Catherine L. Moore SHAMBLEAU SHAMBLEAU Traduit de l’américain par George H. GALLET L'homme a déjà conquis l'espace. Vous pouvez en être sûr. Bien longtemps avant les Égyptiens, dans cette obscurité d'où viennent des échos de noms à demi mythiques — Atlantis, Mu — longtemps avant les premiers débuts de l'Histoire, il dut y avoir un temps où l'humanité construisait des cités d'acier pour loger ses vaisseaux qui voyageaient parmi les étoiles, où elle connaissait te nom des planètes dans leur propre langue particulière, où elle entendait le peuple de Vénus appeler ce monde humide «Sha-arâol» dans son doux et mélodieux langage hésitant, imitait le «Lakkdiz» guttural de Mars, d'après les rudes dialectes des habitants de ses terres sèches. Vous pouvez en être sûr. L'homme a déjà conquis l'espace, et de cette conquête, courent encore de faibles, faibles échos à travers le monde, bien qu'il ait oublié le fait même d'une civilisation qui doit avoir été aussi puissante que la nôtre. Il y a eu trop de mythes et de légendes pour que nous en doutions. Le mythe de la Méduse, par exemple, n'a jamais pu prendre sa source dans le sol de la Terre. Cette histoire de la Gorgone à la chevelure de serpents, dont les yeux pétrifiaient celui qui la regardait, n'a jamais pu naître d'une créature que la Terre ait nourrie. Et les anciens Grecs, qui la contaient, devaient se souvenir obscurément, en y croyant à moitié, d'une très ancienne légende de quelque être étrange, venu de l'une des lointaines planètes que leurs ancêtres les plus reculés visitaient jadis. SHAMBLEAU — Shambleau !... Ah ! Shambleau !... La clameur sauvage de la foule rebondissait de mur en mur dans les rues étroites de Lakkdarol, et le choc de lourdes bottes sur le pavage de lave rougeâtre accompagnait sinistrement ce hurlement croissant : — Shambleau ! Shambleau ! Northwest Smith l'entendit se rapprocher et d'une enjambée gagna le porche le plus voisin, posant une main méfiante sur la crosse de son pistolet thermique. Ses yeux pâles se rétrécirent. Les bruits étranges étaient assez communs dans les rues de la plus récente des colonies terriennes sur Mars — une petite ville frustre et rouge, où n'importe quelle catastrophe pouvait surgir et, très souvent, survenait. Mais Northwest Smith, dont le nom était connu et considéré dans tous les mauvais lieux d'une demi-douzaine de planètes, était un homme prudent, en dépit de sa réputation. Il s'adossa au mur, empoigna son arme et écouta le cri qui se rapprochait en grandissant. Alors passa dans son champ de vision une silhouette rouge, courant, zigzaguant comme un lièvre poursuivi, d'un abri à l'autre dans la rue étroite. C'était une jeune fille — ou une jeune femme, bronzée comme un brugnon, vêtue d'un vêtement en loques dont l'écarlate éblouissait les yeux. Elle courait avec peine, et il pouvait entendre sa respiration essoufflée. Il la vit hésiter et s'appuyer d'une main contre le mur, cherchant un abri d'un regard affolé. Elle ne devait pas l'avoir vu dans l'ombre du porche, mais comme le hurlement de la foule se faisait plus fort et le martèlement des pieds plus proche, elle poussa un petit soupir désespéré et se jeta dans l'encoignure, juste à son côté. Quand elle le vit là, debout, grand, tanné, la main sur son pistolet thermique, elle eut un sanglot inarticulé et s'effondra à ses pieds, en un petit tas d'écarlate éblouissant et les membres bronzés et nus. Smith n'avait pas vu .son visage, mais c'était une femme, bien faite et en danger. Bien qu'il n'eût pas la réputation d'un homme chevaleresque, quelque chose dans cet abandon à ses pieds, toucha la corde sensible qui vibre en tout Terrien pour l'opprimé. Il la poussa doucement derrière lui et dégagea son pistolet, juste au moment où le premier de la meute galopante tournait dans la rue. C'était une bande mélangée : des Terriens, des Martiens, quelques hommes des marais de Vénus, et d'étranges habitants inconnus des planètes sans nom, la populace-type de Lakkdarol. — Vous cherchez quelque chose ? La question sardonique de Smith sonna clair par-dessus la clameur de la foule. Ils s'arrêtèrent net. Le hurlement mourut un instant tandis qu'ils considéraient la scène. Ce Terrien de haute taille dans sa tenue de cuir de navigateur de l'Espace, tout d'une teinte brûlée par les soleils ardents, sauf la pâleur sinistre de ses yeux sans couleur dans son visage balafré et résolu, un pistolet dans sa main ferme, et la fille écarlate blottie derrière lui, haletante. Le meneur de la bande — un colosse Terrien, massif dans son uniforme de cuir dont avait été arraché l'insigne de la Garde interplanétaire — regarda un moment, fixement, avec une étrange expression d'incrédulité recouvrant sur son visage l'exaltation brutale de la poursuite. Puis il lança un beuglement profond : «Sham-bleau !» et se précipita en avant. Derrière lui, la foule reprit le cri : «Shambleau ! Shambleau ! Shambleau !» et se rua à sa suite. Smith, nonchalamment appuyé contre le mur, les bras croisés et la main armée posée sur l'avant-bras gauche, paraissait incapable d'un geste rapide, mais au premier pas en avant du meneur, le pistolet décrivit un demi-cercle et l'éclair thermique, d'un blanc bleuâtre, qui en jaillit, marqua d'un arc de feu le pavage de lave devant lui. C'était un vieux geste et pas un homme dans la bande ne s'y trompa. Les premiers reculèrent précipitamment contre la poussée de ceux qui étaient en arrière. Il y eut un moment de confusion tandis que les deux marées se heurtaient. L'homme à l'uniforme mutilé de la Garde brandit un poing menaçant et marcha jusqu'au bord même de la limite tandis que la foule hésitait derrière lui. — Tu la traverses, cette ligne ? demanda Smith avec une douceur menaçante. — Nous voulons cette fille ! — Viens la prendre ! Narquois, Smith lui souriait au nez. Il sentait le danger, mais son défi n'était pas un geste aussi téméraire qu'il semblait. Il avait une longue expérience des foules, le vent n'était pas au meurtre. Pas un pistolet n'était sorti dans la bande. Ils voulaient la fille avec une soif de sang qu'il n'arrivait pas à comprendre, mais il ne sentait pas une telle fureur envers lui-même. Il pouvait s'attendre à un mauvais quart d'heure mais sa vie n'était pas en danger. Les pistolets seraient apparus depuis longtemps s'ils avaient jamais dû sortir. Alors, il souriait au nez de l'homme furieux en s'appuyant négligemment contre le mur. Derrière celui qui s'était mis à sa tête, la bande s'agitait impatiemment, et des voix menaçantes commencèrent de nouveau à s'élever. Smith entendit la fille gémir à ses pieds. — Que lui voulez-vous ? demanda-t-il. — C'est une Shambleau ! Une Shambleau, idiot !... on s'en occupera ! — Je m'en occupe moi-même, fit Smith. — C'est une Shambleau, je te dis ! Bougre d'idiot, on ne laisse pas vivre ça ! Sors de là ! Ce nom répété ne signifiait rien pour lui, mais l'entêtement foncier de Smith ne fit qu'augmenter quand la bande s'avança tout près de l'arc de cercle. La clameur devenait plus forte. — Shambleau ! Botte-la hors de là ! Donne-nous la Shambleau ! Shambleau ! Smith quitta sa pose indolente, se planta solidement sur ses pieds, menaçant la foule de son pistolet braqué. — En arrière, cria-t-il. Elle est à moi ! En arrière ! Il n'avait aucune envie d'utiliser son jet thermique. Il savait déjà qu'ils ne le tueraient pas s'il ne tirait pas le premier, et il n'avait nulle intention de donner sa vie pour une quelconque fille. Mais il s'attendait à une très mauvaise bagarre et se raidit instinctivement quand la bande ondoya. A son étonnement, il se produisit alors une chose qu'il n'avait jamais vue. A son cri de défi, ceux qui étaient en avant de la bande et qui l'avaient bien entendu, eurent un léger recul, pas de crainte, mais de surprise évidente. — A toi ! Elle est à toi ? Questionna l'ex-garde d'une voix d'où la perplexité chassait la colère. Smith écarta ses jambes bottées devant la forme accroupie et brandit son pistolet. — Oui, dit-il. Et je la garde ! En arrière ! L'homme le regarda sans mot dire, l'horreur, le dégoût et l'incrédulité mélangés sur son visage hâlé. L'incrédulité domina un instant et il répéta : — A toi ! Smith inclina la tête avec défi. L'homme recula soudain, un mépris indicible dans toute son attitude. Il fit signe du bras à la bande et dit très fort : «C'est... à lui.» La foule s'écarta, soudain silencieuse, et le mépris passa de visage en visage. Le colosse cracha sur le pavé de lave et tourna le dos. — Garde-la, alors, fit-il par-dessus l'épaule, mais ne la laisse pas traîner de nouveau dans cette ville. Smith resta sans comprendre, presque bouche bée, quand la foule subitement méprisante commença de se disloquer. La tête lui en tournait. Qu'une telle animosité sanguinaire s'évanouisse dans un souffle, il ne pouvait le croire. Et le curieux mélange de mépris et de dégoût qu'il voyait sur les visages le déconcertait plus encore. Lakkdarol n'avait rien d'une ville puritaine... Il ne lui vint pas un instant à l'esprit qu'en revendiquant comme sienne la fille brune, il avait provoqué cette répulsion, étrangement choqué toute la bande. Non, c'était quelque chose de plus profond que cela. Ce dégoût instinctif, instantané qu'il avait vu sur les visages... Ils en auraient moins marqué s'il s'était avoué cannibale ou adorateur de Pharol ! Déjà, ils s'éloignaient de lui aussi vite que si le péché ignoré qu'il avait commis eût été contagieux. La rue se vidait aussi rapidement qu'elle s'était remplie. Il vit un Vénusien tout luisant jeter un coup d'œil par-dessus son épaule en tournant au coin et ricaner «Shambleau !» Le mot éveilla une nouvelle chaîne de spéculation dans l'esprit de Smith. Shambleau ! Cela devait être d'origine vaguement française. Assez étrange à entendre sur les lèvres de Vénusiens et de Martiens des pays secs, mais c'était le ton qu'ils lui donnaient qui l'intriguait davantage. «On ne laisse pas vivre ça !» avait dit l'ex-garde. Cela lui rappelait vaguement quelque chose... une phrase d'un vieux bouquin : «Tu ne souffriras pas que vive une sorcière.» Il sourit à ce rapprochement et, juste à ce moment, sentit la fille près de lui. Elle s'était levée sans bruit. Il se tourna vers elle, rengainant son pistolet, et la regarda fixement d'abord avec curiosité, puis avec ce complet sans-gêne avec lequel les hommes regardent ce qui n'est pas complètement humain. Car elle ne l'était pas. Il le sut d'un coup d'œil, bien que son corps bronzé, charmant, fût celui d'une femme et qu'elle portât son vêtement écarlate — il vit que c'était du cuir — avec une aisance que peu d'êtres non humains acquièrent en endossant des vêtements. Il le sut dès l'instant où il la regarda dans les yeux, et un frisson d'inquiétude le parcourut. Ils étaient franchement verts comme l'herbe fraîche, avec des pupilles fendues, félines, qui palpitaient sans arrêt ; dans leurs profondeurs on lisait un regard de sombre sagesse animale... ce regard de la bête qui en voit plus que l'homme. Pas une ombre sur son visage, ni cils ni sourcils, et il aurait juré que le turban écarlate serré autour de sa tête ne couvrait pas de cheveux. Elle avait trois doigts et un pouce, et ses pieds, quatre orteils aussi chacun, et tous les seize se terminaient par des griffes recourbées qui se rétractaient sous la chair comme celles d'un chat. Elle passa sa langue sur ses lèvres — une langue mince, rose, plate, aussi féline que ses yeux — et paria avec difficulté. Il sentit que cette langue et cette gorge n'avaient jamais été faites pour le langage humain. — Pas... peur, maintenant, dit-elle tout bas. Ses petites dents étaient blanches et pointues comme celles d'un petit chat. — Pourquoi te voulaient-ils ? Lui demanda-t-il curieusement. Qu'est-ce que tu avais fait ? Est-ce que c'est ton nom, Shambleau ? — Moi... pas parler ton... langage, dit-elle en hésitant. — Allons, essaie... je veux savoir. Pourquoi te poursuivaient-ils ? Serais-tu en sécurité dans la rue maintenant, ou vaut-il mieux que nous entrions quelque part ? Ils avaient l'air dangereux... — J'irai... avec toi, prononça-t-elle avec peine. — Que tu dis. (Smith sourit :) Qu'est-ce que tu es en réalité. Tu me fais l'effet d'un petit chat, à moi. — Shambleau, dit-elle sombrement. — Où habites-tu ? Es-tu martienne ? — Je viens... de loin... d'un pays... d'un temps, très loin. — Attends ! fit Smith en riant. Tu mélanges tout. Tu n'es pas martienne. Elle se dressa très droite près de lui, levant sa tête enturbannée et son attitude avait quelque chose de royal. — Martienne ? fit-elle, avec dédain. Mon peuple est... est... Vous n'avez pas de mot. Ton langage... difficile pour moi. — ? Quel est le tien ? Je le connais peut-être... essaie. Elle le regarda carrément dans les yeux, et dans tes siens dansait un amusement subtil. Il aurait pu le jurer. — Un jour je... te parlerai dans... mon langage, promit-elle. " Et la langue rose passa sur ses lèvres, rapidement, avidement. Des pas sur le pavé rouge coupèrent la réponse de Smith. Un Martien du pays sec passa, titubant un peu en exhalant un relent de ségir, l'alcool vénusien. Lorsqu'il aperçut la tache rouge des loques de la fille, il tourna brusquement la tête, et quand son cerveau saturé de ségir réalisa sa présence, il fit une embardée vers l'encoignure, beuglant «Shambleau ! Par Pharol ! Shambleau !» et il allongea une main pour la saisir. Smith le repoussa dédaigneusement. — Passe ton chemin, conseilla-t-il. L'homme recula et le fixa, les yeux troubles. — A toi, hein, grogna-t-il. Zut ! Grand bien t'en fasse ! Comme l'ex-garde, il cracha sur le pavé et s'en alla, grognant des blasphèmes dans la langue des pays secs. Smith le regarda s'éloigner d'un pas traînant, un pli entre ses yeux pâles, un malaise sans nom montant en lui. — Viens, dit-il brusquement à la fille. Si cela doit continuer, il vaut mieux que nous entrions quelque part. Où veux-tu que je t'emmène ? — Avec... toi, murmura-t-elle. Il regarda dans les yeux verts. Ces pupilles sans cesse palpitantes le troublaient, mais il lui semblait, vaguement, que sous leur regard animal, il y avait un rideau — une barrière fermée qui pourrait, à tout moment, s'ouvrir pour révéler toutes les profondeurs des noirs secrets qu'il y sentait. — Viens, alors, répéta-t-il rudement en sortant dans la rue. Elle trottinait à un pas ou deux derrière lui, sans effort pour suivre ses grandes enjambées, et bien que Smith — comme tout le monde le sait de Vénus aux lunes de Jupiter — marchât aussi silencieusement qu'un chat, même en bottes d'astronaute, la fille, sur ses talons, glissait comme une ombre sur le mauvais pavage, faisant si peu de bruit que même la légèreté des pas de l'homme en paraissait bruyante dans la rue déserte. Smith choisissait les rues les moins fréquentées de Lakkdarol, et, un peu honteux, remerciait les dieux que son logis ne fût pas loin, car les rares piétons qu'il rencontrait se retournaient et les regardaient avec ce mélange, maintenant, familier, d'horreur et de mépris qu'il était toujours aussi loin de comprendre. La chambre qu'il avait louée était une petite pièce dans une bâtisse aux confins de la ville. Lakkdarol, rude ville campement de pionniers, à cette époque, n'aurait guère fourni plus de confort n'importe où ailleurs, et Smith ne tenait pas à faire savoir ce qui l'avait amené là. Il avait déjà dormi dans de pires endroits et savait que cela lui arriverait encore. Personne ne le vit entrer, la fille sur ses pas. Smith ferma la porte et appuya ses larges épaules contre le panneau, la regardant pensivement. Elle embrassa d'un coup d'œil le peu que la pièce avait à offrir : le lit mal fait, la table boiteuse, le miroir fêlé, pendu de travers contre le mur, les chaises sans peinture, une chambre typique de ville campement dans une colonie terrienne sur une planète. Elle accepta son indigence dans ce seul regard, l'oublia, puis alla à la fenêtre et se pencha un moment, regardant pardessus les toits bas, le paysage aride de lave rouge sous le soleil de cette fin d'après-midi. — Tu peux rester ici jusqu'à ce que je quitte la ville, dit brusquement Smith. J'attends un ami qui doit arriver de Venus. As-tu mangé ? — Oui, dit vivement la fille, je n'aurai... pas besoin... manger... pour un moment. — Bon, fit Smith, en regardant autour de la pièce. Je rentrerai ce soir, je ne sais quand. Tu peux rester ou t'en aller, comme tu veux, lia» tu ferais mieux de fermer la porte à clef derrière moi. Sans plus de formalités il la quitta. La porte se ferma et il entendit la clef tourner, avec un sourire. Il ne pensait pas, alors, jamais la revoir. Il descendit l'escalier et sortit dans le soleil couchant, pensant à tant d'autres choses que la fille bronzée passa très rapidement à l'arrière-plan. Ce qu'était venu faire Smith à Lakkdarol mieux vaut n'en pas parler. Un homme vit comme il peut, et la manière de vivre de Smith était une affaire périlleuse, en marge de la loi et ne dépendant que du pistolet thermique. Il suffira de dire que le port d'embarquement avec les cargaisons prêtes à partir l’intéressait profondément pour le moment. Et que l'ami qu'il attendait était Yarol le Vénusien, avec son rapide petit astronef edsel, le Maid, capable de filer d'un monde à un autre à une vitesse qui se moquait des patrouilleurs de la Garde et laissait les poursuivants patauger loin derrière dans l'Espace. Smith, Yarol et le Maid formaient une trinité qui avait été à l'origine de bien des soucis et de beaucoup de cheveux gris pour les officiers de la Garde, dans le passé. Et l'avenir s'annonçait très bien pour Smith ce soir-là en quittant son logis. Lakkdarol mène grand bruit la nuit, comme toutes les villes campements des Terriens sur toutes les planètes où la Terre possède des avant-postes. Cela commençait avec entrain quand Smith descendit, parmi les lumières qui s'allumaient, vers le centre de la ville. Ce qu'il avait à y faire ne nous concerne pas. Il se mêla à la foule, là où les lumières étaient les plus éclatantes, où s'entendaient le claquement des jetons d'ivoire et le tintement des pièces d'argent, et où le ségir rouge glougloutait sympathiquement hors des noires bouteilles vénusiennes. Beaucoup plus tard, Smith revint vers son logis en flânant sous les lunes mouvantes de Mars. Si la rue ondoyait un peu sous ses pieds, de temps en temps — eh bien, c'est très compréhensible : pas même Smith ne pouvait boire du ségir rouge à tous les bars, de l'Agneau-Martien au Nouveau-Chicago, et rester tout à fait solide sur ses jambes. Mais il retrouva son chemin sans grande difficulté et passa cinq minutes à chercher sa clef avant de se souvenir de l'avoir laissée à l'intérieur, pour la fille. Il frappa alors. Sans aucun bruit de pas à l'intérieur, un instant après, la serrure cliqueta et la porte s'ouvrit. La fille recula silencieusement devant lui et prit sa place favorite contre la fenêtre, adossée à l'appui, se découpant sur le ciel étoile. La pièce était dans l'obscurité. Smith tourna le commutateur près de la porte et s'accota contre la cloison. L'air frais de la nuit l'avait un peu dégrisé et sa tête était claire — l'alcool lui allait aux pieds, pas à la tête, sinon il ne serait jamais venu jusque-là. Il regarda la fille dans la clarté soudaine, un peu ébloui autant par son vêtement écarlate que par la lumière. — Donc, tu es restée, dit-il. — J'attendais, répondit-elle tout bas, s'appuyant davantage sur l'appui, serrant le bois rugueux de ses longues mains fines à quatre doigts : bronze clair contre la nuit. — Pourquoi ? Elle ne répondit pas à cette question, mais sa bouche s'incurva en un lent sourire. Avec une femme, c'aurait été une réponse suffisante, provocante, audacieuse. Avec Shambleau, cela avait quelque chose de pitoyable et d'horrible si humain sur le visage d'un demi animal. Et cependant... ce corps charmant aux douces rondeurs sous les loques de cuir écarlate... le velouté de cette peau bronzée... la blancheur éclatante du sourire. Smith se sentit envahi d'émoi. Après tout, le temps serait long jusqu'à l'arrivée de Yarol. Méditativement, il laissa ses yeux pâles la parcourir d'un regard qui n'oubliait rien. Et quand il parla, il sentit sa voix un peu plus grave. — Viens ici, dit-il. Elle avança lentement, sur ses pieds griffus qui ne faisaient pas le moindre bruit sur le parquet, et se tint devant lui, les yeux baissés et la bouche tremblante de ce pitoyable sourire humain. Il la prit aux épaules, des épaules d'une douceur satinée qui n'était pas celle de la peau humaine. Un petit frémissement passa sur elle, au contact de ses mains. Northwest Smith perdit soudain la respiration et l'attira à lui. Elle se laissa aller dans ses bras. Il l'entendit respirer plus vite tandis que les bras veloutés se fermaient autour de son cou. Alors il regarda son visage, tout près, et tes yeux verts d'animal rencontrèrent les siens, avec leurs pupilles palpitantes et la lueur de quelque chose, caché tout au fond. Par-dessus la clameur montante de son sang tandis qu'il posait ses lèvres sur les siennes, Smith sentit quelque chose se révolter profondément en lui, inexplicable, instinctif. Il n'aurait pas trouvé de mot pour dire quoi, mais le seul contact lui devint soudain écœurant — si doux, si satiné et cependant inhumain. Comme si c'avait été un visage animal qui s'était offert à son baiser — avec cet obscur secret qui guettait avidement dans les ténèbres des pupilles fendues. Dans un éclair, il connut la même répulsion fiévreuse qu'il avait vue sur les visages de la populace. — Mon Dieu ! Haleta-t-il, invocation contre le mal beaucoup plus ancienne qu'il l'eût jamais pensé. Il arracha les bras de son cou, la repoussa avec une telle force qu'elle roula à travers la pièce. Smith recula contre la porte, la respiration lourde, la regardant, tandis que la folle révolte s'éteignait lentement en lui. Elle était tombée près de la fenêtre et tandis qu'elle était là, étendue contre le mur, la tête baissée, il vit que son turban avait glissé — ce turban sous lequel il était si sûr qu'il n'y avait pas de cheveux. Une boucle de cheveux rouges pendait sous le cuir enroulé — des cheveux aussi écarlates que son vêtement, aussi inhumainement rouges que ses yeux étaient inhumainement verts. Il regarda, secoua la tête qui lui tournait, et regarda encore : il lui avait semblé que cette lourde boucle écarlate avait bougé, s'était tordue d'elle-même contre la joue ! A ce contact, elle rentra la boucle d'un geste très humain, puis se cacha le visage dans ses mains. A l'abri de ses doigts, il eut l'intuition qu'elle l'observait. Smith prit une longue respiration et passa une main sur son front. L'inexplicable vision avait disparu aussi vite qu'elle était venue — trop vite pour qu'il puisse la comprendre ou l'analyser. «Faudra que je freine sur le ségir», se dit-il, mal assuré. Avait-il imaginé ces cheveux écarlates ? Après tout, elle n'était qu'une jolie créature féminine bronzée d'une des nombreuses races semi humaines qui peuplaient les planètes. Rien de plus. Une jolie petite chose, mais animale... Il eut un rire un peu faux. — Allons, c'est fini, dit-il. Dieu sait que je ne suis pas un ange, mais faut tout de ait une limite. Pas de ça ! Il prit une paire de couvertures sur le jeta dans le coin le plus éloigné de la pièce. — Tu peux dormir là. Elle se leva sans un mot et se mit à arranger les couvertures, une muette résignation animale dans tous ses gestes. Smith eut un rêve étrange, cette nuit-là. Il crut s'être éveillé dans une pièce pleine d'obscurité, de clair de lune et d'ombres mouvantes, car la plus proche lune de Mars courait dans le ciel, et tout sur la planète, au-dessous d'elle, était animé d’une vie inquiète dans le noir. Et quelque chose sans nom, inimaginable — enroulé autour de sa gorge, comme un souple, humide et chaud. Posé mollement, et légèrement autour de son cou, cela bougeait doucement, très doucement, avec une pression caressante qui faisait passer des petits frissons délices dans tous ses nerfs et toutes ses fibres — au-delà d'un plaisir physique, plus profond que la joie de l'esprit. Cette douce chaleur trait jusqu'aux tréfonds de son âme dans une terrible intimité. Une extase dont il restait forces et pourtant il savait — dans un éclair de conscience né de cet impossible rêve — que son âme ne devait pas être touchée... Une horreur lui vint, tournant le plaisir en un transport de répulsion, odieux, horrible — mais encore d'une douceur plus que immonde. Il tenta d'arracher cette monstruosité de cauchemar de son cou — mais sans conviction ; car bien qu'il fût révolté jusqu'au plus profond de lui-même, le délice était si grand que ses mains refusaient cet effort. Quand enfin il tenta de lever les bras, un froid mortel passa sur lui. Il découvrit qu'il ne pouvait bouger. Son corps était de marbre sons les couvertures, un marbre vivant qui frémissait d'un délice épouvantable dans toutes ses veines rigides. La répulsion se fit plus forte que lui tandis qu'il luttait contre le rêve paralysant — une lutte presque de l'âme contre le corps engourdi — jusqu'à ce que l'obscurité mouvante se fondît dans un néant qui l'ensevelit enfin et il retomba dans l'oubli dont il s'était éveillé. Au matin, quand le soleil luisant dans l'air clair et ténu de Mars, le réveilla, Smith resta un moment essayant de se souvenir. Le rêve avait été plus vif que la réalité, mais il ne pouvait pas bien se souvenir maintenant... seulement que cela avait été plus délicieux et plus horrible que tout autre moment dans sa vie. Il se creusa la tête jusqu'à ce que un léger bruit interrompe ses pensées. Il s'assit et vit la fille pelotonnée comme un chat sur ses couvertures, le considérant, avec de grands yeux graves. Il la regarda, un peu gêné. — Bonjour, dit-il. Je viens d'avoir un diable de rêve... Tu as faim ? Elle secoua la tête silencieusement, et il aurait juré qu'une lueur d'étrange amusement se dissimulait dans ses yeux. Il s'étira et bâilla, chassant temporairement le cauchemar de son esprit. — Qu'est-ce que je vais faire de toi ? S’enquit-il, passant à des soucis plus immédiats. Je m'en irai dans un jour ou deux et je ne peux pas t'emmener, tu sais. D'où es-tu venue d'abord ? Elle secoua de nouveau la tête. — Tu ne veux pas le dire. Bon, c'est ton affaire. Tu peux rester ici jusqu'à ce que je laisse la chambre. Après, ce sera à toi de te débrouiller. Il mit les pieds sur le plancher et prit ses vêtements. Dix minutes après, glissant son pistolet thermique dans l'étui placé sur sa cuisse, Smith se tourna vers la fille. — Il y a du concentré alimentaire dans cette boîte sur la table. Ça devrait te tenir jusqu'à ce que je revienne. Et tu feras bien de fermer encore la porte quand je serai parti. Un regard lointain, immobile, fut la seule réponse. Il n'était pas sûr qu'elle eût compris, mais, en tout cas, la serrure cliqueta derrière lui comme la fois précédente, et il descendit l'escalier avec un vague sourire aux lèvres. Le souvenir du rêve extraordinaire de la nuit s'effaçait. Comme font ces souvenirs, et quand il fut dans la rue, la fille, le cauchemar et tous tes événements de la veille s'effacèrent devant les nécessités aiguës du présent. De nouveau, l'affaire compliquée qui l'avait amené là réclama son attention. Il s'en occupa à l'exclusion de toute autre chose, et soyez sûrs qu'il y avait de bonnes raisons à tout ce qu'A fit à partir du moment où il sortit dans la rue jusqu'à celui où il prit le chemin du retour le soir, quoique ses promenades apparemment sans but à travers Lakkdarol eussent semblé absolument sans intérêt à qui aurait voulu le suivre toute la journée. Il devait avoir passé au moins deux heures à flâner près de l'astroport, regardant, avec des yeux pâles et endormis, les fusées qui arrivaient et partaient, les passagers, les astronefs qui attendaient, les chargements — surtout les chargements. Il fit une fois de plus la tournée des bars de la ville, consomma beaucoup de verres de liqueurs variées en échangeant de vagues propos avec des hommes de toutes les races et de toutes les planètes. Généralement dans leur propre langue, car Smith était un polyglotte réputé parmi ses contemporains. Il écouta la dernière histoire sur l'empereur de Vénus, les dernières nouvelles de la guerre sirio-aryenne et la toute dernière chanson chantée par Rose Robertson, la Rose de Géorgie, adorée des hommes de toutes les planètes civilisées. Il passa la journée assez utilement pour ce qu'il comptait faire et ce ne fut que tard le soir, quand il se dirigea de nouveau vers son logis, que la pensée de la fille bronzée dans sa chambre reprit une forme définie dans son esprit, quoiqu'elle y fût restée, tapie, imprécise et submergée, toute la journée. Il n'avait aucune idée de son régime habituel, mais il acheta une boîte de rosbif de New York, une autre de bouillon de grenouilles vénusiennes, ainsi qu'une douzaine de pommes de canal fraîches et deux livres de cette laitue terrestre qui pousse si bien dans le sol fertile des canaux de Mars. Elle trouverait sûrement quelque chose à son goût dans ce choix varié d'aliments et — la journée ayant été très satisfaisante — il fredonnait Les Vertes Collines de la Terre d'un baryton étonnamment juste, en montant l'escalier. La porte était fermée à clef, comme la veille, et il en fut réduit à taper doucement du pied dans le panneau du bas, ayant les bras encombrés. Elle ouvrit avec ce silence qui la caractérisait et elle resta à le regarder dans la demi obscurité, tandis qu'il tâtonnait jusqu'à la table avec sa charge. La pièce n'était encore pas éclairée. — Pourquoi n'allumes-tu pas la lumière ? demanda-t-il impatienté, après s'être heurté la cheville à la chaise près de la table en essayant d'y déposer ses emplettes. — Lumière ou... noir, c'est pareil... pour moi, murmura-t-elle. — Des yeux de chat, hein ? Bon, ça va avec toi. Voilà, je t'ai apporté un peu à dîner. Choisis» Tu aimes le rosbif ? Ou un peu de bouillon de grenouilles ? Elle secoua la tête et recula d'un pas. — Non, dit-elle. Je ne peux pas... manger ta nourriture. Les sourcils de Smith se froncèrent. — Tu n'as pas touché aux tablettes de concentré non plus ? De nouveau, le turban rouge eut un mouvement de négation. — Alors tu n'as rien mangé depuis... voyons plus de vingt-quatre heures ! Tu dois être affamée. — Pas faim. — Qu'est-ce que je peux te trouver à manger alors ? Il est encore temps, si je me presse. Il faut que tu manges, petite. — Je... mangerai, dit-elle très bas. Avant longtemps... je... mangerai. Ne t'inquiète pas... Elle se tourna et alla à la fenêtre, regardant le paysage au clair de lune, comme pour mettre fin à la conversation. Smith lui jeta un coup d'oeil perplexe tandis qu'il ouvrait la boîte de rosbif. Cette assurance avait un sous-entendu bizarre que, indéfinissable ment, il n'aimait pas. La fille avait des dents, et une langue, et vraisemblablement un appareil digestif assez humain, à en juger d'après sa forme extérieure. C'était absurde de sa part de prétendre qu'il ne pourrait rien trouver qu'elle puisse manger. Elle avait dû prendre un peu d'aliment concentré, finalement, décida-t-il en arrachant le couvercle thermos du récipient intérieur, libérant l'arôme longtemps emprisonné de la viande chaude. — Bon, si tu ne veux pas manger, tu ne veux pas, fit-il philosophiquement, en versant la sauce chaude et les cubes de bœuf dans le couvercle thermos formant assiette. Et il retira le couvert de sa cachette entre la boîte extérieure et le récipient intérieur. La fille se tourna un peu pour l'observer tandis qu'il prenait une chaise bancale et s'asseyait pour manger. Après un moment, l'idée que son regard vert était dirigé si fixement sur lui rendit l'homme nerveux. — Pourquoi n'essaies-tu pas un peu de cela, dit-il entre deux bouchées de pomme de canal onctueuse. C'est bon. — Ce que... je mange... est meilleur, lui dit sa voix douce dans un murmure hésitant. De nouveau, il sentit, plutôt qu'il entendit, une faible fausse note désagréable sous ses paroles. Un soupçon soudain lui vint tandis qu'il méditait sur cette dernière remarque — une vague mémoire d'histoires à faire peur, racontées autrefois autour des feux de camp — et il pivota sur la chaise pour la regarder, un début d'inquiétude le gagnant sans raison. Il y avait eu cela sous ses paroles : des paroles qu'elle n'avait pas dites et qui menaçaient... Elle soutenait son regard, l'air innocent, ses grands yeux verts aux pupilles palpitantes rencontrant les siens sans un écart. Mais sa bouche était rouge et ses dents pointues... — De quoi te nourris-tu ? demanda-t-il. (Après une pause, il ajouta très bas :) De sang ? Elle parut ne pas comprendre un moment, puis quelque chose comme de l'amusement entrouvrit ses lèvres, et elle dit dédaigneusement : — Tu me prends pour... vampire... hein ?... Non... je suis Shambleau ! Sans erreur possible, sa voix marquait du dédain et de l'amusement à ce soupçon, mais sans erreur aussi, elle savait ce qu'il voulait dire — l'acceptait comme logique. Les Vampires, des superstitions ! Mais superstitions qui, pour cette créature bizarre, non humaine, étaient familières. Smith n'était pas un homme crédule, ni superstitieux mais il avait vu trop de choses étranges pour douter que les plus folles légendes pussent avoir une base de vérité. Et il y avait en die quelque chose d'infiniment étrange. Il y réfléchit un instant tout en mordant à belles dents dans sa pomme de canal. Et bien qu'il eût beaucoup de questions à lui poser sur de nombreux sujets, il ne le fit pas, car il savait combien ce serait futile. Il ne dit plus rien jusqu'à ce qu'il eût fini la viande et qu'une autre pomme de canal eût suivi la première. Il débarrassa la table, en envoyant simplement la boîte vide par la fenêtre. Puis il s'adossa sur la chaise et la considéra, les yeux mi-clos, sans couleur dans son visage tanné comme du cuir de botte. De nouveau, il eut conscience de ses douces rondeurs bronzées, veloutées — courbes subtiles de chair satinée sous les loques de cuir écarlate. Vampire peut-être, non humaine certainement, mais désirable au-delà de toute expression, assise là, soumise sous son regard lent, sa tête au turban rouge inclinée, ses doigts griffus posés sur ses genoux. Ils restèrent un long moment très immobiles et le silence devint lancinant entre eux. Elle ressemblait tant à une femme — une femme de la Terre — tendre, soumise et réservée. Plus douce qu'une douce fourrure, s'il pouvait seulement oublier les quatre doigts griffus et les yeux palpitants — et cette étrangeté plus profonde que les mots... (Avait-il rêvé de cette boucle de cheveux rouges qui bougeait ? Est-ce le ségir qui avait soulevé la folle répulsion qu'il avait connue en la tenant dans ses bras ? Pourquoi la foule lui en voulait-elle tant ?) Il restait là la regardant et, en dépit de son mystère et des demi soupçons qui affluaient à son esprit — elle était si tentante sous ces loques révélatrices. Il sentit peu à peu que son sang battait plus fort, qu'une flamme s'allumait en lui... un jeune être féminin bronzé, les yeux baissés... puis les paupières se levèrent et l'immobilité verte d'un regard de chat rencontra le sien. La répulsion de la nuit précédente se réveilla promptement comme un signal d'alarme... un animal, après tout, trop lisse, trop doux pour être humain, et cette étrangeté intérieure... Smith haussa les épaules. Il avait des collections de défauts, mais les faiblesses de la chair n'étaient pas parmi les plus marquants. D'un geste, il envoya la fille à ses couvertures dans le coin, et il se mit au lit. Bien plus tard, il s'éveilla brusquement d'un profond sommeil, avec cette prémonition qui annonce des événements graves. Un clair de lune brillant éclairait si bien la pièce qu'il distinguait l'écarlate des loques de la fille, assise sur sa couche. Elle était éveillée, et un frisson lui passa dans le dos en voyant ce qu'elle faisait. Pourtant ce n'était rien que de très ordinaire pour une fille — n'importe quelle fille, n'importe où : elle défaisait son turban. Il l'observa, ne respirant pas, un noir pressentiment s'agitant inexplicablement dans son cerveau. Les plis écarlates se desserrèrent et — il n'avait pas rêvé — de nouveau, une boucle rouge se balança contre la joue... un cheveu ?... une boucle de cheveux ?... comme un ver, gras, rouge et remuant sur cette joue lisse. Smith se souleva sur un coude, sans s'en rendre compte, fixant d'un regard incrédule, fasciné, cette... boucle de cheveux. Jusque-là, il avait été sûr que c'était le ségir qui l'avait fait paraître se mouvoir, l'autre soir. Mais, maintenant, elle s'allongeait, s'étirait, rampait avec une vie écœurante, se tordait sur la joue en une caresse révoltante, impossible. Moite, ronde et luisante. La fille dénoua le dernier pli et arracha le turban. Ce que vit Smith alors, aurait dû lui faire détourner les yeux — et, dans sa vie, il avait déjà vu d'effroyables choses, mais il ne pouvait bouger. Il ne pouvait que rester là, accoudé, fixant cette masse rouge, grouillante... des vers, des cheveux, quoi ?... qui se roulaient comme des caricatures de bouclettes. Et cela grandissait sous ses yeux, se répandant en cascade sur les épaules bronzées ; une masse qui, jamais, même au début, n'aurait pu entrer sous l'étroit turban. Il avait dépassé tout étonnement mais il en était certain. Et cela continuait de s'allonger, de ramper. Elle secoua la tête en une affreuse imitation d'une femme secouant sa chevelure, jusqu'à ce que l'indicible foisonnement rouge retombe plus bas que sa taille. Elle avait rejeté le répugnant enchevêtrement par-dessus ses épaules. Il sentit qu'elle allait se retourner et qu'il devait rencontrer ses yeux. Cette pensée lui saisissait le cœur d'épouvante, plus que tout dans cet effrayant cauchemar ; car c'était sûrement un cauchemar. Cependant il ne pouvait détacher ses yeux de cette vision morbide, mais non sans une sorte de beauté. Quand elle se tourna, l'écœurant grouillement ondoya sur les épaules rondes. Smith restait paralysé. Lentement il vit se perdre la courbe de la joue et apparaître le profil, toutes les horreurs rouges serpentant, menaçantes. Et le profil s'effaça à son tour, son visage entier tourna lentement vers lui — le clair de lune illuminant le ravissant visage de jeune fille, pur, et tendre, encadré dans cet emmêlement repoussant. Les yeux verts rencontrèrent les siens. Smith en reçut un choc et un frisson parcourut son échine raidie, laissant derrière lui un froid de glace. Mais il ne réalisait qu'à peine sa paralysie et son horreur glacée, car les yeux verts tenaient les siens dans un long, long regard qui semblait promettre d'inexprimables choses — et faisait naître au fond de lui un murmure plein d'espoirs précis. Il tomba aussitôt dans un abîme de soumission aveugle, puis l'épouvantable vision que ses yeux voyaient sans voir — le fit sortir des ténèbres attirantes ; la voir dans toute son horreur innommable. Elle se dressa et autour d'elle tomba en luisante cascade rouge... ce qui poussait sur sa tête, I'enveloppant tout entière, comme un long manteau vivant jusqu'à ses pieds nus sur le plancher. Elle écarta les mains d'un mouvement qui rejeta le flot derrière ses épaules pour révéler sa beauté bronzée. Elle souriait entourée de l'ondulation serpentine de sa hideuse chevelure vivante. Et Smith sut qu'il regardait la Méduse ! En lui ouvrant d'immenses horizons jusqu'au fond des brumes de l'Histoire — cette idée le fit sortir, un moment, de sa paralysie glacée, et il rencontra de nouveau les yeux, verts comme des émeraudes sous les paupières mi-closes. Ses tempes battirent, il se leva, trébuchant, comme dans un rêve, tandis qu'elle approchait de lui, infiniment gracieuse, infiniment attirante, sous son manteau d'horreur vivante. Le clair de lune luisait sur les masses épaisses comme des vers ronds, s'y perdait pour étinceler ailleurs, plus argenté, le long des tentacules rouges s'enroulant et se déroulant. Beauté atroce, à faire frémir, plus monstrueuse qu'aucune laideur. Tout cela, Smith ne le réalisait qu'à demi, car l'insidieux murmure reprenait dans son cerveau, prometteur, caressant, plus doux que lé miel; et les yeux verts, qui fixaient les siens, brillaient comme des joyaux. Leurs fentes palpitantes s'ouvraient sur des abîmes de ténèbres infinies où il découvrait — il l'avait su dès la première fois qu'il avait regardé dans cet indifférent regard d'animal — toute la beauté et toute la terreur, toutes les horreurs et tous les délices. Elle remua les lèvres en un chuchotement qui s'alliait intimement au silence et à l'affreux ondoiement de... sa chevelure, murmurant tendrement, passionnément : — Je te parlerai... maintenant... dans mon propre langage... oh ! bien-aimé ! Elle venait vers lui. Il en frémissait d'horreur, mais c'était une répulsion perverse qui désirait ce qu'elle haïssait. Il passa ses bras autour d'elle sous le manteau moite, et chaud, hideusement vivant. Le corps adorable fut contre le sien ; elle noua ses bras à son cou — et, dans un bruissement soudain, l'horreur indicible se referma sur eux. Il se souviendrait toujours, dans ses cauchemars, jusqu'à sa mort, de l'instant où la chevelure de Shambleau l'avait enveloppé. Une odeur nauséeuse, suffocante, des vers gras, visqueux s'emparant de tout son corps, leur tiédeur moite passant à travers ses vêtements comme s'il avait été nu sous leur étreinte. Tout cela se grava d'un coup dans sa mémoire, dans une ruée de sensations contradictoires, avant que l'oubli ne se refermât sur lui. Il se souvint de son rêve — dont il savait maintenant la réalité de cauchemar, et la caresse glissante, lente de ces vers tièdes et moites devint une extase profonde, allant au-delà du corps, au-delà de l'esprit pour atteindre d'un délice monstrueux les racines mêmes de l'âme. Il était là, rigide comme un marbre, impuissant, — aussi pétrifié que les autres victimes de la Méduse dans les légendes antiques, tandis que le terrible plaisir de Shambleau faisait vibrer et frissonner toutes les fibres, tous les atomes de son être. Mais alors que son âme s'en écartait comme d'une souillure, tout au fond de lui, un traître grimaçant frémissait de délices. Et, pardessus tout cela, Smith connaissait une répulsion et un désespoir impossibles à décrire. Ce conflit de ravissement et de répulsion ne dura que l'éclair d'un instant, quand les vers rouges s'enroulèrent autour de lui, et une faiblesse l'envahit, plus profonde à chaque onde d'intense délice. Quelque chose en lui cessa de lutter et il sombra dans de fulgurantes ténèbres où tout était oublié, sauf cette extase dévorante... Le jeune Vénusien qui montait l'escalier vers la chambre de son ami, avait un pli entre ses fins sourcils. Il était svelte, comme tous les Vénusiens, et soigné de sa personne. Avec, comme la plupart de ses compatriotes, un air d'innocence angélique complètement trompeur, il avait le visage d'un ange déchu, sans la sombre majesté d'un Lucifer — un démon noir ricanait dans ses yeux, et quelques petites rides autour de sa bouche, en disaient long sur une vie impitoyable et désordonnée qui avait parcouru toute la gamme des aventures et fait de son nom, après celui de Smith, le plus haï et le plus respecté des annales de la Garde interplanétaire. Il était arrivé à Lakkdarol par l'astronef régulier — le Maid dans la cale, très habilement camouflé — et avait trouvé dans un désordre lamentable des affaires qu'il pensait réglées. Une prudente enquête lui apprit qu'on n'avait pas vu Smith depuis deux jours. Cela ne ressemblait guère à son ami. Tous deux risquaient non seulement d'y perdre une grosse somme, mais aussi leur sécurité personnelle. Yarol ne put trouver qu'une explication : un malheur avait voulu que Smith fût physiquement incapable de faire autrement. Toujours perplexe, il mit la clef dans la serrure et poussa la porte. Aussitôt, il comprit que quelque chose n'allait pas du tout. La pièce était dans le noir ; sur l'instant, il ne put rien voir, mais il sentit une odeur étrange, sans nom, à la fois douce et répugnante. Et de profonds échos d'une ancestrale mémoire s'éveillèrent en lui — souvenirs d'aïeux dans les marécages de Vénus, lointains dans le Temps et dans l'Espace. Yarol posa la main sur son pistolet et ouvrit la porte toute grande. Dans l'obscurité, il n'aperçut d'abord qu'une masse bizarre dans le coin le plus éloigné. Puis ses yeux s'accoutumèrent et il vit mieux : une masse qui semblait animée intérieurement. Une masse — il retint son souffle — comme un tas d'entrailles grouillantes d'une vie immonde. Alors, un juron vénusien lui échappa ; il franchit le seuil d'une enjambée, claqua la porte et s'y adossa, l'arme à la main, bien que toute sa chair se hérissât — car il savait. — Smith ! Appela-t-il, la voix basse, lourde d'horreur. Northwest ! La masse mouvante s'agita — frémit — et retomba dans sa quiétude grouillante. — Smith !... Smith ! La voix du Vénusien, basse, insistante, vibrait un peu de peur. Une onde d'impatience parcourut toute la masse vivante. Elle s'agita encore, à regret, puis, tentacule par tentacule, elle commença à se séparer et, très lentement, le cuir fauve des vêtements d'un navigateur de l'Espace apparut, visqueux, luisant. — Smith ! Northwest ! Le chuchotement de Yarol revînt, pressant. Avec une lenteur de rêve, un homme s'assit au milieu du grouillement, un homme qui, autrefois, aurait pu être Northwest Smith. Gluant de la tête aux pieds. Son visage était celui d'un être hors de l'humanité — un mort-vivant, les yeux fixes, emplis du reflet d'une terrible extase qui semblait venir de très loin, au-delà de la compréhension de ceux qui n'ont connu que les délices terrestres. Et, tandis qu'il tournait un regard aveugle vers Yarol, les vers rouges se tordaient autour de lui dans un mouvement incessant, doux, caressant. — Smith, viens ! Debout, Smith ! Smith ! Smith ! Le murmure de Yarol était comme un sifflement dans le silence, ordonnant, pressant ; sans que le Vénusien fasse un mouvement pour s'éloigner de la porte. Toujours avec la même lenteur affreuse, comme un mort qui ressuscite, Smith se dressa parmi le foisonnement visqueux. Il fléchit sur ses jambes et deux ou trois tentacules montèrent s'enrouler autour de ses genoux, comme pour le soutenir, continuant une caresse qui semblait lui communiquer une force secrète. — Va-t'en, va-t'en, laisse-moi... dit-il d'une voix sourde, sans que bouge son visage extasié de cadavre. — Smith ! (Le ton de Yarol était désespéré :) Smith, écoute ! Smith, ne m'entends-tu pas ? — Va-t'en, répéta la voix sans timbre. Va-t'en, va-t'en. — Non, si tu ne viens pas. Tu m'entends ? Smith ! Smith, je... Il se tut. Une fois de plus, le frisson d'un souvenir ancestral descendit le long de son dos. La masse rouge se soulevait de nouveau, violemment, montait... Yarol s'accota contre la porte et étreignit son arme. Le nom d'un dieu qu'il avait oublié depuis des années, lui vint tout seul aux lèvres. Il savait ce qui allait se passer ensuite. Et ce savoir était plus effrayant que n'aurait pu l'être l'ignorance. Les tentacules s'écartèrent et en surgît un visage humain — non, à demi humain, avec des yeux verts de chat qui brillaient dans l'obscurité comme des joyaux illuminés, irrésistiblement. — Shar ! Souffla encore Yarol en levant un bras devant son visage. Le choc de ce regard vert, un instant aperçu, courait déjà périlleusement dans ses veines. — Smith ! Appela-t-il à bout d'espoir. Smith, m'entends-tu ? — Va-t'en, dit la voix qui n'était pas celle de Smith. Va-t'en. Bien qu'il n'osât pas regarder, Yarol sut que l’autre avait écarté sa chevelure rampante et qu'elle était là, debout, dans toute la grâce humaine de son corps bronzé aux rondeurs de femme, vêtue d'horreur vivante. Il sentit ses yeux sur lui, et une voix lui hurlait, dans son cerveau, de baisser son bras... Il était perdu, il le savait, et cela lui donnait le courage du désespoir. Le cri, en lui, grandissait, enflait, l'assourdissait d'un ordre rugi qui le dominait presque : un ordre de baisser ce bras, de regarder dans les yeux qui s'ouvraient sur les ténèbres, de se soumettre — et une promesse insinuante et douce, et malsaine au-delà de toute expression, d'un plaisir à venir... Néanmoins, il ne perdit pas la tête. Dans un vertige, étreignant son arme dans sa main levée, incroyablement, il traversa la pièce étroite, le visage détourné, cherchant à tâtons l'épaule de Smith. Après quelques hésitations aveugles dans le vide, il la toucha et saisit le cuir gluant, dégoûtant. Au même moment, il sentit quelque chose se nouer doucement autour de sa cheville, une onde de plaisir répugnant passa en lui ; puis un autre anneau, un autre, s'enroulèrent autour de ses jambes. Yarol serra les dents, empoignant solidement l'épaule et sa main en frémit : le toucher de ce cuir était aussi visqueux que les vers autour de ses chevilles et un léger frisson d'affreux délice le traversa à ce contact. Il ne pouvait plus sentir que la caresse autour de ses jambes. La voix dans son cerveau surmontait tout. Son corps n'obéissait plus qu'à regret. Cependant, il fit un effort formidable, arracha Smith à son nid d'horreur. Les tentacules enroulés lâchèrent prise avec un petit bruit de ventouse. Toute la masse s'agita, s'allongea vers lui. Alors, Yarol oublia complètement son ami, pour lutter désespérément. — Shar !... Shar ydanis... Shar mor-la-rol... implora-t-il, haletant, presque inconscient de ce qu'il prononçait, comme une prière d'enfant. Le dos à demi tourné vers la masse centrale, il se débattait, écrasant à coups de talon les vers rouges, qui reculaient devant lui, se retirant hors de portée. Mais il savait que, derrière lui, d'autres se tendaient vers sa gorge. Du moins, pouvait-il lutter tant qu'il ne serait pas forcé de rencontrer ces yeux... Un instant, il fut libéré de l'étreinte visqueuse tandis que les tentacules meurtris se rétractaient. Il se dégagea, titubant, écœuré de répulsion et de désespoir. Soudain, en levant les yeux, il vit le miroir fêlé sur le mur. Vaguement, il aperçut le reflet de l'horreur rouge, derrière lui, d'où guettait le visage de chat avec son sourire de jeune fille affreusement humain, et tous les tentacules visqueux qui se tendaient vers lui. Le souvenir de quelque chose qu'il avait lu, longtemps avant, lui revint sans raison, avec un espoir qui secoua l'emprise sur son cerveau. Sans reprendre sa respiration, il braqua le pistolet par-dessus son épaule, le reflet du canon dirigé sur le reflet de l'horreur dans le miroir, et il appuya sur la détente. Dans le miroir, il vit la flamme bleue jaillir en un éblouissant éclair à travers l'obscurité, en plein dans cette masse visqueuse qui se tendait derrière lui. Il y eut un sifflement, un flamboiement et un cri strident, diabolique, désespéré. La flamme décrivit un grand arc et s'éteignit quand l'arme lui tomba de la main. Et Yarol s'écroula sur le plancher. Northwest Smith ouvrit les yeux dans le soleil martien qui brillait faiblement à travers la fenêtre poussiéreuse. Quelque chose de mouillé et de froid lui giflait le visage et la brûlure familière du ségir lui incendiait la gorge. — Smith ! Appelait de très loin la voix de Yarol. Northwest Smith ! Réveille-toi, bon sang ! Réveille-toi ! — Je suis... réveillé, parvint à articuler pâteusement Smith. Qu'est-ce qui... se passe ? Le bord d'une timbale lui heurta les dents. — Bois ça, idiot ! dit Yarol d'un ton irrité. Smith avala docilement. Le ségir brûla encore sa gorge reconnaissante. Une chaleur se répandit à travers tout son corps, l'éveillant de son engourdissement, l'aidant un peu à chasser l'insurmontable faiblesse qu'il sentait l'envahir. Il resta immobile quelques minutes. La mémoire lui revenait laborieusement sous le fouet du ségir : mémoire d'un cauchemar, terrible et doux, de... — Mon Dieu ! Sursauta Smith, en essayant de s'asseoir. Sa faiblesse l'abattit d'un coup. La pièce tourbillonna et il retomba sur quelque chose de solide : l'épaule de Yarol. Le bras du Vénusien le soutint tandis que la pièce retrouvait son équilibre. Un instant après, il se tourna un peu : Yarol finissait la timbale de ségir, les yeux noirs rencontrèrent les siens par-dessus le bord et se plissèrent dans un rire soudain, à demi hystérique ; la terreur maintenant passée. — Par Pharol ! Hoqueta Yarol, étouffant dans sa timbale. Par Pharol ! Northwest, j'te laisserai jamais oublier ça ! La prochaine fois que t'auras à me sortir d'un mauvais pas, j'te dirai... — Ça va comme ça, dit Smith. Qu'est-ce qui s'est passé ? Comment... — Une Shambleau ! (Le rire de Yarol s'éteignit :) Une Shambleau, mais qu'est-ce que tu pouvais bien faire avec ça ! — Que veux-tu dire ? demanda Smith, sérieux. — Tu ne savais pas ? Mais où l'as-tu trouvée ? Comment… — Si tu commençais par me dire ce que tu sais, fit Smith fermement. Et une autre gorgée de ségir, s'il te plaît. J'en ai besoin. — Peux-tu tenir la timbale maintenant ? Tu te sens mieux ? — Ouais — un peu. Je peux la tenir, merci. Continue. — Euh... Je ne sais pas au juste par où commencer. On les appelle des Shambleau... — Grand Dieu, celle-là n'était pas la seule ? — C'est... une sorte de race, je crois, une des plus vieilles. Le nom a une consonance un peu française, n'est-ce pas ? Mais il remonte plus loin que le début de l'Histoire. Il y a toujours eu des Shambleau. — Jamais entendu parler. — Peu de gens en ont entendu parler et ceux qui savent ne tiennent pas beaucoup à en parler. — Cependant la moitié de cette ville les connaît. Je n'avais pas la moindre idée de ce dont ils parlaient, alors. Et je ne comprends toujours pas, mais... — Oui, cela arrive parfois ainsi. Elles apparaissent, et aussitôt que les gens l'apprennent, la chasse s'organise. Après... bon, l'histoire ne se répand pas très loin. C'est... trop incroyable. — Par Dieu, Yarol ! Qu’est-ce que c'était ? D'où venait-elle ? — Personne ne sait au juste. D'une autre planète... peut-être inconnue. Certains disent Vénus. — je sais bien qu'il existe d'assez horribles légendes dans ma famille. C'est comme cela que j'en ai entendu parler. Et dès la minute où j'ai ouvert cette porte... je crois que j'ai reconnu l'odeur... — Mais... que sont-elles ? — Dieu seul sait. Pas humaines bien qu'ayant une forme humaine. Ou ce n'est peut-être qu'une illusion... ou je suis peut-être fou. Je ne sais pas. Une espèce de Vampire — à moins que le Vampire ne soit qu'une variété de... enfin, de leur espèce-Leur forme normale doit être cela... cette masse. Sous cette forme, elles tirent leur nourriture de… des forces vitales des hommes, je suppose. Et elles prennent habituellement une forme de femme, je crois, pour amener les forces vitales à leur plus haute intensité avant de... commencer… Et elles procurent toujours cet horrible, immonde plaisir en... se nourrissant. Certains hommes qui survivent à la première expérience s'y accoutument comme à une drogue. Ne pouvant plus s'en passer, ils gardent une Shambleau toute leur vie — qui ne dure pas longtemps, la nourrissant pour cette affreuse satisfaction. Pire que fumer le ming ou — ou «invoquer Pharol». — Oui, dit Smith. Je commence à comprendre pourquoi cette bande a été si surprise — et si dégoûtée quand j'ai dit... euh, bon, continue. — Lui as-tu... parlé, à elle ? demanda Yarol. — J'ai essayé. Elle ne parlait pas très bien. Je lui ai demandé d'où elle venait. Elle a répondu «de très loin dans l'Espace et le Temps» ou quelque chose comme cela. — Tant d'histoires fabuleuses ont une base de vérité. Je me suis souvent demandé s'il n'y en aurait pas bien davantage, et encore plus folles, dont nous n'avons «jamais entendu parler ? «Des choses comme cela : immondes, blasphématoires, dont ceux qui les connaissent ne disent rien ? Des choses fantastiques, effroyables qui rôdent et dont nous n'avons jamais eu la moindre rumeur ! — Elles existent depuis les temps les plus reculés. Personne ne sait ni quand ni où elles sont d'abord apparues. Ceux qui les voient, comme nous avons vu celle-ci, n'en parlent pas. Ce n'est qu'un de ces bruits vagues, brumeux, auxquels font parfois à demi allusion de vieux livres. Je crois qu'elles sont d'une race plus ancienne que l'homme, nées bien avant, peut-être sur des planètes disparues en poussière, ou si horribles que ceux qui les découvrent les oublient aussi vite qu'ils peuvent. — Tu t'es souvenu de la légende de la Méduse ? Pas de doute que les Grecs anciens les connaissaient. Est-ce que cela signifie que la Terre a connu avant la nôtre, d'autres civilisations qui ont exploré d'autres planètes ! Ou une Shambleau parvint-elle à atteindre la Grèce, voici trois mille ans ? Si tu y penses trop, tu en perdras la tête ! «La Gorgone, Méduse au beau corps de femme, avec des serpents pour cheveux et un regard qui transformait les hommes en pierre. Persée l'a finalement tuée — je m'en suis souvenu par accident, Northwest, et cela a sauvé ta vie et la mienne — Persée l'a tuée en se servant d'un miroir pour réfléchir ce qu'il n'osait pas regarder directement. Je me demande ce que le vieux Grec qui a lancé cette légende aurait pensé, s'il avait su que, trois mille ans après, son histoire sauverait La vie de deux hommes sur une autre planète. Je me demande même quelle a été sa véritable aventure à lui ; comment il a rencontré cet être inhumain, et ce qui est arrivé ? «Il y a beaucoup de choses que nous ne soupçonnons pas, que nous ne saurons jamais. Est-ce que l'histoire de cette race de... créatures diaboliques ne vaudrait pas d'être lue ? Des histoires d'autres planètes et d'autres âges et des débuts de l'humanité. Mais je ne crois pas qu'elles aient tenu d'archives. Je ne suppose même pas qu'elles aient un endroit pour les conserver. Du peu que je sais — ou que n'importe qui sache, elles sont comme le Juif errant. Surgissant ici ou là à longs intervalles, et je donnerais bien mes yeux pour savoir où elles nichent entre-temps. Néanmoins, je ne crois pas que leur terrible pouvoir hypnotique indique une intelligence surhumaine. C'est leur moyen de se procurer à manger, comme la longue langue d'une grenouille ou l'odeur d'une fleur carnivore. Ces derniers moyens sont physiques parce que la grenouille ou la fleur mange une nourriture physique. La Shambleau utilise un moyen psychique pour atteindre une nourriture psychique. Je ne sais au juste comment dire : comme une bête qui mange le corps d'autres animaux acquiert avec chaque repas plus de puissance sur d'autres corps d'animaux, la Shambleau, en s'alimentant des forces vitales de l'homme, augmente son pouvoir sur les cerveaux d'autres hommes, mais je parle de choses que je ne puis définir — des choses qui n'existent pas, j'en suis Sûr. «Je sais seulement que lorsque j'ai senti ses tentacules se nouer autour de mes jambes, je n'avais pas envie de les arracher. J'ai éprouvé des sensations qui — oh ! J’ai été souillé jusqu'au plus profond de moi-même par ce... plaisir et cependant... — Je sais, dit Smith lentement. L'effet du ségir commençait à se dissiper, et la fatigue retombait en vagues sur lui. Tout en parlant il méditait à demi, à voix basse, réalisant à peine que Yarol l'écoutait. — Je le sais bien mieux que toi, et il y a quelque chose de si indiscutablement affreux qui émane de la Shambleau, quelque chose de si absolument contraire à tout ce qui est humain, qu'il n'y a cas de mots pour le dire. Pendant un moment, j'en ai fait partie, littéralement, partageant ses pensées et ses souvenirs, ses émotions et ses besoins, et — bon, c'est fini maintenant et je ne me souviens plus très nettement. La seule part de moi qui restait libre, était celle qui était presque folle d'horreur. Néanmoins c'était un tel plaisir ! Je pense qu'il doit y avoir un germe de totale corruption en moi — en chacun de nous, qui ne demande qu'à être stimulé pour nous dominer, car même quand j'étais écœuré du contact de... ces tentacules, quelque chose en moi était affolé de délices. Et je sentais et je savais des choses horribles, folles dont je ne me souviens plus bien. Je voyais, j'apercevais des endroits incroyables, je jouissais de tous les souvenirs de cette... créature. Je ne formais qu'un avec elle et je voyais... Mon Dieu ! Comme je voudrais m'en souvenir ! — Tu devrais plutôt remercier Dieu d'en être incapable, observa sagement Yarol. Sa voix fit sortir Smith de la demi transe dans laquelle il était tombé. Il s'accouda, chancelant un peu de faiblesse. La pièce balançait devant lui ; il ferma les yeux pour ne pas voir. — Tu dis qu'elles... qu'elles reviennent ? Alors pas moyen d'en trouver une autre ? Yarol resta un moment sans répondre. Il posa ses mains sur les épaules de l'autre et le recoucha. Puis il s'assit, le regard baissé dans le noir, vers ce visage ravagé d'une expression nouvelle, étrange^ indéfinissable qu'il ne lui avait jamais vue — et dont il savait trop bien la signification. — Smith, dit-il enfin — et pour une fois ses yeux noirs étaient sérieux, le démon malicieux en avait disparu — Smith, je ne t'ai jamais demandé ta parole avant, mais j'ai... mérité le droit de le faire maintenant. Je te demande de me promettre une chose. Les yeux pâles de Smith rencontrèrent le regard noir. Ils étaient irrésolus, emplis d'un peu de crainte de ce que pourrait être cette promesse. Un instant, Yarol vit non pas les yeux familiers de son ami mais des immensités grises qui contenaient toute l'horreur et toutes les délices — un océan pâle noyant un indicible plaisir. Puis le regard immense se rétrécit et les yeux de Smith se plantèrent droit dans les siens. — Vas-y, je promettrai, dit la voix de Smith. — Que si jamais tu rencontrais encore une Shambleau — n'importe où ou n'importe quand, tu sortiras ton pistolet et tu la réduiras en cendres dès que tu sauras ce qu'elle est. Veux-tu me le promettre ? Il y eut un long silence. Les yeux sombres de Yarol plongeaient implacablement dans les yeux pâles de Smith, sans ciller. Des veines se gonflèrent sur le front tanné de Smith. Il n'avait jamais manqué à sa parole. Il ne l'avait peut-être donnée qu'une demi-douzaine de fois dans sa vie, mais quand il l'avait donnée, il était incapable d'y manquer. Une fois encore, les océans gris furent envahis d'un flot de souvenirs, plus doux, plus horribles que tous les rêves. Une fois encore Yarol regarda dans l'abîme où se cachaient d'innommables choses. Un lourd silence régnait dans la pièce. Le flot gris se retira. Les yeux de Smith, pâles, durs comme de l'acier, fixèrent ceux de Yarol. — Je... J'essaierai, dit-il. Et sa voix avait un tremblement. SONGE VERMEIL Northwest Smith acheta le châle sur les marchés de Lakkmanda de Mars. C'était l'une de ses plus grandes joies que d'errer parmi les éventaires et les boutiques de ces halles prestigieuses dont les marchandises proviennent de toutes les planètes du système solaire, et d'au-delà. Tant de couplets ont été chantés et tant de récits écrits sur ce merveilleux désordre qu'on appelle les marchés Lakkmanda qu'il n'est guère besoin de le décrire ici en détails. Il se frayait un chemin dans la foule cosmopolite bigarrée ; les langages de mille races résonnaient à ses oreilles, les odeurs mêlées de parfum, de sueur, d'épices et de cuisine, et les mille relents indescriptibles du lieu assaillaient ses narines. Les vendeurs criaient leurs marchandises dans les langues d'une vingtaine de mondes différents. Comme il flânait au plus épais de la cohue, savourant tumulte, senteurs et images d'innombrables pays, son œil fut attiré par un flamboiement de cet insolite rouge géranium qui semble se détacher de son support pour frapper l'œil avec une violence presque physique. Cela venait d'un châle jeté négligemment sur un coffre sculpté, œuvre typique du style des Terres sèches martiennes d'après le détail exquis de cette sculpture si étrangement en désaccord avec le rude caractère du peuple des Terres sèches. Il reconnaissait l'origine vénusienne du plateau de cuivre posé sur le châle et savait que le groupe de bêtes en ivoire sculpté que contenait le plateau était l'œuvre de l'une des races les moins connues du plus gros satellite de Jupiter, mais, de toute sa vaste expérience, il ne pouvait tirer aucun souvenir d'un travail de tissage tel que celui du châle. Par curiosité oisive, il s'arrêta devant l'étalage et demanda au vendeur : — Combien cette écharpe ? L'homme — c'était un Martien des canaux — regarda par-dessus son épaule et jeta négligemment : — Oh, ça ! Je vous le laisse pour un demi-cris — ça me donne mal à la tête rien que de le regarder. — Je t'en donne cinq dollars, fit Smith amusé. — Dix. — Six et demi, et c'est ma dernière offre. — Allez ! Prenez-la. Le Martien sourit et souleva le plateau de bêtes d'ivoire. Smith tira le châle, qui s'accrocha à ses mains comme une chose vivante, plus douce et plus légère que la «laine d'agneau» martienne. Il était certain qu'il était tissé en poil d'animal plutôt qu'en fibre végétale, car son magnétisme pétillait de vie. Et son motif bizarre l'éblouissait de son extrême étrangeté. Au cours de toutes ses années de lointains voyages, il