ford de 1936 dans un box vide près du bâtiment et passa par l'entrée principale. On lui demanda ses papiers et, après quelques vérifications par téléphone, il fut autorisé à entrer. Un employé de l'administration le conduisit au bureau du Dr Bell. ATLANTIDE 275 Pitt avait déjà rencontré le médecin plusieurs fois, non pour des soins ou des traitements, mais au cours de soirées mondaines au profit d'une fondation contre le cancer que son père, le sénateur George Pitt, et le Dr Bell dirigeaient. Aaron Bell avait environ soixante-cinq ans. C'était un personnage toujours hypertendu, avec un visage rougeaud, une évidente surcharge pondérale, et qui ne travaillait que dans le stress. 11 fumait deux paquets de cigarettes par jour et buvait au moins vingt tasses de café. Û avait coutume de dire : " On travaille comme des damnés et on meurt insatisfait. " H émergea de derrière son bureau comme un ours sur ses pattes arrière. - Dirk ! Content de vous voir ! Comment va le sénateur? - Il se prépare à briguer un nouveau mandat. - Il ne laissera jamais tomber, et moi non plus. Asseyez-vous. Vous êtes là pour la fille qu'on a amenée hier soir? - Ken Helm vous a appelé ? - Vous n'auriez pas franchi le seuil s'il ne l'avait pas fait. - La clinique n'a pas l'air très gardée, pourtant. - Louchez devant une caméra de surveillance et vous verrez ce qui arrive ! - A-t-elle souffert de dommages cérébraux irréversibles ? Bell secoua vigoureusement la tête. - Elle sera à cent pour cent de son efficacité dans quelques semaines. Une constitution incroyable ! Elle est bâtie comme ne le sont aucune des femmes qui entrent ici. - Elle est vraiment belle, admit Pitt. - Non, non, je ne parle pas de son aspect. Cette femme est un spécimen physique remarquable, comme l'est -je devrais dire l'était - sa cousine, dont vous nous avez envoyé le corps depuis l'Antarctique. - Selon le FBI, elles sont cousines. - Malgré ça, parfaitement identiques génétiquement, dit Bell avec sérieux. Trop parfaites. - Comment ça ? - J'ai assisté à l'autopsie puis j'ai pris les résultats et je les ai comparés aux caractéristiques physiques de la dame couchée en bas. Elles ont plus de choses en commun que de simples ressemblances familiales. - Helm m'a dit que le corps d'Heidi était ici, à la clinique. - Oui, sur une table à la morgue, au sous-sol. - Est-ce que des membres d'une même famille, avec des mêmes gènes, surtout des cousines, peuvent se ressembler comme des gouttes d'eau ? demanda Pitt. 276 ATLANTIDE - Ce n'est pas impossible, mais c'est extrêmement rare. - On dit que nous avons tous un sosie quelque part dans le inonde ? Bell sourit. - Dieu vienne en aide au pauvre type qui me ressemble ! - Alors, où cela nous mène-t-il ? - Je ne peux pas le prouver sans des mois d'examens et de tests et je fais de la corde raide en l'affirmant. Mais je suis prêt à mettre ma réputation en jeu. Pour moi, ces deux jeunes femmes, la morte et la vivante, ont été fabriquées artificiellement. Pitt le regarda attentivement. - Vous ne voulez pas dire qu'elles sont des androïdes ? - Non! Non! dit Bell en secouant les mains. Rien d'aussi ridicule! - Un clonage ? - Pas du tout. - Alors quoi ? - Je crois qu'elles ont été fabriquées génétiquement. - Est-ce possible ? demanda Pitt, incrédule. Est-ce que la science et la technologie permettent cela ? - Il existe des laboratoires pleins de savants qui travaillent à améliorer le corps humain par la génétique mais, d'après ce que je sais, ils n'en sont encore qu'aux essais sur des souris. Tout ce que je peux vous dire, c'est que si Elsie ne meurt pas de la même façon qu'Heidi, si elle ne passe pas sous un camion et si elle n'est pas tuée par un amant jaloux, elle vivra sûrement assez longtemps pour fêter son cent vingtième anniversaire. - Je ne suis pas sûr de vouloir vivre aussi longtemps moi-même, dit pensivement Pitt. - Moi non plus, dit Bell en riant. En tout cas, pas dans le corps que j'ai. - Puis-je voir Elsie, maintenant ? Bell se leva et fit signe à Pitt de le suivre jusqu'au rez-de-chaussée. Depuis qu'il était entré dans la clinique, Pitt n'avait vu que les services administratifs et le Dr Bell. Cette clinique paraissait incroyablement propre, stérile et vide. Bell s'approcha d'une porte non gardée, introduisit une carte dans une fente électronique et ouvrit. Une femme reposait dans un lit d'hôpital standard et regardait par une fenêtre munie d'un écran épais et d'une série de barreaux. C'était la première fois que Pitt voyait Elsie en plein jour et il était toujours aussi étonné de son incroyable ressemblance avec sa cousine morte. La même masse de ATLANTIDE 277 cheveux blonds, les mêmes yeux gris-bleu. Il avait du mal à croire qu'elles ne fussent que cousines. - Mademoiselle Wolf, dit Bell d'une voix grave, je vous amène un visiteur. (Il regarda Pitt et hocha la tête.) Je vais vous laisser seuls. Essayez de ne pas rester trop longtemps. Il ne dit rien à Pitt du moyen d'appeler le docteur en cas de problème et, bien qu'il ne vît aucune caméra de télévision, il était certain que leurs moindres paroles et leurs moindres mouvements étaient enregistrés. Il tira une chaise près du lit et s'assit, sans parler pendant près d'une minute, observant les yeux qui semblaient le traverser pour contempler une lithographie du Grand Canyon pendue derrière lui. Il lui parla enfin. - Je m'appelle Dirk Pitt. J'ignore si ce nom vous dit quelque chose mais il semble que le commandant de l'U-2015 le connaissait quand nous avons parlé sur la banquise. Elle fronça très légèrement les sourcils mais garda le silence. - J'ai plongé sur l'épave, continua Pitt, et j'en ai retiré le corps de votre cousine Heidi. Aimeriez-vous que j'arrange son transport auprès de Karl à Buenos Aires, afin qu'elle soit enterrée décemment dans le cimetière privé des Wolf? Pitt avançait à l'aveuglette mais il supposait que les Wolf avaient bien un cimetière privé. Cette fois, il marqua un point. Elle parut réfléchir en essayant d'analyser ses paroles. Finalement, ses lèvres se pressèrent avec une évidente colère et elle se mit à trembler et à remuer. - Vous ! cracha-t-elle. C'est vous qui êtes responsable de la mort des nôtres au Colorado. - Le Dr Bell se trompait. Vous avez une langue. - Vous étiez là aussi quand notre sous-marin a été coulé ? demanda-t-elle, comme si elle ne savait plus où elle était. - Je plaide la légitime défense pour mes actes au Colorado. Et, oui, j'étais sur le Polar Storm quand votre sous-marin a coulé, mais je ne suis pas responsable de l'incident. Prenez-vous-en à la Marine des Etats-Unis. S'ils n'étaient pas intervenus au bon moment, votre cousine et sa maudite bande de pirates auraient coulé un navire de recherches inoffensif et tué plus de cent marins et scientifiques innocents. Ne me demandez pas de verser des larmes sur Heidi. Pour ce qui me concerne, elle et son équipage n'ont eu que ce qu'ils méritaient. - Qu'avez-vous fait de son corps ? demanda-t-elle. - Il est ici, dans la morgue de la clinique. On m'a dit que vous étiez nées toutes les deux dans le même giron ? 278 ATLANTIDE - Nous sommes génétiquement sans tache, dit Elsie avec arrogance. Contrairement au reste de l'espèce humaine. - Et comment cela est-il possible ? - Il a fallu trois générations de sélections et d'expérimentations. Ceux de ma génération ont des corps physiquement parfaits et des capacités mentales de génie. Nous sommes aussi artistiquement très créatifs. - Vraiment? dit Pitt d'une voix moqueuse. Et dire que pendant tout ce temps, j'ai pensé que la procréation artificielle ne donnait que des imbéciles ! Elsie le regarda longuement puis sourit avec hauteur. - Vos insultes n'ont aucune importance. Dans peu de temps, vous et tous les autres humains tarés serez morts. Pitt fixa ses yeux pour y détecter une réaction. Quand il répondit, ce fut avec indifférence et détachement. - Ah ! oui ! La comète jumelle de celle qui a détruit la terre et décimé l'humanité. Je suis déjà au courant. Il le manqua presque mais il était là, le bref éclair d'allégresse mêlé au ravissement dans son regard. Le sentiment du mal absolu qu'elle dégageait semblait si concentré qu'il aurait pu le toucher en tendant la main. Cela le mit mal à l'aise. Il eut l'impression qu'elle cachait un secret bien plus menaçant que tout ce qu'il pouvait concevoir. - Combien de temps ont mis vos experts pour déchiffrer les inscriptions ? demanda-t-elle avec un détachement feint. - Cinq ou six jours. Elle eut une moue dédaigneuse. - Les nôtres n'en ont mis que trois. Il fut certain qu'elle mentait, aussi continua-t-il l'assaut. - Est-ce que la famille Wolf projette une grande fête pour célébrer l'arrivée de l'Apocalypse ? Elsie secoua lentement la tête. - Nous n'avons pas de temps à perdre en de futiles festivités. Nous travaillons à notre survie. - Pensez-vous vraiment que la comète va frapper dans quelques semaines ? - Les Amènes se sont révélés très précis dans leurs cartes astronomiques et célestes. D y eut un petit mouvement de ses yeux qui cessèrent de regarder Pitt pour contempler le plancher et un manque de conviction dans sa voix qui fit penser à Pitt qu'elle mentait. - C'est ce qu'on m'a dit. ATLANTIDE 279 - Nous avions... des correspondances avec certains des meilleurs astronomes d'Europe et des Etats-Unis, qui ont vérifié les prévisions des Amènes. Tous sont d'accord pour affirmer que le retour de la comète a été calculé et daté avec une incroyable précision. - Aussi votre famille de clones égoïstes a gardé la nouvelle pour elle au lieu d'en avertir le monde, dit Pitt d'un ton acerbe. Et vos... correspondants ont empêché les astronomes de parler. La bienveillance est un mot qui ne figure pas au vocabulaire des Wolf. - Pourquoi causer une panique mondiale ? dit-elle avec indifférence. Quel bien cela pourrait-il faire à la fin? Mieux vaut laisser les gens mourir dans l'ignorance et sans angoisse. - Vous êtes trop bonne ! - La vie est faite pour les meilleurs et pour ceux qui prévoient. - Et les Wolf les Magnifiques? Qu'est-ce qui vous empêchera de mourir avec le reste des rustres puants ? - Nous préparons notre survie depuis plus de cinquante ans, dit-elle d'un ton catégorique. Ma famille ne sera balayée par aucune inondation ni brûlée par aucun incendie. Nous sommes préparés à affronter la catastrophe et à supporter ses effets. - Cinquante ans, répéta Pitt. C'est à cette époque que vous avez découvert une crypte avec des inscriptions amènes annonçant la prochaine extinction après la chute de la comète ? - Oui, dit-elle simplement. - Combien y a-t-il de cryptes au total ? - D'après les Amènes, six. - Combien votre famille en a-t-elle trouvé ? - Une. - Et nous en avons trouvé deux. Ça en laisse trois à découvrir. - L'une a été détruite à Hawaii après qu'un volcan eut déversé des tonnes de lave qui l'ont détruite. Une autre a disparu pour toujours pendant un grand tremblement de terre au Tibet, en 800 après Jésus-Christ. Il n'en reste qu'une à trouver. On suppose qu'elle est quelque part dans les flancs du mont Lascar, au Chili. - Si elle reste à trouver, dit Pitt en choisissant bien ses mots, pourquoi avez-vous tué un groupe d'étudiants qui exploraient une caverne dans la montagne ? Elle lui lança un regard haineux mais ne répondit pas. - Très bien. Permettez-moi de vous demander où se situe la caverne amène que votre famille a découverte ? la pressa-t-il. Elle le regarda comme s'il n'était qu'une âme perdue. - Les premières inscriptions des Amènes que nous ayons trouvées étaient dans un temple, au milieu des ruines de ce qui fut au- 280 ATLANTIDE trefois une de leurs villes portuaires. Inutile de me demander autre chose, monsieur Pitt. J'ai dit tout ce que j'étais disposée à dire, sauf un conseil Dites adieu à vos amis et à ceux que vous aimez. Parce que, très bientôt maintenant, ce qui restera de vos corps déchirés flottera dans une mer qui n'existe pas encore. Sur ces mots, Elsie Wolf ferma les yeux et parut se retirer du monde qui l'entourait aussi effectivement que si elle était soudain devenue un bloc de glace. 28 L'après-midi était bien avancé quand Pitt quitta la clinique, fl décida de rentrer au hangar plutôt que de retourner à la NUMA. Il roula lentement dans la circulation de l'heure de pointe qui se traînait pour traverser le pont Rochambeau avant de prendre enfin l'avenue du Washington Mémorial. Il approchait de la grille de l'aéroport pour prendre la route réservée à l'entretien menant à son hangar quand son portable signala un appel. - Allô! - Salut, mon trésor, dit la voix chaude de la députée Loren Smith. - Je suis ravi d'entendre ma représentante du peuple préférée. - Qu'est-ce que tu fais, ce soir? - Je pensais me faire une omelette au saumon fumé, prendre une douche et regarder la télévision, répondit Pitt, tandis que le garde lui faisait signe d'entrer en jetant un regard d'envie à la Ford 1936. - Les célibataires mènent une vie bien ennuyeuse, dit-elle en plaisantant. - J'ai cessé de fréquenter les bars quand j'ai eu vingt et un ans. - Ça, j'en suis sûre. (Elle prit le temps de répondre à une question d'une de ses secrétaires.) Désolée. Un électeur appelait pour râler à propos de nids-de-poule sur la chaussée, devant chez lui. - Les députées mènent une vie bien ennuyeuse ! - Pour t'être montré désagréable, tu vas m'emmener dîner au Saint-Cyr. - Tu as bon goût, dit Pitt. Ça va me coûter un mois de salaire. Qu'est-ce qu'on fête ? - J'ai un dossier assez épais sur les Destiny Enterprises sur mon bureau et ça va en effet te coûter un paquet ! 282 ATLANTIDE - T'a-t-on jamais dit que tu fêtais trompée de métier ? - J'ai vendu mon âme pour faire passer des lois plus souvent que n'importe quelle fille de joie n'a vendu son corps à des clients. Pitt s'arrêta devant la large porte d'entrée du garage et composa un code sur sa télécommande. - J'espère que tu as réservé. Le Saint-Cyr n'a pas la réputation d'accepter les simples passants. - J'ai rendu un service au chef, il y a un moment. Fais-moi confiance, nous aurons la meilleure table du restaurant. - Pourras-tu m'obtenir une réduction sur le vin ? - T'es mignon ! dit doucement Loren. Au revoir. Pitt n'avait pas envie de porter une cravate pour aller dans un restaurant de luxe. Quand il arrêta la Ford devant chez Loren, à Alexandria, il portait un pantalon gris, une veste sport bleu marine et un pull à col roulé safran. Loren aperçut Pitt et la voiture depuis son balcon du quatrième, lui fit signe et descendit. Chic et séduisante, elle portait un cardigan de dentelle perlée avec un pantalon plissé devant, sous un manteau de fausse fourrure qui lui arrivait aux genoux. Du balcon, elle avait noté que Pitt avait mis la capote de la Ford. N'ayant donc pas besoin de s'inquiéter du vent dans ses cheveux, elle n'avait pas pris la peine de mettre un chapeau. Pitt, sur le trottoir, lui ouvrit la portière. - Quel plaisir de constater qu'il y a encore des gentlemen, remarqua-t-elle avec un sourire engageant. Il se pencha et l'embrassa sur la joue. - Je suis de la vieille école. Le restaurant n'était qu'à trois kilomètres, de l'autre côté de la route de ceinture du Capitole menant au comté de Fairfax, en Virginie. L'employé chargé de garer les voitures eut un sourire aussi brillant qu'une chandelle dans une citrouille d'Halloween en voyant la hot rod s'arrêter devant l'élégant restaurant. Le ronronnement de ses tuyaux d'échappement envoya des frissons le long de sa colonne vertébrale. D tendit un ticket à Pitt mais, avant de démarrer, le vit se pencher et regarder le cadran kilométrique. - Quelque chose ne va pas, monsieur ? - Je relève juste le kilométrage, répondit Pitt en lui jetant un regard entendu. Son rêve d'aller faire un tour avec la hot rod pendant que son propriétaire dînait s'envola d'un coup et il conduisit lentement la voiture dans le parking où il la gara à côté d'une Bentley. ATLANTIDE 283 Le Saint-Cyr était un restaurant intime. Etabli dans une maison coloniale du dix-huitième siècle, le chef et propriétaire était venu à Washington en passant par Cannes et Paris, où il avait été découvert par de riches promoteurs amoureux de la bonne chère et des vins fins. Ils avaient financé le restaurant et accordé au chef la moitié des intérêts. La salle à manger était décorée de bleu profond et de dorures, avec des meubles de style marocain. Il n'y avait que douze tables, servies par six serveurs et quatre aides-serveurs. Ce que Pitt appréciait le plus au Saint-Cyr était son acoustique. Grâce aux lourds rideaux et aux kilomètres de tissu sur les murs, les bruits des conversations étaient réduits au minimum, contrairement à la plupart des restaurants où Ton entend à peine la personne en face de soi et où le vacarme empêche de profiter d'un bon repas. Après s'être assis à une table placée dans une petite alcôve privée, hors de la salle principale, Pitt demanda à Loren : - Vin ou Champagne ? - Pourquoi le demander? Tu sais qu'un bon cabernet me rend vulnérable. Pitt commanda donc une bouteille de cabernet sauvignon Martin Ray au sommelier et s'installa confortablement sur sa chaise de cuir. - En attendant de commander, pourquoi ne pas me raconter ce que tu as trouvé sur les Destiny Enterprises ? Loren sourit. - Je devrais t'obliger à me nourrir d'abord. - Encore une politicienne qui exige des pots-de-vin ! dit-il d'un ton moqueur. Elle se pencha, ouvrit sa mallette et en sortit plusieurs chemises qu'elle lui passa discrètement sous la table. - Les Destiny Enterprises ne sont absolument pas des sociétés qui aiment les relations publiques, les programmes promotionnels ou la publicité. Elles n'ont jamais vendu d'actions et appartiennent en totalité à la famille Wolf, constituée en trois générations. Ils ne publient pas et ne distribuent pas de comptes de résultats ni de rapports annuels. De toute évidence, ils ne pourraient jamais opérer aussi secrètement aux Etats-Unis, en Europe ou en Asie, mais ils ont disposé d'un énorme pouvoir auprès du gouvernement argentin, à commencer par les Perôn, peu après la Seconde Guerre mondiale. Pitt lisait les premières pages du dossier quand le vin arriva. Lorsque le sommelier en eut versé un peu dans son verre, il en étudia la robe, en inhala le parfum, puis en prit une gorgée, n ne l'avala pas mais le fit doucement tourner quelques secondes dans sa bouche auparavant. Il regarda le sommelier en souriant. 284 ATLANTIDE - Je suis toujours étonné de la finesse et néanmoins de l'âme solide d'un cabernet sauvignon Martin Ray, dit-il. - C'est un excellent choix, monsieur, dit le sommelier. Peu de nos clients en connaissent l'existence. Pitt s'offrit une autre gorgée de vin avant de reprendre la lecture du dossier. - Il semble que les Destiny Enterprises soient arrivées de nulle part en 1947. Loren regardait le liquide d'un rouge profond dans son verre. - J'ai loué les services d'un enquêteur pour étudier les journaux argentins de l'époque. On n'y parlait nulle part de Wolf dans les rubriques affaires. Tout ce qu'il a trouvé, ce furent des rumeurs disant que la corporation était composée de fonctionnaires nazis de haut rang, qui avaient fui l'Allemagne avant sa défaite. - L'amiral Sandecker parlait d'un flot de nazis qui ont filé avec toutes leurs richesses volées, dans un U-boat pendant les derniers mois de la guerre. L'opération était, paraît-il, orchestrée par Martin Bormann. - N'a-t-il pas été tué en essayant de fuir durant la bataille de Berlin ? demanda Loren. - Je ne crois pas qu'on ait jamais pu prouver que les os trouvés des années après étaient les siens. - J'ai lu quelque part que le plus grand mystère non résolu de la guerre fut la disparition totale du trésor allemand. On n'a jamais retrouvé un seul mark ni une seule pièce d'or. Est-il possible que Bormann ait survécu et ait fait passer en douce les richesses volées en Amérique du Sud ? - Il est en tête de liste des suspects, répondit Pitt. Il commença à examiner les papiers mais n'y trouva rien d'intéressant. La plupart n'étaient que des articles de journaux parlant des affaires des Destiny Enterprises trop importantes pour rester confidentielles. L'analyse la plus détaillée venait d'un rapport de la CIA. Il faisait la liste des diverses activités et projets dans lesquels la corporation était impliquée mais pratiquement sans aucun détail sur leurs opérations. - Ils ont l'air très diversifiés, remarqua Pitt. De grandes exploitations minières de pierres précieuses, d'or, de platine et autres minéraux rares. Le développement de leurs gammes d'ordinateurs et de maisons d'édition est le quatrième du monde après Microsoft. Ils ont de gros investissements dans l'extraction du pétrole et sont aussi les leaders mondiaux en nanotechnologie. - Je ne sais pas ce que c'est, avoua Loren. ATLANTIDE 285 Avant que Pitt ait pu répondre, le serveur vint prendre leur commande. - Qu'est-ce qui te fait envie ? demanda Pitt. - Je fais confiance à ton bon goût, dit-elle d'une voix douce. Commande pour moi. Pitt ne se hasarda pas à prononcer les noms français du menu, n commanda en anglais. - Pour commencer, nous prendrons votre foie gras truffé maison et une vichyssoise. Ensuite, vous donnerez un ragoût de lapin au vin blanc pour madame et, pour moi, un ris de veau au beurre noir. - Comment peux-tu manger des ris de veau ? demanda Loren d'un ton dégoûté. - J'ai toujours eu un faible pour un bon ris de veau, répondit simplement Pitt. Où en étions-nous ? Ah ! Oui ! La nanotechnologie. Du peu que je sais sur le sujet, la nanotechnologie est une science nouvelle qui essaie de contrôler l'arrangement des atomes, permettant la construction de tout ce qui est virtuellement possible sous la loi de la nature. On pourra accomplir des réparations moléculaires dans le corps humain et la fabrication sera révolutionnée. Plus rien ne sera impossible à produire, à bon marché et avec une qualité assurée. Des machines incroyablement petites pourront se reproduire et seront programmées pour créer de nouveaux carburants, des médicaments, des métaux et des matériaux de construction irréalisables par les techniques normales. J'ai entendu dire que l'on pouvait fabriquer des ordinateurs centraux d'à peine un micron cube. La nanotechnologie sera sans doute la technique du futur. - Je ne peux même pas imaginer comment ça fonctionne. - A mon avis, le but est de créer ce que les spécialistes en nanotechnologie appellent un programme d'assemblage, un robot submicroscopique, muni de bras articulés dirigés par ordinateurs. Ils sont supposés capables de construire de grands objets, d'une précision atomique, par des réactions chimiques contrôlées, molécule par molécule. Les programmes d'assemblage peuvent même être étudiés pour se répliquer. Théoriquement, tu pourrais concevoir tes programmes d'assemblage pour te fabriquer un nouveau jeu de clubs de golf à ton goût, faits d'un métal qui n'existe pas encore, ou un poste de télévision d'une forme particulière pour s'insérer dans un endroit précis et même une automobile ou un avion, y compris le carburant spécial pour le faire fonctionner. - Ça paraît fantastique ! - Et son développement au cours des trente années à venir devrait être ahurissant. 286 ATLANTIDE - Ça explique le projet des Destiny en Antarctique, dit Loren en buvant une gorgée de vin. Tu le trouveras dans le dossier 5A. - Oui, je le vois. Une immense usine pour extraire des minéraux de la mer. Ils doivent être les premiers à avoir exploité les fonds marins avec succès pour trouver des minéraux de prix. - On dirait que les ingénieurs et les scientifiques des Destiny Enterprises ont mis au point un mécanisme moléculaire capable de séparer les minéraux comme l'or de l'eau de mer. - Je suppose que le programme a réussi. - O combien! dit Loren. Selon des rapports entreposés en Suisse, obtenus en secret par la CIA - je leur ai juré sur mille bibles que cette information resterait strictement confidentielle -, les dépôts d'or de Destiny dans les coffres suisses ne sont pas loin d'égaler ceux de Fort Knox. - Leur extraction d'or devait rester tout à fait secrète, sinon le cours mondial de l'or plongerait. - D'après mes renseignements, la direction de Destiny n'en a pas encore vendu une once. - Et à quoi cela leur servirait-il d'entasser d'aussi énormes fortunes ? Loren haussa les épaules. - Je n'en ai pas la moindre idée. - Ils ont peut-être vendu lentement et discrètement, pour laisser les prix du marché à leur plus haute valeur. S'ils mondaient soudain le marché de tonnes d'or, leurs bénéfices deviendraient nuls. Le serveur arriva avec le foie gras. Loren en porta un peu à sa bouche et prit une expression ravie. - C'est divin ! - Oui, c'est bon, dit Pitt. Ils dégustèrent le foie gras en silence jusqu'à la dernière miette avant que Loren reprenne la conversation. - Bien que la CIA ait entassé quantité de données sur un mouvement néonazi après la guerre, ils n'ont trouvé aucune preuve de conspiration souterraine dans laquelle tremperaient les Destiny Enterprises ou la famille Wolf. - Et cependant, si l'on en croit ceci, dit Pitt en tenant une liasse de papiers agrafés, ce n'est un secret pour personne que le butin volé par les nazis à l'Autriche, la Belgique, la Norvège, la France et les Pays-Bas, plus tout l'or et les biens des Juifs, ont été transportés en Argentine par des U-boats, après la guerre. Loren hocha la tête. - La plus grosse partie de l'or et autres richesses ont été transfbr- ATLANTIDE 287 mées en monnaie sonnante et trébuchante, déposée dans des banques centrales. - Et les propriétaires des fonds ? - Qui d'autre? Les Destiny Enterprises, dès qu'elles furent organisées, en 1947. Ce qui est étrange, c'est qu'il n'est fait aucune mention d'un Wolf au conseil d'administration, au cours des premières années. - Ds ont dû en prendre le contrôle plus tard, dit Pitt. Je me demande comment la famille a évincé les vieux nazis qui ont fui l'Allemagne en 1945. - Bonne question. Au cours des cinquante-six ans passés, l'empire des Destiny a grandi au point que leur puissance influence le monde bancaire et les gouvernements. On peut dire qu'ils possèdent l'Argentine. Un de mes collaborateurs a un informateur qui prétend qu'une très importante somme d'argent est distribuée comme fonds de campagne à des membres de notre propre Congrès. C'est probablement pour cela qu'aucune enquête gouvernementale sur les Destiny Enterprises n'a jamais été diligentée. - Leurs tentacules atteignent aussi les poches de nos honorables sénateurs et députés, ainsi que celles de bien des gens qui ont travaillé à la Maison Blanche. Loren leva les mains. - Ne me regarde pas comme ça ! Je n'ai jamais sciemment reçu un centime de dessous-de-table de la part de Destiny pour mes fonds de campagne. Pitt lui lança un regard de renard. - Vraiment ? Elle lui donna un coup de pied sous la table. - Arrête ça ! Tu sais parfaitement bien que je n'ai jamais été à vendre. Il se trouve que je suis l'un des membres du Congrès les plus respectés. - Peut-être aussi la plus jolie, mais tes estimés collègues ne te connaissent pas aussi bien que moi. - Tu n'es pas drôle ! On posa devant eux les bols de vichyssoise et ils les savourèrent en buvant en même temps un peu de cabernet Martin Ray. Le vin ne mit pas longtemps à passer dans leurs veines et à attendrir leur esprit, d'autant qu'un serveur attentif ne cessait de remplir leurs verres. - On dirait que maintenant, ce que les nazis n'ont pas réussi à faire par les massacres, la destruction et la guerre, ils l'accomplissent par le pouvoir économique, dit Loren. 288 ATLANTIDE - La domination du monde est dépassée, dit Pitt. Les leaders chinois y pensent peut-être encore vaguement mais, comme leur économie a transformé leur pays en superpuissance, ils finiront par comprendre que la guerre ne l'amènerait qu'à l'effondrement. Depuis la chute de la Russie communiste, les prochaines guerres seront économiques. Les Wolf ont compris que ce genre de pouvoir mène au pouvoir politique. Ils sont assez riches pour acheter ce qu'ils veulent et qui ils veulent. La seule question est dans quelle direction ils vont. - As-tu pu tirer quelque chose de la femme que tu as appréhendée hier soir? - Seulement que l'Apocalypse est pour très bientôt et que toute l'humanité, à l'exception de la famille Wolf, évidemment, sera effacée de la surface du globe quand une comète tombera sur la terre. - Et tu peux croire ça ? s'étonna Loren. - Et toi? demanda-t-il. On a prédit des milliers d'apocalypses sans autres conséquences qu'une averse passagère. Mais pourquoi les Wolf font courir un tel mythe, c'est un mystère pour moi. - Sur quoi fondent-ils leur raisonnement? - Sur les prédictions d'une ancienne civilisation appelée les Amènes. - Tu ne parles pas sérieusement? dit-elle, ahurie. Une famille aussi influente et intelligente que les Wolf croyant au mythe d'un peuple mort depuis des milliers d'années ? - C'est ce que disent les inscriptions des cryptes que nous avons découvertes dans l'océan Indien et le Colorado. - L'amiral Sandecker a brièvement mentionné vos découvertes au cours de notre conversation téléphonique, avant que j'aille te chercher à l'aéroport, mais tu ne m'en as encore rien dit. Pitt fit un geste impuissant. - Je n'en ai pas eu l'occasion. - Je devrais peut-être songer à rédiger d'abord mon testament. - Avant que tu ne te prépares à rencontrer ton créateur, attends que nous ayons la confirmation des astronomes qui traquent les astéroïdes et les comètes. On enleva les bols de potage et on les remplaça par le plat principal. La présentation du chef, aussi bien pour le lapin que pour les ris de veau, était une ouvre d'art. Pitt et Loren les admirèrent avant de les goûter. Ils ne furent pas déçus. - Le lapin est un choix parfait, dit-elle entre deux bouchées. D est délicieux. Pitt avait une expression d'extase. ATLANTIDE 289 - Quand on me sert des ris de veau préparés par un grand cuisinier, j'entends des cloches à chaque bouchée. La sauce est un succès. - Goûte mon lapin, dit Loren en tendant son assiette. - Tu veux goûter mes ris de veau ? - Non merci, dit-elle en fronçant le nez. Je ne suis pas tentée par les abats. Heureusement, les portions n'étaient pas aussi copieuses que celles qu'on sert généralement dans les restaurants moins fameux et ils ne se sentirent pas gavés quand ils en furent au dessert. Pitt commanda des pêches cardinal, pochées avec un coulis de fraises. Plus tard, après un cognac Remy Martin, ils reprirent la conversation. - Rien de ce que j'ai vu ou entendu sur les Wolf n'a de sens, dit Pitt. Pourquoi amasser une fortune s'ils pensent que leur empire financier partira en fumée quand la comète frappera ? Loren fit tourner le cognac dans son verre en contemplant le liquide ambré étinceler dans la lumière des chandeliers sur la table. - Ils ont peut-être l'intention de survivre à la catastrophe. - C'est ce qu'ont dit Elsie et l'un des assassins du Colorado. Mais comment pourraient-ils survivre à un désastre mondial mieux que n'importe qui? - As-tu lu le dossier 18 ? demanda Loren. Pitt ne répondit pas immédiatement. Il fouilla les dossiers jusqu'à ce qu'il trouve celui marqué 18. Il l'ouvrit et le lut. Au bout de deux ou trois minutes, il leva les yeux et les plongea dans les yeux violets de Loren. - Est-ce vérifié ? Elle hocha la tête. - C'est comme si Noé avait construit toute une flotte d'arches. - Quatre navires colossaux, dit lentement Pitt. Un paquebot, en fait une communauté flottante, de 1 800 mètres de long sur 900 de large, haut de 32 étages, déplaçant 3 millions et demi de tonnes ! (Il leva les yeux, les sourcils froncés.) Un concept extravagant mais absolument pas viable. - Lis la suite, dit Loren. Ça se corse. - Ce gigantesque navire possède un grand hôpital, une école, des centres de loisirs et des technologies ultramodernes. Un aérodrome avec une vaste piste sur le pont supérieur, une petite flotte d'avions à réaction et d'hélicoptères. Les cabines et les bureaux pourront recevoir 5 000 passagers et membres d'équipage. (Pitt secoua la tête, incrédule.) Un énorme navire comme celui-là devrait convenir à 50 000 personnes au moins. 290 ATLANTIDE - En réalité, deux fois plus. - Regardons les trois autres navires. Pitt continua sa lecture, - Ils ont aussi les mêmes dimensions gigantesques. L'un servira au chargement de maintenance et abritera les machines et une usine de fabrication, une énorme quantité de véhicules, du matériel de construction mécanique et urbaine. Le second est un véritable zoo... - Tu vois, l'interrompit Loren, ils ont aussi une arche ! - Le dernier est un supertanker pouvant contenir du pétrole, du gaz naturel et divers autres carburants. Pitt ferma le dossier et regarda Loren. - J'ai entendu dire que de tels navires étaient à l'étude mais j'ignorais qu'ils fussent véritablement construits et certainement pas par les Destiny Enterprises. - Les coques ont été construites par éléments, envoyés à un chantier naval secret appartenant aux Destiny Enterprises sur un fjord isolé, à la pointe méridionale du Chili. Là, la superstructure extérieure et tout l'intérieur ont été terminés et les navires meublés et chargés. D'après les estimations, les passagers de cette flotte devraient être autonomes, avec assez de nourriture et de ravitaillement, pendant vingt ans et plus. - Des étrangers ont-ils visité les navires? Les médias n'ont-ils pas écrit des articles sur ce que doivent être les plus gros paquebots du monde ? - Lis le rapport de la CIA sur le chantier naval, conseilla Loren. La zone est totalement interdite et surveillée par une petite armée de gardes. Aucun observateur ne peut entrer ni sortir. Les travailleurs et leurs familles sont logés dans une communauté à terre, sans pouvoir quitter les navires ou les chantiers. Entourés par les Andes, une centaine d'îles montagneuses et deux péninsules, la seule façon d'entrer ou de sortir du fjord est par mer ou par avion. - L'enquête de la CIA semble superficielle. Ils n'ont pas étudié le projet des Destiny Enterprises à fond. Loren but la dernière gorgée de son cognac. - Un agent chargé de renseigner mon bureau a dit que l'Agence n'avait pas mené une enquête majeure parce qu'ils n'avaient rien vu là-dedans qui menace la sécurité ou les intérêts des Etats-Unis. Le regard de Pitt se perdit au-delà des murs du restaurant. - Al Giordino et moi sommes allés dans un fjord chilien, il y a quelques années, pour chercher un paquebot pris en otage par des terroristes. Ceux-ci avaient caché le navire près d'un glacier. D'après ce dont je me souviens des îles et des cours d'eau, au nord ATLANTIDE 291 du détroit de Magellan, il n'y a pas de chenal assez large ni assez profond pour permettre le passage de navires aussi monstrueux. - Ils ne sont peut-être pas prévus pour naviguer sur les sept mers, suggéra Loren. Ils n'ont peut-être été construits que pour survivre au cataclysme prédit. - Aussi fantastique que cela puisse paraître, dit Pitt en essayant d'accepter cette idée incroyable, tu n'es pas loin de la vérité. Les Wolf ont dû dépenser des milliards en pariant sur la fin du monde. Il se tut et Loren vit bien qu'il était perdu dans ses pensées. Elle se leva et alla aux toilettes, pour lui laisser le temps de faire le tri des idées qui lui couraient dans la tête. Bien qu'il trouvât cela difficile à admettre, il commençait à comprendre pourquoi les dernières générations de la famille Wolf avaient été génétiquement améliorées. Les vieux nazis qui avaient fui l'Allemagne avaient disparu depuis longtemps mais ils avaient laissé derrière eux une famille de surhommes qui serait assez forte pour survivre au cataclysme à venir puis pour reprendre en main ce qui resterait du monde civilisé et le reconstruire, le contrôler et le diriger selon les normes exigeantes de leur supériorité. 29 Les falaises de granit gris de la gorge s'élevaient comme des ombres géantes avant de disparaître dans le ciel nocturne. En dessous, les glaciers bleutés luisaient et reflétaient le rayon d'une lune aux trois quarts pleine. Le pic couvert de neige de 3 550 mètres du Cerro Murallôn, éclairé par les étoiles d'un ciel sans nuage, dominait les flancs ouest des Andes septentrionales avant de se jeter, en pente raide, vers la mer et ses abîmes pleins de glaciers sans âge. La nuit était claire et piquante, le ciel embrasé. Révélé par la clarté de la Voie lactée, un petit appareil filait comme une flèche entre les parois menaçantes de la gorge, comme une chauve-souris scannant un canyon désert à la recherche de nourriture. C'était l'automne dans l'hémisphère Sud et une neige légère était déjà tombée sur les hauteurs. De grands conifères s'accrochaient aux pentes irrégulières avant de s'arrêter à la ligne supérieure de la forêt, où la roche nue dominait et s'élevait jusqu'aux sommets pointus et découpés. On ne voyait nulle part aucune lumière humaine. Pitt imaginait qu'en plein jour, le paysage devait avoir une beauté mystérieuse mais, à 10 heures du soir, les hautes falaises et les rochers escarpés étaient sombres et menaçants. Le Skycar1 Moller M 400 n'était guère plus large qu'une Jeep Cherokee, mais il était aussi stable en vol qu'un avion beaucoup plus grand et pouvait être piloté dans les rues d'une ville et garé dans un parking résidentiel. Sa ligne aérodynamique, avec son avant conique incliné, tenait à la fois d'une voiture futuriste de la General Motors et d'une fusée de combat sortie de La Guerre des étoiles. 1- Voiture du ciel. Voir p. 226. ATLANTIDE 293 Les quatre fuseaux moteurs de sustentation et de translation contenaient chacun deux moteurs tournant en sens inverse qui permettaient au Moller de décoller comme un hélicoptère et de voler horizontalement, comme un avion classique, à une vitesse de croisière de 480 kilomètres/heure, avec un plafond de 9 000 mètres. Si l'on perdait un moteur, ou même deux, il pouvait quand même atterrir sans danger et sans inconfort pour les passagers. Même si un composant subissait une panne catastrophique, deux parachutes se déployaient pour ramener le Skycar et ses occupants au sol, sans dommages. Un système de capteurs et de sécurité intégré le protégeait contre toute erreur de mécanisme ou d'ordinateur de vol. Les quatre ordinateurs de l'appareil surveillaient en permanence tous les systèmes et maintenaient le contrôle automatique sur une route aérienne présélectionnée, dirigée par des satellites GPS, qui le guidaient au-dessus des rivières et des montagnes et à travers les vallées et les canyons. Le système de guidage extrêmement efficace éliminait la nécessité d'un pilote. Ce que Pitt pouvait voir de son environnement, hors du cockpit, était limité. Il prenait rarement la peine de regarder par la verrière. Il n'avait pas envie de voir l'ombre de l'avion, sous la lumière pâle de la lune, caresser les rochers irréguliers en bas, voltiger sur les cimes des arbres, s'élever au-dessus des pentes avant même qu'il les ait vues devant l'avion. Et en particulier, il se moquait de la façon dont l'avion et son ombre se confondaient. Il voyait la route de vol sur le traceur de route en temps réel, tandis que l'équipement de navigation automatique emmenait le Skycar vers sa destination préprogrammée. Les turbulences étaient amorties par la réaction automatique rapide des mini-ailerons placés sous les moteurs commandés par le système de stabilisation automatique. Pitt trouvait déconcertant d'être assis là, les bras croisés, tandis que l'appareil survolait et contournait les montagnes au cour de la nuit, sans la moindre assistance du cerveau et des mains d'un homme. H n'avait d'autre choix que de faire confiance au système de guidage informatisé et de lui laisser accomplir le vol. Si Gior-dino, assis près de lui, était inquiet que l'ordinateur tombe en panne et ne puisse éviter une collision contre le flanc de la montagne, on ne le voyait pas sur son visage. Il lisait calmement un roman d'aventures sous l'ampoule du cockpit tandis que Pitt étudiait une carte nautique montrant les profondeurs sous-marines du fjord menant au chantier naval des Wolf. Il n'y avait aucun plan permettant de voler à des hauteurs sans 294 ATLANTIDE risque au-dessus des pics les plus hauts. Leur mission était clandestine. Les propulseurs puissants et efficaces les emmenaient à leur destination à l'abri des radars et des détecteurs laser. Les deux hommes transpiraient beaucoup dans leur combinaison sèche DUI CF 200 de série, qu'ils portaient sur des sous-vêtements isolants, mais ils ne se plaignaient ni l'un ni l'autre. En s'étant habillés avant le vol pour plonger dans l'eau froide, ils gagneraient du temps après l'atterrissage. Pitt composa un code et lut les chiffres sur le boîtier. - Nous avons couvert 339 kilomètres depuis que nous avons quitté le navire, à Punta Entrada, à côté de Santa Cruz. - Il en reste combien ? demanda Giordino sans lever les yeux de son livre. - Un peu moins de 80, et dans un quart d'heure, nous devrions être dans les collines qui dominent le chantier des Wolf. Le point exact d'atterrissage avait été programmé dans l'ordinateur à partir d'une photographie prise par un satellite espion. - J'ai juste le temps de lire un autre chapitre. - Qu'y a-t-il de si intéressant que tu ne puisses te sortir de ce bouquin ? - J'en suis juste à l'endroit où le héros va sauver la belle héroïne, que des méchants terroristes vont enlever dans quelques secondes. - J'ai déjà lu ce scénario, dit Pitt d'un ton las. Il regarda à nouveau le traceur de route temps réel qui montrait le terrain de façon très détaillée, grâce à un scope puissant de vision nocturne, monté sur le nez du M 400. C'était comme s'ils voyageaient dans un flipper. Le paysage montagneux approchait puis disparaissait en une masse confuse. Un écran dans le coin indiquait la vitesse, le niveau de carburant et la distance jusqu'à leur destination en chiffres digitaux rouges et orange. Pitt se rappela avoir utilisé un système semblable dans un avion qu'ils avaient pris pour chercher le paquebot pris en otage au-dessus d'une zone de fjords chiliens, à moins de 160 kilomètres au sud de leur position actuelle. Il regarda par la verrière en dôme le glacier sous l'avion. Il eut un soupir de soulagement en constatant que les montagnes les plus dangereuses étaient derrière eux. Les rayons de la lune se reflétaient sur un glacier lisse aux crevasses irrégulières, coupant la surface tous les kilomètres environ. La glace s'étendait toujours davantage vers le fjord où elle fondait alors pour se jeter dans la mer. Maintenant qu'ils avaient passé le pire, Pitt discerna des lumières au-delà du glacier. Il ne s'agissait pas d'étoiles, il le savait, parce ATLANTIDE 295 qu'elles étaient groupées et bien trop basses. Il savait aussi qu'à cause de l'atmosphère vive, elles étaient en fait plus éloignées qu'il n'y paraissait. Puis, graduellement, presque imperceptiblement, il aperçut un autre ensemble de lumières se détachant sur une plaine d'un noir absolu. Cinq minutes plus tard, il les vit toutes, là, sans erreur possible. Les lumières de quatre monstrueux navires, qui brillaient comme de petites villes dans la nuit. - Notre objectif est en vue, dit-il d'une voix dépourvue d'émotion. - Merde! marmonna Giordino, juste au moment où l'action devenait brûlante ! - Détends-toi, tu as encore dix minutes. D'ailleurs, je sais comment ça finit. Giordino leva les yeux. - C'est vrai? - C'est le maître d'hôtel qui a tué, dit Pitt avec sérieux. Giordino loucha et reprit sa lecture. Le Moller M 400 ne vola pas au-dessus des lumières du chantier naval ni des grands navires dans le fjord proche. Au lieu de cela, comme s'il avait un cerveau propre, il inclina sa course vers le sud-ouest. Pitt ne put que regarder l'éclat des lumières s'élever sur le flanc tribord de l'appareil. - J'ai fini, annonça Giordino. Et si ça t'intéresse, ce n'est pas le maître d'hôtel qui a tué dix mille personnes mais un savant fou. (Il regarda les milliers de lumières à travers la verrière.) Ne risquent-ils pas de nous repérer sur leurs systèmes de détection ? - Il n'y a qu'une mince possibilité, au mieux. Le Moller M 400 est si petit qu'il est invisible aux radars militaires, sauf les plus sophistiqués. - J'espère que tu as raison, dit Giordino en s'étirant. Je suis très timide quand il s'agit de comités d'accueil. Pitt alluma une petite lampe-crayon au-dessus de sa carte. - Ici, l'ordinateur nous a laissé le choix entre nager sous l'eau sur trois kilomètres ou parcourir six kilomètres à pied à travers le glacier, pour atteindre le chantier naval. - Marcher sur un glacier dans l'obscurité ne me paraît pas très attirant, dit Giordino. Qu'arriverait-il si le petit garçon de Mme Giordino tombait dans une crevasse et qu'on ne le retrouvait que dans dix mille ans ? - Je sais, je ne t'imagine pas dans la vitrine d'un musée, avec des milliers de gens pour te détailler. - Je ne vois rien de mal à être l'attraction vedette d'une autre époque, dit pompeusement Giordino. 