CHARLENE HARRIS _________LA COMMUNAUTE DU SUD 3________ Les sorcières de Shreveport Traduit de l’américain Par Frédérique Le Boucher PROLOGUE J’ai trouvé le petit mot scotché sur ma porte en rentrant du boulot. J’assurais le service de jour Chez Merlotte, mais on était fin décembre et la nuit tombait tôt. Ça devait donc faire moins d’une heure que mon ex m’avait laissé ce message : il ne sortait jamais avant le crépuscule. Et pour cause... Je n’avais pas revu Bill – Bill Compton ou « Bill le Vampire », comme l’appelaient la plupart des habitués de Chez Merlotte – depuis plus d’une semaine, et nous ne nous étions pas quittés en très bons termes. Pourtant, rien que de toucher l’enveloppe sur laquelle il avait écrit mon nom, ça m’a retournée. À voir ma réaction, on aurait peut-être été tenté de croire que, malgré mes vingt-six ans, je n’avais jamais eu de petit copain ou que je ne m’étais jamais fait larguer avant. On n’aurait pas eu tort. Les mecs normaux ne veulent pas d’une fille comme moi. Depuis le cours préparatoire, j’entends dire qu’« il y a quelque chose qui cloche chez moi ». Je ne peux pas dire le contraire. Cela ne signifie pas pour autant que je ne me fais pas peloter, à l’occasion, par les clients. Les mecs picolent ; je ne suis pas franchement désagréable à regarder : l’alcool aidant, ils oublient leur peur et ma réputation de cinglée. Avant Bill, jamais personne n’avait été aussi proche de moi. Notre séparation m’avait profondément blessée. J’ai attendu d’être assise à la table de la cuisine pour ouvrir l’enveloppe. Mon manteau encore sur le dos, j’ai juste pris le temps d’enlever mes gants. Ma très chère Sookie, J’aimerais te rendre visite, quand tu seras remise des malheureux incidents du début du mois. «Malheureux incidents », tu parles ! Les plaies s’étaient refermées, mais mon genou me faisait encore mal, par temps froid, et quelque chose me disait que ce n’était pas près de s’arranger. Et toutes ces blessures, je ne les devais qu’à ma propre idiotie : je m’étais bêtement mis en tête de libérer mon faux-jeton de petit copain au nez et à la barbe de ses ravisseurs, une clique de vampires à laquelle appartenait, comme par hasard, son ex, Loréna. Je ne comprenais d’ailleurs toujours pas comment Bill avait pu être assez accro à elle pour accepter de la rejoindre dans le Mississippi. Tu dois sans doute te poser bien des questions sur ce qui s’est passé. Plutôt, oui... Si tu es prête à en discuter en tête à tête avec moi, ouvre-moi. Je suis là. Je ne m’attendais pas à ça. J’ai réfléchi deux secondes. Je n’avais plus aucune confiance en Bill, mais je ne pensais quand même pas qu’il irait jusqu’à me faire du mal – physiquement, j’entends. Je suis donc retournée dans le couloir et je l’ai appelé du pas de la porte : — OK, tu peux entrer. En le voyant apparaître entre les arbres – ma maison se trouve dans une petite clairière entourée par la forêt –, j’ai senti mon cœur s’emballer. Cette large carrure, ce corps svelte et musclé, sculpté par la vie au grand air – une vie rude à travailler la terre de ses aïeux... Toutes ces années passées dans l’armée confédérée avaient fait de lui un homme dur, un soldat aguerri, jusqu’à ce qu’il meure, en 1867. À l’époque, il avait de longs favoris, des cheveux bruns coupés court, un nez aquilin de statue grecque et des yeux de velours. Il n’avait pas changé. Il ne changerait jamais. Au moment de franchir le seuil, il a paru hésiter. Je me suis écartée pour le laisser passer et l’ai invité d’un geste à venir s’asseoir dans le salon. — Merci, a-t-il murmuré de cette voix glaciale et pourtant si douce qui me donnait toujours le frisson. Je voulais te parler avant de partir. — Tu pars où ? ai-je demandé en m’efforçant d’afficher le même calme que lui. — Au Pérou. — Tu travailles toujours sur ton... euh... ta base de données ? Bill avait étudié d’arrache-pied et était devenu un vrai pro de l’informatique. Pour moi, c’était toujours de l’hébreu. — Oui. J’ai encore quelques petites recherches à faire pour la compléter. Un très vieux vampire de Lima possède une mine d’informations sur ceux de notre espèce qui se sont établis en Amérique du Sud. J’ai déjà pris rendez-vous pour le rencontrer. J’en profiterai pour faire un peu de tourisme. J’ai résisté à l’envie de lui offrir une bouteille de PurSang – la moindre des choses pour une hôtesse accomplie qui reçoit un vampire. Je me suis contentée de lui désigner le canapé et j’ai pris place, du bout des fesses, sur le fauteuil qui lui faisait face. Un silence pesant s’est alors installé entre nous, un silence qui n’a fait que me rappeler à quel point cette situation me rendait malheureuse. J’ai fini par dire la première chose qui me passait par la tête : — Comment va Bubba ? Pas brillant, je sais. — Il est à La Nouvelle-Orléans, en ce moment. La reine aime bien l’avoir à disposition, de temps en temps. Et puis, il s’est un peu trop montré, le mois dernier, et elle a jugé préférable de l’éloigner. Mais il reviendra bientôt. Vous reconnaîtriez Bubba au premier coup d’œil : sa « gueule d’amour » est célèbre dans le monde entier. Mais son come-back n’a peut-être pas été une très grande réussite. Sans doute l’assistant de la morgue, qui se trouvait être un vampire, aurait-il dû ignorer la petite étincelle de vie qui palpitait encore dans le corps inerte – et complètement imbibé – d’Elvis. Mais comment un fan aussi inconditionnel aurait-il pu résister à la tentation ? Résultat, toute la communauté des vampires du Sud se refilait maintenant Bubba comme une patate chaude, en tentant par tous les moyens de le soustraire aux regards extérieurs. Nouveau silence. En rentrant, j’avais prévu de me mettre en robe de chambre et de me concocter un petit menu série télé pizza surgelée. Programme plutôt basique, je l’admets, mais c’était mon programme. Et voilà que je me retrouvais assise là, à endurer stoïquement ce qui tenait, pour moi, du supplice chinois. Autant en finir au plus vite. — Si tu as quelque chose à me dire, inutile de tourner autour du pot. — Je te dois des explications... a commencé Bill, en hochant la tête comme s’il se parlait à lui-même. Il a posé ses longues mains blanches sur ses genoux. — Loréna et moi... Je n’ai pas pu retenir une grimace. J’aurais voulu ne plus jamais entendre ce nom. C’était pour elle – Loréna – que Bill m’avait laissée tomber. — Il faut bien que tu saches ! s’est-il exclamé en me voyant tressaillir. Donne-moi au moins une chance de me justifier ! D’un geste de la main, je l’ai invité à poursuivre. — Si je me suis rendu à Jackson, quand elle m’a appelé, a-t-il repris, c’est que je n’ai pas pu faire autrement. J’ai senti mes sourcils se hausser malgré moi. Autant dire : «Je n’ai aucun self-control » ou : «Ça semblait une bonne idée sur le coup, mais je ne voyais pas plus loin que le bout de mon nez ». Pas vraiment le genre de Bill. — Nous étions amants autrefois, a-t-il enchaîné. Comme te l’a expliqué Éric, quoique passionnées, les liaisons entre vampires ne durent jamais très longtemps. Mais il y a une chose qu’il ne t’a pas dite : c’est Loréna qui m’a ramené à la vie. Et nous sommes restés ensemble ensuite – ce qui est rarement le cas. — Mais vous aviez rompu... — Oui, il y a près de quatre-vingts ans. Nous en étions arrivés à ne plus pouvoir nous supporter. Je n’avais pas revu Loréna depuis. Bien que j’aie toujours été plus ou moins au courant de ses allées et venues, évidemment. — Évidemment... — J’étais obligé de répondre à son appel, a-t-il insisté. C’était absolument impératif. Quand celui qui t’a vampirisé t’appelle, tu ne peux pas ne pas répondre. J’ai hoché la tête, en essayant de prendre un air compréhensif. Je n’ai pas dû me montrer très convaincante... — Elle m’a ordonné de te quitter. Ordonné, a-t-il répété en me transperçant de son regard pénétrant. Elle a menacé de te tuer si je refusais. Je sentais la moutarde me monter au nez. Je me suis mordu l’intérieur de la joue pour tenter de me contrôler. — Donc, sans un mot d’explication et sans prendre la peine d’en discuter avec moi, tu as décidé de ce qui était le mieux pour nous deux, lui ai-je posément fait remarquer. — Je n’avais pas le choix. Je devais obéir. Je savais qu’elle pouvait te faire du mal. — Ah, là-dessus, tu ne te trompais pas ! Loréna avait effectivement fait de son mieux pour me rayer de la liste des vivants. Mais c’était moi qui l’avais emporté – pur effet du hasard, je vous l’accorde, mais ça avait marché : je lui avais transpercé le cœur. — Et maintenant, tu ne m’aimes plus, dit Bill. Je me trompais, ou ça sonnait comme une interrogation ? Quoi qu’il en soit, je n’avais pas de réponse nette à lui donner. — Je ne sais pas. Je n’aurais jamais pensé que tu voudrais revenir avec moi. J’ai quand même tué ta... ta « marraine »... Ma voix était encore plus hésitante que la sienne. Hésitante, mais surtout amère. — Nous avons donc manifestement besoin d’une plus longue séparation, a conclu Bill. On en reparlera à mon retour, si tu veux bien. Il s’est levé. Je l’ai aussitôt imité. — Tu ne m’embrasses pas pour me dire au revoir ? A ma grande honte, je dois bien avouer que j’en mourais d’envie. Mauvaise idée. Très, très mauvaise idée. Je lui ai vaguement effleuré la joue du bout des lèvres. Sa peau blême scintillait légèrement – caractéristique qui permet à coup sûr de différencier les vampires des humains, même si, aussi surprenant que ça puisse paraître, tout le monde n’est pas capable de faire la distinction, apparemment. Il était pratiquement arrivé à la porte quand il a lâché : — Tu le vois toujours, ce lycanthrope ? Il a dû s’éclaircir la voix après avoir posé la question. Les mots lui seraient-ils restés en travers de la gorge, par hasard ? — Lequel ? ai-je rétorqué. Non mais ! Je n’avais pas à répondre à ce genre de question ! Et il le savait parfaitement bien. J’ai préféré changer de sujet. — Tu pars combien de temps ? J’avais sans doute parlé d’un ton un peu trop brusque. Il a paru s’interroger quand il m’a regardée. Sur mon attitude ? Sur la durée de son séjour ? — Ce n’est pas tout à fait arrêté, pour l’instant. Une quinzaine de jours, peut-être. — On pourra en rediscuter après, alors, ai-je décrété en détournant la tête. Je me suis mise à fouiller dans mes poches, histoire de me donner une contenance. Mes doigts se sont refermés sur un objet familier. Seigneur... Allons, pas d’attendrissement. Il fallait tailler dans le vif. — Ah, au fait ! Ta clé. Je lui ai tendu l’objet du délit, sans le regarder : j’aurais pu craquer. — Non. Garde-la, s’il te plaît. Tu en auras peut-être besoin en mon absence. En tout cas, n’hésite pas à aller chez moi autant qu’il te plaira. Pas pour relever mon courrier, s’est-il empressé d’ajouter en me voyant froncer les sourcils. La poste le gardera jusqu’à mon retour, et je pense avoir réglé tout ce qui traînait, avant de partir. — Je faisais donc partie de « tout ce qui traînait ». J’ai étouffé la colère qui me reprenait d’un coup et lui ai souhaité un bon voyage d’un ton froid, presque impersonnel. — Après avoir refermé la porte derrière lui, je suis allée dans ma chambre. J’avais une robe de chambre à enfiler et une série télévisée à regarder. Bon sang ! Ce n’était tout de même pas Bill et sa petite visite surprise qui allaient m’empêcher de faire ce que j’avais prévu ! — Pendant que je mettais la pizza au four, j’ai pourtant dû me tamponner plusieurs fois les joues. Mon mouchoir était tout mouillé. CHAPITRE 1 Le réveillon du Nouvel An Chez Merlotte semblait devoir enfin s’achever. Sam Merlotte, le propriétaire et patron du bar dans lequel je travaillais, avait certes battu le rappel, mais seules Holly, Arlène et moi avions répondu présentes. Charlsie Tooten avait affirmé que « se coltiner une pagaille pareille, c’était plus de son âge », Danielle devait assister à un bal masqué avec son fiancé – ils avaient réservé depuis des lustres –, et la nouvelle serveuse n’était pas libre avant deux jours. J’imagine qu’Arlène, Holly et moi avions trop besoin d’argent pour nous accorder du bon temps. De toute façon, je n’avais été invitée nulle part. Au moins, quand je bosse Chez Merlotte, je fais partie du décor. C’est déjà une sorte de reconnaissance, non ? Je passais pour la troisième fois le balai, tout en me retenant de faire savoir à Sam ce que je pensais de sa distribution de confettis. Nous nous étions toutes déjà montrées parfaitement claires là-dessus, et ce brave Sam, tout patient qu’il était, commençait à donner de sérieux signes de lassitude : il ne fallait peut-être pas pousser le bouchon trop loin. Sam faisait sa caisse et rangeait la recette de la soirée dans de petits sacs en toile. Malgré la fatigue qui tirait ses traits, il semblait content. Il a ouvert son portable. — Kenya ? Vous êtes prête à m’accompagner à la banque ? OK, dans une minute à la porte de service. Officier de police de son état, Kenya escortait souvent Sam au dépôt de nuit, surtout après une grosse soirée comme celle-là. Je n’étais pas mécontente non plus : j’avais récolté dans les trois cents dollars en pourboires, voire plus. Et je saurais mettre chaque cent à profit, vous pouvez me croire. Je me serais réjouie d’avance de les compter pièce par pièce, une fois rentrée à la maison, si je n’avais pas douté d’avoir encore assez de neurones en état de fonctionnement pour y parvenir. Avec le brouhaha et l’effervescence de la soirée, les incessantes allées et venues entre le bar, le passe-plat et la salle, l’incroyable pagaille à ranger, la cacophonie permanente de tous ces cerveaux en ébullition, j’étais crevée. Vers la fin, je n’avais même plus assez d’énergie pour me protéger : mon pauvre crâne avait des fuites, et j’étais sans arrêt assaillie par des pensées parasites. Ce n’est pas facile d’être télépathe. Pas marrant non plus, la plupart du temps. Ce soir-là, c’était encore pire que d’habitude. Non seulement les clients du bar, que je connaissais pratiquement tous depuis des années, étaient bien décidés à se lâcher, mais ils avaient de croustillantes nouvelles qu’ils brûlaient tous de m’apprendre. — Paraît que ton petit copain s’est fait la malle en Amérique du Sud, Sookie ? m’a demandé Chuck Beecham – le vendeur de voitures local –, une petite lueur de satisfaction perverse dans les yeux. Tu vas te sentir bien seule dans cette grande baraque, non ? — Tu veux peut-être le remplacer, Chuck ? a lancé le type assis à côté de lui. Bon gros fou rire viril entre hommes. — Non, Terrell. J’mange pas les restes des vampires, moi. — Tu restes poli ou tu sors. Je ne m’étais pas énervée. J’avais parlé calmement. Il faut dire que je sentais la chaleur du regard de Sam dans mon dos. — Un problème, Sookie ? a-t-il demandé. — Non, ils allaient justement s’excuser. J’ai regardé Chuck et Terrell dans les yeux. Ils ont piqué du nez dans leurs bières. — Désolé, Sookie, a marmonné Chuck. Terrell a opiné du bonnet en silence. J’ai hoché la tête, avant de tourner les talons pour aller m’occuper d’une autre commande. Mais le mal était fait : ils avaient réussi à me gâcher la soirée. J’avais le cœur en miettes. J’étais sûre que la population de Bon Temps, petit bled paumé de Louisiane, ignorait tout de ma rupture avec Bill. Il n’était pas précisément du genre à raconter sa vie. Et moi non plus. Bon, Arlène était au courant, bien sûr. Si on ne peut plus dire à sa copine qu’on a rompu avec son jules ! Quitte à laisser de côté les détails les plus intéressants – le fait que vous avez tué la femme pour laquelle il vous a plaquée, par exemple. Ce que je n’avais pas pu éviter, franchement. Par conséquent, tous ceux qui s’empressaient de me rapporter que Bill était parti en voyage en pensant que je n’en savais rien ne le faisaient que par pure méchanceté. En laissant de côté sa récente visite, je n’avais pas revu Bill depuis que j’étais allée déposer ses disquettes et son ordinateur – qu’il avait cachés chez moi – devant chez lui. J’avais pris le volant juste à la tombée de la nuit pour que sa sacro-sainte « bécane » ne reste pas devant sa porte trop longtemps – je l’avais enveloppée dans des sacs en plastique, au cas où, mais quand même. Il était sorti juste au moment où je redémarrais. Je ne m’étais pas arrêtée. Une garce aurait remis les disquettes à Eric, le supérieur de Bill. Une idiote sans scrupules aurait gardé le tout, après avoir retiré à Bill et à Éric l’autorisation d’entrer chez elle – ce que j’avais fait au début, je l’avoue. Mais il suffisait de réfléchir deux secondes : Bill aurait parfaitement pu engager un humain pour entrer par effraction chez moi et récupérer ce qui lui appartenait. C’est qu’il en avait drôlement besoin, de son matériel, Monsieur l’Investigateur. S’il avait perdu ces fameuses données, il aurait subi de sévères représailles de la part de la supérieure de son supérieur. Mais j’avais fini par lui rendre son bien. Je pouvais donc en conclure fièrement que je n’étais ni une garce, ni une idiote sans scrupules. D’accord, j’ai un sacré caractère, et même un sale caractère, quand on me cherche. Mais je ne suis pas rancunière. Sourde à mes virulentes dénégations, Arlène me disait souvent que j’étais trop gentille. En parlant d’Arlène, j’ai alors brusquement réalisé qu’à un moment ou à un autre de la soirée, elle allait fatalement apprendre le départ de Bill. Ça n’a pas raté. Moins de vingt minutes après avoir eu droit aux amabilités de Chuck et de Terrell, je l’ai vue se frayer un chemin à travers la cohue pour venir me tapoter le dos avec compassion. — Tu n’avais pas besoin de ce salaud, de toute façon, m’a-t-elle dit. Un refroidi, en plus ! Non, mais franchement, qu’est-ce qu’il a fait pour toi, je te le demande ? J’ai hoché tristement la tête pour lui montrer à quel point j’appréciais son soutien. À ce moment-là, on a commandé deux whiskies, deux bières et un gin tonic à une table du fond, et j’ai dû recommencer à m’activer. Mais je n’étais pas mécontente de cette petite diversion. Cependant, en posant leurs verres devant mes clients, je me suis quand même posé la question : qu’est-ce que Bill m’avait apporté, au juste ? Ce n’est qu’après avoir servi des bières à deux autres tables que j’ai eu le temps de faire le bilan. Bill m’avait initiée au sexe, ce dont je lui étais infiniment reconnaissante : j’y avais vite pris goût. Il m’avait présentée à un tas d’autres vampires, ce dont je ne lui étais pas reconnaissante du tout. Il m’avait sauvé la vie – mais à y regarder de plus près, elle n’aurait pas été en danger si je n’étais pas sortie avec lui. Et puis, je lui avais moi-même sauvé une ou deux fois la mise. Donc, on était quittes. — Rien. J’avais marmonné sans m’en rendre compte, tout en essuyant la pina colada qu’une jeune femme virevoltante venait de renverser. Je lui ai tendu le dernier torchon propre du bar : la plus grande partie du cocktail était encore sur sa jupe. — Il ne m’a rien apporté. Elle m’a souri, pensant manifestement que je compatissais à ses malheurs. Il y avait trop de bruit dans le bar pour entendre quoi que ce soit, de toute façon. « N’empêche que tu ne seras pas mécontente quand Bill rentrera », m’a traîtreusement fait observer cette maudite petite voix intérieure qui se rappelait toujours à mon bon souvenir au moment où je m’y attendais le moins. Ça, je devais bien l’admettre. Après tout, Bill était mon voisin le plus proche. Nos deux maisons n’étaient séparées que par le vieux cimetière communal. Et j’étais toute seule là-bas. Toute seule, sans lui. — Au Pérou, à ce qu’on m’a dit, a lâché Jason, mon frère. Il tenait par la taille sa cavalière du jour, une petite brune d’une vingtaine d’années tout droit sortie de sa lointaine cambrousse. Je l’ai regardée de plus près. Jason l’ignorait, mais sa belle était un changeling – ils sont faciles à repérer. C’était une jolie fille, mince et séduisante... qui se changeait en bête à plume ou à poil à chaque pleine lune. J’ai vu Sam lui jeter un regard noir pendant que Jason avait le dos tourné : sa façon à lui de lui rappeler qu’elle avait intérêt à se tenir à carreau sur son territoire. Elle lui a rendu son regard sans ciller. J’avais comme l’impression qu’elle ne se transformait pas en ravissant chaton, ni en gentil petit écureuil... J’ai bien pensé à lire dans ses pensées, mais ce n’est pas si simple, avec les changelings. Leurs idées sont comme enchevêtrées et voilées par une sorte de brouillard rougeâtre. Néanmoins, de temps à autre, on peut tout de même avoir un aperçu de ce qu’ils ressentent. Sam, quant à lui, se change en colley. Il lui arrive de venir jusque chez moi. Je lui donne alors mes restes et je le laisse dormir sur les marches de la véranda, s’il fait beau, ou dans le salon, s’il pleut. Mais je ne le fais plus entrer dans ma chambre. Il se réveille toujours en tenue d’Adam – une tenue qui lui va à ravir, d’ailleurs... Mais je n’ai vraiment pas besoin d’être attirée par mon boss. J’ai déjà assez d’ennuis comme ça. Ce n’était pas la pleine lune, aussi Jason serait-il en sécurité. J’ai donc décidé de ne rien lui révéler sur sa cavalière. Tout le monde a bien le droit d’avoir ses petits secrets, après tout. Celui de cette charmante demoiselle était juste un peu plus... original que les autres, disons. En dehors de la copine de mon frère et de Sam, il y avait une autre créature surnaturelle – ou Cess, comme elles se nomment elles-mêmes – Chez Merlotte, une beauté fatale qui devait mesurer un mètre quatre-vingts au bas mot. Dotée d’une magnifique chevelure noire qui cascadait dans son dos comme un drapé de satin, elle portait une robe insensée : un fourreau orange à manches longues qui semblait avoir été cousu sur elle tant il la moulait. Elle était venue seule et semblait bien décidée à faire connaissance avec tout ce qui transpirait la testostérone à une lieue à la ronde. Je ne savais pas ce qu’elle était exactement, mais j’étais sûre, vu son schéma mental, que ce n’était pas un être humain. Il y avait également un vampire parmi nos clients, un type qui était arrivé avec un groupe de jeunes d’une vingtaine d’années. Je n’en connaissais aucun. Seuls les regards en coin que jetaient quelques autres fêtards au vampire permettaient de le repérer, ce qui suffisait à mesurer le changement qui s’était opéré depuis la Grande Révélation. Près de trois ans auparavant, les vampires étaient apparus sur toutes les télévisions du monde pour faire savoir à la terre entière qu’ils existaient vraiment. Ce soir-là, certaines vérités premières, pourtant universelles, avaient été sérieusement ébranlées, et quelques réajustements s’étaient révélés nécessaires. Ce coming out d’envergure internationale avait coïncidé avec la mise au point, puis la commercialisation, au Japon, d’un sang de synthèse – plus connu sous le nom des marques qui le distribuaient : PurSang, FloWital, etc. – qui devait permettre aux vampires de se nourrir sans plus avoir besoin de recourir au sang humain. Depuis la Grande Révélation, les États-Unis avaient donc vécu de nombreux bouleversements politiques et sociaux : les vampires, ces tout nouveaux citoyens, devaient être intégrés au même titre que les autres, dont ils étaient appelés à devenir, à très brève échéance, les égaux – à ceci près, petit détail non négligeable, qu’ils étaient morts. Les vampires présentent une certaine image au public et ont une version officielle toute prête pour expliquer leur spécificité : ils clament haut et fort que l’allergie au soleil et à l’ail, à laquelle ils sont tous sujets, provoque de profondes modifications métaboliques dans leur organisme. Excusez-moi si je rigole doucement, mais il se trouve que j’ai vu l’envers du décor. Mes yeux perçoivent désormais des choses invisibles à la plupart des mortels. Vous voulez savoir si c’est une chance ? Moi, j’appelle ça avoir la poisse. Ça vous éclaire ? Je dois néanmoins admettre que le monde a pris un certain relief depuis la Grande Révélation. C’est même devenu un endroit nettement plus intéressant, il faut bien le reconnaître. Comme je suis souvent seule, je cogite pas mal, et là, je peux vous assurer qu’il y a matière à réfléchir. Ce n’est pas pour me déplaire, d’ailleurs. En revanche, ce qui me plaît nettement moins, ce sont la peur et le danger qui vont avec. Je vous l’ai déjà dit, j’ai vu la face cachée des vampires. Et j’ai découvert les changelings et le reste. Les changelings – dont font partie les lycanthropes – préfèrent rester dans l’ombre. Pour le moment, du moins. Ils attendent de voir comment le vent va tourner pour les vampires avant d’envisager de les imiter. Tout ça me trottait dans la tête pendant que je portais plateau après plateau, que je remplissais verre après verre, débarrassais bières, cocktails et bouteilles et que je chargeais et déchargeais le lave-vaisselle pour aider Tack, le nouveau cuisinier (il s’appelle Alphonse Petacki, en réalité. On comprend qu’il préfère se faire appeler Tack, hein ?). Notre corvée de ménage achevée, j’ai serré Arlène dans mes bras en lui souhaitant une bonne année, et réciproquement. Comme son petit copain l’attendait déjà à la porte de service, Holly s’est contentée de nous adresser un signe de la main, en enfilant son manteau, avant de se sauver. — Quels sont vos vœux pour cette nouvelle année, mesdames ? nous a demandé Sam en nous souriant. Entre-temps, Kenya était arrivée. Le visage impassible mais les yeux toujours en alerte, elle s’était accoudée au comptoir en attendant. Kenya déjeunait assez régulièrement au bar avec son coéquipier, Kevin – lequel était aussi pâle et sec qu’elle était noire et athlétique. Sam était en train de mettre les chaises sur les tables pour que Terry, qui arrivait très tôt le matin, puisse passer la serpillière. — Rester en bonne santé et trouver l’homme de ma vie, a déclamé Arlène, la main sur le cœur, avec une emphase toute théâtrale. On a tous éclaté de rire. Arlène avait déjà trouvé un tas d’hommes dans sa vie – elle en était à son quatrième divorce –, mais elle cherchait toujours le bon. Je l’ai « entendue » se dire que Tack serait peut-être celui-là. J’en suis restée comme deux ronds de flan. Je ne savais même pas qu’elle avait des vues sur lui. La surprise a dû se voir sur mon visage, parce qu’elle m’a demandé d’une voix soudain incertaine : — Tu crois que je devrais laisser tomber ? — Bien sûr que non ! Je m’en voulais de n’avoir pas su mieux me contrôler. Mais j’étais tellement fatiguée ! — Je suis sûre que ce sera pour cette année, Arlène, ai-je ajouté pour me rattraper. Je me suis alors tournée vers l’unique femme noire de la police locale. — Et vous, Kenya ? Vous devez bien avoir un vœu à formuler, vous aussi, pour cette nouvelle année. À moins que ce ne soit une bonne résolution ? — Je prie toujours pour la paix entre hommes et femmes, a-t-elle répondu. Ça me faciliterait les choses, dans mon travail. Quant à ma bonne résolution annuelle, soulever mes cent quarante kilos. — Waouh ! a soufflé Arlène. Sa chevelure d’un roux flamboyant – cent pour cent chimique – forma un saisissant contraste avec les boucles blond cuivré – cent pour cent naturelles – de Sam, lorsqu’elle l’étreignit brièvement avant de partir. — Et toi, Sam ? a-t-elle enchaîné. Qu’est-ce que tu souhaites ? Quelles sont tes bonnes résolutions pour cette année ? — J’ai déjà tout ce qu’il me faut, a-t-il répondu. Quant à mes bonnes résolutions, j’ai l’intention de continuer dans la même voie qu’aujourd’hui. Le bar marche bien ; je suis comme un coq en pâte dans mon beau mobile home et je suis entouré d’aussi braves gens ici qu’ailleurs. J’ai détourné la tête pour cacher mon sourire. Il ne se mouillait pas trop, Sam. Les gens, à Bon Temps, étaient assurément aussi braves qu’ailleurs – ni plus ni moins. Ça ne voulait rien dire ! — Et toi, Sookie ? m’a-t-il demandé. Les regards d’Arlène, de Kenya et de Sam se sont tous braqués sur moi. J’ai serré Arlène dans mes bras encore une fois parce que ça me faisait du bien. J’ai dix ans de moins qu’elle (ou peut-être même plus. Elle a beau affirmer qu’elle a trente-six ans, j’ai des doutes), mais on est amies depuis que Sam a acheté le bar et qu’on travaille pour lui, c’est-à-dire environ cinq ans. — Allez ! a-t-elle insisté. Sam a passé un bras autour de mes épaules. Kenya m’a souri, avant de s’éclipser dans la cuisine pour dire deux mots à Tack. Trop épuisée pour réfléchir avant de parler, j’ai cédé à ma première impulsion et leur ai confié ce que je souhaitais vraiment : — Je voudrais juste ne plus me faire tabasser. L’heure tardive et ma fatigue s’étaient conjuguées pour faire jaillir cet accès d’honnêteté pour le moins malvenu. — Je ne veux plus aller à l’hôpital. Je ne veux plus voir de toubibs... Je ne voulais plus non plus ingurgiter de sang de vampire – moyen infaillible, pourtant, de vous assurer une guérison éclair et une forme olympique. Mais c’était compter sans les quelques petits effets secondaires pas forcément évidents à gérer... — Donc, ma bonne résolution pour cette année, c’est avant tout d’éviter les ennuis. Arlène ouvrait des yeux comme des soucoupes, et Sam... Eh bien, je ne savais pas ce que pensait Sam. Mais lorsque je l’ai serré dans mes bras, j’ai senti sa chaleur et sa force m’envahir. Au premier abord, Sam peut sembler plutôt chétif. Il faut pourtant le voir quand il décharge les caisses de bouteilles, torse nu. Bâti tout en finesse, il est vraiment costaud pour un si petit gabarit. Et sa température corporelle est, par nature, sensiblement plus élevée que celle d’un humain standard. Il a déposé un baiser sur mes cheveux. Puis on s’est tous dit au revoir, avant de sortir par la porte de service. La camionnette de Sam était garée au pied de son mobile home, sur le parking réservé aux employés. Mais il est monté dans le véhicule de patrouille de Kenya pour se rendre directement à la banque. Elle le ramènerait chez lui, et il pourrait enfin décompresser : ça faisait des heures qu’il était debout, lui aussi. Tandis qu’Arlène et moi déverrouillions nos voitures respectives, j’ai aperçu Tack assis dans son vieux pick-up. J’ai eu comme l’impression qu’Arlène n’allait pas tarder à voir son vœu exaucé – en partie, du moins : même si elle mettait Tack dans son lit, cela ne signifierait pas qu’il était l’homme de sa vie ! On s’est tous quittés sur un dernier «Bonne année ! » qui a résonné bizarrement dans le silence de cette nuit glacée de Louisiane. Puis chacun est allé commencer la nouvelle année dans son coin. J’ai pris Hummingbird Road pour rentrer chez moi, à environ cinq kilomètres au sud-est du bar. Quel soulagement de se retrouver enfin seule, après une telle cohue ! J’allais enfin pouvoir me détendre, me laisser aller mentalement... Mes phares glissaient sur les troncs bien alignés en rangs serrés. L’obscurité était totale – il n’y a évidemment pas de lampadaires pour éclairer les petites routes de campagne –, et le froid extrême. Pas un bruit. Pas un mouvement. Pas le moindre animal en vue. J’avais beau me répéter de faire attention, au cas où un cerf traverserait la route, je conduisais en pilote automatique. Je ne pensais qu’à ce que j’allais faire en rentrant : me démaquiller et enfiler ma plus épaisse chemise de nuit avant de me mettre au lit, bien au chaud sous les couvertures. Quelque chose a surgi dans la lumière de mes phares, m’arrachant aussitôt à mes rêveries de lit douillet et de douce chaleur molletonnée. J’ai eu un hoquet de surprise. C’était un homme. Un homme qui courait. Un homme qui courait sur une route de campagne à 3 heures du matin, un 1er janvier. Un homme qui courait comme s’il avait le diable à ses trousses. J’ai ralenti. Que faire ? Si cet homme était poursuivi par quelque chose de terrifiant, je risquais d’y laisser ma peau, moi aussi. Mais je ne pouvais tout de même pas l’abandonner comme ça. Pas si sa vie était menacée. Pas si je pouvais l’aider. Mais comment ? J’ai juste eu le temps de remarquer qu’il était grand, blond et qu’il n’était vêtu que d’un jean, avant de me garer sur le bas-côté. J’ai abaissé la vitre côté passager. — Vous avez besoin d’aide ? Il m’a lancé un regard de bête traquée et a continué à courir. Mais j’avais eu le temps de le reconnaître. J’ai bondi hors de la voiture et je lui ai couru après en criant : — Éric ! Éric, c’est moi ! Il s’est brusquement retourné, en sifflant comme un serpent, toutes canines dehors. Je me suis arrêtée net, si brusquement que j’en ai chancelé, et j’ai levé les mains en l’air en signe d’apaisement. Bien sûr, si Éric décidait de m’attaquer, je n’aurais aucune chance contre lui. Ça m’apprendrait à vouloir toujours jouer les bons Samaritains. Mais pourquoi Éric ne me reconnaissait-il pas ? Ça faisait des mois qu’on s’était rencontrés. Éric était le supérieur de Bill. Dans l’organisation hiérarchique des vampires, il occupait le poste de shérif de la cinquième zone. C’était aussi, accessoirement, une bombe – Brad Pitt pouvait aller se rhabiller – et, en plus, il embrassait comme un dieu. Mais pour l’instant, l’espèce de bête fauve qui se tenait devant moi n’offrait rien de bien séduisant. Crocs longs comme le pouce, mains crispées comme des serres, ramassé sur ses jambes tel un prédateur prêt à fondre sur sa proie, voilà la sympathique image qu’Éric me renvoyait. Il était en mode «alerte maximale », mais, bizarrement, il semblait avoir autant peur de moi que moi de lui. Une chance, sinon il se serait déjà jeté sur moi pour me saigner à blanc, en moins de temps qu’il n’en faut pour le dire. — N’approchez pas ! a-t-il hurlé. Il avait la voix éraillée, comme s’il avait la gorge en feu. — Mais qu’est-ce que tu fais là ? — Qui êtes-vous ? — Comme si tu ne le savais pas ! Qu’est-ce qui te prend ? Qu’est-ce que tu fiches ici en pleine nuit, à pied et torse nu ? Et qu’est-ce que tu as fait de ta voiture ? Éric conduisait une superbe Corvette rouge – ce qui donne une assez bonne idée du genre d’énergumène auquel j’avais affaire. — Vous savez qui je suis ? Ça m’a sciée. C’est qu’il ne plaisantait pas, l’animal ! — Bien sûr que je sais qui tu es, Éric ! A moins que tu n’aies un frère jumeau ? — Je n’en sais rien. Il a laissé retomber ses mains le long de ses cuisses, et ses canines ont commencé à se rétracter. Il s’est redressé, abandonnant enfin sa position de combat. Voilà qui détendait déjà un peu l’atmosphère. — Tu ne sais pas si tu as un frère ? J’avoue que j’étais un peu perdue. — Non. Je n’en sais rien. Je m’appelle Éric ? Tel qu’il était là, dans la lumière blafarde de mes phares, il me faisait presque pitié. — Eh bien... euh... oui. Éric Nordman. C’est du moins le nom sous lequel tu te présentes actuellement. Qu’est-ce que tu fais là ? — Ça non plus, je ne le sais pas. Ça devenait un peu répétitif. — Sans blague ? Tu ne te souviens de rien ? J’avais peine à le croire. J’étais persuadée que, d’un instant à l’autre, j’allais voir un rictus sarcastique se dessiner sur ses lèvres. Il éclaterait de rire et m’expliquerait tout, puis il s’arrangerait pour m’embarquer dans une de ses histoires louches, tant et si bien qu’à la fin, je pouvais être sûre de me retrouver en pièces détachées ou, au mieux, sur une civière. — De rien. Il a fait un pas vers moi. Torse nu, par ce froid ! Brrr... J’en avais la chair de poule. J’ai aussi pu constater – maintenant que j’étais à peu près en état d’aligner deux pensées cohérentes – qu’il semblait franchement désemparé, une expression que je n’avais encore jamais vue sur le visage de l’arrogant Éric. Allez savoir pourquoi, ça m’a subitement emplie d’une tristesse infinie. — Tu sais que tu es un vampire, tout de même ? — Oui. Il a paru surpris par ma question. — Et vous non. — Non, je suis cent pour cent humaine. Et j’ai donc besoin de m’assurer que tu n’as pas l’intention de me faire du mal. Bon, c’est vrai que tu aurais déjà pu m’en faire depuis longtemps. Mais, crois-moi, même si tu ne t’en souviens pas, on est amis, toi et moi. Enfin, plus ou moins. — Je ne vous ferai aucun mal. À combien de victimes Éric avait-il dit ça avant de les égorger ? Des centaines, des milliers ? Mais à le voir aussi perdu, j’aurais eu vite fait d’oublier qu’il était capable de me démembrer à mains nues. Un jour, j’avais dit à Bill que si les extraterrestres voulaient envahir la Terre, ils n’avaient qu’à débarquer déguisés en cockers à l’œil larmoyant ou en chatons abandonnés. — Viens donc t’asseoir dans ma voiture avant de finir congelé. J’étais décidément d’humeur compatissante. J’avais pourtant la très nette impression de me faire embobiner. Mais je ne savais pas comment réagir autrement. — Je vous connais vraiment ? a demandé Éric, comme s’il hésitait à monter dans le véhicule d’une inconnue – surtout une inconnue aussi dangereuse ! Songez donc : une femme qui faisait plus de vingt centimètres et une trentaine de kilos de moins que lui... — Oui. Et on en était même arrivés au tutoiement depuis un moment, si tu veux savoir. Je commençais à perdre patience, et en dépit de mes efforts pour le cacher, ça s’entendait dans ma voix. Je ne pouvais pas m’empêcher de penser que j’étais en train de me faire avoir dans les grandes largeurs, et je ne parvenais pas à imaginer à quoi tout ça rimait. Exaspérant, non ? — Bon, maintenant, monte ! Je suis en train de geler, et toi aussi. En général, les vampires ne sont pas affectés par les températures extrêmes. Pourtant, Éric avait la chair de poule. — Ô mon Dieu, Éric ! Mais tu es pieds nus ! Je venais seulement de m’en apercevoir. Je lui ai pris la main – il m’a laissée approcher suffisamment pour ça – et je l’ai tiré jusqu’à la voiture pour l’installer à l’avant. Je lui ai demandé de remonter sa vitre, pendant que je faisais le tour pour aller me rasseoir derrière le volant. J’ai attrapé le vieux plaid que je garde toujours à l’arrière en hiver – pour les matchs de foot, etc. – et je l’ai enveloppé dedans. Il ne frissonnait pas, mais je ne supportais pas de voir toute cette peau dénudée par ce froid glacial. J’ai mis le chauffage à fond – ce qui, dans ma vieille guimbarde, ne sert pas à grand-chose, mais bon. La peau nue d’Éric ne m’avait jamais refroidie avant. En fait, quand l’occasion m’avait été donnée de voir autant d’Éric que j’en voyais maintenant (voire plus), ça m’avait tout sauf refroidie... J’étais dans un tel état de nerfs que j’ai éclaté de rire rien que d’y penser. Éric a semblé stupéfié par ma réaction et m’a regardée d’un air inquiet. — Tu es bien la dernière personne que je m’attendais à trouver ici, à une heure pareille ! ai-je dit pour me justifier. Tu venais voir Bill ? Désolée de te décevoir, mais il est parti. — Bill ? — Le seul vampire qui habite ici. Mon ex. Il a secoué la tête avec, une fois de plus, cette expression de terreur absolue sur le visage. — Tu ne sais pas comment tu es arrivé ici ? Il a secoué la tête de plus belle. J’ai essayé de réfléchir – c’est tout ce que je suis parvenue à faire, d’ailleurs : un essai. J’étais lessivée, l’avais bien eu une montée d’adrénaline en apercevant cette silhouette blanche qui courait dans l’obscurité, mais l’effet s’était vite dissipé. J’ai pris à gauche pour emprunter ma belle allée bien damée, à travers bois – allée qu’Éric avait fait refaire à ses frais, soit dit en passant. C’était probablement pour ça que j’avais pris Éric dans ma voiture, au lieu de le laisser détaler dans la nuit comme un lapin blanc géant : il avait été assez intelligent pour me donner ce dont j’avais vraiment besoin. Certes, il voulait aussi coucher avec moi, mais il m’avait offert la réfection de mon allée parce que je n’avais tout bonnement pas les moyens de me la payer. J’ai fait le tour pour me garer derrière la maison en soupirant : — Ouf ! On y est. J’ai coupé le contact. Dieu merci, je n’avais pas oublié de laisser les lumières extérieures allumées avant de partir travailler. On n’était pas dans le noir complet, au moins. — C’est ici que vous... — Que « tu », Éric. « Tu ». — C’est ici que tu vis ? Il regardait autour de lui, apparemment inquiet à l’idée de devoir traverser les quelques mètres qui séparaient la voiture de la porte de derrière. — Ben oui ! Il m’énervait, à la fin ! Il m’a lancé un regard de hibou pris dans le faisceau des phares. — Oh ! Allez, viens ! ai-je grommelé, excédée. Je suis sortie de la voiture et j’ai monté les marches qui mènent à la véranda – un aménagement récent. J’ai tâtonné quelques secondes pour ouvrir la porte, et la lumière que j’avais laissée allumée dans la cuisine s’est aussitôt répandue sur la véranda. — Tu peux entrer. Il ne s’agissait pas d’une simple formule de politesse : en tant que vampire, Éric avait besoin de mon autorisation expresse pour franchir le seuil. Il a trottiné à ma suite, toujours emmailloté dans mon plaid. Sous les néons de la cuisine, le pauvre paraissait encore plus pitoyable. J’ai alors remarqué qu’il avait les pieds en sang. J’ai poussé un « Oh, Éric ! » de commisération et je me suis empressée de remplir une bassine d’eau chaude. Il guérirait vite, comme tous les vampires, mais il fallait nettoyer les plaies. C’était la moindre des choses. Je lui ai demandé d’enlever son jean – ne me prêtez pas d’arrière pensée : c’est juste qu’il aurait été mouillé, si Éric l’avait gardé pendant que je lui plongeais les pieds dans la bassine. Sans l’ombre d’un rictus goguenard, ni aucun autre signe qui aurait pu laisser supposer qu’il se réjouissait de la tournure que prenaient les événements, Éric s’est extrait de son pantalon – façon danse du canard, ce qui aurait sans doute été comique en d’autres circonstances. J’ai envoyé valser le jean sur la véranda pour ne pas oublier de le laver le lendemain, tout en essayant de ne pas reluquer mon hôte en ouvrant des yeux comme des soucoupes. Et pour cause : l’hôte en question n’était plus désormais vêtu que de ses sous-vêtements, lesquels se réduisaient à un minislip coupé dans une matière extensible rouge vif dont l’élasticité était visiblement mise à l’épreuve. Eh bien ! Je n’étais pas au bout de mes surprises, apparemment. J’avais déjà vu Éric en petite tenue une fois – d’accord, une fois de trop –, mais il portait un caleçon en soie. Les hommes pouvaient donc changer aussi radicalement de style ? Sans faire de cinéma ni de commentaire scabreux, — Eric s’est empressé de s’emmitoufler de nouveau dans mon plaid. Rien n’aurait pu mieux me vaincre que le vampire qui se trouvait devant moi n’était plus le même. Éric avait la beauté du diable – plus d’un mètre quatre-vingt-dix de pure splendeur virile, si tant est qu’on aime le style beauté glacée, genre statue de marbre –, et il le savait pertinemment. Je lui ai désigné une des chaises autour de la table. — Il s’est assis docilement. Je me suis accroupie pour poser la bassine par terre et je lui ai délicatement glissé les pieds dans l’eau. Au contact de la chaleur sur sa peau glacée et meurtrie, il a laissé échapper un grognement étouffé. Même un vampire doit sentir une telle différence de température, j’imagine. Je me suis armée d’un torchon propre et j’ai commencé à lui savonner les pieds. Je prenais mon temps ; ça me permettait de réfléchir, à la suite du programme, notamment. — Tu étais toute seule dehors, en pleine nuit, a-t-il alors lâché d’une voix hésitante. — Je rentre du boulot, comme tu peux le voir à mon uniforme. Je portais la version hiver : pantalon noir et sweat-shirt blanc avec Chez Merlotte brodé côté cœur. — Les femmes ne devraient pas sortir seules si tard la nuit, a-t-il décrété d’un ton réprobateur. — Oh, vraiment ? Explique-moi ça. — Eh bien, les femmes sont plus vulnérables et plus susceptibles de se faire attaquer que les hommes. Elles devraient donc être mieux protégées... — Ça va, ça va, je ne parlais pas littéralement. Mais tu prêches une convertie. J’aurais préféré ne pas travailler si tard, tu sais. — Alors, pourquoi l’as-tu fait ? — Parce que j’ai besoin d’argent, tiens ! Je me suis essuyé les mains, puis j’ai sorti les pièces et les billets que j’avais dans la poche et les ai jetés sur la table. — J’ai cette maison à entretenir, figure-toi, ai-je enchaîné, bien décidée à argumenter. Ainsi que ma voiture. Et puis, j’ai des impôts et des assurances à payer. Comme tout le monde, ai-je ajouté, au cas où il aurait cru que j’essayais de me faire plaindre. — Il n’y a donc pas d’homme dans ta famille ? De temps en temps, le grand âge des vampires se fait sentir. — J’ai un frère. Je ne sais pas si tu as déjà rencontré Jason... Il avait une vilaine blessure au pied gauche. J’ai remis un peu d’eau chaude dans la bassine et j’ai essayé de la nettoyer aussi délicatement que possible, ce qui ne l’a pas empêché de grimacer. Les écorchures et les coupures les plus bénignes semblaient déjà se refermer. Le chauffe-eau s’est remis en marche derrière moi et, bizarrement, j’ai trouvé ce petit ronflement rassurant. — Et ton frère accepte que tu fasses ce travail ? J’ai essayé d’imaginer la tête de Jason si je lui disais que je comptais sur lui pour m’entretenir jusqu’à la fin de mes jours parce que j’étais une faible femme et que je ne devais pas travailler hors du foyer. — Oh ! Pour l’amour du Ciel, Eric ! J’ai relevé la tête en fronçant les sourcils, comme une mère grondant son garnement de fils. — Jason a déjà assez de problèmes comme ça. Ceux que lui valaient son égoïsme chronique et ses frasques de don Juan patenté, par exemple. J’ai poussé la bassine de côté et je lui ai essuyé les pieds en les tamponnant avec un torchon sec. Puis je me suis relevée, avec des gestes un peu raides. J’avais mal au dos, mal aux jambes, mal aux reins, mal partout. Écoute, Éric, je crois que je ferais mieux d’appeler Pam. Elle saura sans doute ce qui t’est arrivé. Pam ? J’avais un peu l’impression de parler à un gamin île deux ans un rien casse-pieds sur les bords. — Ton bras droit. Je l’ai vu ouvrir la bouche, prêt à me bombarder de questions, et je me suis empressée d’ajouter : — Attends ! Laisse-moi le temps de l’appeler pour avoir au moins une petite idée de ce qui se passe. — Mais... et si elle s’est retournée contre moi ? — Il vaut mieux le savoir aussi. Et le plus tôt sera le mieux, crois-moi. Je me suis saisie du vieux téléphone fixé au mur de la cuisine, au bout du plan de travail. Il y avait un tabouret de bar juste en dessous. C’était là que s’asseyait toujours ma grand-mère, lors de ces interminables conversations téléphoniques qu’elle aimait tant. Il ne se passait pas une journée sans que je pense à elle. Elle me manquait. Mais ce n’était pas le moment de faire du sentiment. J’ai consulté mon carnet d’adresses et composé le numéro du Croquemitaine, le seul bar de vampires de Shreveport – principale source des revenus d’Éric, le Croquemitaine lui servait également de QG pour ses affaires, dont j’avais cru comprendre qu’elles étaient de bien plus large envergure. J’ignorais de quelle envergure elles étaient et de quelle nature exacte étaient ses autres «investissements financiers », comme on dit aux infos, et je n’avais pas franchement envie de le savoir. J’avais vu, dans le journal de Shreveport, qu’une grosse soirée était prévue au Croquemitaine pour le réveillon – « Venez mordre à pleines dents dans le Nouvel An ! » –, j’étais donc sûre d’y trouver quelqu’un. Pendant que le téléphone sonnait, j’ai sorti une bouteille de sang de synthèse du réfrigérateur pour Éric. Je l’ai mise au micro-ondes et j’ai réglé la minuterie. Il suivait chacun de mes gestes avec un regard anxieux. — Le Croquemitaine, a répondu une voix masculine suave et dotée d’un léger accent. — Chow ? — Pour vous servir. Que puis-je faire pour vous ? — C’est Sookie. — Oh ! Le ton était devenu nettement moins aimable, tout à coup. — Écoute, ravi de pouvoir te souhaiter une bonne année en direct, Sookie, mais on est un peu occupés, là. — Vous avez perdu quelqu’un ? Il y a eu un long silence pesant à l’autre bout de la ligne – le problème avec les vampires, c’est qu’on ne peut même pas les entendre respirer. — Une minute. Nouveau silence. — Sookie, c’est Pam. Elle avait fait si peu de bruit en prenant le combiné que j’ai sursauté. — As-tu toujours un seigneur et maître ? J’ignorais jusqu’où je pouvais aller au téléphone. Je voulais juste savoir si c’était elle qui avait mis Éric dans cet état ou si elle lui était restée fidèle. — Oui, et il peut être assuré de mon absolue loyauté, a-t-elle répondu, comprenant immédiatement où je voulais en venir. Mais nous avons quelques petits soucis. J’ai mûrement pesé ses paroles jusqu’à être parfaitement sûre d’avoir bien lu entre les lignes. Pam était en train de me dire qu’elle était toujours au service d’Éric et que tous ceux qui étaient dans ce cas étaient sous le coup de quelque pression ou, d’une manière ou d’une autre, confrontés à de graves problèmes. Il est ici, lui ai-je annoncé. Pam appréciait la concision. — Vivant ? — Oui. — Endommagé ? — Mentalement. Long temps de réflexion. — Risque-t-il de représenter un danger pour toi ? Non que Pam soit inquiète à l’idée qu’Éric puisse me vider de mon sang – elle s’en fichait éperdument –, mais elle aurait eu dans l’idée de me demander de planquer Éric que ça ne m’aurait pas étonnée. — Pas pour le moment, apparemment. On dirait que le problème a à voir avec sa mémoire. — Je hais les sorcières ! Les humains avaient bien raison de les condamner au bûcher. Comme ces mêmes humains n’auraient été que trop contents de se débarrasser des vampires en leur plantant un pieu dans le cœur, j’ai trouvé ça assez cocasse – enfin, pas plus que ça, vu l’heure. De toute façon, elle n’avait pas fermé la bouche que j’avais déjà oublié de quoi elle parlait. J’ai bâillé à m’en décrocher la mâchoire. — Nous serons là demain soir, m’a-t-elle finalement annoncé. Peux-tu le garder jusque-là ? Le jour va se lever dans moins de quatre heures. As-tu un endroit sûr où l’héberger ? — Oui. Soyez là à la tombée de la nuit. Et je ne veux pas me retrouver embringuée dans vos maudites histoires de vampires, c’est clair ? En temps normal, je ne suis pas aussi directe avec les vampires, mais, je vous l’ai dit, la nuit avait été longue et j’étais au bout du rouleau. — Nous serons là. J’ai raccroché. Éric me regardait de ses grands yeux bleus, sans ciller. Ses cheveux n’étaient plus qu’un enchevêtrement de longues mèches blondes – on a exactement la même couleur de cheveux, Éric et moi. Et j’ai les yeux bleus, comme lui. Mais la ressemblance s’arrête là. J’ai bien pensé à lui donner un coup de peigne, mais j’ai eu la flemme. — Bon. Voilà comment ça va se passer, lui ai-je expliqué. Tu vas rester ici jusqu’à ce que Pam et les autres viennent te chercher demain soir. Ils te diront alors de quoi il retourne. — Tu ne laisseras personne entrer, n’est-ce pas ? Sa voix était encore plus anxieuse que son regard. J’ai remarqué qu’il avait fini sa bouteille de sang. Il n’avait plus les traits aussi tirés. C’était déjà ça. — Éric, je ferai de mon mieux pour que tu sois en sécurité. Je déployais des trésors de patience insoupçonnés. Je lui parlais même avec une douceur de garde-malade. Mais si ça continuait, j’allais finir par m’endormir sur place. Je lui ai pris la main. — Allez, viens. Le plaid toujours serré autour de son torse, il m’a gentiment suivie dans le couloir, comme une sorte de Blanche-Neige d’un mètre quatre-vingt-dix en minislip rouge. Ma vieille baraque avait connu bien des transformations au fil des ans, mais elle n’en restait pas moins ce qu’elle avait toujours été : une simple ferme. Au tournant du XXe siècle, on y avait ajouté un étage, où se trouvaient deux chambres. Mais je montais rarement l’escalier, maintenant. J’avais pratiquement condamné cette partie de la maison pour économiser l’électricité. Il y avait deux chambres en bas : la plus petite, celle que j’occupais avant la mort de ma grand-mère, et la sienne, de l’autre côté du couloir, dans laquelle je m’étais installée après son décès. Mais le « trou à rats » que Bill s’était aménagé (c’est moi qui l’appelais comme ça) se trouvait dans la petite. C’est là que j’ai emmené Éric. J’ai allumé le plafonnier et vérifié que les volets et les rideaux étaient bien fermés. J’ai alors ouvert le placard, ôté tout ce qu’il contenait et soulevé le bout de moquette qui dissimulait la trappe du fond. En dessous se trouvait une étroite galerie que Bill s’était aménagée, quelques mois auparavant, afin de pouvoir rester chez moi pendant la journée – ou se cacher, au cas où il n’aurait plus été en sécurité chez lui. Bill aimait bien l’idée d’avoir une solution de repli, et je suis sûre qu’il s’était ménagé d’autres refuges dont j’ignorais l’existence. Si j’avais été un vampire (Dieu m’en garde !), j’en aurais fait autant. Mais ce n’était pas le moment de penser à Bill, alors même que je m’apprêtais à montrer à son supérieur hiérarchique comment refermer la trappe qui dissimulait l’endroit où il dormait quand il venait de passer la nuit avec moi... — Quand je me réveillerai, demain, je remettrai toutes ces affaires à l’intérieur pour que ça fasse plus naturel. Je m’étais efforcée de prendre un ton propre à le rassurer. Je lui ai adressé un petit sourire encourageant. — Je suis obligé d’y entrer maintenant ? a-t-il demandé. Éric me demandant mon autorisation : c’était vraiment le monde à l’envers ! — Non, tu n’es pas obligé. Contente-toi de te faufiler là-dedans avant l’aube. Tu ne peux pas rater l’heure, hein ? Je veux dire, tu ne risques pas de t’endormir et de te réveiller en plein jour ? Il a semblé réfléchir un moment, puis il a secoué la tête. — Non. Je sais que c’est impossible. Est-ce que je peux rester avec toi cette nuit ? Ô Seigneur ! Encore le coup des yeux de chien battu. De la part d’un ancien Viking d’un mètre quatre-vingt-dix, c’était vraiment trop. Je n’avais plus la force de rire, mais j’ai laissé échapper un petit ricanement mélancolique. — Bon, d’accord. Ma voix m’a paru aussi flageolante que mes jambes. J’ai traversé le couloir, allumé la lumière dans ma chambre, propre, chaude, confortable, et j’ai rabattu le couvre-lit beige – assorti au décor –, la couverture et le drap du dessus. Tandis qu’Éric demeurait assis comme une âme en peine sur la chaise de l’autre côté du lit, j’ai enlevé mes chaussures et mes chaussettes, sorti une chemise de nuit de ma commode et me suis faufilée dans la salle de bains. Dix minutes plus tard, j’étais de retour, les dents lavées, démaquillée et vêtue d’une chemise de nuit en flanelle couleur crème avec de grosses fleurs bleues délavées. Les rubans étaient élimés et le volant de l’ourlet plutôt défraîchi, mais ça me convenait très bien. J’avais déjà éteint la lampe de chevet quand je me suis aperçue que j’avais oublié d’enlever l’élastique qui retenait ma queue-de-cheval. J’ai tiré dessus dans le noir et secoué la tête. Même mon crâne a semblé se détendre. J’ai poussé un soupir de soulagement béat. En me couchant, j’ai cru sentir un corps étranger en faire autant à mon côté. Est-ce que j’avais aussi autorisé Éric à venir dans mon lit ? Eh bien, s’il avait des vues sur ma chaste personne, me suis-je dit en me glissant sous les draps, j’étais tout bonnement trop fatiguée pour m’en préoccuper. — Femme ? — Mmm ? — Quel est ton nom ? — Sookie. Sookie Stackhouse. — Merci, Sookie. — De rien, Éric. Et parce qu’il avait l’air tellement perdu – l’Éric que je connaissais n’aurait jamais remercié qui que ce soit, pour la bonne et simple raison qu’il estimait que tout lui était dû –, j’ai tâtonné sous les draps pour lui prendre la main. Comme sa paume épousait la mienne, nos doigts se sont enlacés. Jamais je n’aurais imaginé qu’on puisse s’endormir, main dans la main, avec un vampire. Pourtant, c’est exactement ce que j’ai fait. CHAPITRE 2 Tandis que, pelotonnée sous les draps, je me réveillais lentement, en étirant de temps à autre un bras ou une jambe, les événements surréalistes de la nuit me revinrent en mémoire. Bon. Eric n’était plus dans mon lit. J’en ai déduit qu’il avait regagné la cachette aménagée par Bill. Il était donc en sécurité. C’était déjà ça. Je me suis levée pour aller remettre en place le bric-à-brac du placard, comme promis. À en croire l’horloge de la cuisine, il était midi. Et il faisait un soleil radieux. Pour mon anniversaire, Jason m’avait offert un thermomètre qui me permettait de lire la température extérieure sans sortir de chez moi. Il me l’avait même installé – puisque je vous dis que c’était Noël. Maintenant, je savais donc deux choses : il était midi et il faisait 1°C dehors. La bassine dans laquelle j’avais lavé les pieds d’Éric traînait toujours par terre. Je l’ai vidée dans l’évier. C’est là que je me suis aperçue qu’à un moment ou à un autre, Éric avait rincé sa bouteille de sang. Bizarre. Ça m’a rappelé que je ferais mieux d’en avoir une sous la main à son réveil si je ne voulais pas lui servir de petit déjeuner. Et puis, la politesse exigeait que j’en aie en réserve pour Pam et consorts, quand ils arriveraient de Shreveport. Je les attendais de pied ferme. Ils allaient enfin m’expliquer ce qui s’était passé – ou pas. Ils remmèneraient Éric à Shreveport ET retourneraient régler leurs problèmes entre eux, et je pourrais reprendre ma petite vie tranquille – ou pas. Jour de l’An oblige, le bar était fermé jusqu’à 16 heures. De toute façon, c’étaient Charlsie, Danielle et la nouvelle qui assuraient le service. Idem pour le lendemain. Normal, vu que le reste de l’équipe s’était coltiné le réveillon. J’avais donc deux jours de congé. Et j’allais devoir en passer au moins un avec un vampire qui ne savait même plus comment il s’appelait ! Quel est le crétin qui a dit que, dans la vie, tout finit toujours par s’arranger ? J’ai avalé deux tasses de café bien serré, mis le jean d’Éric dans le lave-linge, lu quelques pages d’un roman à l’eau de rose – comme si ça allait me remonter le moral ! – et jeté un coup d’œil au « mot du jour » de mon éphéméride tout neuf, qu’Arlène m’avait offert pour Noël. Premier mot de l’année : exsangue. Allez savoir pourquoi, j’ai trouvé que ce n’était pas bon signe. Il faisait aussi horoscope, le calendrier d’Arlène ? Jason est arrivé peu après 16 heures et s’est garé dans une envolée de gravillons. C’était bien la peine de faire damer mon allée ! J’avais eu le temps de prendre une douche et de m’habiller, mais j’avais encore les cheveux mouillés. Je les avais aspergés de spray lissant et j’étais en train de les brosser, assise devant la cheminée, tout en regardant d’un œil distrait un match de foot à la télé. J’avais baissé le son au maximum. Tout en savourant la douce chaleur du feu de bois dans mon dos, je réfléchissais à l’incroyable situation dans laquelle ce pauvre Éric se trouvait. On ne s’était pas beaucoup servi de la cheminée, ces deux dernières années, à cause du prix exorbitant du bois qu’il fallait se faire livrer. Mais pas mal d’arbres étaient tombés pendant la tempête de l’hiver précédent, et Jason en avait débité un bon paquet. Les pas lourds de mon frère ont résonné sur les marches de la véranda – celle de devant, la plus ancienne des deux (bien que « véranda » soit peut-être un bien grand mot pour désigner ce qui n’était, après tout, qu’un plancher couvert). Il a vaguement frappé avant d’entrer. Comme moi, il avait pratiquement grandi dans cette maison. Nous étions venus y vivre avec Granny lorsque nous nous étions retrouvés orphelins, et elle avait loué celle de nos parents jusqu’à ce que Jason atteigne sa majorité et décide d’aller y vivre seul. Mon frère avait maintenant vingt-huit ans et dirigeait une équipe du service de voirie municipal : une ascension plutôt rapide pour un petit gars du cru sans diplôme. J’avais d’ailleurs toujours pensé qu’il s’en contenterait, mais récemment, il avait commencé à donner des signes d’insatisfaction. — Super, a-t-il approuvé en voyant la flambée. Il est venu se planter devant l’âtre pour se chauffer les mains, me coupant toute la chaleur par la même occasion. — À quelle heure tu es rentrée, cette nuit ? m’a-t-il lancé par-dessus son épaule. — J’ai dû me coucher vers 3 heures du matin. — Qu’est-ce que tu penses de la fille qui était avec moi, hier soir ? — Je crois que tu ferais mieux de ne pas la revoir. Il ne s’attendait pas à ça. Il m’a coulé un regard en biais. — Qu’est-ce que tu sais d’elle ? m’a-t-il demandé à voix basse. Mon frère est au courant de mon « infirmité », mais il n’en parle jamais avec moi – ni avec personne d’autre, d’ailleurs. Je l’ai vu se battre avec un type qui m’avait traitée de cinglée, mais il n’en reste pas moins qu’il ne me considère pas comme quelqu’un de normal. De même que la plupart des gens, d’ailleurs. Ils font juste semblant de ne pas y croire. Ou plutôt, ils croient que je ne pourrais jamais lire dans leurs pensées à eux, juste dans celles des autres. Dieu sait les efforts que je fais pour me comporter et parler normalement, pourtant, comme si je n’étais pas constamment bombardée d’idées et d’émotions parasites, de regrets, de remords, de rancunes, d’accusations... — Elle n’est pas ton genre, c’est tout, ai-je simplement répondu, le regard perdu dans les flammes. — C’est pas un vampire, elle, pourtant, a-t-il aussitôt riposté, acerbe. J’avais dû le vexer. — Non, en effet. — Eh bien, alors ! s’est-il exclamé en me fusillant du regard. — Jason, quand les vampires sont apparus au grand jour et qu’on a découvert qu’ils existaient réellement, après les avoir considérés pendant des siècles comme des personnages de contes et légendes, tout juste bons à faire frissonner les amateurs de films d’horreur, est-ce que tu ne t’es pas demandé s’il n’y avait pas d’autres créatures légendaires du même acabit qui n’étaient peut-être pas si imaginaires que ça ? Je l’ai laissé réfléchir à cette idée un petit moment. A voir ses sourcils froncés et sa moue sceptique, il était clair qu’il n’en croyait pas un mot. Il aurait bien voulu me traiter de folle, me dire que c’était le truc le plus débile qu’il ait entendu depuis longtemps – ne croyez pas que je sois paranoïaque : je lisais tout ça dans ses pensées. Il s’en est finalement tiré par une pirouette : — Tu dois savoir de quoi tu parles. Ce n’était pas tout à fait une question, mais pas loin. J’ai attendu qu’il me regarde droit dans les yeux et j’ai acquiescé avec de grands hochements de tête. — Ben merde alors ! a-t-il soufflé. Elle me plaisait bien, à moi, cette fille. Une vraie tigresse, sous ses airs de sainte-nitouche. — Sans blague ? Je n’en revenais pas qu’elle se soit transformée devant lui. Et ce n’était même pas la pleine lune ! Elle devait avoir de sacrés pouvoirs, pour un changeling. Encore une chance que Jason s’en soit sorti sans une égratignure ! — Tu n’as rien, j’espère ? A peine une seconde plus tard, je me mordais déjà la lèvre, atterrée par ma propre bêtise. Elle ne s’était évidemment pas métamorphosée devant lui ! Quelle idiote je faisais ! Jason m’a dévisagée avec des yeux ronds, puis il a éclaté de rire. — Franchement, Sookie, tu es impayable ! Tu as vraiment cru qu’elle... Il s’est brusquement interrompu, les traits figés. Je pouvais voir sur son visage l’impensable devenir improbable, puis possible, creusant patiemment sa petite galerie, comme le ver dans la pomme, lézardant peu à peu la bulle dans laquelle vivent la plupart des gens, cette bulle qui repousse les images ou les idées qui ne collent pas avec la confortable vision étriquée qu’ils ont du monde. — J’aurais préféré ne pas le savoir, a-t-il murmuré d’une voix blanche, en se laissant tomber dans le rocking-chair de Granny. J’ai essayé de le rassurer un peu. — Ce n’est pas forcément ce qui se passe pour elle – le truc de la tigresse, je veux dire. Mais, crois-moi, il y a quelque chose... Il lui a fallu une bonne minute pour se reprendre, mais il s’est finalement assez vite ressaisi. C’est Jason tout craché, ça : comme l’idée le dérangeait mais qu’il ne pouvait rien y changer, il l’a rangée bien gentiment dans un coin de sa tête, tout au fond, et il a mis son mouchoir par-dessus. Tu sais ce qui est arrivé à Hoyt, hier soir ? Quand il a quitté le bar avec sa nana, il s’est embourbé dans le fossé, du côté d’Arcadia, et ils ont été obligés de faire trois kilomètres à pied pour trouver un téléphone parce que son portable n’avait plus de batterie. Je ne me suis pas fait prier pour pousser l’exclamation escomptée, expression horrifiée comprise : — Non ! — Si ! Et sa nana était montée sur de vraies échasses, en plus ! Le monde de Jason avait recouvré sa stabilité rassurante, et mon frère tout son aplomb. Il m’a encore raconté les potins du coin un petit quart d’heure, a accepté le Coca que je lui proposais, puis m’a demandé si j’avais besoin de quelque chose en ville. — Oui. J’y avais réfléchi pendant qu’il me parlait. Je connaissais toutes les nouvelles qu’il m’avait racontées, de toute façon – quelques pensées échappées d’émetteurs particulièrement puissants ou un brin éméchés, les soirs précédents. — Oh oh ! s’est-il écrié avec une mine faussement terrifiée. Dans quoi je me suis encore fourré, moi ? — J’ai besoin d’une dizaine de bouteilles de sang et de quelques fringues pour rhabiller un solide gaillard. Allons bon ! Voilà que je recommençais à le faire flipper. Pauvre Jason ! Il aurait mérité une frangine qui lui aurait fait une ribambelle de petits neveux et de petites nièces qui se seraient cramponnés à ses jambes en l’appelant « oncle Jaz ». Au lieu de quoi, il m’avait, moi. Vous parlez d’un cadeau ! — Solide comment ? Et d’où il sort, celui-là ? — Il doit faire un bon mètre quatre-vingt-dix. Longues jambes, épaules carrées... Je me suis mentalement promis de vérifier la taille d’Éric sur l’étiquette de son jean – lequel se trouvait à présent dans le sèche-linge. — Quel genre de fringues ? — Du basique. — C’est pour quelqu’un que je connais ? — C’est pour moi, a répondu une voix de basse. Jason s’est retourné d’un mouvement vif, prêt à se défendre (comme quoi son instinct n’est pas si mauvais que ça, quand il veut bien s’y fier). Mais Éric était aussi peu menaçant qu’un vampire de sa taille peut l’être, lorsque ses canines sont rétractées. En plus, il avait enfilé le peignoir en velours marron que j’avais laissé dans la petite chambre. Je l’avais gardé pour Bill. Ça m’a fait un coup au cœur de le voir sur un autre. Mais il fallait rester pragmatique : Éric ne pouvait pas se balader en slip rouge dans la maison – pas en présence de Jason, en tout cas. Jason a détaillé Éric de haut en bas et m’a lancé un regard réprobateur. — C’est le nouveau, Sookie ? Eh ben, t’as pas perdu de temps ! Il semblait hésiter entre l’admiration fraternelle – dans le genre « c’est de famille » – et l’indignation virile – par solidarité masculine, sans doute. Jason ne s’était pas encore rendu compte qu’Éric était un vampire. Ça me sidère toujours que les gens ne s’en aperçoivent pas au premier coup d’œil. Ça crève les yeux, pourtant. — Et c’est moi qui dois lui acheter ses fringues, en plus ? a-t-il enchaîné. — Oui. Sa chemise a été déchirée la nuit dernière, et il y a des taches indélébiles sur son jean. — Et tu as l’intention de me présenter ? J’ai respiré un bon coup. J’aurais tellement préféré que ces deux-là ne se rencontrent pas ! Vaut mieux pas. Ils l’ont mal pris : Jason a eu l’air vexé, et Eric blessé. — Éric, a annoncé ce dernier en tendant la main à Jason. — Jason Stackhouse, le frère de cette impolie. Ils se sont serré la main. J’avais envie de leur tordre le cou. — J’imagine que vous avez une bonne raison pour ne pas sortir acheter vos fringues vous-même, a fort justement présumé mon frangin adoré. — Une très bonne raison, oui, ai-je déclaré. Et une bonne vingtaine d’aussi bonnes pour que tu oublies que tu l’as vu. — Tu n’es pas en danger, Sookie ? a demandé Jason, soudain inquiet. — Pas pour le moment. — Si jamais il arrive quelque chose à ma sœur par votre faute, je peux vous garantir que vous ne l’emporterez pas au paradis ! — Je n’en doute pas, a rétorqué Éric avec un calme olympien. Mais puisque vous vous montrez si franc avec moi, je vais l’être à mon tour : je pense que vous devriez vous occuper d’elle et l’accueillir chez vous pour qu’elle soit sous votre protection. Jason en est resté sans voix. J’ai été obligée de cacher ma bouche derrière ma main pour ne pas éclater de rire. Le spectacle valait son pesant d’or ! — Dix bouteilles de sang et une tenue de rechange ? m’a demandé Jason. À en juger par le ton de sa voix, il avait enfin compris à qui il avait affaire. — C’est ça. Tu trouveras le sang chez l’épicier et les fringues au centre commercial. Éric faisait plutôt dans le costume sur mesure, d’ordinaire. Mais son changement de style lui allait plutôt bien, et puis, au moins, un jean et un tee-shirt, c’était encore dans mes moyens. — Oh ! Il lui faut des chaussures aussi. Jason est allé se planter à côté d’Éric et a calé son pied contre le sien. Il a émis un sifflement admiratif, ce qui a fait sursauter Éric. — C’est plus des pieds, c’est des palmes ! a-t-il commenté. Il m’a lancé un coup d’œil canaille. — C’est vrai, ce qu’on raconte là-dessus ? s’est-il enquis avec un petit air goguenard. Je lui ai rendu son sourire, reconnaissante. Il essayait de détendre l’atmosphère. — Tu ne vas sans doute pas me croire, mais je n’en sais rien. — Un peu dur à avaler... sans mauvais jeu de mots. Bon, ben, j’y vais. Il a salué Éric. Deux secondes plus tard, j’entendais déjà le crissement de ses pneus sur le gravier. La nuit était complètement tombée. La température avait dû encore chuter de quelques degrés. — Je suis désolé d’être arrivé au mauvais moment, a dit Éric d’un ton hésitant. Tu ne voulais pas qu’il me voie, je suppose. Il s’est approché de la cheminée. Il semblait aimer se réchauffer au coin du feu, lui aussi. — Ce n’est pas que ça me gêne de t’héberger, Éric. J’ai juste l’impression que tu t’es mis dans de sales draps, et je n’ai aucune envie de voir mon frère mêlé à une histoire qui pourrait mal tourner et dans laquelle il n’a rien à faire. — Tu n’as pas d’autre frère ? — Non. Et mes parents sont morts, ainsi que ma grand-mère. Jason est toute ma famille, en dehors d’une cousine qui est tombée dans la drogue il y a des années. J’imagine qu’elle a carrément plongé, depuis. — Ne sois pas si triste, je t’en prie, a-t-il alors murmuré, comme si c’était plus fort que lui. Je déteste qu’on s’apitoie sur mon sort, aussi me me-je empressée de le détromper. — Oh ! Je vais très bien. OK, mon ton était peut-être un peu brusque et l’air que j’avais pris un peu trop dégagé. — Mon sang coule dans tes veines, a-t-il soudain affirmé. Oh oh ! Je me suis raidie. — Je serais incapable de dire ce que tu ressens, si tu n’avais pas un peu de mon sang dans les veines, m’a-t-il expliqué. Sommes-nous... Avons-nous été... amants ? — Non. J’avais peut-être mis un peu trop d’empressement à me défendre. Pourtant, c’était la vérité. D’accord, il s’en était fallu d’un cheveu. Mais je n’avais pas menti. On avait été interrompus au dernier moment, Dieu merci. Après tout, il m’arrive d’avoir des moments de faiblesse, et comme Éric est une tentation ambulante... Que vous faut-il de plus ? Par malheur, Éric ne me quittait pas des yeux, et son regard pénétrant semblait lire en moi à livre ouvert. J’ai senti le rouge me monter aux joues. — Ceci n’est pas un peignoir de femme... Et ce n’est pas celui de ton frère, a-t-il insisté, histoire de bien enfoncer le clou. Aïe, aïe, aïe ! Je me suis abîmée dans la contemplation des flammes, comme si elles allaient me procurer l’échappatoire que je cherchais. — À qui est-il ? Et têtu, avec ça ! — À Bill. — C’est ton amant ? J’ai hoché la tête. Enfin, c’était, ai-je rectifié. — C’est un de mes amis ? J’ai réfléchi à la question. — Eh bien... pas exactement. Il vit sur le territoire dont tu es le shérif. La cinquième zone. Est-ce que ça lui rappellerait quelque chose ? J’ai recommencé à me coiffer d’un geste nerveux... et je me suis rendu compte que mes cheveux étaient déjà secs. Tout crépitants d’électricité statique, ils ont suivi le trajet de la brosse et se sont dressés autour de mon visage. L’effet était plutôt marrant, et j’ai souri en me regardant dans la glace accrochée au-dessus du manteau de la cheminée. Éric s’y reflétait aussi. Je ne sais pas qui a inventé cette légende selon laquelle les vampires seraient invisibles dans les miroirs. Je peux vous assurer que je voyais parfaitement Éric – j’en voyais même plus qu’il ne l’aurait fallu : avec son peignoir mal fermé, il y avait de quoi se rincer l’œil... J’ai fermé les yeux. — Il y a quelque chose qui ne va pas ? s’est inquiété le Viking en peignoir, plein de sollicitude. Mon self-control, Eric. Juste mon self-control qui flanche... — Non, non. Tout va très bien, lui ai-je assuré, en essayant de ne pas trop serrer les dents. Tes amis ne vont pas tarder à arriver. Ton jean est dans le sèche-linge, et Jason devrait être de retour d’une minute à l’autre avec d’autres fringues pour toi. — Mes amis ? — Les vampires qui travaillent pour toi, je veux dire. J’imagine que tu peux considérer Pam comme une amie. Quant à Chow, je ne sais pas... — Sookie, qu’est-ce que je fais, comme métier ? Qui est Pam ? Ce n’était plus une conversation, c’était l’ascension de l’Everest par la face nord : ça m’épuisait d’avance. J’ai quand même tenté de lui brosser un bref tableau de sa position sociale. Je lui ai parlé du Croquemitaine, des autres affaires juteuses qu’il était censé diriger... Mais, en fait, je n’en savais pas assez pour le renseigner correctement. — Tu ne sembles pas très au courant de ce que je lais, en a-t-il fort justement conclu. — Eh bien, je ne vais au Croquemitaine que quand Bill m’y emmène, et il ne m’y emmène que lorsque tu veux me faire faire quelque chose. Idiote ! Mais quelle idiote ! Je me suis donné un coup sur le front avec ma brosse pour ma peine. — Comment puis-je te « faire faire » quelque chose ? s’est-il étonné en tendant la main vers moi. Tu me prêtes ta brosse ? Je lui ai jeté un coup d’œil. Il avait l’air plongé dans ses pensées, préoccupé. — Bien sûr. Tiens. J’ai préféré faire l’impasse sur sa première question, trop contente de noyer le poisson à si peu de frais. Il a commencé à se coiffer. À chaque coup de brosse, les muscles de son torse roulaient sous sa peau comme des vagues. Argh ! J’ai regagné ma chambre au pas de charge, pris un élastique sur ma table de chevet et me suis fait la queue-de-cheval la plus serrée possible, bien haut, au sommet du crâne. Je me suis servie de mon peigne pour la lisser et j’ai tourné la tête de droite à gauche devant la glace pour m’assurer qu’elle était bien centrée. — Tu es tendue, a constaté Éric depuis le seuil de ma chambre. J’ai sursauté en poussant un cri aigu. — Oh, désolé ! Pardonne-moi, je ne voulais pas t’effrayer. Je lui ai lancé un regard soupçonneux. Mais c’est qu’il avait l’air sincère ! En de telles circonstances, l’Éric que je connaissais se serait bien marré. Bon, je n’allais pas non plus regretter le vrai Éric. N’empêche, avec lui, au moins, on savait sur quel pied danser. C’est à ce moment-là que j’ai entendu frapper. — Reste ici, ai-je dit à Éric. L’anxiété se lisait sur son visage crispé. Il s’est docilement assis sur une chaise, dans un coin de la chambre, comme un bon petit garçon obéissant. Je me suis rendue dans l’entrée, en priant intérieurement pour ne pas avoir droit à de nouvelles surprises. Celles qu’on me réserve sont rarement bonnes. — Qui est là ? ai-je demandé en collant l’oreille contre la porte. — Nous, a répondu Pam. J’ai commencé à tourner la poignée, avant de me figer brusquement. Puis je me suis rappelé qu’ils ne pouvaient pas entrer sans mon consentement et j’ai ouvert. Pam, c’est le genre blonde BCBG : brushing, twinset, teint de porcelaine. Elle a tout de