n'avait jamais rien vu de semblable. Le rouge éclatant traçait un indescriptible dessin d'une ligne continue, embrouillée, sur le bleu éteint du fond. Ce bleu sourd était exquisément diapré de violet et de vert — calmes teintes du soir sur lesquelles le rouge criard flambait comme quelque chose de plus sinistre et de plus vivant qu'une couleur. Smith avait l'impression qu'il aurait presque pu passer la main entre elle et le tissu, tellement elle se détachait violemment du fond. — De quel point de l'Univers est-il venu ? demanda-t-il au vendeur. L'homme leva les épaules. — Qui sait ? C'est arrivé dans une balle de chiffons de New York. J'en ai moi-même été un peu curieux, et j'ai appelé le patron du marché pour lui en demander l'origine. Il m'a dit que cela avait été vendu comme chiffon par un Vénusien sans le sou qui prétendait l'avoir trouvé dans un astronef abandonné à la dérive autour d'un des astéroïdes. Il ne savait pas de quelle nationalité avait été l'engin. C'était un très ancien modèle, disait-il, probablement l'un des premiers navires de l'espace, construit avant que les marques d'identification aient été adoptées. Je me suis demandé pourquoi il l'avait vendu comme chiffon. Il aurait pu en obtenir le double s'il avait fait le plus petit effort. — C'est drôle. (Smith regarda le dessin étourdissant qui s'entrelaçait sur le tissu qu'il tenait.) En tout cas, il est chaud et léger. S'il ne me rend pas fou à essayer de suivre le dessin, il me tiendra chaud pour dormir. Il le froissa dans une seule main, le carré de deux mètres s'enfermant facilement tout entier dans sa paume, et il glissa le paquet soyeux dans sa poche — et là-dessus, il l'oublia jusqu'après son retour à son logement le soir. Il avait pris l'une des petites chambres d'acier des grandes hostelleries que le gouvernement martien offre aux passagers à un prix très modique. Le but original était de loger les hordes de navigateurs de l'espace qui envahissent tous les ports des planètes civilisées, en leur procurant des installations assez économiques et assez satisfaisantes pour qu'ils ne cherchent pas dans les bas-fonds de la ville, au risque d'y tomber entre les mains de la pègre martienne dont le mépris des lois est proverbial. La grande bâtisse d'acier qui hébergeait Smith — un parmi tant d'autres — n'était pas entièrement exempte de l'influence de la racaille martienne, et si la police avait vraiment fouillé les lieux avec tant soit peu de zèle, un large pourcentage de ses habitants aurait pu être transféré dans les prisons de l'empereur — Smith y compris presque certainement, car ses activités débordaient le plus souvent le cadre de la loi et, quoiqu'il ne se souvînt pas sur le moment de délit particulièrement flagrant commis à Lakkdarol, le moins fouineur des enquêteurs aurait pu trouver une inculpation valable contre lui. Mais l'éventualité d'une descente de police était des plus improbables, et Smith, en pénétrant sous les arcades d'acier de la grande entrée, coudoyait les contrebandiers, les pirates, les fugitifs et autres délinquants de toutes espèces qui fourmillent sur les routes de l'espace. Dans sa petite cellule, il alluma la lumière et vit une douzaine d'images brouillées de lui-même, vaguement réfléchies sur les parois d'acier, apparaître soudain dans l'éclairage brutal. En cette curieuse compagnie, il alla jusqu'à un siège et sortit le châle froissé. Le secouer dans cette chambre aux murs miroitants provoqua un tourbillonnement fou de motifs écarlates sur les murs, le plafond et le plancher : pendant un instant, la pièce tournoya dans un inexplicable kaléidoscope et il eut l'impression que les murs à quatre dimensions s'étaient subitement ouverts sur d'inimaginables immensités où une vie rouge dansait dans le vide en d'affolantes figures inextricables. Puis en un instant, les murs se refermèrent ; les reflets confus se calmèrent et devinrent les images d'un homme brun de haute taille, avec des yeux pâles, tenant un châle bizarre dans sa main. Il y avait un étrange plaisir sensuel dans le toucher caressant de la laine soyeuse entre ses doigts, sa légèreté, sa tiédeur. Il retendit sur la table et suivit le dessin du rouge hurlant avec son doigt, essayant d'accompagner cette ligne brouillée jusqu'au bout des entrelacs de son tracé ; plus il regardait, plus il avait l'impression irritante qu'il devait y avoir un but à ce tourbillon de couleur, et que s'il regardait assez longtemps, il le trouverait certainement... Quand il s'endormit ce soir-là, il étendit le châle éclatant sur son lit et son éclat colora fantastiquement ses rêves... Ce rouge inextricable était un labyrinthe qu'il suivait en titubant aveuglément, et, à chaque tournant, il regardait en arrière et se voyait en myriades de reflets, toujours errant, perdu et seul à travers le tracé du chemin. Parfois celui-ci s'agitait sous ses pieds, et chaque fois il croyait en voir le bout, il formait de nouveaux dédales... Le ciel était un immense châle marqué d'une fulguration écarlate qui vibrait et palpitait sous ses yeux, puis s'enroulait dans le dessin familier, étourdissant, qui devenait un Mot puissant dans une écriture sans nom, dont il redoutait presque de comprendre le sens horrible, et il s'éveilla glacé de terreur juste avant que sa signification n'éclate dans son cerveau... Il se rendormit et vit le châle suspendu dans un crépuscule bleu de la couleur de son fond. Il regarda et regarda encore jusqu'à ce que le carré en eût insensiblement fondu dans la pénombre et que le rouge fût un dessin aveuglant gravé sur une porte... une porte au contour étrange encastrée dans une haute muraille, à peine visible dans ce demi-jour nébuleux, diapré de magnifiques taches de vert et de violet, si singulier qu'il ne semblait plus être un crépuscule de ce monde, mais quelque étrange et délicieuse soirée d'un pays où l'air était baigné de brouillards colorés, et où nul vent ne soufflait. Il se sentit avancer sans effort, et la porte s'ouvrit devant lui... Il montait un long escalier. Par l'une des métamorphoses des rêves, cela ne le surprit pas que la porte eût disparu, ou qu'il n'eût aucun souvenir d'avoir gravi toutes les marches qui s'allongeaient derrière lui. Le ravissant demi-jour coloré voilait toujours l'air, et il ne voyait que vaguement les marches qui montaient devant lui et se perdaient dans le brouillard. Puis, soudain, quelque chose remua dans la pénombre, et une jeune fille surgit, dévalant l'escalier, en proie à une terreur folle. Il en apercevait le reflet sur son visage, et sa longue chevelure éclatante flottait derrière elle, et de la tête aux pieds elle était baignée de sang. Dans sa fuite éperdue, elle ne l'avait certainement pas vu, car elle descendit trois marches à la fois et vint le heurter, alors qu'il était là, indécis à regarder. Le choc faillit le renverser, mais ses bras se refermèrent instinctivement autour d'elle et un instant elle resta dans son étreinte, complètement épuisée, haletant contre sa large poitrine vêtue de cuir, et trop essoufflée pour se demander qui l'avait arrêtée. L'odeur du sang frais monta aux narines de Smith des vêtements effroyablement éclaboussés. Finalement, elle redressa la tête et leva vers lui un visage enfiévré, en velours mordoré, aspirant l'air entre des lèvres de la couleur des baies de houx. Sa chevelure trempée, aux tons d'or si extraordinaires qu'ils tiraient sur l'orange, frissonnait autour d'elle tandis qu'elle s'accrochait à lui, le visage levé et ravissant. Dans cet instant étourdissant, il vit que ses yeux étaient brun doré avec des reflets cuivrés, et la beauté fantastique, colorée, de son visage recelait quelque chose d'extravagant, un je-ne-sais-quoi plus discordant que tout ce qu'il avait jamais connu. C'était peut-être le regard de ses yeux... — Oh ! Suffoqua-t-elle. C'était... elle. Lâchez-moi !... Lâchez-moi ! Smith la secoua doucement. — Qu'a-t-elle ?... demanda-t-il. Qui ? Écoutez-moi ! Vous êtes couverte de sang, le savez-vous ? Étés-vous blessée ? Elle remua la tête vigoureusement : — Non, non, lâchez-moi ! Il faut... ce n'est pas mon sang... c'est le sien... Elle sanglota à ce dernier mot, et soudain s'écroula dans ses bras, pleurant avec une intensité qui l'agitait de la tête aux pieds. Smith regarda à droite et à gauche par-dessus la tête dorée, puis prit la jeune fille tremblante dans ses bras et se remit à gravir l'escalier à travers la pénombre violette. Il avait bien dû monter pendant cinq minutes quand le demi-jour s'éclaircit un peu, et il vit que les marches aboutissaient à l'entrée d'une longue salle, dont la voûte était aussi haute que celle d'une cathédrale. Une rangée de portes basses s’alignait d'un côté, et il prit au hasard la plus proche. Elle donnait sur une galerie dont les arcades s'ouvraient dans un vide bleu. Un banc bas courait le long du mur sous les fenêtres, et il s'y dirigea, y installa doucement la jeune fille en pleurs, l'appuyant contre son épaule. — Ma sœur, sanglotait-elle. C'était elle... ma sœur ! Smith eut la surprise d'entendre sa propre voix répondre : — Ne pleurez pas, ne pleurez pas. Ce n'est qu'un rêve, vous savez. Ne pleurez pas — vous n'avez jamais eu de sœur... vous n'existez pas du tout — ne pleurez pas comme cela. Elle redressa la tête en sursaut, ses sanglots un instant arrêtés, et le regarda avec des yeux brun doré noyés de larmes. Ses cils mouillés étincelaient au bout comme des étoiles. Elle examina d'un regard scrutateur son cuir brun de navigateur de l'espace, son visage basané et balafré et ses yeux plus pâles que l'acier. Puis une expression de pitié infinie adoucit l'étrangeté de son visage, et elle dit doucement : — Oh... vous venez de... de... vous croyez encore que vous rêvez ! — Je sais bien que je rêve, insista puérilement Smith. Pour l'instant je suis endormi à Lakkdarol et je rêve de vous, et de tout cela, et quand je m'éveillerai... Elle secoua la tête tristement : — Vous ne vous réveillerez jamais. Vous êtes entré dans un rêve plus mortel que vous ne pourriez jamais l'imaginer. On ne s'éveille pas de ce pays. — Que voulez-vous dire ? Pourquoi pas ? Une petite panique absurde naissait dans son esprit à la tristesse et la pitié de sa voix, à l'assurance de ses paroles. C'était cependant l'un de ces rares songes dans lesquels il savait nettement qu'il rêvait. Il ne pouvait pas se tromper... — Il y a beaucoup de pays de rêve, dit-elle, beaucoup de pays nébuleux, irréels où errent les âmes des dormeurs. Des lieux qui ont une existence réelle, ténue, si l'on en connaît le chemin... Mais ici — c'est déjà arrivé, voyez-vous — on ne peut pas pénétrer sans passer par une porte qui n'ouvre que dans un sens. Celui qui a la clef pour l'ouvrir peut entrer, mais il ne peut jamais retrouver le chemin de son propre pays, celui où l'on s'éveille. Dites-moi... quelle clef vous a ouvert la porte ? — Le châle... naturellement. Ce damné motif rouge, vertigineux... Il passa une main sur ses yeux, car la mémoire de son tourbillonnement vivant, d'un rouge ardent, flamboyait derrière ses paupières. — Qu'était-ce ? demanda-t-elle avec une insistance qu'il trouvait angoissée, comme si une impatience désespérée forçait la question à sortir de ses lèvres. Pouvez-vous vous en souvenir ? — Un dessin rouge, dit-il lentement, un motif écarlate tissé dans un châle bleu — un dessin de cauchemar — qui était peint sur la porte par laquelle je suis entré... mais ce n'est qu'un rêve c'est sûr. Dans quelques minutes je m'éveillerai... Elle lui saisit le genou nerveusement. — Vous en souvenez-vous ? demanda-t-elle. Le dessin... le dessin rouge ? Le Mot ? — Le Mot ? s'étonna-t-il stupidement. Le Mot — dans le ciel ? Non, non, je ne veux pas m'en souvenir — c'est un dessin de fou, vous savez. Je ne peux pas l'oublier — mais non, je ne pourrais pas vous dire ce que c'était, ni le dessiner pour vous. Il n'y a jamais rien eu de pareil — Dieu merci. C'était sur le châle... — Tissé sur un châle, se murmura-t-elle à elle-même. Oui, bien sûr. Mais comment avez-vous bien pu le trouver dans votre monde — alors qu'il... alors qu'il... Oh ! Le souvenir de la tragédie qui l'avait fait s'enfuir dans l'escalier revint l'envahir ; son visage se crispa et elle fondit en larmes : — Ma sœur ! Smith sortit de sa stupéfaction au bruit de ses sanglots. — Dites-moi ce qui est arrivé. Puis-je vous aider ? Laissez-moi essayer, je vous en prie ; racontez-moi. Ma sœur, reprit-elle faiblement. Elle a été happée dans la galerie... happée devant mes yeux — et j'ai été éclaboussée de son sang. Oh ! — Qu'est-ce qui l'a happée ? S’étonna Smith. Quoi ? Y a-t-il du danger ? Sa main se dirigea instinctivement vers son pistolet. Elle perçut son geste et eut un petit sourire de commisération à travers ses larmes. — La... la Chose, dit-elle. Aucune arme ne peut l'atteindre, aucun homme ne peut lutter contre elle. Elle est venue et c'est tout. — Mais qu'est-ce que c'est ? A quoi ressemble-t-elle ? Est-elle près d'ici ? — Elle est partout. On ne sait jamais — jusqu'à ce que le brouillard commence à s'épaissir et qu'y apparaisse la pulsation rouge... alors il est trop tard. Nous ne luttons pas contre elle, nous n'y pensons pas trop — la vie serait insupportable. Car elle a faim et doit se nourrir, et nous qui lui servons de nourriture, nous nous efforçons d'arracher à la vie tout le bonheur possible avant que la Chose vienne nous happer. Mais personne ne sait jamais quand elle viendra. — D'où est-elle venue ? Qu'est-elle ? — Nul ne le sait — elle a toujours été ici — elle y sera toujours... trop nébuleuse pour mourir ou être tuée — une Chose surgie de quelque séjour dépassant notre compréhension, d'un si lointain passé je suppose, ou d'une dimension si inconcevable que nous n'aurons jamais aucune connaissance de son origine. Mais comme je le disais, nous essayons de ne pas penser. — Si elle se nourrit de chair, dit Smith entêté, elle doit être vulnérable — et j'ai mon pistolet. — Essayez si vous voulez, fit-elle avec un haussement d'épaules. D'autres ont essayé, et elle revient toujours. Elle habite ici, croyons-nous, si elle habite quelque part. Nous sommes... happés™ plus souvent dans ces galeries qu'ailleurs. Quand vous serez fatigué de la vie, vous pourrez prendre votre pistolet et attendre sous ce toit. Vous n'aurez peut-être pas longtemps à attendre. — Je ne suis pas encore prêt à faire cette expérience, ricana Smith. Si la Chose vit ici, pourquoi y venez-vous ? Elle eut encore un haussement d'épaules apathique : — Si nous ne venons pas, elle viendra à nom quand elle aura faim. Et nous venons ici... chercher notre nourriture. (Elle lui lança un regard bizarre sous ses paupières baissées :) Vous ne comprendriez pas. Mais comme vous le dites, c'est un lieu dangereux. Nous ferions mieux de partir... Vous viendrez avec moi, n'est-ce pas ? (Ses yeux s'emplirent de nouveau de larmes :) Je me sentirai tellement seule, maintenant. — Bien sûr, ma pauvre petite. Je suis navré de votre malheur. Je ferai tout ce que je pourrai pour vous... jusqu'à ce que je m'éveille. En s'entendant proférer ces paroles extravagantes, il eut un petit sourire ironique. — Vous ne vous éveillerez pas, dit-elle tranquillement. Mieux vaut ne pas espérer, à mon avis. Vous êtes enfermé ici avec le reste d'entre nous et vous y resterez jusqu'à ce que vous mouriez. Il se leva et lui tendit la main. — Allons-nous-en, alors, dit-il. Peut-être avez-vous raison, mais... allons. Elle prit sa main et se dressa d'un bond. Sa chevelure dorée, trop fantastiquement colorée pour que ce fût celle d'un rêve, se balança éclatante autour d'elle. Il vit alors qu'elle ne portait qu'un unique vêtement blanc, court, et serré d'une ceinture sur le velouté mordoré de son corps. Il était déchiré et hideusement taché. Elle formait une image d'une beauté étrange, surprenante tout de blanc, d'or et de sang, dans le demi-jour embrumé de la galerie. — Où allons-nous ? demanda Smith. Dehors ? Ajouta-t-il en indiquant d'un mouvement de tête le bleu qui s'étendait derrière les fenêtres. Elle eut un petit frémissement de répulsion. — Oh ! Non, dit-elle. — Qu'est-ce donc ? — Écoutez. (Elle le prit par le bras et leva vers lui un visage grave :) Si vous devez rester ici — et il le faut, puisqu'il n'y a qu'un moyen de sortir d'ici en dehors de la mort, et qu'il est encore pire... il faut que vous appreniez à ne pas poser de questions sur... sur le Temple. Nous y sommes. C'est ici qu'Elle habite. Et ici que nous nous... nourrissons. « Il y a des salles que nous connaissons, et nous nous y tenons. C'est plus sage. Vous m'avez sauvé la vie quand vous m'avez arrêtée dans cet escalier... Nul n'est jamais descendu dans ce brouillard et ces ténèbres, et n'en est revenu. J'aurais dû savoir, en vous voyant monter, que vous n'étiez pas des nôtres... Car quoi qu'il y ait au-delà, où que mène cet escalier... mieux vaut ne pas le savoir. Mieux vaut ne pas regarder par ces fenêtres. Nous avons appris cela, aussi. Car de l'extérieur le Temple est d'aspect déjà assez étrange, mais de l'intérieur, en regardant dehors, on risque de voir des choses qu'il vaut mieux ne pas voir... Ce qu'est cet espace bleu sur lequel cette galerie s'ouvre, je ne sais pas — je n'ai aucun désir de le savoir. Il y a des fenêtres ici qui ouvrent sur des choses plus étranges que cela...mais nous détournons nos yeux quand nous passons près d'elles. Vous apprendrez... Elle lui prit la main, souriant un peu : — Venez maintenant avec moi. Et en silence ils quittèrent la galerie qui s'ouvrait sur le vide, et reprirent la longue salle où le brouillard bleu, avec ses nuées de violet et de vert qui brouillaient la vue, flottait si merveilleusement dans un calme immense. La salle allait tout droit, autant qu'il pût voir dans les nuages mouvants qui la voilaient, vers les grandes portes du Temple. Formant une triple arche énorme, elles s'ouvraient dans la pénombre confuse sur un jour éblouissant ne ressemblant à aucun jour qu'il eût jamais vu sur une planète. La clarté venait d'une source mystérieuse, invisible ; elle avait une transparence vaporeuse, mais évidente, comme si on regardait au travers des profondeurs d'un cristal, ou à travers une eau claire qui tremblerait un peu de temps à autre. Elle baignait le jour lumineux, qui venait d'un ciel aussi étincelant et aussi insolite que tout le reste de cet étonnant pays de rêve. Ils s'arrêtèrent sous le grand porche du Temple, contemplant l'éblouissant paysage. Plus tard il ne put jamais bien se rappeler ce qui le rendait si inexprimablement étrange, si indéfinissablement menaçant. Il y avait des arbres, des masses plumeuses de verdure et de bronze au-dessus de l'herbe d'un vert cuivré ; l'air lumineux vibrait, et au milieu des feuilles il aperçut le miroitement de l'eau à peu de distance. A première vue, cela paraissait une scène parfaitement normale. Mais de minuscules détails attirèrent son regard et firent passer des frissons glacés dans son dos. L'herbe, par exemple... Quand ils descendirent sur la prairie et se mirent à la traverser vers les arbres au-delà desquels l'eau luisait, il remarqua que les brins d'herbe étaient courts et doux comme de la fourrure, et qu'ils semblaient s'accrocher aux pieds nus de sa compagne. En regardant la prairie il la vit ondoyer vers eux en longues vagues, venant de toutes les directions, comme si le vent soufflait de tous les côtés à la fois vers le centre commun que constituaient leurs deux personnes. Cependant aucun vent ne soufflait. — Elle... elle est vivante, bégaya-t-il, tressaillant. L'herbe ! — Oui, bien entendu ! dit-elle avec indifférence. Et alors il comprit que, quoique les frondaisons plumeuses des arbres ondulassent de temps à autre, gracieusement à l'unisson, il n'y avait pas de vent. Et elles ne se balançaient pas dans une direction seulement, mais par groupes de deux ou trois, de tous les côtés, s'inclinant et se relevant avec une vie mystérieuse, secrète. Quand ils atteignirent la zone boisée, il leva un regard intrigué et entendit le murmure et le frémissement des feuilles au-dessus de lui, se courbant comme par curiosité tandis que tous deux passaient. Elles ne se baissaient jamais assez pour les toucher, mais une atmosphère sinistre d'aguets, de tension, planait sur tout le paysage mystérieusement vivant, et les ondoiements de l'herbe les suivaient partout où ils allaient. Le lac, comme le demi-jour du Temple, était d'un bleu éteint, diapré de violet et de vert, différent d'une eau réelle, car les taches colorées ne s'étalaient pas, ne changeaient pas quand il remuait. Sur le rivage, un peu au-dessus du niveau de l'eau, s'élevait une sorte de petit oratoire de pierre blanche, dont les murs n'étaient guère qu'une série d'arcades ouvertes sur le jour bleu et lumineux^ La jeune fille le conduisit à la porte et lui fit négligemment signe d'entrer. — C'est ici que j'habite, dit-elle. Smith ouvrit de grands yeux. L'intérieur ne contenait rien d'autre que deux couches basses avec une couverture bleue jetée sur chacune. L'aspect en était très classique avec sa blancheur son austérité, les arcades s'ouvrant sur un paysage de verdure. — Il ne fait donc jamais froid ? demanda-t-il Où mangez-vous ? Où sont vos livres, et vos provisions et vos vêtements ? — J'ai quelques tuniques de rechange sous ma couchette, dit-elle. C'est tout. Ni livres, ni autres vêtements, ni provisions. Nous nous nourrissons au Temple. Et il ne fait jamais plus froid ni pins chaud que maintenant. — Mais que faites-vous ? — Ce que je fais ? Oh ! Je nage dans le lac, je me repose, et je me promène dans les bois. Le temps passe très rapidement. — Idyllique, murmura Smith, mais plutôt monotone, à mon avis. — Quand on sait, dit-elle, que l'instant suivant peut être le dernier, on savoure la vie au maximum et l'on prolonge les heures aussi longtemps que possible. Non, pour nous ce n'est pas monotone. — Mais n'avez-vous pas de villes ? Où sont les autres gens ? — Il vaut mieux ne pas se rassembler. Cela semble l'attirer. Nous vivons en groupes de deux ou trois, parfois seuls. Nous n'avons pas de villes. Nous ne faisons rien — quelle utilité y aurait-il à entreprendre quoi que ce soit puisque nous savons que nous ne vivrons pas pour l'achever ? Pourquoi même penser trop longtemps à la même chose ? Venez donc au lac. Elle lui prit la main et le conduisit par les prairies d'herbe accrocheuse au rivage sablonneux, et ils s'assirent en silence sur la plage étroite. Smith regarda le lac où de vagues couleurs embrumaient le bleu, essayant de ne pas penser aux choses fantastiques qui lui arrivaient. En fait, il était difficile de penser beaucoup ici, au milieu du bleu et du silence, dans l'air de rêve où ils baignaient... L'eau trouble clapotait sur le rivage avec de petits bruits doux, comme la respiration d'un dormeur. Calme et teintes langoureuses, alourdissaient l'atmosphère, et Smith ne fut jamais sûr, par la suite, que dans son rêve il n'eût pas dormi un moment ; car bientôt il entendit remuer près de lui et la jeune fille se rassit, vêtue d'une tunique fraîche, débarrassée de toute trace de sang. Il ne se souvenait pas qu'elle l'eût quitté, mais cela ne le troublait pas. La lumière depuis quelques instants baissait et devenait confuse, et imperceptiblement un vaporeux crépuscule bleu se refermait autour d'eux, semblant s'élever du lac incertain, car il avait quelque chose de ce même bleu langoureux mêlé de vagues couleurs. Smith se dit qu'il serait heureux de ne plus jamais se lever de ce sable frais, de rester assis ici pour toujours dans la pénombre vague et le silence de son rêve. Combien de temps resta-t-il ainsi ? Il ne le sut jamais. La paix bleue l'enveloppa complètement jusqu'à ce qu'il fût plongé dans le flou de ses teintes vespérales et baignât dans les délices de sa quiétude. L'obscurité s'était approfondie au point qu'il ne voyait plus que les vaguelettes les plus proches lécher le sable. Au-delà et tout autour, le monde de rêve se fondait dans le bleu nuancé de violet du crépuscule. Il n'eut pas conscience d'avoir tourné la tête, pourtant il se trouva en train de regarder la jeune fille auprès de lui. Elle était étendue sur le sable pâle, sa chevelure défaite en un éventail d'ombre qui encadrait la blancheur de son visage. Dans la demi obscurité, sa bouche était sombre aussi, et dans l'ombre de ses cils, il se rendit lentement compte qu'elle l'observait fixement. Pendant un long moment il resta à la contempler en silence, le regard baissé sur ses yeux mi-clos. Puis avec le détachement aisé de quelqu'un qui se meut dans un rêve, il se pencha, répondant à l'invitation de ses bras levés. Le sable était frais et doux, et sa bouche avait un imperceptible goût de sang. ? Il n'y avait pas de lever de soleil dans ce pays Un jour lumineux pointait lentement sur le paysage haletant, et l'herbe et les arbres se ranimaient d'une vie plutôt horrible dans la beauté du matin. Quand Smith s'éveilla, il vit la jeune fille qui revenait du lac, secouant encore une eau bleue de ses cheveux dorés. Des gouttelettes d'azur s'attardaient sur le velouté de sa peau, et elle riait, toute rosie de la tête aux pieds dans l'aube brillante. Smith se redressa sur sa couche et repoussa la couverture bleue. — J'ai faim, dit-il. Quand mangeons-nous, et quoi ? Le rire s'effaça de son visage en un rien de temps. Elle tordit sa chevelure d'un air embarrassé et dit, hésitante : — Vous avez faim ? — Oui, je suis affamé ! Ne m'as-tu pas dit que vous alliez prendre votre nourriture au Temple ? Allons-y. Elle lui jeta un regard oblique, énigmatique, entre ses cils, en se détournant. — Très bien, dit-elle. — Quelque chose ne va pas ? Il la saisit comme elle passait et l'attira sur ses genoux, baisant légèrement ses lèvres inquiètes. Et de nouveau il eut un goût de sang. — Oh ! non. (Elle secoua le fouillis de ses cheveux et se leva :) Je serai prête dans un instant, et nous irons. Et ils retraversèrent les bois où les arbres s'inclinaient pour les observer, puis les prairies qui ondulaient. De toutes les directions de longues vagues venaient vers eux comme auparavant, et les brins d'herbe qui ressemblaient à de la fourrure s'accrochaient à leurs pieds. Smith s'efforçait de ne pas y faire attention. Partout, ce matin, il percevait sous ce pays ravissant un courant sous-jacent d'indicible malaise. En traversant l'herbe vivante un souvenir lui revint soudain : — Que voulais-tu dire, hier, quand tu as dit qu'il y a un moyen de sortir d'ici autre que la mort ? Elle ne le regarda pas dans les yeux en répondant d'une voix troublée : — J'ai dit pire que de mourir. Un moyen de sortir dont nous ne parlons jamais, ici. — Mais s'il y a un moyen quelconque, il faut que je le sache, insista-t-il. Dis-le-moi. Elle laissa retomber sa chevelure dorée comme un voile entre eux, en baissant la tête, et prononça indistinctement : — Un moyen que tu ne pourrais pas utiliser. Un moyen trop coûteux. Et... et je ne veux pas que tu partes maintenant... — Il faut que je sache, répéta Smith. Elle s'arrêta alors, et leva vers lui des yeux dorés, inquiets. — Le chemin par lequel tu es venu, dit-elle enfin. Par la puissance du Mot. Mais cette porte est infranchissable. — Pourquoi ? — C'est la mort que de prononcer le Mot. Littéralement. Je ne le connais pas, je ne pourrais pas le prononcer si je voulais. Mais dans le Temple il y a une salle où le Mot est gravé en écarlate sur le mur, et sa puissance est si grande que ses échos résonnent éternellement autour de cette salle. Si quelqu'un fait face au symbole gravé et laisse sa puissance s'abattre sur son cerveau, il entendra, et il saura — et il hurlera les horribles syllabes — et il en mourra. C'est un mot d'une langue tellement étrangère à tout notre être que sa sonorité répercutée dans la gorge d'un homme vivant est si fracassante qu'elle arrache les fibres du corps humain — en désintègre les atomes, et anéantit le corps et l'esprit aussi complètement que s'ils n'avaient jamais existé. Et parce que cette sonorité est si formidable, elle ouvre un instant la porte entre ton monde et le mien. Mais le risque est effroyable, car elle peut ouvrir la porte vers d'autres mondes aussi, et laisser entrer des choses plus terribles que celles que nous pouvons imaginer. Certains disent que ce fut ainsi que la Chose réussit à pénétrer dans notre monde, il y a des millénaires. Et si tu n'es pas exactement à l'endroit voulu au moment où la porte s'ouvre, à l'unique endroit de la salle qui est protégé, tout comme est immobile le centre d'un cyclone, et si tu ne sors pas instantanément de la résonance du Mot, elle t'anéantira comme quiconque l'aura prononcé pour toi. Ainsi tu vois que c'est impos… Là-dessus, elle s'interrompit en poussant un petit cri et regarda à terre avec une nuance d'ennui souriant, puis elle fit deux ou trois petits pas en courant et se retourna. — L'herbe, expliqua-t-elle, en montrant ses pieds. (Leur nudité mordorée était criblée de petites taches de sang.) Si l'on reste trop longtemps immobile au même endroit, pieds nus, elle perce la peau et suce — c'est bête de ma part de l'avoir oublié. Mais viens ! Smith la suivit, voyant avec des yeux nouveaux le pays ravissant, lumineux, trop beau et trop effrayant pour être sorti d'un rêve. Tout autour d'eux, l'herbe affamée accourait en longues vagues convergentes. Les arbres aussi étaient-ils donc carnivores ? Des arbres cannibales et de l'herbe vampire ; il eut un léger frisson et regarda devant lui. Le Temple s'élevait très haut en face d'eux, construit de quelque matériau sans nom aussi vaporeusement bleu que des montagnes lointaines sur la Terre. Cette nébulosité ne se condensa pas, ne s'éclaircit pas non plus quand ils approchèrent, et les contours de l'édifice restèrent, par quelque mystère, difficiles à fixer dans l'esprit. Il ne put jamais comprendre, plus tard, exactement pourquoi. Quand il essayait trop attentivement de concentrer son regard sur un coin ou une tour ou une fenêtre en particulier, tout se brouillait devant ses yeux, comme si cette étrange construction incertaine se trouvait à la frontière d'une autre dimension. De l'immense triple arcade du porche — une triple arcade qui ne ressemblait à rien qu'il eût déjà vu, si exaspérément difficile à fixer qu'il ne savait pas au juste d'où venait la différence — un pâle brouillard bleu sortait comme une fumée. Quand ils entrèrent, ils se trouvèrent dans cette pénombre confuse qu'il commençait à si bien connaître. La longue salle s'étendait tout droit devant eux dans la brume, mais, après quelques pas, la jeune fille Je conduisit par une autre porte, dans une longue galerie où il put voir, dans le brouillard flottant, des rangées d'hommes et de femmes agenouillés le long du mur, la tête inclinée, comme s'ils priaient. Elle le mena au bout d'une rangée. Il vit alors qu'ils étaient agenouillés devant de petits robinets qui sortaient du mur à intervalles réguliers. Elle se mit à genoux devant l'un d'eux et, lui faisant signe de l'imiter, baissa la tête et posa ses lèvres sur le robinet tourné vers le haut. Hésitant, il suivit son exemple. Instantanément, au toucher de ses lèvres sur la substance inconnue du robinet, quelque chose de chaud et, à la fois, étrangement salé et sucré coula dans sa bouche. Cela avait une âcreté qui donnait une saveur curieuse, et plus il en buvait plus il en devenait avide. C'était d'un délice obsédant, et une chaleur se répandait en lui de plus en plus fortement à chaque gorgée. Cependant, tout au fond de lui-même un malaise s'éveillait dans sa mémoire... il avait déjà connu cette saveur chaude, acre, salée. Soudain des soupçons le frappèrent comme une massue, et il arracha ses lèvres du robinet comme s'il brûlait. Un petit filet vermeil coulait du mur. Il passa le revers d'une main sur ses lèvres et le retira rougi, il reconnut l'odeur, alors. La jeune fille était agenouillée à côté de lui, les yeux fermés, une avidité béate sur tous ses traits. Quand il saisit son épaule, elle se dégagea d'une saccade et ouvrit des yeux qui protestaient, mais n'enleva pas ses lèvres du robinet. Smith fit un geste violent, et, après une dernière longue gorgée, elle se leva et tourna vers lui un visage à demi fâché, mais posa un doigt sur ses lèvres rougies. Il la suivit de nouveau en silence le long des rangées agenouillées. Quand ils atteignirent la grande salle il se retourna sur elle et l'empoigna furieusement par les épaules. — Qu'est-ce que c'était ? demanda-t-il. Ses yeux se détournèrent. Elle eut un mouvement désespéré. — A quoi t'attendais-tu ? Nous nous nourrissons de la façon dont nous pouvons, la seule ici. Tu apprendras à boire sans nausée — si Elle ne vient pas te prendre trop tôt. Encore un instant, il regarda, irrité, son visage évasif, étrangement joli. Puis il lui tourna le dos sans un mot et s'éloigna dans la salle à travers les nuées flottantes, vers la porte. Il entendit le bruit rapide de ses pieds nus derrière lui, mais ne se retourna pas. Ce n'est pas avant d'être sorti dans le jour éclatant et d'avoir à demi traversé la prairie qu'il ralentit sa marche pour jeter un regard en arrière. Elle le suivait sur ses talons, la tête basse, ses cheveux dorés se balançant autour de son visage, une désolation visible perçant dans tous ses mouvements. Sa résignation le toucha soudain, et il s'arrêta pour la laisser le rattraper, souriant à regret vers sa tête baissée aux cheveux dorés. Elle leva un visage tragique vers lui, et ses yeux dorés étaient embués de larmes. Il n'eut pas d'autre choix que de rire et de la serrer contre sa poitrine vêtue de cuir et d'embrasser ses lèvres tremblantes jusqu'à ce qu'elle sourît de nouveau. Mais il comprenait, maintenant, l'amertume vaguement acre de ses baisers. — Pourtant, dit-il, quand ils atteignirent le petit oratoire blanc parmi les arbres, il doit y avoir une autre nourriture... que cela. Le blé ne pousse-t-il pas ? N'y a-t-il pas de gibier dans les bois ? Les arbres n'ont-ils pas de fruits ? Elle lui jeta un autre regard oblique sous ses cils baissés, prudemment. — Non, dit-elle. Rien d'autre que de l'herbe ne pousse ici. Nulle autre créature vivante n'habite en ce pays que l'homme — et Elle. Et quant aux fruits des arbres... rends grâces au Ciel qu'ils ne fleurissent qu'une fois au cours d'une vie. — Pourquoi ? — Mieux vaut ne pas... en parler, dit-elle. Cette phrase, cette fuite perpétuelle, commençaient à porter sur les nerfs de Smith. Il n'en dit rien alors, mais il s'éloigna d'elle et descendit sur la plage, s'allongeant sur le sable et s'efforçant de retrouver la paix et la langueur de la soirée précédente. Sa faim était curieusement satisfaite, même des quelques gorgées qu'il avait avalées, et peu à peu la somnolence extatique de la veille se mit à lui revenir en ondes grandissantes. Après tout, c'était un pays ravissant... La journée tirait langoureusement à sa fin, l'obscurité montait comme un brouillard du lac brumeux, et il en vint à trouver dans des baisers qui avaient goût de sang une certaine saveur qui ne faisait qu'aviver leur douceur. Le lendemain matin, il s'éveilla dans le jour qui s'éclaircissait lentement, nagea avec la jeune fille dans les eaux bleues du lac, et à contrecœur, s'en alla à travers les bois et l'herbe affamée vers le Temple, poussé par une faim plus forte que sa répugnance. Il y allait avec une légère nausée, et cependant avec une étrange avidité... Une fois de plus le Temple se dressa, voilé et imprécis sous le ciel éclatant, et une fois de plus il pénétra dans la pénombre éternelle de ses galeries, comme quelqu'un qui connaît le chemin, alla s'agenouiller de sa propre volonté dans la rangée des buveurs le long du mur... A la première gorgée, son dégoût s'éleva presque invinciblement, mais quand la chaleur du liquide se fut répandue en lui, la nausée s'évanouit et rien ne resta que la faim et l'avidité. Il but aveuglément jusqu'à ce que la main de la jeune fille sur son épaule le sortît de sa torpeur. Une sorte d'ivresse s'était éveillée en lui à la brûlure de cette boisson chaude et salée dans ses veines. Il revint à travers l'herbe ondoyante dans un état de demi inconscience qui dura pendant la plus grande partie du jour limpide, et l'ombre lente montait déjà du lac que son esprit n'avait pas encore retrouvé sa clarté. ? Et la vie devint ainsi très simple. Les jours lumineux et les ténèbres brumeuses se succédèrent. La vie ne comportait guère plus que la clarté éclatante du jour et l'obscurité de la nuit, les voyages matinaux pour aller boire à la fontaine du Temple et les baisers amers de la jeune fille aux cheveux dorés. Le temps s'était arrêté pour lui. A un jour lent succédait un autre jour lent, et le même cycle de vie recommençait toujours. Le seul changement (peut-être ne le voyait-il pas alors :) était le regard de plus en plus profond des yeux de la jeune fille quand ils se posaient sur lui, et ses silences grandissants. Un soir comme la première ombre ternissait l'air, et que s'embrumait le lac, son regard se perdit à l'horizon. Il crut voir dans les brouillards naissants les contours de montagnes très lointaines, et demanda avec curiosité : — Qu'y a-t-il au-delà du lac ? Que sont ces montagnes ? La jeune fille tourna rapidement la tête et ses yeux dorés s'assombrirent d'une sorte d'épouvante. — Je ne sais pas, dit-elle. Nous croyons qu'il vaut mieux ne pas chercher à savoir ce qu'A y a... au-delà. Les réponses toujours évasives de sa compagne provoquèrent soudain l'irritation de Smith et il dit violemment : — Au diable ce que vous croyez tous ! Je suis fatigué de cette réponse à toutes les questions que je pose ! Avez-vous jamais cherché à savoir quelque chose ? Êtes-vous donc tous tellement terrifiés par cette peur de quelque chose d'invisible que toute étincelle de courage est morte en vous ? Elle tourna sur lui son regard mordoré, empli de tristesse. — C'est l'expérience qui nous a appris, dit-elle. Ceux qui s'étonnent — ceux qui cherchent à savoir... meurent. Nous vivons dans un pays où règne le péril, incompréhensible, intangible, terrible. La vie n'est supportable que si l'on n'y regarde pas de trop près, que si l'on en accepte les conditions et qu'on en tire le meilleur parti possible. Il ne faut pas poser de questions si tu veux vivre. «Quant aux montagnes là-bas, et à tout le pays inconnu qui se trouve par-delà les horizons ~r-ils sont aussi inaccessibles qu'un mirage. Car dans un pays où aucune nourriture ne pousse, où nous devons tous les jours aller au Temple nous nourrir, ou mourir de faim, comment un explorateur pourrait-il emporter de quoi se nourrir pour un voyage ? Non, nous sommes attachés ici par des liens que rien ne peut briser, et nous devons y vivre jusqu'à l'heure de notre mort. Smith haussa les épaules. Le calme du soir l'envahissait, et sa brève colère s'était éteinte aussi vite qu'elle s'était allumée. Mais cet accès d'irritation marqua le début de son mécontentement. Malgré la langueur ravissante du lieu, l'acre douceur des fontaines du Temple et l'acre douceur encore plus ensorcelante des baisers qui lui étaient prodigués, il ne pouvait chasser de son esprit la vision de ces montagnes lointaines, voilées dans le brouillard naissant. Une inquiétude s'était éveillée en lui, et comme un fumeur d'opium qui sort d'un rêve, son esprit se portait de plus en plus fréquemment vers l'action, l'aventure, le désir de donner à son corps endurci par le danger un autre but que de satisfaire les exigences du sommeil, de la nourriture et de l'amour. De tous les côtés s'étendaient les bois sans cesse mouvants, aussi loin que s'étendait la vue. Les prairies ondulaient, et à l'horizon incertain les montagnes lointaines l'appelaient. Même le mystère du Temple et de son éternelle pénombre commençait à le tourmenter à ses rares instants d'éveil. Il caressait l'idée d'explorer ces galeries que les habitants de ce pays de songe évitaient, de regarder par les fenêtres étranges qui s'ouvraient sur un inexplicable bleu. Sûrement la vie, même ici, devait avoir un sens plus profond que celle qu'il menait actuellement. Qu'y avait-il au-delà des bois et des prairies ? Quels pays mystérieux muraient ces montagnes ? Il se mit à accabler sa compagne de questions qui éveillaient de plus en plus souvent un regard d'épouvante dans ses yeux, mais il y gagna peu de satisfaction. Elle appartenait à un peuple sans histoire, sans ambition, dont la vie ne cherchait uniquement qu'à tirer toute la douceur de chaque moment dans l'attente de la terreur à venir. L'oubli était la note dominante de leur existence, peut-être avec raison. Peut-être tous les esprits aventureux parmi eux avaient-ils été conduits par leur curiosité au péril et à la mort, et seules restaient les âmes résignées qui menaient une vie voluptueuse dans cet Élysée qu'assombrissait l'horreur. Dans ce pays coloré de rêve de fumeur, les souvenirs du monde qu'il avait quitté lui revinrent de plus en plus vifs : il se rappelait les foules grouillantes des capitales des planètes, les lumières, le bruit, les rires. Il revoyait les astronefs rayant de feu le ciel nocturne, fendant l'obscurité étoilée d'un monde à l'autre. Il se souvenait de bagarres soudaines dans les tavernes et les bouges de navigateurs de l'espace, où l'air était empli de cris et de vacarme, et où les pistolets thermiques crachaient leur jet de flamme bleuâtre et où l'odeur de la chair brûlée planait lourdement, La vie défilait en cavalcade devant les yeux de sa mémoire, violente, éclatante, coude à coude avec la mort. Et la nostalgie de ces mondes merveilleux, terribles, tumultueux qu'il avait laissés derrière lui le tenaillait. Jour après jour l'inquiétude grandissait en lui. La jeune fille faisait de pathétiques tentatives pour trouver un moyen de le distraire, d'occuper son esprit vagabond. Elle l'emmenait faire de timides promenades dans les bois frémissants, surmontait même assez son horreur du Temple pour le suivre craintivement sur la pointe des pieds tandis qu'il explorait un peu plus avant les galeries qui ne suscitaient pas en elle une terreur trop angoissée. Mais elle dut comprendre dès le début que c'était sans espoir. Un jour qu'il était allongé sur le sable, regardant le lac bleu miroiter sous un ciel de cristal, les yeux de Smith, se posant sur la ligne vague des montagnes, à moitié sans les voir, se rétrécirent soudain, pâles et durs comme de l'acier. Des muscles saillirent sur sa mâchoire brusquement serrée et il s'assit d'un coup, repoussant la jeune fille qui était appuyée sur son épaule. — J'en ai assez, dit-il durement, en se levant. La jeune fille se dressa sur ses pieds : — Qu'y a-t-il ? — Je m'en vais... N'importe où. Vers ces montagnes, je suppose. Je m'en vais maintenant ! — Mais tu veux mourir, alors ? — Mieux vaut une mort réelle qu'une mort vivante comme celle-ci, dit-il. J'aurai au moins vu avant quelque chose d'intéressant. — Et pour manger ? Il n'y a rien pour que tu puisses subsister, même si tu échappes aux plus grands dangers. Voyons, tu n'oserais même pas coucher sur l'herbe la nuit — elle te mangerait vivant ! Tu n'as absolument aucune chance de vivre si tu quittes cet endroit — et moi. — Si je dois mourir, je mourrai, dit-il. J'y ai réfléchi, et je suis décidé. Je pourrais explorer le Temple et tomber sur la Chose et mourir. Mais il faut absolument que je fasse quelque chose, et il me semble que ma meilleure chance est d'essayer d'atteindre un pays où il y a de quoi manger avant que je ne meure de faim. Ça vaut la peine d'essayer. Je ne peux pas continuer comme cela. Elle le considéra d'un air navré, des pleurs noyant ses yeux dorés. Il ouvrit la bouche pour parler, mais avant qu'il pût dire un mot, elle cessa de le regarder en face pour fixer l'horizon derrière lui et aussitôt elle sourit, d'un petit sourire atroce, glacé. — Tu ne t'en iras pas, dit-elle. La mort vient nous chercher. Elle dit cela si calmement, sans frayeur, qu'il ne comprit pas jusqu'au moment où elle montra quelque chose derrière lui. Il se retourna. Entre eux et le petit oratoire, l'air était agité de vibrations curieuses. Sous ses yeux, il commença à se transformer en un vaporeux brouillard bleu qui épaississait et s'assombrissait— Des teintes vagues de violet et de vert commencèrent à percer, et par degrés imperceptibles un éclat rose apparut dans le nuage, fonça, s'intensifia et se condensa, en une tache vivante d'un vermeil si flamboyant qu'elle lui brûlait les yeux. Et il comprit que c'était Elle... Il semblait en sourdre une menace qui allait grandissant, en même temps que la nuée qui tendait avidement ses tentacules vers son cerveau. Il le sentit aussi tangiblement qu'il le voyait, ce danger nébuleux qui cherchait avec voracité à les dévorer tous les deux. La jeune fille n'avait pas peur. Il le savait, quoiqu'il n'osât pas se retourner, incapable d'arracher ses yeux hypnotisés de cette palpitation vermeille— Elle murmura très doucement derrière lui : — Je meurs donc avec toi, je suis heureuse. Le son de sa voix le libéra de l'emprise hypnotique. Il émit un ricanement cruel, brusquement, accueillant presque avec joie cette diversion dans l'éternelle idylle qu'il avait vécue et son pistolet bondissant dans sa main cracha une longue flamme bleue si instantanément que la jeune fille derrière lui en perdit la respiration. L'éclair bleuâtre illumina de teintes livides le nuage grossissant, passa au travers sans encombre et grilla plus loin le sol. Smith serra les dents et dessina un huit de flamme dans la nuée, la rayant d'entrelacs de bleu ardent. Quand le trait de feu traversa le centre écarlate, le choc secoua violemment toute la masse nébuleuse, ses contours vacillèrent et se contractèrent ; la pulsation rouge grésilla sous la flamme, se recroquevilla, et se mit à disparaître avec une hâte éperdue. Smith balaya de son rayon le rougeoiement, le zébrant de flammes destructrices, mais il s'évanouit trop vite pour lui. A peine plus d'un instant, il avait pâli, s'était désincorporé et n'avait laissé qu'un peu de rose estompé dans le brouillard qui disparaissait, et à travers lequel la flamme bleuâtre de son pistolet crépitait inoffensivement pour allait brûler le sol derrière. Il lâcha la détente, alors, et attendit là, en position de tir, le souffle un peu saccadé, que le nuage de mort s'effaçât devant ses yeux, qu'il n'en restât plus trace et que l'air redevînt de nouveau lumineux et transparent. L'odeur trop reconnaissable de la chair brûlée parvint à ses narines, et il se demanda un instant si la Chose avait véritablement matérialisé une substance vivante, puis il vit que l'odeur venait de l'herbe que son rayon avait grillée. Les petits brins s'efforçaient tous de s'écarter de l'endroit calciné, tirant sur leur racine comme si un vent les rabattait. De la zone noircie s'élevait une fumée dense qui avait un relent de chair brûlée. Smith, se souvenant des goûts vampiriques des plantes, se détourna, à demi écœuré. La jeune fille s'était affaissée sur le sable derrière lui, tremblant de tous ses membres une fois le danger passé. — Est-elle... morte ? Souffla-t-elle, quand elle put maîtriser sa bouche frémissante. — Je ne sais pas. Aucun moyen de le savoir. Probablement pas. — Que vas-tu faire maintenant ? Il remit le pistolet thermique dans son étui et rajusta sa ceinture avec décision. — Ce que je m'apprêtais à faire. La jeune fille se releva d'un sursaut désespéré. — Attends ! s'écria-t-elle, attends ! Elle s'accrocha à son bras, le temps de retrouver l'équilibre. Il attendit qu'elle cesse de trembler. Elle reprit : — Viens au Temple encore une fois avant de t'en aller. — Bon. Ce n'est pas une mauvaise raft se passer longtemps avant-repas. Ils traversèrent de nouveau l'herbe me de la fourrure, qui s'avançait vers longues ondulations de toute la prairie. Le Temple se dressa, imprécis et irréel, et ils entrèrent, la pénombre bleue les comme un rêve. Smith se dirigea par vers la galerie des buveurs, mais la jeune posa sur son bras une main qui tremblait un et murmura : — Viens par ici. En la suivant, il la vit avec une surprise santé parcourir la grande salle, à travers les mes flottantes, puis s'éloigner de la galerie connaissait si bien. Il lui sembla que le brouillard s'épaississait à mesure qu'ils avançaient, et; dans la lumière incertaine, il n'était pas sûr que les murs ne vacillaient pas aussi vaporeusement que l'air embrumé. Il sentait une curieuse tentation de traverser leurs barrières intangibles et de sortir dans... quoi ? Bientôt ses pas rencontrèrent des marches montant presque imperceptiblement, et un instant après, une pression sur son bras l'attira de côté. Ils passèrent sous une voûte basse en pierre, et entrèrent dans la salle la plus étrange qu'il ait jamais vue. Elle paraissait avoir sept côtés, autant qu'il pût en juger à travers le brouillard mouvant, et des lignes bizarres convergentes étaient profondément gravées dans le sol. Il lui sembla que des forces dépassant sa compréhension déferlaient violemment contre les sept murs, tournaient comme des ouragans dans l'obscurité, tant et si bien que la salle entière était un mælstrom d'invisible tumulte. Quand il leva ses yeux vers le mur, il sut où il était. Marqué dans la pierre confuse, brûlant à travers la pénombre comme un feu d'une autre dimension, le motif écarlate s'entrelaçait sur le mur. Cette vue provoqua une commotion dans son cerveau, et ce fut dans un vertige et d'un pas incertain qu'il obéit à la pression sur son bras. Il se rendit vaguement compte qu'il était au centre même de ces étranges lignes convergentes, sentant des forces insensées le traverser par des voies dont il n'avait pas la moindre connaissance. Puis, à un moment, des bras entourèrent son cou et un corps tiède, parfumé, se pressa contre le sien, et une voix lui sanglota à l'oreille : — Puisqu'il faut à tout prix que tu me quittes, alors retourne par la Porte, mon bien-aimé — la vie sans toi serait plus affreuse même qu'une mort comme celle-ci... Un baiser qui avait le goût de sang s'attarda un instant sur ses lèvres ; puis l'étreinte se desserra et il resta seul. A travers la pénombre, il la vit vaguement dessinée sur le Mot. Et en la voyant là, il eut l'impression que les courants invisibles déferlaient physiquement contre elle, qu'elle chancelait et vacillait devant lui sous leurs coups ; ses contours se brouillant et se reformant tandis que les forces occultes qui le protégeaient si mystérieusement la ballottaient sans merci. Et il vit la Connaissance dans toute son horreur apparaître sur son visage, quand la signification du Mot s'infiltra lentement dans son esprit. Le délicieux visage se crispa hideusement, les lèvres vermeilles s'écartèrent pour hurler un Mot. Dans un instant de clarté, il vit réellement sa langue se tordre d'une façon incroyable pour former les syllabes de la chose inexprimable, jamais destinée à être prononcée par des lèvres humaines. Sa bouche s'ouvrit... A l'agonie, elle suffoquait, haletait dans le brouillard confus, puis elle hurla— ? Smith marchait le long d'un chemin si écarlate qu'il ne pouvait supporter de le regarder, un chemin qui tournait et retournait, et qui vacillait sous ses pieds tant qu'il en trébuchait à chaque pas. Il avançait à tâtons à travers un brouillard aveuglant diapré de violet et de vert, et dans ses oreilles résonnait un épouvantable écho — la première syllabe d'un Mot indicible— Chaque fois qu'il approchait de l'extrémité du chemin, celui-ci remuait sous lui, se dépliait en quelque sorte, se dédoublait ; la fatigue s'insinuait dans son cerveau comme une drogue, et les teintes floues de brouillard l'endormaient et... — Il s'éveille ! dit une voix exultante à son oreille. Smith ouvrit des paupières lourdes sur une pièce sans mur, une pièce où des formes multipliées à l'infini allaient et venaient en hordes innombrables... — Smith ! Northwest ! Réveille-toi ! Exhorta une voix familière, quelque part tout près de lui. Il cligna des yeux. La myriade de formes décroissantes se réduisit aux reflets, dans une chambre aux parois d'acier, de deux hommes penchés sur lui. Le visage anxieux, amical de son associé, Yarol le Vénusien, s'inclinait au-dessus du lit. — Par Pharol, Northwest, dit la voix sensuelle dont il se souvenait bien, tu as dormi toute une semaine ! Nous nous sommes dit que tu n'en sortirais jamais — faut que c'ait été un alcool bougrement mauvais ! Smith esquissa un faible sourire — étonnant comme il se sentait faible — et tourna un regard interrogateur vers l'autre personnage. — Je suis un docteur, fit celui-ci en réponse à son coup d'oeil. Votre ami m'a appelé il y a trois jours, et je me suis continuellement occupé de vous depuis. Il doit s'être passé cinq ou six jours depuis que vous êtes tombé dans ce coma — avez-vous une idée de ce qui l'a causé ? Les yeux pâles de Smith errèrent dans la chambre. Il ne trouva pas ce qu'il cherchait, et quoique son faible murmure répondît à la question du docteur, celui-ci ne le saurait jamais. — Le châle ? — J'ai jeté ce sale truc, avoua Yarol. Je l'ai supporté trois jours et j'en ai eu assez. Ce motif rouge m'a donné le pire mal de tête que j'ai eu depuis que nous avons trouvé cette caisse de vin noir sur l'astéroïde. Tu te souviens ? — Où l'as-tu... — Je l'ai donné à un gars de l'espace qui s'embarquait pour Vénus. Je suis désolé. Tu y tenais vraiment ? Je t'en achèterai un autre. Smith ne répondit pas. La faiblesse l'envahissait de nouveau. Il ferma les yeux, entendant les échos de cette première syllabe épouvantable dans sa tête... Un murmure... l'écho d'un rêve... Yarol l'entendit soupirer doucement : Et... je n'ai même jamais su... son nom... L'ARBRE DE VIE Au-dessus d'Illar en ruine, les avions à sa recherche piquaient et viraient. Northwest Smith, à couvert dans un temple à demi écroulé, suivait attentivement leurs évolutions de ses yeux d'acier en pensant à des vautours qui tournent au-dessus d'une charogne. Toute la journée, ils avaient ratissé le terrain pour le trouver. Bientôt, il le savait, la soif se mettrait à lui sécher la gorge et la faim à le tirailler. Il n'y avait ni eau ni nourriture dans ces antiques ruines martiennes. Il savait que ce n'était qu'une question de temps, que les exigences de son corps l'obligeraient tôt ou tard à sortir pour faire signe à ces appareils de la garde et à échanger sa liberté durement conquise contre le boire et le manger. Il se tapit plus profondément dans l'ombre de la voûte du temple et maudit la précision du tireur de la patrouille dont le rayon thermique avait abattu son avion zigzaguant, juste en bordure des ruines d'Illar. Il se souvint alors que la plupart des temples martiens des temps anciens possédaient dans leur cour intérieure un puits décoratif à l'usage des passants. Bien entendu toute son eau serait certainement sèche depuis un million d'années, mais n'ayant rien de mieux à faire il quitta son refuge sous le dôme central écroulé et avança avec précaution par des couloirs encore intacts, vers la façade du temple. Il s'arrêta dans un entassement de décombres au bord de la cour et vit, au milieu du pavage baigné de soleil, le puits orné qui naguère avait servi aux voyageurs qui passaient par là au temps où Mars était une planète verdoyante. C'était un puits décoré à l'extrême, et étonnamment bien conservé. Sa margelle avait été incrustée d'une mosaïque dont le motif devait avoir autrefois une signification profonde, et au-dessus, en un grand éventail de bronze défiant le temps, une grille compliquée représentait l'inévitable arbre de vie qui apparaît si souvent dans le symbolisme des trois mondes. Smith l'examina, presque incrédule, de son abri. Il était miraculeusement conservé dans tout ce chaos de décombres, et projetait une dentelle délicate d'ombres sur le pavage ensoleillé, aussi parfaitement qu'un million d'années auparavant, lorsque les voyageurs poussiéreux s'y arrêtaient pour boire. Il se les représentait entrant à midi par les grandes portes qui... La vision disparut brusquement quand ses yeux firent le tour des murs ruinés. Il n'y avait jamais eu de porte. Il ne pouvait en trouver trace nulle part autour du mur extérieur de la cour. La seule entrée, autant qu'il pût en juger d'après les fondations qui restaient, avait été la porte dans les ruines de laquelle il se trouvait. Bizarre. C'était donc jadis une cour privée dont le grand puits couronné de grilles était réservé aux prêtres. Mais n'y avait-il pas eu un prêtre-roi, Illar, qui avait donné son nom à la ville ? Un roi sorcier, d'après la légende, qui régnait sur le temple ainsi que sur le palais avec une main de fer. Ce puits à l'ornementation compliquée, d'un métal assez somptueux pour résister au poids des ans, pouvait bien avoir été sacro-saint, destiné à l'usage de ce monarque disparu depuis longtemps. Peut-être... L'ombre d'un avion traversa le pavage inondé de soleil. Smith se rencogna profondément dans sa cachette tandis que l'appareil tournait à basse altitude au-dessus de la cour. Et c'est alors, au moment où il était plaqué contre un mur croulant, à attendre sans bouger que le danger passât, qu'il entendit pour la première fois un bruit qui l'étonna tellement qu'il en croyait à peine ses oreilles — un bruit entrecoupé, étranglé, navrant, le bruit d'une femme en sanglots. L'anomalie du fait lui fit oublier un moment le péril qui planait au-dessus de sa tête dans le soleil. L'ombre des ruines du temple devint un endroit animé et vivant à cet instant, palpitant d'un bruit de pleurs. Il regarda autour de lui, perplexe, se demandant si la faim et la soif lui jouaient déjà des tours, ou si ces salles détruites étaient hantées par un chagrin vieux d'un million d'années qui sanglotait dans les couloirs pour rendre fous ceux qui l'entendaient. Il courait des rumeurs de semblables hantises dans certaines des plus anciennes ruines de Mars. Sa nuque se hérissa un peu. Il posa la main sur la crosse de son pistolet thermique et se mit prudemment en quête de l'origine du bruit étouffé. Bientôt il aperçut une forme blanche, lumineuse dans la pénombre de ces murs écroulés, et il avança d'un pas silencieux, clignant les yeux pour s'efforcer de distinguer quelle pouvait bien être la créature qui pleurait seule dans ces ruines séculaires. C'était une femme, ou du moins elle en avait l'allure, blottie contre un angle de murs effondrés, voilée dans une fabuleuse cascade de longs cheveux noirs. Mais il y avait quelque chose de singulièrement bizarre en elle. On ne réussissait pas à distinguer nettement sa silhouette. Elle était à peine plus qu'une tache lumineuse de blancheur dans l'ombre, miroitante d'une irréalité que le bruit de ses sanglots démentait. Il n'eut pas le temps de prendre une décision qu'un je-ne-sais-quoi avait averti la fille en pleurs qu'elle n'était plus seule, car ses sanglots s'arrêtèrent soudain et elle leva la tête, tournant vers lui un visage aussi flou que les contours de son corps. Il ne fit aucun effort pour mieux en voir les traits indistincts, car dans ce masque lumineux brillaient deux yeux qui rencontrèrent les siens dans un contact presque perceptible et les emprisonnèrent dans un regard dont il n'aurait pu se détourner même s'il l'avait voulu. C'étaient les yeux les plus étonnants qu'il ait jamais vus, d'une teinte opaline, d'une translucidité laiteuse, qui les faisait paraître presque aveugles. Leur pouvoir magnétique le tenait immobilisé. Pendant l'instant où elle le retint sous ce regard fixe d'opale, il eut l'impression d'un lien tangible tendu entre eux. Puis elle parla, et il se demanda si son esprit, après tout, n'avait pas commencé à faiblir dans la solitude hantée de la ville morte ; car quoique les paroles qu'elle prononçât parvinssent à ses oreilles en un charabia de sons inintelligibles, un message se formait cependant dans son cerveau avec une clarté qui transcendait de loin la communication incertaine des mots. Et ses yeux à la teinte laiteuse pénétraient les siens avec une intensité ardente. — Je suis perdue... Je suis perdue... gémissait la voix dans son cerveau. Un flot de larmes soudaines emplit les yeux irrésistibles, voilant leur éclat. Cet obscurcissement de leurs surfaces opalines rendit à Smith sa liberté d'esprit. La voix continuait de gémir, mais les mots n'avaient pas de sens et aucune image intelligible ne se formait en son cerveau. Northwest recula d'un pas un peu raide et la regarda, un sentiment d'incrédulité impuissante s'élevant en lui, car il ne la voyait toujours pas plus nettement dans sa blancheur éclatante. Tout restait flou pour lui, sauf ces yeux d'opale. La fille se leva et se dressa sur la pointe des pieds, le saisissant aux épaules avec des mains pressantes. De nouveau l'intensité aveugle de ses yeux emprisonna les siens, avec une force aussi tangible que l'étreinte de ses mains; et puissant, implorant, un flot de compréhension envahit son cerveau. — Je vous en prie, je vous en prie, ramenez-moi ! J'ai si peur, je ne peux pas retrouver mon chemin, oh, je vous en prie ! Il l'examina avec des yeux clignotants, son esprit abasourdi comprenant peu à peu ce qui arrivait. Évidemment, ses yeux aveugles, laiteux possédaient un pouvoir magnétique qui lui communiquait ses pensées sans avoir besoin d'un langage commun. C'étaient les yeux d'une intelligence puissante, les ouvertures par lesquelles un courant d'énergie ardente se déversait en lui. Cependant les paroles qu'ils transmettaient étaient celles d'une fille terrifiée et désespérée. En considérant le désaccord entre les paroles et l'énergie qui l'assaillaient à la fois, toujours plus pressantes, il sentit grandir en lui un sentiment de méfiance. La pensée d'une femme énergique et douée d'une forte volonté, transmettant des sanglots de fille effrayée. Cela manquait de sincérité. — Je vous en prie, je vous en prie ! Adjurait-elle, impatiente. Aidez-moi ! Ramenez-moi ! — Où cela ? S’entendit-il demander. — L'Arbre ! Gémit l'étrange langage qui s'adressait à son cerveau, alors que ses oreilles n'entendaient qu'un charabia et que le regard d'opale le transperçait. L'Arbre de Vie ! Oh, ramenez-moi à l'ombre de l'Arbre ! Une vision du puits à la grille ornementée lui sauta à la mémoire. C'était la seule image d'arbre à laquelle il puisse penser sur le moment. Mais quelle relation possible pouvait-il y avoir entre le puits et la fille égarée — si elle était égarée ? Un autre gémissement dans le langage inconnu, un autre soubresaut angoissé de ses épaules, déterminèrent une résolution soudaine dans son esprit hésitant. Il ne pouvait pas y avoir de danger à la ramener au puits, à la grille duquel elle devait sûrement faire allusion. Et une intense curiosité grandissait en lui. Cet incident inattendu cachait plus de choses qu'il n'y paraissait. Une supposition folle lui avait traversé l'esprit : peut-être était-elle venue de quelque monde souterrain dans lequel descendait le puits. Cela expliquerait sa pâleur lumineuse, sinon son aspect flou ; et, de plus, ses yeux ne semblaient pas voir le jour. Il y avait une autre explication à sa présence, bien plus incroyable, mais il ne devait pas la connaître avant quelques minutes encore. — Venez, dit-il, en enlevant doucement les mains crispées de ses épaules. Je vais vous conduire au puits. Elle poussa un profond soupir de soulagement et écarta ses yeux impérieux des siens, murmurant, dans son étrange charabia, ce qui devait être des remerciements. Il la prit par la main et se dirigea vers la voûte en ruine de la porte. Sous ses doigts, elle avait une peau fraîche et ferme. Au toucher elle était tangible, mais même si près, les yeux de Smith refusaient de s'accommoder nettement sur l'opacité nébuleuse de son corps, sur la masse noire indistincte de sa chevelure flottante. Seuls ses yeux aveugles brûlants étaient assez puissants pour percer le voile qui les séparait. Elle marchait à ses côtés, trébuchant sur le sol inégal du temple, sans rien dire, haletante et pressée de retourner à son «arbre», incompréhensible. Jusqu'à quel point cet empressement était-il simulé, Smith n'en était pas encore très sûr. Quand ils atteignirent la porte, il l'arrêta un instant, pour scruter le ciel. Apparemment les avions en avaient terminé avec ce quartier de la ville, car il pouvait en voir deux ou trois à un kilomètre, planant sur le nord d'Illar. Il pouvait risquer le coup sans grand danger. Il conduisit prudemment la fille dans la cour inondée de soleil. Elle ne pouvait savoir par la vue qu'ils approchaient du puits, mais quand ils en furent à une vingtaine de pas, elle leva soudain la tête et lui tira la main. C'est elle qui le conduisit dans cette dernière partie du chemin qui les séparait du puits. Au soleil la dentelle d'ombre du motif symbolique du grillage se découpait vigoureusement sur le sol. La fille émit un petit soupir de joie. Elle lui lâcha la main, fit trois pas en courant, et plongea en plein centre de ce dessin d'ombre sur le sol. Et ce qui arriva là fut trop incroyable pour le croire. L'ombre la recouvrit comme un vêtement, s'incurvant sur les rondeurs