296 ATLANTIDE - As-tu pensé que tu serais probablement exposé tout nu ? Tu ferais un assez mauvais représentant de l'espèce humaine du vingt et unième siècle. - Je te montrerai que je peux me mesurer aux meilleurs. La conversation s'arrêta car le Moller perdit de la vitesse et de l'altitude. Pitt choisit l'approche sous-marine et programma l'ordinateur pour qu'il atterrisse près de la côte, au point prévu sélectionné par les analystes de photo satellite de la CIA. Quelques minutes plus tard, les systèmes de déflecteurs à volets multiples, sur les moteurs du M 400, changèrent leur poussée par les sorties des tuyères et l'appareil passa en vol stationnaire pour préparer leur descente. Tout ce que Pitt distinguait dans l'obscurité, c'est qu'ils étaient neuf mètres au-dessus d'un ravin étroit. Puis le Moller descendit et toucha légèrement le sol dur. Quelques secondes plus tard, les moteurs cessèrent de tourner et les systèmes se fermèrent. Les indicateurs de navigation signalèrent que l'appareil avait atterri à dix centimètres seulement de l'endroit programmé. - Je ne me suis jamais senti aussi inutile de ma vie, dit Pitt. - C'est vrai qu'il a tendance à nous montrer que nous sommes de trop, ajouta Giordino. Où sommes-nous ? demanda-t-il en regardant par la verrière. - Dans un ravin, à environ 50 mètres du fjord. Pitt ouvrit la verrière, sortit de l'appareil et sauta sur le sol. La nuit n'était pas silencieuse. Le bruit des machines du chantier, travaillant sans arrêt, était porté par l'eau. Il ouvrit le siège arrière et le compartiment de stockage et passa les équipements de plongée à Giordino, qui posa les bouteilles, les compensateurs de flottabilité à porter sur le dos, les ceintures plombées, les masques et les palmes en rangées parallèles. Ils mirent leurs bottes et leurs cagoules, se glissèrent dans les compensateurs et s'aidèrent mutuellement à poser leurs bouteilles sur le dos. Tous deux portaient des sacs de poitrine, contenant des pistolets, des lampes et le portable Globalstar de Pitt. Enfin, les dernières parties de l'équipement qu'ils retirèrent du M 400 furent deux véhicules Torpédo 2000 de propulsion en plongée, dont les coques contenaient deux batteries installées en parallèle, et qui ressemblaient à de petites fusées. Sous l'eau, leur vitesse maximale atteignait 7,2 kilomètres/heure, avec une autonomie d'une heure. Pitt attacha à son bras gauche un petit ordinateur directionnel, semblable à celui qu'il avait utilisé dans la mine de Pandora, et le régla sur les satellites GPS. Puis il composa un code qui traduisait les données sur un minuscule écran montrant leur position exacte par rapport au chantier naval et au chenal du fjord y conduisant. ATLANTIDE 297 Giordino ajusta sur son masque de plongée des jumelles à ultrason et les mit en fonctionnement. Le paysage se matérialisa soudain devant ses yeux, vaguement flou mais assez distinct tout de même pour distinguer des cailloux d'un centimètre sur le sol. Il se tourna vers Pitt. - C'est l'heure d'y aller? Pitt hocha la tête. - Puisque tu vois notre chemin sur terre, passe devant et je prendrai la tête quand nous arriverons dans l'eau. Giordino se contenta d'un signe de tête et ne dit rien jusqu'à ce qu'ils aient pu pénétrer sans incident les défenses de sécurité autour du chantier naval. Il n'y avait rien à dire. Pitt n'avait pas besoin d'être télépathe pour savoir à quoi pensait Giordino. Il revivait la même chose que lui. Ils repensaient à ce moment, à 9 600 kilomètres de là et 24 heures plus tôt dans le bureau de l'amiral Sandecker, au QG de la NUMA, quand ils avaient préparé cette mission née d'un vent de folie. - Des erreurs ont été commises, avait dit sérieusement l'amiral. Le Dr O'Connell a disparu. - Je croyais qu'elle était gardée 24 heures sur 24 par des agents de sécurité ? avait explosé Pitt, furieux contre Ken Helm. - Tout ce qu'on sait pour le moment, c'est qu'elle a emmené sa fille en voiture acheter une glace. Pendant que les gardes attendaient dans leur voiture devant le magasin, le Dr O'Connell y est entrée avec sa fille. Elles n'en sont jamais ressorties. Il semble impossible qu'un événement décidé sur un coup de tête ait pu être connu d'avance par les ravisseurs. - C'est-à-dire les Wolf! avait dit Pitt en frappant la table du poing. Pourquoi passons-nous notre temps à sous-estimer ces gens ? - Je suppose que vous serez encore moins heureux d'entendre le reste, avait dit Sandecker d'un ton grave. Pitt l'avait dévisagé, blanc de rage. - Laissez-moi deviner. Elsie Wolf a disparu de la clinique en même temps que le corps de sa cousine Heidi ? Sandecker avait enlevé une tache imaginaire sur la surface polie de la table de conférences. - Croyez-moi, il a fallu un vrai magicien, était intervenu l'agent Ken Helm, du FBI. La clinique a l'équipement de sécurité le plus moderne. - Vos caméras de surveillance ne vous ont-elles pas révélé qu'elle s'échappait? avait demandé Pitt avec colère, n est évident 298 ATLANTIDE qu'Elsie n'est pas partie par la grande porte, avec le cadavre de sa cousine sur l'épaule ! Helm avait hoché brièvement la tête. - Les caméras fonctionnaient parfaitement et les écrans l'ont observée sans interruption. Je suis désolé - je veux dire horrifié -d'avouer qu'aucune image de cet enlèvement n'a été enregistrée. - Ces gens doivent avoir le don de se faufiler dans les fissures, avait dit Giordino, assis en face de Sandecker. Ou alors, ils ont mis au point une pilule qui les rend invisibles. - Ni l'un ni l'autre, avait rétorqué Pitt. Ils sont plus malins que nous. - Tout ce que nous savons - et c'est une spéculation -, avait admis Helm, c'est qu'un jet privé appartenant aux Destiny Enterprises a décollé d'un aéroport proche de Baltimore et a pris une route vers le sud. - Vers l'Argentine, avait dit Pitt. - C'est le seul endroit possible, avait ajouté Giordino. fl est impensable qu'ils la gardent aux Etats-Unis, où ils ont peu d'influence sur les agences gouvernementales de renseignements et d'enquêtes. Ron Little, de la CIA, s'était raclé la gorge. - La question est " pourquoi " ? Nous avons été un moment portés à croire qu'ils voulaient éliminer M. Pitt, M. Giordino et le Dr O'Connell parce qu'ils avaient découvert les chambres du Colorado avec les inscriptions. Mais maintenant, trop de gens connaissent les messages laissés par les Anciens. Alors il est inutile de chercher à les garder secrets. - La seule réponse pratique est qu'ils ont besoin de son expertise, avait suggéré Helm. - Quand j'ai demandé à Elsie combien de cryptes les Amènes avaient construites, elle a prétendu qu'il y en avait six, avait rappelé Pitt. Nous en avons trouvé deux et eux, une seule. Sur les autres, deux ont été détruites par des phénomènes naturels. Il n'en reste qu'une à trouver et elle a dit qu'elle était quelque part dans les Andes péruviennes, mais son explication était vague. Je parie que, malgré tous les experts de leur département informatique, ils n'ont pas réussi à déchiffrer le code donnant les instructions pour trouver la crypte manquante. - Alors ils l'ont enlevée en pensant qu'elle pourrait le déchiffrer, avait conclu Sandecker. - Ça se tient, avait admit Helm. - Bien que je ne connaisse Pat que depuis peu, avait dit Giordino, je doute qu'elle accepte de coopérer. ATLANTIDE 299 - fls ont aussi sa fille de quatorze ans, avait fait remarquer Little. Tout ce que les Wolf ont à faire, c'est de menacer de lui faire du mal. - Elle parlera, avait dit Helm gravement. Elle n'a pas le choix. - Alors on y va et on la sort de là, avait dit Pitt. Little lui avait jeté un regard dubitatif. - Nous n'avons aucun moyen de savoir exactement où ils la retiennent. - Dans les chantiers navals au Chili. Les Wolf ont tellement de certitude de l'Apocalypse à venir que je parie que toute la famille s'est rassemblée sur les navires pour attendre le déluge. - Je peux vous donner les photos prises par satellite du chantier, avait dit Little. Mais je dois vous dire que, d'après nos analystes, leurs systèmes de sécurité rendent les navires inaccessibles par terre, par mer et par air. - Alors, nous passerons sous la mer. - Vous pensez bien qu'ils ont installé des détecteurs sous-marins. - Nous trouverons un moyen pour contourner ce problème. - Je suis d'accord sur ce point, avait dit Sandecker avec calme. - La NUMA a trop à y perdre. C'est un travail pour les Forces d'Opérations Spéciales ou une équipe des SEAL de la Navy. - Trouver et sauver Pat O'Connell et sa fille n'est qu'une facette de notre plan, avait expliqué Pitt. Personne n'est plus qualifié qu'Ai et moi pour enquêter sur le projet de l'immense chantier naval des Destiny Enterprises. Il y a moins d'un an, nous avons mené une enquête clandestine sous la quille de l'ancien paquebot United States1 dans un submersible, dans un chantier naval de Hong Kong. Dans les circonstances présentes, il doit y avoir de la méthode à la folie de la famille Wolf, qui dépense des milliards de dollars pour construire des navires qui ne peuvent atteindre la mer. - Le FBI ne peut vous aider sur ce coup, avait dit Helm. C'est à des milliers de kilomètres de notre territoire. Little avait noué et dénoué nerveusement les mains. - A part fournir des renseignements, je crains que mon Agence ait les mains liées. Le ministère de l'Intérieur écraserait toute tentative de participation de la CIA dans cette affaire. Pitt avait regardé Sandecker avec un sourire tendu. - On dirait qu'il ne reste que nous ! Sandecker ne lui avait pas rendu son sourire. 1. VoïrRazde marée, cité p. 124. 300 ATLANTIDE - Etes-vous sûr qu'il soit absolument urgent de mettre le nez dans les affaires des Wolf ? - J'en suis sûr, avait répondu Pitt. Je crois aussi, sans pouvoir expliquer pourquoi, qu'il y a un objectif bien plus sinistre derrière leur entreprise. Un objectif qui doit avoir d'horribles conséquences. L'étroit ravin zigzaguait sur une centaine de mètres avant de s'ouvrir sur les eaux du fjord. La côte ouest partait en pente ascendante vers une péninsule étrangement baptisée Exmouth. Elle était coupée de chenaux creusés par des glaciers anciens. Les lumières vives du chantier naval des Wolf et celles des quatre cités flottantes se reflétaient dans l'eau, au nord du fjord. Giordino s'arrêta et fit signe à Pitt de rester dans l'ombre d'un gros rocher. Deux bateaux de patrouille, naviguant côte à côte sur les flancs opposés du chenal, traversèrent l'eau noire, balayant la surface et la rive de leurs phares. Giordino étudia les embarcations de la patrouille dans ses jumelles à ultrason qui perçaient l'obscurité. - C'est toi, l'expert en hors-bord, dit Pitt. Tu peux les identifier? - Des 11,4 mètres, fabriqués par Dvichak Industries, répondit Giordino. Généralement construits pour le transport de carburants, mais cette fois, ils sont chargés d'armes. Ce sont des bateaux fiables et résistants. Pas rapides, environ 18 nouds maximum mais leur moteur de 300 CV leur donne assez de couple pour pousser et tirer de grosses barges. C'est nouveau de s'en servir comme bateaux de patrouille ! - Tu peux voir quels types de fusils ? - Des automatiques, gros calibres, à l'avant et à l'arrière, répondit Giordino. C'est tout ce que je peux reconnaître. - La vitesse? - Ils ont l'air de flemmarder à environ 4 nouds. Ils prennent leur temps pour chercher d'éventuels intrus. - Assez lents pour que nos Torpédo 2000 aillent à la même allure, dit Pitt. - Quelles mauvaises pensées as-tu en tête ? - Nous attendrons sous l'eau jusqu'à ce qu'ils tournent et commencent à rentrer vers le chantier naval. Puis, quand les bateaux passeront au-dessus de nous, nous nous mettrons dans leur sillage. Le bouillonnement des hélices cachera notre présence à leurs capteurs sous-marins. - Ça devrait marcher. Pendant que les patrouilleurs continuaient leur surveillance vers ATLANTIDE 301 le sud, Pitt et Giordino vérifièrent une dernière fois leurs équipements avant de mettre leur cagoule et leurs gants en néoprène, d'un quart de pouce d'épaisseur. Ils portaient des masques grand facial, munis de systèmes de communication sous-marine. Enfin, ils attachèrent tous deux une fine ligne ombilicale à leur ceinture plombée. Cette ligne allait de l'un à l'autre pour les empêcher d'être séparés et de se perdre dans l'eau obscure. Après avoir purgé l'air de sa combinaison sèche, Giordino leva un pouce pour indiquer qu'il était prêt. Pitt fit un signe rapide et entra dans l'eau. Le fond, près du rivage, était rocailleux et glissant de vase. Malgré le poids de leur équipement, ils durent marcher avec attention pour garder leur équilibre, jusqu'à ce que l'eau atteigne leur taille, leur permettant de se lancer en avant et de nager juste en dessous de la surface. Le fond tomba rapidement et Pitt descendit à trois mètres, où il s'arrêta pour vider le reste de l'air de sa combinaison. Il respirait légèrement et sa descente s'accéléra jusqu'à ce que la pression de l'eau comprime son vêtement. Il remit un peu d'air pour maintenir une flottabilité neutre afin de faire facilement du surplace. Quand il fut à 50 mètres de la rive, il fit surface et regarda vers le sud. Les patrouilleurs avaient atteint l'extrémité de leur circuit et entamaient leur demi-tour. - Notre escorte vient vers nous, dit-il dans le communicateur. J'espère que tu as raison en estimant qu'ils font 4 nouds. C'est la vitesse maximale qu'on puisse obtenir de nos véhicules à moteur. La tête de Giordino sortit de l'eau noire à côté de lui. - Ça va être juste mais je pense que nous pourrons les suivre. Espérons qu'ils n'ont pas de caméras sous-marines à infrarouge. - Le fjord a au moins 800 mètres de large - c'est trop pour être couvert par des caméras. (Pitt se tourna et regarda les lumières, au nord.) S'ils font les trois-huit, les Wolf doivent dépenser un sacré paquet en salaires ! - Tu paries qu'ils ne tolèrent pas les syndicats ? - A ton avis, quel est le tirant d'eau des patrouilleurs ? - Moins de 60 centimètres, mais c'est l'hélice qui m'inquiète. Elle a probablement 90 centimètres de diamètre. Ils surveillèrent le patrouilleur qui passait de leur côté du fjord et qui approchait. Calculant approximativement son cap, ils nagèrent dix mètres de plus puis firent une pirouette et descendirent à 3,60 mètres avant que les projecteurs n'aperçoivent leurs têtes dépasser de la surface. Sous l'eau, le moteur et l'hélice des bateaux faisaient quatre fois plus de bruit qu'en dehors. Ils roulèrent sur le dos et at- 302 ATLANTIDE tendirent. Ils regardèrent la surface du fjord par en dessous, surveillant les rayons des projecteurs qui se rapprochaient en dansant sur l'eau. Et puis la coque sombre du bateau passa au-dessus d'eux, poussée par la grosse hélice qui formait un cyclone de mousse et de bulles mouvantes. Presque instantanément, Pitt et Giordino appuyèrent les boutons magnétiques de vitesse contre leurs butoirs, s'accrochèrent aux poignées et se mêlèrent au flot bouillonnant du sillage du patrouilleur. A 4 nouds, le remous de l'hélice n'était pas aussi extrême qu'il l'aurait été si le patrouilleur avait utilisé toute sa puissance de 18 nouds. Ils maintinrent une course stabilisée derrière lui sans tanguer ni être ballottés. Leur préoccupation la plus pressante était qu'ils ne pouvaient voir où ils allaient. Heureusement, Pitt discernait une lumière vive à la poupe à travers les eaux agitées, aussi ne la quitta-t-il pas des yeux, les mains serrées autour des poignées de son véhicule à propulsion tandis qu'il manouvrait sa proue arrondie comme une torpille pour maintenir un cap régulier dans l'eau turbulente. Ils suivirent le bateau pendant environ 3 kilomètres, à 1,80 mètre au-dessous de la froide surface de l'eau du fjord, le suivant avec peine, poussant leurs véhicules à la limite de leurs capacités. Ils vidaient les batteries très vite. Pitt espéra qu'ils auraient assez de jus pour le voyage de retour jusqu'au Skycar. Sa seule consolation était que Giordino et lui ne pouvaient être vus si près de la surface, sous les lumières brillantes du chantier naval. Bien qu'ils fussent protégés par le sillage et que leurs combinaisons sèches noires se fondissent dans les profondeurs glaciales, un marin à l'oil perçant pourrait bien apercevoir un reflet suspect. Mais il n'y eut aucun assaut. Pitt avait eu raison de penser que les navigateurs regardaient le balayage de leurs projecteurs, devant eux. - Tu m'entends bien? demanda Pitt dans le communicateur inséré dans son masque grand facial. - Chaque syllabe, répondit Giordino. - Mon écran indique que nous avons couvert presque 3 kilomètres. Le bateau devrait être prêt à entamer un virage pour sa prochaine traversée du fjord. Dès que nous sentirons que le sillage part à droite ou à gauche, nous plongeons assez profond pour être à l'abri quelques minutes avant de refaire surface pour nous repérer à vue. - J'adhère, dit Giordino aussi calmement que s'il attendait que le bus passe au coin de la rue. En moins de trois minutes, le patrouilleur entama un grand virage de 180 degrés. Sentant que le sillage s'incurvait un peu, Pitt et Giordino plongèrent à 6 mètres et y restèrent jusqu'à ce que le projecteur ATLANTIDE 303 disparaisse au loin et ne puisse plus être vu d'où ils étaient. Lentement, avec précaution, ils agitèrent leurs palmes pour remonter, sans savoir exactement où ils feraient surface dans le chantier naval. Leurs deux têtes sortirent à peine à la surface, leurs regards scrutant l'eau autour d'eux. Ils étaient en train de dériver à 75 mètres seulement du premier des quatre énormes docks qui se prolongeaient sur 1 500 mètres dans le fjord. Une colossale ville flottante était amarrée le long du dock le plus proche tandis que trois autres immenses navires étaient attachés près de docks parallèles. Ils présentaient un spectacle à couper le souffle, brillant de mille feux contre le ciel nocturne. Pour Pitt et Giordino, qui regardaient le premier colosse depuis la surface de l'eau, sa taille était inconcevable. Ds n'imaginaient pas qu'une telle masse incroyable puisse non seulement flotter mais traverser les mers du globe de par sa propre puissance. - Est-ce réel? murmura Giordino, sidéré. - Ça paraît stupéfiant, dit Pitt, à peine plus haut. - Où est-ce que ça commence ? - Oublie les navires pour l'instant. H faut trouver un endroit pour enlever nos combinaisons avant d'aller visiter les bureaux du chantier naval. - Tu crois que Pat est détenue ici ? - Je ne sais pas, mais cet endroit en vaut un autre pour commencer. - On peut avancer à l'abri du dock jusqu'à ce qu'on atteigne les rochers le long de la rive, proposa Giordino en levant une main pour montrer l'eau entre les gros piliers des docks. Il y a des abris assez sombres, à droite. Avec un peu de chance, nous pourrons entrer et passer nos vêtements de travail. Les vêtements de travail en question étaient des combinaisons orange, semblables à des uniformes de prisons américaines, qui avaient été faites sur mesure à partir des photos agrandies des employés. Les photos avaient été enregistrées par un satellite espion et données à l'amiral Sandecker en même temps que des cartes détaillées du chantier naval et une identification par photo-analyse des nombreux bâtiments. Composant le code d'un programme dans son ordinateur directionnel, Pitt approcha ensuite l'écran de son masque et vit les piliers des docks se matérialiser devant ses yeux, comme s'il était sur la terre ferme, en plein soleil. Il eut l'impression de nager dans un couloir sous-marin avec des lumières chatoyantes filtrant à travers la surface. 304 ATLANTIDE Ils passèrent au-dessus de gros tuyaux et de conduits électriques allant de la côte au bord des docks. La visibilité avait augmenté jusqu'à plus de 30 mètres, à cause de la réflexion des milliers d'ampoules, si brillantes qu'ils auraient pu se croire à Las Vegas. Giordino nageait à côté de Pitt, légèrement en retrait, au-dessus d'un fond couvert de rochers lisses. Peu à peu, le fond semé de rochers commença à remonter jusqu'à ce que les deux plongeurs durent avancer les mains au sol. Ils s'arrêtèrent et s'allongèrent dans cette eau peu profonde et aperçurent des marches partant d'un petit quai de béton, non loin des piliers des docks. Un seul globe de lumière éclairait vaguement le quai, contrastant avec la galaxie lumineuse du chantier, et permettait de voir l'entrée d'un petit bâtiment que Pitt se rappela avoir vu sur la photo satellite. C'était une cabane à outils. Seuls les murs latéraux" loin des lumières brillantes, étaient perdus dans l'ombre. - A quoi ça ressemble ? demanda Giordino. - Désert, répondit Pitt. Mais il est impossible de savoir s'il n'y a pas quelqu'un qui se cache là, dans le noir. Il n'avait pas plus tôt parlé que Giordino, qui avait toujours ses jumelles spéciales, perçut un mouvement sur un des côtés de la cabane à outils la plus proche. Il agrippa l'épaule de Pitt pour le prévenir, tandis qu'un garde en uniforme, une arme automatique sur l'épaule, émergeait de l'ombre et regardait brièvement le bas du quai. Ils restèrent immobiles, à demi submergés, partiellement cachés par les piliers du dock. Comme Pitt s'y attendait un peu, le garde avait l'air de s'ennuyer car il n'avait jamais trouvé personne de suspect essayant de se faufiler dans le chantier naval. Aucun cambrioleur, voleur ou vandale n'aurait pris la peine de s'introduire dans une usine à plus de 160 kilomètres de la ville la plus proche et surtout protégée par plusieurs glaciers et les Andes. Il fit bientôt demi-tour dans l'obscurité, le long d'une rangée de cabanes à outils. Avant même que le garde ait disparu dans l'ombre, Pitt et Giordino étaient sur le quai, les palmes à la main, leurs véhicules de propulsion sous le bras, montant silencieusement les marches et se hâtant pour échapper à la lueur de la lampe. La porte de la première cabane n'était pas verrouillée et ils s'y glissèrent avec reconnaissance. Pitt ferma la porte. - Enfin chez nous ! dit Giordino avec soulagement. Pitt trouva une toile cirée et la suspendit devant l'unique fenêtre, enfonçant les bords dans toutes les fissures disponibles. Puis il alluma sa lampe de plongée et regarda l'abri autour de lui. Il était ATLANTIDE 305 rempli de matériel de marine : des casiers empilés pleins d'écrous de cuivre et de chrome ; des boulons et des vis ; des étagères bien rangées avec des rouleaux de câble et des balles de fil ; des armoires remplies de boîtes de peinture marine - toutes bien empilées et marquées. - On peut dire qu'ils ont la manie de l'ordre ! - Ça doit venir de leurs ancêtres allemands. Es enlevèrent très vite leurs équipements de plongée et leurs combinaisons sèches. Us tirèrent leurs uniformes orange de leurs sacs de poitrine et les enfilèrent sur leurs vêtements isolants. Puis ils remplacèrent leurs bottes par des tennis. - Je viens de penser à quelque chose, dit Giordino d'un ton plein d'appréhension. - Oui? - Que ferons-nous si les employés des Wolf ont leurs noms ou quelque chose du même genre sur leurs combinaisons, que les satellites n'auraient pas noté ? - Ce n'est pas la moitié de notre problème. - Que peut-il y avoir de pire ? - Nous sommes en Amérique du Sud. Ni toi ni moi ne parlons assez l'espagnol pour demander où sont les toilettes. - Je ne parle peut-être pas couramment mais assez pour faire semblant. - Bon, alors tu parleras et je feindrai un problème d'audition. Pendant que Giordino étudiait la carte photographique du chantier pour chercher le plus court chemin jusqu'aux bureaux de la direction, Pitt composa un numéro sur le Globalstar. L'atmosphère, dans l'appartement de Sandecker à Watergate, était lourde de pressentiments. Un feu brûlait dans la cheminée, un de ces feux rassurants qu'il fait bon regarder mais qui ne donnent aucune chaleur. Trois hommes étaient assis sur des sofas, de part et d'autre d'une table basse en verre sur laquelle était posés un plateau, trois tasses et une cafetière à moitié pleine. L'amiral Sandecker et Ron Little regardaient, fascinés, un homme d'environ quatre-vingt-cinq ans, aux cheveux blancs de neige, qui leur racontait une histoire que personne n'avait jamais entendue auparavant. L'amiral Christian Hozafel avait été un officier, extrêmement décoré, de la Kriegs Marine allemande pendant la Seconde Guerre mondiale. Il avait servi comme commandant d'U-boats de juin 1942 à juillet 1948, date à laquelle il s'était officiellement rendu avec son navire, à Veracruz, au Mexique. Après la guerre, Hozafel avait 306 ATLANTIDE acheté un Liberty Ship au gouvernement américain à l'époque du plan Marshall et l'avait employé, près de quarante ans, à une entreprise commerciale maritime très réussie. Il avait ensuite revendu ses parts et pris sa retraite. A ce moment-là, la flotte maritime Hozafel comptait trente-sept navires. Il était devenu citoyen américain et vivait maintenant à Seattle, dans l'Etat de Washington, dans une grande propriété de l'île de Whidbey, où il disposait encore d'un brigantin de 60 mètres sur lequel sa femme et lui avaient navigué dans le monde entier. - Ce que vous dites, se fit préciser Little, c'est que les Russes n'ont pas trouvé les restes brûlés du cadavre d'Hitler dans son bunker de Berlin ? - Non, répondit Hozafel d'une voix ferme. H n'y avait là aucun corps brûlé. Les cadavres d'Adolf Hitler et d'Eva Braun ont brûlé pendant quatre heures. On a utilisé des litres et des litres d'essence, pris sur les véhicules en panne autour de la chancellerie du Reich, pour inonder les corps qui étaient couchés dans un cratère creusé dans le sol, à l'intérieur du bunker, par un obus soviétique. On a attisé le feu jusqu'à ce qu'il n'y ait plus que des cendres et quelques tout petits morceaux d'os. Ensuite, des officiers SS loyaux ont mis les cendres et les morceaux d'os dans une urne de bronze. Ils ne laissèrent rien. Chaque cendre, chaque esquille fut soigneusement balayée et mise dans l'urne. Après quoi, les officiers SS installèrent dans le cratère les corps d'un homme et d'une femme extrêmement brûlés et impossibles à identifier et qui avaient été tués pendant un raid aérien. Ils y furent enterrés avec Blondi, le chien d'Hitler, qu'on avait forcé à tester les capsules de cyanure utilisées plus tard par Hitler et Eva Braun. Le regard de Sandecker ne quittait pas le visage d'Hozafel. - Et ce furent ces corps-là que trouvèrent les Russes ? dit-il. L'ancien commandant de l'U-boat hocha la tête. - Ils ont prétendu ensuite que les empreintes dentaires établissaient parfaitement les identités d'Hitler et d'Eva Braun, mais ils savaient qu'il n'en était rien. Pendant cinquante ans, les Russes ont gardé le secret alors que Staline et les autres hauts fonctionnaires soviétiques pensaient qu'Hitler s'était enfui en Espagne ou en Argentine. - Et que sont devenues les cendres ? demanda Little. - Un petit avion a atterri près du bunker au milieu des flammes et des obus soviétiques tandis que l'armée russe s'enfermait au cour de la ville. Dès que le pilote eut tourné son avion pour décoller, des officiers SS se hâtèrent de placer l'urne de bronze dans la soute ATLANTIDE 307 cargo. Sans prononcer un mot, le pilote remit les gaz et reprit la piste à toute vitesse avant de disparaître dans le nuage de fumée qui s'élevait au-dessus de la ville. Il refit le plein au Danemark et traversa la mer du Nord jusqu'à Bergen, en Norvège. Là, il atterrit et confia l'urne de bronze au commandant Edmund Mauer qui, à son tour, la fit déposer à bord de l'U-621. De nombreuses caisses contenant de précieuses reliques du parti nazi, y compris la Sainte Lance et le Drapeau de Sang, ainsi que des trésors artistiques du Troisième Reich de grande valeur, furent chargés à bord d'un autre sous-marin, l'U-2015, sous le commandement de Rudolf Harger. - Tout cela faisait partie d'un plan conçu par Martin Bormann, qui portait le nom de code de New Destiny, dit Sandecker. Hozafel regarda 1*amiral avec respect. - Vous êtes très bien informé, monsieur. - La Sainte Lance et le Drapeau de Sang, le pressa Sandecker ; ont-ils fait partie du chargement de l'U-2015 ? - Vous avez entendu parler de la Lance ? s'informa Hozafel. - J'ai étudié la Lance et j'ai écrit un article sur elle pour un projet universitaire à Annapolis, répondit l'amiral. Des légendes tirées de la Bible prétendent qu'un forgeron du nom de Tubal Caïn, descendant de Caïn, le fils d'Adam, a forgé la lance dans un morceau de fer provenant d'un météorite envoyé par Dieu. Cela se passait avant l'an 3000 avant Jésus-Christ. La lance sacrée est passée de Tubal Caïn à Saiil, puis à David et à Salomon et aux autres rois de Judée. Finalement, elle arriva entre les mains du général romain Jules César, qui s'en servit au cours de ses batailles contre ses ennemis. Avant qu'il soit assassiné, il la donna à un centurion qui lui avait sauvé la vie pendant la guerre des Gaules. Le fils du centurion la passa à son propre fils, qui la remit au sien, servant lui aussi comme centurion dans les légions romaines. C'est lui qui se tenait sur la colline devant le Christ pendant la crucifixion. La loi du pays voulait que tous les criminels crucifiés soient déclarés morts avant le coucher du soleil, afin de ne pas souiller le sabbat. On cassa les jambes des voleurs qui entouraient Jésus pour hâter leur mort. Mais quand arriva le tour du Christ, ils découvrirent qu'il était déjà mort. Le centurion, pour une raison qu'il emporta dans sa tombe, perça de sa lance le flanc de Jésus, ce qui causa un inexplicable flot de sang et d'eau. Tandis que le sang béni coulait, la Lance tachée devint instantanément l'objet le plus sacré de la Chrétienté, après la Vraie Croix et le Saint-Graal. La Sainte Lance, comme on l'appela ensuite, passa plus tard aux mains de Charlemagne et fit ensuite partie de l'héritage de tous les empereurs du Saint Empire Romain pen- 308 ATLANTIDE dant les mille années suivantes, avant de tomber entre les mains des Habsbourg, qui l'exposèrent au palais royal de Vienne. - Vous devez aussi connaître la légende qui va avec le pouvoir de la Lance ? dit Hozafel, celle qui poussa Hitler à la posséder ? - Quiconque possède cette Sainte Lance et comprend ses pouvoirs tient entre ses mains le destin du monde, pour le bien et pour le mal, cita Sandecker. C'est pourquoi Hitler a volé la Lance à l'Autriche et l'a gardée jusqu'au jour de sa mort. Il s'imaginait qu'elle lui donnerait la maîtrise du monde. Si Hitler n'avait jamais entendu parler de la Lance, il serait intéressant d'imaginer s'il aurait pu ne pas tenter de dominer le monde. Sa dernière demande fut qu'on la cache de ses ennemis. - Vous avez mentionné le Drapeau de Sang, dit Little. Je ne connais pas cette relique non plus. - En 1923, expliqua Hozafel, Hitler tenta un coup d'Etat contre le gouvernement allemand de Munich. Ce fut un désastre. L'armée tira sur la foule et il y eut de nombreux morts. Hitler s'échappa mais fut ensuite jugé et condamné à la prison, où il passa neuf mois, au cours desquels il écrivit Mein Kampf. Ce coup d'Etat fut connu de l'Histoire comme le putsch de Munich. Un des premiers drapeaux nazis à croix gammée fut porté par un révolutionnaire que l'on fusilla. Le drapeau fut éclaboussé de son sang. Naturellement, il devint le symbole sanglant d'un martyr nazi. Ce Drapeau de Sang fut par la suite utilisé au cours de cérémonies destinées à consacrer de futurs drapeaux nazis, au cours de rassemblements auxquels on le tenait comme une relique. - Ainsi, les trésors nazis quittèrent discrètement l'Allemagne où on ne les revit jamais, dit Little d'un ton rêveur. Selon de vieux dossiers d'archives de la CIA, on n'a jamais découvert la Lance, ni aucun trésor, artistique ou non, ni rien de ce qui a été volé aux banques. - Votre sous-marin, dit calmement Sandecker, était l'U-699. - Oui, j'en étais le commandant, admit Hozafel. Peu après qu'un certain nombre d'officiers nazis, de hauts fonctionnaires du parti et les cendres d'Hitler furent chargés à bord, j'ai pris la mer de Bergen, dans le sillage de l'U-2015. Jusqu'à aujourd'hui, la disparition d'Hitler est restée un mystère. Je vous en raconte l'histoire à la demande de M. Little, et à cause de la possibilité, d'après ce que j'ai compris, que le monde soit bouleversé après la chute prévue d'une comète. Si c'est vrai, le silence que j'ai juré de garder n'a plus de raison d'être. - Nous ne sommes pas encore prêts à crier à l'Apocalypse, dit ATLANTIDE 309 Sandecker. Ce que nous voulons savoir, c'est si la famille Wolf dépense vraiment des sommes faramineuses pour construire d'immenses arches, parce qu'elle croit fanatiquement qu'un cataclysme va détruire la terre et tout ce qui y vit, ou s'ils ont une autre raison de le faire. - C'est une famille intéressante, ces Wolf, dit pensivement Hozafel. Le colonel Ulrich Wolf fut l'un des hommes de son équipe à qui Hitler faisait le plus confiance. Il s'assurait que les ordres irrationnels d'Hitler, comme ses désirs les plus simples, soient toujours exaucés. Le colonel était aussi le chef d'un groupe de nazis dévoués, qui formaient l'élite des officiers SS défenseurs de la foi. On les appelait les Gardiens. La plupart sont morts au combat pendant les derniers jours de la guerre, tous, sauf le colonel Wolf et trois autres. Lui et toute sa famille - sa femme, ses quatre fils et ses trois filles, deux frères, trois sours et leurs familles - ont fait partie du voyage de l'U-2015. Un ancien camarade de la Marine, qui vit encore, m'a dit que Wolf était le dernier des Gardiens et qu'il avait créé une sorte d'ordre contemporain appelé Nouvelle Destinée. - C'est exact. Ils dirigent un conglomérat géant connu sous le nom de Destiny Enterprises, l'informa Sandecker. Le vieux loup de mer allemand sourit. - Ainsi, ils ont abandonné leurs uniformes et leur propagande pour le costume des hommes d'affaires et les déclarations de profits et pertes. - Ils ne s'appellent plus nazis et ont modernisé leur manifeste, dit Little. - Ils ont aussi créé une race de surhommes, dit Sandecker. Par manipulation génétique, la nouvelle génération des Wolf a non seulement la même apparence, mais leur anatomie et leurs caractéristiques sont identiques. Ils ont des cerveaux de génies et un extraordi naire système immunitaire qui leur permet de vivre très longtemps. Hozafel se raidit visiblement et ses yeux exprimèrent un instant une peur extrême. - Manipulations génétiques, dites-vous? L'une des boîtes transportées à bord de mon U-boat est restée congelée en permanence. (Il prit une profonde respiration.) Elle contenait du sperme et des échantillons de tissus pris sur Hitler, une semaine avant qu'il ne se suicide. Sandecker et Little échangèrent un regard tendu. - Pensez-vous qu'il soit possible qu'on ait utilisé le sperme d'Hitler pour procréer la génération suivante des Wolf? demanda Little. 310 ATLANTIDE - Je l'ignore, dit nerveusement Hozafel. Mais je crains que cela n'ait été un des projets du colonel Wolf, qui avait travaillé avec ce monstre d'Auschwitz surnommé l'Ange de la Mort, le Dr Joseph Mengele. Ils ont pu tenter de féconder des femmes Wolf avec du sperme présumé d'Hitler. - Voilà bien l'idée la plus abominable que j'aie jamais entendue, murmura Little. Soudain, un son étouffé interrompit la conversation. Sandecker appuya sur la touche d'un téléphone placé devant lui sur la table basse. - Y a-t-il quelqu'un à la maison? dit la voix familière de Pitt. - Oui, répondit Sandecker, tendu. - Ici la Leaning Pizza Tower1. Vous nous avez passé une commande. - En effet. - Vouliez-vous du salami ou du jambon sur votre pizza? - Nous préférons le salami. - Elles entrent au four à l'instant. Nous vous appellerons quand notre livreur se mettra en route. Merci d'avoir choisi la Leaning Pizza Tower. La ligne fut coupée et la tonalité emplit le haut-parleur. Sandecker se passa une main sur la figure. Puis il leva des yeux sombres et fatigués. - Ils sont à l'intérieur du chantier naval. - Que Dieu les aide, maintenant, murmura Little. - Je ne comprends pas, dit Hozafel. S'agissait-il d'un code ? - Les appels téléphoniques par satellites peuvent être interceptés quand on a l'équipement approprié, expliqua Little. - Cela a-t-il un rapport avec les Wolf? - Je crois bien, amiral, dit lentement Sandecker d'une voix basse, qu'il est temps que vous écoutiez notre son de cloche. 1. Pizzeria de la Tour penchée. 30 Pitt et Giordino n'avaient pas plus tôt franchi le seuil de la cabane à outils qu'une voix les interpellait en espagnol, depuis l'autre coin du bâtiment. Giordino répondit calmement en faisant un geste désolé des mains. Apparemment satisfait de la réponse, le garde repartit faire sa ronde autour des cabanes. Pitt et Giordino attendirent un moment puis se dirigèrent vers la route menant au cour du chantier. - Que t'a dit le garde et qu'as-tu répondu ? demanda Pitt. ' - II voulait une cigarette et je lui ai dit que je ne fumais pas. - Et il n'a pas insisté ? - Non. - Ton espagnol est meilleur que je ne le pensais. Où l'as-tu appris? - En discutant les prix avec les vendeurs sur la plage de mon hôtel à Mazatlàn, répondit modestement Giordino. Et, quand j'étais au lycée, la petite bonne de ma mère m'a appris quelques phrases. - Je parie qu'elle ne t'a pas appris que ça, dit Pitt d'un ton moqueur. - Ça, c'est une autre affaire. - A partir de maintenant, nous ferions mieux de ne pas parler anglais quand nous serons à portée de voix des ouvriers du chantier. - Par curiosité, quelle sorte d'arme as-tu prise ? - Mon bon vieux Coït .45. Pourquoi le demandes-tu ? - Tu transportes cette vieille relique depuis que je te connais. Pourquoi ne l'échanges-tu pas contre quelque chose de plus moderne? 312 ATLANTIDE - C'est comme un vieil ami, dit Pitt. ÏÏ m'a sauvé la vie plus de fois que je ne saurais le dire. (Il montra la bosse de la combinaison de Giordino.) Et toi ? - Un des Para-Ordnance 10+1 que nous avons pris à ces clowns, à la mine de Pandora. - Au moins, tu as bon goût. - Et puis c'était gratuit, dit Giordino en souriant. (H montra les bâtiments principaux du chantier.) On se dirige vers lequel ? Pitt consulta son ordinateur directionnel dont l'écran affichait le plan du chantier naval. Il regarda la route parallèle aux docks d'un côté, bordée de l'autre par des entrepôts métalliques géants. H montra un bâtiment de vingt étages qui dominait les entrepôts, 1 500 mètres plus haut sur la route. - Le grand bâtiment à droite. - Je n'ai jamais vu une usine de construction navale aussi énorme, dit Giordino en contemplant le complexe géant. Ça dépasse tout ce qu'ils ont au Japon ou à Hong Kong. Ils s'arrêtèrent soudain pour regarder le navire le plus proche, comme des péquenots, la tête en arrière, admirant leur premier gratte-ciel. Un avion à réaction privé faisait une bruyante approche avant de prendre son arrondi et de se poser sur le pont supérieur du mammouth flottant. Le bruit des moteurs résonnait au-dessus de l'eau, allait frapper le flanc des montagnes et revenait. La vue était ahurissante. Même les effets spéciaux les plus sophistiqués d'Hollywood n'auraient pu imiter cette réalité. - Aucun chantier naval au monde n'a la capacité de construire des navires aussi énormes, dit Pitt en contemplant le navire gargantuesque amarré près du dock et dont la coque semblait s'étirer presque à l'infini. Aucun bâtiment au monde, même pas les tours jumelles du World Trade Center, à New York, mises bout à bout, ne pourrait être comparable à la taille inconcevable de l'arche des Wolf. A part l'immense étrave, le vaisseau ne ressemblait pas à un navire. On aurait dit plutôt un gratte-ciel moderne couché sur le flanc. La superstructure tout entière était recouverte de verre blindé, aussi résistant qu'un alliage d'acier. On apercevait des jardins plantés d'arbres de l'autre côté du verre, florissants parmi des jardins de rocaille installés comme de petits parcs. Il n'y avait ni pont promenade, ni ponts extérieurs, ni balcons. Tous les ponts étaient complètement clos. Une étrave conventionnelle en pointe montait vers la superstructure en une pente graduelle, jusqu'au pont d'atterrissage, apparemment dans le but, se dit Pitt, de réduire l'impact monstrueux d'un gigantesque raz de marée. ATLANTIDE 313 H observa F arrière du navire avec un grand intérêt. De la ligne de flottaison partaient vingt poutres parallèles, comme des brise-lames, sous un toit élevé supporté par des piliers de 15 mètres de haut, semblables à des colonnes grecques. Les brise-lames se dédoublaient comme des protections pour les navires conventionnels et comme des appontements pour mouiller des flottes de navires de ravitaillement, d'hydroglisseurs et d'aéroglisseurs. De larges escaliers et des ascenseurs de verre s'élevaient, de l'avant des appontements à la superstructure principale. Aussi improbable que cela puisse paraître, le gigantesque vaisseau avait sa propre marina, où l'on pouvait ancrer des embarcations et les sortir de l'eau entre les appontements pendant que le vaisseau naviguait. Pitt observa les milliers d'ouvriers qui encombraient les docks et les ponts ouverts. La mise au point et le ravitaillement du navire semblaient se faire à un rythme effréné. Des grues gigantesques roulaient sur des rails d'un bout à l'autre des quais, soulevant des caisses en bois pour les descendre dans les écoutilles des cales énormes ouvertes dans la coque. Le spectacle était trop irréel pour qu'on en saisisse toute la portée. Il semblait incroyable que ces villes flottantes ne dussent jamais sortir du fjord pour atteindre la mer. Leur but principal était de survivre aux tsunamis avant d'être emportés par le ressac jusqu'à la haute mer. H n'était plus question de se cacher dans l'ombre car celle-ci était dévorée par les vives lumières. Pitt et Giordino marchèrent donc d'un pas tranquille le long du large quai, faisant de temps à autre un signe amical à un garde qui passait sans leur accorder un regard. Pitt remarqua que la plupart des ouvriers se déplaçaient partout, dans l'immense usine et sur les navires, à bord de karts électriques, comme on en trouve sur les terrains de golf. Il commença à en chercher un du regard et en découvrit plusieurs, garés devant un grand entrepôt. D se dirigea vers eux, suivi de Giordino qui ne pouvait détacher son regard des navires. - Cet endroit est trop vaste pour être parcouru à pied, dit Pitt. Je préfère avoir un moyen de transport. Les karts fonctionnaient sur batteries et paraissaient à la disposition de n'importe quel travailleur. Ceux qui étaient garés là étaient reliés à une unité de chargement par des cordons branchés à des douilles placées sous les sièges avant. Pitt tira la prise du premier de la file. Lançant les rouleaux de fil électrique et les boîtes de peinture qu'il contenait sur le plateau arrière, les deux hommes s'installèrent sur le siège avant. Pitt fit tourner la clef de contact et 314 ATLANTIDE démarra comme s'il avait fait cela sur le chantier depuis des années. Ils longèrent une série d'entrepôts pour arriver enfin au grand bâtiment abritant les bureaux du chantier naval. L'entrée du second dock s'étendait depuis la route de la côte. Le second Léviathan flottant était amarré là et paraissait plus austère que celui destiné à transporter les résidents jusqu'au nouveau monde. Ce vaisseau devait transporter tout ce qui avait trait à l'agriculture. Diverses espèces d'arbres et de buissons étaient montées à bord par de grosses remorques qui gravissaient une large passerelle conduisant jusque dans la coque. Des centaines de longs conteneurs cylindriques, marqués " Graines et Plantes ", s'entassaient sur le quai en attendant d'être chargés. Un interminable convoi de véhicules agricoles, camions et tracteurs de diverses tailles, moissonneuses, charrues et toutes les sortes de machines imaginables entraient les uns après les autres dans les cavernes de la coque. - Ces gens veulent lancer le nouveau monde sur une grande échelle, dit Pitt, essayant encore de réaliser l'immensité de tout cela. - Tu paries que l'un des autres navires transporte un couple de chaque espèce animale ? - Je ne parierai pas, répondit sèchement Pitt. J'espère seulement qu'ils ont été assez futés pour exclure les mouches, les moustiques et les serpents venimeux. Giordino s'apprêtait à lui répondre sur le même ton, y renonça et descendit du kart que Pitt gara près d'un escalier menant au bâtiment moderne des bureaux, aux murs de verre. Récupérant le câble électrique et les boîtes de peinture, ils entrèrent et s'approchèrent d'un long comptoir occupé par deux gardes. Giordino leur adressa son sourire le plus cordial et parla doucement en espagnol à l'un d'eux. Le garde se contenta de hocher la tête et montra les ascenseurs du pouce. - Qu'est-ce que tu lui as servi, cette fois ? demanda Pitt tandis qu'ils entraient dans l'un des ascenseurs mais non sans y avoir jeté un regard circulaire. D vit que l'un des gardes décrochait un téléphone et parlait avec excitation. La porte se referma derrière eux. - J'ai dit que l'un des Wolf nous avait ordonné de faire des réparations électriques derrière un mur de l'appartement du dixième étage et de repeindre le mur quand nous aurons fini. Il n'a pas discuté. ATLANTIDE 315 Pitt chercha les caméras de surveillance de l'ascenseur mais n'en vit pas. " On dirait qu'ils ne craignent aucune dissimulation, pensa-t-il. Ou alors, ils savent que nous sommes là et nous ont préparé un piège. " II aurait pu siffler dans le noir mais il ne faisait pas plus confiance aux Wolf qu'il ne pouvait avaler ces monstruosités flottantes, là, dehors. Il sentait aussi que les gardes du vestibule les attendaient. - Il est temps de trouver un plan ingénieux, dit-il. - Le plan C? - Nous nous arrêterons au cinquième étage pour décontenancer les gardes qui surveillent probablement nos mouvements sur leurs écrans. Mais nous resterons à l'intérieur et nous enverrons 1*ascenseur jusqu'à l'appartement pendant que nous grimperons sur le toit où nous monterons jusqu'en haut. - Pas mal, dit Giordino en appuyant sur le bouton pour arrêter la cabine au cinquième étage. - D'accord, dit Pitt. Tiens-moi sur tes épaules pendant que je passe par la trappe. Mais Pitt ne bougea pas. Bien qu'il n'ait détecté aucune caméra, il était certain que l'ascenseur était truffé de matériel d'écoute. Il se tint immobile et adressa un sourire sombre à Giordino. Celui-ci comprit immédiatement et sortit son P-10 automatique. - Mince, alors ! Tu es lourd, grogna-t-il. - Donne-moi la main, je vais t'aider à grimper, dit Pitt en prenant son vieux Coït .45 dans sa main droite. Restant dans l'ascenseur, ils se portèrent chacun d'un côté des portes et se tassèrent dans les coins. Les portes s'ouvrirent et trois gardes, vêtus des mêmes combinaisons noires avec des casquettes assorties, se précipitèrent à l'intérieur, les armes abaissées, les yeux levés vers la trappe de maintenance ouverte dans le plafond. Pitt lança sa jambe et fit un croche-pied au troisième homme qui tomba sur les deux premiers, les envoyant s'étaler l'un sur l'autre sur le plancher. Puis il appuya sur le bouton de fermeture des portes, attendit qu'il descende de quelques mètres et enfonça le bouton d'arrêt d'urgence, bloquant la cabine entre deux étages. Giordino avait assommé deux des gardes en spécialiste avec la crosse de son automatique avant qu'ils se soient relevés, puis avait appuyé le canon sur le front du troisième, en grondant férocement en espagnol. - Lâche ton arme ou je te fais sauter la cervelle ! 316 ATLANTIDE Le garde était aussi solide et froidement efficace que les mercenaires qu'ils avaient rencontrés à la mine de Pandora. Pitt se raidit, sentant que le garde pourrait tenter un mouvement rapide pour tirer le premier. Mais l'homme aperçut son regard glacial et y vit une menace mortelle. Sachant que le moindre clignement de paupière pourrait lui valoir une balle en pleine tête, il posa sagement son pistolet sur le sol. C'était le même Para-Ordnance que celui que Gior-dino pressait entre ses yeux. - Espèces de clowns, vous n'irez nulle part, cracha-t-il en anglais. - Eh bien, eh bien ! dit Pitt. Qu'avons-nous ici ? Un autre mercenaire assassin, comme ceux que nous avons rencontrés au Colorado. Karl Wolf doit vous payer un sacré paquet de fric pour que vous acceptiez de tuer et de mourir pour lui ! - Laisse tomber, vieux. C'est vous qui allez mourir. - Vous avez tous la mauvaise habitude de répéter la même chanson! Pitt pointa son vieux Coït à un centimètre de l'oil gauche du garde jusqu'à ce qu'il soit au bon endroit pour tirer en plein visage. - Le Dr O'Connell et sa fille. Où sont-elles détenues ? Pitt n'essayait pas d'imiter le sifflement du serpent à sonnette mais il en donnait une idée. - Tu parles, ou j'appuie sur la détente? Tu survivras probablement mais tu n'auras plus d'yeux pour t'en rendre compte. Et maintenant, où sont-elles ? Pitt était implacable mais pas sadique. Le regard de son visage tordu et la dureté de ses yeux suffirent à tromper le garde en lui faisant croire que ce fou allait l'énucléer. - Elles sont gardées dans l'un des gros navires. - Lequel ? demanda Pitt. Il y en a quatre ! - Je ne sais pas. Je vous jure que je ne sais pas ! - Il ment, dit Giordino d'une voix assez froide pour faire geler de l'huile. - La vérité, dit Pitt d'un ton menaçant, ou j'envoie tes yeux contre l'acier du plafond. Il mit le doigt sur la détente du Coït et en pressa le canon contre le coin de l'oeil droit du garde, en l'alignant sur le gauche. Le visage de l'homme ne passa pas du défi à la peur mais cependant se chargea de haine. - L'Ulrich Wolf, cracha-t-il. Elles sont détenues sur l'Ulrich Wolf, ATLANTIDE 317 - Quel navire est-ce ? - La ville flottante qui transportera les gens du Quatrième Empire après le cataclysme. - Il faudrait deux ans pour fouiller un navire de cette taille, le pressa Pitt. Tu donnes le lieu exact ou tu deviens aveugle. Vite ! - Niveau 6, section K. J'ignore quelle résidence. - Il ment encore, dit Giordino avec colère. Appuie sur la détente mais attends que je détourne les yeux. Je déteste voir le sang jaillir sur tous les meubles. - Alors tuez-moi et allez vous faire voir, grogna le garde. - Où les Wolf trouvent-ils des assassins aussi salauds que toi ? - Qu'est-ce que ça peut vous foutre ? - Tu es américain. Il ne t'a pas trouvé dans la rue. Alors, tu dois être un militaire, venu d'une force d'élite, si je ne me trompe. - Donner sa vie pour le Quatrième Empire est un honneur. Je suis récompensé par la certitude que ma femme et mes fils seront à bord de l'Ulrich Wolf quand le reste du monde sera anéanti. - Et c'est ta police d'assurances ? - Il a une famille humaine? s'étonna Giordino. J'aurais juré qu'il s'accroupissait pour pondre des oufs. - A quoi sert un compte en banque d'un milliard de dollars quand la population du monde est sur le point de périr ? - Je déteste les pessimistes, dit Giordino en balançant violemment la crosse de son automatique sur la nuque du mercenaire. Celui-ci tomba, inconscient, sur les corps inertes de ses camarades. Presque au même moment, une série d'alarmes se mirent à sonner dans tout le bâtiment. - Maintenant, c'est fichu, n va falloir sortir de la ville à coups de flingue. - Avec élégance et style, dit Pitt, apparemment peu concerné. N'oublie jamais l'élégance et le style ! Six minutes plus tard, l'ascenseur s'arrêtait au rez-de-chaussée et les portes s'ouvrirent. Il y avait là deux douzaines d'hommes, leurs armes automatiques levées et pointées vers la cabine, certains debout, d'autres à genoux en position de tir. Deux hommes en combinaison noire des gardes, la casquette tirée sur les yeux, levèrent les mains et crièrent, tête baissée, en anglais et en espagnol : - Ne tirez pas ! Nous avons tué deux des intrus ! Puis ils tirèrent deux corps vêtus de combinaisons orange par les pieds sur le sol de marbre du vestibule où ils les lâchèrent sans cérémonie. 