la jeune femme désœuvrée qui s’occupe en travaillant bénévolement à la crèche trois après-midi par semaine (hors périodes de soldes privés, s’entend). Quoique je vous imagine assez mal lui confier votre poupon adoré à garder, je n’ai jamais vu Pam se montrer particulièrement cruelle ou perverse. Elle n’en demeure pas moins convaincue que les vampires sont très supérieurs aux humains. Certains pourraient aussi se formaliser de ses manières pour le moins directes : elle ne mâche pas ses mots. En outre, il est clair que si son bien-être dépendait de quelque horreur à exécuter, elle le ferait sans sourciller, et ça ne l’empêcherait pas de dormir sur ses deux oreilles. À part ça, elle semblait faire un bras droit exemplaire : elle avait un redoutable sens des affaires, sans paraître pour autant dévorée d’ambition. En tout cas, si elle avait l’intention de doubler son patron ou de monter son propre business, elle cachait bien son jeu. Quant à Chow, c’était une autre paire de manches. Un vrai mystère ambulant, pour moi. Je ne me sentais jamais complètement à l’aise en sa présence. Avec ses longs cheveux raides et noirs, son mètre soixante-quinze et ses yeux bridés d’Asiatique, Chow n’était pas très impressionnant, à première vue... à ceci près qu’il n’y avait pas un centimètre carré de son corps (hormis ce que je n’avais jamais vu de son anatomie – Dieu m’en préserve !) qui ne fût couvert de tatouages, de ces motifs extrêmement complexes et délicats que l’on dit très prisés des yakuzas. Chow était barman au Croquemitaine, mais souvent, il se contentait de se pavaner nonchalamment au bar pour que les clients puissent l’admirer. C’est le principe sur lequel fonctionnent tous les bars de vampires : faire croire aux humains qu’ils s’encanaillent, leur donner le frisson, l’impression qu’ils jouent avec le feu rien qu’en se trouvant dans la même pièce que des morts-vivants. Et ça rapporte gros, d’après Bill. Pam portait un pull blanc nacré en angora avec un pantalon fluide mordoré, et Chow son habituel ensemble pantalon et veste noire ouverte. Il ne mettait jamais de chemise, sans doute pour que les clients du Croquemitaine puissent profiter au maximum de l’exposition ambulante gratuite. J’ai appelé Eric. Il s’est avancé dans le salon à pas mesurés : il était visiblement sur ses gardes. — Éric ! s’est exclamée Pam avec un soulagement manifeste dans la voix. Tu vas bien ? Elle avait les yeux rivés sur lui, une lueur d’inquiétude dans le regard. Elle ne s’est pas inclinée devant lui à proprement parler, mais lui a tout de même adressé un hochement de tête plutôt solennel. — Maître, a fait Chow en s’inclinant franchement, quant à lui. Je ne voudrais pas trop m’avancer, mais ces différentes salutations m’avaient tout l’air de refléter les relations hiérarchiques qui existaient entre eux. — Je vous connais, a dit Éric en tentant de mettre dans son ton plus d’affirmation que d’interrogation. Les deux autres ont échangé des regards incertains. Aïe ! Ce n’était pas gagné. — Nous sommes à ton service, Éric, lui a patiemment expliqué Pam. Nous te devons allégeance. J’ai commencé à m’écarter, avec la ferme intention de leur fausser compagnie. J’étais sûre qu’ils avaient des trucs secrets à se dire, et s’il y avait quelque chose que je ne voulais pas connaître, c’étaient bien des secrets de vampires. — Ne t’en va pas, je t’en prie, m’a suppliée Éric. Il y avait de la peur dans sa voix. Je me suis arrêtée net et j’ai jeté un coup d’œil derrière moi. Pam et Chow me regardaient par-dessus l’épaule d’Éric. Vu leur expression, il était clair qu’ils ne prenaient pas vraiment les choses de la même façon : Pam semblait trouver la situation plutôt comique ; Chow affichait, en revanche, une expression réprobatrice. J’ai essayé d’éviter le regard d’Éric, pour pouvoir m’éloigner sans remords, mais ça n’a pas marché. Il ne voulait vraiment pas que je le laisse seul avec ses deux acolytes. J’ai lâché un juron inaudible et tourné les talons pour revenir vers lui. On a de nouveau frappé à la porte. Pam et Chow ont aussitôt réagi : en un clin d’œil, ils étaient en position de combat. Croyez-moi, voir un vampire dans cet état, c’est un truc à vous glacer le sang, alors deux ! Leurs canines s’étaient démesurément allongées, et leurs mains s’étaient recroquevillées comme des serres. Ils étaient passés en alerte maximale. L’air semblait crépiter autour d’eux. J’ai lancé un « Oui ? » incertain en me plantant juste devant la porte – il fallait absolument que je me fasse installer un judas. — C’est ton frère, Sookie, a répondu Jason d’un ton impatient. Il semblait de mauvais poil. Du coup, je me suis demandé s’il était tout seul. J’ai failli ouvrir... puis l’ai hésité. Finalement – avec l’horrible impression d’endosser le rôle du traître dans un mauvais film de série B –, j’ai fait signe à Pam d’emprunter le couloir jusqu’à la porte de derrière. J’ai décrit un cercle de la main pour lui enjoindre de faire le tour de la maison, puis j’ai désigné la porte d’entrée de l’index. Pam a hoché la tête en silence et s’est aussitôt exécutée. Je ne l’ai même pas entendue se déplacer. Incroyable ! Pendant ce temps, Chow s’était posté devant Éric. J’ai acquiescé de la tête. Exactement ce qu’on attendait de lui. Moins d’une minute plus tard, j’entendais Jason jurer à une vingtaine de centimètres de moi. — Ouvre ! m’a crié Pam. Cette fois, je ne me suis pas fait prier... et j’ai découvert Jason pris en étau entre les bras de Pam, laquelle le tenait au-dessus du sol sans le moindre effort apparent, alors même qu’il se débattait, gesticulait en tous sens et ruait comme un cheval sauvage. — Ouf ! Tu es tout seul. — Forcément ! Nom d’un chien ! Mais qu’est-ce qui t’a pris de la lâcher sur moi ? Bon sang, foutez-moi la paix, vous ! — C’est mon frère, Pam. Tu peux le reposer, s’il te plaît ? Pam a obtempéré sans broncher. Jason avait à peine posé les pieds par terre qu’il s’est retourné d’un bloc vers elle. — Écoutez, ma p’tite dame, ça se fait pas de sauter sur un type par-derrière comme ça ! Vous avez de la veine que je vous en ai pas balancé une, parce que je vous retournais la tête, moi ! Pam a, une fois de plus, prouvé qu’elle avait de l’humour (chose rare chez les vampires) : vu son expression ironique, elle n’était manifestement pas insensible au comique de la situation. Même Jason s’en est aperçu. Il a eu le bon goût de rire. — J’aurais peut-être eu un peu de mal, j’imagine, a-t-il reconnu en lui adressant un grand sourire, avant de se pencher pour récupérer ses sacs, qu’il avait laissés tomber sur le plancher de la véranda. A ma grande surprise, Pam lui a prêté main-forte. — J’ai eu le nez creux en prenant les grosses bouteilles de sang en plastique, a-t-il ajouté avec un coup d’œil malicieux. Sinon, cette charmante demoiselle aurait été obligée de se serrer la ceinture. Il a ponctué cette sortie d’un grand sourire charmeur à l’intention de l’intéressée. Jason est un tombeur de première : c’est plus fort que lui, il ne peut pas s’empêcher de draguer. Mais avec Pam, il visait très au-dessus de ses moyens. Malheureusement, il n’avait pas assez de jugeote pour s’en apercevoir. Mieux valait que j’intervienne. — Merci, Jason. Tu peux y aller, maintenant. Sur ce, je lui ai pris les sacs en plastique des mains. Mais Pam et Jason ne se quittaient toujours pas des yeux. Bon sang ! Elle était en train de lui faire le coup du regard hypnotique ! Elle allait lui vider le cerveau ! Je me suis empressée d’y mettre le holà. — Pam ! me suis-je écriée d’un ton sévère. Pam, c’est mon frère. — Je sais, m’a-t-elle posément répondu. Jason, tu avais quelque chose à nous dire ? J’avais oublié la perceptible impatience dans la voix de Jason quand il avait frappé à ma porte, comme s’il avait effectivement des nouvelles à annoncer. Ah, oui, oui... Il a détaché à grand-peine les yeux de son ensorcelante voisine. Mais en se tournant vers moi, il a aperçu Chow. Ça l’a refroidi d’un coup. Il lui restait quand même assez de bon sens pour avoir peur d’un vampire aux allures de yakuza. — Sookie ? a-t-il glapi soudain. Est-ce que t’as des ennuis ? Il a fait un pas vers moi, et j’ai senti son taux d’adrénaline – qui venait à peine de redescendre, après l’attaque-surprise de Pam – remonter en flèche. — Non, non, tout va bien. Ce sont juste des amis d’Éric. Comme ils voulaient se faire une petite idée de la situation, ils ont préféré venir se rendre compte sur place. — Eh bien, ils auraient plutôt intérêt à aller faire un tour en ville. Tous les regards se sont braqués sur lui. Jason s’est rengorgé. Ça flatte son ego d’être le point de mire. Il a toujours adoré ça. — Y a des affiches partout : au supermarché, chez l’épicier, chez Grabbit Kwik... à tous les coins de rue, a-t-il renchéri. Et elles disent toutes la même chose : « Avez-vous vu ce vampire ? » Elles expliquent qu’il a été enlevé, que ses amis le cherchent et qu’il y a une récompense de cinquante mille dollars pour qui fournira des indices. Je n’y comprenais rien. Je nageais encore en plein brouillard quand Pam a déclaré – à l’intention exclusive de Chow, semblait-il : — Ils espèrent parvenir à le localiser pour le récupérer. Et ça va marcher. — Nous devrions nous en débarrasser, lui a-t-il répondu en désignant Jason du menton. — Si vous touchez à un cheveu de mon frère... D’un bond, je me suis interposée entre Jason et Chow. Si seulement j’avais eu un pieu ou un marteau quelconque sous la main pour empêcher ce maudit vampire d’approcher ! Pam et Chow se sont alors tournés d’un même mouvement et ont focalisé sur moi toute leur attention. Contrairement à Jason, je n’ai pas du tout trouvé ça flatteur J’ai trouvé ça... terrifiant. Jason ouvrait déjà la bouche – je sentais sa colère monter et, avec elle, l’envie d’en découdre – quand ma main s’est refermée sur son poignet. — Tais-toi, lui ai-je murmuré. Par miracle, il a obéi. Il semblait avoir compris que la machine commençait à s’emballer et que les événements prenaient mauvaise tournure. J’ai cru bon de clarifier les choses : — Si vous voulez le supprimer, il faudra me tuer d’abord. — Tu parles d’une menace ! a raillé Chow. Pam ne disait rien. Mais je savais que si on en arrivait au stade où il lui faudrait choisir entre défendre les intérêts des vampires et être ma copine... eh bien, je pourrais faire une croix sur son amitié. — De quoi s’agit-il ? a tout à coup demandé Éric, avec une autorité surprenante dans la voix. Expliquez-moi. Pam ? Le suspense a duré une bonne minute – une éternité, pour moi. Puis Pam s’est tournée vers Éric – secrètement soulagée, peut-être, de ne pas avoir à me tuer tout de suite. — Sookie et cet homme, son frère, t’ont vu, lui a-t-elle dit. Ce sont des humains. En tant que tels, ils sont sensibles à l’appât du gain. Ils n’hésiteront donc pas à te livrer aux sorciers pour toucher la récompense. — Des sorciers ! Quels sorciers ? me suis-je exclamée en même temps que Jason. — Merci, Éric, de nous avoir foutus dans ce pétrin, a marmonné Jason. Tu veux bien me lâcher, maintenant, Sookie ? Tu serres plus fort que tu ne le crois, ligure-toi. Et pour cause : j’avais du sang de vampire dans les veines – le sang d’Éric, d’ailleurs. La «transfusion » était récente, et les effets dureraient encore trois ou quatre semaines. Je le savais d’expérience. Le vampire qui était à l’instant même enveloppé dans le peignoir de mon ex-petit copain m’avait donné ce sang alors que j’étais grièvement blessée, mais dans l’impossibilité de prendre le temps de me soigner. — Jason... Je parlais d’une voix calme, comme si les vampires n’étaient pas là. — Jason, reprends-toi, ai-je ajouté ne pouvais pas lui dire carrément de ne pas faire l’imbécile. Lentement, très lentement, à pas prudents, comme si un lion en liberté se baladait dans le salon, Jason et moi sommes allés prendre place sur le vieux canapé. Après une brève hésitation, Éric est venu s’asseoir par terre, entre mes jambes. Pam s’est installée du bout des fesses sur le rocking-chair, près de la cheminée, mais Chow a préféré rester debout – juste assez près de nous pour pouvoir nous sauter dessus, d’après mes estimations. Quoique loin d’être détendue, l’atmosphère s’est faite un peu moins pesante. — Ton frère doit écouter ce que nous avons à te dire, a annoncé Pam. Peu importe que tu veuilles ou non le tenir au courant. Il faut qu’il sache pourquoi il n’a pas intérêt à essayer de toucher cet argent. Petits hochements de tête, côté Stackhouse. Même Jason avait senti le danger et compris qu’il devait se tenir à carreau. Quant à moi, je n’étais pas vraiment en position de jeter Pam et Chow dehors. Quoique... Attendez un peu ! Mais si ! Il suffisait que je leur interdise ma porte, et hop ! Tout le monde dehors. Et à reculons, s’il vous plaît ! J’ai senti un petit sourire satisfait se dessiner sur mes lèvres. Vous ne pouvez pas imaginer à quel point c’est jouissif de retirer à un vampire la permission d’entrer chez vous. Je l’avais déjà fait : j’avais renvoyé Bill et Éric. J’en avais éprouvé un tel soulagement, une telle satisfaction que j’avais décidé de faire subir le même sort à tout autre vampire qui me chercherait des noises. Mais déjà, mon sourire s’évanouissait. Si je cédais à la tentation, mon plaisir promettait d’être de courte durée. Jouer à ce petit jeu-là avec Pam et Chow, c’était me condamner à rester toutes la nuit cloîtrée chez moi. Parce qu’ils reviendraient. Ils reviendraient le lendemain, et le surlendemain, et le jour suivant, et ainsi de suite jusqu’à ce qu’ils réussissent à me coincer. Je détenais leur boss. Ils ne me laisseraient pas tranquille tant qu’ils ne l’auraient pas libéré. — Il y a quelques nuits, nous avons entendu dire – au Croquemitaine –, a précisé Pam à l’intention de Jason, qu’une bande de sorciers était arrivée à Shreveport. C’est une humaine qui nous l’a appris. Une des nombreuses conquêtes de Chow. Elle a glissé cette information dans la conversation, sans se douter de l’importance qu’elle avait pour nous. Je ne voyais pas bien où était le problème. Apparemment, Jason non plus. — Et alors ? a-t-il lâché en haussant les épaules. Vous êtes des vampires, non ? Ce n’est pas une poignée d’abrutis en plein trip gothique qui va vous faire flipper ! Ce sont de vrais sorciers. Et les véritables adeptes de la sorcellerie détiennent des pouvoirs redoutables contre les vampires, lui a expliqué Pam avec une patience dont je ne l’aurais jamais crue capable. Ces jeunes qui s’habillent en noir et se griment pour sortir la nuit ne sont que des fantoches ou des poseurs. Les véritables sorciers sont des gens dangereux, car très puissants. Ils contrôlent des forces naturelles. Or, notre existence même est ancrée dans le surnaturel. Mais les sorciers possèdent quelque chose de plus, quelque chose de... Mlle s’est interrompue et a paru chercher ses mots. — Diabolique ? a suggéré Jason, toujours serviable avec ces dames. Diabolique, a-t-elle approuvé. Nous n’avons pas encore découvert ce qui leur confère de tels pouvoirs. Quelque chose me chiffonnait. — Mais pourquoi sont-ils venus à Shreveport ? — Bonne question, a commenté Chow. Je lui ai jeté un regard mauvais. Je n’avais pas besoin de sa satanée approbation. — Ils voulaient – ils veulent – s’approprier l’empire d’Éric, m’a répondu Pam. Les sorciers aiment l’argent, comme tout un chacun, et la réussite d’Éric est notoire. Dans certains milieux, du moins. Elle fait des envieux et attise les convoitises. Ces sorciers ont donc décidé de faire chanter Éric. En échange d’une partie de ses bénéfices, ils le laisseraient continuer à travailler en paix. Extorsion de fonds par intimidation. Ce genre d’entourloupe était familière à tout fan de séries policières qui se respecte. — Mais quels moyens de pression pourraient-ils exercer sur vous ? me suis-je étonnée. Vous êtes tellement puissants ! Tu n’imagines pas les problèmes que l’on peut subitement rencontrer, dans la gestion des affaires, quand des sorciers ont décidé de te mettre des bâtons dans les roues. Lors de notre première rencontre, les leaders de ce groupe – un frère et une sœur – nous en ont donné un petit aperçu. Hallow, la sorcière, a menacé de jeter une malédiction sur le bar : tous nos alcools tourneraient au vinaigre, nos clients glisseraient sur la piste et porteraient plainte, les verres se briseraient dans leurs mains, causant des blessures inguérissables... sans parler des problèmes de plomberie, énuméra Pam en levant les yeux au ciel avec une mine dégoûtée. Chaque nuit deviendrait un véritable cauchemar, et nos recettes descendraient en flèche, peut-être même à tel point que nous nous verrions contraints de mettre la clé sous la porte. Jason et moi avons échangé un coup d’œil circonspect (ah ! Ça faisait longtemps que je n’avais pas recasé un « mot du jour » !). Les vampires avaient pratiquement le monopole des établissements de nuit, à présent – bars, pubs, discothèques... toutes affaires très rentables. Ils avaient bien donné dans les laveries automatiques, restaurants, cinémas ouverts toute la nuit, mais les débits de boisson rapportaient davantage. Si le Croquemitaine fermait, les finances d’Éric en prendraient un sacré coup. — Donc, ces sorciers veulent jouer les protecteurs, a conclu Jason, qui avait dû voir la trilogie du Parrain une bonne dizaine de fois. — Et alors ? Ça n’explique pas comment Éric s’est retrouvé à courir pieds nus sur la route, l’air complètement perdu. Multiples échanges de regards entre les deux vampires. J’ai baissé les yeux vers Éric. Il semblait aussi impatient que nous de connaître la réponse. Il me tenait fermement la cheville, ce qui me donnait un peu l’impression d’être un doudou géant. Chow a décidé de prendre le relais. — Nous avons répondu aux sorciers que nous allions étudier la question. Mais la nuit dernière, quand nous sommes arrivés au Croquemitaine, une des leurs nous attendait au bar avec une tout autre proposition. Il a semblé hésiter, subitement mal à l’aise. — Au cours de notre précédente entrevue, Hallow – celle qui est à la tête de leur bande – avait manifesté un certain... penchant pour Éric. En clair, elle avait décidé de... d’assouvir ses instincts à ses dépens. Décidément, comme en termes élégants ces choses-là étaient dites ! — Un tel... accouplement est très mal vu, chez les sorciers, vous comprenez. Nous sommes morts. Or, la sorcellerie est si... organique. Il avait craché le mot comme s’il parlait d’un détritus nauséabond collé à la semelle de sa chaussure. — La plupart des sorciers ne s’abaisseraient jamais à de telles manigances, bien entendu, a-t-il immédiatement repris. Ceux à qui nous avons affaire ne cherchent qu’à accroître leur puissance. Leur soif de pouvoir a fait passer au second plan la signification religieuse de leurs pratiques. Tout cela était passionnant, mais j’aurais préféré qu’il en vienne au fait. Jason aussi, à en croire le geste d’impatience qu’il a fait pour inciter Chow à poursuivre. Le vampire a eu un petit tressaillement, comme s’il se secouait pour s’arracher à ses réflexions, et il a enchaîné : — Cette sorcière, la fameuse Hallow, a donc envoyé une de ses subordonnées pour proposer à Éric un nouveau marché : s’il lui consacrait sept nuits, elle était prête à se contenter d’un cinquième de sa société au lieu de la moitié qu’elle réclamait. — Dites donc, vous devez avoir une sacrée réputation ! s’est exclamé mon frère, admiratif, à l’adresse d’Éric. Celui-ci n’a pas réussi à réprimer complètement un petit sourire de satisfaction cent pour cent macho. Il semblait ravi d’apprendre qu’il était un tel Casanova. Quand il a levé les yeux vers moi, j’ai tout de suite perçu une petite différence dans sa façon de me regarder. Au même moment, j’ai eu l’horrible pressentiment d’une implacable fatalité, de ceux que l’on éprouve quand on voit sa voiture commencer à dévaler la pente (vous aviez pourtant serré le frein à main, vous en êtes persuadé) et que l’on sait pertinemment que, quoi qu’on fasse, elle va, de toute façon, finir par s’écraser en contrebas. — Bien que certains d’entre nous aient estimé qu’il aurait été plus sage d’accepter, notre maître n’a pas partagé cette opinion, a repris Chow, en lançant au maître en question un regard qui en disait long sur ce qu’il pensait de son attitude. Et notre maître a cru bon de refuser en des termes si insultants pour l’intéressée qu’elle lui a jeté un sort sur-le-champ. Éric semblait dans ses petits souliers (pointure 48 fillette, tout de même). — Pourquoi diable avoir refusé un marché pareil ? s’est écrié Jason, sincèrement stupéfait. L’incompréhension la plus totale se lisait sur son visage. — Je ne m’en souviens pas, a répondu Éric en se serrant encore un peu plus contre moi. Il avait l’air décontracté, mais je savais qu’il n’en était rien. Sa tension était palpable. — J’ignorais même mon propre nom jusqu’à ce que cette femme... jusqu’à ce que Sookie me le dise. — Mais qu’est-ce que vous fabriquiez en pleine forêt ? a insisté mon frère. — Je ne le sais pas non plus. — Il ajuste... disparu, nous a expliqué Pam. Nous étions tous assis dans le bureau avec cette jeune sorcière. Chow et moi discutions avec Éric de son refus. Et puis, tout à coup, il s’est évaporé. — Ça te rappelle quelque chose, Éric ? J’avais envie de lui caresser la tête, comme je l’aurais fait avec un chiot blotti contre mes jambes. Il avait l’air tellement désemparé ! — Je suis né à l’instant où je me suis retrouvé en train de courir sur cette route, dans l’obscurité et le froid, a-t-il répondu. Avant que tu viennes me chercher, je n’étais rien. — Il y a bien dû y avoir un signe avant-coureur, tout de même, un avertissement quelconque. Ça n’arrive pas sans prévenir, un truc pareil. Pam n’a pas eu l’air plus vexée que ça par mon évidente incrédulité. Mais Chow a eu du mal à rester impassible. Ce qui n’a fait qu’accroître mes soupçons. — Vous avez cafouillé quelque part, hein ? ai-je insisté. Qu’est-ce que vous avez fait ? Éric m’a alors enlacé les jambes, si étroitement que je me suis retrouvée clouée sur place. J’ai réprimé la panique qui montait en moi : il avait juste besoin de se rassurer. — Chow a un peu... perdu patience avec l’envoyée de Hallow, a finalement avoué Pam, après un long silence éloquent. J’ai fermé les yeux. Même Jason a semblé comprendre : sa mâchoire inférieure a brusquement dégringolé. Éric a tourné la tête pour frotter sa joue contre ma cuisse. Je me suis demandé ce qu’il pensait de tout ça. — Et, à l’instant même où Chow attaquait la sorcière, Éric a disparu de la circulation ? Pam a opiné du bonnet en silence. — Donc, elle était comme qui dirait minée ? L’agresser revenait à déclencher le sort ? — Apparemment, a répondu Chow. Mais j’ignorais qu’un tel système existait, et je ne peux pas être tenu pour responsable des conséquences. Il m’a lancé un regard noir, comme s’il me mettait au défi de le contredire. Je me suis tournée vers Jason et j’ai levé les yeux au ciel. Ce n’était pas à moi de condamner Chow. Mais si jamais cette histoire revenait aux oreilles de la reine de Louisiane – la supérieure d’Éric –, j’étais prête à parier que Chow ne s’en tirerait pas à si bon compte. Il y a eu comme un flottement. Jason en a profité pour aller remettre une bûche dans la cheminée. — Vous êtes déjà allés Chez Merlotte, non ? a-t-il demandé aux vampires. Là où Sookie travaille ? Éric a haussé les épaules : il n’en savait rien. — Moi, oui, a répondu Pam. Mais pas Éric. Elle s’est tournée vers moi pour que je confirme, et après un instant de réflexion, j’ai acquiescé. — Donc, personne à Bon Temps ne peut faire le rapprochement entre Sookie et Éric, a poursuivi Jason. Il avait dit ça d’un ton détaché, mais il avait l’air plutôt content de lui. — Non, a admis Pam, manifestement sur la défensive. Sans doute pas. Je sentais bien que j’avais du souci à me faire, mais je ne voyais pas de quel côté ça allait tomber. — Donc, tant qu’Éric reste à Bon Temps, vous êtes tranquilles, a conclu Jason. Ça m’étonnerait que quelqu’un l’ait surpris hier soir, en dehors de Sookie, et je veux bien être pendu si je sais pourquoi il a atterri là. Mon très cher frère venait de marquer un second point. « Il a vraiment mis le turbo, ce soir », me suis-je dit. Ça ne présageait rien de bon. — En revanche, un tas de gens vont à Shreveport pour passer la soirée au Croquemitaine. J’y suis bien allé, moi, a-t-il affirmé. Première nouvelle ! Je l’ai dévisagé en fronçant les sourcils. Il a haussé les épaules, sans paraître plus gêné que ça. Je ne voyais pas où il voulait en venir. Ça commençait à m’inquiéter. Alors, je vous le demande : qu’est-ce qui se passera quand quelqu’un essaiera de toucher la récompense ? Quand on appellera le numéro indiqué sur l’affiche ? Chow s’est finalement décidé à prendre part à la conversation. — L’« ami proche » qui répondra à ce coup de fil viendra immédiatement parler à son informateur, ça tombe sous le sens, a-t-il déclaré. Si ledit informateur parvient à convaincre l’«ami proche » en question qu’il a vu Éric, les sorciers vont commencer à faire des recherches dans le secteur. Ils ne tarderont pas à le trouver. Sans compter qu’ils se mettront forcément en relation avec les sorciers du coin pour leur demander leur collaboration. — Y a pas de sorciers à Bon Temps, a affirmé Jason, apparemment indigné que Chow puisse avancer une hypothèse aussi stupide. Je le reconnaissais bien là. Toujours ses fameux a priori ! — Oh ! Il y en a sûrement, ai-je rectifié. Tu te rappelles ce que je t’ai dit cet après-midi ? J’avais plutôt les changelings en tête, à ce moment-là, mais après tout, l’avertissement valait pour tout ce qui sortait de l’ordinaire. Mon pauvre frère en apprenait de belles, et plus qu’il ne l’aurait voulu, à n’en pas douter. Ça commençait à faire beaucoup pour une seule journée. — À quoi ça ressemble, ces gens-là ? a-t-il demandé. — À des femmes et des hommes normaux, lui a répondu Pam avec une grimace, comme si on était en train de parler d’une maladie contagieuse. Ils sont comme tous ceux qui mènent une double vie : charmants, à première vue, et en général inoffensifs. Elle n’avait pas l’air très sûre d’elle en avançant ce dernier argument. — Mais les mauvais ont tendance à contaminer les bons, a-t-elle ajouté. — Quoi qu’il en soit, a enchaîné Chow, ce coin est tellement paumé qu’il y a peu de chances d’en trouver des tonnes. Du reste, les sorciers n’appartiennent pas tous à des communautés, et obtenir la coopération d’un sorcier indépendant ne doit pas être évident, même pour une sorcière comme cette garce de Hallow. — Mais pourquoi les sorciers de Shreveport ne peuvent-ils pas tout simplement jeter un sort pour retrouver Eric ? La question me titillait depuis un bon moment. — Parce qu’ils ne peuvent pas se procurer le moindre ingrédient nécessaire, m’a expliqué Pam – et elle avait l’air de s’y connaître. Il faudrait qu’ils puissent accéder au lieu secret où Eric se repose dans la journée, pour y dénicher un cheveu ou un vêtement qui aurait gardé son odeur, ou qu’ils mettent la main sur quelqu’un qui aurait du sang d’Éric dans les veines. Oh oh ! Éric et moi avons échangé un bref coup d’œil alarmé. J’avais un peu de son sang en moi. Mais j’espérais bien qu’Éric était le seul à le savoir. — De plus, a renchéri Chow, qui dansait d’un pied sur l’autre (comportement pour le moins inattendu chez un vampire), à mon avis, étant donné que nous sommes morts, il y a peu de chances que de tels éléments fonctionnent. Le regard de Pam s’est rivé au sien. Ils recommençaient à se parler par télépathie, et je n’aimais pas ça du tout. Éric, la cause de cet échange silencieux, tournait la tête de l’un à l’autre, comme s’il suivait un match de tennis entre ses deux collaborateurs. Il n’avait pas l’air plus avancé pour autant. Moi, en revanche, je comprenais mieux pourquoi j’aurais dû m’inquiéter lorsque Jason avait commencé à insister lourdement sur le fait qu’il était impossible de faire le rapprochement entre Éric et moi. Personne n’irait imaginer qu’un vampire de l’envergure et de la classe d’Éric avait été confié à la garde d’une vulgaire serveuse de bar, humaine de surcroît. Mon hôte amnésique semblait perplexe. Je me suis penchée vers lui, laissant brièvement libre cours à mon envie de lui caresser les cheveux, puis je lui ai plaqué les mains sur les oreilles – je savais pourtant qu’il entendrait parfaitement ce que je m’apprêtais à dire : les vampires ont une ouïe extraordinairement fine. Non seulement il s’est laissé faire, mais il est même allé jusqu’à placer ses mains sur les miennes. — Écoutez, c’est une très mauvaise idée. Et je vais vous dire pourquoi... Je martelais chaque syllabe avec une telle insistance que ça me donnait un débit de mitraillette. Je voyais bien ce qui m’attendait, et rien que d’y penser, je sentais la panique me gagner. — Comment voulez-vous que je le protège ? Vous savez comment tout ça va finir ? Je vais encore me faire tabasser. Ou même tuer ! Pam et Chow m’ont regardée tous les deux avec la même indifférence polie. Ils auraient tout aussi bien pu me dire : « Et alors ? Où est le problème ? » À cet instant-là, Jason s’est subitement réveillé. — Si ma sœur doit se coltiner le sale boulot, il va falloir la payer pour ça, a-t-il décrété. Ça a jeté un froid. Je me suis soudain rendu compte que j’ouvrais la bouche comme un four. Pam et Chow ont hoché la tête en chœur. — Au moins autant qu’un informateur le serait, s’il appelait le numéro sur l’affiche, a poursuivi mon frère en rivant ses beaux yeux bleus d’un visage blême à l’autre avec l’aplomb d’un bonimenteur patenté. Cinquante mille. — Jason ! J’avais enfin recouvré ma voix. J’ai redoublé d’efforts pour boucher les oreilles de mon hôte. Je ne savais plus où me mettre. Je me sentais trahie, humiliée, sans parvenir à comprendre exactement pourquoi. Mon frère réglait mes affaires à ma place, comme s’il s’agissait d’un bout de chaussée à refaire ou d’une ornière à combler. J’avais presque l’impression d’être une marchandise qu’il vendait. — Dix, a rétorqué Chow. — Quarante-cinq, a répliqué Jason. — Vingt. — Trente-cinq. — Marché conclu ! — Sookie, je vais aller te chercher mon fusil, m’a alors annoncé Jason. Allez savoir pourquoi, cette idée ne m’a pas emballée plus que ça. CHAPITRE 3 — Comment on en est arrivés là ? Ils étaient tous partis. Tous, sauf le grand gaillard viking que j’étais censée protéger. Mais c’était plutôt au feu que je parlais. Assise sur le tapis, devant la cheminée, je regardais les flammes danser dans l’âtre. Leur ballet coloré me fascinait. Ça tombait bien : j’avais besoin de faire le vide dans mon esprit. De me sentir bien au chaud, aussi, en sécurité. Un grand pied s’est profilé dans l’angle droit de mon champ de vision. Éric s’est assis à côté de moi. — Je crois que c’est arrivé parce que tu as un frère cupide et parce que tu es le genre de femme à braver sa peur pour secourir un inconnu égaré, même au beau milieu de la nuit. Ce n’était pas tout à fait faux. — Et comment tu te sens, toi ? Je n’aurais jamais posé une telle question au Éric que je connaissais. Mais il semblait si différent, à présent. Peut-être pas aussi terrifié et perdu que le pauvre diable de la veille, mais toujours totalement à l’opposé du véritable Éric. — Je veux dire, c’est un peu comme si tu étais un paquet qu’on abandonnait à la consigne, ai-je repris. Chez moi, en l’occurrence. — C’est plutôt rassurant de constater que je leur inspire une telle crainte. Assez, du moins, pour qu’ils prennent soin de moi. — Euh... ai-je répondu avec ma présence d’esprit habituelle. Ce n’était pas vraiment la réponse que j’attendais. — Je dois être un personnage bien effrayant, quand je suis dans mon état normal, a-t-il poursuivi. Ou... ma bonté et ma bienveillance naturelles seraient-elles de nature à susciter un tel dévouement ? Je n’ai pas pu m’empêcher de rigoler doucement. — Je m’en doutais. — Oh ! Tu n’es pas un monstre. Quoique, à bien y réfléchir... — Tu n’as pas froid aux pieds ? me suis-je inquiétée, pleine de sollicitude. — Non. Mais comme j’étais désormais chargée de veiller à sa sécurité et à son confort – Eric ? Besoin de quelqu’un pour veiller sur lui ? On nageait vraiment en plein délire, là ! – et que j’allais toucher une somme astronomique rien que pour l’héberger, comme une petite voix intérieure s’est gentiment empressée de me le rappeler, j’ai quand même sorti la vieille couverture que je planquais sous les coussins du canapé et j’ai enveloppé ses jambes de carrés jaunes, verts et bleus pétants. — Quelle horreur, ce truc ! s’est-il exclamé. — C’est ce que Bill dit toujours. J’ai roulé sur le ventre et je me suis surprise à sourire. — Encore Bill ! Mais où est-il donc, ce fameux Bill ? — Au Pérou. — T’a-t-il prévenue de son départ ? — Oui. — Suis-je censé en déduire que vos liens se sont ... distendus ? On pouvait dire ça comme ça. — On s’est un peu fâchés, si c’est ce que tu entends par là. Et, apparemment, ça n’est pas près de s’arranger... J’avais dit ça d’une voix si posée que j’en étais moi-même étonnée. Il s’était allongé sur le ventre, comme moi, et s’était accoudé par terre pour pouvoir me parler. Je le trouvais un peu trop près de moi à mon goût, mais je ne voulais pas non plus faire toute une histoire en m’écartant brusquement, genre jouvencelle effarouchée. Il s’est légèrement soulevé pour étaler la couverture et nous en recouvrir tous les deux. — Parle-moi de lui. Je lui ai jeté un regard incertain. Il avait partagé une bouteille de PurSang avec Pam et Chow avant qu’ils ne retournent à Shreveport et il paraissait un peu moins pâle. J’ai fini par céder. — Tu connais très bien Bill. Ça fait déjà un moment qu’il travaille pour toi. Je suppose que tu l’as oublié, mais Bill est... eh bien, c’est un type plutôt calme, très posé. Très protecteur aussi. Un peu trop : il y a des trucs qu’il n’arrive pas à se mettre dans le crâne... Si on m’avait dit que je discuterais de ça un jour avec Éric ! Je n’en revenais pas. — Il t’aime ? J’ai laissé échapper un soupir et senti les larmes me monter aux yeux, comme ça se produisait souvent quand je pensais à Bill. — Eh bien, c’est ce qu’il disait, ai-je maugréé. Avant de courir ventre à terre retrouver son ex quand elle l’a sifflé. Elle lui avait envoyé un e-mail, plus exactement, pour autant que je sache. — Il se trouve que c’était sa... Comment vous appelez ça ? Celle qui l’a changé en vampire. « Ramené à la vie », pour reprendre les mots de Bill. Donc, il s’est remis avec elle. Il prétend qu’il ne pouvait pas faire autrement... J’ai jeté un coup d’œil à mon interlocuteur. Éric paraissait proprement captivé. — Puis il a découvert qu’elle n’avait cherché à l’attirer que pour mieux le précipiter en enfer. — Pardon ? — Elle n’avait qu’une idée en tête : le faire venir dans le Mississippi pour le compte d’une autre communauté de vampires, afin de lui subtiliser la base de données qu’il avait mise au point pour vous, les vampires de Louisiane. Je simplifiais un peu, pour aller plus vite. On n’allait pas y passer la nuit non plus. — Que s’est-il passé ? C’était presque aussi génial que de papoter avec Arlène. Peut-être même plus parce que, avec elle, je n’avais pas pu entrer vraiment dans les détails. — Eh bien, Loréna – c’était le nom de son ex –, l’a torturé. Torturé, tu te rends compte ? Eric a obligeamment écarquillé les yeux. — Non, mais tu peux imaginer ça ? Torturer quelqu’un avec qui tu as fait l’amour ? Avec qui tu as vécu des années ? Eric a secoué la tête. — Enfin, bref. Tu m’as dit d’aller à Jackson pour rechercher Bill, et j’ai réussi à trouver des indices sur place, dans un club privé réservé aux Cess. Il a hoché la tête. Apparemment, je n’avais pas besoin de lui expliquer que « Cess » venait de C. S. – créatures surnaturelles. — Cette boîte s’appelle Chez Betty, mais les lycanthropes la surnomment le Cercueil. Tu m’as envoyée là-bas avec un type vraiment adorable, un loup-garou qui avait une grosse dette envers toi, d’après ce que lu disais, et qui devait m’héberger là-bas. Léonard Herveaux faisait encore partie de mes fantasmes... J’ai préféré abréger. — Mais ça s’est mal terminé pour moi. J’avais été blessée. Grièvement blessée, même. Comme d’habitude. — Comment cela ? — Crois-le ou non, je me suis fait planter. — » Planter » ? On t’a poignardée dans le cœur, tu veux dire ? Éric avait l’air aussi impressionné que je l’avais espéré. — Pas dans le cœur, dans la hanche. — Tu as une cicatrice ? — Oui, bien que... — Bien que quoi ? Éric donnait tous les signes d’impatience requis, comme s’il était vraiment pendu à mes lèvres. — Tu as demandé à un vampire de Jackson de me soigner pour être bien sûr que je survivrais et... tu m’as donné de ton sang, histoire d’accélérer le processus, pour que je puisse libérer Bill dès le lendemain. En me remémorant les circonstances exactes de cette « transfusion » un peu spéciale, j’ai rougi jusqu’aux oreilles. J’espérais seulement qu’Éric attribuerait ma bonne mine à la proximité de la cheminée. — Et tu l’as délivré ? — Oui. Je lui ai sauvé la vie. C’était plus fort que moi, il y avait de la fierté dans ma voix. J’ai roulé sur le dos et j’ai levé les yeux vers lui. Waouh ! C’était super d’avoir quelqu’un à qui parler. J’ai soulevé mon tee-shirt et je me suis penchée sur le côté pour lui montrer ma cicatrice. Il a passé le doigt dessus en hochant la tête avec une moue admirative. J’ai rabattu mon tee-shirt aussitôt. — Et qu’est-il arrivé à son ex ? Je me suis sentie rougir de nouveau. — Eh bien... euh... en fait, je l’ai, comme qui dirait... Elle est entrée juste au moment où j’étais en train de défaire les chaînes de Bill et elle s’est jetée sur moi, alors je... je l’ai... tuée. Éric me dévisageait intensément. Je ne parvenais pas à déchiffrer son expression. — Tu avais déjà tué quelqu’un avant ? J’ai poussé un cri. — Quoi ? Non, mais ça va pas ! J’étais scandalisée qu’il ait pu penser une chose pareille. Comme si j’étais une tueuse en série ! Mais bon, à la réflexion... — J’ai bien frappé un type qui essayait de me tuer, mais il n’en est pas mort. Je suis un être humain, moi. Je n’ai pas besoin de tuer pour vivre. — Mais les humains s’entre-tuent continuellement, a-t-il objecté. Et ce n’est même pas pour se nourrir. — Pas tous les humains. — C’est vrai, a-t-il reconnu. Alors que tous les vampires sont des assassins. — Oui, mais en un sens, vous êtes un peu comme les lions. Sur le coup, l’idée m’a semblé lumineuse. — Les lions ? a-t-il répété d’un air ahuri. — Les lions tuent tout le temps. Eh bien, vous êtes comme eux : des... des prédateurs. Vous tuez pour manger. Le hic, dans cette brillante théorie, m’a-t-il aimablement fait remarquer, c’est que nous vous ressemblons trait pour trait. Et qu’avant de devenir ce que nous sommes, nous étions comme vous. Et que nous pouvons tout autant vous aimer que vous sucer le sang. On pourrait difficilement dire du lion qu’il a envie de caresser l’antilope avant de la dévorer... Soudain, j’ai senti comme un truc bizarre dans l’atmosphère. J’avais un peu l’impression d’être l’antilope, et lui le lion... un lion particulièrement pervers. Je le préférais en pauvre victime terrifiée. Je me sentais plus à l’aise. — Éric, ai-je repris en choisissant soigneusement nies mots, tu sais que tu n’es que mon invité ici. Il suffirait que je te dise de t’en aller – ce que je serai obligée de faire si tu n’es pas réglo avec moi – pour que tu te retrouves au beau milieu de nulle part, dans le froid, avec pour toute protection un peignoir trop court pour toi... — Est-ce que j’ai dit quelque chose qu’il ne fallait pas ? s’est-il aussitôt alarmé, l’air navré, en me regardant avec, dans ses grands yeux bleus, une expression de sincérité des plus émouvantes. Je suis désolé. J’essayais juste de poursuivre ton raisonnement jusqu’au bout. Au fait, quels vêtements Jason m’a-t-il rapportés, finalement ? Un garçon très intelligent, ton frère. L’« intelligence » de mon frère semblait pourtant lui inspirer une certaine réticence. Je ne lui en voulais pas : elle allait quand même lui coûter la bagatelle de trente-cinq mille dollars. Je me suis levée pour aller chercher le sac du supermarché, en espérant qu’Éric aimerait son tout nouveau sweat-shirt aux couleurs de l’université de Louisiane et son jean bon marché. Je me suis couchée vers minuit, abandonnant Éric devant la télé, avec mes vidéos de Buffy contre les vampires première saison – un cadeau en forme de clin d’œil signé Nikkie, ma vieille copine d’enfance. Éric trouvait la série tordante, surtout la façon dont le front des vampires enflait quand ils étaient assoiffés de sang. De temps à autre, je l’entendais rire. Ça ne me dérangeait pas. Au contraire, ça me plaisait de sentir une présence amicale dans la maison. C’était drôlement réconfortant. J’ai eu plus de mal que d’habitude à m’endormir. Je passais en revue les événements de la journée. Éric était un peu comme un de ces témoins à charge placés sous haute protection policière, et c’était moi qui fournissais la planque. Excepté Jason, Pam, Chow et moi, personne au monde ne savait où se trouvait le shérif de la cinquième zone à l’heure actuelle. À savoir, dans mon lit. Je n’avais aucune envie d’ouvrir les yeux, encore moins de me disputer avec lui. J’étais juste à ce stade entre veille et sommeil où on est trop engourdi pour avoir le courage de bouger ou de parler. Quand il s’était glissé sous mes draps, la nuit précédente, Éric avait l’air tellement désemparé que je n’avais éprouvé aucun scrupule à lui tenir la main pour le rassurer. Mais là, ça me paraissait moins... neutre, disons. — Froid ? ai-je vaguement marmonné comme il se blottissait contre moi. — Mmm... J’étais allongée sur le dos, si confortablement installée que l’idée de remuer un orteil me paraissait devoir exiger de ma part un effort surhumain. Éric était étendu sur le flanc, un bras en travers de mon ventre. Comme il ne bougeait pas et que tout son corps semblait complètement relâché, j’ai fini par me détendre aussi. Et en une seconde, j’ai basculé de l’autre côté du réel. Quand j’ai repris conscience, c’était le matin et le téléphone sonnait. J’étais seule dans mon lit – forcément – et, par l’entrebâillement de la porte, j’apercevais le placard ouvert dans la chambre d’en face : Éric avait bel et bien regagné sa cachette à l’aube. Il faisait beau et un peu plus chaud que la veille – dans les 5°C. J’étais de bien meilleure humeur aussi. J’avais une vue un peu plus précise de la situation. Ou, du moins, je savais à peu près ce que j’étais censée faire les jours suivants. Je le croyais, en tout cas. Jusqu’à ce que je décroche ce fichu téléphone. — Où est ton frère ? a hurlé Shirley Hennessey, le patron de Jason. Vous pourriez être tentés de penser qu’un type baptisé Shirley est un petit marrant. Attendez de vous retrouver nez à nez avec lui. A ce moment-là, croyez-moi, vous comprendrez assez rapidement qu’il vaut mieux garder votre envie de rire pour vous. — Comment veux-tu que je le sache ? C’était plutôt sensé comme réponse, pour une fille qui venait de se réveiller, je trouve. — Sans doute dans le lit d’une nana quelconque... Shirley, que tout le monde à Bon Temps appelait Catfish, ne m’avait jamais, absolument jamais, téléphoné pour me demander où était mon frère. En fait, ça m’aurait étonnée qu’il ait déjà eu besoin de téléphoner à Jason pour le rappeler à l’ordre. S’il y avait une chose que mon frère respectait, c’était son boulot : il arrivait à l’heure et s’efforçait de bosser correctement (ou, du moins, de donner le change) jusqu’à ce qu’il soit temps de partir, et pas avant (pas après non plus, ça, c’est sûr). A vrai dire, Jason était plutôt bon dans sa partie – ne me demandez pas en quoi consistait son job, je n’y ai jamais rien compris. Apparemment, il s’agissait de garer son beau pick-up de frimeur sur le parking du service de voirie pour monter dans un autre camion, avec le logo de la commune sur la portière, et de se balader toute la journée pour aller dire à des bandes de types en salopette verte ce qu’ils devaient faire. Il me semble aussi que son boulot l’obligeait à descendre de temps en temps de son camion pour rester planté avec d’autres mecs à discuter devant de gros trous creusés dans, ou à côté, de la route. Mon franc-parler a paru déstabiliser Catfish. — Sookie ! Tu ne devrais pas dire des choses pareilles ! s’est-il exclamé, manifestement choqué qu’une fille célibataire puisse reconnaître à haute voix que son frère n’était plus puceau. — Jason ne s’est pas présenté à son travail ? C’est bien ce que tu essaies de me dire ? Tu as appelé chez lui ? — La réponse est oui. Aux deux questions, m’a répondu Catfish. J’ai même envoyé Dago vérifier sur place. Dago (apparemment, le surnom est obligatoire dans la voirie) n’était autre qu’Antonio Guglielmi, qui n’était jamais allé plus loin, dans toute sa vie, que le Mississippi. — Est-ce qu’il a vu son pick-up ? Je commençais à sentir cette fichue main de glace se refermer sur ma nuque. — Oui. Il était garé juste devant chez lui. Les clés étaient dessus, et la porte ouverte. — La porte du pick-up ou celle de la maison ? — Quoi ? — La porte ouverte. C’était laquelle ? — Oh ! Celle du pick-up. — Holà ! Ça ne va pas du tout, ça, Catfish. C’était comme si tous mes signaux d’alarme s’étaient mis à sonner en même temps. Je tremblais de partout. — Quand est-ce que tu as vu ton frère pour la dernière fois, Sookie ? — Eh bien... hier soir. Il est passé à la maison et il est parti vers 21 h 30, 22 heures. — Y avait quelqu’un avec lui ? — Non. Il était bien venu tout seul, non ? Bon, alors, je ne mentais pas. — Tu crois que je devrais appeler le shérif ? Je me suis passé la main sur la figure. Je n’en riais pas à ce stade, quand bien même la situation nie paraissait déjà plus que préoccupante. — Attendons une petite heure. Si Jason ne s’est pas pointé dans une heure, rappelle-moi. S’il arrive, dis-lui de me passer un coup de fil. Je suppose que c’est à moi d’avertir le shérif, de toute façon. À supposer qu’on doive en arriver là... J’ai fini par raccrocher, après avoir écouté Catfish me raconter quatre ou cinq fois la même chose, juste parce qu’il était mort d’inquiétude et qu’il ne supportait pas l’idée de se retrouver tout seul à se ronger les sangs dans son bureau – non pas que je puisse lire dans les pensées des gens par téléphone, mais ça s’entendait à sa voix. Je connaissais Catfish depuis des années. C’était un copain de mon père. J’ai emporté le téléphone sans fil dans la salle de bains et je l’ai posé sur le rebord du lavabo pendant que je prenais une douche. Je ne me suis pas lavé les cheveux, au cas où j’aurais été obligée de sortir précipitamment. Je me suis habillée en deux temps, trois mouvements, je me suis servi un café et je me suis fait une longue tresse bien serrée (dans cet ordre). Et pendant tout ce temps, j’ai réfléchi. J’ai abouti aux conclusions suivantes : — Première possibilité (mon scénario favori) : quelque part, entre ma maison et la sienne, mon frère avait rencontré une femme dont il était tombé si éperdument amoureux qu’après des années d’infaillible ponctualité, il avait tout oublié de son boulot. À l’instant même, il était au lit avec la femme de sa vie et ils faisaient l’amour comme des bêtes. Deuxième hypothèse : les sorciers avaient, d’une manière ou d’une autre, découvert que Jason savait où se trouvait Eric et l’avaient capturé pour le forcer à parler. Combien de temps Jason tiendrait-il avant de vendre la mèche ? Mon frère est vraiment un type courageux – « buté » serait peut-être plus juste, dans son cas. On ne réussirait pas à le faire craquer facilement. Mais peut-être qu’un sorcier pouvait lui jeter un sort pour l’obliger à révéler ce qu’il savait ? De toute façon, si les sorciers l’avaient enlevé, il devait être mort, à présent, étant donné que ça faisait des heures qu’ils le retenaient prisonnier. Or, s’il avait craché le morceau, j’étais en danger. Et Éric était perdu : les sorciers pouvaient débarquer d’un instant à l’autre, puisqu’ils ne craignaient pas la lumière du jour, alors qu’Éric était plongé dans un sommeil d’outre-tombe, désarmé et sans défense. C’était assurément le pire des scénarios. 3) Troisième solution : Jason avait accompagné Pam et Chow à Shreveport – peut-être qu’il avait exigé une avance, à moins qu’il n’ait eu envie d’aller faire un tour au Croquemitaine. Une fois là-bas, il avait été séduit par une jolie vampire et avait passé la nuit avec elle – Jason avait ça de commun avec Éric qu’il faisait craquer les filles. Pour peu que son amante ait légèrement forcé sur la morsure, Jason pouvait être en train de dormir comme un bienheureux, à l’heure qu’il était. Bon, je reconnais que l’option numéro trois ressemblait fort à une variante de la numéro un. Si Pam et Chow savaient où était Jason et ne m’avaient pas téléphoné pour me le dire, avant de quitter le monde des vivants pour la journée, je me promettais d’aller chercher une hache sans délai pour me tailler quelques jolis pieux bien pointus. Le plus frustrant dans tout ça, c’était que Pam et Chow ne se réveilleraient pas avant la nuit et que je ne savais pas qui j’allais alerter, si j’appelais Le Croquemitaine dans la journée. Je ne pensais pas que Pam et Chow vivaient au-dessus du club. J’avais cru comprendre qu’ils partageaient une maison – un mausolée ? – quelque part dans le centre-ville de Shreveport. Cependant, j’étais presque certaine que des humains venaient faire le ménage au Croquemitaine. Le problème, c’était que, bien évidemment, ces employés ne me diraient rien des affaires de leurs employeurs. Les humains qui travaillaient pour les vampires ne mettaient pas longtemps à comprendre qu’ils avaient tout intérêt à tenir leur langue. J’étais bien placée pour le savoir. Par ailleurs, si je me rendais au bar, je parlerais au moins à quelqu’un face à face, ce qui me donnerait la possibilité de lire dans les pensées de mon interlocuteur – je ne pouvais pas lire dans les pensées des vampires. C’était justement ce qui m’avait tout d’abord attirée chez Bill. Imaginez le soulagement que vous pourriez éprouver en découvrant le silence total, après une vie entière passée dans une ambiance de musique de supermarché. Me retrouver avec quelqu’un dont l’esprit m’était totalement fermé, ç’avait été un tel apaisement pour moi ! Quant à la raison pour laquelle je ne pouvais pas lire dans les pensées des vampires, j’avais ma petite idée là-dessus. Je suis à peu près aussi calée en sciences qu’un Petit Lu, mais j’ai lu des trucs sur les neurones qui se connectent dans le cerveau pour faire circuler l’énergie électrique et donc tourner la machine, quand on réfléchit. Vous voyez ce que je veux dire ? Bon. Eh bien, comme les vampires ne sont pas animés par une énergie normale, mais par une force surnaturelle, leurs cerveaux ne carburent pas. Donc, rien à pêcher pour moi – sauf peut-être une fois tous les trois mois, quand il m’arrive d’avoir un flash. Et je peux vous assurer que je garde ça pour moi parce que, sinon, croyez-moi, il y a longtemps que je serais passée de vie à trépas. Bizarrement, il n’y avait qu’un vampire dont l’esprit m’avait envoyé des «flashes », et ce à deux reprises. Et, comme par hasard, il s’agissait d’Eric. Si j’avais tant apprécié sa compagnie, ces derniers jours, c’était aussi pour cette raison, celle-là même qui m’avait fait apprécier la compagnie de Bill – en dehors de toute considération sentimentale, s’entend. Même Arlène a tendance à se laisser distraire quand je lui parle. Il suffit qu’un truc intéressant lui passe par la tête – comme les notes de ses enfants ou quelque chose de marrant ou de touchant qu’ils lui ont dit – pour qu’elle cesse de m’écouter. Mais Éric peut penser que sa voiture a besoin d’une nouvelle paire d’essuie-glaces pendant que je lui ouvre mon cœur, je n’en saurai strictement rien. L’heure que j’avais demandée à Catfish était pratiquement écoulée, et tous mes beaux efforts de réflexion constructive n’avaient abouti qu’à ressasser de mornes divagations, mes beaux raisonnements s’embourbant tous dans les mêmes sombres conjectures (encore un « mot du jour », un !). Bon. Il était temps de passer à l’action. Le téléphone a sonné pile à l’heure prévue, et Catfish m’a annoncé, la mort dans l’âme, qu’il n’avait aucune nouvelle de mon frère. Personne n’avait entendu parler de Jason, ni ne l’avait vu depuis la veille. Par ailleurs, a-t-il ajouté – sans doute pour me remonter le moral –, à part la portière ouverte de son pick-up, Dago n’avait rien remarqué de suspect chez mon frère. Je rechignais toujours à appeler le shérif, mais avais-je vraiment le choix ? À ce stade, ça aurait pu paraître louche, cet entêtement que je mettais à éviter de prévenir les autorités. Je m’attendais à provoquer tout un ramdam, mais ce que j’ai obtenu était pire encore : mon appel désespéré a été accueilli par une indifférence bienveillante. Bud Dearborn a même éclaté de rire. — Attends... Tu veux dire que tu m’appelles parce que ton coureur de frère ne s’est pas présenté à l’heure au boulot ? Sookie Stackhouse, tu me déçois. Bud Dearborn parlait toujours au ralenti et, avec sa tête écrabouillée de pékinois, je l’imaginais sans peine reniflant d’un air dégoûté dans le téléphone. — Il n’a jamais manqué un seul jour de travail, et son pick-up est toujours devant chez lui. La portière est restée ouverte. Bud Dearborn pouvait comprendre un tel argument : il était homme à savoir apprécier un beau pick-up. — C’est vrai que ça peut paraître un peu bizarre, mais bon. Ça fait une paie que Jason est majeur et vacciné. Et il a la réputation de... «... sauter sur tout ce qui bouge », ai-je mentalement complété. — ... plaire aux dames, a achevé Bud, qui avait manifestement fait un effort de vocabulaire. J’parie qu’il s’est mis à la colle avec une fille et qu’il sera bien embêté de t’avoir causé tous ces soucis. Rappelle-moi si tu n’as pas eu de nouvelles d’ici demain soir, d’accord ? J’ai pris ma voix la plus glaciale pour répondre : — D’accord. — Allons, Sookie, ne va pas te fâcher contre moi. Je te dis juste ce que n’importe quel représentant de la loi te dirait, en pareil cas. N’importe quel représentant de la loi sans rien dans le froc, oui ! C’est ce que je me suis dit. Mais je l’ai gardé pour moi. Bud était le shérif du comté, je n’avais pas intérêt à me le mettre à dos. J’ai marmonné une vague formule de politesse et j’ai raccroché. Après avoir fait mon rapport à Catfish, j’ai décidé de prendre les choses en main. Pour l’heure, je n’avais qu’une option possible : aller à Shreveport. J’ai repris le téléphone pour appeler Arlène. Puis je me suis souvenue qu’elle avait les gosses à la maison, étant donné que c’étaient les vacances. J’ai bien pensé à appeler Sam, mais, tel que je le connaissais, il allait se sentir obligé d’intervenir, et je ne voyais pas en quoi il aurait pu m’être utile. J’avais juste besoin de partager mes ennuis avec quelqu’un. Mais je savais que personne ne pouvait m’aider, et j’ai fini par me résoudre à jouer les femmes indépendantes. Ça m’angoissait de quitter la maison, au cas où quelqu’un aurait appelé pour me donner des nouvelles de Jason. Mais comme le shérif n’avait pas l’intention de lancer des recherches, il n’y avait aucune raison que les choses s’arrangent dans les heures à venir. Avant de partir, j’ai veillé à remettre en place tout le bric-à-brac du placard, dans la petite chambre, pour qu’on ne puisse rien suspecter d’anormal. Éric aurait un peu plus de mal à s’extraire de sa cachette, mais il était de taille à y parvenir. Impossible de lui laisser un petit mot : ç’aurait été la meilleure façon de le trahir, si quelqu’un s’était introduit chez moi. Cependant, il était tellement chamboulé par sa crise d’amnésie qu’il pouvait être pris de panique en se retrouvant seul dans la maison, à plus forte raison s’il ne trouvait aucune explication pour justifier mon absence. Puis j’ai eu une illumination. J’ai arraché une feuille à mon éphéméride de l’année précédente (« mot du jour : exaction ») et je me suis mise à écrire : Jason, Si tu viens ici, appelle-moi. Je me fais un sang d’encre. Personne ne sait où tu es. Je reviens cet après-midi ou dans la soirée. Je vais passer chez toi, avant d’aller voir si tu n’es pas parti faire un tour à Shreveport, et je rentre. Bises, Sookie Voilà. Éric saurait lire entre les lignes. Mais si quelqu’un s’introduisait effectivement chez moi pour fouiller la maison et voyait ce message, il se dirait seulement que j’étais une sœur aimante et inquiète. Malgré tout, j’avais des scrupules à laisser Éric tout seul, si vulnérable dans son sommeil sans rêve. Et si les sorciers débarquaient ? Mais s’ils avaient suivi Éric, ils auraient débarqué chez moi depuis longtemps, non ? Du moins, c’était mon raisonnement. J’ai bien pensé à appeler Terry Bellefleur – c’est le genre de cerbère à qui vous pouvez confier votre maison les yeux fermés : le type qui essaie de forcer votre porte est sûr de passer un sale quart d’heure. J’aurais pu lui dire que j’attendais un coup de fil de Jason, par exemple : un excellent prétexte. Mais était-ce bien honnête de mettre en péril la vie de Terry pour assurer la protection d’Éric ? J’ai appelé tous les hôpitaux des environs. Intérieurement, je pestais : c’était au shérif de faire ça, pas à moi. Forcément, c’était encore Sookie, cette brave Sookie, qui se coltinait le sale boulot ! Le nom de Jason ne figurait sur aucune des listes d’admission. J’ai fait ma petite enquête auprès de la police de la route pour savoir s’il y avait eu des accidents pendant la nuit : aucun dans les parages. J’ai appelé quelques-unes des dernières conquêtes de Jason – me faisant, dans certains cas, copieusement injurier au passage –, mais je n’ai obtenu que des réponses négatives. Je ne voyais pas qui d’autre j’aurais pu contacter. Il ne me restait plus qu’à me rendre chez Jason. J’ai donc pris Hummingbird Road pour gagner la maison dans laquelle j’avais vécu jusqu’à l’âge de dix ans. J’ai laissé Chez Merlotte sur ma droite, passé le carrefour qui menait vers le centre de Bon Temps, pris sur la gauche, et je n’ai pas tardé à apercevoir la vieille bâtisse familiale. Le pick-up de Jason était garé devant, comme je m’y attendais, mais il y en avait un autre, tout aussi rutilant, stationné cinquante mètres plus loin. Quand je suis descendue de voiture, un type à la peau si noire qu’elle en était presque bleue inspectait le sol autour du véhicule de mon frère. C’est ainsi que j’ai découvert, à ma grande surprise, que le deuxième pick-up appartenait à Alcee Beck, le seul Noir des forces de police locales. Ça m’a rassurée – et un peu alarmée, en même temps. — Bonjour, mademoiselle Stackhouse, m’a-t-il dit avec gravité. Alcee portait un pantalon à pinces, une veste et de lourdes bottes qui avaient connu des jours meilleurs. Les bottes détonnaient avec le reste de sa tenue. J’imagine qu’il les gardait dans son pick-up pour le cas où il serait obligé d’aller vadrouiller dans la campagne, là où on risquait de se mouiller les pieds. Alcee était un puissant émetteur, et je pouvais lire dans ses pensées à livre ouvert quand j’avais le malheur de relâcher un peu ma vigilance – et les efforts constants qu’il me fallait faire pour maintenir le bouclier mental dont je m’entourais pour me protéger. C’est comme ça que j’ai appris, dans le désordre, qu’Alcee n’était pas content de me voir, qu’il ne m’aimait pas et qu’il était convaincu qu’il était effectivement arrivé quelque chose à mon frère. L’inspecteur Beck se «foutait pas mal de Jason », mais je lui « fichais une trouille bleue » (je cite). Il pensait que j’étais une sorte de monstre et, autant que possible, il m’évitait. Ce qui, en toute honnêteté, me convenait parfaitement. J’en savais plus sur Alcee Beck que je ne l’aurais voulu, et ce que m’avaient dévoilé ses pensées n’était pas très reluisant. Je savais, notamment, que, bien qu’étant un père et un mari aimant, il était brutal envers les prisonniers qui ne se montraient pas assez coopératifs à son goût, qu’il s’en mettait plein les poches dès que l’occasion se présentait et qu’il veillait à ce que ces occasions se présentent le plus souvent possible. Alcee Beck réservait son petit trafic à la communauté afro-américaine, partant du principe que des Noirs ne dénonceraient jamais un des leurs à un Blanc. Comme il était le seul policier noir des environs, ça limitait les risques. Jusqu’à présent, les faits lui avaient donné raison. Vous voyez ce que je veux dire quand je parle de trucs que je n’ai pas envie d’entendre ? C’était tout de même autre chose que de découvrir que Hoyt Fortenberry avait des scrupules parce qu’il avait éraflé une voiture sur le parking et n’avait pas laissé sa carte de visite sur le pare-brise. Vous voulez savoir ce que je fais des informations qui me tombent dessus, comme ça, sans que j’aie rien demandé ? Eh bien, je vais vous le dire : rien. J’ai appris à mes dépens que quand j’essaie d’intervenir pour corriger le tir, ça ne marche pratiquement jamais. Personne n’est plus heureux pour autant, et tout ce que j’y gagne, c’est que ma petite particularité est portée à l’attention générale, que ça met tout le monde mal à l’aise et que plus personne n’ose m’adresser la parole pendant un mois. De toute façon, les minimes corrections que j’ai pu apporter grâce à mes incursions dans l’esprit de mon prochain n’ont jamais chamboulé les grands desseins de la vie. En revanche, les trafics d’Alcee accroissaient concrètement la misère humaine. Mais, jusqu’alors, je n’avais pas trouvé le moyen de l’empêcher de nuire. Il était assez malin pour rester dans l’ombre, se débrouillant pour que ses activités ne sortent pas du cadre qu’il leur avait fixé et au-delà duquel elles auraient risqué d’éveiller les soupçons de gens assez puissants pour lui créer des ennuis. Je n’étais même pas persuadée que Bud Dearborn n’était pas au courant... — Inspecteur Beck. Vous cherchez Jason ? — Le shérif m’a demandé de venir faire un tour pour vérifier que tout était en ordre. — Avez-vous trouvé quelque chose d’anormal ? — Non, mademoiselle. Rien d’anormal. — Le patron de Jason vous a dit que la portière de son pick-up était restée ouverte ? — Je l’ai fermée pour ne pas user inutilement la batterie. Je n’ai touché à rien, naturellement. Mais je suis sûr que votre frère va revenir d’un moment à l’autre. Il ne serait pas content d’apprendre qu’on a fouillé dans ses affaires sans raison. — J’ai sa clé et j’espère bien que vous allez venir avec moi. — Insinueriez-vous qu’il aurait pu arriver quelque chose à votre frère à l’intérieur de la maison ? — Ce n’est pas impossible. Ça ne lui ressemble pas de ne pas se présenter à son travail. En fait, il n’a jamais raté un seul jour de boulot. Et je sais toujours où le trouver. Il se débrouille pour me le faire savoir. — Il vous le dirait s’il filait avec une fille ? Je ne connais pas beaucoup de frères qui feraient ça, mademoiselle Stackhouse. — Il me préviendrait, ou il le dirait à Catfish. Alcee Beck faisait de son mieux pour afficher un scepticisme flagrant, mais il n’était pas très convaincant. La maison était verrouillée, comme il se doit. J’ai choisi la bonne clé sur mon trousseau et je suis entrée, Alcee Beck sur mes talons. Je n’éprouvais pas ce sentiment de « rentrer chez soi » qu’on peut avoir quand on retourne dans la maison de ses parents. J’avais vécu longtemps chez ma grand-mère, bien plus longtemps qu’ici. À peine Jason avait-il eu vingt ans qu’il s’installait à demeure entre ces vieux murs. Mais moi, même si je faisais un saut de temps en temps, je n’avais probablement pas passé plus de vingt-quatre heures au total dans cette maison, depuis huit ans qu’il y habitait. En jetant un regard circulaire, je me suis rendu compte que mon frère n’avait pas changé grand-chose durant tout ce temps. C’était une construction clans le style ranch, avec de petites pièces carrées. Bien sûr, elle était beaucoup plus récente que la maison de Granny – la mienne, désormais – et nettement plus facile à chauffer. C’était mon père qui avait fait le plus gros du travail, et c’était un vrai bâtisseur. Le petit salon était toujours encombré des meubles que ma mère avait trouvés chez un discounter quelconque. Le tissu qui recouvrait les fauteuils – beige avec de grosses fleurs bleues et vertes toujours inconnues, à ce jour, dans la nature – avait conservé tout son éclat. Dommage ! Il m’avait fallu quelques années pour réussir à m’avouer que ma mère, quoiqu’elle ait été une femme pleine de qualités à bien des égards, n’avait absolument aucun goût. Jason n’était toujours pas parvenu à cette conclusion. Il avait remplacé les rideaux parce qu’ils s’effilochaient et que leur couleur passait, et il avait acheté un nouveau tapis pour cacher les endroits où l’ancien était le plus élimé. La cuisine était pourvue des appareils ménagers dernier cri, et il avait fait un sacré boulot pour moderniser la salle de bains. Mais si mes parents étaient entrés chez eux aujourd’hui, seize ans après leur disparition, ils n’auraient pas vraiment vu la différence. Seize ans qu’ils étaient morts ! Ça m’a fait un choc. Je suis restée dans l’entrée, en priant pour ne pas tomber sur des taches de sang, pendant qu’Alcee Beck commençait à inspecter les lieux. Après un premier moment d’hésitation, je me suis décidée à le suivre. Il n’y avait pas grand-chose à voir – comme je l’ai déjà dit, ce n’était pas un palace : trois chambres (dont deux grandes comme un mouchoir de poche), un salon, une cuisine, une salle de bains et une petite salle à manger. La maison était à peu près en ordre. Jason n’avait jamais vécu comme un porc, même s’il lui arrivait, parfois, d’en avoir le comportement. Le lit king size – qui emplissait pratiquement, à lui tout seul, la plus grande des trois chambres – avait vaguement été fait. Les draps dépassaient du couvre-lit – des draps noirs et brillants, probablement censés imiter le satin –, mais ils n’étaient pas en boule. C’était déjà ça. — Pas de trace de lutte, a conclu l’inspecteur. — Tant mieux. Euh... excusez-moi, mais pendant que je suis là, je vais en profiter pour prendre quelque chose, lui ai-je annoncé en retournant dans le salon. Je me suis dirigée vers l’armurerie familiale, un petit placard dans lequel mon père, autrefois, enfermait ses fusils. Il était fermé à clé. J’ai passé mon trousseau en revue. Coup de chance, j’avais le sésame correspondant. Tous les fusils de Jason et de mon père se trouvaient dans ce placard. Et toutes les munitions qui allaient avec. — Le compte y est ? m’a lancé l’inspecteur, qui tournait en rond sur le seuil du salon, en attendant que j’aie fini. — Oui. Je vais juste en prendre un pour la maison. — Des ennuis ? J’ai vu une lueur d’intérêt illuminer son regard, pour la première fois depuis mon arrivée. — Si Jason a disparu, qui sait ce que ça peut vouloir dire ? J’espérais que ma réponse était assez ambiguë pour prêter à toutes les interprétations. Bien qu’il ait peur de moi, Beck avait une piètre opinion de mes facultés intellectuelles : il a estimé que ce n’était pas la peine de chercher à comprendre. Jason avait dit qu’il m’apporterait son fusil, et je savais que je me sentirais mieux si je l’avais. J’ai donc sorti le Benelli du placard et cherché les cartouches, Jason m’avait appris à m’en servir. C’était son arme favorite, un petit bijou dont il était très fier. J’ai déniché deux boîtes de munitions. Je me suis retournée vers l’inspecteur Beck et les lui ai montrées. — Lesquelles dois-je prendre ? — Waouh ! Un Benelli ! s’est-il exclamé, sincèrement impressionné. Après s’être extasié copieusement sur l’arme fraternelle, il a daigné répondre à ma question. — Calibre douze, hein ? Moi, je prendrais celles pour le gibier à plume, m’a-t-il conseillé. Celles pour le tir à la cible n’ont pas la même puissance d’arrêt. J’ai glissé les munitions en question dans ma poche et j’ai emporté le fusil dans ma voiture. Beck m’a emboîté le pas. — Vous devez enfermer le fusil dans le coffre et les cartouches dans l’habitacle, m’a indiqué l’inspecteur. J’ai suivi ses consignes à la lettre, allant jusqu’à ranger les cartouches dans la boîte à gants. Beck avait hâte de me fausser compagnie, et j’avais la nette impression qu’il ne mènerait pas les recherches pour retrouver mon frère avec grand enthousiasme. — Avez-vous jeté un coup d’œil derrière la maison ? — Je venais juste de me garer quand vous êtes arrivée. J’ai désigné l’étang du menton. On a contourné la maison. Avec l’aide de Hoyt Fortenberry, Jason avait construit une grande terrasse en bois à l’arrière du bâtiment, à peu près deux ans plus tôt. Il l’avait agrémentée d’un joli mobilier de jardin acheté en soldes au supermarché. Il avait même pensé à mettre un cendrier sur la table en fer forgé pour ses copains fumeurs. Quelqu’un l’avait utilisé. Hoyt fumait. À part ça, rien à signaler. Le terrain descendait en pente douce jusqu’à l’étang. Pendant qu’Alcee Beck jetait un coup d’œil à la porte de derrière, je me suis dirigée vers le ponton que mon père avait bâti au bord de l’étang pour pêcher. J’ai cru voir une tache sur le bois. Quelque chose s’est recroquevillé en moi à la vue du sang. J’ai dû laisser échapper un juron ou une exclamation, car Alcee est immédiatement apparu à côté de moi. Je lui ai montré le ponton. — Sur le bord. Il s’est figé – un vrai chien d’arrêt. — Restez où vous êtes, m’a-t-il ordonné avec une autorité toute professionnelle. Il s’est avancé avec précaution, inspectant le sol avant d’y poser le pied. Il s’est ensuite accroupi sur les planches délavées pour regarder la tache de plus près. Mais il semblait concentrer toute son attention à droite de la tache, sur quelque chose que je ne voyais pas et que je ne réussissais même pas à trouver dans ses pensées. Puis il s’est demandé quel genre de chaussures mon frère portait à son travail. Ça, au moins, c’était clair. — Des Caterpillar, ai-je lancé. Je sentais la peur monter en moi, à tel point que j’en tremblais. Jason était ma seule famille. C’est seulement à ce moment-là que j’ai réalisé mon erreur, le genre d’erreur que je ne commettais plus depuis des années : répondre à une question avant qu’on ne me l’ait posée. J’ai plaqué la main sur ma bouche en voyant le regard de Beck. Il avait les yeux agrandis par l’effroi. Il voulait déguerpir au plus vite, mettre autant de distance que possible entre lui et moi. Il se disait que Jason était peut-être au fond de l’étang, mort. Il imaginait que Jason était tombé, s’était assommé sur le ponton et avait glissé dans l’étang. Mais il y avait cette empreinte bizarre... — Quand pourrez-vous faire fouiller l’étang ? Il s’est retourné vers moi, les traits déformés par la terreur. Ça faisait des années qu’on ne m’avait pas regardée comme ça. Je lui avais fichu la frousse. C’était bien la dernière chose que j’aurais voulu faire. Ma propre angoisse m’avait rendue imprudente. — Avec ce sang sur le ponton, j’ai peur que Jason soit tombé à l’eau, ai-je ajouté. Fournir une explication rationnelle à mes interlocuteurs était devenu une seconde nature chez moi. Beck a semblé se ressaisir un peu et a reporté son regard sur l’étang. — J’ai des coups de fil à passer, a-t-il déclaré après un instant. Ça peut prendre un moment avant de trouver quelqu’un qui sait faire ça. Et puis, il me faut l’aval du chef. Eh oui ! Ces choses-là coûtaient de l’argent, et cette dépense n’avait pas été prévue dans le budget municipal. J’ai pris une profonde inspiration. — C’est une question d’heures ou de jours ? — Un jour ou deux. Impossible d’envoyer là-dedans quelqu’un qui n’est pas entraîné pour. Il fait trop froid, et Jason lui-même m’a dit que c’était profond. — Bon. Je rongeais mon frein, mais je ne voulais rien laisser paraître de mon impatience et de la colère que je sentais monter en moi. J’étais morte d’inquiétude. — Caria Rodriguez était en ville, hier soir, m’a subitement annoncé Alcee. Mon cerveau a mis un certain temps avant de comprendre ce que ça impliquait. Si Jason avait failli tomber amoureux un jour, c’était quand il avait rencontré Caria Rodriguez, une petite Latino aux yeux de braise et au sang chaud. D’ailleurs, la petite Cess qui l’accompagnait au réveillon du Nouvel An lui ressemblait un peu. À mon grand soulagement, Caria avait déménagé à Houston, trois ans auparavant. Je commençais à en avoir assez des étincelles que produisait sa liaison avec mon frère. Leur relation avait été houleuse et émaillée de longues et bruyantes disputes avec claquements de porte, téléphones raccrochés au nez et autres joyeusetés. — Ah, bon ? — Oui. Elle est chez sa cousine de Shreveport. Vous savez, la fameuse Dovie... Dovie Rodriguez était souvent venue à Bon Temps, à l’époque où Caria y avait pris ses quartiers. Dovie était raffinée, éduquée, la parfaite « cousine de la ville » descendue pour nous mettre le nez dans notre bouse, à nous, les ploucs, et nous apprendre les bonnes manières. Évidemment, tout le monde l’enviait. Aller interroger Dovie, c’était exactement ce que j’attendais ! Il était écrit que j’irais à Shreveport, apparemment. CHAPITRE 4 Après ça, l’inspecteur m’a plus ou moins poussée dehors, en me disant qu’il ferait venir les techniciens de la police scientifique pour examiner la maison de plus près et qu’il me tiendrait au courant. Il était clair qu’il cherchait à se débarrasser de moi. Impression confirmée directement à la source : il y avait quelque chose qu’il ne voulait pas que je voie et il m’avait jeté Caria Rodriguez en guise d’appât pour faire diversion (ça ne peut pas avoir que des inconvénients, d’être télépathe). Vu qu’il était, à présent, pratiquement sûr d’être sur une affaire criminelle, je le voyais bien me confisquer mon arme : elle aurait pu faire partie des pièces à conviction. Mais il ne m’a rien demandé, et je n’ai pas été assez bête pour le lui rappeler. J’étais plus secouée que je ne voulais me l’avouer. Quoique fermement décidée à rechercher Jason, j’avais jusque-là gardé l’intime conviction qu’il allait bien, qu’il s’était simplement laissé embarquer dans une galère quelconque, un truc pas très légal mais pas trop méchant, comme ça lui était arrivé des tas de fois. Mais, à présent, les choses avaient pris un tour nettement plus sérieux. Ce n’était pourtant pas faute de me serrer la ceinture, mais je n’avais jamais réussi à me payer un portable – surtout le forfait qui va avec –, alors je suis rentrée chez moi pour téléphoner. Mais, tout en conduisant, je me suis demandé qui je pourrais bien appeler et j’ai abouti à la même conclusion qu’un peu plus tôt : personne. Les choses n’avaient pas vraiment avancé ; je n’avais aucune nouvelle digne de ce nom à annoncer. Jamais je ne m’étais sentie aussi seule. Mais ce n’était pas une raison pour me décharger sur les épaules de mes amis de toutes mes angoisses. J’ai senti les larmes me monter aux yeux. Oh, Granny ! Si seulement tu pouvais être encore là ! Je me suis garée sur le bas-côté et je me suis collé une bonne gifle, en me traitant de quelques noms d’oiseau. Shreveport. J’allais me rendre à Shreveport. J’allais interroger Dovie et Caria Rodriguez. Et, pendant que j’y serais, j’en profiterais pour passer au Croquemitaine. Pam et Chow n’étaient pas près de se réveiller, mais au pire, je pourrais toujours lire dans les pensées de leurs employés humains et voir s’ils savaient quelque chose. Le problème, si j’allais à Shreveport, c’était que je serais injoignable : je me couperais de tout ce qui pourrait se passer ici. Oui, mais au moins, je ne resterais pas les