de son corps à la manière de toutes les ombres. Mais comme elle était h. dans l'entrecroisement de ses lignes sombres, il se produisit un changement bizarre dans celui-ci, me déplacement subtil, inexplicable, vers un côté, dans ce mouvement, elle disparut. C'était exactement comme si le déplacement l'avait transporté d'un monde à un autre. Hébété, Smith regarda l'endroit d'où elle s'était évanouie. Puis plusieurs choses se produisirent presque simultanément. Le vrombissement d'un avion éclata soudain dans le calme, une ombre noire plongea bas sur les toits, et Smith, trop tard, comprit qu'il était sans défense et offrait une cible magnifique aux appareils de reconnaissance. Il n'y avait qu'un moyen d'en sortir, trop fantastique pour y croire, mais il n'avait pas le temps d'hésiter. D'un bond, il plongea au beau milieu de l'ombre de l'Arbre de Vie. Sa dentelle l'enveloppa, moulant son dessin sur son corps. Et hors de ses limites, le monde exécuta un étrange petit saut de côté et se fondit de la manière la plus extraordinaire, comme une illusion d'optique, en une tout autre scène. Il n'y eut pas d'intervalle de vide. Ce fut comme s'il regardait à travers une grille — une image qui, sans prévenir, glissait de côté, tandis qu'entre les barreaux, apparaissait un autre décor, un paysage curieux, incertain, d'un gris crépusculaire. L'air avait un aspect bizarrement épaissi, à travers lequel il voyait les arbres tranquilles du «lieu et l'herbe constellée de fleurs en un mélange bizarre, irréel, un paysage de tapisserie dont tous les contours seraient brouillés. Au milieu de cette pénombre de tapisserie, la blancheur éblouissante de la fille qu'il avait suivie resplendissait comme une flamme. Elle s'était arrêtée à quelques pas et attendait, apparemment très sûre qu'il viendrait. A cette idée, un sourire effleura ses lèvres, car il savait que la curiosité l'aurait presque certainement poussé sur ses traces même si la nécessité de s'abriter ne l'y avait obligé. Elle était nettement visible maintenant, dans ce demi-jour épais — visible, très belle, et un peu irréelle. Elle rayonnait d'une vive clarté, seule chose brillante dans ce monde ombreux. Les yeux sur cette blancheur éclatante, Smith avança, se rendant à peine compte qu'il bougeait. Lentement, à travers l'ombre sombre, il alla vers elle. L'herbe était douce sous ses pas, épaisse, constellée de petites fleurs basses d'une pâleur lumineuse. Botticelli peignait de telles pelouses parsemées de fleurs sous les pieds de ses anges. Sur celle-ci les pieds nus de la fille luisaient plus blancs que les fleurs. Elle ne portait d'autre vêtement que le manteau royal de sa chevelure, tombant autour d'elle, et un voile d'une noirceur luisante, qui avait un étrange reflet violet dans la lumière incertaine. Il tombait jusqu'à ses chevilles dans sa longueur fabuleuse. Sous son capuchon elle regardait Smith venir vers elle, un sourire sur sa bouche pâle et une lueur étincelante dans les profondeurs de ses yeux d'opale. Elle n'était plus aveugle, ni effrayée. Elle lui tendit la main avec assurance. — A mon tour de vous guider maintenant, dit-elle avec un sourire. Comme auparavant, sa parole était un jargon, mais le regard pénétrant des étranges yeux blancs lui donnait une signification tout au fond de son cerveau. Automatiquement, il prit sa main. Il était un peu étourdi, et elle avait des yeux irrésistibles. Ses doigts s'entrelacèrent dans les siens et elle partit sur l'herbe fleurie, l'entraînant à côté d'elle. Il ne lui demanda pas où ils allaient. Perdu dans le charme rêveur de ce lieu calme, gris, enchanté, il ne sentait pas le besoin de parler. Il commençait à voir plus nettement dans la pénombre bizarre qui brouillait les contours des choses, comme une tapisserie. Et tout en marchant il se demandait vaguement (bien vaine question :) dans quel genre de pays il était entré. Au-dessus planait une obscurité qui s'éclaircissait en une lumière crépusculaire près du sol, si bien que lorsqu'il levait les yeux il regardait dans les profondeurs infinies d'une nuit sans étoiles. Tout autour d'eux, des arbres et des arbustes en fleurs et la pelouse parsemée de fleurettes s'étendaient dans le vide de la pénombre épaisse et déconcertante. Il n'y voyait pas loin dans cette grisaille. On eût dit qu'ils marchaient dans une tenture de crépuscule en quelque rêve ombreux. La fille, avec son corps ravissant, lumineux, et le vêtement splendide de sa chevelure était elle aussi comme une femme dans une tapisserie irréelle et magique. Au bout d'un moment, quand il se fut un peu mieux adapté à la bizarrerie de la scène, il commença à remarquer des mouvements furtifs dans les arbustes et les arbres devant lesquels ils passaient. Des choses se déplaçaient trop vite pour qu'il pût apercevoir leurs contours, mais du coin de l'œil il avait conscience de mouvement, et même d'yeux qui l'observaient. Cette sensation lui était familière et tout en avançant, il suivait d'un regard inquiet cette activité insolite dans les bosquets. Un instant plus tard, il aperçut l'un de ceux qui guettaient, bien à découvert entre un buisson et un arbre, et vit que c'était un homme, un petit homme, à la peau noire, qui s'éclipsa si rapidement que Smith n'eut que le temps d'enregistrer son existence. Après cela, s'attendant à en voir, il put les distinguer plus facilement : des petits bonshommes, fugitifs, dont les gros yeux reflétaient une sombre mélancolie et le menu visage l'effroi, alors qu'ils s'esquivaient parmi les buissons, se dérobant toujours au regard dans le feuillage. Il pouvait entendre le léger bruissement des feuilles sous leurs pas agiles, et, une fois ou deux, en passant près d'un groupe d'arbustes, il crut saisir l'écho de petits appels chuchotes, doux comme le frémissement des feuilles, mais lourds d'une étrange note d'avertissement, si claire qu'il la saisit même dans le murmure de leur langage. Des appels d'avertissement, des petits hommes qui se cachaient dans le feuillage, un paysage brouillé de tapisserie avec une pelouse parsemée de fleurs à la Botticelli, ce ne pouvait être qu'un rêve, il en était certain. Il fallut longtemps avant que la curiosité s'éveillât suffisamment en lui pour qu'il rompe le silence. Mais finalement il demanda, songeur : — Où allons-nous ? La fille sembla le comprendre sans avoir recours au lien qu'établissait son regard hypnotique, car elle se tourna et le fixa de ses yeux blancs. — Chez Thag. Thag te désire, dit-elle. — Qui est Thag ? En réponse elle se lança sans autre préliminaire dans un petit monologue psalmodié d'explication dont la forme stéréotypée le mit vaguement mal à l'aise. Il pensait en effet que l'on avait dû le débiter bien souvent pour qu'il ait pris cet état de discours tout fait et que beaucoup d'hommes, que Thag avait désiré voir, l'avaient entendu. Qu'était-il advenu d'eux ? Se demandait-il. — Il y a bien des millénaires, récitait la fille, habitait à Illar le grand roi Illar dont la ville porte le nom. C'était un magicien doué d'un grand pouvoir, mais pas assez puissant encore pour réaliser toutes ses ambitions. Aussi, par ses sortilèges, fit-il sortir des ténèbres l'être qu'on appelle Thag. Avec lui il scella un pacte par lequel Thag mettait son pouvoir illimité au service d'Illar tout le temps de sa vie ; en retour, le roi devait assurer un lieu d'habitation à Thag, un peuple d'esclaves et fournir une prêtresse pour pourvoir aux désirs de Thag. Nous sommes dans ce lieu. Je suis cette prêtresse, la dernière d'une longue lignée de femmes nées pour servir Thag. Les hommes des arbres sont ses... ses serviteurs inférieurs. «J'ai parlé très bas pour que les hommes des arbres n'entendent pas, car pour eux Thag est le centre et le foyer de la création, la fin et le commencement de toute vie. Mais à vous j'ai dit la vérité. — Mais que me veut Thag ? Ce n'est pas aux serviteurs de Thag de lui poser des questions. Alors qu'advient-il des hommes que Thag appelle auprès de lui ? reprit-il. — Il vous faudra demander cela à Thag. Elle détourna les yeux en parlant, rompant lien mental qui s'était établi entre eux avec une soudaineté qui laissa Smith stupéfait. Il continua de marcher à côté d'elle plus lentement, retenant un peu les doigts qui le tiraient. Peu à peu la sensation de rêve s'évanouissait, et une inquiétude commençait à naître dans les profondeurs de son esprit. Après tout, il n'y avait pas de raison qu'il se laissât conduire par cette prêtresse aux yeux blancs jusque dans la gueule même de son dieu. Elle l'avait attiré dans ce pays par ce qu'il savait maintenant avoir été une supercherie ; ne pouvait-elle en avoir de pires en réserve pour lui ? Elle ne le tenait, après tout, par rien de plus fort que l'étreinte de ses doigts, s'il pouvait garder les yeux détournés des siens. C'était là que résidait son vrai pouvoir, mais il pouvait le combattre s'il le voulait. Et il entendait plus clairement que jamais la bizarre note d'avertissement dans les chuchotements bruissants du peuple des arbres qui s'agitait toujours furtivement dans les feuilles. Le paysage crépusculaire s'était chargé de menaces et de maléfices. Soudain il prit une décision. Il s'arrêta, lâchant la main de la fille. — Je n'y vais pas, dit-il. Elle fit volte-face dans un tournoiement de sa splendide chevelure, les mots jaillissant de sa bouche en un torrent d'incohérence. Mais il ne se risqua pas à regarder ses yeux, et ses paroles n'avaient aucun sens pour lui. Résolument il lui tourna le dos, ignorant sa voix, et reprit le chemin par lequel ils étaient venus. Elle l'appela une fois, d'une voix haute et claire, qui semblait contenir un avertissement aussi net que celui des voix bruissantes du peuple des arbres, mais il continua son chemin avec obstination sans regarder en arrière. Elle éclata alors d'un petit rire moqueur, un rire qui souleva des échos inquiets dans son esprit bien après que son bruit se fût éteint dans le jour incertain. Quelques instants après, il jeta un regard en arrière, s'attendant à moitié à voir la forme lumineuse de son corps rayonnant toujours dans la clairière où il avait laissé la femme ; mais le paysage brouillé de tapisserie était vide, bien vide. Il poursuivit sa route au milieu d'un silence si profond qu'il lui faisait mal aux oreilles, et dans une solitude que ne troublait même pas la présence timide du peuple des arbres. Il avait disparu avec la créature éclatante, et tout le pays ombreux était désert. Smith cheminait à travers l'herbe sombre, écrasant les fleurettes sous ses bottes et se demandant vaguement s'il n'était pas fou. Quelle autre explication trouver à cette solitude silencieuse et indistincte qui l'avait engouffré ? Dans ce calme résonnant, dans cet isolement mortel, il continuait d'avancer. Quand il eut marché beaucoup plus de temps, lui sembla-t-il, qu'il n'aurait dû en falloir pour retourner à son point de départ, et ce sans voir la moindre trace de sortie, il commença à se demander s'il existait une voie permettant de sortir du royaume de grisaille de Thag. Pour la première fois il comprit qu'il n'était pas entré par une vraie porte. Il était simplement sorti d'une ombre, et, maintenant qu'il y pensait, il n'y avait pas d'ombres ici. La grisaille absorbait tout, laissant le paysage singulièrement plat, comme une image mal dessinée. Il regarda alors autour de lui, impuissant, tout à fait perdu, ne sachant même pas avec certitude la direction qu'il prenait, car il n'y avait rien qui pût lui servir de repère. Les arbres, les arbustes et la prairie fleurie s'étendaient toujours autour de lui, incertains dans l'immuable crépuscule. Ils semblaient continuer indéfiniment. Mais il reprit sa marche, peu désireux de s'arrêter à cause d'une étrange tension de l'air, comme si tous les arbres et arbustes brouillés attendaient fiévreusement, concentrés sur sa silhouette chancelante. Mais toute trace de vie animale s'était évanouie avec la disparition de la forme diaphane de la prêtresse. La tête basse, sans trop se préoccuper de l'endroit où il allait, il cheminait sur l'herbe fleurie. La sensation singulière d'un vide autour de lui fit enfin sortir Smith de sa marche léthargique. Il leva la tête. Il se trouvait à la lisière d'une rangée d'arbres, sombre et indistincte dans l'invariable demi-jour. Au-delà, ce qui le fit revenir à lui avec un sursaut et ouvrir des yeux incrédules, l'herbe se terminait dans le néant, se fondant par degrés imperceptibles dans un vide courbe — pas le genre de vide dans lequel un corps matériel peut tomber, mais un néant solide, se recourbant vers le zénith noir comme s'incurve l'intérieur d'une sphère. Aucune chose physique n'aurait pu v pénétrer. C'était un vide trop absolu, un vide inviolable qu'aucune force ne pouvait envahir. Il suivit des yeux l'arc de ce mur infranchissable. C'était donc là, le bout de l'étrange pays qu'Illar avait arraché à l'espace même. Cette voûte devait être la courbure de l'espace concret qui avait été tordu pour enclore le pays magique. On ne pouvait s'échapper par là. Il ne pouvait même pas s'approcher davantage de ce vide courbé. Il n'aurait pas pu dire pourquoi, mais cela éveillait en lui un malaise intérieur si puissant qu'après avoir regardé un moment il en détourna les yeux. Puis il haussa les épaules et suivit la ligne d'arbres qui le séparait du mur d'espace. Peut-être était-il interrompu quelque part. C'était un espoir insensé, mais le seul qui s'offrait. D'un pas lourd, il avançait sur le gazon fleuri. Combien de temps marcha-t-il le long de cette frontière presque imperceptible, il n'aurait pu le dire, mais après un intervalle indéfini de solitude grise, il commença peu à peu à s'apercevoir que des bruissements légers dans les feuilles s'étaient accentués depuis un moment. Il leva les yeux. Allant et venant parmi les arbres qui bordaient ce mur solide de néant, de petites formes indistinctes se faufilaient. Les hommes des arbres étaient revenus. Curieusement reconnaissant de leur présence, il poursuivit sa route un peu plus joyeux, sans prêter attention à leurs timides allées et venues, car Smith avait l'expérience des coutumes des peuples primitifs. Quand ils virent le peu d'intérêt qu'il leur portait, ils s'enhardirent ; leurs chuchotements s'amplifièrent. Et dans ces voix bruissantes il crut commencer à saisir des bribes familières. Perdu dans le charabia de leur langage, il lui parvenait de temps à autre à l'oreille un mot qu'il croyait reconnaître. Il garda la tête baissée, et les mains tranquilles, continuant de marcher avec un calme voulu qui commençait à donner des résultats. Du coin de l'œil il put voir qu'un petit homme brun était sorti du couvert et s'était arrêté à mi-chemin entre un buisson et un arbre pour observer le bizarre étranger, de haute taille. Rien n'arriva à cet audacieux, et bientôt un autre se risqua à s'arrêter entre les arbres pour regarder le marcheur tranquille. En peu de temps une petite bande du peuple des arbres marcha lentement, parallèlement à son chemin, contemplant avec toute la curiosité avide des êtres sauvages la forme cheminante de Smith. Et parmi eux les chuchotements bruissants se firent plus forts. Le terrain s'abaissait et dessinait un petit creux entouré d'arbres. Il y faisait un peu plus sombre et tandis qu'il en descendait la pente, il vit que dans la broussaille qui y poussait étaient adroitement dissimulées des huttes faites de buissons. Évidemment ce creux était un minuscule village où le peuple des arbres habitait. Il en eut la certitude en s'enfonçant dans l'obscurité de l'endroit. Les murmures devinrent un peu plus aigus et les plus téméraires de ses suiveurs trottèrent presque à son côté, babillant dans leur étrange jargon en syllabes étouffées dont la familiarité le tracassait toujours car elle éveillait en lui l'écho obsédant de mots qu'il connaissait. Quand il eut atteint le centre du creux, il se rendit compte que les petits êtres s'étaient déployés en rond autour de lui. Partout où il regardait, il rencontrait des petits visages anxieux et de gros yeux qui le dévisageaient. Il sourit en lui-même et s'arrêta, attendant gravement. Aucun d'eux ne semblait assez brave pour se faire le porte-parole des autres, mais plusieurs émirent un chuchotis précipité dans lequel il saisit les mots «Thag» et «danger» et «attention». Il reconnut le sens de ces mots sans leur retrouver dans son esprit une origine dans une langue qu'il connût. Il fronça ses sourcils décolorés par le soleil et se concentra davantage, s'efforçant d'arracher à ce curieux murmure bruissant quelque indication de sa racine originelle. Il avait des notions de plus de langages qu'il n'aurait pu se rappeler d'un coup, et il était difficile d'assigner ces mots épars à l'une de ces langues en particulier. Toutefois le mot «Thag» rappelait par sa consonance l'antique langue des Terres sèches qui, sur Mars, est considérée à la fois comme la pais vieille et la plus fruste de toutes les langues de la planète. Avec cet indice pour le guider, il commença à saisir d'autres syllabes qui y ressemblaient de loin. Elles étaient presque impossibles à reconnaître, étant beaucoup, beaucoup plus anciennes que les plus archaïques versions de cette langue d'une simplicité presque primitive. Et pendant un instant, il fut frappé d'une stupéfaction intense, quand il comprit la signification de ce qu'il écoutait. La race des Terres sèches n'est plus aujourd'hui qu'une poignée de demi brutes, dégénérées depuis l'époque reculée où ils formaient un peuple puissant à l'apogée d'une gloire presque oubliée. Ce temps est passé depuis des millions d'années, trop éloigné maintenant pour qu'il en reste une trace sauf dans le plus vague folklore. Et cependant ces petits hommes parlaient la langue rudimentaire de cette race comme on avait dû la parler à ses obscurs débuts, peut-être un million d'années avant le temps immémorial de son triomphe. Ce défilé de millénaires fit tourner la tête de Smith. Le fait que les timides habitants des buissons parlaient cette langue impliquait sans doute aussi que le roi sorcier oublié, Illar, avait peuplé son sinistre pays crépusculaire d'ancêtres des habitants actuels des Terres sèches. S'ils avaient la même langue, ils devaient avoir la même origine. Et l'inexorable faculté d'adaptation de l'espèce humaine avait fait le reste. Elle n'avait pas été plus douce ici que dans le monde extérieur, où les anciens hommes des plaines qui avaient vécu en nomades sur les vertes étendues de Mars avaient dépéri avec la fertilité de leur sol, s'étaient ratatinés pour atteindre finalement cet état de bêtes à la peau tannée. Ici, la même race avait décliné, engendré ces petits êtres furtifs, avec leur teint noiraud, leurs gros yeux écarquillés, et leurs voix qui ne s'élevaient jamais au-dessus d'un chuchotement. Quelles tragédies devaient se cacher derrière cette dégénérescence graduelle ! Tout autour de lui couraient toujours les murmures. Il commençait à soupçonner qu'après s'être cachés et avoir chuchoté pendant d'innombrables âges, leurs voix avaient perdu l'habitude de parler haut. Et il se demandait avec un petit frisson intérieur quelle terreur avait pu transformer un peuple libre et courageux en ces dérisoires créatures sauvages susurrant dans les broussailles. Les petites voix anxieuses parlaient maintenant avec véhémence, babillant toutes ensemble avec des chuchotements étranges, doux et bruissants. En se rappelant plus tard le temps indéfini qu'il avait passé dans ce creux, Smith s'en souvint comme d'un cauchemar curieux, où se mêlaient l'obscurité et l'aspect confus de la tapisserie, le silence de mort de tout ce pays ombreux, et ces voix timides, ces murmures, emplis de terreur et d'avertissement. Il fouilla dans ses souvenirs et en sortit une phrase ou deux retenues depuis longtemps, une forme archaïque de la langue immémoriale qu'ils parlaient. C'était la version la plus simple dont il pouvait se souvenir de la langue complexe maintenant utilisée, mais il savait que pour eux elle devait paraître fantastiquement étrange. Instinctivement il chuchota en parlant, et il eut l'impression d'être un acteur en scène quand il dit, dans cet antique idiome : — Je ne comprends pas. Parlez plus lentement. Un torrent de paroles salua cet emploi de leur langage. Puis il y eut beaucoup de chuchotements et de susurrements, puis deux ou trois d'entre eux se mirent laborieusement à réciter un discours compliqué, syllabe par syllabe. Ils parlaient toujours à deux ou trois. Jamais dans ses conversations avec eux, il ne s'adressa directement à un seul. Des millénaires de terreur leur avaient retiré toute franchise. — Thag, disaient-ils. Thag, le terrible ; Thag, l'omnipotent ; Thag, l'inévitable. Prenez garde à Thag ! Un instant, Smith se tint muet, leur souriant en dépit de lui-même. Il ne devait pas rester beaucoup d'intelligence non plus dans cette branche de la race, car un tel avertissement était certainement superflu. Mais ils avaient surmonté les affres de leur timidité pour le donner. Toute vertu ne leur avait donc pas encore été enlevée. Ils avaient malgré tout de la bonté et une sorte de courage désespéré profondément enraciné dans leur terreur. — Qui est Thag ? Réussit-il à demander, articulant avec peine les syllabes archaïques. Ils durent comprendre le sens sinon les mots, car un autre flot de murmures tumultueux passa sur la tribu attroupée. Puis comme auparavant, plusieurs entreprirent de répondre : — Thag, Thag, la fin et le commencement ; le centre de la création. Quand Thag respire le monde tremble. La terre a été faite pour être la demeure de Thag. Tout appartient à Thag. Oh, prenez garde ! Prenez garde ! Il reconstituait tout cela de leurs chuchotements confus, saisissant les fragments de mots qu'il connaissait et les assemblant en phrases. — Quel danger y a-t-il ? Put-il demander. — Thag a faim. Thag doit être nourri. C'est nous qui le... nourrissons, mais parfois il désire une autre pâture que nous. C'est alors qu'il envoie sa prêtresse attirer... de la nourriture. Oh, prenez garde à Thag ! — Vous voulez donc dire qu'elle — la prêtresse — m'a amené ici pour lui servir de nourriture ? Un chœur de murmures graves d'affirmation. — Alors pourquoi m'a-t-elle quitté ? — On ne peut pas échapper à Thag. Thag est le centre de la création. Tout est à Thag. Quand il appelle il faut obéir. Quand il aura faim, il vous prendra. Gardez-vous de Thag ! Smith réfléchit un instant en silence. Dans l'ensemble il était sûr d'avoir correctement compris leur avertissement, et il n'avait guère de raison de croire qu'ils ne savaient pas de quoi ils parlaient. Thag n'était peut-être pas le centre de l'univers, mais s'ils disaient qu'il pouvait appeler une victime de n'importe quel coin du pays, Smith n'était pas enclin à en douter. La bonne volonté avec laquelle la prêtresse l'avait laissé partir sans difficulté, oui, même son rire railleur, quand il y pensait, confirmaient cette histoire. Quoi que pût être Thag, on ne pouvait douter de sa puissance dans ce pays. Il décida soudain ce qu'il devait faire, et se tourna vers le petit peuple qui attendait fiévreusement. — De quel côté, se trouve Thag ? demanda-t-il. Une vingtaine de bras minces et bronzés se tendirent. Smith tourna la tête d'un air méditatif vers l'endroit qu'ils indiquaient. Dans cette pénombre immuable tout sens de l'orientation l'avait depuis longtemps abandonné, mais il repéra la direction aussi bien qu'il put d'après la disposition des arbres, puis se tourna vers les petits hommes, prêt à leur adresser un adieu cérémonieux. — Tous mes remerciements pour... commença-t-il pour être interrompu par un chœur de cris étouffés de protestation. Ils semblaient comprendre son intention, et leurs supplications se faisaient frénétiques. Une crainte anxieuse pour lui se lisait sur tous les petits visages terrifiés tournés vers le sien, et leurs yeux étaient emplis d'adjuration et de terreur. Il les considéra, embarrassé- — Il faut que j'y aille, réussit-il à dire. Ma seule chance est de prendre Thag par surprise, avant qu'il m'appelle. Il ne put savoir s'ils comprenaient. Leur babillage continuait sans diminuer, et ils allaient même jusqu'à poser leurs petites mains sur lui, comme s'ils voulaient l'empêcher par la force de partir vers la terreur de leurs vies. — Non, non, non ! Gémissaient-ils murmurant. Vous ne savez pas ce que vous cherchez ! Vous ne connaissez pas Thag ! Restez ici ! Prenez garde à Thag ! Un petit frisson de malaise passa dans le dos de Smith en les écoutant. Thag devait être vraiment terrible si seulement la moitié de cette alarme était fondée. Pour être tout à fait franc avec lui-même, il aurait grandement préféré rester dans la quiétude de ce creux caché, avec son illusion d'abri, aussi longtemps que cela lui serait permis. Mais il n'était pas de ceux qui cèdent facilement à leurs propres terreurs, et l'espoir brûlait toujours en lui avec force. Aussi redressa-t-il ses larges épaules et se dirigea-t-il carrément dans la direction que les habitants des arbres lui avaient indiquée. Quand ils virent qu'il était décidé à partir, leurs protestations se transformèrent en lamentables gémissements de chagrin. Laissant ce bruit de lamentations derrière lui il sortit du creux, comme un homme qui se mettrait en route aux accents de son propre chant funèbre. Quelques-uns des plus courageux l'accompagnèrent un peu, courant comme des ombres dans la broussaille et se glissant d'arbre en arbre avec une timidité si profondément enracinée que même lorsque aucun péril immédiat ne menaçait, ils n'osaient pas se déplacer ouvertement dans la demi obscurité. Leur présence était réconfortante pour Smith. Le désir, bien vain, de secourir la petite tribu harcelée de terreur montait en lui, gratitude inutile pour leur avertissement et leur amitié, leur réel chagrin de son départ, et leur bravoure étrange, paradoxale qui se manifestait même au beau milieu d'une terreur héréditaire. Mais il savait qu'il ne pouvait rien faire pour eux, n'étant lui-même pas sûr de pouvoir se sauver. Un peu de leur panique s'était communiquée à lui, et il avançait avec une gêne au creux de l'estomac. La peur de l'inconnu est une chose si poignante, qui se nourrit de sa propre appréhension, qu'il s'aperçut que ses mains commençaient à trembler un peu et que sa gorge devenait sèche. Les froissements et les chuchotements dans les broussailles diminuèrent au fur et à mesure que ceux qui l'accompagnaient l'abandonnaient un à un, les plus braves restant le plus longtemps, mais manquant finalement de courage, eux aussi, pour suivre Smith dans la direction dont toute leur vie on leur avait appris à se détourner. Bientôt il sentit qu'il était de nouveau seul. Il marcha plus vite, impatient de se trouver face à face avec ce monstre du pays de l'ombre et de dissiper au moins la crainte du mystère- Le silence était mortel. Pas un souffle n'agitait les feuilles, et le seul bruit était celui de sa respiration, le battement lourd de son cœur. Il sentit qu'il approchait. Le silence semblait le confirmer. Il dégaina le pistolet thermique sur sa cuisse. Dans le demi-jour immuable le terrain s'abaissait encore une fois pour former un autre creux, plus vaste. Il descendit lentement, tous ses sens à l'aguet du danger, ne sachant si Thag était animal ou humain ou élémentaire, visible ou invisible. Les arbres commençaient à s'éclaircir. Il sentit qu'il avait presque atteint son but. Il s'arrêta à l'orée de la dernière rangée d'arbres. Une clairière s'étendait devant lui au fond du creux, tranquille dans l'air sombre translucide. Impossible d'accommoder sa vue sur des contours précis, à cause de l'aspect confus de tapisserie de l'endroit. Mais quand il aperçut ce qui se dressait au centre même de la clairière il s'arrêta net, comme changé en pierre, et un choc glacial lui parcourut le corps. Mais il n'aurait su dire pourquoi. Car au centre de la clairière se dressait l'Arbre de Vie. Il en avait rencontré le symbole trop souvent en motifs et en ornements pour né pas le reconnaître, mais ici la chose fabuleuse était vivante, poussant réellement des racines solides dans l'herbe fleurie comme n'importe quel arbre. Mais celui-là ne pouvait pas être réel. Son mince tronc brun, d'aucune substance reconnaissable, lisse et luisant, montait selon la spirale traditionnelle ; ses douze branches fantastiquement recourbées s'infléchissaient délicatement de la tige centrale. Il n'avait pas de feuilles. Nul feuillage ne masquait la spirale serpentine brune du tronc. Mais au bout de chaque branche symbolique s'épanouissait une fleur d'un rose sanglant si vif qu'il pouvait à peine la fixer de ses yeux éblouis. Seul cet arbre, parmi tous les objets du pays ombreux, était nettement distinct à la vue, terriblement distinct. Les mots ne sauraient décrire la menace stupéfiante suspendue dans ses branches. Smith en avait la chair de poule, pourtant il n'arrivait pas, en dépit de toute son attention, à comprendre pourquoi le péril était si criant. Selon toutes apparences ne se dressait ici qu'un fabuleux symbole miraculeusement venu à la vie ; mais il s'en émanait une si forte menace de danger que Smith sentit sa nuque se hérisser. Ce n'était pas un danger ordinaire. Une terreur sans nom, étouffante, paralysante, lui serrait la gorge tandis qu'il contemplait la beauté menaçante de l'Arbre. Les courbes de ses branches semblaient dessiner un motif si épouvantable que son cœur battait plus fort. Mais il ne parvenait pas à deviner pourquoi, bien qu'il sentît que la réponse n'était qu'à peine hors de la portée de son esprit conscient. Dès ce premier regard tous ses instincts se révoltèrent, tandis que sa raison cherchait en vain une explication. Car l'Arbre n'était pas simplement une plante. Il était animé, sinistrement animé. Smith n'aurait pas pu dire comment il le savait, car l'Arbre se dressait immobile dans sa clairière vide, sans qu'une de ses branches tremblât, néanmoins plus terriblement vivant dans son immobilité qu'aucun être animé. Sa vue éveillait en Smith un désir insensé de s'enfuir, de mettre des mondes entre lui et cette chose inexplicablement épouvantable. Le péril que recelait cet arbre provoquait des impulsions démentes dans son cerveau, y faisait venir presque à terme de folles idées : le besoin désespéré de ne plus voir cette chose blasphématoire, de s'arracher les yeux plutôt que de contempler plus longtemps la grâce dangereuse de ses branches, de s'égorger pour ne pas habiter un monde qui contenait une vision aussi effroyable que l'Arbre. Tout cela produisait un martèlement fou dans son cerveau. Il avait assez d'énergie pour l'isoler dans un recoin écarté de sa conscience où cela bouillonnait et hurlait, à demi négligé, tandis qu'il mettait à profit le sang-froid, maîtrise de soi que la vie des routes de l'espace lui avait inculquée, pour résoudre la question urgente. Mais même ainsi sa main se refermait moite et tremblante sur la crosse de son pistolet, et. Sa respiration raclait dans sa gorge sèche. Pourquoi, se demandait-il, déterminé à reprendre tout son sang-froid, pourquoi la simple vue d'un arbre, même aussi fabuleux que celui-ci éveillerait-elle une terreur si insensée ? Quel péril invisible pouvait cacher un arbre si effrayant que son horreur vivante suffisait à affoler un homme du seul fait de cette présence invisible ? Il serra les dents et examina résolument la terrible beauté qui se dressait dans la clairière, dominant la panique morbide qui lui serra la gorge quand ses yeux s'obligèrent à fixer l'Arbre. Peu à peu sa répulsion se calma. Après ce moment de cauchemar, il trouva la force de maîtriser son horreur pour permettre à la raison de se manifester de nouveau. En maintenant rigoureusement cette terreur éperdue sous la surface du conscient, il regarda résolument l'Arbre. Et il sut que c'était Thag. Ce ne pouvait être rien d'autre, car sûrement deux choses aussi terrifiantes ne pouvaient habiter un seul pays. Ce devait être Thag, et il comprenait maintenant l'épouvante immémoriale dans laquelle se tenait le peuple de la forêt, mais il ne saisissait pas encore de quelle manière Thag les menaçait physiquement. Cette épouvante inexplicable était un péril pour l'existence même de l'esprit, mais sûrement un arbre enraciné, aussi terrible qu'il fût à regarder, ne pouvait représenter un grand danger réel. Tout en raisonnant, ses yeux fouillaient sans cesse parmi les branches cherchant l'explication de leur aspect terrible. Après tout, cela n'avait que l'apparence d'un motif ancien, et dans ce motif il n'y avait rien d'épouvantable. L'Arbre de Vie constituait l'ornement dessiné sur la margelle du puits d'Illar à travers l'ombre duquel il était entré ici, et rien dans ce grillage de bronze n'avait éveillé de terreur. Alors pourquoi ? Quelle menace vivante se cachait au milieu de ces branches pour les tordre en courbes horrifiques ? Un fragment de vieille poésie lui passa dans l'esprit tandis qu'il regardait, perplexe : Quelle main ou quel œil immortel A pu concevoir ta redoutable symétrie ? Et pour la première fois le sens véritable de «redoutable symétrie» lui sauta à l'esprit. C'était bien plus qu'une intervention humaine qui avait pu insuffler dans ces courbes subtiles tant d'horreur, et une si effroyable beauté, que leur simple vue faisait sursauter et revivre ces craintes ataviques qu'il avait tant de peine à contenir. Un frémissement passa sur l'Arbre. Smith s'immobilisa, pétrifié, les yeux écarquillés. Nul souffle de vent n'était passé dans la clairière, mais l'Arbre s'animait avec une grâce lente et serpentine, tordant ses branches nonchalamment en une affreuse caricature de plaisir voluptueux. Les fleurs rouge sang se déployaient comme le capuchon d'un cobra, enflant et étalant leurs pétales, et rayonnant "d'une teinte si éblouissante qu'elle dépassait les limites de la couleur et éclatait en pure lumière. Mais ce n'était pas vers Smith qu'elles se tendaient. Elles se recourbaient du tronc central vers l'autre extrémité de la clairière. Au bout d'un instant, Smith arracha ses yeux de ces branches, d'une flexibilité atroce, indescriptible, et chercha à voir la cause de leur agitation. Une éclatante blancheur lumineuse était apparue parmi les arbres. La prêtresse était revenue. Il la vit marcher lentement vers l'Arbre, avec une grâce précise et délicate, une souplesse aussi ravissante que le mouvement de l'Arbre- Sa fabuleuse chevelure se balançait autour d'elle en un manteau ondulant qui s'écartait à chaque pas sur la beauté diaphane de son corps. Elle avançait droit vers l'Arbre, et toutes les fleurs flamboyaient d'un éclat plus vif à son approche, les branches s'allongeaient vers elle, vibrantes d'ardeur. Toute prêtresse qu'elle fût, il ne pouvait pas croire qu'elle allait approcher jusqu'à le toucher cet Arbre dont la vue soulevait tant de répulsion instinctive dans toutes les fibres de son être. Mais elle ne dévia ni ne ralentit sa marche. Avançant délicatement sur l'herbe fleurie, d'une luminosité arrogante dans le demi-jour, si bien que son corps semblait devenu le centre de tout le paysage dans lequel elle se mouvait, elle approcha de son dieu horriblement impatient. Elle était maintenant sous l'Arbre, son tronc s'était recourbé sur elle et elle levait les bras comme une femme vers son amant. Avec une lenteur caressante, les branches aux extrémités de flamme se coulèrent autour d'elle. Dans cette étreinte incroyable elle resta longtemps immobile. L'Arbre se courbait de toutes ses branches serpentines, la femme se tendait vers lui, la tête rejetée en arrière, le corps dégagé du manteau ondulant de sa chevelure, et elle levait son visage vers les fleurs palpitantes. Les branches resserrèrent leur enlacement. Les fleurs se rapprochèrent, s'inclinant tout autour d'elle, la touchant très doucement, tournant leurs faces éclatantes vers son corps diaphane. L'une d'elle plana au-dessus de son visage, trembla et effleura légèrement sa bouche. Et le frémissement de l'Arbre sembla passer à travers le corps de la fille qu'il étreignait. L'horreur incroyable de cet embrassement dépassa soudain ce que Smith pouvait supporter. Toutes ses terreurs, maîtrisées si rigoureusement, échappèrent sans avertissement à tout contrôle et se répandirent en lui en un flot de répulsion aveugle. Un gémissement s'étrangla dans sa gorge et, sans qu'intervienne sa volonté, il fit volte-face et se précipita à l'abri des arbres, les mains devant les yeux dans l'intention bien vaine d'effacer la vision d'atroce beauté dont l'éclat restait gravé au fer rouge dans son cerveau. Il s'enfuit à l'aveuglette parmi les arbres, sans autre pensée dans son esprit éperdu de terreur que la nécessité de courir, courir, courir jusqu'à n'en pouvoir plus. Il avait abandonné toute tentative de raisonnement et de réflexion, il ne se souciait plus de savoir pourquoi la beauté de l'Arbre était si épouvantable. Il savait seulement qu'il lui fallait courir et courir jusqu'à ce qu'il eut l'espace tout entier entre lui et sa symétrie. Il ne sut jamais ce qui mit fin à cette folie frénétique. Quand le sens lui revint, il était couché le visage contre terre sur la prairie parsemée de fleurs, dans un silence d'une lourdeur pénible. L'herbe était fraîche contre sa joue. Un instant, il lutta contre le reflux de la mémoire dans son esprit vide. Quand lui vint le souvenir de l'horreur qu'il avait fuie, il se dressa d'un bond de fauve et de ses yeux pâles scruta, autour de lui, l'immuable demi-jour. Il était seul. Pas même un froissement dans les feuilles ne signalait la présence du peuple de la forêt. Il resta en alerte, se demandant ce qui l'avait réveillé, et ce qui allait arriver. Il ne demeura pas longtemps dans l'incertitude. La réponse striait, très faiblement dans le calme douloureux, murmure infinitésimal, incroyablement lointain qui cependant perçait ses tympans comme de petites aiguilles. Retenant son souffle, il s'efforça d'écouter. Rapidement le son s'amplifia. Il mordait sur le silence, devenant plus perçant et vibrant jusqu'à ce que son onde aiguë atteignît le centre de son cerveau. Et il grandissait toujours, s'enflant de plus en plus dans le monde ombreux, en cadences qui s'arrondissaient en une sorte de musique bizarre et prenaient une douceur si insupportable que Smith se boucha les oreilles pour tenter, bien inutilement, de ne plus l'entendre. Impossible. Elle résonnait avec une intensité croissante dans les fibres de son être, le perçant de milliers de minuscules pointes de musique dont les trilles possédaient une intolérable beauté. Il avait l'impression de sentir dans leur acuité la vibration d'une énergie sans nom, plus forte que tout ce que l’homme a jamais pu produire, l'écho du ronflement de quelque dynamo cosmique. Le son devenait plus suave en se renforçant, d'une suavité étrange, inexplicable. C'était une musique qui n'avait rien de comparable avec tout ce qu'il avait déjà pu entendre, plus pleine et plus complète qu'aucune mélodie composée de notes séparées- De plus en plus, il eut la certitude que c'était le chant d'une formidable puissance, bourdonnant, vrombissant et allant crescendo dans le crépuscule. Tout le pays incertain n'était plus que le réservoir frissonnant d'un bruit qui emplissait tout son être conscient de son bourdonnement, chassant toutes autres pensées et perceptions, jusqu'à ce qu'il ne fût plus qu'un coquillage vide qui vibrait en réponse à son appel. Car c'était un appel. Personne n'aurait pu écouter cette intolérable douceur sans ressentir la nécessité d'en rejoindre la source. Tout au fond de son esprit Smith se souvint de l'avertissement du peuple de la forêt «Quand Thag appelle, il faut obéir.» Il ne se le rappela pas consciemment, car toute sa conscience répondait au chant de sirène de l'air. A peine conscient de bouger, il s'était dirigé vers son origine, trébuchant aveuglément à travers la prairie fleurie sans autre pensée dans son cerveau débordant de musique que le besoin de répondre à ce délicieux appel vibrant de puissance. Devant lui se mouvaient d'autres formes, petites, la peau sombre, extatiques, saisies comme lui-même par la mélodie hypnotique. Le peuple de la forêt avait oublié même sa crainte innée à l'appel de Thag, et marchait délibérément à découvert dans le demi-jour, perdu dans la merveilleuse harmonie. Smith allait avec les autres, aveugle et sourd à tout autour de lui, ne vivant que pour une seule chose, ce chant de sirène. Sans s'en rendre compte, il refit le trajet de sa fuite éperdue dans les arbres et les buissons, descendant la pente qui conduisait au creux où était l'Arbre, parmi les broussailles qui s'éclaircissaient jusqu'à la dernière rangée de feuillage qui marquait la lisière de la clairière. L'appel était devenu d'une intensité si insupportable, d'une douceur si intolérable que par sa force même il libéra une partie de son esprit stupéfié quand il dépassa les bornes de l'audible et s'éleva vers des extases inaccessibles aux sens. Et quoiqu'il le maintînt toujours plus étroitement envoûté, un coin sensé de son cerveau commençait à comprendre. Pour la première fois, il reprit conscience du danger, et petit à petit le monde réapparut autour de lui. Il regarda stupidement l'herbe qui reculait sous ses pas. Il leva une tête lourde et vit que les arbres ne s'élevaient plus autour de lui, qu'une clairière ombreuse s'étendait de tous les côtés vers la bordure de forêt qui l'entourait, que la musique émanait d'une source si proche que... que... L'Arbre ! La terreur bondit en lui comme une bête sauvage. L'Arbre, palpitant avec une netteté révoltante dans l'air épais, se tordait au-dessus de lui, ses fleurs rayonnant d'un éclat sanglant, et toutes ses branches vibrant et ondulant au son de ce chant maléfique. Puis il perçut la blancheur ravissante, lumineuse de la prêtresse dont le corps s'infléchissait en même temps que les branches, et dont la chevelure, dans son balancement, dévoilait la beauté. Suffoqué par une terreur frénétique, il rassembla toutes les forces qui étaient en lui pour s'enfuir, pour courir de nouveau comme un fou hors de l'épouvantable clairière, et se soustraire à la menace de l'Arbre sous la masse de l'espace entier. Au cours de toute sa lutte intérieure, la panique tambourinait à un rythme fou dans son cerveau, mais son corps sans volonté continuait d'aller tout droit vers la hideuse beauté de l'être qui chantait comme une sirène et se dressait au-dessus de lui. Dès le début il avait senti subconsciemment que c'était Thag qui appelait, et maintenant, en plein centre de cet océan d'énergie vibrante, il savait. Ensorcelé par la musique, il marchait. Dans toute la clairière, d'autres victimes hypnotisées avançaient lentement avec un mouvement mécanique et de grands yeux éperdus. Il regarda un groupe de petites victimes approcher pas à pas des branches vibrantes de l'Arbre. La prêtresse vint à leur rencontre, les bras tendus. Il la vit prendre le premier doucement par la main. Paralysé par une incrédulité horrifiée, il la regarda conduire le petit être raidi vers l'Arbre fabuleux dont les branches se tendaient comme des serpents affamés, et dont les grandes fleurs luisaient d'une teinte avide. Il vit les branches se tordre et s'allonger vers leur proie, frémissantes de désir. Puis, avec l'élan d'un tigre, elles s'en saisirent et le malheureux fut arraché aux mains de la prêtresse, soulevé dans les branches qui s'enroulèrent autour de lui en un nœud de vipères qui le cacha un instant à la vue. Smith entendit une plainte aiguë, affreuse, sortir de ce fouillis de branches agitées, un hurlement atroce qui contenait un tel infini d'épouvante et de compréhension qu'il ne put qu'en déduire que les victimes de Thag, au moment de leur funeste destin, devaient apprendre le secret de son horreur. Après cet unique et effroyable cri, ce fut le silence. En un instant les branches se séparèrent de nouveau sur le vide. Le petit sauvage s'était évanoui comme une fumée dans leur entrelacement, trop rapidement pour avoir été dévoré ; on aurait plutôt cru qu'il avait été transporté dans une autre dimension au moment où les branches voraces l'avaient dissimulé. Avec leur extrémité de flamme, avides, elles s'inclinaient maintenant vers une autre victime que la prêtresse amenait sereinement. Les jambes rebelles de Smith continuaient de le porter en avant, de plus en plus près du péril qui planait au-dessus de sa tête. La musique vibrait comme une souffrance. Maintenant il était si près qu'il pouvait voir en détail les bouches fleurs avides qui se tournaient vers lui. Les branches vibraient et se redressaient comme des cobras, s'allongeant inexorablement vers son impuissance frémissante. La prêtresse tournait son pâle visage calme vers le sien. Les courbes et les arcs changeants des branches dessinaient des motifs d'horreur absolue dont il ne pouvait toujours pas comprendre la signification ; tout ce qu'il comprenait, c'était qu'ils devenaient plus épouvantables au fur et à mesure qu'il en approchait. Pour la dernière fois, la question insistante fulgura dans son cerveau, pourquoi — pourquoi une chose aussi simple que cet Arbre fabuleux était-elle douée d'une terreur intrinsèque assez puissante pour emplir son âme de répulsion. Pour la dernière fois — car en cet instant de cauchemar où il attendait leur contact alors que la musique débordait d'une intensité insupportable, déchirante, dans ce dernier moment avant que les bouches fleurs ne le saisissent, il vit. Il comprit. Les yeux enfin ouverts par la suprême atrocité du moment, il vit le vrai Thag. Obscurément il sut que jusqu'à présent la chose avait été si effrayante que ses yeux avaient refusé d'en accepter l'existence, son cerveau d'en reconnaître la possibilité. Cela avait été littéralement trop terrible à voir, quoique son instinct perçût la présence d'une horreur infinie. Mais, dans l'envoûtement de ce chant insensé, hypnotique, un instant avant que l'intolérable épouvante l'engloutisse, ses yeux s'ouvrirent tout grands, et il vit. Cet arbre n'était que la silhouette de Thag, dessinée en trois dimensions sur la pénombre. Ses branches, affreusement recourbées, n'étaient que les simples contours de Thag, et cependant elles l'avaient écœuré d'une répulsion instinctive. Mais maintenant, en le voyant dans son horrible réalité, son esprit était trop engourdi pour faire davantage qu'enregistrer sa présence : Thag, planant monstrueusement entre le sol et le ciel, fluant et refluant, houleux, dans le demi-jour translucide, attaché au sol par le tronc souple de l'Arbre et s'allongeant voracement vers la pâture hypnotisée que son appel avait amenée sans défense dans ses griffes. Un à un il les enlevait, un par un il les absorbait dans la vaste horreur invisible de son être. C'était donc la raison pour laquelle ils disparaissaient si instantanément, aspirés dans les replis d'une chose trop épouvantable pour être perçue par des yeux normaux. La prêtresse venait vers lui. Au-dessus d'elle, les branches se recourbaient et s'inclinaient. Malheureusement, paralysé d'horreur, Smith leva son regard vers l'énorme masse de Thag tandis que la musique bourdonnait intolérablement dans son cerveau contracté — Thag, la chose monstrueuse sortie des ténèbres, évoquée par Illar et ses sortilèges à l'époque bien oubliée où Mars était une planète verte. Absurdement son esprit erra parmi les ramifications de ce qui était advenu dans un passé si lointain que le temps lui-même en avait perdu le souvenir, refusant d'admettre le destin qui s'abattait sur lui. Il eut une nuance de respect pour le sorcier disparu depuis des millénaires qui avait osé mettre un être comme celui-là à ses ordres — cette immense chose, aveugle, planante, affamée de chair humaine, invisible même de si près à l'exception de ses terribles contours qui éveillaient en lui la panique à chaque mouvement de l'Arbre à la redoutable symétrie. Tout cela traversa en éclair son esprit stupéfié à l'instant où la clarté aveuglante de compréhension y jaillit. Puis la blancheur lumineuse de la prêtresse flotta devant son regard hypnotisé. Ses mains avaient pris la sienne, guidant ses pas mécaniques, le conduisant tout doucement vers… vers... Les branches ondulantes s'abattirent brusquement, droit vers son visage. En un sursaut, l'horreur infinie du moment le galvanisa, l'arracha à sa paralysie. Pourquoi, il n'aurait pu le dire. Il n'est pas donné à beaucoup d'hommes de connaître l'essence ultime de toute l'horreur, concentrée en une unité fondamentale. Pour la plupart elle aurait eu le même effet paralysant jusqu'à l'instant même de la destruction. Mais en Smith il devait y avoir un fond de violence subtile, une force vive inébranlable, inexorable sur laquelle la structure de toute sa vie était érigée. Rares sont ceux qui la possèdent. Et quand cette intensité suprême de terreur atteignit les assises dé son être, plongea par son cerveau et son âme jusqu'au... tréfonds de lui-même, elle en fit jaillir une étincelle de révolte... du barbare inflexible qui y était enfoui, avec assez de force pour que le choc le sorte de sa stupeur. Libre d'agir, sa main se détendit comme un ressort, d'elle-même, et partit droit vers la crosse de son pistolet thermique. Il le dégainait quand les branches de l'Arbre l'arrachèrent aux mains de sa prêtresse. Les fleurs flamboyantes brûlèrent sa peau en se refermant sur lui, les branches ardentes l'étreignirent comme des doigts voraces. L'Arbre entier était chaud et cette caricature affreuse de vie charnelle palpitait en le soulevant dans cette haute masse d'horreur surnaturelle. Les branches terminées de fleurs s'élevèrent instantanément. Smith luttait comme un démon pour dégager sa main armée de leur enlacement. Pour la première fois Thag rencontrait une révolte dans ses griffes mêmes. L'extase de la musique qui avait retenti dans les oreilles de Smith si puissamment que, maintenant, elle semblait presque un silence, se muait en colère. Les branches se resserrèrent avec une insistance ardente, soulevant la victime rebelle vers la masse monstrueuse, indescriptible, de Thag. Mais même au cours de leur montée, Smith se tordait dans leur étreinte pour amener sa main à une position d'où il pourrait foudroyer le tronc de l'Arbre. Il savait intuitivement la futilité de tirer dans la masse impondérable de Thag. Thag n'était pas du monde qu'il connaissait ; l'éclair thermique pouvait bien être inoffensif pour l'être formidable qui planait dans la pénombre. Mais c'était à la racine de l'Arbre, où l'être essentiel de Thag passait de l'impondérable au matériel, s'enracinant dans le sol, qu'il devait être vulnérable, si du moins il l'était. Se débattant dans les anneaux serrés, chauds, respirant l'essence sans nom de l'horreur, Smith luttait pour libérer sa main. La musique se transformait, perdant son harmonie et se fondant rapidement en un énorme grondement d'énergie vibrante qui augmentait d'intensité tandis que les branches le hissaient dans la masse monstrueuse de Thag. Aveuglé et étourdi par la force qui tempêtait à travers tous les atomes de son corps, il arracha sa main dans un dernier effort convulsif, et tira. Il vit un jet de flamme jaillir en un éclair éblouissant et filer droit sur le tronc au-dessous de lui. Il entendit le grésillement de matière désintégrée. Il vit le tronc frémir convulsivement jusqu'à ses racines, et un tremblement horrible secoua l'Arbre fabuleux tout entier. Mais avant que ce frémissement pût monter à lui par les branches, le vrombissement de la dynamo vivante qui se refermait sur son corps s'exaspéra en un paroxysme d'intensité jusqu'à un silence vibrant. Puis, sans avertissement, le monde explosa. Tout ceci se produisit si instantanément que l'écho du grondement du coup de revolver ne s'était pas encore tu, qu'un bruit d'une force inouïe, éclata au centre même de son être. Sous son effroyable puissance tout vacilla et s'effondra dans l'oubli. Il se sentit tomber... Une étrange lumière pénétrante qui tombait sur ses yeux fermés éveilla Smith peu à peu. Il souleva des paupières lourdes et vit l'orbe imperturbable et rapide du satellite le plus proche de Mars. Il resta un moment étendu, les yeux clignotant d'ahurissement avant que la mémoire lui revînt. Puis il s'assit péniblement, le corps tout endolori, et son regard erra sur une scène de destruction épouvantable. Il était au milieu d'un énorme cratère, qui ne contenait que de la pierre pulvérisée. Autour, déchiquetées dans le clair de lune mouvant, se dressaient les ruines de l'immémoriale Illar. Mais elles n'étaient plus empilées les unes sur les autres en une parodie de la ville qu'elles avaient formée autrefois. Une force plus puissante qu'aucun explosif humain semblait les avoir bouleversées avec une telle violence que leurs atomes en avaient été disloqués et qu'elles s'étaient écroulées. Et en plein centre de la dévastation Smith gisait, indemne. Il considéra, confondu, les ruines baignées de lune. Dans le silence, il lui sembla que dans l'air des vibrations s'entrechoquaient encore. Et en regardant, il comprit qu'il n'y avait qu'une force qui ait pu causer un tel ravage parmi ces pierres antiques : celle qui avait fait vrombir intolérablement la dynamo vivante de Thag, cette énergie si formidable que l'espace lui-même s'était recourbé pour l'enfermer. Soudain il saisit ce qui était arrivé. Ce n'était pas le roi Illar, mais Thag lui-même qui avait tordu les murs d'espace pour enfermer le monde ombreux. Seule la force vivante de Thag avait pu les maintenir courbés pour isoler et le rendre inviolable, le petit pays infesté de terreur. Et, lorsque les racines de l'Arbre cédèrent, l'ancrage de Thag dans le monde matériel se rompit. Dans un énorme dégagement d'énergie inconcevable les murs tordus d'espace avaient cessé de se refermer. La courbe d'espace solide était brusquement revenue à sa forme originelle, rejetant le pays et tous ses habitants dans... Son esprit se refusait à imaginer dans quelle ultime dimension ces habitants avaient dû disparaître. Lui seul, enveloppé profondément dans l'essence même de Thag, n'avait pas été touché par la violence incommensurable de l'explosion. Aussi, quand la courbe d'espace tordu avait cessé d'être, et que l'emprise de Thag sur la réalité s'était brisée, Smith avait dû retomber de ses replis qui se dissolvaient à l'endroit où l'Arbre s'était dressé dans le monde enclos d'espace ; et quand le sol s'était évanoui, il avait dû choir à l'endroit même d'où il avait été arraché à l'instant de l'anéantissement du pays obscur. Cela avait dû se produire après que la terrible force de l'explosion se fut épuisée, avant que Thag osât retourner à travers les murs mouvants d'énergie vers sa lointaine origine. Smith soupira, porta la main à sa tête bourdonnante, et se remit lentement sur pieds. Combien de temps s'était écoulé, il ne pouvait le deviner, mais il lui fallait présumer que la Garde interplanétaire le recherchait toujours. Avec lassitude, il se mit en route, et commença à traverser le cercle de destruction pour gagner le plus proche abri qu'offrait Illar. Dans le clair de lune, la poussière se soulevait en petits nuages fantomatiques sous ses pas. LA SOIF NOIRE Northwest Smith appuya la tête contre le mur de l'entrepôt et scruta le ciel sombre de la nuit vénusienne. Le quartier des quais était très calme ce soir, très dangereux. Smith n'entendait d'autre bruit que le clapotis éternel de l'eau contre les pilotis mais il savait tous les dangers, la mort subite, qui guettaient dans l'ombre muette, et peut-être éprouvait-il une certaine nostalgie à regarder les nuages qui cachaient un bel astre vert suspendu à l'horizon — la Terre, sa planète natale. Et s'il y pensait, il devait avoir un léger sourire sarcastique, car Northwest Smith n'avait plus d'attache avec elle, et la Terre ne l'aurait pas accueilli avec beaucoup de bienveillance en ce moment. Il était tranquillement assis dans le noir. Au-dessus de lui, dans le mur de l'entrepôt, une fenêtre mal éclairée projetait un rectangle de blancheur sur le quai humide. Smith se rencogna dans l'angle d'ombre que découpaient les rayons obliques, se tenant un genou. Bientôt il entendit des pas légers. Peut-être attendait-il un bruit de pas ; car il tourna vivement la tête et écouta, mais ce n'étaient pas des pas d'homme qu'on entendait avancer avec tant de légèreté sur les planches, et le front de Smith se plissa. Une femme, ici, sur ce quai ténébreux, la nuit ? Même les dernières des filles des rues vénusiennes n'osaient s'aventurer dams ce quartier là, les nuits où les navires de l'espace n'étaient pas là. Et cependant le claquement léger des pas d'une femme s'entendait distinctement maintenant. Smith se renfonça davantage dans l'ombre et attendit. Et elle arriva, tache toute noire dans l'obscurité, à part le petit triangle de blancheur de son visage. Lorsqu'elle passa sous la traînée lumineuse qui tombait de la fenêtre, il comprit soudain pourquoi elle osait fréquenter ces parages et qui elle était. Un long manteau noir la dissimulait, mais la lumière éclairait son visage en forme de cœur sous le petit tricorne de velours que portent les femmes vénusiennes, et tombait aussi sur des ondulations de cheveux cuivrés à demi cachés. A ce ravissant visage triangulaire et cette chevelure ardente, il la reconnut pour l'une des vierges Minga — ces merveilles qui depuis les origines de l'Histoire sont élevées dans la citadelle Minga pour leur beauté et leur grâce, comme sont élevés les chevaux de course sur la Terre, et instruites dès leur plus tendre enfance dans l'art de charmer les hommes. Sur les trois planètes, il n'est guère de seigneur qui, si sa fortune le lui permet, ne cherche à avoir à sa cour une de ces exquises créatures, aux membres déliés, au teint de lait, avec leur chevelure cuivrée et leur joli visage ardent. Les rois de bien des nations et de bien des peuples ont répandu leurs richesses à la porte de la Minga, et des filles d'or et d'ivoire en sont sorties pour embellir mille palais, et il en a toujours été ainsi depuis que Ednes s'est établie sur le rivage du Grand Océan. Cette fille marchait sans crainte d'être molestée parce qu'elle possédait la beauté qui dénotait sa race. La main lourde de la Minga s'étendait protectrice sur sa tête cuivrée, et pas un homme sur les quais n'ignorait les châtiments redoutables qu'il subirait s'il osait seulement poser le doigt sur la blancheur laiteuse d'une vierge Minga — châtiments terribles, qui font peureusement chuchoter les hommes en buvant des verres d'alcool ségir dans les bouges des ports de bien des pays, châtiments mystérieux, indicibles, plus épouvantables que tout ce qu'un couteau ou un pistolet thermique peut infliger. Et ces dangers montaient aussi la garde aux portes de la citadelle Minga. La chasteté des filles Minga était proverbiale, presque un slogan commercial. Cette fille marchait avec plus de tranquillité et de sécurité qu'une religieuse parcourant les rues des bas quartiers, la nuit, sur la Terre. Mais même ainsi, ces filles ne franchissaient que très rarement les portes de la citadelle, et jamais seules. Smith n'en avait jamais vu auparavant, sauf de loin. Il se déplaça un peu, pour mieux la voir au passage, et pour chercher l'escorte qui devait sûrement la suivre à courte distance, quoiqu'il n'entendît pas d'autres pas que les siens. Son léger mouvement attira l'attention de la fille. Elle s'arrêta, scruta plus attentivement l'ombre, et dit d'une voix aussi douce que le miel : — Aimeriez-vous gagner une pièce d'or, mon brave ? Un éclair de perversité arracha Smith à son langage habituel peu châtié, et il répondit de sa voix la plus distinguée, en un haut vénusien impeccable. — Non, je vous remercie. La fille resta immobile un moment, essayant vainement de voir son visage dans le noir. Lui pouvait voir le sien, ovale pâle dans la lumière de la fenêtre, tendu, surpris. Puis elle écarta son manteau et la- lumière incertaine étincela sur le bottier d'une lampe de poche quand elle appuya sur le bouton. Un rayon blanc l'aveugla. Un instant la lumière s'arrêta sur lui; il se tenait négligemment appuyé contre le mur, revêtu de son cuir de navigateur de l'espace avec ses brûlures et ses déchirures, son pistolet thermique enfermé dans son étui bas sur sa cuisse, et son visage basané, balafré, tourné vers elle, avec des yeux de la couleur pâle de l'acier, rétrécis par l'éblouissement. C'était un visage caractéristique- Il allait bien ici, sur ce quai, dans ces rues sombres et dangereuses. Il appartenait au genre d'hommes qui fréquentent de tels endroits, ces hors-la-loi qui hantent les routes de l'espace et vivent par la force du pistolet thermique, dangereusement, mais prudemment hors de la portée de la Garde interplanétaire. Mais il y avait plus que cela sur ce visage bronzé et tourné vers la lumière. Elle avait dû s'en rendre compte en braquant impitoyablement sa lumière sur lui, entrevoir un reste lointain d'éducation et de race qui faisait que l'accent cultivé de son haut vénusien ne choquait pas. Et les yeux incolores se moquaient d'elle. — Non, dit-elle, éteignant sa lampe. Pas une pièce d'or, mais cent. Et pour une autre tâche que celle dont je parlais. — Non, merci, dit Smith, sans se lever. Veuillez m'en excuser. — Cinq cents, dit-elle sans l'ombre d'une émotion de sa voix onctueuse. Dans l'obscurité les sourcils se froncèrent. Il y avait quelque chose de fantastique dans la situation. Pourquoi ?... Elle avait dû comprendre sa réaction presque en même temps que lui, car elle reprit. — Oui, je sais. Cela paraît insensé. Voyez-vous, je vous ai reconnu dans la lumière tout à l'heure. Voulez-vous ?... Pouvez-vous ?... Je ne peux pas vous expliquer ici dans la rue... Smith observa le silence pendant trente secondes, tandis qu'un fulgurant débat s'agitait dans les recoins de son esprit circonspect. Puis il sourit en lui-même dans l'ombre et dit : — Je viendrai. (Et il se dressa enfin sur ses pieds :) Où ? — Route du Palais aux limites de la Minga. La troisième porte à gauche à partir du porche central. Dites au gardien : Vaudir. — C'est... — Oui, mon nom. Vous viendrez dans une demi-heure ? Un instant encore, Smith fut près de refuser. Puis il haussa les épaules. — Oui. — A la troisième heure, donc. Elle fit le petit geste vénusien d'adieu et se serra dans son manteau. Avec la teinte sombre du vêtement, et la légèreté de ses pas, elle s'évanouit presque sans bruit dans l'obscurité, mais les oreilles exercées de Smith l'écoutèrent longtemps s'éloigner dans la nuit. Il resta là à écouter le dernier écho des pas sur le quai. Il attendit patiemment, mais l'étonnement l'étourdissait un peu. L'inviolabilité légendaire de la Minga n'était-elle qu'une tromperie ? Laissait-on parfois ces filles étroitement gardées se promener seules la nuit, et donner des rendez-vous comme bon leur semblait ? Ou était-ce quelque mystification compliquée ? La tradition d'innombrables siècles déclarait les portes de l'enceinte Minga gardées si impitoyablement par d'étranges dangers que pas même une souris ne pouvait s'y glisser sans que le sache l'Alendar, le maître de la Minga. Était-ce donc par ordre de l'Alendar que la porte s'ouvrirait pour lui quand il murmurerait «Vaudir» au gardien ? S'ouvrirait-elle seulement ? La fille était-elle la propriété de quelque seigneur d'Ednes, le trompant pour d'obscurs motifs personnels ? Il hocha la tête et sourit en lui-même. Après tout, il le saurait bientôt. Il attendit encore un peu dans l'ombre. De petites vagues clapotaient sur les pilotis, et une fois, dans un grondement aveuglant, un astronef creva les ténèbres et illumina le ciel. Enfin il se leva et étira son corps comme s'il était resté assis trop longtemps. Puis il remit son pistolet en place sur sa jambe et s'éloigna dans la rue noire. Il marchait très légèrement avec ses bottes d'homme de l'espace. Vingt minutes de trajet par des ruelles obscures, calmes et désertes, l'amenèrent aux abords de cette ville dans la ville qui s'appelle la Minga. Ses murailles sombres, rébarbatives, se dressaient au-dessus de lui, verdies par les espèces de lichens de la Planète Chaude. Sur la route du Palais un porche central profondément enfoncé s'ouvrait sur les mystères intérieurs. Une petite lumière bleue brûlait à sa voûte. Smith continua dans l'obscurité vers la gauche, comptant deux petites portes à demi cachées dans des recoins. A la troisième, il s'arrêta. Elle était peinte d'un vert rouillé, et des plantes grimpantes retombant du mur la cachaient presque. S'il ne l'avait pas cherchée, il serait passé sans la voir. Smith resta une longue minute immobile, considérant les panneaux verts enfoncés dans le roc. Il écouta. Il renifla même l'air épais. Prudemment, comme une bête sauvage, il hésitait dans l'ombre. Mais enfin il leva la main et frappa très doucement du bout des doigts sur la porte verte. Elle s'ouvrit sans bruit. Devant lui l'obscurité absolue, une voûte toute noire dans la muraille indistincte. Et