318 ATLANTIDE - H y en a d'autres qui travaillent à l'intérieur, dit Giordino d'une voix excitée. Ils sont barricadés au dixième étage. - Où est Max ? demanda un garde qui semblait être le chef. Pitt, un bras sur le visage comme s'il essuyait sa transpiration, se tourna et montra le haut du bâtiment. - Nous avons dû le laisser. Il a été blessé au cours du combat. Vite, envoyez un médecin ! La force de sécurité, bien entraînée, se sépara rapidement en deux groupes dont l'un se dirigea vers l'ascenseur et l'autre se précipita vers l'escalier anti-incendie. Pitt et Giordino s'agenouillèrent sur les deux gardes inconscients qu'ils avaient tirés de la cabine et firent mine de les examiner jusqu'à ce qu'ils trouvent l'occasion de sortir tranquillement du vestibule par la grande porte. - Je n'arrive pas à croire qu'on en soit sortis, dit Giordino tandis qu'ils reprenaient un kart en se hâtant vers le dock où était amarré r Ulrich Wolf. - Par chance, ils étaient trop occupés à appréhender les méchants intrus pour regarder nos visages et voir que nous étions des étrangers. - Mon uniforme de sécurité est trop long et trop serré. Et le tien? - Trop court et trop large mais nous n'avons pas le temps de le faire arranger par le tailleur, murmura Pitt en dirigeant le kart vers le premier dock tout en contournant une grue à flèche qui avançait lentement sur ses rails. Il garda le pied à fond sur la pédale mais la vitesse de l'engin était limitée à environ 20 kilomètres/heure, ce qui lui paraissait horriblement lent. Ils longèrent la stupéfiante ville flottante, évitant les zones de chargement. Le dock était rempli d'une horde affairée de travailleurs, dont beaucoup se déplaçaient en kart électrique, d'autres à bicyclette, certains même contournant les obstacles à toute vitesse à rollers. Pitt avait souvent dû écraser le frein pour éviter de renverser des ouvriers passant tranquillement sur sa route, absorbés par leur tâche. D'énormes chariots à fourche ignoraient également leur approche et traversaient devant eux pour aller déposer leur charge, qu'ils lâchaient, après avoir monté les rampes, dans les cales énormes, ouvertes dans la coque. Il y eut beaucoup de poings levés et de cris de colère tandis que Pitt contournait tous les obstacles humains ou matériels. S'ils n'avaient revêtu les uniformes noirs volés aux gardes dans l'ascenseur, Us auraient sûrement été arrêtés et menacés d'une ATLANTIDE 319 raclée pour leur conduite aussi imprudente. Voyant une occasion de monter à bord sans emprunter de longues passerelles, Pitt se cramponna au volant et fît rapidement virer le kart à droite pour grimper une rampe destinée au chargement des véhicules, de l'autre côté du pont principal, puis descendre une autre rampe jusqu'aux entrailles de la cité flottante, où le fret était entreposé et où se faisait tout l'entretien du navire. Dans le dépôt béant, avec d'immenses couloirs partant dans toutes les directions, à travers les baies de l'entrepôt inférieur, Pitt aperçut un homme en combinaison rouge qui paraissait responsable du chargement des fournitures et de l'équipement. Il alerta Giordino pour lui demander ce qu'il fallait dire en espagnol et s'arrêta soudain. - Vite, nous avons une urgence au niveau 6, section K, cria Giordino. Quel est le chemin le plus court pour y aller? Reconnaissant l'uniforme noir des gardes, l'homme demanda : - Vous ne savez pas ? - On vient de nous muter de la surveillance des côtes, répondit vaguement Giordino, et nous ne sommes pas familiers de l'Ulrich Wolf. Acceptant la présence des gens de la sécurité sur une mission d'urgence, le responsable du chargement montra un couloir. - Allez au deuxième ascenseur à droite. Rangez votre kart et prenez l'ascenseur jusqu'au pont 4. Là, vous serez à la station du tram 8. Prenez-le jusqu'à la section K. Là, vous prendrez le couloir menant au milieu du navire jusqu'au Bureau de la Sécurité et vous demanderez votre chemin, sauf si vous savez quelle résidence vous cherchez. - Celle où la scientifique américaine et sa fille sont détenues. - Je n'ai aucune idée du lieu. Vous devrez vous renseigner auprès de l'officier de la Sécurité ou du chef de la section K en arrivant. - Muchas gracias, dit Giordino par-dessus son épaule tandis que Pitt se hâtait dans la direction indiquée. Jusqu'à présent, c'est parfait, ajouta-t-il en descendant vers le trottoir après avoir sauté de l'Empire State Building L'échange de nos combinaisons orange avec les uniformes des gardes était un coup de génie. - C'est tout ce que j'ai trouvé pour nous sortir du piège, dit modestement Pitt. - A ton avis, dans combien de temps nous tomberont-ils dessus? - Si tu as frappé le garde assez fort, il ne se réveillera pas trop vite pour raconter ce qu'il sait. Tout ce qu'ils découvriront en moins 320 ATLANTIDE de dix minutes, c'est que nous avons pris le chemin de l'Ulrich Wolf et que nous sommes montés à bord. Mais ils ne savent pas encore qui nous sommes ni ce que nous cherchons. Ils suivirent les indications de l'employé du service de chargement et arrêtèrent le kart près du second ascenseur. Celui-ci était fait pour transporter des marchandises lourdes et il était grand. S'y trouvaient des ouvriers avec des palettes où étaient empilées des caisses de conserves. Pitt et Giordino se joignirent à eux et sortirent au niveau six, près d'une plate-forme de chargement levée au-dessus de deux rails qui faisaient le tour de tout le navire. Ils marchèrent de long en large, impatiemment, cinq minutes avant qu'un tram électrique, composé de cinq voitures peintes en jaune pâle à l'extérieur et en violet à l'intérieur, s'approche et s'arrête doucement. Les portes s'ouvrirent avec un léger sifflement. Ils montèrent dans la première voiture. C'était un véhicule prévu pour quarante passagers. H était à moitié plein de gens portant des combinaisons de toutes les couleurs de l'arc-en-ciel. Comme attiré par un aimant, Giordino s'assit à côté d'une jeune femme séduisante, aux cheveux blond clair et aux yeux bleus, qui portait un uniforme d'un joli bleu-gris. Pitt se raidit en reconnaissant l'image type d'un membre de la famille Wolf. Elle le regarda en souriant. - Vous ressemblez à des Américains, dit-elle en anglais avec une touche d'accent espagnol. - A quoi voyez-vous ça ? demanda Pitt. - La plupart de nos agents de sécurité ont été recrutés parmi les militaires américains, répondit-elle. - Vous appartenez à la famille Wolf, dit-il doucement, comme s'il s'adressait à un membre de l'élite. Elle eut un rire plein de gaieté. - Les étrangers doivent penser que nous sortons du même moule. - Votre ressemblance avec les autres est frappante. - Quel est votre nom ? demanda-t-elle d'un ton autoritaire. - Je m'appelle Dirk Pitt, répondit-il impudemment et en fait stupidement, se dit-il en cherchant à lire une réaction dans ses yeux. H n'en vit aucune. On ne l'avait pas prévenue de ses actions menaçantes pour la famille. - Et mon petit copain que voici s'appelle Al Capone. - Moi, je suis Rosa Wolf, dit-elle. - C'est un grand honneur, mademoiselle Wolf, dit Pitt, de faire partie de la grande aventure de votre famille. L'Ulrich Wolf est un ATLANTIDE 321 véritable chef-d'ouvre. Mon ami et moi avons été recrutés parmi les Marines des Etats-Unis il y a seulement deux semaines. C'est vraiment un privilège de servir une famille qui a créé une si extraordinaire ouvre de génie. - Mon cousin Karl est celui qui a conçu l'Ulrich Wolfet les trois autres villes flottantes du Quatrième Empire, expliqua Rosa avec orgueil, ravie des louanges de Pitt. Il a rassemblé les meilleurs architectes navals et les meilleurs ingénieurs pour imaginer et construire nos vaisseaux, depuis les plans jusqu'à la dernière touche. Et tout ça dans le plus grand secret. Contrairement aux plus grands liners de croisière et aux supertankers, nos navires n'ont pas une coque unique mais sont composés de neuf cents compartiments étanches scellés. Si, pendant l'inondation massive du cataclysme prévu, une centaine de cellules sont endommagées et inondées sur n'importe lequel de nos navires, ils ne s'enfonceront que de trente centimètres au plus. - C'est vraiment extraordinaire, dit Giordino en feignant l'enthousiasme. Et quelle est leur source d'énergie ? - Quatre-vingt-dix moteurs diesels de 10 000 CV qui poussent le navire à 25 nouds. - Une ville de 50000 personnes capable de faire le tour du monde ! dit Pitt. Ça semble impossible ! - Pas 50 000, monsieur Pitt. Quand le moment sera venu, ce navire emmènera 125 000 personnes. Chacun des autres bateaux en transportera 50 000, soit un total de 275 000, tous éduqués et élevés pour rebâtir le Quatrième Empire sur les cendres des systèmes démocratiques archaïques. Pitt lutta contre son envie de lancer un débat plus chaud. Tournant son attention vers la fenêtre du tram, il aperçut un parc aménagé d'au moins 8 hectares se dérouler le long du chemin du tram. Il ne cessait d'être stupéfié par l'immensité de ce projet. Des pistes cyclables et des sentiers de jogging passaient entre les arbres et les étangs où barbotaient des cygnes, des oies et des canards. Rosa nota son intérêt pour la scène pastorale. - Cela n'est qu'un des parcs de loisirs. Au total, il y en a 200 hectares. Avez-vous vu les équipements sportifs, les piscines et les stations thermales ? Pitt fit non de la tête. - Notre temps est assez limité. - Etes-vous marié ? Avez-vous des enfants ? Se rappelant sa conversation avec le garde, Pitt hocha la tête. - Un garçon et une fille. - Nous avons engagé les meilleurs professeurs du monde pour 322 ATLANTIDE enseigner dans nos écoles et les diriger, de la maternelle jusqu'aux niveaux universitaires et aux doctorats. - C'est très réconfortant de savoir cela. - Votre femme et vous pourrez disposer des théâtres, des conférences et séminaires, des bibliothèques et des galeries d'art, où sont rassemblés de véritables trésors. Nous avons aussi des lieux abritant toutes les grandes inventions des Anciens, que l'on pourra étudier en attendant que l'environnement terrestre se régénère, après le cataclysme à venir. - Les Anciens ? demanda Pitt en jouant les niais. - La civilisation que nos grands-parents ont découverte en Antarctique, appelée le peuple des Amènes. C'était une race très évoluée, qui a été détruite quand la terre a été frappée par une comète, il y a 9 000 ans. - Je n'en ai jamais entendu parler, dit Giordino. - Nos savants étudient ce qu'ils nous ont transmis pour que nous apprenions ce qui doit nous arriver au cours des mois et des années à venir. - Combien de temps pensez-vous que cela prendra pour que nous puissions travailler à terre ? demanda Pitt. - Cinq, peut-être dix ans avant qu'il soit possible d'avancer et d'établir un ordre nouveau, dit Rosa. - Est-ce que 125000 personnes pourront survivre assez longtemps ? - Vous oubliez les autres navires, dit-elle avec orgueil. La flotte sera totalement autonome. Le Karl Wolf possède vingt mille hectares de terre labourée déjà plantée de légumes et d'arbres fruitiers. L'Otto Wolf transportera des milliers d'animaux de boucherie et d'élevage. Le dernier navire, le Hermann Wolf, a été destiné à transporter tout l'équipement et les machines pour construire les nouvelles villes, les routes, les ranches et les fermes, quand nous pourrons enfin fouler la terre ferme. Giordino montra un signe digital au-dessus des portes. - On arrive à la section K. - J'ai été très heureux de vous rencontrer, mademoiselle Wolf, dit galamment Pitt. J'espère que vous me rappellerez au bon souvenir de votre cousin Karl. Elle le regarda un moment avec curiosité puis hocha la tête. - Je suis sûre que nous nous reverrons. Le tram s'arrêta doucement et Pitt et Giordino en descendirent. Ils passèrent du quai à une antichambre avec des couloirs partant en étoile dans un vaste labyrinthe. ATLANTIDE 323 - Et maintenant, c'est par où ? - On va droit vers le centre du navire et on suit les signes indiquant la section K, dit Pitt en se dirigeant vers le couloir central, n faut éviter comme la peste le Bureau de la Sécurité. Longeant un couloir qui paraissait sans fin, ils passèrent devant des portes numérotées dont certaines étaient ouvertes sur des pièces qu'on meublait. Ils y jetèrent un coup d'oeil et virent de vastes appartements, dignes d'hôtels de luxe. Pitt comprenait maintenant pourquoi le garde les avait appelés des résidences. Le but était que les occupants devaient vivre aussi confortablement que possible pendant la longue attente pour établir leur communauté sur ce qui resterait de la planète, après la chute de la comète. Des peintures étaient accrochées tous les 9 mètres, le long des murs, entre les portes des résidences. Giordino s'arrêta un instant pour examiner un paysage aux couleurs vives. D s'en approcha et regarda la signature. - Cela ne peut pas être un vrai Van Gogh ! dit-il, sceptique. Ce doit être un faux ou une reproduction ! - C'est un vrai, dit Pitt avec conviction. (Il montra d'autres ouvres plus loin sur les murs.) Ces ouvres viennent sans doute des musées et des collections privées des victimes de l'Holocauste qui ont été pillés par les nazis pendant la Seconde Guerre mondiale. - Comme ce fut charitable de leur part de sauver des ouvres qui ne leur ont jamais appartenu ! - Les Wolf ont l'intention de transporter les plus grands chefs-d'ouvre vers la Terre promise. Pitt se demandait comment les Wolf pouvaient être aussi sûrs du retour de la comète et du fait qu'elle heurterait la terre. Pourquoi n'était-il pas possible qu'elle manque à nouveau sa cible, comme elle l'avait fait 9 000 ans auparavant? Û n'y avait pas de réponse toute faite mais, dès que Giordino et lui se seraient échappés du chantier avec Pat et sa fille, il avait bien l'intention de trouver la solution. Après ce que Giordino estima 400 mètres, ils atteignirent une grande porte marquée " Sécurité, Niveau K ". Ds passèrent très vite devant et arrivèrent enfin à une salle de réception, décorée avec goût, meublée de tables, de chaises et de divans devant une grande cheminée. Cela aurait pu passer pour le hall de n'importe quel hôtel cinq étoiles. Un homme et une femme, vêtus de combinaisons vertes, étaient assis derrière un comptoir sous une grande reproduction de l'arche de Noé. - Il y a quelqu'un, là-haut, qui doit avoir la manie des codes de couleurs, murmura Giordino entre ses dents. 324 ATLANTIDE - Demande-leur où est l'épigraphiste américaine qui déchiffre les anciennes inscriptions, lui souffla Pitt. - Mais comment on dit " épigraphiste " en espagnol ? - Invente-le. Giordino roula des yeux et s'approcha du comptoir devant la femme, pensant qu'elle serait peut-être plus obligeante. - On nous a envoyés pour déménager le Dr O'Connell et sa fille dans un autre endroit du navire, dit-il en essayant de cacher son accent américain. La femme, assez jolie quoiqu'un peu masculine avec un teint pâle et des cheveux noués en chignon, regarda Giordino et nota son uniforme de garde. - Pourquoi ne m'a-t-on pas prévenue plus tôt qu'elle devait être déménagée ? - Il n'y a que dix minutes qu'on me Ta dit. - Je dois vérifier cette demande, dit la femme d'un ton officiel. - Mon supérieur arrive tout de suite. Je vous suggère de l'attendre pour en parler avec lui. - C'est ce que je vais faire, dit-elle en hochant la tête. - En attendant, pouvez-vous m'indiquer la résidence où on la garde pour que nous puissions la préparer à déménager? - Vous ne le savez pas? demanda la femme, déjà soupçonneuse. - Comment le saurions-nous, dit innocemment Giordino, puisqu'elle est sous votre garde de chef de section ? Mon partenaire et moi n'agissons que par politesse en vous prévenant au lieu d'aller tout simplement la chercher. Maintenant, dites-moi où elle est ou nous attendrons que mon supérieur voie ça avec les autorités concernées, si ça peut vous permettre de mieux dormir. Ladite chef de section se mit à hurler. - Vous trouverez le Dr O'Connell enfermée dans la résidence K-37. Mais je ne peux pas vous donner la clef avant de voir votre ordre signé. - Nous n'avons pas besoin d'y entrer pour l'instant, dit Giordino avec un haussement d'épaules indifférent. Nous allons nous mettre devant et attendre. Il fît signe à Pitt de le suivre par où ils étaient venus. - Elle est détenue au K-37, dit-il quand ils furent assez loin pour qu'on ne les entende pas. Je crois que nous sommes passés devant des résidences numérotées trente quelque chose, en venant de l'ascenseur. - Est-elle gardée ? demanda Pitt. ATLANTIDE 325 -- Avec cet uniforme, je suis supposé savoir s'il y a des gardes devant sa porte. Non, je ne pouvais pas poser la question, elle m'aurait pris pour un suspect idiot. - Nous ferions bien de nous dépêcher. Ils doivent être sur notre piste, maintenant. Quand ils atteignirent le K-37, ils trouvèrent un garde devant la porte. Giordino s'approcha de lui. - Vous êtes relevé, dit-il. Le garde, qui mesurait bien 30 centimètres de plus que le petit Etrusque, lui lança un regard interrogateur. - J'ai encore deux heures avant la relève. - N'êtes-vous pas content d'être relevé plus tôt ? - Je ne vous connais pas, dit le garde avec gêne. - Je ne vous connais pas non plus, dit Giordino en faisant mine de s'en aller. Laissez tomber. Mon partenaire et moi allons attendre dans la salle à manger que ce soit l'heure de votre relève. Le garde changea soudain d'avis. - Non, non, je serai ravi de faire un bon somme de deux heures. Sans réclamation supplémentaire, il se dirigea vers l'ascenseur. - Voilà un numéro efficace ! dit Pitt. Dès que le garde fut entré dans l'ascenseur, au bout d'un long couloir, Pitt donna un fort coup de pied près du verrou de la porte, qui s'ouvrit à la volée. Ils entrèrent dans la résidence au pas de charge, presque avant que la porte soit complètement ouverte. Une jeune fille se tenait dans la cuisine, portant une combinaison bleue. Elle était sur le point de boire un verre de lait. Elle eut si peur qu'elle lâcha le verre, qui tomba sur le tapis. Pat arriva en courant de la chambre, elle aussi vêtue d'une combinaison bleue, ses longs cheveux roux coiffés derrière sa tête, en éventail. Elle s'arrêta sur le seuil, glacée, la bouche ouverte mais incapable de prononcer un mot, le regard exprimant une totale confusion. Pitt la saisit par le bras tandis que Giordino s'occupait de la jeune fille. - Pas le temps pour des bisous, dit-il très vite. Nous avons un avion à prendre. - D'où arrivez-vous, beaux mecs? murmura enfin Pat, incrédule et incapable de comprendre. - Je ne sais pas si j'aime qu'on me traite de beau mec, dit Pitt en l'attrapant par la taille et en la poussant vers la porte cassée. - Attendez, cria-t-elle en s'échappant de ses bras. Elle fila à l'intérieur et reparut quelques secondes après, tenant une petite serviette de cuir contre sa poitrine. 326 ATLANTIDE II n'était plus temps de prendre des précautions ni d'agir avec discrétion - pour autant qu'ils aient jamais agi de la sorte. Ils foncèrent dans un long couloir, bousculant les ouvriers qui mettaient les dernières touches au navire. On les regardait bizarrement mais personne ne fit un geste pour les arrêter ou les questionner. Si 1*alarme avait été donnée, et Pitt était sûr que c'était le cas, ils allaient maintenant devoir envisager une confrontation avec les impitoyables Wolf. Quitter le navire, atteindre le bout du dock et disparaître dans l'eau froide du fjord où il leur faudrait nager pendant 3 kilomètres, n'était que la moitié du problème. Bien que leurs véhicules à propulsion les tireraient plus vite qu'elles ne pourraient nager, Pat et sa fille mourraient sans doute d'hypothermie avant d'atteindre le ravin et le Skycar. Ses craintes se confirmèrent soudain quand le hurlement sinistre des sirènes d'alarme résonna dans tout le chantier naval, au moment où ils atteignaient l'ascenseur le plus proche. Pour l'instant, la chance était avec eux. L'ascenseur était arrêté au niveau 6 et ses portes étaient ouvertes. Trois hommes en combinaison rouge allaient décharger des meubles. Sans un mot d'explication, Pitt et Giordino expulsèrent les déménageurs surpris dans le hall, poussèrent Pat et sa fille à l'intérieur et firent descendre la cabine, le tout en moins de quinze secondes. Pendant qu'ils reprenaient momentanément leur souffle, Pitt sourit à la fille de Pat, une jolie jeune fille aux cheveux couleur de topaze et aux yeux bleus comme la mer à Capri. - Comment t'appelles-tu, mon cour ? - Megan, répondit-elle, les yeux agrandis de peur. - Respire fort et détends-toi, dit-il doucement. Moi, je m'appelle Dirk et mon petit copain costaud, c'est Al. Nous allons vous ramener à la maison saines et sauves. Ses paroles eurent un effet calmant et l'expression de grande anxiété de Megan laissa place à une simple inquiétude. De toute évidence, elle lui faisait confiance et Pitt craignit, pour la seconde fois ce soir-là, ce qu'ils allaient rencontrer quand l'ascenseur ouvrirait ses portes. Ils n'allaient pas pouvoir tirer, pas avec les deux femmes à leurs côtés. Mais ses craintes n'étaient pas fondées. Aucune armée de gardes, aucune arme pointée ne les attendaient au niveau du chargement. - Je suis complètement perdu, dit-il en regardant le labyrinthe de couloirs. Giordino tenta de plaisanter. - Dommage que nous n'ayons pas pris une carte de la ville. ATLANTIDE 327 Pitt montra un kart électrique parqué devant une porte marquée " Salle de Circuit ". - Le salut est à portée de la main, dit-il en sautant à la place du chauffeur et en tournant la clef de contact. Tout le monde y monta et il appuya sur l'accélérateur presque avant que leurs pieds aient quitté le sol. Ne pouvant utiliser son petit ordinateur de direction sans lui fixer un cap, il se dirigea au feeling. Après avoir traversé les rails des trams, il trouva une large avenue destinée au fret, qui donnait sur une rampe de chargement et qui descendait jusqu'au dock. L'armée de gardes armés qu'il craignait était arrivée. Ils sortaient d'un camion et se déversaient sur le dock, leurs armes prêtes. Ils se groupèrent autour des rampes de chargement. Pitt estima qu'il y en avait au moins quatre cents, sans compter les mille déjà à leur recherche à bord du navire. Comprenant immédiatement leur dilemme, il cria : - Tenez-vous bien ! Je retourne à l'ascenseur. En se retournant, Giordino ne vit que des combinaisons noires grouillant autour des docks comme des fourmis. - Je déteste quand les choses ne vont pas comme je le veux, dît-il d'un ton boudeur. - On ne s'en tirera jamais... (Pat serra sa fille contre elle.) Plus maintenant. Pitt regarda Giordino. - Est-ce qu'il n'y a pas un vieux chant guerrier qui dit : " on l'a fait une fois, on peut le refaire... " ? - Je n'étais pas né lors de la Seconde Guerre mondiale, répondit Giordino, mais je vois ce que tu veux dire. Ils atteignirent rapidement l'ascenseur mais Pitt ne s'arrêta pas. Les portes étaient encore ouvertes. Il conduisit le kart à l'intérieur juste avant qu'elles ne se referment. Il appuya sur le bouton du sixième niveau, tira le Coït .45 et fit signe à Giordino d'en faire autant. Dès que les portes se rouvrirent, ils se trouvèrent en face des trois déménageurs qu'ils avaient sortis peu avant. Encore stupéfaits de leur éviction, les hommes criaient et faisaient de grands gestes à un homme en jaune qui avait l'air d'un chef. En voyant Pitt et Giordino sortir en force de l'ascenseur dans le kart comme un berger allemand affamé et déchaîné, leurs armes pointées, les quatre hommes s'immobilisèrent et levèrent les mains. - Dans l'ascenseur ! ordonna Pitt. Les quatre hommes restèrent immobiles, sans comprendre, jusqu'à ce que Giordino leur crie l'ordre en espagnol. 328 ATLANTIDE - Désolé, dit Pitt, soudain gêné. Je me suis laissé emporter par l'action. - Tu es pardonné. Le plan qu'ils avaient rapidement mis au point dans le bâtiment des bureaux avait fonctionné, aussi le répétèrent-ils. Six minutes après, ils étaient tous repartis, laissant les quatre hommes en sous-vêtements, attachés avec du ruban adhésif, couchés sur le sol de la cabine. Dès que les portes se rouvrirent, Pitt conduisit le kart par l'entrée principale du cargo, s'arrêta et fit demi-tour. Il envoya l'ascenseur vers les niveaux supérieurs et emmêla les contrôles, en sortant juste avant que les portes se referment. Puis il suivit les panneaux et se dirigea vers le tram. Maintenant, ils étaient trois à porter des combinaisons rouges tandis que le quatrième - lui-même - était en jaune, la couleur de l'autorité, pensait-il. Des gardes étaient déjà postés au croisement, juste avant la station du tram. Pitt arrêta le kart sans hâte et regarda les gardes avec étonnement. Ignorant que Pat et sa fille avaient été enlevées de leurs résidence, le garde ne fut pas étonné outre mesure de voir deux femmes en uniforme de chargeurs car on en avait embauché beaucoup pour manouvrer les chariots à fourches et les véhicules de remorquage. Pat serra le bras de sa fille, comme pour lui interdire de parler ou de bouger. Elle détourna aussi le visage de Megan pour que le garde ne remarque pas ses traits enfantins. Le regard respectueux du garde confirma à Pitt que la combinaison jaune qu'il s'était appropriée représentait l'autorité. - Que se passe-t-il ici? demanda Giordino dont l'espagnol s'améliorait avec la pratique. - Deux intrus vêtus d'uniformes de la Sécurité se sont infiltrés dans le chantier et nous pensons qu'ils sont à bord de rUlrich Wolf. - Des intrus ? Pourquoi ne les avez-vous pas arrêtés avant qu'ils pénètrent dans le chantier ? - Je n'en sais rien, répondit le garde. Tout ce que je sais, c'est qu'ils ont tué quatre gardes en essayant de s'enfuir. - Quatre morts? dit tristement Giordino. Quel dommage! J'espère que vous arrêterez ces salopards. N'est-ce pas, vous autres? Il se tourna vers ses trois compagnons et leur fit un signe encourageant. - Si, si ! dit Pitt avec une expression de vif dégoût. - Nous devons vérifier tous ceux qui entrent et qui sortent de chaque navire, insista le garde. Je dois voir vos cartes d'identité. ATLANTIDE 329 - Avons-nous l'air d'intrus en uniformes de gardes? demanda Giordino d'un ton indigné. Le garde sourit. - Non. - Alors, laissez-nous passer, dit Giordino dont le ton amical sonna soudain froid et officiel. Nous avons des marchandises à charger et une heure limite que nous ne pourrons respecter si nous restons ici à bavarder avec vous. Je suis déjà en retard pour me rendre chez Karl Wolf. A moins que vous ne vouliez être laissé à terre quand le cataclysme se produira, je vous conseille de nous laisser passer. Proprement intimidé, le garde baissa son arme et s'excusa. - Je suis désolé de vous avoir retenus. Incapable de comprendre la conversation, Pitt n'appuya sur l'accélérateur que lorsque Giordino lui donna un coup de coude dans les côtes. Pensant qu'il valait mieux paraître des travailleurs ordinaires du chantier, en route vers une tâche particulière, il se dirigea vers la station du tram la plus proche à une allure modérée, réfrénant son désir de pousser le kart à sa vitesse maximale. Une main sur le volant, Pitt composa un numéro sur son portable Glo-balstar. Sandecker décrocha à la première sonnerie, - Oui? - Ici la Leaning Pizza Tower. Votre commande est en route. - Pensez-vous trouver la maison facilement? - Nous ignorons si nous pourrons arriver avant que la pizza soit froide. - J'espère que vous allez vous dépêcher, dit Sandecker en s'efforçant au calme. Il y a ici des gens qui ont faim. - La circulation est dense. Je ferai de mon mieux, - Je laisserai une lumière allumée. Sandecker reposa le combiné et regarda l'amiral Hozafel d'un air inquiet. - Pardonnez cette conversation apparemment stupide, amiral. - Je comprends parfaitement, dit le vieil Allemand avec courtoisie. - Quelle est leur situation ? demanda Little. - Pas très bonne. Ils ont le DrO'Connell et sa fille et doivent affronter d'énormes difficultés pour s'échapper du chantier naval. La circulation est dense signifie qu'ils sont poursuivis par les forces de sécurité des Wolf. 328 ATLANTIDE - Désolé, dit Pitt, soudain gêné. Je me suis laissé emporter par l'action. - Tu es pardonné. Le plan qu'ils avaient rapidement mis au point dans le bâtiment des bureaux avait fonctionné, aussi le répétèrent-ils. Six minutes après, ils étaient tous repartis, laissant les quatre hommes en sous-vêtements, attachés avec du ruban adhésif, couchés sur le sol de la cabine. Dès que les portes se rouvrirent, Pitt conduisit le kart par l'entrée principale du cargo, s'arrêta et fit demi-tour. Il envoya l'ascenseur vers les niveaux supérieurs et emmêla les contrôles, en sortant juste avant que les portes se referment. Puis il suivit les panneaux et se dirigea vers le tram. Maintenant, ils étaient trois à porter des combinaisons rouges tandis que le quatrième - lui-même - était en jaune, la couleur de l'autorité, pensait-il. Des gardes étaient déjà postés au croisement, juste avant la station du tram. Pitt arrêta le kart sans hâte et regarda les gardes avec étonnement. Ignorant que Pat et sa fille avaient été enlevées de leurs résidence, le garde ne fut pas étonné outre mesure de voir deux femmes en uniforme de chargeurs car on en avait embauché beaucoup pour manouvrer les chariots à fourches et les véhicules de remorquage. Pat serra le bras de sa fille, comme pour lui interdire de parler ou de bouger. Elle détourna aussi le visage de Megan pour que le garde ne remarque pas ses traits enfantins. Le regard respectueux du garde confirma à Pitt que la combinaison jaune qu'il s'était appropriée représentait l'autorité. - Que se passe-t-il ici? demanda Giordino dont l'espagnol s'améliorait avec la pratique. - Deux intrus vêtus d'uniformes de la Sécurité se sont infiltrés dans le chantier et nous pensons qu'ils sont à bord de l'Ulrich Wolf. - Des intrus ? Pourquoi ne les avez-vous pas arrêtés avant qu'ils pénètrent dans le chantier ? - Je n'en sais rien, répondit le garde. Tout ce que je sais, c'est qu'ils ont tué quatre gardes en essayant de s'enfuir. - Quatre morts? dit tristement Giordino. Quel dommage! J'espère que vous arrêterez ces salopards. N'est-ce pas, vous autres? ÏÏ se tourna vers ses trois compagnons et leur fit un signe encourageant. - Si, si ! dit Pitt avec une expression de vif dégoût. - Nous devons vérifier tous ceux qui entrent et qui sortent de chaque navire, insista le garde. Je dois voir vos cartes d'identité. ATLANTIDE 329 - Avons-nous l'air d'intrus en uniformes de gardes? demanda Giordino d'un ton indigné. Le garde sourit. - Non. - Alors, laissez-nous passer, dit Giordino dont le ton amical sonna soudain froid et officiel. Nous avons des marchandises à charger et une heure limite que nous ne pourrons respecter si nous restons ici à bavarder avec vous. Je suis déjà en retard pour me rendre chez Karl Wolf. A moins que vous ne vouliez être laissé à terre quand le cataclysme se produira, je vous conseille de nous laisser passer. Proprement intimidé, le garde baissa son arme et s'excusa. - Je suis désolé de vous avoir retenus. Incapable de comprendre la conversation, Pitt n'appuya sur l'accélérateur que lorsque Giordino lui donna un coup de coude dans les côtes. Pensant qu'il valait mieux paraître des travailleurs ordinaires du chantier, en route vers une tâche particulière, il se dirigea vers la station du tram la plus proche à une allure modérée, réfrénant son désir de pousser le kart à sa vitesse maximale. Une main sur le volant, Pitt composa un numéro sur son portable Glo-balstar. Sandecker décrocha à la première sonnerie. - Oui? - Ici la Leaning Pizza Tower. Votre commande est en route. - Pensez-vous trouver la maison facilement? - Nous ignorons si nous pourrons arriver avant que la pizza soit froide. - J'espère que vous allez vous dépêcher, dit Sandecker en s'efforçant au calme. Il y a ici des gens qui ont faim. - La circulation est dense. Je ferai de mon mieux, - Je laisserai une lumière allumée. Sandecker reposa le combiné et regarda l'amiral Hozafel d'un air inquiet. - Pardonnez cette conversation apparemment stupide, amiral. - Je comprends parfaitement, dit le vieil Allemand avec courtoisie. - Quelle est leur situation ? demanda Little. - Pas très bonne. Us ont le DrO'Connell et sa fille et doivent affronter d'énormes difficultés pour s'échapper du chantier naval. La circulation est dense signifie qu'ils sont poursuivis par les forces de sécurité des Wolf, 330 ATLANTIDE Little regarda Sandecker dans les yeux. - A combien estimez-vous leurs chances de s'en tirer en un seul morceau ? - Leurs chances ? s'étonna Sandecker avec une expression pei-née. Ils n'ont pas une seule chance. 31 Le tram avançait lentement. Il sortit de la station et en croisa un autre roulant en sens inverse. Bien qu'il prît de la vitesse jusqu'à glisser sur les rails à environ 50 kilomètres/heure, Pitt avait l'impression qu'il se traînait et aurait voulu descendre pour le pousser. Des stations désignées par des lettres de l'alphabet se succédaient. A chacune, ils s'attendaient à voir des gardes monter à bord et les arrêter. Quand le tram changea de passagers à la station W, Pitt commença à reprendre espoir mais, à la station X, la chance les abandonna. Six gardes en uniforme noir montèrent au bout du wagon et commencèrent à vérifier les plaques d'identification des passagers. Pitt observa qu'il s'agissait de bracelets immatriculés qu'ils portaient au poignet, fl se maudit pour ne l'avoir pas su plus tôt. Il les aurait volés en même temps sur les déménageurs. Trop tard, il comprit que les gardes fouilleraient attentivement ceux qui n'en portaient pas. Il nota aussi qu'ils avaient l'air de fouiller avec plus de soin les ouvriers portant des combinaisons jaunes et rouges. - Us s'approchent, nota Giordino sans émotion tandis que les gardes entraient dans le second wagon des cinq qui composaient le tram. - Un par un, dit Pitt, dirigeons-nous sans en avoir l'air vers le premier wagon. Sans parler, Giordino partit le premier, suivi de Megan, puis de Pat, Pitt avançant le dernier. - Nous pourrons peut-être parvenir à la prochaine station avant qu'ils n'atteignent ce wagon, dit Giordino, mais ça va être juste ! - Je doute que nous sortions aussi facilement, dit sombrement Pitt. Ils nous attendront probablement là aussi. 332 ATLANTIDE D avança et regarda par la vitre de la porte menant à une petite cabine de guidage, à la tête du wagon. Il y avait une console avec des boutons et des interrupteurs mais sans conducteur ni mécanicien. Le tram était tout à fait automatique, fl essaya la serrure de la porte mais ne fut pas surpris de la trouver verrouillée. Il étudia les symboles et les marques sur le tableau de bord. L'une, en particulier, attira son attention. Saisissant son Coït, il en frappa la vitre de sa crosse. Celle-ci tomba en morceaux. Ignorant les regards surpris des passagers, il passa la main et déverrouilla la porte. Sans s'arrêter, il manipula le premier des cinq boutons à levier, reliés aux attelages électroniques des wagons. Puis il régla l'ordinateur qui contrôlait la vitesse du tram. L'effet fut celui qu'il escomptait et lui donna une bouffée de satisfaction. Les quatre wagons arrière se détachèrent du wagon de tête et commencèrent à s'éloigner. Bien que chaque wagon eut sa propre source d'énergie, leur vitesse préétablie était maintenant plus lente que celle du wagon de tête. Les gardes ne purent que contacter les autres équipes de fouille et regarder, impuissants, la distance augmenter rapidement entre les wagons et leurs proies prendre le large. Quatre minutes plus tard, le wagon de Pitt et de ses amis traversa la station Y sans s'arrêter, pour la plus grande frustration des gardes et la stupeur des ouvriers attendant sur le quai. Pitt avait l'impression qu'une main glacée lui serrait l'estomac et que sa bouche était pleine de feuilles sèches. Il faisait un pari désespéré et les dés n'étaient pas en sa faveur. Il regarda derrière lui dans le wagon et aperçut Pat, assise, un bras autour des épaules de Megan, une main toujours serrée sur la serviette, le visage pâle, étrange, triste et désespéré. Il s'approcha d'elle et passa une main dans sa chevelure rousse. - On s'en sortira, assura-t-il d'un ton convaincu. Le vieux Dirk vous fera traverser les mers et les montagnes. Elle leva les yeux et réussit à lui adresser un vague sourire. - Est-ce garanti ? - Dur comme fer, répondit-il, sentant la conviction s'ancrer en lui. Une demi-minute passa. Pitt retourna à la cabine de contrôle et vit qu'ils approchaient de la marina, à la poupe du navire. Loin devant, il aperçut les rails qui commençaient à virer vers la marina où le tram, il en était sûr, devait s'arrêter à la station Z avant de reprendre son parcours autour du navire. Il n'avait pas besoin d'être extralucide pour savoir que les gardes avaient atteint la station avant eux et n'attendaient que de les allumer avec un arsenal varié. ATLANTIDE 333 - Je vais ralentir le tram à environ 16 kilomètres/heure, dit-il. Quand je vous le dirai, vous sauterez. Il y a de la végétation le long de la voie, aussi vous atterrirez en douceur. Essayez de rouler en avant quand vous atteindrez le sol. Au point où nous en sommes, nous ne pouvons nous permettre d'avoir une jambe ou une cheville cassée. Giordino mit un bras autour des épaules de Megan. - Nous sauterons ensemble. De cette façon, tu auras un tas de coussins bien gras pour amortir ta chute. Ce qui était un gros mensonge. Giordino n'avait pas une once de gras sur son corps musclé. Pitt régla à nouveau les leviers et le wagon ralentit d'un coup. Dès que les chiffres rouges sur le compteur de vitesse atteignirent 16 kilomètres/heure, il cria : - Maintenant ! Tout le monde dehors ! H hésita, s'assurant que tous avaient sauté du tram. Puis il appuya sur les commandes jusqu'à ce que le compteur revienne à 90 kilomètres/heure avant de courir de la cabine à la porte et de sauter. Le tram accélérait pour reprendre sa vitesse maximale. Il toucha la terre meuble, les pieds les premiers, avant de rouler comme un boulet de canon dans un parterre de bonsaïs, écrasant leurs branches tordues et les enfonçant dans la terre sous son poids. Il se remit debout, un genou douloureux mais encore capable de bouger. Giordino fut tout de suite près de lui, l'aidant à reprendre son équilibre. Il fut soulagé de voir que Pat et Megan, qui ne semblaient souffrir de rien, étaient occupées à enlever la poussière et les aiguilles de pin de leurs cheveux. Le tram avait disparu dans le virage mais l'escalier menant à la première digue se trouvait à 15 mètres de là et aucun garde n'était en vue. - Où allons-nous? demanda Pat, qui retrouvait un peu d'assurance. - Avant de prendre notre avion, expliqua Pitt, nous devons faire un petit voyage en bateau. Il l'attrapa par le bras et la tira derrière lui tandis que Giordino en faisait autant avec Megan. Ils coururent le long des rails et atteignirent l'escalier descendant à la jetée n° 1. Comme l'avait pensé Pitt, les gardes encerclaient la station à la section Z, 200 mètres plus haut, au centre de la marina. La plus grande confusion régnait là-bas, alors que le tram passait comme une flèche et prenait le virage suivant pour rejoindre le flanc bâbord du navire. Les gardes, pensant que leurs proies se cachaient toujours dans le wagon fou, se lancèrent rapidement à sa poursuite pendant que le chef de la Sécurité 334 ATLANTIDE ordonnait qu'on coupe les circuits électriques pour qu'ils cessent d'alimenter le trarn. Pitt calcula qu'il leur faudrait environ sept minutes pour que les gardes atteignent le wagon arrêté et réalisent qu'il était vide. Si lui et ses compagnons n'avaient pas quitté le navire à ce moment-là, leur capture n'aurait fait aucun doute. Aucun des ouvriers de la jetée ne fît attention à eux. Us descendirent calmement les marches. Il y avait trois bateaux entre la première et la seconde jetée, un petit voilier de 7,20 mètres, un bateau que Pitt reconnut comme un yacht de croisière Grand Banks de 12,7 mètres, et une vedette classique de 7,20 mètres. - Montez à bord du gros yacht, dit Pitt en traversant tranquillement la jetée. - Je suppose que nous n'allons pas récupérer notre équipement de plongée, dit Giordino. - Pat et Megan ne supporteraient pas la traversée dans l'eau. Mieux vaut tenter notre chance en surface. - La vedette est plus rapide, nota Giordino. - C'est vrai, mais les forces de sécurité se méfieront s'ils voient un bateau rapide s'éloigner du chantier naval. Le yacht Grand Banks naviguant calmement n'attirera pas autant leur attention. Un employé du dock lavait le pont quand Pitt s'approcha de la passerelle. - Joli bateau, dit-il en souriant. - Eh ? fit l'ouvrier en le regardant sans comprendre. Pitt monta la passerelle et montra les lignes sans fantaisie du Grand Banks 42. - C'est un beau bateau, répéta-t-il en entrant sans complexe dans la cabine du pont. L'ouvrier le suivit à l'intérieur, protestant contre son intrusion mais, dès qu'ils furent hors de la vue des autres employés de la jetée, Pitt détendit son poing en lui assénant un coup sévère à la mâchoire. Puis il se pencha et appela : - Al, largue toutes les amarres. Et vous, mesdames, montez à bord. Pitt étudia un moment les instruments de la console. Il trouva la clef de contact et enfonça les deux boutons des starters. Tout en bas, dans le compartiment des moteurs, deux gros diesels de marine se mirent à tourner et la compression puis l'explosion du carburant dans les chambres de combustion générèrent un claquement très sec. Il ouvrit la fenêtre tribord et y jeta un coup d'oeil. Giordino avait détaché les amarres avant et arrière et montait à bord. ATLANTIDE 335 Pitt engagea la marche arrière et commença, très doucement, à éloigner le bateau d'une vingtaine de mètres de la jetée vers la haute mer. Il passa deux dockers occupés à installer une grille autour de la jetée et leur adressa un signe de la main. Ils lui rendirent son salut. " C'est bien plus facile de faire les choses en douceur, pensa-t-il, que de foncer hors du corral comme un taureau sauvage. " Le bateau passa le bout de la jetée et arriva en haute mer. Maintenant, la poupe du gros navire les dominait. Pitt fit passer le levier en marche avant et dirigea le Grand Banks sur un cap longeant l'Ulrich Wolf. Pour atteindre le fjord et s'échapper du chantier naval, ils devaient faire le tour complet du géant. Pitt régla les gaz jusqu'à ce que les instruments indiquent huit nouds, une vitesse qui, il l'espérait, ne devait pas attirer l'attention. Pour l'instant, il n'y avait pas eu de cris, pas de cloches ni de sifflets, aucun signe de chasse ni de projecteurs les épinglant sur l'eau sombre. A cette vitesse, il faudrait un quart d'heure pour longer tout l'immense navire et contourner sa proue avant de pouvoir enfin s'en écarter et quitter la vive lumière du chantier naval. Quinze minutes abominablement longues, qui leur paraîtraient quinze ans. Et ce ne serait que le premier obstacle. Il y avait encore le patrouilleur qui, à ce moment-là, aurait probablement été alerté de l'échappée des fugitifs sur le yacht Grand Banks. Us ne pourraient rien faire que rester dans la cabine principale, à l'abri des regards, et regarder le monstre immense qu'ils longeaient lentement. De la proue à la poupe, la grande masse était éblouissante de lumières intérieures et extérieures, donnant l'effet d'un stade de base-bail pendant une nocturne. Les plus fameux paquebots de l'Histoire, le Titanic, le Lusitania, le Queen Mary, le Queen Elizabeth et le Normandie, amarrés les uns derrière les autres, n'auraient pas tout à fait égalé l'Ulrich Wo//en longueur. - Je me ferais bien un hamburger, dit Giordino pour essayer de faire baisser la tension. - Moi aussi, répondit Megan, fls ne nous ont donné à manger que des machins dégoûtants. Pat sourit malgré ses traits tirés. - Ça ne sera pas long, chérie, tu auras bientôt ton hamburger. Pitt tourna la tête. - Avez-vous été maltraitées? - Pas de coups, répondit Pat, mais je n'ai jamais travaillé pour des gens aussi désagréables et arrogants. Ils me faisaient travailler vingt heures par jour. 336 ATLANTIDE - Au déchiffrage des inscriptions amènes d'une autre crypte ? - Elles ne venaient pas d'une autre crypte. C'était des photos d'inscriptions qu'ils avaient trouvées dans une cité perdue en Antarctique. Pitt la regarda avec surprise. - En Antarctique ? - Congelées dans la glace, dit-elle en hochant la tête. Les nazis les avaient découvertes avant la guerre. - Elsie Wolf m'a dit qu'ils avaient des preuves que les Amènes avaient construit six chambres. - Je n'en sais rien, admit Pat. Tout ce que je peux vous dire, c'est que j'ai l'impression qu'ils utilisent la ville des glaces pour quelque chose de précis. Quoi, je n'ai pas trouvé. - Avez-vous appris quelque chose de nouveau dans les inscriptions qu'ils vous ont fait déchiffrer? Pendant qu'elle parlait, Pat ne paraissait plus ni triste ni découragée. - J'avais à peine commencé quand vous avez déboulé. Ils étaient très intéressés par ce que nous avions déchiffré dans les chambres du Colorado et de Saint-Paul. Il semble que les Wolf soient très impatients d'étudier les récits laissés par les Amènes qui décrivent les effets du cataclysme. - C'est parce que les inscriptions qu'ils ont découvertes dans la ville perdue datent d'avant la chute de la comète. (Il montra la serviette du menton.) Qu'est-ce qu'il y a là-dedans ? Elle se leva. - Ce sont les photos de la chambre de l'Antarctique. Je n'ai pu me résoudre à les laisser. - On ne fait plus de femmes de votre trempe, dit-il en la regardant avec admiration. Pitt aurait pu en dire davantage mais un bateau passa devant sa proue, à environ cent mètres d'eux. Cela ressemblait à un bateau-atelier et il ne changea pas de cap après avoir tourné et longé le flanc bâbord du Grand Banks. L'équipage semblait occupé à ses tâches et ne parut pas faire attention au yacht. Se détendant un peu en approchant de l'avant de Y Ulrich Wolf sans aucun signe de poursuite, Pitt demanda : - Vous avez dit qu'ils étudiaient ce que seraient les conditions après le cataclysme ? - Sur une grande échelle. Je suppose qu'ils veulent connaître les moindres détails pour survivre. - Je me demande encore pourquoi les Wolf sont aussi sûrs ATLANTIDE 337 qu'une comète va revenir percuter la terre à quelques jours de la prédiction faite par les Amènes il y a neuf mille ans, dit Pitt. - Je n'ai aucune réponse à cela, répondit Pat en secouant la tête. Se traînant toujours à huit nouds, Pitt tourna doucement la barre pour faire prendre au Grand Banks un grand cercle afin de contourner la proue de 1* Ulrich Wolfet passer le bout du dock, grouillant maintenant d'ouvriers du chantier et de gardes vérifiant l'identité de tous ceux, hommes et femmes, portant une combinaison rouge. Il croisa un petit hors-bord naviguant sans lumière qui fit un inquiétant demi-tour et commença à suivre leur sillage. Pitt installa son ordinateur directionnel sur le châssis du pare-brise et étudia les relevés qui devaient le conduire, dans l'obscurité, jusqu'au ravin où ils avaient laissé le Skycar. Trois milles jusqu'au ravin, trois milles sur l'eau dans un bateau qui n'offrait aucune protection contre les projecteurs, les armes automatiques et les mitrailleuses lourdes. Bs ne disposaient, eux, que de deux pistolets. Et puis il y avait les bateaux de patrouille, qui avaient sûrement été prévenus, maintenant, du vol du yacht transportant les intrus fuyant le chantier naval. Sa seule consolation était que les patrouilleurs se trouvaient à l'autre extrémité du fjord, ce qui leur accordait quelques minutes supplémentaires. Une maigre consolation. Avec leur vitesse supérieure, les patrouilleurs pouvaient facilement intercepter le Grand Banks avant qu'il n'atteigne l'entrée du ravin. - Al! - Commandant ? dit Giordino, immédiatement près de lui. - Trouve des bouteilles. Il doit y en avoir à bord. Vide-les puis remplis-les de tout ce que tu pourras trouver de très inflammable. Le diesel brûle trop lentement. Cherche de l'essence ou du solvant. - Des cocktails Molotov, dit Giordino avec un sourire carnassier. Je n'en ai pas lancé depuis le jardin d'enfants. Il fit deux pas et descendit l'échelle menant au compartiment moteurs. Pitt résista à l'envie de pousser la manette des gaz sur leur butée, jugeant qu'il valait mieux jouer un rôle passif. Il regarda par-dessus son épaule la vedette derrière eux, son gros et puissant moteur hors-bord accroché par le travers. Il avait augmenté sa vitesse et se rapprochait. Les lumières du chantier naval révélaient qu'il n'y avait que deux hommes à bord, en uniforme noir, l'un manouvrant le bateau, l'autre debout à l'arrière, tenant un fusil automatique. Celui qui tenait la barre lui fit signe en montrant son oreille. Pitt comprit le message et alluma la radio, la laissant sur la fréquence où elle 338 ATLANTIDE était réglée. Une voix s'éleva en espagnol du haut-parleur, avec une inflexion indiscutable que Pitt traduisit comme un ordre de s'arrêter. Il saisit le micro et répondit : - No habla espanol. -Alto ! Alto ! cria la voix. - Descendez et mettez-vous à plat ventre, ordonna Pitt à Megan et Pat. Elles obéirent en silence, descendant l'échelle menant à la cabine principale. Pitt ralentit le yacht et se tint sur le seuil, son Coït armé glissé dans sa ceinture. Le garde, à l'arrière de la vedette, baissa les genoux, s'apprêtant à sauter à bord du Grand Banks. Alors Pitt remit les gaz mais se tint un peu en avant de la vedette, mesurant la distance entre les deux bateaux et s'arrangeant pour avancer juste assez parallèlement pour que l'homme qui allait sauter arrive presque en face de la porte menant au pont. Il fallait que son timing soit absolument parfait. Il attendit patiemment, comme un chasseur dans une cache surveille le ciel en attendant le passage d'un canard. Au moment précis où le garde prenait son élan pour sauter entre les deux bateaux, il appuya sur les manettes un court instant pour augmenter sa vitesse puis la tira à nouveau pour ralentir. Le mouvement soudain déstabilisa le garde, qui s'étala sur l'étroit pont bâbord du Grand Banks. Pitt passa sans bruit la porte de la cabine, écrasa le talon de son pied droit sur le cou du garde et lui arracha son fusil automatique, un Bushmaster M17S avec lequel il lui asséna un nouveau coup sur la nuque. Il le pointa ensuite vers le garde au gouvernail du hors-bord et tira, n le manqua car le garde se mit à genoux, saisit le volant, écrasa la manette des gaz et fit virer le hors-bord pour l'éloigner du yacht. Avec un hurlement de moteur, le bateau s'éloigna dans un nuage d'écume et d'eau bouillonnante. Sans attendre d'en voir davantage, Pitt rentra dans la cabine et poussa à son tour les gaz au maximum. L'arrière du Grand Banks plongea dans Peau, la proue se leva et bientôt, il traversait l'eau noire à près de 20 nouds. Pitt se concentra ensuite sur les patrouilleurs qui se hâtaient depuis le fond du fjord, arrivant à toute vitesse, leurs projecteurs fouillant l'eau en se rapprochant sans cesse. Il était évident que le garde à la barre du hors-bord avait fait un rapport à la radio. Le bateau de tête était à environ 800 mètres devant son escorte. D'après ce que Pitt voyait par son pare-brise, il était impossible de prédire ATLANTIDE 339 quand le patrouilleur le plus proche arriverait à la hauteur du yacht. Il savait seulement qu'il croiserait sa course avant d'avoir pu atteindre l'entrée du ravin. Six ou sept minutes, qui feraient toute la différence entre la vie et la mort. Ils étaient loin du chantier naval, maintenant, et il ne leur restait que deux milles à couvrir. Le hors-bord était à moins de 100 mètres derrière eux. La seule raison qui avait empêché le garde restant d'ouvrir le feu avec son propre Bushmaster était qu'il craignait i d'atteindre son partenaire. i Giordino revint dans la cabine avec quatre bouteilles pleines de solvant trouvé dans un bidon et destiné à nettoyer le compartiment moteurs de l'essence et de la graisse. De minces bandes de tissu sortaient du col des bouteilles. Il posa soigneusement les bouteilles sur les coussins d'un banc. Le petit Italien avait un gros bleu au front. - Que t'est-il arrivé ? demanda Pitt. - Un type que je connais ne sait pas diriger un bateau. J'ai été déséquilibré et je me suis cogné contre un tuyau pendant qu'il s'amusait à faire des tours sauvages. (Giordino aperçut alors le corps inanimé du garde, étendu près de la porte.) Mes plus plates excuses. Je ne savais pas que tu avais eu de la visite. - Il est venu sans invitation. Giordino s'approcha de Pitt et regarda par le pare-brise le patrouilleur qui arrivait rapidement. - Aucun coup de semonce avec ces types-là. Ils sont armés jusqu'aux dents et n'auront pas besoin d'excuse pour nous faire sauter. - Peut-être pas. Ils ont encore besoin de l'expertise de Pat pour déchiffrer leurs inscriptions. Ils l'ont peut-être un peu bousculée et ont giflé Megan mais ils ne les tueront pas. Toi et moi ne compterons pas. J'ai l'intention de leur faire une petite surprise. Si nous réussissons à les approcher suffisamment, nous pourrons leur offrir un feu de joie. Giordino dévisagea Pitt. La plupart des hommes auraient exprimé une défaite inévitable. Le visage de son ami n'exprimait rien de semblable. Il n'y vit qu'une détermination calculée et une vague étincelle d'impatience. - Je me demande comment John Paul Jones verrait ça. - Tu vas être occupé avec tes jouets, dit Pitt. Prête-moi ton arme. Ensuite, vas t'allonger à l'extrémité du pont jusqu'à ce que tu entendes tirer. - Toi ou eux ? - Ça n'a aucune importance. 