bras croisés. Pendant que j’étais en train de me demander s’il n’y avait pas d’autres éléments à considérer, il s’est passé un truc... Un truc encore plus bizarre que tout ce qui m’était déjà arrivé dans la journée. J’étais là, bien gentiment garée au beau milieu de nulle part, sur le bas-côté d’une petite route de campagne, quand une longue Chevrolet Camaro noire toute neuve est venue se ranger derrière moi. Une femme d’une beauté à couper le souffle en est sortie. Elle faisait au moins un mètre quatre-vingts. Je me suis tout de suite souvenue d’elle : elle était Chez Merlotte la nuit de la Saint-Sylvestre. Mon amie Nikkie Thornton était au volant. Je regardais la scène dans le rétroviseur, interdite. Ça faisait des semaines que je n’avais pas revu Nikkie, depuis le soir où j’étais tombée sur elle par hasard au Cercueil, cette boîte pour vampires et changelings de Jackson. Elle y était venue en compagnie d’un certain Franklin Mott, un vampire plutôt séduisant, dans le genre homme d’affaires aux tempes argentées, distingué, cultivé... et dangereux. Quant à ma grande copine de lycée, c’est bien simple, elle est toujours au top. Brune aux yeux marron, elle allie à une peau de pêche et à une silhouette irréprochable une bonne dose d’intelligence qu’elle met à profit pour diriger Taras Togs, une boutique de prêt-à-porter féminin très classe (enfin, « classe » à l’échelle de Bon Temps, en tout cas). Elle loue un local dans la partie du centre commercial dont Bill est propriétaire. Nikkie et moi avons sympathisé dès que nous nous sommes rencontrées – sans doute parce qu’elle a eu une enfance encore plus tragique que la mienne. Mais Nikkie a beau être séduisante, l’amazone qui l’accompagnait l’éclipsait complètement. Elle était aussi brune que Nikkie, mais sa chevelure était parsemée de surprenants reflets flamboyants qui attiraient l’œil. Elle avait également les yeux sombres, d’immenses yeux en amande d’un noir de jais, presque trop grands. Sa peau était d’une pâleur d’albâtre, et elle avait des jambes à n’en plus finir. Question appas féminins, elle était plutôt gâtée par la nature, et elle était en rouge pétant de la tête aux pieds, vernis à ongles et rouge à lèvres compris. — Sookie ! s’est écriée Nikkie. Qu’est-ce qui se passe ? Elle s’est dirigée à pas prudents vers ma vieille guimbarde. Elle portait de superbes bottes en cuir à hauts talons et ne voulait pas les abîmer. Avec son tailleur-pantalon « taupe » et son chemisier en soie «tilleul » (c’est elle qui m’a appris à reconnaître les matières au premier coup d’œil et à manier les « codes couleur »), Nikkie avait tout de la femme qui a réussi. Une femme attirante, sûre d’elle, de son charme, de sa position. — J’étais en train de me maquiller quand j’ai entendu sur le canal de la police qu’il se passait quelque chose chez Jason, m’a-t-elle expliqué. Elle s’est assise à la place du passager et s’est penchée pour m’embrasser. — Lorsque je suis arrivée chez Jason, je t’ai vue démarrer. Alors, je t’ai suivie. Tu as des problèmes ? La femme en rouge se tenait dos à la voiture, le regard tourné vers la forêt. C’est ce qu’on appelle la bonne éducation. La sollicitude de Nikkie m’a noué la gorge. Je vouais une véritable vénération à mon père, et j’avais toujours su que, quoi qu’elle fasse, ma mère agissait pour mon bien. Mais les parents de Nikkie... Ils étaient tous les deux alcooliques et battaient leurs gosses. Les frères et les sœurs aînés de Nikkie avaient quitté la maison dès qu’ils avaient pu s’échapper, mais Nikkie, la plus jeune, avait payé pour eux. Et pourtant, aujourd’hui, voyant que j’avais des ennuis, elle était là, fidèle au poste. — Eh bien... Jason a disparu. J’étais parvenue à parler d’une voix relativement posée, mais il a fallu qu’un de ces ridicules sanglots étouffés vienne tout gâcher. J’ai aussitôt détourné la tête, honteuse de me donner en spectacle. Ignorant sagement mes larmes, Nikkie a commencé à me poser les questions de rigueur : Jason s’était-il présenté à son travail ? M’avait-il appelée la veille ? Avec qui sortait-il ces temps-ci ? Ça m’a fait penser à la fille qui était avec Jason, la nuit du Nouvel An. Je pouvais même évoquer ses pouvoirs avec Nikkie, puisqu’elle était là, cette fameuse nuit, au Cercueil, et qu’elle avait tout vu. De plus, sa compagne, la femme en rouge, était une Cess quelconque. Nikkie connaissait donc l’existence de l’autre monde. C’était ce que je supposais, en tout cas. La suite allait me prouver le contraire. Sa mémoire avait été effacée. Du moins, c’était ce qu’elle essayait de me faire croire... — Quoi ! s’est-elle exclamée, avec un air un peu trop ahuri à mon goût. Des loups-garous ? Dans cette boîte de nuit ? Je me rappelle parfaitement t’y avoir vue, mais tu ne penses pas que tu avais un peu trop bu ? Tu as dû perdre connaissance ou un truc dans le genre. Etant donné que je ne bois pratiquement pas, ça m’a vexée. Mais c’était aussi l’explication la plus plausible que Franklin Mott avait pu lui mettre dans la tête. J’étais tellement déçue de ne pas pouvoir me confier à elle que j’ai préféré fermer les yeux pour ne pas voir son expression dubitative. J’ai senti les larmes couler sur mes joues. J’aurais dû laisser tomber. Au lieu de quoi, j’ai marmonné : — Non, je n’avais pas trop bu. — Ô mon Dieu ! Est-ce que ton petit copain avait mis quelque chose dans ton verre ? s’est écriée Nikkie en me serrant la main sous le coup de l’émotion. Cette fameuse drogue, le Rohypnol ? Lèn avait l’air d’un si charmant garçon, pourtant. — Oublie, ai-je répondu en m’efforçant de chasser toute colère de ma voix. Ça n’a pas grand-chose à voir avec Jason, de toute façon. Nikkie m’a de nouveau étreint la main avec compassion. Et tout à coup, j’ai su. J’ai su, avec une absolue certitude, qu’elle mentait. Nikkie n’ignorait pas que les vampires pouvaient effacer la mémoire des simples mortels, et elle essayait de me faire croire que Franklin Mott avait effacé la sienne. J’étais convaincue qu’elle se rappelait parfaitement tout ce qui s’était passé au Cercueil, mais qu’elle prétendait le contraire pour se protéger. Soit. Si, pour elle, c’était une question de survie, ça se comprenait. J’ai respiré un bon coup. — Tu sors toujours avec Franklin ? lui ai-je demandé, pour changer de sujet. — Oui. C’est même lui qui m’a offert ce joli carrosse. Sur le coup, ça m’a choquée. Un peu déçue, aussi. Mais je ne suis pas du genre à jeter la pierre. — C’est une très belle voiture, ai-je obligeamment commenté, avant de m’empresser de détourner la conversation. Dis-moi, tu ne connaîtrais pas un ou deux sorciers, par hasard ? J’étais sûre qu’elle allait me rire au nez, mais c’était un bon moyen de noyer le poisson. J’avais peur qu’elle perçoive ma réprobation. Or, pour rien au monde je n’aurais voulu la blesser. Et puis, c’était la première chose qui m’était passée par la tête, pour la bonne raison que, dans mon esprit, l’enlèvement de Jason – je faisais tout pour me persuader que mon frère avait été enlevé et non tué – avait forcément un rapport avec le sort que les sorciers avaient jeté à Éric. Les deux événements étaient trop proches pour qu’il s’agisse d’une simple coïncidence. Quoique... À la réflexion, des coïncidences, j’en avais vu un paquet ces derniers mois, et des plus invraisemblables que celle-ci. — Si, bien sûr, a-t-elle répondu avec un grand sourire ravi. Ah ! Enfin quelque chose que je peux faire pour t’aider ! À condition qu’une Wiccan fasse l’affaire, du moins. J’ai senti tant d’expressions différentes se succéder sur mon visage – stupeur, incrédulité, frayeur, méfiance, inquiétude – que je n’étais pas sûre de savoir laquelle allait l’emporter. — Ne me dis pas que tu es une sorcière ! ai-je lâché dans un souffle. — Ô mon Dieu, non ! Je suis catholique. Mais j’ai quelques amis chez les Wiccans. Certains donnent dans la sorcellerie. — Ah, oui ? En fait, je crois que je n’avais jamais entendu prononcer le mot «Wiccans », quoique je l’aie peut-être lu dans un roman quelconque. Inutile de jouer la comédie. — Excuse-moi, mais je ne sais pas ce que ça veut dire, lui ai-je humblement avoué. — Oh ! Holly pourra t’expliquer ça mieux que moi. — Holly ? La Holly qui bosse avec moi ? — Oui. Ou tu peux t’adresser à Danielle, si tu préfères. Mais, à mon avis, ce sera moins facile de la faire parler. Holly et Danielle font partie de la même communauté wiccan. La Wicca est une religion, tu sais. — Ah, oui ? Ah, bon ! ai-je ânonné, encore sous le choc. Et tu crois que Holly accepterait de m’en parler ? — Pourquoi pas ? Nikkie est retournée à sa voiture chercher son portable et, le téléphone scotché à l’oreille, s’est mise à faire les cent pas entre les deux véhicules. J’en ai profité pour essayer de me remettre de mes émotions. Puis, pour ne pas paraître trop impolie, je suis sortie bavarder avec la femme en rouge, qui se montrait décidément d’une patience d’ange. — Je suis désolée, ce n’est pas vraiment le bon jour pour faire connaissance, me suis-je excusée. Je m’appelle Sookie Stackhouse. — Et moi, Claudine. Elle avait un beau sourire hollywoodien, avec des dents d’une blancheur pour pub dentifrice. Je n’ai pas pu m’empêcher de remarquer la finesse incroyable de sa peau et son aspect un peu satiné, qui faisait penser à une prune. — Je suis venue ici à cause de l’activité du secteur, a-t-elle enchaîné. — Ah ? Je n’étais pas très sûre de bien la suivre. — Mais oui ! Vous avez des vampires, des lycanthropes... et un tas d’autres choses très intéressantes, à Bon Temps – sans parler de quelques croisements très importants et très puissants. Devant de telles possibilités, je n’ai pas pu résister. — Bien sûr... Et vous avez l’intention d’observer tout ça ou... — Oh, non ! Je ne me contente pas d’observer, habituellement ! s’est-elle exclamée en riant. Vous tombez des nues, vous, hein ? — Holly est d’accord, m’a soudain annoncé Nikkie, en refermant son portable. Tu peux passer quand tu veux, a-t-elle ajouté avec un large sourire. Difficile de ne pas sourire en présence de Claudine. Je me suis rendu compte que je souriais aussi, jusqu’aux oreilles. Et pas mon habituel sourire commercial un peu crispé, non : un beau sourire radieux. — Tu viens avec moi ? ai-je demandé à Nikkie. — Désolée, je ne peux pas. Claudine s’est déplacée exprès pour m’aider à la boutique. On fait des soldes exceptionnels sur la saison passée, pour le Nouvel An, et ça marche fort. Tu veux que je te mette quelque chose de côté ? Il me reste encore quelques jolies petites robes habillées. Celle que tu portais à Jackson doit être bonne à jeter, non ? Et pour cause : un fanatique m’avait planté un pieu dans la hanche alors que je la portais. Excusez-moi si je n’avais pas eu le temps de me déshabiller avant ! Elle a été abîmée, c’est vrai. Une... tache indélébile. Merci de la proposition, mais je ne pense pas que j’aurai l’occasion de passer essayer. Avec Jason et tout ça, je n’ai pas vraiment la tête à faire du shopping. Et encore moins les moyens, par-dessus le marché. — Je comprends, a répondu Nikkie. N’hésite pas à m’appeler en cas de besoin, Sookie. Elle s’est interrompue un instant. Elle semblait vouloir ajouter quelque chose et cherchait manifestement ses mots. — Comme c’est quand même Bill le propriétaire îles murs, chez Taras Togs, a-t-elle prudemment repris, j’ai un numéro où je peux toujours le joindre, en cas de problème. Alors, si tu as besoin de lui faire passer un message... — Merci, Nikkie. Mais il m’a dit qu’il avait laissé un numéro, sur un bloc-notes près du téléphone, chez lui. Il y avait quelque chose de définitif dans le fait que Bill ait quitté le pays. Pour moi, il était devenu injoignable. Quand j’avais passé en revue tous les gens que j’aurais pu appeler, son nom ne m’était même pas venu à l’esprit. — C’est juste que la dernière fois que je lui ai parlé, il avait l’air plutôt... enfin, tu vois, déprimé, a insisté Nikkie en examinant le bout de ses bottes avec application. Mélancolique, a-t-elle renchéri, comme si elle savourait le son de ce mot – lequel n’avait pas souvent dû franchir ses lèvres avant. Claudine rayonnait de compassion. Ses grands yeux étincelaient de joie tandis qu’elle me tapotait l’épaule avec sollicitude. Quelle drôle de fille ! J’ai eu du mal à avaler ma salive. — Eh bien... Bill n’a jamais été un boute-en-train, ai-je fait remarquer à Nikkie. Ce n’est pas qu’il ne me manque pas, mais... J’ai secoué la tête avec véhémence. C’était juste trop dur. Il me... perturbait trop. Mais je te remercie de m’avoir proposé de le contacter, et je te suis vraiment, vraiment reconnaissante d’être intervenue auprès de Holly. Elle en a rougi de plaisir, puis elle a regagné sa rutilante voiture de sport grand luxe. Après avoir glissé son mètre quatre-vingts à la place du passager, Claudine m’a fait un signe de la main, et Nikkie a démarré. Je suis restée un moment dans ma voiture, à me demander où habitait Holly. Je croyais me souvenir d’une réflexion qu’elle avait faite au sujet de la taille des toilettes dans son appartement. Il n’y avait pas trente-six endroits comme ça à Bon Temps... En arrivant au pied du Kingfisher Arms, j’ai inspecté les boîtes aux lettres : Holly occupait l’appartement numéro 4, au rez-de-chaussée. Je savais qu’elle avait un fils de cinq ans, Cody. Holly et sa meilleure amie, Danielle Gray, s’étaient toutes deux mariées en sortant du lycée. Moins de cinq ans plus tard, elles étaient divorcées. Danielle avait sa mère pour l’aider – une femme adorable. Mais Holly n’avait pas cette chance. Ses parents, depuis longtemps divorcés eux aussi, avaient quitté la région. Elle était sortie quelques mois avec Andy Bellefleur, mais ça n’avait pas marché. Le bruit courait que la vieille Caroline Bellefleur, la grand-mère d’Andy, n’avait pas trouvé Holly assez bien pour son petit-fils. Je n’avais pas d’avis là-dessus. Ni Holly ni Andy ne faisaient partie de mes amis – et en ce qui concernait Andy, ça ne risquait pas d’arriver. Quand Holly m’a ouvert la porte, j’ai brusquement réalisé à quel point elle avait changé, au cours des dernières semaines. Depuis des années, Holly se teignait en blond pissenlit. Maintenant, elle se trimballait avec une espèce de hérisson noir corbeau sur la tête. Elle avait aussi quatre piercings par oreille, et ses os saillants tendaient le tissu de son jean noir délavé. Elle m’a accueillie avec un « Salut, Sookie ! » plutôt chaleureux. Nikkie m’a demandé si tu pouvais passer voir, mais je n’étais pas sûre que tu viendrais. Désolée pour Jason. Mais entre, entre donc ! L’appartement était minuscule, forcément, et bien qu’il ait été fraîchement repeint, il avait visiblement connu des jours meilleurs – et un tas de locataires. On pénétrait directement dans une pièce qui faisait à la fois office de cuisine, de salle à manger et de salon. Il y avait des jouets dans un panier, dans un coin, et une bombe de Pliz et un chiffon sur la table basse passablement esquintée : Holly était en plein ménage. — Je te dérange... — Non, non. Coca ? Jus de fruits ? — Non, merci. Cody n’est pas là ? — Il est chez son père, m’a-t-elle répondu en regardant fixement ses mains. Je l’ai conduit là-bas le lendemain de Noël. — Et il vit où, son père ? — David vit à Springhill. Il vient de se marier avec cette fille, Allie. Elle a déjà deux gosses. La petite fille a l’âge de Cody, et il adore jouer avec elle. C’est toujours Shelley par-ci, Shelley par-là... Elle avait l’air triste en disant ça. David Cleary faisait partie d’un véritable clan. J’avais eu sa cousine, Pharr, dans ma classe pendant toute ma scolarité. J’espérais, pour le patrimoine génétique de Cody, que David était plus intelligent que Pharr – ce qui n’était pas bien difficile. — J’aimerais te poser quelques questions plutôt... personnelles, Holly. Elle n’a pas caché sa surprise. — Eh bien, on n’a pas précisément gardé les cochons ensemble, mais demande toujours. J’ai bien réfléchi : il s’agissait de garder secret ce qui devait le rester et de lui faire cracher ce que je voulais savoir sans la blesser. — Il paraît que tu es une sorcière ? J’étais un peu gênée d’utiliser un mot pareil : ça faisait un peu trop théâtral à mon goût. — Je suis plutôt une Wiccan. — Tu veux bien m’expliquer la différence ? Mon regard a brièvement croisé le sien, mais je me suis empressée de détourner la tête pour admirer le bouquet de fleurs séchées sur la télé. Holly pensait qu’on ne pouvait lire dans les pensées des gens que si on les regardait dans les yeux (comme le contact physique, le regard facilite les choses, c’est vrai, mais il n’a rien d’indispensable). — Eh bien, je ne vois pas pourquoi je ne le ferais pas... Elle parlait lentement, comme si elle réfléchissait en même temps. — Tu n’es pas du genre à jouer les commères. — Tout ce que tu me diras restera entre nous, lui ai-je assuré, en lui lançant un coup d’œil que j’espérais convaincant. — Bon, d’accord. Eh bien, quand tu es un sorcier, tu pratiques des rituels magiques, forcément. Tu tires tes pouvoirs d’une force que les gens n’utilisent jamais en temps ordinaire. Être un sorcier ne signifie pas être mauvais. Normalement, du moins. Quand tu es un Wiccan, tu es adepte d’une religion. Un culte païen, mais un culte quand même. Nous vénérons la Déesse et nous avons notre propre calendrier de jours fériés. Tu peux être à la fois un sorcier et un Wiccan, ou plutôt l’un que l’autre. C’est une pratique très individuelle qui ne regarde que toi. Je fais un peu de magie, mais je suis surtout attirée par le mode de vie des Wiccans. La devise wiccan est : « Tant que tu ne fais de mal à personne, fais ce que tu veux. » — Je vois. Et tu connais beaucoup de sorcières ? — Quelques-unes. Holly hochait la tête avec conviction, mais elle évitait toujours mon regard. Comme j’en avais maire des fleurs séchées mais que je ne savais plus trop où poser les yeux, j’ai examiné ce qui m’entourait plus en détail. C’est comme ça que j’ai remarqué l’ordinateur sur la petite table branlante, dans un coin. — Est-ce que vous avez des trucs genre forums ou newsletter sur le Net ? — Oui, bien sûr. — Tu n’aurais pas entendu parler de l’arrivée d’une bande de sorciers à Shreveport, par hasard ? Du coin de l’œil, j’ai vu son visage se fermer. Elle a froncé les sourcils. — Ne me dis pas que tu as quelque chose à voir avec eux ! s’est-elle exclamée. — Non, pas directement. Mais je connais quelqu’un qu’ils ont ensorcelé et j’ai peur qu’ils aient enlevé Jason. — Alors, il est dans de sales draps, m’a-t-elle dit sans ménagement. La sorcière qui est à la tête de cette bande est une vraie sadique. Son frère ne vaut pas mieux. Ces sorciers-là n’ont rien de commun avec nous. Ils ne cherchent pas une meilleure façon de vivre, ni la voie qui permet de communier avec la nature, ni des sorts qui mènent à la paix intérieure. Ils ne sont pas adeptes de la Wicca. Ils sont le Mal. — Sais-tu comment je pourrais les trouver ? Il me fallait vraiment mobiliser tout mon self-control pour conserver un visage impassible, car, dans l’esprit de Holly, je lisais la condamnation de mon frère. Elle se disait que si les sorciers qui venaient de débarquer à Shreveport avaient enlevé Jason, il avait déjà été torturé, voire assassiné. Absorbée dans ses pensées, elle a tourné la tête vers la fenêtre. Elle avait peur. En me donnant les renseignements que je lui demandais, elle craignait de mettre la vie de son fils en danger. Si jamais les sorciers de Shreveport remontaient jusqu’à elle, ils le lui feraient payer, peut-être en lui enlevant Cody. Ces sorciers-là n’étaient pas de ceux qui cherchaient à agir sans nuire aux autres. Bien au contraire. Ils ne vivaient que pour accroître leurs pouvoirs, et pour ça, ils étaient prêts à tout. — Parmi ces sorciers, il y a beaucoup de femmes, non ? Je sentais bien qu’elle était sur le point de renoncer. Il fallait la relancer d’une façon ou d’une autre. — Si tu crois que Jason pourrait jouer de son charme pour les amadouer, tu te mets le doigt dans l’œil. Elle n’y allait peut-être pas par quatre chemins, mais elle était bien décidée à me faire comprendre à quel point ces gens-là étaient dangereux. — C’est pas des sorciers normaux. Je veux dire, c’est même pas des personnes normales. Je n’avais pas de mal à le croire. J’avais dû avaler bien d’autres couleuvres depuis que Bill Compton avait poussé la porte de Chez Merlotte pour la première fois. — Qu’est-ce qui les rend si différents ? — Ils ont du sang de vampire dans les veines. Elle a soudain jeté un coup d’œil en biais, comme si elle avait senti la présence de quelqu’un à ses côtés. Ça m’a donné la chair de poule. — Avec les sorciers – les vrais, ceux qui détiennent de véritables pouvoirs et qui sont prêts à les utiliser pour en obtenir coûte que coûte davantage –, on est déjà mal. Mais quand ils ont, en plus, du sang de vampire en eux... Sookie, tu ne peux pas savoir à quel point ils sont dangereux. Il y a même des loups-garous dans le tas. Je t’en prie, ne t’en approche pas. Des loups-garous ! Ce n’étaient pas seulement des sorciers, mais aussi des lycanthropes ? Et ils buvaient du sang de vampire ? Il y avait effectivement de quoi avoir la frousse. Et je vous garantis que je l’avais. On ne pouvait pas imaginer mélange plus détonant. — Où sont-ils ? — Tu as entendu ce que je viens de te dire ? — Parfaitement, mais j’ai besoin de savoir où ils se trouvent. — Ils se sont installés dans un ancien magasin, pas très loin du centre commercial Pierre Bossier. Elle y était allée : je captais clairement l’image de l’endroit en question dans sa tête. Elle les avait vus. Elle avait tout gardé en mémoire, et je pouvais puiser dans son stock de souvenirs à volonté. — Qu’est-ce que tu es allée faire là-bas ? Elle a tressailli. — Je savais bien que je n’aurais pas dû te parler ! Je n’aurais même pas dû te laisser entrer. Mais je suis sortie avec Jason et... Tu vas finir par me faire tuer, Sookie Stackhouse. Moi, et mon fils avec moi. — Non, certainement pas. — Je suis allée là-bas parce que leur chef a envoyé un message à tous les sorciers de la région pour leur demander d’assister à... comme qui dirait, une réunion au sommet. En fait, elle ne cherchait qu’à nous imposer son autorité. Quelques sorciers ont été plutôt impressionnés par sa détermination et ses pouvoirs, mais nous autres, les Wiccans des environs, on n’a pas aimé la place que la drogue prenait dans ses pratiques – parce qu’il ne faut pas se voiler la face : boire du sang de vampire, ça revient à se droguer –, ni son attirance pour le côté sombre de la sorcellerie. Et je n’irai pas plus loin là-dessus. — Merci, Holly. J’ai essayé de trouver quelque chose à lui dire pour apaiser ses craintes, mais elle ne voulait rien tant que me voir partir au plus vite, et je lui avais causé assez d’ennuis comme ça. Je lui ai tapoté l’épaule en signe de gratitude, puis je me suis levée. Mais Holly n’a pas quitté sa place sur le vieux canapé défoncé. Elle a rivé sur moi ses grands yeux bruns. Il y avait un désespoir sans nom dans ses prunelles, comme si quelqu’un allait débarquer chez elle d’une minute à l’autre pour lui trancher la gorge. Cette détresse sur son visage m’a réellement terrorisée. Plus que tout ce qu’elle m’avait dit, plus que tout ce que j’avais pu lire dans son esprit. Et j’ai quitté le Kingfisher Arms aussi rapidement que j’ai pu. Tout en roulant, je me suis de nouveau posé la même question : pourquoi les sorciers de Shreveport auraient-ils enlevé Jason ? Comment auraient-ils pu faire le rapprochement entre la disparition d’Éric et mon frère ? Et comment m’y prendre pour le savoir ? Est-ce que je pourrais compter sur Pam et Chow pour m’aider ? Et à qui appartenait le sang de vampire que les sorciers buvaient ? Depuis que les vampires avaient révélé au monde entier leur présence parmi nous, ils étaient pourchassés par de nouveaux prédateurs. Non seulement ils risquaient de se faire planter un pieu dans le cœur par des Van Helsing en puissance, mais ils étaient devenus la proie de dealers d’un nouveau genre : les Saigneurs. Ceux-ci – des humains – travaillaient en équipe. Ils employaient tout un tas de méthodes – embuscades et autres guets-apens minutieusement préparés, le plus souvent – pour isoler les vampires et les ligoter avec des chaînes d’argent, avant de les vider de leur sang pour le revendre au marché noir. Selon le « cru », le prix d’une fiole de sang pouvait valoir de deux cents à quatre cents dollars. L’effet que le sang de vampire exerçait sur celui qui le prenait était imprévisible. Ça faisait sans doute partie du jeu, d’ailleurs. En général, pendant plusieurs semaines, le consommateur voyait ses forces, son acuité visuelle, sa résistance physique et son pouvoir de séduction décuplés. Tout dépendait de l’âge du vampire et de la fraîcheur du produit. Évidemment, ces effets finissaient par disparaître, à moins de reprendre une nouvelle dose. Parmi ceux qui goûtaient au sang de vampire, certains devenaient rapidement accros. Prêts à tout pour obtenir leur drogue, ces junkies d’un nouveau genre étaient de vrais dangers publics, d’autant plus qu’ils jouissaient d’une forme olympique et d’une force surhumaine. La police était bien contente d’engager des vampires pour s’occuper d’eux. Confrontés à ce type de délinquants, les flics de base étaient sûrs de finir en bouillie. Il arrivait, de temps à autre, qu’un de ces accros à l’hémoglobine devienne carrément dingue, parfois sans faire d’étincelles – il plongeait dans la catégorie baveuse et bredouillante –, mais d’autres fois, d’une façon beaucoup plus spectaculaire et meurtrière. Ce genre de réaction se produisait de manière totalement imprévisible et pouvait survenir dès la première prise. C’est comme ça qu’on se retrouvait avec de véritables bêtes furieuses, au regard étincelant de dément, bouclées dans des cellules capitonnées ou avec des stars au charme envoûtant qui électrisaient les foules. Et les uns comme les autres devaient leur triste sort ou leur gloire aux Saigneurs. Ceux-ci exerçaient une profession à haut risque. Il arrivait qu’un vampire parvienne à se libérer de ses chaînes, avec les conséquences que l’on imagine. Une cour de Floride avait qualifié ces représailles de la gent vampiresque d’homicide justifiable. Le cas faisait désormais jurisprudence. Il était de notoriété publique que les Saigneurs abandonnaient leurs victimes sur place, et c’était probablement ce qui avait ému les jurés. Les Saigneurs laissaient derrière eux un vampire exsangue, trop faible pour bouger, gisant là où il était tombé. À moins d’avoir la chance d’être découverte par une bonne âme compatissante qui la transportait en lieu sûr pendant la nuit, la victime mourait dans d’atroces souffrances dès que le soleil se levait. Donc, des sorciers dotés de la force des vampires... C’était là une combinaison redoutable. Il était midi passé. La nuit ne tomberait pas avant 17 h 30, 18 heures, ce qui me laissait largement le temps de faire un aller-retour à Shreveport avant qu’Eric se réveille. De toute façon, je n’avais pas de meilleur plan d’action en tête et je ne pouvais pas rester tout bonnement chez moi, à attendre d’hypothétiques nouvelles. Même si je me faisais un sang d’encre pour mon frère, je préférais encore user du carburant plutôt que de rentrer. J’aurais pu au moins m’arrêter pour déposer le fusil de Jason, mais, tant qu’il n’était pas chargé et que les cartouches restaient à part, je pouvais légalement le transporter dans ma voiture – enfin, c’était ce que je supposais. Pour la première fois de ma vie, j’ai jeté un coup d’œil dans le rétroviseur pour m’assurer qu’on ne me suivait pas. Je ne connais pas grand-chose aux techniques de filature, mais si quelqu’un m’avait prise en chasse, je ne m’en suis pas aperçue. Je me suis arrêtée pour faire le plein à une station-service, juste pour voir si une voiture se garait derrière moi. Sans résultat. «Jusque-là, tout va bien », en ai-je conclu, en espérant que Holly était en sécurité. En chemin, j’ai eu tout le temps de repenser à ce qu’elle m’avait dit. Elle n’avait pas prononcé une seule fois le nom de Danielle dans la conversation : une première. Les parents de Danielle, de vraies grenouilles de bénitier, auraient eu une attaque s’ils avaient su que leur fille était une Wiccan. Pas étonnant que Holly se soit montrée si discrète. Notre bonne petite ville de Bon Temps avait ouvert ses portes aux vampires – on les y tolérait, du moins –, et les homosexuels, longtemps persécutés, n’avaient plus à se cacher – tant qu’ils ne faisaient pas étalage de leurs préférences sexuelles en public... Mais pour les Wiccans, ces mêmes portes auraient bien pu se fermer. La belle Claudine m’avait avoué que c’était justement cette fascinante diversité qui l’avait attirée à Bon Temps. Je me demandais bien quel autre mystère Bon Temps recelait, quelle autre bombe secrète qui n’attendait plus qu’une étincelle pour exploser. CHAPITRE 5 Puisqu’elle était ma piste la plus prometteuse – pour ne pas dire la seule –, Caria Rodriguez passait en premier. J’ai cherché l’adresse de Dovie, que j’avais notée dans mon agenda à l’époque où on s’échangeait encore la carte de vœux rituelle pour la nouvelle année. Elle vivait dans un coin assez éloigné des rues les plus commerçantes de Shreveport – mes repères habituels. C’était un quartier de petites maisons étroites, tout en hauteur, collées les unes aux autres, dont certaines auraient eu bien besoin d’un ravalement de façade. C’est Caria elle-même qui m’a ouvert la porte. Elle avait un œil au beurre noir et se tenait la tête comme quand on a une gueule de bois carabinée – signes manifestes qu’elle n’avait pas passé la soirée de la veille à regarder tranquillement la télé. — Hens ! Sookie, a-t-elle marmonné sans le moindre enthousiasme, après m’avoir examinée un moment, le temps de réussir à mettre un nom sur mon visage. Qu’est-ce que tu fais là ? Je suis passée Chez Merlotte hier soir, mais je ne t’ai pas vue. Tu travailles toujours là-bas ? — Toujours. C’était mon jour de congé. Maintenant que j’étais devant elle, je ne savais pas bien comment lui présenter les choses. J’ai décidé d’aller droit au but. Écoute, Jason ne s’est pas présenté à son boulot, ce matin, et je me demandais s’il... s’il n’avait pas comme qui dirait passé la nuit avec toi. — J’ai rien contre toi, mon chou, m’a-t-elle assuré, — mais Jason est bien le dernier type avec qui je coucherais. Je l’ai regardée droit dans les yeux, toutes antennes dehors : elle était sincère. — Chat échaudé craint l’eau froide, a-t-elle renchéri. J’ai bien jeté un coup d’œil au comptoir, en me disant que je risquais de l’y trouver. Mais si je l’avais vu, j’aurais tourné la tête de l’autre côté. J’ai acquiescé en silence. Le chapitre était clos. On a échangé des politesses et j’ai papoté avec Dovie, qui venait d’arriver dans l’entrée avec un bébé dans les bras. Il ne me restait plus qu’à prendre congé. Ma piste la plus prometteuse venait juste de me claquer entre les doigts. En moins de deux phrases, Caria lui avait réglé son compte. Tout en essayant de refouler ma déception, j’ai roulé jusqu’à une station-service et je me suis garée pour étudier mon plan de la ville. Je devais pouvoir gagner le Croquemitaine en moins d’un quart d’heure. Le pub d’Éric se trouvait en plein centre. Il ouvrait tous les jours à 18 heures, du 1er janvier au 31 décembre. Bien entendu, les vampires n’arrivaient jamais avant la nuit tombée, et ça, ça dépendait de la saison. Sur la façade peinte en gris mat clignotait le nom du bar en néons rouge vif. « Le top vamp’bar de Shreveport », disait une nouvelle enseigne en lettres lumineuses plus petites. Deux ans auparavant, un été, une petite bande de vampires de l’Oklahoma avaient voulu monter un bar concurrent dans le centre commercial voisin. Après une nuit d’août particulièrement chaude et courte, on ne les avait plus jamais revus. À la place du bâtiment qu’ils étaient en train de faire rénover, on n’avait retrouvé qu’un tas de cendres... Les touristes raffolaient de ces histoires qu’ils trouvaient si «croustillantes », si «pittoresques ». Elles ne faisaient que décupler cette fébrile excitation qu’ils éprouvaient à commander un verre – hors de prix et servi par des serveuses humaines déguisées en vampires – en contemplant d’authentiques suceurs de sang. Éric renouvelait le stock de figurants en assignant, aux vampires de la Cinquième Zone, un certain nombre d’heures de présence obligatoires au Croquemitaine chaque semaine. La plupart de ses subalternes ne s’exhibaient pas de gaieté de cœur. Mais ça leur donnait l’occasion de draguer quelques « mordus » qui, bien évidemment, ne demandaient que ça – ces fans inconditionnels des vampires ne rêvaient que d’une chose : que leurs idoles leur plantent leurs crocs dans le cou. De telles étreintes étaient, bien sûr, interdites sur place. Il y avait un règlement intérieur, au Croquemitaine, et Éric veillait à ce qu’il soit respecté. Les seules morsures tolérées par la loi se faisaient entre adultes consentants et en privé. Machinalement, j’ai fait le tour pour me garer devant l’entrée de service – Bill et moi étions toujours arrivés par là. À l’arrière du bâtiment, on ne voyait guère qu’un grand mur gris percé d’une unique ouverture sur laquelle un gros panneau blanc indiquait « Réservé au personnel ». Je levais déjà la main pour frapper quand j’ai remarqué que la porte était entrouverte. Le verrou n’avait pas été poussé. Oh oh ! Ça sentait le roussi à plein nez. J’ai soudain regretté que Bill ne soit pas là. Et ce n’était pas son amour qui me manquait. Ça en dit long sur votre style de vie, quand votre ex-petit ami vous manque parce qu’il est une arme de destruction létale ... J’ai appuyé mon front contre la porte grise. Après un instant, j’ai opté pour la solution la plus raisonnable : remonter dans ma vieille guimbarde et déguerpi pendant qu’il en était encore temps. Et c’est ce que j’aurais fait, si je n’avais pas entendu les gémissements. Même à ce moment-là, si j’avais pu trouver une cabine téléphonique, je me serais contentée d’appeler le 911 et je serais restée dehors, en attendant les flics. Mais il n’y avait pas de téléphone dans les environs, et penser que quelqu’un avait peut-être besoin de moi et que je ne me portais pas à son secours parce que j’avais les jetons m’était insupportable. J’ai ouvert la porte d’un coup et me suis aussitôt jetée sur le côté pour éviter tout ce qui aurait pu surgir de l’intérieur. Puis, par sécurité, j’ai tiré le container à ordures rangé contre le mur pour bloquer la porte. En franchissant le seuil, j’avais la chair de poule. Il n’y a pas de fenêtres, au Croquemitaine. L’établissement est donc éclairé à la lumière électrique vingt-quatre heures sur vingt-quatre. Aucun des néons n’étant allumé, il régnait, à l’intérieur, l’obscurité la plus totale. La morne luminosité hivernale qui filtrait par la porte ouverte ne parvenait pas à percer les ténèbres du couloir qui conduisait au bar proprement dit. Mais j’étais déjà venue assez souvent pour savoir que la première porte à droite donnait sur le bureau d’Éric, la seconde sur celui du comptable, et l’unique porte à gauche sur la réserve, où se trouvaient également les toilettes et les vestiaires du personnel. Une grosse porte blindée dissuadait les petits malins – ou les couples un peu trop pressés – de s’introduire dans la partie interdite au public. Cette porte-là non plus n’était pas fermée. De mémoire de Sookie Stackhouse, on n’avait jamais vu ça. De l’autre côté de la porte s’ouvrait la caverneuse et silencieuse vacuité du bar. Je retenais mon souffle, attentive au moindre bruit. Au bout d’un instant, j’ai cru percevoir une sorte de grattement et une nouvelle plainte étouffée. Ça venait de la réserve. Je me suis dirigée à pas prudents vers la porte de gauche. Elle était entrebâillée. Quand j’ai tâtonné dans le noir pour chercher l’interrupteur, mon cœur battait si fort dans ma poitrine que tout mon corps semblait vibrer au rythme de ses coups de boutoir. La lumière m’a éblouie. Une des barmaids du Croquemitaine, Belinda – la seule mordue avec une once de bon sens que j’aie jamais rencontrée –, était étendue sur le sol dans une position pour le moins étrange : les jambes repliées sur les côtés, les talons touchant les hanches. En dehors de cette posture de contorsionniste, je ne discernais rien d’anormal, aucune trace de sang qui aurait pu expliquer ses gémissements de douleur. Apparemment, elle ne souffrait que d’une énorme crampe. Je me suis agenouillée près d’elle, en lançant des coups d’œil alarmés en tous sens. Je n’ai détecté aucun mouvement suspect. La porte des toilettes était fermée. Celle de la douche aussi. — Belinda. Belinda, regarde-moi. Ce n’était qu’un murmure, mais elle m’a entendue. Elle avait les yeux rouges et tout gonflés derrière ses lunettes. Des larmes ruisselaient sur ses joues. Elle a cligné des paupières et m’a dévisagée avec une mine épouvantée. — Ils sont encore là ? lui ai-je demandé. Je savais qu’elle comprendrait implicitement « ceux qui t’ont fait ça ». — Soo... kie, a-t-elle ânonné. Elle avait la voix cassée, si faible que j’ai dû me pencher pour l’écouter. Depuis combien de temps gisait-elle là, priant désespérément pour qu’on lui vienne en aide ? Dieu merci ! Dis au maître qu’on a essayé de les retenir... La loyauté jusque dans le martyre ! Le genre : Dites à notre capitaine que nous nous sommes battus jusqu’à la mort. » — Qui avez-vous essayé de retenir ? — Les sorciers. Ils sont venus cette nuit, après la fermeture. Pam et Chow étaient déjà partis. Il ne restait plus que Ginger et moi... — Qu’est-ce qu’ils voulaient ? J’avais eu le temps de remarquer qu’elle portait son uniforme de serveuse – un long fourreau noir à manches chauve-souris, fendu jusqu’à la hanche – et qu’elle arborait encore de fausses morsures artistiquement peintes dans le cou. — Ils voulaient savoir où était le maître. Ils semblaient penser qu’ils lui avaient fait... quelque chose, qu’il s’était enfui, qu’on le cachait. Elle a alors marqué une longue pause. Son visage s’était crispé. Il était évident qu’elle endurait un véritable calvaire. Je ne voyais pourtant pas ce qu’elle avait. — Mes jambes, a-t-elle gémi. Oh ! — Mais vous ne le saviez pas. Donc, vous n’avez rien pu leur dire, ai-je enchaîné, suivant obstinément le fil de mes pensées. — Jamais je ne trahirais mon maître. Et dire que c’était la moins bête du lot ! — Est-ce qu’il y avait quelqu’un d’autre ici, en dehors de Ginger, Belinda ? Mais un spasme de douleur l’avait saisie : elle souffrait trop pour me répondre. Tout son corps s’était bandé comme un arc, et de petits gémissements déchirants lui échappaient. J’ai appelé le 911 du bureau d’Éric. La pièce était sens dessus dessous, et un petit marrant avait peint à la bombe un grand pentacle rouge sur le mur. Éric allait adorer. Je suis retournée auprès de Belinda pour lui annoncer qu’une ambulance était en route. — Mais que t’est-il arrivé, exactement ? lui ai-je finalement demandé. — Ils ont rétréci les muscles de mes cuisses de moitié... Et elle a recommencé à geindre. — C’est comme ces crampes épouvantables qu’on a quand on est enceinte. Belinda avait été enceinte ? Première nouvelle ! J’ai attendu qu’elle parvienne à reprendre son souffle pour lui demander : — Où est Ginger ? — Elle était aux toilettes. Ginger, c’est la jolie blonde évaporée type, une véritable caricature – dans son cas, les pires blagues que vous avez entendues sont encore en dessous de la vérité. Enfin, c’était. Les sorciers n’avaient sans doute pas sciemment voulu la tuer. Apparemment, on lui avait jeté le même sort qu’à Belinda : ses jambes présentaient la même torsion caractéristique. Elle gisait sur le carrelage, les yeux vitreux, les cheveux tout poisseux de sang coagulé. Elle avait une plaie à la tempe. Elle devait être en train de se laver les mains quand le sort l’avait frappée : elle avait basculé, et sa tête avait heurté le bord du lavabo. Il n’y avait plus rien à faire pour elle. Je n’en ai pas soufflé mot à Belinda, qui avait replongé trop profondément dans la douleur pour comprendre quoi que ce soit, de toute façon. Elle a quand même eu deux ou trois éclairs de lucidité, avant que je parte. J’en ai profité pour lui demander l’adresse de Pam et Chow. Il fallait les prévenir. Mais elle m’a dit qu’ils arrivaient tous les soirs au bar, à la tombée de la nuit, et qu’elle n’en savait pas plus. Elle a tout de même réussi à me fournir le nom et la description de la sorcière qui l’avait ensorcelée : une certaine Hallow. Elle mesurait près d’un mètre quatre-vingts, avait les cheveux bruns et courts et arborait un symbole noir sur le visage. — Elle m’a dit qu’elle... était aussi puissante qu’un vampire, a hoqueté Belinda dans un nouveau spasme de douleur. Tu vois... Elle a pointé le doigt derrière moi. J’ai fait volte-face, persuadée qu’on m’attaquait par-derrière. Rien d’aussi alarmant ne m’attendait. Mais ce que j’ai vu l’était à peine moins. Belinda désignait la poignée du chariot que le personnel utilisait pour transporter les casiers de bouteilles. La longue tige d’acier avait été pliée en forme de U. — Je suis sûre que... le maître va la tuer... quand il reviendra, a affirmé Belinda d’une voix chevrotante, après un long silence entrecoupé de plaintes. — Sans aucun doute, lui ai-je répondu avec conviction. J’ai marqué un temps d’hésitation, avant de reprendre : — Belinda, il faut que je m’en aille. Je ne veux pas que les flics me trouvent ici. Ils risqueraient de me garder pour m’interroger. Je t’en prie, ne leur parle pas de moi. Ne mentionne pas mon nom. Dis-leur juste qu’une passante t’a entendue crier et s’est arrêtée pour t’aider, OK ? — Où est le maître ? Est-ce qu’il a vraiment disparu ? — Je n’en sais rien, Belinda, lui ai-je répondu, honteuse de ma duplicité. Désolée, il faut que je me sauve. — Vas-y, m’a-t-elle dit. J’ai déjà eu de la chance que tu viennes. — Il fallait que je décampe au plus vite. J’ignorais tout de ce qui s’était passé au Croquemitaine, et je ne pouvais pas me permettre de subir un interrogatoire de plusieurs heures, pas avec la disparition de mon frère. — En repartant, j’ai croisé les flics et l’ambulance, toutes sirènes hurlantes. J’avais essuyé les poignées de porte pour effacer mes empreintes. Je ne voyais pas ce que j’avais touché d’autre ou, du moins, je ne m’en souvenais pas, pas même après avoir passé scrupuleusement en revue tous mes faits et gestes depuis mon arrivée. De toute façon, il y avait des milliers d’empreintes là-bas. C’était un bar, non ? — Au bout d’une minute, je me suis rendu compte que je conduisais sans but : j’avais été sévèrement secouée par ce que je venais de voir. Je me suis de nouveau garée sur le parking d’une station-service pour me remettre de mes émotions. Il y avait une cabine téléphonique près des pompes, et j’ai commencé à la regarder avec insistance. — » Je pourrais appeler Lèn, pensais-je, le regard rivé sur le téléphone, comme une gamine dévorant des yeux un gâteau au chocolat dans la vitrine du pâtissier, lui demander où Pam et Chow passent leurs journées. Comme ça, je pourrais leur laisser un message pour les avertir. » Je me suis forcée à respirer calmement et à bien réfléchir à ce que je faisais. Il était fort peu probable que les vampires révèlent à un lycanthrope l’endroit où ils se réfugiaient pour échapper à la lumière du jour. Ce n’est pas le genre d’information que l’on donne au premier venu. Sans compter que Lèn n’avait pas des relations très cordiales avec les vampires de Shreveport, pour la bonne raison qu’ils l’avaient menacé d’encaisser les faramineuses dettes de jeu de son père s’il refusait de faire leurs quatre volontés. Si je l’appelais, il viendrait – c’était un chic type. Mais en l’impliquant dans mes histoires, je risquais de mettre en danger sa réputation professionnelle, ses relations familiales, et même sa vie. Cependant, si cette Hallow constituait réellement une triple menace – un loup-garou doué de pouvoirs de sorcellerie qui buvait du sang de vampire –, elle n’était pas seulement dangereuse pour les vampires. Les lycanthropes de Shreveport devaient donc être prévenus. Soulagée d’avoir enfin abouti à une décision, j’ai sorti la carte de visite de Lèn de mon portefeuille. Lèn était à son bureau – un miracle, car il aurait pu se trouver dans n’importe laquelle des antennes que possédait la société Herveaux et Fils à travers la Louisiane et le Mississippi. Je lui ai décrit l’endroit où je me trouvais, et il m’a indiqué le plus court itinéraire pour le rejoindre. Il m’a proposé de venir me chercher, mais je ne voulais pas qu’il me prenne pour une idiote. J’étais bien capable de me débrouiller toute seule, non ? Le combiné à peine raccroché, j’ai appelé Bud Dearborn, mais il n’avait eu aucune nouvelle de Jason. Suivant les instructions de Lèn à la lettre, je suis arrivée chez Herveaux et Fils moins de vingt minutes plus tard. Ce n’était pas très loin de l’autoroute, à l’est de Shreveport, à la limite de la ville. L’immeuble, un bâtiment de brique, appartenait aux Herveaux et abritait le siège de leur société. Je me suis garée, puis, un peu intimidée et plutôt nerveuse, j’ai poussé la porte d’entrée et jeté un regard circulaire. Il y avait un bureau juste devant moi et une salle d’attente sur le côté. L’hôtesse assise derrière le bureau d’accueil gérait également le standard. C’était une femme brune aux cheveux courts à l’allure très distinguée, à la coupe et au brushing impeccables. Maquillée avec soin, elle portait un tailleur classique et manifestement de marque. Elle devait avoir dépassé la quarantaine, mais ça ne lui ôtait rien de sa prestance, bien au contraire. — Je viens voir Léonard, lui ai-je annoncé d’une voix mal assurée. — Votre nom, s’il vous plaît ? Elle m’a souri, mais avec une légère crispation au coin des lèvres qui laissait deviner sa réprobation. Elle ne semblait pas juger convenable qu’une jeune fille, manifestement peu au fait de la mode et totalement dépourvue d’élégance, ait le front de se présenter sur le lieu de travail de son patron. C’est vrai que je portais un pull jaune et bleu un peu voyant sous mon vieux manteau bleu marine et un jean franchement fatigué avec mes Reebok. Quand je m’étais habillée, je pensais que j’allais rechercher mon frère, pas subir une inspection de la brigade du Bon Goût. — Stackhouse. — Mme Stackhouse demande à vous voir, a miaulé Mme Crispée dans l’interphone. — Oh ! Parfait. Lèn avait l’air super content. Ça m’a soulagée. Mme Crispée demandait déjà : « Dois-je la congédier ? » quand Lèn a poussé une porte à gauche du bureau, les bras grands ouverts. — Sookie ! s’est-il écrié avec un sourire jusqu’aux oreilles. Il s’est arrêté brusquement, comme s’il ne savait plus très bien quoi faire. Puis il m’a serrée contre lui. Je devais avoir l’air d’une débile, avec mon air béat. Je lui ai sauté au cou. J’étais tellement contente de le voir ! Je l’ai trouvé magnifique. Il avait une mine superbe. Lèn est un grand brun aux yeux verts avec une carrure d’athlète et une crinière noire en bataille qu’aucune brosse n’est encore parvenue à discipliner. Nous nous étions débarrassés d’un cadavre ensemble. Ça crée des liens. Il a gentiment tiré sur ma tresse. — Viens par ici, m’a-t-il glissé à l’oreille, sous le regard indulgent de Mme Crispée. Je me doutais que cette apparente bienveillance n’était destinée qu’à son patron. J’en étais même sûre, car, au même instant, Mme Crispée se disait que je n’avais ni l’allure ni l’éducation nécessaires pour fréquenter un Herveaux. D’ailleurs, elle pensait que le père de Lèn (avec lequel elle couchait depuis deux ans) ne serait pas vraiment ravi d’apprendre que son fils s’était acoquiné avec une fille de rien. Oh oh ! Encore un truc que j’aurais préféré ne pas savoir. Mon bouclier mental donnait manifestement des signes de faiblesse. Enfin, ce n’était pas vraiment ma faute : Mme Crispée était une puissante émettrice. Je n’aurais pas pu en dire autant de Lèn. Et pour cause : c’était un loup-garou. Lèn m’a fait passer par un long couloir moquetté avec des photos encadrées aux murs – d’insipides clichés de paysages et de jardins – choisies avec soin par quelque décorateur hors de prix, j’imagine (ou peut-être par Mme Crispée). Il m’a fait entrer dans son bureau, une pièce lumineuse et vaste mais si encombrée qu’elle prenait des allures de cagibi. Elle était littéralement envahie de plans étalés dans tous les coins, de montagnes de dossiers en équilibre précaire, de mystérieux appareils sur trépied, de casques de chantier... sans oublier l’incontournable mobilier de bureau. Très fonctionnel, comme endroit. Un fax crépitait dans un coin et, sur la table, à côté d’une pile de factures, une grosse calculatrice affichait des chiffres fluorescents. — Je te dérange. Tu es occupé, ai-je dit avec un air contrit. — Tu plaisantes ? Ta visite est la meilleure chose qui me soit arrivée de la journée ! C’était manifestement un cri du cœur. Ça m’a instantanément rendu le sourire. — J’ai quelque chose à te dire, a-t-il aussitôt enchaîné, quelque chose dont je ne t’ai pas parlé quand je suis venu te rapporter tes affaires, après ton départ de Jackson. Je me sens si mal à cause de ça que je n’ai jamais eu le courage de revenir te voir pour en discuter face à face. Oh, non ! Il avait remis ça avec Debbie – Debbie Pelt était son ex-fiancée et une sacrée garce, si vous voulez mon avis. J’avais intercepté son nom au vol. Il devait penser très fort à elle. — Oui ? Je me suis efforcée de paraître calme, attentive. Il m’a pris la main. — Je te dois des excuses, un milliard d’excuses. Allons bon ! Je ne m’attendais pas à ça. — Des excuses ? J’ai levé vers lui un regard incertain, les yeux plissés. — Cette nuit-là, au Cercueil... alors que tu comptais sur moi, au moment même où tu avais plus que jamais besoin d’aide et de protection, je... Ah ! Je voyais où il voulait en venir. Lèn s’était changé en loup au lieu de rester dans la boîte pour me porter secours, après que je m’étais fait transpercer par un pieu. J’ai posé la main sur sa bouche. Il était si chaud ! Quand on est habitué à toucher des vampires, la peau d’un humain vous fait l’effet d’une vraie plaque chauffante. Quant à celle des lycanthropes, c’est encore mieux, vu qu’ils ont une température supérieure de quelques degrés à celle du pékin moyen. Mon pouls s’est brusquement accéléré. Je savais qu’il s’en apercevrait. Les animaux sentent ce genre de chose. — Ne me parle plus jamais de ça, Lèn. Tu n’as pas pu faire autrement. Et puis, tout s’est bien terminé, de toute façon. Enfin, plus ou moins. Avec une hanche blessée et un cœur brisé par la perfidie de Bill, en ce qui me concernait. Mais bon. Il m’a dévisagée longtemps en silence. — Merci de te montrer si compréhensive, a-t-il finalement répondu. Mais je crois que j’aurais encore préféré que tu veuilles m’arracher les yeux. Il devait se demander si je faisais juste un effort pour donner le change ou si j’étais sincère. Et il avait envie de m’embrasser, je le sentais. Mais il hésitait : il n’était pas très sûr que j’apprécierais ce baiser, ni même que je l’autoriserais à m’approcher de si près. En fait, je ne savais pas trop comment réagir. J’ai préféré ne pas me donner l’occasion de vérifier. — Bon, d’accord. Je t’en veux à mort, mais je suis très bonne comédienne. Il s’est détendu en voyant mon sourire – il avait intérêt à en profiter : ce serait probablement le dernier de la journée. — Écoute, ton bureau ne me paraît pas être le meilleur endroit pour te dire ce que j’ai à te dire, ai-je repris. J’avais adopté un air grave et une voix solennelle pour qu’il comprenne bien que je n’étais pas en train de lui faire des avances. Attention, n’allez pas croire qu’il ne me plaisait pas. Non seulement je l’aimais beaucoup, mais je pensais également que c’était un type formidable. Cependant, tant qu’il n’aurait pas définitivement coupé les ponts avec Debbie Pelt, il était hors concours. Debbie s’était certes fiancée à un autre changeling, mais cela ne semblait pas pour autant avoir mis un terme à ses problèmes sentimentaux avec Lèn. Allez comprendre ! En tout cas, je n’avais aucune envie de me retrouver au milieu de tout ça – surtout pas après l’infidélité de Bill. De toutes mes plaies, c’était la seule à no s’être pas encore refermée. — Et si on allait prendre un café au bout de la rue ? m’a-t-il proposé. Il a informé Mme Crispée par l’interphone qu’il s’absentait et m’a fait sortir par l’arrière du bâtiment. Il était environ 14 heures, et le restaurant était pratiquement désert. Lèn a demandé au garçon qui nous plaçait de nous trouver un coin tranquille. Je me suis calée au fond d’une des banquettes. Je m’attendais à voir Lèn s’asseoir sur l’autre, mais il s’est glissé à côté de moi. — Si tu as des secrets à me confier, il vaut mieux que je sois près de toi, m’a-t-il expliqué devant mon regard interrogateur. Nous avons tous les deux commandé un café. Puis, finalement, Lèn a demandé au garçon de nous en apporter un pot entier : les confidences ne faisaient que commencer, et il n’avait pas envie d’être dérangé. Je lui ai demandé des nouvelles de son père pendant que le serveur s’activait autour de nous. Lèn m’a rendu la politesse en m’interrogeant sur Jason. À la seule mention du nom de mon frère, j’ai senti ma gorge se serrer. J’ai suivi le manège du garçon sans lui répondre, incapable de parler. Dès que le serveur s’est éloigné, Lèn s’est tourné vers moi. — Que se passe-t-il ? J’ai respiré un bon coup avant de me lancer. — Il y a un groupe de sorciers sataniques à Shreveport. C’est ce qui s’appelle prendre des gants ! — Ils se shootent au sang de vampire, et au moins une partie d’entre eux sont des changelings. Lèn aussi a eu besoin de reprendre sa respiration avant de pouvoir répondre, mais j’ai levé la main pour le faire taire : je ne lui avais pas encore tout dit. — Ils se sont installés à Shreveport pour faire main basse sur l’empire financier d’Éric. Ils l’ont ensorcelé ou lui ont jeté une malédiction quelconque qui l’a rendu amnésique. Ils ont mis le Croquemitaine à sac pour essayer de découvrir où se réfugiaient les vampires du bar pendant la journée. Leur leader, une certaine Hallow, a jeté un sort aux deux serveuses. L’une d’entre elles est à l’hôpital. L’autre est morte. Lèn sortait déjà son portable de sa poche. — Pam et Chow ont caché Éric chez moi, et je dois rentrer avant la tombée de la nuit pour m’occuper de lui. Et Jason a disparu. Je ne sais pas qui l’a enlevé, ni où il est, ni s’il est... Toujours vivant. Mais je n’ai pas réussi à le dire. Lèn a relâché bruyamment son souffle et m’a regardée fixement, le téléphone à la main. Il ne savait manifestement pas qui appeler en premier. Ça ne m’a pas franchement étonnée. — Je n’aime pas ça, a-t-il grommelé. Qu’Éric soit chez toi. Ça te met en danger. J’étais touchée qu’il pense d’abord à ma sécurité. — En fait, Jason a demandé un paquet de fric pour moi en contrepartie, et Pam et Chow ont accepté, ai-je précisé, les yeux obstinément rivés à ma tasse de café. — Oui, mais ce n’est pas Jason qui est sous pression. C’est toi. Que vouliez-vous répondre à ça ? C’était la plus stricte vérité. Mais, à la décharge de Jason, il n’avait probablement pas prévu que les choses allaient se passer comme ça. J’ai parlé à Lèn de la tache de sang sur le ponton. — C’est peut-être pour brouiller les pistes. Si l’analyse de la tache révèle qu’il s’agit du sang de Jason, là, tu pourras commencer à t’inquiéter. Il s’est interrompu pour boire une gorgée de café, l’air préoccupé. — J’ai des coups de fil à passer, m’a-t-il annoncé. — C’est toi le chef de meute à Shreveport, Lèn ? Il a eu un drôle de rire de gorge, presque un grondement. — Oh, non, non ! Je suis loin d’en avoir la capacité ! Ça me paraissait improbable, et je le lui ai dit. Il m’a pris la main. — D’abord, les chefs de meute sont généralement beaucoup plus âgés que moi. Ensuite, ce sont des durs à cuire. C’est un poste qui demande un sacré tempérament. — Est-ce qu’il faut se battre pour devenir chef de meute ? — Non. On est élu. Mais les candidats doivent faire preuve d’une intelligence, d’une force de caractère et d’une force physique exceptionnelles. Ils subissent une sorte de... euh... d’examen. — Oral ou écrit ? Mon sourire a eu l’air de le détendre un peu. — A moins que ce ne soit un test d’endurance ? — C’est plutôt ça. — Tu ne crois pas que ton chef de meute devrait être mis au courant ? — Si. L’espace d’une minute, nous sommes restés plongés dans nos pensées. — Pourquoi ces sorciers font-ils ça, Lèn ? Et pourquoi à Shreveport ? S’ils ont tant d’atouts que ça, avec leur sang de vampire et leurs pouvoirs, et puisqu’ils semblent bien décidés à faire du grabuge, pourquoi ne pas choisir une ville beaucoup plus importante ? — Bonne question. Lèn réfléchissait. Derrière ses grands yeux verts au regard fixe et son front plissé, ça cogitait ferme. — Je n’ai jamais entendu parler d’un sorcier aussi puissant, ni d’un sorcier-changeling. Je peux me tromper, mais je crois que ça n’est jamais arrivé. — Jamais ? — Qu’un groupe de sorciers tente de prendre le contrôle d’une ville en s’appropriant les biens des vampires et des Cess ? À ma connaissance, c’est une première. — Où se situent les sorciers, dans la hiérarchie des Cess ? — Eh bien, ce sont des êtres humains. Des humains qui restent des humains, a-t-il renchéri avec un haussement d’épaules éloquent. Les sorciers sont aux Cess ce que les doublures sont aux acteurs : ils voudraient être sous les projecteurs, mais ils resteront toujours clans l’ombre. Il faut cependant les garder à l’œil, parce qu’ils sont ambitieux. Cependant... — Ils ne constituent pas vraiment une menace ? — Exact. Il semble toutefois qu’il nous faille réviser notre jugement là-dessus. Si leur leader prend du sang de vampire... Est-ce qu’elle saigne les vampires elle-même ? m’a-t-il demandé en composant un numéro sur son portable. — Je n’en sais rien. — Et en quoi elle se change ? Théoriquement, les changelings sont polymorphes : ils peuvent adopter la forme qu’ils veulent. Mais chacun a un animal fétiche, celui avec lequel il se sent le plus d’affinités. C’est d’ailleurs par le nom de cet animal qu’ils se désignent entre eux : lynx-garou, chauve-souris-garou... mais jamais lycanthrope. Du moins, jamais à portée de voix d’un loup-garou. Les loups-garous ne supportent pas que d’autres changelings s’approprient cette dénomination qui leur est, selon eux, strictement réservée. — Eh bien... euh... comme toi. Les lycanthropes ont une très haute opinion d’eux-mêmes et se considèrent comme l’élite de la communauté des Cess au grand complet : ils ne se transforment qu’en un seul animal, et c’est le meilleur. Les autres changelings se vengent en les traitant de voyous et de bons à rien. — Oh, non ! Lèn était atterré. C’est à ce moment-là que son chef de meute a répondu. — C’est Léonard. Un silence. — Je suis désolé de vous déranger, mais j’ai une nouvelle importante à vous communiquer. J’ai besoin de vous voir dès que possible. Nouveau silence. — Oui, monsieur. Avec votre permission, je viendrai accompagné. Au bout d’une ou deux secondes, Lèn a mis fin à la communication. — Bill sait sûrement où habitent Pam et Chow, non ? a-t-il repris en se tournant vers moi. — Oh ! J’en suis certaine, mais il n’est pas là pour me le dire. — Où est-il ? J’ai trouvé le ton de Lèn un peu trop calme pour être honnête. — Au Pérou. Je m’étais absorbée dans la contemplation de ma serviette, que j’avais pliée en éventail. Lorsque j’ai levé les yeux vers Lèn, il me dévisageait avec une flagrante incrédulité. — Il est parti au Pérou ? Il t’a laissée toute seule ici ? — Eh bien, il ne pouvait pas prévoir ce qui allait se passer, ai-je rétorqué, un peu agacée. Soudain, j’ai réalisé ce que j’étais en train de faire : je défendais Bill, une fois de plus, et je jouais les victimes délaissées. J’ai pris un virage à cent quatre-vingts degrés. — Lèn, je n’ai pas revu Bill depuis mon retour de Jackson, sauf quand il est venu m’annoncer qu’il quittait le pays. Mais elle m’a dit que tu étais retournée avec lui ! s’est-il écrié sur un drôle de ton, où se mêlaient à la fois la colère, le doute et la consternation. — Qui t’a dit ça ? — Debbie. Je crains que ma réaction n’ait pas été très diplomate. — Et tu l’as crue ? Tu as cru Debbie ? — Elle m’a raconté qu’elle s’était arrêtée Chez Merlotte en venant chez moi et qu’elle vous avait vus, Bill et toi, vous comporter d’une manière très... euh... amicale... — Et tu l’as crue ! ai-je répété, atterrée. — OK, c’était idiot de ma part, a-t-il admis. Je vais régler ça avec elle. — C’est ça, ai-je marmonné d’un ton ouvertement sceptique. — Mais Bill est vraiment au Pérou ? — Pour autant que je le sache. — Et tu es toute seule avec Éric ? — Éric ne sait pas qu’il est Éric. — Il ne se rappelle pas qui il est ? — Non. Il ne se souvient ni de son nom, ni des caractéristiques du personnage qui vont avec. — Encore une chance ! Lèn n’avait jamais regardé Éric avec la même distance amusée que moi. Je m’étais toujours méfiée d’Éric, mais j’aimais bien son petit côté espiègle et son humour corrosif. — Allons voir mon chef de meute, a subitement décrété Lèn, nettement moins chaleureux, tout à coup. Il a payé les consommations et, sans se donner la peine d’appeler son bureau – «À quoi bon être le patron, si je ne peux pas m’éclipser sans rien dire à personne, de temps en temps ? » –, il m’a aidée à monter dans son Dodge Ram, et nous sommes retournés dans le centre de Shreveport. Tout en conduisant, Lèn m’a raconté que son chef de meute était un colonel de l’armée de l’air à la retraite. Sa fille unique avait épousé un gars du coin. Du coup, le colonel Flood s’était installé à Shreveport pour être près de ses petits-enfants. — Sa femme est un loup-garou aussi ? Si Mme Flood était également un lycanthrope, leur fille en était nécessairement un. Si les bébés loups-garous réussissent à passer le cap des premiers mois, ils ont une longue vie devant eux, paraît-il – sauf accident. — Elle l’était. Elle est décédée récemment. Le colonel Flood habitait un paisible quartier où les maisons ressemblaient à des ranchs miniatures trônant au milieu de petites parcelles de terrain toutes identiques. Lorsque nous sommes arrivés, il était en train de ramasser des pommes de pin dans son jardin, tâche domestique bien innocente pour un loup-garou – surtout un loup-garou de cette importance. Je l’avais imaginé dans son uniforme d’officier supérieur, mais, bien sûr, il était en civil et portait des vêtements on ne peut plus classiques pour jardiner. Il avait les cheveux blancs coupés très court et une moustache qui avait dû être taillée avec une règle tant elle était nette. Bien que sa curiosité ait dû être piquée par le coup de fil de Lèn, il nous a invités à entrer avec un calme olympien. Il avait tendance à tapoter Lèn dans le dos quand il lui parlait et se montrait d’une parfaite courtoisie avec moi. — Puis-je vous offrir quelque chose ? Un café ? Un chocolat chaud ? Un soda ? nous a-t-il proposé en agitant la main vers la cuisine, comme s’il y avait là une ordonnance au garde-à-vous attendant ses ordres. — Non, merci. J’avais eu ma dose de café pour la semaine. Le colonel a insisté pour que nous allions nous asseoir dans le salon, une pièce rectangulaire et très étroite, avec une salle à manger coincée dans le fond. De toute évidence, feu Mme Flood aimait les oiseaux de porcelaine. Elle les aimait même beaucoup. Je me demandais comment faisaient ses petits-enfants. Quant à moi, je préférais garder mes mains sur mes genoux, de peur de casser quelque chose. — Alors, que puis-je faire pour toi, Lèn ? a lancé le colonel, une fois ses visiteurs bien alignés sur le canapé qu’il leur avait désigné. Viendrais-tu solliciter l’autorisation de te marier ? — Pas aujourd’hui, lui a répondu Lèn avec un petit sourire amusé. J’ai baissé les yeux pour ne rien laisser voir de ma réaction. Le sourire de Lèn a disparu tandis qu’il poursuivait : — Mon amie détient certaines informations dont elle m’a fait part. Des informations de première importance. Il faut que vous l’écoutiez. — Et pourquoi le ferais-je ? a riposté le colonel. Une manière comme une autre de demander à qui il avait affaire : s’il était censé m’accorder son attention, il devait d’abord s’assurer de ma bonne foi. Mais Lèn a pris la mouche. — Je ne l’aurais pas amenée ici si je ne l’avais pas jugé nécessaire, et je ne vous l’aurais pas présentée si je n’étais pas prêt à donner mon sang pour elle. Et, en clair, ça signifiait quoi, ça, exactement ? J’ai présumé qu’il s’agissait d’une sorte de serment – Lèn se portait garant pour moi et proposait même de payer son erreur de son sang si je me révélais indigne de sa confiance. Décidément, rien n’était simple, dans le monde des Cess. — Bon. Voyons ce que vous avez à dire, jeune fille, a fait le colonel d’un ton revêche. Je lui ai répété tout ce que j’avais raconté à Lèn, en laissant de côté les points trop personnels. — Où ce groupe de sorciers s’est-il établi ? m’a-t-il demandé, au terme de mon récit. Je lui ai décrit ce que j’avais vu dans l’esprit de Holly. — Pas assez précis, a-t-il décrété. Lèn, nous allons devoir faire intervenir les Traqueurs. — Bien, mon colonel. Une étincelle s’était allumée dans les yeux verts de mon voisin : la perspective de passer à l’action le galvanisait. — Je vais les contacter, a repris le colonel Flood. Ce que je viens d’apprendre me pousse à interpréter différemment un fait troublant survenu hier soir : Adabelle n’a pas assisté à la réunion du comité. Lèn a paru surpris par la nouvelle. — Oh ! C’est mauvais signe, ça. Ils essayaient de rester discrets devant moi, mais je parvenais à lire entre les lignes – d’autant plus facilement que je percevais leurs émotions. Ils se demandaient si Adabelle – leur vice-présidente ? – avait séché la réunion pour quelque vague raison personnelle sans intérêt ou si son absence avait un rapport avec l’arrivée des fameux sorciers à Shreveport. Ces derniers l’avaient-ils contactée ? Avaient-ils tenté de la corrompre pour la convaincre de trahir les siens ? — Adabelle rue dans les brancards, depuis quelque temps, a repris le colonel avec un petit rictus. J’espérais qu’après avoir été appelée à me seconder, elle se calmerait. Son élection aurait dû satisfaire ses ambitions. D’après les quelques éléments que je parvenais à capter dans l’esprit du colonel, la meute de Shreveport semblait fonctionner sur un mode fortement patriarcal. Pour Adabelle, une femme bien de son temps, Flood n’était qu’un vieux réac, dont la façon de commander était complètement dépassée. Sans compter qu’elle ne supportait pas cette fichue manie qu’il avait de mener tout le monde à la baguette. Sous sa gouverne, elle étouffait. — En admettant qu’on lui fasse miroiter un nouveau régime, elle pourrait fort bien se laisser tenter, a poursuivi le colonel, après un temps de réflexion. Si l’ennemi a des vues sur notre meute et entend saper notre organisation de l’intérieur, c’est Adabelle qu’il contactera. — Quelle que puisse être sa frustration, je ne crois pas qu’Adabelle nous trahirait. Lèn y mettait les formes, mais son opinion sur la question ne faisait aucun doute. — Je ne vous cache pas que je suis inquiet pour elle, a-t-il enchaîné. Si elle n’est pas venue à la réunion, hier soir, et que vous ne parvenez pas à la joindre par téléphone... — Je voudrais que tu t’occupes de ce problème, pendant que je me charge d’alerter les membres de la meute et que je mets au point un plan d’action avec eux, a déclaré le colonel avec autorité. Si ton amie n’y voit pas d’inconvénient... a-t-il ajouté, comme s’il se souvenait subitement de ma présence. Peut-être que l’amie en question aurait bien aimé rentrer à Bon Temps. Peut-être qu’elle avait un invité dont elle devait s’occuper. Peut-être qu’elle avait aussi un frère à rechercher – même si, pour être honnête, en ce qui concernait Jason, je ne voyais pas vraiment comment j’aurais pu faire avancer les choses et, pour ce qui était d’Éric, il me restait encore deux heures avant son réveil, de toute façon. Colonel, Sookie n’est pas des nôtres : elle n’est pas soumise aux règles de la meute et n’a donc pas à endosser les responsabilités d’un de ses membres, a alors déclaré Lèn. Bien qu’elle ait ses propres soucis, elle s’est donné la peine de venir nous informer que nous avions de gros problèmes, des problèmes dont nous aurions dû être avertis : quelqu’un dans la meute n’a pas fait son travail... ou ne nous a pas tout dit. Le visage du colonel Flood s’était crispé durant cette tirade. À voir sa grimace, on aurait pu croire qu’il venait d’avaler une anguille vivante. — C’est vrai, a-t-il admis. Merci, mademoiselle Stackhouse, d’avoir bien voulu prendre le temps de venir à Shreveport pour informer Léonard de ce problème. J’ai hoché la tête. — Et je pense que tu as raison, Léonard : l’un d’entre nous devait forcément savoir qu’une meute rivale était arrivée en ville. — Je vous appellerai, au sujet d’Adabelle, a conclu Lèn. Le colonel s’est alors saisi d’un petit carnet recouvert de cuir rouge et a décroché le téléphone. Il a composé un numéro, puis a jeté à Lèn un regard en coin. — Pas de réponse à son magasin. Il dégageait autant de chaleur qu’un radiateur électrique. Ça tombait bien : il faisait un froid de canard chez lui. L’habitude des vols à haute altitude, je présume. — Sookie devrait être nommée « alliée » de la meute, a soudain lâché Lèn. J’ai tout de suite compris que ce n’était pas une idée en l’air. Lèn venait de dire quelque chose de très important. Mais comme il n’allait vraisemblablement pas m’expliquer ce que ça signifiait... Je commençais à en avoir marre de leur petite discussion codée. — Excusez-moi, Lèn, colonel... Peut-être Lèn pourrait-il me raccompagner à ma voiture, puisque vous semblez tous les deux avoir beaucoup de choses à faire. — Bien sûr, a aussitôt répondu le colonel. J’ai bien vu qu’il était ravi de se débarrasser de moi à si bon compte. — Lèn, je te revois ici dans... disons quarante minutes. Nous reparlerons de tout ça plus tranquillement. Lèn a consulté sa montre, avant d’acquiescer sans enthousiasme. — Je ne comprends pas pourquoi Adabelle ne répond pas à la boutique et, contrairement au colonel, je ne crois pas qu’elle soit passée à l’ennemi, m’a dit Lèn en démarrant. Adabelle habite chez sa mère, et elles ne s’entendent pas très bien. Mais c’est d’abord là-bas qu’on va aller faire un tour. Adabelle est le bras droit de Flood, et c’est aussi notre meilleure Traqueuse. — Qu’est-ce que les Traqueurs vont faire, au juste ? — Ils vont aller au Croquemitaine pour essayer de suivre la piste des sorciers. Ça devrait les mener à leur repaire. S’ils perdent leur trace, on pourra peut-être contacter les autres communautés de sorciers de Shreveport pour tenter d’en savoir un peu plus. Après tout, ils ne doivent pas en mener large, eux non plus. — J’ai bien peur que toutes les empreintes – y compris olfactives – aient été effacées par les services de secours. Dommage ! Ça devait être quelque chose de voir un lycanthrope renifler une piste à travers toute la ville ! — Et, à titre d’information, Hallow a déjà contacté les sorciers des environs. J’ai parlé avec une Wiccan de Bon Temps qui a été convoquée à Shreveport pour rencontrer Hallow et sa bande. — Alors, c’est encore plus grave que je ne le pensais. Mais je suis sûr que la meute saura gérer le problème. Lèn avait l’air confiant. Je n’aurais pas pu en dire autant. — Qui a eu l’idée d’envoyer Bill au Pérou ? m’a-t-il soudain demandé. Sa question m’a prise de court. Et un peu troublée, je dois bien l’avouer. — Je n’en sais rien. Sa reine, je suppose. — Mais il ne te l’a pas dit comme ça. — Non. — On a pu lui en donner l’ordre. — J’imagine. — Qui en a le pouvoir ? a-t-il insisté, sur le ton du type qui vous tend une perche. — Eric, évidemment. En tant que shérif de la cinquième zone, Éric était le supérieur direct de Bill. — Et la reine, ai-je ajouté. — Et maintenant, Bill est parti et tu te retrouves seule avec Éric, installé à demeure chez toi. Je commençais à voir où il voulait en venir. — Parce que tu penses qu’Éric a tout manigancé ? Tu crois qu’il a envoyé Bill à l’étranger, attiré les sorciers à Shreveport pour les pousser à lui jeter un sort et couru dans la nuit, à moitié à poil, par un froid sibérien, au moment où il avait deviné que je passerais sur la route ? Et il aurait aussi prévu que Pam et Chow s’arrangeraient avec Jason pour que lui, Éric, finisse hébergé chez moi ? Lèn avait tout l’air du mec qui vient de se faire moucher proprement. — Tu veux dire que tu y avais déjà pensé ? — Lèn, je n’ai peut-être pas fait d’études, mais je ne suis pas née de la dernière pluie. Essayez donc de suivre un cursus scolaire normal, quand vous pouvez lire dans les pensées de tous vos petits camarades ! Sans parler des profs. Mais j’aime bien bouquiner et j’ai lu pas mal de trucs intéressants. D’accord, maintenant, je fais surtout dans le polar et le roman d’amour. Mais j’ai quand même appris tout un tas de trucs et, sans me vanter, j’ai du vocabulaire, pour une fille qui n’a aucun diplôme. — Quoi qu’il en soit, Éric ne se donnerait pas tant de mal pour me mettre dans son lit – si c’est ce à quoi tu pensais, bien sûr... Tu parles qu’il y pensait ! Il ne pensait même qu’à ça. Tout loup-garou qu’il était, je le voyais aussi clairement dans son esprit que si ç’avait été écrit sur son front. — Évidemment, présenté comme ça... Mais je savais qu’il n’était toujours pas convaincu. Bon, il ne fallait pas oublier que c’était quand même le type qui avait cru Debbie Pelt, lorsqu’elle lui avait raconté que je m’étais remise avec Bill... Je me suis distraitement demandé si je ne pourrais pas trouver un sorcier pour jeter une sorte de sort de vérité à Debbie. Cette garce de Debbie que je détestais parce qu’elle s’était montrée cruelle envers Lèn, insultante envers moi, avait brûlé mon châle favori avec une cigarette et – ah, oui ! – avait essayé de me tuer. Et puis, elle avait une coupe de lévrier afghan. Si Lèn avait su que Bill et moi étions séparés, serait-il venu me rendre une petite visite ? Et, une chose en entraînant une autre... Je me suis tournée vers mon chauffeur en soupirant. Ce type était pratiquement parfait : je le trouvais beau, je comprenais sa façon de penser, et il me traitait avec égards et respect. D’accord, c’était un loup-garou. Mais je pouvais renoncer à une ou deux nuits par mois, non ? C’est vrai, d’après ce qu’il m’avait expliqué, j’aurais des problèmes pour mener une grossesse à terme. Mais avec lui, au moins, je pourrais faire des enfants, ce qui n’était pas vraiment prévu au programme, avec les vampires. Holà ! Du calme ! Lèn ne m’avait jamais proposé d’être le père de mes enfants ! Et il voyait toujours Debbie Pelt. Mais qu’étaient donc devenues les fiançailles de cette garce avec le petit blondinet qui se changeait en hibou ? J’ai poussé un nouveau soupir. J’espérais qu’un jour, Lèn verrait Debbie telle qu’elle était et qu’il finirait par en tirer les conséquences qui s’imposaient. Qu’il vienne ensuite vers moi ou pas, il méritait mieux qu’une Debbie Pelt. Adabelle Yancy et sa mère vivaient au fond d’une impasse, dans un quartier résidentiel plutôt bourgeois, pas très loin du Croquemitaine. La maison était surélevée par rapport au niveau de la rue. L’allée qui y conduisait montait en pente douce à travers le jardin pour disparaître ensuite derrière le bâtiment. Je