une voix demanda tout bas : — Qu'a lo'val ? — Vaudir, murmura Smith avec un petit rire involontaire intérieur. Combien de jeunes hommes romanesques avaient dû se présenter à ces portes en des nuits passées, et soupirer pleins d'espoir le nom de beautés rousses aux gardiens des entrées ténébreuses ! Mais à moins que la tradition ne mente, aucun homme auparavant n'avait jamais passé. Il devait être le premier depuis bien des années à se trouver invité, devant une petite porte creusée dans la muraille de la Minga et à entendre le gardien chuchoter : «Venez.» Smith dégagea le pistolet à son côté et inclina sa haute taille sous la voûte. Il pénétra dans le noir qui l'enveloppa comme de l'eau quand la porte se ferma. Il resta là le cœur battant, la main sur son pistolet, l'oreille tendue. Une lumière bleuâtre, pâle, fantomatique, inonda brusquement le vestibule, et il vit que le portier était allé jusqu'à un commutateur à l'autre bout de la petite salle où il se trouvait. L'homme était l'un des eunuques Minga, une créature molle, magnifique dans son velours cramoisi. Il portait un manteau pourpre sur son bras, et ses effets trouaient la pénombre de couleurs royales. Ses yeux obliques examinaient Smith sous des sourcils levés, d'un regard que le Terrien ne pouvait sonder. Il s'y trouvait de l'amusement, une nuance de terreur et une certaine admiration hésitante. Smith regarda autour de lui avec une franche curiosité. Le petit vestibule était apparemment creusé à même l'énorme épaisseur de la muraille. La seule chose qui rompait son austérité était la porte de bronze ornementé à l'autre bout. Ses yeux interrogèrent silencieusement ceux de l'eunuque. L'homme avança obséquieusement, murmurant : «Permettez-moi...» et jeta le manteau pourpre qu'il portait sur les épaules de Smith. Ses pas somptueux, légèrement parfumés, s'enroulèrent autour de lui comme une caresse, le couvrant, malgré sa taille, jusqu'à ses semelles. Il recula avec un peu de dégoût quand l'eunuque leva les mains pour attacher l'agrafe précieuse du col. «Mettez aussi le capuchon, s'il vous plaît», susurra la créature sans ressentiment apparent, tandis que Smith fixait lui-même l'agrafe. Le capuchon recouvrait ses cheveux décolorés par le soleil et retombait en plis lourds autour de son visage, le rejetant dans une ombre épaisse. L'eunuque ouvrit la porte intérieure de bronze et Smith aperçut une longue galerie qui tournait presque imperceptiblement vers la droite. Simplicité apparente due à une décoration recherchée, tel était le paradoxe qu'illustrait chaque large panneau brillant du mur, sculpté de façon si compliquée et si exquise qu'elle donnait d'abord l'impression d'une simplicité riche et étrange. En suivant l'eunuque dans la galerie, ses pieds bottés enfonçaient à chaque pas avec un plaisir sensuel dans la haute laine du tapis. Deux fois il entendit des voix murmurant derrière des portes éclairées, et sa main se posa sur la crosse de son pistolet thermique sous les plis de son manteau, mais aucune porte ne s'ouvrit et la galerie s'étendait vide et peu éclairée devant eux. Jusque-là tout avait été d'une facilité déconcertante. Ou la tradition mentait sur l'imprenabilité de la Minga, ou la belle Vaudir avait soudoyé avec une incroyable largesse ou (encore cette pensée troublante :) c'était avec le consentement de l'Aksdar qu'il marchait ici sans être inquiété. Mais pourquoi ? Au bout de la galerie courbe, ils arrivèrent à une porte grillée d'argent, et la franchirent, passant dans un autre couloir montant, aussi exquisément voluptueux que le premier. Un escalier sculpté de bronze à l'état mat s'incurvait à l'extrémité. Puis venait une autre galerie illuminée de lanternes roses qui se balançaient sous le plafond voûté, et au bout, un autre escalier, cette fois d'un travail ajouré d'argent, redescendant en spirale. Sur tout ce parcours, ils ne rencontrèrent âme qui vive. Des voix chantonnaient derrière des portes fermées, et une fois ou deux quelques accords de musique leur arrivèrent, atténués, mais ou les corridors avaient été vidés sur ordre spécial, ou une chance incroyable les accompagnait. Par contre, il eut plus d'une fois l'impression inquiétante d'un regard derrière lui. Ils passèrent des couloirs sombres et des portes ouvertes sans lumière, et parfois sa nuque se hérissa au sentiment d'une proche présence humaine, hostile, qui l'épiait. Pendant une vingtaine de minutes ils parcoururent des couloirs tournants, montèrent et descendirent des escaliers en spirale jusqu'à ce que le sens de l'orientation pourtant entraîné de Smith fût brouillé. Il n'aurait pu dire à quelle hauteur au-dessus du sol il était, ni dans quelle direction menait le dernier couloir dans lequel ils étaient entrés. Au bout de ce temps, ses nerfs étaient tendus comme des fils d'acier et il ne se retenait qu'avec effort de jeter un regard nerveux pardessus son épaule chaque fois qu'ils passaient devant une porte ouverte. Une atmosphère de menace langoureuse planait presque visiblement partout, lui semblait-il. Le bruit de voix basses derrière les portes, l'impression d'yeux, de chuchotements dans l'air, le souvenir de contes à moitié entendus dans des bouges du port sur les secrets de la Minga, les dangers inexprimables de la Minga... Smith serrait son pistolet en marchant dans la splendeur et la demi obscurité, tous ses sens assaillis par de voluptueux appels, mais ses nerfs se tendaient à craquer et sa peau se hérissait quand il passait devant les portes obscures — C'était trop facile. Pendant tant de siècles la tradition de la Minga avait été maintenue, symbole d'imprenabilité, forteresse gardée par plus que des armes, par de pires dangers que le pistolet thermique — et cependant il y circulait, au plus profond de la citadelle, n'ayant pour tout déguisement qu'un manteau de velours et pour toute arme qu'un pistolet à l'étui, et personne ne l'interpellait, ni gardes ni esclaves, pas même un passant pour remarquer qu'un homme plus grand que tous ceux qui habitaient ici foulait les couloirs les plus secrets de l'inviolable Minga. Il dégagea son pistolet dans l'étui. L'eunuque vêtu de velours écarlate poursuivait son chemin avec assurance. Une fois seulement il hésita. Ils avaient atteint un corridor sombre, et comme ils passaient devant son entrée le bruit d'un glissement mou, raclant, comme si l'on avait traîné quelque chose sur des pierres, parvint à leurs oreilles. Il vit l'eunuque tressaillir, se retourner à demi, puis continuer sa route d'un pas plus rapide sans ralentir avant d'avoir mis deux portes et toute la longueur d'un couloir éclairé entre eux et ce couloir obscur. Et ils continuèrent, par des galeries à demi éclairées, dans un air parfumé et une pénombre vide où des portes étaient fermées sur de murmurants mystères, ou ouvertes sur les ténèbres et toujours avec la sensation d'yeux aux aguets. Ils parvinrent enfin, après un parcours tortueux, interminable, dans une galerie basse de plafond aux panneaux de nacre ciselés et ajourés en filigrane, et dont toutes les portes étaient grillées d'argent. Et quand l'eunuque ouvrit la porte d'argent qui menait dans ce corridor, se produisit l'événement que ses nerfs tendus attendaient toujours depuis le début de ce voyage fantastique. L'une des portes s'ouvrit, une silhouette sortit et leur fit face. Sous son manteau le pistolet de Smith glissa sans bruit hors de son étui. Il crut voir le dos de l'eunuque se raidir un peu, et son pas hésiter, mais rien qu'un instant. C'était une jeune fille qui était sortie, une esclave vêtue d'une simple robe blanche. Dès qu'elle aperçut la grande forme habillée de rouge à la tête encapuchonnée se dressant devant elle, elle poussa un petit soupir et s'effondra sur les genoux comme si elle avait reçu un coup. C'était une révérence, mais si terrifiée et si brutale qu'elle aurait pu passer pour un évanouissement. Elle se mit littéralement le visage contre le tapis, et Smith, en regardant, stupéfait, la forme prosternée, vit qu'elle tremblait de tout son corps. Son pistolet rentra à l'étui et il se pencha un instant sur cet hommage frissonnant. L'eunuque se retourna pour lui faire signe avec une vivacité muette, et Smith entrevit sa figure pour la première fois depuis le début de leur voyage. Elle était luisante de sueur, et ses yeux obliques étaient brillants et inquiets, comme ceux d'un animal pourchassé. Chose étrange, la terreur évidente de l'eunuque rassura Smith. Il y avait donc du danger — le danger d'être découvert, le genre de péril qu'il connaissait et qu'il pouvait combattre. C'était la sensation insinuante de regards aux aguets, de choses invisibles rampant dans des passages sombres, qui avait tendu si péniblement ses nerfs. Et cependant, même ainsi, tout avait été trop facile... L'eunuque s'était arrêté à une porte d'argent à mi-chemin de la galerie et murmurait quelque chose tout bas, la bouche contre le grillage. Un panneau de brocart vert était tendu derrière la porte, et on ne pouvait rien voir dans la pièce, mais après un moment une voix dit : «Bien !» dans un souffle, et la porte frémit un peu et s'entrouvrit. L'eunuque fléchit le genou dans un flot de vêtements écarlates, et Smith aperçut rapidement son œil d'où la terreur ne s'était pas encore effacée, mais où se lisait aussi de l'amusement, et un certain respect. Puis la porte s'ouvrit plus grande et il entra. Il se trouva dans une pièce aussi verte qu'une grotte sous-marine. Les murs étaient tendus de brocart vert, des divans bas verts entouraient la pièce, et au centre trônait l'éclatante beauté rousse de Vaudir. Elle portait une robe de velours vert coupée à la surprenante mode vénusienne, une épaule dégagée, le corps étroitement moulé dans ses plis souples, et la jupe en était fendue d'un côté si bien qu'à chaque mouvement sa longue jambe blanche apparaissait nue. Il la voyait pour la première fois en pleine lumière. Elle était incroyablement ravissante avec sa chevelure cuivrée recouvrant ses épaules et son visage indolent qui souriait. Sous de longs cils, ses yeux noirs allongés comme ceux de sa race croisèrent son regard. Il secoua avec impatience le capuchon gênant de son manteau. — Puis-je le retirer, dit-il. Sommes-nous ici en sécurité ? Elle eut un petit rire métallique. — En sécurité ! fit-elle ironiquement. Mais enlevez-le si vous voulez. J'ai été trop loin maintenant pour m'arrêter à des vétilles. Et tandis que les plis luxueux s'écartaient et glissaient de son cuir brun, à son tour, elle considéra avec un intérêt plus vif ce qu'elle n'avait vu auparavant que dans une clarté relative. Tel qu'il était, vêtu de cuir, basané, le visage balafré, alerte et circonspect, sous la lumière d'une lanterne pendant à sa chaîne d'argent, sa présence en ce boudoir détonnait, avait presque quelque chose de risible. Elle examina une seconde fois ce visage, avec les cicatrices qu'y avaient laissées des pistolets thermiques, et les marques de couteaux et de griffes, et les traces d'années de dépravation sur les routes de l'espace. La méfiance et la détermination y étaient instinctives et l'inflexibilité se lisait sur tous ses traits. Elle ressentit un petit choc quand elle rencontra ses yeux pâles comme l'acier, sans couleur définissable, dans son visage bruni, ses yeux fermes et clairs, incolores et impassibles comme de l'eau. Des yeux de tueur. Et elle comprit que c'était l'homme dont elle avait besoin. Le nom et la renommée de Northwest Smith avait pénétré même dans ces couloirs nacrés de la Minga. A leur manière, ils s'étaient répandus dans des endroits plus bizarres que celui-ci, par des voies étranges et tortueuses, et pour des raisons ni moins étranges ni moins tortueuses. Mais même si elle n'avait jamais entendu ce nom ni l'exploit auquel elle le rattachait (qui n'ont pas d'importance ici), elle aurait su à ce visage balafré, à ces yeux froids et hardis, qu'elle avait devant elle l'homme qui pouvait l'aider, si un homme vivant le pouvait. Et avec cette pensée, d'autres qui s'y rattachaient lui traversèrent l'esprit comme des lames qui se croisent. Elle baissa ses paupières d'une blancheur laiteuse sur leur duel pour en cacher le danger mortel, et murmura : «Northwest Smith» d'un ton songeur. — A vos ordres, fit Smith dans son idiome, mais avec une nuance de moquerie derrière ces paroles courtoises. Elle ne dit cependant rien, mais le regarda lentement de la tête aux pieds. — Que désirez-vous ? demanda-t-il enfin avec un mouvement d'impatience. — J'avais besoin des services d'un homme du port, répondit-elle toujours dans son murmure oppressé. Je ne vous avais pas bien vu, là-bas... Il y a beaucoup de navigateurs le long du port, mais il n'y en a qu'un comme toi, oh ! Homme de la Terre. Elle tendit les bras et se pencha vers lui, exactement comme un roseau se penche sous la brise d'un lac, et ses bras se posèrent avec douceur sur ses épaules et sa bouche fut toute proche. Smith regarda dans les yeux mi-clos. Il connaissait assez la race vénusienne pour deviner la joute mortelle de mobiles qui guident tout Vénusien dans ses actes, et il avait entrevu cette joute fulgurante avant qu'elle ne baissât les paupières. Et si ses pensées étaient un duel, les siennes brûlaient comme des éclairs de pistolet thermique droit vers leur but. En un clin d'œil il comprit une partie de ce qui la faisait agir — la partie la plus évidente. Et il resta impassible dans le collier de ses bras. Elle leva les yeux vers lui, à demi incrédule de ne pas sentir une étreinte virile se resserrer autour d'elle. — Q'a lo'val ? Murmura-t-elle. Es-tu donc si froid, Terrien ? Suis-je si peu désirable ? Sans mot dire il la regarda, et en dépit de lui-même son sang courut plus vite. Les filles Minga ont été élevées depuis trop de siècles dans l'art de charmer les hommes pour que Northwest Smith restât dans les bras tièdes de l'une d'elles sans ressentir l'envie de répondre à l'invite de ses yeux. Un parfum subtil montait de sa chevelure cuivrée et le velours moulait un corps dont il pouvait deviner la blancheur à l'éclat de la longue cuisse nue que montrait sa robe fendue. Il eut un petit rictus et s'écarta, échappant aux mains qui le tenaient par le cou. — Non, dit-il. Vous connaissez bien votre art, mais votre motif ne me flatte pas. — Que voulez-vous dire ? — Il faudra que j'en sache beaucoup plus avant de m'engager aussi loin. — Idiot, fit-elle souriante. Vous êtes déjà engagé par-dessus la tête, autant qu'il est possible de l'être. Vous l'étiez dès l'instant où vous avez franchi le seuil de la porte dans la muraille extérieure. Sans recul possible. — Cela a pourtant été si facile — tellement facile, d'entrer, murmura Smith. Elle avança d'un pas et le regarda avec des yeux rapetisses, toute simulation de séduction abandonnée comme un manteau. — Vous vous en êtes aperçu aussi ? demanda-t-elle presque dans un murmure. Cela vous a semblé facile, à vous aussi ? Grand Shar, si je pouvais en être sûre ! Son visage s'était empli de terreur. — Si nous nous asseyions et que vous me disiez tout, suggéra Smith, pratique. Elle posa une main — blanche comme du lait, douce comme du satin — sur son bras et l'attira sur le divan bas qui entourait la pièce. Il y avait une coquetterie innée, vieille de générations, dans son geste, mais la main blanche tremblait un peu. — De quoi avez-vous tellement peur ? demanda curieusement Smith quand ils s'assirent sur le velours vert. La mort ne vient qu'une fois, vous savez. Elle secoua sa chevelure cuivrée avec mépris. — Pas de cela, dit-elle. Du moins... non, je voudrais savoir au juste ce dont j'ai peur — et c'est cela qui est le plus épouvantable. Mais je voudrais... J'aurais bien voulu qu'il n'eût pas été aussi facile de vous amener ici. Tout était désert, dit-il pensivement. Pas une âme dans les galeries. Pas un garde nulle part. Une fois seulement nous avons vu une autre créature, et c'était une esclave, dans la galerie où se trouve votre porte. — Qu'a-t-elle... fait ? demanda Vaudir d'une voix expirante. Elle est tombée à genoux comme si elle avait été frappée. On aurait pu croire que j'étais le diable à la manière dont elle a réagi. Le souffle de la fille reprit dans un soupir. — Tout va bien, alors, dit-elle avec soulagement. Elle a dû vous prendre pour... l'Alendar. (Sa voix hésita un peu sur ce nom, comme si elle craignait presque de le prononcer.) Il porte un manteau comme celui que vous portiez quand il vient dans ces galeries. Mais il vient si rarement... — Je ne l'ai jamais vu, dit Smith, mais grand Dieu, est-ce un tel monstre ? L'esclave s'est effondrée comme si elle avait été assommée. — Oh, chut, chut ! s'exclama Vaudir d'un ton angoissé. Il ne faut pas parler de lui comme cela-Il est... il est... (Bien entendu, elle s'agenouilla et se cacha le visage :) Si seulement je n'avais pas— Smith se tourna carrément vers elle et scruta les yeux noirs d'un regard aussi morne que l'étendue des mers. Et il vit très nettement tout au fond derrière leurs paupières, une terreur indicible. — De quoi s'agit-il ? demanda-t-il. Elle se recroquevilla en frissonnant un peu, et ses yeux apeurés lancèrent un regard furtif dans la pièce. — Vous ne sentez pas ? demanda-t-elle, en un demi murmure où sa voix se faisait si caressante. Il sourit en lui-même de voir combien la courtisane en elle était éloquente, instinctivement, avec ses gestes attirants bien que ses mains tremblassent, et sa voix de séductrice douce et émouvante, même en pleine terreur. — Toujours, toujours ! disait-elle. Cette menace muette, secrète, qui rôde ! Elle hante tout le palais. Ne l'avez-vous pas senti quand vous êtes entré ? — Si, je crois, répondit lentement Smith. Si, j'ai eu cette sensation de quelque chose d'à peine caché, qui guettait dans des portes obscures... une sorte de tension de l'air... — Un péril, murmura-t-elle, un péril terrible, inexprimable... oh, je le sens partout où je vais... il est entré dans tout mon être jusqu'à faire partie de moi-même, corps et âme... Smith perçut la crise nerveuse qui pointait dans sa voix, et dit rapidement. — Pourquoi êtes-vous venue me trouver ? — Je ne l'ai pas fait consciemment. (Elle domina ses nerfs avec un effort et reprit son récit un peu plus calmement :) Je cherchais vraiment un homme du port, comme je vous l'ai dit, mais pour une toute autre raison. Cela n'a pas d'importance, maintenant. Mais quand vous avez parlé, quand j'ai allumé ma lampe et vu votre visage, je vous ai reconnu, j'avais entendu parler de vous, voyez-vous, et aussi de... de l'affaire Lakkmanda, et j'ai compris en un instant que si quiconque de vivant pouvait m'aider, c'était vous. — Mais de quoi s'agit-il ? En quoi puis-je vous aider ? — C'est une longue histoire, dit-elle, et presque trop étrange pour y croire, et trop vague pour vous la preniez au sérieux. Et cependant je sais… Connaissez-vous l'histoire de la Minga ? — Un peu. Elle remonte très loin. — Jusqu’au commencement du monde — et même plus loin. Je me demande si vous pouvez comprendre. Car voyez-vous, sur Vénus nous sommes plus près de nos origines que vous. La vie s'est développée plus vite ici, naturellement, et selon des voies plus différentes que les Terriens l'imaginent. Sur la Terre la civilisation s'est élevée assez lentement pour que les… les élémentaires... retombent dans les ténèbres. Sur Vénus_ oh, c'est épouvantable, épouvantable pour les hommes d'évoluer trop vite ! La vie naît de ténèbres et de mystères et de choses trop étranges et trop terribles pour être regardées. La civilisation de la Terre a grandi lentement, et, au moment où les hommes ont été assez civilisés pour regarder en arrière, ils étaient suffisamment loin de leurs origines pour ne pas voir, ne pas savoir. Mais nous qui, ici, regardons en arrière, voyons trop bien, parfois, de trop près et trop clairement cette origine ténébreuse... Grand Shar, protégez-moi ; qu'ai-je vu ! Ses mains blanches se levèrent rapidement pour cacher la terreur soudaine et son regard, et sa chevelure cuivrée retomba en un nuage parfumé sur ses doigts. Même en proie à cette terreur il lui restait une séduction innée qui lui était aussi naturelle que de respirer. Dans le petit silence qui suivit, Smith se prit à jeter des regards à la dérobée par-dessus son épaule. La pièce était d'un calme inquiétant... Vaudir prit son visage dans ses mains, rejetant ses cheveux en arrière. Ses mains tremblaient. Elle les croisa sur son genou de velours et continua. — La Minga, dit-elle — et sa voix avait un accent de fermeté résolue —, est trop ancienne pour que quiconque puisse donner une date. Quand Far-thursa sortit de la brume de mer avec ses hommes et fonda cette ville aux pieds des montagnes, il la construisit autour des murs d'un château fort qui était déjà là. La citadelle Minga. Et l'Alendar vendit des filles Minga aux marins, et la ville naquit. Tout cela n'est que mythe, mais la Minga a toujours été ici. «L'Alendar demeurait dans sa citadelle, élevait ses filles aux cheveux d'or et les dressait dans l'art de charmer les hommes. Il les gardait avec des armes étranges, et les vendait aux princes à des prix royaux. Il y a toujours eu un Alendar. Je l'ai vu une fois... «Il passait dans les couloirs, en de rares occasions, et il vaut mieux s'agenouiller et se cacher le visage quand il passe. Oui, cela vaut mieux... Mais je l'ai rencontré une fois, et... et il est grand, aussi grand que vous, Terrien, et ses yeux ressemblent à... l'espace entre les mondes. J'ai regardé dans ses yeux sous le capuchon qu'il portait — je ne craignais, alors, ni homme ni démon. Je l'ai regardé dans les yeux avant de faire ma révérence et... je ne pourrai jamais plus me libérer de la peur. J'ai regardé dans le mal comme on regarde dans une mare. Une noirceur et un vide et un mal primitif. Impersonnel, sans passion. Élémentaire... l'horreur élémentaire dont la vie a surgi. Et je sais avec certitude, maintenant, que le premier Alendar n'est pas né d'une semence mortelle. Il y a eu des races avant l'homme... La vie remonte effroyablement loin à travers bien des formes et bien des calamités, avant d'atteindre la source même de son origine. Et l'Alendar n'avait pas les yeux d'un être humain, je les ai vus — et je suis damnée ! Sa voix s'éteignit doucement et elle se tut ira instant, le regard perdu dans cette évocation. — Je suis maudite, condamnée à un enfer plus terrible que tout ce dont menacent les prêtres de Shar, reprit-elle. Non, attendez ; ce n'est pas du délire. Je ne vous ai pas dit le pire. Vous aurez de la peine à le croire, mais c'est la vérité —»· la vérité — Grand Shar, si je pouvais espérer que cela ne le soit pas ! «L'origine en est perdue dans la légende. Mais pourquoi, dès le début, le premier Alendar habitait-il ce château dans les brumes du bord de la mer, seul et inconnu, élevant ses filles à la chevelure cuivrée ? Pas pour les vendre en ce temps-là. Où avait-il trouvé le secret de produire leur type invariable ? Et le château, dit la légende, avait déjà des siècles et des siècles quand Far-thursa le découvrit. Les filles étaient d'une beauté parfaite, stable, qui n'avait pu être atteinte que par des générations d'effort. Depuis quand la Minga avait-elle été construite, et par qui ? Et surtout, pourquoi ? Quelle raison plausible pouvait-il y avoir d'habiter ici absolument inconnu, en élevant des beautés civilisées dans un monde à demi sauvage ? Parfois je crois en avoir deviné la raison... Sa voix s'évanouit dans un silence résonnant, et pendant un instant elle fixa sans le voir le mur tendu de brocart. Quand elle se remit à parler, elle avait changé de sujet, avec une soudaineté étonnante : — Pensez-vous que je suis belle ? — Plus que toutes les filles que j'aie jamais vues, répondit Smith sans flatterie. Sa bouche se crispa : — Il y a en ce moment, dans cet édifice, des filles tellement plus belles que moi que je suis humiliée d'y penser. Aucun homme mortel ne les a jamais vues, sauf l'Alendar, et lui n'est pas complètement mortel. Aucun homme mortel ne les verra jamais. Elles ne sont pas à vendre. En fin de compte elles disparaîtront... «On pourrait penser que la beauté féminine doive atteindre une apogée au-delà de laquelle elle ne peut plus grandir, mais ce n'est pas vrai. Elle peut s'accroître et s'amplifier jusqu'à... Les mots me manquent pour exprimer ma pensée. Et je crois vraiment qu'il n'y a pas de limite aux sommets qu'elle peut atteindre, entre les mains de l'Alendar. Et pour toutes les beautés que nous connaissons et dont nous entendons parler, par les esclaves qui les servent, le bruit court qu'il y en a autant d'autres, d'une beauté si achevée que les yeux des hommes ne peuvent les contempler. Avez-vous jamais pensé que la beauté puisse être raffinée et intensifiée au point qu'on puisse à peine supporter de la regarder ? On a ici des rumeurs de telles merveilles cachées dans certaines des chambres secrètes de la Minga. «Mais le monde ne sait jamais rien de ces mystères. Aucun monarque d'aucune planète connue n'est assez riche pour acheter les beautés enfouies au plus profond de la Minga. Elles ne sont pas à vendre d'ailleurs. Depuis des siècles innombrables les Alendars de la Minga travaillent à créer une beauté de plus en plus achevée, au prix d'une peine et de dépenses infinies — une beauté destinée à être enfermée dans des chambres secrètes, gardée avec la dernière rigueur, pour que l'on n'en soupçonne pas même l'existence hors des murailles extérieures, une beauté qui s'évanouit soudain dans un souffle — comme cela ! Où ? Pourquoi ? Comment ? Nul ne le sait. «Et c'est cela dont j'ai peur. Je n'ai pas une parcelle de la beauté dont je parle, et cependant un sort semblable m'est réservé — je le sens. J'ai regardé dans les yeux de l'Alendar, et... je sais. Je suis certaine qu'il me faudra encore- dans ces yeux noirs et vides, plus profondément, plus horriblement... Je le sais — et Je suis folle de terreur à la pensée de ce que je connaîtrai bientôt. «Quelque chose d'atroce m'attend, et cela se rapproche de plus en plus. Demain, ou après-demain, ou peu après, je disparaîtrai et les filles s'en étonneront, en parleront un peu tout bas, et puis elles oublieront. C'est déjà arrivé avant. Grand Shar, que dois-je faire ? Sa phrase s'était terminée en un gémissement musical de désespoir. Elle se tut un instant, puis son expression changea et elle reprit avec un ton de regret : Et je vous ai entraîné avec moi. J'ai rompu toutes les traditions de la Minga en vous amenant ici, et il n'y a pas eu d'obstacle — cela a été trop facile, beaucoup trop facile. Je crois que j'ai scellé votre mort. A votre arrivée, je comptais vous amener par séduction à vous engager si profondément que vous soyez forcé de faire ce que je vous demanderais pour reconquérir votre liberté. Mais maintenant je sais que, simplement en vous demandant de venir ici, je vous ai entraîné plus loin que je ne songeais. C'est une certitude qui m'est venue, je ne sais comment, peut-être dans l'air ce soir. Je la sens qui m'assaille — et qui m'appelle irrésistiblement. Car dans ma hâte terrifiée d'obtenir de l'aide je crois que j'ai attiré la damnation sur nous deux. Je suis sûre maintenant, et je le sais en mon for intérieur depuis que vous êtes entré si facilement, que vous ne sortirez pas de là vivant — que je serai emportée et vous aussi— Shar, Shar, qu'ai-je fait ! Mais quoi, quoi ? (Smith frappa son genou impatiemment :) Que redoutons-nous ? Le poison ? Les gardes ? Des pièges ? L'hypnotisme ? Ne pouvez-vous au moins m'en donner une idée ? Il se pencha en avant pour inspecter son visage, et il vit ses sourcils se froncer dans un effort pour trouver des mots qui voileraient les mystères qu'elle devait révéler. Ses lèvres s'ouvrirent, indécises. — Les Gardiens, dit-elle. Les... Gardiens... Puis son visage prit une telle expression d'horreur qu'il en crispa les mains sur son genou et sentit sa nuque se hérisser. Ce n'était pas l'horreur d'une chose matérielle, mais une épouvante intérieure, une certitude terrible. Le regard qui avait croisé le sien se ternit et échappa à son regard impératif sans le fuir. Ses yeux avaient cessé d'être des yeux et étaient devenus des fenêtres sombres, vides. La beauté de son visage se figea, et derrière les yeux vides, derrière le ravissant masque immobile, il put sentir confusément grandir l'appel ténébreux. Elle tendit les mains et se leva, toute droite. Smith se trouva sur ses pieds, le pistolet à la main, tandis que toute sa peau se hérissait en sentant dans l'air des palpitations aussi tangibles qu'un battement d'ailes. Trois fois ce frisson sans nom perturba l'air, puis Vaudir avança comme un automate et se dirigea vers la porte. Marchant dans son cauchemar au masque d'épouvante, elle franchit le seuil. Quand elle passa près de lui, il tendit une main hésitante et la posa sur son bras ; un petit choc de douleur le traversa à ce contact, et encore une fois il crut sentir un battement d'ailes dans l'air. Puis elle passa sans hésiter, et il laissa retomber sa main. Il ne fit pas d'autre effort pour la réveiller, mais la suivit à pas félins aussi délicatement que s'il marchait sur des œufs. Il était légèrement ramassé sur lui-même, et il avait le doigt sur la détente de son pistolet. Ils suivirent le corridor dans un silence haletant, un corridor vide où aucune lumière ne se montrait derrière les portes fermées, où aucun murmure de voix ne rompait le calme vibrant. Mais de petits frissons semblaient agiter sourdement l'air, et son cœur battait à l'étouffer. Vaudir marchait comme une poupée mécanique, raidie dans un cauchemar d'horreur. Quand ils atteignirent le bout de la galerie, il vit que la grille d'argent était ouverte, et ils la franchirent sans s'arrêter. Mais Smith remarqua avec un léger malaise qu'une porte qui ouvrait à droite était fermée et verrouillée, et que les barres transversales étaient solidement engagées dans des cavités du mur. Il n'avait pas d'autre choix que de la suivre. Le couloir descendait. Ils passèrent devant d'autres qui bifurquaient à droite et à gauche, mais leurs portes d'argent étaient fermées et barrées. Un escalier tournant aux marches d'argent terminait le passage, et la fille le descendit rapidement sans toucher la rampe. C'était une longue spirale, franchissant de nombreux étages, et à mesure qu'ils descendaient, la somptueuse lumière diffuse diminuait et s'obscurcissait, et une odeur subtile d'humidité et de sel envahissait l'air parfumé. A chaque tournant où les marches faisaient place aux paliers, les portes étaient barrées sur les issues. Ils en virent tant que Smith comprit alors qu'ils descendaient et descendaient encore, qu'aussi haut qu'ait pu être le boudoir vert, ils s'enfonçaient maintenant profondément à l'intérieur de la terre. Et l'escalier continuait de descendre en tournant. Les galeries qui s'ouvraient au-delà des barreaux comme des nids d'abeille, devinrent plus sombres et moins luxueuses. A la fin, elles cessèrent complètement et les marches d'argent s'enfoncèrent dans un puits creusé dans le roc, éclairé si faiblement de loin en loin qu'il pouvait à peine voir la paroi noire et polie qui les entourait. Des gouttes d'humidité commencèrent à apparaître sur la surface sombre et l'odeur devint celle des lagunes ténébreuses et des souterrains humides. Juste au moment où il commençait à croire que les marches continuaient jusqu'au cœur de sel très noir de la planète, ils parvinrent brusquement au fond. Une étincelante grille ornementale terminait l'escalier, à l'entrée d'une galerie sombre que les pas de la fille suivirent sans hésitation. Le regard pâle de Smith, fouillant l'obscurité, ne trouva d'autre trace de vie qu'eux-mêmes ; cependant des yeux étaient fixés sur lui — il en était sûr. Ils arrivèrent par ce corridor noir à une porte de métal ouvragé dont les barreaux s'enfonçaient profondément dans les murs de rocher. Elle la franchit, Smith sur ses talons, criblant l'ombre de coups d'œil rapides, comme ceux d'une bête sauvage en éveil dans une jungle inconnue. Et au-delà de cette porte de métal une embrasure tendue de grands rideaux noirs terminait la galerie. Smith sentit qu'ils avaient atteint leur destination. Et nulle part durant tout le parcours il n'avait eu d'autre choix que de suivre les pas infaillibles, aveugles, de Vaudir. Des grilles avaient fermé toutes les issues possibles. Mais il avait son pistolet... La blancheur des mains de Vaudir ressortait sur le velours quand elle en écarta les plis. Elle apparut un instant très lumineuse — toute verte, dorée et blanche — sur le fond noir. Puis les plis retombèrent derrière elle et elle disparut, comme une flamme éteinte dans le velours noir. Smith hésita l'espace d'un instant avant d'entrouvrir les rideaux et de regarder à l'intérieur. Il vit une pièce tendue d'un velours noir qui absorbait la lumière avec avidité. Dans celle-ci rayonnait une unique lampe suspendue au plafond juste au-dessus d'une table d'ébène, Elle répandait une lumière ténue sur un homme — un homme de très grande taille. Il se découpait très sombre, dans l'obscurité de la pièce, la tête penchée, regardant dé sous la ligne droite de ses sourcils noirs. Dans son visage à demi caché ses yeux étaient des trous d'ombre, et sous les sourcils baissés, deux lueurs aiguës braquaient tout droit, non pas sur la fille, mais sur Smith caché derrière les rideaux. Elles s'emparèrent de ses yeux comme un aimant attire l'acier. Il sentit leur éclat tranchant plonger comme une lame jusque dans son cerveau, et le coup pénétrant, brûlant, provoqua en lui un involontaire frisson de recul. Il passa son pistolet à travers les rideaux, les franchit tranquillement et soutint le regard acéré avec des yeux pâles et résolus. Vaudir avança avec une raideur mécanique qui n'arrivait pourtant pas à cacher sa grâce, à croire que, de ce corps ravissant, ne puisse émaner que de la beauté. Elle arriva auprès de l'homme et s'y arrêta. Puis un long frisson la parcourut de la tête aux pieds et elle tomba à genoux et posa son front contre le sol. Par-dessus sa beauté dorée, les yeux de l'homme croisèrent ceux de Smith, et sa voix profonde, profonde comme des eaux noires au flot calme prononça : — Je suis l'Alendar. — Alors vous savez qui je suis, dit Smith, sa voix dure comme l'acier dans l'ombre veloutée. Vous êtes Northwest Smith, dit la voix profonde et égale, sans passion. Un hors-la-loi de la planète Terre. Vous avez enfreint la loi pour la dernière fois, Northwest Smith. Les hommes n'entrent pas ici sans invitation — pour en sortir vivants. Vous en avez peut-être entendu parler... Sa voix s'éteignit dans le silence, lentement. La bouche de Smith se retroussa en un sourire de fauve, sans gaieté, et la main qui tenait le pistolet se leva. Une sinistre lueur de meurtre s'alluma dans ses yeux d'acier. Puis avec une soudaineté étourdissante, le monde parut se dissoudre autour de lui. Des fulgurations flamboyantes éclatèrent dans sa tête, dansèrent, tournoyèrent, et se contractèrent en un tourbillon de ténèbres qui fusionnèrent en deux petits points lumineux : le stylet d'un regard perçant sous des sourcils noirs... Quand la pièce se stabilisa autour de lui il se retrouva les bras ballants, le pistolet pendant de ses doigts, une torpeur apathique se retirant lentement de son corps. Un sourire sinistre déforma légèrement la bouche de l'Alendar. Le regard pénétrant s'écarta négligemment, le laissant étourdi par un brusque vertige, et se posa sur la jeune fille prostrée sur le sol. Sur le tapis noir, se détachait la masse vaporeuse de ses boucles de cuivre exquisément étalées. La robe verte s'écartait doucement de la rondeur de son corps, et rien dans l'univers n'aurait pu être aussi ravissant que sa blancheur veloutée sur le sol sombre. Les yeux, noirs d'abîme, planèrent impassiblement sur elle. Puis, de sa voix profonde, unie, l'Alendar demanda, d'un ton tout naturel : — Dites-moi, avez-vous de telles filles sur la Terre ? Smith secoua la tête pour éclaircir ses idées. Quand il réussit à répondre sa voix s'était raffermie, et, son étourdissement se dissipant, même le tour banal que la conversation avait pris soudain ne lui semblait pas anormal. — Je n'ai jamais vu de fille pareille nulle part, dit-il calmement. Le regard acéré étincela et le transperça. — Elle vous l'a dit, reprit l'Alendar. Vous savez que j'ai ici des beautés qui surpassent la sienne en éclat comme le soleil comparé à une bougie. Et cependant... elle a plus que de la beauté, cette Vaudir. Vous l'avez senti, peut-être ? Smith soutint le regard interrogateur, y cherchant une moquerie, mais n'en trouvant pas. Sans comprendre (un moment avant cet homme avait menacé sa vie) il reprit la conversation. — Elles ont toutes plus que de la beauté. Pour quelle autre raison les rois achètent-ils les filles de la Minga ? — Non — pas ce charme-là. Elle le possède aussi, mais quelque chose de plus subtil que la séduction, de beaucoup plus désirable que la beauté. Elle a du courage, cette fille. Et de l'intelligence. Où les a-t-elle pris, je n'en sais rien. Je n'élève pas mes filles pour de telles choses. Mais j'ai regardé dans ses yeux une fois, dans la galerie, comme elle vous l'a dit... et j'y ai vu des choses plus attirantes que la beauté. Je l'ai appelée — et vous arrivez sur ses talons. Savez-vous pourquoi vous n'êtes pas mort à la porte extérieure ou n'importe où dans les galeries en entrant ? Le regard pâle de Smith croisa, perplexe, le regard noir. La voix continua. — Parce qu'il y a aussi... des choses intéressantes dans vos yeux. Du courage et de l'inflexibilité et une certaine... force, je crois. Vous possédez une puissance. Et je crois que je peux en trouver l'utilisation, Terrien. Les pupilles de Smith se rétrécirent un peu. Cette conversation était si calme, si banale, liais la mort venait. Il la sentait dans l'air — il connaissait cette sensation depuis longtemps. La mort — et même pire que cela, peut-être. Il se souvenait des rumeurs qu'il avait entendues. Sur le sol la jeune fille gémit faiblement et remua. Les yeux impassibles, perçants de l'Alendar l'effleurèrent et il ordonna doucement : «Lève-toi.» Et elle se leva, chancelante, et se tint devant lui la tête baissée. Sa raideur avait disparu. Impulsif, Smith s'écria soudain : «Vaudir !» Elle leva son visage. Leurs regards se croisèrent, et un frisson d'horreur le parcourut. Elle avait repris conscience, mais elle ne serait jamais plus la même fille effrayée qu'il avait connue. La connaissance du Mal émanait de ses yeux, et son visage n'était qu'un masque tendu qui recouvrait à peine son horreur... à peine ! C'était le visage d'un être qui avait traversé un enfer plus noir que tous ceux imaginés par l'humanité, et y avait acquis un savoir dont aucune âme humaine ne pouvait supporter le poids en continuant de vivre. Elle le dévisagea un long moment, en silence, puis se tourna de nouveau vers l'Alendar. Et Smith crut, au moment où ses yeux quittèrent les siens, qu'il y avait aperçu l'éclair d'une supplication désespérée. — Viens, dit l'Alendar. Il tourna le dos. Smith leva son pistolet en tremblant puis laissa retomber son bras. Non, mieux valait attendre. Il y avait toujours un léger espoir, tant qu'il ne verrait pas la mort fondre sur lui de tous côtés. Il avança sur le tapis moelleux derrière l'Alendar. La fille suivait à pas lents, les yeux baissés dans une horrible parodie de méditation, comme si elle repassait et roulait en son esprit l'affreux savoir qui hantait si terriblement ses yeux. Une voûte sombre située à l'autre bout de la pièce les engloutit. La lumière manqua un instant — un instant haletant où le pistolet de Smith releva involontairement, comme une chose vivante, dans sa main. La futilité de son geste contre un danger invisible lui apparut et son cerveau vacilla devant cet infini ténébreux qui l'enserrait. Ce fut fini en un clin d'oeil, et il se demanda si cela s'était jamais produit tandis que s'abaissait de nouveau son pistolet. Mais l'Alendar jeta par-dessus son épaule : — C'est une barrière que j'ai placée pour garder mes... beautés. Une barrière mentale qui aurait été infranchissable si vous n'aviez pas été avec moi, et qui cependant... mais vous comprenez maintenant, n'est-ce pas ? Ma Vaudir. Il y avait un indéfinissable sous-entendu dans cette demande qui mettait une note d'humanité monstrueuse dans sa voix inhumaine. — Je comprends, fit en écho la jeune fille d'une voix aussi ravissante et inexpressive qu'une note musicale soutenue. Le son de ces deux voix inhumaines sortant des lèvres humaines de ses compagnons fit tressaillir les nerfs de Smith. Ils avancèrent ensuite dans un long couloir, en silence, Smith marchant sans bruit avec ses bottes de navigateur de l'espace, toutes les fibres de son être tendues jusqu'à la souffrance. Même au plus fort de sa vigilance, il se surprit à se demander si un autre être doué d'une âme humaine avait jamais descendu ce couloir, si des filles aux cheveux d'or avaient ainsi suivi, terrifiées, l'Alendar dans le noir, ou si elles aussi avaient été vidées d'humanité et plongées dans une inexprimable horreur avant que leurs pas suivent leur maître à travers la barrière de ténèbres. Le couloir descendait, l'odeur saline s'accentuait et la lumière se réduisait à une lueur tremblotante dans l'air. Dans un calme, extraordinaire ils continuèrent leur chemin. Bientôt l'Alendar parla, sans que sa voix profonde, liquide, semblât rompre le silence, s'y mélangeant plutôt si intimement qu'elle n'éveillait pas même un écho. — Je vous emmène dans un lieu où nul autre homme que l'Alendar n'a jamais mis le pied. Il me plaît de me demander comment vos sens inhabitués réagiront aux choses que vous allez voir. J'arrive à un... un âge — il ricana doucement — où les expériences m'intéressent. Regardez ! Les yeux de Smith se fermèrent devant une clarté soudaine intolérable. Dans l'obscurité zébrée d'éclairs de cet instant où l'éblouissante lumière flamboyait à travers ses paupières, il crut sentir tout vibrer autour de lui incompréhensiblement, comme si la structure même des atomes qui composaient les murs était modifiée. Quand il ouvrit les yeux il était à l'entrée d'une longue galerie resplendissante d'un délicieux et doux éclat. Il ne fit aucun effort, même pour deviner comment il y était parvenu. Elle s'allongeait magnifiquement devant lui. Les murs, le sol et le plafond étaient de pierre luisante. Il y avait des divans bas à intervalles réguliers le long des murs, et une piscine d'eau bleue, et l'air étincelait inexplicablement d'une luminosité dorée. Et des formes se mouvaient dans ce pétillement de Champagne... Smith resta immobile, contemplant la galerie. L'Alendar, dont le visage exprimait une subtile anticipation des événements, l'observait, dardant sur lui un regard assez aigu pour pénétrer jusqu'au cerveau du Terrien. Vaudir, la tête basse, ressassait le noir savoir caché derrière ses paupières baissées. Seul des trois, Smith regardait dans la galerie et il vit ce qui bougeait dans le scintillement doré de l'air. C'étaient des jeunes filles. Elles auraient pu être des déesses — des anges auréolés de boucles cuivrées, se mouvant nonchalamment dans un paradis doré dont l'air pétillait. Il devait y en avoir une vingtaine allant et venant par deux ou par trois, se reposant sur les divans, se baignant dans la piscine. Elles portaient des robes vénusiennes à l'épaule dégagée d'une élégance suprême et des jupes fendues aux nuances douces, violettes, bleues et vert émeraude, et leur beauté était étourdissante. Tous leurs gestes étaient empreints d'une harmonie, d'une grâce chantante dont l'enchantement infini en devenait douloureux. Il avait trouvé Vaudir ravissante, mais il contemplait maintenant une beauté si exquise qu'elle côtoyait la souffrance. Leurs voix douces et légères faisaient passer un petit frisson velouté sur ses nerfs, et, à distance, leur bruit suave se mélangeait aussi harmonieusement que si elles avaient chanté en chœur. La beauté de leurs mouvements lui serra soudain le cœur et le sang battit à ses tempes... — Vous les trouvez belles ? (La voix de l'Alendar se fondait dans le bourdonnement mélodieux aussi parfaitement qu'elle s'était mêlée au silence. L'éclair pénétrant de ses yeux était fixé sur le regard pâle de Smith, et il sourit imperceptiblement :) Belles ? Attendez ! Il avança dans la galerie, grand et sombre dans la lumière irisée. Smith, en le suivant, marchait émerveillé, dans un nuage. Il n'est pas donné à tous les hommes de traverser le paradis. Il sentit l'air le griser comme une liqueur, et un parfum délicieux le caressa. Les filles auréolées s'écartèrent à son passage, ouvrant de grands yeux étonnés sur lui, sur son cuir taché et ses lourdes bottes. Vaudir le suivait, tête baissée, et les filles détournèrent leur regard d'elle, frémissant un peu. Il voyait maintenant que leur figure était aussi ravissante que leur corps langoureux, magnifique. C'étaient des visages heureux, inconscients de leur charme, inconscients de toute autre existence que de la leur, des visages sans âme. Il le sentit instinctivement. C'était la beauté incarnée, physiquement ; mais il avait vu sur le visage de Vaudir, avant, une étincelle d'audace, un remords tendre de l'avoir amené ici, qui lui donnait une supériorité indéfinissable même sur cette beauté incroyable qui n'avait pas d'âme. Les voix musicales se turent, et c'est dans ce silence soudain qu'ils parcoururent la galerie. Apparemment l'Alendar était un personnage familier ici, car elles le regardaient à peine, et elles se détournaient de Vaudir avec un frisson de répulsion, semblant préférer ignorer son existence. Mais Smith était le premier homme autre que l'Alendar qu'elles aient jamais vu, et la surprise les en rendait muettes. Ils continuaient leur chemin dans l'air dansant, et la dernière des filles ravissantes, au regard ébahi, resta en arrière. Une porte d'ivoire s'ouvrit, d'elle-même. Ils descendirent un escalier puis suivirent un autre couloir tandis que le pétillement de l'air disparaissait et qu'un bourdonnement de voix musicales s'élevait derrière eux. Puis le bruit s'en perdit. Le couloir s'obscurcit et bientôt ils avançaient de nouveau dans le noir. L'Alendar s'arrêta et se retourna. — Je garde mes joyaux les plus précieux, dit-il, dans des écrins séparés. Comme celui-ci... Il étendit le bras et Smith vit qu'un rideau pendait au mur. Il y en avait d'autres, plus loin, qui jetaient des taches sombres dans la demi obscurité. L'Alendar repoussa les plis noirs, et la lumière intérieure brilla doucement à travers un réseau de barreaux, projetant des ombres fleuries sur le mur opposé. Smith avança et écarquilla les yeux. Il regardait par une fenêtre grillée dans une pièce tendue de velours sombre. Elle était très simple. Il y avait un divan bas contre le mur opposé, sur lequel — le cœur de Smith fit un bond et s'arrêta — une femme était étendue. Et si les filles dans la galerie ressemblaient à des déesses, cette femme était plus belle que tout ce que les hommes aient jamais osé imaginer même dans les légendes. Elle surpassait la divinité, avec ses membres fuselés blancs sur le velours, ses formes doucement galbées s'arrondissant sous la robe, ses cheveux cuivrés répandus comme de la lave sur une épaule diaphane, et son visage calme comme la mort, les yeux fermés. C'était une beauté passive, comme de l'albâtre sculpté à la perfection. Un charme, une séduction presque tangible émanaient d'elle comme un envoûtement magique. Un charme assoupi, magnétique, puissant. Il ne pouvait en détacher ses regards. Il était comme une guêpe prise dans du miel... L'Alendar dit quelque chose par-dessus l'épaule de Smith, d'une voix vibrante qui résonna dans l'air. Les paupières fermées se soulevèrent. La vie et la beauté se répandirent sur le calme visage comme une onde, l'illuminant insupportablement. Le charme capiteux s'éveilla et rayonna avec une vitalité dangereuse, attirante, fascinante... Elle se leva avec la souplesse d'une vague déferlant sur les rochers ; elle sourit (les sens de Smith cédèrent à l'ensorcellement de ce sourire) puis s'inclina dans une profonde révérence, lentement, vers le velours du sol, sa chevelure ondulant et écroulant autour d'elle. Elle resta prosternée dans un flamboiement de beauté, sous la fenêtre. L'Alendar laissa retomber le rideau, et se tourna vers Smith quand la vision éblouissante fut effacée. De nouveau son regard aigu pénétra dans le cerveau de Smith. L'Alendar eut encore un sourire. — Venez, dit-il, en avançant dans le couloir. Ils passèrent devant trois rideaux, et s'arrêtèrent au quatrième. Plus tard Smith crut se souvenir qu'on avait tiré la tenture et qu'il s'était penché pour regarder à travers les barreaux de la fenêtre, mais la vision qu'il aperçut en balaya tout souvenir dans son esprit. La fille qui habitait dans cette pièce garnie de velours s'étirait sur la pointe des pieds quand le rideau la révéla et sa beauté et sa grâce suspendirent la respiration de Smith. Son charme irrésistible, torturant, l'attira en avant jusqu'à ce qu'il étreigne les barreaux dans des mains blanchies par l'effort, oublieux de tout sauf d'un désir insurmontable, anéantissant... Elle marcha, et une éblouissante séduction soulignait tous ses gestes comme une musique. L'étourdissement de son extase ne parvenait pas à faire oublier à Smith que même s'il pouvait tenir ce corps délicieux dans ses bras indéfiniment, il continuerait pourtant à désirer quelque chose que la chair ne pourrait jamais lui donner. Sa beauté excitait dans son esprit une faim plus affolante qu'un simple appétit charnel ait jamais pu l'être. Son cerveau vibrait du désir de posséder cette beauté intouchable, irrésistible, qu'il savait ne pouvoir jamais posséder, jamais atteindre par aucun des sens qui étaient en lui. Ce désir désincarné le ravagea comme une folie, si violemment que la pièce tournoya et que la silhouette d'albâtre de cette beauté, aussi inaccessible que les étoiles, se brouilla. Il perdit le souffle, suffoqua et recula devant la vision exquise, intolérable. L'Alendar ricana et lâcha le rideau. — Venez, répéta-t-il, d'une voix où perçait un amusement subtil. Smith le suivit, pris de vertige. Ils marchèrent longtemps, passant à côté de tentures pendues à intervalles réguliers le long du mur. Quand ils s'arrêtèrent enfin, le rideau devant lequel ils se trouvaient était faiblement lumineux sur les bords, comme s'il cachait un astre radieux. L'Alendar en tira les plis. — Nous approchons, dit-il, un pur éclat de beauté, à peine entravé par les liens de la chair. Regardez. Smith n'eut qu'une vision fugitive de l'occupante. Et le choc exquis de cette image tortura tous ses nerfs. Pendant un instant de folie, sa raison tituba devant la terrible séduction qu'elle irradiait en ondes qui le pénétraient jusqu'à l'âme : une beauté sublime attirant avec une force invincible tous ses sens et tous ses nerfs, et intangiblement, irrésistiblement, plus profondément encore, rouillant jusqu'aux racines mêmes de son être. Il ne jeta qu'un seul regard, mais dans ce regard il sentit toute son âme répondre à cette attirance, il ressentit les affres d'un désir terrible, impossible à assouvir. Puis il se protégea les yeux de sa main et se retira en chancelant dans l'ombre. Un sanglot muet monta à ses lèvres et l'obscurité tournoya autour de lui. Le rideau retomba. Smith s'accota au mur et reprit sa respiration par longues bouffées haletantes, tandis que les battements de son cœur ralentissaient peu à peu et que le maléfique envoûtement perdait prise sur lui. Les yeux de l'Alendar étincelèrent d'une flamme verte quand il se détourna de la fenêtre, et une avidité inexprimable s'étendait comme une ombre sur son visage. — Je pourrais vous en montrer d'autres, Terrien, dit-il. Mais cela ne pourrait que vous mener à la folie finalement, — vous en avez été très près il n'y a qu'un instant — et j'ai autre chose en vue pour vous... Je me demande si vous commencez à comprendre, maintenant, le but de tout ceci ? La lueur verte s'effaçait du regard pénétrant tandis que les yeux de l'Alendar plongeaient dans ceux de Smith. Le Terrien secoua un peu la tête pour chasser les vestiges du désir dévorant, et assura sa main sur la crosse de son pistolet. Ce contact familier lui rendit une certaine assurance, et en même temps lui rappela tous les dangers qui l'entouraient. Il savait maintenant qu'on ne pouvait concevoir aucune pitié pour lui, lui à qui les secrets les plus intimes de la Minga avaient été inexplicablement révélés. La mort, une mort étrange l'attendait, aussitôt que l'Alendar se lasserait de parler ; mais s'il restait l'oreille tendue, l'œil aux aguets, elle ne pourrait pas, Dieu merci, le saisir si vite qu'il meure seul. Un large éclair de son pistolet thermique était tout ce qu'il demandait, maintenant. Ses yeux, vifs et hostiles, affrontèrent carrément le regard acéré. — La mort menace dans vos yeux, Terrien, dit l'Alendar avec un sourire. Plus rien dans votre esprit que le meurtre. Votre cerveau ne comprend-il donc que la bataille ? N'a-t-il aucune curiosité ? Ne vous demandez-vous pas pourquoi je vous ai amené ici ? La mort vous guette, soit. Mais pas une mort déplaisante, et elle vient pour tous, sous une forme ou une autre. Écoutez, laissez-moi vous dire : j'ai une raison de vouloir pénétrer cet instinct de conservation qui paralyse votre esprit. Laissez-moi pénétrer plus profondément — si profondeurs il y a. Votre mort sera... utile, et, d'une certaine manière... agréable. Autrement — eh bien, les bêtes des ténèbres ont faim. Et elles se nourrissent de chair, comme je me nourris d'un breuvage plus doux... Écoutez. Les pupilles de Smith se rétrécirent. Un breuvage plus doux... Le danger, le danger, il le flairait dans l'air ; instinctivement il sentait le péril d'ouvrir son esprit au regard pénétrant de l'Alendar, à la force de ses yeux autoritaires fouillant comme de puissants projecteurs dans son cerveau... — Venez, fit doucement l'Alendar en s'éloignant silencieusement dans l'obscurité. Ils le suivirent, Smith sur le qui-vive, la fille marchant les yeux baissés, songeurs, l'esprit perdu dans des ténèbres immondes dont l'ombre transparaissait si hideusement sous ses cils. Le couloir s'élargit, forma une voûte, et brusquement, de l'autre côté, le mur disparut dans l'infini. Ils se trouvèrent sur le bord vertigineux d'une galerie ouvrant sur une mer noire et houleuse. Smith étouffa un juron d'étonnement. Un moment avant le chemin les avait conduits par des souterrains bas de plafond au plus profond de la terre ; l'instant d'après, ils se trouvaient au bord d'une vaste mer de ténèbres, une brise légère effleurant leurs visages d'un souffle mystérieux. Très loin au-dessous d'eux, les eaux noires déferlaient. Une phosphorescence les éclairait indistinctement, et Smith n'était même pas sûr que ce fût de l'eau qui s'agitait là dans l'ombre. Ses flots semblaient avoir une sorte de consistance, comme une houle de boue noire. L'Alendar regardait les vagues teintées de feu. Il attendit un instant sans parler, puis, loin dans les lames fangeuses, quelque chose jaillit de la surface avec un éclaboussement visqueux, quelque chose que le noir avait la miséricorde de voiler, et qui replongea aussitôt, laissant un sillage de vaguelettes à la surface. — Écoutez, dit l'Alendar, sans tourner la tête. La vie est très ancienne. Il y a des races plus vieilles que l'homme. La mienne en est une. La vie est née de la boue noire des fonds marins et s'est élevée vers la lumière par de nombreuses voies divergentes. Certaines avaient atteint la maturité et une profonde sagesse alors que l'homme se balançait encore dans les arbres de la jungle. «Depuis de nombreux siècles, à la façon dont l'humanité compte le temps, l'Alendar habite ici, élevant des beautés. Dans les dernières années, il a vendu quelques-unes de ses merveilles de second plan, peut-être pour expliquer à l'humanité ainsi satisfaite ce qu'elle ne pourrait jamais comprendre si on lui disait la vérité. Y voyez-vous plus clair maintenant ? Ma race est, de fort loin, apparentée à celles qui sucent le sang de l'homme, de moins loin à celles qui absorbent ses forces vitales pour se nourrir. J'ai raffiné mon goût encore davantage. Je m'abreuve de beauté. Je vis de beauté. Oui, littéralement. «La beauté est aussi concrète que le sang, d'une certaine manière. C'est une force séparée, distincte qui habite le corps des hommes et des femmes. Vous n'avez pas été sans remarquer le vide qui accompagne une beauté parfaite chez de nombreuses femmes... La force est si puissante qu'elle chasse toutes les autres et vit comme un vampire aux dépens de l'intelligence et de la bonté et de la conscience et de tout le reste. «Ici, à l'origine (car notre race née sur une autre planète était vieille quand ce monde commença) nous sommeillions dans le limon, nous nous sommes éveillés pour nous nourrir de la force de beauté inhérente à l'humanité même au temps des cavernes. Mais c'était maigre chère. Nous avons étudié la race pour déterminer où gisaient les plus grandes espérances, puis sélectionné des spécimens pour l'élevage. Nous avons construit cette forteresse et nous nous sommes consacrés à l'entreprise d'améliorer l'espèce humaine jusqu'aux extrêmes limites de la beauté. Au fur et à mesure nous avons tout éliminé sauf le type actuel. Pour l'humanité nous sommés parvenus à l'ultime perfection. Il est intéressant de voir ce que nous avons accompli sur d'autres mondes, avec des races entièrement différentes... «Eh bien, vous y êtes. Des femmes, élevées comme terrain de culture pour assouvir le besoin dévorant de beauté dont nous vivons. «Mais le menu devient monotone, comme toute nourriture sans variété. J'ai pris Vaudir parce que j'ai vu en elle l'étincelle d'une qualité qu'on n'a réussi à tirer que bien rarement des filles de la Minga. Car la beauté, comme je l'ai dit, dévore toutes les autres qualités. Cependant l'intelligence et le courage ont survécu à l'état latent chez Vaudir. Cela diminue sa beauté, mais son piquant, à côté de l'éternelle uniformité du reste, me changeait agréablement. C'est ce que je pensais jusqu'au moment où je vous ai vu. «Je me suis alors souvenu qu'il y avait longtemps que je n'avais pas goûté la beauté de l'homme. Elle est si rare, si différente de la beauté féminine, que j'avais presque oublié qu'elle existait. Et vous la possédez, très subtilement, d'une manière crue, âpre... «Je vous ai dit tout ceci pour éprouver la qualité de cette rude beauté que vous possédez. Si je m'étais trompé sur les profondeurs de votre esprit, vous seriez allé nourrir les bêtes des ténèbres, mais je vois que je ne me suis pas trompé. Sous votre carapace d'instinct animal de conservation se trouvent cette force et cette énergie profondes qui nourrissent les racines de la beauté mâle. Je pense que je vous donnerai un sursis pour lui permettre de croître, à l'aide des méthodes de forçage que je connais, avant de... m'abreuver. Ce sera délicieux... Sa voix s'éteignit dans un silence murmurant, et le regard aigu chercha celui de Smith. Il tenta sans grande confiance de l'éviter, mais ses yeux se tournèrent malgré lui vers la lueur pénétrante. Sa vigilance l'abandonna, petit à petit, et l'attirance irrésistible de ces points étincelants dans leurs trous noirs le maintint immobile. Et en fixant leur éclat adamantin, il le vit diminuer lentement et s'obscurcir jusqu'à ce que les points lumineux se soient transformés en lacs noircissants. Il regardait dans les ténèbres du mal, aussi élémentaire et aussi immense que l'espace interplanétaire, un néant étourdissant d'horreur indicible... profonde, profonde... tout autour de lui l'obscurité s'embrumait. Et des pensées qui n'étaient pas les siennes venues de cette noirceur infinie, s'insinuèrent dans son esprit, des pensées rampantes, grouillantes... jusqu'à ce qu'il eût une vision du lieu immonde où baignait l'âme de Vaudir, et quelque chose l'engloutit de plus en plus dans un cauchemar éveillé qu'il ne pouvait combattre... Puis soudain la force qui l'attirait se relâcha un instant. Pendant ce bref répit il se retrouva sur la rive de la mer houleuse, étreignant un pistolet dans ses doigts inertes. Puis l'obscurité se referma autour de lui, mais différente, inquiète, et elle n'avait pas la même toute-puissance d'attraction de l'autre cauchemar ; elle lui laissait assez de ressort pour lutter. Et il livra un combat désespéré, sans un geste, sans un bruit dans un noir océan d'horreur ; des pensées malsaines se tordaient comme des vers dans son esprit exténué et les nuages roulaient et s'ouvraient et roulaient de nouveau sur lui. Parfois, dans les instants où l'attraction diminuait, il avait le temps de percevoir une troisième force, luttant entre cette aspiration avide et obscure, qui l'attirait vers les profondeurs et ses propres efforts éperdus, frénétiques pour se dégager. Une troisième force qui affaiblissait la sombre attirance, si bien qu'il avait des moments de lucidité où il se retrouvait libre au bord de l'océan et sentait la sueur couler sur son visage, et son cœur palpitant, et sa respiration haletante torturant ses poumons, et il savait qu'il combattait avec tous les atomes de son être, corps, esprit et âme, contre les ténèbres intangibles qui l'aspiraient. Alors il sentit que la force ennemie se concentrait pour un effort final — il y perçut une fureur désespérée — et elle se rua sur lui comme un raz de marée. Bouleversé, aveuglé, sourd et muet, submergé dans une noirceur absolue, il se débattit dans les profondeurs de cet enfer sans nom où des pensées qui étaient étranges et visqueuses grouillaient dans son cerveau. Il se sentit désincarné, sans assise. Et tandis qu'il roulait dans une vase plus hideuse que toute vase terrestre, parce qu'elle provenait de noires créatures inhumaines, et d'âges bien antérieurs à l'homme, il se rendait compte que les pensées malsaines qui grouillaient en lui prenaient lentement des significations monstrueuses. En un flot informe, un savoir si affreux que consciemment il ne pouvait pas le comprendre, quoique subconsciemment tous les atomes de son esprit et de son âme en étaient écœurés et s'efforçaient vainement d'y échapper. Il l'envahissait, l'imprégnait, le pénétrait de part en part de l'essence même de l'horreur — il sentit son esprit fondre dans sa puissance dissolvante, et s'écouler comme un liquide dans de nouvelles voies et de nouvelles formes — des formes atroces... A cet instant, alors que la folie s'abattait sur lui et que son esprit chancelait, au bord du néant, quelque chose se rompit. Comme un rideau, les ténèbres refluèrent, et Smith se retrouva, las et étourdi, sur la galerie au-dessus de la mer obscure. Tout tournait autour de lui, mais il y avait des choses stables qui miroitaient et reprenaient corps devant ses yeux, le bienfaisant rocher noir et les vagues tangibles qui avaient une forme et un volume — ses pieds se calèrent solidement et son esprit se ressaisit, recouvra sa clarté et lui appartint de nouveau. Dans le brouillard de faiblesse qui l'enveloppait encore une voix hurlait sauvagement : «Tue ! ... Tue !» et il vit l'Alendar, titubant contre la balustrade, sa silhouette inexplicablement brouillée et incertaine, et derrière lui Vaudir avec des yeux flamboyants et un visage hideusement réveillé à la vie, hurlant «Tue !» d'une voix à peine humaine. Comme douée d'une vie indépendante la main qui tenait son pistolet se dressa (il n'avait cessé d'étreindre l'arme au cours de ces événements) et il eut vaguement conscience de la violence du recul. L'éclair de flamme bleuâtre qui jaillit atteignit de plein fouet la forme sombre de l'Alendar. Il y eut un grésillement et une lueur aveuglante... Smith ferma les yeux avec force et les rouvrit, et il regarda avec une incrédulité écœurée ; car à moins que son combat n'ait détraqué son cerveau, et que des pensées malsaines ne rampent encore dans son esprit, colorant tout ce qu'il voyait d'une horreur surnaturelle — à moins que le spectacle qu'il avait sous les yeux ne fût vrai, ce qu'il voyait ce n'était pas un homme qui venait d'avoir la poitrine traversée par le rayon du pistolet thermique, et qui aurait dû s'écrouler en une masse sanglante sur le sol, mais un... un... Dieu, qu'était-ce ? La silhouette sombre s'était effondrée contre la balustrade et au lieu d'un jet de sang, une noirceur hideuse, innommable, informe, coulait lentement — une boue comme celle de la mer houleuse. La forme obscure de l'homme se dissolvait, s'affaissant en une flaque noire qui s'étalait à ses pieds sur le sol de pierre. Smith serrait son pistolet et regardait abasourdi tout le corps se fondre affreusement. Finalement il ne resta plus de l'Alendar qu'un monceau de boue visqueuse répandue sur le sol de la galerie, atrocement vivante, qui se gonflait et ondulait en s'efforçant de reprendre une apparence humaine. Sous ses propres yeux elle perdait même cet aspect, et ses