340 ATLANTIDE Giordino lui tendit son Para-Ordnance automatique sans poser de question tandis que Pitt essayait de pousser encore la manette pour tenter vainement de gagner quelques tours de plus. Le Grand Banks donnait tout ce qu'il avait, c'était un bateau fait pour des croisières confortables et non pour la vitesse. Le commandant du patrouilleur était bien décidé à s'approcher du Grand Banks. Il n'avait aucune raison de penser que quelqu'un, à bord, serait assez fou pour s'en prendre à un bateau armé de deux mitrailleuses, plus tout ce que tenaient les hommes entraînés à tuer à la moindre occasion. Il étudia le yacht à la lunette avec un système de vision nocturne. Il ne vit qu'un homme seul, debout à la barre sur le pont, et fit la pire faute que puisse faire un agresseur - il sous-estima profondément son adversaire. Les projecteurs se concentraient sur le Grand Banks, illuminant le bateau d'une lumière éblouissante. Le sillon d'écume coupé par l'étrave tomba quand le patrouilleur de 11,40 mètres s'approcha du yacht et peu à peu arriva à sa hauteur, jusqu'à ne plus être qu'à 6 mètres de lui. D'où il se tenait sur le pont, Pitt protégea ses yeux de la forte lumière et distingua un homme derrière chaque mitrailleuse, les canons pointés directement sur la cabine du pont. Trois autres, épaule contre épaule sur le pont ouvert, à l'arrière de la cabine, tenaient des fusils automatiques Bushmaster. Pitt ne voyait pas Giordino, accroupi de l'autre côté de la cabine. Mais il savait que son ami était prêt à allumer, avec des allumettes ou avec son briquet, les mèches des bouteilles remplies de solvant. C'était un instant particulièrement éprouvant pour les nerfs mais non dénué d'espoir, en tout cas pour Pitt. Il ne brûlait pas du désir de tuer, même pas ces assassins sans âme qu'il apercevait sur l'eau et dont il avait rencontré les amis mercenaires au Colorado. Il savait bien que sa vie et celle de Giordino ne vaudraient pas un sou si on les capturait. Il regarda le commandant de la patrouille porter un haut-parleur à sa bouche. Pitt devina que le mot alto voulait dire " stop " et put donc supposer que les paroles qui allaient avec ne pouvaient être que des menaces et que, s'il ne faisait pas ce qu'on lui ordonnait, les gardes ouvriraient le feu. Il fit signe qu'il comprenait, regarda encore la distance qui le séparait du ravin - moins de 500 mètres maintenant -puis jeta un regard rapide au second patrouilleur pour calculer quand il arriverait pour soutenir son collègue. Cinq à six minutes. Il vérifia ensuite que les deux automatiques étaient bien cachés dans son dos, glissés dans sa ceinture. Alors seulement il réduisit fortement les gaz mais sans les couper, pour maintenir une progression très lente. ATLANTIDE 341 n s'approcha de la porte de la cabine, juste sur le seuil, et leva les mains, comme aveuglé par le flot de lumière des projecteurs. Il ne prit pas la peine de se servir de son vocabulaire espagnol limité. Il cria en anglais : - Qu'est-ce que vous voulez ? - Pas de résistance, ordonna le commandant. J'envoie des hommes à bord. - Comment pourrais-je résister? dit Pitt. Je n'ai pas de mitrailleurs comme vous ! - Dites aux autres de monter sur le pont. Pitt, les mains levées, se tourna et fit semblant de transmettre les ordres. - Ils ont peur que vous tiriez sur eux. - Nous ne tirerons sur personne, répondit le marin d'un ton doucereux de faux jeton. - Eteignez vos lumières, s'il vous plaît, demanda Pitt. Vous m'aveuglez et vous effrayez les femmes. - Restez où vous êtes et ne bougez pas, cria le commandant, exaspéré. En quelques instants, le patrouilleur ralentit ses moteurs à quelques tours/minute et se dirigea vers le Grand Banks. A quelques mètres, deux des gardes posèrent leur fusil et commencèrent à jeter des bouées pare-battages par-dessus la rambarde du patrouilleur. C'était le moment qu'attendait Pitt. Même les hommes derrière les mitrailleuses s'étaient détendus. N'envisageant aucun problème, l'un d'eux allumait une cigarette. L'équipage et le commandant, dont la prudence avait diminué puisque la proie ne se montrait nullement menaçante, pensaient avoir la situation bien en main. Leur attitude était exactement celle qu'avait espérée Pitt. Froidement, précisément, il baissa les bras, sortit les deux automatiques, visa de la main droite l'homme servant la mitrailleuse avant et en même temps, dirigea le canon de l'arme de sa main gauche sur le tireur à l'arrière du patrouilleur. Il tira les deux coups aussi vite que ses doigts purent enfoncer les détentes. A 4,50 mètres, il ne pouvait manquer ses cibles. Le mitrailleur avant tomba à genoux sur le pont, une balle dans l'épaule. Le tireur arrière lança ses mains en l'air et tomba dans l'eau. Presque au même moment, des bouteilles enflammées s'élevèrent, quittèrent le pont du yacht comme des météores et tombèrent sur la cabine et les ponts du patrouilleur où elles explosèrent dans un grondement de flammes quand le verre se cassa et que le contenu prit feu. Le liquide se répandit sur tout le bateau pour 342 ATLANTIDE le transformer en un brasier funéraire étincelant. Pratiquement tout le pont ouvert arrière et la moitié de la cabine s'embrasèrent. Des langues de feu jaillirent bientôt de tous les hublots. Comprenant qu'ils allaient brûler vifs, les marins n'hésitèrent pas à sauter dans l'eau glacée. Le mitrailleur blessé, à l'avant, traversa en chancelant les flammes du pont et sauta par-dessus bord. Les vêtements en flammes, le commandant regarda haineusement Pitt en secouant le poing, avant de sauter à son tour. " Un réflexe nerveux ", pensa Pitt. Il ne perdit pas une seconde. Se précipitant vers la console, il remit les gaz à fond, reprenant la course folle interrompue vers le ravin. Alors seulement il prit la peine de regarder le patrouilleur. Toute l'embarcation était dévorée de flammes dansantes qui s'étiraient vers le ciel nocturne. De la fumée noire montait en torsades qui cachaient les étoiles. Une minute plus tard, ses réservoirs explosaient, lançant des débris tel un feu d'artifice. Il commença à s'enfoncer par l'arrière puis glissa dans l'eau avec un sifflement. Enfin, avec un grand soupir, comme s'il avait une âme, le patrouilleur disparut. Giordino revint vers la cabine et se tint sur le seuil, contemplant les quelques restes qui brûlaient et les taches grasses qui flottaient à la surface. - Joli tir, fit-il tranquillement. - Joli lancer Giordino chercha des yeux le second patrouilleur qui se hâtait pour traverser le fjord. Puis, se tournant un peu, regarda vers la côte. - Ça va être juste, dit-il sérieusement. - Us ne se laisseront pas avoir par une deuxième représentation comme leurs copains. Ils resteront à distance prudente et essaieront de nous gêner en tirant dans nos moteurs. - Pat et Megan sont en bas, lui rappela Giordino. - Fais-les monter. Pitt lut les chiffres affichés par l'ordinateur directionnel. ÏÏ fit un léger réglage et envoya le Grand Banks 5 degrés vers le sud-ouest. Il restait 400 mètres et la distance diminuait rapidement. - Dis-leur de se préparer à abandonner le bateau à l'instant même où nous toucherons la côte. - Tu vas cogner les rochers à toute vitesse ? - Nous n'avons pas le temps de nous amarrer à un rocher et de descendre à terre avec des confettis et une fanfare. - J'y vais, dit Giordino avec un petit salut. Le second patrouilleur se dirigeait droit sur eux, sans savoir que Pitt avait l'intention de filer sur la rive. Le projecteur illumina le ATLANTIDE 343 yacht avec une fermeté inébranlable, comme un spot suit les pas d'une danseuse sur la scène. Les deux bateaux se rapprochaient rapidement, courant l'un vers l'autre. Puis le commandant du patrouilleur parut deviner les intentions de Pitt et vira pour couper la route au Grand Banks et l'empêcher d'atteindre la côte. Disposant de la moitié de la vitesse de son bourreau, Pitt dut accepter le fait qu'il s'était engagé dans une course qu'il ne pourrait pas gagner. Et pourtant, il resta à la barre, les yeux grands ouverts, farouchement déterminé. La bataille était inégale mais il n'allait sûrement pas tendre l'autre joue. L'idée de l'échec ne lui traversa même pas l'esprit. Voyant une occasion inattendue, Pitt donna un coup sec sur le levier des gaz, passant la commande en marche arrière. Le bateau frémit sous l'effort, passant de avant toute à stop avant il se remit à battre l'eau en un maelstrom d'écume. Puis il partit en marche arrière, son tableau arrière carré poussant l'eau de côté comme un bulldozer. Giordino réapparut avec Pat et Megan. Il regarda avec étonne-ment le patrouilleur sur le point de passer devant la proue du yacht tandis que leur propre embarcation partait en arrière. - Ne me dis rien, je tiens à deviner. Tu as imaginé un autre de tes plans machiavéliques ? - Pas machiavélique, seulement désespéré. - Tu vas lui rentrer dedans ! - Si nous jouons bien nos cartes, dit Pitt très vite, je crois que nous pouvons en effet le faire saigner du nez. Maintenant, tout le monde à plat ventre par terre. Utilisez tout ce que vous pourrez pour vous protéger. Parce que, je vous le dis, il va sûrement pleuvoir. Ce n'était pas le moment d'en dire davantage. Le commandant du patrouilleur, ne comprenant pas le mouvement de recul de sa proie, modifia sa course pour traverser à moins de trois mètres de l'avant du Grand Banks, s'arrêter et heurter celui-ci à bout portant. C'était une tactique navale appelée " barrer le T ". fl resta à la barre et leva un bras pour ordonner à ses fusiliers d'ouvrir le feu. Alors, deux événements arrivèrent en même temps. Pitt remit le levier en vitesse max avant et les mitrailleuses du patrouilleur se mirent à tirer. Les hélices du yacht plongèrent dans l'eau et lancèrent le bateau en avant tandis que les balles inondaient le pont. Le pare-brise vola en éclats à travers toute la cabine. Pitt s'était déjà jeté sous la console, une main levée et agrippée sur le bas de la roue du gouvernail. Il ne remarqua qu'un éclat de verre avait blessé le dessus de sa main que lorsque des gouttes de sang lui tombèrent dans 344 ATLANTIDE les yeux. La cabine supérieure du Grand Banks était méthodiquement mise en pièces. Les tireurs visaient haut pour semer la terreur dans l'esprit de ceux qui étaient à plat ventre sur le pont. L'intérieur n'était qu'un nuage de bouts de bois volants tandis que des balles de 9 millimètres déchiraient tout ce qu'elles touchaient. Le commandant du patrouilleur avait coupé sa vitesse et dérivait pour s'arrêter, puisque ses tireurs avaient l'air de s'amuser à démolir cette cible si proche. Mais sa satisfaction était prématurée, alors que le timing de Pitt n'aurait pu être plus parfait. Le commandant ne comprit ce qu'il entendait faire que lorsqu'il fut trop tard. Avant qu'il pût déplacer son navire, le Grand Banks bondit en avant, ses moteurs tournant à toute vitesse. On entendit alors un bruit de fibre de verre et de bois tordu et torturé. La proue du yacht coupa la coque bâbord du patrouilleur et s'enfonça jusqu'à la quille. Le patrouilleur s'inclina sur tribord, son équipage s'agrippant à tout ce qu'il put trouver pour éviter de passer par-dessus bord, et commença à s'enfoncer presque immédiatement. Pitt se releva, remit les gaz en marche arrière et extirpa le Grand Banks de la déchirure de la coque adverse, ce qui provoqua un afflux massif d'eau dans la cavité. Pendant un moment, le patrouilleur lutta pour équilibrer la quille mais les eaux noires se déversèrent sur son pont tandis qu'il s'éloignait en glissant, son projecteur éclairant encore tandis que le bateau plongeait vers le fond du fjord, laissant son équipage lutter pour surnager dans l'eau glacée. - Al, dit Pitt sur le ton de la conversation, vérifie le compartiment avant. Giordino disparut par une écoutille et revint quelques secondes plus tard. - Nous avalons l'eau comme une poire à lavement géante. Dans cinq minutes, nous rejoindrons nos copains dans l'eau et même plus vite si tu n'arrêtes pas ce sabot. - Qui a parlé d'avancer ? Pitt surveillait l'ordinateur directionnel. Il ne restait que 50 mètres pour atteindre la côte et l'entrée du ravin, mais c'était encore trop pour le bateau qui coulait rapidement. Essayer d'avancer ne servirait qu'à augmenter le flux de l'eau se déversant dans la proue éclatée. Son esprit tournait rapidement avec une étrange clarté, comme toujours en cas de crise, envisageant toutes les options possibles. Il mit le Grand Banks en marche arrière, ce qui fit baisser la poupe et lever la proue. Le problème d'inondation temporairement résolu, il prévint ses compagnons. ATLANTIDE 345 - Sortez sur le pont et préparez-vous au choc quand nous heurterons les rochers. - Sur le pont? répéta Pat, apeurée. - Au cas où le bateau chavirerait en touchant la côte, vous devez être à l'extérieur, pour pouvoir sauter dans l'eau. Immédiatement, Giordino fît sortir les deux femmes et les fit asseoir sur le pont, le dos contre la cabine, les bras tendus accrochés à la rambarde, fl s'assit entre elles, les tenant par la taille de ses bras musclés. Pat était glacée de terreur mais Megan, voyant le calme de Giordino, y puisa du courage. Lui et l'homme de la barre les avaient déjà amenées jusqu'ici. Il était tout à fait impossible qu'ils ne tiennent pas parole et ne les ramènent pas chez elles saines et sauves. Le Grand Banks était plus bas à cause de l'eau entrant dans sa coque abîmée sous la ligne de flottaison avant. L'entrée du ravin était toute proche, maintenant. Les gros tas de rochers que Pitt et Giordino avaient enjambés avant de commencer leur voyage sous-marin au chantier naval, plus tôt dans la nuit, se dressaient dans l'obscurité, effrayants et toujours plus proches. Pitt fit de son mieux pour éviter les plus gros, distinguant à peine leurs formes que soulignait seulement l'écume blanche de petites vagues qui les frappaient. Puis l'une des hélices heurta quelque chose avec un grand bruit métallique et se détacha, de sorte que le moteur devint incontrôlable. Ils passèrent d'autres rochers qui semblaient tourbillonner autour d'eux. Puis un coup plus fort fit frissonner le yacht qui avança cependant encore de quelques mètres avant que le côté bâbord s'écrase contre un récif qui fragmenta sa coque. Comme si un barrage s'était effondré, un flux d'eau traversa le pont arrière et enfonça la proue. Le choc suivant fut terrible. Le bateau heurta violemment la roche et s'ouvrit jusqu'à la quille, les lattes de bois se déchirant complètement. Mais tous ces bruits terrifiants cessèrent lorsque le Grand Banks, en piteux état, s'arrêta enfin, à seulement trois mètres du bord de la côte rocheuse. Pitt empoigna le petit ordinateur directionnel et courut à la coupée. - Tous ceux qui doivent aller à terre y vont ! cria-t-il. Il prit Megan par le bras et lui sourit. - Désolé, jeune fille, mais nous n'avons pas le temps de chercher une échelle. n passa par-dessus la rambarde et se laissa glisser avec Megan dans l'eau froide, ses pieds touchant le fond, 1,20 mètre plus bas. n savait que Pat et Giordino étaient derrière lui tandis qu'il se hâtait sur le fond rocheux couvert de vase pour gagner la terre sèche. 346 ATLANTIDE Dès que ses pieds quittèrent l'eau, il lâcha Megan et vérifia son ordinateur pour être tout à fait sûr qu'ils étaient dans le bon ravin, ce qui était le cas. Le Skycar n'était qu'à quelques minutes de marche. - Vous êtes blessé ! dit Pat en voyant la tache de sang sur la main de Pitt, sous la lumière des étoiles et le croissant de lune. C'est une vilaine entaille. - Une coupure de verre, dit-il simplement. Elle mit une main sous sa combinaison rouge, enleva son soutien-gorge et s'en servit pour couvrir la main de Pitt et arrêter le flot de sang. - Eh bien! Je n'avais jamais eu un tel bandage! murmura-t-il avec un sourire. - Etant donné les circonstances, dit-elle en faisant un noud serré, c'est ce que je peux faire de mieux. - Mais qui s'en plaint ? Il la serra affectueusement et se tourna vers l'ombre de Giordino. - Tout va bien? - Mon taux d'adrénaline n'est pas encore redescendu, répondit Giordino en tenant la main de Megan. -- Alors, en avant. Notre avion privé nous attend. Pour Sandecker et l'agent Little, l'attente du prochain appel de Pitt parut interminable. Le feu s'était presque éteint. Il ne restait que quelques braises rouges mais l'amiral ne semblait pas intéressé. Il tirait sur un de ses énormes cigares, couvrant le plafond d'un nuage de fumée bleue. Little et lui paraissaient hypnotisés par les récits que l'amiral Hozafel n'avait jamais racontés à personne depuis plus de cinquante-six ans. - Vous disiez, amiral, dit Sandecker, que les nazis ont envoyé des expéditions explorer l'Antarctique plusieurs années avant la guerre ? - Oui. Adolf Hitler avait bien plus d'imagination qu'on ne pourrait le croire. J'ignore ce qui l'inspirait mais il avait une véritable fascination pour l'Antarctique, souhaitant le peupler d'abord puis en faire un établissement militaire géant. Il croyait que, s'il réalisait ce rêve, ses forces navales et aériennes pourraient contrôler toutes les mers, au sud du tropique du Capricorne. Il confia au capitaine Alfred Ritscher le commandement d'une vaste expédition pour explorer le sous-continent. Le Schwabenland, un ancien porte-avions allemand servant à ravitailler les avions qui traversaient l'Atlantique au début des années 30, fut transformé pour explorer l'Antarctique. fl quitta Hambourg en décembre 1938, sous le prétexte d'étudier la ATLANTIDE 347 faisabilité d'une colonie baleinière. Ayant atteint sa destination au cour de l'été de l'hémisphère Sud, Ritscher envoya un avion muni des caméras allemandes les plus nouvelles. Ses aviateurs couvrirent 250 000 milles carrés! et prirent plus de 11 000 photos aériennes. - J'ai entendu parler de cette expédition, dit Sandecker, mais je n'avais encore jamais connu les faits exacts. - Ritscher y retourna, un an plus tard, avec une expédition plus importante et, cette fois, avec des avions équipés de patins pour atterrir sur la glace. Ils emportèrent aussi un petit zeppelin. Cette fois, ils couvrirent 350 000 milles carrés2 et atterrirent au pôle Sud où ils laissèrent des drapeaux à croix gammée tous les 50 kilomètres pour marquer que ce territoire appartenait aux nazis. - Ont-ils découvert quelque chose d'un intérêt inhabituel? demanda Little. - Je pense bien ! répondit Hozafel. Le survol montra un certain nombre de zones sans glace, des lacs gelés dont la surface mesurait moins de 1,20 mètre d'épaisseur et des puits de vapeur, avec des signes de végétation non loin. Leurs photographies détectèrent aussi quelque chose qui ressemblait à des routes sous la glace. Sandecker se redressa et regarda le vieux commandant d'U-boats allemands. - Les Allemands ont trouvé des preuves de civilisation sous l'Antarctique? Hozafel hocha la tête. - Des équipes utilisant des autoneiges à moteur découvrirent des grottes naturelles dans les glaces. En les explorant, ils tombèrent sur les restes d'une ancienne civilisation. Cette découverte donna aux nazis l'idée d'utiliser leur ingéniosité technique pour construire une grande base souterraine en Antarctique. Ce fut le secret le mieux gardé de la guerre. - D'après ce que je sais, dit Little, les services de renseignements alliés ignoraient tout d'une base nazie en Antarctique. Ils considéraient ces rumeurs comme une propagande tirée par les cheveux. Hozafel eut un petit sourire en coin. - C'est à cela qu'elles servaient. Mais, une fois, l'amiral Donitz a failli se trahir. Pendant un discours à ses commandants d'U-boats, il annonça : " La flotte sous-marine allemande est fière d'avoir construit pour le Fùhrer, dans une autre partie du monde, un Shan-gri-la terrestre, une imprenable forteresse. " Heureusement pour 1.650000km2. 2. 900 000 km2. 348 ATLANTIDE nous, personne n'y fit attention. Les U-boats que je commandais, plus tôt au cours de la guerre, n'ont jamais été envoyés en Antarctique, aussi ne fut-ce qu'à la fin, quand je fus nommé à la tête de l'U-699, que j'appris l'existence de la base secrète, dont le nom de code était Nouveau Berlin. - Comment fut-elle construite ? demanda Sandecker. - Après le début de la guerre, la première démarche des nazis fut d'envoyer deux raiders dans les eaux du Sud pour couler tous les navires ennemis et empêcher les Alliés d'avoir des informations concernant le projet. Jusqu'à ce qu'ils soient eux-mêmes coulés par des navires anglais, les raiders ont capturé et détruit toute une flotte alliée ainsi que tous les bateaux de pêche et les baleiniers qui naviguaient dans cette zone. Ensuite, une armada de cargos déguisés en navires marchands alliés et une flotte d'énormes U-boats, construits non pour le combat mais pour le transport de grosses charges, commencèrent à amener des hommes, des équipements et de l'approvisionnement jusqu'à l'endroit où avait vécu l'ancienne civilisation qui pouvait, pensaient-ils, être l'Atlantide. - Pourquoi construire une base sur d'anciennes ruines? s'étonna Little. Quel but militaire cela servait-il ? - La vieille cité morte et oubliée n'était pas importante en soi. C'était la vaste caverne qu'ils avaient trouvée sous la glace et qui partait de la ville qui les intéressait. La caverne s'étendait sur 40 kilomètres avant de s'achever sur un lac géothermique de 284 km2. Des scientifiques, des ingénieurs, des équipes de construction et tous les corps d'armée - air, terre, mer - ainsi que, bien sûr, un large contingent de SS pour assurer la sécurité et superviser l'opération, vinrent mettre en ouvre l'immense projet d'excavation. Ils amenèrent une véritable armée d'esclaves, pour la plupart des Russes de Sibérie et donc habitués à ces climats froids. - Que sont devenus les prisonniers russes quand la base a été terminée ? demanda Little, qui se doutait de la réponse. L'expression de Hozafel devint triste. - Les nazis ne pouvaient leur permettre de partir et de révéler le plus secret des secrets d'Allemagne. On les a fait mourir à la tâche ou on les a exécutés. Sandecker suivit la fumée de son cigare. - Ainsi, des milliers de Russes gisent sous la glace, inconnus et oubliés. - La vie ne valait pas grand-chose pour les nazis, dit Hozafel. La construction d'une forteresse destinée à lancer le Quatrième Reich valait bien la mort de ces hommes. ATLANTIDE 349 - Le Quatrième Empire, dit sombrement Sandecker. Le dernier bastion nazi et leur dernière tentative pour dominer le monde. - Les Allemands sont une race obstinée. - Avez-vous vu cette base ? demanda Little. - Oui, dit Hozafel. Après avoir quitté Bergen, avec le commandant Harger et l'U-2015, suivi de mon équipage sur l'U-699, nous avons traversé l'Atlantique sans faire surface jusqu'à un port désert de Patagonie. - Où vous avez déchargé vos passagers et vos trésors, ajouta Sandecker. - Vous connaissez cette opération ? - En gros, pas en détail. - Alors, vous ne pouvez pas savoir que seuls les passagers et le matériel médical ont été débarqués. Les trésors artistiques et les autres valeurs, de même que les reliques sacrées des nazis, sont restés à bord de l'U-2015 et de l'U-699. Le commandant Harger et moi-même nous sommes rendus à la base antarctique. Après un rendez-vous avec un navire de ravitaillement, nous avons continué le voyage et sommes arrivés à destination début juin 1945. Ce qu'avait fait la technique allemande était une vraie merveille. Un pilote vint prendre la barre de l'U-2015. Nous avons suivi son sillage jusqu'à une grande caverne, invisible à 400 mètres en mer. Une grande jetée taillée dans la glace et capable d'accueillir plusieurs sous-marins et de gros navires marchands nous fit ouvrir des yeux éblouis. On nous fit amarrer derrière un transport militaire qui déchargeait un avion démonté... - Ils avaient des avions à la base ? interrompit Little. - Le fin du fin de la technologie aérienne allemande. Des bombardiers à réaction Junker 287, destinés aux transports, munis de patins et modifiés pour résister aux conditions subarctiques. La main-d'ouvre d'esclaves avait taillé un grand hangar dans la glace tandis que l'équipement de construction lourd avait damé une piste de 1 500 mètres. Pendant cinq ans, toute une montagne de glace avait été creusée pour fabriquer une petite ville dans laquelle vivaient cinq mille ouvriers de construction et des esclaves. - Est-ce que la glace des cavernes et des tunnels ne commençait pas à fondre, avec la chaleur générée par tant d'hommes et tant de machines ? demanda Little. - Les savants allemands avaient mis au point un revêtement chimique qu'on passait sur les murs de glace et qui les empêchait de fondre. La chaleur, dans le complexe, était maintenue à 28° C. - Si la guerre était terminée, dit Sandecker, à quoi cette base pouvait-elle bien servir ? 350 ATLANTIDE - Si j'ai bien compris, le projet était que l'élite restante des nazis du vieux régime puisse agir secrètement à partir de cette base, infiltrer l'Amérique du Sud, acheter de grands espaces de terre et de nombreuses sociétés techniques et commerciales. Ils ont aussi beaucoup investi dans la nouvelle Allemagne et dans les pays d'Asie, utilisant l'or de leur ancien Trésor national, certains des biens volés revendus en Amérique et de faux dollars, imprimés à partir de vraies plaques du Trésor américain, détenues par les Russes et volées par les Allemands. Les finances n'ont jamais été problématiques pour lancer le Quatrième Reich. - Combien de temps êtes-vous resté à la base ? - Deux mois. J'ai ensuite repris mon U-boat et mon équipage et je suis allé jusqu'au rio de La Plata, où je me suis rendu aux autorités locales. Un officier de la Marine argentine est monté à bord et m'a demandé de continuer jusqu'à la base navale de Mar del Plata. J'ai transmis l'ordre, le dernier que j'aie donné en tant qu'officier de la Kriegsmarine avant de rendre un U-boat complètement vide. - Et cela s'est passé combien de temps après la guerre ? - Quatre mois et une semaine. - Qu'est-il arrivé ensuite ? - Mon équipage et moi avons été mis en prison jusqu'à ce que des agents de renseignements anglais et américains viennent nous interroger. On nous a questionnés pendant six semaines avant de nous relâcher et de nous autoriser à rentrer chez nous. - Je suppose que ni vous ni votre équipage n'avez rien dit aux Alliés? Hozafel sourit. - Nous avons eu trois semaines, pendant le trajet de l'Antarctique en Argentine, pour réviser notre histoire. Elle était peut-être un peu mélodramatique mais personne n'a craqué et les équipes d'enquêteurs n'ont rien appris. Ils étaient très sceptiques, mais qui peut les en blâmer? Un navire allemand disparaît pendant quatre mois puis réapparaît, son commandant prétend qu'il avait cru que les communiqués annonçant la reddition de l'Allemagne ne pouvaient être qu'un complot allié pour nous obliger à dévoiler notre position. Ce n'est pas une histoire plausible mais ils n'ont jamais pu le prouver. (Il fit une pause et regarda le feu mourant.) L'U-699 a ensuite été remis à la Marine américaine, qui l'envoya à sa base de Norfolk, en Virginie, où on l'a démonté jusqu'au dernier boulon. - EtTU-2015? - Je l'ignore. Je n'ai jamais su ce qui lui était arrivé et je n'ai jamais revu Harger. ATLANTIDE 351 - Cela vous intéressera peut-être d'apprendre, dit Sandecker, assez content de lui, que l'U-2015 a été coulé il y a seulement quelques jours, par un sous-marin nucléaire américain dans l'Antarctique. Hozafel fronça les sourcils. - J'ai entendu beaucoup d'histoires d'U-boats allemands en activité au pôle Sud, après la guerre, mais je ne les ai pas crues. - Parce que de nombreux U-boats très performants, des classes XXI et XXII, sont encore portés manquants, dit Little. Nous croyons fermement que depuis la guerre toute une flotte de ces navires est aux mains des dirigeants nazis pour faire une sorte de contrebande. - Je crois pouvoir admettre que vous avez probablement raison. Sandecker allait parler quand le téléphone sonna à nouveau, ïï décrocha, presque anxieux de ce qu'il allait apprendre. - Oui? - C'est juste pour confirmer, dit la voix de Pitt, que la pizza est à votre porte et que le livreur retourne au magasin, malgré la circulation importante en cette heure de pointe. - Merci d'avoir appelé, dit Sandecker. Il n'y avait aucune trace de soulagement dans sa voix. - J'espère que vous rappellerez quand vous aurez une grande envie de pizza. - Je préfère le calzone, dit Sandecker en raccrochant. Bien, dit-il d'un ton las, ils ont repris l'avion et sont en l'air. - Alors, ils sont libres ! dit Little, soudain plein d'entrain. - Quand Dirk a parlé de la circulation importante à l'heure de pointe, il voulait dire qu'ils subissaient l'attaque des avions de la force de sécurité. Je crains qu'ils n'aient échappé aux requins que pour rencontrer les barracudas. Avec son système de guidage automatique, le Moller Skycar s'éleva dans la nuit et effleura les eaux noires du fjord, avant de prendre lentement de l'altitude en balayant presque les glaciers descendant des montagnes. Si quelqu'un, à bord, avait pensé que, dès qu'on aurait atteint le Skycar, on allait entamer un vol paisible jusqu'au navire de la NUMA qui attendait au large de Punta En-trada, celui-là se faisait des illusions. Non pas un mais quatre hélicoptères s'envolèrent du pont de Y Ulrich Wolf et se préparèrent à Intercepter le Skycar. Un seul aurait suffi mais les Wolf envoyèrent toute leur flotte d'avions de surveillance pour arrêter les fugitifs. Il n'y eut pas de formation fantaisiste, aucune tentative d'escarmou- 352 ATLANTIDE che. Ds arrivèrent de front, bien déployés, pour couper la route au Skycar avant qu'il ait pu atteindre le sanctuaire des montagnes. Acheté par les Destiny Enterprises à la Messerschmitt-Bolkov Corporation, l'hélicoptère BO 105LS-7 avait été construit pour l'armée d'Allemagne fédérale surtout comme soutien terrestre et usage paramilitaire. Chacun des appareils qui chassaient le Skycar transportait deux hommes et ses deux moteurs lui donnaient une vitesse maximale de 280 milles à l'heure1. Pour sa puissance de tir, il pouvait faire confiance à un canon ventral pivotant de 20 millimètres. Cette fois, Giordino était à la place du pilote et Pitt surveillait les instruments tandis que Pat et Megan occupaient l'étroit siège arrière. Comme ça avait été le cas à l'aller, Giordino avait fort peu à faire, à part mettre les gaz à leur vitesse maximale. Toutes les autres manouvres étaient contrôlées et effectuées par ordinateur. A côté de lui, Pitt suivait les hélicoptères sur l'écran du radar. - Pourquoi, oh ! pourquoi ces gros casse-pieds ne nous laissent-ils pas tranquilles ? grogna Giordino. - On dirait qu'ils ont envoyé tout le gang, dit Pitt en regardant sur le bord de l'écran les échos qui se rapprochaient autour du Skycar, au centre, comme des balles magnétiques. - S'ils ont des missiles à infrarouge qui peuvent voler dans les canyons, dit Giordino, on est mal ! - Je ne crois pas. Les avions civils sont rarement équipés de missiles militaires. - Est-ce qu'on peut les serrer dans les montagnes ? - Ça va être juste. Leur seul espoir est de nous tirer dessus environ 800 mètres avant que nous ne soyons hors de portée. Après, on pourra les semer. Leur vitesse paraît être d'environ 50 kilomètres en dessous de la nôtre. Giordino jeta un coup d'oil par la verrière. - Nous sortons du glacier et entrons dans les montagnes. Si on zigzague dans les canyons, ils auront du mal à nous viser comme il faut. - Est-ce que vous ne devriez pas concentrer votre attention à faire voler ce machin, au lieu de bavarder tous les deux ? demanda Pat en regardant, mal à l'aise, les montagnes qui se découpaient contre la lumière pâle de la lune, des deux côtés du Skycar. - Comment ça va, derrière ? demanda aimablement Pitt. - On se croirait sur des montagnes russes, dit Megan, ravie. 1. 450 kilomètres/heure. ATLANTIDE 353 Pitt avait conscience du danger et n'était pas aussi enthousiaste que la jeune fille. - Je crois que je vais garder les yeux fermés, merci. - Nous allons être un peu bousculés par les turbulences et les changements soudains de direction, au-dessus des montagnes, parce que nous volons à la vitesse maximale, expliqua Pitt. Mais ne vous inquiétez pas. C'est l'ordinateur qui dirige l'appareil. - Voilà qui est tout à fait réconfortant, murmura Pat. - Les méchants passent le sommet à 9 heures, annonça Gior-dino, regardant avec circonspection les lumières aveuglantes des hélicoptères qui illuminaient les pentes rugueuses des montagnes. Les pilotes des hélicoptères jouaient bien leur partie. Ds n'essayaient pas de rattraper coûte que coûte le Skycar, plus rapide dans les ravins qui coupaient les montagnes. Ils avaient compris qu'ils auraient une occasion, et une seule, d'abattre cet appareil à l'allure bizarre. Ils prirent de l'altitude tous ensemble et tirèrent dans le ravin, leurs balles de 20 millimètres explosant dans l'obscurité en trajectoires diverses à l'avant du Skycar. Pitt comprit immédiatement la tactique et donna un coup de coude à Giordino. - Prends le contrôle manuel ! cria-t-il. Arrête-nous et fais demi-tour. Giordino obéit et accomplit la manouvre presque avant que les mots soient sortis de la bouche de Pitt. Il débrancha le contrôle de l'ordinateur et prit les commandes, faisant faire au Skycar un virage à décrocher l'estomac, qui les jeta tous contre leurs harnais de sécurité, puis faisant plonger l'avion dans les ravins. - Si nous essayions de traverser ce tir de barrage, constata Pitt, nous serions hachés menu. - Il ne leur faudra que quelques secondes pour se remettre en position et tirer par ici. - C'est ça, mon idée. le compte sur eux pour tourner et faire dévier leur feu derrière nous, s'attendant à ce que nous nous y jetions. Mais nous allons filer à nouveau vers l'avant et les forcer à se réaligner, comme nous l'avons fait avec le patrouilleur. Si ça marche comme je veux, nous gagnerons assez de temps pour mettre une montagne entre eux et nous avant qu'ils puissent reconcentrtr leurs tirs. Tandis qu'ils parlaient, les appareils quittèrent leur formation pour faire converger leurs tirs. En quelques secondes, ils s'étaient réalignés et visaient directement le Skycar. C'était le signal qu'attendait Giordino pour propulser l'avion au-dessus du ravin. 354 ATLANTIDE L'appareil s'en sortit à un cheveu mais les secondes passées à faire demi-tour avaient permis aux hélicoptères de se rapprocher. Il n'y eut pas de tir de barrage, cette fois. Les pilotes réagirent rapidement et commencèrent à tirer sauvagement sur le Skycar qui s'enfuyait. Des balles ripèrent sur les gouvernes de queue. Le train d'atterrissage fut arraché et la partie supérieure de la verrière se brisa soudain et disparut dans l'obscurité. Un flot d'air froid envahit d'un coup le cockpit. Les tirs meurtriers mais sans précision s'éparpillèrent tout autour de l'appareil mais heureusement sans toucher les moteurs. Incapable d'éviter latéralement les rafales - car les flancs du ravin étaient à moins de 15 mètres de la partie la plus large de l'appareil - Giordino lui fît faire brutalement des séries de montagnes russes. Les obus de 20 millimètres qui manquaient l'avion allèrent frapper les rochers et firent jaillir des geysers de fragments de roche. Comme un chat poursuivi par une meute de chiens, Giordino lança le Skycar dans un canyon en une série folle de manouvres ondulantes. Encore deux cents mètres, puis cent mètres et soudain, il vira sur 90 degrés, contournant une pente bornée par une paroi rocheuse qui bloqua l'orage des balles. Quand les appareils des Destiny Enterprises atteignirent la barrière et l'eurent contournée, le Skycar avait disparu dans l'obscurité des montagnes. Quatrième partie La cité sous la glace PLAQUE GLACIAIRE DE ROSS LITTLE AMERICA BAIE D'OKUMA MERDE ROSS ROUTE PU CROISEUR DES NEIGES 32 10 avril 2001 Buenos Aires, Argentine. Les limousines formaient un arc qui s'étirait tout le long de l'allée circulaire de l'ambassade de Grande-Bretagne à Buenos Aires. Des femmes en robe du soir et des hommes en smoking sortaient des longues voitures et entraient par les hautes portes de bronze dans le vestibule, où ils étaient accueillis par l'ambassadeur, Charles Lexington, et sa femme Martha, une grande femme paisible aux cheveux blancs coupés à la Jeanne d'Arc. L'événement mondain de Tannée était la célébration du couronnement du prince Charles à qui sa mère, la reine Elizabeth, avait enfin laissé le trône. L'élite de la société argentine avait été invitée et il ne manquait personne. Le Président, les principaux députés, le maire de la ville, les financiers et les industriels côtoyaient les célébrités les plus adulées de la nation. Les invités, en entrant dans la salle de bal où jouaient des musiciens en costumes du dix-huitième siècle, étaient enchantés du somptueux buffet préparé par les meilleurs chefs anglais engagés pour cette occasion. Quand Karl Wolf et sa suite habituelle de sours firent leur entrée dans la vaste pièce, ils attirèrent inévitablement les regards de toute l'assemblée. Leurs gardes du corps personnels restèrent près d'eux. Conformément à la tradition familiale, les femmes, superbes, portaient des robes semblables mais de couleurs différentes. Après avoir été saluées par l'ambassadeur britannique, elles passèrent dans la salle de bal, radieuses et enviées par la plupart des femmes présentes. Karl était accompagné de Geli, Maria et Lucie, qui avaient amené leurs maris, et d'Elsie, qui venait de rentrer des Etats-Unis. Tandis 358 ATLANTIDE que ses sours et leurs époux commençaient à danser sur un meddley de mélodies de Cole Porter, Karl mena Elsie au buffet, s'arrêtant en chemin pour accepter une coupe de Champagne d'un valet en livrée. Us choisirent un assortiment de plats exotiques et allèrent s'installer dans la bibliothèque où ils trouvèrent une table vide et deux chaises à côté d'une série de rayonnages chargés de livres du sol au plafond. Elsie allait déguster une bouchée de fromage délicat quand sa main droite s'arrêta à mi-chemin et ses yeux prirent une expression d'incrédulité. Karl vit son air stupéfait mais ne tourna pas la tête, attendant tranquillement une explication, qui arriva avec un homme grand, au visage ferme, accompagné d'une jeune femme ravissante aux cheveux couleur de flammes lui tombant jusqu'à la taille. L'homme portait un smoking sur un gilet de brocart bordeaux barré d'une chaîne de montre en or. La femme avait revêtu une veste de velours de soie noire sur une longue robe noire étroite fendue sur les côtés. Un collier de perles de cristal ornait son cou mince. Ils s'approchèrent des Wolf et s'arrêtèrent. - Quelle joie de vous revoir, Elsie, dit Pitt d'un ton cordial. Avant qu'elle ait pu répondre, il se tourna vers Wolf. - Vous devez être l'infâme Karl Wolf dont j'ai tant entendu parler. (Il se tut pour se tourner vers Pat.) Puis-je vous présenter le Dr Patricia O'Connell? Wolf regarda Pitt comme un lapidaire doit étudier un diamant avant de lever son maillet pour frapper les bords et en sortir une pierre. Bien qu'il ne parût pas reconnaître Pitt, Pat sentit un frisson glacé la parcourir. Le milliardaire était extrêmement bel homme mais avec un regard froid et menaçant. Il dégageait un air de dureté qui en disait long sur la sauvagerie qu'il devait renfermer. S'il savait qui elle était, il n'en montra rien en entendant son nom et ne fit preuve d'aucune politesse particulière en se levant. - Bien que nous ne nous soyons jamais rencontrés, poursuivit Pitt d'un ton amical, j'ai l'impression de vous connaître. - J'ignore tout à fait qui vous êtes, dit Wolf dans un anglais parfait, avec juste une trace d'accent allemand. - Je m'appelle Dirk Pitt. ÏÏ y eut un bref instant d'incompréhension dans le regard de Wolf puis son visage exprima une grande animosité. - Vous êtes Dirk Pitt ? demanda-t-il froidement. - En personne. (Il sourit à Elsie.) Vous paraissez surprise de me voir. Vous avez quitté Washington si vite que nous n'avons pas eu l'occasion de bavarder à nouveau. - D'où sortez-vous ? cracha-t-elle. ATLANTIDE 359 - De l'Ulrich Wolf, répondit poliment Pitt. Après avoir visité le navire, Pat et moi nous trouvions à Buenos Aires. Alors nous avons eu envie de venir vous dire un petit bonjour. Si ses yeux avaient été des lasers, Pitt aurait été frit et grillé sur place. - Nous pouvons vous faire tuer ! - Vous avez essayé mais ça n'a pas marché, répondit calmement Pitt. Je ne vous conseille pas de recommencer, en tout cas pas dans l'ambassade de Grande-Bretagne, devant tous ces gens. - Quand vous atteindrez la rue, monsieur Pitt, vous serez dans mon pays, pas dans le vôtre. Et vous serez incapable de vous protéger. - Ce n'est pas une bonne idée, Karl. Cela ne ferait qu'irriter les marines américains qui nous ont escortés jusqu'ici ce soir, sous la protection de John Horn, l'ambassadeur britannique. Menaçant, l'un des gardes de Karl Wolf s'avança vers Pitt, mais Giordino s'approcha et se plaça devant le garde pour bloquer ses mouvements. Le garde, qui pesait au moins 25 kilos de plus que lui et mesurait au moins 25 centimètres de plus, le regarda avec mépris. - Tu te crois si fort que ça, petit bonhomme ? Giordino lui adressa un sourire condescendant. - Est-ce que ça t'impressionnerait de savoir que j'ai exterminé une demi-douzaine de tes sales copains ? - Il ne plaisante pas, dit Pitt. La réaction du garde fut amusante. Il hésita entre la colère et la prudence. Wolf leva une main et le renvoya d'un geste indolent. - Je vous félicite de votre évasion de V Ulrich Wolf. Mes gardes se sont révélés très incompétents. - Pas du tout, répondit amicalement Pitt. Us ont été excellents. Et nous avons eu de la chance. - D'après le rapport que j'ai reçu, la chance n'a pas eu grand-chose à voir. C'était, de la part de Wolf, un véritable compliment, n se leva lentement et toisa Pitt. Il mesurait cinq centimètres de plus que lui et aurait voulu écraser cette épine dans le flanc des Destiny Enterprises. Ses yeux gris-bleu brillèrent mais Pitt en soutint l'éclat, n était plus intéressé par l'étude de son ennemi que par ce jeu enfantin du premier qui baisse le regard. - Vous faites une regrettable erreur en vous opposant à moi, monsieur Pitt. Vous avez sûrement compris que j'ai l'intention d'utiliser tout ce qui est en mon pouvoir pour rendre le monde aussi pur et aussi sain qu'il l'était il y a neuf mille ans ? 