pensais que Lèn allait se garer dans la rue et que nous emprunterions le petit chemin de brique qui menait à la porte d’entrée. Mais il semblait ne pas vouloir qu’on voie son Dodge. J’ai jeté un coup d’œil dans l’impasse : personne à l’horizon, encore moins de gens surveillant la maison pour lorgner les visiteurs. Perpendiculaire à la maison, le garage à trois emplacements était si propre qu’on aurait pu manger par terre. Une rutilante Subaru s’y trouvait déjà. — C’est la voiture de la mère d’Adabelle, m’a dit Lèn à voix basse, comme il m’aidait à descendre de son pick-up. Elle est propriétaire d’une boutique de mariage, Chez Véréna Rose. Elle est à la retraite, maintenant, et même si elle passe encore à la boutique de temps en temps, c’est Adabelle qui a pris le relais. Je n’avais jamais vu cette boutique, mais toutes les mariées de quelque réputation dans la région – celles qui avaient droit à leur photo dans le journal local – se faisaient un devoir d’aller y acheter leur robe. Le commerce devait bien marcher : la maison et le jardin paysagé étaient parfaitement entretenus. À peine Lèn eut-il frappé à la porte de derrière que celle-ci s’ouvrit à la volée. La femme qui se tenait sur le seuil était aussi propre et nette que sa propriété. Ses cheveux gris acier étaient retenus en un élégant chignon, et elle portait un tailleur parme et des escarpins assortis. Elle nous a dévisagés tour à tour, avant de s’écrier d’une voix faussement enjouée : — Léonard ! Quel plaisir de vous voir ! Lèn l’a longuement regardée en silence. — Nous avons des ennuis, Véréna. Si sa fille appartenait à la meute, Véréna était forcément un loup-garou. Je l’ai examinée avec curiosité. Malgré sa soixantaine bien sonnée, Véréna Rose Yancy était encore une très belle femme, qui bénéficiait en outre d’une retraite aisée dans une charmante demeure qui, sans nul doute, lui appartenait. Je ne parvenais pas à l’imaginer à quatre pattes au fond d’un bois, en train de hurler à la lune. En tout cas, il était clair que Véréna se fichait éperdument des problèmes de Lèn. — Avez-vous vu ma fille ? lui a-t-elle demandé d’une voix fébrile. Il y avait de la terreur dans ses yeux. — Non. Mais le chef de meute nous a envoyés la chercher. Elle n’est pas venue à la réunion du comité. — Elle m’a appelée de la boutique, hier soir. Elle m’a dit qu’elle avait un rendez-vous de dernière minute avec une cliente étrangère qu’elle avait eue au téléphone, juste à l’heure de la fermeture, nous a raconté Véréna en se tordant les mains. J’ai pensé qu’elle avait peut-être prévu de sortir avec cette sorcière... — Avez-vous eu des nouvelles d’elle depuis ? ai-je demandé avec le plus de douceur possible. — Je me suis couchée en la maudissant, m’a répondu Véréna en me regardant comme si elle découvrait subitement ma présence. J’étais folle de rage. Je me suis dit qu’elle allait encore passer la nuit avec une de ses amies. De ses ami-e-s, a-t-elle articulé, en haussant ses sourcils impeccablement épilés pour que je comprenne bien où elle voulait en venir. J’ai hoché la tête en silence. — Elle ne m’aurait pas prévenue, bien sûr, poursuivit Véréna, manifestement très remontée. «Je rentrerai quand je rentrerai » ou «Je te verrai à la boutique demain » ou je ne sais quelle effronterie de la même veine, voilà tout ce à quoi j’aurais eu droit. Un brusque tressaillement l’a secouée des pieds à la tête. — Mais elle n’est pas rentrée, et je ne parviens pas à la joindre à la boutique... — Était-elle censée ouvrir aujourd’hui ? s’est enquis Lèn. — Non. Le mercredi est notre jour de fermeture hebdomadaire. Mais Adabelle s’y rend toujours l’après-midi pour s’occuper des comptes et de la paperasserie. — Pourquoi n’irions-nous pas vérifier sur place, Lèn et moi ? lui ai-je gentiment proposé. Elle a peut-être laissé un message. Ce n’était pas le genre de femme dont vous tapotez le bras avec commisération, mais je lui ai tout de même adressé un sourire qui se voulait réconfortant, puis nous sommes partis. La boutique des Yancy avait été installée dans une ancienne maison de ville, au milieu d’une rue où tous les bâtiments en brique d’un étage avaient été également rénovés et convertis en magasins. Celui-ci avait été repeint en blanc et faisait manifestement l’objet d’un soin tout aussi méticuleux que la demeure des Yancy. Situé un peu en retrait de la rue, avec un parking derrière le magasin, le bâtiment possédait une large baie vitrée en façade. Dans cette vitrine était présenté un mannequin qui tenait un magnifique bouquet de fleurs blanches. Même de là où j’étais, assise dans le Dodge, je pouvais me rendre compte que la robe, avec sa longue traîne brodée, était absolument féerique. À peine nous étions-nous garés dans la rue que je sautais sur le trottoir, impatiente d’admirer cette splendeur de plus près. Lèn et moi avons remonté la petite allée qui reliait la rue à la porte de la boutique. On n’en avait pas parcouru la moitié que, déjà, Lèn poussait un juron. Pendant un quart de seconde, j’ai cru à une invasion de bestioles qui se seraient faufilées en masse dans la vitrine pour partir à l’ascension des pentes immaculées de la magnifique robe de mariée. Mais il m’a bien fallu admettre que ce que je voyais n’était autre que des taches de sang. Le brocart blanc en était tout éclaboussé, comme si le mannequin avait été blessé. — Adabelle, a soufflé Lèn. C’était presque une prière. Nous nous étions arrêtés au pied des marches du perron, les yeux obstinément fixés sur le sinistre spectacle qu’offrait la devanture. Une pancarte « Fermé » était suspendue au centre de la vitre ovale sertie dans le bois de la porte d’entrée. Aucune activité cérébrale n’était perceptible dans tout le bâtiment – j’ai pris le temps de m’en assurer. J’avais appris, à mes dépens, que de telles précautions n’étaient jamais superflues. Je me suis cramponnée à la rampe en fer forgé et j’ai gravi une marche, puis j’ai jeté un coup d’œil autour de moi. Quelque chose a arrêté mon regard dans le parterre de fleurs, devant la vitrine. Quelque chose de pâle qui ressortait sur la terre brune. J’ai donné un petit coup de coude à Lèn, tout en désignant du doigt ma macabre découverte. Au pied d’une azalée gisait une main. J’ai senti Lèn frissonner lorsqu’il a réalisé ce qu’il avait sous les yeux. — Attends-moi ici, m’a-t-il ordonné d’une voix rauque. Je n’étais que trop contente de lui obéir. Malheureusement, quand il a ouvert la porte du magasin – qui, bizarrement, n’était pas fermée à clé –, j’ai aperçu ce qu’il y avait par terre. J’ai dû plaquer la main sur ma bouche pour étouffer un cri. Lèn a immédiatement appelé le colonel Flood sur son portable pour lui apprendre ce qui s’était passé et lui demander d’aller prévenir Mme Yancy – je préférais que ce soit lui que moi. Puis il a fait le 911. Impossible d’y échapper : c’était un quartier animé, et il y avait de grandes chances pour qu’on nous ait vus nous diriger vers la boutique. Décidément, c’était le jour ! Pour découvrir des cadavres, je veux dire. Et pas seulement pour moi. Pour les flics de Shreveport, aussi. Je savais qu’il y avait des vampires dans leurs rangs, mais ils n’étaient de service que la nuit, naturellement. C’est donc au bon vieil humain de base que nous avons eu affaire. Un humain tout à fait ordinaire qui nous trouvait un rien suspects, Lèn et moi. — Pourquoi vous êtes-vous arrêté dans le coin, monsieur Herveaux ? a demandé l’inspecteur Coughlin, un homme brun au visage buriné, avec une bedaine de buveur de bière. Lèn a eu l’air surpris. Il n’avait pas poussé la réflexion jusque-là. Cela n’avait rien d’étonnant, avec le choc qu’il venait de subir. Contrairement à lui, je n’avais pas connu Adabelle de son vivant et je n’étais pas entrée dans la boutique : c’était à moi de prendre les choses en main. C’était mon idée, inspecteur. Ma grand-mère, qui est morte l’an dernier, m’a toujours dit : « Quand on veut une robe de mariée, Sookie, on va Chez Véréna Rose. » Je n’ai pas pensé à appeler pour vérifier si c’était ouvert aujourd’hui. — Alors, comme ça, vous et M. Herveaux, vous allez vous marier ? — Oui, a confirmé Lèn en m’attirant contre lui pour m’enlacer. Nous sommes bons pour passer devant M. le maire. J’ai souri avec toute la retenue qui s’imposait. — Eh bien, félicitations ! a répondu l’inspecteur Coughlin, sans cesser de nous dévisager d’un air songeur. Donc, vous n’aviez jamais vu Adabelle Yancy auparavant, mademoiselle Stackhouse ? — Eh bien, il n’est pas impossible que j’aie rencontré sa mère quand j’étais petite, mais je ne m’en souviens plus, ai-je prudemment précisé. En revanche, la famille de Léonard connaît les Yancy. C’est un peu normal. Lèn a toujours vécu ici. Et puis, ce sont tous des loups-garous. Coughlin a paru concentrer toute son attention sur moi. — Et vous n’êtes pas entrée dans la boutique ? Du tout ? Juste M. Herveaux, ici présent ? — Léonard a poussé la porte pendant que j’attendais dehors. J’essayais de jouer les jouvencelles effarouchées, ce qui n’était pas évident : je suis plutôt le genre de fille sportive, bien campée sur ses deux jambes. Bon, je ne suis pas Madame Muscle non plus, mais je n’ai rien d’une Kate Moss. — J’avais vu la... la main, vous comprenez... — Vous avez bien fait, a approuvé l’inspecteur Coughlin. Ce qu’il y a là-dedans... personne ne devrait voir ça. Il a semblé prendre vingt ans d’un coup. J’ai presque eu pitié de lui. C’est vrai qu’il n’avait pas un métier facile. Il se disait que ces corps mutilés, à l’intérieur, c’étaient «deux vies de foutues » et le travail «d’un beau salaud » qu’il aurait bien aimé coincer. — L’un d’entre vous aurait-il une petite idée sur la raison qui aurait pu pousser quelqu’un à réduire deux femmes en bouillie comme ça ? — Deux ? s’est étonné Lèn, manifestement stupéfait. — Deux ? ai-je répété. — Eh bien... oui, a acquiescé l’inspecteur d’un ton soupçonneux. — Les pauvres, ai-je murmuré, les larmes aux yeux. Et ce n’étaient pas des larmes de crocodile. Ce n’était pas désagréable d’avoir la poitrine de Lèn à disposition pour pouvoir cacher mes accès de faiblesse. Comme s’il avait lu dans mes pensées, il a ouvert son blouson de cuir pour me serrer plus étroitement contre lui et l’a refermé sur moi pour me réchauffer. Je n’ai pas perdu le nord pour autant. — Mais si l’une des deux était Adabelle Yancy, qui était l’autre ? — Il en reste pas assez pour le dire, a soupiré Coughlin, avant de songer qu’il aurait mieux fait de se taire. — Les corps étaient un peu... mélangés, m’a expliqué Lèn à l’oreille. Il était écœuré. — Je n’ai pas réalisé... a-t-il marmonné. Si j’avais réellement pris conscience de ce que je voyais... Quoique je ne puisse pas lire clairement dans son esprit, j’imaginais qu’il s’en voulait de sa précipitation. Il aurait dû analyser les indices, «renifler » les traces, avant d’appeler les flics. Elles auraient peut-être pu le conduire aux coupables. Cela dit, il n’y avait sans doute plus grand-chose à examiner. Les sorciers avaient dû attaquer en force et emporter ensuite les morceaux » les plus compromettants. — Donc, vous êtes de Bon Temps, mademoiselle Stackhouse ? a repris l’inspecteur d’un ton détaché. — O... oui, inspecteur, ai-je hoqueté entre deux sanglots. Je m’efforçais de chasser les images qui me venaient à l’esprit : les derniers moments d’Adabelle Yancy tels que je me les représentais. — Et vous travaillez... — Chez Merlotte, un bar aux abords de la ville. Je suis serveuse. Tandis que l’inspecteur Coughlin notait avec intérêt la différence de statut social entre Lèn et moi, j’ai posé la tête sur la poitrine de Lèn en fermant les yeux. L’inspecteur Coughlin se demandait si j’étais enceinte et si le père de Lèn, un riche notable de Shreveport, approuverait pareille union. Il comprenait que je veuille me faire offrir une belle robe de mariée. Forcément, quand on épousait un Herveaux ! — Vous ne portez pas de bague de fiançailles, mademoiselle Stackhouse ? — Nous n’envisageons pas de longues fiançailles, a riposté Lèn. Je sentais sa voix gronder dans sa poitrine. — Elle aura son diamant le jour où elle m’épousera. — Oh ! L’odieux personnage ! ai-je protesté en le bourrant de coups de poing dans les côtes. — Aïe ! Par miracle, cette petite scène de ménage improvisée a fini par convaincre l’inspecteur Coughlin. Il a pris nos numéros de téléphone et nos adresses, puis il nous a libérés. Lèn était aussi soulagé que moi. Nous avons roulé jusqu’au premier endroit qui offrait un minimum d’intimité – un petit square, désert par ce temps de chien. Lèn est sorti du pick-up pour rappeler le colonel Flood. J’ai attendu dans la cabine pendant qu’il faisait les cent pas sur le gazon pelé, gesticulant, vociférant, sans doute pour évacuer l’horreur et la révolte qui bouillaient en lui. J’avais senti sa colère monter. Lèn avait du mal à exprimer ses sentiments, comme beaucoup d’hommes. Ça ne le rendait que plus humain et plus cher à mes yeux... Cher ? Il valait mieux que j’arrête ça tout de suite. Nos fiançailles avaient été inventées pour le bénéfice exclusif de l’inspecteur Coughlin. Si Lèn était le fiancé de quelqu’un, c’était de la perfide Debbie. Quand il est remonté dans le pick-up, il faisait grise mine. — Je crois que je ferais mieux de retourner au bureau et de te ramener à ta voiture, m’a-t-il annoncé. Je suis désolé pour tout ça. — Moi aussi, je suis désolée. Après m’être absorbée quelques minutes dans une brève méditation sur les complexités du monde des Cess, j’ai demandé à Lèn quels étaient les plans du colonel Flood. — Nous allons gérer la situation, m’a-t-il répondu, mystérieux. Ne m’en veux pas, Sookie, mais je ne peux pas t’en dire plus. — Tu ne vas pas mettre ta vie en danger, hein ? C’était sorti tout seul. Je n’avais pas pu m’en empêcher. Entre-temps, nous étions arrivés au siège de la société Herveaux et Fils. Lèn s’est garé le long de ma vieille guimbarde. Puis il s’est tourné vers moi et m’a pris la main. — Tout va bien se passer, m’a-t-il assuré. Je t’appellerai. — Tu as intérêt. Avant qu’on se sépare, il faut que je te raconte ce que les sorciers ont fait pour retrouver Eric. Je ne lui avais pas encore parlé des affiches et de la récompense. Il a froncé les sourcils. Son visage s’est encore assombri. — Debbie est censée passer cet après-midi, vers 18 heures, m’a-t-il annoncé en consultant sa montre. Il est trop tard pour me décommander. — Si vous avez l’intention de lancer une grande offensive, elle pourra vous aider, lui ai-je fait remarquer. Il m’a fusillée du regard. — C’est un changeling, pas un lycanthrope. Je me suis fugitivement demandé en quoi elle se transformait. En hyène ? En rat ? — Euh... oui, évidemment. Je me suis littéralement mordu la langue pour retenir les quelques petites observations que j’avais juste sur le bout de la langue. — Lèn, l’autre corps dans la boutique, qui crois-tu que c’était ? La petite amie d’Adabelle ? Quelqu’un qui s’est trouvé là au mauvais moment ? — Je pense que c’était une sorcière. Du moins, je l’espère. Je préférerais qu’Adabelle soit morte en combattant. J’ai hoché la tête pour clore le sujet. — Je ferais mieux de rentrer. Éric va bientôt se réveiller. Au fait, n’oublie pas de prévenir ton père, pour notre mariage. Vous auriez vu sa tête ! Un vrai bonheur ! Le seul rayon de soleil de cette fichue journée. CHAPITRE 6 J’ai repensé à ma journée à Shreveport durant tout le trajet jusqu’à Bon Temps. J’avais demandé à Lèn d’appeler le bureau de Bud Dearborn avec son portable. Malheureusement, il n’avait eu que des réponses négatives à m’apporter : non, ils n’avaient pas eu de nouvelles de Jason depuis la dernière fois ; non, ils n’avaient reçu aucun coup de fil de quelqu’un qui l’aurait aperçu. Lèn avait paru aussi désolé que moi. Je lui avais dit que, au moins, ça m’éviterait de passer au commissariat en arrivant à Bon Temps, que ça me ferait gagner du temps. Mais j’avais quand même quelques courses à faire avant de rentrer : du pain et de la margarine pour moi, du sang pour mon hôte. La première chose que j’ai vue, en poussant la porte de la supérette, c’était une pile de bouteilles de sang en promo : pas besoin de chercher, au moins. La seconde, c’était le portrait d’Eric en gros plan. Ce devait être la fameuse photo qu’il avait envoyée aux autorités pour sa demande de renouvellement de licence du Croquemitaine – j’avais entendu Pam se moquer de lui à ce propos. Il faut dire que ce cliché le présentait sous un jour bien inoffensif : il offrait l’image même de l’homme affable et distingué au sourire engageant. À le voir, personne au monde n’aurait voulu croire une seule seconde qu’il ait pu avoir ne serait-ce que l’intention de mordre quel qu’un. Au-dessus de la photo était écrit en gros caractères : « Avez-vous vu ce vampire ? » J’ai lu le texte qui suivait avec la plus grande attention. Tout ce que Jason nous en avait dit était exact. Quand même ! Cinquante mille dollars, ça représentait un sacré paquet de fric ! La Hallow en question devait vraiment être raide dingue d’Éric pour être prête à débourser une somme pareille juste pour coucher avec lui. Parce qu’il fallait être lucide : elle avait peu de chances de réussir à faire assez de bénéfices avec le Croquemitaine pour compenser le versement d’une si lourde récompense. De toute évidence, il me manquait des pièces pour assembler le puzzle. Hoyt Fortenberry, le grand copain de Jason, était en train de remplir son chariot de pizzas, au rayon surgelés. — Hé, Sookie ! s’est-il écrié en me voyant. T’aurais pas une petite idée de l’endroit où se cache Jason, des fois ? Hoyt – le style grand costaud bedonnant qui n’a pas inventé la poudre – avait l’air sincèrement inquiet. — Je voudrais bien le savoir ! Je me suis rapprochée : pas la peine que tout le magasin profite de la conversation. — Je me fais vraiment un sang d’encre pour lui. — Tu crois pas qu’il s’est juste laissé embarquer par une jolie fille qu’il aurait rencontrée ? La nana avec qui il était, au Jour de l’An, était plutôt canon. — Comment elle s’appelait, déjà ? — Crystal. Crystal Norris. — Et d’où elle sortait ? — De Hotshot, par là. Il pointait le menton vers le sud. Hotshot était un trou encore plus paumé que Bon Temps – dont il n’était éloigné que d’une dizaine de kilomètres – et avait mauvaise réputation : les gens du village étaient... bizarres. Les gamins de Hotshot, qui étaient scolarisés à Bon Temps, restaient toujours entre eux et étaient tous un peu... différents. Allez savoir pourquoi, ça ne m’a pas étonnée plus que ça que Crystal soit de là-bas. — Donc, a poursuivi Hoyt, Crystal a très bien pu lui demander de rester chez elle. Sauf que, tout en m’exposant sa brillante théorie, il se disait qu’il n’en croyait pas un mot. Il essayait seulement de me réconforter – et de se rassurer, par la même occasion. On savait l’un comme l’autre que, aussi empêtré qu’il puisse être dans une histoire de fesses, Jason aurait déjà appelé. Mais j’ai tout de même décidé de passer un petit coup de fil à Crystal – enfin, quand j’aurais deux minutes. Autant dire, pas avant un bon bout de temps. J’ai demandé à Hoyt de répéter aux flics ce qu’il m’avait raconté. Ça n’a pas eu l’air de l’enthousiasmer, mais il me l’a néanmoins promis. Si ça n’avait pas été pour Jason, il aurait refusé tout net. Largement plus intelligent et plus imaginatif que ce brave Hoyt, Jason avait toujours représenté pour son copain une intarissable source de divertissement, le sel de sa morne existence. Si Jason devait ne plus jamais reparaître, la vie, pour Hoyt Fortenberry, deviendrait tout à coup bien fade. La nuit commençait à tomber quand je suis arrivée chez moi. Je suis passée par la porte de derrière et j’ai appelé Éric, tout en allumant la lumière de la cuisine. Pas de réponse. J’ai rangé les courses et j’ai posé une bouteille de sang sur la table pour son petit déjeuner. Je suis ensuite retournée chercher le fusil de Jason et les cartouches dans la voiture. J’ai chargé le Benelli et l’ai camouflé derrière le chauffe-eau. Puis j’ai pris le temps de rappeler le bureau du shérif. — Pas de nouvelles, m’a aussitôt annoncé la standardiste. — À force, elle avait fini par reconnaître ma voix ! je n’avais même plus besoin de me présenter. — Je dois bien avouer que j’ai eu un moment de découragement. Je me suis affalée contre le mur et je suis restée là sans bouger un long moment. Mais comme ce n’est pas mon style de broyer du noir sans rien faire, j’ai fini par me ressaisir. Et si j’allais dans le salon choisir une cassette vidéo ? Peut-être que ça distrairait Éric. Il avait déjà vu toutes mes cassettes de Buffy, et je n’en avais aucune d’Angel à lui proposer. Et si je lui mettais Autant en emporte le vent ? Il avait assisté au tournage, d’après ce que j’avais cru comprendre, mais bon, comme il était amnésique... En un sens, c’était pratique : tout était neuf, pour lui. — En sortant dans le couloir, j’ai entendu du bruit. J’ai poussé la porte de mon ancienne chambre, avec l’intention d’aller vider le placard pour aider Éric à s’en extraire, au cas où il aurait été sur le point de se lever. Oh ! Euh... il l’était déjà. Il était même en train d’enfiler son jean. Il me tournait le dos et il n’avait pas pris la peine de mettre un slip, pas même l’infime morceau de tissu écarlate qui lui servait de cache-sexe. J’ai eu comme une quinte de toux avortée et j’ai émis une espèce de «argh » étranglé. J’ai senti mes poings se fermer. — S’il y avait, un jour, un concours des plus belles fesses, Éric était sûr de remporter le premier prix haut la main. En attendant, j’enfonçais les ongles dans mes paumes et plissais les paupières pour ne pas risquer d’apercevoir ce que je mourais d’envie de toucher. — Tout de même, ça avait quelque chose d’un peu dégradant de désirer quelqu’un si... voracement, juste parce que, physiquement, il était la perfection incarnée. J’avais toujours cru que c’était un truc de mec. — Sookie ? Ça ne va pas ? J’ai tenté de retrouver ma santé mentale au fond du bourbier de lubricité (un « mot du jour » de l’année précédente) dans lequel je m’étais enfoncée. Éric se tenait juste devant moi, les mains posées sur mes épaules. J’ai levé les yeux et rencontré l’azur de son regard, qui me dévisageait avec une manifeste anxiété. Ma bouche se trouvait au niveau de sa poitrine. Je me suis mordu l’intérieur des joues. Non, je ne me pencherais pas pour mordiller ces petites pointes roses qui n’étaient qu’à quelques centimètres de mes lèvres. — Excuse-moi, je... Je murmurais. J’avais peur de parler : ma voix aurait pu me trahir. Je n’osais même pas remuer un orteil, de crainte de lui sauter dessus. — J’aurais dû frapper. — Tu n’as rien découvert que tu n’aies déjà vu. Euh... pas sous cet angle. — Oui, mais ce n’était pas très poli de ma part. — Pas de problème. De mon côté, du moins. En revanche, toi, tu as l’air contrariée. Tu crois ? — Eh bien, j’ai eu une sale journée. Mon frère a disparu, et les sorciers de Shreveport ont tué la... la vice-présidente de la meute de loups-garous locale. J’ai vu sa main dans le parterre de fleurs de sa boutique – enfin, la main de quelqu’un, en tout cas. Belinda est à l’hôpital et Ginger est morte. Je crois que je vais prendre une douche. J’ai tourné les talons illico et filé dans ma chambre. À peine arrivée dans la salle de bains, j’ai enlevé mes vêtements et les ai jetés en tas dans un coin en serrant les dents pour essayer de me calmer, assez du moins pour parvenir à rire de ma propre crise d’hystérie, avant de me glisser sous le jet d’eau bouillante. Je sais, c’est plutôt la douche froide qu’on recommande, dans ces cas-là, mais la chaleur me détendait. La tête sous la cascade fumante, j’ai tendu la main pour attraper le savon. — Je m’en charge, a déclaré Éric en entrant dans la cabine de douche. J’ai hoqueté et retenu de justesse un hurlement d’effroi. Il était nu comme un ver et... visiblement dans le même état d’esprit que moi (enfin, «d’esprit »...). De toute façon, avec un vampire, il n’y a pas d’erreur possible : les canines d’Éric étaient légèrement sorties, ses pupilles dilatées. J’étais pétrifiée de stupeur, d’horreur... et à deux doigts de le violer. Pendant que, paralysée par toutes ces émotions contradictoires, je restais figée, au comble de l’incertitude et de l’embarras, Éric s’est savonné les mains. Il a reposé le savon dans sa niche et a commencé à me laver. D’abord les bras, en remontant jusqu’aux aisselles, puis le torse, sans jamais ne serait-ce qu’effleurer mes seins – qui ne demandaient que ça. — Avons-nous déjà fait l’amour ? a-t-il murmuré. J’ai secoué la tête en silence – j’étais absolument incapable d’articuler le moindre mot. — Faut-il être idiot ! s’est-il exclamé en faisant glisser sa main sur mon ventre. Retourne-toi, ma belle amante. J’ai obéi, et il a recommencé côté pile ce qu’il venait de terminer côté face. Ses gestes étaient sûrs, habiles. Un vrai massage ! À la fin, j’avais le dos le plus propre et le plus décontracté de toute la Louisiane. Mais c’était bien tout ce que j’avais de décontracté. Ma libido jouait les montagnes russes. Est-ce que j’allais vraiment faire ça ? Inutile de me voiler la face : ça paraissait de plus en plus évident. Si le type qui se trouvait avec moi sous la douche avait été le véritable Éric, j’aurais eu le courage de le repousser. Je l’aurais même jeté dehors à la seconde où il avait mis les pieds dans la cabine. Au véritable Éric étaient associés le goût de la manipulation, la soif de pouvoir, l’amour de l’argent, le désir de posséder – les voitures, les femmes... –, autant de choses que j’avais un peu de mal à comprendre et qui ne m’intéressaient absolument pas. Mais l’Éric qui se tenait devant moi n’avait pas du tout la même personnalité que son sosie – une personnalité à laquelle, d’une manière un peu perverse sans doute, je m’étais malgré tout peu à peu attachée. Il n’en demeurait pas moins le bel Éric, le bel Éric qui me cajolait, le bel Éric qui me dévorait des yeux, le bel Éric qui me désirait de tout son corps, dans un monde où l’on me rejetait et où l’on me faisait trop souvent savoir qu’on se passerait bien de cinglées dans mon genre. J’avais conscience d’être à deux doigts de lâcher prise, de débrancher le moteur en pleine explosion qui me tenait lieu de cerveau et de laisser mon corps prendre les commandes... — Est-ce parce que tu as peur de moi que tu trembles ? m’a-t-il demandé en me lavant les cheveux. J’ai réfléchi à la question. Oui et non. Mais je n’avais pas l’intention d’entamer une discussion sur le sujet. Oui, je sais, le moment n’aurait pu être mieux choisi pour avoir, avec Éric, une conversation sérieuse sur les rapports sexuels basés uniquement sur le désir physique et les dilemmes moraux qu’ils entraînent. Et peut-être n’y aurait-il pas d’autres occasions de fixer, une fois pour toutes, les règles du jeu entre nous, notamment en ce qui concernait les précautions avec lesquelles il fallait me traiter. Non pas qu’Éric soit une brute épaisse, mais sa... «virilité » (comme on dit dans les romans sentimentaux – dans ce cas précis, les adjectifs « palpitante » et « turgescente » s’imposaient) avait de quoi intimider une femme aussi peu expérimentée que moi. Oh ! Et puis, zut ! J’en avais marre de réfléchir ! À mon tour, je me suis savonné les mains. Puis je me suis approchée de lui, repliant plus ou moins Monsieur l’Impatient contre le ventre de son propriétaire, pour atteindre ce fessier hors concours dont j’avais eu un si bref et si bouleversant aperçu. Cette vision me brûlait encore la rétine. Mais ce n’était pas pour ça que je n’arrivais pas à regarder Eric en face. Il est néanmoins parvenu à me faire comprendre qu’il était ravi de me voir répondre à ses avances. Il a écarté les jambes pour me laisser prendre toute la mesure de cette perfection galbée, laquelle a eu droit à un nettoyage extrêmement méticuleux, pour le plus grand plaisir de son propriétaire, à en croire les petits cris inarticulés qui lui échappaient et l’imperceptible mouvement de balancier qui agitait ses reins. Encouragée par ces résultats, je me suis attaquée à la face nord et suis partie d’emblée à la conquête des mamelons jumeaux dont les cimes roses avaient tant attiré mes lèvres, tout à l’heure. Cette initiative a semblé ravir Éric, qui m’a enserré la nuque à deux mains. — Mords-moi, a-t-il murmuré. Juste un peu. Il ne m’a repoussée que pour mieux me rendre la pareille. Pendant que sa bouche se refermait sur mon sein, sa main s’est immiscée entre mes cuisses. J’ai laissé échapper un profond soupir, en accompagnant instinctivement le mouvement de sa main. Il avait de très longs doigts... Quand j’ai repris mes esprits, l’eau avait cessé de couler et Éric m’essuyait avec une serviette. Je lui ai retourné la politesse. Puis nous nous sommes embrassés, encore et encore. — Le lit, a-t-il soufflé d’une voix rauque. J’ai hoché la tête, trop haletante pour parler. Il m’a prise dans ses bras pour retourner dans la chambre. Il y a eu un léger cafouillage lorsque j’ai essayé de tirer les couvertures, alors que, trop pressé, Éric voulait juste m’allonger sur le couvre-lit. Mais j’ai fini par l’emporter – il faisait tout simplement trop froid pour ne pas se glisser sous les draps. À peine couchés, on a repris les choses où on les avait laissées, mais à un rythme légèrement accéléré. J’avais le corps en feu. Il m’électrisait tellement que je m’étonnais de ne pas voir ma peau crépiter sous ses doigts. J’ai refermé ma main sur son sexe et j’ai commencé à le caresser. Il s’est alors brusquement dressé au-dessus de moi. Je l’ai guidé doucement, profitant du mouvement pour effleurer mon sexe brûlant avec le sien. — Ma belle amante, a-t-il susurré. Et il nous a unis d’un puissant coup de reins. Je m’étais crue on ne peut plus prête – je mourais de désir pour lui –, mais j’ai hurlé sous la violence du choc. — Ne ferme pas les yeux, a-t-il chuchoté. Regarde-moi, ma belle amante. Il avait une façon de dire « amante » qui changeait le mot en caresse, comme s’il m’appelait par un nom secret, intime, qui n’appartenait qu’à nous, un nom qu’aucun autre homme n’avait utilisé avant lui et qu’aucun autre homme ne prononcerait après lui. Ses canines étaient complètement sorties, et je me suis cambrée pour les lécher. Je pensais qu’il allait me mordre dans le cou, comme Bill le faisait presque systématiquement. — Regarde-moi, a-t-il répété à mon oreille, en se retirant brutalement. J’ai poussé un cri – c’était comme si on m’amputait – et j’ai essayé de le retenir. Mais il a recommencé à promener ses lèvres sur mon corps, faisant en chemin des pauses stratégiques, et quand il a embrassé mon sexe, j’avais déjà atteint le sommet de la vague. Sa langue était experte, mais ses doigts ne l’étaient pas moins, comme il s’est empressé de me le prouver, puis tout à coup, il a relevé la tête pour s’assurer que je le regardais – il n’a pas été déçu – et il a posé sa bouche à l’intérieur de ma cuisse, léchant, embrassant, aspirant. Ses doigts s’activaient de plus en plus vite, et soudain, sans crier gare, il m’a mordue. Ai-je laissé échapper un cri, un juron, un serment ? Je suis sûre que j’ai réagi, d’une façon ou d’une autre, mais j’avais déjà basculé, emportée par la plus puissante lame de jouissance que j’avais jamais ressentie. Et, à la seconde où j’ai repris contact avec la réalité, grisée et éblouie, Eric a recommencé à m’embrasser. Puis il m’a de nouveau pénétrée, et la terre s’est remise à trembler, la lave à bouillonner. Pour lui, l’éruption s’est produite alors que j’en étais déjà aux répliques. Il a hurlé quelque chose dans une langue inconnue et il s’est abattu sur moi. L’instant d’après, il relevait la tête, et je plongeais dans l’azur limpide de ses prunelles. J’aurais aimé qu’il feigne de respirer, comme le faisait toujours Bill dans ces moments-là – ça me rassurait. J’ai essayé de refouler cette idée. Bill avait été mon unique amant, et je suppose que c’était normal de penser à lui. Mais, à vrai dire, ça me faisait mal de savoir que je n’étais plus la femme d’un seul homme, que plus jamais je ne le serais... Je me suis forcée à vivre le moment présent, à être tout entière dans l’instant. J’ai contemplé mon nouvel amant. Je lui ai caressé les cheveux, j’ai repoussé une mèche derrière son oreille. Il avait toujours les yeux rivés aux miens, le regard fixe, intense, comme s’il attendait que je dise quelque chose. — On devrait pouvoir garder ses orgasmes dans une boîte en prévision de l’avenir, ai-je dit d’une voix rêveuse. J’aurais pu commencer à faire des réserves, parce que je crois que j’ai eu du rab. Éric m’a dévisagée avec des yeux ronds. Puis, tout à coup, il a éclaté de rire. Ça m’a fait un bien fou. Ça m’a rappelé le vrai Éric : je me suis soudain sentie en terrain connu avec ce bel étranger aux traits si familiers. Il a roulé sur le dos, m’entraînant avec lui pour que je le chevauche. — Si j’avais su que tu serais si belle dans le plus simple appareil, j’aurais tenté ma chance plus tôt, a-t-il commenté. — Oh ! Tu l’as fait. — Ah, oui ? — Oui. Une bonne vingtaine de fois, ai-je précisé avec un petit sourire en coin. — Ça prouve que j’ai toujours eu bon goût. Ça me réconcilie avec moi-même... Il a semblé hésiter. Le plaisir et la joie qui illuminaient son visage ont peu à peu disparu, laissant place à une gravité inattendue. — Parle-moi de nous, a-t-il subitement demandé d’une voix sourde. Je te connais depuis longtemps ? La lumière de la salle de bains éclairait son profil, pailletant d’or ses cheveux étalés sur l’oreiller. — J’ai froid, ai-je murmuré en frissonnant. Il m’a laissée glisser pour que je puisse m’allonger près de lui, puis a rabattu les couvertures sur nous. Je me suis redressée sur un coude pour le regarder, et il s’est tourné sur le côté pour me faire face. — Attends, laisse-moi réfléchir... Je t’ai rencontré l’année dernière au Croquemitaine, le bar que tu tiens à Shreveport. Ah ! Pendant que j’y pense, vous avez subi une attaque, cette nuit. Je suis désolée, j’aurais dû te prévenir plus tôt... — Tu me raconteras ça tout à l’heure... Ça m’intéresse, bien sûr, a-t-il ajouté en voyant mon air ahuri, mais tu m’as appâté : je suis trop impatient de connaître la suite. Décidément, je n’étais pas au bout de mes surprises. Pour le véritable Éric, les affaires passaient en premier. Le relationnel devait arriver au... je ne sais pas, moi... allez, disons au dixième rang de ses préoccupations. Ça me paraissait tellement étrange de parler de ce genre de chose avec lui – sérieusement, du moins, car, quand il arrivait au vrai Éric de discuter de sa relation avec moi, c’était plutôt sur le mode ironique et dans un but très intéressé... — Tu es le shérif de la cinquième zone, ai-je docilement repris, et le supérieur de Bill, mon ex, qui est au Pérou en ce moment. Je t’ai déjà parlé de lui, non ? — Le petit copain qui t’a trompée avec celle qui l’a vampirisé, Loréna ? — C’est ça, ai-je répondu d’un ton bref. Donc, je t’ai rencontré au Croquemitaine avec Bill... Ça m’a pris plus longtemps que je ne l’avais prévu, et ses mains se sont vite montrées plus impatientes que lui. J’avais à peine fini mon récit qu’il me mordait le sein, m’arrachant un cri étouffé et une goutte de sang. Puis il a aspiré un grand coup. Ça m’a fait un drôle d’effet : un mélange de douleur et d’intense excitation. J’ai eu un hoquet de surprise, un spasme de plaisir. Tout mon corps s’est raidi sous la tension du désir. Soudain, il a soulevé ma jambe pour s’enfoncer en moi. Le choc a été moins violent, cette fois, et le mouvement plus lent. Il m’a de nouveau demandé de le regarder dans les yeux. Ça l’embrasait. Lorsque ça a été fini, j’étais épuisée. Comblée, mais épuisée. J’avais entendu dire que beaucoup d’hommes ne s’occupaient pas du plaisir de leur partenaire. Peut-être estimaient-ils que, dans la mesure où ils étaient satisfaits, elle devait l’être aussi. Mais aucun des hommes que j’avais intimement connus n’avaient fait preuve d’un tel égoïsme envers moi. J’ignorais si c’était parce qu’ils étaient tous les deux des vampires ou parce que j’avais de la chance, ou les deux. Éric m’avait couverte de compliments, au cours des dernières heures, et je me suis rendu compte qu’à aucun moment je ne lui avais fait part de mon admiration. C’était injuste. — Tu es si beau, ai-je chuchoté dans son cou. — Quoi ? Il semblait abasourdi. — Tu m’as dit que tu me trouvais jolie... Ce n’était pas tout à fait l’adjectif qu’il avait employé, bien sûr, mais ça m’aurait gênée de répéter ses mots exacts. — Je voulais juste te faire savoir que je pensais la même chose de toi. Sa poitrine a été secouée par un petit rire silencieux. — Et quelle partie de mon corps préfères-tu ? — Oh ! Tes fesses, sans hésiter, ai-je aussitôt répondu. — Mes... — Fesses, oui. — J’aurais pensé que ton choix se porterait sur une autre partie de mon anatomie... — Eh bien, elle est assurément... intéressante, ai-je bredouillé en me blottissant contre sa poitrine. — Intéressante ? Il m’a pris la main pour la poser sur la partie en question – qui a aussitôt réagi – et lui a imprimé un léger mouvement de va-et-vient. J’ai obligeamment refermé mes doigts sur l’objet du délit. — C’est ce que tu appelles « intéressant » ? a-t-il demandé. — J’aurais peut-être dû parler de... corne d’abondance ? — Corne d’abondance... L’image me plaît assez. Il était de nouveau prêt, mais, honnêtement, je ne savais pas si j’allais pouvoir suivre. Je lui ai gentiment fait comprendre que je ne serais pas contre une variante, en laissant glisser mes lèvres jusqu’à son sexe. Il a semblé ravi de me rendre la pareille. Après un nouvel orgasme sismique, j’ai cru que tous mes muscles étaient réduits en compote. Je n’ai pas reparlé de l’inquiétude que me causait mon frère, ni des choses terribles qui s’étaient passées à Shreveport, ni de rien d’aussi déplaisant. Nous avons échangé des compliments qui venaient du fond du cœur (enfin, de mon côté, ils étaient sincères), puis la fatigue m’a submergée. Je ne sais pas ce qu’Éric a fait le reste de la nuit : je dormais. J’avais un tas de problèmes qui m’attendaient au réveil, mais pendant quelques heures au moins, grâce à Éric, j’avais tout oublié. CHAPITRE 7 Le soleil brillait quand je me suis réveillée le lendemain matin. Je me suis un peu attardée au lit pour savourer le merveilleux bien-être qui m’envahissait. Je flottais dans un état de béatitude inconsciente. J’avais mal partout, mais c’étaient juste des courbatures, de celles qui vous arrachent un petit sourire rétrospectif. Une nouvelle douche s’imposait. Je me suis donc péniblement glissée hors du lit et me suis traînée sur des jambes flageolantes jusqu’à la salle de bains. Oh ! la la ! Serviettes mouillées par terre, rideau de douche à moitié décroché (mais quand et comment avait-on bien pu faire une chose pareille ?), savon nageant dans le bac mal rincé... On aurait dit qu’une tornade était passée par là. Mais ça ne m’ennuyait pas de ranger. J’ai ramassé les serviettes et rependu le rideau, des étoiles plein les yeux et une chanson d’amour dans la tête. En laissant l’eau couler dans mon dos, je me suis dit que je n’étais pas vraiment difficile comme fille. Il m’en fallait peu pour être heureuse : une longue nuit avec un déterré faisait l’affaire. Ce n’était pas seulement le sexe qui m’avait donné tant de plaisir, mais la présence de quelqu’un à mes côtés, sa compagnie. L’intimité partagée, en fait. Vous pourrez dire ce que vous voudrez, que je suis simplette, que j’ai un cœur d’artichaut... Mais j’avais passé la nuit avec un homme qui m’avait dit que j’étais belle, un homme qui avait pris du plaisir avec moi et me l’avait rendu au centuple. Il m’avait caressé, m’avait tenue dans ses bras, avait ri avec moi. Je ne risquais pas de tomber enceinte, pour la bonne raison que les vampires ne pouvaient pas avoir d’enfants. Je n’avais trompé personne – même si j’avais eu quelques petits pincements au cœur en pensant à Bill, en cours de route – et Éric non plus. Alors, je ne voyais pas où était le mal. Tout en me lavant les dents, je me suis dit que le révérend Fullenwilder ne serait peut-être pas tout à l’ait de cet avis... Eh bien, il n’avait pas besoin de le savoir. Et comme ce n’était pas moi qui irais lui raconter... Après tout, ça se jouait entre Dieu et moi. Si Dieu avait fait de moi une télépathe, s’il m’avait créée avec cette infirmité, il pouvait bien me lâcher un peu de ce côté-là, non ? Je ne me résignais pas à ce style de vie sans regret, évidemment. J’aurais adoré me marier et avoir des enfants. J’aurais été d’une fidélité exemplaire. Et j’aurais fait une bonne mère, en plus. Mais je ne pouvais pas me marier avec un humain standard. Comment voulez-vous avoir une relation amoureuse, quand vous savez tout ce que l’autre pense, s’il vous ment, s’il vous en veut, s’il vous critique ? Je n’avais même pas été fichue de sortir avec un mec normal, alors le mariage ! Quant aux vampires, ils ne peuvent pas se marier. Enfin, pas encore, pas légalement. « Non pas qu’un vampire t’ait déjà demandé de l’épouser », m’a aimablement rappelé ma petite voix intérieure préférée. J’ai jeté une serviette dans le panier à linge sale un peu plus violemment que je ne l’aurais dû. Bon, rien ne m’interdisait d’envisager une relation suivie avec un lycanthrope ou un changeling, puisque leurs pensées ne m’étaient que rarement accessibles – et quand elles me parvenaient, elles étaient le plus souvent brouillées. Mais on en revenait toujours au même point : y avait-il un volontaire dans la salle ? Voilà pourquoi j’avais tout intérêt à profiter de ce que j’avais sous la main : un vampire beau comme un dieu, qui avait temporairement perdu la mémoire et, par là même, une grande partie de sa véritable personnalité. Tout en me maquillant, j’ai réalisé qu’Éric avait de quoi se réjouir de notre petite association, lui aussi. Après avoir passé plusieurs jours sans aucun souvenir de son identité, des jours sans jouir de ses biens, des jours sans exercer son pouvoir et sans harceler ses sous-fifres, des jours à ne plus s’appartenir lui-même, toute une nuit durant, il avait possédé une femme qui avait été toute à lui : moi, sa « belle amante ». Figée devant la glace, une boucle d’oreille à la main, je ne voyais qu’une chose : que, pour l’heure, j’étais tout ce qu’Éric avait au monde, la seule bouée à laquelle il pouvait se raccrocher. Je n’avais pas intérêt à le lâcher. J’étais en train de passer du « bonheur tranquille » à la « culpabilité exacerbée » quand la sonnerie du téléphone a retenti. J’ai accueilli cette diversion avec soulagement. J’avais la présentation du numéro : c’était Sam, qui m’appelait du bar. — Sookie ? — Salut, Sam. — Je suis désolé pour Jason. Des nouvelles ? — Non. J’ai appelé le bureau du shérif en me levant, mais la standardiste m’a dit qu’Alcee Beck me contacterait s’il y avait du nouveau. Ça fait vingt fois qu’elle me répond la même chose. — Tu veux que je te fasse remplacer ? — Non. Il faut que je m’occupe. Ça m’évitera de me ronger les sangs, enfermée chez moi. Les flics savent où me joindre, de toute façon. — Tu es sûre ? — Oui. Merci de me l’avoir proposé. — Si je peux faire quoi que ce soit... — Justement, il y a quelque chose que tu peux l’aire pour moi. — Tu n’as qu’à demander. — Tu te souviens de la fille qui était au bar avec Jason, le soir du Jour de l’An ? Il y a eu un bref silence. — Oui, a-t-il répondu d’une voix hésitante. Une des Cilles Norris. Elles sont de Hotshot. — C’est ce que Hoyt m’a dit. — Fais attention avec ces gens-là, Sookie. C’est une communauté fermée, installée dans le coin depuis des siècles. Je ne voyais pas trop où il voulait en venir. — Tu ne pourrais pas être un peu plus clair ? Je n’ai pas la tête aux devinettes, ces temps-ci. — Je ne peux pas. Pas maintenant. — Oh ! Tu n’es pas seul ? — Non. J’ai un livreur avec moi. Mais sois prudente, OK ? Ces gens-là sont vraiment différents. — D’accord, ai-je acquiescé, toujours dans le flou le plus total. Je ferai attention. On se voit à 16 h 30. À tout à l’heure. J’ai raccroché, un peu contrariée et pour le moins troublée. J’avais tout le temps de faire un saut à Hotshot et de revenir à l’heure pour le boulot. Je me suis habillée à la hâte – jean, tennis et gros pull – et j’ai enfilé mon sempiternel manteau bleu marine. J’ai cherché l’adresse de Crystal Norris dans l’annuaire. Il a fallu que je prenne une carte pour localiser son patelin. J’ai toujours vécu ici et je pensais connaître la région comme ma poche. Sans me vanter, je me croyais incollable. Mais là, j’avoue que j’étais paumée. J’ai pris la direction du nord et tourné à droite à l’embranchement. Je suis passée devant la scierie – le premier employeur de Bon Temps –, un atelier de tapissier, la compagnie des eaux, puis plus rien. J’ai bien aperçu un ou deux débits de boissons et une petite épicerie, à un carrefour, avec une pancarte « Bière fraîche et asticots » oubliée sur le bord de la route depuis l’été précédent, mais rien d’autre. J’ai de nouveau tourné à droite et roulé vers le sud. Plus je m’enfonçais dans la cambrousse, plus l’état de la route se dégradait. Visiblement, les services de voirie ne l’entretenaient plus depuis belle lurette, et la nature reprenait ses droits. Soit les élus de Hotshot n’avaient strictement aucune influence sur le conseil régional, soit ses habitants ne voulaient tout simplement pas voir de visiteurs. De temps à autre, la route plongeait entre les bayous : en cas de forte pluie, elle devait être partiellement inondée. Je n’aurais pas été plus étonnée que ça d’apprendre qu’il arrivait aux gens du coin de tomber, à l’occasion, sur un alligator égaré. Finalement, je suis arrivée à un autre croisement, à côté duquel celui du vendeur d’asticots faisait figure d’aéroport international. Il y avait quelques habitations alentour – moins d’une dizaine en tout. C’étaient de petites maisons, modestes non seulement par la taille, mais aussi par les matériaux employés. Aucune n’était en brique. La plupart étaient néanmoins dotées d’une cour – qui faisait, apparemment, office de parking. Certaines arboraient un portique rouillé avec des balançoires ou un panier de basket et, dans deux d’entre elles, j’ai remarqué des antennes paraboliques. Bizarrement, toutes les maisons étaient en retrait de la route. La zone autour de l’intersection proprement dite était déserte, comme si quelqu’un avait attaché une corde à un piquet planté au milieu et avait tracé un cercle. A l’intérieur du périmètre, il n’y avait rien. À l’extérieur, les maisons s’agglutinaient, tapies comme des bêtes fauves attendant leur proie. Je savais d’expérience qu’en général, dans ce genre de bled, on retrouvait toujours les mêmes gens : certains étaient pauvres, bons et fiers ; certains, pauvres, bêtes et méchants, mais tous se connaissaient par cœur et chacun était au courant des moindres faits et gestes du voisin. Par cette froide journée de janvier, aucun des villageois ne semblait vouloir mettre les pieds dehors. Il n’y avait personne dans les parages pour me renseigner. Je me demandais encore si j’étais au bon endroit quand une pancarte verte rivée à un poteau a balayé mes doutes. En grosses lettres blanches était écrit «Hotshot ». Il ne me restait plus qu’à localiser la maison de Crystal Norris. À force de tourner en rond, j’ai réussi à repérer un numéro sur une boîte aux lettres déglinguée. En procédant par élimination, j’ai fini par trouver la bonne adresse. Rien ne distinguait la maison des Norris des autres. Elle avait une petite terrasse en bois avec un vieux fauteuil et deux transats. Deux voitures étaient stationnées dans la cour : une Ford Fiesta et une Buick hors d’âge. Quand je suis descendue de voiture, j’ai compris ce qui me paraissait si étrange à Hotshot : il n’y avait pas un seul chien. Tout autre petit hameau de ce style aurait eu sa bonne douzaine de roquets aboyant et grognant au moindre bruit de moteur, et j’aurais déjà dû me demander si je n’allais pas me faire sauter dessus par quelque molosse dressé pour accueillir dignement les étrangers. Ici, aucun jappement ne venait briser le silence glacé. J’ai traversé la cour en terre battue avec l’impression d’être épiée à chaque pas. J’ai ouvert le battant grillagé à moitié éventré qui protégeait la lourde porte en bois et j’ai frappé. Trois grands carreaux étaient sertis dans la partie supérieure de la porte. Des yeux sombres m’observaient derrière le plus bas. Le battant s’est ouvert juste au moment où je commençais à m’impatienter. Crystal Norris était moins pimpante que le soir du réveillon, avec son jean noir et son tee-shirt beige. Ses bottes sortaient tout droit de chez Tout à moins de quarante dollars, et ses cheveux bouclés étaient d’un drôle de noir poussiéreux. Toute mince et menue, elle ne faisait vraiment pas ses vingt et un ans (j’avais vérifié sa carte d’identité, comme je le fais avec tous les nouveaux clients qui paraissent un peu trop jeunes pour passer la moitié de la nuit dans un bar). — Crystal Norris ? — Oui. Elle n’avait pas l’air particulièrement hostile, plutôt préoccupée. — Je suis la sœur de Jason Stackhouse, Sookie. — Ah, oui ? Entrez. Elle s’est effacée pour me laisser passer. J’ai découvert un petit salon, encombré de plus de meubles qu’il n’en pouvait contenir : deux fauteuils et un canapé en skaï marron, avec de gros boutons qui séparaient le vinyle tout fripé en petits monticules bien lisses – le genre de truc sur lequel on reste collé, en été. Le tout était posé sur un tapis maculé dans les rouge, jaune et marron, envahi par une couche quasi solide de jouets. Une reproduction de la Cène était suspendue au-dessus du poste de télévision, et il flottait, dans toute la maison, une agréable odeur de haricots rouges, de riz et de pain de maïs. Un bambin jouait avec des Lego sur le seuil de la cuisine – à première vue, j’aurais dit que c’était un petit garçon, mais ni la coupe de cheveux, ni la salopette qu’il portait ne donnaient vraiment d’indice révélateur sur la question. — Votre enfant ? lui ai-je demandé en m’efforçant de prendre un ton engageant. — Non, celui de ma sœur. Elle a agité la main en direction d’un des fauteuils. Sans doute la place habituelle de l’intéressée. — Crystal, si je suis ici... Savez-vous que Jason a disparu ? Elle était assise sur l’extrême bord du canapé et examinait obstinément ses mains. À ces mots, elle a levé les yeux vers moi. Je ne lui apprenais rien, apparemment. — Depuis quand ? Sa voix un peu rauque retenait immanquablement l’attention – celle des hommes, surtout, j’imagine. — Depuis le 1er janvier. Il est parti de chez moi dans la soirée et, le lendemain matin, il ne s’est pas présenté à son travail. Il y avait du sang sur le ponton près de l’étang, derrière chez lui. Son pick-up était garé devant la maison, mais la portière était restée ouverte. — Je sais rien de tout ça. Elle mentait. — Qui vous a dit que j’avais quelque chose à voir là-dedans ? a-t-elle protesté, bien décidée à me la jouer sale teigne, tout à coup. J’ai des droits. Je n’ai pas à vous répondre. Mais oui, c’est ça ! Amendement 29 de la Constitution : les changelings n’ont pas à répondre aux questions de Sookie Stackhouse. — Oh que si ! Puisque c’était comme ça, moi aussi, j’allais changer de ton. — Je ne suis pas comme vous : je n’ai ni sœur ni neveu, ai-je rétorqué en désignant le gamin du doigt – j’avais une chance sur deux de me tromper. Je n’ai ni père, ni mère. Personne. Que mon frère. J’ai pris une profonde inspiration. — Je veux retrouver Jason. Et si vous savez quelque chose, vous feriez mieux de me le dire. — Sinon quoi ? Qu’est-ce que vous ferez ? Son fin visage se tordait en une grimace hargneuse de molosse prêt à mordre. Il ne lui manquait plus que la bave aux lèvres. — Oui, que ferez-vous ? a répété une voix plus grave et beaucoup plus calme. Je me suis retournée vers la porte et j’ai découvert un homme d’une quarantaine d’années. Il avait un petit bouc bien taillé parsemé de poils gris et les cheveux ras. Il était petit – dans les un mètre soixante-cinq – et bâti tout en finesse, mais avec des bras puissamment musclés. — Tout ce que je pourrai. Je l’ai regardé droit dans les yeux. Les siens étaient d’un étrange vert jaunâtre, presque dorés. — Qui êtes-vous ? Si je devais recommencer mon histoire, autant que ce ne soit pas pour un type qui ne m’écouterait que d’une oreille. Cependant, vu l’autorité naturelle de mon interlocuteur et son refus délibéré d’opter pour la guerre ouverte, j’étais prête à parier que je ne perdrais pas ma salive pour rien. — Je suis Calvin Norris, l’oncle de Crystal. D’après son schéma mental, c’était aussi un changeling quelconque. Peut-être un lycanthrope, étant donné l’absence insolite de chiens dans le secteur. — Monsieur Norris, je suis Sookie Stackhouse. Je me faisais des idées, ou ses traits trahissaient bel et bien un soudain regain d’intérêt ? — Votre nièce Crystal a passé le réveillon Chez Merlotte, le bar de Bon Temps, avec mon frère, Jason. La nuit suivante, mon frère a disparu. Je veux juste savoir si Crystal peut me dire quoi que ce soit qui serait susceptible de m’aider à le retrouver. Calvin Norris s’est penché pour caresser la tête du bambin, puis il est venu s’asseoir à côté de Crystal sur le canapé. Il a posé ses coudes sur ses genoux, laissant ses mains pendre entre ses jambes, dans une attitude des plus décontractées. Il a légèrement incliné la tête pour regarder sa nièce dans les yeux. — Cette fille veut retrouver son frère, Crystal. Si tu sais quelque chose, dis-le-lui. — Pourquoi je lui parlerais ? a répliqué Crystal. Elle débarque ici sans prévenir, elle me menace... — Parce que c’est la moindre des choses. C’est normal d’aider les gens qui ont des ennuis. Tu ne t’es pas montrée très coopérative, n’est-ce pas ? — C’est que je ne pensais pas qu’il avait simplement disparu. Je croyais qu’il... Elle s’est arrêtée net : de toute évidence, elle venait de faire une gaffe. Calvin s’était raidi. Il n’avait pas cru que Crystal savait vraiment quelque chose au sujet de la disparition de Jason. Il avait juste voulu qu’elle fasse preuve d’un minimum de politesse à mon égard. Ça, je pouvais encore le capter. Mais rien de plus. Je ne parvenais pas à déterminer la nature exacte de leur relation, notamment. Il avait de l’emprise sur elle, ça se voyait au premier coup d’œil, mais quelle sorte d’emprise exactement ? C’était plus que la simple autorité qu’il pouvait avoir, en tant qu’oncle, vis-à-vis de sa nièce. J’avais l’impression qu’il la dominait comme un professeur ses élèves, comme un P-DG ses employés... Il avait beau porter de vieux vêtements de travail et ressembler à n’importe quel ouvrier de la région, Calvin Norris était beaucoup plus que ça. Était-il un chef de meute ? Mais où était la meute, dans ce trou perdu ? Il n’y avait donc que Crystal ? Puis je me suis souvenue de l’avertissement énigmatique de Sam, et j’ai eu une illumination : les habitants de Hotshot étaient tous des Cess ! Un village de changelings ? Était-ce vraiment possible ? — Vous êtes la serveuse de Chez Merlotte, m’a dit Calvin, en me regardant dans les yeux aussi fixement qu’il avait regardé sa nièce. — Je suis une des serveuses de Chez Merlotte. — Vous êtes une amie de Sam. — Oui. Je suis aussi une amie de Léonard Herveaux. Et je connais le colonel Flood. Ces noms-là voulaient manifestement dire quelque chose pour Calvin Norris. Je n’étais pas étonnée qu’il connaisse les noms des plus éminents lycanthropes de Shreveport. Et il connaissait Sam, bien sûr. Mon boss avait mis du temps avant d’établir un contact avec les changelings locaux, mais il avait fini par y venir. Crystal avait suivi cet échange avec de grands yeux étonnés, mais l’étincelle de rage qui les habitait ne les avait toujours pas quittés. Une fille en salopette venant de l’arrière-cour est apparue sur le seuil de la cuisine. Elle a soulevé le gamin, l’arrachant à sa montagne de Lego. Le visage était plus rond et moins remarquable, la silhouette plus enrobée, mais c’était indubitablement la sœur cadette de Crystal. Et elle était manifestement enceinte. — Tu as besoin de quelque chose, oncle Calvin ? a-t-elle lancé en me dévisageant par-dessus l’épaule du bambin. — Non, Dawn. Occupe-toi de Matthew. Dawn a aussitôt disparu dans le fond de la maison avec son fils. — Maintenant, Crystal, tu vas nous dire ce que tu as fait, a repris Calvin Norris d’une voix posée, mais sur un ton à vous faire dresser les cheveux sur la tête. La plus flagrante incrédulité s’est peinte sur le visage de Crystal, qui croyait visiblement s’en être sortie à bon compte. Elle était choquée que son oncle l’oblige à se confesser devant une étrangère, mais elle n’avait pas le choix : elle devait obéir. Et c’est ce qu’elle a fait, après avoir fulminé un bon moment en silence, en gigotant sur son siège. — J’ai rencontré Jason au supermarché de Bon Temps en allant m’acheter un sac, a-t-elle commencé. J’ai soupiré. Jason pouvait lever une fille n’importe où. Un jour, il allait attraper une sale maladie (si ce n’était pas déjà fait) ou se retrouver avec une recherche de paternité sur le dos. Et je ne pouvais rien y faire, à part attendre que ça finisse par arriver. Ça me tuait. — Il m’a demandé si je voulais passer le Jour de l’An avec lui. J’ai eu l’impression que sa cavalière l’avait laissé tomber au dernier moment : ce n’est pas le genre de type à rester seul pour une fête pareille. J’ai haussé les épaules. Tel que je le connaissais, Jason pouvait fort bien avoir donné et annulé au moins cinq rendez-vous différents pour le Jour de l’An. Et il n’était pas rare que ses dernières conquêtes en date, exaspérées par son comportement de coureur de jupons invétéré, le plantent là, réveillon ou pas. — Il est plutôt beau gosse, et comme je n’avais aucune envie de rester à Hotshot ce soir-là, j’ai accepté. Il voulait venir me chercher, mais je savais que les voisins auraient jasé, alors je lui ai dit de me retrouver à la station Fina, que, de là, on partirait ensemble dans son pick-up. C’est ce qu’on a fait. Et je me suis vraiment bien amusée. Quand il m’a proposé de passer la nuit avec lui, j’ai dit oui, et je ne l’ai pas regretté. Vous voulez savoir comment il est au lit ? Elle m’avait craché ça sur un ton plein de morgue. J’ai cru percevoir un vague mouvement et, soudain, du sang est apparu au coin de sa bouche. La main de Calvin avait déjà repris sa place. Je n’avais même pas eu le temps de la voir bouger. — Sois polie, Crystal, lui a-t-il ordonné, sur un tel ton que je me suis immédiatement promis de me montrer, moi aussi, d’une politesse exemplaire avec lui, juste au cas où. — Bon, d’accord, ce n’était peut-être pas très sympa de ma part, a-t-elle admis d’une voix nettement moins agressive. Donc, je voulais le revoir le lendemain, et comme il voulait me revoir aussi, je suis restée chez lui. Il devait aller voir sa sœur. Vous ? Il n’en a pas d’autres ? J’ai secoué la tête. — Il m’a dit de l’attendre, qu’il ne serait pas long. Comme j’insistais pour l’accompagner, il m’a dit que si sa sœur n’avait pas eu de la compagnie, ça n’aurait pas posé de problème. Mais elle recevait souvent des vamps sous son toit, et il ne voulait pas que je sois mêlée à tout ça. Je croyais plutôt que, sachant ce que j’aurais pensé en le voyant encore avec Crystal Norris, Jason avait préféré éviter de nous mettre en présence – et de se coltiner mon sermon, par la même occasion. Il l’avait donc laissée chez lui. — Est-il rentré après cette visite ? a demandé Calvin pour sortir sa nièce de sa rêverie. Mon frère semblait lui avoir laissé, effectivement, de très bons souvenirs... — Oui. Je me suis raidie. — Que s’est-il passé ensuite ? a insisté Calvin, comme elle retombait dans son mutisme. Je ne sais pas trop. J’étais dans la maison et je commençais à m’impatienter quand j’ai entendu son pick-up arriver. Je me suis dit : « Génial ! Le voilà ! On va pouvoir recommencer à s’amuser. » Et puis, comme je n’entendais pas ses pas sur les marches de la véranda, je me suis demandé ce qu’il fabriquait. La lumière extérieure était allumée, mais je ne suis pas allée voir à la fenêtre. Pas la peine : je savais que c’était lui. Bien sûr, un changeling aurait forcément reconnu le pas de Jason, peut-être même son odeur. — Finalement, je l’ai entendu passer par-derrière, a-t-elle poursuivi. J’en ai conclu qu’il avait peut-être de la boue sur ses bottes, ou un truc comme ça... J’ai respiré un grand coup. Dans moins d’une minute, elle allait en venir au fait. Je le sentais. Je le savais. — Et tout à coup, j’ai entendu du bruit derrière la maison, et encore plus loin, dans les bois : des cris, et puis plus rien. Seul un changeling avait l’ouïe assez fine pour percevoir ce genre de chose. Si Crystal avait été une fille normale, elle n’aurait rien entendu – je savais bien que je finirais par lui trouver un bon côté, si je m’en donnais la peine. Calvin a repris son interrogatoire : — Es-tu allée voir dans les bois ? — Non. — Des pistes ? — Je ne me suis pas approchée assez, a-t-elle reconnu, la mine renfrognée. Le vent soufflait dans le mauvais sens. J’ai senti l’odeur de Jason, une odeur de sang, et un ou deux autres trucs. — De quel genre ? Crystal s’est replongée dans l’examen de ses mains. — Un changeling, peut-être. Certains d’entre nous peuvent se transformer en dehors de la pleine lune. Pas moi, hein, mais d’autres. Sinon, j’aurais pu suivre sa trace. C’était presque une excuse. — Un vampire ? a demandé Calvin. — Je n’ai jamais senti de vampire. Je ne sais pas. — Un sorcier ? lui ai-je demandé. — Est-ce qu’ils ont une odeur particulière ? s’est-elle enquis d’un ton dubitatif. J’ai haussé les épaules. Je l’ignorais. — Qu’est-ce que tu as fait ensuite ? a repris Calvin. — Je savais qu’une créature quelconque avait emmené Jason dans les bois. J’ai juste... J’ai perdu sa trace. Je ne suis pas très courageuse, a-t-elle ajouté d’un ton penaud. Après ça, je suis rentrée. Je ne pouvais plus rien faire, de toute façon. J’ai essayé de retenir mes larmes. Trop tard : elles coulaient déjà sur mes joues. Pour la première fois, je devais bien m’avouer que je ne reverrais peut-être jamais mon frère. Pourtant, si son agresseur avait eu l’intention de le tuer, n’aurait-il pas abandonné son corps derrière la maison ? Comme Crystal nous l’avait rappelé, la lune n’était pas pleine, le soir du Nouvel An, mais il y avait des Cess qui n’avaient pas besoin d’attendre la pleine lune pour se transformer... Le problème, quand on commence à découvrir toutes les créatures qui cohabitent avec nous sur cette terre, c’est qu’il devient facile d’imaginer n’importe quoi. Il ne me paraissait pas impossible qu’il y ait des êtres capables de faire une seule bouchée d’un homme ou de le dévorer en quelques coups de dents... Halte là ! On arrête tout de suite les films d’horreur, Sookie ! Je me suis efforcée de sourire à travers mes larmes. — Merci mille fois, ai-je chevroté, fidèle à la promesse que je m’étais faite d’être d’une politesse irréprochable. C’était très aimable à vous de prendre le temps de me recevoir. Mais vous devez avoir des tas de choses à faire... Crystal m’a lancé un regard soupçonneux, mais son oncle m’a tapoté la main – à la surprise générale, apparemment, y compris la sienne. Il m’a raccompagnée à ma voiture. Le ciel se couvrait, et le vent commençait à agiter les branches nues des gros arbustes qui se dressaient dans la cour. A leurs pieds, sous la terre craquelée, devaient sommeiller des jonquilles, des iris... les mêmes fleurs que ma grand-mère avait plantées dans son jardin, les mêmes arbustes qui poussaient dans tous les jardins du Sud depuis des générations et des générations, évidemment, maintenant, le décor semblait triste et gris. Mais, au printemps, le spectacle devait être enchanteur, plein de couleurs et de gaieté : la décrépitude de la pauvreté transcendée par la magnificence de Mère Nature. Deux ou trois maisons plus loin, un homme est sorti d’une petite cabane, au fond de sa cour. Il a jeté un coup d’œil dans notre direction, a poursuivi son chemin, puis s’est arrêté pour nous regarder. Au bout d’un long moment, il a finalement regagné son logis d’un pas souple et bondissant. J’étais trop loin pour voir ses traits, mais il avait une épaisse crinière décolorée et se déplaçait avec une grâce étonnante. En tout cas, sa réaction en disait long sur l’attitude des villageois envers les étrangers : ce n’était pas seulement de l’aversion qu’on éveillait chez eux, c’était carrément de l’allergie. — Vous voyez cette maison ? m’a demandé Calvin en désignant une bâtisse récemment repeinte. C’est la mienne. Bien que petite et plutôt trapue, la maison en question était beaucoup plus grande que celle de ses nièces. Tout paraissait en parfait état, chez Calvin Norris. L’allée et le parking étaient bien dessinés ; la cabane à outils, du même blanc immaculé que la façade, se dressait sur une large dalle de béton. J’ai hoché la tête. — Sympa, ai-je commenté d’une voix que j’espérais un peu moins tremblante. — J’ai une proposition à vous faire... Je me suis tournée vers lui en m’efforçant de prendre l’air intéressé. — Vous êtes une femme seule, maintenant, a-t-il aussitôt enchaîné. Votre frère n’est plus là. Je souhaite que vous le retrouviez, mais, en attendant, vous n’avez personne pour vous défendre. J’aurais eu quelques petites rectifications à apporter à ce beau discours, mais je n’étais pas en état de discuter avec un changeling. Et puis, il m’avait rendu service en contraignant sa nièce à parler. Je suis donc restée plantée là, dans le froid, à le regarder avec une attention polie, en essayant de paraître un minimum réceptive. — Si vous avez besoin d’un endroit où vous réfugier, de quelqu’un pour veiller sur vous ou pour vous défendre, je suis votre homme. Waouh ! Calvin Norris se proposait obligeamment de me servir de bouclier, d’étendre sa protection de chef de meute jusqu’à moi. C’était un rare privilège. Certes, il espérait être « mon homme » dans tous les sens du terme, mais il ne s’était montré ni trop pressant, ni trop explicite, et encore moins vulgaire. Calvin Norris était prêt à risquer sa peau pour moi, et ce n’est pas le genre de chose qu’on prend à la légère. — Merci, ai-je murmuré. Je saurai m’en souvenir. — J’ai entendu parler de vous, a-t-il soudain lâché. Vous savez, entre changelings et lycanthropes, on se parle. J’ai cru comprendre que vous étiez... différente. — C’est vrai. En ce qui me concernait, les hommes normaux pouvaient bien trouver l’emballage attirant, le contenu les faisait fuir. Si jamais je commençais à attraper la grosse tête, avec toute cette attention que m’accordaient Éric, Bill ou même Lèn, je n’aurais qu’à écouter les pensées de quelques clients du bar pour que mes chevilles dégonflent à la vitesse grand V, et mon ego avec. Je me suis emmitouflée dans mon vieux manteau bleu. Comme la majorité des changelings, Calvin bénéficiait d’un organisme plus résistant aux variations de température que mon pauvre métabolisme cent pour cent humain. — Mais ma... «différence » ne fait pas de moi une Cess, ai-je aimablement précisé. Ce qui ne m’empêche pas d’apprécier votre... euh... gentillesse. — Je sais, a-t-il répondu, avec un petit hochement de tête pour m’indiquer qu’il était touché par ma délicatesse. À vrai dire, ça ne vous rend que plus... intéressante. Le fait est qu’ici, à Hotshot, nous sommes restés trop longtemps en cercle fermé, avec les conséquences de consanguinité qui en découlent. Vous avez entendu Crystal ? Elle ne peut se changer qu’à la pleine lune et, franchement, même ces soirs-là, elle est loin d’être au maximum de ses capacités. Il a pointé l’index vers son visage et ses prunelles dorées. — Et mes yeux peuvent difficilement passer pour humains. Nous avons besoin de sang neuf, de nouveaux gènes. Vous n’êtes pas une Cess, mais vous n’êtes pas vraiment une femme ordinaire non plus. Les femmes ordinaires ne font pas long feu ici. Eh bien, c’était une façon pour le moins ambiguë et un rien alarmante de présenter les choses. Mais je faisais mon possible pour paraître compréhensive. Je comprenais, d’ailleurs. Et je pouvais partager son inquiétude. Calvin Norris était manifestement le chef de cette petite colonie, et il se sentait responsable de son avenir. Je l’ai vu froncer les sourcils, en regardant la maison où j’avais aperçu l’homme aux cheveux si pâles. Puis il s’est de nouveau tourné vers moi pour achever ce qu’il avait à me dire : — Je crois que vous aimeriez les gens d’ici. Et vous feriez une bonne génitrice. Je sais ce que je dis. J’ai l’œil. Pour le moins curieux, comme compliment. Et pas courant. — Je suis flattée et j’apprécie votre proposition. Je saurai m’en souvenir, ai-je répété, faute de mieux, avant de m’interrompre pour rassembler mes idées. Vous savez, les flics découvriront que Crystal était avec Jason, ce soir-là, si ce n’est déjà fait. Tôt ou tard, vous allez les voir débarquer ici. — Ils ne trouveront rien, a affirmé Calvin Norris, une petite lueur ironique dans ses prunelles aux reflets dorés. Ils sont déjà venus par le passé, et ils n’ont jamais rien trouvé. J’espère que vous retrouverez bientôt votre frère. Si vous avez besoin de quoi que ce soit, n’hésitez pas. J’ai un bon job à Norcross. Je suis un type installé. Je l’ai remercié une fois de plus, avant de remonter dans ma voiture. Pour ne rien vous cacher, j’ai éprouvé, en le quittant, une impression d’immense délivrance. Je lui ai adressé un signe de tête et j’ai démarré. Alors, comme ça, il travaillait à la scierie de Bon Temps ? Eh bien, Norcross faisait de gros bénéfices et pratiquait la promotion interne : j’avais déjà vu pire comme parti. Tout en roulant vers Bon Temps, je me suis demandé si Crystal avait essayé de se faire faire un môme par Jason. Ça n’avait pas eu l’air de contrarier beaucoup Calvin d’apprendre que sa nièce avait couché avec un inconnu. Lèn m’avait affirmé que les lycanthropes devaient se croiser entre eux pour avoir un descendant qui présentait les mêmes caractéristiques. Apparemment, les habitants de Hotshot cherchaient à se diversifier. Comme l’espèce semblait s’étioler, peut-être essayaient-ils de se reproduire à l’extérieur, c’est-à-dire d’avoir des enfants avec des humains standards. Ce serait tout de même mieux pour eux que d’engendrer des changelings dégénérés qui seraient non seulement incapables de fonctionner avec leurs pleins pouvoirs et de vivre normalement dans leur seconde peau, mais qui ne pourraient pas non plus se satisfaire d’une existence de gens ordinaires. Mon retour Chez Merlotte m’a fait l’effet d’un voyage dans le temps : j’ai eu l’impression de sauter allégrement d’un siècle à l’autre. Je me suis demandé depuis combien de temps les habitants de Hotshot s’agglutinaient autour de ce carrefour et quelle signification cet emplacement particulier revêtait pour eux. Je ne pouvais pas m’empêcher d’éprouver une certaine curiosité à leur égard, mais j’étais assurément soulagée, en rentrant, d’abandonner ces préoccupations derrière moi pour revenir dans le monde réel tel que je le connaissais. Cet après-midi-là, l’ambiance Chez Merlotte était au calme. J’ai mis mon tablier noir, lissé ma queue-de-cheval et me suis lavé les mains. Sam était derrière le comptoir. Les bras croisés, il regardait dans le vide. Holly apportait une bière à une table à laquelle était assis un client solitaire. — Alors, c’était comment, Hotshot ? s’est enquis Sam. On pouvait bien bavarder deux minutes : il n’y avait personne au bar. — Très bizarre. — As-tu découvert quelque chose d’intéressant ? — En fait, oui. C’est juste que je ne sais pas quelles conclusions en tirer. Sam avait drôlement besoin d’aller chez le coiffeur : ses cheveux d’un beau blond cuivré lui faisaient comme une auréole autour de la tête, un peu dans le genre angelot Renaissance. — Tu as vu Calvin Norris ? — Oui. C’est grâce à lui que Crystal s’est finalement décidée à me parler. Et puis, il m’a fait une proposition. — Quoi donc ? — Je te dirai ça une autre fois. Franchement, comment vouliez-vous trouver une façon acceptable de présenter la chose ? J’ai baissé les yeux et senti mes joues s’empourprer. — D’après ce que je sais, Calvin est un type sans histoires, m’a dit Sam d’un ton dégagé. Il travaille a Norcross, où il est chef d’équipe : bon salaire, bonne assurance, plan d’épargne retraite... la totale. Certains des autres mecs de Hotshot ont monté un atelier de soudure. Il paraît qu’ils font du bon boulot. Mais je ne sais pas ce qui se passe quand ils rentrent le soir chez eux – je ne pense pas que quelqu’un d’autre le sache, d’ailleurs. Tu connaissais John Dowdy ? Il était shérif avant mon arrivée ici, je crois. — Oui. Je me souviens de lui. Il a coincé mon frère pour vandalisme, une fois, et il lui a fait la leçon. Il lui a tellement fichu la trouille que ça l’a dissuadé de recommencer – pendant un petit moment, du moins. — Sid Matt m’a raconté une histoire, un soir. D’après lui, un jour, John Dowdy est allé à Hotshot pour arrêter le frère aîné de Calvin Norris, Carlton. — Pour quelle raison ? Sid Matt Lancaster était un vieil avocat du cru. Tout le monde le connaissait, et il avait la réputation d’avoir le bras long. — Détournement de mineur. La fille était consentante et il n’était pas vraiment le premier, mais elle était mineure. Et elle avait un nouveau beau-père qui avait estimé que Carlton lui avait manqué de respect. — Et alors, qu’est-ce qui s’est passé ? — Personne ne le sait. Tard dans la nuit, le véhicule de patrouille de John Dowdy a été retrouvé à mi-chemin entre ici et Hotshot. Il était vide. Pas de sang. Pas d’empreinte. On n’a jamais revu Dowdy depuis. Et aucun des habitants de Hotshot ne se souvient qu’il leur ait rendu une petite visite, ce jour-là. Comme Jason, ai-je murmuré d’une voix blanche. — Il s’est juste évanoui dans la nature. — Oui, mais Jason était chez lui et, d’après ce que tu m’as dit, Crystal ne semble pas impliquée dans sa disparition. — Tu as raison. Est-ce qu’on a finalement découvert ce qui était arrivé au shérif Dowdy ? — Non. Mais personne n’a jamais revu Carlton Norris non plus. Ah ! La chute était plus surprenante. — Et la morale de l’histoire ? — Les gens de Hotshot se font justice eux-mêmes. — Il vaut donc mieux les avoir avec soi que contre soi. Ça, c’était ma morale à moi. — Exactement. Tu ne te rappelles pas cette histoire ? Ça a dû arriver il y a une quinzaine d’années. — J’avais d’autres chats à fouetter, à l’époque. J’étais alors une petite orpheline de dix ans qui devait apprendre à gérer ses pouvoirs télépathiques en plein développement. Peu après, les gens ont commencé à s’arrêter au bar en revenant du boulot. On n’a pas pu souffler, Sam et moi, même pour bavarder deux minutes. Ce qui m’allait très bien, je l’avoue. J’aimais beaucoup Sam – qui avait souvent tenu le premier rôle dans quelques-uns de mes fantasmes les plus torrides –, mais au point où j’en étais, j’avais tellement de soucis que j’étais arrivée à saturation. La coupe était pleine. Ce soir-là, j’ai découvert pas mal de choses dans l’esprit de mes braves concitoyens. En particulier que certains, dans cette bonne petite ville, pensaient que la disparition de Jason était une bénédiction pour la communauté. Parmi eux se trouvaient Andy Bellefleur et sa sœur Portia, qui étaient venus dîner Chez Merlotte parce que leur grand-mère, Caroline, recevait chez eux et qu’ils préféraient ne pas la déranger. Andy était flic, et Portia avocate, et aucun (des deux ne figurait sur la liste de mes clients