bords subissaient une liquéfaction immonde. Le monceau s'affala et forma une mare d'horreur absolue, et Smith vit qu'elle s'écoulait lentement dans la mer. Il continua de l'observer tant qu'elle goutta à travers les barreaux jusqu'au moment où le sol fut de nouveau net, et qu'il ne resta pas une seule tache qui souillât la pierre. Un étouffement pénible l'éveilla, et il comprit qu'il avait retenu son souffle, osant à peine croire ce qu'il voyait. Vaudir s'était écroulée contre le mur, et il vit ses genoux plier sous elle. Il avança, les jambes molles, pour la rattraper comme elle tombait. — Vaudir, Vaudir ! s'écria-t-il en la secouant doucement. Vaudir, qu'est-il arrivé ? Suis-je en train de rêver ? Sommes-nous maintenant sauvés ? Êtes-vous... réveillée ? Très lentement ses paupières blanches se soulevèrent, et les yeux noirs se posèrent sur les siens. Il aperçut alors l'ombre du savoir de ce néant fangeux qu'il avait vaguement connu, l'ombre qu'on ne pourrait jamais chasser. Vaudir en était imprégnée et souillée. Et l'expression de ses yeux était telle que, involontairement, il la lâcha et recula. Elle chancela un peu, puis reprit son équilibre et le considéra sous des sourcils baissés. L'inhumanité de son regard le frappa au plus, profond de lui-même, et cependant il crut y distinguer un reflet de la jeune fille qu'elle avait été, et qui restait torturée au milieu de la noirceur. Il sut qu'il ne se trompait pas quand elle dit, d'une voix lointaine, atone. — Éveillée ?... Non, jamais plus maintenant, Terrien. Je suis descendue trop profondément dans l'enfer... Il m'a fait subir un supplice pire qu'il pensait, car il reste juste assez d'humanité en moi pour comprendre ce que je suis devenue et pour souffrir. «Oui, il est disparu, retourné dans la boue dont il était né. J'ai fait partie de lui, unie à lui dans la noirceur de son être et je sais. J'ai passé des éternités depuis que les ténèbres se sont abattues sur moi, habité des temps infinis dans les océans noirs, houleux de son esprit, m'imprégnant de savoir... Comme je ne faisais qu'un avec lui, et qu'il est maintenant disparu, je dois mourir. Mais je vous ferai sortir d'ici sain et sauf si c'est en mon pouvoir, car c'est moi qui vous ai attiré ici. Si je peux me souvenir, si je peux retrouver le chemin... Elle se tourna incertaine et fit un pas chancelant dans la direction d'où ils étaient venus. Smith s'avança d'un bond et passa son bras libre autour d'elle, mais elle se dégagea, frémissante à ce contact. — Non, non — c'est intolérable — le contact d'une chair humaine propre — et cela brise le fil de mon souvenir... Je ne peux pas faire un retour dans son esprit tel qu'il était quand j'y habitais, et il le faut, il le faut... Elle le repoussa et reprit sa marche trébuchante. Il lança un dernier regard sur la mer houleuse, et l'accompagna. Elle avançait d'un pas mal assuré sur le sol de pierre, une main appuyée au mur, et sa voix murmurait par bribes, si bien qu'il devait la suivre de tout près pour l'écouter, et il souhaitait presque alors de ne pas l'avoir entendue. — ... une boue noire... l'ombre se repaissant dans la lumière... tout tremble tellement... de la boue, de la boue et une mer houleuse... il en est sorti, le savez-vous, avant que la civilisation naisse ici — il est immensément ancien — il n'y a jamais eu qu'un seul Alendar... Et je ne sais pas comment — je n'ai pas pu bien voir, ou je ne peux pas m'en souvenir — il s'est élevé au-dessus du reste, comme certains de sa race l'ont fait sur d'autres planètes, et il a pris une forme humaine et il a commencé son élevage... Ils suivirent les couloirs sombres, dépassant les rideaux qui cachaient la beauté incarnée, et les pas chancelants de Vaudir rythmaient ses paroles hésitantes, à demi incohérentes. — ... il a vécu tout ce temps ici, élevant et dévorant la beauté. Dans sa soif vampirique, il savourait ce breuvage hideux. Je l'ai senti, je m'en souviens, quand je ne faisais qu'un avec lui. Sous d'épaisses couches noires de boue primitive il étouffait la beauté humaine, l'aspirant avec une sombre avidité... Et son savoir était ancien et épouvantable et plein de puissance — il pouvait attirer l'âme d'un être par les yeux et la plonger dans l'enfer, et l'y noyer, comme il l'aurait fait avec la mienne, si je n'avais été différente des autres. Grand Shar, comme je voudrais ne pas l'avoir été ! J'aurais mieux aimé m'y noyer et ne pas ressentir dans tous les atomes de mon être l'horrible souillure de ce que je sais. Mais grâce à cette force cachée je n'ai pas complètement cédé, et quand il a utilisé son pouvoir pour vous maîtriser, j'ai pu lutter, tout au fond de son esprit, en y provoquant une perturbation qui l'a ébranlé tandis qu'il nous combattait tous les deux, ce qui vous a rendu assez longtemps votre liberté d'action pour que vous détruisiez l'apparence humaine qu'il avait revêtue — si bien qu'il est retombé dans la boue. Je ne comprends pas comment c'est arrivé — sinon que sa défaillance, avec vous l'assaillant du dehors et moi luttant vigoureusement en plein centre de son esprit a été telle qu'il a été forcé de puiser dans l'énergie qu'il avait accumulée pour se maintenir sous la forme humaine, et cela l'a tellement affaibli qu'il s'est effondré quand celle-ci a été attaquée. Il est retourné dans la boue d'où il était sorti, la boue noire, gluante, visqueuse... Sa voix se perdit dans un murmure, elle trébucha, et faillit tomber. Quand elle retrouva son équilibre, elle poursuivit son chemin, mais avec plus d'avance sur lui, comme si sa proximité même lui était répugnante, et le chuchotement de sa voix lui parvint par phrases entrecoupées, inintelligibles. Bientôt, l'air se remit à picoter, et ils franchirent la porte d'argent et pénétrèrent dans la galerie où l'air pétillait comme du Champagne. La piscine bleue luisait comme un joyau dans son décor doré. Il n'y avait pas trace de filles. Quand ils atteignirent le bout de la galerie, Vaudir s'arrêta, tourna vers lui un visage crispé par l'effort qu'elle faisait pour se souvenir. — C'est ici le plus terrible, dit-elle. Si je peux m'en souvenir... Elle se saisit la tête entre les mains, la secouant désespérément : — Je n'ai plus la force, maintenant — je ne peux pas, je ne peux pas, entendit-il dans un petit murmure pitoyable, haché. Puis elle se redressa résolument, vacillant un peu, et lui faisant face en tendant les mains. Il les saisit, hésitant, et sentit un frisson passer en elle à leur contact. Son visage se tordit de douleur, puis l'étreinte lui communiqua ce frisson et lui aussi eut une crispation de dégoût. Il vit les yeux de Vaudir perdre toute expression, son visage se tendre de tous ses muscles et une sueur fine perler sur son front. Pendant longtemps, elle resta ainsi, la mort sur le visage, les yeux vides comme l'espace interplanétaire, mais de profonds tressaillements agitaient son corps. Chaque frisson qui la parcourait lui était transmis par l'étreinte de leurs mains, comme des vagues noires d'épouvante. Il revit la mer houleuse et roula dans l'enfer dont il s'était libéré sur la galerie et il comprit pour la première fois quelle torture elle devait endurer à demeurer au fin fond de ces ténèbres tourmentées. Les impulsions accéléraient, et, pendant de longs moments, ils s'enfoncèrent ensemble dans la noirceur et la boue, et il sentit les premiers grouillements des pensées malsaines effleurer les racines de son cerveau... Puis soudain l'obscurité les enveloppa et de nouveau tout tournoya inexplicablement, comme si les atomes de la galerie changeaient. Quand Smith ouvrit les yeux, il se retrouva dans le couloir montant, ombreux, où l'odeur de sel planait lourdement dans l'air. Vaudir gémit doucement près de lui, et il la vit chanceler contre le mur en tremblant tellement de la tête aux pieds qu'il craignit qu'elle ne tombât. — J'irai mieux dans un moment, haleta-t-elle. Il m'a fallu... presque toute ma force pour nous faire passer. Attendez... Ils restèrent là dans l'obscurité, dans l'air lourd et salé, jusqu'à ce que son tremblement se calmât un peu. — Venez, dit-elle de sa petite voix gémissante. Ils reprirent leur chemin. Il n'y avait plus loin maintenant jusqu'à la barrière de néant noir qui gardait la porte de la pièce où ils avaient rencontré l'Alendar. Quand ils atteignirent cet endroit, elle frissonna un peu et s'arrêta, puis lui tendit résolument les mains. En les prenant, il sentit encore une fois les hideuses vagues bourbeuses le pénétrer et replongea dans l'enfer houleux. Et, comme la première fois, l'obscurité les recouvrit. Elle lui lâcha les mains et ils se retrouvèrent sous la porte voûtée regardant dans la pièce tendue de velours qu'ils avaient quittée — depuis des éternités, semblait-il. Il attendit, sentant des vagues d'une faiblesse aveuglante l'assaillir après cet effort suprême. La mort se lisait sur son visage quand elle se tourna enfin vers lui. — Venez — oh ! Venez vite, soupira-t-elle tout en repartant en chancelant. Il la suivit sur ses talons, traversant la pièce, franchissant la grande porte de fer, suivant le couloir jusqu'au pied de l'escalier d'argent. Et là le cœur lui manqua, car il eut le sentiment qu'elle ne pourrait jamais monter toutes les marches en spirale. Mais elle posa le pied sur la première et se mit à monter résolument, et en la suivant il l'entendait se murmurer à elle-même : — Attendez — oh ! Attendez, laissez-moi aller jusqu'au bout — laissez-moi réparer au moins cela — et puis — non, non ! Je vous en prie, Shar, pas encore la boue noire... Terrien, Terrien ! Elle s'arrêta dans l'escalier et se tourna vers lui, son visage hagard reflétait un désespoir et une désolation éperdus. — Terrien, promets-moi... de ne pas me laisser mourir comme cela ! Quand nous atteindrons le but, tue-moi, d'un coup de pistolet thermique ! Lave-moi par le feu, sinon je m'enfoncerai pour l'éternité dans la noirceur dont je t'ai tiré. Oh ! Promets-moi ! — Je le promets, dit calmement la Voix de Smith. Je le promets. Et ils poursuivirent leur chemin. Interminablement, les marches montaient en spirale. Les jambes de Smith commencèrent à lui faire un mal insupportable et son cœur battait à grands coups, mais Vaudir ne semblait pas sentir la fatigue. Elle montait régulièrement et avec tout autant de résolution que pour parcourir les galeries. Après des éternités, ils atteignirent le sommet. Là, elle s'effondra. Elle tomba comme morte en haut de l'escalier d'argent. Smith, un instant, fut atterré, croyant qu'il avait manqué à sa promesse et l'avait laissée mourir sans la laver de sa souillure, mais une minute ou deux après, elle bougea, leva la tête et très lentement se remit sur pieds. — Je continuerai — je continuerai, je continuerai, se murmurait-elle à elle-même. Je suis venue jusqu'ici, il faut que je termine. Et elle avança, trébuchante, dans le ravissant couloir aux panneaux de nacre éclairés de rose. Il était clair qu'elle était presque à bout de forces, et il s'émerveillait de la ténacité avec laquelle elle s'accrochait à la vie, quoiqu'elle lui échappât à chaque respiration et que la vague de ténèbres l'envahît peu à peu. Avec un entêtement forcené, elle avançait, chancelante, dépassant l'une après l'autre chaque porte de nacre ciselé, sous les lumières roses qui donnaient à son visage un affreux simulacre de santé, quand ils atteignirent enfin la porte d'argent située à l'extrémité. Le verrou en avait été enlevé, la barre retirée. Elle ouvrit la porte d'une secousse et la franchit. La marche de cauchemar continua. On devait être très près de l'aube, se dit Smith, car les couloirs étaient déserts, mais ne sentait-il pas un souffle dangereux dans l'air immobile ?... La voix haletante de Vaudir répondit à sa question à demi formulée, comme si, de même que l'Alendar, elle possédait le secret de lire dans les pensées des hommes. — Les Gardiens... rôdent toujours dans les couloirs, et maintenant lâchés... aussi tiens ton pistolet prêt, Terrien... Après cela, il resta sur le qui-vive en retraçant lentement, à pas trébuchants, le chemin qu'ils avaient fait à l'aller. A un moment, il entendit distinctement le grattement sourd de... quelque chose qui rampait sur les dalles de marbre. Par deux fois, il éprouva un brusque coup au cœur en sentant dans cet air parfumé une bouffée de sel qui ramenait dans son esprit la mer houleuse de ténèbres... Mais rien ne les attaqua. Pas à pas, les couloirs reculaient et il retrouva quelques points de repère. Et chancelante, trébuchante, la fille continuait d'avancer avec un courage incroyable, repoussant le néant ténébreux, luttant contre les vagues noires qui déferlaient sur elle, s'accrochant avec des doigts tenaces à la petite étincelle de vie qui la poussait. Enfin, après ce qui semblait des heures d'effort désespéré, ils atteignirent la galerie à l'éclairage bleu, au bout de laquelle s'ouvrait la porte extérieure. Et maintenant la progression de Vaudir n'était plus qu'une avance pénible, interrompue de pauses pendant lesquelles elle s'accrochait aux portes sculptées de ses doigts crispés et se mordait les lèvres pour retenir son dernier souffle de vie. Il voyait les frissons la secouer, il savait que des vagues de ténèbres la cernaient de toutes parts, et que des pensées nauséabondes assaillaient son cerveau... Elle continuait encore. Chaque pas maintenant n'était qu'une sorte de chute, comme si elle tombait d'un pied sur l'autre, et chaque fois il s'attendait à ce que son genou faiblisse et la précipite dans les noires profondeurs qui la guettaient. Elle continuait toujours... Parvenue à la porte de bronze, elle rassembla ses dernières forces, souleva la barre et ouvrit. La petite étincelle de vie s'éteignait comme une lampe. Smith entrevit en un éclair le vestibule creusé dans la muraille et quelque chose d'horrible sur le sol, avant de la voir tomber en avant au moment où la marée de néant boueux se refermait enfin au-dessus de sa tête. Elle se mourait en tombant. Il braqua son pistolet thermique et en sentit le recul dans sa main quand un éclair bleu jaillit et la transperça dans sa chute. Il aurait pu jurer que ses yeux s'étaient illuminés un instant fugitif et que la courageuse fille qu'il avait connue était reparue, lavée de toute souillure, avant que la mort — une mort propre — ne les glace de son éclat vitreux. Elle s'effondra à ses pieds, et il sentit des pleurs perler sous ses paupières en voyant ce qu'il en restait, une masse de blanc et de bronze sur le tapis. Et sous ses regards mêmes, un voile de souillure ternit sa blancheur rayonnante, la corruption l'attaqua et progressa avec une rapidité foudroyante, horrible, et en moins de temps qu'il ne faut pour le dire il n'avait plus devant ses yeux horrifiés qu'une mare de boue noirâtre où traînait du velours vert maculé. Northwest Smith ferma ses yeux pâles, et pendant un moment lutta avec sa mémoire, s'efforçant d'en arracher les paroles oubliées d'une prière qu'il avait apprise plus de vingt ans auparavant, sur une autre planète. Puis il enjamba cette flaque affreuse sur le tapis et s'éloigna. Dans la petite pièce creusée dans la pierre de la muraille extérieure, il vit ce qu'il n'avait qu'aperçu quand Vaudir avait ouvert la porte. Le châtiment s'était abattu sur l'eunuque. Ce devait être son cadavre, là, car des loques de velours écarlate tramaient sur le sol, mais il était impossible de reconnaître ce qu'avait été sa forme originale. L'odeur du sel flottait lourdement dans l'air, et une trace de boue noire serpentait sur le sol vers le mur. Ce mur était massif, mais la trace aboutissait là... Smith posa la main sur la porte extérieure, tira la barre, et l'ouvrit. Il sortit sous les frondaisons des plantes grimpantes et emplit ses poumons d'air pur, libre, frais, sans relent de parfum ou de sel. Une aube nacrée pointait sur Ednes. PARADIS PERDU Par-dessus la table, Yarol le Vénusien allongea rapidement la main et saisit le poignet de Northwest Smith. — Regarde ! dit-il à voix basse. Les yeux sans couleur de Smith se tournèrent posément dans la direction que venait de lui indiquer d'un signe de tête presque imperceptible le petit Vénusien. La splendeur du panorama qui s'étalait sous son regard indifférent aurait coupé le souffle à un nouveau venu, mais pour Smith cette vue n'avait plus l'attrait de la nouveauté. Leur table était rangée parmi beaucoup d'autres le long de la balustrade d'un balcon qui dominait de plus de trois cents mètres l'entassement vertigineux des terrasses d'acier de New York. S'entrecroisant dans ce vide vertigineux, les arcs métalliques des voies aériennes passaient de gratte-ciel en gratte-ciel, grouillant des hordes innombrables de New York. Des hommes des trois planètes, aventuriers et vagabonds de l'espace, et des êtres bizarres à peine humains se mélangeaient aux foules de la Terre qui circulaient interminablement sur les grands ponts d'acier enjambant les gouffres de New York. Du haut de la terrasse où Smith et Yarol étaient assis, on pouvait voir passer le système solaire, monde après monde, au-dessus des séries d'arches étagées qui allaient se perdre dans le crépuscule perpétuel et les lumières scintillantes, lointaines, des profondeurs où se cachait le sol ferme. Travées et arcs immenses s'entrecroisaient dans le vide béant sous la balustrade à laquelle Yarol s'appuyait d'un coude négligent, en regardant fixement. Les yeux pâles de Smith, en suivant son regard, ne virent que la foule habituelle des piétons fourmillant sur le tablier d'acier du pont, à l'étage en dessous. — Tu vois ? Murmura Yarol. Ce petit bonhomme en manteau de cuir rouge. Celui qui a les cheveux blancs et qui marche lentement le long du garde-fou. Tu vois ? — Hum ! Smith émit un bruit de gorge qui ne l'engageait en rien quand il découvrit l'objet de l'intérêt de Yarol. C'était un curieux spécimen d'humanité qui flânait en marge de la foule grouillante du pont. Son manteau rouge était serré autour d'un corps dont l'extrême fragilité était visible même de cette hauteur ; quoiqu'il n'eût pas l'aspect de quelqu'un en mauvaise santé, pour autant que Smith pût en juger d'après sa silhouette raccourcie. Sûr sa tête nue, sa chevelure était soyeuse et argentée, et sous un bras il serrait un paquet carré qu'il avait soin, remarqua Smith, de garder du côté de la balustrade, à l'écart des passants. — Je te parie la prochaine tournée, murmura Yarol, ses yeux noirs pétillant sous leurs longs cils, que tu ne devineras pas à quelle race appartient ce petit bonhomme, ni d'où elle vient. — La prochaine tournée est pour moi de toute façon, fit Smith en ébauchant un sourire. Non, je ne trouve pas. Mais quelle importance ? — Oh ! simple curiosité, c'est tout. Je n'ai vu un membre de cette race qu'une seule fois auparavant dans ma vie, et je te parie que tu n'en as jamais vu. Et cependant, c'est une race de la Terre, peut-être la plus ancienne. As-tu jamais entendu parler des Sélès ? Smith secoua la tête en silence, les yeux sur la petite silhouette qui disparaissait lentement à la vue, cachée par le surplomb de la terrasse où ils étaient assis. Ils vivent quelque part au fin fond de l'Asie, nul ne sait exactement où. Mais ce ne sont pas des Mongols. C'est une race pure et qui n'a d'équivalent nulle part dans le système solaire, à ma connaissance. Je pense qu'eux-mêmes ont oublié leur origine, quoique leurs légendes remontent si loin qu'on en a la tête qui tourne rien que d'y penser. Ils ont un drôle d'aspect, tous avec des cheveux blancs et fragiles comme du verre. Bien entendu, ils vivent le plus possible à l'écart du monde, entre eux. Et quand l'un des leurs s'aventure dans le monde, on peut être sûr que c'est pour une raison extrêmement importante. Je me demande pourquoi celui-là... oh bah ! Ça n'a pas d'importance. Mais de le voir ça m'a rappelé la singulière histoire qu'on en raconte. Ils ont un secret. Non, ne ris pas ; c'est censé être quelque chose de très étrange et de très merveilleux, qu'ils veulent absolument tenir caché. Je donnerais beaucoup pour savoir ce, que c'est, simplement par curiosité. — Ça ne te regarde pas, mon vieux, dit Smith d'un ton endormi. Vaut même probablement mieux pour toi que tu ne le saches pas. Ces secrets sont des choses malsaines à connaître. — J'ai pas grande chance de le savoir, fit Yarol en haussant les épaules. Buvons un autre verre — c'est ta tournée, rappelle-toi — et n'en parlons plus. Il leva un doigt pour appeler le serveur affairé. Mais le signe ne fut qu'ébauché. Car au même instant, au coin de la barrière qui séparait la terrasse de la rue qui la longeait, un éclat rouge attira brusquement l'œil de Yarol. C'était le petit homme à cheveux blancs, serrant son paquet carré et marchant craintivement, comme s'il n'était pas accoutumé aux rues pleines de gens et aux terrasses à trois cents mètres de haut dans l'air étincelant d'acier. Et, juste au moment où l'œil de Yarol l'aperçut, un incident se produisit. Un homme en uniforme brun crasseux, dont les insignes défigurés étaient indéchiffrables, bouscula brutalement le promeneur en manteau rouge. Le petit homme poussa un cri d'alarme et étreignit frénétiquement son paquet, mais trop tard. La bourrade le lui avait presque arraché de dessous le bras, et, avant qu'il pût reprendre prise, le gaillard qui l'avait bousculé s'en était emparé et s'éloignait en se frayant rapidement un passage à travers la foule. Le visage du petit homme était livide de terreur tandis qu'il regardait, affolé, autour de lui. Et dans son premier coup d'œil désespéré il aperçut les deux hommes attablés, qui l'observaient, pleins d'intérêt. Par-dessus la barrière, son regard implorant leur adressa une supplique muette. Quelque chose dans leur attitude, leurs vêtements de cuir usés de navigateurs de l'espace et leurs visages marqués du sceau indéfinissable des vies dangereusement vécues, avait dû lui dire, dans ce coup d'œil désespéré, que peut-être il trouverait là de l'aide. Il agrippa la clôture à en faire blanchir les jointures de ses doigts, et dit, haletant : — Rattrapez-le !... Le paquet... Récompense... Oh, faites vite ! — Quelle récompense ? demanda Yarol d'un ton soudain décidé. — Ce que vous voudrez... fixez vous-même... Mais faites vite ! — Vous le jurez ? Le visage du petit homme était rouge d'angoisse. — Je le jure... Bien sûr, je le jure ! Mais faites vite ! Vite, ou sinon vous... — Le jurez-vous par... Yarol hésita et jeta par-dessus son épaule un coup d'œil curieusement fautif vers Smith. Puis il se leva et, se penchant par-dessus la barrière, murmura quelque chose à l'oreille de l'étranger. Smith vit un intense effroi se répandre sur le visage empourpré. Et, dans son sillage, le sang reflua lentement, laissant les traits de l'homme d'une blancheur lunaire, glacés sous le coup d'une émotion indéfinissable. Mais l'autre acquiesça éperdument de la tête. D'une voix enrouée par l'effort, il hoqueta : — Oui, je le jure. Maintenant, allez ! Sans plus de paroles, Yarol franchit d'un bond la clôture et plongea dans la foule à la poursuite du voleur en fuite. Le petit homme le regarda un moment, puis gagna lentement la porte de l'enceinte et se glissa au milieu des tables vides jusqu'à celle de Smith. Il s'effondra sur le siège qu'avait laissé Yarol et prit sa tête à la chevelure blanche et soyeuse entre ses mains tremblantes. Smith, impassible, le regarda. Il fut quelque peu surpris de voir que ce n'était pas un vieil homme qui était assis là en face de lui. Le visage ravagé d'inquiétude n'indiquait pas un âge avancé, mais la maturité ; et les mains crispées sur la tête inclinée étaient fortes et fermes, avec une minceur bizarrement fragile qui, cependant, ne démentait pas l'impression de force intérieure que Smith avait notée au premier coup d'œil. Ce n'était pas, se disait-il, une minceur propre à cet individu, mais, comme l'avait dit Yarol, un caractère racial qui donnait l'impression qu'un coup briserait l'homme en morceaux. Et il aurait juré, s'il n'avait su le contraire, que cette race habitait quelque planète plus petite que la Terre, dont la pesanteur aurait justifié une telle structure osseuse. Au bout d'un instant, la tête de l'étranger se redressa lentement et il regarda Smith avec des yeux hagards. Ils étaient d'une couleur singulière, ces yeux sombres, doux, voilés d'une sorte de translucidité vaporeuse, si bien qu'ils ne semblaient jamais se poser directement sur quoi que ce soit. Ils donnaient à tout le visage un aspect de distante paix intérieure en contraste absolu avec l'angoisse inquiète des traits délicats de l'homme. Il observait Smith, le désespoir de ses yeux enlevant toute insolence à son long examen. Le regard détourné, Smith le laissait faire. Deux fois il sentit que les lèvres de l'autre s'étaient écartées et qu'il avait pris son souffle comme pour parler ; mais il devait avoir vu sur le visage basané, impassible, en face de lui, marqué par les traces de maintes bagarres, aux yeux froids, sans émotion, quelque chose qui l'avait fait renoncer à poser des questions. Et il restait là à attendre, silencieux, se tordant les mains sur la table, le visage décomposé par l'angoisse. Les minutes passèrent lentement. Un bon quart d'heure dut s'écouler avant que Smith n'entendît un pas derrière lui et sût, au visage un instant radieux de son vis-à-vis, que Yarol était revenu. Le petit Vénusien tira un siège et, sans un mot, s'y laissa tomber, souriant en posant sur la table le paquet plat et carré. L'étranger s'en saisit avec un petit cri inarticulé, passant- des mains anxieuses sur le papier brun qui l'enveloppait, vérifiant les cachets bruns qui tachetaient le côté où les bords du papier se rejoignaient. Puis, satisfait, il se tourna vers Yarol. Le désespoir affolé avait maintenant disparu de son visage, qui avait curieusement repris un aspect de profonde tranquillité. Smith se dit qu'il n'avait jamais vu un visage si soudainement et si sereinement en paix. Et cependant dans son calme se lisait une sorte de résignation étrange, comme s'il s'attendait à quelque chose qu'il acceptait sans résistance ; comme si, peut-être, il était prêt à payer le prix que Yarol exigerait, quel qu'il fût, et savait que ce serait énorme. — Que désirez-vous, demanda-t-il à Yarol d'une voix douce, comme récompense ? — Dites-moi le Secret ! dit hardiment Yarol tout en souriant. — La récupération du paquet n'avait pas été une tâche d'une grande difficulté pour un homme de sa trempe et de son expérience. Comment il y était parvenu, pas même Smith ne le savait — les voies des Vénusiens sont étranges — mais il n'avait pas eu de doute que Yarol réussirait. Il ne regardait pas maintenant le visage de chérubin du Vénusien avec ses yeux noirs luisants de malice. Il observait l'étranger, et il ne lut pas de surprise sur les traits délicats de l'homme ; il ne vit derrière les yeux voilés qu'une petite lueur vite allumée et presque aussitôt éteinte, et un petit spasme d'amertume accusant le coup qui tordit un instant son visage. — J'aurais dû m'en douter, dit-il tranquillement, de sa voix douce, sourde, qui portait des traces de l'inflexion d'une langue étrangère sous son anglais appliqué. Avez-vous une idée de ce que vous demandez ? — Un peu. (La voix de Yarol se fit plus posée devant la gravité du ton de l'autre :) Je... j'ai connu quelqu'un de votre race — l'un des Sélès — et j'en ai appris tout juste assez pour me faire désirer connaître le Secret tout entier. — Vous avez aussi appris... un nom, dit le petit homme. Et j'ai juré par lui de vous donner ce que vous demanderiez. Je vous le donnerai. Mais il faut que vous compreniez que je n'aurais jamais fait ce serment, même si ma vie elle-même en avait dépendu. J'aurais préféré — moi ou n'importe lequel des Sélès — mourir plutôt que de jurer par ce nom pour une cause moins grande que... celle pour laquelle j'ai juré. De là, ajouta-t-il avec un faible sourire, vous pouvez deviner combien ce paquet est précieux. Êtes-vous certain, jeune homme, tout à fait certain que vous souhaitez connaître notre Secret ? Smith reconnut l'entêtement dont l'ombre commençait à se répandre sur le fin visage de Yarol. — J'en suis certain, dit fermement le Vénusien. Et vous me l'avez promis au nom de... Il s'arrêta, articulant faiblement des syllabes qu'il ne prononçait pas. Le petit homme lui sourit avec une bizarre nuance de pitié sur son visage. Sélès Vous invoquez des puissances, dit-il, dont il est clair que vous ne connaissez rien. C'est une chose dangereuse à faire. Mais... oui, j'ai juré et je vous le dirai. Je dois vous le dire maintenant, même si vous ne désiriez plus le savoir, parce qu'une promesse faite en ce nom doit à tout prix être tenue quoi qu'il en coûte à celui qui a fait la promesse ou à celui qui l'a reçue. Je regrette, mais maintenant il faut que vous sachiez, il le faut. Sélès Alors, dites-nous, insista Yarol, en se penchant sur la table. Le petit homme se tourna vers Smith, le visage empreint d'une paix qui suscitait un vague malaise dans l'esprit du Terrien. — Désirez-vous, vous aussi, savoir ? Demanda-t-iI. Smith hésita un instant, mettant dans les plateaux de la balance, d'un côté ce malaise sans nom et, de l'autre, sa propre curiosité. Malgré lui, il se sentait curieusement poussé à connaître la réponse à la question de Yarol, quoiqu'en y réfléchissant il sentît avec une certitude croissante une menace calme et étrange sourdre sous la tranquillité du petit homme. Il fit oui de la tête brièvement et regarda Yarol de travers. Sans plus de façons, l'étranger croisa les bras sur la table par-dessus son précieux paquet, se pencha en avant et se mit à parler de sa voix douce et lente. Pendant qu'il parlait, il sembla à Smith qu'une sérénité plus grande encore qu'auparavant apparaissait dans ses yeux, immense et calme comme la mort elle-même. Il semblait abandonner la vie en parlant, s'enfonçant à chaque mot de plus en plus profondément dans une paix que rien en ce monde ne pouvait troubler. Et Smith comprit qu'un homme ne pouvait trahir le Secret précieusement gardé et, traître à sa parole, rester si mortellement calme que si sa divulgation entraînait un péril aussi grand que la mort. Il ouvrit la bouche pour arrêter les révélations, mais il obéissait maintenant à une force qu'il ne pouvait plus maîtriser. Dans une sorte de torpeur, il écouta. — Il faut que vous imaginiez, disait tranquillement le petit homme, comme comparaison... par exemple, une race de gens chassés par la nécessité dans des cavernes obscures où leurs enfants et petits-enfants seraient élevés sans jamais avoir vu la lumière ou s'être servis de leurs yeux. A mesure que passeraient les générations une légende grandirait autour de l'ineffable beauté et du mystère de la vue. Elle deviendrait une religion, peut-être, la tradition d'une splendeur indescriptible — car comment peut-on décrire la vue aux aveugles ? — que leurs ancêtres avaient connue et dont eux posséderaient encore les organes récepteurs. «Notre race a une telle légende. Il y a une faculté — un sens — que nous avons perdue au cours des âges alors que nous la possédions à l'origine. Pour nous, «apogée» et «origine» sont synonymes ; car, différant en cela de toute race existante, nos plus anciennes légendes commencent à un âge d'or du passé infiniment éloigné. Elles ne vont pas au-delà. Nous n'avons pas chez nous de légendes préhistoriques, comme d'autres races. Notre origine est perdue pour nous, quoique les légendes de notre peuple remontent plus loin que mes paroles pourraient vous le faire croire. Cependant, autant que l'histoire nous le dise, dès notre naissance lointaine et inconnue, nous nous sommes présentés comme un peuple mûr, hautement civilisé, suprêmement cultivé. Et dans cet état de perfection nous possédions ce sens perdu qui n'existe plus aujourd'hui qu'en une tradition voilée. «Dans les espaces désertiques du Tibet habitent les restes de notre race autrefois puissante. Depuis les origines de la Terre, nous avons habité là, tandis que dans le monde extérieur l'humanité luttait pour sortir lentement de l'état sauvage. Par degrés imperceptibles, nous avons décliné jusqu'à ce que, pour la majorité d'entre nous, le Secret soit perdu. Cependant, notre passé est trop magnifique pour l'oublier, et nous dédaignons même maintenant de nous mêler aux jeunes civilisations qui se sont levées. Car notre glorieux Secret n'est pas entièrement disparu. Nos prêtres le connaissent et le défendent grâce à des magies redoutables, et quoiqu'il ne convienne pas que toute notre race partage le mystère, le dernier parmi nous dédaignerait même la couronne de votre plus grand empire, parce que nous, qui avons hérité du Secret, nous sommes bien au-dessus des rois. Il s'arrêta, et le regard lointain de ses yeux étranges, translucides, devint plus profond. Yarol reprit avec insistance, comme pour le ramener de nouveau dans le présent : — Ouf, mais qu'est-ce que c'est ? Qu'est le Secret ? Les yeux doux se tournèrent vers lui avec compassion. — Oui, je dois vous le dire. Vous ne pouvez plus y échapper maintenant. Je ne peux pas deviner comment vous avez appris ce nom que vous avez invoqué, mais je sais que vous n'en avez pas appris beaucoup plus, sinon vous n'auriez pas usé de sa puissance pour m'adresser une telle demande. Il est... fâcheux... pour nous tous que je puisse vous répondre... que je sois l'un des rares qui sachent. Excepté nous les prêtres, nul ne s'aventure jamais hors de notre refuge montagneux. Ainsi avez-vous posé votre question à l'un de ceux, l'un des rares, qui pouvaient y répondre, et c'est une malchance pour vous comme pour moi. De nouveau, il s'arrêta, et Smith vit la profonde tranquillité apparaître sur ses traits sereins. C'était l'expression d'un homme qui contemple, sans protester, le visage de la mort. Sélès Allez-y, s'impatienta Yarol. Dites-nous. Dites-nous le Secret. Sélès Je ne peux pas, fit le petit homme en secouant la tête. (Il eut un faible sourire :) Il n'y a pas de mots. Mais je vais vous le montrer. Regardez. Il allongea une main fragile et renversa le verre qui était devant Smith. Le reste d'alcool ségir se répandit en une petite flaque rouge sur la table. — Regardez, répéta-t-il. Les yeux de Smith se dirigèrent vers la rougeur luisante du liquide répandu. Elle avait une teinte sombre dans laquelle des ombres pâles se mouvaient si étrangement qu'il se pencha pour mieux voir, car rien autour d'eux ne pouvait projeter de tels reflets. Il sentit que Yarol se penchait aussi pour regarder, mais après cela il n'eut plus conscience que de la rougeur sombre de la flaque troublée de tremblotements pâles, et de ses yeux si profondément plongés dans son mystère qu'il ne pouvait plus remuer un muscle. Et la table, la terrasse et toute la grande ville d'acier grouillante d'humanité autour de lui ne furent plus qu'un brouillard qui s'évanouit dans l'oubli. Comme de très loin, il entendit la voix douce, lente, emplie d'une résignation et d'un calme infinis, et d'une pitié immense, sans bornes. — Ne luttez pas, disait-elle. Abandonnez votre esprit au mien et je vous montrerai, pauvres enfants insensés, ce que vous demandez. Il le faut, par la force du nom. Il se peut que la connaissance que vous acquerrez vaille même le prix qu'elle nous coûtera à tous, car tous trois nous devons mourir lorsque le Secret sera révélé. Vous le comprenez sûrement ? Toute la vie de notre race, depuis des temps immémoriaux, est vouée à la sauvegarde du Secret, et quiconque, hors le cercle de nos prêtres, l'apprend, doit mourir pour qu'il ne soit pas trahi. Et moi, qui dans ma folie ai juré par le nom, je dois vous dire ce que vous demandez, et m'assurer que vous mourrez avant que je paie le prix de ma faiblesse, par ma propre mort. «Qu'importe, c'était écrit. Ne luttez pas — c'est la trame selon laquelle s'enchaînent nos vies, et depuis notre naissance, nous allions tous trois vers cette rencontre autour d'une table. Maintenant regardez, et écoutez — et apprenez. «Dans la quatrième dimension, qui est le temps, l'homme ne peut voyager que dans le sens du courant. Dans les trois autres dimensions, il peut se mouvoir librement à volonté, mais, dans le temps, il doit se soumettre au mouvement d'avancement qui est tout ce qu'il en connaît. «Incidemment, seule cette dimension parmi les quatre l'affecte physiquement. En avançant dans la quatrième dimension, il vieillit. Or, autrefois, nous connaissions le secret de nous déplacer aussi librement à travers le temps qu'à travers l'espace, et d'une manière qui ne nous affectait pas plus que de marcher en avant ou en arrière, ou monter ou descendre. Ce secret comportait l'usage d'un sens spécial que tous les hommes, je crois, possèdent, quoique, par suite de son inutilisation depuis des âges, il se soit atrophié presque jusqu'à devenir inexistant. C'est seulement parmi les Sélès qu'il en reste un souvenir, et seulement parmi nos prêtres qu'on trouve ceux qui possèdent encore cet ancien sens dans sa plénitude. «Ce n'est pas physiquement que nous-mêmes pouvons nous déplacer à travers le temps. Pas plus que nous ne pouvons en quoi que ce soit agir sur ce qui s'est passé ou ce qui adviendra, sauf pour la connaissance du passé et de l'avenir que nous acquérons dans nos voyages. Car notre déplacement dans le temps est strictement confiné à ce qu'on peut appeler la mémoire. Grâce à ce sens à peu près perdu, nous pouvons remonter dans la vie de ceux qui nous ont précédés, ou dans les souvenirs non encore incarnés, mais cependant bien existants, de ceux qui nous suivront. Car, comme je l'ai dit, toute vie est tissée selon une trame définie où l'avenir et le passé sont irrévocablement dessinés. «Il y a du danger, même dans cette manière de voyager. Nul ne sait au juste lequel, car quiconque l'a rencontré ne revient pas. Peut-être le voyageur tombe-t-il par hasard dans les souvenirs d'un mourant, et ne peut s'en échapper. Ou peut-être... je ne sais pas. Mais parfois l'esprit ne revient pas, se brise net. «Quoique il n'y ait de limites à aucune des quatre dimensions en ce qui concerne l'humanité, néanmoins la distance à laquelle nous pouvons nous aventurer dans l'une d'entre elles est limitée par la puissance de l'esprit qui voyage. Aucun esprit, quelle que soit sa puissance, ne pourrait remonter la vie jusqu'à son origine. C'est pour cette raison que nous n'avons aucune connaissance de notre propre apparition, avant cet âge d'or dont j'ai parlé. Mais je sais que nous sommes des exilés d'un lieu trop beau pour avoir duré, un pays plus exquis que tout ce que peut offrir la Terre. Nous sommes venus d'un monde qui était comme un joyau ; nos cités étaient si ravissantes que même encore nos enfants fredonnent des chansons de Baloise la Belle et d'Ingala aux murs d'ivoire et de Niai aux blanches terrasses. «Une catastrophe nous a chassés de ce pays — une catastrophe que nul ne comprend. La légende dit que nos dieux furent courroucés et nous abandonnèrent. Personne ne semble savoir ce qui arriva exactement. Mais nous pleurons toujours le monde ravissant de Sélès où nous sommes nés. Il était... mais regardez et vous verrez. La voix n'avait été que de sourdes résonances montant et descendant sur un océan d'obscurité ; mais, maintenant Smith, toute son attention encore concentrée sur la flaque miroitante, d'un rouge hypnotique, eut conscience d'un frémissement et d'un mouvement subtils au plus sombre de ses profondeurs. Des choses bougeaient, se rapprochaient, si vertigineusement que la tête lui tournait, et que le vide en vibrait autour de lui. Dans cette obscurité frissonnante une lumière se mit à poindre. Une réalité prenait forme, une substance nouvelle et un décor nouveau, et tandis que la lumière et le paysage émergeaient des ténèbres, son esprit s'enveloppait de nouveau de chair, se rematérialisait petit à petit. Maintenant, il se trouvait debout sur la pente d'une petite colline veloutée d'herbe sombre, au crépuscule. Au-dessous de lui, dans la translucidité enchanteresse de ce demi-jour, s'étendait Baloise la Belle, d'une blancheur d'ivoire, luisant dans l'ombre comme une perle à demi noyée dans une liqueur brune. Sans savoir comment, il avait reconnu la ville et lui donnait son nom. Il en aimait toutes les flèches et les dômes et les arcades étalés dans le soir. Baloise la Belle, sa ville ravissante. Il n'eut pas le temps de s'étonner de cette familiarité soudaine, nostalgique ; car au-delà des terrasses ivoirines, une grande clarté lunaire commença d'illuminer le ciel obscur, un éclat si vaste, si étendu qu'il eut le souffle coupé en le contemplant ; car sûrement jamais lune qui se leva sur la Terre ne répandit une telle splendeur. Elle s'élargissait derrière l'étendue des terrasses blanches de Baloise en un grand halo qui maintenait toute la nuit comme haletante à l'approche d'un miracle. Puis, au-delà de la ville, il vit le bord d'un immense disque d'argent luire à travers une couche de brume légère et soudain il comprit. Lentement, lentement, les terrasses ivoirines de Baloise la Belle s'emparaient de cette immense et douce lumière et la transformaient en un miroitement nacré, et toute la nuit devenait miraculeuse, à la splendeur de la Terre levante. Sur la colline, Smith restait immobile tandis que le vaste globe étincelant montait au-dessus des toits et, libre enfin, luisait sur la Lune. Il avait déjà vu ce spectacle, mais d'un satellite nu et désolé. Jamais il n'avait vu l'exquise luminosité de la Terre à travers les buées de l'air lunaire qui voilaient l'orbe majestueuse d'un enchantement chatoyant tandis qu'elle voguait dans la demi obscurité, avec tous ses continents argentés faiblement teintés de vert, la magnificence translucide de ses océans brillant comme des joyaux d'une pâleur d'opale dans le calme lumineux du clair de Terre. C'était une vision presque trop ravissante pour qu'un homme la contemplât sans préparation. L'esprit douloureusement affecté par cette beauté trop vive pour que ses yeux puissent longtemps s'y complaire, il s'aperçut qu'il descendait lentement la colline. Alors seulement il comprit que ce n'était pas son propre corps par les yeux duquel il regardait. Il n'avait aucun pouvoir sur celui-ci ; il l'avait simplement emprunté pour le transporter à travers le soir lunaire vers la vallée, afin qu'il pût percevoir par ses sens l'incommensurable passé qu'il contemplait maintenant. C'était donc cela le «sens» dont le petit étranger avait parlé. Dans la mémoire d'un habitant de la Lune mort depuis des âges, la vision de la Terre levante, merveilleuse au-dessus des flèches de la ville oubliée, avait été gravée si profondément que le flux de millénaires sans nombre n'avait pu l'effacer. Il voyait, il sentait maintenant ce que cet inconnu avait ressenti sur une colline de la Lune un million d'années avant. Grâce à la magie de ce «sens» perdu, il marchait sur la surface verdoyante de la Lune vers l'exquise cité complètement oubliée depuis si longtemps, sauf dans des rêves. Bien sûr, il aurait dû deviner rien que d'après l'extrême fragilité du petit homme que sa race n'était pas originaire de la Terre. La gravité moindre de la Lune ne pouvait qu'avoir donné naissance à une race d'une délicatesse d'oiseau. Curieux qu'ils aient une chevelure du même argent et des yeux aussi lointains et translucides que la lumière de la Lune morte. Lien étrange et logique avec leur patrie perdue. Mais ce n'était guère le moment de l'émerveillement et des spéculations. Il voyait la splendeur de Baloise se rapprocher de plus en plus dans le soir qui semblait baigné d'un rayonnement d'une si douce réalité qu'on aurait dit marcher à travers une eau d'une sombre clarté. Il s'efforçait de savoir quelle latitude lui laissait cette nouvelle expérience. Il pouvait voir ce que voyait son hôte, et il commençait à comprendre que les autres sens de cet homme étaient également ouverts à sa perception. Il pouvait même partager ses émotions, puisqu'il avait connu un instant de nostalgie poignante pour la blanche cité de Baloise tout entière, en la regardant du haut de la colline ; de nostalgie et d'amour tels qu'un exilé pourrait éprouver pour sa ville natale. Graduellement, aussi, il ressentait que l'homme avait peur. Une terreur bizarre, obscure, morbide était tapie sous ses pensées conscientes, quelque chose dont il ne pouvait pénétrer l'origine. Elle donnait à la beauté qu'il contemplait une acuité presque aussi vive qu'une douleur, gravant chaque flèche blanche, chaque dôme étincelant de Baloise au plus profond de sa mémoire. Lentement, marchant dans l'ombre de sa propre terreur noire, l'homme descendit la colline. La muraille éburnéenne qui encerclait Baloise se dressa au-dessus de lui, mur bas dont la crête se découpait en une dentelle dont le clair de Terre argentait les sculptures sinueuses. Il passa sous une porte en ogive, marchant toujours de son pas lent et résolu comme s'il allait vers quelque chose d'épouvantable à quoi il ne pouvait échapper. Et de plus en plus fortement Smith ressentit la peur qui submergeait les pensées inarticulées de l'homme, montant comme une sombre marée sous la conscience de tout ce qu'il faisait. Et plus fortement encore l'amour poignant de Baloise le déchirait. Ses yeux s'attardaient comme de lentes caresses sur les toits pâles, les murs baignés de clair de Terre et le demi-jour nacré de leurs intervalles où la lumière de la Terre levante n'était qu'un reflet. Il enregistrait la beauté de Baloise dans sa mémoire, comme un exilé l'aurait fait. Il s'attardait sur cette vision avec un amour si profond qu'il semblait que, jusque dans la mort, il dût emporter dans ses yeux cette beauté contemplée au clair de Terre. Des murs pâles, des dômes et des arcades translucides s'élevaient autour de lui tandis qu'il suivait lentement une avenue au sol de sable blanc, sur lequel ses pas tombaient sans bruit comme s'il eût marché dans un rêve diaphane. La Terre avait monté et son énorme globe brillant, teinté d'opale par l'océan iridescent de son atmosphère, voguait maintenant au-dessus des toits miroitants. Smith, en la regardant par les yeux de cet inconnu, pouvait à peine reconnaître la configuration des grands continents verts étalés sous leurs voiles d'air chatoyants, et les formes des océans étincelants paraissaient étranges. Il contemplait un passé si lointain que bien peu de sa planète natale lui était familier. Son hôte inconnu quitta la large avenue sablonneuse. Il prit une petite allée pavée, vague dans la lumière incertaine, et poussa la porte de la grille qui en fermait l'extrémité. Sous son arceau il pénétra dans un jardin d'une beauté inexprimable au clair de Terre, et au fond duquel se dressait une maison basse d'une blancheur d'ivoire sur les arbres sombres. Au centre du jardin était un bassin. Dans son eau noire la Terre se reflétait comme une grosse opale scintillante, l'emplissant d'une splendeur plus grande que toutes celles qui aient jamais brillé sur une eau terrestre. Et sur ce bassin inondé de clair de Terre se penchait une femme. La cascade argentée de sa chevelure retombait autour d'un visage plus pâle que la pâleur de la Terre levante, et d'une beauté à la délicatesse la plus exquise que jamais n'ait modelé le visage d'une femme de la Terre. Sa gracilité lunaire, là, penchée sur le bassin, était celle d'une immortelle aérienne ; car jamais Terrienne n'a vécu dont la délicatesse approchât de ce charme fragile. Elle leva la tête quand s'ouvrit la porte de la grille, et se dressa sur ses pieds dans un mouvement d'une légèreté si surnaturelle qu'elle semblait à peine effleurer le gazon en marchant, comme une diaphane créature féerique dans un jardin lunaire enchanté. L'homme alla vers elle à travers la pelouse, comme à contrecœur ; Smith sentit alors en lui une épouvante et une douleur profonde jusqu'à l'âme qui lui serrait la gorge au point qu'il pouvait à peine parler. La femme leva son visage, maintenant bien visible dans le clair de Terre et si finement modelé qu'il ressemblait plus à quelque joyau d'exquise sculpture qu'à un visage de chair et d'os. Ses grands yeux étaient assombris d'une terreur sans nom. Elle laissa échapper comme le plus léger écho d'une voix : — L'heure est-elle venue ?... Le langage qu'elle parlait gazouillait comme une eau vive, en d'étranges cadences légères, aisées, que Smith ne comprenait que par l'esprit de l'homme dont il partageait la mémoire. Son hôte dit d'une voix un peu trop haute dans sa résolution de ne pas trembler. — Oui... l'heure est venue. Là-dessus les yeux de la femme se fermèrent involontairement, tout son exquis visage se crispa en une peine soudaine, accablante, si lourde qu'il semblait que cet être fragile serait écrasé sous son poids, et que tout son corps menu s'affaisserait anéanti dans l'herbe. Mais elle ne tomba pas. Elle vacilla un instant et les bras de l'homme la saisirent, la serrant dans une étreinte désespérée. A travers la mémoire de l'homme depuis longtemps défunt qui la tenait, Smith put sentir la délicatesse de la femme disparue depuis des âges, la douce chaleur de sa chair, sa charpente menue comme celle d'un oiseau. De nouveau, il eut le sentiment qu'elle était une créature trop fragile pour supporter un chagrin comme celui qui la torturait, et une fureur impuissante s'éleva en lui contre ce qui pouvait bien leur causer, à tous deux, une telle terreur et un tel déchirement. Pendant un long instant, l'homme la tint pressée, sentant la douce fragilité de son corps tiède, les sanglots silencieux qui la secouaient semblant devoir lui briser les os, tant ceux-ci étaient frêles, tant était désespérée son angoisse muette. Et sa propre gorge était étranglée de chagrin, et ses yeux luisaient de larmes contenues. Sa terreur ténébreuse avait grandi jusqu'à effacer le jardin au clair de Terre sous son ombre, et plus rien ne restait que le poids écrasant de son épouvante, la douleur de son désespoir. Enfin il relâcha un peu la jeune femme et murmura, la bouche contre sa chevelure argentée. — Voyons, voyons, chérie. N'aie pas tant de peine, nous savions que cela devait venir un jour. Cela arrive à tous ceux qui vivent, c'est arrivé pour nous aussi. Ne pleure pas ainsi... Elle sanglota encore une fois, dans un spasme de douleur profonde, puis elle se redressa dans les bras de l'homme et eut un mouvement de tête résigné, rejetant en arrière sa chevelure d'argent. — Je sais, dit-elle. Je sais. Elle leva les yeux vers la Terre baignée dans son halo de mystère qui luisait enchanteresse sous ses voiles irisés. Son éclat étincelait dans les larmes de son visage. — Je souhaiterais presque, dit-elle, que nous soyons partis tous les deux... là-bas. Il la secoua un peu dans ses bras : — Non, la vie dans les colonies, avec seulement la petite lueur de lumière verte de Sélès brillant sur nous pour torturer nos cœurs de souvenirs de notre patrie, non, chérie. C'aurait été toute une vie de nostalgie et de regrets. Nous avons vécu dans le bonheur ici, ne connaissant seulement que ce moment final de douleur. C'est mieux ainsi. Elle baissa la tête et posa le front sur son épaule pour ne pas voir la Terre au zénith. — Est-ce vraiment mieux ? Lui demanda-t-elle sourdement, sa voix noyée de larmes. Toute une vie de nostalgie et de regrets, avec toi, ne vaudrait-elle pas mieux que le paradis sans toi ? Hélas, le choix est maintenant fait. Je ne suis heureuse que d'une chose... que tu aies été appelé le premier et n'aies pas à connaître... cette atrocité d'affronter la vie seul. Il faut que tu t'en ailles maintenant, vite... vite ou je ne te laisserai pas partir. Oui, nous savions que cela devait finir, que l'heure viendrait. Adieu, mon très chéri. Elle leva son visage baigné de pleurs et ferma les yeux. Smith aurait alors détourné son regard si cela lui avait été possible. Mais il ne pouvait se détacher, même par l'émotion, de l'hôte dont il partageait la mémoire, et l'insupportable moment blessait aussi profondément son cœur que celui de l'autre. Il la reprit doucement dans ses bras et baisa tendrement ses lèvres tremblantes, salées du goût des larmes. Puis sans un regard en arrière, il repartit vers la porte ouverte et en franchit lentement l'arceau, marchant comme un condamné vers la mort. Il passa de nouveau de l'étroite allée dans la large avenue, sous la splendeur de la Terre. La beauté de cette Baloise disparue depuis des millénaires, et à travers laquelle il cheminait, éveillait une douleur sourde dans son cœur qu'accablait le chagrin plus aigu de son adieu. Le sel des larmes de la jeune femme était encore sur ses lèvres et il lui semblait que même la mort vers laquelle il allait ne pourrait calmer la souffrance des moments qu'il venait de traverser. Smith comprit qu'il se dirigeait vers le centre de Baloise la Belle. De vastes places interrompaient çà et là les rangées ivoirines des bâtiments ; des hommes et des femmes passaient parfois dans les rues, fragiles comme des oiseaux dans leur délicatesse lunaire, d'une pâleur argentée sous l'immense disque blême de la Terre qui dominait la scène au point que rien ne semblait réel hors la vaste splendeur de son globe suspendu au zénith. Les édifices étaient plus grands maintenant, et bien qu'ils n'aient rien perdu de leur beauté enchanteresse, ils apparaissaient nettement plus dessinés au commerce que les demeures entourées de grilles des abords de la ville. A un moment, ils contournèrent une grande place dont le centre était occupé par la masse d'une vaste sphère dont le lustre argenté reflétait l'éclat du clair de Terre. C'était un navire... un navire de l'espace. Les yeux de Smith le lui auraient dit même si son esprit ne l'avait nettement su par celui de l'habitant de la Lune. C'était un navire de l'espace chargé d'hommes et de machines et de fournitures pour les colonies qui luttaient contre les jungles féroces, sur l'humide et chaude Terre préhistorique. Ils regardèrent les derniers passagers déniant sur les rampes qui conduisaient à des ouvertures dans la partie inférieure de la sphère, pâles Lunaires se mouvant sans bruit comme des êtres irréels sous l'immense lueur blafarde de la Terre. Le silence était étrange. Toute la large place et l'énorme sphère qui l'emplissait et les foules qui allaient et venaient sur les passerelles auraient pu être des images d'un rêve. Il était difficile d'imaginer qu'ils ne l'étaient pas, que tout cela avait existé, chair et sang, pierre et métal, sous la lumière d'un astre gigantesque, auréolé du voile irisé de son atmosphère, autrefois, il y a des millions d'années... Comme ils approchaient de l'extrémité de la place, Smith vit, par les yeux à peine intéressés de son hôte, les rampes s'abaisser et les ouvertures se fermer dans la boule colossale du navire. Le lunaire était trop absorbé dans sa douleur et son chagrin et son désespoir pour porter grande attention à ce qui se passait sur la place, si bien que Smith n'eut que de vagues visions du grand navire s'élevant du sol, léger comme une bulle, sans effort, sans le grondement de tonnerre ni les jets de flammes qui accompagnent le départ des astronefs modernes. Il était dévoré de curiosité, mais il ne pouvait rien y faire. Ses seules visions de cette scène d'âges disparus ne pouvaient lui venir que par les yeux de la mémoire de son hôte. Ils quittèrent la place, poursuivant leur chemin. Un grand édifice sombre apparut au-dessus des maisons aux toits pâles. C'était la seule chose sombre qu'il ait vue dans Baloise, et sa vue réveilla soudain brutalement la terreur qui était restée tapie, informe, au plus profond de l'esprit de son hôte. Mais il continua sans hésitation. La large avenue menait tout droit au portail qui s'ouvrait dans le mur noir de la façade, aussi caverneux, aussi menaçant, aussi ténébreux que les portes de la mort elle-même. A son ombre l'homme s'arrêta. Il regarda longuement en arrière la pâleur nacrée de Baloise. Sur les dômes et les flèches planait la grande lumière livide de la Terre. La Terre elle-même, voguant dans des océans d'atmosphère opalescente, ses continents d'un vert argenté, ses océans colorés comme des joyaux voilés, luisait sur lui pour la dernière fois. Toute la force de son amour pour la jeune femme dans le jardin, de son amour pour l'astre vert et charmant sur lequel il vivait vint lui serrer la gorge, et son cœur faillit éclater de la douce plénitude qu'il devait abandonner. Puis il se tourna résolument et franchit la voûte sombre. A travers ses yeux fixes, Smith ne pouvait rien voir à l'intérieur, qu'une demi obscurité, comme un clair de lune dans le brouillard tout empli d'une grisaille vaguement translucide, faiblement lumineuse. Et la terreur qui engourdissait l'esprit de l'homme s'emparait du sien à mesure qu'ils allaient, éperdus d'effroi, dans les ténèbres. L'obscurité s'éclaircissait devant eux. Il devenait de plus en plus inexplicable dans l'esprit de Smith que, malgré l'épouvante qui glaçait le cerveau du Lunaire, il avançât cependant sans hésitation, poussé par nulle autre contrainte que sa propre volonté. C'était à la mort qu'il allait — il n'y avait plus aucun doute là-dessus, d'après ce qu'il avait entrevu dans l'esprit de son hôte — une mort devant laquelle toutes les fibres de son être se révoltaient par instinct. Et cependant il continuait d'avancer... Les murs devenaient maintenant visibles à travers la brume obscure. Des murs lisses, noirs, nus. L'intérieur de ce vaste édifice était effroyable dans sa simplicité même. Rien qu'une large galerie noire dont les murs montaient se perdre dans l'invisibilité. Contrastant avec l'ornementation de toutes les autres constructions humaines de Baloise, la stricte sévérité de l'édifice ajoutait à la terreur dans l'esprit engourdi de l'homme qui marchait là. L'obscurité s'éclairait encore. La galerie s'élargissait. Maintenant ses murs avaient reculé hors de portée de la vue ; et sur un sol noir, mat, à travers une luminosité brumeuse, l'homme de la Lune allait vers sa mort. La salle dans laquelle avait abouti la galerie était immense. Smith se dit qu'elle devait comprendre tout l'intérieur du sombre édifice ; car de longues minutes s'écoulèrent tandis que son hôte avançait lentement d'un pas régulier sur la noirceur du sol. Peu à peu, à travers l'étrange demi obscurité, une flamme se mit à luire. Elle dansait dans la brume comme la lueur d'un feu agité par le vent, s'avivant, s'éteignant, se ravivant ; le brouillard semblait palpiter avec son éclat, et il y avait la régularité de la vie dans cette pulsation. C'était un mur de flamme pâle qui s'étendait en travers de la brume obscure, aussi loin que l'œil pût voir de chaque côté. L'homme s'arrêta, la tête baissée, et il essaya de parler. La terreur étranglait tant sa voix que ce ne fut qu'au troisième essai qu'il réussit à articuler, très bas, d'un ton étouffé : — Entends-moi, O Très Puissant. Je suis venu. Dans le silence qui suivit ses paroles, le mur flamboyant palpita encore une fois, comme un battement de cœur, puis s'ouvrit des deux côtés comme un rideau. Au-delà de la flamme écartée, une haute cavité apparut vaguement. Elle n'était pas plus tangible que la brume elle-même, comme l'intérieur d'une sphère d'obscure clarté. Et dans cet antre aux parois de brouillard trois divinités étaient assises. Assises ? Elles étaient tapies, affreuses, avides, et dans leur attitude puait une telle faim bestiale que seuls des dieux pouvaient conserver l'atroce majesté qui les voilait de terreur malgré l'horrible voracité de leur posture. Ce fut la seule vision que Smith en eut par des yeux ternis tandis que le Lunaire se prosternait le visage contre le sol noir, la respiration arrêtée dans sa gorge, suffoquant d'un effroi indicible, comme un noyé étouffe dans l'eau de mer Mais au moment où les yeux à travers lesquels il regardait perdirent de vue les trois formes affamées, Smith entrevit derrière elles, monstrueuse sur la courbe de la paroi de brume qui les enfermait, l'ombre ondoyante projetée par la flamme écartée. Et ce n'était qu'une seule ombre. Les trois étaient Un. Et l'Unique parla. D'une voix semblable au crépitement des flammes, ténue comme la brume qui la réverbérait, terrible comme la voix de la mort elle-même : Quel mortel ose venir en notre immortelle Présence ? Un mortel dont le temps fixé par les dieux est accompli, hoqueta l'homme prostré, haletant comme s'il avait couru. Un mortel qui vient acquitter sa part de la dette de sa race envers les Trois qui sont Un. La voix de l'Unique était pleine, entière, comme celle d'une individualité. Maintenant, de l'obscure cavité où les trois étaient tapis, une voix grêle, tremblante, comme une flamme chaude, moins pleine, moins entière, retentit, chevrotante. — Qu'il ne soit pas oublié, dit la voix, fluette, ardente, que le monde entier de Sélès nous doit son existence, nous qui par notre puissance maintenons la chaleur et l'air et l'eau autour de son globe. Qu'il ne soit pas oublié que ce n'est que grâce à nous que la vie couvre encore la carcasse de cet infime monde. Que cela ne soit pas oublié. L'homme prosterné sur le sol eut un long frémissement d'acquiescement. Et Smith, dont l'esprit en était aussi conscient que celui de l'autre, savait que c'était vrai. La gravité de la Lune était trop faible, même en cette ère depuis longtemps révolue, pour retenir son enveloppe d'air vital sans "aide de quelque force autre que la sienne propre. Pourquoi ces Trois fournissaient-elles cette force, il ne le savait pas, mais il commençait à le deviner. Une seconde petite voix, avide comme une flamme, reprit la psalmodie rituelle quand la première se tut. — Qu'il ne soit pas oublié que ce n'est qu'à une condition que nous maintenons ce manteau de vie sur la carcasse de Sélès. Que ne soit pas oublié le marché que les progéniteurs de la race de Sélès firent avec les Trois, dans le très lointain passé quand les dieux eux-mêmes étaient jeunes. Que ne soit pas oublié le prix que chaque homme doit payer à la fin de son temps prescrit. Qu'il ne soit pas oublié que ce n'est que par notre divin appétit que l'humanité peut parvenir jusqu'à nous pour tenir son serment. Tous ceux qui vivent nous sont redevables de leur vie, et en vertu du très antique pacte de leurs ancêtres doivent nous la remettre quand nous les appelons dans l'ombre qui donne la vie à leur monde bien-aimé. De nouveau l'homme prostré eut un frisson, profond, glacé, reconnaissant la vérité rituelle. Et une troisième voix grelotta dans la caverne de brume avec dans ses accents la voracité vibrante d'une flamme. — Qu'il ne soit pas oublié que tous ceux qui viennent pour payer la dette de leur race et ainsi racheter la faveur par laquelle leur monde peut vivre, doivent venir à nous volontairement, sans résistance contre notre divin appétit, et doivent s'abandonner sans lutte. Et qu'il ne soit pas oublié que si un seul homme ose résister à notre volonté, à l'instant même notre puissance sera retirée et toute notre colère tombera sur le monde de Sélès. Qu'un seul homme lutte contre notre désir et le monde de Sélès s'en ira nu dans le vide, toute vie cessant sur lui dans un souffle. Que cela ne soit pas oublié ! Sur le sol, le corps du Lunaire frémit encore. Dans son esprit passa un dernier élan douloureux d'amour et de regret pour le monde si beau dont sa mort devait préserver la merveilleuse splendeur verdoyante. Sa mort était peu de chose si grâce à elle Sélès survivait. A l'unisson, comme un coup de tonnerre, l'Unique dit terriblement. — Viens-tu volontairement, en notre Présence ? Une voix étranglée s'éleva de l'homme au visage contre terre. — Volontairement, pour que Sélès survive. Et la voix de l'Unique vibra à travers l'ombre agitée par les flammes, si profondément que les oreilles n'entendirent pas et que seul le battement du cœur du Lunaire, la pulsation de son sang saisirent le grondement de l'ordre des dieux. — Alors viens ! Il eut un tressaillement. Très lentement, il se redressa. Il fit face aux Trois. Et pour la première fois Smith ressentit une crainte plus vive pour sa propre sécurité. Jusque-là la terreur qu'il avait partagée avec son hôte lunaire n'avait concerné que l'homme lui-même. Mais maintenant, la mort ne le menaçait-elle pas autant que son hôte ? Car il ne connaissait aucun moyen de détacher son esprit de simple spectateur de l'esprit auquel il était associé pour assister à cet épisode d'un passé incommensurable. Et quand le Lunaire s'en irait dans le néant, est-ce que le néant n'engloutirait pas son propre esprit en même temps ? C'était donc cela que le petit prêtre avait voulu dire quand il les avait prévenus que certains, en s'aventurant dans le passé à travers l'esprit de leurs ancêtres, ne revenaient jamais. La mort sous une forme ou une autre devait les avoir engloutis avec l'esprit par lequel ils regardaient. La mort l'attendait, maintenant, s'il ne pouvait échapper. Pour la première fois il lutta pour éprouver son indépendance. Mais en vain. Il ne pouvait se dégager. La tête basse, le Lunaire avança. Le réseau de flammes crépita de chaque