360 ATLANTIDE - Vous avez une étrange façon de le faire ! - Pourquoi êtes-vous venu ici ce soir ? Pitt ne recula pas. - J'ai dû souffrir nombre d'inconvénients à cause de votre famille et j'avais envie de rencontrer l'homme qui joue à être le maître de l'univers. - Et maintenant que vous l'avez rencontré ? - n me semble que vous avez parié tout ce que vous avez sur un phénomène qui ne se produira peut-être pas. Comment pouvez-vous être aussi sûr que la comète jumelle de celle qui a fait disparaître les Amènes reviendra le mois prochain frapper la terre ? Comment savez-vous qu'elle ne la manquera pas, comme la dernière fois ? Wolf regarda Pitt avec curiosité puis sourit perfidement, n était évident qu'un homme aussi riche et puissant que lui n'avait pas l'habitude de parler à quelqu'un qui ne le craignait pas et qui ne rampait pas devant sa divine présence. - Le cataclysme à venir est un fait établi. Le monde tel que le connaissent toutes les créatures vivantes n'existera plus. A l'exception de ma famille, tous les gens ici présents, y compris vous-même, périront. (Il se pencha avec un sourire mauvais.) Mais je crains, monsieur Pitt, que tout cela n'arrive plus vite que vous ne le pensez. Nous avons avancé les pendules, comprenez-vous? La fin du monde commencera... exactement dans quatre jours et dix heures. Pitt essaya de cacher le choc. Moins de cinq jours ! Comment était-ce possible ? Pat ne chercha pas à dissimuler sa consternation. - Comment pouvez-vous faire ça? Pourquoi avoir pris tant de peine pour garder le secret? demanda-t-elle avec passion. Pourquoi n'avoir pas prévenu tous ceux qui vivent sur cette planète afin qu'ils se préparent à ce qui pourrait arriver? Vous et vos précieuses sours n'avez donc aucune conscience? Aucune compassion? La mort de millions d'enfants ne vous tourmente-t-elle pas, comme toute personne saine? Vous êtes aussi cruel que vos ancêtres qui ont massacré des millions... Elsie se leva d'un bond. - Comment osez-vous insulter mon frère ? siffla-t-elle. Pitt passa un bras autour de la taille de Pat. - Ne gâchez pas votre souffle sur ces personnages fangeux, dit-il, le visage blanc de colère. La conversation devenait trop tendue. Mais il ne put résister à l'envie de faire une dernière remarque. Regardant Elsie, il dit calmement, avec un sourire glacé : ATLANTIDE 361 - Vous savez, Elsie, je suis sûr que vous faire l'amour, à vous ou à vos sours, doit ressembler à faire l'amour à un réfrigérateur ! Elsie recula pour le gifler mais Pat s'avança et lui saisit le bras. Elsie se dégagea d'un geste, choquée de ce que quelqu'un n'appartenant pas à sa famille ait osé la traiter avec brusquerie. Pendant un instant, Pitt et Wolf pensèrent que les deux femmes allaient se crêper le chignon mais Pat sourit effrontément et se tourna vers Pitt et Giordino. - Je m'ennuie. L'un d'entre vous ne va-t-il pas me faire danser? Pitt pensa qu'il était plus prudent d'en rester là et d'essayer de tirer aux Wolf quelques renseignements pendant qu'il avait leur attention. Il fit un petit salut à Giordino. - A toi l'honneur. - Avec plaisir. Giordino prit la main de Pat et la conduisit sur la piste où l'orchestre jouait Night and Day. - Très malin de votre part d'accélérer les choses, dit Pitt à Karl Wolf. Comment avez-vous fait ? - Ah ! Monsieur Pitt ! répondit Wolf, j'ai droit, moi aussi, à mes petits secrets. Pitt essaya une autre piste. - Mes compliments pour vos navires. Ce sont des chefs-d'ouvre d'architecture et d'ingénierie marine. Seul le Freedom, la ville flottante construite par Norman Nixon, des Engineering Solutions, peut se comparer à leur taille magnifique. - C'est vrai. (Wolf était intrigué, malgré tout.) J'admets volontiers que bien des qualités dont fait preuve Y Ulrich Wolf viennent de ses plans. - Pensez-vous vraiment que ces immenses vaisseaux flotteront en mer après le grand raz de marée ? - Mes ingénieurs m'ont assuré que leurs calculs sont très précis. - Et qu'arrivera-t-il s'ils se trompent ? L'expression de Wolf montra qu'il n'avait jamais envisagé cette éventualité. - Le cataclysme se produira exactement quand je l'ai prévu et nos navires y survivront. - Je ne suis pas sûr que je souhaite être là après que la terre aura été dévastée et que la plupart des humains et des animaux auront disparu. - C'est la différence entre vous et moi, monsieur Pitt. Vous voyez les choses comme une fin. Moi, je les vois comme un formi- 362 ATLANTIDE dable recommencement. Maintenant, bonne nuit. Nous avons beaucoup à faire. Il prit sa sour par le bras et s'éloigna. Pitt voulait désespérément croire que Wolf n'était qu'un simple fou, mais la passion de l'homme et de toute sa famille était beaucoup plus que du fanatisme. Il resta là, mal à l'aise. Aucun homme aussi intelligent que celui-là n'aurait construit un empire de plusieurs milliards de dollars pour les lancer dans un projet insensé. Il devait y avoir une certaine rationalité là-dessous. Quelque chose de trop horrible pour qu'on puisse l'envisager. Selon le timing des Wolf, Pitt n'avait maintenant que quatre jours pour trouver la réponse. Et pourquoi Wolf s'était-il ouvert à propos de la date limite? On aurait pu croire qu'il se moquait que Pitt la connaisse. Pensait-il simplement que ça n'avait plus d'importance, que personne ne pouvait plus rien y faire ? Ou y avait-il une autre raison dans cet esprit tortueux ? Pitt tourna les épaules et s'éloigna. D s'approcha du bar et commanda un anejo, fait de tequila cent pour cent agave bleue sur des glaçons. L'ambassadeur Horn vint se tenir près de lui. Horn, un petit homme aux cheveux clairs, avait l'allure d'un aigle planant au-dessus d'une forêt, plus intéressé par sa souveraineté que par la recherche d'un repas. - Comment vous êtes-vous entendu avec Karl Wolf? demanda-t-il. - Pas très bien. D a l'air décidé à jouer à Dieu et moi, je n'ai jamais appris à m'agenouiller. - C'est un homme étrange. Je ne connais personne qui se soit approché plus près de lui que vous. Rien n'indiquait qu'il croie à cette histoire fantastique de fin du monde. J'en ai parlé à mes collègues, ici et à Washington. Ils disent que rien ne prouve qu'un tel événement doive se produire, en tout cas pour l'instant. - Vous en savez beaucoup sur lui ? - Non, pas grand-chose. Sauf ce que j'ai lu dans les rapports des agences de renseignements. Son grand-père était un nazi important, qui s'est évadé d'Allemagne à la fin de la guerre. Il est venu ici avec sa famille et un groupe d'autres nazis, ainsi que leurs meilleurs savants et ingénieurs. Peu après leur arrivée en Argentine, ils ont fondé un immense conglomérat financier en moins de deux ans, achetant et faisant tourner les plus grandes fermes, ranches, banques et sociétés commerciales du pays. Quand la base de leur puissance fut établie, ils se sont tournés vers l'étranger et tout ce qu'ils pouvaient accaparer, des produits chimiques à l'électronique. On ne ATLANTIDE 363 peut que deviner d'où venaient les capitaux d'origine. Les rumeurs prétendent qu'il s'agissait de l'or du Trésor allemand et de biens volés aux juifs morts dans les camps. Quelle qu'en soit la source, il a dû s'agir d'une somme colossale pour qu'ils aient pu accomplir tant de choses en si peu de temps. - Que pouvez-vous me dire de sa famille? Horn prit le temps de demander un martini à un serveur. - Je n'en sais que ce qu'on raconte. Mes amis argentins en parlent à voix basse quand leur nom est prononcé. On raconte que le Dr Josef Mengele, l'Ange de la Mort d'Auschwitz, a eu affaire aux Wolf jusqu'à ce qu'il se noie, il y a quelques années. Ce qu'on raconte, je dois l'admettre, sort de l'ordinaire. On dit que Mengele, continuant ses expériences génétiques, a travaillé avec les premières générations des Wolf pour créer des enfants pourvus d'une grande intelligence et d'exceptionnels dons athlétiques. Ces enfants ont donné naissance à une génération encore plus affinée, ce que vous voyez dans cette extraordinaire ressemblance entre les enfants de la troisième génération des Wolf, comme Karl et ses sours qui, je dois le dire, ont tous la même apparence que leurs frères ou leurs cousins. Une rumeur étrange prétend qu'on a fait sortir secrètement de Berlin le sperme d'Adolf Hitler, aux dernières heures de la guerre, et que Mengele s'en est servi sur les femmes de la famille. - Et vous croyez tout cela ? demanda Pitt. - Je ne veux pas y croire, dit Horn en buvant son martini. Les services de renseignements britanniques sont muets à ce sujet. Mais mon propre officier de renseignements, le major Steve Miller, a comparé, en utilisant un scanner, des photos d'Hitler et des photos des Wolf. Aussi écourant que cela puisse paraître, en dehors des cheveux et de la couleur des yeux, il y a bien une ressemblance dans la structure du visage. Pitt se raidit et tendit la main. - Monsieur l'ambassadeur, je vous suis infiniment reconnaissant de votre invitation et de votre protection. C'était un projet assez fou de venir à Buenos Aires et vous vous êtes montré très généreux de votre temps pour m'aider à rencontrer Karl Wolf. Horn saisit la main de Pitt. - Vous avez de la chance que les Wolf aient accepté de paraître. Mais je dois vous dire que ce fut pour moi un réel plaisir de rencontrer quelqu'un capable de dire à cet arrogant personnage d'aller se faire voir. Je suis diplomate et je ne peux donc pas m'offrir le luxe de le lui dire moi-même. - H prétend que la date fatale a été avancée, qu'il ne reste plus 364 ATLANTIDE que quatre jours avant Armaggedon. Je suppose que la famille ne va pas tarder à s'embarquer sur ses supernavires. - Vraiment? C'est bizarre, dit Horn. Je tiens de source bien informée que Karl a l'intention de faire une tournée d'inspection dans ses mines de l'Antarctique après-demain. Pitt fronça les sourcils. - Cela ne lui laisse guère de marge ! - Ce projet a toujours été un peu mystérieux. D'après ce que je sais, la CIA n'a jamais pu infiltrer un agent. Pitt sourit à Horn. - Vous êtes certainement très informé des questions de renseignements, monsieur l'ambassadeur ! - Ça paie toujours d'avoir le nez où il faut, dit Horn en haussant les épaules. Pitt fit tourner la tequila dans son verre et contempla pensivement le liquide et les cubes de glace. Qu'y avait-il de si important en Antarctique que Wolf doive y faire une visite rapide ? se demanda-t-il. Il lui semblait que le nouveau chef du Quatrième Empire aurait dû voler vers sa flotte de navires pour préparer le grand événement au lieu d'aller sur le continent polaire. Il lui faudrait deux jours pour y aller et en revenir. Cela n'avait pas de sens ! 33 Le lendemain, vingt-sept des deux cents membres de la dynastie Wolf, directeurs des Destiny Enterprises et grands architectes du Quatrième Empire, se rassemblèrent dans les bureaux de la société. Ils s'installèrent dans une spacieuse salle de réunions, aux murs recouverts de panneaux de teck, autour d'une table de conférence de douze mètres de long joliment sculptée et également en teck. Un grand portrait à l'huile d'Ulrich Wolf trônait au-dessus de la cheminée, au fond de la pièce. Le patriarche de la famille y posait, raide comme un parapluie dans son uniforme de SS, la mâchoire en avant, le regard sombre perdu sur un horizon lointain au-delà du tableau. Les douze femmes et quinze hommes attendaient patiemment en buvant du porto cinquante ans d'âge dans des verres en cristal. A 10 heures précises, Karl Wolf entra et s'assit à sa place de directeur à une extrémité de la table. H prit son temps pour regarder, les uns après les autres, les visages de ses frères, sours et cousins, impatients. Son père, Max Wolf, avait pris place à sa gauche, Bruno Wolf à sa droite. Karl souriait légèrement et il paraissait de bonne humeur. - Avant que nous commencions cette dernière réunion dans les bureaux des Destiny Enterprises et notre ville bien-aimée de Buenos Aires, j'aimerais exprimer mon admiration pour la façon dont vous et ceux que vous aimez avez accompli une si grande tâche en si peu de temps. Chaque membre de la famille a travaillé bien au-delà de ce qu'on attendait de lui et nous devrions être tout aussi fiers de ce qu'aucun de nous ne nous ait déçus. - Bravo! Bravo! s'exclama Bruno, dont les paroles furent reprises tout autour de la table, accompagnées d'applaudissement. 366 ATLANTIDE - Sans la direction de mon fils, annonça Max Wolf, la grande croisade conçue par mes grands-parents n'aurait jamais pu être réalisée. Je suis fier de votre éminente contribution au nouvel ordre du monde nouveau et rempli d'allégresse parce que notre famille, avec le sang du Fûhrer coulant dans ses veines, est maintenant à la veille de faire du Quatrième Reich une réalité. De nouveaux applaudissements éclatèrent. Pour un étranger, toutes les personnes présentes, à l'exception de Max Wolf, avaient l'air d'avoir été clonées. Mêmes traits, même morphologie, mêmes yeux, mêmes cheveux - on se serait cru dans la galerie des glaces. Karl s'adressa à Bruno. - Ceux qui ne sont pas présents aujourd'hui sont-ils à bord de l'Ulrich Wolf 1 - En effet, répondit Bruno. Tous les membres de la famille sont confortablement installés dans leurs résidences. - Et les provisions et les équipements ? Wilhelm Wolf leva une main pour répondre. - Les stocks de nourriture ont été chargés et rangés à bord des quatre navires. Tout le personnel est à bord sans oublier personne. Tous les équipements, tous les systèmes électroniques ont été testés et retestés. Tous fonctionnent parfaitement. Rien n'a été laissé au hasard ni omis. Toutes les éventualités ont été envisagées et des alternatives préparées. Les navires sont absolument prêts pour résister à la charge des plus grands raz de marée prévus par nos ordinateurs. Il ne nous reste plus qu'à nous envoler jusqu'à l'Ulrich Wo//et à attendre la résurrection. Karl sourit. - Vous devrez y aller sans moi. Il est essentiel que je surveille les dernières préparations de notre opération minière de la baie d'Okuma. - Ne sois pas en retard, dit Elsie en souriant. Nous poumons devoir lever l'ancre sans toi. - N'aie pas peur, ma chère sour, je n'ai aucune intention de rater le bateau. Rosa leva une main. - Est-ce que la scientifique américaine a déchiffré les inscriptions amènes avant de s'échapper? Karl fit non de la tête. - Malheureusement, elle a emporté les informations qu'elle a éventuellement découvertes. - Nos agents ne peuvent-ils les reprendre ? demanda Bruno. - Je crains que non. Elle est trop bien protégée à l'ambassade ATLANTIDE 367 américaine. Le temps que nous préparions un plan et que nous montions une opération pour la reprendre, il sera trop tard. Nous aurons atteint l'heure limite. Albert Wolf, le paléo-écologiste, expert en environnements anciens et leurs effets sur les plantes primitives et la vie animale, demanda la parole. - Il aurait été tout à fait bénéfique d'avoir étudié le récit fait par ceux qui ont survécu au dernier cataclysme, mais je suis sûr que les projections de nos ordinateurs nous ont donné une image assez exacte de ce qui nous attend. - Quand les navires seront en haute mer, dit Elsie, notre priorité sera de vérifier qu'ils sont bien étanches à toute contamination des cendres, aux gaz volcaniques et à la fumée. - Tu peux te rassurer sur ce point, chère cousine, dit Berndt Wolf, le spécialiste en ingénierie. L'intérieur du navire deviendra hermétique en quelques secondes. Puis un équipement filtrant, spécialement conçu, prendra le relais. Tous les systèmes ont été vérifiés et se sont révélés efficaces à cent pour cent. Une atmosphère pure et respirable pour une longue période est une réalité confirmée. - Avons-nous décidé sur quelle partie du monde nous accosterons quand il sera possible de le faire ? demanda Maria Wolf. - Nous continuons à accumuler des données et à calculer des projections, répondit Albert. Nous devons déterminer exactement comment le cataclysme et les tsunamis vont altérer les côtes du monde. Il nous suffira d'analyser la situation quand les dégâts se seront produits. Karl regarda sa famille, autour de la table. - Beaucoup de choses vont dépendre de la façon dont les masses continentales vont changer. L'Europe peut être inondée jusqu'à l'Oural. L'eau peut envahir le désert du Sahara, la glace recouvrir le Canada et les Etats-Unis. Notre priorité est de survivre aux dégâts et d'attendre patiemment avant de décider où établir un quartier général pour notre nouvel ordre mondial. - Nous envisageons plusieurs sites, dit Wilhelm. Les premières considérations sont un port, comme San Francisco, où nous pourrions amarrer les navires, de préférence pas trop loin d'une terre où l'on pourra faire pousser des céréales et des arbres fruitiers, et une zone assez centralisée pour faciliter le transport et répandre notre autorité dans le nouveau monde. Beaucoup de choses dépendront de l'intensité du cataclysme. - Savons-nous combien de temps nous devrons rester à bord des navires avant de nous aventurer à terre ? demanda Gerda Wolf qui 368 ATLANTIDE était, pour sa part, experte en éducation et avait été choisie pour diriger la scolarité à bord. Albert la regarda en souriant. - Sûrement pas plus longtemps qu'il ne sera nécessaire, ma chère sour. Des années passeront mais nous ne pouvons prévoir exactement combien avant que nous puissions commencer notre conquête de la terre. - Et les gens qui survivront sur les hautes terres ? s'enquit Maria. Comment les traiterons-nous ? - Il n'y en aura pas beaucoup, répondit Bruno. Ceux que nous trouverons et rassemblerons seront placés dans des zones sûres pour qu'ils s'en tirent du mieux qu'ils le pourront. - Ne les aiderons-nous pas ? Bruno secoua la tête. - Nous ne pourrons amoindrir nos réserves de nourriture avant que notre peuple puisse vivre de la terre. - Avec le temps, à part nous, les gens du Quatrième Reich, dit Max Wolf, le reste de l'humanité va disparaître. Ne survivront que les plus forts. C'est l'évolution qui veut ça. Le Fuhrer a ordonné qu'une race pure domine un jour le monde. Nous sommes cette race pure. - Soyons honnêtes, mon oncle, dit Félix Wolf. Nous ne sommes pas des nazis fanatiques. Le parti nazi est rnort avec nos grands-parents. Notre génération ne rend hommage à Adolf Hitler que pour sa prévoyance. Nous n'adorons plus la croix gammée ni ne crions Heil devant son image. Nous sommes notre propre race, créée pour débarrasser le monde actuel du crime, de la corruption et des maladies en établissant une humanité de meilleure qualité, celle qui constituera une nouvelle société, délivrée des péchés de l'ancienne. Par nos gènes, une nouvelle race va naître, pure et débarrassée des maux du passé. - Bien dit ! Otto Wolf prit la parole après avoir écouté en silence. - Félix a très bien résumé nos buts et nos responsabilités. Maintenant, il ne nous reste plus qu'à mener notre grande quête jusqu'au triomphe. Il y eut un moment de silence. Puis Karl Wolf croisa les mains et parla lentement. -- II sera très intéressant de voir les conditions qui régneront autour de nous dans un an. Ce sera sûrement un monde inconcevable pour ceux qui seront partis. 34 Un petit camion fermé, peint en blanc, sans logo ni publicité, passa le terminal de l'aéroport Jorge Newbery, situé dans le district fédéral de Buenos Aires. Il s'arrêta à l'ombre d'un hangar d'entretien. L'aéroport servait normalement aux lignes intérieures argentines, y compris celles qui étaient en liaison avec le Paraguay, le Chili et l'Uruguay. Personne ne parut faire attention à un avion à réaction turquoise portant fièrement le logo " NUMA " sur son fuselage, qui atterrit et roula jusqu'au hangar où attendait le camion. Trois hommes et une femme franchirent la passerelle et se retrouvèrent sur le bitume chauffé par le soleil de midi. Au moment où ils allaient atteindre la porte du hangar, ils tournèrent le coin et s'approchèrent du camion. Ils en étaient à 10 mètres quand la porte arrière s'ouvrit et quatre Marines en treillis sautèrent et se postèrent aux quatre coins du véhicule. Le sergent commandant le détachement aida alors la députée Smith, l'amiral Sandecker, Hiram Yaeger et un troisième homme à entrer dans le camion, dont il referma les portes. L'intérieur du véhicule était un bureau confortablement meublé en même temps qu'un poste de commandement. C'était un des cinquante exemplaires construits spécialement pour les ambassades américaines, qui servaient à protéger et à aider les personnels d'ambassade à s'échapper en cas d'attaque, telle la prise d'otages en Iran, en 1979. Pitt s'avança et embrassa Loren, qui était montée la première. - Merveilleuse créature ! Je ne t'attendais pas. Pat O'Connell sentit un pincement de jalousie en voyant les bras 370 ATLANTIDE de Pitt autour de Loren, La députée du Colorado était beaucoup plus attirante qu'elle ne l'avait imaginé. - L'amiral m'a demandé de venir et, comme il n'y avait aucun vote important, me voilà, même si ce n'est que pour quelques heures. - Dommage, dit-il sincèrement. On aurait pu voir Buenos Aires. - J'aurais bien aimé, dit-elle de sa voix sensuelle. Al! Je suis contente de te voir ! ajouta-t-elle en apercevant celui-ci. Il posa sur sa joue un baiser sonore. - Je suis toujours ravi de voir mon gouvernement à l'ouvrage. Sandecker entra, suivi de Yaeger et de l'étranger. Il se contenta d'un signe de tête à Pitt et à Giordino et alla droit à Pat O'Connell. - Vous n'imaginez pas à quel point je suis heureux de vous serrer la main de nouveau, docteur. - Et vous n'imaginez pas combien je suis heureuse d'être ici, répondit-elle en l'embrassant sur le front, ce qui embarrassa beaucoup l'amiral. Ma fille et moi vous devons beaucoup pour avoir envoyé Dirk et Al à notre secours. - Je n'ai pas eu besoin de les envoyer, dit-il prudemment. Ils y seraient allés d'eux-mêmes. Yaeger accueillit ses vieux amis et Pat, que l'on présenta pour la première fois à Loren. Puis Sandecker présenta le Dr Timothy Friend. - Tim est un vieux copain d'école. Il m'a aidé à comprendre l'algèbre, au lycée. Pendant que je suivais les cours de l'Académie navale, il suivait ceux de l'Ecole des mines du Colorado, où il a eu un diplôme de géophysique. Ne s'arrêtant pas là, il a obtenu une licence d'astronomie à Stanford et est devenu un des astronomes les plus respectés et le directeur du laboratoire stratégique de simulation et de calcul informatisé du gouvernement. Tim est un génie des techniques innovatrices de visualisation. La tête chauve de Friend était entourée d'une couronne de cheveux gris, comme un banc de poissons argentés autour d'un dôme de corail. Petit, il devait pencher la tête en arrière pour regarder les deux femmes, beaucoup plus grandes que lui. Giordino, qui ne mesurait que 1,64 mètre, était le seul qu'il pût regarder dans les yeux. Homme tranquille parmi ses amis, il devenait ouvert et plein d'allant devant ses étudiants, les directeurs de corporations ou les hauts fonctionnaires du gouvernement. Il était facile de comprendre qu'il était dans son élément. - Voulez-vous vous asseoir? demanda Pitt en montrant les confortables chaises de cuir et les sofas disposés en carré au centre de la zone de chargement du camion. ATLANTIDE 371 Quand ils furent assis, un serveur de l'ambassade apporta du café et des sandwichs préparés dans une kitchenette, derrière la cabine. - Loren a demandé à venir, dit Sandecker sans préambule. Avec ses collaborateurs au Congrès, elle a enquêté sur les Destiny Enterprises et a recueilli d'étranges renseignements. - Ce que j'ai trouvé, ces deux derniers jours, est très inquiétant, commença Loren. Très tranquillement, dans le plus grand secret, la famille Wolf et les Destiny Enterprises ont vendu toutes leurs affaires, leur moindre part dans les corporations nationales et internationales, le moindre holding financier, toutes les obligations, valeurs, titres de propriété, y compris tous les meubles de leurs maisons. Tous leurs comptes bancaires ont été vidés. Tout ce qu'ils possédaient, grand ou petit, a été liquidé. Des milliards de dollars ont été convertis en lingots d'or, que l'on a transportés en un lieu secret... -... où ils sont maintenant entassés dans les cales à marchandises de leur flotte, acheva Pitt. - C'est comme si les deux cents membres de la famille n'avaient jamais existé. - Ces gens ne sont pas stupides, dit Pitt d'un ton convaincu. Je trouve inconcevable qu'ils soient capables de jugements irrationnels. Alors, y a-t-il une comète qui arrive, oui ou non? - C'est justement pour cela que j'ai demandé à Tim de venir, expliqua Sandecker. Friend posa plusieurs petites piles de papiers sur une table entre les chaises et les sofas. Il prit la première et la feuilleta pour consulter ses notes. - Avant que je réponde à cette question, permettez-moi de remonter un peu dans le temps, pour vous permettre de comprendre ce à quoi se préparaient les Wolf. Je crois qu'il vaut mieux commencer avec la chute de la comète, environ sept mille ans avant Jésus-Christ. Heureusement, il ne s'agit pas d'un événement qui arrive de façon régulière. Bien que la terre soit frappée quotidiennement, c'est par de petits fragments d'astéroïdes pas plus gros que le poing et qui brûlent en pénétrant dans l'atmosphère. Chaque siècle, un morceau de 50 mètres de diamètre environ frappe la Terre, comme celui qui a creusé le cratère de Winslow, en Arizona, ou celui qui a explosé avant de tomber en Sibérie, en 1908, et qui a couvert 2 000 km2. Une fois tous les millions d'années, un astéroïde de 800 mètres de diamètre tombe avec une force égale à toutes les bombes nucléaires du monde lâchées en même temps. Plus de deux mille de ces gros missiles célestes traversent notre orbite très régulièrement. 372 ATLANTIDE - Voilà qui n'est guère encourageant, remarqua Pat. - Que cela ne vous empêche pas de dormir, dit Friend en souriant. Vos risques de mourir à cause d'un astéroïde sont de vingt mille contre une au cours de votre vie. Nous ne pouvons cependant pas écarter la possibilité logique que votre chance disparaisse n'importe quand. Pitt servit de nouveaux cafés. - Je suppose que vous parlez d'un bang particulièrement extraordinaire ? - En effet, dit Friend en hochant vigoureusement la tête. Une fois tous les cents millions d'années, un astéroïde géant ou une comète heurte la terre, comme celui qui est tombé dans la mer, au large du Yucatân il y a soixante-cinq millions d'années et qui a causé la disparition des dinosaures. L'impact est venu d'un objet de 9,5 kilomètres de diamètre, qui a creusé un cratère de 195 kilomètres de diamètre. Friend fit une pause pour regarder ses papiers avant de poursuivre. - Celui-là était plus petit que celui qui a frappé il y a neuf mille ans. Notre calcul par ordinateur indique qu'il mesurait 16 kilomètres de diamètre et plongea dans la baie d'Hudson, au Canada. La réaction en chaîne qui en a résulté a détruit presque 99 % de toute vie animale et végétale sur la planète, c'est-à-dire 20 % de plus que l'astéroïde qui a causé l'extinction des dinosaures, soixante millions d'années plus tôt. Loren regardait Friend avec fascination. - Une réaction en chaîne comprenant quel type de désastre ? - Prenez un objet de 16 kilomètres de diamètre, pesant plusieurs milliards de tonnes et laissez-le tomber dans le vide comme une balle, à la vitesse de 200 000 kilomètres/heure et vous obtiendrez une explosion gigantesque que vous ne pouvez même pas imaginer. La terre a dû sonner comme une cloche quand le choc a été transmis dans ses moindres recoins. En utilisant un logiciel de trajectographie et les techniques de visualisation, qui sont trop compliquées et que je mettrais deux heures à vous expliquer, nous avons déterminé que la comète a heurté sous un angle obtus, frappant la partie sud-est de la baie d'Hudson et creusant un cratère de 368 000 kilomètres de diamètre, soit dix fois la taille de l'île d'Hawaii. Toute la masse d'eau de la baie est partie en vapeur quand la masse de la comète, qui se désintégrait déjà, a creusé dans la terre un sillon de 3 kilomètres de profondeur. Des astronautes ont pris des photos qui montrent une sphère parfaite là où la côte encercle les restes du cratère. ATLANTIDE 373 - Comment savez-vous que c'était une comète et non un astéroïde ou un météore ? demanda Yaeger. - Un astéroïde est un petit corps ou une planète mineure qui se promène dans le système solaire et tourne autour du soleil. Certains sont riches en carbone, d'autres contiennent des minéraux riches en fer, en silicone et autres minéraux. Les météores sont, pour la plupart, de petits fragments d'astéroïdes qui se sont heurtés les uns les autres et cassés. Le plus gros qu'on ait trouvé pesait soixante-dix tonnes. Une comète est tout à fait différente. On dit souvent que c'est une boule de neige sale, faite de gaz et de particules de poussières. Elles se déplacent souvent sur de très longues orbites ovales, sur la partie la plus extrême du système solaire et souvent même au-delà. A cause de l'interaction gravitationnelle du soleil et des planètes, certaines dévient et orbitent autour du soleil. Quand elles s'en approchent, la surface glacée se vaporise et forme une longue queue conique spectaculaire. On pense généralement qu'elles sont ce qui reste de la formation des planètes. En les perçant et en analysant la composition des débris microscopiques trouvés dans et autour du cratère de la baie d'Hudson, les géophysiciens ont découvert de minuscules particules de la comète qui s'est écrasée sur la terre, il y a neuf mille ans. Les essais n'ont montré aucune trace des minéraux habituels et des métaux généralement associés aux astéroïdes. - Alors, il y a bien eu un impact, dit Sandecker. Qu'est-il arrivé ensuite ? - Un cône renversé démesuré de pierre chauffée à blanc, de vapeur, de poussière et de débris a été projeté au-dessus de l'atmosphère pour revenir plonger dans une pluie brûlante sur la terre, enflammant toutes les forêts du globe. D'énormes quantités de soufre, d'azote chauffé par le choc et de fluor ont été injectées dans l'atmosphère. La couche d'ozone a dû être détruite, le ciel caché, des vents d'ouragan se sont déchaînés sur les terres et les eaux. Notre simulation suggère que ce nuage de débris et de fumée a duré près de quatorze mois. Rien que cela aurait suffi à tuer toute vie sur la terre et brisé pour longtemps la chaîne alimentaire. - Cela me paraît trop horrible pour que je puisse l'imaginer, dit Loren. Friend eut un sourire tendu. - Malheureusement, ce n'est que le prologue. Etant donné que la baie d'Hudson ouvrait sur l'océan Atlantique, des vagues de 11 ou 12 kilomètres se sont formées et ont inondé les terres basses. La Flo-ride a dû être totalement inondée, comme la plupart des îles du monde. La plus grande partie de l'Europe et de l'Afrique a été 374 ATLANTIDE submergée par des vagues qui inondèrent les sols à des centaines de kilomètres. La plupart des anciens habitants d'Australie vivant près des côtes" le continent a dû subir 99 % de morts en quelques minutes. L'Asie du Sud-Est a probablement été submergée par les eaux. Une grande partie de la vie marine a été transportée loin dans les terres où elle est morte quand les grandes vagues se sont enfin retirées. L'équilibre chimique des océans a été altéré. Ce que le cataclysme n'a pas tué, la vase, la boue et les débris l'ont achevé. " Déclenchés par le choc de la comète, d'énormes tremblements de terre, bien plus importants que ce que mesure l'échelle de Richter, ont changé les formes des montagnes, des plaines et des déserts. Alors les volcans du monde, éteints ou actifs, sont entrés en éruption. De la lave en fusion, en grandes plaques de 1 500 mètres d'épaisseur, s'est déversée sur les quelques plaines encore émergées. Si un astronaute avait voyagé jusqu'à Mars avant le cataclysme pour en revenir deux ans après, il n'aurait pas pu reconnaître le monde et n'aurait retrouvé vivant aucun de ses amis ou connaissances. En fait, il aurait été le seul homme au monde. Pitt regarda l'astronome. - Vous ne peignez pas une très belle image ! - Les suites ont été épouvantables. Quand les eaux du déluge se sont retirées, des rochers de toutes formes et de toutes tailles étaient dispersés dans le paysage où ils sont encore aujourd'hui, posant de grandes questions aux géologues qui ne savent expliquer comment ils sont arrivés là. De grands dépôts d'arbres entremêlés, des cadavres d'animaux terrestres et marins avaient été transportés loin dans les terres et s'étaient entassés en importants gisements. On les trouve encore dans les régions glaciaires du monde, prouvant qu'ils ont été amassés là par un cataclysme géant. De grandes masses d'eau ont été prises au piège et ont formé les lacs. Dans un exemple connu, la langue de terre qui séparait l'océan Atlantique de la vallée et des rivières de Méditerranée, fut balayée et permit à la mer de se former. De vieux glaciers fondirent, de nouveaux se formèrent. Des forêts tropicales se mirent à pousser dans des climats tempérés autrefois fouettés par des vents froids sous des températures polaires. Les régions de Gobi, du Sahara et du Mojave, alors plantées de forêts tropicales, devinrent sèches et arides. Les plateaux continentaux qui surplombaient autrefois la mer furent submergés, Les pôles magnétiques s'inversèrent. Les civilisations existantes furent ensevelies 150 mètres sous la surface. Il a peut-être fallu vingt ans pour que le monde retrouve sa stabilité. Les quelques humains qui réussirent à survivre durent affronter une existence très ATLANTIDE 375 difficile, et c'est un miracle que certains aient réussi à devenir nos ancêtres. Pat reposa sa tasse. - Les peuples primitifs de la terre furent si décimés et fragmentés qu'ils ne laissèrent que des souvenirs et les histoires du déluge commencèrent à se répandre. - Qui sait quelles villes, dit Pitt, quels palais avec leurs trésors archéologiques, gisent éparpillés sur le fond marin ou enterrés sous des centaines de mètres de vase et de roche? A part les inscriptions laissées par les Amènes, nous n'avons aucun moyen d'imaginer la splendeur du lointain passé, avant que les civilisations commencent à se reconstruire. Friend était resté silencieux pendant que chaque membre du groupe tentait d'imaginer le cauchemar. Il laissa son regard errer autour de la table dans le camion aménagé, observant avec curiosité leurs expressions d'horreur. Seuls les yeux de Pitt semblaient tranquilles. Il avait l'air de contempler quelque chose de très différent, quelque chose de très éloigné. - Et ainsi se termina le cataclysme, dit Sandecker d'un ton maussade. Friend secoua lentement la tête. - Je n'ai pas encore abordé le pire, dit-il sans plus sourire. Ce n'est qu'au cours des dernières années que les scientifiques ont commencé à comprendre les cataclysmes majeurs que la terre a subis dans le passé, avec ou sans l'influence d'objets venus de l'espace. Nous savons maintenant qu'une grande comète ou un astéroïde heurtant violemment la terre est capable de déplacer sa croûte. Charles Hapgood a émis la théorie que la croûte terrestre flottant littéralement sur un noyau en fusion, cette croûte ou coquille, qui n'a que de 35 à 65 kilomètres d'épaisseur, peut avoir tourné autour de l'axe du noyau, ce qui aurait énormément altéré le climat et les mouvements des continents. On appelle cela le déplacement de la croûte terrestre, et ses conséquences peuvent être catastrophiques. Au début, la théorie d'Hapgood a beaucoup amusé la communauté scientifique. Puis Albert Einstein y a réfléchi et a fini par être d'accord avec lui. - On pourrait comparer cela au revêtement en Téflon d'un ballon de football, proposa Yaeger. - C'est le même principe, reconnut Friend. Notre simulation informatique suggère que l'impact a exercé assez de pression pour faire bouger la croûte. Avec pour résultat le glissement vers l'équateur de certains continents, îles ou masses de terre tandis que 376 ATLANTIDE d'autres s'en éloignèrent. Le mouvement a aussi fait glisser les pôles Nord et Sud de leurs positions d'origine vers des climats plus chauds, ce qui eut pour effet de faire affluer des milliards et des milliards de tonnes d'eau qui firent monter la surface des océans de près de 120 mètres. Pour vous donner un exemple, avant le déluge, un individu aurait pu aller à pied de Londres en France, en traversant la Manche sans se mouiller les pieds. " En fin de compte, le monde entier fut transformé. Le pôle Nord, qui se trouvait au centre du Canada, passa au nord de ce qu'on appelle maintenant l'océan Arctique. La Sibérie glissa aussi au nord en très peu de temps, comme nous le montrent les arbres fruitiers encore pourvus de feuilles et les mammouths laineux que Ton a trouvés gelés sur place, l'estomac plein d'une végétation non digérée, végétation qui ne pousse plus qu'à des milliers de kilomètres d'où on les a trouvés. Du fait que l'Amérique du Nord et la plus grande partie de l'Europe glissèrent vers le sud, ce fut la fin de la grande ère glaciaire. L'Antarctique aussi glissa vers le sud, à près de trois mille kilomètres de la région qu'elle avait autrefois occupée dans les mers du Sud, entre le sud de l'Amérique du Sud et l'Afrique. - L'orbite terrestre en fut-elle affectée ? demanda Yaeger. - Non, l'orbite a gardé sa trajectoire actuelle autour du soleil. L'axe de la terre n'en fut pas affecté non plus. L'équateur est resté où il était depuis le début. Les quatre saisons se succédèrent sans changement. Seule changea la face du monde. - Cela explique beaucoup de choses, remarqua Pitt. Par exemple, comment les Amènes ont pu dessiner la carte de l'Antarctique sans masse glaciaire. -- Et aussi leur ville sous la glace, que les Allemands ont découverte, ajouta Pat. Son climat était vivable avant la dérive des continents. - Et l'axe de rotation de la terre? demanda Giordino. Est-ce qu'il changerait? Friend fît signe que non. - L'inclinaison de la terre de 23,4 degrés resterait constante. L'équateur aussi resterait constant. Seule la croûte terrestre au-dessus du noyau fluide pourrait bouger. - Si nous pouvions revenir un instant à la comète, dit Sandecker. D est temps de répondre à la question de Dirk. Les Amènes et la famille Wolf ont-ils raison de prédire une collision cataclysmique avec la jumelle de la comète qui a frappé la terre ? - Puis-je avoir une autre tasse de café ? demanda Friend. ATLANTIDE 377 - Certainement. Loren prit la cafetière et le servit. Friend but quelques gorgées et posa sa tasse. - Bon, alors, avant que je réponde à votre question, amiral, j'aimerais décrire brièvement le système d'alerte que nous avons mis au point l'an dernier en cas d'attaque de la comète ou d'un astéroïde. Un certain nombre de télescopes et d'instruments spécialement étudiés ont été installés dans diverses parties du monde, dans le seul but de découvrir les astéroïdes et les comètes dont les orbites approchent de la terre. Les astronomes qui y travaillent ont déjà découvert plus de quarante astéroïdes qui s'approchent de la terre de façon peu plaisante, à un point ou un autre de son orbite. Mais des calculs détaillés révèlent que tous la manqueront, avec une marge confortable, au cours des années à venir. - Ont-ils entendu parler de l'approche de la seconde comète? demanda Loren, et décidé de ne rien dire de la menace ? - Non, répondit Friend. Bien que les astronomes aient décidé de garder secrète 48 heures la nouvelle d'une éventuelle collision jusqu'à ce que les projections informatisées aient confirmé l'imminence d'une telle collision. On ne rendrait publique la nouvelle que lorsqu'ils seraient certains du fait. - Alors, vous dites... commença Yaeger. - Qu'il n'y a aucune urgence. Pitt regarda Friend. - Redites-nous ça? - L'événement survenu sept mille ans avant Jésus-Christ avait une chance sur un million de se produire. La comète qui a frappé la terre et celle qui est arrivée quelques jours plus tard et qui a manqué notre planète n'étaient pas jumelles. C'était des objets séparés, sur des orbites différentes, qui ont par hasard croisé le chemin de la terre presque en même temps. Une coïncidence incroyable, rien de plus. - Et quand la seconde comète doit-elle repasser par ici? demanda prudemment Pat. Friend réfléchit un moment. - A notre avis, elle ne s'approchera pas à plus d'un million cinq cent mille kilomètres de nous, et ce dans dix mille ans. 35 II y eut un long moment de silence abasourdi tandis que tous ceux qui entouraient le DrFriend demeuraient perplexes. Pitt jura doucement entre ses dents. Il regarda Friend dans les yeux comme pour lire quelque chose dans le regard de l'astronome, une incertitude, peut-être, mais il n'en vit aucune. - La comète... commença-t-il. - Elle s'appelle Baldwin, du nom de l'astronome amateur qui l'a découverte, l'interrompit Friend. - Vous dites que la comète de Baldwin et la seconde comète que les Amènes ont signalée n'en font qu'une ? - Aucun doute à ce sujet, dit Friend en hochant la tête. Les calculs affirment que son orbite coïncide avec celle de la comète qui a causé le cataclysme de Tan 7000 avant J.-C. Pitt jeta un coup d'oil à Sandecker et Pat puis revint à Friend. - Est-il impossible que quelqu'un ait fait une erreur ? Friend haussa les épaules. - fl peut y avoir une erreur de deux cents ans peut-être, mais pas davantage. Le seul autre gros objet entré dans l'atmosphère au cours de l'Histoire connue est celui qui a aplati 2 000 km2 en Sibérie. Sauf que maintenant, les astronomes commencent à croire que, au lieu d'un impact colossal, l'objet a seulement frôlé la terre. - Les Wolf doivent avoir les mêmes données que vous, dit Lo-ren, stupéfaite. Ça n'a pas de sens qu'ils liquident tous les biens de la famille après avoir dépensé des milliards à construire une flotte pour survivre à une catastrophe dont ils savent qu'elle n'aura pas lieu. ATLANTIDE 379 - Nous sommes tous d'accord avec vous, dit Sandecker. Ça peut seulement vouloir dire que la famille Wolf n'est qu'une bande de farfelus. - Pas seulement la famille, ajouta Giordino, mais aussi les deux cent soixante-quinze mille personnes qui travaillent pour eux et qui attendent impatiemment ce voyage vers nulle part. - Cela ne ressemble pas au culte délirant de quelques dingues, murmura Loren. - Très juste, reprit Pitt. Quand Al et moi avons infiltré le supernavire, nous avons rencontré de vrais fanatiques décidés à survivre au déluge. - Je suis arrivée aux mêmes conclusions, dit Pat. Les conversations que j'ai entendues concernant le cataclysme à venir étaient précises. Ces gens-là ne doutaient pas le moins du monde du désastre qui allait détruire le monde et du fait qu'on leur avait confié la mission de reconstruire une nouvelle civilisation sans les handicaps de l'ancienne. Giordino regarda Pat. - Comme une resucée de Noé et de son arche. - Mais sur une bien plus grande échelle, rappela Pat. Sandecker secoua la tête. - Je dois admettre que toute cette histoire est un mystère pour moi. - La famille Wolf doit avoir un motif solide, dit Pitt. (Il se tut un instant tandis que tous les regards se tournaient vers lui.) Il ne peut pas y avoir d'autre réponse. S'ils sont convaincus que le monde civilisé va être balayé et enterré pour l'éternité, ils doivent savoir quelque chose que personne d'autre ne sait sur la terre. - Je vous assure, amiral, dit Friend, qu'aucun désastre ne se prépare dans le système solaire. Et sûrement pas dans les jours à venir. Notre réseau de surveillance ne voit aucun grand astéroïde ni aucune comète se rapprochant de l'orbite terrestre dans un futur proche, et pas non plus avant la fin du siècle prochain. - Alors qu'est-ce qui pourrait provoquer un pareil désastre ? Y a-t-il un moyen de prédire un déplacement de la croûte terrestre ou un glissement des pôles ? demanda Yaeger. - Pas sans l'occasion d'étudier un tel phénomène d'abord. On a vu et enregistré des tremblements de terre, des éruptions volcaniques et des tsunamis. Mais jamais aucun glissement de la croûte ni des pôles n'a eu lieu depuis que la science géologique est apparue en Grèce. Nous n'avons donc aucune donnée solide dont on pourrait tirer des conclusions ou simplement tenter une prédiction. 380 ATLANTIDE - Existe-t-il des conditions sur terre qui pourraient faire dévier la croûte ou les pôles ? demanda Pitt. - Oui, dit lentement Friend. H existe des forces naturelles qui pourraient troubler l'axe de la terre. - Lesquelles ? - Le scénario le plus probable serait un glissement des glaces sur l'un des pôles. - Est-ce possible ? - La terre est comme un gyroscope géant ou une toupie d'enfant tournant sur son axe en même temps qu'elle tourne chaque année autour du soleil. Et, comme une toupie, elle n'est pas parfaitement équilibrée parce que les masses de terre et les pôles ne sont pas idéalement placés pour permettre une stabilisation parfaite. Alors, la terre oscille en tournant. Donc, si les pôles de la terre s'allongent jusqu'à ce qu'il en aille autrement, ça affectera le tremblement, comme une roue mal équilibrée sur une voiture. Et ça, ça pourrait causer un déplacement de la croûte ou un glissement des pôles. Je connais des savants respectés qui croient que cela arrive à intervalles réguliers. - A quelle fréquence ? - Environ tous les six à huit mille ans. - Et quand a eu lieu le dernier glissement? - En analysant des carottes extraites du très profond des mers, les océanographes font remonter le dernier glissement à neuf mille ans, approximativement à l'époque où votre comète a heurté la terre. - Alors vous pourriez dire que l'époque est venue? dit Pitt. - En réalité, elle est dépassée, répondit Friend avec un geste d'impuissance. On ne peut l'affirmer avec certitude. Tout ce que nous savons, c'est que, quand le jour viendra, le glissement sera très soudain. Il n'y aura pas de signes précurseurs. Mal à l'aise, Loren regarda Pitt. - Et quelle en sera la cause ? - La formation de glace qui s'accumule sur l'Antarctique n'est pas également distribuée. Un côté du continent en reçoit beaucoup plus que l'autre. Chaque année, plus de cinquante milliards de tonnes de glace s'ajoutent à la plate-forme de Ross, une masse de glace qui grandit sans cesse et accroît le tremblement de la terre. Dans un certain temps, quand le poids glissera, les pôles en feront autant, ce qui amènera, comme Einstein lui-même l'a prédit, des milliards et des milliards de tonnes d'eau et de glace, de plusieurs milliers de mètres d'épaisseur, à quitter les pôles et à se précipiter ATLANTIDE 381 vers Téquateur. Le pôle Nord glissera vers le sud et le pôle Sud glissera vers le nord. Toutes les forces qui ont été déchaînées par la chute de la comète se répéteront. La principale différence, c'est qu'au lieu d'une population mondiale d'environ un million d'âmes il y a neuf mille ans, nous avons maintenant affaire à sept milliards d'individus qui y trouveront la mort. New York, Tokyo, Sydney, Los Angeles, seront complètement inondées, tandis que les villes au milieu des terres seront rasées et disparaîtront. Il ne restera pas un petit bout de bitume là où des millions de gens marchaient quelques jours plus tôt. - Et si la plate-forme de Ross se détachait soudain du reste du continent et dérivait vers la mer...? demanda Pitt, laissant la question en l'air. Le visage de Friend se fît sévère. - Nous avons déjà envisagé cette hypothèse. Une simulation montre qu'un mouvement drastique de la banquise causerait un déséquilibre assez large pour déclencher un glissement soudain de la croûte terrestre. - Que voulez-vous dire par mouvement drastique? - Notre simulation a montré que, si toute la plate-forme se cassait et s'éloignait de 100 kilomètres dans la mer, le déplacement de sa masse augmenterait le tremblement de la terre suffisamment pour entraîner un glissement des pôles. - A votre avis, combien lui faudrait-il pour dévier de 100 kilomètres ? Friend réfléchit un moment. - Si on tient compte de la poussée des courants dans cette partie de l'Antarctique, je dirais pas plus de trente-six heures. - Ne pourrait-on pas arrêter sa dérive ? demanda Loren. - Je ne vois pas comment, répondit Friend. Non, je doute même que mille bombes nucléaires puissent fondre la plate-forme glaciaire suffisamment pour faire la différence. Mais attention, tout cela est théorique. Qu'est-ce qui pourrait faire dériver la banquise vers la mer? Pitt regarda Sandecker, qui lui rendit son regard. Les deux hommes lisaient le même cauchemar dans les pensées de l'autre. Puis Pitt regarda Loren. - L'usine de nanotechnologie des Wolf qui extrait des minéraux dans l'eau de mer, à quelle distance est-elle de la plate-forme de Ross ? lui demanda-t-il. Loren ouvrit de grands yeux. - Tu ne crois tout de même pas que... 382 ATLANTIDE - A combien ? la pressa Pitt. Finalement, elle poussa un gros soupir. - L'usine est installée juste au bord. Pitt retourna son attention vers Friend. - Avez-vous une estimation de la taille de la plate-forme de Ross, docteur? - Elle est immense, dit Friend en étirant les bras pour souligner ses paroles. Je ne peux pas vous donner ses dimensions exactes. Tout ce que je sais, c'est que c'est la plus grande formation glaciaire du monde. - Donnez-moi quelques minutes, dit Yaeger en ouvrant son ordinateur portable, sur lequel il tapa le mot de passe. Ils restèrent silencieux, regardant Yaeger se connecter à son propre réseau, au QG de la NUMA. En quelques minutes, il lisait les dossiers sur son écran. - On estime sa masse à 545 000 km2, ce qui fait à peu près la surface du Texas. La circonférence, sans compter la partie face à la mer, est d'environ 2 300 kilomètres. Son épaisseur va de 350 à 700 mètres. Les glaciologues la comparent à un gigantesque radeau flottant. Yaeger leva les yeux vers son auditoire. - Il y a, bien sûr, une montagne de renseignements complémentaires sur la banquise, mais ils ne sont pas essentiels. - Comment un homme pourrait-il forcer 545 000 km2 de glace à craquer et à dériver ? demanda Pat. - Je n'en ai pas la moindre idée, dit Pitt. Mais je mettrais ma main au feu que la famille Wolf a prévu ça et y travaille depuis trois générations. - Seigneur ! murmura Friend. C'est impensable ! - Les pièces du puzzle s'emboîtent, dit sombrement Giordino. - Quelle que soit leur méthode, ils ont l'intention de briser la banquise et de l'éloigner du continent pour renverser la rotation de la terre et augmenter son tremblement. Et quand le déséquilibre sera à son stade critique, se produiront le glissement polaire et le déplacement de la croûte. Alors, les méganavires des Wolf, après avoir résisté aux vagues immenses qui en résulteront, seront emportés sur la mer où ils dériveront avant de naviguer sur la terre altérée, pendant plusieurs années, jusqu'à ce que tout rentre dans l'ordre. Quand ils auront vérifié que la terre est de nouveau vivable, ils accosteront et établiront un ordre nouveau, le Quatrième Empire, sur les cadavres de sept milliards d'individus, sans compter la destruction massive de toute vie animale et marine. ATLANTIDE 383 Tous ceux qui étaient assis là, dans le camion, paraissaient assommés, leurs expressions marquant l'horreur et le désespoir. - Que Dieu nous vienne en aide, murmura Loren. Pat regarda Sandecker. - Vous devriez en informer le Président. - J'ai tenu le chef de son Conseil Scientifique, Joe Flynn, au courant de nos recherches mais, jusqu'à présent, personne n'a pris la menace au sérieux. - Ds feraient bien de reconsidérer les choses en vitesse, dit Gior-dino. - Et nous, de repenser nos choix, dit Pitt, et de mettre au point un plan d'action qui se tienne. Il ne nous reste que trois jours et nous n'avons pas une minute à perdre. Pas une, si nous voulons empêcher les Wolf de déclencher l'Apocalypse. 