favoris. Pour commencer, quand Bill avait découvert qu’ils étaient ses descendants, il avait mis au point tout un stratagème pour leur léguer anonymement une partie de sa fortune, et les Bellefleur avaient profité de cette manne providentielle au maximum. Mais ils ne pouvaient pas supporter Bill, et ça me tuait de voir leurs belles voitures, leurs vêtements hors de prix et la nouvelle toiture de Belle Rive – la propriété familiale des Bellefleur –, alors qu’ils cassaient du sucre sur le dos de Bill à longueur de journée. Andy avait toujours été plus ou moins correct avec moi, avant que je commence à fréquenter Bill. Il était aimable, du moins, et il me laissait un bon pourboire. Mais pour Portia, j’aurais tout aussi bien pu être invisible. J’avais entendu dire qu’elle avait réussi à se dégoter un prétendant et je me demandais, mauvaise langue que j’étais, si ce miracle tardif n’était pas dû à la toute nouvelle fortune des Bellefleur. Il m’arrivait aussi de me demander si le bonheur d’Andy et de Portia croissait proportionnellement à mon propre malheur. Ils semblaient en grande forme, ce soir-là, et mangeaient leurs hamburgers avec appétit. — Désolé pour ton frère, Sookie, m’a lancé Andy, comme je remplissais sa tasse de thé. Je l’ai regardé, impassible. Menteur ! Au bout d’une seconde, Andy a détourné les yeux pour s’abîmer dans la contemplation de la salière. — Avez-vous vu Bill récemment ? m’a demandé Portia en se tapotant la bouche avec sa serviette. Elle avait juste essayé de rompre le silence pesant qui s’était installé en posant une question banale. Mais ça n’avait pas vraiment eu l’effet escompté : ça n’avait fait que m’énerver davantage. — Non, lui ai-je sèchement répondu. Vous désirez autre chose ? Elle a précipitamment refusé : Non, merci, c’est parfait. J’ai tourné les talons et je me suis dirigée vers le comptoir. Puis j’ai senti un petit sourire se dessiner sur mes lèvres. Juste au moment où je me disais : « La garce ! », Portia pensait : « Quelle garce ! » Kevin et Kenya sont arrivés peu après. Comme d’habitude, ils ont clairement affiché leur intention de ne pas boire d’alcool : «Jamais pendant le service. » Les deux coéquipiers avaient longtemps provoqué l’hilarité générale : Kevin, avec son teint laiteux, ses taches de rousseur et son corps sec et mince de coureur de fond – l’équipement qu’il devait accrocher à son ceinturon pour compléter son uniforme de flic semblait presque trop lourd pour lui –, était tout l’opposé de Kenya, sa partenaire au teint d’ébène, qui le dépassait de cinq centimètres et pesait un paquet de kilos de plus que lui. Coucheraient/coucheraient pas : ça faisait deux ans que les paris étaient ouverts au comptoir. Je savais, bien malgré moi, que Kenya – avec ses menottes et sa matraque – jouait un rôle majeur dans les films que se faisaient pas mal de clients, et je savais aussi que c’étaient ceux qui se moquaient le plus souvent de Kevin qui nourrissaient les fantasmes les plus débridés. Comme je posais leurs hamburgers devant les deux policiers, j’ai appris que Kenya se demandait si elle ne devrait pas suggérer au shérif de faire venir les chiens policiers du comté voisin pour rechercher Jason, tandis que Kevin s’inquiétait pour sa mère, dont le cœur faisait de plus en plus de caprices. Sookie, m’a lancé Kevin au moment où je leur apportais une bouteille de ketchup, je voulais vous dire : on est venu au poste, aujourd’hui, coller des avis de recherche pour un vampire. — Oui, j’en ai vu un à la supérette. — Je me doute bien que ce n’est pas parce que vous fréquentez un vampire que ça fait de vous une experte en la matière, mais... Kevin a toujours été adorable avec moi. Son tact, les précautions qu’il prenait n’ont fait que renforcer la bonne opinion que j’avais de lui. — ... vous ne l’auriez pas déjà vu quelque part ? Avant sa disparition, je veux dire. Kenya a levé les yeux vers moi, son regard noir sondant le mien avec insistance. Elle était en train de se dire que je devais attirer la poisse : dès qu’il se passait un truc un peu louche, j’étais toujours dans le coin. Elle espérait pour moi que Jason était vivant. Kevin, pour sa part, pensait que je m’étais toujours montrée sympa avec lui. Et il pensait aussi que, même si on le payait, il ne me toucherait jamais, même avec un bâton de trois mètres de long. J’ai laissé échapper un gros soupir – pas trop gros, j’espère. Bon. Ils attendaient ma réponse. J’hésitais. J’essayais de voir quelles options s’offraient à moi. Il s’agissait de choisir la meilleure. Bah ! Le plus simple était encore de dire la vérité. — Eric tient le vamp’bar de Shreveport. Je l’ai vu là-bas, quand j’y suis allée avec Bill. — Vous ne l’avez pas revu récemment ? — Je ne l’ai pas kidnappé au beau milieu du Croquemitaine, ça, je peux vous le jurer ! ai-je lancé – d’un ton plutôt sarcastique, je le reconnais. Kenya m’a jeté un regard noir. Je ne l’avais pas volé. — Personne n’a jamais rien prétendu de tel, a-t-elle rétorqué, avec un air du genre : « Si tu cherches les ennuis, tu vas les trouver. » — Je me suis contentée de hausser les épaules et je me suis éloignée. — On ne chômait pas, à cette heure-là, Chez Merlotte : tandis qu’une partie des clients en étaient encore au dîner (pour certains, sous forme liquide), les habitués venaient boire un verre après avoir mangé chez eux. J’ai vu Holly arriver devant la table de Sid Matt Lancaster avec sa consommation. Comme elle tournait le dos à l’entrée, elle a raté le spectacle. Pas moi. Le petit jeune que Sam avait embauché pour desservir pendant le coup de feu était en train de replacer deux tables qu’on avait rapprochées pour accueillir toute une équipe d’ouvriers de la commune. Quant à moi, je débarrassais celle des Bellefleur. Andy bavardait avec Sam, en attendant Portia qui s’était éclipsée aux toilettes. Je venais d’empocher mon pourboire : quinze pour cent, au cent près – les pourboires des Bellefleur avaient augmenté (très légèrement) en même temps que le montant de leur compte en banque. J’ai levé les yeux en sentant un courant d’air froid pénétrer dans la salle. — La femme qui venait de franchir le seuil était mince, mais si grande et si carrée que j’ai jeté un coup d’œil à sa poitrine pour vérifier que je ne m’étais pas trompée sur son sexe. Un vrai grenadier ! Brune aux cheveux courts, elle ne portait absolument aucun maquillage. Elle était accompagnée d’un homme, mais je ne l’ai aperçu que lorsqu’elle s’est écartée pour le laisser passer. Il n’avait pourtant rien à lui envier, question carrure, et les manches de son tee-shirt blanc moulaient les plus gros biscoteaux que j’avais jamais vus. Des boucles châtain foncé tombaient sur ses épaules, mais sa barbe et sa moustache tiraient sur le roux. Aucun des deux ne portait de manteau. Il faisait pourtant un froid de canard, dehors. Les deux nouveaux venus se sont dirigés droit sut moi. — Où est le patron ? m’a demandé la femme. — Sam ? Il est derrière le bar. J’ai baissé les yeux aussitôt et recommencé à essuyer la table avec une énergie décuplée. Comme ils passaient devant moi, j’ai remarqué que l’homme avait des posters sous le bras et une grosse agrafeuse dans la main droite. Je me suis tournée vers Holly. Elle s’était figée, la tasse de café qu’elle tenait à la main à mi-chemin de la table de Sid Matt Lancaster. Le vieil avocat l’a regardée d’un air interrogateur, avant de suivre son regard, rivé au couple étrange qui se frayait un chemin entre les tables jusqu’au comptoir. Une tension palpable a soudain envahi le bar. Holly a posé la tasse de café sans brûler le vétéran du barreau – un miracle – et a filé comme une flèche vers la cuisine. Il n’en a pas fallu davantage pour confirmer mes soupçons. Les deux inconnus ont hélé Sam, avant de commencer à s’entretenir avec lui à voix basse. Andy tendait l’oreille, parce qu’il se trouvait dans les parages et qu’il n’avait rien de mieux à faire. Je suis passée à côté d’eux, en allant poser une pile d’assiettes sales sur le passe-plat. J’ai entendu la femme dire, d’une profonde voix d’alto : — ... mettre ces affiches en ville, juste au cas où quelqu’un l’aurait aperçu... C’était bel et bien Hallow, la sorcière qui poursuivait Eric de ses assiduités, la femme qui avait assassiné Adabelle Yancy – ou avait donné, à un de ses adeptes, l’ordre de l’exécuter. C’était la femme qui avait peut-être enlevé Jason. J’ai été prise d’un mal de tête épouvantable, comme si j’avais un petit démon dans le crâne qui essayait d’en sortir à coups de marteau. Pas étonnant que Holly soit dans tous ses états : elle s’était rendue au meeting de Shreveport, et sa communauté avait rejeté la proposition d’alliance de la sorcière. — Pas de problème, disait Sam. Vous pouvez en mettre une ici. Il indiquait un coin du mur à côté de la porte qui menait aux toilettes et à son bureau. Juste au même moment, Holly a pointé la tête hors de la cuisine, pour disparaître aussitôt. Les yeux de Hallow se sont braqués sur les portes battantes, mais pas assez vite pour surprendre Holly – je l’espérais, du moins. J’ai bien pensé à sauter sur la sorcière et à la rouer de coups jusqu’à ce qu’elle m’avoue ce qu’elle avait fait de mon frère – c’était mon petit démon intérieur qui m’y poussait : « Du sang ! Du sang ! » Mais j’ai eu un sursaut de lucidité. Non seulement Hallow était grande et puissante, mais elle était épaulée par un bodybuilder qui pouvait m’écrabouiller d’un seul coup de poing. C’était rageant de l’avoir là, en face de moi, de savoir qu’elle détenait sans doute la clé du mystère qui entourait mon frère et, en même temps, de ne pas pouvoir l’interroger. A moins que... J’ai abaissé mes barrières mentales et déployé toutes mes antennes. Mais elle a dû sentir quelque chose. Tout à coup, elle a dressé la tête, l’air vaguement intrigué, et a jeté un regard circulaire. Ça m’a suffi. J’ai immédiatement battu en retraite, et aussi vite que j’ai pu. J’ai poursuivi mon chemin derrière le comptoir, comme si de rien n’était. Je suis passée à moins d’un mètre d’elle, tandis qu’elle se tenait sur le qui-vive, tous les sens en alerte, essayant de comprendre d’où venait cette impression étrange qu’elle avait eue, comme si quelqu’un avait tenté de s’infiltrer dans son esprit... J’étais encore sous le choc. Cela faisait des années que je lisais dans les pensées des gens, et personne ne s’était jamais aperçu de rien. Pas même ceux qui se méfiaient. Pas même ceux qui savaient. Personne, vous m’entendez ? Je me suis accroupie derrière le comptoir pour attraper la boîte de sel – format collectivités – et je me suis concentrée au maximum pour accomplir la tâche ô combien délicate qui m’incombait : remplir la salière que j’avais récupérée sur la table de Kevin et de Kenya. Quand, en dépit de mes efforts pour prolonger l’opération, j’ai bien dû me résoudre à constater qu’elle était achevée, l’affiche avait été placardée. Pourtant, Hallow s’attardait, poursuivait sa discussion avec Sam, tout en continuant à jeter des coups d’œil soupçonneux autour d’elle. Manifestement, elle essayait toujours d’identifier la personne qui avait osé s’immiscer dans ses pensées. Quant à Monsieur Muscle, j’ai senti son regard me suivre tandis que je retournais poser la salière à sa place, mais comme n’importe quel homme qui reluque une femme à son goût. Holly n’avait toujours pas reparu. C’est à ce moment-là que Sam m’a interpellée : — Sookie ! Oh, non ! Mais impossible d’y échapper : c’était mon boss, après tout. La peur au ventre et mon plus beau sourire aux lèvres, je me suis dirigée vers le trio. — Oui ? ai-je répondu d’un ton enjoué, en adressant un hochement de tête à la sorcière et à son sous-fifre bodybuildé en guise de salut. J’ai haussé un sourcil interrogateur à l’intention de Sam, qui s’est empressé de faire les présentations : — Marnie Stonebrook, Mark Stonebrook. Petit sourire contraint de part et d’autre. Marnie ! C’est vrai que s’appeler Marnie, pour une sorcière haut de gamme, ça manquait un peu de panache. Alors que Hallow, ça vous avait quand même une autre allure. Ça évoquait Halloween, les forces obscures, tout ça... — Ils sont à la recherche de ce type, a enchaîné Sam en indiquant la photo sur l’affiche. Tu le connais ? Sam savait pertinemment que je connaissais Eric. Heureusement que je ne montrais jamais rien de ce que je ressentais et que j’avais des années d’entraînement derrière moi ! J’ai examiné attentivement l’affiche. — Oui, oui, je l’ai déjà vu, ai-je répondu, impassible. C’était dans ce bar, à Shreveport. Ce n’est pas le genre de mec qu’on oublie... J’ai ponctué cette sortie d’un petit sourire destiné à Hallow-Marnie. Tout juste si je ne lui ai pas fait un clin d’œil complice. — Bel homme, a-t-elle acquiescé. Malheureusement, il a disparu, et nous offrons une récompense à toute personne qui pourrait nous apporter la moindre information. — Oui, je vois ça, ai-je répliqué en désignant l’affiche du menton, un soupçon d’irritation dans la voix. Y a-t-il une raison particulière qui vous amène à le chercher dans le coin ? J’ai du mal à imaginer ce qu’un vampire de Shreveport viendrait faire dans un bled paumé comme Bon Temps. Je l’ai regardée d’un air interrogateur. Ça devait pouvoir passer. C’était tout à fait plausible de faire ce genre de réflexion, non ? — Bonne question, Sookie, a renchéri Sam. Non que ça me dérange d’avoir cet avis de recherche dans mon bar, mais Sookie a raison : comment se fait-il que vous veniez chercher ce type dans le secteur ? Il ne se passe jamais rien à Bon Temps. — Il y a bien un vampire qui réside dans ce bourg, non ? a subitement demandé Mark Stonebrook. Sa voix ressemblait tellement à celle de sa sœur qu’on aurait pu les confondre. Pourtant, avec son physique de taureau de concours, on se serait plutôt attendu à l’entendre parler d’une voix de basse, et même un alto aussi grave que celui de Marnie paraissait étonnamment fluet dans sa bouche. — Oui, Bill Compton, a répondu Sam. Mais il n’est pas là, en ce moment. — Parti au Pérou, d’après ce qu’on dit, ai-je cru bon de préciser. — Ah, oui... Moi aussi, j’ai entendu parler de Bill Compton, a aussitôt enchaîné Hallow d’un air dégagé, mais sans parvenir à masquer l’excitation dans sa voix. Vous ne sauriez pas où il habite, par hasard ? — Eh bien, pas très loin de chez moi, de l’autre côté du cimetière. J’étais bien obligée de le leur dire. Si ces deux fouineurs posaient la question à quelqu’un d’autre et s’apercevaient que je leur avais donné une adresse bidon, ils se douteraient immédiatement que j’avais quelque chose à cacher (ou plutôt quelqu’un, en l’occurrence). — Nous pourrions faire un saut chez ce Compton, au cas où Éric serait allé le saluer, a déclaré Hallow d’une voix faussement songeuse. Entre vampires... Son regard a rencontré celui de son frère. Ils nous ont adressé un hochement de tête martial, avant de quitter les lieux sur-le-champ. — Ils doivent rendre visite à tous les vampires, en a déduit Sam à mi-voix. J’ai acquiescé d’un hochement de tête. Les Stonebrook faisaient le tour des vassaux d’Éric – les vampires de la cinquième zone qui lui devaient allégeance. Ils soupçonnaient l’un d’entre eux de le protéger. Comme Éric n’avait été aperçu nulle part, ils en avaient conclu qu’il se cachait. Hallow ne devait pas douter que son sort ait fonctionné, mais il n’était pas impossible qu’elle ignore comment il avait fonctionné. Mon sourire de façade s’est vite évanoui. Je me suis accoudée au comptoir pour réfléchir à la question. — Ça sent le roussi, hein ? a murmuré Sam. — Le cramé, oui. — Il faut que tu y ailles ? Ça s’est calmé ici, tu sais. Holly va peut-être finir par ressortir de la cuisine, maintenant qu’ils sont partis, a-t-il braillé à l’intention de l’intéressée. Et je peux toujours m’occuper du service en salle moi-même. Alors, si tu veux rentrer... Sam ne savait pas où était Éric, mais il avait des doutes. Et le petit manège de Holly ne lui avait pas échappé. Sam avait su gagner ma confiance et mon estime. Et il s’en était montré digne à de multiples occasions. — Je vais leur laisser cinq minutes, le temps de quitter le parking. — Tu crois qu’ils ont quelque chose à voir avec la disparition de Jason ? — Je n’en sais rien, Sam. J’ai aussitôt appelé le bureau du shérif – réflexe conditionné – et obtenu la réponse habituelle : « Rien de neuf. On vous appellera quand on aura du nouveau. » Mais après avoir récité sa leçon, la standardiste a ajouté qu’on allait passer l’étang au peigne fin le lendemain, que la police avait réussi à mettre la main sur deux hommes-grenouilles. Je ne savais pas trop comment réagir. Je crois surtout que j’étais soulagée que la disparition de mon frère soit enfin prise au sérieux. J’ai raccroché et communiqué l’information à Sam. Après une brève hésitation, j’ai finalement répondu à sa question : — Je trouve tout de même curieux que deux hommes aient disparu à Bon Temps au même moment. Enfin, les Stonebrook semblent convaincus qu’Éric est dans les parages, du moins. Je ne peux pas m’empêcher de faire le rapprochement. — Ces Stonebrook sont des lycanthropes, Sookie. Même s’il ne m’apprenait rien, j’étais reconnaissante à Sam de me mettre en garde. Belle preuve de confiance de sa part. Il règne quand même une certaine loi du silence parmi les changelings, et bien que je ne sois pas tout à fait normale, je ne suis pas une Cess. Je n’ai d’ailleurs pas tardé à lui renvoyer l’ascenseur. — Ce sont aussi des sorciers. Fais gaffe, Sam. Cette femme est une tueuse. Elle a les lycanthropes de Shreveport aux trousses. Et les vampires en prime. Garde-la à l’œil. — Qu’est-ce qui la rend si terrifiante ? Et pourquoi la meute de Shreveport en a-t-elle après elle ? — Parce qu’elle prend du sang de vampire, lui ai-je chuchoté à l’oreille, aussi près que je le pouvais sans laisser penser au bar tout entier que j’essayais de draguer mon patron. J’ai jeté un regard circulaire. Kevin nous regardait avec le plus grand intérêt. — Qu’est-ce qu’elle a à voir avec Eric ? Qu’est-ce qu’elle lui veut ? — Elle veut son fric. Elle veut son business. Et elle le veut, lui. Sam a écarquillé les yeux. — Tu sais où est Éric ? Ça faisait déjà un bon moment qu’il brûlait de me poser la question. Je lui ai souri. Comment pourrais-je savoir un truc pareil ? Mais je dois reconnaître que je ne suis pas tranquille, avec ces deux-là qui vont aller rôder juste en face de chez moi. J’ai comme l’impression qu’ils ont l’intention de s’introduire chez Bill. Ils doivent croire que Bill protège Éric ou qu’Éric se cache chez lui. Il y a une planque toute prête là-bas, avec tout le sang qu’il faut à portée de main. Et qu’est-ce qu’un vampire pourrait vouloir de plus que du sang et un coin sombre où se terrer pendant la journée ? — Alors, tu t’es dit, dans ta petite tête, que tu allais défendre la propriété de Bill, c’est ça ? Ce n’est pas une bonne idée, Sookie. Laisse donc l’assurance s’occuper des dégâts qu’ils feront en fouillant sa baraque. Bill est bien assuré. Et il ne voudrait pas que tu risques ta peau pour deux, trois bouts de bois et quelques mauvaises briques. — Loin de moi l’idée de prendre de tels risques, ai-je répliqué – et, franchement, je n’en avais aucunement l’intention. Mais je crois que je vais rentrer quand même. Au cas où. Lorsque je verrai leurs phares s’éloigner, j’irai jeter un coup d’œil chez Bill. — Tu veux que je vienne avec toi ? — Non, je vais juste faire l’état des lieux. Tu vas y arriver avec Holly ? Holly avait émergé de la cuisine à la seconde où Sam lui avait annoncé que la voie était libre. — Sans problème. — OK. Je me sauve. Et encore merci. En constatant que les clients ne se bousculaient plus et que l’activité était nettement moins intense qu’une demi-heure auparavant, j’ai eu moins de scrupules à quitter le bar. Il y a des soirs comme ça où la salle se vide tout d’un coup, sans que vous sachiez pourquoi. Le temps que je récupère mon sac, que j’ouvre ma voiture et que je démarre, je n’étais déjà plus qu’un sac de nœuds. Jason demeurait introuvable, la fameuse sorcière meurtrière de Shreveport avait débarqué ici, au lieu de rester bien tranquillement là où elle était, et voilà, maintenant, qu’elle se trouvait à moins d’un kilomètre d’Eric ! En quittant la route départementale pour m’engager dans mon allée, j’étais dans tous mes états. Je me suis garée en faisant crisser les freins derrière la maison, j’ai sauté hors de la voiture et j’ai monté les marches quatre à quatre (façon de parler : il n’y en a que cinq). J’ai été arrêtée en plein élan par une paire de bras en acier trempé. Soulevée de terre et renversée dans un même mouvement, je me suis retrouvée dans les bras d’Éric avant même de comprendre ce qui m’arrivait. — Eric ! me suis-je exclamée dans un murmure étranglé. Tu ne devrais pas être... Sa bouche s’est écrasée sur la mienne avant que j’aie eu le temps de finir ma phrase. Sur le coup, ce changement de programme imprévu m’a paru une option envisageable. Pendant un moment, du moins, j’allais pouvoir échapper à toute cette folie, à cette haine, à cette violence et à la peur et au danger qui allaient avec ; j’allais pouvoir tout oublier, là, maintenant, et tant pis s’il faisait un froid à ne pas mettre un vampire dehors. Mais le peu de raison qui me restait, au fond de ce qui me servait de cerveau – cette pauvre petite chose délabrée, tellement bombardée d’émotions qu’elle se lézardait de partout –, a réussi à remonter à la surface. Je me suis légèrement écartée. Éric portait le jean et le sweat-shirt que Jason lui avait achetés au supermarché. Ses longues mains épousaient le galbe de mes fesses, et mes jambes s’étaient nouées autour de sa taille comme si j’avais fait ça toute ma vie. En sentant ses lèvres glisser dans mon cou, j’ai fait une seconde tentative. — Écoute, Éric... — Chut... — Non, laisse-moi parler. Il faut qu’on se cache. Ah ! Cette fois, j’étais parvenue à capter son attention. — De qui ? a-t-il chuchoté à mon oreille. J’en ai eu des frissons. Et ça n’avait rien à voir avec la température extérieure. — La... la sorcière... celle qui est à tes trousses... ai-je bafouillé dans ma précipitation. Elle est venue au bar avec son frère pour placarder un avis de recherche avec ta photo. — Et alors ? Ça n’avait pas l’air de l’émouvoir outre mesure. — Ils ont demandé si on connaissait d’autres vampires qui vivaient dans le coin, et on a bien été obligés de parler de Bill. Ensuite, ils ont voulu qu’on leur indique où il habitait. Je crois qu’ils sont là-bas, en train de te chercher. — Et ? — Mais c’est juste de l’autre côté du cimetière ! Et s’ils venaient ici ? — Et tu voudrais que je me cache ? Que je me terre comme un lapin ? Il était clair que je l’avais blessé dans son orgueil. — Mais oui ! Pas longtemps, je t’en prie. Tu es sous ma responsabilité, tu comprends ? Je dois assurer ta sécurité. Mais j’avais la désagréable impression que je m’y étais prise en dépit du bon sens. Tout indifférent qu’il semblait aux mœurs de ses semblables, tout ignorant qu’il était de l’étendue de son pouvoir et de ses biens, cet étranger égaré avait gardé en lui cette fierté et cette insatiable curiosité qui caractérisaient son double, curiosité dont Éric avait toujours fait preuve, et, le plus souvent, au mauvais moment. Je me suis demandé si je ne pourrais pas, au moins, le convaincre de se mettre à couvert, au lieu de rester exposé dehors. Mais il était déjà trop tard. Bon sang ! On ne pouvait donc jamais rien lui dire, à cette tête de mule d’Éric ! CHAPITRE 8 — Allons jeter un œil, ma belle amante ! Eric tout craché ! Après avoir ponctué ces mots doux d’un rapide baiser, il a bondi dans l’arrière-cour avec sa bernicle géante – autrement dit, moi. Il est retombé sur ses pieds tout en souplesse et, plus étonnant, sans un bruit. S’il y avait quelqu’un qui faisait du raffut, c’était moi : je soufflais comme un phoque, laissant échapper de petits hoquets de surprise, un peu suffoquée par ce tour de manège improvisé. Avec une dextérité qui témoignait d’une longue pratique, Éric m’a expédiée derrière lui en un tour de main. Je me suis retrouvée à califourchon sur son dos. Je faisais vraiment une protectrice lamentable. J’étais quand même censée soustraire Éric aux regards indiscrets. Et voilà qu’on gambadait à travers le cimetière, tout droit vers la vilaine sorcière, au lieu de nous recroqueviller au fond d’un grand trou noir où elle ne pourrait pas nous trouver. Pourtant, même si j’avais parfois du mal à rester cramponnée à Éric sur un terrain aussi accidenté, je dois bien reconnaître que je m’amusais comme une petite folle. Le cimetière était légèrement en contrebas, par rapport à ma maison. Mais celle de Bill, Compton House, le surplombait. Dans la descente, la chevauchée avait été plutôt grisante. Malgré la vitesse de ma monture, j’avais remarqué deux ou trois voitures, garées sur la petite allée bitumée qui serpentait entre les sépultures : bizarre. Les ados appréciaient particulièrement le cimetière pour son intimité ; ce n’était pas un lieu où ils se retrouvaient en groupe. Mais à peine avais-je eu le temps de me faire cette réflexion que, vifs comme l’éclair, on avait déjà dépassé les voitures. Eric a ralenti dans la côte, sans toutefois donner le moindre signe de fatigue. Il s’est arrêté à côté d’un arbre. En le touchant à tâtons, je l’ai tout de suite reconnu. Je savais où nous étions, à présent : cet énorme chêne se trouvait à une vingtaine de mètres de la maison de Bill. Éric m’a fait glisser à terre et m’a plaquée contre le tronc. Je ne savais pas trop où il voulait en venir. Brusque flambée de désir ? Protection rapprochée contre un danger imminent ? J’agrippais déjà ses poignets – je ne sais pas trop ce que j’espérais : repousser un vampire viking d’un mètre quatre-vingt-dix avec mes petites mains ? – quand j’ai entendu des voix en provenance de chez Bill. Je me suis figée. — Cette voiture n’a pas roulé depuis un moment, disait une femme. Hallow ! Elle était sur le parking qui flanquait la maison de Bill, autant dire tout près de nous. J’ai senti Éric se raidir. La voix de la sorcière réveillait-elle de mauvais souvenirs en lui ? — La maison est verrouillée de partout, a lancé Mark Stonebrook, d’un peu plus loin. — Oh ! Si ce n’est que ça, je m’en charge. J’ai suivi Hallow à l’oreille. Elle se dirigeait vers la – porte. À en juger par le ton de sa voix, elle trouvait la situation plutôt cocasse. Bon sang ! Ils allaient entrer par effraction chez Bill ! Je ne pouvais quand même pas laisser faire ça ! J’ai dû avoir un sursaut d’indignation, parce que Éric m’a pratiquement écrasée contre le tronc. Hallow chantait à voix basse. Je l’entendais. Sa mélopée avait quelque chose de sinistre qui me glaçait le sang. Seigneur ! Elle était en train de jeter un sort ! Ça aurait dû piquer ma curiosité – pensez donc ! Une vraie sorcière qui jetait un vrai sort ! Mais, pour ne rien vous cacher, j’étais terrorisée. Je n’avais qu’une hâte : déguerpir au plus vite. — Je sens une présence, a soudain déclaré Mark Stonebrook. — Fayaël, Raël, Maël, Kaël... Quoi ? Là ? Maintenant ? Interrompue dans son incantation, Hallow semblait essoufflée. C’est à ce moment-là que j’ai commencé à trembler. — Oui. C’était presque un grondement. — Transforme-toi ! lui a-t-elle ordonné. J’ai perçu un bruit que j’avais déjà entendu quelque part. Une sorte de « slurp » à la fois rocailleux et visqueux, comme si on remuait une cuillère dans une espèce de mélasse avec des trucs durs dedans. C’est alors qu’un hurlement a déchiré le silence. Un cri inhumain. Mark avait changé de forme. Tout à coup, la nuit a semblé s’animer. Ça flairait, ça grognait, ça couinait, ça remuait dans tous les coins. Ah ! Décidément, Éric s’était dégoté un fameux garde du corps ! On était à deux doigts de se faire repérer par une sorcière-loup-garou dopée au sang de vampire, et je n’avais même pas pensé à prendre le fusil de Jason ! — Désolée, ai-je soufflé dans un chuchotement, en enlaçant Éric pour me faire pardonner. C’est alors qu’un gros truc poilu m’a frôlée. Ça ne pouvait pas être Mark Stonebrook : j’entendais ses grognements féroces à quelques pas de là, de l’autre côté du chêne. J’ai dû me mordre la lèvre pour ne pas me mettre à couiner moi aussi. En tendant l’oreille, j’ai acquis la certitude qu’il n’y avait pas que deux animaux. J’ignorais combien ils étaient, mais certainement beaucoup plus nombreux. J’aurais donné cher pour avoir une lampe torche. À une dizaine de mètres de moi s’est soudain élevé un aboiement. Un autre loup ? Un vulgaire corniaud qui avait eu la malchance de se trouver au mauvais endroit au mauvais moment ? Et, brusquement, Éric a disparu. La seconde d’avant, il était là, m’écrasant contre le tronc d’arbre dans le noir, et tout à coup, pfft ! Plus personne (c’était bien la peine de le tenir par les poignets !). J’ai projeté les mains en avant, agité les bras en tous sens. Je n’ai rencontré que le vide. S’était-il juste rapproché de la maison pour se faire une meilleure idée de la situation ? Avait-il décidé de se jeter dans la mêlée ? Au contact glacé de mon vampire s’était substituée la chaleur palpitante d’un animal plaqué contre mes jambes. Au lieu de continuer bêtement à brasser l’air, je me suis penchée pour essayer de l’identifier. Un épais pelage, une paire d’oreilles dressées, un museau allongé, une langue amicale... Quand j’ai voulu m’éloigner pour voir ce qui se passait, le chien (le loup ?) m’en a empêchée. Bien qu’il fût plus petit et plus léger que moi, il exerçait sur moi une telle pression qu’il m’était impossible de bouger. Finalement, en entendant les grognements et les claquements de dents à quelques mètres de là, je me suis dit que ce n’était pas plus mal. Je me suis agenouillée pour me blottir contre mon nouveau compagnon à quatre pattes, qui en a profité pour me lécher la joue. C’est alors qu’un concert de hurlements s’est élevé dans la nuit. Une complainte funèbre à vous faire dresser les cheveux sur la tête. J’ai été prise de frissons. Glacée d’effroi, j’ai enfoui mon visage dans le cou de mon protecteur quadrupède et j’ai prié. Soudain s’est élevé un cri de douleur plus fort que tous les autres, suivi d’une série de petits jappements plaintifs. J’ai entendu une voiture démarrer. Les pinceaux des phares ont cisaillé les ténèbres. Le chêne me protégeait de leur lumière, mais, dans la brusque clarté, j’ai découvert mon fidèle gardien : c’était un chien, pas un loup. Puis les faisceaux aveuglants ont bougé, et le véhicule a fait marche arrière dans une salve de gravillons. Il y a eu un bref silence – le temps pour le conducteur d’enclencher la première, je présume –, puis un crissement de pneus, et la voiture a dévalé la colline pour emprunter Hummingbird Road. C’est à ce moment-là que j’ai entendu le bruit mat d’un heurt, puis un cri déchirant qui a encore accéléré les battements de mon cœur. C’était comme si un chien venait de se faire renverser. — O Seigneur ! Je me suis serrée contre mon compagnon. Puis j’ai subitement réalisé que je pouvais intervenir : je ne risquais plus rien, maintenant que la sorcière et son frère avaient quitté les lieux – enfin, c’était ce que je me disais, du moins. Je me suis redressée et, avant que le chien ait pu me retenir, je me suis ruée vers la maison. J’ai tiré mes clés de ma poche tout en courant – heureusement que j’avais un mouchoir pour les empêcher de cliqueter ! J’ai trouvé celle de Bill, cherché la serrure à tâtons et ouvert la porte. À peine entrée, j’ai abaissé l’interrupteur qui commandait l’éclairage extérieur. Un flot de lumière a brusquement envahi le jardin. Seigneur Jésus ! Ça grouillait de loups là-dedans ! Comment voulez-vous réagir en découvrant un tel spectacle ? C’est un coup à avoir une attaque. En tout cas, moi, j’étais morte de trouille. J’espérais juste que les deux Stonebrook étaient bien dans la voiture qui venait de partir en trombe. Et si l’un d’entre eux se trouvait encore parmi les loups qui cernaient la maison ? Et où était donc passé mon vampire volatil ? Cette dernière question a obtenu une réponse immédiate. Il y a eu une sorte de « whomp ! » – genre sabre laser version Jedi –, et Éric s’est matérialisé devant moi. — Je les ai suivis jusqu’à la route, mais après, ils sont devenus trop rapides pour moi, m’a-t-il expliqué avec un sourire espiègle. Un chien – un colley – est venu se planter devant Éric et s’est mis à grogner. — Allez, du vent ! Du vent ! a ordonné ce dernier en faisant de grands gestes impérieux pour le chasser. Mon boss a trottiné vers moi pour revenir se serrer contre mes jambes. Même dans le noir, je m’étais doutée de l’identité de mon ange gardien. La première fois que j’avais vu Sam sous cette forme, je l’avais pris pour un chien abandonné et je l’avais baptisé Buffy. Depuis, ce nom lui était resté. Je me suis assise sur les marches du perron. Buffy est venu se blottir contre moi. Je lui ai caressé la tête. — Tu es un bon chien, Buffy. Il a remué la queue. Pendant ce temps, les loups reniflaient Éric, qui s’était figé, parfaitement immobile. Un énorme loup s’est alors dirigé vers moi. Les lycanthropes doivent tous se changer en monstres de ce genre, j’imagine. C’est, du moins, ce que j’en ai déduit sur le moment. Mais je n’avais jamais vu de loup de taille standard, de toute façon (quand on vit en Louisiane, on en a rarement l’occasion, figurez-vous). Celui-là était intégralement noir. J’ai trouvé ça plutôt curieux. Tous les autres avaient un pelage argenté – sauf un, plus petit, dont la fourrure tirait sur le roux. Le gros loup noir m’a agrippée par la manche de mon manteau et a commencé à tirer. Je l’ai suivi sans discuter. Il m’a entraînée vers l’endroit où la plupart de ses congénères s’étaient rassemblés. Je n’avais pas remarqué ce regroupement inhabituel, au début. Les spots extérieurs ne portaient pas jusque-là. Il y avait du sang par terre, une mare de sang, et au milieu, une jeune femme nue. Elle était grièvement blessée : elle avait manifestement les deux jambes brisées et, vu l’angle étrange qu’il décrivait, le bras gauche aussi, probablement. — Va chercher ma voiture, ai-je crié à l’intention d’Éric, avec une autorité de chef d’état-major. Je lui ai lancé mes clés, qu’il a attrapées au vol. Puis, immédiatement, il a quitté le sol pour reprendre la voie des airs. Dans un coin de mon cerveau, je me suis demandé s’il savait toujours conduire. Quoique tout un pan de sa mémoire ait été effacé – celui qui contenait son passé et les caractéristiques de sa personnalité –, il semblait avoir conservé le mode d’emploi de tous les outils de la vie moderne. Pendant ce temps, je m’efforçais de ne pas penser au calvaire qu’endurait la pauvre fille étendue à mes pieds. Les loups tournaient autour de nous en poussant de petits gémissements plaintifs. Soudain, le gros loup noir a levé la tête vers le ciel et s’est mis à hurler à la mort. Les autres l’ont aussitôt imité. J’ai jeté un coup d’œil par-dessus mon épaule pour m’assurer que Buffy se tenait à l’écart. Etant le seul changeling de base au milieu d’une meute de lycanthropes, il avait intérêt à garder ses distances. J’ignorais quelle part d’humanité conservait une Cess sous sa forme animale, mais je n’aurais pas voulu qu’il lui arrive quelque chose à cause de moi. Mais Buffy était resté assis sur le perron, et s’il ne me quittait pas des yeux, il avait visiblement conscience qu’il ne devait pas se mêler aux loups. Non seulement j’étais la seule humaine, mais j’étais surtout la seule créature ici à être dotée de doigts. J’ai subitement pris conscience de ce que ça impliquait, de la lourde responsabilité qui en découlait. Que vérifier en premier ? Si elle respirait ? Ouf ! Elle était vivante. J’ai cherché son pouls. Bon, je n’étais pas spécialiste, mais il m’a paru plutôt irrégulier – pas étonnant, après un choc pareil. Elle était brûlante, aussi – une conséquence de sa trop brusque métamorphose ? J’ai glissé une main sous sa tête, tout doucement, pour palper son crâne : pas de fracture, ni de plaie apparente. Jusqu’alors, j’avais réussi à conserver assez de calme et de sang-froid pour effectuer un examen rigoureux. Je me suis pourtant rendu compte, à un moment donné, que je tremblais de la tête aux pieds. Je ne suis pas une petite nature, mais le spectacle qu’offrait cette pauvre fille avait de quoi vous retourner. Son corps tout entier n’était que plaies, contusions et fractures. Elle a ouvert les yeux et a été prise de frissons. Des couvertures. J’avais besoin de couvertures. J’ai regardé autour de moi. Des loups, partout des loups. — J’ai besoin d’aide, leur ai-je expliqué. Je dois l’emmener à l’hôpital, et il faut l’envelopper dans des couvertures. Il y en a à l’intérieur de la maison. Un des lycanthropes au pelage argenté s’est couché sur le flanc – OK, c’était un mâle –, et j’ai de nouveau entendu ce drôle de « slurp ». La forme allongée a soudain disparu derrière une sorte de rideau de brume. Quand le brouillard s’est levé, le colonel Flood était couché par terre, en chien de fusil. Évidemment, il était nu, mais ce n’était pas le moment de jouer les prudes. Il lui a fallu une bonne minute avant de pouvoir bouger, et il a manifestement eu du mal à s’asseoir. Il a rampé vers la blessée. — Maria-Star, a-t-il gémi dans un grognement rauque qui pouvait difficilement passer pour humain, avant de se pencher vers elle pour la flairer avec de petits gémissements poignants (comporte ment pour le moins curieux pour un bipède, vous l’admettrez). Il a tourné la tête vers moi. — Où ? a-t-il grondé. J’ai compris qu’il parlait des couvertures. — Au premier. Il y a une chambre en haut de l’escalier. La commode au pied du lit. Prenez-en deux. Il s’est levé, tout chancelant – il devait probablement avoir un problème d’équilibre à cause de sa transformation prématurée –, puis il est parti vers la maison. Maria-Star l’a suivi des yeux. — Pouvez-vous parler ? lui ai-je demandé. — Oui. Ce n’était qu’un souffle à peine audible, même pas un murmure. — Où avez-vous mal ? Plus mal qu’ailleurs, je veux dire, ai-je aussitôt rectifié. J’imaginais sans peine qu’elle avait mal partout. — Hanches... jambes. La voiture... droit sur moi. — Avez-vous été projetée en l’air ? — Oui. — Mais elle ne vous a pas roulé dessus ? Elle a frémi. — Non... le choc... plein fouet... — Quel est votre nom de famille ? J’en aurais besoin pour les formalités à l’hôpital. Elle ne serait peut-être plus consciente – vivante ? – à ce moment-là. — Cooper. Enfin, j’ai entendu le bruit d’une voiture qui remontait l’allée. Au même instant, le colonel Flood est ressorti de la maison, les couvertures sous le bras. Il se déplaçait avec plus d’agilité, à présent. À peine ma vieille guimbarde s’est-elle profilée à l’horizon que tous les loups nous ont encerclées, Maria-Star et moi. Le colonel Flood s’est dressé seul face à la lumière des phares, les bras en croix. Le véhicule représentait apparemment une menace pour les loups – après ce qui venait de se passer, je les comprenais. J’admirais le colonel : il fallait un sacré courage pour affronter un ennemi, dans le plus simple appareil et sans arme – même si l’ennemi en question n’était qu’un vieux tas de tôle, en l’occurrence. Eric s’est garé à hauteur de la blessée. Les loups se sont mis à tourner en rond, visiblement anxieux, leurs yeux luisants rivés à la portière du conducteur. Il m’est alors venu à l’esprit que ceux de Calvin Norris m’avaient paru très différents. Je me suis fugitivement demandé pourquoi. — C’est ma voiture. Il n’y a pas de danger, ai-je dit pour tenter de rassurer les loups, quand l’un d’entre eux s’est mis à grogner. Un nombre préoccupant de prunelles jaunes s’est fixé sur moi. Est-ce que j’avais l’air suspecte ? Ou... appétissante ? Tout en enveloppant Maria-Star dans les couvertures, j’essayais de deviner lequel des loups était Lèn. J’aurais parié sur le gros loup noir, celui qui venait, justement, de river son regard au mien avec intensité. Oui, c’était Lèn. C’était bien le loup que j’avais vu au Cercueil, quelques semaines auparavant, par une nuit de pleine lune, une nuit où Lèn s’était fait passer pour mon petit ami, une nuit qui s’était achevée dans un bain de sang – le mien, notamment. J’ai voulu lui sourire, mais sans grand succès, tant mon visage était crispé par le froid et l’angoisse. Eric a bondi hors de la voiture, en laissant le moteur tourner, et est allé ouvrir la portière arrière. — Je vais la mettre sur la banquette, m’a-t-il annoncé. Un concert de grondements agressifs lui a répondu. Il était clair que les loups refusaient de voir une des leurs dans les bras d’un vampire. Ils ne voulaient même pas qu’Éric l’approche. — Je vais la porter, a déclaré le colonel Flood. Éric a jaugé la stature du vieil homme d’un œil critique, mais il a eu la sagesse de s’écarter. En dépit des précautions que j’avais prises, Maria-Star avait gémi quand je l’avais enveloppée dans les couvertures. Le colonel savait que ce qu’il allait devoir faire maintenant serait encore plus douloureux pour elle. Au dernier moment, le cœur lui a manqué. — Nous ferions peut-être mieux d’appeler les secours, a-t-il grommelé, comme s’il s’en voulait de cet attendrissement, si dégradant pour un militaire. — Et vous leur expliquerez ça comment ? ai-je rétorqué en désignant d’un geste large la scène qui m’entourait. Une meute de loups, un type à poil, et elle, nue, gisant comme un pantin désarticulé dans son sang, au pied d’une maison ouverte dont le propriétaire est absent ? — Bien sûr, bien sûr... Vous avez raison, a-t-il reconnu, se résignant à l’inévitable. Sans même paraître un tant soit peu éprouvé par cet effort, il a soulevé Maria-Star et l’a portée jusqu’à la voiture. La pauvre fille a hurlé, et je me suis précipitée pour prendre le volant. Éric s’asseyait déjà à côté de moi quand je l’ai arrêté d’un geste. — Non. Tu ne peux pas venir. — Pourquoi ? s’est-il étonné, manifestement vexé. — Si j’arrive avec un vampire dans ma voiture, j’aurai deux fois plus d’explications à donner. Éric n’a pas bougé d’un centimètre. Bon sang ! Que peut-il y avoir de pire qu’un vampire buté ? Ils ont tout le temps devant eux. Autant dire qu’ils ne sont pas près de céder... Et tout le monde a vu ta tête sur ces fichues affiches, ai-je ajouté en m’efforçant de garder mon calme – sans pour autant me départir de mon ton pressant, pour bien lui signifier qu’il y avait urgence. Les habitants de Bon Temps sont plutôt de braves gens, mais qui serait assez bête pour passer à côté de cinquante mille dollars ? L’argument a fait mouche : Éric est sorti de la voiture. De mauvaise grâce, certes, mais il n’a pas insisté. — Éteins la lumière et ferme la maison, OK ? lui ai-je lancé en passant la marche arrière. — Rejoignez-nous Chez Merlotte quand vous connaîtrez le diagnostic des médecins ! m’a crié le colonel Flood. En attendant, nous allons récupérer nos véhicules et nos affaires dans le cimetière. D’accord. Ça expliquait la présence insolite des voitures que j’avais remarquées en arrivant. Les loups m’ont regardée manœuvrer doucement pour descendre l’allée. Lèn s’était détaché de la meute. Il ne me quittait pas des yeux. Je me suis demandé ce qui pouvait bien lui passer par la tête. Est-ce qu’un loup-garou pensait comme un humain ? L’hôpital le plus proche se trouvait à Clarice, le chef-lieu du comté – Bon Temps n’était pas un bourg assez important pour en avoir un. Mais, ne nous plaignons pas, l’hôpital était situé en dehors de la ville, sur la route de Bon Temps, justement. Le trajet m’a paru durer des siècles. En fait, ça ne m’a pris que vingt minutes. Des gémissements de douleur se sont bien élevés de la banquette arrière, pendant le premier quart d’heure, mais un silence sinistre leur a succédé. Je me suis évertuée à le meubler : j’ai parlé à ma passagère, l’ai suppliée de me répondre, lui ai posé des questions. J’ai même allumé la radio, dans l’espoir de la faire réagir. En vain. Quand je suis arrivée à l’entrée des urgences et que j’ai appelé les deux infirmières qui fumaient dehors, j’étais sûre qu’elle était morte. Mais, vu l’activité que sa présence a soudain suscitée autour de moi, j’en ai déduit – Dieu soit loué ! que je m’étais trompée. L’hôpital de Clarice est trop modeste pour bénéficier des installations modernes d’un centre hospitalier urbain, mais on a déjà de la chance d’en avoir un, et ce soir-là, malgré le manque de matériel et de personnel spécialisé, l’équipe médicale de garde a bel et bien sauvé la vie d’une femme. Le médecin – une femme svelte aux cheveux gris coupés en brosse, affublée d’énormes lunettes à monture noire – m’a posé quelques questions essentielles auxquelles je n’ai pas su répondre, bien que j’aie passé quasiment tout mon temps, de Bon Temps à Clarice, à essayer de mettre une explication plausible au point. Ayant rapidement compris qu’il n’y avait rien à tirer de moi, elle m’a poliment mais fermement demandé de la laisser travailler en paix. Je suis donc allée m’installer dans le hall et j’ai attendu. J’en ai profité pour tenter de peaufiner mon histoire. J’étais sur des charbons ardents, et la lumière agressive des néons ne faisait rien pour me détendre. J’ai essayé de lire un magazine, mais il m’est tombé des mains au bout de deux minutes. Pour la septième ou huitième fois, j’ai eu envie de me sauver. Mais la femme assise derrière le bureau de la réception me tenait à l’œil. Au bout d’un moment, j’ai décidé d’aller faire un tour aux toilettes pour me laver les mains – elles étaient couvertes de sang. Par la même occasion, j’ai tenté de nettoyer mon manteau avec des tampons de papier toilette mouillé. Sans résultat. Quand je suis revenue dans le hall, deux policiers baraqués m’attendaient. Leur veste matelassée en tissu synthétique crissait au moindre de leurs mouvements, le cuir de leur ceinturon craquait et leur équipement cliquetait : pour la discrétion, ils pouvaient repasser ! Le plus grand des deux avait des cheveux gris pratiquement rasés et le visage marqué de rides profondes. Son ventre devait l’empêcher de voir ses pieds. Son coéquipier était un jeune type d’une trentaine d’années. Il avait les cheveux bruns, les yeux bruns et la peau brune : plutôt monochrome, comme mec. Je ne leur ai jeté qu’un bref coup d’œil, mais j’avais abaissé toutes mes barrières mentales. C’est comme ça que j’ai appris qu’ils étaient déjà prêts à m’impliquer dans l’accident dont avait été victime Maria-Star. Du moins, ils étaient convaincus que j’en savais plus que je ne voulais bien le dire. Ils n’avaient pas tout à fait tort. — Mademoiselle Stackhouse ? C’est vous qui avez amené la jeune femme dont le docteur Skinner est en train de s’occuper ? m’a demandé gentiment le plus jeune des deux. — Maria-Star Cooper, oui. — Dites-nous ce qui s’est passé, a enchaîné le plus âgé. J’ai respiré un bon coup et je me suis préparée à plonger dans les eaux troubles de la duplicité (et encore un « mot du jour » de casé !). — Je rentrais du travail... ai-je commencé. Je suis serveuse Chez Merlotte. Vous savez où c’est ? Ils ont hoché la tête en chœur. Évidemment, les flics connaissaient tous les bars de la région. — J’ai aperçu un corps sur le bord de la route, étendu sur le gravier du bas-côté, ai-je poursuivi. Alors, je me suis arrêtée. Il n’y avait personne à l’horizon. Quand j’ai vu qu’elle était encore vivante, j’ai décidé de l’emmener à l’hôpital. J’ai eu du mal à la coucher dans la voiture toute seule. Et puis, je ne voulais pas la faire souffrir : j’y suis allée doucement. Ça m’a pris un bon moment, ai-je ajouté, en pensant au long laps de temps qui s’était écoulé entre mon départ du bar et mon arrivée à l’hôpital. J’avais aussi pris la précaution de mentionner le gravier qu’on ne manquerait pas de retrouver en nettoyant les plaies de Maria-Star. J’ignorais jusqu’à quel point j’étais censée entrer dans les détails, mais on n’est jamais trop prudent. — Avez-vous remarqué des traces de pneus sur la chaussée ? s’est enquis le jeune policier. — Non. Mais je n’ai pas regardé. Il y en avait peut-être. C’est juste que... quand je l’ai vue, je n’ai plus eu qu’une idée en tête : l’amener ici, vous comprenez. Elle était salement amochée. Je me suis bien rendu compte que c’était grave. Alors, je suis venue aussi vite que j’ai pu. J’ai haussé les épaules : fin de l’histoire. — Vous n’avez pas pensé à appeler une ambulance ? a demandé le vieux flic. Avec quoi, hé, banane ? — Je n’ai pas de portable. — Une femme seule qui rentre du travail à des heures pareilles devrait absolument avoir un téléphone portable, mademoiselle. J’ouvrais déjà la bouche pour lui rétorquer que s’il était prêt à payer le forfait, je serais ravie d’en avoir un, mais je me suis retenue. Eh bien, oui, ce serait super pratique d’avoir un portable, si je n’avais pas déjà eu du mal à régler les factures de mon téléphone fixe. Mon seul luxe se limitait à l’abonnement au câble. Et j’éprouvais encore le besoin de me justifier en me disant que c’était l’unique distraction que je m’offrais. — Vous avez raison, ai-je répondu, laconique. — Et votre prénom, c’est ? Ça, ça venait du plus jeune, bien sûr. J’ai levé les yeux. Nos regards se sont croisés. — Sookie. Il se disait que j’avais l’air d’une chic fille, un peu timide peut-être. — Sookie Stackhouse... Vous êtes la sœur du gars qu’a disparu ? s’est étonné le plus vieux en se penchant pour me regarder de plus près. — Oui, monsieur l’agent. J’ai recommencé à examiner mes pieds. — Ah ! On peut dire que vous avez la poisse, mademoiselle Stackhouse. — Ne m’en parlez pas ! Difficile de faire plus convaincu, comme ton. — Aviez-vous déjà vu la femme que vous avez amenée ici avant aujourd’hui ? Le flic grisonnant avait commencé à prendre des notes dans un petit calepin qu’il avait sorti de sa poche. Il s’appelait Curlew, comme l’insigne sur sa poitrine l’indiquait. J’ai secoué la tête. — Vous pensez que votre frère aurait pu la connaître ? a demandé son collègue. J’ai brusquement relevé les yeux, stupéfaite. J’ai une nouvelle fois rencontré le regard du jeune type brun. Il s’appelait Stans. — Comment je le saurais ? En fait, j’ai découvert qu’il avait juste voulu m’obliger à le regarder. Il ne savait pas trop quoi penser de moi. D’un côté, il me trouvait jolie et se disait qu’on m’aurait bien donné le Bon Dieu sans confession. D’un autre côté, je n’avais pas un job que les jeunes filles comme il faut acceptaient souvent, et mon frère était un bagarreur bien connu des services de police – même si nombre de leurs représentants le trouvaient sympathique. — Elle va s’en sortir ? ai-je demandé pour changer de sujet. Ils ont tous les deux tourné la tête vers les portes battantes derrière lesquelles la lutte pour sauver Maria-Star se prolongeait. — Elle est toujours en vie, m’a répondu Stans. — La pauvre fille, ai-je soupiré. Mes yeux se sont emplis de larmes. J’ai fouillé dans mes poches pour chercher un Kleenex. — Vous a-t-elle parlé, mademoiselle Stackhouse ? Oh oh ! J’ai pris un peu plus de temps que nécessaire pour trouver mon mouchoir. Il s’agissait de ne pas raconter n’importe quoi. — Oui, ai-je répondu d’une voix chevrotante. À ces mots, les visages de mes deux interlocuteurs se sont éclairés. — Elle m’a donné son nom. Elle m’a dit que c’étaient surtout ses jambes qui la faisaient souffrir, quand je lui ai demandé où elle avait mal. Et elle a dit que la voiture l’avait renversée, mais qu’elle ne lui avait pas roulé dessus. Les deux hommes se sont consultés du regard. — A-t-elle fourni une description du véhicule ? a demandé Stans. Ç’aurait été si facile de décrire la voiture de Hallow... Mais je me suis méfiée de cette espèce de jubilation que je sentais monter en moi à cette perspective. Ce dont je me suis félicitée, après un temps de réflexion. Que croyez-vous qu’ils auraient trouvé comme indices sur la voiture, à part des poils de loup ? — Non. Elle n’a pas beaucoup parlé après ça. Elle gémissait surtout, vous savez. Oh ! C’était terrible. — Pourriez-vous nous emmener sur les lieux, à l’endroit précis où vous avez découvert Mlle Cooper ? — Franchement, ça m’étonnerait. À part elle, je n’ai rien vu. Question cohérence, j’étais en train de perdre des points. — Pas d’arbre facile à repérer, pas de chemin de terre, de borne ou de pancarte quelconque ? a insisté Curlew. J’ai secoué la tête, et Stans m’a gentiment tapoté l’épaule. — Je sais que vous avez été rudement secouée, mademoiselle, m’a-t-il dit, débordant de sollicitude. Vous avez fait tout ce que vous pouviez pour la blessée. Maintenant, il ne reste plus qu’à s’en remettre aux médecins et à Dieu. J’ai hoché la tête d’un air solennel. J’étais d’accord avec lui à cent pour cent. Mais le vieux Curlew me considérait d’un œil sceptique. Il m’a cependant remerciée – pour la forme – et a rejoint son collègue qui, déjà, poussait la porte de l’hôpital. J’ai reculé un peu, tout en observant le parking. Deux secondes plus tard, ils étaient devant ma voiture et l’inspectaient en projetant le faisceau de leurs grosses lampes torches sur les vitres. Je savais que ma bagnole était nickel : ils ne pourraient rien trouver, en dehors des taches de sang à l’arrière. Je les ai vus vérifier l’état de mon pare-chocs. Comment leur en vouloir ? Ils faisaient leur boulot, après tout. Après avoir examiné ma vieille guimbarde sous toutes les coutures, ils se sont plantés sous un réverbère pour prendre des notes. Peu de temps après, le médecin a franchi les portes battantes et s’est dirigé droit sur moi. Elle a baissé son masque et s’est frotté la nuque d’une longue main fine. — Elle est tirée d’affaire, m’a-t-elle annoncé. Son état est stable, pour le moment. J’ai hoché la tête et fermé les yeux sous le coup de l’émotion. Quel soulagement ! — Merci, ai-je croassé, la gorge serrée. — Nous allons l’emmener en hélicoptère à l’hôpital de Shreveport. L’appareil devrait se poser ici d’une seconde à l’autre. Ils la transféraient ? C’était bon signe, ça ? Mais peu importait mon sentiment sur la question. Maria-Star devait bénéficier des meilleurs soins, et l’hôpital de Shreveport était sans doute mieux à même de les lui prodiguer. J’avais un autre souci : quand elle pourrait parler, la police l’interrogerait forcément. Comment m’assurer que son histoire coïnciderait avec la mienne ? — Elle est consciente ? — À peine, a répondu le médecin. Vous pouvez aller la voir, mais je ne vous garantis pas qu’elle se souviendra de nous, ni qu’elle comprendra ce que vous lui direz. Il faut que j’aille m’entretenir avec ces messieurs de la police. Les deux flics revenaient vers l’hôpital. Je les ai aperçus par la porte vitrée. — Merci, ai-je répété, avant de pousser les portes battantes, puis la première porte sur ma gauche, suivant la direction qu’elle m’avait indiquée. Seigneur ! Mais c’était un vrai capharnaüm, là-dedans ! Il y avait des bouts de coton ou de tissu ensanglantés par terre. Deux infirmières bavardaient tout en rangeant le matériel. Un homme en uniforme bleu attendait dans un coin avec un seau et une serpillière. La blessée gisait encore sur la table d’opération, entourée de tubes et de tout un tas d’appareils. Je me suis approchée doucement d’elle, lui ai pris la main et me suis penchée aussi près que possible. — Maria-Star, vous reconnaissez ma voix ? lui ai-je demandé. Elle avait le visage tuméfié et couvert d’égratignures. C’étaient sans doute les plus bénignes de ses blessures, mais ça m’a serré le cœur. — Oui, a-t-elle répondu dans un souffle. — C’est moi qui vous ai trouvée sur le bord de la route, ai-je repris en martelant les derniers mots avec insistance. Vous étiez allongée sur le bas-côté, sur la route départementale au sud de Bon Temps. — Compris, a-t-elle chuchoté. Je crois que quelqu’un vous a fait descendre de sa voiture, ai-je poursuivi d’un ton incertain. Et que ce quelqu’un vous a ensuite renversée. Mais vous savez ce qui se passe, après un traumatisme : le plus souvent, les gens ne se souviennent de rien. Une des infirmières s’est retournée et a haussé un sourcil soupçonneux. Elle avait dû entendre la fin de ma phrase. — Alors, ne vous inquiétez pas si vous ne vous souvenez de rien, ai-je néanmoins insisté. — J’essaierai, a soufflé la blessée. Réponse pour le moins ambiguë. Mais je ne pouvais pas faire mieux pour le moment. Je lui ai donc dit au revoir, j’ai remercié les infirmières et j’ai regagné ma voiture. Ma banquette arrière n’avait pas trop souffert, grâce aux couvertures de Bill – j’allais devoir lui en racheter, les siennes devaient être bonnes à jeter. Enfin, Maria-Star était en vie. Au moins un truc qui n’avait pas tourné au drame, dans mon existence mouvementée. J’avais presque envie de fêter ça ! Mais je me réjouissais peut-être un peu trop vite... A bien y réfléchir, qu’étaient-elles devenues, ces fameuses couvertures ? La police les avait-elle récupérées ? Étaient-elles restées à l’hôpital ? Les avait-on jetées à la poubelle ? J’ai haussé les épaules. Je n’allais tout de même pas m’inquiéter à cause de deux malheureux bouts de tissu, alors que j’avais déjà une liste de problèmes à régler longue comme le bras. Pour commencer, je n’aimais pas beaucoup l’idée d’un rassemblement de lycanthropes Chez Merlotte, et après la fermeture, qui plus est. C’était impliquer Sam beaucoup plus qu’il ne l’aurait fallu. Il ne l’était déjà que trop, à mon avis. Et puis, il y avait Éric. Ô Seigneur ! Il devait m’attendre à la maison depuis tout ce temps ! Je me suis prise à me demander quelle heure il pouvait bien être au Pérou. Bill devait assurément s’amuser plus que moi, là-bas. J’avais l’impression que je ne m’étais jamais remise de la nuit du Nouvel An, que je n’avais pas encore récupéré. Je me sentais littéralement épuisée. J’ai tourné à gauche pour prendre la route qui passait devant Chez Merlotte. Les troncs blafards se succédaient dans la lumière des phares. Pas de vampire à moitié nu en train de courir sur le bas-côté. C’était déjà ça... — Réveillez-vous ! — Quoi ? J’ai ouvert les yeux. La voiture a fait une violente embardée. — Vous étiez en train de vous endormir. Je n’aurais pas été plus surprise si une baleine était venue s’échouer en travers de la route. — Qui êtes-vous ? ai-je ânonné, dès que je me suis sentie en état d’articuler un mot. — Claudine, a répondu la femme assise à côté de moi sur le siège du passager. Je ne distinguais pas grand-chose, à la lumière du tableau de bord, mais il me semblait effectivement reconnaître la grande et belle femme que j’avais vue au réveillon Chez Merlotte et avec Nikkie, la veille. — Comment êtes-vous montée dans ma voiture ? Qu’est-ce que vous fichez là ? — Il se trouve qu’il y a eu une recrudescence inhabituelle d’activité chez les Cess, dans la région, depuis une semaine ou deux, et que je suis l’intermédiaire. — L’intermédiaire entre quoi et quoi ? — Entre les deux mondes. Ou, pour être exacte, entre les trois mondes. — Ah... Alors, vous êtes une sorte d’ange gardien ? C’est pour ça que vous m’avez réveillée au moment où j’allais m’endormir au volant ? Non. Je n’en suis pas encore là. Mais vous êtes trop fatiguée pour comprendre. Laissez de côté la mythologie et contentez-vous de m’accepter telle que je suis. J’avais un peu de mal à la suivre. Pas vous ? — Regardez ! a-t-elle repris. Il y a un homme qui vous fait signe. J’ai tourné les yeux dans la direction qu’elle m’indiquait. Et, effectivement, sur le parking de Chez Merlotte, un vampire jouait les sémaphores. C’était Chow. — Il ne manquait plus que ça ! ai-je grommelé. Bon, eh bien, j’espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à ce que j’écourte cette petite conversation, Claudine, parce qu’il faut que je m’arrête ici. — Oh, mais faites donc ! Je ne raterais ça pour rien au monde. Chow m’a guidée vers l’arrière du bâtiment, où j’ai été stupéfaite de découvrir le parking du personnel littéralement envahi de voitures. — Oh, chouette ! s’est exclamée Claudine. Une fête ! Elle a sauté hors de la voiture comme si elle pouvait à peine contenir son enthousiasme. J’ai eu la secrète satisfaction de voir Chow ouvrir de grands yeux en découvrant ce mètre quatre-vingts de perfection féminine. Pas facile d’épater un vampire. — Allons-y ! s’est exclamée joyeusement Claudine, en me prenant par la main. CHAPITRE 9 C’était à croire que toutes les Cess et tous les vampires qui avaient croisé mon chemin à un moment ou un autre de mon existence s’étaient donné rendez-vous Chez Merlotte – enfin, à quelques notables exceptions près, mais j’étais trop fatiguée pour pinailler. Et moi qui ne rêvais que d’une chose : me retrouver seule ! Lèn était là, vêtu d’un pantalon beige et d’une chemise à carreaux verts et bleus déboutonnée. En le voyant, on avait du mal à l’imaginer hurlant à la lune à quatre pattes. Les lycanthropes buvaient du café ou du jus de fruits, et Eric – rayonnant et en pleine forme, apparemment – du PurSang. Perchée sur un tabouret de bar, Pam portait un jogging gris-vert en velours – qu’elle réussissait à rendre classe mais sexy – avec des tennis à paillettes. Elle était venue avec Gérald, un vampire que j’avais aperçu une ou deux fois au Croquemitaine. Il paraissait avoir une trentaine d’années, mais je l’avais entendu parler de la Prohibition, et il était clair qu’il avait vécu ça de l’intérieur. Le peu que je connaissais de lui ne me donnait pas franchement envie d’en savoir davantage. Même devant un tel parterre, Claudine et moi avons fait sensation. Enfin, surtout Claudine. Avec son corps de rêve moulé dans une robe en jersey orange, ses rondeurs stratégiquement placées et ses interminables jambes perchées sur des talons aiguilles vertigineux, c’était une vraie bombe sexuelle le format XXL. Non, décidément, elle ne pouvait pas être un ange, Du moins, pas un ange tels que je les concevais. Mon regard est passé de Pam à Claudine. Franchement, c’était trop injuste ! Non, mais regarde donc ces deux créatures de rêve : si lisses, si séduisantes, si parfaites ! Comme si ça ne suffisait pas que je sois crevée, paumée, déboussolée, terrorisée, il fallait, en plus, que je me sente moche ! J’étais en train de vivre le cauchemar de toutes les filles : entrer dans une salle pleine de mecs en compagnie d’une femme belle à tomber. S’il n’y avait pas eu Sam – que j’avais quand même entraîné dans toute cette histoire –, je crois bien que j’aurais tourné les talons illico et que je serais rentrée me coucher. — Claudine ! s’est exclamé le colonel Flood. Que venez-vous faire ici ? Pam et Gérald dévoraient la bombe sexuelle des yeux comme s’ils s’attendaient à la voir faire un strip-tease séance tenante. — Ma petite camarade, ici présente, a répondu Claudine en penchant la tête vers moi, s’est endormie au volant. Comment se fait-il que vous ne la surveilliez pas mieux que ça ? Le colonel, toujours aussi digne – d’autant plus qu’il s’était rhabillé –, a semblé un rien interloqué. Apparemment, il n’avait jamais envisagé de m’offrir une quelconque protection. — Eh bien... euh... — Vous auriez dû envoyer quelqu’un avec elle à l’hôpital, s’est exclamée Claudine en secouant la cascade de ses longs cheveux noirs avec réprobation. — Je lui ai bien proposé de l’accompagner, est intervenu Eric. Mais elle m’a répondu que ma présence ne ferait que compliquer les choses. — Hé ! Salut, beau blond ! Mmm... sexy, grand, blond et... mort ! s’est écriée Claudine en détaillant l’ex-Viking d’un œil expert et admiratif. Et quand une humaine vous donne un ordre, vous obéissez, vous ? Oh ! Merci, Claudine ! Comment allais-je surveiller Eric, après ça ? J’étais censée le protéger, non ? Alors, maintenant, il suffirait que je lui demande un truc pour qu’il refuse, juste parce que ça venait de moi ? Ça allait être pratique ! Gérald contemplait toujours Claudine avec le même air ahuri. Et pendant ce temps, j’hésitais à me coucher, là, tout de suite, sur une table, pour dormir enfin. Je crois bien que personne ne s’en serait aperçu. Soudain, tout comme Pam et Gérald avant lui, Éric s’est mis à fixer Claudine, le regard aimanté, semblait-il, par ma magnétique compagne. Au même moment, de puissantes mains m’ont empoignée par les bras, m’ont fait pivoter, et je me suis retrouvée contre la poitrine de Lèn. Il avait réussi à se frayer un chemin jusqu’à moi et m’enlaçait étroitement. Dieu que c’était bon, cette peau chaude contre ma joue ! Bon, d’accord, son torse velu sentait un peu le chien mouillé. Mais quel bonheur de se blottir contre quelqu’un de vivant qui vous étreint et vous couve des yeux ! — Qui êtes-vous ? a demandé Lèn en se tournant vers Claudine. L’oreille collée contre son torse, j’entendais sa voix de basse résonner à la fois au-dedans et au-dehors : drôle de sensation. — Je suis Claudine, la fée. Vous voyez ? Je me suis détachée à regret de mon vibrant oreiller pour regarder ce qu’elle faisait. Elle avait soulevé sa longue chevelure d’ébène pour lui montrer ses oreilles légèrement pointues. — Une fée ? a répété Lèn. Il avait l’air aussi abasourdi que moi. — Cool, a commenté un de ses congénères, un type coiffé façon hérisson qui ne devait pas avoir vingt ans. Le tour inattendu que prenaient les événements semblait l’intriguer au plus haut point. Il a lancé un regard complice aux autres lycanthropes assis à sa table, les invitant à prendre part à cette intéressante conversation. — Vous êtes vraiment une fée ? — Pour un temps, a répondu Claudine. Tôt ou tard, j’irai d’un côté ou de l’autre. Vu les visages troublés de l’assistance – à l’exception du colonel Flood –, je n’étais pas la seule à n’avoir rien compris. Ça m’a rassurée. — En tout cas, vous êtes drôlement appétissante ! a déclaré le jeune loup-garou avec un enthousiasme d’une touchante spontanéité. Pour affirmer ses choix esthétiques, il avait assorti à ses cheveux en pétard un jean élimé et un tee-shirt déchiré. Il était pieds nus – il ne faisait pourtant pas chaud Chez Merlotte, vu que le thermostat était réglé au minimum pendant les heures de fermeture – et il portait des bagues aux orteils. — Merci ! s’est exclamée Claudine en lui adressant un de ses sourires éclatants. Elle a claqué des doigts. Une espèce de brouillard l’a entourée, comme celui qui enveloppait les loups-garous quand ils se transformaient : il y avait de la magie dans l’air. Lorsqu’il s’est dissipé, Claudine portait une robe du soir blanche entièrement pailletée et fendue jusqu’à la hanche. — Cool ! a répété le jeune loup-garou, comme hypnotisé. Manifestement ravie d’avoir produit son petit effet, Claudine savourait sans retenue l’admiration béate de son nouvel adorateur. J’avais cependant remarqué qu’elle s’était insensiblement écartée des vampires. — Bon, Claudine, maintenant que vous avez fait votre numéro, pourrions-nous, s’il vous plaît, parler d’autre chose que de votre petite personne ? Le colonel Flood avait l’air aussi épuisé que moi. — Oh, mais bien sûr ! a aussitôt répondu l’intéressée, avec une moue de gamine réprimandée des plus charmantes. Je vous écoute. — Chaque chose en son temps. D’abord, comment va Maria-Star, mademoiselle Stackhouse ? — Elle a survécu au trajet jusqu’à Clarice. Lorsque je suis partie, on devait la transférer en hélicoptère à l’hôpital de Shreveport. Le médecin semblait plutôt optimiste quant à ses chances de survie. Échanges de regards et soupirs de soulagement chez les lycanthropes. Une femme d’une trentaine d’années a même esquissé quelques petits pas de danse. Quant à Pam et Gérald, totalement fascinés par la fée, ils n’ont pas réagi du tout. — Qu’avez-vous dit au médecin des urgences ? a repris le colonel Flood. Il faut que j’informe les parents de Maria-Star de la version officielle. Maria-Star devait être leur première-née et donc leur seul enfant hybride. — J’ai raconté aux policiers que je l’avais trouvée au bord de la route et que je n’avais vu aucune trace de freinage sur la chaussée, ni quoi que ce soit d’autre. Je leur ai dit qu’elle était étendue sur le gravier du bas-côté pour expliquer la présence des gravillons qu’on a dû trouver sous sa peau. J’espère qu’elle a compris. Ils l’avaient shootée, et elle était encore un peu dans les vapes quand je lui ai parlé. — Bonne initiative, mademoiselle Stackhouse, a approuvé le colonel Flood. Et merci. Nous avons une dette envers vous. J’ai balayé cette broutille d’un geste négligent. J’avais autre chose en tête. — Mais vous, comment avez-vous fait pour arriver chez Bill juste au bon moment ? — J’avais lancé Emilio et Sid sur les traces de la sorcière. Ils ont accompli leur mission. Emilio devait être le petit brun aux énormes yeux marron. Il y avait une communauté mexicaine dans la région. De nouveaux immigrants venaient régulièrement grossir ses rangs. Apparemment, Emilio faisait partie du lot. Le petit jeune aux cheveux hirsutes m’a adressé un signe de la main. J’en ai déduit que c’était Sid. — Donc, à la tombée de la nuit, nous avons commencé à monter la garde devant le bâtiment où Hallow a installé son QG. Pas facile dans une zone résidentielle habitée par une population essentiellement noire. Des jumelles noires, assises près de la porte, ont échangé un petit sourire goguenard. Comme Sid, elles avaient l’intrépidité de la jeunesse et semblaient trouver tout ça très excitant. — Quand Hallow et son frère sont partis pour Bon Temps, nous les avons pris en chasse. Et nous avons appelé Sam pour l’avertir, bien sûr. J’ai jeté un regard noir à l’intéressé. Il aurait quand même pu me prévenir ! — Sam m’a contacté sur mon portable lorsqu’ils ont quitté le bar pour me dire où ils allaient, a poursuivi le colonel Flood. Isolée comme elle est, la maison de Bill Compton m’a paru l’endroit idéal pour leur tendre une embuscade. Nous avons juste eu le temps de garer nos voitures dans le cimetière et de nous transformer. Mais notre odeur nous a trahis : ils ont senti notre présence trop tôt. Le colonel a fusillé Sid du regard. Apparemment, la turbulente jeune recrue n’avait pas su contenir son impatience. — Donc, ils vous ont échappé, ai-je conclu en essayant de prendre le ton le plus neutre possible. Et maintenant, ils savent que vous êtes à leurs trousses. — Oui, ils ont filé. Les assassins d’Adabelle Yancy. Les leaders d’une clique de sorciers qui essaient de s’emparer non seulement du territoire des vampires, mais aussi du nôtre. En prononçant ces mots, le colonel Flood a balayé l’assistance de ses yeux d’aigle. Sous son regard glacé, tous les lycanthropes se sont décomposés, même Lèn. — Et maintenant, a-t-il poursuivi, ils vont être sur leurs gardes, puisqu’ils savent que nous les traquons. Momentanément arrachés à leur fascination pour la radieuse Claudine, Pam et Gérald semblaient secrètement amusés par le discours du colonel. Comme toujours ces temps-ci, Éric avait l’air troublé, perdu. Il n’aurait pas été plus paumé si le discours qu’il venait d’entendre avait été en sanskrit. — Les Stonebrook sont retournés à Shreveport en partant de chez Bill ? ai-je demandé. — Nous ne pouvons que le supposer. Nous avons dû opérer une mutation précoce et regagner nos voitures. En dépit de tous nos efforts, cela a pris un peu de temps. Nous nous sommes séparés pour les chercher dans différentes directions, mais nous n’avons trouvé aucune trace d’eux. — Et maintenant, nous voilà rassemblés ici. Pourquoi ? s’est enquis Lèn. — Nous sommes ici pour plusieurs raisons, a calmement répondu le chef de meute. Premièrement, nous voulions avoir des nouvelles de Maria-Star. Deuxièmement, nous ne pouvions pas rentrer à Shreveport sans avoir pris le temps de nous remettre de notre cuisant échec. Les lycanthropes, qui semblaient tous avoir enfilé leurs vêtements n’importe comment dans le feu de l’action, paraissaient effectivement un peu éprouvés par leur soirée commando. Leur transformation par une nuit de nouvelle lune et leur retour précipité à une forme bipède, le tout en moins d’une heure, les avaient tous exténués. — Et vous, qu’est-ce que vous faites là ? ai-je demandé à Pam. — Nous poursuivons les mêmes buts que les lycanthropes – dans cette affaire, en tout cas, a-t-elle répondu. Elle a échangé un regard avec Gérald. Tous deux se sont alors tournés comme un seul homme vers Eric, qui les a dévisagés avec une expression de parfaite incompréhension dans les prunelles. Pam a soupiré, et Gérald s’est mis à contempler ses bottes. — Notre frère de nid, Clancy, n’est pas rentré, la nuit dernière, a repris Pam. Même au beau milieu de cette déclaration stupéfiante, elle n’a pas pu s’empêcher de reporter son attention sur la fée. Claudine semblait vraiment exercer une irrésistible attirance sur les vampires. Contrairement à la plupart de ses congénères – qui paraissaient penser qu’un vampire de moins, ce n’était pas une grande perte –, Lèn a semblé prendre cette nouvelle très au sérieux. — Qu’est-ce qu’il lui est arrivé, à votre avis ? s’est-il aussitôt enquis. — Nous avons reçu un message dans lequel les sorciers nous informaient qu’ils saigneraient un des nôtres pour chaque jour qui passerait sans qu’ils aient retrouvé Éric, a répondu Gérald. Tous les yeux se sont tournés vers l’ex-Viking. Il avait l’air complètement abasourdi. — Mais enfin, pourquoi ? s’est-il écrié. Je ne comprends pas ce qui fait de moi un tel trophée ! Une des filles, dans la salle, une belle blonde bronzée qui approchait de la trentaine, a semblé vouloir répondre, mais a tenu sa langue. Elle a quand même levé les yeux au ciel, avant de me jeter un coup d’œil en coin en hochant la tête. Je n’ai pas pu m’empêcher de sourire. Pourtant, Éric avait raison : cette chasse au vampire quasi obsessionnelle avait quelque chose d’excessif. Qu’est-ce qui motivait le plus Hallow ? La cupidité ? L’envie de coucher avec Éric, de le saigner et de boire son sang... Hé ! Attendez un peu. — Quelle quantité de sang peut-on tirer d’un vampire ? Pam m’a dévisagée avec, dans les yeux, ce qui se fait de plus approchant en matière de surprise chez les morts-vivants. — Voyons... Elle s’est mise à regarder dans le vide en agitant les doigts, comme si elle effectuait quelque calcul complexe. — Dans les six litres, a-t-elle finalement répondu. — Et combien de sang contiennent les petites fioles qu’on vend au marché noir ? — Eh bien, ça doit faire... un peu plus de six centilitres. Et comme elle avait parfaitement compris où je voulais en venir, elle a ajouté : — Donc, Éric contient environ quatre-vingt-seize unités de sang commercialisables. — Combien crois-tu que ça pourrait se vendre, par pièce ? — Eh bien, en ce moment, le tarif atteint deux cent vingt-cinq dollars pour du sang de vampire standard. Les yeux de Pam avaient viré au bleu glacier. — Mais pour le sang d’Éric... Il est si vieux... — Dans les quatre cent vingt-cinq dollars la fiole ? — Au bas mot. — Donc, sur pied, la bête vaut... — Plus de quarante mille dollars. L’assistance au grand complet a commencé à regarder Éric avec un net regain d’intérêt – sauf Pam et Gérald qui, comme Éric lui-même, s’étaient replongés dans la contemplation de Claudine. La distance qui les séparait de la fée m’a paru plus courte de quelques bonnes dizaines de centimètres... — Alors, pensez-vous que ce soit une motivation suffisante ? ai-je poursuivi. Éric a rejeté Hallow. Elle le veut, elle veut son business et elle veut son sang. — Ça fait une sacrée motivation, a reconnu une petite brune d’une cinquantaine d’années. — En plus, Hallow est folle, a ajouté joyeusement Claudine. Je crois qu’elle n’avait pas cessé une seconde de sourire depuis qu’elle était apparue dans ma voiture. — Qu’est-ce que vous en savez ? lui ai-je lancé. C’est agaçant, une femme somptueuse qui sourit tout le temps, à la fin. — Je