côté, puis il fut franchi et l'homme se trouva près de l'antre obscur où les trois dieux le guettaient, leur ombre planant terriblement derrière eux sur la brume. Et on eût dit, dans cette lumière incertaine, que les Trois se tendaient avidement en avant, une faim gloutonne dans toute leur horrible attitude ; et T'ombre derrière eux s'élargissait comme une gueule béante. Puis avec un grondement sifflant le rideau de flammes se referma et une obscurité pareille aux ténèbres de la mort tomba sur l'antre des Trois. Smith connut la pure épouvante quand il sentit l'esprit dans lequel il s'était caché jusque-là broncher comme un cheval sous son cavalier — s'abattre comme une monture — et il se sentit tomber, tomber dans des abîmes de terreur vertigineuse, un vide pire que l'espace entre les mondes, un appétit aveugle plus dévorant que le vide lui-même. Il ne lutta pas. Il ne pouvait pas. C'était trop démesuré. Mais il ne céda pas. Petite entité consciente dans un infini d'avidité absolue, tandis que le tourbillon d'un vide vorace faisait rage autour de lui, il restait ferme et résolu jusqu'à présent. L'appétit des Trois n'avait connu qu'acquiescement à la dette que l'homme avait contractée envers eux, mais maintenant grondait à travers le vide de leur faim une fureur plus terrible que tout ce que pouvait opposer un esprit mortel dans un combat acharné. En plein milieu, Smith s'accrochait opiniâtrement à son vestige de conscience, incapable de faire plus que résister faiblement au désir affamé qui aspirait sa vie. Il comprenait vaguement ce qu'il faisait. C'était la mort qu'il risquait, si résister à la faim des Trois correspondait bien à leurs menaces. La mort de tous les êtres vivants sur le satellite — celle de la jeune femme dans le jardin au clair de Terre — de tous ceux qui marchaient dans les rues de Baloise, de Baloise elle-même dans le cataclysme des âges, sans défense contre le bombardement des météores qui transformerait ce délicieux monde verdoyant en un astre défunt au visage grêlé. Mais le désir de vivre le dominait aveuglément. Il n'aurait pu le repousser s'il l'avait voulu, si profondément enraciné en nous est cet instinct de conservation, la lutte éperdue, animale, brutale, contre la disparition. Il ne voulait pas mourir, il ne voulait pas céder, quel qu'en fût le prix. Il ne pouvait pas lutter contre cette avidité démente qui s'acharnait sur lui, mais il ne pouvait pas se soumettre. Il n'était plus qu'obstination passive contre la faim des Trois, tandis que les âges tournoyaient et que le temps s'arrêtait et que plus rien n'avait d'existence que lui-même, son être vivant, désespéré, rebellé contre la mort. D'autres, aventurés dans le passé, avaient dû aussi rencontrer ce péril, avaient dû y succomber à cause de la faiblesse où les plaçait leur amour inné pour le verdoyant monde lunaire. Mais lui ne connaissait pas cette faiblesse. Rien n'était si important que la vie — sa propre vie — pour le moment. Il ne voulait pas céder. Enfoui profondément sous le vernis de son personnage civilisé gisait un fond solide de pure énergie que rien, sur aucun monde qu'il connût, n'avait jamais pu entamer. Cela le soutenait maintenant contre la colère des divinités, lui servait de base inébranlable à sa résolution de ne pas capituler. Et lentement, lentement, la faim délirante diminua de fureur. Elle ne pouvait pas engloutir ce qui refusait de céder ; toute sa férocité n'avait pu le contraindre à se soumettre par la terreur. C'était donc pourquoi les Trois avaient exigé à plusieurs reprises la promesse de ne pas résister à leur appétit. Ils n'avaient pas le pouvoir de vaincre l'inébranlable instinct de vivre s'il n'était pas volontairement abandonné, et ils n'osaient pas faire connaître ce point faible de leur puissance au monde qu'ils terrorisaient. Comme un éclair il eut la vision de ces trois vampires, se repaissant aux dépens d'une race qui n'osait les défier par amour de leurs villes radieuses, pour qui la douceur des jours dorés, et le miracle des nuits au clair de Terre comptaient plus que sa propre existence. Mais c'était maintenant fini. Une dernière vague de faim ardente assaillit l'obstination de Smith. Mais quels que fussent ces vampires, quel que fût le lieu mystérieux ou la date perdue de leur naissance, les Trois qui n'étaient qu'Un n'avaient pas la force de briser ce fond de force brute dans lequel toute la nature même de Smith était profondément ancrée. Finalement, dans une explosion de furie titanesque qui rugit autour de lui dans un cyclone de faim et de défaite, le vide cessa d'être. Pendant un instant des images bouleversantes fulgurèrent dans son cerveau. Il vit Sélès endormie, le verdoyant monde lunaire que le temps lui-même oublierait, d'une pâleur nacrée dans la lumière de la Terre, baigné d'une splendeur nocturne que l'homme ne connaîtrait jamais plus, l'énorme globe noyé dans le halo des voiles de son atmosphère, merveille éblouissante avec ses continents et ses mers irisées. Baloise la Belle sommeillait au clair de Terre. Pendant un dernier moment radieux, l'exquis monde lunaire vogua dans sa nuit d'une pâleur de rêve qu'aucun autre monde dans l'espace n'égalerait jamais, ni qu'aucun descendant de la race qui l'avait connue, ne pourrait jamais complètement oublier. Et ce fut... la catastrophe. Avec une impression d'étourdissement et de recul, Smith enregistra un cri aigu, déchirant, qui s'amplifia d'instant en instant et devint si intolérable, que son cerveau même ne pouvait plus endurer la douleur atroce qu'exprimait cette plainte. Sur Baloise, Sélès et tout ce qui y vivait, une ombre descendit. La Terre brilla dans des ténèbres grandissantes ; et sur les collines onduleuses, les vertes prairies et les mers argentées de Sélès, l'atmosphère se déchira. En longues traînées opalescentes dans la lumière de la Terre, l'air de Sélès abandonnait le monde qu'il enveloppait. Non pas en se dissipant graduellement, mais d'un coup brutal, furieux, comme si les mains invisibles des Trois l'arrachaient par longs lambeaux brillants du globe de Sélès. Ce fut tout ce que vit Smith avant de sombrer dans l’inconscience. Sélès, si belle même dans sa destruction, joyau vert, étincelant de couleur et d'éclat, qui se dépouillait de son manteau de vie tandis que les longs rubans translucides et irisés se détachaient et s'étiraient loin en arrière dans le vide, pâlissant lentement dans la noirceur de l'espace. Puis il perdit connaissance et sur lui se referma l'oubli, le néant... Il ouvrit les yeux et, d'un coup, les tours d'acier de New York se dressèrent autour de lui, le bourdonnement de la circulation résonna dans ses oreilles. Irrésistiblement son regard se tourna vers le ciel où un moment auparavant — lui semblait-il — l'énorme globe lumineux de la Terre voguait dans une splendeur nacrée. Puis la mémoire lui revint lentement, il baissa les yeux, rencontra le regard immense, torturé du petit prêtre de la race lunaire. Il eut un choc en voyant son visage vieilli de dix ans dans l'intervalle incalculable de son voyage dans le passé. Une douleur plus profonde que toute peine personnelle avait marqué durement sa pâleur surnaturelle et ses grands yeux étranges étaient hantés de cauchemar. — Ce fut donc par ma faute, murmurait-il comme pour lui-même. De toute ma race, j'ai été celui par la main de qui Sélès est morte. Oh ! Dieux... — C'est moi qui suis coupable, interrompit Smith d'une voix rauque, abandonnant son silence habituel par un effort instinctif pour alléger cet insupportable tourment. — Non, vous n'avez été que l'instrument. Moi, celui qui le maniait. Je vous ai envoyé dans le passé. Je suis le destructeur de Baloise et de Niai et d'Ingala blanche comme l'ivoire, et de toute la beauté verdoyante de notre monde perdu. Comment pourrai-je jamais lever les yeux la nuit sur la livide carcasse du monde que j'ai tué ? C'était moi, moi ! De quoi diable parlez-vous tous les deux ? demanda Yarol de l'autre côté de la table. Je n'ai rien vu, à part un tas d'ombres et de lumières, et une espèce de lune... — Et cependant, murmurait le murmure obsédé, oublieux de tout, et cependant j'ai vu les Trois dans leur temple. Nul de ma race ne les avait jamais vus auparavant, car aucune mémoire n'est jamais revenue vivante de ce temple, sauf la mémoire qui les a brisés. De toute ma race, seul je connais le secret du Désastre. Nos légendes racontent ce que les exilés virent de cette nuit de terreur à travers l'épaisseur de l'air terrestre — mais je sais ! Et aucun homme de chair et de sang ne saurait supporter longtemps l'idée qu'il a assassiné un monde par sa folie. Oh, dieux de Sélès, aidez-moi ! Ses mains d'une pâleur lunaire tâtonnèrent aveuglément sur la table, trouvèrent le paquet carré qui lui avait coûté un tel prix. Il se leva, chancelant. Smith se dressa aussi, mû par une émotion qu'il n'aurait pu définir. Mais le prêtre lunaire secoua la tête. — Non, dit-il comme en réponse à une question de son propre esprit, vous n'êtes pas à blâmer pour ce qui s'est passé il y a tant de millénaires — et pourtant dans les quelques dernières minutes ! Cet emmêlement du temps et de l'espace, et la catastrophe qu'un homme vivant peut provoquer sur un monde mort depuis des âges, est trop au-delà de nos possibilités limitées de compréhension. J'ai été choisi pour en être le moteur et cependant je ne suis pas seul responsable, car c'était écrit depuis le commencement des temps. Je n'aurais rien pu y changer si j'avais su au début ce que devait être la fin. Ce n'est pas pour ce que vous avez fait, mais pour ce que vous savez maintenant... que vous devez mourir ! Les mots n'avaient pas encore quitté ses lèvres qu'il brandissait déjà son paquet carré comme une arme mortelle. Il le levait tout près du visage de Smith, et l'ombre de la mort passa dans ses yeux d'une pâleur lunaire, assombrissant son visage torturé, livide. L'espace d'un instant, il sembla à Smith qu'un flamboiement de lumière intolérable éclatait tout autour du paquet carré, quoiqu'il ne pût en réalité rien voir d'autre que sa forme banale entre les mains blêmes du prêtre. Pendant cet instant presque trop bref pour s'enregistrer dans son cerveau, la mort le frôla avidement. Mais au moment même où les mains menaçantes se levaient, un éclair de flamme bleuâtre fulgura derrière le dos du prêtre, la décharge familière d'un pistolet thermique. Le visage du petit homme blêmit un moment d'angoisse, puis un immense flot de paix le submergea, éteignant ses yeux qu'obscurcissait le chagrin. Il s'effondra sur le côté, lâchant la boîte carrée. Derrière le tas confus de son corps sur le sol, apparut la silhouette ramassée de Yarol, remettant son arme dans son étui tout en jetant un coup d'œil par-dessus son épaule. — Viens, viens ! Soufflait-il, pressant. Allons-nous-en d'ici ! On entendit un cri derrière Smith, un bruit de course. Il jeta un regard de convoitise sur le mystérieux paquet tombé à terre, mais ce ne fut qu'un coup d'œil fugitif lancé tandis qu'il bondissait pardessus le corps, et, sur les talons de Yarol, gagnait la descente pour aller se perdre dans la foule de l'étage inférieur grouillant de monde. Il ne saurait jamais. LA POUSSIÈRE DES DIEUX — Passe le ségir, Northwest, dit Yarol d'un ton persuasif. Northwest Smith remua la bouteille noire, évaluant son contenu. A son glouglou, il prit le verre de son ami, et, sous le regard jaloux du Vénusien, il mesura exactement la moitié de l'alcool rouge. Cela ne faisait pas beaucoup. Yarol regarda sa part de liqueur d'un air désolé. — Encore fauchés, murmura-t-il. Et moi qui ai si soif ! Son regard à l'innocence angélique erra sur les comptoirs tentateurs de la taverne martienne où ils étaient assis. Son visage d'une pure candeur se tourna vers Smith, questionnant d'un coup d'œil noir et avisé les yeux d'acier pâles du Terrien. Yarol leva un sourcil arrondi. — Qu'en penses-tu ? Suggéra-t-il délicatement. Mars nous doit bien une tournée en tout cas, et j'ai fait recharger mon pistolet thermique ce matin. Je crois que ça marcherait ! Sous la table, il posa une main impatiente sur son pistolet. Smith sourit et hocha la tête. — Trop de clients, dit-il. Et tu devrais savoir qu'il vaut mieux ne pas jouer à cela ici. C'est malsain. Yarol eut un haussement d'épaules résigné et avala son verre d'un trait. Et maintenant qu'est-ce qu'on fait ? demanda-t-il. Eh bien, regarde autour de toi. Vois-tu quelqu'un que tu connais ? On cherche une affaire — n'importe laquelle. Yarol tourna son verre entre ses doigts d'un air désenchanté et inspecta la salle comble entre ses cils. Les paupières baissées, il aurait pu passer pour un enfant de chœur d'une cathédrale de la Terre. Mais quand elles se levaient une trop sombre expérience apparaissait pour que l'illusion dure longtemps. C'était une foule bigarrée que son regard las examinait : des Terriens au visage dur, vêtus du cuir des navigateurs de l'espace, des Vénusiens mielleux avec leurs yeux obliques, dangereux, des Martiens des Terres sèches marmottant les gutturales blasphématoires de leur langage, et quelques barbares et demi brutes des plus lointaines frontières de la civilisation. Le regard de Yarol revint au visage basané, balafré en face de lui. Il croisa la pâleur des yeux sans couleur de Smith et leva les épaules. — Personne ne nous paierait à boire, soupira-t-il. Il y en a un ou deux que j'ai déjà vus, pourtant. Par exemple ces deux rats de l'espace à la table voisine ; le petit Terrien au visage rouge — celui qui regarde par-dessus son épaule — et le Martien des Terres sèches avec un œil en moins. Tu vois ? On dit que ce sont des chasseurs. — Des chasseurs de quoi ? Yarol leva les épaules d'un geste vénusien expressif. Levant en même temps cocassement les sourcils. — Personne ne sait ce qu'ils chassent — mais ils chassent ensemble. — Hm-m. (Smith jeta un coup d'œil méditatif vers la table voisine :) Ils ont plutôt l'air chassés que chasseurs, si tu veux mon avis. Yarol acquiesça de la tête. Les deux personnages en question semblaient partager une même crainte, à en croire les regards inquiets qu'ils jetaient par-dessus leurs épaules et leurs yeux de bêtes traquées. Ils étaient serrés l'un contre l'autre devant deux verres de ségir, et quoique ils eussent le visage d'hommes endurcis, habitués aux dangers des routes de l'espace, on décelait, sous la franche alarme de leur expression, quantité de choses encore bien plus déplaisantes. C'était une expression que Smith ne parvenait pas à bien analyser, une terreur folle, une hantise sans nom. On dirait que Pharol lui-même est à leurs trousses, dit Yarol. C'est drôle. J'ai toujours entendu dire que tous deux étaient plutôt des durs. Il faut ça dans leur profession. Peut-être ont-ils trouvé ce qu'ils chassaient, dit un chuchotement rauque derrière eux. Cette remarque produisit un silence électrique. Smith se déplaça imperceptiblement de côté sur son siège, pour mieux libérer son pistolet, et les doigts déliés de Yarol se rapprochèrent de sa hanche. Ils tournèrent des visages sans expression vers celui qui avait parlé. Un petit homme assis seul à la table voisine s'était penché en avant pour les fixer d'un regard particulièrement luisant. Ils le soutinrent dans une attente muette, hostile, jusqu'à ce que le chuchotement rauque reprenne : — Puis-je venir à votre table ? Je n'ai pas pu éviter d'entendre que vous cherchiez une affaire. Imperturbables, les yeux incolores de Smith jaugèrent l'intercepteur, et, résultat de leur examen, une ombre de perplexité vint voiler leur pâleur. Il est rare qu'on rencontre un homme dont la race et l'origine ne soient pas apparentes, surtout après observation attentive. Pourtant, il ne pouvait pas classer celui-là. Sous son teint basané pouvait se cacher la pâleur blonde d'un Vénusien ou la peau bronzée d'un Terrien, ou celle rosée d'un Martien des canaux ou même le cuir tanné d'un Martien des Terres sèches. Ses yeux sombres auraient pu appartenir à n'importe quelle race, et son murmure enroué, maniant couramment le jargon des hommes de l'espace, déguisait efficacement son origine. Petit et effacé, il aurait pu passer pour un natif de l'une ou l'autre des trois planètes. Le visage balafré, impassible de Smith ne changea pas en le considérant, mais après un long moment d'étude il dit : «Venez», et se mordit les lèvres comme s'il en avait trop dit. Cette brièveté dut plaire au petit homme, car il eut un sourire en s'exécutant, sans que le regard empreint d'une passive hostilité des deux hommes l'embarrassât. Il croisa les bras sur la table et se pencha vers eux. — Je peux vous offrir un emploi, commença sans préambule la voix rauque, si vous n'avez pas peur. C'est un travail dangereux, mais la paie est assez forte pour compenser ce petit inconvénient — toujours si vous n'avez pas peur. — De quoi s'agit-il ? — Du travail qu'ils... que ces deux-là n'ont pas réussi. C'étaient des chasseurs jusqu'à ce qu'ils aient trouvé ce qu'ils chassaient. Regardez-les maintenant. Le regard sans couleur de Smith resta fixé sur le visage de son interlocuteur, mais il hocha la tête. Pas besoin de regarder de nouveau les visages ravagés de peur des deux voisins. Il comprenait. — Qu'y a-t-il à faire ? demanda-t-il. Le petit homme rapprocha son siège et jeta un regard méfiant autour de la salle. Il scruta le visage des deux compagnons, semblant hésiter à parler : — Il y a eu beaucoup de dieux depuis l'origine des temps, dit-il. Il s'arrêta avec un regard incertain sur le visage de Smith. Northwest fit un petit signe d'assentiment. — Continuez, dit-il. Rassuré, le petit homme reprit son récit. Il n'avait pas parlé bien longtemps que l'enthousiasme avait déjà raffermi sa voix rauque, et qu'une nuance de fanatisme s'y insinuait. — Il y a eu des dieux qui étaient vieux quand Mars était une planète verte, et qu'une Lune verdoyante tournait autour d'une Terre bleue aux mers bouillantes, et que Vénus en fusion tournait autour d'un soleil plus jeune. Une autre planète tournait alors dans l'espace, entre Mars et Jupiter où sont maintenant ses fragments, les astéroïdes. Vous en avez entendu des rumeurs — elles persistent dans les légendes de toutes les planètes. C'était un vaste globe, riche et magnifique, peuplé par les ancêtres de l'humanité. Un puissant Trio y habitait dans un temple de cristal, servi par d'étranges esclaves et adoré du monde entier. Ces dieux n'étaient pas totalement abstraits, comme le sont devenus la plupart des divinités modernes. Certains disent qu'ils venaient de l'Au-delà, et étaient aussi réels, à leur manière, que la chair et le sang. «Ils furent l'origine et le commencement de tous les autres dieux que l'humanité a connus. Tous n'en sont que des échos, dans un monde qui a oublié même le nom de la Planète Perdue. L'un des Trois était appelé Saig, et le second Lsa. Vous n'en avez jamais entendu parler. Ils étaient morts avant que les mers chaudes de votre globe aient refroidi. Nul ne sait comment ils disparurent, ni pourquoi, et il n'en reste aucune trace nulle part dans l'univers que nous connaissons. Mais il y avait le troisième — un troisième que sa puissance plaçait au-dessus des deux autres et qui régnait sur la Planète Perdue, un troisième si puissant que même aujourd'hui, si longtemps après, son nom n'a pas disparu des lèvres des hommes. II est maintenant devenu proverbial — ce nom qu'autrefois aucun homme n'osait prononcer ! Je vous ai entendu l'invoquer il n'y a pas dix minutes — Pharol ! Sa voix rauque trembla un peu en prononçant le nom devenu banal. Yarol eut un petit ricanement, rapidement étouffé, et dit : — Pharol ! Mais... — Oui, je sais. Pharol, aujourd'hui, évoque les rites dont il vaut mieux ne pas parler, célébrés pour un antique non-dieu du néant absolu. Pharol est tombé si bas que son nom même signifie le néant. Mais en d'autres temps ! Pharol n'a pas toujours été le dieu obscur d'un culte obscène. En d'autres temps, les hommes savaient ce que cette obscurité cachait, et n'osaient pas en prononcer le nom dont vous riez, de peur de tomber sans le vouloir sur cette intonation secrète qui ouvre la porte sur les ténèbres de Pharol. Des hommes ont déjà été expédiés dans l'obscurité absolue du dieu, et dans cette ombre ont vu des choses effrayantes. Je sais... (La voix âpre s'éteignit dans un murmure :)... des choses si épouvantables qu'un homme peut en hurler à s'enrouer la gorge jusqu'à ne plus pouvoir ensuite parler plus haut qu'un chuchotement... Smith fit un clin d'œil à Yarol. Le murmure rauque reprit après un instant. — Ainsi, voyez-vous, les anciens dieux ne sont pas morts complètement. Ils ne pouvaient pas mourir de la façon dont nous entendons la mort : ils venaient de trop loin dans l'Au-delà pour connaître la vie ou la mort comme nous. Ils venaient de si loin que pour parvenir jusqu'à nous ils durent prendre une forme visible à l'humanité — s'incarner dans un corps matériel par lequel, comme par une porte, ils pouvaient atteindre le corps et l'esprit des hommes. La forme qu'ils choisirent n'a pas d'importance maintenant — je ne la connais pas. Elle était matérielle, et elle est tombée en poussière il y a si longtemps que même son souvenir s'est effacé dans l'esprit des hommes. Mais cette poussière existe toujours. M'entendez-vous ? Cette poussière, qui fut autrefois le premier et le plus grand de tous les dieux, existe toujours ! C'est ce que cherchaient ces hommes. Ils ont trouvé. Et ils se sont enfuis, mortellement terrifiés de ce qu'ils avaient vu. Vous semblez de meilleure trempe. Voulez-vous reprendre la recherche où ils l'ont laissée ? Le regard pâle de Smith croisa les yeux noirs de Yarol par-dessus la table. Un silence plana entre eux pendant un instant. — Avez-vous une objection à ce que nous ayons une petite conversation avec ces deux-là ? dit enfin Smith. — Pas du tout, répondit vivement le chuchotement rauque. Allez-y maintenant, si vous voulez. Smith se leva sans plus de paroles. Yarol repoussa son siège sans bruit et le suivit. Ils traversèrent la salle de ce pas spécial, prudent, des navigateurs de l'espace et se coulèrent sur des chaises en face des deux hommes tassés l'un contre l'autre. L'effet fut étonnant. Le Terrien eut un sursaut convulsif et tourna un visage décomposé, éloquent d'inquiétude, vers les intrus. Le Martien des Terres sèches regarda Smith et Yarol avec une terreur muette. Ni l'un ni l'autre ne parlèrent. — Connaissez-vous ce bonhomme-là ? demanda brusquement Smith avec un mouvement de tête vers la table qu'ils avaient quittée. Après un instant d'hésitation, les deux hommes se retournèrent avec ensemble. Quand ils refirent face, le visage du Terrien avait cessé de trahir l'appréhension. On y lisait maintenant qu'il commençait à comprendre. — Il vous embauche, hein ? dit-il, la gorge sèche. Smith fit un signe affirmatif. Le visage du Terrien se crispa de nouveau de terreur. — N'acceptez pas. Pour l'amour de Dieu, ne savez-vous donc pas ? s'écria-t-il. — Nous ne savons pas quoi ? L'homme jeta un regard furtif autour de la salle et humecta ses lèvres avec incertitude. Des émotions contradictoires se reflétèrent sur son visage. — C'est dangereux... murmura-t-il. Mieux vaut laisser ça. Nous le savons par expérience. — Qu'est-il arrivé ? Le Terrien allongea une main tremblante vers la bouteille de ségir et emplit son verre à ras bord. Il le vida avant de parler, et l'incohérence de ses paroles venait peut-être des verres qui avaient précédé celui-ci. — Nous sommes allés vers les montagnes polaires, à l'endroit qu'il nous avait indiqué. Des semaines... il faisait froid. Les nuits sont très noires là-bas... très noires. Nous sommes entrés dans la caverne qui passe à travers la montagne — très loin... Puis nos lumières se sont éteintes — nous avions des batteries à pleine charge dans de nouvelles super torches Tomlinson, mais elles se sont éteintes comme des bougies, et dans le noir... dans le noir, la chose blanche est venue... Un frisson le secoua. Il étendait des mains tremblantes vers la bouteille de ségir et s'en versa un autre verre, dont le bord cliqueta contre ses dents quand il but. Puis il posa le verre brutalement et dit avec violence : — C'est tout. Nous avons fichu le camp. On ne se souvient plus du tout comment on en est sortis — ou guère plus que d'avoir crevé de faim et de froid dans les terres salées pendant longtemps. Nos provisions s'épuisaient ; sans lui (il fit un geste par-dessus la table), nous serions morts tous les deux. On ne sait pas comment on s'en est tirés finalement — mais c'est fini pour nous, vous comprenez ? Fini ! Rien ne pourrait nous y faire retourner. Nous en avons assez vu. Il y a quelque chose là-dedans... qui vous fait mal à la tête. Nous avons vu... n'en parlons pas. Mais... Il fit signe à Smith de s'approcher et se mit à chuchoter. Ses yeux roulaient de peur. — Cela nous poursuit. Ne me demandez pas quoi... je ne sais pas. Mais... je sens cela dans l'ombre, qui guette... guette dans l'ombre... Ses paroles devinrent balbutiement et il allongea de nouveau la main vers la bouteille. — C'est là maintenant, qui guette si les lumières s'éteignaient... faut pas que les lumières s'éteignent... Encore un coup de ségir... La bouteille tinta sur le bord du verre, et la voix s'éteignit dans des marmonnements d'ivrogne. Smith repoussa sa chaise et fit signe à Yarol. Les deux hommes assis à la table ne parurent pas remarquer leur départ. Le Martien des Terres sèches avait saisi la bouteille de ségir à son tour et versait le liquide rouge sans regarder le verre — son œil borgne tourné avec appréhension pardessus son épaule. Smith posa la main sur l'épaule de son compagnon £t l'attira de l'autre côté de la salle vers le bar. Yarol jeta un coup d'œil renfrogné au barman qui approchait et suggéra : — Si on demandait une avance pour boire, en tout cas. — Est-ce qu'on accepte ? — Heu, qu'en penses-tu ? — C'est dangereux. Tu sais, il y avait quelque chose de pire que l'alcool dans ces deux-là. As-tu remarqué les yeux du Terrien ? — Le blanc se voyait tout autour, fit Yarol. J'ai vu des fous qui avaient cet air-là. — J'ai pensé à ça, aussi. Il était soûl, c'est entendu, et probablement n'aurait pas prononcé de telles paroles, s'il avait été à jeun. Mais d'après la tête qu'il a, il ne dessoûlera jamais plus jusqu'à sa mort. Pas la peine d'essayer d'en tirer davantage. Et l'autre — eh bien, as-tu jamais essayé de tirer quelque chose d'un Martien des Terres sèches ? Même sans qu'il ait bu ? Yarol eut un haussement d'épaules expressif. — Je sais. Si on y va, on y va en aveugle. On ne tirera jamais rien de plus de ces ivrognes. Mais il est certain que quelque chose les a terrifiés. — Et pourtant, dit Smith. J'aimerais en savoir davantage sur cette affaire. La poussière des dieux — et le reste. C'est intéressant. Et qu'est-ce qu'il veut en faire au juste, de cette poussière ? — Tu crois à cette histoire ? — Je ne sais pas ; m'est arrivé de tomber sur des choses assez étonnantes, par-ci, par-là. Il a l'air à moitié fou, bien sûr, mais, en tout cas, ces gars-là ont certainement trouvé quelque chose de pas ordinaire, et ils ne sont même pas allés jusqu'au bout. — Bon. S'il nous paie à boire, je suis d'avis d'accepter le boulot, dit Yarol. Je préfère encore crever de frousse plus tard que de mourir de soif tout de suite. Qu'est-ce que tu en dis ? — Ça va, dit Smith. J'ai soif, moi aussi. — Le petit homme les regarda d'un air confiant quand ils revinrent prendre place à la table. Si nous arrivons à nous entendre sur les conditions, dit Smith, on accepte. Et si vous pouvez nous donner une idée de ce que nous aurons à chercher, et pourquoi. — La poussière de Pharol, dit la voix rauque impatiemment. Je vous l'ai dit. — Que voulez-vous en faire ? Les petits yeux luisants fixèrent avec méfiance le regard calme de Smith. — Qu'est-ce que ça peut vous faire ? — Nous y risquons notre peau, n'est-ce pas ? De nouveau, les petits yeux luisants plongèrent dans ceux du Terrien. Le chuchotement rauque baissa jusqu'à ne devenir que l'écho d'un souffle. — Je vais vous le dire, alors, dit-il en secret. Après tout, pourquoi pas ? Vous ne savez pas comment vous en servir — ça n'a de valeur pour personne d'autre que moi. Écoutez donc ; je vous ai dit que les Trois s'incarnèrent sous une forme matérielle pour l'utiliser comme une porte à travers laquelle ils pouvaient atteindre l'humanité. Il fallait qu'ils le fassent, mais c'était une porte qui s'ouvrait dans les deux sens — à travers laquelle, S'il avait osé, l'homme pouvait atteindre les Trois. Personne n'osait en ce temps-là. La puissance qui était au-delà était trop terrible. C'aurait été comme franchir une porte pour aller tout droit dans l'enfer. Mais le temps a passé depuis lors. Les dieux SE sont retirés en des séjours plus lointains. La terreur qu'inspirait Pharol n'est plus qu'un écho dans un monde frappé par l'oubli. L'esprit du dieu a disparu, mais pas complètement. Tant qu'existe un reste de la forme qui, autrefois, incarnait Pharol, Pharol peut être atteint. Pour l'homme qui pourrait mettre la main sur cette poussière, en connaissant les rites et les formules requises, toute la science, et toute la puissance lui seraient ouvertes comme un livre. Réduire un dieu en esclavage ! Le chuchotement rauque avait été crescendo ; des lueurs fanatiques étincelaient dans les petits yeux brillants. Il avait complètement oublié ses interlocuteurs. Son regard perçant était fixé sur quelque avenir éblouissant, et sur la table ses poings se serraient convulsivement. Smith et Yarol échangèrent un coup d'œil significatif. Évidemment, l'homme était fou... — Cinquante mille dollars à votre compte dans n'importe quelle banque de votre choix, intervint brusquement la voix rauque, éminemment sensée, au beau milieu de leur incertitude. Tous frais payés, bien entendu. Je vous donnerai des cartes et je vous dirai tout ce que je sais pour y parvenir. Quand pouvez-vous partir ? Smith eut un sourire. L'homme était peut-être toqué, mais, pour le moment, Smith aurait donné l'assaut aux portes de l'enfer, à la demande de n'importe quel fou, pour cinquante mille dollars terrestres. — Tout de suite, dit-il laconiquement. Allons-y. ? Vers le nord, sur la vaste rotondité de Mars, la lave rouge, la poussière rouge, et la courte végétation rougeâtre des Terres sèches font place aux Terres salées qui ceinturent le pôle. De la broussaille y pousse, et une herbe rare ; et la neige qui tombe la nuit reste tout le jour pâle et glacée sur les touffes tenaces et les monticules du sol desséché par le sel. — De toutes les contrées maudites, dit Northwest Smith, en regardant de son siège de pilote les terres grises qui glissaient sous le vol rapide de leur avion, ce doit être la pire. Je préférerais encore habiter sur la Lune ou l'un des astéroïdes. Yarol porta la bouteille de ségir à ses lèvres et tira un glouglou éloquent de ses profondeurs. — Cinq journées de vol au-dessus de ce paysage donneraient la frousse à n'importe qui, énonça-t-il. Je n'aurais jamais pensé que je serais content de voir une chaîne de montagnes aussi affreuse que celle-là, mais elle me fait l'effet du paradis maintenant... Et il fit un signe vers les cimes noires et dentelées des montagnes polaires qui marquaient la fin de leur voyage, du moins en avion ; car, en dépit de leur grand âge, les pics étaient aigus comme des montagnes, nouvellement surgies d'un monde en gestation. Smith posa l'avion au pied des pentes noires. On y voyait une brèche triangulaire avec une coulée blanche sur le côté, point de repère qu'il avait guetté ; l'avion glissa doucement dans l'abri pour s'immobiliser sous la protection de la roche en saillie. De là, il leur faudrait avancer à pied et péniblement à travers les montagnes. Il n'y avait pas d'endroit pour atterrir plus près de leur but que celui-là. Pourtant, la distance à parcourir n'était pas considérable. Tous deux mirent pied à terre un peu raidement. Smith étira ses longues jambes et renifla l'air. Celui-ci était terriblement froid, imprégné de cette odeur salée, indicible, des mers mortes depuis des millénaires qu'on ne rencontre nulle part ailleurs dans l'univers que dans les Terres salées du nord de Mars. Il considéra les montagnes avec incertitude. Depuis ces premiers contreforts, il savait QU'elles se suivaient, déchiquetées, sombres et mortelles, jusqu'au pôle même. Elles étaient recouvertes, pendant le bref hiver martien, par une neige épaisse, vierge, immaculée, qui finissait par fondre et s'écouler dans les canaux, en creusant des gorges plus profondes dans les pics déjà tourmentés. Autrefois, dans des temps très anciens, avait dit le petit fanatique à la voix chuchotante, Mars était un monde verdoyant. Des mers s'étendaient ici, battant le pied de montagnes plus douces, sur les pentes desquelles se trouvait une puissante cité — une cité sans nom, pour autant que les générations présentes des nommes s'en souviennent, et un astre sans nom brillait sur elle d'un point du ciel maintenant vide — la Planète Perdue, luisant sur une cité disparue. Ses habitants avaient dû voir la catastrophe qui raya cette planète sœur de la face du ciel. Et si le petit homme disait vrai, les dieux de cette Planète Perdue avaient été sauvés de la destruction et transportés à travers le vide jusqu'à une demeure dans cette ville des montagnes qui n'est même plus un souvenir aujourd'hui. Et le temps passa, d'après son récit. La ville vieillit, les dieux vieillirent, la planète vieillit. Enfin, en quelque terrible cataclysme, la planète se souleva sous les fondations de la cité, la réduisant en ruine, les montagnes tremblèrent et se plissèrent en de nouvelles et épouvantables formes. Les mers se retirèrent, la terre fertile s'effrita, dénudant le roc, et le temps effaça même le souvenir de cette ville qui avait été le séjour des dieux — qui l'était encore, leur avait dit la voix rauque. Ça doit être quelque part tout près d'ici, dit Smith, que ces deux types ont trouvé la caverne. Quelque part de l'autre côté de la pente à gauche, fit Yarol. Allons-y. (Il jeta un coup d'œil vers le soleil pâle.) L'aube n'est pas levée depuis longtemps. Nous devrions être de retour avant la nuit si les choses vont bien. Ils laissèrent leur appareil dans un abri et s'éloignèrent à travers les Terres salées ; la broussaille rêche balayait leurs genoux et leur respiration faisait un petit nuage dans l'air raréfié. La pente s'incurvait vers la gauche, s'élevant rapidement vers des pics noirs, inaccessibles et sinistres. Le seul espoir de pénétrer ce mur était de trouver la caverne que leurs prédécesseurs avaient fuie... et dans cette caverne... Smith dégagea le pistolet thermique dans l'étui à son côté. Ils cheminaient depuis une quinzaine de minutes dans la végétation rabougrie, la neige sèche devenant de plus en plus épaisse sous leurs pas et l'air salé glaçant leur respiration, quand l'entrée de la caverne qu'ils cherchaient apparut, sombre sous le rocher en surplomb qui leur avait été annoncé. Ils risquèrent un regard à l'intérieur. Le sol pierreux semblait n'avoir jamais été foulé par des pieds humains, autant qu'on pût en juger d'après son aspect. Une neige poudreuse gisait vierge dans les anfractuosités profondes, et le jour ne pénétrait pas très loin dans l'ombre redoutable du fond. Smith tira son pistolet, respira à pleins poumons et s'enfonça dans l'obscurité et le froid, avec Yarol sur ses talons. Ce fut comme s'ils laissaient tout ce qui était vivant et humain pour des limbes glaciales. Le froid perçant traversait leurs vêtements de cuir. Ils sortirent leurs torches Tomlison avant d'avoir fait plus de vingt pas, et les rayons jumeaux illuminèrent une scène de complète désolation, plus morte que la mort, car elle ne semblait jamais avoir connu la vie. Pendant un quart d'heure peut-être ils avancèrent tant bien que mal dans le noir glacé. Smith braquait sa lumière sur le sol ; et celle de Yarol explorait les parois et perçait l'obscurité devant eux. Des murs rocheux, un plafond déchiqueté et la pierraille aux arêtes vives qui tailladait leurs bottes. Aucun bruit sauf celui de leurs pas. Rien que le noir, le froid et le silence. — Il y a du brouillard, ici, dit Yarol. Quelque chose obscurcit un instant le faisceau clair de leurs lumières et les ténèbres se refermèrent sur eux aussi soudainement et complètement que les plis d'un manteau. Smith s'arrêta net, l'oreille tendue. Pas un bruit. Il toucha la lentille de sa torche et sentit qu'elle était encore allumée ; elle était chaude, et la petite vibration du verre lui indiquait que les tubes fonctionnaient toujours. Mais quelque chose d'intangible et d'étrange masquait sa source... une obscurité épaisse, étouffante, qui semblait neutraliser leurs sens. C'était comme un bandeau sur les yeux. Smith, approchant la lentille éclairée de sa vue, ne put même pas en distinguer le contour dans le noir qui couvrait tout. Durant quelques minutes, cette obscurité sourde les entoura. Ils savaient vaguement ce qui les attendait, cependant, quand cela arriva, le choc leur en fit perdre la respiration. Il n'y eut pas de bruit, mais, brusquement, à un tournant de la caverne apparut une forme d'une blancheur absolue, d'abord aperçue fragmentairement derrière un écran de roches déchiquetées, puis s'imposant à la vue sur le fond des ténèbres. Smith se dit qu'il n'avait jamais rien vu de blanc avant que ses yeux incrédules tombent sur cette créature — si ce pouvait être une créature. Il avait l'impression qu'elle était en partie au-dessous du niveau du sol ; car, bien que dans ce noir total il n'eût aucun moyen de juger de sa taille, il lui semblait que l'apparition, se mouvant dans un glissement sans effort. Elle avançait sans obstacle à travers la roche solide. Elle était plus blanche que quoi que ce soit de vivant ou de mort, si blanche que cela l'écœurait et qu'il en avait la chair de poule dans le dos. Elle se détachait sur le noir comme une silhouette de papier découpé. L'obscurité ne l'affectait pas, aucune ombre ne marquait sa surface ; en deux dimensions arbitraires seulement, un blanc absolu et un noir absolu superposés, elle flottait vers eux. Elle était de haute taille, d'une forme plus ou moins humaine, mais proprement indescriptible. Smith entendait Yarol qui cherchait à reprendre haleine derrière lui. Mais aucun autre bruit, bien que la blancheur approchât rapidement à travers le sol rocheux. Il en était sûr maintenant — une partie s'en enfonçait plus bas que ses pieds, et ceux-ci étaient plantés sur la roche ferme. Quoique sa peau frissonnât d'une terreur irraisonnée, et que sa nuque se hérissât à l'approche étrange de l'impossible chose, il gardait assez de tête pour voir qu'elle était apparemment solide, et pourtant d'une translucidité laiteuse : qu'elle avait une forme et une épaisseur, mais que l'obscurité n'y posait aucune ombre, et que là où aucun visage n'aurait dû être, une face aveugle, sans yeux, le considérait impassiblement. Elle était très proche maintenant, et bien que ses extrémités tramassent au-dessous du sol, sa taille dépassait largement la hauteur de sa propre tête. Une force invisible, sans nom s'en dégageait, l'assaillait, semblant le pousser à la folie, ébranlant son cerveau avec la violence déraisonnée de l'insanité, mais plus furieuse, plus inconcevable que tout ce qu'un esprit sain pût comprendre. Quelque chose en lui réclamait frénétiquement une fuite immédiate, éperdue. Il entendait le souffle haletant de Yarol derrière lui et savait que lui aussi hésitait, était à deux doigts de s'enfuir. Mais quelque chose au fond de son cerveau le maintenait ferme devant la blancheur fondant sur lui dans cette atmosphère de folie — quelque chose qui niait le péril, qui suggérait une solution... A peine conscient d'avoir bougé, il sentit, le pistolet thermique dans sa main, et, d'une impulsion soudaine, leva son bras et lança un long jet de flamme bleuâtre droit dans l'apparition qui avançait. Pendant un bref instant, l'éclair éblouissant fulgura dans le noir. Il frappa la blancheur flottante en plein, s'évanouit, et Smith entendit un grésillement d'étincelles plus loin sur le sol invisible. Il comprit que la flamme avait traversé la créature sans rencontrer de résistance. Et dans cette rapide seconde, tandis que la lueur bleuâtre fendait l'épaisseur de l'obscurité, il la vit illuminer une aspérité du rocher sur son passage, mais pas la forme blanche. Aucun reflet bleu n'en altéra la pâleur mortelle. Il eut la conviction soudaine que même si un arc-en-ciel de lumières colorées était projeté sur elle, jamais le moindre soupçon de couleur n'altérerait sa blancheur inhumaine. Luttant contre les vagues de folie qui l'assaillaient, il comprit avec amertume qu'elle était hors de la portée des hommes — et par conséquent... Il ricana et rengaina son pistolet. — Viens ! Hurla-t-il à Yarol, empoignant à tâtons le bras de son compagnon. Étouffant un frisson de terreur, il plongea droit à travers l'horrible forme. Il connut une sorte d'éblouissement, une blancheur aveuglante, un moment tumultueux où tout tournoya autour de lui, le sol bascula sous ses pieds et un cyclone d'impulsions folles bouleversa son cerveau ; puis tout redevint noir et il continua d'avancer intrépidement dans les ténèbres, traînant un Yarol mollement consentant derrière lui. Pendant un bon moment, ils avancèrent d'une marche chancelante, ponctuée par des chutes, tandis que l'horreur blanche s'éloignait derrière eux, sans les suivre. Puis dans l'obscurité épaisse qui leur bouchait toujours la vue, la torche presque oubliée que Smith avait à la main s'éclaira soudain. A sa lueur, il se retourna vers Yarol, clignant des yeux à l'illumination soudaine. Le visage du Vénusien était stupéfait, ses yeux noirs de vrais points d'interrogation. — Qu'est-il arrivé ? Qu'est-ce que c'était ? Comment as-tu... — comment avons-nous pu... — La forme ne pouvait pas être réelle, dit Smith avec un sourire mal assuré. Je veux dire, pas matérielle au sens que nous connaissons. Elle avait l'air assez épouvantable comme ça, mais il y avait trop de choses qui ne collaient pas. As-tu remarqué comme elle semblait traîner à travers le sol ? Et ni la lumière ni l'ombre ne l'affectaient ; elle n'avait pas d'ombres, même dans cette noirceur, et l'éclair de mon pistolet ne lui a même pas donné un reflet bleuâtre. Alors je me suis souvenu de ce que le petit bonhomme nous avait dit au sujet de ses trois dieux : que, bien qu'ils eussent une existence réelle, elle était sur un plan si différent du nôtre qu'ils ne pouvaient pas nous toucher, sauf en revêtant un corps matériel. Je pense que cette chose était aussi comme cela : visible, mais d'une dimension trop différente pour nous atteindre autrement que par la vue. Et quand j'ai remarqué que le sol ne lui offrait aucune résistance, j'ai pensé que peut-être, inversement, elle n'aurait pas d'influence sur nous non plus. Et c'est ce qui est arrivé. Nous sommes passés. Yarol respira profondément. — Ce que c'est que d'avoir un esprit supérieur ! Blagua-t-il affectueusement. Je me demande si quelqu'un d'autre a jamais deviné cela, ou si nous sommes les premiers à être passés à travers ? — Je ne sais pas. N'imagine cependant pas que ce n'était qu'un épouvantait. Je crois qu'il était temps que nous agissions. Une minute de plus et... J'avais l'impression que quelqu'un me remuait la cervelle avec un bâton. Rien ne semblait... normal. Maintenant, je crois savoir ce qu'avaient les deux pauvres types — ils ont attendu trop longtemps pour s'enfuir. C'est une chance que nous ayons agi comme nous l'avons fait. — Mais... et cette obscurité ? — Je suppose que nous ne saurons jamais exactement. Cela doit avoir un rapport avec le reste-la forme blanche. Peut-être est-ce une force ou un élément de l'autre dimension ; car de même que l'obscurité ne pouvait pas affecter la blancheur de la forme, la lumière n'avait pas d'effet sur l'obscurité. J'ai eu l'impression que cet espace noir est une zone délimitée, comme si une tranche de l'autre monde était installée dans la caverne, pour que la forme blanche y rôde — une barrière de ténèbres en travers du chemin. Et je ne crois pas qu'elle puisse en sortir. Mais je peux me tromper ; avançons ! — Je te suis, dit Yarol. Vas-y ! La caverne s'étendait encore pendant une quinzaine de minutes de marche, froide, silencieuse, pleine d'aspérités sous leurs pas, mais aucune autre mésaventure n'interrompit leur parcours. Ils la franchirent à la lueur de leurs torches Tomlinson, et la lumière du jour glacial à l'extrémité leur sembla le rayonnement du paradis après ce voyage à travers la montagne. Ils dominaient les ruines de la ville où les dieux avaient jadis habité — des rochers déchiquetés en dents de scie géantes, tout un paysage de montagnes noires et nues, plissé et bouleversé, d'un aspect follement désolé. Çà et là, parmi les détritus des âges, gisaient d'énormes blocs de pierre taillée, seul souvenir que là s'était autrefois élevée la cité la plus sainte de la planète Mars, dans le très lointain passé. Après cinq minutes de recherches, les yeux de Smith décelèrent finalement la trace de ce qui pouvait, il y a des millions d'années, avoir été une rue. Elle partait tout droit du bas de la pente où s'ouvrait la caverne ; les blocs de pierre taillées, les crevasses et les ruines du tremblement de terre l'obstruaient, mais le chemin qu'elle avait anciennement suivi n'était cependant pas encore complètement effacé. Elle avait dû être bordée de palais et de temples. Il n'en restait rien que des blocs de marbre gisant brisés parmi les décombres. Le temps avait rayé la ville de la face de Mars presque aussi complètement que de la mémoire des hommes. Et pourtant la trace de cette seule rue était tout ce dont ils avaient maintenant besoin pour les guider. Le trajet fut rude. Une fois descendus dans les ruines, il était difficile de rester dans le chemin, et pendant près d'une heure, ils escaladèrent les pierres brisées et les éclats de rocher, sautant les crevasses, contournant de grands tas de décombres. Tous deux étaient écorchés et essoufflés lorsqu'ils parvinrent au premier repère qu'ils connurent, une aiguille de pierre noire penchée, à demi enterrée dans des fragments de marbre fracassé. Un peu plus loin se trouvaient deux blocs de pierre, l'un sur l'autre, peut-être les deux seuls dans toute l'immense ruine qui restaient encore tels que la main de l'homme les avait posés des centaines de siècles auparavant. Smith s'arrêta à côté et regarda Yarol, que l'effort faisait un peu souffler. — C'est ici, dit-il. Le vieux disait la vérité, après tout. — Jusqu'à présent, corrigea Yarol méfiant, en tirant son pistolet thermique. En tout cas, nous allons voir. Le jet sifflant de flamme bleue rejaillit sur la fente entre les pierres. Très lentement, Yarol suivit cette ligne, et il ne parvenait plus à maîtriser son impatience. Aux deux tiers de la ligne, la flamme cessa soudain de rejaillir et mordit profondément. Un trou noirâtre apparut dans la pierre. Il s'élargit rapidement, de la fumée s'éleva, puis vint le bruit plaintif de la pierre arrachée à son assise multimillénaire quand le bloc supérieur tourna à demi en crissant sur celui du dessous, branla un moment et s'effondra. Le bloc inférieur était creux. Les deux hommes se penchèrent curieusement, regardant à l'intérieur. De l'obscurité leur monta au visage une odeur d'inexprimable antiquité, un souffle vieux d'un million d'années, Smith dirigea la lumière de sa torche vers le fond et vit un sol de pierre unie trois ou quatre mètres plus bas. Le courant d'air était maintenant plus fort, et des poussières dansaient dans le trou, venant de ses profondeurs mystérieuses — une poussière qui y avait reposé en paix depuis des temps incommensurables. — Laissons-lui un moment pour s'aérer, dit Smith, en éteignant sa torche. Doit y avoir pas mal de ventilation, à en juger par cet appel d'air, et la poussière se dissipera probablement assez vite. On pourrait essayer de fabriquer une sorte d'échelle en attendant. Lorsqu'une corde à nœuds fut prête et solidement attachée autour d'une proche aiguille de rocher, le courant d'air, maintenant pur de poussière, soufflait, toujours chargé de cette indéfinissable odeur du passé, mais respirable. Smith passa le premier, descendant prudemment jusqu'à ce que ses pieds touchent la pierre. Yarol, en arrivant, le trouva balayant de sa torche Tomlinson un décor d'où toute vie semblait bannie. Un passage s'ouvrait devant eux, aux parois polies, avec des fresques inouïes peintes en couleurs effacées sous l'émail. L'ancienneté du lieu était presque palpable. Le courant d'air qui effleurait leurs visages semblait animé d'une vie sacrilège dans ce tombeau de dynasties défuntes. Ce passage orné et luisant descendait dans le noir. Ils le suivirent en hésitant, leurs pas remuant la poussière d'une race disparue, les rayons de leurs torches violant la nuit vieille de millions d'années du souterrain. Ils n'étaient pas allés bien loin que le cercle de lumière de la descente disparaissait déjà derrière eux, et ils avancèrent, sans autre guide que le petit courant d'air sur leurs visages, rappel du monde extérieur. Ils marchèrent très longtemps. Il n'y avait pas de truquage dans le passage, aucun autre couloir ne s'y ouvrait. Il allait tout droit, descendant dans le silence, l'obscurité et l'odeur d'un passé très ancien. Et quand enfin ils en atteignirent l'extrémité, ils n'avaient passé devant d'autres ouvertures que les petits trous de ventilation qui s'échelonnaient à intervalles réguliers le long du plafond. Au bout, une paroi courbe de pierre brute, s'arrondissant comme un segment de sphère, fermait le couloir. C'était une pierre entièrement différente de celle des parois décorées du passage par lequel ils étaient venus. A la lumière de leurs torches Tomlinson, ils virent une porte de pierre faisant corps avec la paroi bombée. En plein centre, un symbole était profondément gravé en noir violent sur le fond gris. Yarol, en le voyant, sursauta. — Connais-tu ce signe ? dit-il doucement. Sa voix se répercuta dans le silence du souterrain, et des échos chuchotèrent derrière lui dans l'obscurité : Connais-tu ce signe... Connais-tu ce signe ? — Je crois deviner, murmura Smith, en promenant sa lumière sur ses contours noirs. — Le symbole de Pharol, dit le Vénusien dans un souffle. Mais les échos s'emparèrent de ce souffle et susurrèrent au loin dans le noir : Pharol... Pharol... Pharol ! — Je l'ai vu une fois taillé dans le roc d'un astéroïde, continua Yarol tout bas. Juste un petit fragment de rocher dénudé tournoyant dans l'espace. Il n'avait qu'un bout de surface lisse, mais ce même signe y était gravé. La Planète Perdue doit avoir réellement existé, Northwest, et cela devait en faire partie, avec le nom du dieu gravé si profondément que même l'explosion d'un monde n'avait pu l'effacer. Smith tira son pistolet. — Nous le saurons bientôt, dit-il. Gare-toi. Le jet de flamme bleue suivit les bords de la porte, giclant contre la pierre comme le pistolet de Yarol l'avait fait là-haut dans la ville. Et, comme auparavant, il rencontra sur son parcours l'endroit faible, et la flamme mordit profondément., La porte trembla tandis que Smith maintenait immobile le rayon ; elle émit un craquement sinistre et se mit à basculer lentement en avant. Smith éteignit son pistolet et recula d'un bond comme la grande dalle de pierre vacillait et tombait. Le formidable fracas se répercuta dans l'obscurité, et le choc de sa chute fit trembler le sol, envoyant les deux hommes chanceler contre le mur. Ils se redressèrent sur leurs jambes, abritant leurs yeux aveuglés du torrent de lumière qui se répandait par la porte. C'était une magnifique lumière dorée, douée d'une sorte d'épaisseur et cependant claire. Ils virent presque immédiatement, quand leurs yeux se furent accoutumés au changement soudain de l'obscurité, qu'elle ne ressemblait à aucune autre lumière qu'ils aient jamais connue. Elle ruisselait visiblement devant eux dans le passage, en vagues pressées qui se rattrapaient, s'accumulaient et s'écoulaient comme l'aurait fait un gaz. C'était une lumière qui avait une consistance physique indescriptible, palpable, qui cependant n'affectait pas l'air qu'ils respiraient. Ils avancèrent dans une mer de luminosité, et cette bizarre lumière se ridait sous leurs pas comme de l'eau aurait pu le faire. Des cercles concentriques s'élargissaient dans l'air tandis qu'ils avançaient, se brisant silencieusement contre la paroi, et des traînées brillantes s'allongeaient derrière eux comme le sillage d'un bateau. Plongés dans cette lumière ondoyante, ils franchirent un passage taillé dans la pierre brute, une pierre qui semblait plus ancienne que celle du passage. De petites taches brillantes étincelaient çà et là sur les parois rugueuses, et ni l'un ni l'autre ne pouvaient se souvenir d'avoir jamais vu ce genre de roc moucheté de points scintillants auparavant. — Sais-tu, à mon avis, ce que c'est ? demanda Smith soudain, après quelques minutes de marche en silence sur le sol inégal. Un astéroïde ! Cette paroi rugueuse qui s'arrondissait dans le couloir extérieur en est la partie externe. Rappelle-toi, les trois dieux étaient censés avoir échappé à la catastrophe de l'autre monde et avoir été amenés ici. Eh bien, je parie que c'est ainsi que cela s'est passé. Un fragment de cette planète, contenant une salle, probablement celle où se tenaient les images des dieux, a été détaché d'une manière ou d'une autre de la Planète Perdue et projeté à travers l'espace jusqu'à Mars. Il a dû s'enfouir ici dans le sol, et les habitants de la ville creusèrent un tunnel jusqu'à lui et construisirent un temple sur son emplacement. Il n'y a pas d'autre moyen, vois-tu, d'expliquer ce mur bombé et la nature singulière de cette roche. Elle doit provenir du monde disparu. — Cela paraît logique, admit Yarol en balançant son pied pour lancer un remous de lumière vers la paroi. Et comment expliques-tu cette drôle de lumière ? — Quelle que soit l'autre dimension d'où ces dieux arrivèrent, on peut être à peu près certain que la lumière y joue des tours bizarres. Elle doit être presque matérielle — physiquement. Tu l'as constaté avec la forme blanche de la caverne, et l'obscurité qui a étouffé nos torches. Elle est à peu près aussi tangible que de l'eau. Tu as vu comme elle a ruisselé dans le passage quand la porte est tombée, et pas comme le fait la vraie lumière, mais par vagues successives, comme un gaz lourd. Pourtant, je ne remarque pas de différence dans l'air. Mais je ne crois pas... Dis donc, regarde ça ! Il s'arrêta si soudainement que Yarol se cogna dans son dos et marmotta un vague juron vénusien. Puis, par-dessus l'épaule de Smith, il vit aussi, et sa main descendit vers son pistolet. Quelque chose comme un trou de forme bizarre s'ouvrant sur une noirceur absolue était apparu au coin du couloir. Comme ils regardaient, cela se mit en mouvement. C'était quelque chose de plus noir que tout ce que l'expérience humaine ait pu connaître, d'aussi noir que le gardien de la caverne avait été blanc, de si noir que l'œil refusait de l'accepter autrement qu'une qualité négative, un néant. Smith, se souvenant des légendes de Pharol, le non dieu du néant absolu, étreignit son pistolet plus fermement et se demanda s'il faisait face à l'une des anciennes divinités. La Chose avait changé d'apparence : son contour s'était modelé et relativement stabilisé à une plus grande hauteur du sol. Smith sentait qu'elle devait avoir une forme et une épaisseur — au moins trois dimensions et probablement plus — mais malgré tous ses efforts, ses yeux ne pouvaient la distinguer que comme une silhouette plate de néant se découpant sur la lumière dorée. Et, comme de la forme blanche dans l'obscurité, il jaillissait de cette forme noire dans la lumière une force qui incitait son cerveau à la folie. Smith la sentait attaquer en vagues violentes les fondations de son esprit — mais il sentait autre chose que l'impulsion déraisonnée dans cette force qui l'assaillait. Il sentait une sorte de lutte, comme si le gardien noir ne tournait qu'une partie de son attention vers lui, comme s'il se battait contre quelque chose d'invisible et de puissant. Cette sensation lui permit d'entrevoir des signes de ce combat dans les contours noirs de la Chose. Elle ondoyait et flottait, sa forme changeait avec fluidité, elle se tordait de révolte contre quelque chose qu'il ne comprenait pas. Il sentait maintenant nettement qu'elle menait une lutte désespérée contre un ennemi invisible, et un petit frisson lui passa dans le dos en regardant. Soudain, il commença à comprendre ce qui se passait. Lentement, irrésistiblement, le néant noir était entraîné dans le passage. C'était — ce devait être — le flot de lumière doré qui l'entraînait, comme un poisson est emporté par une rivière. L'ouverture de la porte avait dû libérer le lac de lumière emprisonné, et il s'écoulait lentement dans le couloir comme de l'eau, vidant l'astéroïde, si c'était un astéroïde. Smith pouvait maintenant constater que, bien qu'ils se fussent arrêtés, le sillage de traînées lumineuses derrière eux ne cessait pas. Comme une marée brillante, la lumière les dépassait. Et sur ce torrent le gardien noir flottait, livrant une lutte impuissante. Il était plus près maintenant, et le choc des coups brutaux portés au cerveau de Smith augmentait de violence, mais il ne s'en alarmait pas outre mesure. La panique de la Chose devait être profonde, et les ondes de force qui déferlaient autour de lui étaient étourdissantes, mais peu pénétrantes. A cause de ce vertige croissant, tandis que la Chose approchait, il ne sut jamais avec certitude, ensuite, ce qui était arrivé. Rapidement elle se rapprocha, au point qu'il aurait pu tendre la main et la toucher — quoique, instinctivement, il sentît qu'aussi proche qu'elle parût, elle était encore trop loin pour qu'il puisse jamais y poser la main. Sa noirceur, à courte distance, était stupéfiante, une noirceur que l'œil refusait de comprendre — qui ne pouvait pas exister, et existait pourtant. A cette proximité, son cerveau sembla abandonner ses amarres et plonger en spirales folles dans un espace soudainement ouvert où les parois du couloir n'étaient que des ombres vaguement entrevues, et son propre corps rien de plus qu'une colonne de brouillard dans un vide hurlant. La chose noire dut rouler sur lui en passant, et l'engloutir dans sa noirceur incroyable et insensée. Il ne le sut jamais. Quand son cerveau à la dérive cessa ses girations dans le vide et revint à regret dans son corps, l'horrible néant s'était éloigné d'eux dans le couloir, se débattant toujours, et les ondes de sa force aveuglante s'affaiblissaient avec la distance. Yarol était appuyé au mur, haletant et les yeux écarquillés... — As-tu été attrapé aussi ? Réussit-il à articuler après plusieurs tentatives pour calmer son souffle précipité. Smith s'aperçut que sa propre respiration était pénible. Il hocha la tête, hors d'haleine. — Je me demande, dit-il quand il eut retrouvé un état plus normal, si cette chose serait aussi blanche dans le noir qu'elle était noire dans la lumière ? Je parierais que oui. Et crois-tu qu'elle puisse exister hors de la lumière ? Elle m'a rappelé une méduse prise dans un courant. Dis donc, si la lumière s'écoule si vite, penses-tu qu'elle s'en ira complètement ? Vaudrait mieux qu'on avance. Sous leurs pas le couloir continuait de descendre. Et quand ils atteignirent le but de leur voyage, celui-ci se présenta avec une soudaineté surprenante. La courbe du couloir fit un angle, et, au-delà, le couloir s'arrêtait brusquement au seuil d'une grande cavité au cœur de l'astéroïde. Dans la splendide lumière dorée elle étincelait comme le centre d'un diamant à multiples facettes, cette vaste salle de cristal. Elle débordait de lumière d'un mur à l'autre, du sol au plafond. Chose étrange, dans ce flot de douce lumière, ses limites semblaient difficiles à déterminer ; mais pour une raison ou pour une autre, elles paraissaient indéfinies, malgré la netteté des parois. Mais ces conditions restaient chez eux au stade du subconscient. Leurs yeux avaient découvert le trône au centre de l'hypogée de cristal et y restaient attachés, fascinés. C'était un trône de cristal, mais ce n'était pas pour un homme qu'il avait été fait. Le puissant Trio d'une incommensurable ancienneté avait siégé là. Ce n'était pas un autel, c'était un trône où la divinité incarnée avait régné, dans un passé trop lointain pour que l'esprit pût le comprendre. D'une forme quasi triple, il scintillait sous la vaste voûte du plafond. On ne pouvait pas savoir, d'après son contour actuel, la forme du Trio qui y avait siégé. Mais cela dépassait sans aucun doute l'entendement humain actuel. —Rien que les deux explorateurs eussent jamais vu dans leurs voyages n'aurait pu l'occuper. Deux des piédestaux étaient vides. Saig et Lsa avaient disparu aussi complètement que leurs noms de la mémoire humaine. Sur le troisième — celui du centre et le plus haut... La respiration de Smith s'arrêta soudain dans sa gorge. Ici donc, sur le grand trône devant eux, gisait tout ce qui restait d'un dieu, la plus grande des déités du passé. Ce tas de poussière grise. La chose la plus antique des trois mondes — plus antique que les montagnes qui la recelaient, plus antique que les très anciens débuts de la puissante race humaine. Le Grand Pharol ! — de la poussière sur un trône ! Écoute, interrompit la voix prosaïque de Yarol. Pourquoi son image est-elle tombée en poussière et pas la salle ni le trône. Le tout a dû venir du temple de cristal de l'autre monde. On croirait... L'image devait déjà exister longtemps avant que le temple fût bâti, dit très bas Smith. Il se disait qu'il paraissait bien mort, ce petit tas sur le cristal. A la fois terriblement mort et incommensurablement ancien ! Cependant, si le petit homme avait dit vrai, une vie résidait encore dans ces cendres d'une déité oubliée. Pouvait-il vraiment forger de cette poussière grise une chaîne qui s'allongerait irrésistiblement par-dessus les gouffres du temps et de l'espace, vers des dimensions au-delà de la compréhension humaine, et en ramènerait l'entité disparue qui avait autrefois été le Grand Pharol ? Le pouvait-il ? Et s'il le pouvait... Soudain une crainte germa dans l'esprit de Smith. Quel homme, avec un dieu à ses ordres, saurait assez se dominer pour ne pas exercer sa tyrannie sur les mondes de l'espace, voire pour ne pas s'ériger en dieu lui-même ? Et si cet individu était à demi fou ?... Il suivit Yarol en silence. Il leur fallut plus longtemps pour atteindre le trône qu'ils ne le pensaient. Il y avait quelque chose de trompeur dans le cristal de cette salle, et la clarté de sa débordante lumière dorée. Les sommets translucides de la triple structure sur laquelle avaient trôné des dieux s'élevaient très haut au-dessus de leurs têtes. Smith leva les yeux vers le piédestal central portant sa charge d'un très antique passé, se demandant quels hommes s'étaient prosternés là avant lui au pied du trône, quels hommes de races sans nom et de mondes oubliés, en adoration devant la déité noire qu'était Pharol. Sur ce sol de cristal les pas de... Un bruit d'escalade interrompit sa méditation. L'irrévérencieux Yarol, les yeux sur la poussière grise au-dessus d'eux, grimpait sur le trône de cristal. Celui-ci était glissant, et n'avait jamais été prévu pour cela, et les lourdes bottes du Vénusien dérapaient sur sa surface lisse. Smith l'observa, l'ombre d'un sourire aux lèvres. Pendant des siècles, aucun homme vivant n'avait osé approcher cet endroit sauf avec respect, sur les genoux, ne s'aventurant même pas à lever les yeux sur ce saint des saints où siégeait la divinité incarnée. Maintenant... le pied de Yarol glissa sur le dernier degré de son ascension et il poussa une exclamation étouffée, se rattrapant au piédestal où le Grand Pharol, premier des dieux vivants, avait régné sur un monde plus puissant qu'aucun de ceux qu'habitent maintenant les hommes. Au sommet il s'arrêta, abaissant son regard d'une hauteur d'où aucun œil sauf celui des dieux n'avait jamais regardé auparavant. Il fronça les sourcils d'un air étonné. — Il y a quelque chose qui ne va pas ici, Northwest, dit-il. Regarde en haut. Qu'est-ce qui se passe du côté du plafond ? Les yeux pâles de Smith se levèrent. Pendant un instant il resta complètement abasourdi. Car pour la troisième fois dans la journée ses yeux contemplaient quelque chose de si impossible qu'ils refusaient d'enregistrer le fait dans son cerveau outragé. Quelque chose de sombre et pourtant lumineux descendait sur eux. Le plafond semblait baisser — et il ne tarda pas à frissonner de terreur panique. Le plafond, qui descendait pour les écraser ? Ou un autre gardien des dieux qui tombait comme une couverture sur leurs têtes ? Quoi donc ? Puis il comprit, et son rire de soulagement retentit presque comme un blasphème