36 Le pilote mit en approche le jet des Destiny Enterprises et se posa sur la longue piste de glace sans le moindre rebondissement. L'avion, le dernier de la flotte entièrement vendue, était un appareil fabriqué à la demande, un Dragonfire japonais à deux moteurs à réaction, sans logo ni numéro d'identification sur son fuselage, ses ailes ou sa queue. Il était peint en blanc et se perdait dans le paysage neigeux tandis qu'il roulait vers ce qui ressemblait à une haute falaise adossée à une montagne couverte de glace. Quand l'appareil fut à moins de 200 mètres de s'écraser contre la montagne, la paroi de glace s'ouvrit comme par miracle, révélant une caverne. Le pilote réduisit lentement les gaz, stoppant le jet au milieu du hangar que des esclaves avaient creusé dans la montagne, près de soixante ans plus tôt. Les réacteurs sifflèrent brièvement avant que les turbines ralentissent leur rotation pour se taire enfin. Derrière, les portes de glace se refermèrent sur une série de roues de caoutchouc massif. Il y avait deux autres appareils dans le hangar, tous deux versions militaires de TA340-300 d'Airbus Industries. L'un pouvait transporter 295 passagers et 20 tonnes de fret. L'autre avait été transformé en simple avion-cargo. Tous deux étaient entre les mains d'une armée d'ouvriers spécialisés, qui vérifiaient les moteurs et remplissaient les réservoirs en vue de l'évacuation prochaine du personnel des Wolf à l'abri des gros navires attendant dans le fjord chilien. Le grand hangar avait l'activité silencieuse d'une ruche. Des ouvriers vêtus de toute la gamme de couleurs des uniformes des Wolf se mouvaient sans bruit, conversant à voix basse en empaquetant des centaines de caisses de bois dans lesquelles reposaient les objets ATLANTIDE 385 d'art et les richesses des Amènes, en même temps que les trésors volés pendant la Seconde Guerre mondiale et les reliques sacrées des nazis. Tout cela allait être transporté sur l'Ulrich Wolf... Cinquante hommes, vêtus de l'uniforme noir des gardes des Des-tiny Enterprises, se mirent au garde-à-vous lorsque Karl et sa sour Elsie sortirent de l'appareil. Karl portait un pantalon de ski et une veste de daim doublée d'alpaga. Elsie était vêtue d'une combinaison de ski une pièce sous un manteau de fourrure. L'homme qui dirigeait le projet de transport attendait au pied de la passerelle quand ils descendirent. - Cousin Karl, cousine Elsie, votre venue nous honore. - Cousin Horst, le salua Karl, j'ai cru de mon devoir de surveiller le déclencheur du jour de l'Apocalypse dans sa phase finale. - Un jour qui est à portée de notre main, dit fièrement Eîsie. - Comment se passe l'évacuation ? - Le fret et les passagers doivent arriver sur l'Ulrich Wolf dix heures avant le cataclysme, le rassura Horst. Leur frère Hugo et leur sour Blondie s'avancèrent pour les accueillir. Ils s'embrassèrent. - Bon retour au Walhalla, dit Blondie à Karl. - D'autres affaires m'ont tenu éloigné trop longtemps, expliqua Karl. Hugo, qui était le chef des gardes de la famille, fit un signe vers une petite voiture électrique, ces véhicules fonctionnant sur batteries afin de ne pas risquer une accumulation d'oxyde de carbone dans les cavernes. - Nous vous emmenons au centre de contrôle, pour que vous voyiez vous-mêmes comment nous préparons la fin du vieux monde. - Après que j'aurai inspecté vos gardes, dit Karl. Suivi d'Elsie, il marcha le long d'une ligne de gardes en uniforme noir, raides comme des manches à balai, leurs P-10 accrochés à leurs hanches et leurs fusils Bushmaster M17S passés à leurs épaules. Il s'arrêta ça et là pour demander à un garde sa nationalité et son histoire militaire. En atteignant le bout de la rangée, il hocha la tête avec satisfaction. - Voilà une compagnie d'hommes intrépides. Tu as bien travaillé, Hugo. Je pense qu'ils peuvent faire face à n'importe quelle intrusion. - Ils ont ordre de tirer pour tuer n'importe quel intrus non identifié qui entrerait dans notre périmètre. - J'espère qu'ils seront plus efficaces que les hommes d'Erich, au chantier naval. 386 ATLANTIDE - n n'y aura pas d'échec ici, assura Hugo, je te le promets, mon frère. - Aucun risque d'approche ? - Aucun, répondit Blondie. Notre unité de détection et de contrôle n'a noté aucune activité à deux cent cinquante kilomètres à la ronde. - Deux cent cinquante kilomètres ne paraît pas bien loin, dit El-sie en la regardant. - C'est la distance jusqu'à Little America Numéro VI, la station de recherches antarctique yankee. Depuis la construction de la station, ils n'ont montré aucun intérêt pour nos opérations. Notre surveillance aérienne n'a détecté aucune tentative de pénétrer notre mine. - Tout est calme sur le plan des Américains, confirma Hugo. Ds ne nous poseront pas de problèmes. - Je n'en suis pas si sûr, dit Karl. Ouvrez l'oil sur toute activité suspecte. Je crains que leurs services de renseignements ne soient sur le point de découvrir notre secret. - Toute tentative pour nous arrêter arrivera trop tard, assura Hugo avec confiance. Le Quatrième Empire est inévitable. - Je prie sincèrement pour que tu aies raison, dit Karl en montant dans la voiture devant les femmes. Généralement galant, Karl venait d'une vieille école allemande, où les hommes ne s'effacent jamais devant leurs compagnes. Le chauffeur de la voiture électrique quitta le hangar et pénétra dans une galerie. Après 400 mètres, ils entrèrent dans une vaste caverne de glace qui renfermait un petit port. De longs docks flottants montaient et descendaient avec la marée de la mer de Ross. Le chenal au toit élevé qui reliait le port intérieur à la mer virait doucement et permettait à de grands navires de traverser le passage tandis que les falaises de glace cachaient toute vue de l'extérieur. Dans tout le complexe, la lumière venait d'installations au plafond contenant des dizaines d'ampoules halogènes. Quatre sous-marins et un petit cargo étaient amarrés le long des docks. Tout le complexe était désert, les grues de cargo abandonnées, de même qu'un certain nombre de camions et d'équipements. On ne voyait pas une âme sur les docks ni sur les navires. On aurait dit que les équipages étaient partis pour ne jamais revenir. - Dommage que les U-boats qui nous ont si efficacement servis toutes ces années doivent être abandonnés, dit Elsie avec tristesse. - Ils survivront peut-être, la consola Blondie. - Quand le temps sera venu, dit Hugo en souriant, je reviendrai ATLANTIDE 387 personnellement au Walhalla pour voir comment ils ont tenu le coup. Ils méritent d'être conservés religieusement pour les services rendus au Quatrième Empire. Le vieux tunnel qui s'enfonçait sur des kilomètres dans la glace, entre le port caché, le hangar d'aviation et l'usine, avait été lui aussi creusé par les esclaves venus de l'ex-Union soviétique dont les corps reposaient dans une tombe collective, dans la banquise. Depuis 1985, on avait prolongé le tunnel et on le réalignait sans cesse à cause du perpétuel glissement de la glace. Au début, les efforts pour extraire des minerais précieux de la mer s'étaient soldés par un échec total mais, avec la révolution nanotech-nique, inventée par Eric Drexler en Californie et son épouse Chris Peterson, les Destiny Enterprises avaient dépensé d'immenses richesses dans un projet destiné à contrôler la structure de la matrice. En réorganisant les atomes et en créant des moteurs incroyablement petits, ils avaient complètement réinventé le processus de croissance. Les machines moléculaires pouvaient même fabriquer un arbre à partir d'un zeste d'écorce. Les Wolf, cependant, concentrèrent leurs efforts sur l'extraction des minerais de valeur, tels que l'or de l'eau de mer, un procédé qu'ils avaient maîtrisé et sans cesse affiné jusqu'à pouvoir produire trente kilos d'or par jour en mer de Ross. Ils extrayaient aussi du platine, de l'argent et beaucoup d'autres matériaux rares. Contrairement au minerai tiré du sol puis purifié à grands frais de broyeurs et de produits chimiques, les minéraux tirés de la mer étaient pratiquement purs. Le centre d'études de l'usine d'extraction marine des Destiny Enterprises était un grand bâtiment en dôme, dont l'intérieur ressemblait assez à la vaste salle de contrôle de la NASA. Des consoles électroniques étaient manipulées par trente scientifiques et ingénieurs qui suivaient le déroulement des opérations nanotechniques sur leurs écrans. Mais ce jour-là, toutes les opérations d'extraction étaient arrêtées et tout le personnel des Wolf concentrait ses efforts sur la fracture à venu- de la banquise. Karl Wolf entra dans la grande pièce et s'arrêta devant un large tableau électronique suspendu au milieu du plafond voûté. Au centre était déployée une grande carte de la plate-forme de Ross. Le long des bords de l'océan, une série de tubes semblables à des néons permettaient de distinguer la glace de la terre alentour. Les tubes, qui s'étendaient de la société minière autour de la banquise pour se terminer 500 kilomètres en face, étaient verts. La partie où s'achevait la lumière verte se prolongeait en rouge jusqu'au bord de la mer. 388 ATLANTIDE - La zone rouge n'a pas encore été programmée? demanda Karl à l'ingénieur en chef Jurgen Holtz, qui s'approchait du groupe des Wolf en faisant un bref salut de la tête. - C'est exact, répondit Holtz en levant une main pour montrer le tableau. Nous sommes en train d'installer des systèmes de déclenchement moléculaire. Nous avons encore 650 kilomètres à programmer, jusqu'au bout du tunnel sur la mer. Karl étudia les lettres et les chiffres rouges qui s'affichaient en changeant sans arrêt autour de la carte. - Quand arrivera le moment critique ? - Le dernier acte consistant à casser la banquise est prévu pour dans six heures... (Holtz regarda une série de chiffres montrant le temps restant avant l'Apocalypse.) Vingt-deux minutes et quarante secondes. - Est-ce qu'un quelconque problème pourrait causer un retard ? - Pas à notre connaissance. Toutes les procédures informatisées et leurs systèmes de sauvegarde ont été inspectés et revus des dizaines de fois. Nous n'avons pas trouvé l'ombre d'un éventuel dysfonctionnement. - C'est une véritable prouesse d'ingénierie, s'extasia Karl en regardant les tubes colorés entourant la banquise. Dommage que le monde ne connaisse jamais son existence. - Une étonnante prouesse, en effet, répéta Holtz, qui a consisté à forer un tunnel de 16 kilomètres de diamètre et de 2 500 kilomètres dans la glace en deux mois. - Tout le mérite vous en revient, vous qui, avec vos ingénieurs, avez étudié et construit ce tunnelier moléculaire, dit Elsie en montrant une grande photo sur un mur. L'image montrait une foreuse circulaire de 30 mètres de long avec un bélier de poussée, un convoyeur de débris et un curieux élément à l'avant qui séparait les liens moléculaires choisis dans la glace, produisant des morceaux de glace assez petits pour être transportés vers l'arrière par les convoyeurs jusqu'à la haute mer. Un second élément remodelait les petits morceaux en glace solide, presque parfaitement cristalline, qui servait à garnir les murs du tunnel. Quand il fonctionnait à plein rendement, le tunnelier pouvait forer 80 mètres de glace en vingt-quatre heures. Ayant accompli ce pour quoi elle avait été conçue, la grosse machine reposait maintenant sous une couche de glace, devant l'entrée de la mine. - Peut-être que, quand la glace aura fondu, nous aurons à nouveau l'occasion d'utiliser le tunnelier pour creuser de la roche souterraine, dit pensivement Karl. ATLANTIDE 389 - Tu crois que la glace fondra ? demanda Elsie, étonnée. - Si nos calculs sont corrects à 95 %, cette partie de l'Antarctique se retrouvera à 2 900 kilomètres au nord d'ici, deux mois après le cataclysme. - Je n'ai jamais bien compris comment tout cela va se séparer de la banquise et dériver vers la mer, dit Elsie. - J'avais oublié que c'est toi qui as rassemblé les renseignements sur la famille, à Washington, depuis trois ans, dit Karl en souriant. Tu n'as donc pas pu suivre les détails du Projet Walhalla. Holtz leva une main et montra le grand tableau. - Je vais vous l'expliquer simplement, mademoiselle Wolf. Notre machine nano-informatisée a construit un grand nombre d'assembleurs moléculaires qui, à leur tour, ont construit plusieurs millions de minuscules machines moléculaires destinées à faire fondre la glace. Elsie parut pensive. - En d'autres termes, les assembleurs copiés grâce à la technique moléculaire peuvent créer des machines capables de produire pratiquement n'importe quoi. - C'est cela, la beauté de la nanotechnologie, répondit Holtz. Un assembleur peut se copier lui-même en quelques minutes. En moins de vingt-quatre heures, des tonnes de machines copiées, manipulant des milliards d'atomes, ont creusé des trous dans la glace tous les 15 centimètres au-dessus et en dessous du tunnel. Quand les petits tubes de glace ont été forés à la profondeur prédéterminée, le nano-ordinateur a annulé tout ordre complémentaire aux machines. En seize heures, au moment où nos météorologues ont prédit un vent de terre violent combiné à un courant favorable, on enverra un signal qui réactivera les machines. Elles finiront le travail consistant à dissoudre la glace et à séparer la banquise du continent en l'envoyant dériver vers la haute mer. - Combien de temps cela prendra-t-il ? demanda Elsie. - Moins de deux heures. - Donc dix heures après la séparation finale, expliqua Karl, le poids déplacé de la plate-forme de Ross aura parcouru assez de chemin depuis le continent antarctique pour déstabiliser l'équilibre fragile de la rotation de la terre juste assez pour déclencher un glissement de la croûte, ce qui causera un bouleversement dévastateur du monde. - Un monde que nous pourrons ensuite remodeler à notre image, acheva Elsie avec vanité. Un homme vêtu de l'uniforme noir entra en courant et s'approcha du groupe. 390 ATLANTIDE - Monsieur, dit-il à Karl en lui tendant une feuille de papier. Le visage de Karl s'assombrit un instant puis devint songeur. - De quoi s'agit-il ? demanda Elsie. - Un rapport d'Hugo. Il semble qu'un avion non identifié approche depuis la mer d'Amundsen et refuse de répondre à nos signaux. - C'est probablement 1*avion de ravitaillement de la station de Little America, dit Holtz. Rien qui doive nous inquiéter. H va et vient tous les dix jours. - Survole-t-il toujours Walhalla? demanda Karl. - Pas directement mais il s'approche à quelques kilomètres en faisant sa descente vers la station polaire. Karl se tourna vers le garde qui avait apporté le message. - Veuillez dire à mon frère d'observer de près l'appareil qui approche. S'il dévie de son cap habituel vers Little America, qu'il me prévienne immédiatement. - Es-tu inquiet, mon frère ? demanda Elsie. Karl la regarda, le visage encore un peu soucieux. - Pas inquiet, ma sour, seulement prudent. Je ne fais pas confiance aux Américains. - Les Etats-Unis sont bien loin d'ici, dit-elle. Il faudrait à une force d'assaut américaine bien plus de vingt-quatre heures pour se rassembler et couvrir les dix mille milles depuis la baie d'Okuma. - Peut-être, dit patiemment Karl, mais il ne coûte rien d'être prudent. (Il s'adressa à Holtz.) Si jamais quelque chose se produisait, pourrait-on avancer le signal faisant casser la glace ? - Pas si nous voulons être certains de la réussite, répondit fermement Holtz. Le timing est essentiel. Nous devons attendre le dernier moment avant le pic de la marée montante pour activer les machines à dissolution moléculaire de la glace. Alors seulement le reflux emportera la grande masse de la banquise vers la haute mer. - Il semble alors que nous n'ayons rien à craindre, dit Elsie avec optimisme. Karl baissa le ton et parla doucement et lentement. - J'espère que tu as raison, ma chère sour. A ce moment, un autre garde apparut et donna à Karl un autre message d'Hugo. Il le lut, leva les yeux et eut un vague sourire. - Hugo dit que l'avion de ravitaillement américain suit son cap habituel, 16 kilomètres au-delà de notre périmètre, et qu'il vole à une altitude de 35 000 pieds. - Ce n'est pas l'altitude pour lancer une équipe d'assaut, remarqua Holtz. ATLANTIDE 391 - Aucune nation au monde n'oserait tirer des missiles sur notre usine sans que leurs agences de renseignements aient pénétré notre opération. Et aucune ne l'a fait. Les forces d'Hugo ont détourné et arrêté toutes les tentatives extérieures de recherche dans le Walhalla. - Détourné et arrêté, répéta Karl. Mais il n'en était pas aussi sûr. Il pensait à un homme qui avait déjà défié trop souvent les ambitions de la famille Wolf. Et il ne pouvait s'empêcher de se demander où il pouvait être. 37 Sous un ciel caché par une épaisse couche de nuages, un avion d'affaires de la NUMA se posa sur une piste gelée, roula vers un bâtiment au toit voûté et s'arrêta. Little America V était la cinquième station glaciaire des Etats-Unis en activité à porter ce nom depuis que l'amiral Byrd l'avait fondée, en 1928. Autrefois située à plusieurs kilomètres du bord de la plate-forme de Ross, près de la baie de Kainan, la rner était maintenant très proche à cause de l'usure de la glace au cours des années. La base servait de terminus à la route de 1 000 kilomètres souvent empruntée jusqu'au camp de Surface Byrd, sur le plateau Rockefeller. Un homme, engoncé dans une parka vert acide avec une capuche bordée de fourrure, enleva ses lunettes de soleil et sourit tandis que Pitt ouvrait la porte de l'appareil et sautait sur le sol gelé. - Vous êtes Pitt et Giordino ? demanda-t-il d'une voix enrouée. - Je suis Pitt. Vous devez être Frank Cash, le chef de la station ? Cash hocha la tête. - Je ne vous attendais pas avant au moins deux heures. - On s'est dépêchés. Pitt se tourna tandis que Giordino s'approchait après avoir fermé l'avion. Il se présenta. - Merci de travailler avec nous bien qu'ayant été prévenu au dernier moment, mais le problème est de la plus extrême urgence. - Je n'ai aucune raison de douter de vous, dit Cash avec un sourire, bien que je n'aie reçu aucune instruction de ma direction. Incapables de décider l'amiral à les laisser se joindre à l'équipe d'assaut qu'il rassemblait pour attaquer le domaine des Wolf et arrêter le cataclysme qu'ils préparaient, celui-ci leur avait ordonné en ATLANTIDE 393 termes on ne peut plus clairs de rester à l'abri à Buenos Aires. Pitt avait pourtant expliqué à l'amiral que Giordino et lui étaient essentiels à l'attaque parce qu'ils avaient eux-mêmes découvert l'horrible vérité du cataclysme artificiel et qu'ils en savaient plus que quiconque sur les Wolf et leurs méthodes de sécurité. Et, puisqu'ils étaient déjà à Buenos Aires, 8 000 kilomètres plus près que n'importe qui du lieu du conflit, ils pourraient y être avant l'équipe d'assaut et aller en reconnaissance dans l'usine. Mais on n'avait même pas écouté leur raisonnement. L'argument des militaires de haut rang fut qu'ils n'étaient pas des combattants professionnels, entraînés et conditionnés pour des opérations aussi difficiles. Quant à Sandecker, il n'était pas prêt à laisser ses meilleurs hommes se suicider dans les eaux glacées du continent antarctique. Pitt et Giordino, cependant, conformément à leurs personnalités, avaient pris un avion d'affaires de la NUMA et, au lieu de partir pour Washington, comme on le leur avait ordonné, avaient fait le plein et décollé pour l'Antarctique, espérant entrer dans la mine des Wolf par la petite porte, sans avoir la moindre idée de la façon dont ils allaient traverser les cent kilomètres de désert glacé qui les séparaient des Wolf, après avoir atterri à Little America. - On trouvera bien quelque chose en arrivant, avait dit Pitt. A quoi Giordino avait répondu : - Je suivrai le mouvement, puisque je n'ai rien de mieux à faire. - Rentrez avant que nous soyons changés en statues de glace, proposa Cash. - Quelle est la température ? - Il fait bon, aujourd'hui, il n'y a pas de vent. La dernière fois que j'ai regardé, il faisait moins 15°. - Alors, je n'aurai pas besoin de demander des glaçons pour ma tequila, dit Pitt. La voûte du bâtiment, couverte de glace à 80 %, s'élevait à seulement 1,50 mètre au-dessus du sol. Les pièces d'habitation et de travail formaient un dédale de salles et de corridors taillés dans la glace. Cash les conduisit à la salle à manger, à côté de la cuisine, et commanda pour eux un repas chaud de lasagnes au chef de cuisine de la station avant de sortir une bouteille de bourgogne. - Ce n'est pas une grande année mais ça se laisse boire, dit-il en riant. - Tout le confort d'un vrai chez-soi ! plaisanta Giordino. - Pas vraiment, dit Cash avec sérieux. Il faut être complètement dingue pour choisir ce mode de vie. 394 ATLANTIDE - Alors pourquoi ne cherchez-vous pas un boulot dans un climat plus doux? demanda Pitt en remarquant que tous les hommes qu'il avait vus à la station portaient la barbe et que les femmes n'avaient ni maquillage ni coiffure élégante. - Les hommes et les femmes, ici, acceptent de travailler dans les régions polaires à cause de l'exaltation qu'il y a à affronter le danger de l'inconnu. Quelques-uns viennent pour fuir des problèmes personnels, mais la majorité sont des scientifiques qui poursuivent des études dans le domaine qui leur est propre et quoi qu'il leur en coûte. Après une année ici, ils sont tout à fait heureux de rentrer chez eux. Mais cette fois, ils sont changés en zombies ou ils commencent à halluciner. Pitt regarda Cash. Il ne lui trouva pas un regard hanté, en tout cas pour le moment. - Il doit falloir une sacrée force de caractère pour survivre dans un environnement aussi désolé ! - Ça dépend de l'âge, expliqua Cash. A moins de vingt-cinq ans, on n'est pas assez fiable. A plus de quarante-cinq, on manque d'endurance. Cash attendit quelques minutes que Pitt et Giordino mangent leurs lasagnes puis demanda : - Quand vous m'avez contacté d'Argentine, ai-je bien entendu que vous vouliez traverser la banquise jusqu'à la base d'Okuma ? Pitt fit signe que oui. - Notre destination est l'excavation minière des Destiny Enterprises. Cash eut un air dubitatif... - Ces gens-là sont des fanatiques de la sécurité. Aucune de nos expéditions scientifiques n'a jamais pu aller à moins de 15 kilomètres de chez eux sans être chassée par leurs gangsters en uniforme. - Vous avez l'air de bien les connaître, ces gangsters, remarqua Giordino, détendu maintenant qu'il avait l'estomac plein. - Avec quoi pensez-vous vous déplacer? Nous n'avons pas d'hélicoptère, ici. - Il ne nous faut que deux autoneiges, dit Pitt en fixant le visage de Cash. Mais le regard du chef de la station n'était guère encourageant. Il eut l'air attristé. - Je crains que vous n'ayez fait un long voyage pour rien. Deux de nos autoneiges sont en panne et nous attendons les pièces pour les remettre en circulation. Et les scientifiques ont pris les quatre autres pour étudier la glace autour de l'île de Roosevelt, au nord d'ici. ATLANTIDE 395 - Et quand reviendront-ils ? demanda Pitt. - Pas avant trois jours. - Vous n'avez aucun autre moyen de transport? - Un bulldozer et un autoneige de dix tonnes. - Il est comment, cet autoneige ? Cash haussa les épaules. - Un morceau d'une chenille s'est cassé à cause du froid. On attend la pièce qui doit venir d'Auckland par avion. Giordino regarda son ami, de l'autre côté de la table. - Alors nous n'avons d'autre choix que d'y aller par avion, en espérant trouver un coin pour atterrir. Pitt secoua la tête. - On ne peut pas risquer de bousiller la mission des Forces Spéciales en arrivant comme ça, de nulle part. J'avais espéré qu'avec les autoneiges, on pourrait couvrir la distance, se garer à un ou deux kilomètres de la mine, puis nous y glisser sans être vus. - Vous avez l'air de dire que c'est une question de vie ou de mort, dit Cash. Pitt et Giordino échangèrent un regard puis regardèrent le chef de la station d'un air grave. - Oui, dit Pitt sérieusement, c'est une question de vie ou de mort pour plus de gens que vous ne sauriez le concevoir. - Pouvez-vous m'en dire davantage ? - Impossible, répondit simplement Giordino. D'ailleurs, vous préféreriez ne pas le savoir. Ça vous gâcherait votre journée. Cash se versa une tasse de café et contempla un moment le sombre liquide. - Il y a une autre possibilité, mais ça ne marchera sûrement pas. - On vous écoute ? dit Pitt. - Le Croiseur des Neiges de l'amiral Byrd, annonça Cash comme s'il allait se lancer dans un discours, ce qui était le cas. Un vrai jumbo à quatre roues motrices, plus gros que tous les véhicules construits à son époque. - C'était quand ? demanda Giordino. - Mil neuf cent trente-neuf. (Il y eut un silence.) Ce fut une idée de Thomas Poulter, un explorateur polaire qui a étudié et réalisé une monstrueuse machine. Il espérait qu'elle pourrait le transporter, avec cinq hommes et son chien, jusqu'au pôle Sud, et faire le retour. Rien que les pneus avaient plus de 90 centimètres de large et plus de 3 mètres de diamètre. De l'avant à l'arrière, il mesurait 16,80 mètres et 3 mètres en largeur. Il pesait 37 tonnes, chargé à fond. Vous pouvez me croire, c'était un véhicule extraordinaire. 396 ATLANTIDE - Il paraît correctement élaboré, dit Pitt, pour un véhicule devant aller au pôle Sud. - C'est exactement ça, élaboré ! En plus d'une grande cabine de commande, à l'avant, il avait son propre magasin de pièces, des cabines pour son équipage et une cuisine qui pouvait aussi servir de chambre noire pour le photographe. La partie arrière comportait un magasin où l'on pouvait entreposer une année de nourriture, des pneus de rechange et assez de carburant pour faire 8 000 kilomètres. Et en plus, il était supposé transporter sur son toit un avion Beech-craft avec des skis - Et avec quoi roulait ce monstre ? - Deux moteurs diesels de 150 CV, couplés à quatre moteurs électriques de traction de 75 CV, qui pouvaient actionner toutes les roues ou une seule. Les roues pouvaient toutes tourner en crabe ou sur un angle serré, et même se rétracter pour traverser une crevasse. Chaque roue pesait 2 600 kilos. Les pneus étaient des 12-plis, fabriqués par Goodyear. - Et cette machine démoniaque, non seulement existe mais elle est disponible ? demanda Pitt, incrédule. - Oh ! Elle existe mais je ne peux pas dire qu'elle soit disponible ni qu'elle pourrait traverser cent kilomètres de banquise. Cent kilomètres, ça peut paraître une distance assez courte mais quand le Croiseur des Neiges fut terminé, envoyé en Antarctique et déchargé à Little Américain, non loin de cette station, tous les plans du concepteur allèrent à la poubelle. Les moteurs avaient la bonne puissance mais Poulter avait mal calculé le rapport de boîte. La machine géante pouvait faire 40 kilomètres/heure sur une route plate mais ne pouvait tirer sa masse à travers la glace et la neige, surtout sur une pente. On l'avait prise pour un éléphant blanc, mais on l'abandonna. Les dernières années, elle fut recouverte de glace, perdue, oubliée. On avait toujours pensé qu'à mesure que la banquise s'avançait vers la mer, le Croiseur des Neiges finirait par tomber dans l'eau quand la banquise fondrait. - Où est-il, maintenant? Toujours enterré sous la glace? demanda Pitt. Cash sourit en secouant la tête. - Le Croiseur des Neiges est à environ trois kilomètres d'ici, dangereusement proche du bord de la banquise. Un vieil ingénieur des Mines bourré de fric s'est mis en tête de le trouver et de le sauver, puis de retourner aux Etats-Unis pour l'exposer dans un musée. Lui et son équipe l'ont découvert dans neuf mètres de glace et ont passé trois semaines à l'en extraire. Ils ont construit une tente de ATLANTIDE 397 glace autour et la dernière fois que j'en ai entendu parler, il fonctionnait. - Je me demande s'ils nous le prêteraient. - Vous pouvez toujours demander, dit Cash. Mais je crois que vous auriez plus de chance en vendant un éléphant à un marchand de porcelaine. - Nous devons essayer, dit fermement Pitt. - Vous avez des vêtements polaires ? - Dans T avion. - Alors, mettez-les. Nous allons devoir marcher jusqu'à l'endroit où se trouve le Croiseur des Neiges. (Cash eut soudain l'air de penser à quelque chose.) Avant que j'oublie, je vais demander à deux de mes hommes de jeter une couverture sur votre avion et de mettre un chauffage auxiliaire pour protéger vos moteurs, votre fioul et vos systèmes hydrauliques afin d'empêcher la glace de se former sur le fuselage et les ailes. Si on laisse un avion une semaine sans protection, par ici, il disparaît bientôt sous une montagne de glace. - Bonne idée, reconnut Giordino. Nous aurons peut-être besoin de repartir en vitesse, si tout le reste échoue. - Je vous retrouve ici dans une demi-heure et je vous conduirai au véhicule. - Quel est le type plein aux as qui s'occupe de l'opération de sauvetage ? demanda Pitt. Cash eut l'air perdu un moment. - Je ne sais pas vraiment. Un excentrique. Son équipe l'appelle "Dad1". Cash en tête, ils suivirent une piste balisée de drapeaux orange. Ils marchèrent près d'une heure. Enfin, Pitt aperçut des silhouettes bouger autour d'une tente bleue entourée de tentes polaires orange, plus petites. Aussi étrange que cela puisse paraître, il ne neige jamais beaucoup en Antarctique. C'est l'un des continents les plus secs du monde et, à quelques centimètres sous la surface, la neige est ancienne. Il n'y avait presque pas de vent mais comme ils n'étaient pas encore habitués aux températures glaciales, Pitt et Giordino eurent froid malgré leurs épais vêtements polaires. Le soleil luisait à travers ce qui restait de la couche d'ozone et leur aurait brûlé les yeux s'ils n'avaient pas porté des lunettes sombres, extrêmement protectrices. 1. " Papa ". 398 ATLANTIDE - Ça a l'air joli et pacifique, dit Pitt en contemplant la majesté du paysage. Pas de circulation, pas de fumée, pas de bruit. - Ne vous laissez pas avoir, le prévint Cash. Le temps peut devenir un enfer cyclonique en moins de temps qu'il ne faut pour le dire. Je ne me rappelle plus combien de doigts et d'orteils j'ai vu perdre à cause du gel. On trouve régulièrement des hommes morts de froid. C'est pour ça que tous ceux qui travaillent dans l'Antarctique doivent fournir plein de radiographies dentaires et porter une plaque d'identité. On ne sait jamais s'il faudra identifier vos restes. - C'est aussi moche que ça? - Le refroidissement est le grand tueur, par ici. Il y a des gens qui sont sortis pour faire une petite promenade et qui se sont retrouvés dans un tourbillon bloquant toute vision. Et ils meurent de froid avant d'avoir trouvé le chemin de retour à la station. Ils parcoururent les derniers 400 mètres en silence, marchant sur la glace durcie et sculptée par le vent, qui s'épaississait et se comprimait en devenant plus profonde. Pitt commença à sentir les premiers signes de l'épuisement, dû au manque de sommeil et à la tension énorme des jours précédents, mais il ne pensa pas une seconde à aller se reposer. L'enjeu était trop gros, trop fantastiquement important. Pourtant, son pas n'était pas aussi énergique que d'habitude. Il remarqua que Giordino n'avait pas l'air très vaillant non plus. Ils atteignirent le camp et entrèrent immédiatement dans la tente principale. Le premier regard au Croiseur des Neiges les laissa presque aussi abasourdis que l'avaient fait les gigantesques navires des Wolf, quand ils les avaient vus la première fois. Les grandes roues et les pneus énormes faisaient paraître minuscules les hommes qui travaillaient autour. La cabine de conduite, au même niveau que l'avant lisse, était à 5 mètres du sol, aussi haut que le sommet de la tente. Le dessus de la carrosserie, derrière la cabine, était plat pour pouvoir accueillir le Beechcraft qu'on n'avait pas envoyé en Antarctique avec le véhicule, en 1940. Il était peint en rouge avec des raies horizontales orange le long de ses flancs. Le son aigu qu'ils avaient entendu en approchant à travers la glace venait de deux tronçonneuses tenues par deux hommes qui creusaient des cannelures dans les pneus massifs. Un vieux bonhomme à la barbe et aux cheveux gris surveillait la façon un peu ru-dimentaire de tailler les rainures dans le caoutchouc. Cash s'approcha de lui et lui tapa sur l'épaule pour attirer son attention. Le vieil homme se retourna, reconnut Cash et fit signe à tout le monde de le suivre. Il les mena dehors et ils entrèrent dans une tente ATLANTIDE 399 plus petite tenant lieu de cuisine, avec un petit fourneau. H leur désigna des chaises autour d'une longue table de métal. - Là, c'est plus calme, dit-il avec un sourire chaleureux en les regardant de ses yeux gris-bleu. - Voici Dirk Pitt et Al Giordino, de l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine, dit Cash. Ils ont une mission urgente pour le gouvernement et espèrent que vous pourrez les aider à la mener à bien. - Mon nom est un peu étrange alors mon équipe, dont chaque membre a quarante ans de moins que moi, m'appelle Dad, dit-il en leur serrant la main. Que puis-je faire pour vous ? - Ne nous sommes-nous pas déjà rencontrés ? demanda Pitt en étudiant le vieil homme. - C'est possible. Je voyage beaucoup. - Le Croiseur des Neiges, dit Pitt en allant droit au but. Est-il en état d'aller jusqu'au pôle Sud? - Il a été construit pour ça, mais si vous m'aviez posé la question il y a six ans, ou même la semaine dernière, je vous aurais dit non. Sur terre sèche, cette machine s'est révélée remarquable, mais sur la glace, ça a été un échec total. D'abord, les pneus étaient lisses et glissaient sans accrocher. Et les jeux d'engrenages dans le réducteur n'allaient pas. Le conduire sur une légère pente équivalait à faire grimper un semi-remorque à dix-huit roues en haut des montagnes Rocheuses en seizième vitesse. Le moteur se serait traîné à mort. En changeant la boîte et en coupant des rainures dans les pneus, nous pensons pouvoir démontrer qu'elle était à la hauteur de ce qu'on attendait d'elle et effectivement atteindre le pôle. - Que se passerait-il si elle arrivait sur une crevasse trop large pour qu'elle puisse la traverser ? demanda Giordino. - Thomas Poulter, le concepteur du Croiseur, a innové de façon très ingénieuse. Les grosses roues et leurs pneus ont été positionnés près du centre de la caisse, ce qui laisse un porte-à-faux à l'avant et à l'arrière de 5,40 mètres. Les roues peuvent se rétracter jusqu'à être au niveau du fond de la caisse. Quand le chauffeur arrive sur une crevasse, il remonte les roues avant. Alors la propulsion des roues arrière pousse l'avant au-dessus de la crevasse. Quand les roues avant sont en sécurité de l'autre côté, on les redescend. Enfin les roues arrière sont rétractées et l'avant tire le Croiseur jusqu'à l'autre côté. C'est un système très ingénieux et qui fonctionne vraiment. - Où avez-vous trouvé des engrenages de soixante ans qui aillent sur votre réducteur ? - Le réducteur, ou transmission, n'a pas été construit à un seul 400 ATLANTIDE exemplaire. Nous avons analysé le problème et la façon de le résoudre, avant de venir ici. Le fabricant d'origine travaille encore et a une caisse de vieilles pièces de rechange dans un coin de son entrepôt. Par chance, il avait les engrenages dont nous avions besoin pour faire les transformations nécessaires. - Les avez-vous déjà testées ? demanda Giordino. - Vous arrivez au bon moment, répondit Dad. Nous espérons le sortir sur la glace dans l'heure qui vient, pour la première fois depuis 1940, pour voir ce qu'il donne. Et il n'est que temps parce que, dans une semaine ou deux, la banquise sera cassée et partira en haute mer, où le Croiseur aurait fini par couler. - Comment avez-vous l'intention de le transporter aux Etats-Unis ? demanda Giordino. - J'ai loué un petit cargo qui est ancré au large de la banquise. Nous le ferons rouler sur la glace puis, avec une rampe, monter sur le bateau. - S'il fonctionne selon vos espoirs, dit Pitt, pouvons-nous remprunter un jour ou deux ? Dad eut l'air déconcerté et regarda Cash. - Il plaisante ? - Non, il ne plaisante pas, confirma Cash. Ces hommes ont désespérément besoin d'un moyen de transport pour aller jusqu'à la mine des Wolf. Dad loucha vers Pitt en remplissant son verre de vin. - Je crois que c'est non. Quand j'aurai terminé, j'aurai dépensé plus de 300 000 dollars pour le sortir de la glace, le remettre en état et le transporter jusqu'au Smithsonian, à Washington. La première fois que j'ai parlé de mon rêve de sauver ce véhicule, tout le monde s'est fichu de moi... Mon équipe et moi avons travaillé dans les pires conditions imaginables. Ça a été une prouesse extraordinaire de le faire revenir à la vie et nous en sommes tous sacrement fiers. Alors je ne suis pas prêt à le laisser à deux étrangers qui veulent aller faire une visite sur la banquise. - Faites-moi confiance, plaida Pitt. Nous n'avons pas l'intention de faire une balade. Aussi incroyable que cela puisse paraître, nous essayons d'éviter une catastrophe mondiale. - La réponse est non ! Pitt et Giordino échangèrent un regard atterré. Puis Pitt retira un petit calepin de la poche de son manteau polaire et le poussa vers Dad. - Vous trouverez à l'intérieur plusieurs numéros de téléphone. Us correspondent, dans l'ordre, au Bureau Ovale de la Maison ATLANTIDE 401 Blanche, à celui des Chefs d'Etat-Major du Pentagone, du président de la NUMA et au Comité de Sécurité du Congrès. Il y a aussi les noms de quelques autres personnes importantes qui confirmeront mon histoire. - Et quelle est votre histoire, si je puis me permettre de vous la demander? demanda Dad, sceptique. Alors Pitt la lui expliqua. Une heure et demie plus tard, Dad et son équipe, ainsi que Frank Cash, regardaient en silence le gros véhicule rouge cracher par son pot d'échappement un gros nuage dans le ciel d'un bleu pur. - Je n'ai pas entendu le nom de Dad, dit Pitt, penché sur le volant et regardant à travers le pare-brise le champ de glace, à l'affût de crevasses et d'obstacles. Giordino était derrière Pitt dans la petite salle de contrôle et de cartes, en train d'étudier une carte topographique de la banquise. - Il y avait un nom sur une enveloppe qui dépassait de sa poche. J'ai lu " Clive Cussler ". - C'est un drôle de nom. Je ne sais pas pourquoi, il m'est vaguement familier. - Ça ne me dit rien, dit Giordino avec indifférence. - J'espère que je n'ai pas fait une gaffe en promettant de lui rapporter son tout-terrain dans l'état où il nous l'a prêté. - Si on le raie, tu feras envoyer la note à l'amiral. - Tu as une direction pour moi ? - OùesttonGPS? - Je l'ai oublié dans la hâte. D'ailleurs, il n'y avait pas de Système de Positionnement par Satellite en 1940. - Tu vas droit dans cette direction, indiqua Giordino en montrant vaguement au loin. Pitt haussa les sourcils. - C'est ce que tu peux faire de mieux ? - On n'a jamais inventé un instrument directionnel meilleur que les yeux. - Ta logique défie le bon sens ! - A ton avis, combien de temps nous faudra-t-il pour arriver là-bas? - Il y a 90 kilomètres. A 30 kilomètres/heure, murmura Pitt, trois heures si nous ne tombons pas sur des barrières de glace qui nous obligeraient à les contourner. J'espère seulement y arriver avant l'équipe d'assaut. Une attaque en grand pourrait obliger Karl Wolf à couper la banquise avant l'heure prévue. 402 ATLANTIDE --J'ai la désagréable sensation que nous n'entrerons pas aussi facilement qu'au chantier naval. - J'espère que tu te trompes, mon vieux, parce qu'un tas de gens auront de très gros problèmes si nous ratons notre coup. 38 Le soleil brillait avec une intensité triplée par sa réflexion sur la surface cristallisée tandis que le gros Croiseur des Neiges rouge rampait sur le sol gelé, comme un gros insecte sur un drap blanc froissé. Voilé par une gaze de neige, il laissait derrière lui un léger brouillard bleu sortant de son double pot d'échappement. Les énormes roues écrasaient bruyamment la neige et la glace. Nouvellement rainurées, elles s'accrochaient sans déraper. Le véhicule avançait sans effort, presque majestueusement, comme il était censé le faire. Mais les hommes qui l'avaient créé n'avaient pas vécu assez longtemps pour le voir. Pitt était assis confortablement sur le siège du conducteur, serrant le volant aussi grand qu'un volant d'autobus et menant le croiseur droit sur une chaîne de montagnes dominant l'horizon au loin. Il portait ses lunettes de soleil largement polarisées. Dans les pays froids, la neige rend souvent aveugle. Elle cause une conjonctivite à cause du soleil qui se reflète au niveau des ultraviolets. Ceux qui ont la malchance d'en souffrir ont l'impression qu'on leur frotte les yeux avec du sable et subissent ensuite une perte de vision qui peut durer de deux à quatre jours. Cependant ils ne risquaient pas de geler. Les chauffages du Croiseur des Neiges gardaient les cabines à une température respectable de 18° C. Le seul problème que rencontrait Pitt, peu important mais agaçant, était l'amoncellement perpétuel de glace sur les trois pare-brise. Les aérateurs ne laissaient pas entrer assez d'air pour qu'ils restent clairs. Bien qu'il conduise vêtu seulement d'un pull de laine irlandais, il gardait ses vêtements polaires à portée de la main, au cas où il lui faudrait quitter le Croiseur en vitesse à cause d'une 404 ATLANTIDE éventuelle catastrophe. Le temps avait beau avoir l'air splendide, quiconque connaît les pôles sait qu'il peut devenir mortel d'une minute à l'autre. En les comptant toutes, on avait enregistré plus de cent cinquante morts en Antarctique depuis le début de son exploration, lorsqu'un marin norvégien, à bord d'un baleinier, Carsten Borchgrevink, avait été le premier homme à mettre le pied sur le continent, en 1895. La plupart de ces morts avaient succombé au froid, comme le capitaine Robert Falcon Scott et son équipe, qui après avoir marché jusqu'au pôle Sud avaient gelé sur le chemin du retour. D'autres s'étaient perdus et avaient erré sans but avant de mourir. Beaucoup s'étaient tués au cours d'accidents d'avion ou autres tragédies. Pitt n'avait aucune envie de mourir, en tout cas pas encore. Pas avant que Giordino et lui aient empêché les Wolf de lancer leur effrayante malédiction sur l'humanité. Au-delà de conduire le Croiseur des Neiges sur la banquise, sa priorité était d'atteindre la mine aussi vite que possible. Son GPS manuel ne servait à rien. La représentation géographique sur l'écran était incapable de montrer sa position exacte à moins de 1600 kilomètres du pôle. L'armée, n'ayant jamais imaginé une guerre en Antarctique, n'avait jamais placé de satellites en orbite au-dessus de cette partie du monde. Il appela Giordino, qui se tenait debout derrière lui, penché sur une carte de la plate-forme de Ross. - Qu'est-ce que tu durais de me donner une direction ? - Contente-toi de garder l'avant de cette antiquité en direction du plus haut sommet de ces montagnes, droit devant. Et, oui, assure-toi que la mer reste à ta gauche. - Assure-toi que la mer reste à ta gauche ! répéta Pitt, exaspéré. - Ben oui, on ne tient pas à tomber du bord et à se noyer, pas vrai 9 - Et si le temps se gâte et qu'on ne voit plus rien ? - Tu veux une direction? dit Giordino. Tu peux prendre toutes celles que tu veux sur la boussole. Tu en as trois cent soixante, au choix. - Je bats ma coulpe, s'excusa Pitt. J'avais la tête ailleurs. J'avais oublié que tous les relevés de la boussole, ici, indiquent le nord. - Tu ne gagneras jamais au Jeopardy . - La plupart des questions dépassent mes maigres capacités mentales. Mais je parie que tu racontes des histoires horribles aux petits enfants pour les endormir, ajouta Pitt, sardonique. 1. Danger. Jeu du style " Risk ". ATLANTIDE 405 Giordino regarda Pitt, essayant de comprendre le sens de ses paroles. - Je quoi ? - Les falaises du bord de la plate-forme de Ross atteignent soixante mètres au-dessus et deux cent soixante-dix mètres sous la surface de la mer. Du sommet jusqu'à la mer, elles sont totalement abruptes. Si nous nous écartons du bord, il ne restera rien de nous et nous n'irons plus nulle part. - Tu marques un point, concéda Giordino à regret - Outre le fait de tomber dans une crevasse sans fond et de mourir de froid dans le blizzard, notre autre dilemme, c'est la glace sur laquelle nous allons rouler. Va-t-elle se casser et nous emmener au large? Si c'est le cas, nous serons bien placés pour regarder et attendre le raz de marée qui nous balaiera, provoqué par le glissement du pôle. - Tu peux parler, dit Giordino d'une voix lourde de sarcasme. Tes histoires pour endormir les enfants sont tellement affreuses que les miennes ont l'air tirées des contes de Ma mère l'oie. - Le ciel s'obscurcit, remarqua Pitt en regardant en l'air par le pare-brise. - Tu crois toujours qu'on arrivera à temps ? Pitt regarda l'odomètre. - On a fait 33 kilomètres en une heure. Sauf retards imprévisibles, nous devrions être là-bas dans moins de deux heures. Il fallait qu'ils arrivent à l'heure. Si l'équipe spéciale d'assaut ratait son coup, Giordino et lui étaient le seul espoir, même si deux hommes seuls pouvaient paraître incapables d'un tel travail. Pitt n'était pas particulièrement optimiste. Il savait bien que le terrain, devant lui, était semé d'obstacles. Sa plus grande crainte était la glace pourrie et les crevasses aperçues trop tard. S'il n'était pas constamment sur ses gardes, il pouvait conduire le Croiseur des Neiges dans un trou profond ou le faire plonger des centaines de mètres sous l'océan Antarctique. Pour l'instant, le désert gelé paraissait assez plat. A part les milliers de rides et d'ornières comme celles qu'on trouve sur les champs labourés, le sol semblait raisonnablement lisse. De temps en temps, il apercevait une crevasse cachée dans la glace devant lui. Après un arrêt rapide pour évaluer la situation, il trouvait un moyen de la contourner. La pensée de conduire un monstre d'acier léthargique de 35 tonnes à travers une plaine glacée, pleine de fissures tapies un peu partout, n'était guère réconfortante. Il n'y a pas beaucoup de mots dans un dictionnaire pour décrire ce sentiment. 