l’ai vue à son QG. Nous l’avons tous regardée en silence un long moment – et pas avec la même fascination que les vampires, loin de là. — Claudine, ne me dites pas que vous êtes passée à l’ennemi ! s’est alarmé le colonel. — James ! s’est exclamée Claudine, moqueuse. Vous n’avez pas honte ? Je me suis fait passer pour une sorcière locale, bien sûr. — Vous nous auriez épargné pas mal d’ennuis, si vous nous aviez dit ça plus tôt, lui a fait remarquer le colonel, glacial. — Une vraie fée ! s’est soudain extasié Gérald d’un ton inspiré. Je n’en ai eu qu’une dans toute mon existence. J’ignorais quel âge réel il avait, mais ça devait faire un sacré paquet d’années. — Elles sont difficiles à attraper, a commenté Pam d’une voix rêveuse, en décalant discrètement son tabouret pour se rapprocher de sa proie. Le regard acéré et le corps en alerte, Éric lui-même n’avait plus rien d’un chien perdu sans collier. Je l’ai clairement vu faire un pas en direction de Claudine. Ma parole ! On aurait dit trois accros au chocolat devant une montagne de truffes. — Allons, allons ! les a gentiment sermonnés Claudine, sans se départir de son sourire radieux. Les admirateurs aux dents longues, on recule, s’il vous plaît ! Derrière son inébranlable jovialité, on sentait quand même poindre un soupçon d’anxiété. Pam a bien tenté de prendre un air détaché, mais elle avait plutôt celui d’une gamine qu’on aurait surprise en train d’empocher un paquet de bonbons sans payer. Gérald a obtempéré avec une mauvaise grâce évidente. Mais Éric a continué à avancer. Comme personne, pas plus chez les vampires que chez les lycanthropes, ne paraissait prêt à affronter un Viking séculaire, j’ai pris mon courage à deux mains. Après tout, Claudine m’avait quand même empêchée de me payer un platane. — Éric ! ai-je lancé en me précipitant pour l’intercepter. Contrôle-toi ! — Quoi ? Il m’accordait à peu près autant d’attention qu’à une mouche bourdonnant à son oreille. — Stop ! Espèce protégée, ai-je insisté. Il a daigné baisser les yeux vers moi, cette fois. — Hou hou ! Tu te souviens de moi ? J’ai posé la main sur sa poitrine pour tenter de l’arrêter (enfin, le ralentir, soyons lucides). — Je ne sais pas ce qui te met dans un état pareil, mon vieux, mais il va falloir te reprendre. — Je la veux, a-t-il lâché, le regard brillant de désir. Eh bien... euh... D’accord, elle est canon, ai-je concédé, tentant de trouver des arguments rationnels pour l’arrêter, tout en ravalant ma blessure d’amour-propre (j’étais un peu vexée, je l’avoue). Mais elle n’est pas disponible. N’est-ce pas, Claudine ? ai-je lancé par-dessus mon épaule. — Pas pour lui, a rectifié la fée. Mon sang est toxique pour les vampires. Je préfère ne pas vous dire dans quel état il serait après l’avoir bu. Cette perspective ne lui ôtait rien de son inoxydable bonne humeur, apparemment. — Claudine, je crois que vous devriez aller prendre un peu l’air. Maintenant, ai-je renchéri pour bien lui faire comprendre l’urgence de la situation. Eric me repoussait, mais pas très violemment, pour le moment – sinon, je me serais retrouvée les bras en croix sur le carrelage. Comme Claudine commençait à s’éloigner, j’ai reculé d’un pas. J’aurais bien voulu entendre ce qu’elle avait à raconter. Malheureusement, il était clair que le rapprochement fée-vampire risquait de faire des étincelles et que si on ne les séparait pas, on ne saurait jamais ce qu’elle avait découvert au QG des sorciers. — Mmm, a soupiré Pam en regardant Claudine balancer ses hanches gainées de blanc pailleté à travers le bar, suivie du colonel Flood, qui s’apprêtait à fermer la porte derrière elle. A peine la fée est-elle sortie de son champ de vision qu’Eric a paru émerger de sa transe. J’ai recommencé à respirer. — Les vampires ont un gros penchant pour les fées, hein ? ai-je demandé, soulagée. — Oh, oui ! ont acquiescé en chœur les vampires. — Elle m’a sauvé la vie, vous savez, leur ai-je rappelé. Et elle semble pouvoir nous aider dans cette histoire de sorciers. Vous avez déjà vu un vampire faire la tête ? Eh bien, multipliez par trois et vous aurez une idée du tableau. — Claudine s’est révélée une excellente informatrice, nous a annoncé le colonel Flood à son retour, comme s’il en était le premier surpris. J’ai senti le bras d’Éric m’enlacer la taille. Faute de grives... — Qu’est-ce qu’elle fichait au QG des sorciers ? a lancé Lèn, d’un ton plus agressif que sa question ne le justifiait. — Ça, c’est les fées... a maugréé le colonel. Il faut toujours qu’elles jouent avec le feu. Elles adorent les psychodrames. Même Claudine, qui fait pourtant partie des bonnes. Quoi qu’il en soit, voilà ce qu’elle m’a révélé : la fameuse Hallow dirige un groupe d’une vingtaine de sorciers. Tous sont des lycanthropes ou font partie des plus gros calibres parmi les changelings. Et ils prennent tous du sang de vampire. Peut-être même y sont-ils accros. — Les Wiccans nous aideront-ils à les combattre ? a demandé une femme d’un certain âge aux cheveux flamboyants, affligée d’un double menton. — Ils n’ont encore rien promis, a répondu un jeune type avec une coupe militaire réglementaire. Sur les ordres de notre chef de meute, j’ai contacté toutes les communautés wiccans et tous les Wiccans isolés du secteur. Ils font tous de leur mieux pour se tenir à l’écart de ces créatures. Certains détails m’ont donné à penser qu’ils allaient se rassembler lors d’un meeting demain soir, bien que je ne sache pas où. Je suppose qu’ils vont étudier la situation de leur côté. S’ils pouvaient organiser une attaque aussi, ça nous aiderait. — Bon travail, Portugal, l’a félicité le colonel. Le jeune type a paru flatté. Comme on se tenait dos au mur, Éric a dû se croire autorisé à avoir la main baladeuse – laquelle semblait avoir une préférence très marquée pour la poche arrière de mon jean... Je n’y voyais aucune objection a priori, c’était le choix du terrain qui me posait problème : nous étions quand même dans un lieu public. — Claudine n’a pas parlé de prisonniers qu’elle aurait aperçus sur place ? ai-je demandé en m’écartant d’Éric. — Non. Navré, mademoiselle Stackhouse. Elle n’a mentionné personne correspondant à la description de votre frère. Et elle n’a pas vu le dénommé Clancy. Ça ne me surprenait pas vraiment. Je n’en étais pas moins déçue. — Désolé pour toi, Sookie, a dit Sam. — Ce n’est pas parce qu’elle ne l’a pas vu que l’on peut en déduire avec certitude qu’il n’est pas là-bas, a déclaré le colonel, qui semblait décidé à me réconforter. Nous sommes sûrs que Hallow a enlevé Clancy, et Claudine ne l’a pas repéré. Avant que j’aie eu le temps de le remercier, la femme aux cheveux flamboyants a repris la parole. — Revenons-en aux Wiccans, a-t-elle dit avec impatience. Comment les rallier à notre cause ? — Portugal, demain, tu rappelleras tous les Wiccans, a ordonné le colonel. Pepper te donnera un coup de main. Pepper était une jolie jeune femme brune aux traits affirmés et aux cheveux courts. Elle semblait ravie de faire équipe avec Portugal. Il avait l’air content aussi, mais il s’est efforcé de le cacher derrière une brusquerie de ton, de gestes et de manières. — Bien, mon colonel, a-t-il aboyé. Pepper a trouvé ça « trop chou » – je l’ai capté en direct. Lycanthrope ou pas, une pareille dévotion, ça finit par déborder. — Euh... je les rappelle pourquoi, au fait ? s’est enquis Portugal après un long moment d’intense réflexion. Nous devons connaître leurs intentions – à condition qu’ils acceptent de nous les dévoiler, évidemment, a expliqué le colonel. S’ils ne se rallient pas à nous, qu’ils ne viennent pas nous mettre des bâtons dans les roues, au moins. — Donc, c’est la guerre ? s’est alarmé un type du même âge que la femme aux cheveux rouges et qui devait d’ailleurs être avec elle. — Ce sont les vampires qui ont commencé ! s’est exclamée sa compagne. — Oh ! C’est absolument faux ! ai-je aussitôt protesté. — Pfff ! Pute à vamps ! J’avais déjà entendu pire, mais pas en public. Et pas dans la bouche de gens qui m’avaient demandé de venir pour les écouter. Avant même que j’aie pu répliquer, Éric avait déjà quitté le sol. La femme aux cheveux rouges s’est retrouvée clouée à terre, avec un vampire tous crocs dehors en guise de couverture. Elle a eu de la chance que Pam et Gérald soient presque aussi rapides que leur chef, même s’ils ont dû s’y mettre à deux pour le retenir. La femme saignait à peine, mais elle hurlait sans discontinuer. Pendant une fraction de seconde, j’ai bien cru que ça allait tourner à la bagarre générale. C’est d’ailleurs sans doute ce qui se serait produit sans l’intervention du colonel. — Silence ! a-t-il rugi. Je peux vous garantir que, dit sur ce ton-là, ce n’est pas le genre d’ordre auquel on désobéit. — Amanda ! a-t-il poursuivi en se tournant vers la femme aux cheveux rouges, qui geignait comme si Éric lui avait arraché un bras et que son compagnon examinait en quête d’éventuelles blessures avec une fébrilité qui frisait la panique. Un allié a droit à un minimum d’égards. Désormais, tu es priée de garder tes opinions de mer... tes opinions pour toi. Ton offense annule celle du sang versé par le vampire. Pas de représailles, Parnell ! Le lycanthrope a cessé d’ausculter sa compagne et s’est mis à grogner, babines retroussées, en le fusillant du regard. Mais il a fini par hocher la tête d’un air mauvais. — Mademoiselle Stackhouse, a repris le colonel, je vous prie d’excuser les manières déplorables de ma meute. Je me suis forcée à opiner du bonnet. Mais j’étais encore sous le choc. Je n’en ai pas moins remarqué que les yeux de Lèn se portaient tour à tour sur Eric et sur moi. Il avait l’air... eh bien, il avait l’air atterré. Quant à Sam, il affichait sagement une mine impassible. Je me suis redressée et j’ai séché mes larmes d’un geste rageur. Éric tentait avec peine de recouvrer son sang-froid. Penchée vers lui, Pam ne cessait de le raisonner à voix basse, et Gérald n’osait manifestement pas le lâcher. Pour couronner le tout, la porte de service du bar s’est ouverte sur ces entrefaites, et Debbie Pelt a fait une entrée triomphale. — Alors, on fait la fête sans moi ? a-t-elle lancé à la cantonade. Elle a balayé l’assistance d’un regard goguenard et a haussé les sourcils. — Hé ! Bébé ! s’est-elle écriée, avant de se diriger droit sur Lèn, dont elle a pris la main en un geste on ne peut plus possessif. Lèn avait une drôle d’expression : il paraissait à la fois ravi et terriblement malheureux. Debbie était une femme qui ne passait pas inaperçue. Grande, mince, avec un visage allongé, elle avait les cheveux aussi noirs que Lèn, mais les siens n’étaient ni en bataille, ni bouclés. Ils étaient dégradés sur plusieurs longueurs et raides comme des baguettes. Ça lui donnait, à mon sens, un faux air de lévrier afghan. C’était la coupe la plus nulle que j’avais jamais vue. Il aurait été plutôt hypocrite de ma part de la saluer : Debbie et moi n’en étions plus là. Elle avait quand même essayé de me tuer, et Lèn le savait. Pourtant, ça n’empêchait pas cette garce d’exercer toujours sur lui une étrange fascination. Pour un grand type baraqué plutôt intelligent, pragmatique et sensé, il avait un sacré défaut dans la cuirasse. Et le défaut en question me crevait les yeux, gainé dans son jean Cruel Girl et dans un pull si fin et si moulant qu’on aurait presque pu lire la taille de son soutien-gorge. J’ai été prise d’une brusque envie de me tourner vers Éric pour lui dire que Debbie avait tenté de me trucider. Mais, une fois de plus, je me suis retenue. Ces constantes frustrations finissaient par devenir franchement pénibles. J’ai pris conscience que ça commençait à me taper sérieusement sur le système quand j’ai vu que je serrais les poings sans m’en rendre compte. — On vous appellera, si on évoque encore des choses qui vous concernent au cours de la soirée, a lâché Gérald. J’ai mis un certain temps à comprendre qu’on me congédiait. Et ce, pour éloigner Éric et éviter, par là même, un nouvel esclandre. À voir sa tête, on en était proche. Ses yeux luisaient et ses canines débordaient largement sur sa lèvre inférieure. J’ai été plus que jamais tentée de... Non. Je ne le ferais pas. Non, non. Il valait mieux que je parte. Et tout de suite. — Salut, pétasse ! m’a lancé Debbie, au moment où je franchissais la porte. J’ai juste eu le temps de voir Lèn se tourner vers elle avec une mine consternée, avant que Pam ne m’empoigne par le bras pour m’entraîner d’une main ferme vers le parking. Gérald n’avait toujours pas relâché son emprise sur Éric (une sacrée chance pour Debbie, à mon avis). Quand les deux vampires nous ont conduits auprès de Chow, je bouillais de rage. Chow a poussé Éric à la place du passager. Il ne me restait plus qu’à prendre le volant. — On t’appelle, m’a dit Chow. Rentre chez toi. Je m’apprêtais à protester quand j’ai vu l’expression de mon passager. Il valait mieux partir. La fureur d’Éric était en train de fondre comme neige au soleil. Il avait retrouvé cet air troublé, perdu qui lui était devenu familier ces derniers jours. Difficile d’imaginer qu’il avait été un vengeur assoiffé de sang quelques minutes plus tôt. On était déjà à mi-parcours quand il s’est décidé à ouvrir la bouche. — Pourquoi les lycanthropes haïssent-ils les vampires à ce point ? a-t-il murmuré. — Je n’en sais rien. J’ai ralenti pour éviter deux cerfs qui traversaient la route. — Les vampires en ont autant à leur service, ai-je précisé. Vous et les Cess, vous semblez faire cause commune contre les humains, mais le reste du temps, vous aimez bien vous crêper le chignon entre vous. J’ai pris une profonde inspiration, tout en choisissant mes mots avec soin et en tentant de les aligner avec toutes les précautions nécessaires, vu mon interlocuteur. — Hum ! Éric, je tenais à te dire que j’avais vraiment apprécié ta réaction, quand cette Amanda m’a insultée. Mais je suis plutôt habituée à me défendre toute seule. Si j’étais une vampire, tu ne te sentirais pas obligé de sauter sur le premier qui me manque de respect, si ? — Non, mais tu n’as pas la force d’un vampire. Tu es même moins forte qu’un lycanthrope, a objecté Éric. — Je ne prétends pas le contraire. Mais même si j’avais été assez forte, je n’aurais pas songé une seconde à l’attaquer, parce que ça lui aurait seulement donné l’occasion de me frapper. — Tu veux dire que c’est à cause de moi qu’on en est venus aux mains et que, sans moi, la situation n’aurait pas dégénéré. — C’est exactement ce que je veux dire, oui. — Je t’ai fait honte. — Mais non, ai-je répondu, tout en me demandant si ce n’était pas précisément le cas. Non, ai-je répété en m’efforçant d’y mettre un peu plus de conviction. Tu ne m’as pas fait honte. En fait, ça m’a même touchée de voir que tu étais... euh... attaché à moi au point de te mettre en colère, quand Amanda m’a traitée comme une sous-m... comme une moins que rien. Mais j’ai l’habitude qu’on se comporte comme ça avec moi et je maîtrise parfaitement ce genre de situation. Le nouvel Éric, avec cette stupéfiante attention qu’il accordait à mes réflexions, a médité celle-ci un bon moment. — Pourquoi y es-tu habituée ? Ce n’était pas la réaction que j’attendais. Entretemps, on était arrivés à la maison. J’ai inspecté la clairière avant de descendre de voiture pour aller ouvrir la porte de derrière. Une fois en sécurité à l’intérieur, je lui ai répondu : — Parce que je sais que les gens n’ont pas une très bonne opinion des serveuses. Encore moins des serveuses qui n’ont pas fait d’études. Et encore, encore moins des serveuses télépathes sans éducation. J’ai l’habitude qu’on me prenne pour une tarée ou, du moins, pour une fille légèrement dérangée. Ce n’est pas que je veuille me faire plaindre, mais je n’ai pas beaucoup de fans. — Ça ne fait que confirmer la mauvaise opinion que j’ai des humains en général, a soupiré Éric. Il m’a ôté mon manteau, qu’il a regardé avec une moue dédaigneuse, avant de le poser sur le dossier d’une chaise. — Tu es belle. Je me suis sentie obligée de baisser modestement les yeux. — Tu es intelligente, tu es loyale, a-t-il poursuivi, bien que j’aie levé la main pour l’en empêcher. Tu as un formidable sens de l’humour et tu n’as pas froid aux yeux. — Bon. Ça suffit. Arrête, maintenant. — Essaie de m’arrêter, a-t-il rétorqué. Tu as les plus beaux seins que j’aie jamais vus. Tu es courageuse... J’ai posé mes doigts sur ses lèvres pour le faire taire. Il en a profité pour les lécher. Je me suis laissée aller contre lui, et un délicieux frisson m’a parcourue de la tête aux pieds. — Tu es une femme responsable et travailleuse... Avant qu’il en vienne à me dire que je savais ranger les poubelles comme personne après les avoir sorties, j’ai remplacé mes doigts par mes lèvres. — Tu vois ? a-t-il murmuré doucement, après un long baiser passionné. Tu sais faire preuve d’imagination aussi, quand tu veux. Pendant l’heure suivante, il s’est ingénié à me démontrer qu’il n’en était pas dépourvu non plus. La seule heure de répit après une très, très longue journée d’angoisse et de peur : peur pour mon frère, peur de la cruelle Hallow, peur qui m’avait envahie devant le corps affreusement blessé de Maria-Star. Blottie dans les bras d’Éric, je me suis mise à fredonner un air inconnu, tout en suivant d’un index distrait la courbe de son épaule, éperdue de reconnaissance pour le plaisir qu’il m’avait donné. — Merci, ai-je murmuré, la joue pressée contre sa poitrine silencieuse. Il a glissé un doigt sous mon menton pour m’obliger à relever les yeux vers son visage. — Non, m’a-t-il calmement répondu. C’est moi qui te remercie. Tu m’as recueilli, hébergé, nourri, habillé, protégé. Tu es prête à te battre pour moi. Je le sens, je le sais. C’est presque trop beau pour être vrai. Quand cette maudite sorcière sera neutralisée, je te laisserai venir à mes côtés et je partagerai tout ce que je possède avec toi. Tous les vampires qui me doivent allégeance se prosterneront devant toi. C’était un truc de Viking, ça, ou quoi ? Ce cher Eric ! Enfin, rien de tout cela n’arriverait jamais. Une chance que je ne sois pas assez bête pour y croire, quoique ce soit un rêve merveilleux. Il raisonnait comme un seigneur du Moyen Âge, avec des serfs à son service, et non comme un vampire sans scrupule à la tête d’un empire financier et d’un bar à Shreveport. — Tu m’as rendue très heureuse, ai-je chuchoté avec une émotion sincère. Et c’était la plus stricte vérité. CHAPITRE 10 Il était à peine 10 heures du matin quand Alcee Beck est venu frapper à ma porte – il n’y avait qu’un flic pour tambouriner comme ça, de toute façon. Je me suis empressée d’enfiler un jean et un pull avant d’aller ouvrir. — Il n’est pas dans l’étang, m’a-t-il annoncé sans préambule. — Dieu merci ! Je me suis laissée aller contre le chambranle, les yeux clos, pour faire exactement ça : remercier Dieu. Puis je me suis reprise et j’ai poliment invité Alcee Beck à entrer. Il a franchi le seuil en balayant l’entrée et le salon du regard avec une circonspection de vampire. — Vous voulez un café ? lui ai-je proposé en lui désignant le vieux canapé. — Non, merci. Sa voix était tendue : il était aussi mal à l’aise que moi. J’avais beau essayer de le laisser penser en paix, je percevais nettement sa répugnance à l’idée de se retrouver seul dans la maison d’une femme blanche. Il se demandait aussi ce que fichait Andy Bellefleur. Il avait hâte qu’il arrive. Je l’ai prié de m’excuser deux minutes et je me suis éclipsée pour ne pas céder à la tentation de lui poser la question qui me brûlait les lèvres : pourquoi Andy Bellefleur devait-il venir chez moi ? Ça l’aurait retourné comme une crêpe. J’ai filé dans la salle de bains me laver les dents et le visage. Quand je suis retournée dans le salon, Andy était déjà là, ainsi que Catfish Hennessey, le patron de Jason. En les voyant, je me suis sentie blêmir et je me suis affalée sur un fauteuil. — Alors ? Je n’aurais pas pu articuler un mot de plus. — Le sang sur le ponton est probablement d’origine féline. Il y a une empreinte dedans, en plus de celle des bottes de Jason, m’a annoncé Andy. On n’a pas ébruité la nouvelle, pour ne pas voir les bois du coin envahis par une bande de crétins qui veulent jouer les Rambo. J’aurais pu trouver son histoire plutôt marrante, si je n’avais pas été télépathe. Mais ce n’était pas un chat de gouttière qu’Andy avait en tête quand il parlait de félin, ni même un chat sauvage. Une image s’était imposée à son esprit : il avait pensé «panthère ». À ma connaissance, il n’existait qu’un seul endroit où on pouvait trouver des panthères à l’état sauvage, par chez nous : en Floride. Et encore, elles étaient pratiquement en voie d’extinction. Ça faisait près d’un demi-siècle qu’aucune panthère n’avait été repérée sur le territoire de la Louisiane. Bien sûr, des bruits couraient... Mais on n’avait jamais pu produire de photo, ni la moindre moulure d’empreinte pour prouver la présence d’une panthère dans les parages. Jusqu’à aujourd’hui. Les yeux d’Andy Bellefleur brûlaient de fièvre. Oh ! Pas de désir pour moi (qu’est-ce que vous allez imaginer ?). Tout homme qui avait un jour tenu un fusil de chasse – ou même tout photographe amateur amoureux de la nature – aurait donné n’importe quoi pour voir une vraie panthère en liberté. À plus forte raison parce que ce prédateur faisait tout pour éviter l’homme, lequel ne lui rendait certes pas la politesse. — Qu’est-ce que vous en pensez ? leur ai-je demandé. Comme si je ne le savais pas ! J’étais pourtant bien obligée de prétendre le contraire. Ils seraient moins tendus, si je leur donnais l’impression de jouer fair-play. Et plus ils se sentiraient en confiance, plus ils risquaient de laisser échapper quelque chose d’intéressant. Si les deux flics me regardaient fixement, Catfish, lui, assis sur l’extrême bord du rocking-chair de Granny, contemplait obstinément ses mains – pas si bête : il me connaissait mieux qu’eux. Il les serrait si fort que ses jointures paraissaient exsangues. Il se disait que Jason était certainement mort. — Peut-être que Jason a repéré une... une panthère, quand il est rentré chez lui ce soir-là, a suggéré Andy. Tel qu’on le connaît, il aura couru chercher son fusil pour la prendre en chasse. — C’est une espèce protégée, ai-je rétorqué. Tu crois que Jason ne le sait pas ? Évidemment, Jason était si impulsif que ça lui aurait été complètement égal – c’était leur opinion, en tout cas. — Pensez-vous vraiment que cela l’aurait arrêté ? m’a demandé Alcee Beck. — Donc, Jason aurait... aurait tiré sur cette panthère, à votre avis ? — Ce n’est pas impossible, a confirmé Beck. — Et ensuite ? ai-je lancé en croisant les bras. Les trois hommes se sont consultés du regard. — Peut-être que Jason l’a suivie dans les bois, a répondu Andy. Peut-être que la panthère n’était pas si gravement blessée que ça et qu’elle l’a eu. — Parce que vous croyez que mon frère aurait traqué un fauve blessé dans la forêt ? En pleine nuit ? Tout seul ? Bien sûr qu’ils le croyaient ! Je le lisais aussi distinctement dans leur esprit que si ç’avait été écrit au néon sur leur front. Ils se disaient même que c’était du Jason Stackhouse tout craché. Ils oubliaient un petit détail : toute tête brûlée qu’il était, si mon frère avait une idole au monde, c’était bien Jason Stackhouse. Jamais il n’aurait fait courir un tel danger à sa précieuse petite personne. Il était peut-être casse-cou, mais certainement pas suicidaire. Andy Bellefleur hésitait bien encore un peu, mais, pour Alcee Beck, ça ne faisait aucun doute : j’avais parfaitement résumé le «déroulement des faits ». Ce que les deux flics ignoraient et que je ne pouvais pas leur dire, c’était que si Jason avait effectivement vu une panthère près de l’étang, il y avait de grandes chances pour que ç’ait été un changeling. Claudine n’avait-elle pas dit que les sorciers avaient enrôlé les plus gros calibres dans leurs rangs ? Une panthère était un sérieux atout pour qui envisageait de supplanter un vampire de l’envergure d’Éric. — Jay Stans, de Clarice, m’a appelé ce matin, a soudain déclaré Andy en tournant sa face lunaire vers moi. Il m’a regardée droit dans les yeux. — Il m’a parlé de cette fille que tu as trouvée sur le bord de la route, la nuit dernière. J’ai hoché la tête. Je ne voyais pas le rapport. Et puis, j’étais trop préoccupée par cette histoire de panthère pour chercher à savoir où il voulait en venir. — Cette fille connaissait Jason ? — Hein ? ai-je lâché, abasourdie. Mais de quoi tu parles ? — Tu as découvert cette fille, Maria-Star Cooper, sur le bas-côté. Les flics de Clarice ont fait des recherches, mais ils n’ont trouvé aucune trace d’accident. J’ai haussé les épaules. Je leur ai dit que j’étais incapable de retrouver l’endroit, encore moins de le leur indiquer. Ça ne me surprend pas trop qu’ils n’aient trouvé aucune preuve, vu qu’ils ne connaissaient pas le lieu exact. — Voyez-vous, ce qu’on se disait, est intervenu Alcee Beck, c’est que Jason aurait pu garder cette fille sous le coude quelque part, après l’avoir larguée. El quand il a disparu, vous l’auriez laissée partir. — Hein ? Il aurait parlé ourdou que ça m’aurait fait le même effet. — Vu que Jason a été soupçonné de meurtre, l’an dernier, on s’est demandé s’il n’y avait pas anguille sous roche... — Vous savez pertinemment qui est l’auteur de ces meurtres, et il est en prison, à l’heure qu’il est, ai-je protesté. A moins qu’il ne se soit passé un truc que j’ignore. Et puis, il a avoué, non ? Catfish a relevé la tête. Son regard a croisé le mien. Cet interrogatoire le rendait nerveux. D’accord, Jason était un peu spécial question sexe – quoique, à ma connaissance, aucune des nanas auxquelles il avait fait goûter sa « spécialité » ne s’en soit plainte –, mais de là à penser qu’il avait enfermé une fille pour en faire son esclave sexuelle ou je ne sais quoi, une fille dont j’aurais dû me débarrasser... Oh ! Il ne fallait quand même pas exagérer ! — René Lenier a effectivement avoué, et il est toujours sous les verrous, a confirmé Andy. — Mais... et si Jason était son complice ? a enchaîné Alcee. — Attendez une minute ! Je bouillais déjà depuis un moment, mais là, j’étais au bord de l’explosion. — Si mon frère est mort le 1er janvier, tué par une mystérieuse panthère qu’il aurait blessée, comment voulez-vous qu’il ait retenu en otage cette... Comment s’appelle-t-elle, déjà ? Cette Maria-Star Cooper ? Vous croyez peut-être que j’étais dans le coup aussi ? Que c’était moi qui m’occupais des esclaves de son prétendu harem ? Et puis quoi encore ? J’aurais renversé Maria-Star avec ma voiture, avant de l’emmener aux urgences ? On s’est tous fusillés du regard un bon moment. J’étais folle de rage. Quant à mes interlocuteurs, ils émettaient des ondes de tension et d’anxiété à une lieue à la ronde. Tout à coup, Catfish a sauté du rocking-chair comme un bouchon de Champagne. — Ah, non ! a-t-il rugi. Vous m’avez demandé de venir avec vous pour annoncer la mauvaise nouvelle de la panthère à Sookie. Mais y en a pas un qu’a parlé d’une Maria Truc qu’aurait été renversée par une voiture. Sookie est une chic fille ! a-t-il enchaîné en me montrant du doigt. Et je laisserai personne dire le contraire. Non seulement Jason Stackhouse a jamais eu besoin de lever le petit doigt pour que les nanas lui courent après – et encore moins d’prendre une fille en otage pour lui faire les cochonneries que vous avez en tête –, mais si vous avez le culot de dire que Sookie a libéré cette Maria Machin et qu’elle lui a roulé dessus avec sa bagnole, eh bien, moi, j’ai qu’une chose à vous dire : allez vous faire foutre ! Et que Dieu bénisse Catfish Hennessey ! Voilà la seule chose que j’avais à dire, moi. Alcee et Andy sont partis peu après. Catfish et moi sommes restés à discuter de choses et d’autres – enfin, pour Catfish, ça s’est surtout limité à maudire ces messieurs de la police. Quand il a été à court de jurons, il a consulté sa montre. — Viens, Sookie. Faut qu’on aille chez Jason. — Pourquoi ? Je n’étais pas contre, mais j’étais un peu déroutée par la proposition. — On s’est organisé une petite battue entre nous, et je sais que tu voudras en être. Pendant qu’il recommençait à insulter Alcee et Andy, je l’ai regardé fixement, bouche bée. Je me suis vraiment creusé les méninges pour trouver le moyen d’arrêter ça. Tous ces braves gens qui allaient enfiler leurs grosses parkas, leurs gants fourrés et leurs bottes pour crapahuter dans les bois, par ce froid, à travers les broussailles et les ronces... et tout ça pour rien. Mais comment les en empêcher ? Ils voulaient tellement bien faire. Je ne pouvais pas refuser de me joindre à eux. Et puis, il y avait quand même une petite chance, si mince soit-elle, que Jason soit effectivement quelque part dans ces fourrés. Catfish m’a dit qu’il avait rassemblé un maximum de volontaires et que Kevin Prior, qui n’était pas de service, avait accepté de jouer le rôle de coordinateur. Lorsqu’il m’a appris que Mary Fortenberry et les autres grenouilles de bénitier de la ville avaient décidé d’apporter du café et des beignets de la boulangerie de Bon Temps, j’ai craqué. Des larmes ont roulé sur mes joues. Catfish est devenu encore plus rouge qu’il ne l’était déjà. Rien ne le mettait plus mal à l’aise qu’une femme en pleurs. Pour le tirer d’embarras, je lui ai dit que je devais aller me préparer. J’ai vaguement retapé mon lit, je me suis passé un peu d’eau sur le visage et j’ai refait mon éternelle queue-de-cheval. J’ai dégoté un serre-tête à oreillettes en peluche qui m’avait peut-être servi une fois en trois ans, j’ai enfilé mon vieux manteau bleu marine et j’ai fourré mes gants dans ma poche avec un paquet de Kleenex, au cas où l’envie de jouer les pleureuses me reprendrait. La battue était le grand événement mondain du jour, à Bon Temps. Non seulement les gens aiment bien mettre leur grain de sel dans les affaires des autres, dans notre bonne petite ville, mais, inévitablement, le bruit avait commencé à courir que l’empreinte d’une mystérieuse bête sauvage avait été trouvée derrière la maison de mon frère. D’après ce que j’avais pu constater, le mot «panthère » ne circulait pas encore – sinon, il y aurait eu foule. La majorité des hommes étaient venus armés – de toute façon, tous les hommes sortent armés, ici, la plupart du temps. Chasser fait partie du mode de vie local, et pendant la saison de la chasse, on se croirait presque en vacances tant le bourg vit au ralenti. Sam était venu. J’étais si contente de le voir que j’ai failli me remettre à pleurer. Sam était le meilleur patron que j’aie jamais eu. C’était également un ami, qui répondait toujours présent quand j’avais des ennuis. Ses mèches blond cuivré dépassaient d’un bonnet en laine orange, et il portait des gants assortis. Sa grosse veste marron paraissait presque noire, par contraste. Comme tous les hommes, il avait mis des bottes de chantier. On ne se balade pas dans les bois avec les chevilles à l’air, pas même en hiver. Les serpents sont lents et plutôt léthargiques, par ce froid, mais ils sont bel et bien là, et si vous leur marchez dessus, ils ne se laissent pas faire. En un sens, la présence de tout ce monde – il y avait bien une cinquantaine de personnes – donnait une dimension tragique à la disparition de Jason. Si tant de gens pensaient qu’il gisait peut-être dans ces bois, mort ou grièvement blessé, ça ne rendait cette hypothèse que plus plausible. J’avais beau me raisonner, je sentais la peur me gagner. Mon angoisse a dû se lire sur mon visage, car Sam a ôté un de ses gants pour me prendre la main et la serrer. La sienne était chaude et solide. Ça m’a fait du bien de pouvoir m’y cramponner. Bien qu’étant un changeling, Sam savait projeter ses pensées dans mon esprit – sans pour autant pouvoir capter les miennes. « Tu crois qu’il est là-dedans, toi ? » m’a-t-il mentalement demandé, en désignant la forêt du menton. J’ai secoué la tête. Il a rivé son regard au mien. « Tu crois qu’il est encore vivant ? » Beaucoup plus dur, comme question. Faute de mieux, j’ai haussé les épaules. Il ne m’avait pas lâché la main, et je lui en étais secrètement reconnaissante. J’ai alors vu la voiture d’Arlène s’arrêter. Elle en est sortie, en compagnie de Tack, et s’est précipitée vers moi. Le désordre habituel de ses boucles incendiaires semblait moins étudié que de coutume, et le cuistot du bar avait besoin de se raser. Tiens, tiens ! Il n’avait donc pas encore laissé de rasoir chez Arlène... C’est du moins ce que j’en ai déduit. — Tu as vu Nikkie ? a demandé Arlène. — Non. — Regarde ! Elle a discrètement pointé le doigt – enfin, aussi discrètement que possible – en direction de l’intéressée. Nikkie était en jean et portait des bottes en caoutchouc qui lui arrivaient aux genoux. Difficile de reconnaître l’élégante directrice d’une boutique de fringues chics, dans cette tenue. Certes, elle était coiffée d’un adorable chapeau blanc et marron en fausse fourrure qui vous donnait envie d’aller lui caresser la tête, et vêtue d’une veste assortie – sans oublier les gants qui allaient avec –, mais, à partir de la taille, elle était équipée pour la marche en forêt. Dago, le collègue de Jason, la dévorait des yeux avec l’air ahuri du type qui vient de tomber raide dingue au premier regard. Holly et Danielle étaient venues aussi, et comme le petit copain de Danielle n’était pas là, cette battue commençait à prendre des allures plutôt inattendues de fête pour célibataires. Les dames de la paroisse avaient rabattu le hayon du vieux pick-up du mari de Mary Fortenberry. Bien alignés à l’arrière, on apercevait plusieurs Thermos de café, des tasses et des cuillères en plastique, ainsi que des petits sachets de sucre en poudre et des serviettes en papier, sans compter les six grosses boîtes de beignets d’où s’échappaient de petites volutes blanchâtres appétissantes. J’avais du mal à croire que tout ça avait été mis sur pied en quelques heures à peine. J’ai été obligée de lâcher la main de Sam pour sortir un Kleenex de ma poche et m’essuyer les joues. Je m’attendais à voir Arlène, bien sûr, mais je n’en revenais pas que Holly et Danielle soient de la partie. Quant à Nikkie, sa présence défiait l’entendement. Elle n’était vraiment pas le genre de femme à se balader dans les bois, à plus forte raison pour une battue. Kevin Prior ne portait pas Jason dans son cœur, et pourtant, il était là, avec sa carte, son bloc-notes et son crayon, prêt à prendre la tête des opérations. J’ai croisé le regard de Holly Elle m’a adressé un petit sourire triste, de ceux qu’on réserve aux enterrements. Au même moment, Kevin a réclamé l’attention de tous les participants et a commencé à donner ses instructions. Je n’aurais jamais imaginé qu’il puisse faire preuve d’une telle autorité. La plupart du temps, il était dans l’ombre de sa sculpturale partenaire, Kenya. En voilà une qu’on ne risquait pas de voir courir les bois à la recherche de Jason, en tout cas ! C’était précisément ce que j’étais en train de me dire quand je l’ai aperçue, un peu en retrait. J’ai ravalé mes sarcasmes vite fait. Parfaitement équipée, elle était appuyée contre la cabine du pick-up, le visage impassible. À son attitude, on devinait qu’elle était venue jouer les renforts : elle ne se manifesterait que si Kevin rencontrait des problèmes. Elle n’était d’ailleurs là que parce qu’il s’était porté volontaire. Elle aurait jeté un seau d’eau pour sauver Jason, s’il avait été en feu, mais ses sentiments à l’égard de mon frère étaient loin d’être amicaux. Pendant que Kevin formait les équipes, les yeux noirs de Kenya, qui ne l’avaient pas quitté jusqu’alors, ont commencé à errer sur le groupe pour dévisager les participants, y compris moi. Elle m’a fait un petit signe de tête auquel j’ai répondu. — Il faut au moins un tireur par groupe de cinq, expliquait Kevin. Et il ne s’agit pas de prendre n’importe qui. Ce doit être quelqu’un qui pratique la chasse en forêt et connaît ces bois comme sa poche. Cette directive a porté l’excitation à son comble. Quant à moi, je n’ai pas écouté la suite. Déjà, la fatigue m’empêchait de me concentrer. Je ne m’étais pas remise de ma journée de la veille. Le moins qu’on puisse dire, c’est qu’elle avait été chargée. Et pourtant, la pensée de mon frère ne m’avait pas quittée un seul instant. Pendant tout ce temps, la peur qu’il lui soit arrivé quelque chose m’avait hantée, me laissant épuisée et folle d’inquiétude. Et voilà que je me retrouvais plantée là, à faire le pied de grue par un froid glacial, devant la maison de mon enfance, attendant qu’on donne le coup d’envoi d’une improbable chasse au dahu à laquelle j’étais censée participer – enfin, j’espérais bien que c’en était une, de chasse au dahu. Un petit vent mordant s’est levé dans la clairière, et j’ai bien cru que mes larmes allaient se changer en stalactites. Sam m’a prise dans ses bras – pas évident, avec nos gros manteaux. J’ai pourtant eu l’impression que sa chaleur me pénétrait. — Tu sais bien qu’on ne va rien trouver, m’a-t-il chuchoté à l’oreille. — J’en suis à peu près certaine, oui. — Je le sentirai, s’il est quelque part là-dedans, de toute façon. Question de flair. J’ai levé les yeux vers lui – je n’ai pas eu beaucoup d’efforts à faire, vu qu’il est à peine plus grand que moi. Il était sérieux comme un pape. Contrairement à la plupart de ses congénères, Sam parvenait facilement à tourner sa condition de changeling en dérision. Il s’éclatait vraiment sous sa forme animale. Mais, pour l’heure, je voyais bien qu’il cherchait surtout à apaiser mes craintes. Quand il se transformait, son odorat devenait celui du chien dont il prenait l’apparence. Cependant, quand il recouvrait forme humaine, il conservait une sensibilité aux odeurs très supérieure à celle d’un homme ordinaire. Il ne plaisantait pas : si un cadavre gisait dans les broussailles, il le sentirait. — Sam, je... Une fois de plus, les larmes me sont montées aux yeux. J’aurais aimé le remercier, mais j’avais la gorge trop serrée : les mots refusaient de sortir. J’avais une sacrée chance d’avoir un ami comme lui, et je le savais. — Chut ! Ne pleure pas, a-t-il murmuré, en me prenant le visage à deux mains pour essuyer mes larmes avec ses pouces. On va découvrir ce qui est arrivé à Jason et on va trouver le moyen de rendre son passé à Éric. Personne n’était assez près pour nous entendre, mais je n’ai pas pu m’empêcher de jeter un coup d’œil circulaire pour m’en assurer. — Après ça, a-t-il poursuivi avec une pointe d’agressivité dans la voix, on pourra le renvoyer à Shreveport, d’où il n’aurait jamais dû partir. Je n’ai rien répondu. C’était plus sûr. — C’était quoi ton mot, aujourd’hui ? m’a-t-il soudain demandé en relâchant son étreinte. Je lui ai souri à travers mes larmes. Sam s’enquérait toujours du « mot du jour » que me proposait mon éphéméride. — J’ai oublié de regarder, ce matin. Hier, c’était « imbroglio ». Il a eu un haussement de sourcils interrogateur. — Une situation embrouillée, d’après la définition. Un pétrin dans le genre de celui dans lequel je suis empêtrée, quoi. — Tu vas t’en sortir, Sookie. Comme les équipes se formaient, je me suis aperçue que Sam n’était pas le seul changeling présent. Je vous laisse imaginer ma surprise lorsque j’ai découvert un contingent venu de Hotshot : Calvin Norris, sa nièce Crystal et un deuxième homme, dont la silhouette me paraissait vaguement familière. En fouillant un petit moment dans le fourbi qui me tenait lieu de mémoire, j’ai fini par réaliser que le second type était celui que j’avais vu sortir de sa cabane, quand je bavardais avec Calvin devant la maison de Crystal. C’étaient ses cheveux décolorés qui m’avaient mis la puce à l’oreille. Et lorsque j’ai vu la grâce avec laquelle il se déplaçait, je n’ai plus eu aucun doute sur son identité. Kevin leur a assigné le révérend Jimmy Fullenwilder comme tireur. En d’autres circonstances, l’association du révérend et d’un trio de changelings m’aurait bien fait rigoler. Comme il leur manquait un cinquième, je me suis dévouée. Les trois changelings m’ont saluée d’un hochement de tête protocolaire, mais les étranges yeux dorés de Calvin étaient braqués sur moi. — Felton Norris, a-t-il simplement déclaré, en guise de présentation, l’index pointé sur le type aux cheveux décolorés. J’ai hoché la tête à mon tour, et Jimmy Fullenwilder, un homme grisonnant d’une soixantaine d’années, m’a serré la main. — Je suis Jimmy Fullenwilder, pasteur de la congrégation baptiste locale, a-t-il déclaré avec un grand sourire. Bien sûr, je connais notre petite Sookie, mais je ne suis pas sûr de vous avoir déjà vus dans mon église... — Calvin Norris a accueilli cette réflexion avec un sourire poli, Crystal avec un rictus sarcastique. Quant à Felton Norris (ils étaient à court de noms de famille, à Hotshot ?), il ne s’en est que renfrogné davantage. Ce Felton était vraiment un drôle de type, même pour un changeling issu d’une union consanguine. Il avait un regard extrêmement sombre que soulignaient d’épais sourcils bruns, le tout formant un contraste saisissant avec ses cheveux clairs. Son visage, très large au niveau des yeux, se rétrécissait un peu trop brusquement autour d’une petite bouche presque sans lèvres. Bien que corpulent, il se déplaçait avec une souplesse et une légèreté surprenantes. Quand on est entré dans les bois, je me suis vite rendu compte que c’était, en fait, une particularité commune à tous les habitants de Hotshot. À côté des Norris, Jimmy Fullenwilder et moi donnions l’impression de tituber comme des éléphants qui auraient siphonné une barrique de whisky. — Enfin, le pasteur tenait sa winchester comme s’il savait s’en servir. C’était déjà ça. — Gardez bien à l’esprit le nom et le visage de ceux avec qui vous faites équipe, a braillé Kevin. Il ne s’agit pas d’oublier quelqu’un en route ! Et maintenant, en avant ! Les recherches ont débuté, chacun scrutant le sol autour de lui en progressant à pas réguliers. Jimmy Fullenwilder nous devançait de quelques pas. Normal : c’était lui qui tenait le fusil. D’évidentes disparités sont rapidement apparues entre les Norris, le révérend et moi. Crystal paraissait glisser à travers les broussailles sans laisser aucune trace de son passage. Jamais elle n’écartait ni n’écrasait une branche. Passionné de chasse, Jimmy Fullenwilder se sentait dans les bois comme un poisson dans l’eau. C’était un habitué des expéditions en pleine nature, mais il ne se déplaçait pas avec l’aisance de Calvin ou de Felton. Ces deux-là se faufilaient à travers les branchages avec une fluidité de fantômes et une discrétion à l’avenant. À un moment, comme je me trouvais face à un taillis d’épineux particulièrement touffu, je me suis subitement sentie saisie par la taille, puis soulevée de terre. Je n’avais pas eu le temps de réagir que j’étais déjà de l’autre côté. Calvin Norris m’a reposée doucement, avant de rentrer dans le rang. Jimmy Fullenwilder – le seul qui aurait pu s’en étonner – ne voyait rien de ce qui se passait derrière lui. Notre groupe n’a rien trouvé : pas un bout de tissu, pas un lambeau de chair, pas une empreinte de botte ni de patte, pas une odeur, pas une trace, pas une goutte de sang. Des membres d’une autre équipe ont bien crié qu’ils avaient découvert un cadavre d’opossum à moitié dévoré, mais, étant donné le peu d’éléments dont ils disposaient, il leur était impossible de déduire ce qui avait pu causer la mort de l’animal. Comme par hasard, c’est mon groupe qui est tombé sur la cabane que Jason et Hoyt avaient construite, quatre ou cinq ans auparavant, pour guetter le gibier. Bien qu’en lisière d’une petite clairière, elle était cernée de bosquets si épais que, pendant quelques instants, ils nous ont comme avalés, nous faisant disparaître d’un coup aux yeux des autres participants – chose que je n’aurais pas crue possible en plein hiver, avec les arbres dénudés. En voyant Felton Norris gravir l’échelle de la cabane à une vitesse fulgurante, je me suis précipitée sur le révérend pour détourner son attention. Sur le moment, je n’ai rien trouvé de mieux que de lui demander s’il accepterait de dire des prières pour le retour de mon frère. Évidemment, il m’a répondu qu’il n’avait pas cessé de prier depuis qu’il avait appris la disparition de Jason et en a profité pour me faire savoir qu’il serait heureux de me voir à la messe, le dimanche suivant. Bien que mes horaires de travail ne me le permettent pas toujours, quand je le pouvais, j’allais à l’église – ce que Jimmy Fullenwilder savait pertinemment. Mais j’ai bien été obligée de dire oui. — C’est vide, a crié Felton au même instant. — Sois prudent, lui a lancé Calvin. Cette échelle n’est pas très solide. Calvin mettait manifestement Felton en garde, l’invitant à adopter un comportement moins suspect au retour qu’à l’aller – sans doute avait-il surpris mon petit manège. Tandis que Felton redescendait, j’ai croisé le regard de Calvin. Une étincelle ironique dansait dans ses étranges prunelles d’or. Il faut avouer que la lenteur et la maladresse du changeling avaient quelque chose de comique, surtout quand on les comparait à son agilité naturelle. Lassée d’attendre, Crystal s’était éloignée, prenant un peu d’avance sur notre tireur – et enfreignant, par là même, une des consignes formelles que Kevin nous avait données avant de partir. J’étais en train de la chercher des yeux quand je l’ai entendue crier. En l’espace d’une seconde, Calvin et Felton avaient bondi hors de la clairière, nous laissant, le révérend et moi, courir derrière eux comme la tortue après le lièvre. J’espérais que, dans le feu de l’action, le pasteur ne remarquerait pas la stupéfiante vélocité de nos coéquipiers. Devant nous s’est soudain élevé un raffut indescriptible, avec concert de grognements, bruits de combat, agitation frénétique dans les broussailles. Des appels se sont alors répandus dans toutes les directions : les autres participants se dirigeaient vers la source de l’alarmant vacarme. Emportée par mon élan, je me suis pris le pied dans les ronces et j’ai basculé cul par-dessus tête. Au prix d’un spectaculaire roulé boulé, j’ai réussi à reprendre aussitôt ma course. Mais Jimmy Fullenwilder m’avait déjà doublée. Comme je me précipitais vers un bouquet de pins, j’ai entendu un coup de feu. O mon Dieu ! O mon Dieu ! J’ai émergé dans une petite trouée, où tout n’était que sang et tumulte. Une énorme bête se débattait sur un tapis de feuilles mortes, éclaboussant de sang tout ce qui l’entourait. Mais la bête en question n’avait rien d’une panthère. Le temps que je réalise à quoi j’avais affaire, le sanglier avait succombé. Ô Seigneur ! Cette odeur de sang chaud et de porc, quelle horreur ! Aux craquements, bruits de fuite et cris de goret qui ont suivi, il était évident que la bête n’était pas seule quand Crystal avait croisé son chemin. Malheureusement, il n’y avait pas que du sang de sanglier sur le sol. Adossée à un tronc, Crystal Norris jurait comme un charretier en se tenant la cuisse à deux mains. Son jean était trempé, et son oncle et Felton étaient penchés au-dessus d’elle. Jimmy Fullenwilder s’était figé, le fusil toujours pointé sur la bête, avec, sur le visage, l’expression d’un type complètement sonné. Je l’ai abandonné à sa stupeur pour me diriger vers les lycanthropes. — Comment va-t-elle ? Seul Calvin a levé la tête. Ses yeux étaient encore plus bizarres qu’à l’accoutumée : ils étaient devenus jaunes et semblaient s’être arrondis. Il a jeté un coup d’œil à l’énorme carcasse, un coup d’œil... affamé. C’est alors que j’ai remarqué le sang autour de ses lèvres et la touffe de poils jaunâtres qu’il avait sur la main. Il devait assurément faire un drôle de loup. J’ai pointé discrètement le doigt sur cette preuve criante de sa véritable nature. Encore tout frémissant de faim réprimée, il a hoché la tête en silence. J’ai tiré un mouchoir de ma poche et je lui ai essuyé la bouche, avant que Jimmy Fullenwilder ne finisse par sortir de l’espèce de fascination dans laquelle semblait l’avoir plongé son exploit. Après avoir ôté toute trace de sang du visage de Calvin, j’ai noué le mouchoir autour de sa paume pour cacher sa fourrure naissante. Quant à Felton, il m’a paru normal... jusqu’à ce que j’aperçoive ses mains. Enfin, si l’on pouvait encore appeler ces gros trucs plats et griffus des mains. Je ne pouvais pas lire dans leurs pensées, mais je percevais la sensation de manque qui les dévorait, leur envie de viande crue et sanguinolente, de dizaines de kilos de chair fraîche... J’ai même vu Felton se balancer d’avant et arrière, tant la tension entre son désir et la résistance qu’il lui imposait lui devenait intolérable. Cette lutte intérieure faisait déjà peine à voir, alors, à vivre, ce devait être atroce. Finalement, les deux lycanthropes sont parvenus à faire rebasculer leur cerveau sur le mode humain. Après ça, il n’a guère fallu que quelques secondes à Calvin Norris pour recouvrer l’usage de la parole. — Elle perd... beaucoup de sang, m’a-t-il dit. Mais elle devrait... s’en sortir si nous l’emmenons... tout de suite à l’hôpital. Sa voix était rauque, un peu pâteuse, et il avait eu du mal à achever sa phrase. C’est alors que, les yeux baissés, handicapé par ses griffes, Felton s’est mis à déchirer maladroitement sa chemise. Comprenant ce qu’il voulait faire, j’ai immédiatement pris le relais. Une fois la blessure de Crystal pansée aussi étroitement que possible avec ce bandage de fortune, Calvin et Felton l’ont soulevée pour la transporter rapidement hors de la forêt. Grâce à Dieu, la position des mains de Felton sous le corps de la blessée les cachait à la vue. Tout s’était passé si vite que les autres participants, qui convergeaient vers nous, commençaient tout juste à comprendre ce qui s’était passé. — J’ai tué un sanglier, disait Jimmy Fullenwilder en secouant la tête d’un air incrédule, tandis que Kevin et Kenya arrivaient, hors d’haleine, devant lui. Je n’arrive pas à le croire. J’ai tiré, et les femelles se sont sauvées avec leurs petits. Puis les deux hommes se sont jetés sur la bête, et quand ils se sont écartés, j’ai tiré en plein dans la gorge. Il semblait ne pas bien savoir si ça faisait de lui un héros ou s’il allait avoir de sérieux ennuis avec la SPA. Il ignorait ce à quoi il avait échappé. Sentant Crystal menacée et à la vue d’un tel gibier, Felton et Calvin avaient bel et bien failli se transformer, et il fallait qu’ils soient drôlement puissants pour être parvenus à s’arracher à leur proie. Cependant, le fait même qu’ils n’aient pas réussi à enrayer complètement le processus prouvait le contraire. La limite entre les deux natures des habitants de Hotshot devenait manifestement de plus en plus floue. Pour preuve, il y avait des marques de dents sur le cadavre du sanglier. — Allons-y, a dit Sam, qui était apparu, comme par miracle, à mon côté. Cet incident va écourter les recherches. La battue est finie pour aujourd’hui. On a regagné le jardin de Jason à pas lents. J’ai raconté à Mary Fortenberry ce qui s’était passé, et après l’avoir remerciée pour sa contribution – et pour la boîte de beignets qu’elle a tenu à me donner –, j’ai repris ma voiture. Sam m’a suivie dans son pick-up. Quand je suis entrée chez moi, ça m’a fait bizarre de penser qu’il y avait déjà quelqu’un dans la maison. Eric sentait-il ma présence au-dessus de sa tête ? Ou était-il vraiment mort, comme n’importe quel mort ? Mais cette idée a à peine eu le temps de me traverser l’esprit que je l’avais déjà oubliée. J’avais tout simplement trop de choses en tête. Sam a fait du café. Il était un peu comme chez lui, dans ma cuisine : il était venu une fois ou deux, du vivant de ma grand-mère, et m’avait souvent rendu visite depuis. — On a frisé la catastrophe, ai-je soupiré en pendant nos manteaux dans l’entrée. Sam ne m’a pas contredite. — Non seulement on n’a pas trouvé Jason – ce qui, très honnêtement, m’aurait bien étonnée –, mais les Norris ont failli se faire démasquer, et Crystal a été attaquée par un sanglier ! Franchement, je ne comprends pas ce qui leur a pris de venir mettre leur grain de sel dans cette histoire. Je sais que ce n’était vraiment pas sympa de ma part de dire ça, mais j’étais avec Sam, et il me connaissait suffisamment pour ne plus se faire aucune illusion à mon sujet. — Je leur ai parlé, avant ton arrivée. Pour Calvin, c’était un peu une façon de te courtiser, à la mode de Hotshot. Felton est leur meilleur pisteur. Alors, il lui a demandé de l’accompagner. Quant à Crystal, elle voulait juste retrouver Jason. J’ai eu honte de moi, tout à coup. — Pardon, ai-je murmuré en m’effondrant sur une chaise. Pardon. Sam s’est agenouillé devant moi et a posé les mains sur mes genoux. — Vu les circonstances, tu as bien le droit d’être de mauvais poil. Je me suis penchée pour l’embrasser sur le front. — Je ne sais pas ce que je ferais sans toi. Il a levé les yeux, et il y a soudain eu comme un flottement entre nous. Tu appellerais Arlène, m’a-t-il finalement répondu avec un petit sourire en coin. Elle débarquerait avec les gosses, te ferait avaler un café arrosé et te parlerait de la bistouquette en biais de Tack. Elle te ferait rire et oublier tes ennuis. Ton moral remonterait en flèche. Intérieurement, je l’ai béni de ne pas avoir essayé de profiter de la situation. — Tu sais quoi ? lui ai-je lancé, bien décidée à entrer dans son jeu pour le remercier de ses efforts. J’avoue que ça m’intrigue, cette histoire à propos de Tack... C’est vrai ? — En tout cas, j’ai entendu Arlène le dire à Charlsie Tooten. J’ai servi le café, poussé le sucrier à moitié vide vers Sam et vérifié machinalement où en étaient mes réserves de sucre en morceaux, dans le gros bocal posé sur l’étagère, au-dessus du plan de travail. C’est comme ça que j’ai vu le voyant du répondeur clignoter. Je n’ai eu qu’un pas à faire pour appuyer sur le bouton. Le premier message avait été enregistré à 5 heures du matin. Oh oh ! J’avais coupé la sonnerie du téléphone avant d’aller me coucher. La voix limpide de Pam s’est élevée dans la pièce. — Nous attaquons les sorciers ce soir. Les lycanthropes ont réussi à convaincre les Wiccans locaux de se joindre à nous. Nous avons besoin d’Éric. Même s’il a oublié qui il est, il sait toujours se battre. Il faut que tu nous l’amènes. Si ce maudit sort n’est pas brisé, il ne nous servira plus à rien, de toute façon. Cette chère Pam, toujours aussi pragmatique ! Après une petite pause, elle reprenait : — Les lycanthropes de Shreveport s’alliant aux vampires pour livrer bataille : tu vas assister à un moment historique, chère amie télépathe ! Il y a eu le bruit du combiné qu’on raccroche, puis le petit bip qui annonçait le message suivant. Il avait été enregistré deux minutes plus tard. — À ce propos, disait Pam, comme si elle n’avait jamais interrompu la communication, il n’est pas impossible que tes facultés très spéciales puissent nous être utiles. Il nous faut étudier la question de près. Tu dois donc arriver ici au plus tôt, dès la tombée de la nuit. Elle a de nouveau raccroché. Biiip ! — « Ici » signifiant au 714 Parchman Avenue, précisait Pam, avant de raccrocher pour de bon. — Comment est-ce que je pourrais faire un truc pareil, alors que mon frère a disparu ? me suis-je écriée, offusquée par le ton autoritaire de Pam et accablée par tout ce qui me tombait sur la tête. — En commençant par aller faire un petit somme, m’a conseillé Sam. Viens. Il m’a pris la main et m’a entraînée vers ma chambre. — Tu vas enlever tes bottes et ton jean, te glisser bien gentiment sous les draps et faire la sieste. Quand tu te réveilleras, tu te sentiras déjà mieux, tu verras. Et appelle au bar tout à l’heure pour me donner le numéro de Pam, afin que je puisse te joindre. — Alors, tu crois que je devrais y aller ? J’étais complètement désorientée. — Non. Je donnerais tout ce que je possède pour que tu n’y ailles pas. Mais je pense que tu n’as pas le choix. Désolé, ce n’est pas mon combat : je n’ai pas été convié. Et, sur ces bonnes paroles, Sam m’a embrassée sur la joue et m’a quittée pour retourner Chez Merlotte. Intéressant... Après l’insistance que mettaient les vampires de ma connaissance – tant Bill qu’Eric – à me considérer comme une sorte de bien précieux qu’il fallait à tout prix protéger, l’attitude de Sam envers moi avait quelque chose de libérateur. J’ai éprouvé une grisante sensation de toute-puissance et me suis brusquement sentie pleine d’allant, prête à conquérir le monde... Ça a duré trente secondes, jusqu’à ce que je me souvienne de mes vœux pour cette nouvelle année : ne plus jamais me faire frapper et éviter les ennuis. Si j’allais à Shreveport avec Éric, je pouvais être sûre de voir des trucs que je n’avais aucune envie de voir, de découvrir des trucs que je n’avais aucune envie de découvrir et de me faire tabasser par-dessus le marché. Par ailleurs, mon frère avait conclu un marché avec les vampires, et je devais le respecter. Par moments, j’avais l’impression que je passais ma vie prise entre deux feux. Mais bon, des tas de gens ont une vie compliquée. J’ai pensé à Éric, puissant vampire qu’on avait dépouillé de tout, y compris de son identité. J’ai pensé au carnage dans la boutique de mariage, à la dentelle et au brocart blanc maculés de sang. J’ai pensé à la malheureuse Maria-Star, toujours à l’hôpital... Ces sorciers étaient le mal incarné, et le mal devait être combattu. C’est ça, l’Amérique... Mais ça faisait quand même bizarre de se retrouver du côté des lycanthropes et des vampires pour défendre le bien. CHAPITRE 11 Si incroyable que cela puisse paraître, je me suis effectivement endormie. Quand je me suis réveillée, Éric était assis sur le bord du lit. Il me flairait. — Qu’as-tu fait, Sookie ? m’a-t-il demandé d’une voix calme – trop calme. Tu sens le sous-bois et tu as sur toi une odeur de changeling. Et de quelque chose de plus sauvage encore. L’odeur du changeling en question était probablement celle de Sam. — De loup-garou, lui ai-je soufflé. — Non, pas de loup-garou. Ça m’a intriguée. Calvin m’avait prise par la taille pour me faire franchir un fourré, et son odeur devait encore imprégner mon pull. — Mais de plus d’un changeling, a précisé Éric dans la pénombre de la chambre. D’où viens-tu donc, ma belle amante ? Il ne semblait pas en colère, mais pas vraiment content non plus. Sacrés vampires ! Plus possessifs, tu meurs ! — J’ai participé à une battue pour retrouver mon frère, dans les bois derrière chez lui. Éric est resté figé un quart de seconde, puis il m’a prise dans ses bras pour me serrer contre lui. — Je suis désolé, a-t-il chuchoté à mon oreille. Je sais que tu te fais du souci pour Jason et je... — Attends. Je peux te demander quelque chose ? Je voulais vérifier une petite théorie personnelle. — Je t’écoute. — Réfléchis bien, Éric. Es-tu vraiment, sincèrement désolé ? Est-ce que tu partages réellement mon inquiétude pour Jason ? Parce que le vrai Éric, lui, s’en serait fichu comme de l’an quarante. — Bien sûr ! a-t-il protesté. Puis, après un long silence, il a ajouté : — À la réflexion, en fait, pas vraiment. J’aurais bien aimé voir son visage, à ce moment-là. A en croire le ton de sa voix, il paraissait surpris. — Je sais que je devrais être désolé. Je devrais me sentir concerné par le sort de ton frère, puisque j’adore faire l’amour avec toi. Or, pour que tu en aies envie aussi, il faudrait que tu aies une bonne opinion de moi. Et pour que tu aies une bonne opinion de moi, il faudrait que je m’inquiète pour ton frère. CQFD. Ah ! Dans ces cas-là, il vaut mieux apprécier la franchise, c’est certain. C’était la première fois depuis des jours que j’avais l’impression d’avoir le véritable Éric en face de moi – enfin, une version soft, tout de même. — Mais si j’avais besoin d’en parler, tu m’écouterais, non ? Ne serait-ce que pour la même raison ? — Bien sûr, ma belle amante. — Parce que tu veux coucher avec moi. — Évidemment. Mais aussi parce que... je me rends compte que je... Il s’est brusquement interrompu, comme s’il s’apprêtait à dire une horreur. — Parce que je me rends compte que j’ai des sentiments pour toi. — Oh ! ai-je lâché contre sa poitrine. Un vampire, éprouver des sentiments ? C’était proprement hallucinant ! J’étais aussi ébahie que lui. Il était torse nu. J’en ai déduit que le reste l’était aussi. Ses cheveux ont caressé ma joue. — Éric, ai-je fini par murmurer après un bon moment – le temps de reprendre mes esprits. Je n’aurais jamais cru que je dirais ça un jour, mais moi aussi, j’éprouve des sentiments pour toi. J’avais des trucs hyper importants à lui annoncer, et on aurait déjà dû être en route pour Shreveport. Mais je voulais savourer cet instant. Un instant de pur bonheur. — Pas exactement de l’amour... a-t-il repris d’un ton préoccupé, pendant que ses doigts cherchaient le plus court chemin pour me déshabiller. — Non, mais ça y ressemble. Je l’ai un peu aidé à parvenir à ses fins. On n’était pas en avance. — Éric, on n’a pas beaucoup de temps, l’ai-je averti en refermant la main sur son sexe. Je l’ai entendu retenir son souffle. — Embrasse-moi. Et il ne parlait pas de ses lèvres. — Tourne-toi comme ça, m’a-t-il susurré. Je veux t’embrasser aussi. Finalement, il ne nous a pas fallu longtemps pour nous retrouver dans les bras l’un de l’autre, heureux et comblés. — Qu’y a-t-il ? s’est-il soudain inquiété. Je te sens tendue. — Il faut qu’on parte pour Shreveport tout de suite. Ce soir, c’est le grand soir : on attaque Hallow et ses sorciers. — Dans ce cas, tu dois rester ici. — Non, ai-je répondu doucement, en posant la main sur sa joue. Non, mon cœur, il faut que je vienne avec toi. Je ne lui ai pas dit que Pam envisageait d’utiliser ma télépathie comme arme de guerre. Je ne lui ai pas dit qu’elle comptait se servir de lui comme machine à tuer. Je ne lui ai pas dit que j’étais sûre que quelqu’un allait mourir ce soir – quelques-uns, même, humains, lycanthropes et vampires. Je ne lui ai pas dit non plus que c’était probablement la dernière fois qu’il se réveillait chez moi. L’un de nous deux pouvait fort bien ne pas en réchapper, et même si on en sortait indemnes, il y avait de grandes chances pour que rien ne soit plus jamais comme avant. Le trajet jusqu’à Shreveport s’est déroulé dans un silence de mort. J’ai bien eu au moins sept fois la tentation de faire demi-tour – avec ou sans Éric. J’ai résisté. Éric n’étant pas particulièrement doué pour lire une carte – ce n’était pas au nombre de ses talents de vampire –, j’ai été obligée de me garer et d’étudier mon plan de Shreveport pour trouver l’itinéraire le plus court jusqu’au 714 Parchman Avenue. Je ne m’en étais pas inquiétée avant, comptant sans doute sur Éric pour m’indiquer le chemin, dont il n’avait gardé aucun souvenir, bien entendu. — Ton «mot du jour » était «annihiler », m’a-t-il joyeusement annoncé. — Oh ! Merci d’avoir regardé... Dis donc, ça a plutôt l’air de t’exciter, tout ça, ai-je observé. — Mais, Sookie, a-t-il protesté, il n’y a rien de tel qu’une bonne bagarre. — Quand on gagne, oui. Ça l’a calmé un moment. Parfait. J’avais déjà assez de mal comme ça à me repérer à travers ce dédale de rues – sans parler de tout ce qui me trottait dans la tête en même temps. On a malgré tout fini par arriver dans la bonne rue et devant la bonne maison. Je m’étais toujours représenté Pam et Chow vivant dans quelque vaste manoir d’un autre âge. En fait, ils occupaient une espèce de vaste ranch dans une banlieue résidentielle plutôt bourgeoise, le genre de quartier où les pelouses sont bien tondues et où on peut rouler à bicyclette en toute tranquillité. La lumière extérieure éclairait le numéro 714 et son garage à trois places, au bout de l’allée. Il était plein, aussi suis-je allée me garer sur la dalle de béton prévue pour le stationnement des visiteurs en surnombre. J’ai reconnu le pick-up de Lèn et la voiture que j’avais aperçue devant la maison du colonel Flood. Avant de sortir de la voiture, Éric s’est penché pour m’embrasser. Nous nous sommes regardés, et je me suis perdue dans l’azur limpide de ses prunelles. Il avait brossé ses longs cheveux blonds de Viking et les avait retenus avec un de mes élastiques. Avec son jean et sa nouvelle chemise de flanelle, il était à tomber. — Nous pourrions retourner à Bon Temps, tu sais, a-t-il murmuré. Dans la lumière blafarde du plafonnier, son visage pâle semblait sculpté dans le marbre. — Nous pourrions rentrer chez toi. Je resterais avec toi pour toujours, Sookie. Nous apprendrions à nous connaître. Nous explorerions nos corps nuit après nuit. Je pourrais t’aimer. Ses narines se sont soudain dilatées, et il a redressé fièrement la tête. — Je pourrais travailler. Tu n’aurais plus de problèmes d’argent. Je t’aiderais. — On dirait une demande en mariage, ai-je lancé, ironique, histoire de détendre l’atmosphère. Mais ma voix tremblait. — C’en est une, a-t-il répondu sans hésiter. Et il ne serait plus jamais lui-même. Il serait un sosie d’Éric, un faux, une copie, un Éric dépossédé de sa vraie vie. Et puis, il ne changerait peut-être pas, mais moi, si. « Cesse donc de voir tout en noir, Sookie ! me suis-je ordonné. Il faudrait que tu sois complètement idiote pour laisser passer la chance de vivre avec un pareil Apollon, quelle que soit la durée de la relation. » On s’amusait vraiment bien ensemble. J’appréciais sa compagnie, sans parler de ses talents d’amant exceptionnel. Maintenant qu’il avait perdu la mémoire, c’était un vrai bonheur de partager ses nuits – et son lit. Mais si ça marchait entre nous, c’était parce qu’il n’était pas le véritable Eric. Et voilà ! J’en revenais toujours au même point. La boucle était bouclée. J’ai ouvert la portière en soupirant. — Je suis complètement idiote, ai-je lâché, comme il faisait le tour de la voiture pour venir me tenir la portière et marcher avec moi jusqu’à la maison. Il n’a pas fait de commentaire. Qui ne dit mot... J’ai crié : « Y a quelqu’un ? » en poussant la porte, après avoir frappé en vain. Le garage donnait sur la buanderie, qui donnait elle-même sur la cuisine. Comme on pouvait s’y attendre chez des vampires, cette dernière était d’une propreté immaculée – évidemment : elle ne servait à rien. Elle était minuscule pour une propriété de cette taille. L’agent immobilier avait dû se frotter les mains quand il l’avait fait visiter à des vampires. Une famille humaine – une famille où l’on mangeait des plats faits maison – aurait eu du mal à se contenter d’une cuisine grande comme un lit, fût-il double. La maison était une construction de plain-pied conçue comme un grand espace ouvert, de sorte que, de l’évier, on avait une vue panoramique sur la « pièce à vivre », de l’autre côté du comptoir de la cuisine. Il y avait trois arcades en plein cintre qui devaient donner sur la salle à manger (pour manger quoi, on se le demande), le salon et le couloir menant aux chambres. Pour l’heure, la pièce à vivre était bondée. Et, d’après les bouts de bras et de jambes qui dépassaient par les ouvertures, il devait y avoir encore des gens dans les pièces attenantes. Pam, Chow et Gérald étaient là, ainsi que deux autres vampires que j’avais déjà vus au Croquemitaine. Les Cess étaient représentées par le colonel Flood, Amanda la Rousse – ma grande copine –, le petit jeune aux cheveux en pétard – Sid –, Lèn, Pepper et, à mon grand désespoir, Debbie Pelt. Elle était habillée à la dernière mode, histoire sans doute de me rappeler qu’elle gagnait bien sa vie avec son job de conseillère juridique dans une grande agence de pub. En procédant par élimination, le groupe qui restait devait être une délégation des sorciers locaux. J’ai supposé que la femme très digne, assise sur le canapé, était leur chef. Le cheveu gris acier, elle devait avoir la soixantaine. Elle avait la peau de la couleur d’un café serré et de grands yeux marron au regard plein de sagesse. Il m’a tout de même semblé déceler une lueur de scepticisme dans ses prunelles sombres. Elle était accompagnée d’un jeune homme pâle à lunettes portant pantalon à pinces, chemise à rayures et mocassins bien cirés. Il devait occuper un poste de manager quelconque chez Office Depot ou chez McDo, et ses gosses croyaient sans doute qu’il était parti faire un bowling ou participer à quelque obscure réunion paroissiale, par cette froide nuit de janvier. Au lieu de quoi, lui et la jeune femme assise à son côté étaient sur le point de risquer leur peau en livrant un combat à mort. J’ai repéré deux chaises vides. Elles nous étaient manifestement destinées. — Nous vous attendions plus tôt, nous a lancé Pam d’un ton cassant. — Salut ! Moi aussi, je suis ravie de te voir. Surtout, ne t’excuse pas de nous avoir prévenus si tard, ai-je grommelé entre mes dents. Pendant un long moment, Éric est devenu le point de mire de tous les participants. N'était-il pas censé prendre la direction des opérations, comme il le faisait depuis des années ? Éric les a regardés sans comprendre. Le silence commençait à devenir gênant. — Bon. Voici comment nous allons procéder, a finalement annoncé Pam. Tous les visages se sont tournés vers elle. Elle semblait avoir pris la charge de leader sur ses charmantes épaules et être prête à la porter aussi longtemps qu’il le faudrait. — Grâce aux Traqueurs de nos amis lycanthropes, nous savons où Hallow a établi son quartier général, a déclaré Pam. Elle semblait ignorer Éric, mais c’était manifestement parce qu’elle ne savait pas comment se comporter autrement. Sid m’a souri, et je me suis rappelé qu’Emilio et lui avaient remonté la piste des sorciers depuis la boutique de mariage jusqu’au bâtiment qui abritait Hallow et sa bande. Et puis, tout à coup, j’ai compris : il voulait me montrer ses dents. Il les avait limées et aiguisées comme des poignards. Argh ! Bon. La présence des vampires, des sorciers et des lycanthropes me paraissait normale. Mais qu’est-ce que Debbie Pelt venait faire là ? C’était un changeling, mais pas un lycanthrope. Les lycanthropes méprisaient souverainement les autres changelings, d’habitude. Et voilà qu’ils en acceptaient un, et à une assemblée de cette importance, en plus ! Je détestais cette fille et je me méfiais d’elle comme de la peste. Elle avait dû insister pour venir, et ça ne faisait que la rendre encore plus suspecte à mes yeux. « Puisqu’elle a tenu à venir, mettez-la donc en première ligne, ai-je songé. Comme ça, au moins, vous n’aurez pas à vous inquiéter de ce qu’elle fabrique derrière votre dos. » Ma grand-mère aurait sans doute eu honte de moi. Mais bon, comme Lèn, elle n’aurait jamais voulu croire que Debbie avait réellement essayé de me tuer. — Nous allons infiltrer le quartier discrètement, poursuivait Pam. Je me suis demandé si elle avait lu un manuel de commando. — Les sorciers se sont entourés d’un large bouclier magique, si bien qu’on ne risque pas de rencontrer beaucoup de gens dans les rues avoisinantes. Certains, parmi les lycanthropes, sont déjà en place. Nous devrons tout faire pour passer inaperçus. Sookie partira en premier. Toutes les Cess ont braqué les yeux sur moi. Ça faisait un drôle d’effet, un peu comme si je m’étais retrouvée au milieu d’un cercle de camions aux phares allumés en pleine nuit. — Pourquoi ? s’est enquis Lèn. Ses larges mains agrippaient nerveusement ses genoux. Debbie, qui s’était assise par terre à côté de lui, m’a adressé un grand sourire réjoui. Elle savait qu’il ne pouvait pas la voir. — Parce que Sookie est cent pour cent humaine, même si elle possède un don particulier, a répondu Pam. Hallow et ses sorciers ne pourront pas la détecter. Éric m’avait pris la main. Il la serrait si fort que j’entendais presque mes os craquer. Avant sa crise d’amnésie, il aurait étouffé le plan de Pam dans l’œuf, ou peut-être l’aurait-il adopté avec enthousiasme. Mais maintenant, il était trop impressionné pour protester, même s’il en mourait d’envie. — Et qu’est-ce que je suis censée faire, une fois là-bas ? J’étais fière d’avoir réussi à afficher un calme aussi olympien. J’aurais pourtant préféré prendre la commande particulièrement tordue d’une tablée de bûcherons imbibés plutôt que de monter au feu en première ligne. — Lire les pensées des sorciers qui se trouvent à l’intérieur, pendant que nous prendrons position, m’a posément répondu Pam. Si jamais ils détectent notre présence, nous perdrons le bénéfice de l’effet de surprise, et nous aurons plus de risques de nous faire tuer ou de subir des blessures graves. Quand Pam s’emballait, elle prenait un léger accent, que je n’avais jamais réussi à identifier. Peut-être était-ce le vieil anglais tel qu’on le parlait il y a deux ou trois siècles. — Penses-tu pouvoir les dénombrer ? Est-ce que c’est dans tes cordes ? J’ai réfléchi une seconde. — Oui, ça devrait pouvoir se faire. — Ça nous serait extrêmement utile. — Et qu’est-ce qu’on fait, une fois dans le bâtiment ? a demandé Sid. Surexcité par l’imminence du combat, il arborait un sourire jusqu’aux oreilles qui découvrait ses dents pointues. Pam a semblé quelque peu déconcertée. — On tue tout le monde, a-t-elle lâché, comme si ça tombait sous le sens. Le sourire de Sid s’est évanoui. J’ai tressailli – et je n’ai pas été la seule. Pam s’est rendu compte que la pilule avait un peu de mal à passer. — Qu’est-ce que vous voulez faire d’autre ? s’est-elle étonnée, sincèrement troublée. — Ils vont tout faire pour nous tuer, eux, est intervenu Chow. Ils n’ont cherché qu’une fois à négocier, et cette unique tentative a coûté à Éric sa mémoire. Quant à Clancy, il a perdu la vie – ils ont fait livrer ses vêtements au Croquemitaine ce matin. Tout le monde évitait de regarder Éric, qui semblait en état de choc. Je lui ai tapoté la main pour le rassurer. L’étau qui me broyait la main droite s’est légèrement desserré. J’ai senti des fourmillements dans les doigts : le sang recommençait à circuler. — Il faut que quelqu’un accompagne Sookie, a déclaré Lèn en fusillant Pam du regard. On ne peut pas la laisser approcher de ce nid de vipères toute seule. — J’vais y aller avec elle, a lancé une voix familière depuis un coin sombre de la pièce. Je me suis penchée pour chercher son propriétaire des yeux. — Bubba ! me suis-je écriée, ravie de retrouver mon fidèle garde du corps. Bubba s’est avancé dans la pièce avec un petit signe de la main. Ses cheveux noirs copieusement gominés avaient été soigneusement lissés, et sa lèvre inférieure affichait cette moue boudeuse célèbre dans le monde entier. La personne qui s’occupait de lui en ce moment devait l’avoir habillé spécialement pour l’occasion parce que, au lieu de la traditionnelle combinaison pantalon en satin ornée de strass, Bubba portait une tenue de camouflage réglementaire. — Super d’vous voir, mam’zelle Sookie, s’est-il aussitôt exclamé. Z’avez vu ? J’porte mon uniforme de l’armée. — Ça te va très bien, Bubba. — Merci, mam’zelle Sookie. Pendant ce temps, Pam avait réfléchi. Ce n’est peut-être pas une mauvaise idée, a-t-elle dit. Son... euh... image mentale, sa signature cérébrale... – enfin, vous voyez ce que je veux dire –, est tellement... hum... atypique que les sorciers ne pourront jamais l’attribuer à un vampire. J’avais rarement vu Pam faire preuve d’autant de tact – ce n’était pas vraiment son genre. Bubba faisait pourtant un sacré vampire. Il était certes d’une docilité hors pair, mais il avait un peu de mal à faire fonctionner ce qui lui servait de cerveau – Bill lui prêtait « l’intelligence d’un ver de terre » – et il adorait les chats. Surtout quand ils se vidaient de leur sang... — Où il est, Bill, mam’zelle Sookie ? J’aurais dû m’y attendre. Bubba avait toujours voué une véritable vénération