dans le silence de la salle. — C'est la lumière qui se retire, dit-il. Comme de l'eau qui se vide. C'est tout. L'incroyable chose était vraie. Le lac étincelant de lumière qui emplissait la nef de cristal baissait, se déversant par la porte, dans le couloir, vers l'air extérieur, et l'obscurité, littéralement, affluait derrière lui. Et affluait rapidement. — Eh bien, dit Yarol en levant un regard imperturbable, nous ferions mieux de filer avant que tout soit épuisé. Passe-moi la boîte, veux-tu ? Avec hésitation, Smith décrocha la petite boîte d'acier laqué qui leur avait été remise. Si le bonhomme pouvait forger cette chaîne pour asservir un dieu ? Et s'ils lui ramenaient la poussière pour le faire, que se passerait-il ? Une telle puissance illimitée même aux mains d'un homme éminemment sage, éminemment sain et bien équilibré serait sûrement dangereuse. Que serait-ce dans les mains de ce petit fanatique à la voix éteinte ? Yarol, regardant de sa hauteur, croisa ses yeux troublés et resta muet un instant. Puis il siffla doucement et dit, bien que Smith n'eût pas parlé. — Je n'avais pas pensé à ça... Crois-tu que cela pourrait vraiment se réaliser ? Voyons ce type-là est à moitié fou ! Je ne sais pas, dit Smith. Peut-être ne pourrait-il pas, mais il nous a indiqué le chemin pour venir ici, n'est-ce pas ? Il savait au moins cela. S'il en savait plus ou non je crois que ce serait trop risqué de chercher à le vérifier. Suppose qu'il réussisse, Yarol, suppose qu'il ait trouvé un moyen d'amener ce... ce monstre des ténèbres dans notre dimension, qu'il le lâche sur nos mondes. Crois-tu qu'il pourrait le tenir ? Il a parlé de réduire un dieu en esclavage, mais le pourrait-il ? Je ne doute pas un instant qu'il connaisse un moyen d'ouvrir une porte entre les dimensions pour livrer passage à la chose qui était Pharol. Cela peut être fait. Cela a déjà été fait. Mais une fois qu'il l'aura ouverte, pourra-t-il la refermer ? Pourrait-il rester maître de cette chose ? Tu sais bien que non ! Tu sais qu'elle lui échapperait, et... alors, n'importe quoi pourrait arriver. Je n'avais pas pensé à ça, répéta Yarol. Dieu ! Si... II s'interrompit, considérant, fasciné, la poussière grise qui contenait de si terribles possibilités. Et il y eut un moment de silence dans la salle de cristal. Smith, le regard levé vers le trône et son ami, vit que l'obscurité affluait de plus en plus vite. La lumière baissait autour d'eux, et de longues traînées brillantes ondoyaient derrière lui tandis qu'elle s'écoulait en torrent. — Et si on ne la ramenait pas, fit soudain Yarol. Si on disait qu'on n'a pas pu trouver l'endroit, ou qu'il était enterré sous des décombres, ou n'importe quoi. Suppose que nous... Dieu ! Mais il commence à faire noir ici ! Le niveau de la lumière était maintenant très bas sur les parois. Au-dessus d'eux, la profonde nuit souterraine descendait inexorablement. Ils regardèrent, avec un étonnement à demi incrédule, la ligne de lumière descendre peu à peu sur le cristal. Bientôt elle atteignit le haut du trône. Yarol eut un sursaut suffoqué quand il fut plongé, la tête et les épaules, dans le noir, et vit une mer de lumière où ses membres inférieurs se mouvaient dans un chatoiement ondoyant. Elle baissait très rapidement. Fasciné, Smith la regardait se retirer le long des jambes de Yarol, puis plus bas, si bien que le petit Vénusien resta perché dans l'obscurité, au-dessus du flot qui descendait toujours des hauteurs du trône, et vint baigner d'obscurité la tête de Smith. Étrangement, celui-ci se trouva au milieu du reflux jusqu'aux épaules, jusqu'à la taille, jusqu'aux genoux... La lumière qui, si peu de temps avant — et depuis tant d'innombrables millénaires — avait empli cette salle, s'étalait sur le sol en un lac étincelant arrivant aux chevilles. Pour la première fois, depuis des millénaires, le trône des Trois était dans l'obscurité. Ce n'est que lorsqu'ils virent les dernières traces de lumière s'écouler sur le sol noir vers la porte en ruisseaux rapides, comme des serpents de feu, que les deux hommes s'éveillèrent de leur stupéfaction. Le reste de cette luminosité qui avait été allumée sur un monde perdu, des millions d'années auparavant, peut-être par la main des premiers dieux, s'enfuyait vers le couloir. Smith respira un bon coup et se tourna dans l'obscurité vers l'endroit où le tronc devait se trouver. Ces serpents de lumière sur le sol ne semblaient émettre aucun rayonnement : la salle était plus noire qu'aucune nuit du monde extérieur. La torche de Yarol éclaira soudain, et la voix du Vénusien dit au fond des ténèbres : — On aurait dû en mettre un peu en bouteille pour emporter avec nous. Qu'est-ce que tu en dis, Northwest ? On s'en va avec la poussière ou sans ? — Sans, dit brièvement Smith. S'il y a une chose dont je suis certain, c'est bien ça. Mais nous ne pouvons pas la laisser ici. Le type enverrait simplement d'autres que nous, tu sais. Avec des explosifs, peut-être, si nous disons que l'endroit est enterré. Mais il finirait par l'avoir. Le rayon de la lampe de Yarol se dirigea, comme un trait blanc dans le noir, sur l'énigmatique petit tas gris à côté de lui. Sous l'éclat de la torche Tomlinson, il gisait, impénétrable, comme il était resté au long des éternités écoulées, depuis que le dieu l'avait abandonné — attendant, peut-être, cet instant. Et Yarol tira son pistolet. — Je ne sais pas de quoi était faite cette image, dit-il, mais NI la pierre, ni le métal, ni rien, ne résiste à la flamme d'un pistolet à pleine puissance. Attentif et silencieux, il pressa sur la détente. La flamme sifflante blanc bleuâtre jaillit irrésistiblement de l'arme, frappant avec une intolérable intensité de chaleur le tas gris qui avait été un dieu. Le roc aurait fondu sous cette flamme. L'acier des tuyères de fusée aurait été porté au rouge incandescent. Mais sous ce rayon ardent d'un bleu insoutenable, le tas de poussière ne changeait pas. Dans le sifflement de la flamme, Smith entendit Yarol émettre un «Shar !» de stupeur. Le pistolet se rapprocha du tas gris, jusqu'à ce que le cristal commence à fondre sous la chaleur et que des étincelles bleuâtres jaillissent dans l'obscurité. Et, tout doucement, les bords du tas commencèrent à tourner au rouge sombre. Le rougissement s'étendit. Une petite flamme bleue surgit ; une autre. Yarol lâcha la détente et regarda la poussière se mettre à brûler. Bientôt, quand la flambée devint plus forte, il se coula de son précaire piédestal de cristal jusqu'au sol. Smith s'aperçut à peine qu'il était revenu. Ses yeux étaient rivés sur la flamme claire, ardente, qui avait autrefois été un dieu. Elle brûlait avec un éclat scintillant, d'indicibles couleurs évanescentes. La poussière qui avait été Pharol, dieu des ténèbres, se consumait lentement en une flamme éblouissante. Et à mesure que les minutes passaient, la flamme devint plus vive, ses reflets se mirent à danser étrangement sur les parois et le plafond de cristal, lançant de longs tremblotements sur le sol qui se recouvrit d'un tapis étincelant de flammes. Une odeur innommable s'étendait peu à peu dans l'air — la fumée de dieux défunts. Elle montait vertigineusement à la tête de Smith, et les reflets ondoyaient et se mélangeaient jusqu'à ce qu'il lui semblât être suspendu dans l'espace pendant que, tout autour de lui, des images de flamme se tordaient dans le noir, nébuleuses, irréelles, ondoyant sur les parois et disparaissant, flambant au-dessus de lui, fuyant sous ses pieds, l'encerclant d'un mur à l'autre en motifs tournoyants, comme si des reflets produits dans un passé indicible sur un autre monde et enterrés profondément dans le cristal reprenaient vie au toucher magique du dieu embrasé. Dans le tourbillon suffocant de fumée qui venait à ses narines, il observait — et tout autour de lui, au-dessus, au-dessous, les étranges et folles images qui couraient incertaines sur le cristal et s'évanouissaient. Il crut apercevoir d'immenses panoramas entourés de montagnes comme aucun des mondes d'aujourd'hui n'en possède... Il crut voir un soleil plus blanc qu'il n'a brillé depuis des âges, illuminant un pays où des fleuves bouillonnaient entre des rives vertes... il crut voir plusieurs lunes défiler dans une nuit violette où brillaient des constellations qui lui laissaient une impression de familiarité en dépit de leur étrangeté... voir une étoile verte où Mars la rouge aurait dû être, et une lointaine piqûre d'épingle blanche où se trouve le petit point vert qui est la Terre. Des villes vacillantes défilèrent dans l'obscurité cristalline avec des formes plus étranges que toutes celles que rapporte l'histoire. Des flèches et des tours et des dômes baroques s'élevaient très haut, scintillant sous le chaud soleil blanc — d'étranges nefs voguaient sur les routes de l'air... il vit des batailles, des armes qui n'ont pas de noms aujourd'hui, abattre les hautes tours, jeter des grandes taches sanglantes sur le cristal — il vit des défilés triomphaux où des êtres qui pouvaient avoir été les précurseurs de l'homme paradaient dans une débauche de couleurs à travers des avenues éblouissantes... de bizarres créatures, sinueuses, à peine entrevues, qui étaient des hommes, et sans en être vraiment... Fuligineuse ment, l'histoire d'un monde défunt et oublié fulgurait dans l'obscurité. Il vit les presque hommes dans leurs grandes villes étincelantes s'incliner devant une chose de ténèbres qui s'étalait monstrueusement sur les cieux d'un blanc lumineux... Il vit les commencements du Grand Pharol... il vit le trône de cristal dans une salle de cristal où les êtres sinueux, à forme humaine, se prosternaient en rangées adoratrices autour d'un grand piédestal triple, vers lequel, à cause de son éclat et de sa noirceur, il ne pouvait tourner son regard. Puis tout à coup, dans une énorme rafale de violence, toutes ces images insensées qui flamboyaient se heurtèrent et se fragmentèrent sous ses yeux ébahis, et une formidable explosion de lumière éblouissante jaillit sur les parois jusqu'à ce que la vaste salle en étincelât de nouveau pendant un instant — mais d'une lumière si ardente qu'elle n'illuminait pas, étourdissait plutôt, aveuglait, éclatait dans le cerveau des deux hommes qui regardaient... Dans un éclair, avant de perdre connaissance, Smith comprit qu'ils avaient assisté à la fin d'un monde. Puis, les yeux aveuglés, le cerveau étourdi, il chancela et sombra dans le néant. Tout était noir autour d'eux quand ils rouvrirent les yeux. La flamme sur le trône s'était consumée dans une obscurité éternelle. En trébuchant, guidés par le faisceau blanc de leurs torches, ils reprirent le long couloir et sortirent à l'air libre. Le faible jour martien s'obscurcissait sur les montagnes. JULHI L'histoire des cicatrices de Smith ferait un poème épique. De la tête aux pieds, sa peau brune et basanée était incisée de marques de bataille. L'œil d'un connaisseur y aurait reconnu les marques caractéristiques du couteau, de la griffe et du rayon thermique, l'estafilade du cring des Martiens des Terres sèches, l'entaille étroite et nette du stylet vénusien, les stries entrelacées du fouet pénal de la Terre. Mais une ou deux cicatrices qu'il portait auraient déconcerté le regard le plus perspicace. Ce curieux petit rond rouge, par exemple, enroulé sur lui-même et qui dessinait une espèce de rose sanglante sur le côté gauche de sa poitrine, juste à l'endroit où le battement de son cœur faisait palpiter sa chair brûlée de soleil... Dans l'obscurité sans étoiles de l'épaisse nuit vénusienne, les yeux pâles de Northwest Smith lançaient des regards perçants et circonspects. Son corps était immobile ; seuls, ses yeux inquiets bougeaient. Il était tapi contre un mur froid que ses doigts lui disaient être de pierre ; mais il n'y voyait rien et n'avait pas la moindre idée du lieu où il se trouvait ni de la façon dont il y était venu. Cinq minutes plus tôt, il avait ouvert des yeux étonnés sur cette obscurité et, depuis, il était toujours aussi déconcerté. La pâleur de son regard perçant clignotait nerveusement dans les ténèbres, cherchant en vain quelque signe familier. Il ne trouvait rien. L'obscurité environnante était confuse et informe, et si ses sens aiguisés lui parlaient d'un espace clos, cette éventualité contenait une contradiction, car un air frais soufflait. Il restait tapi, immobile dans l'obscurité ventée, sentant la terre et la pierre froide, et vaguement — très vaguement — une bouffée d'odeur inconnue qui le fit se redresser sans bruit sur ses pieds et rechercher un meilleur équilibre. Prenant appui d'une main contre le mur de pierre glacée, son corps était tendu comme un ressort d'acier. Quelque chose bougeait dans le noir. Il ne voyait rien, n'entendait rien, mais il sentait que cela se rapprochait prudemment. Il explora le sol du pied, le trouva ferme et fit un ou deux pas de côté sans bruit, en retenant sa respiration. Sur la pierre contre laquelle il s'appuyait un instant plus tôt, il entendit des mains tâtonner avec un bruit de succion bizarre, comme si elles étaient gluantes. La chose exhala un petit soupir impatient. Dans une accalmie du vent, il perçut assez distinctement un glissement sur la pierre qui n'était ni celui de pieds ou de pattes, ni d'anneaux de serpent, mais qui tenait des trois à la fois. La main de Smith s'abaissa instinctivement vers sa hanche, mais se releva vide. Où il était et comment il y était venu, il n'en savait rien, mais ses armes avaient disparu et il savait que leur absence n'était pas accidentelle. La chose qui le cherchait poussa de nouveau un étrange soupir, puis le frottement sur les pierres se déplaça avec une rapidité soudaine, effrayante, quelque chose le toucha et il eut l'impression de recevoir une décharge électrique. Il sentit des mains sur lui, sans trop bien s'en rendre compte. C'est tout juste s'il eut le temps de comprendre que ce n'étaient pas des mains humaines, car presque aussitôt tout tourna autour de lui et le choc bizarre, vibrant, l'envoya rouler dans un néant brumeux. Quand il rouvrit les yeux, il était encore couché sur la pierre froide, dans l'obscurité insondable où il s'était déjà éveillé. Il gisait à l'endroit où il était probablement tombé quand son poursuivant l'avait abattu, et il était sain et sauf. Il attendit, l'ouïe si exacerbée que ses propres efforts autant que le silence finissaient par lui faire mal aux oreilles. Autant que ses sens aiguisés le lui disaient, il était seul. Aucun son ne rompait le silence absolu, aucune sensation de mouvement, aucune bouffée d'odeur. Avec mille précautions, il se redressa en s'appuyant sur les pierres invisibles, et fit mouvoir ses membres pour s'assurer qu'il était bien indemne. Le sol était irrégulier sous ses pieds. Il avait maintenant l'idée qu'il devait être dans de vieilles ruines, car ces odeurs de pierre, de froid et de désolation étaient pour lui caractéristiques, et que la brise gémissait un peu en passant dans des ouvertures invisibles. Il avança en tâtonnant le long du mur à demi écroulé, trébuchant sur des pierres tombées, tous ses sens luttant contre l'obscurité épaisse. Il s'efforçait en vain de se souvenir comment il était arrivé là, et ne réussissait qu'à se rappeler vaguement avoir bu quantité de petits verres de ségir rouge dans un bouge sans nom ; il se souvenait encore d'un grand tumulte et de voix étouffées ; ensuite de grands trous de total oubli, enfin de s'être éveillé ici dans le noir. On avait dû le droguer, se dit-il en manière d'excuse, et l'idée qu'un être avait eu l'audace de porter la main sur Northwest Smith fit bouillonner en lui une sourde colère. Puis il s'arrêta tout à coup, dans une immobilité "de statue, en entendant, tout près dans le noir, le bruit presque imperceptible d'un déplacement. Des visions brouillées de la chose invisible qui l'avait saisi lui passèrent dans la tête — un monstre dont la marche rampante produirait pourtant une sorte de piétinement et dont les mains étaient armées d'une force inconnue. Il resta figé, se demandant si la créature pouvait le voir dans l'obscurité. Des pas frôlèrent la pierre tout près de lui, une respiration haleta, une main lui effleura le visage. Smith prit son souffle très vite, et ses bras se détendirent pour attirer la chose invisible à lui. La surprise, à cet instant, le laissa tout pantois ; il eut un rire étouffé et retourna la fille pour lui faire face dans le noir. Il ne pouvait pas la voir, mais il savait par les rondeurs fermes sous ses mains qu'elle était jeune et féminine et, au bruit de sa respiration, qu'elle était sur le point de s'évanouir de terreur. — Chut, murmura-t-il, les lèvres à son oreille et la joue caressée par la chevelure odorante. N'ayez pas peur. Où sommes-nous ? Après la terreur qu'elle avait éprouvée, la réaction ne se fit pas attendre : le corps raidi que Smith tenait se détendit, s'amollit dans ses bras et le bruit de la respiration s'arrêta presque. Il la souleva du sol. Elle était légère et parfumée, et il sentit le contact soyeux du velours sur ses bras nus quand des vêtements invisibles le touchèrent. Il la porta jusqu'au mur. Il se sentait mieux avec quelque chose de solide sur les épaules. Il la posa dans l'angle que faisaient les pierres et s'accroupit près d'elle, l'oreille tendue, tandis qu'elle reprenait lentement contrôle d'elle-même. Quand sa respiration fut de nouveau normale, la légère accélération due à l'émotion et à l'inquiétude mise à part, il l'entendit s'asseoir contre le mur, et il se pencha plus près pour saisir son chuchotement. — Qui êtes-vous ? demanda-t-elle. — Northwest Smith, dit-il à mi-voix. — Oh-h, fit-elle. L'exclamation de surprise que cette révélation avait provoquée prouvait qu'elle avait déjà entendu son nom et cela fit sourire Smith. — Il y a eu erreur, souffla-t-elle, autant pour elle que pour lui. Ils ne prennent jamais que des... vagabonds de l'espace et la lie des ports pour Julhi — je veux dire, pour amener ici. Ils n'ont pas dû vous reconnaître, et ils paieront leur erreur. On n'amène pas ici d'hommes qui pourraient être l'objet de recherches... ensuite. Smith demeura silencieux un instant. Il avait pensé qu'elle était perdue comme lui, et sa frayeur lui avait semblé trop authentique pour être feinte. Cependant, elle semblait connaître les secrets de cet endroit étrange et obscur. Il fallait qu'il procédât prudemment. — Qui êtes-vous ? Murmura-t-il. Pourquoi étiez-vous si effrayée ? Où sommes-nous ? Dans le noir, sa respiration eut un petit arrêt et reprit irrégulièrement. — Nous sommes dans les ruines de Vonng, chuchota-t-elle. Je m'appelle Apri, et je suis condamnée à mort. Je pensais que vous étiez la mort qui venait, comme elle peut venir à tout moment maintenant. Sa voix faiblit aux dernières syllabes, si bien qu'elle ne parlait que dans un souffle de plus en plus léger, comme si la terreur la serrait à la gorge et ne la laissait pas respirer. Il la sentit trembler contre son bras. Beaucoup d'autres questions lui \vinrent aux lèvres, mais la plus urgente s'exprima. — Qu'est-ce qui viendra ? demanda-t-il. Quel danger menace ? — Les revenants de Vonng, murmura-t-elle avec effroi. C'est pour les nourrir que les esclaves de Julhi amènent des hommes ici. Et ceux d'entre nous qui désobéissent doivent leur servir de nourriture aussi. J'ai encouru son déplaisir — et je dois mourir. — Ces revenants... qui sont-ils ? Serait-ce cette chose dont le contact électrique m'a saisi, il y a un moment, mais m'a relâché. Est-ce que c'aurait été... ? — Oui, l'un d'eux. Mon arrivée a dû le déranger. Mais je ne sais pas ce qu'ils sont. Ils viennent dans l'obscurité, ils sont de la race de Julhi, je crois, mais pas de chair ni de sang, comme elle. Je ne peux pas expliquer. — Et Julhi ? — C'est... simplement Julhi. Vous ne savez pas ? — Une femme ? Une reine, peut-être ? N'oubliez pas que je ne sais même pas où je suis. — Non, pas une femme. Du moins, pas comme moi. Et beaucoup plus qu'une reine. Une grande sorcière, je crois, ou peut-être une déesse. Je ne sais pas. Cela me fait mal de penser, ici dans Vonng. Cela me fait mal de... de, oh, je ne peux pas supporter ça ! Je crois que je vais devenir folle ! Il vaut mieux mourir que devenir folle, n'est-ce pas ? Mais j'ai tellement peur... Sa voix se perdit en sons incohérents, et elle se blottit tremblante contre lui dans le noir. En écoutant sa voix frémissante, Smith n'avait cessé de tendre l'oreille pour saisir le moindre bruit dans la nuit. Il se mit à réfléchir sérieusement à ce qu'elle avait dit, tout en restant vigilant. — Que voulez-vous dire ? Qu'avez-vous fait ? — Il y a... une lumière, murmura vaguement Apri. Je l'ai toujours vue, même toute petite chaque fois que je fermais les yeux et que j'essayais de la faire venir. Une lumière avec des formes et des ombres bizarres qui s'y mouvaient, comme des reflets d'un lieu que je n'avais jamais vu. Puis cela échappa à mon contrôle, et je commençai à percevoir des ondes de pensée plus qu'étranges qui en émanaient, et un peu plus tard Julhi est venue... par la lumière. Je ne sais pas... je ne comprends pas. Mais elle me fait maintenant appeler la lumière pour elle, et des choses bizarres se passent dans ma tête ; j'en suis malade, étourdie, et je crois que je deviens folle. Mais elle m'oblige à le faire. Et cela devient pire à chaque fois, au point que je ne peux plus le supporter. Alors elle se met en colère, et son visage prend une expression d'une immobilité épouvantable... Cette fois, elle m'a envoyée ici. Les revenants vont venir, maintenant... Smith l'enserra de son bras protecteur, pensant qu'elle était peut-être un peu folle. — Comment pouvons-nous sortir d'ici ? demanda-t-il en la secouant doucement pour lui faire reprendre ses esprits. Où sommes-nous ? — Dans Vonng. Ne comprenez-vous pas ? Sur l'île où sont les ruines de Vonng. Il s'en souvint alors. Il avait entendu parler de Vonng quelque part. Les ruines d'une antique cité perdue dans un fouillis de broussailles sur une petite île à quelques heures de la côte de Shann. La légende prétendait qu'elle avait été autrefois une grande ville, bien étrange d'ailleurs. Un roi qui avait de curieux pouvoirs l'avait bâtie, un roi ligué avec des êtres qu'il vaut mieux de point nommer, disaient les rumeurs. La pierre avait été extraite avec des rites indicibles, et les édifices étaient de formes très bizarres, pour des fins mystérieuses. Certaines de leurs lignes échappaient à l'entendement, même à celui des hommes qui les avaient construits, et à intervalles dans les rues, suivant un arrangement qui n'était certainement pas de leur propre monde, des médaillons avaient été posés, pour des raisons que le roi seul connaissait. Smith se souvenait de ce qu'il avait entendu dire de Vonng la fabuleuse, de son étrangeté, des rites qui avaient accompagné sa construction, et que, enfin, une plaie étrange l'avait ravagée, rendant les hommes fous... en faisant apparaître des sortes de fantômes dans les rues en plein jour. A la fin, les habitants s'étaient enfuis, et depuis des siècles elle tombait lentement en ruine. Personne n'y venait jamais plus maintenant, car la civilisation s'était déplacée vers l'intérieur des terres depuis l'époque de la gloire de Vonng, mais des contes inquiétants sur les étranges événements qui s'y étaient déroulés autrefois restaient toujours vivaces. — Julhi habite dans ces ruines ? demanda-t-il. — Julhi habite ici, mais pas dans une Vonng ruinée. Sa Vonng est une ville splendide. Je l'ai vue, mais je n'ai jamais pu y entrer. «Tout à fait folle», se dit Smith avec compassion. Et tout haut : — N'y a-t-il pas de bateaux ici ? Aucun moyen de s'évader ? Avant que les derniers mots eussent été prononcés, un bruit semblable au bourdonnement d'innombrables abeilles se mit à résonner à ses oreilles. Il grandit, s'amplifia au point qu'il l'entendait gronder dans sa tête, et ces vibrations semblaient dire : — Non, aucun moyen. Julhi l'interdit. Dans les bras de Smith, la fille sursauta et s'accrocha convulsivement à lui. — C'est Julhi ! Gémit-elle. L'entendez-vous qui chante dans votre cerveau ? Julhi ! Smith entendit la voix grossir et emplir la nuit tout entière de son bourdonnement intolérable. — Oui, ma petite Apri. C'est moi. Te repens-tu de ta désobéissance, mon Apri ? Smith sentit la fille trembler contre lui. Il entendait battre son cœur, et sa respiration s'étrangler entre ses lèvres. — Non, non, je ne me repens pas, l'entendit-il murmurer, très bas. Laissez-moi mourir, Julhi. La voix bourdonna avec une douceur ronronnante. — Mourir, ma jolie ? Julhi ne pourrait pas être si cruelle. Oh non, petite Apri, je n'ai voulu que te faire peur pour te punir. Tu es maintenant pardonnée. Tu peux revenir à mon service, mon Apri. Je ne veux pas que tu meures. La voix était douce à en être écœurante. — Non, non ! Murmura Apri d'un ton de révolte désespérée. Je ne vous servirai pas ! Plus jamais, Julhi ! Laissez-moi mourir ! — Du calme, du calme, ma petite. (Le bourdonnement, dans son rythme apaisant, créait un climat d'hypnose.) Tu me serviras. Oui, tu m'obéiras comme avant, ma jolie. Tu as trouvé un homme, n'est-ce pas, petite ? Amène-le avec toi, et viens. Les mains invisibles d'Apri agrippèrent frénétiquement les épaules de Smith. Elle se dégagea et le repoussa. — Fuyez, fuyez ! Haleta-t-elle. Escaladez le mur et fuyez ! Vous pouvez vous jeter du haut de la falaise et recouvrer votre liberté. Enfuyez-vous, vous dis-je, avant qu'il ne soit trop tard. Oh, Shar, Shar, si seulement j'étais libre de mourir ! Smith emprisonna ses mains agitées dans l'une des siennes et la secoua de l'autre. — Calmez-vous ! dit-il. C'est de l'hystérie. Calmez-vous, voyons. Il sentit que ses tremblements s'apaisaient. Les mains fébriles s'immobilisèrent. Petit à petit, sa respiration haletante retrouvait sa régularité. Ses doigts s'entrelacèrent fermement dans les siens, et elle avança sans hésitation dans l'obscurité. Il suivit, en trébuchant sur les décombres, se meurtrissant contre les murs en ruine. Où ils allaient, il n'en savait rien, mais le chemin tournait et retournait. Il lui vint à l'esprit l'idée bizarre qu'elle ne suivait pas un parcours prévu en empruntant des couloirs et des passages qu'elle connaissait assez bien pour avancer sans hésitation, mais que sous l'influence de la sorcellerie de Julhi, elle décrivait, de ses pas assurés, un motif symbolique parmi les pierres, motif magique qui, lorsqu'il serait achevé, leur ouvrirait une porte qu'aucun œil ne pouvait voir, qu'aucune main ne pouvait ouvrir. Peut-être est-ce Juhli qui mit cette certitude dans son esprit, mais cette fille qui poursuivait un chemin compliqué en se faufilant silencieusement parmi les ruines invisibles, avait maintenant pour lui un sens bien déterminé. Il ne fut donc pas surpris lorsque, sans avertissement, le sol devint lisse sous ses pas, que les murs semblèrent s'écarter autour de lui et que l'odeur de pierre froide s'évanouit dans l'air. Maintenant, il marchait dans l'obscurité sur un tapis épais. L'air était doucement embaumé, tiède et légèrement remué d'invisibles courants. Dans ce noir, il avait l'impression de regards posés sur lui. Pas un regard physique, mais un examen beaucoup plus pénétrant. Bientôt, le bourdonnement recommença, enflant dans l'air et assaillant ses oreilles de rythmes et d'accents mélodieux. — Mm-m-m... m'as-tu amené un homme de la Terre, mon Apri ? Oui, un Terrien, et un beau. Je suis contente de toi, Apri, de m'avoir conservé cet homme. Je l'appellerai bientôt à moi. Jusque là, laisse-le aller et venir, car il ne peut pas s'échapper. L'air redevint silencieux, et Smith aperçut peu à peu une lumière grandissante. La source dont elle émanait n'était pas visible ; mais de l'obscurité totale, elle fit un demi-jour où il put voir des tapisseries et des colonnes rutilantes autour de lui, et les contours de la jeune Apri debout à son côté. Le demi-jour s'éclaircit à son tour, la lumière devint plus vive, et bientôt il se trouva en plein jour au milieu d'une étrange et riche décoration. Il regarda en vain alentour pour trouver signe du chemin par lequel ils étaient entrés. La salle était un petit espace libre au milieu d'une forêt de colonnes luisantes de pierre polie. Des tapisseries étaient tendues entre certaines d'entre elles, tombant en plis luxueux. Aussi loin qu'il pût voir dans toutes les directions, les colonnades s'allongeaient en perspectives décroissantes, et il était sûr de ne pas être arrivé par ces alignements de colonnes. Il s'en serait rendu compte. Non, il était passé directement des ruines de Vonng à ce tapis qui recouvrait le petit espace libre par une porte qui lui était invisible. Il se tourna vers la fille. Elle s'était laissée tomber sur l'un des divans qui se trouvaient entre les colonnes entourant l'espace circulaire. Elle était plus pâle que le marbre, et très belle. Il s'y attendait. Elle avait les yeux doux, sombres et allongés des vraies Vénusiennes ; sa bouche était de corail et sa chevelure retombait en nuages noirs et lustrés sur ses épaules. La robe vénusienne très ajustée, qui l'enveloppait dans un drapé de velours rose rouge, découvrait une épaule nue, et dans le bas elle était fendue sur le côté comme sont les vêtements des femmes vénusiennes, pour laisser apparaître librement une jambe à chaque pas. C'est le vêtement le plus flatteur que l'on puisse imaginer pour une femme, mais Apri n'avait pas besoin de beaux atours pour être belle. Les yeux pâles de Smith regardaient et appréciaient. Leurs regards se croisèrent. Elle n'était plus qu'apathie. Toute révolte semblait l'avoir abandonnée, et une étrange fatigue avait enlevé toute couleur à son visage. — Où sommes-nous, maintenant ? demanda Smith. Elle lui lança un regard de côté. — C'est l'endroit que Julhi utilise comme prison, murmura-t-elle, presque avec indifférence. Autour de nous, je suppose que vont et viennent ses esclaves, et que s'étendent les salles de son palais. Je ne peux pas vous l'expliquer, mais sur l'ordre de Julhi tout peut arriver. Nous pourrions être au milieu de son palais et ne pas le soupçonner, car on ne s'évade pas d'ici. Nous ne pouvons rien faire qu'attendre. — Pourquoi ? (Smith fit un geste vers les perspectives de colonnes s'étendant tout autour d'eux.) Qu'y a-t-il au-delà de cela ? — Rien. Cela continue... jusqu'à ce que vous vous retrouviez de nouveau ici. Smith lui jeta un coup d'œil entre ses paupières, se demandant jusqu'à quel point elle était folle. Son visage pâle et épuisé ne lui apprit rien. — Venez, dit-il enfin. Je m'en vais essayer, en tout cas. Elle secoua la tête. — Inutile. Julhi vous retrouvera quand elle sera prête. On n'échappe pas à Julhi. Je m'en vais essayer, répéta-t-il avec entêtement. Venez-vous ? — Non. Je suis fatiguée. Je vous attendrai ici. Vous reviendrez. Il fit volte-face sans plus de paroles et s'enfonça au hasard dans le désert de colonnes qui entouraient la petite salle garnie de tapis. Le sol était glissant sous ses bottes, sombre et luisant. Les colonnes aussi brillaient de toutes leurs surfaces polies, et dans la lumière bizarre partout diffusée ne tombait aucune ombre ; si bien qu'une dimension semblait manquer et qu'une curieuse absence de relief s'étendait à toute la forêt. Il poursuivit résolument son chemin, regardant de temps en temps en arrière pour s'éloigner le plus vite possible du petit espace libre qu'il venait de quitter. Il le vit diminuer derrière lui, se perdre parmi les colonnes et disparaître. Il avança alors dans un désert interminable, au seul bruit résonnant de ses pas. Rien n'interrompait la monotonie des colonnes brillantes. Enfin, il crut apercevoir un groupe de tapisseries au loin dans les perspectives sans ombre, et il se hâta, espérant contre toute espérance qu'il avait au moins trouvé un chemin pour sortir de cette forêt de colonnes. Il finit par atteindre l'endroit, tira la tapisserie et rencontra le sourire las d'Apri. Ses pas l'avaient, d'une manière ou d'une autre, ramené à son point de départ. Il émit un grognement écœuré, mais pivota sur lui-même pour se renfoncer dans les colonnes. Cette fois, il ne marcha pas plus de dix minutes avant de revenir à l'espace libre. Il essaya une troisième fois, et il lui sembla ne pas avoir fait plus d'une douzaine de pas avant que le chemin ne le renvoie, par quelque détour mystérieux, dans la salle qu'il venait de quitter. Apri sourit quand Smith se jeta sur l'un des divans en lui lançant un regard pâle sous ses sourcils froncés. — On ne peut pas s'échapper, répéta-t-elle. Je crois que cet endroit est bâti sur un plan très différent de tout ce que nous connaissons, avec toutes ses lignes tournant en un cercle dont cette pièce est le centre. Car seul un cercle a des limites» et cependant pas de fin, comme ce désert autour de nous. — Qui est Julhi ? demanda brusquement Smith. Qu'est-elle ? — C'est... une déesse, peut-être. Ou un démon de l'enfer. Ou les deux. Et elle vient d'au-delà de la lumière — je ne peux pas vous expliquer. C'est moi qui lui ai ouvert la porte, je crois, et par moi elle regarde dans cette lumière que je dois appeler pour elle quand elle me l'ordonne. Je deviendrai folle... folle ! On vit un instant paraître dans ses yeux la marque du désespoir, mais elle disparut presque aussitôt laissant son visage plus blanc qu'auparavant. Ses mains ébauchèrent un petit geste futile et retombèrent sur ses genoux. Elle hocha la tête. — Non, pas complètement folle. Elle ne me permettrait même pas cette évasion, car alors je ne pourrais plus appeler la lumière et ainsi lui ouvrir la fenêtre pour regarder dans ce pays d'où elle est venue. Ce pays... — Regardez ! interrompit Smith. La lumière... Apri leva les yeux et marqua son assentiment d'un hochement de tête presque indifférent. — Oui. Elle s'obscurcit de nouveau. Julhi va vous appeler maintenant, je pense. Rapidement, l'illumination s'éteignait autour d'eux, la forêt de colonnes se fondait dans l'ombre, et l'obscurité voilait les longues perspectives. Bientôt, tout se brouilla et la nuit noire retomba. Cette fois, ils ne bougèrent pas, Smith eut l'impression soudaine que tout autour d'eux se produisait un déplacement subtil et indescriptible, comme si l'on changeait les décors derrière le rideau de ténèbres. Ce mouvement, ce changement faisait vibrer l'air. Même sous ses pieds, le sol se transformait, non pas d'une façon tangible, mais en subissant une métamorphose intérieure à laquelle il ne pouvait donner de nom. Puis la nuit commença à pâlir de nouveau. La lumière s'y diffusait lentement, l'obscurité se dissipait et il se trouva dans une pénombre transparente à travers le voile de laquelle il put voir que toute la scène avait changé. Il voyait Apri du coin de l'œil, entendait sa respiration accélérée, mais ne tourna pas la tête. Les perspectives de colonnades avaient disparu. Ces allées à perte de vue, le long desquelles il avait erré, étaient maintenant closes par de grands murs. Ses yeux se levèrent vers le plafond, et, tandis que le jour renaissait de l'ombre, il se rendit compte d'une qualité mystérieuse de ces murs. Un curieux motif ondoyant courait autour d'eux en larges bandes, et, en le considérant, il comprit que les bandes n'étaient pas peintes sur la surface, mais faisaient partie intégrante des murs, et que chaque bande successive diminuait de densité. Celles du bas des murs étaient très foncées, mais elles pâlissaient et semblaient perdre de la densité en s'élevant. A mi-hauteur, elles n'étaient plus que des couches de fumée, et, au-dessus, que des pellicules d'une substance à peine plus distincte, plus ténue qu'un brouillard. Tout en haut, elles paraissaient se fondre en une pure lumière vers laquelle il ne pouvait lever les yeux, tant elle était éblouissante. Au centre de la pièce se trouvait une couche basse et noire et sur celle-ci... Julhi. Dès qu'il l'aperçut, son instinct lui dit que c'était elle. Au premier abord, il ne fut sensible qu'à sa beauté. A la voir ainsi étendue sur sa couche noire, rayonnante de beauté, le dévisager d'un regard serein, il en eut le souffle coupé. Mais quand il vit qu'elle n'appartenait pas au genre humain, un petit frisson lui passa dans le dos — car elle faisait partie de cette très antique race d'êtres à un seul œil dont l'existence persiste inévitablement dans les légendes et les contes, quoique l'histoire les ait oubliés depuis des temps immémoriaux. Un œil unique. Un œil clair, sans couleur, centré au milieu d'un large front pâle. Au lieu du triangle humain, son visage formait un losange, car les narines obliques de son petit nez étaient si largement écartées qu'elles auraient pu être des détails indépendants, relevés et exquisément formés. Sa bouche était peut-être le trait le plus bizarre de sa physionomie étrange et cependant ravissante : un arc de Cupidon exagéré, en cœur parfait, mais certes pas une bouche humaine. Elle ne se fermait jamais. C'était un orifice aux lignes souples et harmonieuses dont la lèvre rouge était teinte d'un incarnat attirant, mais qui était fixe et immobile dans une mâchoire sans articulation. Au-delà de l'ouverture arquée, on pouvait voir le velouté rouge de la chair à l'intérieur. Au-dessus de l'œil unique, clair et garni de longs cils, quelque chose retombait par-derrière son front en une courbe magnifique, quelque chose de vaguement plumeux ; cependant pas un plumage tel qu'en eût jamais connu aucun oiseau vivant. Il était exquisément iridescent, et dans ses ondulations une couleur éclatante miroitait, au léger mouvement de sa respiration. Pour le reste, eh bien, comme la ligne d'un chien de salon parodie la grâce svelte et élégante d'un lévrier de course, de même la forme de l'être humain parodiait la beauté serpentine de son corps. Et c'était sans contredit l'humanité qui singeait sa forme, non pas elle qui imitait l'humanité, si merveilleuse était la pureté de sa silhouette, et le modelé de son corps si parfaitement approprié à un but qu'il ne pouvait deviner, mais pour lequel il reconnaissait instinctivement sa parfaite adaptation. Elle était douée d'une fluidité, d'une souplesse qui participaient davantage du glissement du serpent que du mouvement d'une créature à sang chaud pu froid de sa connaissance. Jusqu'à la taille, elle était humaine, mais au-dessous toute ressemblance disparaissait. Et pourtant elle était d'une beauté étourdissante ! Toute tentative pour décrire la beauté insolite de ses membres inférieurs semblerait grotesque ; Julhi n'était cependant pas grotesque avec sa forme inexprimable, même avec l'extrême singularité de son visage. L'œil clair tourna son regard fixe sur Smith. Elle était étendue voluptueusement sur sa couche sombre. Sa pâleur d'ivoire ressortait sur ce fond noir et l'étrangeté indescriptible de son corps s'étalait avec la grâce d'un serpent sur les coussins. Smith sentit cet œil pénétrer l'intimité de son être, scruter tous les recoins secrets de son cerveau et fouiller négligemment sa vie passée. La crête plumeuse vibrait très doucement. Il soutint fermement son examen. Le visage qu'il contemplait était immuable, sans expression, car il ne pouvait pas sourire, et le regard de son œil unique n'avait aucune signification pour lui. Il n'avait aucun moyen de deviner quelles émotions s'agitaient derrière ce masque étrange. Il n'avait jamais compris auparavant combien est essentielle la mobilité de la bouche pour exprimer des sentiments, et celle-là était fixe, immobile, toujours étalée en forme de cœur — comme une lyre, se dit-il, mais irrévocablement muette, car une bouche comme la sienne, dans sa mâchoire sans articulation, ne pouvait pas articuler un langage humain. C'est alors qu'elle parla. Le choc le fit cligner des yeux, et il lui fallut un moment avant de comprendre comment elle avait accompli l'impossible. Le tissu velouté de l'intérieur de sa bouche s'était mis à vibrer comme les cordes d'une harpe, et le bourdonnement qu'il avait déjà entendu passait comme un frisson dans l'air. Près de lui, if sentit Apri frémir irrésistiblement quand le bourdonnement se renforça, mais il écoutait trop attentivement pour bien s'en rendre compte, autrement que subconsciemment ; car il y avait dans ce bourdonnement quelque chose qui donnait des phrases très bizarrement prononcées, sur une sorte de note chantante, aiguë, d'une douceur indicible, comme le son d'un violon. Avec ses lèvres immobiles, elle ne pouvait pas articuler ; c'était uniquement grâce à la variation d'intensité de ce son musical qu'elle parvenait à s'exprimer. A beaucoup de langues ce système ne conviendrait pas, mais le haut vénusien dépend en grande partie de l'intonation, chaque son verbal comportant autant de significations qu'il a de degrés d'intensité si bien que les notes exquisément modulées, émises par sa bouche comme par un instrument de musique, avaient un sens aussi clair que si elle prononçait des mots séparés. L'éloquence des paroles n'était rien en comparaison. Ses phrases chantantes semblaient jouer sur d'autres sens que l'ouïe. Dès la première note mélodieuse, il sentit le danger de cette voix. Elle vibrait, elle émouvait, elle caressait. Elle jouait sur ses nerfs comme des doigts sur des cordes de harpe. — Qui es-tu, Terrien ? demanda cette voix lente, obsédante. Il sentit, en répondant, qu'elle connaissait non seulement son nom mais bien plus sur lui qu'il n'en savait lui-même. Son œil contenait un savoir total et serein. — Northwest Smith, dit-il avec un peu d'humeur. Pourquoi m'avez-vous amené ici ? — Un nom dangereux, bourdonna-t-elle en un murmure. Un homme dangereux. (Une note de moquerie perçait dans la musique.) Tu as été amené ici pour nourrir les habitants de Vonng de sang humain, mais je crois — oui, je crois que je te garderai pour moi. Tu as connu beaucoup d'émotions qui me sont étrangères, et je yeux les partager pleinement en union avec ton corps au sang généreux, Northwest Smith. Aie-e-e. (Le bourdonnement se prolongea en une note ascendante d'extase qui fit passer des frissons le long de l'échiné de l'homme.) Que ton sang sera doux et chaud, mon Terrien ! Tu partageras mon extase quand je te boirai ! Mais attends. Il faut d'abord que tu comprennes. Écoute, Terrien. Le bourdonnement s'enfla en un rugissement inarticulé dans ses oreilles, et son esprit sembla se détendre à ce bruit, s'assouplir comme de la cire pour enregistrer sa voix. Dans cette attente où il cédait à une soumission bizarre, il l'écouta. — La vie existe dans tant de dimensions emmêlées, mon Terrien, que moi-même ne peux en comprendre qu'une partie. Ma dimension est très proche de la tienne, et en certains lieux elles se mélangent d'une manière si intime qu'il faut peu d'effort pour passer de l'une à l'autre, si l'on peut trouver un point faible. La ville de Vonng est l'un de ces points, un lieu qui existe simultanément dans les deux dimensions. Comprends-tu cela ? Elle a été bâtie selon certaines dispositions mystérieuses d'une manière et dans un but qui sont en soi des histoires. Dans ma dimension comme dans la tienne, les murs, les rues et les édifices de Vonng sont tangibles. Mais le temps est différent dans nos deux mondes. Il va plus vite chez vous. L'étrange alliance entre ta dimension et la mienne, grâce à deux sorciers de nos mondes différents, s'est accomplie d'une façon très curieuse. Vonng fut construite par des hommes de votre dimension, laborieusement, pierre par pierre. Mais, pour nous, il semblait que, par la, magie de notre sorcier, une ville apparaissait soudainement à son commandement, vide et complète. Car votre temps va beaucoup plus vite que le nôtre. «Et quoique, par la magie de ces deux conspirateurs étrangement associés, la pierre qui bâtit Vonng existât dans deux dimensions à la fois, aucune force ne pouvait nous permettre d'entrer en contact avec les hommes qui habitaient Vonng. Deux races habitaient simultanément la ville. Pour l'humanité, elle semblait hantée par des présences nébuleuses, impondérables. Celles-ci n'étaient autres que notre race. Pour nous, vous étiez perceptibles par éclairs, mais nous ne pouvions sortir de notre élément. Ce n'était pourtant pas le désir qui nous en manquait. Mentalement, parfois, nous pouvions vous atteindre, mais physiquement jamais. «Et cela continua ainsi. Mais parce que le temps passa plus vite ici, votre Vonng tomba en ruine et est depuis longtemps abandonnée, tandis que, pour nos sens, c'est toujours une grande ville grouillante de monde. Je te la montrerai bientôt. «Pour comprendre pourquoi je suis ici, il faut que tu comprennes un peu notre vie. Le but de ta propre race est la poursuite du bonheur, n'est-ce pas ? Mais toute notre vie, à nous, n'est consacrée qu'à la recherche et à la jouissance des sensations. Pour nous, c'est le boire, le manger et le bonheur. Sans cela nous mourons de faim. Pour nous nourrir il nous faut boire le sang d'êtres vivants, mais ce n'est rien auprès de la faim dévorante que nous éprouvons pour les sensations et les émotions de la chair. Nous sommes infiniment plus capables de les ressentir que vous, à la fois physiquement et mentalement. Notre gamme de sensations dépasse de loin votre entendement, et nous cherchons toujours de nouvelles sensations, d'autres émotions inconnues. Nous nous sommes introduits sur bien des mondes, dans bien des dimensions à la recherche de nouveau. Ce n'est que récemment, très récemment, que nous avons réussi à pénétrer dans la vôtre, grâce à l'aide d'Apri. «Il te faut comprendre que nous n'aurions pas pu venir s'il n'y avait pas eu de porte. Depuis la construction de Vonng, nous avions toujours été capables d'entrer mentalement, mais pour ressentir les émotions auxquelles notre être aspire, il nous faut un contact physique, une union physique temporaire en buvant du sang. Mais tant que nous n'avions pas découvert Apri, il n'y avait aucun moyen d'entrer. Vois-tu, nous savons depuis longtemps que certains êtres naissent avec une gamme de perceptions plus vaste que celles de leurs semblables, et que ces derniers ne comprennent pas. On les appelle parfois des fous. Quelquefois leur folie est plus dangereuse qu'on ne l'imagine. Ainsi Apri est née avec l'aptitude de voir dans notre monde, et sans rien en savoir, sans comprendre ce qu'est la lumière qu'elle peut appeler à volonté, elle nous a inconsciemment ouvert la porte. «C'est grâce à son aide que je suis venue, avec son aide que je me maintiens ici et que j'amène certains de mes semblables la nuit pour se nourrir de sang humain. Notre position est précaire dans votre monde. Nous n'avons pas encore osé nous montrer. Aussi avons-nous commencé avec les types d'hommes les moins évolués pour nous accoutumer à cette nourriture et renforcer notre emprise sur l'humanité. Ainsi, lorsque nous serons prêts à marcher ouvertement, nous aurons suffisamment de puissance pour repousser votre résistance. Nous viendrons bientôt maintenant.» Le corps élancé, ravissant mais indescriptible, qui était allongé sur la couche se retourna pour mieux lui faire face, d'un mouvement des membres qui rappelait l'ondulation de l'eau. Le regard profond, fixe de l'œil pénétra celui de Smith et la voix palpita aisément. — De grandes choses t'attendent, Terrien — avant que tu ne meures. Nous ne formerons plus qu'un, pendant quelque temps. Je savourerai toutes tes perceptions, j'absorberai les sensations que tu as connues. Je t'ouvrirai de nouveaux domaines. Moi, je les apprécierai différemment par l'intermédiaire de tes sens ; toi, tu partageras mon plaisir à jouir de ta nouveauté. Et tandis que ton sang s'écoulera, tu connaîtras le summum de la beauté et de l'horreur, toutes les délices et toutes les douleurs, toutes les autres émotions et sensations qui te sont étrangères et que j'ai connues. Le bourdonnement musical de sa voix tournait dans le cerveau de Smith en une ronde apaisante. Ce qu'elle disait ne semblait pas se rapporter à l'immédiat. C'était comme une légende racontant les aventures arrivées à un autre, il y a longtemps. Smith attendit, l'air sérieux, que la voix enchanteresse mais avide reprenne : — Tu as connu bien des dangers, ô voyageur. Tu as vu d'étranges choses. La vie a été généreuse pour toi, et la mort est une vieille camarade, et l'amour — l'amour — tes bras ont connu beaucoup de femmes, n'est-ce pas ?... N'est-ce pas ? Intolérablement douce, la voix s'attardait sur cette dernière question, avec quelque chose d'irrésistible dans le timbre et la résonance bizarre. Bien involontairement des souvenirs lui revinrent à l'esprit. Il resta silencieux, se remémorant. Elles sont si belles les filles de Vénus, blanches comme des cygnes, avec leurs yeux allongés, leurs bouches tièdes et leurs voix dont le son est celui même de l'amour ! Et les filles des canaux de Mars, roses comme du corail, douces comme le miel, murmurantes sous les satellites mouvants ! Et les filles de la Terre, vibrantes comme des lames d'épées, enivrantes de baisers et de rires ! Il y en avait d'autres, encore. Il se rappelait une tendre sauvageonne brune sur un astéroïde perdu, et la nuit brève, grisante de parfum, passée sous les étoiles tournoyantes. Il y avait eu aussi une fille pirate de l'espace parée de bijoux volés et armée d'un pistolet thermique, qui était venue se donner à lui dans un campement aux frontières de la civilisation martienne, là où commencent les Terres sèches. Il y avait aussi cette Martienne toute rose du jardin du palais, près du canal, d'où l'on voyait les satellites rouler dans le ciel... Et encore, il y a très longtemps, dans un jardin sur la Terre — il ferma les yeux et revit le clair de lune argenté sur une tête blonde, des yeux francs qui regardaient dans les siens et une bouche qui tremblait, en disant... Il prit une longue respiration incertaine, et rouvrit les yeux. Leur pâle regard d'acier était sans expression, mais ce dernier souvenir, profondément enfoui, l'avait brûlé comme un rayon thermique ; il sentit que Julhi en avait goûté la douleur, qu'elle exultait. La crête plumeuse qui retombait par-derrière son front frémissait en cadence ; les couleurs qui la parcouraient avaient augmenté d'intensité et ondoyaient avec une rapidité étourdissante. Mais son visage immobile n'avait pas changé quoiqu'il crût apercevoir un adoucissement dans l'éclat de son œil, comme si elle se souvenait aussi. Quand elle parla, la note flûtée et soutenue de sa voix était oppressée comme un souffle, et il sentit de nouveau combien elle était plus éloquente qu'une voix qui se serait exprimée en paroles. Elle pouvait mettre, dans son accent vibrant, des intensités qui remuaient le sang, des ronronnements doucereux qui passaient sur ses nerfs comme du velours. Tout son corps répondait au ton de sa voix. Elle jouait de lui comme d'une harpe, éveillant les accords du souvenir, lançant des frissons de passion dans son dos, faisant battre le sang dans ses veines par la richesse et la profondeur mêmes de son accent. Et cela faisait vibrer non seulement les fibres de son corps mais aussi les ondes de son cerveau, évoquant des pensées à l'unisson des siennes, le poussant dans les directions qu'elle désirait. Sa voix était la plus pure magie et il n'avait pas même le désir d'y résister. — Ce sont de doux souvenirs, très doux ! Ronronna-t-elle câlinement. Les femmes des mondes que tu connais — les femmes que tu as tenues dans tes bras, dont les lèvres ont baisé les tiennes, t'en souviens-tu ? La voix vibrante qui le subjuguait possédait — c'était flagrant — des dons d'hypnose puissants. Elle en tirait les mélodies qu'elle désirait, telle une harpiste pinçant des cordes, jouant de ses souvenirs avec des mots inarticulés aussi ardents et tendres que des flammes. La salle se brouilla devant ses yeux, au rythme berceur de cette voix chantante qui résonnait dans un espace où le temps n'existait pas, qui ne s'exprimait plus en phrases, mais dans un ronronnement palpitant et inarticulé. Tout son corps ne fut bientôt plus qu'une boîte de résonance pour les mélodies qu'elle jouait. Bientôt le magnétisme de son accent prit un ton différent. Le bourdonnement se ramenait de nouveau à des mots dont le sens lui apparaissait plus clairement maintenant à travers les vibrations que si l'on avait prononcé des phrases entières. — Et dans toutes ces femmes dont tu te souviens — chantait-il — dans toutes, tu te souviens de moi... car c'était moi dans chacune d'elles dont tu te souviens — cette petite étincelle qui était moi — je suis toutes les femmes qui aiment et sont aimées — mes bras t'ont étreint — t'en souviens-tu ? Au milieu de ce murmure hypnotique, il se souvenait, et reconnaissait vaguement dans le tumulte vertigineux de son sang une grande vérité cachée qu'il ne comprenait pas. La crête oscillait avec un rythme lent et langoureux ; elle était parcourue de riches couleurs dont les nuances caressaient les yeux ; des violets veloutés, des rouges ardents, des couleurs flamboyantes et des nuances éteintes. Quand elle se leva de sa couche d'un glissement indicible et qu'elle tendit les bras, il n'eut pas du tout l'impression d'avoir avancé, mais il se trouva l'étreindre et les bras tendus s'étaient enroulés comme des serpents sur lui, et très brièvement l'orifice en forme de cœur qui était sa bouche effleura ses lèvres. Quelque chose de glacial se produisit alors. Le contact avait été léger et fugitif, comme si la membrane qui bordait cet orifice arrondi et immobile avait vibré délicatement contre sa bouche avec la rapidité, la légèreté du frôlement des ailes d'un oiseau-mouche. Ce ne fut pas un choc, mais à ce contact tout le martèlement tumultueux en lui s'éteignit. Il avait à peine l'impression de posséder un corps. Il était agenouillé au bord de la couche de Julhi, dont les bras l'enserraient et dont le visage étrange et ravissant était levé vers le sien. Un germe de révolte à demi formé dans son esprit se dissipa en un souffle, car l'œil unique était un aimant qui attirait son regard pâle, et une fois celui-ci fixé sur lui, il ne sentait pas de possibilité de s'évader. Et cependant l'œil ne semblait pas le voir. Il était immobile et luisait sur quelque chose d'incommensurablement distant, loin dans le passé, avec une intensité telle qu'il ne semblait plus voir les murs autour d'eux, ni la présence toute proche de Smith. Ce dernier plongeait ses regards dans ces profondeurs lumineuses où s'agitaient de vagues reflets nébuleux, des formes et des ombres qui étaient les images de choses qu'il n'avait encore jamais vues. Il était là penché, tendu, le regard rivé sur les ombres mouvantes de l'œil. Un bourdonnement léger, aigu, venait de sa bouche avec une monotonie qui dirigeait toute sa conscience dans une seule voie, vers les profondeurs nébuleuses de l'œil qui se souvenait. Maintenant le passé y défilait plus clairement. Il pouvait y voir les formes d'êtres auxquels il n'aurait pu donner un nom se mouvoir lentement sur un fond d'obscurité qui voilait des passés encore plus profonds. Puis toutes les formes et les ombres se mélangèrent en une noirceur de néant, et l'œil ne fut plus clair et transparent, mais plus noir que l'espace sans soleil, et bien plus profond... une profondeur étourdissante qui fit sombrer ses sens. Un vertige l'envahit, il chancela et perdit tout contact avec la réalité, plongeant, tombant, tourbillonnant dans les abîmes insondables de cette noirceur. Des étoiles roulaient tout autour de lui, comme des traînées de lumière sur un fond de velours noir presque tangible dans sa noirceur absolue. Lentement les lumières se stabilisèrent. Son étourdissement cessa, quoiqu'il n'arrêtât pas l'élan de son mouvement. Il était emporté plus vite que le vent à travers une obscurité illuminée de points brillants, pareils à des étoiles fixes. Peu à peu il reprit conscience de lui-même, et s'aperçut sans surprise qu'il n'était plus un être de chair et de sang, mais quelque chose de nébuleux, de diffus et cependant de dimensions définies, plus libre et plus agile que la forme humaine, et léger comme une fumée. Il chevauchait dans la nuit étoilée, chose presque invisible même à l'acuité nouvelle de ses yeux. Cette noirceur ne l'enveloppait pas comme elle aurait aveuglé un être humain. Il y voyait très clair, car ses yeux n'avaient pas besoin de la lumière pour voir. Mais la chose imprécise qu'il chevauchait n'était qu'une tache brouillée même pour son regard capable de défier la nuit. Il n'en distinguait que les vagues contours qui apparaissaient, s'évanouissaient, et se reformaient, assumaient tantôt une forme, tantôt une autre, mais le plus souvent celle d'un monstre allongé incroyablement. Il savait pourtant que la réalité était tout autre. Il reconnaissait là la manifestation à demi visible d'une force mystérieuse, force qui traversait cette obscurité étoilée en longues vagues ondulantes, et prenait des formes fantastiques en se propageant. Et ces formes étaient commandées dans une certaine mesure par le cerveau de l'observateur, de sorte qu'il voyait ce qu'il s'attendait à voir dans les contours nébuleux de l'ombre. La force le soulevait d'une exultation plus enivrante qu'une liqueur. En longues courbes ascendantes et descendantes, il filait dans la nuit étoilée, constatant qu'il pouvait contrôler sa course en quelque obscure manière qu'il utilisait sans comprendre. C'était comme s'il avait des ailes étendues sur des courants opposés, et par leur battement voguait sur l'air plus facilement qu'un oiseau. Pourtant il savait que son étrange et nouveau corps n'avait pas d'ailes. Pendant longtemps il fila, vira et plana sur ces forces qui s'écoulaient invisiblement dans le noir, étourdi de la joie grisante du vol. Il n'avait aucun sens du haut ou du bas dans ce néant étoile. Il était sans poids, désincarné, fantôme heureux, affrontant les courants aériens sur des ailes irréelles. Ces points de lumière qui tachetaient le noir étaient éparpillés en pléiades, en longues bandes et en constellations étranges. Ils n'étaient pas distants, comme de vraies étoiles, car parfois il piquait dans l'un de leurs essaims et en émergeait avec la sensation haletante de quelqu'un qui a plongé dans des vagues écumantes et en est ressorti, et cependant ces lumières étaient intangibles. Cette sensation rafraîchissante n'était pas physique, pas plus que les points étoiles n'étaient réels. Il les voyait, mais c'était tout. Ils étaient comme le reflet de quelque chose de lointain en quelque dimension différente, et quoiqu'il fonçât en plein dans un amas galactique, il n'en dérangea pas une seule étoile. C'était son propre corps qui se diffusait en elles comme une fumée, et passait outre, suffoqué et rafraîchi. En chevauchant dans le noir, il découvrit une familiarité curieuse dans l'arrangement de certains de ces groupes étoiles. C'étaient des constellations qu'il connaissait... par exemple Orion, étalé dans le ciel. Il voyait l'œil rougeoyant de Bételgeuse, et l'éclat froid de Rigel. Et au-delà d'abîmes de noirceur, Sirius double tournoyait, blanc bleu sur le noir. Le point rouge au milieu de cette longue bande de points brillants devait être Antarès, et la grande galaxie qui l'engloutissait, sûrement la Voix Lactée ! Il vira sur les courants qui le portaient, inclina d'immenses ailes invisibles et plongea dans l'écume étincelante des étoiles, grisé de dévorer dans son vol des espaces incommensurables. Il franchit un milliard d'années-lumière d'un coup d'aile, traversa un univers en amorçant un léger piqué. Il chercha le petit soleil autour duquel tournaient ses planètes natales. Il ne put le trouver dans les myriades d'astres resplendissants où il évoluait. C'était une chose étourdissante de savoir que son corps habitait sur un petit point lumineux trop petit pour être vu, alors qu'ici, dans le noir illimité, il volait sans entrave dans un fouillis de constellations, défiant le temps, l'espace et la matière elle-même. Il devait voler à travers quelque plan aérien où la distance et les dimensions ne se mesuraient pas en termes connus, quoique sur sa noirceur tombât le reflet de galaxies familières. Puis dans sa course, il s'éloigna des étoiles qu'il reconnaissait, survola un gouffre de ténèbres et pénétra dans un autre univers étoile dont les constellations dessinaient d'étranges motifs brillants sur le ciel. Bientôt il s'aperçut qu'il n'était pas seul. Esquissées comme des fantômes sur le noir, d'autres formes parcouraient les routes de l'espace avançant par d'immenses vols planés sur des courants de force, plongeant dans des tourbillons d'étoiles, en ressortant tout étincelantes pour s'élancer de nouveau sur des arcs immenses d'obscurité. Puis il sentit à regret son exultation s'évanouir. Il lutta contre la force qui le rappelait, s'accrochant avec entêtement à ce plaisir nouveau et enivrant, mais malgré lui la vision pâlissait, les constellations s'effaçaient. La nuit se retira soudain, comme un rideau, et brutalement il se retrouva, solide et humain, dans la salle aux murs étranges, avec le corps indescriptible mais ravissant de Julhi pressé contre le sien, et sa voix magique qui continuait à bourdonner dans sa tête. C'était un bourdonnement sans paroles qu'elle émettait maintenant, mais en choisissant infailliblement sa tonalité pour jouer sur des nerfs déterminés : le cœur de Smith se mit à battre, sa respiration s'accéléra, et le tintamarre de la guerre éclata à ses oreilles. C'était un chant de Valkyrie, où il entendit le fracas des combats et les cris des hommes en lutte, sentit la chair grillée et le recul de la crosse du pistolet thermique contre sa main. Toutes les sensations de la bataille l'envahirent en un désordre incohérent. Il percevait la fumée, et la poussière, et l'odeur du sang, sentait la douleur des brûlures des rayons, la morsure des lames, goûtait le sel de la sueur et du sang, retrouvait le choc de ses poings écrasant des faces étrangères, et la griserie de sentir un flux de force impétueux animer son long corps athlétique. L'exultation sauvage de la bataille flamba en lui en ondes grandissantes au chant ensorcelant de Julhi. Elle se renforça, s'intensifia jusqu'au moment où la sensation physique cessa complètement et qu'il ne resta plus qu'une exaltation délirante ; celle-ci à son tour connut une telle intensité qu'il perdit contact avec le sol, et flotta de nouveau libre dans le vide, émotion pure, dénuée de toute entrave physique. Puis le vide prit une forme nébuleuse autour de lui, tandis qu'il s'élevait par l'intensité même de son transport jusqu'à quelque plan supérieur hors de portée des sens qu'il possédait. Un instant il flotta parmi des formes fuligineuses d'une signification étrange. En frôlant les êtres vaporeux qui peuplaient les pays nébuleux où il était entré, de petites sensations vinrent troubler son exultation. Elles se succédèrent plus vite, et le calme fut bouleversé d'émois et d'extases contradictoires, heurtées, antagonistes comme le miroir d'un lac est brisé par des ondes contraires. Tout tournoya vertigineusement et avec une soudaineté suffocante il se retrouva dans les bras de Julhi. Sa voix chantait dans son cerveau. — C'était nouveau ! Je ne suis jamais montée si haut auparavant, je n'ai même jamais soupçonné qu'un tel endroit existât. Mais tu n'aurais pas enduré un tel paroxysme d'exaltation plus longtemps, et je ne suis pas encore décidée à ce que tu meures. Chantons maintenant la terreur... Et tandis que les ondes de vibrations bourdonnantes se propageaient dans son cerveau, des choses indistinctes mais horribles sortirent de leur sommeil et, à l'appel de la musique, levèrent leurs têtes hideuses dans les profondeurs extrêmes de sa conscience. La terreur s'emparait de ses nerfs, l'air s'obscurcissait autour de lui et il fuyait, pourchassé, par ce bourdonnement devant d'innombrables choses dévalant d'interminables perspectives de folie. Et l'expérience continua. Il reparcourut toute la gamme des émotions. Il partagea les sensations d'êtres étranges dont l'existence lui était inconnue, sauf peut-être en rêve. S'il en reconnut certains, la grande majorité échappait à toute investigation, et Smith se demandait vainement à quels mondes lointains avaient été pillées leurs émotions qui attendaient maintenant, amassées dans l'esprit de Julhi, le moment d'être évoquées. Les émotions arrivaient de plus en plus vite. Elles passaient sur lui en une succession étourdissante. Il y en avait d'inconnues, de familières, d'insolites, d'effroyablement étranges, mais toutes traversaient son cerveau en un courant chaotique, une première mélangée à une autre, et ces deux-là à une troisième avant même que la première n'ait eu le temps de faire plus qu'effleurer la surface de sa conscience. Encore/plus vite, jusqu'à ce que, enfin, ce tumulte insensé atteigne une intensité folle qui devait être trop grande pour que des fibres humaines la supporte ; car tandis que le tourbillon continuait, il se sentit perdre tout contact Avec la réalité, et fut catapulté par les forces qui le ravageaient dans un néant immense et apaisant, qui