406 ATLANTIDE Soudain, une crevasse apparut droit devant. H tourna violemment le volant, fit pivoter le Croiseur des Neiges et l'arrêta à un mètre cinquante du bord. Après avoir conduit parallèlement au gouffre pendant huit cents mètres, il trouva finalement une surface ferme à cinq cents mètres de l'endroit où le trou disparaissait dans la glace. Il regarda le compteur de vitesse et nota qu'il avait atteint les 40 kilomètres/heure. Giordino, dans le compartiment moteurs, jouait avec les deux gros diesels, réglant délicatement les soupapes et les pompes d'admission du carburant dont il augmentait le débit. L'air est plus léger aux pôles. Comme il est aussi extrêmement sec et froid, il fallait rerégler la richesse du mélange, un travail de routine que Dad et son équipe n'avaient pas encore exécuté. L'arrivée du fioul est constante avec les moteurs diesels neufs mais, dans les vieux Cummins de soixante ans, il arrivait qu'elle varie. Le désert glacé s'étirant devant eux était morne, désolé et menaçant, mais en même temps plein de beauté et de magnificence. Il pouvait être tranquille un instant et effrayant l'instant suivant. Et pour Pitt, il devint soudain effrayant. Son pied enfonça les pédales de frein et d'embrayage du véhicule. Il regarda, atterré, une crevasse à trente mètres au plus, qui s'ouvrait et s'étendait aussi loin qu'il pouvait voir, à travers la banquise. Après avoir enfilé sa tenue polaire, il descendit l'échelle de la cabine, ouvrit la portière et marcha jusqu'au bord de la crevasse. Le spectacle était terrifiant. Les flancs glacés qui s'enfonçaient à perte de vue allaient du blanc au vert argenté. Le trou paraissait s'enfoncer sur près de six mètres. Il se retourna en entendant le pas de Giordino derrière lui. - Et maintenant ? demanda celui-ci. Ce truc a l'air de s'étendre à l'infini. - Frank Cash nous a parlé de roues rétractables pour traverser une crevasse. On va voir ça dans le mode d'emploi que Dad nous a donné. Comme le leur avait expliqué Dad, l'inventeur du Croiseur des Neiges, Thomas Poulter, avait trouvé une solution ingénieuse pour résoudre le problème des crevasses. La partie inférieure du croiseur était plate comme un ski, avec un porte-à-faux à l'avant et à l'arrière, de 5,40 mètres par rapport aux roues. Suivant les instructions du manuel, Pitt poussa les leviers qui rétractaient verticalement les roues avant jusqu'à ce qu'elles soient au niveau de la carrosserie. Puis, prenant appui sur son train arrière, il fit lentement avancer le Croiseur des Neiges jusqu'à ce que sa partie avant ait glissé au-dessus de la crevasse et atteint le bord opposé, suffisam- ATLANTIDE 407 ment loin pour assurer sa stabilité. Utilisant ensuite l'entraînement des roues avant, il tira la partie arrière du croiseur au-dessus du gouffre. Après quoi, redescendant les roues arrière, ils furent à nouveau en état de rouler. - Je crois qu'on peut parler d'innovation géniale, dit Giordino avec admiration. Pitt passa les vitesses et dirigea à nouveau l'avant du véhicule vers le pic que l'on distinguait mieux, maintenant, dans la chaîne de montagnes. - C'est incroyable qu'il ait pu être aussi clairvoyant sur un mécanisme et tellement en retard sur la transmission et la sculpture des pneus. - Personne n'est parfait, sauf moi, bien sûr. Pitt accepta cette vantardise avec une patience fruit d'une longue pratique. - Bien sûr. Giordino emporta le manuel dans le compartiment moteurs, non sans avoir montré les deux jauges de température, sur le tableau de bord. - Les moteurs chauffent anormalement. Garde-les à l'oil. - Comment peuvent-ils chauffer alors qu'il fait moins vingt à l'extérieur? s'étonna Pitt. - Parce que les radiateurs ne sont pas exposés au froid. Ils sont montés directement devant les moteurs dans le compartiment. C'est presque comme s'ils faisaient leur propre surchauffe. Pitt avait espéré que l'obscurité masquerait leur arrivée à la mine mais, à cette époque de l'année en Antarctique, le soleil se couchait à peine que c'était à nouveau l'aurore. Il ne se faisait guère d'illusion. Us ne pourraient pas entrer dans l'usine sans être détectés. Un véhicule aussi gigantesque, peint en rouge comme un camion de pompiers, on le serait à moins. Il savait qu'il allait devoir trouver une idée et il n'avait qu'une heure et demie pour ça. Bientôt, très bientôt, les bâtiments de l'usine allaient apparaître à l'horizon, au pied des montagnes. Il commença à ressentir une lueur d'espoir mais alors, comme si une force invisible travaillait contre lui, l'atmosphère devint lourde et épaisse comme un rideau noir. Le vent se mit à souffler depuis l'intérieur du continent avec la force d'un raz de marée. A un moment, Pitt voyait à presque cent kilomètres, le suivant, il avait l'impression de regarder les choses à travers un film d'eau, un fluide en mouvement, lumineux et éphémère. Le ciel avait disparu en un clin d'oil et le soleil s'était caché comme si le vent chargeait sur la 408 ATLANTIDE banquise à la manière d'un monstre enragé. Le monde n'était plus qu'un drap tourbillonnant de blanc pur. Il garda l'accélérateur cloué au plancher métallique et serra les mains sur le volant, sans le tourner, maintenant le gros véhicule en ligne droite. Ils étaient pressés et ce n'était pas l'humeur belliqueuse de Mère Nature qui allait les retarder ! Dans le brouillard, l'homme marche en rond, non parce qu'il est droitier et a tendance à aller dans cette direction mais parce que presque tous les humains ont, sans le savoir, une jambe plus courte que l'autre d'un millimètre. Le même facteur joua pour le Croiseur des Neiges. Aucune des roues n'était parfaitement symétrique aux autres. Si le volant était maintenu en place pour que le véhicule roule droit, il finirait par décrire graduellement un arc. Rien n'avait de consistance. On aurait dit que le monde n'existait plus. La tempête, de la force d'un ouragan, semblait arracher leurs couleurs aux choses. La glace tourbillonnait et frappait avec tant de violence qu'elle venait bombarder le pare-brise comme autant de petits clous. Pitt se demanda si le verre de sécurité d'avant guerre résisterait à ce massacre. Il se pencha en avant lorsque le Croiseur des Neiges se heurta à une arête de glace qu'il n'avait pas vue sous le maelstrom blanc. Il serra les dents en attendant un second choc mais rien ne vint. La glace était lisse. Pitt pensa un instant au proverbe " un malheur n'arrive jamais seul ", quand Giordino cria par le hayon du compartiment moteurs : - Vérifie tes jauges ! Les moteurs chauffent toujours. H n'y a pas de circulation d'air, ici, et j'ai de la vapeur qui sort par les tubes des trop-pleins de radiateurs. Pitt regarda les jauges de température devant lui. D avait été si attentif à faire avancer le gros véhicule sans dévier de son cap qu'il avait négligé de les surveiller. La pression d'huile était un peu basse mais les températures d'eau avaient dépassé la zone rouge. En moins de temps qu'il n'en faudrait pour faire cuire un ouf, l'eau des radiateurs allait se mettre à bouillir et endommagerait une durit. Après ça, qui pourrait dire combien de temps les moteurs tourneraient avant^Jue leurs pistons brûlent puis gèlent dans les cylindres. Déjà il entendait les ratés des moteurs quand la combustion se faisait trop tôt à cause de la forte chaleur. - Enfile ton vêtement polaire, cria Pitt. Quand tu seras prêt, ouvre la porte extérieure. Le courant d'air froid devrait rafraîchir les moteurs. ATLANTIDE 409 - Et nous transformer en esquimaux glacés en même temps, répondit Giordino. - Il va falloir souffrir un peu jusqu'à ce qu'ils reprennent une température normale. Les deux hommes passèrent à nouveau leurs vêtements polaires et leurs parkas à capuche, Pitt avec un peu de mal car il n'arrêta pas la course régulière du Croiseur des Neiges dans la tempête. Quand ils furent habillés et prêts à affronter le froid, Giordino ouvrit la porte. Un chaos déchaîné se précipita dans la cabine de conduite, le vent hurlant et gémissant en frappant la porte. Pitt serra plus fort le volant et dut plisser les yeux pour voir tandis qu'un souffle glacé pénétrait avec un cri de sirène qui noya tous les sons venant des moteurs diesels. n n'avait pas imaginé la violence du choc que lui causerait la chute de la température de 27° C en trente secondes. Quand un humain est correctement vêtu pour le froid extrême, il peut supporter sans mal des températures de moins 50° pendant vingt à trente minutes. Mais quand la tempête la fait descendre à moins 76°, ce froid radical peut tuer en quelques minutes. Les vêtements polaires de Pitt pouvaient le protéger d'un froid normal mais celui de la tempête vida son corps de toute chaleur. En bas, dans le compartiment moteurs, Giordino était assis entre les deux diesels et profitait du peu de chaleur de l'échappement et des ventilateurs des radiateurs. Il était très inquiet pour Pitt, se demandant comment il pourrait survivre le temps que la température des moteurs tombe. Il n'y avait plus de communication possible. Le hurlement du vent rendait tout contact impossible. Les quelques minutes suivantes furent les plus longues que Pitt ait jamais vécues. Jamais il n'avait eu si froid. Il avait l'impression que le vent lui passait à travers le corps comme des lames qui coupaient tout ce qu'elles rencontraient. Il fixa les aiguilles des jauges de température et les vit descendre avec une lenteur exaspérante. Les cristaux de glace s'écrasaient contre le pare-brise comme un essaim sans cesse renouvelé. Ils arrivèrent en tourbillons par la porte et couvrirent rapidement Pitt et le tableau de bord de glace blanche. Le chauffage ne pouvait lutter avec l'air froid et, à l'intérieur, le pare-brise ne tarda pas à être couvert de glace tandis que, de l'autre côté, les essuie-glace perdaient la partie et s'arrêtaient bientôt, soudés par une couche de glace qui ne cessait d'épaissir. Incapable de voir au-delà du volant, Pitt était comme un rocher autour duquel dansait un torrent de blancheur. H avait l'impression d'être avalé par un fantôme aux mille dents. Il serra les siennes pour 410 ATLANTIDE les empêcher de claquer. Lutter contre des forces bien au-delà de son contrôle et réaliser qu'il pouvait être responsable de la vie de milliards d'individus n'était pas très agréable, mais cela l'aida à résister au vent hurlant et aux morsures de la glace. Ce qui lui faisait le plus peur, c'était de tomber dans une crevasse impossible à discerner avant qu'il ne soit trop tard. Il aurait été raisonnable de ralentir le Croiseur des Neiges, de rouler comme un escargot et d'envoyer Giordino en avant tester la glace. Mais en plus de risquer la vie de son ami, cela coûterait un temps précieux et le temps était justement un élément dont ils ne disposaient pas. Son pied droit engourdi ne pouvait plus bouger sur la pédale de l'accélérateur, aussi la laissa-t-il enfoncée à fond, gelée sur le sol de métal. La course à travers ce champ de glace, traître et trompeuse, était devenue un cauchemar glacé. Mais il était impossible de faire demi-tour. Il leur fallait finir la mission ou mourir. La furie hurlante de l'orage de glace n'avait pas l'air de vouloir diminuer. Pitt essuya enfin la couche de neige sur le tableau de bord. Les aiguilles des jauges de température commençaient à quitter la zone rouge. Mais si Giordino et lui voulaient atteindre leur destination sans nouvelle interruption, il faudrait que les aiguilles descendent encore de dix degrés au moins... Il était un aveugle dans un monde d'aveugles. Il n'avait même plus le sens du toucher. Ses mains et ses jambes étaient engourdies, toutes sensations endormies. Son corps ne faisait plus partie de lui et refusait de répondre à ses ordres. Il lui était presque impossible de respirer. Le froid mordant lui desséchait les poumons. L'épaississe-ment de son sang, les frissons qui traversaient sa peau, la douleur qui torturait sa chair malgré ses vêtements isolants, tout cela sapait son énergie. Il n'aurait jamais cru qu'on pouvait mourir de froid si vite. Il lui fallut un gros effort de volonté pour ne pas demander à Giordino de refermer la porte. Son amertume d'avoir échoué était aussi forte que le froid était terrible. Pitt avait déjà plusieurs fois rencontré la Grande Faucheuse et lui avait chaque fois craché au visage. Tant qu'il respirait et qu'il était capable de penser, il avait une chance. Si seulement le vent voulait bien s'apaiser! Il savait que les tempêtes peuvent disparaître aussi vite qu'elles naissent. Pourquoi celle-ci ne voulait-elle pas cesser? implorait-il. Un vide horrible s'empara de lui. Sa vision s'obscurcissait au coin des yeux et ces saletés d'aiguilles n'avaient pas encore atteint la zone normale de température. Il n'était pas homme à exister par une quelconque illusion d'espoir. Le Tout-Puissant pouvait encore l'aider, s'il en avait envie. ATLANTIDE 411 Pitt n'avait aucune envie d'accueillir le grand au-delà les bras ouverts. Il avait toujours cru qu'il faudrait des anges ou des démons pour l'y emmener et qu'il se battrait jusqu'au bout. Il ne savait pas si ses vertus pesaient plus que ses péchés. La seule réalité indéniable, incontestable, était qu'il n'avait pas grand-chose à dire sur le sujet et qu'il était à quelques minutes de se transformer en bloc de glace. Si l'adversité servait à quelque chose, Pitt eût été bien en peine de dire à quoi. Quelque part au-delà de tout cela, il cessa d'être un simple mortel pour se surpasser. Il avait toujours l'esprit clair, capable de peser les risques et leurs conséquences. Il repoussa le cauchemar qui cherchait à se refermer sur lui. La souffrance et les prémonitions n'avaient plus de sens pour lui. Il refusait d'accepter une fin inévitable. Il refusa net toute idée de mort. Pourtant, il faillit se laisser aller à l'instinct irrésistible de jeter l'éponge et d'abandonner, mais il se raidit pour tenir encore dix minutes. Il ne douta pas une seconde que Giordino et lui s'en sortiraient et à aucun moment il ne céda à la panique. Il fallait sauver les moteurs, se sauver soi-même, puis sauver le monde. Dans cet ordre-là. Il essuya le gel de ses lunettes et vit que les aiguilles des jauges tombaient rapidement et approchaient de leur température normale de fonctionnement. - Encore vingt secondes, se dit-il. Puis encore vingt. Qu'est-ce que c'était, déjà, cette vieille chanson de marche ? " Quatre-vingt-dix-neuf bouteilles de bière sur un mur. " Puis ce fut le soulagement et la jubilation de voir les jauges là où elles devaient être. Il n'eut pas besoin de crier à Giordino de fermer la porte. Le petit Italien, dans le compartiment moteurs, avait senti que le momer^ était venu en plaçant une main au-dessus des radiateurs. Il claqua la porte sur l'affreuse violence du vent et de la glace, non sans avoir réglé les chauffages intérieurs aussi haut que possible. Puis il courut à la cabine et dégagea vivement Pitt de derrière le volant. - Tu en as fait assez pour la cause, dit-il, inquiet de voir son ami si près de mourir d'hypothermie. Je t'aiderai à descendre dans le compartiment moteurs quand tu seras réchauffé. - Le Croiseur des Neiges... murmura Pitt entre ses lèvres gelées. Ne le laisse pas s'écarter du chemin. - Ne t'inquiète pas. Je peux conduire ce mastodonte aussi bien que toi. Après avoir installé Pitt par terre entre les gros diesels où il pourrait se réchauffer, Giordino retourna dans la cabine glaciale, s'assit 412 ATLANTIDE derrière le volant et engagea la première. En soixante secondes, il menait le grand véhicule dans la tempête à 38 kilomètres/heure. Le grondement régulier des diesels qui fonctionnaient à nouveau sans à-coups était une musique délicieuse aux oreilles de Pitt, le symbole de l'espoir recouvré. Jamais de toute sa vie, il ne s'était senti aussi bien, avec la chaleur qui émanait des moteurs et que son corps à demi congelé absorbait. Son sang, plus fluide, recommençait à circuler et il s'offrit le luxe de se détendre tout simplement pendant une demi-heure, tandis que Giordino tenait le volant. De façon presque malsaine, il commença à se demander si les Forces Spéciales avaient déjà atterri. Ou étaient-elles perdues et mortes de froid dans le même traître blizzard ? 39 Peint en gris foncé, sans autre marque qu'un petit drapeau américain sur le stabilisateur vertical, le McDonnell Douglas C-17 volait au-dessus d'un océan de nuages blanc perle qui recouvraient la glace aveuglante de l'Antarctique comme un ptérodactyle géant et déplumé sur un paysage mésozoïque. Le capitaine de l'Air Force Lyle Staffbrd se sentait bien dans son cockpit, survolant le continent gelé. Normalement, il faisait l'aller et retour entre Cnristchurch, en Nouvelle-Zélande, et les stations polaires américaines éparpillées en Antarctique. Il transportait des scientifiques, des équipements et des provisions. Cette fois-ci, on lui avait demandé sans préavis de transporter les équipes d'assaut rapidement assemblées jusqu'à la plate-forme de Ross et de les déposer au-dessus des installations minières des Destiny Enterprises. Stafford ressemblait plus à un directeur de relations publiques qu'à un pilote. Des cheveux gris bien peignés, le sourire prompt, il était toujours volontaire pour aider l'Air Force et les organisations charitables. Au cours de la plupart des vols, il lisait un livre tandis que son copilote, le lieutenant Robert Brannon, un Californien osseux dont les genoux arrivaient presque à son menton lorsqu'il était assis, s'occupait des contrôles et des instruments. Presque à regret, il leva les yeux de son livre, Le Journal d'Einstein de Craig Dirgo1, regarda par la fenêtre de son côté puis l'écran du système de positionnement par satellite. 1. C'est avec Craig Dirgo que C. Cussler a écrit Chasseur d'épaves, Grasset, 1996. 414 ATLANTIDE - H est temps de se remettre au travail, annonça-t-il en posant l'ouvrage. Il se tourna et sourit au major Tom Cleary, penché sur un strapontin derrière les pilotes. - Il est à peu près temps de commencer à inhaler l'oxygène, major, et à vous y accoutumer. Cleary regarda à travers le pare-brise par-dessus la tête des pilotes mais il ne distingua que la mer de nuages. Il supposa qu'un coin de la plate-forme de Ross s'étendait quelque part devant et en dessous de l'appareil. - Comment est mon timing ? Stafford montra le tableau des instruments. - Nous survolerons votre lieu de largage dans une heure. Vos hommes sont-ils prêts et impatients ? - Prêts, sans doute, mais je ne dirais pas qu'ils sont impatients. Tous ont sauté d'un avion à réaction à 12000 pieds une fois ou l'autre mais jamais d'un appareil volant à 600 kilomètres/heure. Nous sommes habitués à sentir l'avion ralentir avant que la rampe s'abaisse. - Désolé, mais je ne peux vous amener plus près, plus lentement, ni plus bas, dit Stafford d'un ton navré. Le but est que vos hommes et vous atterrissiez sur la glace sans être découverts. On m'a ordonné en termes très précis de faire mon vol habituel de ravitaillement sur McMurdo Sound de façon aussi habituelle que possible. Je me suis approché aussi près que j'ai osé sans éveiller de soupçons. En fait, vous allez devoir marcher en silence sur 15 kilomètres jusqu'à votre cible, à l'extérieur des limites de sécurité. - Le vent souffle de la mer, ce qui joue en notre faveur, dit Bran-non. - La mer de nuages aussi, ajouta Cleary. Et s'ils ont un système radar en bon état, l'opérateur devra avoir deux paires d'yeux pour nous détecter, entre le moment où nous sortirons et celui où nous déploierons nos parachutes. Stafford fit un léger changement de cap puis répondit : - Je ne vous envie pas, major, de devoir sauter d'un avion bien chauffé dans ce désert glacé à plus de 35° C sous zéro. Cleary sourit. - Merci de ne pas m'avoir servi l'habituel " Sauter d'un avion en parfait état " des vieux pilotes. J'apprécie. Tous rirent un moment de cette blague de professionnels. Depuis des lustres, on posait toujours la même question aux parachutistes : " Pourquoi sautez-vous d'un avion en parfait état? ", et surtout les ATLANTIDE 415 pilotes. Cleary avait pris l'habitude de répondre : " Quand il existera un avion en parfait état, j'arrêterai de sauter. " - Et pour le froid, poursuivit Cleary, nos combinaisons chauffées électriquement nous empêchent de nous transformer en glaçons pendant que nous descendons à une altitude plus chaude. - Les nuages s'étendent aussi à mille pieds du sol, de sorte que vous ne verrez rien pendant une grande partie de votre descente puisque vos boussoles et les instruments GPS ne fonctionnent pas, dit Brannon. - Les hommes sont parfaitement entraînés. La clef d'un saut de haute altitude réussi, en ouverture retardée, est de sortir en groupe et de faire en sorte que tout le monde soit à peu près à la même altitude. - Nous allons vous lâcher sur un mouchoir de poche. Mais ça ne sera pas du gâteau. - Non, reconnut Cleary. Je suis sûr que, dès que nous aurons quitté votre avion, vous regretterez que nous ne soyons pas tombés dans un enfer brûlant. Stafford vérifia à nouveau les instruments. - Quand vous et vos hommes aurez fini d'inhaler, je dépressuriserai la cabine. Tout de suite après, j'allumerai les warnings de vingt et dix minutes pour vous et pour mon équipage. Je vous avertirai par l'intercom quand nous serons à six minutes du point de largage. A deux minutes, je descendrai la rampe. - Compris. - A une minute, continua Stafford, je ferai sonner une fois la sirène d'alarme. Ensuite, quand nous serons juste au-dessus du point, j'allumerai la lumière verte. A la vitesse à laquelle je volerai, vous devrez sauter vite et en groupe. - C'est exactement ce que nous avions prévu. - Bonne chance, dit Stafford en tournant son siège de pilote pour serrer la main du major. - Merci pour la balade, dit Cleary avec un sourire. - Ça nous a fait plaisir, répondit sincèrement Stafford, mais j'espère que nous n'aurons pas à le refaire de sitôt. - Moi non plus ! Cleary se leva et quitta le cockpit, se dirigeant vers la soute à marchandises caverneuse à l'arrière de l'appareil. Les soixante-cinq hommes assis là formaient un groupe sérieux, déterminé et d'un grand calme, considérant le péril incertain qu'ils allaient affronter. Ils étaient jeunes, entre vingt et vingt-quatre ans. Ils ne riaient pas, ne parlaient pas pour ne rien dire, ne plaisantaient pas. Un observa- 416 ATLANTIDE leur les aurait cru occupés à vérifier et à revérifier leur équipement. Le groupe était constitué d'un échantillon des meilleurs combattants américains, rapidement assemblés à partir d'unités spéciales proches de l'Antarctique où elles avaient pour mission de s'opposer au trafic de drogue en Amérique du Sud. Une équipe de SEAL de la Navy, de membres de l'élite des Delta Forces de l'Armée et une équipe des Forces de Reconnaissance de la Marine... un mélange de guerriers secrets, chargés d'une mission qu'aucun d'eux n'aurait pu imaginer. Quand la Maison Blanche eut alerté le Pentagone, ce qui leur manqua la plus, ce fut le temps. Une unité des Forces Spéciales plus importante était partie des Etats-Unis mais n'atteindrait pas la baie d'Okuma avant trois heures, un délai qui pouvait se révéler trop long et désastreux. Les avertissements de l'amiral Sandecker n'avaient pas été accueillis avec enthousiasme par les principaux collaborateurs du Président, ni par les Chefs d'Etat-Major des Forces Armées. Au début, personne n'avait voulu croire à cette histoire incroyable. Ce ne fut que lorsque Loren Smith et divers savants eurent ajouté leur poids à la demande d'action que le Président accepta d'ordonner au Pentagone d'envoyer une unité pour arrêter le cataclysme de plus en plus imminent. On repoussa rapidement l'idée d'une attaque aérienne avec envoi de missiles à cause du manque complet de renseignements. La Maison Blanche et le Pentagone ne pouvaient pas non plus être absolument sûrs qu'ils n'allaient pas s'attirer la réprobation du monde pour avoir détruit une banale usine et des centaines d'employés. Ils ne savaient pas non plus exactement où se trouvait le centre de commandement de la destruction de la terre. Tout ce qu'ils savaient, c'est qu'il était caché quelque part dans une chambre de glace souterraine, à des kilomètres de l'installation. Les Chefs d'Etat-Ma-jor des Forces Armées décidèrent qu'un assaut terrestre avait les meilleures chances de succès et ne déclencherait aucune protestation internationale s'ils s'étaient trompés. Les hommes étaient assis sur leurs pesants sacs à dos, portant leurs parachutes. Ils procédaient à une ultime inspection. Leurs sacs étaient pleins de matériel de survie et de munitions pour le nouvel Eradicator Spartan Q-99, une arme mortelle pesant près de 4,5 kilos, intégrant un fusil de chasse automatique à douze coups et un fusil automatique de 5,56 millimètres, avec lunette de visée et un canon de gros calibre au centre, tirant de petits missiles à fragmentation qui explosaient au plus léger impact en donnant des résultats spectaculaires. Les chargeurs de rechange, les cartouches des fusils et les ATLANTIDE 417 missiles fissibles pesaient près de 10 kilos et ils les portaient dans des sortes de sacoches attachées autour de leur taille. Le rabat supérieur de la sacoche contenait une planchette de navigation complète avec une boussole marine Silva et un altimètre digital, tous deux bien visibles pour le para qui tombait avec son parachute. Le capitaine Dan Sharpsburg conduisait l'équipe des Delta Forces de l'armée tandis que le lieutenant Warren Carnet était à la tête de l'équipe des Forces de Reconnaissance de la Marine. Le lieutenant Miles Jacobs et son équipe de SEAL, qui avaient déjà aidé la NUMA sur l'île Saint-Paul, faisaient aussi partie de la force d'assaut. Le groupe tout entier était sous le commandement de Cleary. Celui-ci, vétéran des Forces Spéciales, était en permission avec sa femme et profitait des joies du parc de jeux Kruger, en Afrique du Sud, quand on l'avait mobilisé pour prendre le commandement de l'unité d'assaut de fortune. C'était probablement la première fois de l'histoire militaire américaine que des unités spéciales différentes étaient rassemblées pour n'en faire qu'une seule. Pour cette mission, les hommes allaient utiliser un nouveau système de parachute à air dynamique, appelé le MT-1Z ou Zoulou. Avec une finesse de quatre, le parachute pouvait parcourir quatre mètres horizontalement pour chaque mètre descendu, une performance que les trois équipes appréciaient à sa juste valeur. Cleary examina les deux rangées d'hommes. L'officier le plus proche, Dan Sharpsburg, pencha la tête et sourit. C'était un rouquin plein d'humour et un vieil ami, probablement le seul vraiment impatient d'effectuer ce plongeon suicidaire. Dan " chassait les avions " depuis des années, remplissait les fonctions d'instructeur de chute libre militaire au sein de la prestigieuse école de chute libre militaire de Yuma pour les Forces Spéciales, en Arizona. Quand il n'était pas en mission ou à l'entraînement, il faisait du saut avec des civils, pour le plaisir. Cleary avait à peine eu le temps de regarder les états de service de Jacobs et de Carnet, mais il savait que ces deux-là étaient les meilleurs des meilleurs dénichés par la Navy et les Marines pour des missions de Forces Spéciales. Bien qu'il fût un vieux de l'armée, il savait bien que les SEAL et les équipes des Forces de Reconnaissance de la Marine faisaient partie des meilleurs combattants du monde. En regardant ces hommes, l'un après l'autre, il pensait que s'ils survivaient au saut et à l'atterrissage sur l'objectif, il leur faudrait ensuite affronter les forces de sécurité des Wolf. Une petite armée de mercenaires, bien armés et bien entraînés, d'après ce qu'on lui 418 ATLANTIDE avait dit, dont beaucoup avaient servi dans les mêmes corps que les hommes dans l'avion. Non, se dit Cleary. Ça n'allait pas être du gâteau. - Dans combien de temps? demanda Sharpsburg, tendu. - Moins d'une heure, répondit Cleary en longeant la rangée d'hommes et alertant Jacobs et Carnet. Après quoi, il se tint au milieu des combattants unis pour donner ses dernières instructions. Chacun avait des photos aériennes, prises par satellite, dans une poche de sa combinaison thermique. Le point d'atterrissage était un grand champ de glace, à l'extérieur de l'installation minière, dont le paysage brisé et accidenté leur offrirait une petite protection quand ils se regrouperaient, après le saut. Le plan prévoyait ensuite l'assaut du centre d'ateliers principaux de l'installation, où on espérait qu'étaient regroupées les commandes de l'Apocalypse. Les experts militaires pensaient qu'il y aurait moins de blessés s'ils attaquaient de l'extérieur plutôt que s'ils atterrissaient dans le labyrinthe des constructions, des antennes, des machines et des équipements électriques. La coordination devait se faire quand toutes les unités seraient au sol et rassemblées pour l'assaut. Ceux qui se seraient blessés en atterrissant devraient supporter le froid. On s'en occuperait plus tard, quand l'installation serait sous contrôle et tous les systèmes ou équipements destinés à couper la banquise détruits. Rassuré de constater que tous savaient ce qu'on attendait d'eux, Cleary se dirigea vers l'arrière de la soute à marchandises et enfila son parachute et son sac. Il demanda ensuite à un des hommes de Sharpsburg d'inspecter son ensemble de saut, en insistant sur l'équipement d'oxygène qu'il utiliserait pendant la longue chute. Finalement, il s'appuya à la porte close de la rampe et agita la main pour attirer l'attention des hommes. A partir de cet instant, toutes les communications avec l'ensemble de l'équipe d'assaut allaient se faire par signes, ce qui était la façon habituelle de procéder. Les seules comnunications orales avant le saut seraient réservées à Cleary, Sharpsburg, Jacobs, Carnet et Stafford dans le cockpit. Quand ils seraient hors de l'avion et sous leurs parachutes, chaque homme communiquerait avec sa radio Motorola, sur des fréquences brouillées. - Pilote, ici directeur de saut. - Je vous reçois, major, répondit la voix de Stafford. Prêt à sauter? - Inspection terminée. L'inhalation d'oxygène est en route. Cleary s'installa sur un siège vide et étudia les hommes. Jusqu'à ATLANTIDE 419 présent, tout allait bien, presque trop bien, pensa-t-il. C'est le moment où la loi de Murphy1 risque de s'appliquer et Cleary n'avait aucune envie de laisser une chance à M. Murphy. D était heureux de voir les hommes alertes et en pleine forme. Us portaient des cagoules sous les casques de vol gris Gentex pour s'assurer une protection supplémentaire contre la température négative très rude. Des lunettes de protection Adidas aux verres jaunes contre le brouillard étaient attachées aux casques mais relevées et laissaient les yeux des hommes bien visibles. Ainsi Cleary et l'homme en charge de l'oxygène pouvaient saisir le moindre signe d'hypoxie. Les équipements de chauffage dans leurs combinaisons thermiques fonctionnaient et chaque homme surveillait son voisin pour s'assurer que toutes ses affaires étaient bien arrimées et en place. Les sandows et les sangles étaient lacés autour des vêtements et des équipements de chacun, pour éviter qu'ils ne soient emportés et déchirés par l'énorme souffle d'air qui ne manquerait pas de les assaillir à leur sortie de la rampe. Quand ils eurent vérifié leurs radios pour confirmer que chacune recevait et transmettait, Cleary se leva et s'approcha de la rampe fermée. Faisant à nouveau face à sa force d'assaut, il vit que tous les hommes lui accordaient toute leur attention. Une fois de plus, il fît un signe à l'homme le plus proche, sur sa gauche, en levant le pouce. Dans le cockpit, étudiant avec soin sa course informatisée et l'objectif programmé, le capitaine Stafford se concentra corps et âme pour lâcher les hommes qui attendaient à l'arrière, au-dessus du point précis qui leur assurerait toutes les chances de survie. Son problème majeur était de ne pas les lâcher dix secondes trop tôt ou cinq secondes trop tard, ce qui les éparpillerait dans le désert glacé, n désengagea le pilotage automatique et passa les commandes à Bran-non pour n'avoir rien qui puisse le détourner de son timing et de son projet. Stafford alluma l'intercom du cockpit et parla à Brannon à travers son masque à oxygène. - Si vous déviez d'un degré, ce sont eux qui en paieront le prix. - Je les mettrai au-dessus de l'objectif, répondit Brannon avec assurance. Mais vous, vous devrez les mettre dessus ! - Doutez-vous des capacités de navigateur de votre commandant ? Vous devriez avoir honte ! 1. La loi de Murphy dit que si une chose peut aller mal, elle ira forcément mal. yO ATLANTIDE 1 ! \ ^ Mille pardons, commandant. --Voilà qui est mieux, dit Stafford avec rondeur, ib'adressa par intercom à la soute aux marchandises. -Major Cleary, êtes-vous prêt? -Roger1 ! dit brièvement Cleary. -Equipage, êtes-vous prêt ? L'équipage, portant des harnais attachés aux anneaux et les isques à oxygène, se tenait à quelques mètres en avant de la ,'tnpe, face à face. "-Sergent Hendricks, prêt, commandant. 1 ^Caporal Joquin, prêt, monsieur. ^H moins vingt minutes, major, annonça Stafford. Je dépres-rise la cabine maintenant. | Hendricks et Joquin se rapprochèrent avec précaution de la ,npe, guidant avec soin la ligne d'attache de leurs harnais, suivant \ check-lists et se préparant à ce qui allait devenir la mission la us extraordinaire de leur carrière militaire. A mesure que la cabine décompressait, les hommes sentaient la ,npérature tomber, même dans leurs combinaisons de saut ther-tques chauffées électriquement. L'air sifflait dans la soute en Equilibrant à l'atmosphère extérieure. , U temps passa vite. Puis la voix de Stafford résonna dans les ,at-parleurs. I - Major, H moins dix minutes. ^- Roger ! II y eut un silence puis Cleary demanda avec humour : - Ne pourriez-vous nous donner un peu plus de chaleur, par ici ? - Je ne vous ai pas dit ? répondit Stafford. Nous avons besoin de ,içons pour les cocktails, après votre départ. Pendant les deux minutes suivantes, Cleary révisa mentalement le ojet d'infiltration des installations minières. Il combinait les parafes d'un vol à haute altitude, l'ouverture retardée des parachutes partir d'un saut à haute altitude et la nécessité d'éviter autant que ssible d'être détectés. Le projet était que les hommes sautent en i,ute libre à 25 000 pieds, ouvrent leurs parachutes, se rassemblent l'air et volent vers la zone d'atterrissage fixée. L'équipe des Delta Forces de Sharpsburg sortirait la première, |tvie de près par Jacobs et ses SEAL puis Carnet et son équipe des ,rces de Reconnaissance de la Marine. Cleary serait le dernier à pour conserver une vue globale de ses hommes et avoir la 1. Compris. ATLANTIDE 421 position la plus avantageuse pour apporter les corrections de direction nécessaires. Sharpsburg serait Mère Poule, terme appliqué au para de tête. Tous ses poussins le suivraient en ligne. Là où irait Sharpsburg, ils iraient aussi. - H moins six, dit la voix de Stafford, interrompant les pensées de Cleary. Stafford ne quittait pas des yeux l'écran de l'ordinateur relié à un système photographique nouvellement installé, qui révélait le sol avec étonnamment de détails, malgré les nuages. Brannon guidait le gros appareil aussi tendrement que s'il s'était agi d'un enfant, son cap immuable sur la ligne qui traversait l'écran où figurait, dans un petit cercle, l'objectif du largage. - Au diable les ordres ! râla soudain Stafford. Brannon ! - Monsieur? - A l'annonce de H moins une minute, réduisez à 130 nouds notre vitesse. Je veux donner à ces types autant de chances de survivre que je pourrai. Quand le sergent Hendricks annoncera que le dernier homme a sauté, remontez les gaz à 200 nouds. - Est-ce que les radars des Wolf ne vont pas noter la réduction de notre vitesse ? - Appelez la station McMurdo sur une fréquence ouverte. Dites-leur que nous avons des ennuis de moteurs, que nous devons réduire notre vitesse et que nous arriverons en retard. - Ce n'est pas une mauvaise couverture, concéda Brannon. S'ils nous surveillent du sol, ils n'auront aucune raison de ne pas croire à notre histoire. Brannon se mit à la radio et annonça le mensonge à quiconque l'écoutait. Puis il montra les chiffres qui s'allumaient sur l'écran, annonçant l'approche de l'objectif. - Deux minutes, monsieur. Stafford hocha la tête. - Commencez à réduire la vitesse, très graduellement, A une minute du largage, juste après que j'aie fait sonner la sirène, coupez la vitesse à 135. Brannon plia les doigts comme un pianiste et sourit. - Je vais orchestrer les gaz comme un concerto. Stafford parla par l'intercom à la soute des marchandises. - H moins deux, major. Sergent Hendricks, commencez à ouvrir la rampe. - Ouverture de la rampe engagée, répondit la voix calme d* Hendricks. 422 ATLANTIDE Stafford se tourna vers Brannon. - Je vais prendre les commandes. Vous vous occuperez des gaz pour que je puisse me concentrer sur le timing du largage. Après avoir surveillé la transmission, Cleary se leva et s'approcha du côté gauche de la rampe, adossé au fuselage afin d'avoir une bonne vue sur ses hommes, les lampes annonçant le saut, les paumes perpendiculaires tournées vers le haut. C'était le signe pour ordonner qu'on se lève. Les hommes se mirent debout, vérifièrent à nouveau les poignées d'ouverture de leurs parachutes et leurs équipements, ajustant leurs sacs pesants situés sous l'enveloppe de leur parachute principal. L'énorme rampe s'ouvrit très lentement, laissant entrer une grande bouffée d'air glacial qui envahit la soute. Les secondes suivantes passèrent avec une cruelle lenteur. Avec une sévère détermination, ils agrippèrent les câbles d'acier de leurs mains gantées, pour se protéger contre l'immense courant d'air qu'ils prévoyaient quand la rampe serait complètement ouverte et pour se guider en s'approchant du bord de la rampe pour exécuter leur sortie. Bien qu'échangeant des regards déterminés, ils avaient l'air de ne pas voir leurs camarades autour d'eux. Il n'était pas besoin de mots pour décrire ce qu'ils allaient subir quand la rampe serait ouverte et qu'ils sauteraient dans un air si froid qu'ils ne pouvaient même pas l'imaginer. Dans le cockpit, Stafford se tourna vers Brannon. - Je reprends les commandes maintenant pour me concentrer sur le timing. Les gaz sont à vous. Brannon leva les deux mains. - L'avion est tout à vous, m'sieur. - M'sieur? M'sieur? répéta Stafford, faussement choqué. Ne pouvez-vous faire preuve d'un semblant de respect à mon égard? (D reprit le micro vers la soute.) H moins une minute, major. Cleary ne répondit pas. H n'avait pas à le faire. La sirène d'alarme sonna une fois. Il donna le signal suivant, le bras droit tendu à la hauteur de l'épaule, la paume vers le haut, puis plia le coude jusqu'à ce que sa main touche son casque Gentex, donnant ainsi l'ordre de se diriger vers l'arrière. Les hommes de tête s'arrêtèrent à 90 centimètres de l'articulation de la rampe. Il remit ses lunettes en place et commença à compter silencieusement les secondes jusqu'au saut. Soudain, quelque chose lui parut anormal. L'avion ralentissait de façon notable. ATLANTIDE 423 - Rampe ouverte et verrouillée, commandant, dit Hendricks à Stafford. La voix du sergent prit Cleary par surprise, fl réalisa immédiatement qu'il avait oublié de déconnecter le cordon de communication sur son intercom. Il fit à ses hommes les signaux des mains et des bras indiquant quinze secondes avant le saut. Ses yeux étaient fixés sur la lampe rouge. Les soixante-quinze hommes étaient massés en un groupe serré, Sharpsburg se tenant maintenant à quelques centimètres du bord de la rampe. Simultanément, quand la lampe rouge s'éteignit et que la lampe de saut s'alluma d'un vert vif, Cleary montra du doigt la rampe ouverte. Comme poussé par une décharge électrique, le lieutenant Sharpsburg plongea de l'avion dans le néant enveloppé de nuages. Les bras et les pieds étendus, il disparut aussi vite que s'il avait été poussé par un ressort géant. Son équipe n'était qu'à quelques mètres derrière lui et elle aussi fut avalée par les nuages, suivie de près par Ja-cobs et son groupe de SEAL. Puis vinrent Carnet et ses Marines. Lorsque le dernier Marine eut passé le bord de la rampe, Hendricks et Joquin scrutèrent le manteau d'oubli blanc, incapables de croire ce qu'ils venaient de voir. Presque hypnotisé, Hendricks parla dans son masque. - Commandant, ils sont partis. Brannon ne perdit pas une seconde pour remettre les gaz jusqu'à ce que la vitesse affichée atteigne 200 nouds, la moitié de celle dont est capable le C-17 en vitesse de croisière. On ferma la porte de la soute et on rebrancha la pressurisation. Juste après, Stafford se brancha sur une fréquence sûre et appela le quartier général du Commandement américain de l'Atlantique-Sud pour annoncer que le saut s'était déroulé comme prévu. Puis il se tourna vers Brannon. - J'espère qu'ils réussiront, dit-il. - S'ils réussissent, ce sera parce que vous les aurez largués à 400 kilomètres/heure en dessous de notre vitesse de croisière normale. - J'espère de tout mon cour que ça ne les aura pas fait remarquer, dit Stafford sans remords. Mais je suis sûr que les lancer dans un vent aussi monstrueux les aurait envoyés à une mort certaine. - Ce n'est pas moi qui vous contredirai, dit sérieusement Bran-non. Stafford soupira et réengagea le pilotage automatique. - Ce n'est plus notre responsabilité. Nous les avons posés sur un 424 ATLANTIDE mouchoir de poche. Il se tut, regardant les nuages blancs menaçants qui passaient devant le pare-brise et lui cachaient la vue. - Je prie pour qu'ils arrivent en bas sains et saufs. Brannon le regarda en biais. - Je ne savais pas que vous étiez homme à prier. - Seulement quand la situation est traumatisante. - Ils réussiront, dit Brannon avec optimisme. C'est après, quand ils seront au sol, que l'enfer pourrait se déchaîner. Stafford secoua la tête. - Je n'aimerais pas me retrouver opposé aux types qui viennent de sauter. Je parie que leur attaque sera une promenade de santé. Stafford ne pouvait imaginer à quel point il se trompait. L'opérateur radar, dans le bâtiment de la Sécurité du quartier général, près du centre de contrôle, prit un téléphone en étudiant la ligne de balayage autour de son écran radar. - Monsieur Wolf ? Avez-vous un instant? Quelques minutes plus tard, Hugo Wolf entra dans la petite pièce sombre remplie de machines électroniques. - Oui, que se passe-t-il ? - Monsieur, l'avion ravitailleur américain a soudain réduit sa vitesse. - Oui, je sais. Notre radio a intercepté un message disant qu'ils avaient un problème de moteur. - Pensez-vous que ça puisse être une ruse ? - S'est-il écarté de sa route habituelle ? demanda Hugo. - Non, monsieur. L'avion est à 16 kilomètres en dehors. - Vous n'avez rien vu d'autre sur l'écran? - Rien que l'interférence habituelle et, juste après, un orage de glace. Hugo posa une main sur l'épaule de l'opérateur. - Suivez sa course pour vous assurer qu'il ne fait pas demi-tour et surveillez qu'il n'y a pas d'intrusion hostile par mer ou par air. - Et derrière nous, monsieur ? - Allons, qui aurait le pouvoir de traverser les montagnes ou de marcher sur la banquise en plein orage polaire ? L'opérateur haussa les épaules. - Personne. En tout cas aucun être humain. - Exactement, dit Hugo en souriant. Le général de l'Air Force Jeffry Coburn reposa le combiné du téléphone et regarda, de l'autre côté de la longue table de la salle de ATLANTIDE 425 réunions du Conseil de Guerre, tout au fond de l'immeuble du Pentagone. - Monsieur le Président, le major Cleary et ses hommes sont sortis de l'avion. Les chefs d'état-major et leurs assistants étaient assis dans une longue salle aux murs couverts de grands récepteurs de contrôle et d'écrans affichant des scènes de bases militaires, de bateaux de la Navy et d'aéroports de l'Air Force dans le monde entier. La position des navires en mer et des avions militaires en vol était sous surveillance constante, surtout les gros transports des Forces Spéciales hâtivement rassemblées dans tous les Etats-Unis. Un énorme écran sur le mur du fond affichait un montage d'images prises au téléobjectif des installations minières des Destiny Enterprises, dans la baie d'Okuma. Les photos représentées n'avaient pas été prises du dessus mais d'un avion à plusieurs kilomètres au large des installations. S'il n'y avait pas de photos vues du ciel, c'était parce que les militaires n'avaient pas de satellites espions de reconnaissance gravitant au-dessus du pôle Sud. Le seul contact radio direct avec la force d'assaut de Cleary passait par un satellite civil de communication, utilisé par les stations de recherches de la plate-forme de Ross, lié au Pentagone. Un autre écran montrait le Président Dean Cooper Wallace, six membres de son cabinet et toute une équipe de ses proches collaborateurs, assis autour d'une table dans la pièce protégée, au sous-sol de la Maison Blanche. Les directeurs de la CIÀ et du FBI, ainsi que Ron Little et Ken Helm, étaient également présents, en lien direct avec la salle du conseil. La députée Loren Smith avait été conviée à cause de sa grande connaissance des Destiny Enterprises. Tous ces gens étaient réunis pour conseiller le Président sur ce qui avait reçu le nom de code de Projet Apocalypse. L'amiral Sandecker était auprès des chefs d'état-major et leur servait de consultant. - Où en est le compte à rebours, général ? demanda le Président. - Une heure et quarante-deux minutes, monsieur, répondit le général Amos South, à la tête des Chefs d'Etat-Major des Forces Armées. C'est l'heure où, d'après nos savants, les courants des marées seront au plus haut pour séparer la banquise et la pousser vers la mer. - Ce renseignement est-il parfaitement précis ? - Vous pouvez le considérer comme parole d'évangile, répondit Loren. L'emploi du temps a été révélé par Karl Wolf lui-même et confirmé par les meilleurs glaciologues et experts en nanotechno-logie du pays. 426 ATLANTIDE - Depuis que les hommes de l'amiral Sandecker ont pénétré l'organisation des Wolf, expliqua Ron Little, nous avons accumulé encore plus de renseignements sur ce que les Wolf appellent le Projet Walhalla. Tout concorde pour confirmer qu'ils préparent exactement ce qu'ils ont menacé de faire, c'est-à-dire couper la plate-forme de Ross et perturber l'équilibre de la rotation de la terre pour causer un glissement des pôles. - Causant un cataclysme d'une portée de destruction inimaginable, ajouta Loren. - Nous sommes arrivés à la même conclusion au FBI, dit Helm, soutenant Little. Nous avons demandé à des experts en nanotechnologie d'étudier les faits et ils sont tous d'accord. Les Wolf possèdent la capacité scientifique et matérielle pour réussir un acte aussi impensable. Le Président regarda le général South sur l'écran. - Je persiste à dire qu'il faudrait envoyer un missile et arrêter cette insanité avant qu'ils mettent la terre à mal. - En dernier ressort seulement, monsieur le Président. Les chefs d'état-major et moi-même sommes d'accord pour trouver cela trop risqué. L'amiral Morton Eldridge, chef de la Navy, entra dans la discussion. - Un de nos avions, équipé de systèmes d'interception radar, est arrivé sur les lieux. Ils ont déjà fait savoir que les installations minières des Wolf ont un équipement radar supérieur, capable de détecter un missile envoyé par un avion ou par un sous-marin proche, avec un temps d'avertissement de trois minutes. C'est plus qu'il n'en faut pour les alerter et les paniquer suffisamment pour qu'ils déclenchent l'Apocalypse plus tôt, une situation qui cassera ou ne cassera pas la banquise. Là encore, c'est un pari pour le moins risqué. - Si, comme vous le dites, insista Wallace, leur équipement radar est supérieur, n'ont-ils pas été déjà alertés par votre avion et les signaux qu'il a émis ? L'amiral Eldridge et le général Coburn échangèrent des regards stupéfaits avant qu'Eldridge réponde. - Parce que c'est absolument top secret, fort peu de gens savent que les systèmes d'alarme de notre nouveau radar sont pratiquement indécelables. Notre avion d'interception radar est en dessous de l'horizon. Nous pouvons pencher nos signaux pour lire les leurs mais ils ne peuvent ni trouver les nôtres ni par conséquent les lire. - Si nos forces terrestres se montraient incapables de pénétrer 1 ATLANTIDE 427 les défenses des Wolf, dit South alors, bien sûr, en dernier ressort, nous enverrions un missile depuis notre sous-marin nucléaire d'attaque Tucson. - Est-il déjà stationné dans l'Antarctique? demanda Wallace, incrédule. - Oui" monsieur. Une heureuse coïncidence. Il patrouillait pour rassembler des données pour les glaciologues quand il a pu détruire l'U-boat des Wolf qui agressait le Polar Sîorm, le navire de recherches de la NUMA. L'amiral Sandecker m'a prévenu à temps pour que je l'envoie à la baie d'Okuma avant le compte à rebours final. - Et les avions ? - Deux bombardiers Stealth ont pris l'air et commencent leur circuit d'attente à 150 kilomètres de l'installation, dans une heure et dix minutes, répondit Coburn. - De sorte que nous sommes couverts sur mer et dans l'air? demanda Wallace. - C'est exact, dit le général South. - Dans combien de temps le major Cleary et ses hommes donneront-ils l'assaut? South regarda rénorme pendule digitale sur un des murs. - Ça dépendra du vent et de la visibilité. Si tout va bien, ils arriveront sur leur objectif dans quelques minutes. - Recevrons-nous un rapport au coup par coup de l'assaut ? - Nous avons un lien direct avec les communications au sol du major Cleary, grâce au satellite qui dessert nos stations glaciaires du pôle et de McMurdo Sound. Mais sachant que ses hommes et lui seront extrêmement occupés au cours de l'heure suivante, voire sous le feu des ennemis, nous pensons qu'il vaut mieux ne pas intervenu" ni interrompre leurs communications sur le champ de bataille. - Nous n'avons donc rien d'autre à faire qu'à attendre et écouter, dit machinalement Wallace. Ses mots tombèrent dans le silence. Personne ne prit la peine de lui répondre. Après un long silence, il murmura : - Seigneur, comment avons-nous pu nous mettre dans un tel merdier ? I 40 Descendant en trombe à presque 200 kilomètres/heure à travers l'épaisse couche de nuages depuis 35 000 pieds, Cleary étendit le bras en regardant ce qui ne pouvait, à son avis, qu'être le sol étant donné que les nuages cachaient tout, y compris l'horizon. Il ignora le vent glacial qui l'engloutissait. Il mit toute son énergie à maintenir une assiette stable. Il se dit qu'il faudrait remercier personnellement Stafford d'avoir ralenti l'appareil. Ce geste avait assuré à l'équipe d'assaut des conditions presque parfaites, une sortie regroupée qui avait permis une chute stabilisée, au lieu de culbutes incontrôlables sur plusieurs milliers de pieds. Cette situation aurait dispersé les hommes sur des kilomètres, de sorte que l'infiltration aurait été presque impossible. Il approcha son poignet gauche de ses lunettes et regarda son altimètre MA2-30. Il passait rapidement sous les 30 000 pieds. Etant donné la faible densité de l'air à cette altitude, il s'attendait à une accélération considérable. Cleary se concentra sur son cap, à 180 degrés de celui du C-17 à l'heure du saut et regarda autour de lui s'il apercevait d'autres hommes en chute libre. Il passa sous une épaisse couche d'humidité et sentit de mordantes billes de grêle frapper le devant de son corps, son masque et ses lunettes. Plus loin sur sa droite, il distingua à peine l'éclat de plusieurs lumières, comme des lucioles éclairant le vide grisâtre. Ces lumières étaient attachées au casque Gentex de chacun de ses hommes, le rayon dirigé vers l'arrière, afin d'empêcher les paras de tomber directement les uns sur les autres au moment où ils ouvriraient leurs parachutes. ATLANTIDE 429 D se demanda un instant s'ils avaient pu sauter au-delà de la drop-zone prévue. De toute façon, cela n'aurait fait aucune différence, maintenant. Ils étaient engagés. Ou bien ils étaient en plein sur la zone d'atterrissage, ou ils ne l'étaient pas. Il y avait une chance sur deux. Seule sa foi en la capacité de Stafford lui donnait un certain optimisme. Pendant les quelques secondes entre le moment où le capitaine Sharpsburg avait sauté de la rampe et celui où Cleary avait suivi, le point de non-retour avait plongé dans l'oubli. Il regarda au-dessous de lui et ne vit personne. Puis il vérifia son altitude. Il approchait les 28 000 pieds. D'après le plan, les hommes devaient rester en chute libre jusqu'à 25 000 pieds, ouvrir leur parachute, se regrouper en l'air et glisser jusqu'à la zone d'atterrissage. Un peu avant d'atteindre cette altitude, chaque homme aurait commencé sa séquence d'ouverture. Cela signifiait dégager son espace aérien et se cambrer aussi parfaitement que possible, puis se localiser et ne plus quitter des yeux sa poignée d'ouverture principale sur le côté droit du harnais de son parachute. Ensuite, il fallait saisir et tirer la poignée d'ouverture et vérifier par-dessus son épaule gauche que le parachute se déployait correctement. Il faudrait 1 000 pieds pour qu'il s'ouvre à 25 000 pieds, en position voulue. Autour de lui, il voyait maintenant davantage de lucioles, dix, peut-être douze. L'épaisseur du nuage s'amenuisait, tandis qu'ils pénétraient en altitude plus basse. L'altimètre de Cleary indiquait 26 000 pieds. Il cessa de réfléchir et ses années d'entraînement prirent le relais de ses pensées. Sans hésiter, il réagit comme il le fallait, répétant silencieusement les ordres en exécutant toutes les phases de l'action. Le parachute principal de Cleary, un MT-1Z, se déploya parfaitement et prit sa direction, doucement, sans à-coups, sans qu'il puisse sentir qu'il l'avait ralenti, d'une chute de 220 kilomètres/heure à presque zéro. D était maintenant suspendu sous l'aile totalement gonflée et dérivait avec le vent comme une marionnette léthargique. Comme si on avait soudain éteint des haut-parleurs de basse, le bruit du vent hurlant à son passage avait cessé. Il recevait des parasites dans ses écouteurs, à l'intérieur de son casque et, pour la première fois depuis qu'il avait sauté de l'avion, Cleary entendit distinctement le son de sa respiration par le masque à oxygène. Il leva les yeux et inspecta minutieusement toute la surface de son parachute, cherchant un éventuel dommage, ainsi que les suspentes et leurs points d'attache. 