à mon ex. — Il est au Pérou, Bubba. C’est tout là-bas, en Amérique du Sud. — Non, a fait une voix glaciale. J’ai cru que mon cœur s’arrêtait. — Je suis revenu. Et, émergeant d’une des arcades latérales, est apparu mon amour perdu. Décidément, c’était la soirée des surprises ! Revoir Bill au moment où je m’y attendais le moins m’a drôlement secouée, plus que je ne l’aurais voulu. Ma vie sentimentale ayant été un désert absolu jusqu’à mes vingt-cinq ans, je n’avais jamais eu d’ex-petit copain avant. Je n’étais donc pas du tout préparée à gérer la situation et encore moins mes émotions, surtout avec Éric accroché à mon bras comme Mary Poppins à son parapluie. Bill avait fière allure. Il portait une chemise Calvin Klein que je lui avais choisie et un pull dans les tons bruns et mordorés (mais non, je ne lui ai pas accordé la moindre attention, qu’est-ce que vous croyez ?). — Parfait, a commenté Pam. Nous allons avoir besoin de toi, ce soir. Cette chère Pam ! Toujours aussi attendrissante : à peine retrouvait-elle une vieille connaissance qu’elle s’empressait de l’envoyer au casse-pipe. — Il faudra que tu me racontes les ruines et tout ça, a-t-elle enchaîné. Tu connais tout le monde ? Bill a balayé l’assistance du regard. — Colonel Flood... Il a salué l’intéressé d’un hochement de tête. — Léonard... Nettement moins cordial, le ton, m’a-t-il semblé. — Je ne crois pas connaître ces nouveaux alliés... Il désignait les sorciers. Il a attendu que les présentations soient achevées pour demander : — Mais qu’est-ce que Debbie Pelt vient faire ici ? Exactement la question que je m’étais posée ! Je me suis efforcée de ne pas ouvrir la bouche comme un four en l’entendant formulée mot pour mot. J’ai essayé de me rappeler si les chemins de Bill et de Debbie s’étaient croisés à Jackson, s’ils avaient été mis en présence l’un de l’autre. Bill savait qui elle était et le rôle qu’elle avait joué dans ma... mésaventure (le mot est faible), mais je ne me souvenais pas qu’ils se soient jamais rencontrés. — C’est la femel... la compagne de Léonard, a répondu Pam. J’ai regardé Lèn avec un haussement de sourcils interrogateur. Il est devenu rouge pivoine. — Elle était venue lui rendre visite et elle a décidé de l’accompagner, a poursuivi Pam. Tu y vois une objection ? — Elle a participé aux séances de torture que l’on m’a infligées chez le roi du Mississippi, a déclaré Bill. Elle prenait plaisir à me voir souffrir. Lèn s’est levé d’un bond. Il était livide, à présent. — C’est vrai, Debbie ? Debbie Pelt a réprimé une grimace – mal, puisque je m’en suis aperçue. Et je n’étais pas la seule : tous les regards étaient braqués sur elle, et dans tous se lisait la même condamnation. — J’étais juste passée voir un copain, un lycanthrope qui vit là-bas, un des gardes, a-t-elle expliqué en se tournant vers Bill, d’une voix qui manquait singulièrement d’assurance pour quelqu’un qui protestait de sa bonne foi. Que vouliez-vous que je fasse ? Si j’avais tenté de vous délivrer, j’aurais été taillée en pièces. Je ne parviens d’ailleurs pas à croire que vous puissiez vous souvenir de ce qui s’est passé. Vous étiez complètement dans le cirage. Il y avait comme une pointe de mépris dans ces mots-là. — Vous avez prêté main-forte à mes tortionnaires, a insisté Bill, d’un ton toujours aussi calme et d’autant plus convaincant qu’il était parfaitement neutre. Vous aviez une préférence marquée pour les tenailles. — Tu n’as rien dit à personne ? s’est écrié Lèn. Tu savais que le sujet d’un autre royaume était emprisonné et torturé chez Russell et tu n’as rien fait ? Sa voix n’avait rien de calme, et son ton était tout sauf neutre. Il exprimait la déception, la colère, l’insoutenable douleur de se sentir trahi. — Oh ! Pour l’amour du Ciel ! C’est un vampire ! a répliqué Debbie, manifestement agacée. Quand j’ai appris, plus tard, que tu devais aider Sookie à le retrouver pour effacer les dettes que ton père avait contractées auprès des vampires, je me suis sentie affreusement mal. Mais, sur le moment, c’étaient juste des affaires de vampires. Pourquoi aurais-je dû avertir quelqu’un ? — Mais comment une personne saine d’esprit peut-elle prendre plaisir à torturer qui que ce soit ? La voix de Lèn semblait tendue à se rompre. Il y a eu un long, très long silence. — Et elle a tenté de tuer Sookie, bien sûr, a repris Bill, l’air toujours aussi détaché. — Je ne savais pas que vous étiez dans le coffre quand je l’ai poussée dedans ! s’est écriée Debbie. J’ignorais que je l’enfermais avec un vampire affamé ! Je ne sais pas ce qu’en ont pensé les autres, mais moi, je n’y ai pas cru une seule seconde. Lèn a baissé la tête et examiné un moment ses mains ouvertes, comme s’il y cherchait une réponse. Puis il s’est redressé et a rivé un regard noir sur Debbie, le regard d’un homme qui doit regarder la vérité en face. Mon cœur s’est serré. Ça faisait bien longtemps que je n’avais pas été aussi désolée pour quelqu’un. — Je te répudie, a-t-il déclaré. J’ai vu les traits du colonel Flood se crisper et un mélange de stupeur et de respect se peindre sur le visage du jeune Sid, d’Amanda et de Pepper, comme s’ils venaient d’assister à une sorte de sacrifice dont ils n’auraient jamais pu imaginer être un jour témoins. — Plus jamais je ne chasserai avec toi. Plus jamais je ne partagerai les plaisirs de la chair avec toi. Tu disparais de ma vie. C’était manifestement un rituel chargé d’une profonde signification pour les changelings. Debbie regardait Lèn, les yeux écarquillés, horrifiée par sa déclaration. Hormis les murmures des sorciers qui discutaient entre eux, le silence était total. Bouche bée, Bubba lui-même semblait percevoir la gravité du moment. Pourtant, tout ce qui s’était dit jusque-là devait lui passer largement au-dessus de la tête. — Non ! a lâché Debbie dans un souffle. Non, Lèn ! Mais le regard de Lèn semblait la transpercer comme si elle était invisible. À ses yeux, elle n’existait plus. Je détestais Debbie, mais l’horreur qu’exprimait son visage était intolérable et, comme la plupart des gens présents, je me suis empressée de détourner la tête. Pam a assené son verdict avec sa brusquerie habituelle. — Bon, très bien, a-t-elle approuvé, lapidaire. Bubba ouvrira la voie à Sookie, qui fera... ce qu’elle sait faire. Elle a marqué un temps d’arrêt, sans doute pour réfléchir, avant d’enchaîner : — Sookie, une petite récapitulation : nous avons besoin de connaître le nombre de personnes présentes dans le bâtiment, que ce soit ou non des sorciers, et toutes les autres infos que tu pourras glaner sur place. Envoie Bubba pour nous les transmettre, mais reste sur place pour monter la garde, au cas où la situation changerait pendant que nous nous déployons. Une fois que nous serons en position, tu pourras te replier jusqu’aux véhicules, où tu seras plus en sécurité. Sur ce dernier point, je n’avais rien à redire : dans une armée formée de sorciers, de vampires et de lycanthropes, je n’avais pas vraiment ma place. — Ça me paraît bien, ai-je acquiescé, sans grand enthousiasme. Une pression de doigts sur ma main droite m’a incitée à reporter mon attention sur Éric. Il semblait se réjouir à l’idée de se battre, mais il y avait toujours de l’incertitude dans son attitude et sur son visage. — Mais qu’est-ce qui va se passer pour Éric ? — Que veux-tu dire par là ? — Si vous tuez tout le monde, qui va briser le sort qu’on lui a jeté ? Je me suis tournée vers les experts en la matière : le trio de Wiccans. — Si tous les membres du groupe de Hallow sont éliminés, elle comprise, est-ce que les sorts qu’ils ont jetés disparaîtront avec eux ? Ou Éric restera-t-il amnésique ? — Le sortilège doit être rompu, a affirmé la sorcière noire, celle qui paraissait si posée et si sage. S’il est rompu par celle qui l’a jeté, c’est parfait. Il peut être rompu par quelqu’un d’autre, mais ça prendra plus de temps et exigera plus d’efforts, puisque nous ignorons quels composants entraient dans sa préparation. J’évitais de regarder Lèn, qui tremblait encore. Il était toujours sous le choc, secoué par la violence des émotions qui l’avaient conduit à répudier Debbie. J’ignorais, à l’époque, qu’une telle sanction existait, mais je me prenais à regretter qu’il ne l’ait pas appliquée dès que je lui avais appris que Debbie avait essayé de me tuer. Peut-être s’était-il dit que je m’étais trompée, que ce n’était pas Debbie que j’avais sentie derrière moi, juste avant d’être poussée dans le coffre de la Lincoln. À ma connaissance, c’était la première fois que Debbie reconnaissait devant témoins être effectivement l’auteur de cette tentative d’assassinat – même si elle prétendait ignorer que Bill était dans le coffre, inconscient. Mais pousser quelqu’un dans un coffre de voiture et l’enfermer dedans, ce n’était pas franchement ce qu’on pouvait appeler une blague de potache, si ? — Vous croyez donc qu’il nous faut épargner Hallow, si nous voulons libérer Éric du sort dont il est victime ? disait Pam. Cette idée n’avait pas l’air de l’enchanter. J’ai ravalé mes désillusions pour me concentrer sur le problème en cours. Ce n’était vraiment pas le moment de me mettre à ruminer mes rancœurs. — Non ! s’est aussitôt écriée la sorcière aux cheveux gris. Épargnez plutôt son frère, Mark. Il serait beaucoup trop dangereux de laisser Hallow en vie. Elle devra être éliminée dès que possible. — Et vous, où serez-vous ? a demandé Pam. Que ferez-vous pour nous aider ? — Nous resterons dehors, mais à moins de cinq cents mètres, a répondu le jeune cadre dynamique. Nous tisserons un réseau de sorts autour du QG des sorciers pour les affaiblir et les déstabiliser. Et nous avons encore d’autres petits tours dans notre sac. Tout comme la jeune femme qui l’accompagnait – et qui s’était collé une tonne de maquillage charbonneux sur les yeux –, il semblait impatient et ravi d’avoir l’occasion d’utiliser les tours en question. Pam a hoché la tête, comme si ce « tissage » magique lui paraissait un appui suffisant. Attendre les sorciers au tournant avec un lance-flamme m’aurait paru plus efficace. Pendant tout ce temps, Debbie Pelt était restée plantée là, clouée sur place, comme pétrifiée. Elle a finalement repris ses esprits et a commencé à se diriger vers la porte du garage, mais Bubba l’a agrippée par le bras. Elle s’est tournée vers lui avec un sifflement de vipère, ce qui ne l’a nullement impressionné. Aucun des lycanthropes n’a bronché. On aurait vraiment cru qu’à leurs yeux, elle était devenue transparente. — Laissez-moi partir ! s’est-elle écriée, tandis que la fureur et la détresse se mêlaient sur son visage. On ne veut pas de moi ici. Bubba a haussé les épaules. Il se contentait de la tenir sans la brusquer, attendant manifestement le jugement de Pam. — Si nous vous laissons partir, vous risquez de courir prévenir les sorciers de notre arrivée, a déclaré cette dernière. Cela vous ressemblerait assez, apparemment. Debbie a eu le culot de jouer les offusquées. Quant à Lèn, il est resté aussi indifférent que s’il avait été en train de regarder le bulletin météo. Bill, tu t’occuperas d’elle, a décrété Chow. A la moindre alerte, supprime-la. — Ravi de pouvoir être utile, a répondu Bill, en souriant de toutes ses dents – surtout les deux canines du haut, qui s’étaient allongées, manifestation éloquente du plaisir qu’il prendrait à exécuter cette tâche. Après quelques ajustements concernant les transports et autres détails logistiques, Pam a donné le signal du départ. — Bon. Allons-y. Pam, qui ressemblait plus que jamais à Alice au pays des merveilles avec son twinset rose pastel et son pantalon fluide lilas, s’est levée et a vérifié la tenue de son rouge à lèvres dans le miroir, tout près de l’endroit où j’étais assise. Elle s’est souri dans la glace, comme j’avais vu des centaines de femmes le faire avant elle. — Ma chère Sookie, a-t-elle déclaré en se tournant vers moi pour m’adresser ce même sourire dentifrice, cette nuit est une nuit à marquer d’une pierre blanche. — Ah, oui ? — Oui, a-t-elle insisté en posant la main sur mon épaule. Cette nuit, nous allons défendre ce qui nous appartient. Nous allons nous battre pour retrouver notre leader ! Elle a gratifié Éric d’un plus large sourire encore. — Demain, shérif, vous serez de nouveau assis derrière votre bureau, au Croquemitaine, a-t-elle déclaré, solennelle, avant de reprendre un ton plus naturel. Demain, tu pourras retourner chez toi, Éric, dans ta chambre, dans ton lit. Nous avons préparé ta maison pour ton retour. J’ai coulé un regard vers Pam. Je ne l’avais jamais entendue donner du « shérif » à Éric en ma présence. Je savais que ce n’était qu’un titre, que portait tout vampire à la tête d’une zone, mais je ne pouvais pas m’empêcher d’imaginer Éric avec une étoile étincelante sur la poitrine, un Stetson vissé sur le crâne, colt au poing, faisant son entrée dans un saloon surchauffé, ses éperons cliquetant sur le plancher. Il a décoché à Pam un regard si grave que le sourire de celle-ci s’est instantanément évanoui. — Si je meurs, cette nuit, lui a-t-il dit en m’empoignant par l’épaule – bon sang ! Un vampire par épaule, ça faisait beaucoup pour une seule femme ! –, payez-la comme promis. — J’en fais le serment, a répondu Pam, retrouvant aussitôt son ton grandiloquent. — Sais-tu où est son frère ? Abasourdie, je me suis brusquement écartée de Pam. Mais elle semblait aussi interloquée que moi. — Non, shérif. — J’avais supposé que vous auriez pu le prendre en otage pour vous assurer que Sookie ne me trahirait pas. L’idée ne m’avait même pas traversé l’esprit. Question perfidie, j’avais encore beaucoup à apprendre, apparemment. — J’aurais dû y penser ! s’est exclamée Pam, faisant écho à mes propres réflexions, mais en leur donnant un tour très personnel. Sans compter que ça ne m’aurait pas déplu de garder Jason quelque temps comme otage... Je n’en revenais pas : le pouvoir de séduction de mon frère semblait vraiment universel. — Mais je ne l’ai pas enlevé, a-t-elle affirmé. Si nous nous en sortons, ce soir, je te promets de le chercher moi-même, Sookie. Ce ne pourrait pas être un autre mauvais tour que nous auraient joué Hallow et ses sorciers, par hasard ? Ce n’est pas impossible. Claudine a dit qu’elle n’avait pas aperçu d’otages sur place, mais elle a aussi précisé qu’il y avait des pièces auxquelles elle n’avait pas eu accès. Par ailleurs, je ne vois pas pour quoi Hallow retiendrait Jason, si elle ne sait pas que j’ai Éric. Elle aurait pu se servir de mon frère pour me faire parler, tout comme vous vous seriez servis de lui pour me faire taire. Mais aucun sorcier n’a pris contact avec moi. — Quoi qu’il en soit, je vais rappeler à tous ceux qui pénétreront dans le bâtiment de le chercher, m’a promis Pam. — Et comment va Belinda ? Vous êtes-vous occupés de régler sa note d’hôpital ? Elle m’a regardée comme si je parlais chinois. — La serveuse qui a été blessée en défendant l’entrée du Croquemitaine, lui ai-je rappelé, un peu sèchement. Ça te dit quelque chose ? L’amie de Ginger. Ginger qui y a laissé sa peau, elle. — Oui, bien sûr, est intervenu Chow. Elle se rétablit doucement. Nous lui avons fait livrer des fleurs et des chocolats. Il s’est tourné vers moi. — Nous avons une très bonne assurance. Il était aussi fier qu’un jeune père qui vient d’avoir son premier enfant. — Parfait, a commenté Pam, apparemment satisfaite du rapport de son colocataire. Bon. On peut y aller ? J’ai haussé les épaules. — J’imagine. Inutile d’attendre plus longtemps. Bill est passé devant moi, pendant que Pam et Chow se consultaient à propos du véhicule qu’ils allaient prendre. Gérald était déjà sorti pour superviser le départ. — C’était comment, le Pérou ? ai-je demandé, sans cesser de sentir planer au-dessus de moi la gigantesque ombre d’Éric, debout à mon côté. J’ai pris énormément de notes pour ma base de données, m’a répondu Bill. L’Amérique du Sud ne s’est jamais montrée très accueillante envers les gens de notre espèce, mais le Pérou m’a semblé moins hostile que les autres pays, et j’ai pu m’entretenir avec quelques vampires dont je n’avais encore jamais entendu parler. Depuis des mois, Bill dressait l’inventaire des vampires du monde entier pour en faire une sorte d’annuaire que lui avait commandé la reine de Louisiane. Cette dernière pensait manifestement qu’un tel ouvrage de référence lui serait fort utile et se révélerait très pratique, opinion qui n’était pas vraiment partagée par tous les vampires : certains n’avaient aucune envie d’être démasqués, pas même aux yeux de leurs propres congénères. Il ne doit pas être facile d’abandonner la clandestinité, quand on a vécu dans le secret des siècles durant. Il y avait encore des vampires qui vivaient dans les cimetières et chassaient les mortels la nuit, ignorant souverainement l’évolution que leur statut avait récemment subie, allant même jusqu’à nier son existence. — As-tu trouvé le temps d’aller voir ces fameuses ruines dont tu m’avais parlé ? — Le Machu Picchu ? Oui. J’ai fait l’ascension tout seul. Une expérience mémorable. J’ai essayé de me représenter Bill gravissant la montagne de nuit, visitant les ruines de cette ancienne civilisation au clair de lune. Mais je ne parvenais pas à imaginer ce qu’il avait dû éprouver : je n’avais jamais quitté les États-Unis. Je n’avais déjà pas souvent franchi les frontières de la Louisiane, alors... — C’est Bill, ton ancien conjoint ? La voix d’Éric m’a paru un peu... tendue. — Ah... euh... c’est... Eh bien, oui, si on veut... ai-je lamentablement bredouillé. Éric a posé les deux mains sur mes épaules et s’est rapproché de moi. Pas besoin de me retourner pour savoir qu’il regardait Bill par-dessus ma tête, lequel lui rendait son regard sans ciller. Éric aurait tout aussi bien pu me planter une pancarte proclamant : « Elle est à moi » sur le crâne. Arlène me disait toujours qu’elle adorait ce moment-là, quand son ex se prenait en pleine figure qu’il s’était fait doubler, que s’il ne la trouvait plus assez bien pour lui, un autre était fier de s’afficher avec elle. Tout ce que je peux dire, c’est que dans ce domaine-là, on n’avait pas les mêmes valeurs, Arlène et moi. J’ai détesté cette confrontation. C’était horriblement embarrassant et d’un ridicule achevé. — Tu ne te souviens vraiment pas de moi ? a demandé Bill à Éric, comme s’il en avait toujours douté jusqu’à présent. Franchement, j’ai cru que c’était un stratagème d’Éric pour s’incruster chez toi jusqu’à ce qu’il parvienne à ses fins, a-t-il poursuivi à mon intention, confirmant mes soupçons. Dans la mesure où j’avais eu exactement la même idée – même si je l’avais rapidement abandonnée –, j’étais mal placée pour protester. Mais je me suis sentie rougir jusqu’à la racine des cheveux. — Il faut y aller, ai-je lancé à Éric, en me tournant vers lui. Son visage était de marbre, son expression impénétrable – ce qui, chez lui, annonçait l’orage, en général. Mais il m’a accompagnée sans rien dire, quand je me suis dirigée vers la porte. La maison était en train de se vider progressivement de ses occupants, qui envahissaient la petite rue tranquille. Je me suis demandé ce que devaient penser les voisins. Bien sûr, ils savaient que les « gens d’à côté » étaient des vampires : personne dans la journée, tous les travaux de jardinage et d’entretien faits par des ouvriers, les visiteurs nocturnes d’une pâleur cadavérique... Mais quand même, ce brusque regain d’activité ne devait pas passer inaperçu. J’ai conduit en silence. De temps à autre, Éric me caressait la main, la cuisse, le bras. Je ne savais pas dans quelle voiture Bill était monté, mais j’étais bien contente que ce ne soit pas dans la mienne. J’aurais risqué l’asphyxie, avec un pareil taux de testostérone dans ma bagnole. Bubba était à l’arrière. Il fredonnait dans son coin. Il m’a semblé reconnaître Love Me Tender. — C’est une véritable antiquité, cette voiture, a déclaré Éric – réflexion qui tombait comme un cheveu sur la soupe. Je n’ai pas cherché à comprendre. — Oui. — Tu as peur ? — Oui. — Si toute cette histoire finit bien, accepteras-tu encore de me voir ? — Bien sûr que oui. J’avais dit ça pour lui faire plaisir. J’étais persuadée qu’après ce combat, plus rien ne serait jamais comme avant. Mais, dépourvu de l’assurance du véritable Éric, de son inoxydable confiance en lui, de la haute opinion qu’il avait de sa propre intelligence et de sa force, cet Éric-là était plutôt nerveux. Oh ! Il s’en tirerait comme un chef, le moment venu, là n’était pas la question, mais pour l’heure, il avait besoin qu’on lui remonte un peu le moral. Pam avait prévu un emplacement pour chaque véhicule. Il s’agissait de ne pas alerter Hallow et ses adeptes. Or, une brusque concentration de voitures autour de leur QG leur aurait sans nul doute mis la puce à l’oreille. J’avais donc un plan avec une croix indiquant l’endroit où je devais me garer. Il s’agissait d’une station-service, à l’intersection de deux grandes artères en pente, dans cette partie de la ville où les commerces commençaient à prendre le pas sur les habitations. Je me suis garée dans le coin le plus retiré de la station-service, près de la boutique, et sans plus de discussion, nous sommes descendus de voiture. Plus de la moitié des maisons, dans la rue paisible que nous avons empruntée, étaient vides et arboraient des pancartes « À vendre » sur leur pelouse. Celles qui étaient encore habitées n’étaient pas très bien entretenues. Les véhicules en stationnement étaient en aussi piteux état que le mien, et de grandes taches pelées dans le gazon indiquaient que les jardins n’étaient ni fertilisés ni arrosés l’été. Derrière toutes les fenêtres allumées scintillait un écran de télévision. Je me suis réjouie qu’on soit en hiver et que tous les gens se soient calfeutrés chez eux. Deux vampires blafards encadrant une blonde, ça aurait fait jaser dans le quartier. Sans compter qu’un des vampires ne passait pas vraiment inaperçu : en dépit des graves séquelles résultant de son passage de l’état de cadavre à celui de revenant (abus d’alcool, de stupéfiants en tout genre et processus de vampirisation ne faisaient apparemment pas bon ménage), Elvis serait toujours Elvis. Voilà pourquoi les vampires se donnaient autant de mal pour tenir Bubba à l’abri des regards indiscrets. Il ne nous a fallu que quelques minutes pour arriver au carrefour où nous devions partir chacun de notre côté : Éric pour rejoindre les autres vampires, Bubba et moi pour aller jouer les éclaireurs. Si ça n’avait tenu qu’à moi, j’aurais continué ma route sans mot dire – j’étais désormais parvenue à un tel degré de tension qu’une simple pichenette aurait suffi à me briser comme du verre –, mais Éric n’entendait pas se contenter d’une séparation silencieuse. Il m’a brusquement empoignée par les bras et m’a embrassée en y mettant tout son cœur. J’ai entendu Bubba grogner derrière moi. — C’est pas chic c’que vous faites là, mam’zelle Sookie, a-t-il ronchonné d’un ton réprobateur. Bill a dit que c’était pas grave, mais ça m’plaît pas. Éric a poursuivi son baiser comme si de rien n’était. — Navré de t’avoir offensé, lui a-t-il tout de même lancé par-dessus mon épaule, d’une voix glaciale, au terme d’une étreinte passionnée. À tout à l’heure, ma belle amante, a-t-il enchaîné dans un murmure. J’ai posé la main sur sa joue. — À tout à l’heure. Et, sans rien ajouter, j’ai tourné les talons, Bubba accroché à mes basques comme un grand dadais déguisé en Elvis Presley. — Vous m’en voulez pas, hein, mam’zelle Sookie ? s’est-il aussitôt inquiété. — Mais non. Je me suis forcée à sourire – je savais qu’il pouvait me voir dans le noir. La nuit était froide. J’avais pourtant mis mon manteau, mais il me paraissait moins épais que d’habitude. Mes mains tremblaient. J’avais les doigts gourds et le nez gelé. L’air me semblait lourd, presque palpable. Je ne décelais pourtant que de fugaces odeurs de feu de bois mêlées à celles, plus insistantes, de gaz d’échappement, d’essence, d’huile de moteur... le parfum dont la grande ville aime à s’asperger. Mais il y avait autre chose, d’étranges effluves qui laissaient supposer que le quartier n’était pas seulement contaminé par les miasmes urbains. J’ai pris une profonde inspiration et j’ai cru voir l’air ondoyer comme quelque nappe de brouillard invisible. Après réflexion, je me suis dit que cette drôle d’atmosphère poisseuse, oppressante, qui vous prenait aux tripes et vous emplissait les narines comme un arôme âcre, ne pouvait être que d’origine magique. La magie en question sentait comme les souks d’une lointaine contrée exotique – tels que je les imaginais, du moins. Elle dégageait un parfum épicé, mélange d’insolite et de mystère. À haute dose, l’odeur devait vite devenir insupportable. Pourquoi les habitants du quartier ne se plaignaient-ils pas auprès de la municipalité ? À moins que tout le monde n’y soit pas sensible... — Tu ne sens pas quelque chose de bizarre, Bubba ? J’avais parlé si bas que c’était presque un murmure. Un chien ou deux ont aboyé sur notre passage, mais ils se sont vite calmés en flairant la présence d’un vampire – je suppose que, pour eux, c’était Bubba qui avait une odeur bizarre. Les chiens ont presque toujours peur des vampires. Avec les lycanthropes et les changelings, leur réaction est moins prévisible. J’ai brusquement été prise d’une irrésistible envie de faire demi-tour. Chaque pas dans la bonne direction exigeait de moi un réel effort de volonté. — Ben si, forcément ! a répondu Bubba, chuchotant à son tour. Y en a qi ont jeté des sorts dans l’coin. De la magie pour éloigner les gens. — De la magie répulsive ? OK, refourguer un « mot du jour » à Bubba, ce n’était peut-être pas une très bonne idée. Un moment d’égarement, mettons. — Ça s’peut. Je ne savais pas si c’était à nos Wiccans ou aux sorciers de Hallow que l’on devait ce petit tour de passe-passe, mais en tout cas, il était drôlement efficace. La nuit semblait étrangement silencieuse. Seules trois voitures nous ont croisés ou dépassés tandis que nous arpentions le dédale des rues désertes. La force du sortilège augmentait à mesure que nous nous approchions de ce dont nous étions censés nous écarter. J’avais l’impression de progresser avec des semelles de plomb. Entre les halos des réverbères, l’obscurité paraissait plus dense. La lumière elle-même semblait porter moins loin. Quand Bubba m’a pris la main, je ne l’ai pas retirée. J’avais déjà senti cette odeur auparavant : au Croquemitaine. Les fameux Traqueurs du colonel Flood ne s’étaient peut-être pas donné tant de mal que ça pour remonter jusqu’au QG des sorcières, finalement. — On y est, mam’zelle Sookie, m’a annoncé Bubba à mi-voix. Nous venions de tourner à l’angle d’une rue. Je savais qu’on avait jeté un sort pour me repousser, alors j’ai continué à avancer. Mais si j’avais habité dans le quartier, j’aurais rebroussé chemin et je ne me serais même pas demandé pourquoi. Simple réflexe de survie. L’envie d’éviter cet endroit était si violente que c’était à se demander comment les habitants du coin pouvaient rentrer ici après le boulot. Peut-être dînaient-ils dehors. Peut-être allaient-ils au cinéma, boire un verre, voir des amis... N’importe quoi plutôt que de retourner chez eux. D’ailleurs, toutes les maisons de la rue paraissaient inoccupées. Sur le trottoir d’en face, à l’autre bout de la rue, se trouvait la source de toute cette énergie maléfique. Hallow avait déniché un bon endroit pour abriter ses activités : un ancien magasin mi-fleuriste, mi-boulangerie. Minnie’s Flowers & Cakes offrait toute la discrétion requise. C’était la plus grande de trois boutiques mitoyennes qui avaient fermé l’une après l’autre, comme des bougies qu’on mouche sur un chandelier. Le local paraissait abandonné depuis des lustres. Les vitrines étaient recouvertes d’affiches annonçant des événements depuis longtemps passés ou appelant à voter pour des candidats depuis longtemps battus. Les panneaux de contreplaqué cloués en travers des portes vitrées témoignaient de pillages et d’intrusions répétés. En dépit des gelées hivernales, les mauvaises herbes envahissaient les fissures du parking, vide à l’exception d’un gros container à ordures sur la droite. Je l’ai aperçu de l’endroit où j’étais, de l’autre côté de la rue. Je m’efforçais de visualiser les lieux avant de laisser mes autres sens prendre le relais – ça exigerait de moi une telle concentration que je devrais fermer les ; yeux. Si on me l’avait demandé, j’aurais eu du mal à expliquer comment j’en étais arrivée là. J’étais sur le point de livrer une bataille dans laquelle les deux camps paraissaient plutôt suspects. Si je m’étais rangée du côté de Hallow et de ses disciples en premier, j’aurais probablement été convaincue que c’étaient les lycanthropes et les vampires qui méritaient d’être éradiqués. À cette même heure, un an plus tôt, personne ne savait qui j’étais, et tout le monde s’en fichait. J’étais juste Sookie la Cinglée, la sœur d’un type pas très net, une fille qu’on plaignait ou qu’on évitait, voire les deux. Et voilà que je me retrouvais là, dans une rue glaciale de Shreveport, cramponnée à la main d’un vampire dont la tête était célèbre dans le monde entier. Était-ce vraiment ce qu’on pouvait appeler un progrès ? Mais je n’étais pas là pour progresser, ni pour m’amuser, d’ailleurs. J’avais été envoyée en reconnaissance par une bande de vampires et de Cess, afin de leur fournir des renseignements sur un groupe de sorciers meurtriers, buveurs de sang et capables de se changer en loups à volonté – certains d’entre eux, du moins. J’ai laissé échapper un soupir que j’espérais inaudible. Bon, après tout, personne ne m’avait encore tabassée, n’est-ce pas ? Pour le moment. Les yeux clos, j’ai abaissé mes barrières mentales et orienté toutes mes antennes vers le bâtiment d’en face. Des cerveaux en ébullition. Buzz, buzz, buzz. J’ai presque suffoqué sous le flot de pensées qui me submergeait. Je ne savais pas si c’était dû à l’absence d’autres humains dans le voisinage ou à l’atmosphère saturée de magie, mais quelque mystérieux facteur avait aiguisé mon sixième sens jusqu’à le rendre douloureux. Il ne fallait surtout pas que je me laisse déborder. Bon, d’abord, faire le tri, mettre de l’ordre dans tout ce fatras. Pour commencer, dénombrer les cerveaux en activité. Je suis arrivée à quinze : cinq dans la première pièce qui correspondait à la boutique proprement dite, un dans un espace réduit qui devait être les toilettes, et le reste dans la dernière et la plus grande pièce, à l’arrière du local. J’ai présumé que c’était l’ancienne boulangerie. En tout cas, tous les gens présents étaient éveillés. Un cerveau endormi émet encore une sorte de murmure, comme quelqu’un qui marmonne dans son sommeil, mais ça n’a rien à voir avec un cerveau en éveil. Autant comparer un chiot qui s’agite en dormant à un chien de garde sur le qui-vive. Pour collecter autant d’informations que possible, il fallait que je m’approche davantage. Je n’avais jamais tenté d’isoler les pensées des membres d’un groupe pour obtenir des réponses aussi précises que « coupable » ou « innocent ». Je ne savais même pas si c’était possible. Mais s’il y avait, dans ce bâtiment, des gens qui n’avaient rien à voir avec les agissements douteux de Hallow, je ne voulais pas qu’ils se retrouvent pris dans la mêlée. — Plus près, ai-je chuchoté, si bas que seul un vampire pouvait m’entendre. Mais à couvert. — Vu, a répondu Bubba sur le même ton. Z’allez garder les yeux fermés ? J’ai hoché la tête en silence. Il m’a alors guidée sans bruit, me faisant traverser la rue pour me diriger vers le container qui se trouvait à cinq ou six mètres de l’ancien magasin. D’une pression sur l’épaule, il m’a invitée à m’accroupir. La puanteur à elle seule aurait suffi à m’indiquer où je me trouvais. Heureusement qu’il faisait froid, ça limitait les dégâts. Les vagues effluves de beignets graisseux et de fleurs fanées ne parvenaient pas à voiler l’odeur d’aliments avariés et de pourriture émanant de toutes ces ordures que les gens avaient jetées au passage dans cette poubelle providentielle. Le tout ne faisait pas très bon ménage avec le parfum si capiteux et si étrange de la magie. Je me suis adaptée à la situation, bloquant mon odorat comme j’avais fermé les yeux, pour me focaliser sur ce que je voulais « entendre ». J’avais eu beau me perfectionner, ces derniers mois, cela revenait quand même à essayer d’écouter simultanément une quinzaine de conversations téléphoniques. Certaines d’entre elles provenaient de changelings, ce qui compliquait encore les choses. Je ne parvenais à saisir que des bribes : ... J’espère que ce n’est pas une infection vaginale... ... Elle ne veut rien entendre... Pour elle, les hommes ne sont pas à la hauteur... ... Si je la changeais en crapaud, qui ferait la différence ? ... Dommage qu’il n’y ait pas de Coca light... ...Je vais trouver ce maudit vampire et le tuer... ... Mère Nature, écoutez mes prières... ... trop impliquée maintenant... ... acheter une nouvelle lime... Pas très concluant. Enfin, personne n’avait pensé : « Oh ! Pour l’amour du Ciel, sortez-moi de là ! », ni : «Ça sent le vampire... Plusieurs vampires... qui approchent », ni rien d’aussi dramatique. C’était déjà ça. On avait plutôt l’impression d’un groupe de gens qui se connaissaient, qui se sentaient à l’aise en compagnie de leurs petits camarades, dont ils partageaient donc probablement les vues et les objectifs. Même la personne qui priait n’émettait aucun signal de stress ou de détresse. J’espérais seulement que Hallow ne sentirait pas mon intrusion mentale. En tout cas, les esprits que j’avais effleurés semblaient trop occupés pour s’en apercevoir, et aucun ne m’avait paru en alerte. — Bubba, ai-je chuchoté dans un souffle à peine plus audible qu’une pensée. Va dire à Pam qu’ils sont quinze à l’intérieur et que, à ma connaissance, ce sont tous des sorciers. — Bien, mam’zelle Sookie. — Tu sais comment retrouver Pam ? — Oui. — Tu peux me lâcher la main, alors. — Oh ! OK. — Surtout, pas un bruit. Sois prudent. Il était déjà parti. Je me suis de nouveau isolée des odeurs, du contact glacé du métal, rassemblant toute mon énergie psychique pour lire dans les pensées des sorciers. Il n’y avait que trois hommes dans le tas. Hallow était là. Je le savais parce qu’une des autres femmes la regardait en songeant aux extraordinaires pouvoirs qu’elle détenait, avec un mélange d’admiration et de... de terreur, ce qui m’a un peu perturbée. Je me suis demandé où ils avaient garé leurs voitures – à moins qu’ils ne soient arrivés à cheval sur un balai, ah ah. Puis j’ai réfléchi à un truc qui aurait dû me traverser l’esprit depuis longtemps : puisqu’ils étaient si prudents, si rusés, si dangereux, comment se faisait-il qu’ils n’aient pas posté de sentinelle ? C’est alors qu’une main s’est refermée sur mon épaule. CHAPITRE 12 — Qui va là ? La formule consacrée aurait pu me faire rigoler, d’autant que le ton manquait singulièrement de conviction et que la voix n’avait franchement rien de menaçant. Mais quand on vous appuie un couteau sur la gorge, ça vous fait vite passer l’envie de rire. Comme celle qui m’interrogeait me plaquait aussi la main sur la bouche, j’avais un peu de mal à lui répondre. Au bout d’un moment, elle a fini par s’en rendre compte et m’a obligée à me relever, avant de me pousser vers l’arrière du bâtiment en aboyant : — À l’intérieur ! Hé, une minute ! Je ne pouvais pas laisser faire ça ! Face à un des disciples de Hallow, un de ces lycanthropes accros au sang de vampire, j’aurais eu peu de chances d’en réchapper. Mais c’était une sorcière de base, et elle n’avait pas vu aussi souvent que moi Sam neutraliser des clients bagarreurs au bar. J’ai agrippé son poignet – celui qui tenait le couteau – à deux mains et je l’ai tordu de toutes mes forces, en lui donnant de grands coups de pied dans les tibias pour la déstabiliser. Et ça a marché. Vlan ! Elle s’est affalée par terre. Je me suis jetée sur elle et lui ai frappé la main contre le bitume jusqu’à ce qu’elle lâche son arme. Elle a éclaté en sanglots. — Tu parles d’une sentinelle ! ai-je lâché. La pauvre Holly était en pleurs. Elle tremblait comme une feuille. — Sookie ! Ses grands yeux humides scrutaient les ténèbres sous la visière de sa casquette de guetteur. C’est qu’elle avait sorti la tenue commando – en gardant le rose pétant sur les lèvres, quand même. — Qu’est-ce que tu fais là ? lui ai-je demandé. — Ils m’ont dit qu’ils s’en prendraient à mon fils si je refusais de coopérer. Ça m’a écœurée. — Et tu es à leur botte depuis combien de temps, dis ? C’était déjà le cas quand je suis venue chez toi ? Je la secouais comme un prunier. — Non, non... Quand Hallow est entrée dans le bar avec son frère, elle a tout de suite senti la présence d’un initié. Et en parlant avec vous, elle a bien vu que c’était ni toi ni Sam. On ne peut rien lui cacher : Hallow voit tout, sait tout. Cette nuit-là, elle a débarqué chez moi avec Mark. Ils s’étaient battus – ils étaient dans un sale état –, et ça les avait rendus fous de rage. Mark m’a tenue pendant que Hallow me frappait. Elle aimait ça. Puis elle a vu une photo de Cody. Elle l’a prise et m’a dit qu’avec ça, elle pouvait ensorceler mon fils à distance – l’obliger à traverser la rue sans regarder ou à charger le fusil de son père... Holly pleurait à chaudes larmes, à présent, et je ne pouvais pas lui en vouloir. Ça me rendait malade d’entendre ça. Et ce n’était même pas mon môme. — Je lui ai juré de l’aider, a-t-elle gémi. Je ne pouvais pas faire autrement. Elle m’a forcée. — Et il y en a d’autres comme toi là-dedans ? — Qui sont là contre leur gré ? Deux ou trois, oui. Ça expliquait certaines des pensées que j’avais captées. — Et Jason ? Il est là-dedans aussi ? J’avais sondé les cervelles des trois hommes à l’intérieur et aucun d’eux ne m’avait paru être mon frère, mais il fallait que je sois sûre. — Jason est un Wiccan ? s’est-elle exclamée dans un souffle, en retirant sa casquette pour se passer la main dans les cheveux avec une coquetterie toute féminine. Même absent, il les faisait craquer ! — Non, non. Est-ce que Hallow le retient en otage ? — Je ne l’ai pas vu. Mais qu’est-ce que tu voudrais qu’elle fasse de Jason ? — Oublie ça. Il faut que tu fiches le camp, Holly, ai-je poursuivi d’une voix pressante, aussi bas que l’urgence de la situation le permettait. Quitte cet endroit tout de suite. — Mais elle va s’en prendre à mon fils. — Je te jure que non. Elle a semblé voir quelque chose sur mon visage qui l’a convaincue. — J’espère que vous allez tous les zigouiller ! a-t-elle craché avec autant de véhémence qu’on peut en mettre dans un murmure. Y a que Parton, Chelsea et Jane qui méritent d’être sauvés. On les a fait chanter, eux aussi. C’est juste des Wiccans qui demandent qu’à vivre leur petite vie tranquillement, comme moi. On veut de mal à personne. — À quoi ils ressemblent ? — Parton doit avoir dans les vingt-cinq ans, cheveux courts bruns, tache de naissance sur la joue. Chelsea a seize, dix-sept ans et les cheveux teints en rouge vif. Jane... euh... eh bien, Jane, c’est la vieille dame type : cheveux b » mes, chemisier à fleurs, lunettes ringardes.... Enfin, tu vois. Si ma grand-mère avait encore été là, cette façon de coller toutes les vieilles femmes dans le même sac aurait valu à Holly un savon mémorable. Mais Granny – que Dieu ait son âme – n’était plus de ce monde, et je n’avais pas le temps de faire la morale à sa place. — Mais pourquoi Hallow n’a-t-elle pas choisi un de ses sorciers pour monter la garde ? Simple curiosité de ma part, je l’avoue. — Y a un grand rituel prévu ce soir, et ils sont tous réquisitionnés. Et puis, ils avaient pas envie de se geler dehors par ce froid, a-t-elle ajouté, un soupçon d’ironie dans la voix. Mais comment t’as fait pour résister au sort de répulsion ? J’arrive pas à croire qu’il n’ait pas marché. Tu dois être drôlement coriace. — Merci, Holly. Vas-y, maintenant, lui ai-je dit en l’aidant à se relever. Ne t’occupe pas de ta voiture. File vers le nord. Tire-toi d’ici aussi vite que tu peux. Au cas où elle n’aurait pas su où se trouvait le nord, j’ai pointé la direction du doigt. Holly a décampé sans demander son reste. Ses Nike ne faisaient pratiquement aucun bruit sur le bitume craquelé. Ses cheveux noir corbeau ont paru absorber la lumière quand elle est passée sous un réverbère. L’odeur de magie qui émanait de la boutique a semblé s’intensifier. Je me suis demandé ce que je devais faire, à présent. Il fallait que je me débrouille, d’une façon ou d’une autre, pour que les Wiccans qui avaient été contraints de servir Hallow malgré eux ne paient pas pour les autres. Mais je ne voyais absolument pas comment m’y prendre. Dans les secondes qui ont suivi, une foule d’idées à peine ébauchées et d’impulsions avortées se sont succédé à une vitesse folle dans ma tête. Toutes débouchaient sur une impasse. Me ruer à l’intérieur en braillant : « Parton, Chelsea, Jane, dehors ! », c’était vendre la mèche et alerter tous les sorciers. Autrement dit, condamner certains de mes amis – de mes alliés, du moins – à une mort certaine. Essayer de prévenir les vampires de la présence d’innocents dans le bâtiment ? Il y avait de grandes chances pour qu’ils s’en moquent éperdument. Et même si, par miracle, ils étaient pris d’un accès de bonté, ils seraient obligés de sauver tout le monde pour pouvoir faire le tri après, ce qui laisserait tout le temps aux adeptes de Hallow de contre-attaquer – les sorciers n’ont pas besoin de se battre physiquement pour se défendre. J’ai soudain senti une masse chaude et velue se presser contre mon flanc. Des yeux et des crocs étincelants ont surgi dans la nuit. J’ai failli hurler, avant de reconnaître Lèn. C’était une bête énorme. Le pelage argenté autour de ses yeux faisait ressortir le noir lustré de sa fourrure. Je me suis blottie contre lui. — Il y en a trois, à l’intérieur, qui n’y sont pour rien. Il faut les épargner. Mais je ne sais pas comment m’y prendre. Évidemment, le loup qui me dévisageait de ses grands yeux luisants n’était pas plus avancé que moi. Il s’est contenté d’un petit couinement plaintif de chiot esseulé. Mais qu’est-ce que je fabriquais, bon sang ? J’aurais déjà dû battre en retraite depuis longtemps. Et voilà que j’étais coincée là, au beau milieu de la zone dangereuse. Et aux premières loges, en plus ! Je percevais des mouvements furtifs tout autour de moi. Qu’est-ce que j’attendais pour me replier vers les voitures ? Lèn m’a donné un petit coup de museau humide, comme un encouragement, avant de s’éloigner pour rejoindre son poste, à la porte de l’arrière-boutique. — Mais qu’est-ce que tu fais encore ici ? m’a soudain demandé Bill. C’est quand même incroyable de réussir à sentir la colère rentrée de quelqu’un dans un murmure à peine audible. — Il y a trois innocents là-dedans, lui ai-je expliqué dans un souffle. Des gens du coin. On les a embrigadés de force. Bill a laissé échapper un truc incompréhensible entre ses dents. Et ça ne ressemblait pas à une exclamation de joie. Je lui ai transmis les descriptions que Holly m’avait données. Il était déjà passé en mode « combat », et sa tension était palpable. C’est alors que Debbie Pelt a débarqué. — Je vous avais dit de rester où vous étiez, lui a jeté Bill, sur un ton à vous glacer le sang. — Lèn m’a répudiée, m’a-t-elle dit. Comme si je n’avais pas assisté à la scène ! — Qu’est-ce que tu espérais ? ai-je répliqué, exaspérée. Ah ! Elle choisissait bien son moment pour jouer les femmes blessées ! N’avait-elle donc jamais entendu parler de certains pots cassés qu’il fallait payer ? — Je dois faire quelque chose pour regagner sa confiance. — Alors, aide-moi à sauver les trois innocents qui sont là-dedans. Je haïssais cette femme, mais si elle pouvait m’être utile, je devais faire alliance avec elle. Je n’avais pas le choix. Je lui ai brièvement exposé le problème. — Mais comment se fait-il que tu n’aies pas pris ta forme animale ? lui ai-je tout de même demandé – ça m’intriguait. — Je ne peux plus. Lèn m’ayant répudiée, je n’ai plus le droit de me transformer au sein de sa meute. Je risquerais ma peau, sinon. Ils auraient le droit de me tuer. C’est la loi. — Tu te changes en quoi, au fait ? — En lynx. J’ai trouvé que ça lui allait plutôt bien. Mais ce n’était ni l’heure ni le lieu de faire plus ample connaissance avec cette garce de Debbie Pelt. Le temps pressait : l’offensive était proche. — Bon. Allons-y, lui ai-je lancé à mi-voix, en commençant à me faufiler dans l’obscurité vers la boutique abandonnée. — Attendez ! a chuchoté Bill. Je suis censé passer par la porte de derrière avec Léonard. Éric y est déjà. — Alors, vas-y ! J’ai senti une autre présence dans mon dos et j’ai jeté un bref coup d’œil par-dessus mon épaule. C’était Pam. Elle m’a souri, découvrant des crocs longs comme le pouce. L’effet était un brin déstabilisant. Si les sorciers enfermés à l’intérieur n’avaient pas été plongés dans la préparation de leur rituel et s’ils ne s’étaient pas reposés sur leur magie et sur une sentinelle très moyennement motivée, nous ne serions peut-être pas parvenues jusqu’à la porte sans nous faire repérer. Il faut croire que la chance était avec nous. Pam, Debbie et moi avons donc atteint l’entrée du magasin sans encombre. On y a retrouvé le petit Sid – même en loup, je l’ai reconnu. Bubba était avec lui. J’ai été prise d’une subite inspiration. J’ai entraîné Bubba à l’écart. — Saurais-tu retrouver les Wiccans ? ai-je chuchoté. Ceux qui sont avec nous ? Bubba a hoché la tête avec conviction. — Alors, va leur dire qu’il y a trois des leurs à l’intérieur et qu’ils n’y sont pour rien. Demande-leur de jeter un sort quelconque pour qu’on puisse les reconnaître, d’accord ? Tu as compris ? — J’leur dirai, mam’zelle Sookie. Y sont cool avec moi. — Tu es un brave garçon, Bubba. Fais vite, et surtout pas un bruit. Il a opiné du bonnet et s’est fondu dans la nuit. L’odeur de magie était maintenant devenue si forte, autour du bâtiment, que j’avais du mal à respirer. — Où est passé Bubba ? s’est tout à coup alarmée Pam. — Je l’ai envoyé contacter nos Wiccans. Trois des leurs sont enfermés là-dedans. Je veux qu’ils nous aident à les identifier pour qu’on ne les tue pas. — Mais il faut qu’il revienne tout de suite ! On a besoin de lui pour entrer là-dedans ! — Mais... La réaction de Pam me prenait de court. — De toute façon, il ne peut pas entrer sans y être invité, ai-je objecté. — Bubba a le cerveau en vrac : sa signature mentale n’est pas celle d’un vrai vampire. Il peut entrer partout sans invitation. J’en suis restée bouche bée. — Mais je... Mais... pourquoi tu ne me l’as pas dit ? ai-je lamentablement bredouillé. Elle s’est contentée de lever les yeux au ciel. A bien y réfléchir, c’est vrai que j’avais vu Bubba entrer au moins deux fois quelque part sans y avoir été invité. Je n’y avais tout bonnement pas fait attention, sur le moment, et je n’en avais pas tiré les conclusions qui s’imposaient. — Bon. Alors, ça va être à moi d’entrer en premier, ai-je courageusement déclaré, d’un ton dégagé – à l’intérieur, je me liquéfiais. Ensuite, je n’aurai plus qu’à vous inviter à entrer, non ? — Oui, ça suffira. Le bâtiment ne leur appartient pas. Ce n’est pas comme si c’était chez eux. — Et on fait ça maintenant ? Pam a eu une sorte de petit reniflement méprisant. Je discernais parfaitement ses yeux étincelants dans le halo du réverbère : l’imminence du combat la galvanisait. — Evidemment. Tu veux peut-être attendre qu’on t’envoie un bristol ? Seigneur, préservez-moi des sarcasmes des vampires ! — Tu crois que Bubba a eu le temps de rejoindre nos Wiccans ? — Mais oui. Allez ! À l’attaque ! Allons saigner les sorciers ! a-t-elle lancé dans un murmure frémissant d’impatience. Il était clair que le sort des Wiccans innocents ne figurait pas en tête de ses préoccupations. Tout le monde semblait brûler d’en découdre, sauf moi. Le jeune Sid arborait un rictus carnassier. — Je défonce, tu entres, m’a dit Pam. Et elle m’a planté un rapide baiser sur la joue. Ça m’a sidérée. Je me suis placée juste derrière elle et je l’ai regardée replier sa jambe droite pour prendre de l’élan, puis donner un coup de pied dans la porte avec la puissance d’un bulldozer. Waouh ! J’étais franchement impressionnée. Le verrou a sauté et la porte s’est ouverte tandis que les panneaux de contreplaqué explosaient. J’ai bondi à l’intérieur en hurlant : « Entrez ! » à l’intention des vampires – celle qui était derrière moi et ceux qui se tenaient en embuscade, à l’arrière du bâtiment. Pendant une seconde, je me suis retrouvée seule dans le repaire des sorciers. Ils se sont tous tournés vers moi, médusés. La pièce était pleine de bougies et de gens assis par terre sur des coussins. Pendant que, dehors, les nôtres prenaient position, à l’intérieur, tout le monde semblait s’être regroupé dans la boutique. Les sorciers formaient un cercle, chacun avec une bougie allumée, un bol et un couteau devant lui. Des trois Wiccans que je voulais sauver, Jane était la plus facile à repérer : c’était la seule femme aux cheveux blancs. Elle portait un rouge à lèvres orange vif qui avait bavé et elle avait du sang séché sur la joue. Je l’ai attrapée par le bras pour la pousser dans un coin. Autour de moi, ça a vite été l’anarchie la plus complète. Il n’y avait que trois hommes dans la pièce : le frère de Hallow, Mark, qui se faisait attaquer par une meute de loups ; un type d’une trentaine d’années aux joues creuses et aux cheveux d’un noir suspect qui était en train de baragouiner je ne sais quelle incantation tout en sortant un cran d’arrêt de la veste posée à côté de lui (il était trop loin pour que je puisse faire quoi que ce soit. J’espérais que les autres sauraient se protéger) ; enfin, Parton, que j’ai reconnu à sa tache de naissance sur la joue. Recroquevillé sur lui-même, la tête entre les genoux, il se couvrait le crâne à deux mains. Je savais ce qu’il ressentait. Je l’ai tiré par le bras. Il s’est tout de suite débattu, forcément. Mais il était hors de question que je me fasse tabasser une fois de plus. Alors, je lui ai balancé mon poing dans la figure. Il a hurlé, ajoutant ses cris à la cacophonie ambiante. Je l’ai expédié dans le coin où se trouvait déjà Jane. C’est à ce moment-là qu’ils se sont tous les deux mis à scintiller : nos Wiccans avaient jeté un sort, comme je le leur avais demandé. Il marchait super bien, d’ailleurs. Il arrivait juste un peu trop tard, c’est tout. Il ne me restait plus qu’à localiser une adolescente scintillante aux cheveux rouges. C’est là que les choses ont commencé à mal tourner. Chelsea scintillait, certes, mais elle était déjà morte. On l’avait égorgée : l’œuvre d’un loup, manifestement. Un des leurs ? Un des nôtres ? Ça n’avait plus beaucoup d’importance, maintenant. Je me suis faufilée à travers la mêlée pour rejoindre les deux Wiccans survivants. Je les entraînais déjà vers la sortie quand Debbie Pelt a débarqué. — Fichez le camp d’ici, leur ai-je crié pour couvrir le tumulte. Allez retrouver les autres Wiccans ou rentrez chez vous. Courez, prenez un taxi, ce que vous voulez, mais déguerpissez ! — Le quartier n’est pas très sûr, a protesté Jane d’une voix chevrotante. Je l’ai regardée une seconde sans rien dire, incrédule. — C’est mieux ici, peut-être ? La dernière fois que je les ai vus, ils franchissaient le seuil dans le sillage de Debbie Pelt, qui leur donnait des instructions. Je m’apprêtais à les suivre – je n’étais pas censée être là, rappelez-vous – quand une sorcière changée en louve a essayé de me mordre à la jambe. Sa mâchoire a claqué, mais ne s’est refermée que sur la toile de mon pantalon. Ça a quand même suffi à me retenir. J’ai failli tomber. Heureusement, j’ai réussi à me raccrocher au montant de la porte. C’est alors qu’une seconde vague de lycanthropes et de vampires a surgi de l’arrière-boutique. La louve s’est ruée vers eux pour contrer cette nouvelle offensive. La pièce n’était que corps lacérés, giclées de sang et hurlements. Les sorciers se battaient comme des fous furieux. Ceux qui en avaient le pouvoir s’étaient déjà transformés. Hallow n’était plus qu’un monstre grondant et grognant, un tourbillon de fourrure noire, de griffes et de crocs qui déchiquetaient tout ce qui se trouvait à leur portée. Son frère essayait vraisemblablement de jeter un sort quelconque, lequel exigeait, manifestement, qu’il garde forme humaine. Il s’efforçait de repousser lycanthropes et vampires assez longtemps pour achever son incantation. Lui et le type aux joues creuses se sont mis à chanter. Ils semblaient très concentrés. Pourtant, Mark a réussi à donner un coup de poing à Eric sans s’interrompre. Touché à l’estomac, le vampire s’est plié en deux (drôlement efficace, le bodybuilding !). Et soudain, une épaisse brume a commencé à envahir la pièce. Les sorcières, qui se battaient au couteau ou avec leurs crocs de lycanthropes, ont dû comprendre ce qui se passait, et celles qui pouvaient encore parler ont joint leur voix au chœur des deux sorciers. Le nuage de brouillard est devenu si opaque qu’en quelques secondes, je n’ai presque plus rien pu distinguer. J’ai bondi vers la porte pour échapper aux vapeurs suffocantes : à chaque inspiration, j’avais l’impression d’aspirer des boules de coton. J’ai tendu les mains en avant, mais le pan de mur que j’ai touché ne présentait aucune ouverture. Bon sang ! Mais la porte était juste là ! J’ai senti la panique me gagner. Je tâtonnais à l’aveuglette, cherchant désespérément la sortie. Non seulement je n’ai pas réussi à retrouver la porte, mais, en faisant un pas de côté, j’ai perdu complètement le mur et j’ai buté sur un corps de loup. Je l’ai rapidement examiné, à la recherche d’une blessure quelconque, mais je n’ai rien trouvé. Alors, je l’ai saisi par les pattes pour tenter de le soustraire au brouillard ensorcelé. C’est à ce moment-là que l’animal a commencé à se contorsionner. Il s’est transformé juste sous mon nez, laissant la place à une femme nue... une femme qui n’était autre que Hallow ! Je ne savais pas qu’un lycanthrope pouvait se métamorphoser aussi vite. Terrifiée, j’ai aussitôt lâché la sorcière et j’ai reculé dans la brume. J’avais voulu jouer les bons Samaritains, mais avec la mauvaise victime. Brusquement, on m’a agrippée par-derrière avec une force surhumaine. C’était une des sorcières. Elle a essayé de m’enserrer la gorge, tout en me maintenant par le bras. Je l’ai mordue aussi fort que j’ai pu. C’était peut-être une sorcière doublée d’un lycanthrope et elle avait peut-être bu sa pinte de sang de vampire avant de venir, mais elle faisait une piètre guerrière. Elle m’a lâchée avec un hurlement de douleur. Bon. J’étais libre et, pour l’instant, indemne. Mais j’étais complètement désorientée. Où était la sortie ? Je toussais comme une tuberculeuse et j’avais des fontaines à la place des yeux. Tous mes sens étaient affectés par les tourbillonnantes volutes blanches qui épaississaient à vue d’œil. Les vampires étaient avantagés, dans une telle situation : ils ne respiraient pas. Moi, si. Comparé à la purée de pois qui régnait dans l’ancienne boulangerie, l’air pollué de la ville était un pur délice. J’ai projeté les bras en avant pour essayer de trouver une paroi, une fenêtre, un repère quelconque. La boutique, qui ne m’avait pourtant pas paru immense, semblait avoir pris des proportions gigantesques. J’avais l’impression de déambuler à travers un vide infini. C’était impossible, bien sûr, à moins que les sorciers n’aient changé les dimensions du bâtiment. Mais mon esprit cartésien se refusait à accepter une telle éventualité. Tout autour de moi, j’entendais des cris et des bruits mats étouffés par la brume ensorcelée, ce qui ne les rendait que plus terrifiants. Mon manteau a brusquement été maculé de rouge. J’ai senti le sang éclabousser mon visage et laissé échapper un gémissement de désarroi. Je savais que ce n’était pas mon sang et je savais que je n’étais pas blessée, mais, bizarrement, j’avais du mal à le croire. Puis quelque chose est tombé devant moi. J’ai aperçu un visage au passage : celui de Mark Stonebrook, qui agonisait. La brume s’est refermée sur lui, et il a disparu. J’ai envisagé de ramper – l’air était peut-être plus respirable au ras du sol. Mais tout ce que je risquais de trouver par terre, c’étaient le cadavre de Mark Stonebrook et tout un tas d’autres trucs aussi sympathiques. « En tout cas, ce n’est pas Mark qui va délivrer Éric du sortilège », ai-je songé distraitement. J’avais beau me répéter que j’étais courageuse, combative, pleine de ressources, ça sonnait creux. J’ai repris ma route à tâtons, en levant les pieds pour ne pas buter sur les débris éparpillés sur le sol. L’attirail des sorciers – bols, couteaux, bouts d’os et de végétal que je n’avais pas pu identifier – s’était trouvé dispersé dans la bataille. Le brouillard s’est soudain dissipé à mes pieds, et j’ai aperçu un bol retourné et un couteau. J’ai pris le couteau avant que les volutes blanches ne l’engloutissent de nouveau. C’était un objet utilisé pour un rituel magique, sans doute, mais peu importait : même si je n’étais pas une sorcière, je saurais m’en servir pour me défendre. Je me sentais déjà mieux avec une arme, si modeste soit-elle. D’ailleurs, elle était belle, finement ciselée, et la lame en était extrêmement aiguisée. Je me suis demandé ce que fabriquaient nos Wiccans. Était-ce à eux que l’on devait ce nuage asphyxiant ? Merci du cadeau ! En fait, nos sorciers vivaient en direct le combat qui se déroulait à quelques centaines de mètres d’eux. Comme je devais l’apprendre par la suite, une des leurs était médium : elle pouvait voir ce qui se passait de notre côté à la surface d’une bassine d’eau. Avec cette méthode, elle distinguait même beaucoup mieux que nous ce qui se passait, car elle ne voyait pas de tourbillon de nuages blancs sur sa bassine – ne me demandez pas pourquoi, ça demeure un mystère pour moi. Toujours est-il que nos sorciers ont créé une averse... à l’intérieur de la boutique ! Je ne sais par quel miracle, la pluie a dissipé le brouillard ensorcelé et, bien que trempée et glacée jusqu’aux os, j’ai découvert avec bonheur que je me trouvais juste devant la porte qui donnait sur l’arrière-boutique. Peu à peu, des formes se sont dessinées autour de moi. La pièce s’était subitement éclairée, comme illuminée de l’intérieur, et je commençais à distinguer des silhouettes. L’une d’entre elles s’est alors ruée sur moi, sur des jambes qui ressemblaient plus à des pattes qu’autre chose, et le visage de Debbie Pelt m’a sauté à la figure. Mais qu’est-ce qu’elle fichait là ? Je l’avais vue sortir avec les deux Wiccans tout à l’heure ! Je ne sais pas si c’était plus fort qu’elle, si elle s’était laissé gagner par la folie du combat, mais elle s’était partiellement transformée. Des poils envahissaient sa figure, et ses dents avaient commencé à s’allonger et à s’aiguiser. Sa mâchoire a claqué à un cheveu de ma gorge. J’ai voulu reculer, mais j’ai trébuché sur quelque chose et il m’a fallu une ou deux précieuses secondes pour retrouver mon équilibre. Déjà, elle se jetait sur moi. Son intention ne faisait aucun doute : je lisais ma mort dans ses prunelles. Je me suis alors souvenue du couteau que je tenais à la main. J’ai fendu l’air de ma lame. Elle a hésité, retroussant les babines sur des crocs impressionnants avec des grondements sourds. Elle allait profiter de la confusion ambiante pour régler ses comptes avec moi. Je n’étais pas de taille à affronter un changeling – surtout un lynx ! J’allais devoir me servir de mon couteau. Quelque chose se recroquevillait au fond de moi à cette idée. C’est alors que, des écharpes de brume, a jailli une main ensanglantée. Elle s’est refermée sur la gorge de Debbie Pelt et a commencé à serrer, à serrer... Avant que je ne puisse remonter, en suivant le bras, jusqu’au visage de son propriétaire, un loup tapi contre le mur m’a sauté dessus. Sous la violence du choc, j’ai basculé en arrière. Le monstre s’est mis à me flairer... et a soudain été projeté à terre. Il a roulé sur le sol, grognant, donnant des griffes et des dents contre un autre loup. Je ne pouvais pas intervenir : la lutte était si acharnée que je ne parvenais plus à distinguer les deux bêtes. Je risquais d’attaquer mon sauveur. La brume se dispersait rapidement, à présent, et je pouvais découvrir la pièce dans son intégralité. Quelques secondes auparavant, j’aurais donné cher pour parvenir à regarder autour de moi. Maintenant, je le regrettais presque. Au milieu des coussins éparpillés, entre bols et bougies renversés, morts et blessés jonchaient le sol. Les murs étaient couverts de sang. Portugal – le beau gosse de l’armée de l’air – gisait à mes pieds. Agenouillée à son côté, Pepper sanglotait. Une scène de guerre parmi tant d’autres, sans doute. Mais j’aurais préféré ne pas voir ça. C’était un spectacle atroce. Hallow était toujours debout et parfaitement opérationnelle. À l’instant même où je levais les yeux vers son corps d’albâtre maculé de sang, elle attrapait un loup à mains nues et le frappait contre un mur. Triomphante et souveraine, elle était magnifique et abominable. C’est alors que j’ai aperçu un vampire qui rampait derrière elle. Je n’avais jamais vu Pam que tirée à quatre épingles. J’ai failli ne pas la reconnaître. Hirsute, sale et dépenaillée, elle s’est détendue comme un ressort et a agrippé Hallow aux hanches pour la projeter au sol. Après des années de matchs du vendredi soir, je peux vous assurer que j’avais vu un sacré paquet de plaquages, et au football américain, les gars ne plaisantent pas. Mais celui-ci remportait la palme haut la main. Hélas, la pluie et le sang avaient rendu Hallow glissante, et elle avait les bras libres. Alors même que Pam la clouait au sol, elle a réussi à se retourner et lui a empoigné les cheveux à pleines mains. Pam a poussé un cri semblable à un hurlement de bouilloire géante. Jamais je n’aurais imaginé qu’une gorge puisse émettre un son d’une telle puissance. Il faut dire que quand on se fait pratiquement scalper, il y a de quoi donner de la voix. Et comme Pam est une fervente tenante de la loi du talion, elle a vite corrigé son erreur tactique : elle a saisi Hallow par les bras et l’a écrasée de tout son poids, appuyant, appuyant jusqu’à ce que Hallow soit aplatie comme une crêpe. Mais la sorcière était d’une force colossale, et Pam était gênée par le sang qui lui dégoulinait dans les yeux. Seulement... Hallow était mortelle, pas son adversaire. Pam était en passe de l’emporter quand le type aux joues creuses s’est abattu sur elle et l’a mordue au cou. Pam avait les deux mains occupées : elle ne pouvait pas l’en empêcher. Mais il ne se contentait pas de la mordre, il la saignait. Et plus il buvait de son sang, plus ses forces augmentaient. Il buvait à même la source. Et personne ne semblait s’en apercevoir, sauf moi. J’ai enjambé les cadavres d’un loup et d’un vampire pour fondre sur le type aux joues creuses... qui m’a tout bonnement ignorée. Cette fois, j’allais bel et bien devoir me servir de mon couteau. Je n’avais jamais fait une chose pareille. Quand j’avais frappé quelqu’un, ç’avait toujours été dans une lutte à mort, et la mort que je tentais d’éviter alors, c’était la mienne. Là, c’était différent. Cependant, plus j’hésitais, plus Pam faiblissait : elle ne serait plus capable de retenir Hallow très longtemps. J’ai refermé la main sur le manche noir du couteau et j’ai appuyé la lame contre la gorge du type. Je l’ai enfoncée un peu. — Lâche-la ! Il a continué à boire comme si de rien n’était. J’ai appuyé un peu plus fort. Un filet rouge a ruisselé dans son cou. Ça a suffi à le faire obéir. Quand il a relevé la tête, il avait la bouche toute barbouillée de sang. Je n’ai même pas eu le temps de me réjouir d’avoir libéré ma petite copine vampire. Déjà, il s’en prenait à moi. Seigneur ! Il me regardait avec des yeux de dément, prêt à mordre. Je percevais la soif dévorante qui l’animait, le « Du sang ! Du sang ! Du sang ! » qui résonnait sous son crâne. J’ai de nouveau appuyé la lame contre son cou et, juste au moment où je prenais mon courage à deux mains pour l’achever, il s’est jeté sur moi, s’enfonçant lui-même le couteau dans la gorge. Son regard s’est fait vitreux. C’était une mort en direct, juste sous mes yeux, une mort dont j’avais été l’instrument, même involontairement. Quand j’ai réussi à détacher les yeux du macabre spectacle, Pam était à califourchon sur Hallow, les genoux en appui sur ses bras, et elle souriait de toutes ses dents. Ça m’a paru si étrange que j’ai jeté un regard circulaire pour voir ce qui la réjouissait tant. Apparemment, la bataille était gagnée. Je ne parvenais pas à évaluer le temps que ce combat à l’aveugle dans la brume avait duré, mais je n’en voyais que trop concrètement les effets. Les vampires ne tuent pas proprement : ils massacrent. Et, question bonnes manières, les loups ne valent pas mieux. C’était une vraie boucherie, comme dans un très mauvais film d’horreur, de ceux qui vous donnent honte d’avoir payé pour les voir. Nous l’avions donc emporté. Sur le coup, je m’en fichais un peu. J’étais juste fatiguée, moralement et physiquement, ce qui voulait dire que toutes les pensées des autres humains – et quelques-unes des lycanthropes – tournaient sous mon crâne comme du linge sale dans une machine à laver. Incapable de redresser mes barrières mentales, j’ai laissé les bribes de monologues intérieurs s’enchevêtrer, tout en mobilisant mes dernières forces pour repousser le cadavre du sorcier qui m’écrasait. Puis je suis restée allongée sur le dos, à regarder le plafond. Comme j’avais la tête vide, toutes les réflexions des autres venaient s’y loger. Ils pensaient pratiquement tous à la même chose que moi : à l’immense fatigue qu’ils ressentaient, à tout ce sang sur les murs, à cette bataille qu’ils venaient de livrer et à laquelle ils n’en revenaient pas d’avoir survécu. Le jeune mec aux cheveux en pétard avait recouvré forme humaine et il se reprochait d’avoir pris un tel plaisir à ce bain de sang. Sa nudité ne laissait d’ailleurs aucun doute quant à la jouissance qu’il en retirait. Quant à Hallow, elle haïssait Pam, elle me haïssait, elle haïssait Éric... bref, elle haïssait le monde entier. Elle était en train de marmonner une invocation pour nous rendre tous malades, mais Pam lui a donné un coup de coude en pleine figure. Ça l’a tout de suite calmée. Debbie Pelt s’est relevée et a regardé la scène de carnage qui s’offrait à ses yeux. Elle semblait fraîche comme un gardon et, à en croire son expression, aussi innocente que l’enfant qui vient de naître, comme si elle n’avait jamais eu un seul poil sur le visage et ne soupçonnait même pas qu’on puisse attenter à la vie de quelqu’un. Elle s’est frayé un chemin entre les corps, certains encore en vie, d’autres pas, jusqu’à ce qu’elle trouve celui de Lèn – ou, plutôt, du loup qui était Lèn. Elle s’est accroupie à côté de lui pour l’examiner, vérifier qu’il n’était pas blessé. Il s’est aussitôt mis à gronder. L’avertissement paraissait clair. Mais peut-être a-t-elle cru qu’il n’oserait pas l’attaquer, ou peut-être s’est-elle abusée elle-même, aveuglée par trop d’orgueil ou – qui sait ? – par ses sentiments. Toujours est-il que, quand elle a voulu lui soulever la patte, il l’a mordue sauvagement. Elle a reculé d’un bond en hurlant. Pendant quelques instants, elle est restée là, prostrée et en larmes, à tenir sa main ensanglantée contre son sein. Soudain, ses yeux ont rencontré les miens. Ils étaient brûlants de haine. Elle ne me pardonnerait jamais. Elle m’en voulait à mort. Lèn avait découvert sa véritable nature, et elle m’en rendait responsable. Elle avait joué avec lui pendant deux ans, l’aguichant, le repoussant, ne le reprenant que pour mieux le lâcher, tout en veillant soigneusement à ne rien lui montrer du côté le plus sombre de sa personnalité. Elle savait pertinemment qu’il n’aurait jamais pu l’accepter telle qu’elle était, mais elle était déterminée à le garder, aussi longtemps que ce petit jeu l’amuserait. Et maintenant, elle avait perdu. Elle l’avait perdu, lui. Pour toujours. Et c’était ma faute ? Mais je raisonnais comme un être humain rationnel, pas comme cette créature perverse baptisée Debbie Pelt. Dommage que la main qui s’était refermée sur son cou, pendant la bataille, ne l’ait pas étranglée ! Je l’ai suivie des yeux tandis qu’elle poussait la porte pour se fondre dans la nuit. À ce moment-là, j’ai su avec une absolue certitude que Debbie Pelt n’aurait de cesse qu’elle ne m’ait tuée, qu’elle me poursuivrait sans relâche jusqu’à la fin de mes jours. Avec un peu de chance, peut-être que sa morsure s’infecterait et qu’elle en mourrait... Réflexe conditionné, je me suis sermonnée : il ne fallait pas souhaiter des choses pareilles. C’était le diable qui nous inspirait de telles pensées ; Dieu, lui, interdisait que l’on veuille du mal à quiconque. J’espérais juste qu’il écoutait aussi ce que se disait Debbie Pelt, comme on souhaite que le gendarme qui vient de vous coller une contredanse ne va pas rater le type derrière vous qui a essayé de vous faire une queue de poisson en vous doublant sur la ligne blanche continue. C’est alors que la lycanthrope aux cheveux rouges s’est avancée vers moi. Amanda avait recouvré forme humaine et arborait, çà et là, quelques belles morsures et une grosse bosse sur le front. Mais elle avait un sourire jusqu’aux oreilles. — Pendant que je suis encore de bon poil, j’aimerais que vous me pardonniez de vous avoir insultée, m’a-t-elle lancé. Non seulement vous n’avez pas eu peur de vous jeter dans la mêlée, mais vous vous en sortez sans une égratignure. Même si je ne comprends toujours pas comment vous faites pour les supporter, je ne vous en veux pas de vous compromettre avec les vampires. Vous ouvrirez les yeux un jour. J’ai hoché la tête sans rien dire – qu’est-ce que vous vouliez répondre à ça ? – et, sans un mot de plus, elle est retournée auprès de ses congénères. Pam avait ligoté Hallow et était à présent agenouillée avec Éric et Gérald aux côtés de quelqu’un, à l’autre bout de la pièce. Je me suis vaguement demandé ce qui se passait là-bas. Mais Lèn venait de recouvrer forme humaine et se dirigeait vers moi. Il était nu comme un ver, et le spectacle ne devait pas manquer d’intérêt, mais j’étais trop crevée pour l’apprécier. Je ne vous cacherai pourtant pas que l’idée d’enregistrer la scène m’a traversé l’esprit. J’aurais sans aucun doute eu plaisir à me la repasser en boucle, durant mes longues soirées d’hiver... Il avait des bleus, des égratignures un peu partout et une profonde entaille à la cuisse, mais, dans l’ensemble, il semblait s’en être plutôt bien tiré. — Tu as du sang sur la figure, m’a-t-il dit en déglutissant avec peine. — Ce n’est pas le mien. — Dieu merci ! a-t-il soupiré, avant de se laisser tomber sur le sol à côté de moi. Il s’est allongé, les yeux au plafond. Il semblait épuisé. — Tes blessures sont graves ? a-t-il repris. Je ne suis pas vraiment blessée. Enfin, j’ai été pas mal bousculée. J’ai failli mourir asphyxiée et j’ai échappé de justesse à quelques coups de crocs qui auraient pu faire de sacrés dégâts, mais personne ne m’a tabassée, si c’est ce que tu veux dire. Bon sang ! Mais mon vœu du Nouvel An allait se réaliser, finalement ! — Je suis désolé qu’on n’ait pas trouvé Jason. — Éric a demandé à Pam si elle et les autres vampires l’avaient capturé, mais elle a affirmé que non. — Chow est mort. — Comment ? À en croire le calme que j’affichais, on aurait pu penser que je n’en avais strictement rien à faire. À vrai dire, je n’avais jamais été très fan de Chow, mais je me serais peut-être sentie un peu plus concernée si je n’avais pas été abrutie de fatigue. — Une des petites copines de Hallow avait un couteau d’ébène. — Je n’en ai jamais vu, ai-je répondu au bout d’un long moment. Voilà tout ce que m’inspirait la mort de Chow ! — Moi non plus. Après un autre long silence, j’ai hasardé un « Je suis désolée pour Debbie » qui manquait peut-être un peu de tact. Je voulais simplement lui dire que ça me faisait de la peine de le voir souffrir à cause d’elle. Il avait fallu qu’elle lui fasse vraiment mal et qu’elle se comporte comme un monstre pour qu’il se sente obligé de prendre des mesures aussi radicales. Dommage qu’il ne l’ait pas fait avant. — Quelle Debbie ? Et sur ces bonnes paroles, il s’est levé et s’est éloigné. CHAPITRE 13 C’est sale, un champ de bataille. Sale et triste. À présent, il fallait nettoyer le sang, soigner les blessés, enterrer les morts... ou plutôt s’en débarrasser, en l’occurrence : Pam avait décidé de brûler le local en laissant les corps des disciples de Hallow à l’intérieur. Les sorciers n’avaient pas tous succombé : Hallow était toujours vivante, pour commencer, et une de ses adeptes avait survécu, bien qu’elle ait perdu beaucoup de sang. Côté lycanthropes, le colonel Flood avait été grièvement blessé, et Portugal avait été tué par Mark Stonebrook. Le reste s’en était à peu près sorti. Côté vampires, seul Chow était passé du statut de mort-vivant à celui de mort tout court. Les autres avaient tous des lésions plus ou moins graves, mais les vampires guérissaient vite. J’étais quand même étonnée que les sorciers ne se soient pas mieux défendus. — C’étaient peut-être de puissants sorciers, m’a dit Pam, mais ils ne savaient pas se battre. Ils avaient probablement été choisis pour leurs dons de magiciens et parce qu’ils acceptaient de suivre Hallow, pas pour leurs talents de guerriers. Hallow n’aurait pas dû tenter de faire main basse sur Shreveport avec une si piètre armée. — Pourquoi Shreveport, au fait ? Depuis le temps que je me posais la question ! — Je ne vais pas tarder à le savoir, a répondu Pam avec un petit sourire sardónique. J’en ai eu des frissons. Je préférais ne pas penser aux méthodes que Pam emploierait pour obtenir ce renseignement. — Mais comment comptes-tu empêcher Hallow de te jeter un sort pendant que tu l’interrogeras ? — Je trouverai un moyen. Son sourire s’était élargi. — Je voulais te dire, aussi... J’hésitais un peu : je ne savais pas trop comment amener ça. — Je suis désolée pour Chow. — Le job de barman au Croquemitaine ne porte pas chance, apparemment, a-t-elle répondu. Je ne sais pas si je vais réussir à lui trouver un remplaçant. Après tout, Grande Ombre et Chow ont tous les deux péri moins d’un an après avoir été embauchés... — Et pour Éric ? — Nous contraindrons Hallow à rompre ce maudit sort. Et, tôt ou tard, elle finira par nous avouer pourquoi elle a fait ça. — Si elle donne la ligne générale, ça suffira, ou est-ce qu’elle sera obligée de le faire elle-même ? J’ai essayé de reformuler ma question dans ma tête pour la rendre un peu plus compréhensible, mais Pam semblait m’avoir comprise. — Je ne sais pas. Il faudra demander ça à nos alliés wiccans. Les deux que tu as sauvés du massacre devraient nous fournir volontiers leur aide, après ce que tu as fait pour eux. Tout en papotant gentiment, Pam aspergeait la pièce d’essence. Elle avait déjà récupéré tout ce qui l’intéressait sur place, et les Wiccans locaux avaient été priés de ramasser l’attirail des sorciers, au cas où un des enquêteurs appelés sur les lieux de l’incendie aurait pu identifier les objets que le feu aurait épargnés. J’ai consulté ma montre. J’espérais qu’à cette heure-ci, Holly était rentrée chez elle saine et sauve. Je pourrais lui dire que son fils était hors de danger. J’évitais de regarder ce que la plus jeune de nos