430 ATLANTIDE - Magicien, ici Homme de fer-blanc1 demandant un rapport général. Terminé, dit la voix du lieutenant Carnet dans ses écouteurs. Chacun pouvait communiquer par l'intermédiaire de laryngo-phones connectés aux radios Motorola sur des lignes bien protégées. Cleary répondit et commença une vérification en utilisant les indicatifs de chacun de ses subordonnés. - A toutes les équipes, ici Magicien. Rendez compte de votre position par séquences. Terminé. A cause du manque de visibilité, Cleary ne voyait pas tout le groupe. Il lui fallait se fier à ses subordonnés pour les détails. Ce fut le capitaine Sharpsburg qui répondit le premier. - Magicien, ici Lion. J'ai le point à 23 000 pieds. J'ai aussi contact visuel avec tous mes hommes sauf deux. Je reste en tête pour le stick vers la cible. Stick était le mot utilisé pour désigner un petit groupe d'hommes en vol. - Bien compris, Lion, dit Cleary. - Magicien, ici Epouvantai!, annonça Jacobs. A 24 000 pieds et en contact visuel avec tous mes hommes. Terminé. Carnet, des Marines, prit la suite. - Magicien, ici Homme de fer-blanc. J'ai contact visuel avec tous mes hommes sauf un. - Bien noté, Homme de fer-blanc. Levant la main, Cleary attrapa les commandes gauche et droite des suspentes, tira sur les deux en même temps pour les détacher, ce qui mit le parachute en mode de plein vol. Il sentit une secousse d'accélération tandis que celui-ci prenait de la vitesse. Les écouteurs de Cleary bourdonnaient des voix de ses hommes donnant leurs positions à leurs leaders respectifs. Il repassa mentalement les événements qu'ils allaient devoir affronter. Si l'équipe d'assaut avait été larguée aux coordonnées correctes, ils allaient atterrir au milieu d'un grand espace ouvert sur la glace, près de la limite de sécurité de l'installation minière. Le terrain leur assurerait une couverture correcte et un lieu assez caché pour leur permettre de se rassembler et de faire une dernière vérification de leurs équipements avant de gagner le lieu d'assaut. Il pouvait tout juste sentir le vent tandis que son parachute prenait de la vitesse... A 19 000 pieds, les couches nuageuses s'ouvrirent, révélant l'étendue figée du paysage gelé de l'Antarctique. Les para- 1. Tous les noms de code sont pris dans Le Magicien d'Oz.. ATLANTIDE 431 chutes s'échelonnaient sur diverses hauteurs devant lui, les petites lumières des casques donnant l'impression d'une guirlande de Noël pendue au-dessus de l'horizon vide. Soudain, Garnet l'appela. - Magicien, ici Homme de fer-blanc, fl me manque un homme. Je répète, il me manque un homme. " Merde ! " pensa Cleary. Ça allait trop bien ! Voilà Murphy qui vient chambouler toute idée de fausse sécurité ! Cleary ne demanda pas le nom de l'homme manquant. Ce n'était pas nécessaire. S'il avait eu un problème et éjecté son parachute principal, il devait être quelque part sous le stick, se dirigeant vers la zone de rassemblement, suspendu à son parachute ventral. D ne pensa même pas que l'homme ait pu tomber et s'écraser. Cela arrivait rarement. Une fois au sol, l'homme manquant devrait compter sur ses propres ressources pour survivre jusqu'à ce qu'une équipe de recherches aille à sa rencontre, après la prise de l'installation. Cleary ne se soucia que de l'équipement de l'homme. - Homme de fer-blanc, ici Magicien. Quel arsenal portait cet homme ? - Magicien, il nous manque un ensemble complet de démolition et deux LAW. Terminé. Mauvais, ça. Le LAW est une arme légère antichar, une arme puissante qui pouvait, d'un seul coup, démolir un véhicule blindé. Deux autres hommes avaient chacun un LAW, il en restait donc deux en réserve. L'ensemble de démolition était plus embêtant. ÏÏ contenait 15 kilos d'explosif plastic C-4, des cordons et des détonateurs. Ils auraient grand besoin de cet ensemble s'ils rencontraient des barricades ou des fortifications. De tous les hommes à se perdre, ragea Cleary, il avait fallu que ce soit celui qui transportait le seul kit de démolition et deux LAW. Bon. On n'allait pas en faire un plat. - De Magicien à tous les éléments. La cible est à 13 kilomètres d'ici. Eteignez vos lampes de casque et maintenez autant que possible le silence radio. Rassemblez le stick autant que vous pourrez. Magicien. Je coupe. fl leur restait quinze minutes de vol jusqu'à la zone d'atterrissage. Cleary vérifia sa montre. Ils étaient encore dans les temps mais sans trop d'avance. Il espérait que l'absence d'un homme n'était pas un mauvais présage. Des myriades de choses pouvaient aller de travers au cours de la demi-heure à venir. Ils ne pouvaient pas se permettre de perdre un homme de plus et un équipement vital. Le vent arrière les poussait gentiment. Cleary regarda en haut puis en bas et fut sa- 432 ATLANTIDE tisfait de constater que la formation en escalier était resserrée. Le nouveau modèle de parachute dépassait tout ce qu'on attendait en plané et en stabilité. On avait prévu d'être au-dessus de l'objectif à 500 pieds. L'installation minière se rapprochait. On pouvait apercevoir des détails des bâtiments à travers quelques trous dans les nuages. Us étaient maintenant à 8 000 pieds, à une étape de l'opération où ils étaient le plus vulnérables avant d'arriver au sol. A 7 000 pieds, Cleary sentit que quelque chose n'allait pas. Il perdait de la vitesse. Son parachute commença à se déformer et à fa-seyer dans un vent de travers venu de Dieu sait où. Instinctivement, il chercha les poignées de contrôle nichées à l'arrière des suspentes avant. C'était des trims de compensation qui augmentaient l'angle d'attaque du parachute pour contrer le vent de travers. - Magicien, ici Lion. On a un sacré vent de travers ! - Roger, Lion. Je l'ai aussi où je suis. A tous les éléments, utilisez les trims de compensation et maintenez le cap. Cleary baissa les yeux et vit le paysage glacé qui défilait beaucoup plus lentement qu'avant. A 2 000 pieds, le vent arrière reprit heureusement et le vent de travers disparut. Il embrassa du regard l'installation minière, cherchant des signes de mouvement ou d'activité. Des bouffées de vapeur blanche indiquaient où l'air chaud s'échappait des bâtiments. Tout avait l'air trompeusement normal. Finalement, Cleary entendit le message qu'il espérait. - Magicien, ici Lion. J'ai une vue distincte de la limite de sécurité et j'ai en visuel la zone d'atterrissage. Nous y sommes presque. - Roger, Lion, répondit-il avec soulagement. Il regarda le premier élément du stick appuyer légèrement sur la droite. Ils se préparaient à suivre le vent arrière et à entamer l'étape de base pour virer dans le vent et atterrir. Sharpsburg, l'homme de tête, tourna perpendiculairement à la direction du vol. Le stick de parachutes, derrière lui, suivit le mouvement, tournant au même point imaginaire dans le ciel. - Magicien, signala Lion sans se présenter, 150 mètres, nous préparons à atterrir. Cleary ne répondit pas. C'était inutile. Il regarda le premier parachute se poser et se dégonfler, suivi du deuxième, puis du troisième. A mesure que les hommes touchaient le sol, ils larguaient autant d'équipement que possible et se disposaient hâtivement en périmètre défensif. A 150 mètres, Cleary observa les SEAL de Jacobs prendre la ATLANTIDE 433 place de l'équipe Delta. Vinrent ensuite Carnet et ses Marines. Maintenant juste au-dessus du point tournant théorique, il appuya sur la poignée de gauche et glissa d'environ 90 degrés sur une centaine de mètres, répétant la manouvre jusqu'à ce qu'il soit face au vent. D le sentit pousser son corps, ralentissant la progression du parachute. Puis il amena les deux basculeurs à mi-course et étudia le sol gelé et son altimètre en même temps. Les 60 mètres arrivèrent très vite. Le sol se précipitait à sa rencontre. Passé la marque des 30 mètres, il relâcha les poignées, se mettant en chute libre. Puis, comptant sur son adresse et son expérience, Cleary tira les poignées jusqu'à ce qu'elles soient complètement détendues et toucha la surface glacée de l'Antarctique aussi légèrement que s'il avait sauté d'un trottoir. Il défit rapidement son harnais et lâcha le parachute qui l'avait amené sain et sauf à destination. Puis il s'agenouilla et prépara son Eradicator Spartan Q-99, le chargeant pour un usage immédiat. Carnet, Sharpsburg et Jacobs furent à ses côtés en trente secondes. Ils discutèrent brièvement, vérifiant leur position et faisant les dernières préparations pour leur progression vers le centre de contrôle du complexe. Après avoir donné ses dernières instructions à Sharpsburg, qui aurait la responsabilité de l'équipe d'assaut si lui, Cleary, était tué ou gravement blessé, il scruta l'horizon à la jumelle. Ne voyant aucun signe d'activité défensive, il ordonna aux équipes d'avancer suivant les ordres, se plaçant lui-même au centre du dispositif. 41 Refusant de mourir, le vent lutta jusqu'à n'avoir plus de force. Puis il disparut, laissant le soleil transformer ce qui restait de cristaux de glace en diamants étincelants. La triste lumière grise fit place au ciel bleu qui réapparut, tandis que le Croiseur des Neiges se frayait un chemin, implacablement, sur la banquise. La puissante machine avait prouvé sa résistance. Ses moteurs tournaient sans à-coups, ses roues avaient écrasé la neige et la glace, sans jamais caler ni patauger pendant le blizzard malveillant. A part le son étouffé de son échappement, le silence installé sur cette banquise désolée en faisait un morceau de néant. Enfin réchauffé par les moteurs, Pitt se sentait prêt à faire à nouveau face à la réalité. Il reprit le volant à Giordino qui trouva un balai et s'en servit pour gratter la glace sur les fenêtres. Délivrés de leur chape de gel, les essuie-glace finirent par nettoyer le pare-brise. Les monts Rockefeller apparurent dans le lointain et s'élevèrent au-dessus de l'avant du véhicule. Ils étaient tout près. Pitt montra une série de taches noires sur le blanc luisant de soleil à l'horizon, légèrement à sa gauche. - C'est là que se trouvent les usines des Wolf. - On a bien travaillé, dit Giordino. On n'a pas dû dévier de plus de 1 500 mètres de notre cap d'origine pendant l'orage. - Encore 5 à 6 kilomètres. On devrait y être dans vingt minutes. - Est-ce que tu vas foncer dans le tas sans prévenir? - Ce ne serait pas raisonnable contre une armée de gardes, répondit Pitt. Tu vois ce gros rocher qui sort de la glace, vers la base des montagnes ? - Oui, je le vois. ATLANTIDE 435 - Nous pouvons le longer, cachés de l'installation, et nous en servir comme d'une couverture pendant que nous parcourrons les trois derniers kilomètres. - On pourrait, en effet, dit Giordino, à condition qu'ils ne repèrent pas nos gaz d'échappement. - Croise les doigts, dit Pitt avec un mince sourire. Ds quittèrent la grande étendue glacée de la plate-forme de Ross, traversèrent la plaine couverte de glace et firent le tour du rocher qui s'étirait au pied de la montagne comme une langue géante, restant sous le sommet, hors de vue du complexe minier à mesure qu'ils approchaient. Ils furent bientôt sous les falaises de roche grise sur lesquelles pendaient des torrents de glace immobiles tombant des sommets comme des chutes glacées, aux reflets bleu-vert sous le soleil radieux. Le chemin qu'ils empruntèrent le long du pied de la montagne n'était ni plat ni lisse mais ondulé comme les vagues. Pitt passa la seconde pour grimper une série de petits tertres et de vallées. La grosse machine avala le terrain inégal sans broncher, ses larges roues soulevant le mastodonte et le redescendant sans effort. Il balaya des yeux le tableau de bord pour la dixième fois en dix minutes. Les jauges de température indiquaient que la trop grande démultiplication faisait tourner les moteurs trop rapidement et les faisait de nouveau chauffer mais, cette fois, ils pouvaient ouvrir les portes sans souffrir le martyre du blizzard. Ils passaient l'entrée d'un canyon étroit quand Pitt arrêta soudain le Croiseur des Neiges. - Qu'est-ce qui se passe? demanda Giordino en le regardant. Tu as vu quelque chose ? Pitt montra la neige au-delà du pare-brise. - Des traces dans la neige menant au canyon. Elles n'ont pu être faites que par les chenilles d'une autoneige. Giordino fronça les sourcils et suivit le doigt tendu de Pitt. - Tu as de bons yeux. Les traces sont à peine visibles. - Le blizzard aurait dû les recouvrir. On les voit encore parce que le véhicule qui les a tracées a dû passer juste à la fin de l'orage. - Pourquoi une autoneige irait-elle vers un ravin en cul-de-sac ? - Une autre entrée du complexe minier ? - Ça pourrait être ça. - On cherche ? - Je meurs de curiosité, dit Giordino en souriant. Pitt tourna le volant au maximum et dirigea le Croiseur dans le canyon. Les falaises se dressaient, menaçantes, au-dessus du ravin, 436 ATLANTIDE leur hauteur s'étirant jusqu'à ce que la lumière du soleil pâlisse tandis qu'elles s'enfonçaient dans la montagne. Heureusement, les tournants n'étaient pas sévères et le Croiseur des Neiges put sans problème y faire passer sa masse. Le seul souci de Pitt était qu'ils ne trouvent rien qu'un mur de rocher et doivent repartir en marche arrière dans le canyon car il n'y avait pas de place pour faire demi-tour. Quatre cents mètres après l'entrée du canyon, Pitt arrêta le véhicule devant un énorme mur de glace. C'était un cul-de-sac. Ils en furent très abattus. Tous deux descendirent et regardèrent. Pitt suivit des yeux les traces qui remontaient le canyon et s'arrêtaient au mur. - Le mystère s'épaissit. L'autoneige n'aurait pas pu virer ici. - Et pas sans laisser une seconde trace, renchérit Giordino. Pitt s'avança à quelques centimètres de la glace, mit ses mains autour de ses yeux pour bloquer la lumière et regarda. Il distingua des ombres vagues au-delà de la barrière de glace. - Il y a quelque chose là-dedans, dit-il. Giordino scruta la glace et approuva. - Est-ce le moment de dire " Sésame ouvre-toi " ? - Ce n'est apparemment pas le bon code, dit pensivement Pitt, - A mon avis, cette glace a bien 90 centimètres d'épaisseur. - Est-ce que tu penses la même chose que moi ? Giordino hocha la tête. - Je vais rester dehors et te couvrir avec mon Bushmaster. Pitt remonta dans le Croiseur des Neiges, passa en marche arrière et fit reculer le véhicule d'environ 15 mètres, gardant les pneus dans les ornières qu'avait creusées l'autoneige pour s'assurer une meilleure traction. Il fit une pause, serra le volant très fort à deux mains et s'enfonça dans le siège pour le cas où la glace casserait le pare-brise. Puis il passa la première et appuya à fond sur l'accélérateur. Dans un rugissement, le Goliath mécanique bondit en avant, prit de la vitesse et alla écraser le mur de glace, faisant trembler le sol sous les pieds de Giordino. La glace explosa et se fracassa en un jaillissement de fragments scintillants qui s'éparpillèrent sur le Croiseur des Neiges comme autant de pendeloques d'un lustre de cristal. Le bruit de l'impact fut tel qu'on aurait dit qu'un géant grinçait des dents. Au début, Giordino pensa que le véhicule devrait frapper plusieurs fois le mur épais de glace solide avant de pouvoir pénétrer, mais il fut laissé sur place tandis que le Croiseur se frayait un chemin et entrait du premier coup puis disparaissait de l'autre côté. n courut pour le rattraper, le fusil sous le bras, comme un soldat ATLANTIDE 437 d'infanterie suivant un char pour se protéger. Une fois dedans, Pitt arrêta le Croiseur et débarrassa son visage et sa poitrine des morceaux de verre brisé. Un gros bloc de glace avait traversé le centre du pare-brise, le manquant de peu avant de tomber sur le plancher en petits morceaux. Il avait des coupures sur une joue et sur le front. Aucune des deux blessures ne nécessitait de points de suture, mais le sang qui coulait le faisait paraître gravement blessé. Il essuya ses yeux d'un revers de manche et chercha à voir où s'était arrêté le Croiseur des Neiges. Il était dans une galerie de glace de grand diamètre, avec des avants de véhicules solidement scellés dans un mur gelé en face de l'entrée fracassée. La galerie paraissait déserte dans les deux sens. Ne voyant aucun signe de danger, Giordino entra en vitesse dans le véhicule et grimpa l'échelle jusqu'à la cabine de conduite. Il y trouva Pitt qui souriait hideusement à travers un masque de sang. - Tu n'es pas beau ! dit-il en essayant d'aider son ami à quitter le siège du conducteur. Pitt le repoussa gentiment. - Je ne suis pas aussi mal en point qu'il y paraît. On ne peut pas se permettre de perdre du temps en chirurgie esthétique. Tu peux me réparer un peu avec cette vieille trousse à pharmacie qui est dans l'autre cabine. Je propose, entre-temps, que nous suivions la galerie vers la gauche. Si je ne me trompe, ça devrait nous amener au complexe minier. Giordino savait qu'il était inutile de le contredire. Il descendit jusqu'à la cabine de l'équipage et revint avec la trousse de premiers secours qu'on n'avait pas ouverte depuis 1940. Il nettoya le sang déjà coagulé sur le visage de Pitt puis badigeonna les coupures avec de l'iode, le seul antiseptique qu'il put trouver. Pitt jura sous l'effet de la brûlure. Puis Giordino appliqua des pansements sur les blessures. - Et voilà encore une vie sauvée par les mains expertes du Dr Giordino, le médecin de l'Antarctique ! Pitt se regarda dans le rétroviseur latéral. Il était couvert d'autant de gaze et de sparadrap qu'après une transplantation du cerveau. - Qu'est-ce que tu m'as fait? dit-il avec aigreur. J'ai l'air d'une momie ! Giordino prit un air blessé. - L'esthétique n'est pas un de mes points forts. - La médecine non plus ! Pitt fît ronfler les moteurs et avancer le véhicule jusqu'à ce qu'il soit dans la bonne direction pour emprunter le tunnel. Pour la 438 ATLANTIDE première fois, il descendit sa fenêtre et étudia la largeur de la galerie. Il calcula que l'espace entre la glace et les moyeux des roues et son toit ne dépassait pas cinq mètres. Il tourna son attention vers un gros tuyau rond qui courait le long de l'arc extérieur du tunnel, avec de petits tuyaux courant verticalement de son centre dans la glace. - Qu'est-ce que c'est, à ton avis? demanda-t-il en montrant le tuyau. Giordino sauta du Croiseur, se glissa entre le pneu avant et le tuyau sur lequel il posa les mains. - Ce n'est pas un conduit électrique, annonça-t-il. Il doit servir à autre chose. - Si c'est ce que je pense... La voix de Pitt tomba, soudain grave. - Une partie du mécanisme servant à briser la banquise, dit Giordino en finissant la pensée de son ami. Pitt passa la tête par sa fenêtre et regarda le fond du tunnel qui s'étirait à l'infini. - Ça doit aller jusqu'au complexe minier, à 2 500 kilomètres, à l'autre bout de la banquise. - C'est une phénoménale réussite technique que d'avoir creusé un tunnel égal à la distance de San Francisco à Phoenix ! - Phénoménal ou non, dit Pitt, les Wolf l'ont fait. Et tu ne dois pas oublier qu'il est plus facile de creuser un tunnel dans la glace que dans la roche. - Que dirais-tu de couper la ligne pour stopper le système d'activation qu'ils ont créé pour casser la banquise, quel que soit ce système? demanda Giordino. - Une coupure risquerait peut-être de le mettre pratiquement en fonction, répondit Pitt. On ne peut pas prendre ce risque à moins de n'avoir pas d'autre solution. C'est seulement à ce moment-là que nous pourrons envisager de couper le circuit. Le tunnel ressemblait à une grande bouche noire et béante. A part la pâle lueur du soleil à travers la glace, il n'y avait aucune lumière. Il y avait bien, au plafond, un conduit électrique muni de lampes halogènes tous les six mètres mais on avait dû couper le courant à la boîte de dérivation car les ampoules étaient éteintes. Pitt alluma les deux phares montés à l'avant du Croiseur des Neiges, passa une vitesse et démarra, montant jusqu'à 40 kilomètres/heure. Bien que cette vitesse soit celle d'un cycliste, elle semblait extrêmement rapide entre les parois du tunnel. Tandis que Pitt faisait très attention à ne pas toucher les parois ATLANTIDE 439 peu avenantes du tunnel, Giordino se tenait sur le siège du passager, le fusil sur les genoux, les yeux fixés sur le tunnel aussi loin que les phares pouvaient l'éclairer, cherchant un signe de vie ou tout autre objet que le tuyau, apparemment sans fin, avec ses croisements dans le sol et dans la voûte du tunnel. Le fait que l'endroit était désert donnait à penser que les Wolf et leurs employés étaient en train d'abandonner le complexe et préparaient leur fuite vers leurs navires géants. Il poussa le Croiseur aussi vite qu'il le put, frôlant les moyeux des roues dans les murs de glace et creusant une tranchée, avant de remettre le véhicule en ligne droite. L'angoisse commençait à l'envahir. Ils avaient perdu trop de temps à traverser la banquise. L'horaire dont Karl Wolf s'était vanté à Buenos Aires, lors de la réception à l'ambassade, avait été de quatre jours et dix heures. Les quatre jours avaient passé, et aussi huit heures et quarante minutes, ne laissant plus qu'une heure et vingt minutes avant que Karl Wolf appuie sur le déclencheur de l'Apocalypse. Pitt calcula que 1 500 mètres, peut-être 2 kilomètres, les séparaient encore du cour de l'installation. Giordino et lui n'avaient eu aucune carte du site, de sorte qu'il leur faudrait deviner où trouver le centre de contrôle une fois à l'intérieur. Il se demandait sans cesse si l'équipe des Forces Spéciales était arrivée et si elle avait réussi à éliminer l'armée des mercenaires. Cette dernière éventualité aurait engendré un combat féroce - les Wolf avaient sûrement promis de les sauver du cataclysme avec leurs familles. Quel que soit l'angle sous lequel il prenait les choses, l'avenir ne lui paraissait pas très rosé. Après avoir roulé en silence pendant dix-huit minutes, Giordino se pencha et montra quelque chose devant eux. - On arrive à un croisement. Pitt ralentit. Ils arrivaient en effet à une intersection d'où partaient cinq galeries de glace. Le dilemme était exaspérant. Ils n'avaient pas le temps de faire le mauvais choix. A nouveau, il se pencha par la fenêtre et étudia le sol gelé du tunnel. Des traces de pneus les marquaient tous mais les plus profondes semblaient s'enfoncer dans celui de droite. - On dirait que le tunnel de droite a été le plus emprunté. Giordino sauta à terre et disparut dans la galerie. II revint quelques minutes plus tard. - A environ 200 mètres, le tunnel semble s'ouvrir sur une grande chambre. 440 ATLANTIDE Pitt hocha rapidement la tête, fit virer le véhicule et suivit les traces qui partaient à droite. D'étranges structures commencèrent à apparaître, prises dans la glace, vagues et indéterminables, mais on voyait à leurs lignes droites qu'il s'agissait d'objets fabriqués et non d'ouvres de la nature. Comme l'avait dit Giordino, le tunnel s'évasa bientôt en une vaste salle dont le plafond en dôme était couvert de cristaux de glace pendant comme des stalactites. La lumière filtrait par plusieurs ouvertures dans le toit et illuminait l'intérieur d'une lueur fantomatique. L'effet paraissait extraterrestre, magique, hors du temps et miraculeux. Emerveillé, Pitt arrêta lentement le Croiseur des Neiges. Les deux hommes restèrent muets d'étonnement. Ils se trouvaient dans ce qui avait été un jour la place principale, entourée d'immeubles limités par les glaces, d'une ancienne cité. 42 N'étant plus protégés par la couverture sécurisante de l'orage de glace et le vent étant tombé à seulement 8 kilomètres/heure, Cleary se sentait nu tandis que ses hommes, vêtus de blanc, se déployaient et commençaient à avancer vers le complexe minier. Ils se servaient d'une série de monticules pour se cacher jusqu'à ce qu'ils aient atteint la haute barrière qui courait de la base de la montagne à la falaise surplombant la mer et faisait le tour du complexe. On n'avait pas pu donner à Cleary de renseignements sur la résistance à laquelle ses hommes allaient s'affronter. On n'en avait eu aucun sur l'installation tout simplement parce que la CIA n'avait jamais considéré qu'elle fût un danger pour la sécurité de la nation. L'annonce de l'imminence de l'horrible menace n'avait pas permis d'étudier une technique de pénétration autre que cette simple stratégie d'attaque éclair. C'était une opération chirurgicale, sans complication, exigeant une conclusion rapide. Les ordres étaient de neutraliser l'installation et de désactiver le système de séparation de la banquise avant d'être relevés par une équipe de deux cents hommes des Forces Spéciales, qui devait arriver une heure plus tard. Tout ce qu'on avait dit à Cleary, c'était que les gardes des Wolf étaient des professionnels endurcis, venant des unités combattantes d'élite du monde entier. Cette information émanait de l'Agence Nationale Marine et Sous-Marine - qui n'était pourtant pas une agence de renseignements, se dit Cleary, ignorant combien il se trompait. Il était sûr que sa force d'élite pourrait se débrouiller contre tout ennemi qui se présenterait. H ignorait aussi que sa petite équipe devrait se battre à un contre trois. 442 ATLANTIDE Avançant sur deux colonnes, ils atteignirent ce qui, à première vue, ressemblait à une simple clôture mais qui se révéla double, avec un fossé au milieu. Cleary eut l'impression qu'elle avait été construite depuis des dizaines d'années. Il y avait une vieille inscription dont la peinture était passée mais qu'on pouvait encore déchiffrer : " Défense d'entrer ", en allemand. Faite de chaînons, la clôture était surmontée de plusieurs rangées de fil de fer barbelé que la glace épaisse rendait inefficace. Autrefois bien plus haute, des congères s'étaient élevées contre elle de sorte qu'il était maintenant facile de l'enjamber. Le fossé, plein également, n'était guère qu'un sillon. La seconde clôture était plus haute et montait à peu près à deux mètres au-dessus de la neige mais ne présentait aucun risque. Ils perdirent de précieuses minutes à couper le fil barbelé afin de pouvoir entrer dans le complexe. Cleary considéra comme un signe prometteur le fait d'avoir pu pénétrer le périmètre extérieur sans avoir été découverts. Une fois à l'intérieur, leurs mouvements furent cachés par une rangée de bâtiments sans fenêtres. Cleary demanda une halte. Il examina une photo aérienne du complexe. Bien que chaque rue, chaque structure soit gravée dans sa mémoire depuis le vol du Cap, comme c'était le cas pour Sharpsburg, Garnet et Jacobs, il voulait comparer avec la carte l'endroit où ils avaient passé les clôtures extérieures. Il fut heureux de constater qu'ils n'étaient qu'à 15 mètres du point prévu d'infiltration. Pour la première fois depuis qu'ils avaient atterri, s'étaient regroupés et avaient avancé sur la glace, il se servit de sa radio. - Homme de fer-blanc ? - Je vous reçois, Magicien, répondit la voix rocailleuse du lieutenant Warren Garnet. - Nous nous séparons ici, dit Cleary. Vous savez ce que vous et vos Marines devez faire. Bonne chance. - On y va, Magicien, répondit Garnet dont la mission avec son équipe des Forces de Reconnaissance de la Marine était de prendre la centrale électrique et de couper le courant de tout le complexe. - Epouvantai! ? Le lieutenant Jacobs des SEAL de la Navy répondit sans tarder. - Je vous entends, Magicien. Jacobs et ses hommes devraient encercler puis attaquer le centre de contrôle par le côté donnant sur la mer. - C'est vous qui devez aller le plus loin, Epouvantai!. Vous feriez bien de vous mettre en route. - Nous avons fait la moitié du chemin, répondit Jacobs avec ATLANTIDE 443 confiance, tandis que lui et ses SEAL se dirigeaient vers une route latérale menant au centre de contrôle. - Lion? - Prêt à partir, assura avec bonne humeur le capitaine Sharps-burg, de la Delta Force. - Je vous accompagne. - Heureux d'avoir un vieux routier avec nous. - Allons-y ! Ils ne synchronisèrent pas leurs montres et n'échangèrent plus un mot. C'était inutile. Les équipes se séparèrent et se dirigèrent vers les tâches qu'on leur avait assignées. Tous savaient ce qu'ils avaient à faire car on les avait largement informés des terribles conséquences d'un échec. Cleary savait que ces hommes combattraient comme des démons ou mourraient sans hésiter pour empêcher les Wolf de déclencher l'Apocalypse. Ils avançaient lentement, avec fluidité, en formation offensive, deux hommes dix mètres en avant de chaque flanc et deux hommes couvrant les arrières. Tous les cinquante mètres, ils s'arrêtaient, se couchaient au sol ou s'abritaient, tandis que Cleary étudiait le terrain et contactait les Marines et les SEAL. - Homme de fer-blanc, votre rapport ? - La voie est dégagée. Approchons à trois cents mètres de la cible. - Epouvantail ? Avez-vous rencontré quelque chose ? - Si je n'étais sûr du contraire, je dirais que l'endroit est abandonné, répondit Jacobs. Cleary ne répondit pas. fl se releva tandis que Sharpsburg, le Lion, faisait avancer son équipe. A première vue, le complexe ressemblait à un bâtiment morne et austère. Cleary n'y remarqua rien de particulier mais l'inquiétude le saisit. On n'y voyait aucun ouvrier, aucun véhicule. Tout était trop calme. Le complexe tout entier était enseveli dans un silence froid et menaçant. Karl Wolf regarda la batterie d'écrans dans le quartier général de ses gardes, un étage au-dessous du centre de contrôle principal. Il regarda, avec un intérêt étonné, Cleary et ses équipes d'assaut se frayer un chemin à travers les routes du complexe. - Vous n'aurez aucun problème à les empêcher d'interrompre notre lancement, j'espère, demanda-t-il à Hugo, debout près de lui. - Aucun, l'assura Hugo. Nous avons prévu et piéparé ce genre d'intrusion plusieurs fois. Nos points de résistance sont en place, les 444 ATLANTIDE barricades sont levées et nos autoneiges blindées n'attendent que mes ordres pour se lancer dans la bataille. Karl hocha la tête avec satisfaction. - Tu as bien travaillé. Mais tout de même, ces gens-là sont l'élite des forces de combat américaines. - Ne t'inquiète pas, mon frère. Nos hommes sont aussi bien entraînés que les Américains. Nous sommes bien plus nombreux et nous avons l'avantage de nous battre sur notre terrain. L'élément de surprise joue en notre faveur. Ils ne s'imaginent pas qu'ils avancent vers un piège. Et nous pouvons nous déplacer dans les tunnels souterrains du complexe, ressortir dans les bâtiments, attaquer leurs flancs et leurs arrières avant qu'ils ne réalisent ce qui se passe. - Quelle est ta stratégie d'ensemble? demanda Karl. - Les pousser peu à peu dans une poche à l'avant du centre de contrôle, où nous pourrons les éliminer tranquillement. - Nos ancêtres seraient fiers de toi, eux qui ont combattu si héroïquement contre les Alliés, pendant la guerre, Ravi des compliments de son frère, Hugo fit claquer ses talons en un salut raide. - Je suis fier de servir le Quatrième Empire. Il leva les yeux et regarda les écrans, étudiant la progression des équipes américaines de combat. - Je dois y aller, maintenant, fl faut que je commande nos défenses, dit Hugo. - Combien de temps penses-tu qu'il faudra à tes hommes pour réduire les attaquants ? - Trente minutes, certainement pas davantage. - Ça ne te laisse pas longtemps pour atteindre l'avion avec tes hommes et embarquer. Ne perds pas de temps, Hugo. Je n'ai pas envie de vous abandonner ici, toi et tes braves. - Et abandonner notre rêve de devenir les pères fondateurs du meilleur des mondesl, dit Hugo avec humour. Non, je ne crois pas. Karl montra la pendule digitale montée entre deux écrans. - Dans vingt-cinq minutes, nous mettrons les systèmes de rupture de la banquise en automatique. Ensuite, tous ceux qui seront dans le centre de contrôle partiront par le tunnel souterrain menant au dortoir principal des employés, au-delà du champ de bataille. A partir de là, nous prendrons les véhicules électriques jusqu'au hangar de l'avion. 1. Allusion au Meilleur des mondes, d'Aldous Huxley (1932), un des classiques de la science-fiction. ATLANTIDE 445 - Nous n'échouerons pas, assura Hugo fermement. - Alors, bonne chance à toi, répondit Karl. ÏÏ serra solennellement la main de son frère avant de se retourner et de pénétrer dans l'ascenseur qui le mènerait à la salle de contrôle, au-dessus. Cleary et l'équipe du Lion n'étaient qu'à cent cinquante mètres de l'entrée du centre de contrôle quand la voix de Garnet retentit dans l'intercom. - Magicien, ici Homme de fer-blanc. Quelque chose ne va pas, ici... Au même instant, Cleary aperçut la barricade qui bloquait la route menant au centre de contrôle et les gueules sombres des fusils posés par-dessus. H ouvrit la bouche pour crier, mais il était trop tard. Une fusillade déclenchée par les gardes devant la Delta Force venait de toutes parts et les explosions de deux cents fusils résonnèrent, provenant des bâtiments, fendant l'air glacé d'un rugissement assourdissant. Garnet et ses Marines furent pris par surprise mais ils déclenchèrent un feu de couverture et se mirent à l'abri derrière tout ce qu'ils purent trouver le long des bâtiments. Malgré la fusillade impitoyable, ils continuèrent leur progression vers la centrale électrique, jusqu'à ce que Garnet aperçoive une barrière de glace presque indiscernable contre le fond blanc, à plus de cent mètres. Ses hommes lancèrent un tir de préparation, tirant des missiles à fragmentation avec leurs fusils Eradicator contre les gardes protégés par les barricades. Devant le centre de contrôle, presque au même moment, Cleary se trouva en face du même genre de mur de glace et du feu nourri que subissait Garnet. Vulnérable à ce tir de barrage, l'homme de tête sur le flanc gauche de la Delta Force fut touché à un genou et à la hanche et s'effondra. Se jetant à plat ventre, Sharpsburg attrapa l'homme blessé par ses bottes et le tira vers le coin du bâtiment. Cleary se baissa vivement sous un escalier menant à un petit entrepôt. Des morceaux de glace tombèrent en pluie sur ses épaules tandis qu'une volée de balles éclata dans les stalactites qui pendaient du toit. Puis un coup de feu frappa son gilet pare-balles au-dessus du cour, l'envoyant tituber en arrière, vivant mais avec une douleur dans la poitrine, comme si quelqu'un le cognait avec un marteau-piqueur. Le sergent Carlos Mendoza, le meilleur tireur de l'équipe, visa dans la lunette de son Eradicator le garde des Wolf qui avait tiré sur Cleary et appuya sur la détente. Une silhouette noire 446 ATLANTIDE sauta en haut de la barricade avant de retomber en arrière et de disparaître. Le sergent choisit alors une autre cible et tira. D'autres balles frappaient le toit au-dessus de Cleary, éparpillant des fragments de glace dans toutes les directions. Il comprenait trop tard que les forces des Wolf étaient prêtes et les attendaient. Les fortifications n'avaient été construites que pour cette attaque. Il découvrit avec amertume que c'était le manque de renseignements efficaces qui les tuait. Il commença aussi à comprendre que sa force d'attaque était beaucoup moins importante que celle des attaqués. Cleary se maudit d'avoir accepté avec confiance des renseignements non vérifiés. Il maudit le Pentagone et la CIA qui avaient estimé les gardes des Wolf à vingt ou vingt-cinq hommes au plus. Il maudit son manque d'intuition et, dans le feu de l'action, se maudit aussi pour avoir fait la plus grosse erreur de toute sa carrière militaire. Il avait gravement sous-estime son ennemi. - Homme de fer-blanc, cria-t-il dans son micro. Au rapport. - Je compte soixante ennemis ou davantage qui bloquent la route devant nous, répondit la voix sans timbre de Garnet, aussi calme que s'il décrivait des vaches dans un pré. Nous subissons un tir nourri. - Pensez-vous être capables de vous emparer de la centrale ? - Nous ne pouvons pas avancer à cause des tirs extrêmement précis. Nous n'avons pas affaire à des gardes d'opérette. Ils savent ce qu'ils font. Pouvez-vous nous envoyer une équipe pour soulager la pression, Magicien ? Si nous pouvions nous grouper en un mouvement de flanc, je pense que nous pourrions prendre la barricade. - Négatif, Homme de fer-blanc. (Cleary savait bien que les Forces de Reconnaissance étaient l'élite de la Marine. Si eux ne pouvaient pas avancer, personne ne le pourrait.) Nous sommes aussi arrêtés par le tir important d'au moins quatre-vingts ennemis et ne pouvons envoyer de soutien. Je répète, je ne peux me séparer d'aucun homme pour vous aider. Sortez-vous de là au mieux que vous le pourrez et rejoignez le Lion. - Compris, Magicien. Je me retire maintenant. Ses Marines exposés, Garnet était furieux d'apprendre qu'il ne pouvait attendre aucun soutien mais devait reculer et retrouver Cleary et la Delta Force de Sharpsburg dans le labyrinthe des routes qui serpentaient dans tout le complexe. Il ne perdit pas de temps à envisager d'aller contre les ordres et de poursuivre l'assaut. Il serait suicidaire de charger une barricade défendue par des hommes trois fois plus nombreux que les siens sur une route à ciel ouvert. Cela ne servirait qu'à faire massacrer tout le monde. Il n'avait d'autre choix ATLANTIDE 447 que de commencer une retraite en bon ordre et d'emmener avec lui les blessés en s'éloignant du feu meurtrier. Ayant parcouru la moitié du chemin jusqu'au centre de commandement, Jacobs et ses SEAL furent ébranlés par le terrible combat et les comptes rendus épouvantables de Cleary et de Carnet. H fit hâter ses hommes dans l'espoir de prendre le centre de contrôle par l'arrière et de faire baisser la tension qui pesait sur les équipes d'Homme de fer-blanc et de Lion. Les SEAL n'étaient qu'à cent mètres du bâtiment quand deux autoneiges tournèrent le coin devant eux et ouvrirent le feu. Jacobs vit tomber deux de ses hommes sans pouvoir rien faire. Fou de colère, il appuya sur la détente de son Eradicator jusqu'à ce que la dernière cartouche ait été éjectée du magasin. Son sergent le saisit alors par le col de sa parka et le poussa derrière une poubelle avant que le tir de riposte ait pu l'atteindre. Une volée de missiles à fragmentation tirés par les SEAL arrêta un moment les autoneiges, ensuite elles reprirent leur progression. Les SEAL luttèrent avec ténacité tout en reculant sur la route, utilisant tout ce qu'ils pouvaient pour se couvrir. Puis, soudainement, deux autres autoneiges apparurent à l'arrière des premières et déversèrent un torrent de projectiles. Jacobs sentit son estomac se nouer. Son équipe et lui ne pouvaient se réfugier nulle part sauf dans une petite contre-allée. Il pria pour ne pas tomber dans une embuscade, mais l'allée paraissait dégagée, au moins sur soixante-dix mètres. Il courut derrière ses hommes, espérant qu'ils pourraient atteindre un abri avant que les autoneiges n'aient passé le tournant et ne trouvent un champ de tir bien dégagé. Il appela Cleary. - Magicien, ici Epouvantail. Sommes attaqués par quatre autoneiges. - Epouvantail, ont-ils des armes lourdes ? - Rien que je puisse voir. Ils sont quatre avec des armes automatiques dans chaque véhicule. Nos missiles à fragmentation ont peu d'effet sur eux. Cleary rampa sous un escalier, s'en servant comme d'un bouclier et étudia sa carte du complexe. - Donnez-moi votre position, Epouvantail. - Nous sommes sur une route étroite qui va vers la mer, derrière ce qui ressemble à une suite d'ateliers d'entretien, à environ cent cinquante mètres du centre de contrôle. - Epouvantail, avancez encore de cinquante mètres puis tournez à droite et avancez entre une série de réservoirs à essence orange. 448 ATLANTIDE Ça devrait vous amener près de l'entrée du centre de contrôle par une rue adjacente où vous serez sur le flanc des ennemis qui nous immobilisent. - Bien compris, Magicien. On y va. A propos, avec quoi se défend-on contre les autoneiges blindées? ajouta-t-il comme s'il y pensait en passant. - Homme de fer-blanc a deux LAW. - Il en faut quatre. - L'homme qui portait les deux autres a disparu pendant le saut. - Homme de fer-blanc est à la centrale électrique, dit Jacobs, frustré. Il n'est pas en face des voitures blindées. Nous, si. - Je lui ai ordonné de se retirer à cause des tirs concentrés trop puissants. Il ne devrait pas tarder à rejoindre Lion. - Dites-lui de charger parce que quatre de ces saloperies de véhicules seront sur nos talons dès que nous arriverons devant votre cour. Jacobs et les SEAL contournèrent bientôt les réservoirs d'essence orange sans rencontrer de tirs organisés. Regardant fréquemment sa carte de l'usine, il conduisit ses hommes le long d'un grand mur qui paraissait se terminer près de l'entrée du centre de contrôle. Cela ferait une parfaite couverture. Ils coururent pour dépasser le flanc des gardes qui, derrière la barrière, envoyaient un enfer de feu sur Sharpsburg et sa Delta Force. Les SEAL étaient à peine arrivés à cinquante mètres du bout du mur qu'une explosion concentrée les frappa par-derrière. Un groupe de gardes avait parcouru un tunnel souterrain et était sorti d'un immeuble derrière, une tactique qui se pratiquait de plus en plus souvent. Jacobs vit qu'il était à peu près impossible de poursuivre sa manouvre de flanc, aussi emmena-t-il ses hommes sur le chemin de moindre résistance, le long d'une rue étrangement vide de toute fusillade hostile. A seulement quatre-vingts mètres de là, Cleary, à plat ventre, regardait à la jumelle, cherchant un point faible dans la barricade qui bloquait l'entrée du centre de contrôle. Il n'en trouva aucun et réalisa que sa position, comme celle de Garnet, devenait rapidement intenable. Et pourtant, il était bien décidé à prendre d'assaut le centre dès que l'équipe des hommes de la Reconnaissance de la Marine et celle des SEAL commenceraient leur attaque sur le flanc de la barricade. Mais au fond de lui, le doute s'insinuait, n se demandait s'il pouvait encore tirer du feu les marrons d'une victoire finale. ATLANTIDE 449 Les gardes de Wolf faisaient la guerre comme pour accomplir une vengeance. Ds ne se battaient pas seulement pour défendre leur propre vie mais aussi celle de leurs familles qui les attendaient à bord de l'Ulrich Wolf. Hugo lui-même était au centre du combat, en face de la salle de contrôle, dirigeant ses forces et resserrant le noud coulant autour de l'équipe d'assaut américaine. Son arrogance en donnant des ordres montrait bien sa suprême confiance et son optimisme. Sa stratégie fonctionnait exactement comme il l'avait prévu. Hugo occupait la position enviable d'un commandant pouvant dicter les termes du combat. n poussait son ennemi dans une zone concentrée pour mieux l'annihiler, comme il l'avait promis à son frère Karl. Il parla au micro d'un intercom installé dans son casque de combat. - Karl, mon frère ? Il y eut quelques secondes de légers grésillements avant que Karl réponde. - Oui, Hugo? - Nous tenons les intrus. Elsie, toi et les autres pouvez vous rendre dans le hangar dès que les ingénieurs auront mis les systèmes nanotechniques en automatique. - Merci, mon frère. Je te verrai bientôt dans l'avion. Deux minutes plus tard, tandis qu'Hugo donnait l'ordre aux deux dernières autoneiges de charger l'équipe des Américains, un garde se précipita vers lui, derrière la barricade. - Monsieur, cria-t-il, j'ai un message urgent du hangar. - De quoi s'agit-il ? hurla Hugo pour se faire entendre. Mais à ce moment précis, le sergent Mendoza visa la tête du garde dans sa lunette et tira doucement. Le garde tomba mort aux pieds d'Hugo sans entendre ni sentir la balle qui entra par sa tempe droite et sortit par la gauche. Le message qu'il avait voulu communiquer d'urgence, à savoir la destruction d'une partie du hangar d'aviation par un étrange véhicule, mourut avec lui. Les Marines de Carnet rejoignirent l'équipe Delta de Sharpsburg et se mirent à couvert tandis que les quatre autoneiges cessaient de pourchasser Jacobs pour les attaquer, en colonne double, par l'arrière. Us n'avaient pas l'air de craindre les deux armes antichars que les Marines dirigeaient vers eux. A moins de cent mètres, ils ne pouvaient pas les manquer. Les autoneiges de tête continuèrent à avancer dans une explosion de feu, de débris et de corps, formant 450 ATLANTIDE une véritable barrière qui empêcha les autres véhicules de tirer sur les Américains déjà encerclés. Cleary réalisa très vite que ce répit ne durerait pas. Dans quelques secondes, les gardes allaient se rendre compte qu'aucun obus antichar ne les menaçait plus parce que les tireurs n'en possédaient plus. Alors les autoneiges attaqueraient et rien ne pourrait les arrêter. Quand Jacobs et son équipe attaqueraient le flanc de la barricade, alors, peut-être, l'avantage passerait-il de leur côté. A Washington, les rapports arrivant des hommes sous le feu de l'action montraient bien que la force d'assaut était en mauvaise situation. 11 devenait plus évident chaque minute que Cleary et ses hommes se faisaient mettre en pièces. Le Président et les Chefs d'Etat-Major des Forces Armées ne pouvaient en croire leurs oreilles. Ce qui avait été engagé comme une mission casse-cou tournait au massacre et au désastre. Ils étaient choqués par le fait, sans cesse plus flagrant, que la mission avait échoué et que le monde habité tout entier courait le danger de disparaître, un cauchemar impossible à accepter. - L'avion transportant la force principale, dit le Président dont la pensée commençait à se désorienter, quand... ? - Ils ne seront pas au-dessus du complexe avant quarante minutes, répondit le général South. - Et le compte à rebours ? - Vingt-deux minutes avant que les courants soient au point de casser la banquise. - Alors il faut envoyer les missiles. - Nous tuerions nos hommes en même temps, fit remarquer le général South. - Avez-vous une autre solution ? demanda le Président. South regarda ses mains ouvertes et secoua lentement la tête. - Non, monsieur le Président, aucune. - Dois-je demander au commandant du Tucson de lancer les missiles ? demanda l'amiral Eldridge. - Si je puis me permettre, intervint le général Coburn, le chef d'état-major de l'Air Force, je crois qu'il vaut mieux envoyer les bombardiers Stealth. Leurs équipages guident leurs missiles avec plus de précision sur une cible qu'on ne peut le faire avec un Tomahawk téléguidé lancé d'un sous-marin. Le Président prit rapidement sa décision. - Très bien, alertez les bombardiers, mais dites-leur de ne pas tirer avant d'en recevoir l'ordre. On ne sait jamais. Un miracle pour- ATLANTIDE 451 rait se produire et le major Cleary pourrait réussir à pénétrer le centre de contrôle et arrêter le compte à rebours. Tandis que le général Coburn transmettait l'ordre, le général South murmurait entre ses dents : " Un miracle, oui, c'est exactement ce qu'il faudrait. " 43 PC r,, " "", de la place entre les bâtiments qui s'éle-es mes partaient £ k forme massive des _ S" f Ë Scoup Plus tardas mais leurs caractéris-* civUisations béa" ^blaient à rien de ce que Pitt et tiques architecturales n^ ~ n était t ible de Giordmoavalentvuaucae fu| Ce >Us ^t là de la même façon que l base du colossal bâtime^^ sffflté UX d-un , tangulaires e" pamssaie et corinthiennes. poseneures, rondes, stnees ao^ ' ^olonnes n ". avait pas Une vaste entrée s m" urs deg en d escaher. On gagnait J"^ et Giordino sortirent du Croi-pente douce. Comme hjff^^ les colonnes. Dans la salle prin- seur des Neiges et se du-'l^ formant un encorbellement cipale, un vaste plafo, ***£ recouvert de ,ace. Dans H-tnTe,^'^8811,5 tng des murs, d'immenses statues de pierre d énormes nuches, le ht"? rois des AmèneSi ^ sta. representaiemt ceux qui