sorcières était en train de faire au colonel Flood. Il avait une vilaine entaille à la cuisse, le genre de blessure avec laquelle il vaut mieux ne pas plaisanter. Il avait pourtant l’air de prendre ça à la légère : dès que Lèn lui a apporté ses vêtements, il s’est habillé et a commencé à se promener à cloche-pied, en arborant un sourire propre à rassurer ses troupes. Mais quand le sang a commencé à traverser son pantalon, le chef de meute a bien été obligé de se laisser conduire chez un médecin – qui se trouvait être un changeling et accepterait donc de le soigner en toute discrétion, sans poser de questions. De toute façon, personne n’aurait pu inventer une histoire plausible pour justifier une telle blessure. Avant de partir, il a cependant tenu à venir serrer cérémonieusement la main de la «chef » des sorciers et de Pam. En dépit du froid glacial qui régnait dans la pièce, son front était couvert de sueur. Ses yeux brûlaient de fièvre. J’ai demandé à Éric s’il se sentait différent, maintenant que la plupart de nos ennemis étaient passés de vie à trépas. Mais il n’avait toujours aucun souvenir, ni de qui il était, ni de ce qu’il avait vécu jusque-là. Il avait l’air plus perdu que jamais, à deux doigts de succomber à la panique. La disparition de Mark Stonebrook n’ayant rien changé à son état, Hallow en serait quitte pour quelques bonnes heures de supplices divers et variés, avec les compliments de Pam. Je reconnaissais la logique du raisonnement, mais je ne voulais pas trop réfléchir au fond du problème – voire pas du tout. Et moi, que devais-je faire ? Retourner à Bon Temps et ramener Éric avec moi ? Était-il toujours sous ma protection, d’ailleurs ? Ou devais-je plutôt chercher un endroit sur place où je pourrais passer le reste de la nuit ? Hormis Bill et moi, tout le monde vivait à Shreveport, et Pam avait déjà proposé à Bill le lit de Chow (ou le cercueil, ou je ne sais quoi). J’ai tourné en rond quelques minutes, en essayant de me décider. Mais comme personne ne semblait se soucier de moi, j’ai profité de ce que Pam était occupée à donner aux autres vampires ses instructions pour le transfert de Hallow pour me diriger vers la sortie. Hormis deux ou trois chiens qui se sont mis à aboyer sur mon passage, la nuit était aussi paisible qu’à mon arrivée. L’odeur de magie avait commencé à se dissiper. Mais il faisait toujours aussi noir, aussi froid, et j’étais au trente-sixième dessous. Je ne sais pas ce que j’aurais raconté, si un flic m’avait interpellée. J’avais le visage éclaboussé de sang, mes vêtements étaient déchirés et trempés, et je n’avais aucune explication rationnelle à proposer. Mais je dois bien avouer que, sur le moment, j’avais vraiment autre chose en tête. J’avais dû couvrir à peu près la distance d’un pâté de maisons quand Éric m’a rattrapée. Il semblait désorienté, presque apeuré. — Tu n’étais plus là... Je... je me suis retourné et tu n’étais plus là, m’a-t-il dit d’un ton accusateur. Il était si agité qu’il bafouillait. — Où vas-tu ? Pourquoi es-tu partie sans m’avertir ? — Oh, je t’en prie ! l’ai-je supplié en levant la main pour le faire taire. S’il te plaît. J’étais trop fatiguée pour le rassurer : je n’avais plus de force à lui donner. Je n’en avais déjà pas assez pour me protéger du coup de déprime monumental que je sentais arriver. Ne me demandez pas pourquoi, je n’en avais pas la moindre idée. Après tout, je m’en étais sortie indemne. J’aurais dû m’estimer heureuse, non ? Et puis, les objectifs visés avaient été atteints : nous avions gagné la bataille, les sorciers avaient été mis hors d’état de nuire, et Hallow était désormais aux mains des vampires. D’accord, Éric n’avait toujours pas retrouvé sa véritable personnalité. Mais ce n’était plus qu’une question de temps. Pam saurait se montrer convaincante. Nul doute qu’elle trouverait un moyen rapide et efficace de rallier Hallow à sa cause – un moyen atrocement rapide et cruellement efficace. Je lui faisais tout autant confiance pour découvrir ce qui avait poussé Hallow à jeter son dévolu sur Shreveport. Le Croquemitaine aurait bientôt un nouveau barman, quelque beau gosse aux dents longues qui fascinerait les touristes et ferait chauffer leurs cartes bleues. Éric et Pam ouvriraient la boîte de strip-tease qu’ils avaient en projet – ou la chaîne de pressings de nuit, ou encore le service de gardes du corps nocturnes... Mon frère, lui, serait toujours introuvable. — Laisse-moi rentrer avec toi. Je ne les connais pas, a plaidé Éric d’une voix sourde, presque plaintive. Ça me serrait le cœur quand j’entendais Éric dire des trucs comme ça, quand il avait un comportement si contraire à sa véritable nature. À moins que... Et si c’était sa véritable nature, justement ? Et si son assurance, son arrogance habituelles n’étaient en fait qu’un vernis, une sorte de carapace qui, au fil des années, avait fini par lui coller à la peau ? — Bien sûr, viens, ai-je soupiré, aussi désemparée que lui. J’aurais tellement voulu qu’il m’épaule en silence, qu’il soit fort pour deux. J’ai dû me contenter du silence. Du moins m’a-t-il prêté sa force physique : il m’a portée jusqu’à la voiture. En me blottissant contre son torse, j’ai été étonnée de sentir mes joues mouillées de larmes. — Tu es couverte de sang, m’a-t-il chuchoté à l’oreille. Je l’ai calmé tout de suite. — Oui, eh bien, ne t’emballe pas trop. Moi, ça ne me fait ni chaud ni froid. Tout ce que je veux, c’est... c’est une douche. J’en étais déjà au stade des sanglots : les chutes du Niagara étaient proches. — Tu vas être obligée de le jeter, ce manteau, maintenant. Manifestement, cela le réjouissait. — Je le ferai nettoyer. Je n’étais pas en état de répondre à des remarques désobligeantes sur mon unique et sacro-saint manteau. Ne plus sentir le poids et l’odeur de la magie, c’était comme boire un grand verre d’eau quand on est assoiffé : une vraie bouffée d’oxygène. Quand on est arrivés à Bon Temps, j’allais un peu mieux, et c’est parfaitement calme et les yeux secs que j’ai ouvert la porte de derrière, Éric sur mes talons. Quand j’ai allumé la lumière, Debbie Pelt me souriait. Elle s’était assise à la table de la cuisine et m’attendait, dans le noir, un revolver à la main. Sans crier gare, elle a tiré. Mais elle avait compté sans Éric et sans l’hallucinante rapidité des vampires. Vif comme l’éclair, Éric s’est interposé et... a pris la balle à ma place, en pleine poitrine. Il s’est écroulé à mes pieds. Dans mon malheur, j’avais de la chance : Debbie n’avait pas fouillé la maison. Je n’ai fait ni une ni deux. J’ai attrapé le Benelli planqué derrière le chauffe-eau, je l’ai armé et je lui ai tiré dessus pendant que, encore sous le choc, elle fixait Éric qui vomissait du sang, à genoux devant elle. J’ai aussitôt rechargé. Mais je n’ai pas eu besoin d’une seconde cartouche. Déjà, les doigts de mon agresseur se détendaient. Une seconde plus tard, son pistolet est tombé sur le sol avec un bruit mat. Je me suis laissée glisser à terre : je ne tenais plus debout. Éric était maintenant étendu à mes pieds, hoquetant et se tordant de douleur dans une mare de sang. Il ne restait pas grand-chose de Debbie entre la tête et la taille. Ma cuisine ressemblait à un abattoir. On aurait cru que je venais d’égorger une tripotée de cochons, et des plus combatifs. J’ai essayé de me raccrocher au plan de travail pour atteindre le téléphone. Ma main est retombée, inerte. Qui aurais-je pu appeler, de toute façon ? Les flics ? Ah ah ! Sam ? Comme si je ne l’avais pas déjà assez mis dans le pétrin comme ça ! Pam ? Pour lui prouver qu’Éric était en parfaite sécurité avec moi ? Hum hum. Lèn ? Ben voyons ! Il serait ravi de voir ce que j’avais fait de son ex-fiancée, répudiée ou pas. Arlène ? Elle avait deux gosses à élever : je ne pouvais pas l’entraîner dans quoi que ce soit d’illégal. Elle n’avait vraiment pas besoin de ça. Nikkie ? Allons ! Elle aurait pu tacher ses belles bottines. Non, dans ces cas-là, il n’y a que la famille pour vous aider. C’est mon frère que j’aurais dû appeler... si j’avais su où le trouver. J’allais donc être obligée de me coltiner ça toute seule. Priorité des priorités : Éric. J’ai rampé jusqu’à lui. — Éric ? Il a ouvert les yeux, des yeux brûlants de fièvre et de souffrance. — À boire, a-t-il imploré dans un chuintement caverneux. J’ai failli lui tendre mon poignet, puis je me suis ravisée. J’ai réussi à sortir une bouteille de PurSang du réfrigérateur et à la mettre au micro-ondes – il y avait du sang partout et la poignée était toute glissante : un miracle que la bouteille ne m’ait pas échappé des mains. Je me suis agenouillée à son côté et je lui ai soulevé la tête pour l’aider à boire. — Pourquoi pas ton sang ? a-t-il gémi d’un air douloureux. — Désolée. Je sais que tu l’as cent fois mérité, mon cœur. Mais je vais avoir besoin de toute mon énergie avec le boulot qui m’attend. En trois ou quatre lampées, Éric avait descendu son demi de PurSang. J’ai déboutonné sa chemise pour examiner sa poitrine. C’est alors que j’ai assisté à un truc incroyable. Sous mes yeux écarquillés, la balle a sauté de la plaie, comme un bouchon de bouteille mal vissé. Dans les minutes qui ont suivi, le trou s’est refermé. Le sang n’avait pas encore séché que la blessure avait disparu. — Encore du sang, m’a demandé Éric. — Pas de problème. Comment te sens-tu ? J’étais trop sonnée pour sentir quoi que ce soit, quant à moi. Il a essayé de sourire. Ça m’a fait mal pour lui. — Faible. Je lui ai fait chauffer une deuxième bouteille. Il a bu plus lentement, cette fois. Après l’avoir vidée, il s’est redressé en grimaçant et s’est calé contre le mur pour s’asseoir. Puis il a jeté un coup d’œil au carnage, de l’autre côté de la table, et il m’a regardée. Je sais, je sais, c’est un vrai massacre, me suis-je écriée, bourrelée de remords. Oh ! J’ai fait quelque chose de terrible ! Mais je regrette ! Je regrette tellement ! Et j’ai de nouveau fondu en larmes. J’aurais difficilement pu tomber plus bas : j’avais commis un crime affreux, j’avais échoué dans ma mission, j’avais une horrible corvée de nettoyage devant moi, et je ne ressemblais plus à rien. Éric a paru un peu surpris. — Tu aurais pu mourir, si tu avais reçu cette balle. Moi non, m’a-t-il fait observer. Je l’ai empêchée de t’atteindre de la manière la plus rapide et la plus facile pour moi. Alors que toi, tu m’as vraiment défendu. C’était une façon franchement tordue de voir les choses, mais, bizarrement, ça m’a un peu déculpabilisée. — J’ai... tué... un être humain, ai-je tout de même protesté d’une voix chevrotante. Deux dans la même nuit, c’était beaucoup pour une seule femme. Bon, d’après moi, le sorcier aux joues creuses s’était égorgé tout seul en s’embrochant sur mon couteau, mais quand même. Le doigt qui avait appuyé sur la détente du Benelli était bien le mien. Prise de frissons, j’ai détourné la tête pour ne plus voir cet amas de chair et de sang qui, quelques instants auparavant, s’appelait encore Debbie Pelt. — Non, a-t-il rétorqué d’une voix tranchante. Tu as tué un changeling doublé d’un monstre pervers aux instincts meurtriers, un changeling qui avait essayé, par deux fois déjà, de t’assassiner. C’était donc la main d’Éric qui avait failli étrangler Debbie pour l’obliger à me lâcher, au QG des sorciers. — J’aurais dû finir le travail quand je la tenais, tout à l’heure, a-t-il ajouté, confirmant mes soupçons. Ça nous aurait évité pas mal d’ennuis. J’avais le sentiment que ça n’aurait pas été tout à fait l’avis du révérend Fullenwilder. — Je doute que mon confesseur soit d’accord, ai-je dit à mi-voix. — Je n’ai jamais été chrétien. Pourquoi cela ne me surprenait-il pas ? — Mais je ne parviens pas à imaginer une religion qui te dise de rester les bras croisés en attendant de te faire tuer. N’était-ce pas précisément ce que le christianisme enseignait ? Mais je n’ai rien d’une théologienne, ni d’une lectrice avertie de la Bible. Il ne me restait plus qu’à m’en remettre au jugement de Dieu – qui n’a rien d’un théologien non plus. Pourtant, grâce à Éric, je me sentais un peu mieux. A vrai dire, je lui étais surtout immensément reconnaissante : il m’avait tout de même sauvé la vie. — Merci, Éric, lui ai-je dit tendrement, en l’embrassant sur la joue. Tu peux aller te laver, pendant que je m’occupe de nettoyer tout ça. — Hors de question ! Il n’a pas voulu en démordre. Il a tout fait pour m’aider – Dieu le bénisse ! Et comme les tâches les plus répugnantes le laissaient complètement froid, j’ai été ravie de les lui confier. Je vous passe le rapport d’autopsie. Disons qu’on a réussi à récupérer tous les morceaux et à les emballer proprement. Pendant que je m’attaquais au nettoyage, Éric a emporté les restes de Debbie dans la forêt et les a enterrés – il m’a assuré qu’il avait fait en sorte qu’on ne les retrouve jamais. J’ai été obligée d’enlever les rideaux de la cuisine pour les faire tremper à l’eau froide dans la machine. J’ai mis mon manteau avec – sans me faire beaucoup d’illusions : je doutais de pouvoir le reporter un jour. Puis j’ai enfilé des gants en caoutchouc et j’ai nettoyé la table, les chaises, le réfrigérateur, le micro-ondes, le sol et les pans de murs ensanglantés à la Javel. J’ai frotté, frotté, encore et encore. Ensuite, j’ai enduit les portes de placard de savon noir et j’ai frotté, frotté, frotté... Vous ne pouvez pas imaginer jusqu’où les taches de sang vont se nicher ! Ça me faisait du bien de me concentrer sur les détails d’intendance : ça m’empêchait de penser à l’essentiel. Et plus longtemps j’éviterais de regarder les choses en face – plus longtemps je laisserais le petit discours pragmatique d’Eric faire son chemin dans mon esprit –, mieux je me porterais. Je ne pouvais rien changer à ce qui s’était passé, de toute façon. Il n’existait aucun moyen de réparer la faute que j’avais commise. Et puis, Debbie ne m’avait pas vraiment laissé le choix. Il ne me restait donc plus qu’à essayer de vivre avec mon crime. Comme le disait ma grand-mère, toute femme digne de ce nom doit faire ce qu’elle a à faire, quel que soit le prix à payer. Quand j’ai enfin pu m’écrouler sur une chaise, la cuisine empestait la Javel à plein nez. À l’œil nu, elle était littéralement immaculée. Je suis pourtant sûre que les techniciens de la police scientifique auraient bien réussi à trouver un indice quelconque. Mais j’avais bien l’intention de ne donner aucune raison à un de ces techniciens de mettre les pieds dans ma cuisine – ni dans aucune autre pièce de la maison, d’ailleurs... Debbie avait fracturé la porte d’entrée. Je n’avais pas pensé une seule seconde à aller y jeter un coup d’œil, avant d’entrer dans la maison par-derrière. Si j’avais compté me lancer dans une carrière de garde du corps, je pouvais faire une croix dessus. J’ai coincé une chaise sous la clenche pour la bloquer, au moins jusqu’au lendemain matin. Quand il est revenu, sa besogne de fossoyeur accomplie, Éric semblait en pleine forme. J’en ai profité pour lui demander de chercher la voiture de Debbie. Il n’a pas eu trop de mal à la trouver. Elle l’avait cachée dans un chemin creux, de l’autre côté de la route communale, juste en face de l’embranchement qui conduisait chez moi. Éric avait eu la présence d’esprit de récupérer ses clés (avec la marque dessus, ça aide) et, lorsqu’il est revenu me proposer de planquer ailleurs cette compromettante preuve ambulante, je n’ai pas dit non. J’aurais dû le suivre avec ma vieille guimbarde pour le ramener, mais il m’a assuré qu’il pourrait très bien se débrouiller tout seul, et j’étais trop crevée pour insister. Après son départ, je me suis glissée sous un torrent d’eau chaude et je me suis récurée à fond. Quand j’ai estimé que j’étais aussi propre que je pouvais l’être – physiquement parlant, du moins, parce que, moralement, je ne me sentais pas très nette –, j’ai enfilé une chemise de nuit et je me suis traînée jusqu’à mon lit. Le jour allait bientôt se lever : j’espérais qu’Éric serait de retour à temps. J’avais ouvert le placard et la trappe dans mon ancienne chambre et je lui avais même mis un oreiller supplémentaire. Je commençais tout juste à m’endormir quand je l’ai entendu rentrer. — Mission accomplie, a-t-il murmuré à mon oreille. — Merci, ai-je vaguement bredouillé. — Je ferais n’importe quoi pour toi, m’a-t-il répondu d’une voix caressante. Bonne nuit, ma belle amante. J’allais sombrer dans le sommeil lorsqu’une drôle d’idée m’a traversé l’esprit. J’étais vraiment dangereuse pour les ex : j’avais liquidé Loréna, la « marraine » de Bill, puis la fiancée répudiée de Lèn. Je me suis demandé si Éric avait d’anciennes petites copines dans les parages. Il devait en avoir eu des centaines. Eh bien, elles avaient intérêt à se méfier... Sur cette pensée, j’ai plongé dans un monde sans rêves, happée par le vide béant du néant. CHAPITRE 14 Pam avait dû travailler Hallow au corps dès la fin des hostilités et s’y atteler jusqu’à l’aube. De mon côté, j’avais tellement besoin de récupérer – physiquement mais aussi mentalement – que je ne me suis pas réveillée avant 16 heures. C’était une morne journée d’hiver, du genre de celles qui vous poussent à allumer la radio pour savoir si une tempête de neige se prépare. Du coup, j’ai vérifié que j’avais assez de bois pour trois ou quatre jours. Éric se lèverait tôt, avec ce temps gris. Je me suis lavée, habillée et j’ai pris mon petit déjeuner (OK, appelez ça « goûter » si vous préférez) à la vitesse d’un escargot shooté au Valium, tout en essayant d’estimer les dégâts. Physiquement, pas de problème. Une petite contusion ou deux, ici ou là, quelques courbatures, mais rien de bien méchant. La première semaine de janvier était passée, et jusque-là, mon vœu du Nouvel An avait été exaucé. Mais mentalement, ou plutôt moralement, j’étais tout sauf solide comme un roc. On a beau être pragmatique et avoir le cœur bien accroché, on ne peut pas faire des trucs comme ce que je venais de faire sans en subir les conséquences. À l’idée qu’Éric allait bientôt se lever, je me suis prise à penser aux petits câlins qu’on aurait peut-être le temps de se faire avant que je parte travailler. J’ai pensé aussi à la chance que j’avais d’être avec quelqu’un qui m’accordait autant d’importance, au bonheur d’occuper une telle place dans sa vie. Éric s’est levé à 17 h 30. Dès que j’ai entendu du bruit dans la chambre d’amis, je suis allée le voir. Éric a aussitôt fait volte-face, toutes canines dehors, les mains crispées comme des serres. J’avais déjà sur les lèvres un « Bonsoir, mon cœur » que j’ai bien vite ravalé. — Sookie ? s’est-il étonné. Je suis donc chez toi ? Déjà, ses canines se rétractaient. Sa tension se relâchait. — Oui, tu t’es installé ici pour qu’on puisse assurer ta protection, lui ai-je aussitôt répondu, m’admirant secrètement pour ce rétablissement digne d’un équilibriste de haut vol. Tu sais comment tu as atterri ici, non ? — Voyons, j’avais rendez-vous avec ces gens... de nouveaux venus à Shreveport, je crois... a-t-il dit d’un ton incertain. C’est bien ça ? C’est alors qu’il a remarqué sa tenue. — Quand ai-je acheté ça ? s’est-il écrié, horrifié. — J’ai été obligée de te procurer des vêtements de rechange. — Et c’est aussi toi qui m’as habillé ? a-t-il demandé en faisant courir ses mains sur son corps, avec un petit sourire à la Éric on ne peut plus authentique. Il ne se souvenait de rien. De rien du tout. — Non. J’ai eu une vision d’Éric et moi sous la douche, Éric et moi dans mon lit... — Où est Pam ? — Tu devrais lui passer un coup de fil, ça la rassurerait. Tu te rappelles ce qui est arrivé hier ? — Hier, j’avais rendez-vous avec une sorcière. À l’entendre, c’était indiscutable. J’ai senti mon cœur se serrer un peu plus. — Non, ça, c’était il y a plusieurs jours, ai-je corrigé. Tu ne te rappelles pas ce qui s’est passé hier, quand on est rentrés de Shreveport ? ai-je insisté, entrevoyant un petit rayon de soleil dans ce sombre tableau. — Avons-nous fait l’amour ? s’est-il enquis, plein d’espoir. M’as-tu enfin cédé, Sookie ? Ce n’est qu’une question de temps, tu sais, a-t-il ajouté en voyant ma mine renfrognée. Non, la nuit dernière, on a effacé les traces d’un meurtre, un meurtre que j’ai commis. Donc, maintenant, j’étais la seule à savoir. Et encore, j’ignorais où Debbie – enfin, ce qu’il en restait – avait été enterrée et ce que sa voiture était devenue. Je me suis laissée tomber sur le lit. Eric m’a dévisagée. — Tu as des ennuis, Sookie ? Qu’est-il arrivé pendant que je... Comment se fait-il que je ne me souvienne de rien ? Moins on en dit, mieux on se porte. — Pam te racontera tout ça mieux que moi. Elle ne devrait plus tarder, j’imagine. — Et Chow ? — Non, Chow ne viendra pas. Il est mort dans la nuit. Le Croquemitaine ne semble pas très bien réussir aux barmans. — Qui l’a tué ? Je le vengerai. — Tu l’as déjà vengé. — Il y a autre chose qui ne va pas, Sookie... Toujours aussi perspicace... — Oui, il y a un tas d’autres trucs qui ne vont pas chez moi. J’aurais bien aimé qu’il me prenne dans ses bras, mais ça n’aurait fait que compliquer les choses. — Et je crois qu’il va neiger, par-dessus le marché, ai-je soupiré. — Neiger ! s’est exclamé Éric – tout juste s’il ne sautait pas partout comme un môme. J’adore la neige ! Peut-être allons-nous être bloqués ici, tous les deux, a-t-il ajouté en haussant ses épais sourcils blonds d’un air suggestif. J’ai éclaté de rire. C’était plus fort que moi. Mieux vaut rire que pleurer, hein ? Et puis, question larmes, j’avais déjà donné, ces derniers temps – beaucoup trop, même, si vous voulez mon avis. — Viens, je vais te faire chauffer un peu de sang, ai-je dit en me levant. Après ces quelques nuits d’intimité avec Éric, j’étais obligée de me surveiller en permanence : j’ai failli lui caresser les cheveux en passant derrière lui pour lui servir sa bouteille de PurSang et, à un moment donné, je me suis même penchée pour l’embrasser. Je me suis rattrapée de justesse en prétendant que j’avais laissé tomber quelque chose, mais j’ai frôlé la catastrophe. Quand Pam a frappé à ma porte, une demi-heure plus tard, j’étais prête à partir travailler et Éric était sur des charbons ardents : elle ne s’était pas plus tôt assise en face de lui qu’il la bombardait de questions. Je leur ai dit que je m’en allais, mais je crois qu’ils ne s’en sont même pas aperçus. Le coup de feu du dîner passé, l’ambiance n’a pas été très animée, Chez Merlotte, ce soir-là. Les premiers flocons avaient réussi à convaincre la plupart des habitués que ce ne serait peut-être pas une mauvaise idée de rentrer sobres chez eux, pour une fois. Il restait quand même assez de clients pour nous tenir occupées, Arlène et moi. Sam m’a coincée au moment où je chargeais mon plateau de cinq demis de bière. Il voulait que je lui raconte ce qui s’était passé la veille. — Je te dirai ça plus tard, lui ai-je promis, en pensant que j’allais avoir intérêt à faire gaffe en mettant ma petite histoire au point. — Du neuf pour Jason ? — Non. Ça m’a filé le blues. Déjà que je n’étais pas très en forme... La standardiste du bureau du shérif m’avait presque envoyée sur les roses quand j’avais appelé pour demander s’il y avait du nouveau. Kevin et Kenya sont passés à la fin de leur service. Quand je leur ai apporté leurs consommations, Kenya a levé les yeux vers moi. — On a fait des recherches, Sookie. Mais on n’a rien trouvé. Je suis désolée. — Je sais que vous avez fait le maximum, lui ai-je assuré. Je tenais d’ailleurs à vous remercier pour la battue, l’autre jour. Ça m’a vraiment touchée. Je voudrais tellement... Il valait mieux que je me taise avant de dire des bêtises. À cause de mon «infirmité », je savais sur chacun d’eux quelque chose que l’autre ignorait : ils s’aimaient. Mais Kevin savait pertinemment que sa mère préférerait encore se mettre la tête dans le four plutôt que de le voir marié à une femme de couleur, et Kenya savait que ses frères préféreraient encore faire passer Kevin à travers un mur plutôt que de le laisser conduire leur sœur à l’autel. Eh oui ! Je savais tout ça, moi, alors que l’un et l’autre l’ignoraient. Et je m’en serais bien passée. Moi qui déteste qu’on fouille dans la vie privée des gens ! Et encore ! Savoir, ce n’est rien. Le pire, c’est l’envie d’intervenir. Imaginez la tentation ! Mais je me suis raisonnée : j’avais déjà assez d’ennuis comme ça sans en causer aux autres en prime. Cependant, si je ne pouvais pas révéler aux deux officiers de police ce genre de secret, je ne leur en devais pas moins une fière chandelle. Je me suis promis de leur refiler le tuyau, si, un jour, j’entendais quelque chose qui pourrait leur être utile. Après la fermeture, j’ai aidé Sam à mettre les chaises sur les tables pour que Terry puisse passer la serpillière dès son arrivée, le lendemain. Arlène et Tack étaient partis en chantant Let it snow, et ça n’a pas raté : la neige s’est remise à tomber. Mais je doutais qu’elle tienne jusqu’au matin. J’ai pensé à tous les changelings en vadrouille dans les bois qui devaient chercher un abri. Je savais que, quelque part, dans la forêt, Debbie Pelt gisait au fond d’un trou, sous la terre humide et froide, pour toujours. Pendant combien de temps cette idée-là allait-elle me poursuivre ? J’aurais bien aimé garder un souvenir aussi vif du genre de personne qu’elle avait été : une perverse sadique et rancunière qui prenait un malin plaisir à torturer et à tuer les gens. Ça faisait deux bonnes minutes que j’étais plantée devant la fenêtre, à regarder les flocons virevolter, quand Sam est arrivé derrière moi. — Qu’est-ce qui te tracasse ? m’a-t-il demandé en me prenant par le coude. — Je pensais juste à Jason, ai-je soupiré. Ce n’était pas très loin de la vérité : quoi que je fasse, la pensée de Jason ne me quittait pas, de toute façon. Il m’a tapoté l’épaule d’un air compatissant. — Raconte-moi ce qui s’est passé hier soir. Pendant une seconde, j’ai cru qu’il parlait de Debbie. Et puis, bien sûr, j’ai compris qu’il faisait allusion au raid contre les sorciers. Là-dessus, du moins, je pouvais lui faire un compte rendu détaillé : je l’avais vécu en direct, et aux premières loges, s’il vous plaît ! — Alors, comme ça, Pam a débarqué chez toi, ce soir... a-t-il dit après mon récit. Il semblait s’en réjouir. — Elle a dû réussir à faire craquer Hallow et l’obliger à rompre le sort qu’elle avait jeté à Éric. Il est redevenu comme avant ? — D’après ce que j’ai pu voir. — Comment est-ce qu’il vit ça ? — Il ne se souvient de rien. Il ne semble pas avoir la moindre idée de ce qui lui est arrivé. Sam a détourné les yeux. — Et toi, comment tu le prends ? — Je pense que c’est mieux comme ça. Beaucoup mieux. Mais j’allais de nouveau rentrer dans une maison vide. J’ai refusé de m’appesantir sur cette idée. On a parfois du mal à regarder la réalité en face. — Dommage que tu n’aies pas été de service, cet après-midi, m’a dit Sam. Calvin Norris est passé. — Et alors ? — Je crois qu’il espérait te voir. — Mais oui, c’est ça ! — Je pense qu’il est sérieux, Sookie. — Sam, ai-je rétorqué, mortifiée, je vis toute seule et je reconnais que ce n’est pas marrant tous les jours. Mais ce n’est pas une raison pour tomber dans les bras du premier lycanthrope venu juste parce qu’il se porte volontaire ! Apparemment, ça le laissait perplexe. — Non, bien sûr. Surtout que ce n’est pas un lycanthrope. — Pardon ? — Les habitants de Hotshot sont sans doute trop fiers pour se considérer comme de simples changelings, mais c’est ce qu’ils sont, ni plus ni moins. De gros calibres, peut-être, mais des changelings quand même. — Comment ça, de « gros calibres » ? — Genre panthères. — Quoi ? Je vous jure que j’ai vu des points noirs flotter devant mes yeux. — Sookie ? Qu’est-ce qui se passe ? — Des panthères ? Tu ne sais donc pas que l’empreinte qu’on a retrouvée sur le ponton derrière la maison de Jason était celle d’une panthère ? — Non. Personne ne m’a parlé d’une empreinte ! Tu en es sûre ? Je lui ai lancé un regard exaspéré. — Évidemment que j’en suis sûre ! Et Jason a disparu le soir où Crystal Norris était chez lui. Tu es le seul barman au monde à ne pas être au courant des derniers potins qui font le tour de sa ville ! — Crystal ? Mais c’est la fille qui était avec lui au Nouvel An, non ? La fille maigre aux cheveux noirs qui a participé à la battue ? J’ai acquiescé d’un signe de tête. — Celle dont Felton est fou amoureux ? — Quoi ? — Felton. Tu sais, le type qui était avec elle et Calvin Norris à la battue. Eh bien, Crystal est son grand amour depuis toujours. — Et comment tu sais ça, toi ? Dire que je l’ignorais ! C’est bien la peine d’être télépathe ! — C’est lui qui me l’a dit, un soir qu’il avait trop bu. Ces types de Hotshot, ils ne boivent pas souvent, mais quand ils s’y mettent, ils ne plaisantent pas. — Mais alors, pourquoi est-il venu à la battue ? — Je crois qu’on ferait mieux d’aller lui poser la question. — À cette heure-ci ? — Tu as mieux à faire ? Il marquait un point. Et puis, j’avais assurément envie de savoir ce que les habitants de Hotshot avaient fait de mon frère ou s’ils savaient ce qui lui était arrivé. — Tu n’es pas assez couverte, avec cette veste, m’a fait remarquer Sam, comme on s’habillait pour sortir. — Mon manteau est au pressing. En fait, je n’avais même pas encore trouvé un moment pour l’étendre, ni même pour vérifier que tout le sang était parti. Et puis, il avait des trous, de toute façon. Il a grommelé quelque chose entre ses dents et m’a tendu un sweat-shirt molletonné à mettre sous ma veste. On a pris son pick-up parce que la neige commençait à tomber vraiment dru et que, comme tous les mecs, Sam était persuadé de savoir mieux conduire que moi sur route enneigée – bien qu’il ne l’ait pratiquement jamais fait. Le trajet jusqu’à Hotshot m’a semblé encore plus long, de nuit, surtout avec les flocons qui tourbillonnaient dans la lumière des phares. — Je te remercie de m’emmener là-bas, Sam. Mais je commence à croire que c’est de la folie. On n’était même pas encore à mi-chemin. — Tu as mis ta ceinture ? — Évidemment ! — Bien. Et il a continué à rouler comme si de rien n’était. On a finalement atteint le petit hameau isolé. Il n’y avait pas de réverbères, évidemment, mais certains résidents avaient payé les types de la compagnie d’électricité pour qu’ils leur installent des lampes de sûreté sur les poteaux du comté. Des rectangles jaunes clairsemés éclairaient la façade de quelques maisons. — Par où crois-tu qu’on devrait commencer ? — Par la maison de Calvin. C’est lui le chef, ici, a répondu Sam sans hésiter. Il avait l’air sûr de lui. Je me suis souvenue de la fierté de Calvin, quand il m’avait montré sa maison. Je dois bien avouer que j’étais un peu curieuse. Il y avait de la lumière, et son pick-up était garé devant chez lui. Sortir de la cabine chauffée pour marcher jusqu’au perron, dans la nuit et par ce temps, c’était comme passer au travers d’un rideau d’eau glacée. J’ai frappé, et après un long moment durant lequel j’ai bien cru que j’allais me changer en statue de glace, la porte s’est ouverte. Calvin a semblé ravi de me voir... jusqu’à ce qu’il aperçoive Sam. — Entrez, a-t-il dit d’un ton qui manquait franchement de chaleur. Il s’est effacé pour nous laisser passer. Nous nous sommes poliment essuyé les pieds sur le paillasson, en nous secouant pour faire tomber les flocons qui s’étaient pris dans nos cheveux et accrochés à nos vêtements. L’intérieur était d’une propreté immaculée et meublé avec goût et simplicité : aucun objet de prix, juste des meubles de supermarché et des photos sobrement encadrées – des paysages, des animaux... la nature en majesté. Pas une seule personne, sur ces clichés. J’ai trouvé ça bizarre. — Ce n’est pas une nuit à se balader en voiture, a remarqué Calvin. Je savais que j’avais intérêt à marcher sur des œufs avec lui. Ce n’était pourtant pas l’envie de l’attraper par le col pour lui hurler ma rage au visage qui me manquait. Je ne devais cependant pas oublier que, pour les siens, cet homme était un roi. Peu importait la taille du royaume. J’ai respiré un grand coup avant de demander : — Calvin, saviez-vous que la police avait trouvé une empreinte de panthère sur le ponton, derrière la maison de mon frère ? — Non, a-t-il répondu après un long silence. Je voyais sa colère monter jusque dans ses yeux. Les rumeurs de la ville ne parviennent pas jusqu’à nous. Je me suis bien demandé pourquoi les gens qui participaient à la battue avaient des fusils, mais je n’ai pas posé de questions : on rend les gens un peu nerveux, en général, et puis, personne ne nous a adressé la parole. Une empreinte de panthère, hein ? — Je ne savais pas que c’était votre... hum... votre autre identité jusqu’à ce soir. Il m’a dévisagée avec insistance. — Vous pensez que l’un d’entre nous aurait enlevé votre frère ? J’ai soutenu son regard sans mot dire. Sam ne s’est pas montré plus loquace. — Vous croyez que Crystal aurait eu une discussion un peu houleuse avec votre frère et qu’elle lui aurait fait du mal ? — Non. Je voyais ses yeux d’or s’élargir et s’arrondir à mesure qu’on parlait. — C’est moi que vous soupçonnez ? m’a-t-il soudain demandé. — Non. Pas vous. — Felton ? J’ai hoché la tête. — Allons voir ça sur place. Nous sommes retournés dans le froid et la neige. Les flocons me piquaient les joues. Heureusement que j’avais une capuche ! La main gantée de Sam s’est refermée sur la mienne pour me retenir : j’avais trébuché sur quelque outil ou jouet abandonné dans la cour de la maison voisine de celle de Felton. — Qui est là ? a maugréé Felton quand Calvin a frappé à sa porte. — Ouvre. Felton s’est exécuté sur-le-champ : il avait reconnu la voix et le ton sans réplique de Calvin. Felton ne partageait manifestement pas la méticulosité de son visiteur. Ses meubles n’avaient pas tant été disposés dans la pièce que poussés contre le premier mur venu. Ignorant notre présence, il ne faisait aucun effort pour donner le change, et sa façon de se mouvoir et de se déplacer n’avait absolument rien d’humain. Son étrangeté était encore plus flagrante que la dernière fois où je l’avais vu, le jour de la battue. Je me suis dit qu’il n’était pas loin de retourner à l’état sauvage : les effets de la consanguinité commençaient à se faire sentir à Hotshot... — Où est-il ? a lâché Calvin sans préambule. Felton a écarquillé les yeux et s’est mis à se balancer d’un pied sur l’autre, comme s’il avait une folle envie de prendre ses jambes à son cou mais n’osait pas bouger. Il n’a pas répondu. — Où ? a répété Calvin. Sa main s’était changée en patte griffue. Il a giflé Felton à toute volée. — Il est toujours vivant ? Je me suis plaqué les deux mains sur la bouche pour ne pas crier. Felton est tombé à genoux. De grandes estafilades sanguinolentes lui sillonnaient le visage. — Dans la cabane, derrière. J’avais franchi la porte d’entrée avant que Sam ait pu me rattraper. J’ai contourné la maison en courant comme une folle, tant et si bien que je me suis étalée de tout mon long sur un tas de bois. Sans me préoccuper de la douleur – je savais que je le paierais plus tard –, j’ai sauté pour l’enjamber et je me suis une fois de plus sentie soulevée par les puissants bras de Calvin Norris. Il m’avait reposée de l’autre côté du tas de bois avant que j’aie compris ce qui m’arrivait. Il a franchi l’obstacle à ma suite avec une souplesse féline, et nous nous sommes retrouvés côte à côte devant la porte de la cabane. La porte était cadenassée, mais ces cahutes ne sont pas faites pour décourager les intrus, et peu de choses devaient résister à Calvin Norris. Il a forcé le cadenas, poussé la porte et allumé la lumière – ça m’a même étonnée qu’il y ait l’électricité dans un tel local. Ce n’était certainement pas courant. Au début, j’ai eu des doutes. La créature que j’avais sous les yeux ne ressemblait pas du tout à mon frère. Certes, son poil était blond, mais elle puait tellement et elle était si sale que j’ai eu un mouvement de recul. Pourtant, ces haillons, cette façon si humaine de se recroqueviller sur le sol... Ô Seigneur ! Mais il était bleu de froid ! Il ne restait plus que des lambeaux de son pantalon, et il gisait sur une vieille couverture, à même la dalle de ciment. Déjà, j’étais à genoux et l’enlaçais tant bien que mal pour le serrer contre mon cœur. Il a battu des paupières. — Sookie ? a-t-il murmuré d’une voix incrédule. Sookie, c’est toi ? Je suis sauvé ? — Oui, lui ai-je répondu, sans être tout à fait sûre de ce que j’avançais. Je ne me souvenais que trop de ce qui était arrivé au shérif qui était venu fourrer son nez dans les affaires des habitants de Hotshot. — On va te ramener à la maison. On l’avait mordu. On l’avait beaucoup mordu. — Oh, non ! ai-je soufflé en comprenant soudain ce que ça signifiait. — Je l’ai pas tué ! s’est écrié Felton, planté sur le pas de la porte. — Vous l’avez mordu, ai-je rétorqué d’une voix que je n’ai pas reconnue. Vous vouliez en faire un des vôtres. — Oui, pour que Crystal ne l’aime pas plus que moi, a-t-il répondu. Elle sait qu’on est obligés de se croiser avec des gens de l’extérieur, mais c’est moi qu’elle aime. — Alors, vous avez enlevé mon frère, vous l’avez enfermé ici et vous l’avez mordu. Jason était si faible qu’il ne tenait pas debout. — Portez-le dans le pick-up, s’il vous plaît. Un mot de plus, et ma voix se brisait. J’étais absolument incapable de regarder qui que ce soit autour de moi. Je sentais la rage monter en moi comme un geyser de lave, mais je savais que je devais me contenir jusqu’à ce qu’on soit partis d’ici. Il me restait juste assez de sang-froid pour ça. Juste assez. Quand Calvin et Sam l’ont soulevé, Jason a crié. Ça m’a brisé le cœur. Ils ont pris la couverture pour l’envelopper dedans et se sont dirigés vers le pick-up de Sam. Je les ai suivis d’un pas chancelant. J’avais retrouvé mon frère. Bon, il risquait de se transformer en panthère de temps en temps, mais je l’avais retrouvé. J’ignorais si la même règle s’appliquait à tous les changelings, mais Lèn m’avait dit que les lycanthropes qui avaient été mordus – contrairement à ceux qui avaient ça dans les gènes – se changeaient à chaque pleine lune en d’étranges créatures à mi-chemin entre l’homme et la bête, semblables à celles qui peuplent les films d’horreur... J’ai tout fait pour me sortir cette idée de la tête. N’aurais-je pas dû me consacrer tout entière à la joie d’avoir retrouvé mon frère vivant ? Calvin a transporté Jason dans la cabine et l’a fait glisser sur la banquette, pendant que Sam s’asseyait derrière le volant. — Felton va payer, m’a dit Calvin avant que je ne monte à bord. Cette nuit. Châtier Felton n’était pas franchement au nombre de mes préoccupations majeures, mais j’ai acquiescé en silence. J’avais hâte de quitter cet endroit sordide. — Si nous nous occupons de Felton, allez-vous quand même prévenir la police ? m’a-t-il demandé. Il se tenait raide comme un piquet. Il avait essayé de prendre un ton dégagé, mais l’instant était crucial, je le sentais. Je savais aussi ce qui arrivait aux gens qui attiraient l’attention des autorités sur la petite communauté de Hotshot. — Non. Felton est le seul fautif. Bien que Crystal ait forcément été au courant – jusqu’à un certain point, du moins. Elle m’avait dit qu’elle avait senti l’odeur d’un changeling, cette nuit-là, chez Jason. Comment aurait-elle pu ne pas reconnaître une odeur de panthère alors qu’elle en était une elle-même ? Elle savait probablement depuis le début que la panthère en question n’était autre que Felton. Son odeur devait lui être familière. Mais ce n’était pas le moment d’aborder la question. S’il réfléchissait deux secondes, Calvin aboutirait rapidement aux mêmes conclusions que moi, de toute façon. — Et puis, il n’est pas impossible que mon frère devienne l’un des vôtres, ai-je ajouté d’une voix aussi égale que possible – le résultat n’a pas été très probant. Il aura besoin de vous. — Je viendrai le chercher à la prochaine pleine lune. — Merci. Il faut que je ramène mon frère à la maison, maintenant, ai-je ajouté en guise de conclusion. Je savais qu’il avait envie de me toucher, que, d’une façon ou d’une autre, il voulait établir un contact avec moi. Mais je ne pouvais pas lui offrir ça. J’en étais tout bonnement incapable. — Bien sûr, a-t-il répondu au bout d’un long moment. Il s’est écarté pour me laisser monter toute seule dans le pick-up. Apparemment, il avait compris que son aide n’aurait pas vraiment été la bienvenue. Sam avait déjà mis le chauffage – pas à fond, non tant parce qu’une chaleur excessive, après des jours de froid intense, aurait pu provoquer un choc trop brutal pour Jason, mais surtout parce que la chaleur accentuait l’odeur pestilentielle qui se dégageait de lui. J’ai failli m’en excuser auprès de Sam, mais il m’a paru plus important d’épargner à mon frère une humiliation supplémentaire. — En dehors de ces morsures et du froid, ça va ? lui ai-je demandé, ayant estimé que, puisqu’il ne tremblait plus, il devait être en état de parler. — Oui, a-t-il répondu d’une voix absente. Oui... Toutes les nuits, toutes ces foutues nuits, il venait ; toutes ces foutues nuits, il se changeait devant moi et je me disais : « Ce soir, il va me tuer. Il va me tuer et me dévorer » et, toutes ces foutues nuits, il me mordait. Et puis, il se métamorphosait de nouveau et il s’en allait. Je sentais que c’était dur pour lui, l’odeur du sang frais... Mais jamais il n’a essayé de faire plus que ça. Il se contentait de me mordre, encore et encore... — Cette nuit, ils vont le tuer, lui ai-je annoncé. En échange de notre silence, pour qu’on ne prévienne pas les flics. — C’est de bonne guerre. Et il le pensait. CHAPITRE 15 Jason a réussi à rester debout assez longtemps pour prendre une douche. La meilleure de toute sa vie, d’après lui. Après s’être lavé et frictionné avec tout ce que ma salle de bains comptait de produits de toilette un tant soit peu parfumés, il s’est enroulé dans un de mes draps de bain et m’a appelée pour que je vienne examiner ses blessures, comme je lui avais demandé de le faire. Je l’ai littéralement enduit de Neosporin. Le tube y est passé. Ses morsures semblaient déjà se cicatriser correctement, mais je ne pouvais pas m’empêcher de le chouchouter. Je me triturais même la cervelle pour trouver ce que je pourrais bien encore faire pour lui. Je lui avais préparé un chocolat chaud, servi une assiette de porridge brûlant – étrange requête, mais Felton ne lui avait donné que de la viande pratiquement crue à manger, m’avait-il expliqué (quand il lui donnait à manger) –, prêté le pantalon de pyjama que j’avais acheté pour Éric – trop grand, mais avec la ceinture coulissante, ça passait – et un vieux tee-shirt ultra-large qu’on m’avait donné quand j’avais fait la Marche pour la Vie, deux ans auparavant. Il le tripotait constamment, comme si le contact du tissu sur sa peau le rassurait. Mais il semblait avoir surtout besoin de se réchauffer et de dormir. Je l’ai donc conduit dans mon ancienne chambre et, avec un regard mélancolique pour le placard – qu’Éric avait mis sens dessus dessous –, je lui ai souhaité une bonne nuit. Il a voulu que je laisse la lumière du couloir allumée et la porte entrebâillée. Je n’ai pas fait de commentaire – j’imaginais ce que ça avait dû lui coûter de me le demander. Je me suis contentée d’obtempérer sans broncher. Sam m’attendait dans la cuisine en buvant un thé. Il a levé les yeux vers moi et m’a souri. — Comment va-t-il ? Je me suis assise à ma place habituelle – affalée sur ma chaise, plus exactement. — Mieux que je ne l’aurais pensé. Surtout après avoir passé tout ce temps dans une cabane glaciale, couché sur du ciment, à se faire mordre tous les jours. — Je me demande combien de temps Felton l’aurait gardé. — Jusqu’à la pleine lune, j’imagine. Il aurait alors su s’il avait réussi son coup. J’ai réprimé une légère nausée. — J’ai regardé sur ton calendrier. Il a encore une quinzaine de jours devant lui. — Parfait. Ça lui laissera le temps de reprendre des forces avant d’affronter... les problèmes qui l’attendent. J’ai soupiré en me prenant la tête entre les mains et j’ai fermé les yeux, le temps de me ressaisir. — Il va falloir que j’appelle les flics. — Pour leur dire d’arrêter les recherches ? — Oui. — Tu as pensé à ce que tu allais leur raconter ? Est-ce que Jason a une idée ? — Eh bien... je pourrais leur dire qu’il a été enlevé par des types de la famille d’une de ses nouvelles conquêtes, par exemple. Ce n’était pas faux, d’ailleurs. — Les flics voudront savoir qui étaient ces types, où on l’a retenu, comment il a réussi à s’échapper, si on l’y a aidé... et tout un tas d’autres trucs qu’ils auront bien l’intention de lui faire cracher. Je ne savais pas si j’avais encore assez de neurones en état de marche pour réfléchir. Je regardais fixement la table, les yeux dans le vague : le rond de serviette que ma grand-mère avait acheté à un marché artisanal, le sucrier, la salière et la poivrière en forme de coq et de poule... C’est alors que j’ai remarqué un truc coincé sous la salière. — Oh ! ai-je lâché tout bas. Oh, la vache ! C’était un chèque de cinquante mille dollars signé Éric Nordman. Eric ne m’avait pas seulement payée : il m’avait aussi donné le plus gros pourboire de toute ma carrière. Je l’ai examiné une minute de plus pour être sûre que j’avais bien lu. Puis je l’ai tendu à Sam. — Waouh ! C’est ton salaire de baby-sitter pour avoir gardé Éric ? J’ai hoché la tête. — Qu’est-ce que tu vas faire avec ça ? — Je vais le déposer à la banque dès demain. Il a eu un sourire indulgent. — Je voyais un peu plus loin que ça. — Ah ! Juste me reposer. Oui, ça va me reposer de l’avoir. De savoir que... Bon sang ! Voilà que je recommençais à pleurer. — ... je n’aurais plus à me ronger les sangs, à faire constamment attention. — Ça n’a pas dû être facile tous les jours, si je comprends bien. J’ai acquiescé d’un petit signe de tête. Je n’aimais pas parler de mes problèmes d’argent. Sam pinçait les lèvres. — Mais pourquoi tu ne m’as pas... Je ne l’ai même pas laissé finir. — Merci, mais je ne pouvais pas faire ça. Granny disait toujours qu’il vaut mieux donner à un ennemi qu’emprunter à un ami. — Tu pourrais vendre ta maison, t’en acheter une en ville. Tu aurais des voisins... A croire qu’il mourait d’envie de me dire ça depuis des mois. — Quitter cette maison ? Cette vieille baraque était dans la famille depuis plus de cent cinquante ans. Ça n’en faisait pas un temple pour autant, ni quoi que ce soit de sacré, bien sûr. Et puis, elle avait subi de nombreuses transformations au cours du temps : certaines parties avaient été ajoutées, d’autres rénovées... Je me suis prise à imaginer une petite maison neuve avec des sols bien nivelés, des salles de bains pourvues de tout le confort moderne et une cuisine aménagée avec plein de prises partout. Pas de vilain chauffe-eau bien en vue. Une climatisation qui marchait. Un garage ! Éblouie par cette vision de rêve, j’ai dégluti avec peine. — Je vais y réfléchir, lui ai-je répondu, en me trouvant déjà drôlement gonflée d’oser seulement caresser une idée aussi délirante. Mais je n’ai pas vraiment la tête à ça, en ce moment. Ce sera déjà assez dur d’arriver jusqu’à demain sans encombre. J’ai pensé aux heures que la police avait passées à chercher mon frère. Et, brusquement, j’ai eu l’impression que toute la fatigue accumulée depuis le Jour de l’An me tombait dessus d’un coup. Je n’étais plus en état d’essayer d’échafauder un bobard plausible pour les flics. — Tu devrais aller dormir, m’a dit Sam, toujours de bon conseil. J’ai acquiescé une fois de plus. — Merci, Sam. Merci pour tout. On s’est levés. Je l’ai pris dans mes bras, et il m’a serrée dans les siens. Ça a duré plus longtemps que prévu. Je n’avais tout simplement pas imaginé que ça me ferait autant de bien. — Bonne nuit, ai-je fini par lui dire, en me dégageant doucement. Fais attention en rentrant. J’ai vaguement pensé à lui proposer de coucher dans une des chambres du premier. Mais j’avais quasiment condamné l’étage : il devait faire un froid de canard là-haut. Et puis, il aurait fallu que je monte faire le lit. Ça m’épuisait d’avance. De toute façon, il serait mieux chez lui, même après ce court trajet sur une route enneigée. — Promis, a-t-il répondu en desserrant son étreinte. Appelle-moi dans la matinée. — Merci encore. — Allez, trêve de remerciements. Bonne nuit. Éric avait bloqué la porte d’entrée avec deux ou trois clous en attendant que je fasse poser une nouvelle serrure. J’ai fait passer Sam par la porte de derrière et j’ai poussé le verrou. J’ai tout juste réussi à me laver les dents et à enfiler ma chemise de nuit avant de m’écrouler sur mon lit. À peine réveillée, je me suis précipitée au chevet de mon frère. Il dormait encore profondément. En plein jour, les effets de sa captivité devenaient manifestes : ses joues assombries par une ombre de barbe s’étaient creusées, et il paraissait plus vieux. Il avait des hématomes et des écorchures un peu partout. Et encore ! Seuls ses bras et son visage étaient visibles au-dessus des draps. Il a soulevé les paupières quand je me suis assise à côté du lit. Sans faire le moindre mouvement, il a balayé la pièce des yeux. Puis son regard s’est arrêté sur mon visage. — J’ai pas rêvé, alors ? Il avait la voix éraillée. — Tu es bien venue me chercher, avec Sam ? La panthère m’a laissé partir ? — Oui. — Qu’est-ce qui s’est passé ? Attends. Je peux aller aux toilettes et me servir une tasse de café avant que tu me racontes ? Jason, me demander la permission au lieu de me mettre devant le fait accompli ? On me l’avait changé, ma parole ! Quoi qu’il en soit, j’ai été ravie de lui dire oui. Je lui ai même proposé de lui apporter son café au lit. Trop content de se remettre sous les draps, il s’est calé contre son oreiller, sa tasse fumante dans les mains, pour m’écouter. Je lui ai raconté l’appel de Catfish, mon coup de fil à Bud Dearborn, l’inspection de sa maison et de son jardin, ma réquisition de son Benelli – qu’il a immédiatement demandé à voir. — Tu t’en es servie ! s’est-il exclamé, après l’avoir examiné sous toutes les coutures. Je me suis contentée de le regarder sans mot dire. Il a tressailli. — Je suppose qu’il a fait ce qu’un fusil est censé faire, a-t-il repris en parlant très lentement. Et puisque tu es devant moi et que t’as l’air d’aller plutôt bien... — Ça va, merci. Et ne pose plus de questions là-dessus, OK ? Il a opiné du bonnet. — Maintenant, il faut qu’on trouve une histoire à raconter aux flics. — J’imagine qu’on ne peut pas tout bonnement leur dire la vérité ? Mais bien sûr que si, Jason ! On va leur dire que le village de Hotshot est bourré de panthères-garous et que, comme tu as couché avec l’une d’entre elles, son petit copain a voulu te transformer en panthère aussi pour qu’elle ne te préfère pas à lui. C’est la raison pour laquelle il s’est changé en panthère, t’a enlevé, t’a enfermé dans sa cabane à outils et t’a mordu toutes les nuits. Long silence. — Je vois d’ici la tête d’Andy Bellefleur ! Il s’est toujours pas remis que j’aie pas été condamné pour le meurtre de ces filles, l’année dernière. Il adorerait me faire passer pour un psychopathe. Catfish serait obligé de me virer, et je crois que je m’éclaterais pas des masses à l’asile. — Ton terrain de chasse serait drôlement limité, c’est sûr. — Ah ! Cette Crystal ! Bon sang ! Tu m’avais prévenu, pourtant. Mais elle m’avait tellement allumé... Et voilà qu’au lieu d’être avec une bombe, je me retrouve avec une... enfin, tu sais. — Oh, pour l’amour du Ciel, Jason ! C’est un changeling. Arrête de faire comme si c’était le monstre de Frankenstein ou Freddy Krueger ! — Sookie, tu sais un tas de trucs que les gens comme moi ne savent pas, hein ? — J’imagine. — En dehors des vampires, je veux dire. — Ouais. — Y en a plein d’autres. — J’ai essayé de te le dire. — Je t’ai crue, mais j’ai pas percuté. Alors, y a des gens que je connais, à part Crystal, qui sont... pas toujours des gens ? — Oui. — Combien, à peu près ? Sam, Lèn, la petite renarde-garou qui avait servi Jason et Hoyt au bar, il y avait une quinzaine de jours... — Au moins trois. — Comment tu sais tout ça ? J’ai soupiré. — Bon, d’accord, a-t-il dit après un long face-à-face silencieux. Je préfère ne pas savoir, de toute façon. — Et maintenant, il y a toi, ai-je ajouté doucement, en essayant d’y mettre les formes. — Tu en es sûre ? — Non. Et on ne le saura pas avant deux semaines. Mais Calvin t’aidera, au besoin. — Je veux pas d’leur aide ! s’est-il écrié, les yeux flamboyants, comme s’il brûlait de fièvre. — Tu n’auras pas le choix, ai-je rétorqué en m’efforçant de ne pas paraître trop cassante. Et puis, Calvin n’était pas au courant de ce qu’avait fait Felton. C’est un type bien. Mais on n’en est pas encore là. D’abord, il faut qu’on trouve ce qu’on va raconter aux flics. Pendant au moins une heure, on a passé au crible toute l’histoire pour tenter de trouver quelques lambeaux de vérité qui pourraient donner un peu de tenue au tissu de mensonges qu’on s’apprêtait à leur servir. Finalement, j’ai appelé le bureau du shérif. La standardiste de jour en avait marre d’entendre ma voix, mais elle a quand même fait de son mieux pour se montrer aimable. — Ah ! Sookie ! s’est-elle exclamée d’un ton las. Comme je vous l’ai déjà dit hier, mon chou, on vous appellera si on a des nouvelles de votre frère. — Je l’ai retrouvé. — Vous... Quoi ? Le cri avait été si strident que même Jason a fait la grimace. — Je l’ai retrouvé. — Je vous envoie quelqu’un tout de suite. — Parfait. Tu parles ! J’ai eu la présence d’esprit d’ôter les clous de la porte d’entrée avant que ces messieurs de la police ne débarquent. Je ne tenais pas vraiment à ce qu’ils me demandent ce qui s’était passé. Jason m’a bien regardée un peu de travers quand j’ai pris les tenailles, mais il n’a rien dit. — Où est ta voiture ? m’a demandé Andy Bellefleur dès son arrivée. Bonjour à toi aussi, Andy ! — Sur le parking de Chez Merlotte. — Pourquoi ? — Est-ce que je peux attendre Alcee pour ne pas avoir à raconter deux fois la même chose ? Alcee Beck montait déjà les marches derrière lui. Ils ont franchi le seuil du salon ensemble. À la vue de Jason, qui s’était allongé sur le canapé, ils se sont arrêtés net. C’est à ce moment-là que j’ai compris : ils n’avaient jamais cru revoir un jour mon frère vivant. — Content de te retrouver sain et sauf, mon vieux, lui a dit Andy en lui serrant la main. Alcee Beck l’a imité, avant de s’asseoir dans le fauteuil que j’occupe habituellement. Andy s’est approprié le rocking-chair de Granny. Il ne me restait plus qu’à me caler au bout du canapé, aux pieds de Jason. — On est ravis que vous soyez encore de ce monde, Jason, mais on a besoin de savoir où vous étiez et ce qui vous est arrivé, a déclaré Alcee Beck. — Je n’en ai pas la moindre idée. Et, malgré des heures d’interrogatoire, il n’en a pas démordu. Il était impossible d’inventer une histoire plausible en intégrant tous les éléments de l’affaire : sa disparition, sa mauvaise condition physique, ses morsures, sa brusque réapparition... La dernière chose dont il se souvenait, c’était d’avoir entendu du bruit dehors, pendant qu’il était avec Crystal chez lui. Quand il était allé voir de quoi il retournait, il avait pris un coup sur la tête. Ensuite, ça avait été le trou noir, jusqu’au moment où on l’avait poussé hors d’un véhicule juste devant chez moi, la veille. Je l’avais découvert quand Sam m’avait ramenée chez moi en sortant du boulot. Il m’avait raccompagnée parce que j’avais peur de conduire sur la neige. On avait bien sûr mis Sam au courant, et il avait accepté de corroborer notre histoire – à contrecœur, mais bon. Je savais que Sam n’aimait pas mentir. Moi non plus. Mais il fallait absolument garder cette boîte de Pandore bien fermée. Tout l’intérêt de cette histoire tenait en sa simplicité. Aussi longtemps que mon frère pourrait résister à la tentation de broder un peu, il serait tranquille. Dès le début, j’avais pressenti que ce serait dur pour Jason : c’est plus fort que lui, il faut qu’il parle. Il adore ça. Il adore aussi épater la galerie avec ses anecdotes. Mais tant que j’étais là, lui rappelant par ma simple présence les conséquences auxquelles il s’exposait, il a réussi à tenir sa langue. Malheureusement, j’ai été obligée de me lever pour aller lui refaire un café – les deux flics avaient poliment décliné ma proposition. Quand je suis revenue dans le salon, Jason était en train de dire qu’il croyait se souvenir d’une pièce noire et froide. Je l’ai fusillé du regard. Il s’est empressé de faire machine arrière. — Mais vous savez, c’est tellement embrouillé dans ma tête... J’ai peut-être rêvé. Andy nous a regardés d’un œil mauvais. — Je ne vous comprends pas, a-t-il fini par lâcher, de plus en plus furieux. Sookie, tu t’es fait un sang d’encre pour ton frère. Je me trompe ? — Non. Je suis tellement contente qu’il soit rentré ! J’ai tapoté la jambe de mon frère à travers la couverture. Et toi, Jason, tu n’avais aucune envie de rester où tu étais, si ? Tu as manqué plusieurs jours de travail, tu as coûté à la commune plusieurs milliers de dollars – le prix des recherches qu’on a lancées pour te retrouver – et tu as perturbé la paisible existence de centaines de gens. Et tu as encore le culot de nous mentir ! Il criait presque, à présent. — Et voilà que la nuit même où tu réapparais, le fameux vampire dont le portrait est placardé dans toute la ville appelle le commissariat de Shreveport pour annoncer que, comme par hasard, il a recouvré la mémoire ! Et un monstrueux incendie ravage un bâtiment de Shreveport, dans lequel on retrouve plein de corps calcinés ! Et vous voulez me faire croire qu’il n’y a aucun lien entre ces affaires ! On s’est regardés, Jason et moi, bouche bée. Il n’y avait réellement aucun rapport entre Eric et lui. Je n’avais tout simplement pas pensé à l’effet que cette accumulation de coïncidences pourrait produire. C’est vrai qu’il y avait de quoi s’interroger. Mais je n’avais pas fait le rapprochement. Ça ne m’avait même pas effleuré l’esprit. — Quel vampire ? a demandé Jason avec un tel accent de vérité que j’ai failli y croire. — Allons-nous-en, Alcee, a lancé Andy. Il a refermé son calepin d’un claquement sec et a fourré son stylo dans sa poche avec un geste d’une telle violence qu’il a bien failli la percer. — Ce salopard se paie notre tête, en plus ! — Vous croyez pas que je vous dirais ce qui s’est passé si je le savais ? a protesté Jason. Vous croyez pas que je voudrais mettre la main sur celui qui m’a fait ça ? Il paraissait absolument sincère. Et pour cause : il l’était. Ça a un peu déstabilisé les deux inspecteurs. Surtout Alcee Beck. Mais ils n’en demeuraient pas moins écœurés par notre comportement. Ça me désolait, mais comme je ne pouvais rien y changer... Quelques heures plus tard, Arlène est venue me chercher pour que j’aille récupérer ma voiture Chez Merlotte. Elle était contente de voir Jason et l’a embrassé avec effusion... avant de lui remonter gentiment les bretelles. — Ta sœur s’est fait un sang d’encre pour toi, espèce de crapule ! Ne t’avise pas de lui refaire une peur pareille, ou tu auras affaire à moi ! — Je ferai de mon mieux, a répondu Jason, avec une bonne imitation de son habituel sourire canaille. J’ai de la chance d’avoir une sœur comme elle. — Ça, c’est sûr ! me suis-je exclamée avec une petite pointe d’aigreur – il n’avait pas l’air de bien se rendre compte. Dès que j’aurai récupéré ma bagnole, il se pourrait bien que je te raccompagne chez toi vite fait, grand frère adoré. Une lueur de panique a traversé son regard. Jason n’avait jamais été un grand fan de la solitude, et après toutes ces heures qu’il venait de passer livré à lui-même et à la cruauté de son geôlier, ça ne s’était pas arrangé. — Je parie que toutes les filles de Bon Temps sont en train de te mitonner un dîner aux petits oignons rien que pour pouvoir te l’apporter à la maison, lui a dit Arlène – ce qui a rasséréné mon frère d’emblée. — Ça me touche vraiment que tu lui aies remonté le moral comme ça, Arlène, ai-je dit à ma copine sur le chemin du bar. Je ne sais pas trop ce qu’il a traversé, mais je crois qu’il va avoir du mal à s’en remettre. — Je serais toi, je ne m’inquiéterais pas pour lui, mon chou. C’est un battant, le type même du mec qui s’en sort toujours. Tiens ! Il ferait un candidat idéal pour Survivor. On a ri durant tout le trajet en imaginant la prochaine émission : Survivor : Jason Stackhouse. Avec tous ces sangliers dans les bois et cette empreinte de panthère, ils pourraient faire un tabac en tournant un Survivor spécial Bon Temps, a renchéri Arlène. Je me vois d’ici avec Tack, en train de nous marrer rien qu’à les regarder. Ça m’a donné l’occasion de la mettre en boîte à propos de Tack – ce qu’elle a adoré – et, l’un dans l’autre, elle a réussi à me remonter le moral comme elle l’avait fait avec Jason. Elle est douée pour ça, Arlène. J’ai eu une brève conversation avec Sam, dans la réserve, et il m’a annoncé qu’Andy et Alcee étaient déjà venus vérifier que son histoire coïncidait avec la nôtre. Il m’a interrompue d’un geste avant que je puisse le remercier encore une fois. J’ai repris ma voiture et j’ai raccompagné Jason chez lui, en dépit de ses allusions plus qu’insistantes au plaisir qu’il aurait eu à rester chez moi une nuit de plus. J’avais emporté son Benelli et je lui ai demandé de le nettoyer le soir même. Il m’a promis de le faire en arrivant. Puis il m’a regardée et j’ai bien vu qu’il mourait d’envie de m’interroger. Mais il s’est retenu. Apparemment, son récent séjour à l’ombre lui avait appris quelques petites choses... J’étais de nouveau du soir. J’aurais donc un bon moment devant moi, quand je rentrerais à la maison, avant d’aller bosser. Rien que d’y penser, ça m’a fait un bien fou. Je n’ai vu aucun homme égaré en train de courir sur la route, sur le chemin du retour, et personne n’a téléphoné ni débarqué chez moi avec une crise à gérer pendant les deux heures qui ont suivi. Un miracle ! J’ai eu le temps de changer les draps des deux lits, de les laver, de passer un coup de balai dans la cuisine et de remettre en ordre le placard du « trou à rats », avant qu’on ne vienne frapper à ma porte. Je savais qui c’était : il faisait déjà noir dehors. Lorsque j’ai ouvert la porte, Éric se tenait sur mon paillasson. — Quelque chose me trouble, a-t-il déclaré d’emblée. — Je dois donc tout laisser tomber pour venir à ton secours, je présume, ai-je rétorqué, montant aussitôt sur mes grands chevaux. Il s’est contenté de hausser les sourcils, sans se donner la peine de relever. — Je vais être poli et te demander si je peux entrer. Je ne lui avais pas retiré mon autorisation, et il aurait pu entrer chez moi comme dans un moulin. Il avait donc décidé de se montrer diplomate. — Mais oui, bien sûr. Je me suis effacée pour le laisser passer. — Hallow est morte, m’a-t-il annoncé. En rompant le sort qu’elle m’avait jeté, manifestement. — Pam a bien travaillé. Il a hoché la tête. — C’était Hallow ou moi, si j’ai bien compris. Je préfère que ce soit moi. — Pourquoi avait-elle choisi Shreveport ? — Ses parents ont fait de la prison à Shreveport. Ils donnaient dans la sorcellerie, eux aussi, mais également dans l’escroquerie à la petite semaine. Ils se servaient de leurs pouvoirs pour abuser leurs victimes, d’après ce que Pam m’a raconté. C’est à Shreveport que leur chance a tourné. La communauté des Cess locale n’a pas levé le petit doigt pour faire sortir les Stonebrook seniors de prison. La mère a eu le malheur de se mettre une prêtresse vaudoue à dos, durant son incarcération, et le père s’est fait planter un couteau entre les omoplates au cours d’une bagarre avec ses petits camarades de cellule. — Au moins deux bonnes raisons d’en vouloir aux Cess de Shreveport. — Il paraît que je suis resté ici plusieurs nuits... Il avait apparemment décidé de changer de sujet. — Oui. Je me suis efforcée de prendre l’air intéressé, comme si j’étais impatiente de connaître la suite. — Et durant tout ce temps, nous n’avons jamais... Je n’ai pas cherché à jouer les innocentes. — Est-ce que ça paraît plausible, Éric ? Il s’est approché de moi, comme s’il lui suffisait de me dévisager intensément pour découvrir la vérité. Il aurait été si facile de faire un pas de plus, de réduire encore la distance qui nous séparait... — Je ne sais pas. Je ne sais vraiment pas, a-t-il répondu d’un ton songeur. Et cela me porte un peu sur les nerfs, pour ne rien te cacher. Ça m’a fait sourire. — Content d’avoir retrouvé ton bureau ? — Oui. Mais Pam a parfaitement géré mes affaires, en mon absence. J’envoie des tas de bouquets de fleurs à l’hôpital. À Belinda et à un loup-garou du nom de Maria-Comète ou quelque chose comme ça... — Maria-Star Cooper. Tu ne m’en as pas envoyé, à moi, lui ai-je fait remarquer, grinçante. — Non. Mais je t’ai laissé un témoignage encore plus éloquent de ma reconnaissance sous la salière, a-t-il répliqué. Tu vas devoir payer des impôts dessus, je le crains. Telle que je te connais, tu vas en donner une partie à ton frère. J’ai appris que tu l’avais retrouvé ? — Oui. Je sentais que j’étais à deux doigts de craquer. Mais il allait bientôt s’en aller. Il s’agissait juste de tenir quelques minutes de plus. J’avais recommandé à mon frère de se montrer discret, et je n’aurais pas été capable de suivre ce conseil moi-même ? Mais mes nerfs ont bien failli lâcher quand il a demandé : — Comment se fait-il que j’aie trouvé de la cervelle sur la manche de mon pull ? J’ai eu l’impression de me vider de mon sang, comme quand on est sur le point de tomber dans les pommes. Lorsque j’ai repris mes esprits, j’étais sur le canapé. Éric était assis à côté de moi. — Il me semble que tu me caches quelque chose, ma chère Sookie. Son ton s’était radouci. La tentation était quasi irrésistible. Mais j’ai pensé au pouvoir qu’Eric aurait sur moi si je lui avouais la vérité. Il saurait que j’avais couché avec lui et il saurait que j’avais tué une femme et qu’il était le seul témoin du meurtre. Il saurait que non seulement il me devait la vie (très probablement), mais que je lui devais assurément la mienne. — Je te préférais nettement quand tu ne savais plus qui tu étais, ai-je soupiré. C’était la plus stricte vérité, et ça a achevé de me convaincre : j’ai compris que je devais me taire. — Voilà qui est dur à entendre. J’aurais presque pu croire que je l’avais vraiment blessé. Par chance, juste à ce moment-là, on a tambouriné à ma porte. La façon de frapper, violente et autoritaire, m’a fait sursauter. Mon impérieux visiteur n’était autre qu’Amanda, le loup-garou aux cheveux rouges de Shreveport. — Je suis en mission officielle aujourd’hui, a-t-elle annoncé sans s’embarrasser des salutations d’usage. Je serai donc polie. Eh bien, ça changerait ! Elle a adressé un petit signe de tête protocolaire à Éric. — Ravie de voir que vous avez de nouveau toute votre tête, vampire, lui a-t-elle dit avec la plus parfaite indifférence. De toute évidence, les relations entre les lycanthropes et les vampires de Shreveport étaient redevenues normales. — Ravie de vous revoir aussi, Amanda, ai-je rétorqué. — Oui, oui... C’est fou ce que ça la touchait. — Nous enquêtons pour le compte des changelings de Jackson, mademoiselle Stackhouse, a-t-elle enchaîné, en prenant un ton tout ce qu’il y avait d’officiel, effectivement. Oh, non ! — Vraiment ? Voulez-vous vous asseoir ? Eric s’en allait, justement. — Eh bien, finalement, je resterais volontiers. Je suis curieux de savoir quelles questions Amanda s’apprête à te poser. Éric était tout bonnement rayonnant. A croire que ça l’enchantait de me contredire. Amanda m’a regardée en haussant les sourcils d’un air interrogateur. — Eh bien, reste, je t’en prie, ai-je réussi à répondre, sans une once de sarcasme dans la voix. Mais asseyez-vous donc ! Je suis désolée, mais je n’aurai pas beaucoup de temps à vous accorder : mon travail m’attend. — Alors, je vais aller droit au but, a déclaré Amanda. Il s’agit de la femme que Léonard a répudiée – le changeling de Jackson, vous savez, la fille avec cette coupe de cheveux bizarre ? J’ai hoché la tête. Éric est demeuré imperturbable. Il n’allait pas le rester longtemps. — Debbie, s’est enfin souvenue Amanda. Debbie Pelt. Éric a écarquillé les yeux. Ah ! Ce nom-là lui disait quelque chose. Un petit sourire a commencé à se dessiner sur ses lèvres exsangues. — Léonard l’a répudiée ? — Vous étiez présent, lui a sèchement rappelé Amanda. Oh ! Attendez. J’avais oublié. C’était quand vous étiez encore... ensorcelé. Enfin, bref, Debbie n’est jamais rentrée à Jackson. Ses parents sont aux cent coups, surtout depuis qu’ils savent que Léonard l’a répudiée. Ils ont peur qu’il lui soit arrivé quelque chose. — Et qu’est-ce qui vous fait penser qu’elle m’aurait parlé de ses projets ? Amanda a fait la grimace. — Eh bien, à vrai dire, je crois qu’elle aurait encore préféré se couper la langue plutôt que de vous adresser la parole, mais on est obligés d’interroger toutes les personnes qui étaient présentes ce soir-là. Donc, c’était juste un interrogatoire de routine. Je n’étais pas particulièrement visée. J’ai senti ma tension se relâcher d’un coup. Malheureusement, Éric l’a senti aussi. J’avais un peu de son sang dans les veines : il pouvait percevoir mes émotions. Il s’est levé sans rien dire et s’est dirigé vers la cuisine. Je pouvais difficilement l’en empêcher sans éveiller les soupçons d’Amanda. Mais qu’est-ce qu’il avait l’intention de faire ? — Je n’ai pas revu Debbie depuis ce soir-là, ai-je affirmé avec un aplomb dont je ne me serais pas crue capable – après tout, c’était la vérité : Amanda n’avait pas donné d’heure précise. Je n’ai aucune idée de l’endroit où elle se trouve actuellement. Ce qui était encore plus vrai. — Personne ne semble l’avoir revue après la bataille, a repris Amanda. Et comme elle est partie avec sa propre voiture... Éric est revenu s’asseoir d’un pas nonchalant. Je lui ai jeté un coup d’œil en biais. À quoi jouait-il exactement ? — A-t-on retrouvé sa voiture ? a-t-il demandé. Il ignorait qu’il était le dernier à l’avoir vue, puisque c’était lui qui l’avait cachée. — Non. Je suis sûre qu’elle a pris le large, le temps de digérer son humiliation. C’est terrible de se faire répudier. Ça faisait des années que je n’avais pas entendu prononcer ce mot-là. — Ses parents ne sont pas de cet avis ? Ils ne croient pas qu’elle soit partie quelque part pour... euh... se donner le temps de la réflexion ? — Ils craignent qu’elle n’ait voulu « abréger ses souffrances »... Amanda a eu un petit reniflement dédaigneux. — Elle n’aurait pas eu la bonne idée de nous rendre un tel service, a-t-elle ajouté. Je n’aurais pas eu le cran de le dire, mais je n’en pensais pas moins. — Et comment Léonard prend-il ça ? ai-je demandé, d’une voix plus anxieuse que je ne l’aurais voulu. — Il peut difficilement participer aux recherches, vu que c’est lui qui l’a répudiée, a-t-elle répliqué. Mais j’ai remarqué que le colonel le tenait régulièrement informé des progrès de l’enquête – qui, pour l’heure, piétine lamentablement, soyons francs. Elle s’est levée pour prendre congé, avec sa brusquerie habituelle. — Décidément, c’est la loi des séries, a-t-elle commenté, tandis que je la raccompagnais à la porte. Des gens disparaissent toutes les semaines, ces temps-ci. Mais j’ai entendu dire que vous aviez retrouvé votre frère, et votre ami vampire est redevenu... lui-même, à ce que je vois. Elle a lancé à l’intéressé un regard noir qui ne laissait aucun doute quant à la piètre opinion qu’elle avait de ce « lui-même ». — Et voilà que c’est au tour de Debbie Pelt de s’évaporer dans la nature. Mais peut-être qu’elle va réapparaître, elle aussi. Désolée d’avoir dû vous déranger. — Pas de problème. Bonne chance, lui ai-je dit. Puis la porte s’est refermée derrière elle. J’aurais bien voulu lui emboîter le pas pour monter immédiatement dans ma voiture et filer au boulot. J’ai respiré un grand coup et je me suis retournée. Éric s’était levé. — Tu t’en vas ? Impossible de ne pas percevoir le soulagement dans ma voix. — Oui. Tu as dit que tu devais partir travailler, a-t-il répondu, impassible. — C’est vrai. — Vu le piteux état dans lequel je viens de trouver ton manteau, je te recommande vivement de porter cette veste, même si elle est un peu trop légère pour la saison, m’a-t-il conseillé, en me présentant la veste en question pour que je puisse l’enfiler. Voilà ce qu’Éric était allé faire : il était allé examiner mon manteau. Il l’avait trouvé sur la corde à linge, dans la véranda. Je l’avais laissé tremper dans l’eau froide avant de le laver. Mais je n’avais pas pris le temps de m’assurer que toutes les taches étaient parties avant de l’étendre. — En fait, je le jetterais, à ta place, a-t-il poursuivi en se dirigeant vers la porte. Ou, mieux, je le brûlerais. Et sur ces bonnes paroles, il est sorti, en refermant la porte tout doucement derrière lui. Je savais, aussi sûrement que je m’appelais Sookie Stackhouse, que dès le lendemain, il me ferait livrer un autre manteau dans une grande boîte luxueuse. Il serait exactement à ma taille, griffé et bien chaud. C’était un manteau carmin, avec une capuche et une doublure en fourrure amovibles, et des boutons en écaille de tortue. Cher lecteur, Au cas où vous ne m’auriez encore jamais rencontrée, je m’appelle Sookie Stackhouse. Je travaille Chez Merlotte depuis cinq ans, maintenant. Les quatre premières années se sont passées sans histoire. Et puis, une nuit, Bill le Vampire a franchi la porte et ma vie a basculé. Bien qu’on ait suivi le cursus habituel (le vampire rencontre la fille, le vampire se fait la fille, le vampire perd la fille), j’ai l’impression que notre relation ne va pas s’arrêter là. Le premier mois, un tueur en série, avec une nette prédilection pour les serveuses flanquées d’un petit copain vampire, rôdait dans le secteur, et le principal suspect s’est trouvé être mon frère Jason (Quand le danger rôde1). Ensuite, au début de l’automne, les vampires de Dallas ont demandé aux vampires de Shreveport s’ils pouvaient m’emprunter pour enquêter sur la disparition d’un de leurs «frères » (Disparition à Dallas2). Au même moment, le cuisinier de Chez Merlotte se faisait trucider et, comme il était de mes amis, je me suis sentie obligée de mettre mes « dons » à contribution pour résoudre l’énigme de sa mort. Le supérieur de Bill, Éric, qui était pour beaucoup dans mon petit séjour à Dallas, s’est soudain pris d’un vif intérêt pour ma personne, intérêt qui ne s’est jamais démenti depuis lors. Juste avant Noël, j’ai commencé à me douter que Bill était embringué dans une histoire pas très catholique. Il a quitté la ville pour se volatiliser au Mississippi. Eric a réussi à me convaincre d’aller enquêter à Jackson. J’étais censée me faire passer pour la petite amie d’un certain Léonard Herveaux, loup-garou de son état. En poursuivant mes recherches pour retrouver Bill, j’ai rencontré certains des moins recommandables citoyens de l’État au repaire des Cess de Jackson, une boîte surnommée Le Cercueil (Mortel corps à corps3). Ce qui m’a amenée au début des Sorcières de Shreveport. Et maintenant que j’en veux pratiquement à la terre entière et que Jason pourrait bien se changer en panthère à la prochaine pleine lune, que va-t-il bien pouvoir encore m’arriver ? Au train où vont les choses depuis que Bill Compton est entré dans ma vie, tout est possible... 1 Edition J’ai lu, n°7684 2 Edition J’ai lu, n°7785 3 Edition J’ai lu, n°7860 ?? ?? ?? ?? - 1 -