engloutissait toute inquiétude dans le nirvana de son obscurité. Après un temps infini, il s'éveilla, et tenta faiblement de résister. Sans succès. Une lumière s'élargissait dans cette nuit bienfaisante, et malgré tout son entêtement Smith ne put résister à son appel. Il n'avait pas la sensation d'un éveil physique, mais sans ouvrir les yeux il voyait la salle plus clairement qu'il ne l'avait jamais vue auparavant, comme s'il y avait de petits arcs-en-ciel de lumière autour de tous ses étranges objets, et Apri... Il l'avait oubliée jusque-là, mais avec cette étrange prise de conscience qui n'était pas seulement visuelle, il la vit debout devant la couche sur laquelle il était penché dans les bras de Julhi. Elle se tenait toute droite, la révolte plaquant sur son visage un masque désespéré, et les yeux emplis d'angoisse. Tout autour d'elle, comme une auréole, la lumière rayonnait. Elle faisait l'effet d'une torche incandescente et son éclat se renforça au point que la lumière qui émanait d'elle était pour ainsi dire palpable. Il sentit dans le corps de Julhi, serré contre le sien, monter une profonde exultation alors que la lumière s'épandait alentour. Elle s'y baignait, la buvait comme une liqueur. Il sentit que pour elle cette lumière était vraiment tangible, et qu'il la voyait maintenant lui aussi d'une manière nouvelle, avec des sens qui la percevaient de la même façon qu'elle. Il avait la certitude qu'elle n'aurait pas été visible pour un regard normal. Il se souvenait vaguement de ce qui avait été dit d'une lumière qui ouvrait une porte vers l'autre monde de Julhi. Il n'éprouva donc aucune surprise à constater que la couche ne supportait plus son corps, qu'il n'avait plus de corps, qu'il était suspendu sans poids dans l'air, les bras de Julhi l'étreignant toujours d'une manière bizarre, qui n'était point physique, tandis que les murs aux bandes étranges s'abaissaient autour de lui. Il n'avait pas personnellement la sensation de se mouvoir ; mais les murs semblaient s'enfoncer ; il s'élevait librement au-delà des bandes de brouillard qui pâlissaient et s'éclaircissaient rapidement et baigna finalement dans la lumière aveuglante du sommet. Il n'y avait pas de plafond. La lumière, autour de lui, n'était que flamboiement resplendissant et, très, très lentement, dans cet éclat éblouissant, les rues de Vonng apparurent, estompées, puis se détachèrent plus clairement. Ce n'était pas la Vonng qui s'élevait jadis sur la petite île vénusienne. Les édifices étaient les mêmes que ceux qui se dressaient autrefois à l'emplacement des ruines actuelles, mais il y avait une déformation subtile de la perspective qui lui aurait clairement montré, s'il ne l'avait su, que cette ville se situait sur un autre plan d'existence que le sien. Parfois, au milieu du splendide décor, il croyait apercevoir des ombres de ruines couvertes de verdure. Un mur miroitait un instant devant ses yeux et s'écroulait en blocs brisés, et le dallage était jonché de débris et de mousse. Puis la vision s'évanouissait et le mur se dressait de nouveau intact. Mais il savait que c'était à travers le voile si mince séparant les deux mondes, qu'il regardait les ruines de Vonng, derniers vestiges de cette ville dans sa propre dimension. C'était la Vonng construite pour les besoins simultanés de deux mondes. Il se rendit compte, fans en comprendre la raison profonde, que certains édifices aux angles bizarres, que les rues tortueuses qui ne pouvaient avoir de sens aux yeux d'un homme ordinaire, étaient dessinés à l'usage de ces êtres glissants. Il vit dans le dallage les curieux médaillons que les sorciers depuis longtemps morts avaient installés afin d'assujettir les deux plans à ce point d'intersection. Dans ces rues changeantes, instables, il aperçut pour la première fois en pleine lumière des formes qui devaient être semblables à celle de la créature qui l'avait saisi dans le noir. Elles étaient de la race de Julhi, sans erreur possible, mais il s'apercevait maintenant que dans sa métamorphose en habitante de son propre monde, elle avait par force pris un aspect plus humain que celui qui aurait dû normalement être le sien. Les êtres qui glissaient par les rues étrangement changées de Vonng n'auraient pu être pris, même à première vue, pour des humains. Pourtant ils donnaient plus fortement que Julhi l'impression bizarre d'être adaptés à merveille à un dessein élevé que Smith ne pouvait deviner, avec leur forme aux proportions parfaites que l'humanité avait peut-être vainement cherché à atteindre. Car quelque chose en eux faisait penser à l'homme, de même qu'en l'homme il y a quelque chose qui rappelle l'animal. Julhi, dans son explication, ne les avaient présentés que comme des affamés de sensations, uniquement occupés à satisfaire leurs appétits. Mais en regardant leurs corps parfaits, indescriptibles, il n'arrivait pas à croire qu'ils avaient été si merveilleusement modelés pour un but aussi infime. Il ne devait jamais savoir quel était cet ultime objet, mais il ne parvenait pas à croire que ce fût une simple satisfaction des sens. Dans les rues, Smith côtoyait une multitude de ces êtres étincelants, mais toute la scène était si instable que de grandes déchirures s'y ouvraient de temps à autre pour laisser apparaître les ruines de l'autre Vonng. Sur ce fond de beauté mal assurée, il apercevait parfois Apri, rigide et désespérée, pareille à une torche vivante qui lui éclairait le chemin. Elle n'était pas dans la Vonng de l'autre, dimension ni dans celle des ruines ; elle semblait suspendue entre les deux dans une dimension à elle. Et qu'il se déplaçât ou non, elle était toujours là, vaguement présente, radieuse et révoltée, et dans ses yeux torturés, se profilait l'ombre d'une folie bizarre, hésitante. Devant le spectacle étrange qui s'étalait à ses yeux, il faisait à peine attention à elle ; il découvrit que lorsqu'il n'y pensait pas directement, elle n'apparaissait que comme une forme confuse quelque part au fond de sa conscience. C'était une sensation affolante que cet emmêlement de dimensions. Parfois, par éclairs, son esprit refusait de l'accepter et tout miroitait intensément un instant avant qu'il pût reprendre son contrôle. Julhi était à ses côtés. Il la voyait sans se tourner. Il voyait ici quantité de choses étranges sous toutes sortes d'angles bizarres et incompréhensibles. Et quoiqu'il se sentît plus irréel qu'un rêve, Julhi, elle, était concrète et stable dans une sorte de substance différente de celle qu'elle avait revêtue dans l'autre Vonng. Sa forme aussi avait changé. Comme les autres, elle était moins humaine, moins descriptible, mais plus belle encore qu'auparavant. Son œil clair, insondable, tourna vers lui son regard limpide. — Voici ma Vonng, dit-elle. Et il lui sembla que, quoique son bourdonnement vibrât irrésistiblement à travers l'immatérialité fuligineuse qui était la sienne, ses paroles, d'une manière nouvelle, étaient passées directement de cerveau à cerveau, sans qu'elle eût besoin d'aucun son pour les transmettre. Il comprit alors que sa voix était moins faite pour communiquer, que pour hypnotiser, mais que cette arme était plus puissante que le fer et le feu. Elle se tourna alors et s'éloigna dans la rue, avançant dans un glissement d'une grâce liquide sur ses étonnants membres inférieurs. Smith se sentit attiré derrière elle par une force à laquelle il ne pouvait résister. Impalpable comme une fumée, sans moyens indépendants de locomotion, il la suivit, aussi impuissant que son ombre. A un coin de rue devant eux, un groupe d'êtres indescriptibles s'étaient arrêtés marquant un temps de pause dans le mouvement qui emportait tant d'habitants de Vonng vers un but encore invisible. Ils se tournèrent quand Julhi approcha, leurs yeux sans expression fixés sur le fantôme de Smith attaché à ses pas. Ils n'échangèrent aucun son, cependant il perçut dans son cerveau de plus en plus réceptif de faibles échos de pensées qui s'entrecroisaient dans l'air. Cela le déconcerta jusqu'à ce qu'il vît comment ils communiquaient, par ces crêtes exquisément plumeuses qui retombaient par-derrière leurs fronts. C'était un langage de couleurs. Les crêtes frémissaient sans cesse, et des couleurs qui appartenaient à une gamme bien plus étendue que celles du spectre terrestre, les parcouraient en une succession ahurissante. Cela avait un rythme qu'il percevait petit à petit, bien qu'il ne pût le suivre. Par les échos vagabonds de leurs pensées qu'il pouvait saisir, il comprit que l'harmonie des couleurs reflétait dans une certaine mesure l'harmonie des deux esprits qui les produisaient. Il vit la crête de Julhi palpiter d'un éclat doré et celles des autres prirent une teinte pourpre cardinalice. Du vert se mélangea à l'or, et une nuance d'un rose délicat apparut dans le pourpre des autres. Mais tout ceci se produisait si vite qu'il ne pouvait le suivre, et avant qu'il se rendît compte de ce qui arrivait, une dissonance s'éleva dans ses pensées. Il vit alors la crête de Julhi s'embraser d'orange et celles des autres devenir furieusement écarlates. La colère montait entre eux, mais il ne pouvait pas bien en saisir l'origine malgré les fragments de querelle de chacun des participants, qui lui traversaient le cerveau, les couleurs violemment discordantes qui ondoyaient dans leurs plumes ne le renseignaient pas davantage. Celles de Julhi parcouraient la gamme d'une douzaine de spectres dans les teintes éloquentes du courroux. L'air trembla quand elle fit volte-face en l'entraînant derrière elle. Si Smith était dans l'impossibilité de comprendre la soudaineté de la rage terrible qui s'était emparée d'elle, il était en mesure d'en saisir les échos vibrants, dans son esprit. Elle s'éloigna dans la rue avec une rapidité aveuglante, sa crête agitée de frissons rapides et saccadés. Elle devait être trop irritée pour se préoccuper du chemin qu'elle suivait, car elle fonça droit dans la foule qui se répandait à flots par les rues, et avant qu'elle pût s'en dégager, le courant l'entraîna. Elle n'avait aucune envie de se joindre à ce torrent, et Smith la sentit se démener vigoureusement, sa fureur croissant lorsque ses efforts pour se libérer demeurèrent vains. Des couleurs exaspérées de malédiction tempêtèrent dans sa crête frémissante. Mais le courant était trop fort pour elle. Ils furent emportés irrésistiblement le long d'édifices aux angles étranges sur des dallages ornementés, vers un espace libre que Smith commença à apercevoir devant eux, au-delà des maisons. Quand ils atteignirent la place, elle était déjà presque pleine. Des rangées d'êtres empanachés l'emplissaient ; leurs visages de cyclopes, à l'immobile bouche en cœur, étaient levés vers un personnage monté sur une estrade au centre. Il sentit en Julhi un frémissement de haine quand elle se trouva en face de celui-ci. Pourtant Smith semblait voir en lui une sérénité et un port majestueux que même l'allure indescriptiblement ravissante de Julhi ne possédait pas. Les autres attendaient, entassés par centaines, les yeux fixés, les crêtes vibrantes. Quand la place fut remplie, il vit la créature de l'estrade lever des bras ondulants pour demander le silence. Aussitôt les assistants se figèrent dans le calme. Les crêtes plumeuses s'immobilisèrent toutes droites sur les têtes attentives. Puis le panache du chef se mit à vibrer suivant un rythme curieux, et dans toute la foule des crêtes, sensibles comme des antennes, frémirent à l'unisson. Il y avait quelque chose d'infiniment entraînant dans le rythme. Cela rappelait vaguement le mouvement d'une marche, la cadence parfaite d'une danse. Maintenant la cadence accélérait et les couleurs qui passaient dans la crête du chef se répétaient dans celles de la foule. Aucune couleur, qu'elle fût complémentaire ou en contraste, ne rompait l'unisson ; les rangées suivaient les harmonies de leur chef avec une parfaite exactitude. Ses pensées étaient les leurs. Smith regarda un rose tendre frémir dans la crête centrale ; il le vit foncer, devenir écarlate, et continuer à s'enrichir d'une teinte de plus en plus profonde jusqu'à l'infrarouge, atteindre enfin une couleur pure qui remua tout son être, quoique le sens précis lui en demeurât caché. Il comprit l'émotion intense et croissante qui étreignait la foule devant l'éloquence de ce chef qui faisait vibrer tous leurs sens. Smith ne pouvait partager cette émotion, ni comprendre ce qui se passait, mais à force de regarder, quelque chose lui apparut clairement. Un rayonnement émanait d'eux. Ces êtres n'étaient pas les vampires affamés de sensation que Julhi lui avait décrits. Son instinct ne s'était pas trompé. Personne ne pouvait assister à une séance d'émotion collective aussi harmonieuse sans ressentir l'ardeur généreuse et noble qui les animait. Julhi devait être une dégénérée parmi eux. Elle et ses pareils pouvaient représenter un clan de cette race incompréhensible, mais c'était un groupe inférieur, certainement pas un clan qui pût obtenir la majorité. Car il sentait quelque chose de sublime en eux. C'était l'impression qui s'imposait à son cerveau ébloui devant cette foule attentive, communiant autour de lui. Et, sachant cela, il se révolta et lutta avec une colère grandissante contre la nébulosité qui le réduisait à l'impuissance. Julhi sentit cet effort. Il la vit se retourner, sa crête encore flamboyante de rage et son œil unique luisant de fureur. Ses lèvres rigides lancèrent un sifflement furieux, et des couleurs mystérieuses ondoyèrent dans son panache en vagues houleuses qui irradiaient une colère brûlante comme le rayon d'un pistolet thermique. L'unisson enthousiaste de la foule, le message de l'orateur, avaient dû activer la flamme de sa rage, car au premier signe de rébellion de son captif, elle se tourna soudain sur la foule qui l'entourait et entreprit de se frayer un passage. Ils ne semblaient pas se rendre compte de sa présence ni ressentir la force avec laquelle elle les écartait. Tous les yeux étaient rivés sur le chef, toutes les crêtes plumeuses vibraient en parfaite harmonie avec la sienne. Subjugués par la force de l'éloquence, les assistants formaient un bloc sans faille, et se désintéressaient de tout ce qui n'était pas le chef. Julhi put donc sortir de la place encombrée sans distraire un seul regard. Smith la suivait comme une ombre, révolté, mais impuissant. Elle s'élança dans les rues avec la fureur d'une bourrasque. Il n'arrivait pas à comprendre la colère qui la dévorait davantage d'instant en instant. Il avait pourtant l'impression d'avoir deviné juste en observant l'effet de l'orateur empanaché sur la foule. C'était vraiment une dégénérée, toujours en désaccord avec les autres qu'elle haïssait d'autant plus pour cela. Elle l'entraîna le long de rues désertes dont les murs s'évanouissaient par moments, prenaient l'allure de ruines couvertes de verdure, puis se reformaient. Les ruines elles-mêmes semblaient papilloter bizarrement d'ombre et de lumière qui couraient sur elles en vagues successives, et soudain il sentit que le temps s'écoulait moins rapidement ici que dans sa propre dimension. Il voyait la nuit et le jour passer sur les ruines de l'autre Vonng. Ils arrivaient maintenant dans une cour d'une forme étrange, angulaire. Quand ils entrèrent, la tache à demi oubliée qu'Apri faisait au fond de son esprit se mit à briller subitement, et il vit que la lumière qui émanait d'elle baignait la cour de son rayonnement, qu'elle était même plus vive que le jour extérieur. Il la voyait vaguement, planant au-dessus du centre exact de la cour dans cette singulière dimension qui lui était propre, regardant avec des yeux fous, torturés, à travers le voile des dimensions intermédiaires. A l'entour, des formes semblables à Julhi se mouvaient lentement, crêtes ternes, yeux ternis. Et maintenant que Smith avait entrevu la vérité et son esprit, il refusait à Julhi la beauté claire et éclatante de ceux qui se pressaient sur la place. Il y avait sur elle une indéfinissable flétrissure. Quand elle et son prisonnier fantomatique pénétrèrent dans la cour, ces êtres qui se mouvaient sans but s'éveillèrent à la vie. Un rouge sang passa dans la crête de Julhi. Les autres y firent écho avec un frémissement avide de leurs panaches qui avait quelque chose d'obscène. Pour la première fois, la conscience engourdie de Smith sortit de sa torpeur pour tomber dans la terreur, et il se débattit en vain dans les profondeurs de son esprit pour s'écarter des créatures affamées. Elles avançaient toutes maintenant, crête vibrante, bouche grand ouverte et teintée d'un rouge plus foncé : elles se délectaient à l'avance. En dépit de leur étrangeté, de leurs formes rampantes et de leurs visages bizarres, elles ressemblaient à des loups fondant voracement sur leur proie. Elles ne réussirent pas à l'atteindre, car quelque chose se produisit avant. Julhi sembla se déplacer avec la rapidité de l'éclair, et Smith fut pris de vertige. Les murs miroitèrent et disparurent, Apri s'évanouit ; la lumière devint éblouissante et il sentit le monde changer insensiblement autour de lui. Des décors qu'il reconnaissait surgirent et s'effacèrent : les ruines sombres où il s'était éveillé, la chambre aux murs de nuages de Julhi, la forêt de colonnes, cette cour à la forme étrange même, tout cela se mélangea, se brouilla et s'effaça. Un instant avant l'effacement total, il sentit, comme de très loin, le contact sur sa forme nébuleuse et désincarnée, de mains qui n'étaient pas humaines, de mains qui envoyaient comme de fulgurantes décharges. Dans ce laps de temps indéfini où la chose se passait, il comprit qu'il avait été arraché à la meute dans un obscur dessein. Il comprit aussi que ce qu'Apri lui avait dit était vrai, alors qu'il l'avait crue folle sur le moment. Tous ces décors en quelque sorte ne faisaient qu'un. Ils occupaient la même place, le même temps, que ce fût la Vonng ruinée, ou la Vonng que Julhi connaissait, ou tous ces lieux qu'il avait connus depuis sa rencontre avec Apri dans le noir. C'étaient des dimensions entremêlées à travers lesquelles, comme par des portes ouvertes, Julhi l'avait entraîné. Il ressentit alors une inexprimable sensation intérieure, et la nébulosité qui l'avait emprisonné céda devant le puissant retour de son corps de chair et de sang. Il ouvrit les yeux. Quelque chose s'accrochait à lui par de lourds anneaux, et une souffrance lui rongeait le cœur, mais il était trop abasourdi par ce qui l'entourait pour y prêter tout de suite attention. Il se trouvait dans les ruines d'une cour qui était certainement, il y a très longtemps, celle qu'il venait de quitter. Mais l'avait-il vraiment quittée ? Car il voyait maintenant qu'elle l'entourait encore, en surimpression sur les ruines, miroitement splendide. Il jeta un regard éperdu autour de lui. Oui, luisant à travers les murs écroulés et les murs dressés qui étaient les mêmes, il pouvait apercevoir le désert de colonnes où il avait erré. Et par-dessus, ne faisant qu'un avec tout cela, la salle aux murs nébuleux où il avait rencontré Julhi. Tout était là, occupant le même espace, en même temps. Le monde, autour de lui, n'était que chaos de dimensions contradictoires. Il y avait encore d'autres décors s'entremêlant à ceux-là, des lieux qu'il n'avait jamais vus. Et Apri, flamboyante et désespérée, regardait de ses yeux fous à travers ce pêle-mêle de mondes déconcertant. Son esprit désemparé, nauséeux, vacilla devant les choses incroyables qu'il ne pouvait comprendre. Autour de lui, dans le mélange chaotique des dimensions, rôdaient des formes étranges. Elles ressemblaient à Julhi — et étaient cependant différentes. Elles ressemblaient à ces formes qui s'étaient précipitées sur lui dans l'autre Vonng — sans être tout à fait semblables. Elles s'étaient bestialisées dans la métamorphose. L'éclatante beauté était flétrie. Leur incomparable grâce s'était dégradée, animalisée. Leurs crêtes flamboyaient d'un pourpre affreux et la clarté de leurs yeux était ternie d'une faim aveugle et vorace. Elles rôdaient autour de lui, inassouvies. Il eut conscience de tout cela à l'instant fulgurant où il ouvrit les yeux. Puis il abaissa son regard, conscient pour la première fois de la douleur qui lui rongeait le cœur, et des bras qui l'enserraient. Soudain, cette douleur le transperça comme un rayon thermique, et le spectacle qui s'offrit à ses yeux produisit en lui une effroyable nausée. Car Julhi était encore accrochée à lui, mais ses anneaux avides avaient desserré leur étreinte ; l'œil était fermé, mais la bouche fixée étroitement contre la chair de son sein gauche, juste à l'endroit du cœur. Sa crête était animée d'un bout à l'autre de longs frissons voluptueux, et parcourue de toutes sortes de nuances pourpre, écarlate et rouge sang, inconnues dans notre spectre. Smith faillit s'étrangler de saisissement sur un mot qui n'était ni juron ni prière, et de ses mains tremblantes s'arracha à l'étreinte des bras, repoussa aveuglément les épaules et parvint enfin à détacher cette bouche collante, cette ventouse, ce vampire. Le sang jaillit. Le grand œil s'ouvrit et leva vers les siens un regard terne, vitreux. Rapidement, le voile disparut, l'œil brilla d'un éclat où flambaient des feux diaboliques, ceux sans doute de ses innommables enfers intérieurs. Sa crête se redressa et s'empourpra de fureur. De sa bouche arrondie, maintenant humide et purpurine, monta un bourdonnement aigu, grêle et strident qui mit les nerfs de Smith à rude épreuve. Un vrai fouet d'acier cinglant sur la chair nue. Il pénétra jusqu'au centre de son cerveau, lui raclant atrocement, impitoyablement, les nerfs. Sous le fouaillement de cette voix, Smith s'arracha définitivement à l'étreinte, s'enfuit en trébuchant sur les pierres, courant n'importe où, n'importe comment pour échapper à cette torture stridente. Le chaos tournoya autour de lui, les décors changeaient, et s'entremêlaient comme pour le rendre fou. Le sang coulait sur sa poitrine. Dans son aveugle tourment, alors que le monde disparaissait devant l'acuité de sa souffrance, une seule chose restait nette : la lumière éclatante. Cette flamme ardente, Apri. Il avançait, encore chancelant, traversait sans entraves des murs solides, des colonnes et des édifices dans le chaos des dimensions entremêlées, mais quand il parvint enfin à elle, elle était tangible, elle était réelle. Au contact de sa chair ferme sous ses mains, un fragment de raison émergea de la douleur affolante qui lui broyait les nerfs. Il comprit confusément que tout cela n'était possible que par Apri. Apri, la source de lumière, la porte entre les mondes... Ses doigts la serrèrent à la gorge. Joie et miséricorde ! Le chant torturant s'éteignait. Il ne voulait pas en savoir davantage. C'est à peine s'il entrevit que ses doigts étaient encore crispés sur une douce gorge féminine. Le chaos s'effaçait, les dimensions folles reprenaient leur place, pâlissaient, reculaient et s'effaçaient devant l'infini. Dans les derniers vestiges, les pierres solides de Vonng apparurent sous forme de ruines effondrées. Le supplice du chant de Julhi n'était plus qu'une faible stridulation très lointaine. Dans l'air, il sentit un tiraillement frénétique, comme si des mains impalpables saisissaient les siennes, et que des bras fantômes l'attiraient vainement. Il leva les yeux, hébété et incertain. A l'endroit même où se trouvait Julhi lors de l'effondrement des dimensions planait maintenant une image grandissante, floue, qui conservait encore sa silhouette ravissante. Mais elle se brouillait, s'estompait et se dissipait en fumée au moment où se fermait la porte d'accès entre les dimensions. Elle n'était guère plus qu'une ombre maintenant, et pâlissait à chaque respiration, mais elle s'accrochait encore à lui, vainement, de ses mains nébuleuses, s'efforçant de conserver jusqu'à la dernière limite une possibilité d'accès au monde qu'elle désirait de tout son être. Elle avait beau s'agripper, elle disparaissait. Ses contours s'embrumaient et s'effaçaient. Elle n'était plus maintenant qu'une tache dans l'air, ténue, indistincte. Puis la brume qui avait été la ravissante Julhi se dispersa et retourna au néant. L'air retrouva sa clarté. Smith baissa les yeux, secoua sa tête un peu lourde, se pencha sur ce qu'il serrait encore entre ses mains. Il ne lui fallut qu'un coup d'œil pour constater que la mort avait accompli son œuvre, mais il préféra s'en assurer avant de relâcher son étreinte. La pitié voila un instant son regard. Apri était libre maintenant, de la liberté qu'elle avait désirée si ardemment, et le terrible danger que représentait sa folie avait disparu. Plus jamais, par cette porte, Julhi et ses semblables ne pourraient entrer. La porte était fermée. LE DIEU GRIS La neige tombait sur Righa, ville polaire de Mars. Une neige cinglante, tourbillonnant en flocons durs comme de la glace dans le vent aigre qui semble souffler sans arrêt par ses rues mal lavées. Elles étaient presque vides, ce jour-là. Les maisons de pierre basses semblaient se tasser sous les assauts du vent chargé de tempête, et la neige sèche tournoyait par rafales tout au long du Lakklan, la rue centrale de Righa. Les rares passants relevaient leurs cols très haut sur leurs oreilles en se hâtant. Cependant, une silhouette, dans la rue, semblait flâner. C'était une femme ; le balancement de sa marche et l'attitude de sa tête laissaient deviner qu'elle était jeune, mais ce pouvait n'être qu'une illusion, car le manteau de fourrure qu'elle serrait autour d'elle emmitouflait toutes les formes de son corps, et le capuchon pointu dissimulait son visage. La fourrure blanche et souple était celle de ce félin des neiges, maintenant presque disparu, des Terres salées, si bien qu'on pouvait présumer de sa richesse. Elle marchait avec une grâce onduleuse rarement vue dans les rues de Righa. Car Righa est une ville de hors-la-loi, et les jeunes femmes riches, jolies et seules, ne se rencontrent guère sur le Lakklan. Elle allait lentement dans la large rue raboteuse, son long manteau encapuchonné la transformant en une sorte de blanche énigme. Elle semblait étrangère à ce décor glacial, désolé. Cette souplesse presque dansante qui accompagnait ses mouvements, éloquente même à travers les plis lourds du luxueux manteau de félin des neiges, n'était pas une caractéristique des femmes martiennes, même les beautés roses des canaux. Elle était indéfinissablement étrangère, exotique. A l'ombre de son capuchon, un regard impatient parcourait la rue, examinant avidement les quelques visages qu'elle rencontrait. C'étaient des faces aux traits durs pour la plupart, aussi mornes et glacées que la ville grise qui s'étendait autour d'eux. Et les yeux qui croisaient les siens hardiment ou sournoisement, selon le genre du passant, étaient tous curieusement furtifs, avec leur ombre d'inquiétude vigilante. Car les hommes venaient à Righa discrètement par des chemins détournés y demeuraient cachés et repartaient sans bruit. Et leurs yeux étaient toujours méfiants. Le regard de la fille les effleurait et s'écartait. S'ils se retournaient sur elle, elle ne paraissait pas s'en apercevoir, ni beaucoup s'en soucier... Elle continuait son chemin sans hâte sur les pavés. Devant elle, une large porte basse s'ouvrit dans un éclat de bruit et de musique, et une lumière chaude ruissela brièvement dans le jour gris tandis qu'un homme franchissait le seuil et claquait la porte derrière lui. Elle le regarda obliquement boucler la ceinture de sa grosse veste brune de daim polaire et sortir rapidement dans la rue. Il était grand, basané, les traits durs sous la casquette de daim polaire tirée sur ses yeux. Ces yeux étaient étonnants, froids et décidés, glacialement calmes. De toute évidence, il était de la Terre. Son visage brun balafré ressemblait vaguement à celui d'un pirate, et il avait une maigreur de loup, serré dans son cuir de navigateur de l'espace, marchant légèrement sur le Lakklan, en remontant d'une main son col de daim. L'autre, la droite, était enfouie dans la poche de sa veste. La femme se dirigea vers lui. Il la regarda approcher de sa démarche onduleuse sans la moindre expression sur son visage. Mais quand elle posa une main d'une blancheur laiteuse sur son bras, il eut un bizarre petit tressaillement, involontaire, comme un frisson rapidement dominé. Un rictus de contrariété passa brièvement sur son visage et disparut, comme si son sursaut musculaire l'avait embarrassé. Il tourna sur elle un regard absolument impassible. — Qui êtes-vous ? Roucoula une douce voix de gorge, des profondeurs du capuchon. — Northwest Smith, prononça-t-il brièvement. Il s'éloigna un peu d'elle, car sa main était encore posée sur son bras droit, et la sienne était toujours enfouie dans la poche de sa veste. Il s'écarta assez pour dégager son bras et attendit. — Voulez-vous venir avec moi ? La voix palpitait comme celle d'une colombe, dans l'ombre de la capuche. Pendant un court instant, ses yeux pâles l'examinèrent, tandis que la prudence et la curiosité s'opposaient en lui. Smith était un homme circonspect, très avisé des périls de la vie sur les routes de l'espace. Pas un moment, il ne se trompa sur ce qu'elle voulait dire. Ce n'était pas une fille des rues ordinaire. Une femme en fourrure de félin des neiges n'avait pas besoin d'accoster des passants inconnus sur le Lakklan. — Que voulez-vous ? demanda-t-il. Sa voix était grave et âpre, et les mots claquaient avec une sécheresse mordante. — Venez, roucoula-t-elle, s'approchant de nouveau et passant une main sous son bras. Je vous dirai cela chez moi. Il fait si froid ici. Smith se laissa entraîner dans le Lakklan, trop perplexe et surpris pour résister. Cette manière d'agir l'avait profondément étonné par sa simplicité. Il reconsidérait son opinion à son égard tout en l'accompagnant sur les pavés couverts de neige. Car à cette somptueuse voix de gorge qui roucoulait aussi tendrement que celle d'une colombe, la blancheur laiteuse de sa main sur son bras, et le balancement subtil de sa démarche, il avait reconnu de façon très certaine qu'elle venait de Vénus. Aucune autre planète n'enfante de telles beautés, et nulles autres femmes ne naissent avec un tel instinct de séduction en elles. Et il avait cru, vaguement qu'il reconnaissait sa voix. Mais non, si elle était la femme d'origine vénusienne qu'il la soupçonnait d'être, elle n'aurait jamais glissé son bras sous le sien avec ce petit geste d'intimité, ni essayé de vaincre son hésitation par la seule force de son charme. Son simple petit mouvement de recul devant la main posée sur son bras aurait averti une vraie Vénusienne de ne pas aller plus loin dans la familiarité. Elle aurait su, à l'expression de ses yeux calmes, à voir son visage balafré, sa bouche serrée, que sa faiblesse ne relevait pas du domaine dont elle était la maîtresse. Et si elle était celle qu'il pensait, tout cela était doublement certain. Non, elle ne pouvait pas être de race vénusienne, ni la femme que sa voix lui rappelait tant. A cause de cela, il la laissait l'emmener. Rarement permettait-il à sa curiosité de dominer sa prudence native, sinon il ne serait jamais sorti indemne des aventures tumultueuses qu'il avait vécues. Mais il y avait quelque chose de très subtilement bizarre en cette femme, de très contraire à ses idées préconçues. Il se fiait beaucoup à ses appréciations rapides, et quand l'une d’elles le déconcertait, il se sentait obligé de savoir pourquoi. Il l'accompagnait donc, accordant sa démarche à l'allure souple de la femme qu’il avait au bras. Il n'aimait pas le contact de sa main, sans qu'il eût pu dire pourquoi. Ils n'échangèrent pas d'autres paroles jusque ce qu'ils atteignent une maison de pierre basse au bout de dix minutes de marche sur le Lakklan. Elle frappa à une cadence rapide et mesurée, et la lourde porte s'ouvrit sur l'obscurité. Sa main blanche au creux du bras de Smith l'attira à l'intérieur. Une servante silencieuse prit sa veste et sa casquette fourrée. Discrètement, en retirant son vêtement, il prit le pistolet qui était dans la poche droite et sur lequel sa main était restée posée tout le temps qu'il était dans la rue. Il le glissa à l'intérieur de son blouson de cuir et suivit la femme encore vêtue de son manteau dans un petit hall et sous une porte basse qui l'obligea à incliner la tête. La pièce dans laquelle ils pénétrèrent était immémorialement ancienne, immuablement martienne. Sur le sol de pierre noire, poli par les pieds d'innombrables générations, gisaient les peaux de fauves des Terres salées et les épaisses fourrures des animaux du pôle. Les murs de pierre étaient gravés de ces symboles inévitables et énigmatiques qui ne sont plus à présent que des motifs bizarres, quoiqu'ils aient possédé une signification profonde il y a un million d'années. Aucune maison martienne, ancienne ou neuve, n'en est dépourvue, pourtant aucun Martien n'en connaît le sens. Ils sont probablement liés, d'une manière lointaine, avec l'obscurité glaciale de cette religion étrange qui régnait autrefois sur Mars et vit encore dans le cœur de tous les vrais Martiens, bien que ses temples soient maintenant clandestins et ses prêtres discrédités. Peut-être si l'on pouvait lire ces symboles, diraient-ils le nom du dieu froid que Mars révère encore, tout au fond de lui-même, et dont cependant le nom n'est jamais prononcé. Toute la pièce était un peu mystérieuse, odorante des fumées aromatiques de braseros disposés autour de sa forme irrégulière. Le plafond bas faisait planer le parfum en couches vaporeuses dans l'air lourd. — Asseyez-vous, murmura la femme des profondeurs de son capuchon. Smith jeta un regard mécontent autour de lui. La pièce était meublée dans ce style somptueux si contraire aux caractéristiques rudes du peuple martien. Il choisit le divan d'aspect le moins voluptueux et s'assit, en jetant un coup d'œil de côté vers la femme. Elle s'était détournée un peu de lui et défaisait lentement ses fourrures. Puis, d'un seul mouvement lent et gracieux, elle rejeta son manteau. Smith retint involontairement son souffle, et un petit frisson le parcourut, de même nature que le choc bizarre qui avait troublé son flegme habituel dans la rue. Fût-ce de l'admiration ou de l'aversion qu'il ressentit le plus fortement ? Il n'aurait pu le dire. Et ceci en dépit de sa beauté stupéfiante. Franchement, il ouvrit de grands yeux. Oui, elle était vénusienne. Nulle part, sauf sur cette planète sans soleil, baignée de brouillard, on ne trouve de femmes à la peau si blanche. Elle était voluptueusement élancée, à la manière des Vénusiennes, et ses rondeurs fermes et douces sous le velours étaient plus éloquentes qu'un chant d'amour. Sa robe d'un rouge écarlate la moulait étroitement à la mode traditionnelle vénusienne, laissant nus un bras et une, épaule rosée ; la jupe était fendue de façon qu'à chaque pas apparaisse sa cuisse laiteuse. Ses paupières lourdes voilèrent ses yeux quand elle se retourna. Indubitablement, elle était vénusienne, et de la tête aux pieds si belle que, malgré lui, le sang de Smith battit plus fort. Il se pencha en avant, les yeux ardemment fixés sur son visage. Elle était d'une beauté sans défaut. Les longs yeux étaient légèrement relevés, ses pommettes et son menton montraient que sa beauté allait au-delà de sa chair blanche, jusqu'à sa structure même. Son crâne devait être ravissant. Et avec un petit tressaillement curieux, Smith s'avoua à lui-même qu'elle était bien la femme qu'il avait devinée. Il ne s'était pas trompé sur le roucoulement somptueux de sa voix. Mais... il regarda plus près, et se demanda si réellement il n'apercevait pas un soupçon de quelque chose d'anormal dans ce visage au teint délicat, dans les yeux bizarrement voilés. Un moment, son esprit retourna en arrière, pour se souvenir. Judai de Vénus avait été la sensation de trois planètes quelques années avant. Sa beauté avait fait battre les cœurs, sa voix qui roucoulait comme celle d'une colombe, son charme éblouissant avaient séduit toutes les salles qui l'avaient entendue chanter. Mêmes les plus lointains avant-postes de la civilisation la connaissaient. Cette magnifique voix de gorge avait résonné sur les lunes de Jupiter et lancé les notes de Nuit sans étoiles aux échos des rochers nus des astéroïdes, et à travers l'obscurité de l'espace. Et puis elle avait disparu. Les hommes se demandèrent quelque temps pourquoi, il y eut des recherches et un gros scandale, mais personne ne la revit plus. Tout cela était maintenant passé depuis longtemps. Nul ne chantait plus Nuit sans étoiles, et c'était la voix de Rose Robertson — une fille de la Terre — qui résonnait dans tout le système solaire pour célébrer Les Vertes Collines de la Terre. Judai était oubliée depuis des années. Smith la reconnut à son premier coup d'oeil sur ce visage aux pommettes hautes et au teint de rose. Il avait déjà deviné, avant même de la voir, qu'il était impossible que deux femmes de la même génération pussent avoir la même voix si magnifique, si émouvante de douceur. Et cependant il y avait quelque chose d'insolite dans ses notes mélodieuses, d'indéfinissablement faux dans son inoubliable visage, quelque chose qui produisit en lui un petit sentiment d'aversion dès ce premier regard. Oui, ses oreilles et ses yeux lui disaient qu'elle était Judai, mais cet infaillible instinct animal qui l'avait sauvé si souvent par ses avertissements subtils, lui disait tout aussi certainement qu'elle ne pouvait pas l'être. Judai, entre toutes les femmes, faire de telles erreurs d'intuition si peu vénusiennes ! Il se sentit la tête un peu lourde et se redressa. Elle vint, légère, près de lui. Le balancement doucement provocant de sa marche était typiquement vénusien, et elle laissa son corps toucher le sien d'un frôlement qui le fit frissonner légèrement, involontairement, bien qu'il se fût écarté. Non, Judai n'aurait jamais fait ça. Elle aurait été mieux avisée. — Vous me connaissez, n'est-ce pas ? Murmura-t-elle. — Nous ne nous sommes jamais rencontrés, dit-il avec une prudente réserve. — Mais vous connaissez Judai. Vous vous souvenez. Je l'ai lu dans vos yeux. Il faut que vous gardiez mon secret, Northwest Smith. Puis-je compter sur vous ? — Cela... dépend, dit-il d'une voix sèche. — Je suis partie de New York, ce soir-là, parce que quelque chose m'appelait qui était plus fort que moi. Non, ce n'était pas l'amour. C'était plus fort que l'amour, Northwest Smith. Je ne pouvais pas y résister. Il y avait un léger amusement dans sa voix, comme si elle racontait une plaisanterie secrète qui n'avait de sens que pour elle. Smith s'éloigna un peu plus sur le divan. — J'ai cherché longtemps, poursuivit-elle de sa voix grave, un homme tel que vous — un homme à qui on peut confier une tâche dangereuse. Elle s'arrêta. — De quoi s'agit-il ? — Il y a un homme à Righa qui possède quelque chose que je désire énormément. Il habite sur le Lakklan, près de cette taverne qu'on appelle le Foyer du Navigateur de l'Espace. De nouveau, elle s'arrêta. Smith connaissait bien l'endroit, un bouge sombre et bas de plafond, où les gens de passage les plus louches et les plus strictement méfiants se réunissaient. Car le Foyer était la propriété d'un vieux Martien des Terres sèches, à la mâchoire rébarbative, nommé Mhici, qui, prétendait-on, avait une grosse influence auprès des autorités de Rhiga ; et l'on pouvait boire en sécurité chez lui, sans danger d'interruption. Il connaissait bien le vieux Mhici. Il tourna un œil vaguement interrogateur sur Judai, attendant qu'elle continue. Elle avait les yeux baissés, mais elle sembla sentir son regard car elle reprit aussitôt son histoire, sans lever les paupières. — Je ne sais pas le nom de l'homme, mais c'est un Martien des canaux, et son visage est profondément couturé sur les deux joues. Il cache ce que je désire dans un petit coffret d'ivoire, sculpté à la manière des Terres sèches. Si vous me l'apportez, vous pourrez me demander ce que vous voudrez. Les yeux pâles de Smith se tournèrent de nouveau, à contrecœur, vers la femme qui était à son côté. Il se demanda brièvement pourquoi il lui déplaisait même de la regarder, car elle semblait plus belle chaque fois que son regard se posait sur ce visage au teint exquis. Il vit que ses yeux étaient toujours baissés, ses longs cils effleurant ses joues. Elle fit un signe d'assentiment, sans lever les yeux, quand il répliqua : — N'importe quel prix ? — De l'argent ou des joyaux ou... ce que vous voudrez. — Dix mille dollars d'or à mon nom à la Grande Banque de Lakkjourna, confirmé par visiphone quand je vous remettrai la boîte. S'il s'attendait à ce qu'une expression de désagrément passe sur son visage à cette audace, il fut désappointé. Elle se leva d'un long mouvement souple et se dressa calmement devant lui Doucement, sans lever les yeux, elle répondit : — Bien, d'accord. Je vous attendrai ici demain à la même heure. Le ton même de la voix mettait fin à la conversation. Smith regarda son visage, et ce qu'il y vit le fit sauter sur ses pieds d'un mouvement involontaire, écarquillant les yeux. Elle se tenait immobile, les yeux baissés, et toute animation, toute réduction refluaient sur son visage. Sans comprendre, il vit toute humanité s'en effacer comme si une lueur intérieure s'éteignait, laissant une enveloppe de chair délicieusement modelée, mais inanimée, là où avait été la radieuse Judai un moment auparavant. Un froid désagréable lui passa dans le dos tandis qu'il regardait. Il jeta un coup d'oeil incertain vers la porte, ressentant plus fortement que jamais cette inexplicable répulsion envers une étrangeté intérieure qu'il ne pouvait pas définir. Comme il hésitait, une voix impatiente prononça «Allez-vous-en !» entre des lèvres qui remuaient à peine. Et, avec une hâte presque ridicule, il se dirigea vers la porte. Son dernier regard, alors que celle-ci se refermait derrière lui de son propre poids, lui révéla Judai figée où il l'avait laissée, forme immobile se détachant en blanc et rouge sur le motif immémorial du mur du fond. Et il eut la curieuse impression qu'un léger brouillard gris voilait son corps d'un nuage épaississant lentement, indiciblement déplaisant. La nuit tombait quand il se retrouva dans la rue. Une vague servante lui avait remis sa veste, et Smith était sorti si vite qu'il se débattait encore dans les manches en passant sous la voûte basse de la porte. Il aspira une profonde bouffée d'air vif et glacial avec soulagement. Il n'aurait pas pu expliquer, même à lui-même, la répulsion bizarre que Judai et sa maison avaient soulevée en lui, mais il était heureux d'en être débarrassé de nouveau en plein air. Il s'emmitoufla dans la chaleur de sa veste de fourrure et s'éloigna à grandes enjambées dans le Lakklan. Il se dirigeait vers le Foyer du Navigateur de l'Espace. Le vieux Mhici, si Smith le trouvait de bonne humeur et lui en parlait d'une manière convenablement détournée, aurait probablement des renseignements à donner sur la belle chanteuse disparue et son étrange maison — et son crédit à la Grande Banque de Lakkjourna. Smith avait peu de raisons de douter de sa richesse, mais il ne prenait pas de risques inutiles. Le Foyer était plein de monde. Smith se fraya un chemin dans le labyrinthe des tables vers le long bar au bout de la salle, fendant la foule d'hommes aux faces rudes dont les races diverses se confondaient dans la curieuse similarité d'expression qui régnait sur les visages. Ils étaient silencieux, sur leurs gardes, et avaient la mine indéfinissable de ceux qui vivent d'expédients par la grâce de leurs pistolets. La salle au plafond bas était emplie de la fumée acre du nuari qu'ils fumaient presque tous, ce qui, en soi, prouvait que, chez Mhici, ils se considéraient en sécurité, car le nuari est un peu comme l'opium. Le vieux Mhici lui-même s'avança à l'appel muet du regard pâle de Smith quand il le croisa parmi la foule autour du bar. Le Terrien commanda du ségir rouge, mais il ne le but pas immédiatement. — Je ne connais personne ici, fit-il dans le dialecte des Terres sèches. C'était un mensonge évident, mais lourd de signification. Car la vieille coutume d'hospitalité des pays salés exige que le propriétaire prenne un verre avec tout étranger qui arrive dans son bar. C'est vestige des temps où les étrangers étaient rares dans ces parages, et il n'est que très exceptionnellement évoqué dans des villes peuplées comme Righa, cependant Mhici comprit. Il ne dit rien, mais prit la bouteille noire d'alcool vénusien par le goulot et mena Smith vers une table restée vide dans un coin. Quand ils furent installés et que Mhici se fut versé un verre, Smith avala une gorgée de la liqueur rouge et fredonna les premières mesures de Nuit sans étoiles, observant les traits racornis du vieux Martien des Terres sèches. L'un des sourcils de Mhici se leva, ce qui était l'équivalent d'un sursaut de surprise chez un autre homme. — Les nuits sans étoiles, remarqua-t-il, sont pleines de dangers, Smith. — Et parfois de plaisir, hein ? — Hum ! Pas celle-là. — Ah ? — Non. Et quand je ne comprends pas, je tiens à distance. — Cela t'intrigue, toi aussi, hein ? — Profondément. Qu'est-il arrivé ? Smith le lui dit rapidement. Il savait qu'il est proverbial de ne pas faire confiance à un Martien des Terres sèches, mais il estimait que le vieux Mhici était l'exception. Et à l'empressement du vieil homme à en venir au sujet avec un minimum de circonlocutions, il comprit qu'il devait être très troublé par la présence de Judai à Righa. Peu de choses échappaient au vieux Mhici et s'il était intrigué, Smith sentit que ses propres réactions bizarres vis-à-vis de la belle Vénusienne n'étaient pas injustifiées. — Je sais de quel coffret elle veut parler, lui dit Mhici quand il eut terminé. Le type en question est là-bas, près du mur. Tu le vois ? Sans changer de position, Smith examina un grand Martien des canaux, maigre, avec un visage profondément couturé et une expression de malaise inquiet. Il buvait quelque affreux mélange vert et fumait du nuari, le visage embrumé par la fumée. Smith eut un grognement de mépris. — Si le coffret a de la valeur, il n'est guère en état de le garder, dit-il. Il sera complètement endormi dans une demi-heure s'il continue. — Regarde mieux, murmura Mhici. Et Smith, s'étonnant un peu de la brièveté de la voix du vieil homme, tourna la tête et examina plus attentivement le Martien des canaux. Cette fois, il vit ce qu'il n'avait pas remarqué auparavant. L'homme était effrayé, tellement effrayé que le nuari qui entrait dans ses poumons et en sortait produisait peu d'effet. Ses yeux inquiets étaient emplis d'angoisse, et il s'était placé le dos au mur de manière à voir toute la salle en buvant. Ce qui, chez Mhici, était significatif. La poigne de fer et le pistolet rapide de Mhici avaient imposé l'ordre au Foyer depuis longtemps, et personne, depuis des années, n'avait osé le troubler. Mhici inspirait non seulement un respect physique mais aussi moral, car son influence auprès des autorités de Righa s'exerçait aussi bien pour procurer l'immunité à ses hôtes que pour châtier les perturbateurs. Le Foyer était un asile. Et qu'un homme s'y place le dos au mur dénonçait sa terreur de quelque chose de plus mortel que les pistolets. — Ils le pistent, tu sais, murmura Mhici pardessus son verre. Il a volé ce coffret quelque part sur les canaux, et maintenant il a peur de son ombre. Je ne sais pas ce qu'il y a dans le coffret, mais cela a beaucoup de valeur pour quelqu'un, et ils sont décidés à le récupérer à tout prix. Tiens-tu toujours à l'en débarrasser ? Smith jeta un coup d'oeil sur le propriétaire du bar entre des paupières rétrécies. Comment le vieux Mhici apprenait-il les secrets qu'il connaissait, nul ne pouvait le deviner, mais il n'avait jamais été pris en défaut. Et Smith ne désirait pas tellement attirer sur lui l'hostilité de ce péril qui suscitait une peur mortelle dans les yeux du Martien des canaux. Cependant la curiosité le poussait toujours. L'énigme de Judai était un mystère obsédant qu'il lui fallait résoudre. — Oui, dit-il lentement. Il faut que je sache. — Je t'aurai le coffret, dit Mhici soudain. Je sais où il le cache, et il y a un passage entre ici et là maison d'à côté qui me permettra de l'avoir dans cinq minutes. Attends-moi. — Non, dit rapidement Smith. Ce n'est pas raisonnable pour toi. J'irai le chercher. La large bouche de Mhici eut un sourire. — Je ne crains pas grand danger, dit-il'. Ici à Righa personne n'oserait ; et d'un autre côté, le passage est secret. Attends. Smith leva les épaules. Après tout, Mhici savait ce qu'il avait à faire. Il resta assis, vidant son verre de ségir en attendant, et observant le Martien des canaux de l'autre côté de la salle. La terreur se reflétait en ombres changeantes sur son visage couturé. Quand Mhici reparut il portait une petite caisse de bois visiblement étiquetée en caractères vénusiens. Smith traduisit : — Six bouteilles de ségir, Distilleries Vanda, là, Vénus. — Il est dedans, murmura Mhici, en passant la caissette. Vaudrait mieux que tu restes ici ce soir. Tu connais la chambre du fond qui donne sur l'impasse. Merci, dit Smith un peu embarrassé. (Il se demandait pourquoi le vieux Martien prenait tant de peine pour lui. Il ne s'était attendu qu'à quelques paroles de mise en garde.) Je partagerai l'argent avec toi, bien entendu. Mhici secoua la tête. — Je ne crois pas que tu l'auras, dit-il franchement. Et je ne crois pas qu'elle veuille vraiment le coffret. Pas moitié tant qu'elle te veut, en tout cas. Il n'en manquait pas d'autres qui auraient pu le lui procurer. Et souviens-toi qu'elle a dit qu'elle cherchait depuis longtemps quelqu'un comme toi. Non, c'est l'homme qu'elle veut, je crois. Et je ne peux pas imaginer pourquoi. Smith fronça les sourcils et fit un dessin sur la table avec le ségir répandu. — Il faut que je sache, répéta-t-il avec entêtement. — Je l'ai croisée dans la rue. J'ai senti cette même répulsion, et je ne sais pas pourquoi. Je n'aime pas cela, Smith. Mais si tu es décidé d'aller jusqu'au bout c'est ton affaire. Je t'aiderai, si je peux. N'en parlons plus, veux-tu ? Que fais-tu ce soir ? On m'a dit qu'il y avait une nouvelle danseuse au Lakktal. Beaucoup plus tard, dans la lumière changeante des lunes mouvantes de Mars, Smith arriva un peu chancelant dans la petite impasse derrière le Foyer et entra par la porte au fond du bar. Sa tête était un peu légère de ségir, de musique et de rires et du piétinement des danses dans les salles du Lakktal qui résonnaient encore dans sa tête. Il se déshabilla malhabilement dans le noir et s'allongea avec un profond soupir sur le divan de cuir qui est le lit martien. Juste avant que le sommeil s'empare de lui, il eut le souvenir du singulier petit sourire équivoque de Judai quand elle disait : «J'ai quitté New York parce que quelque chose m'appelait... plus fort que l'amour...» Et il se demandait vaguement : «Qu'est-ce qui est plus fort que l'amour ?» La réponse lui vint quand il sombra dans l'oubli : «La mort.» Smith dormit tard le lendemain. La montre d'acier à triple cadran, à son poignet, marquait le midi martien quand le vieux Mhici lui-même poussa la porte et entra avec le petit déjeuner sur un plateau. — On a eu des émotions ce matin, fit-il en posant le plateau. Smith s'assit et s'étira voluptueusement. — Quoi ? — L'homme des canaux s'est suicidé. Les yeux pâles de Smith se dirigèrent vers la boîte étiquetée «six bouteilles de «ségir» dans le coin de la chambre. Ses sourcils se levèrent, surpris. — Cela a donc tant de valeur ? Murmura-t-il. Si on regardait ? Mhici poussa les verrous des deux portes tandis que Smith se levait de sa couchette de cuir et tirait la caisse au milieu de la pièce. Il arracha les planches minces que Mhici avait clouées le soir précédent sur le coffret deux fois volé, et il en tira un objet enveloppé de toile brune. Le vieux Martien des Terres sèches penché sur son épaule, il défit le paquet. Il resta ensuite une minute entière accroupi sur les talons, à regarder l'objet qu'il tenait dans les mains. Il n'était pas grand, ce coffret d'ivoire, peut-être vingt-cinq centimètres sur dix, et dix de hauteur. Sa sculpture compliquée lui sembla vaguement familière, mais il resta plusieurs secondes à la regarder avant de se rappeler où il avait vu ces bizarres spirales et ces caractères entortillés. Puis cela lui revint. Pas étonnant qu'ils lui semblent familiers, car il les avait vus sur les murs d'innombrables habitations martiennes. Il leva les yeux et en vit une frise qui entourait la chambre au-dessus de lui. Mais ils étaient trop gros, et ceux de la boîte étaient minuscules, si bien qu'à première vue, ils paraissaient n'être que d'infimes traits ondulés délicatement gravés sur toute la surface du coffret. Ce n'est qu'alors, en suivant ces lignes serpentines, qu'il s'aperçut que la boîte n'avait pas d'ouverture. Selon toutes apparences, ce n'était pas du tout un coffret, mais un bloc d'ivoire sculpté. Il le secoua^et quelque chose à l'intérieur bougea légèrement, comme si l'objet était mal enveloppé. Mais il n'y avait d'ouverture nulle part. Il le tourna et le retourna, regardant et tâtant, mais en vain. Finalement il leva les épaules et enroula de nouveau la toile autour de l'énigmatique coffret. — Qu'est-ce que tu en penses ? demanda-t-il. Mhici secoua la tête. — Le Grand Shar seul pourrait le dire, murmura-t-il à moitié railleur. (Car Shar est le dieu vénusien, une déité amicale dont le nom vient constamment aux lèvres des habitants de la Planète Chaude. Le dieu que révère Mars, ouvertement ou en secret, n'est jamais nommé tout haut.) Ils discutèrent de ce mystère à maintes reprises pendant le reste de l'après-midi. Smith passa le temps dans la nervosité, car il n'osait ni fumer le nuari ni trop boire, ayant un rendez-vous si proche. Lorsque les ombres s'allongèrent sur le Lakklan, il remit sa veste de daim et enfonça la boîte d'ivoire dans la poche intérieure. Puis il s'assura que son pistolet thermique était chargé et prêt à tirer. Sous le soleil de fin d'après-midi qui étincelait, éblouissant, sur les cristaux de neige chassés par le vent, il s'en alla sur le Lakklan, sa main droite dans la poche et ses yeux scrutant prudemment la rue à l'ombre de sa casquette. Évidemment ceux qui étaient à la poursuite de cette boîte ne l'avaient pas dépisté, car on ne le suivait pas. La maison de Judai était basse et sombre au bout de Lakklan. Smith réprima une répugnance croissante quand il leva la main pour frapper à la porte, mais elle s'ouvrit sans que son poing ait touché le panneau. La même servante fantomatique lui fit signe d'entrer. Cette fois, il ne rempocha pas son pistolet quand il l'enleva de sa veste. Il prit le coffret enveloppé de toile d'une main et l'arme de l'autre. La servante ouvrit la porte qu'il avait franchie le soir précédent. Dans la pièce, Judai attendait. Elle était exactement où il l'avait laissée, au centre du plancher, blanche et écarlate sur les gribouillages bizarres du mur du fond. Il eut l'impression curieuse qu'elle n'avait pas bougé depuis qu'il l'avait quittée. Elle fit un lent mouvement quand elle tourna la tête et le vit, mais elle parut ne pas pouvoir sortir de cette sorte de léthargie. Elle lui indiqua le divan, vint s'asseoir près de lui avec la grâce souple et féline de toutes les vraies Vénusiennes. Et comme avant, il s'écarta involontairement du contact de ce corps parfumé, gainé de velours, avec une répulsion intérieure qu'il ne pouvait pas comprendre. Elle ne dit rien, mais tendit ses deux mains, sans lever les yeux sur son visage. Il posa la boîte entre ses mains. A ce moment, pour la première fois, il se rendit compte qu'il n'avait pas une seule fois vu ses yeux. Elle n'avait jamais soulevé ses paupières pour le regarder en face. Il l'observa, perplexe. Elle défaisait la toile avec des mouvements rapides et délicats de ses doigts teintés de rose. Quand le coffret fut entre ses mains, elle resta immobile un instant, ses yeux baissés, fixés sur le bloc gravé de l'objet qui avait coûté au moins une vie. Et sa tranquillité était anormale, semblable à une transe. Il lui sembla qu'elle devait avoir cessé de respirer. Pas un de ses cils ne frémit, ni le sang ne battit dans ses poignets blancs et ronds quand elle souleva la petite boîte sculptée de symboles. Il y avait quelque chose d'indescriptiblement horrible dans son calme tandis qu'elle était assise et regardait, tout son être figé en une immense contemplation, le coffret d'ivoire. Puis il entendit un si profond soupir s'échapper de ses narines que cela aurait pu être sa vie qui s'en allait, un souffle qui se transforma en un sifflement grêle et vibrant comme la plainte du vent dans des fils — un son qu'aucun être humain n'aurait pu produire. Instinctivement, Smith bondit. Ses muscles se détendirent en un sursaut de terreur animale pour s'éloigner de la chose qui geignait ainsi sur le divan. Il se retrouva, à demi ramassé sur lui-même, à une douzaine de pas, le pistolet braqué d’une main ferme et les cheveux dressés sur sa tête. Car à entendre ce bruit affreux, il avait compris qu'elle n'était pas humaine. Pendant un long moment il resta là, sentant sa chair se hérisser d'effroi tandis que ses yeux pâles cherchaient une explication à la folie qui s'était abattue sur eux deux. Elle était toujours assise, raide, les yeux baissés, mais quoiqu'elle n'eût pas bougé, quelque chose lui dit, sans erreur possible, que sa première réaction avait été juste, son premier recul instinctif de sa main posée sur son bras ; elle n'était pas humaine. Cette chair blanche et tiède et cette chevelure parfumée, et ses formes délicatement arrondies sous le velours, tout cela n'était que camouflage pour dissimuler — dissimuler — il ne pouvait deviner quoi, mais il savait que cette beauté était un mensonge, et tout au long de son échine, ses nerfs tremblaient du frisson involontaire de l'homme placé devant l'inconnu. Elle se leva. Tenant la boîte d'ivoire contre la courbe délicieuse de sa poitrine, elle avança doucement, ses cils baissés dessinant deux croissants incertains sur ses pommettes au teint exquis. Il ne l'avait jamais vue plus belle, ni plus hideusement repoussante. Car, en quelque obscur recoin de son cerveau, il sentait que l'humanité, qu'elle avait maintenue autour d'elle comme un manteau, l'abandonnait. D'ici un instant... Elle s'arrêta devant lui, si proche que le bout de son pistolet à demi oublié appuyait sur le velours qui gainait son corps, et que son parfum montait comme un nuage à ses narines. Pendant un instant angoissant, ils restèrent ainsi ; elle, avec ses cils baissés, serrant son coffret d'ivoire, lui raidi, plein de répugnance, le pistolet contre elle, ses yeux pâles la fixant entre ses paupières mi-closes, tandis qu'il attendait, frémissant, ce qui allait suivre. Une seconde avant qu'elle soulevât les paupières, il eut une envie insurmontable de lever la main et de se masquer les yeux pour ne pas voir ce qui était devant lui, et de s'enfuir aveuglément hors de la pièce et de la maison jusqu'à ce que la porte protectrice du Foyer soit refermée derrière lui. Il ne pouvait pas bouger. Figé par la paralysie, il regardait. Les cils battirent. Lentement, très lentement, ses paupières se soulevèrent. Le choc glacé qui le fit sursauter, incrédule, le ramena à la réalité de telle sorte qu'il ne devait jamais oublier, en dépit de tous ses efforts, l'impression violente de ce premier regard de Judai. Pendant une minute entière, il ne put comprendre ce qu'il voyait. C'était trop incroyable pour que son cerveau l'admît. Le cœur battant sourdement, il resta rigide, regardant fixement le visage étrange tourné vers le sien. Sous les longs cils recourbés, il n'y avait pas les sombres profondeurs lumineuses qu'il s'attendait à voir. Il n'y avait pas d'yeux derrière les paupières veloutées de Judai. A leur place, il plongeait dans deux abîmes bordés de cils, fendus en amande et emplis de fumée grise, une fumée qui tourbillonnait et bouillonnait en elle-même, aussi mouvante que la fumée des feux de l'enfer. Il sut alors que le corps aux rondeurs d'une blancheur de lait qui avait été celui de Judai était habité par une chose pire que tous les démons jamais engendrés par l'enfer. Comment y était-elle venue ? Il ne devait jamais le savoir, mais il comprit que la vraie Judai n'était plus. Il en fut certain en voyant cette, aveugle fumée tournoyer dans ses yeux et la répulsion le souleva tandis qu'il tentait vainement de trouver la forme d'anéantir cette beauté hantée par l'enfer. Impuissant dans l'étreinte glacée de sa propre horreur, il regarda. Elle se tenait droite devant lui, les yeux vides. Et il vit que la fumée s'écoulait lentement de leurs abîmes gris. Elle se répandait dans la pièce en traînées et en tourbillons ténus. Le dégoût s'empara de lui à cette constatation, et une terreur extravagante, car cette fumée ne semblait émaner d'aucun feu. Elle n'avait pas d'odeur physiquement perceptible, mais à son relent indescriptiblement malsain, tout son être avait un frémissement de recul. Il pouvait y sentir le mal, le goûter, le toucher, le percevoir avec plus de sens qu'il n'en avait en dépit de l'impalpabilité de la substance tournoyante qui s'échappait maintenant en vagues grandissantes de sous les paupières bordées de cils qui avaient autrefois été celles de Judai. Une fois déjà, il en avait eu une impression confuse, quand, s'étant retourné en s'en allant, le soir précédent, il avait aperçu cette vague grisaille indiciblement déplaisante qui voilait la blancheur laiteuse de la femme dans l'obscurité. Même ce lointain soupçon de ce qu'il voyait maintenant dans toute son horreur avait été suffisant pour faire passer en lui un frisson d'alarme. Mais maintenant — maintenant cela déferlait autour de lui en nuages épais à travers lesquels il pouvait à peine distinguer la forme pâle de la silhouette qui était devant lui, et la grisaille s'infiltrait dans son corps et son esprit dans un contact plus épouvantable que celui des êtres les plus affreux de la création. Cet attouchement n'était pas tangible, mais plus visqueux et plus immonde que tout ce qu'il aurait pu nommer. Et ce n'était pas sur sa chair, mais sur son âme que cette boue se répandait. Vaguement, dans le tourbillon, il vit remuer les lèvres de Judai. Un fantôme de voix résonna dans la grisaille, un filet de sonorité pure, douce, pleine, émouvante. Si mélodieuse avait été la voix de Judai que même la monstruosité qui maintenant régnait en elle ne pouvait tirer de fausses notes d'une gorge qui n'avait jamais émis d'autre son que musical. — Je vais m'emparer de toi, Northwest Smith. Le moment est venu de rejeter ce corps et ces moyens de séduction, et de revêtir la force et l'audace d'un homme, afin que je puisse accomplir ce que je suis venu faire. Je n'en aurai pas besoin longtemps, mais il me faut ta force et ta vigueur avant que je les abandonne au puissant... Et je pourrai ensuite agir sous ma vraie forme pour soumettre les mondes à la domination du grand... Smith sourcilla. Il y avait eu un trou dans ses paroles là où il aurait dû entendre un nom, mais cela n'avait pas été un trou de silence. Ses lèvres avaient remué, quoique nul son n'en fût sorti, et l'air vibrait d'un rythme inaudible si profondément troublant qu'il en éprouvait involontairement une crainte respectueuse si, du moins, il était possible de ressentir un tel sentiment à l'articulation muette d'un mot. Cette voix suavement murmurante chuchotait dans le brouillard qui s'était maintenant si épaissi qu'il pouvait à peine distinguer les contours de la forme en face de lui. — Je t'ai attendu longtemps, Northwest Smith — j'ai attendu longtemps un homme avec un corps et un cerveau tels que les tiens, qui réponde à mes desseins. Je m'empare de toi, au nom du grand... En ce nom, je t'ordonne de me livrer ton corps. Va-t'en ! Les derniers mots claquèrent dans le brouillard, et brusquement Smith ne vit plus rien. Ses pieds ne reposaient plus sur le plancher. Il se débattait dans une nuée d'une horreur si révoltante que son âme s'agitait en lui pour s'échapper. Visuellement, la substance grisâtre imprégnait tout son être, insinueuse, rampante, emplissant son cerveau d'une folie informe, à tel point que son âme, qui reculait devant cette indescriptible abomination, aurait fui jusqu'en enfer même pour y échapper. Confusément, il sentit ce qui arrivait. Son corps lui était rendu intenable afin d'obliger son être conscient à l'abandonner. Et, sachant cela, comprenant ce que cela signifiait, il se mit à se démener désespérément pour se délivrer. La boue répugnante engluait son âme. Il ne pouvait pas y voir d'alternative plus effrayante que cette réalité écœurante. La folie le guettait sous les efforts épouvantés de son être pour échapper à l'horreur qui l'engloutissait. Frénétiquement, il lutta pour se libérer. Cela se produisit brusquement. Il eut l'impression d'une brisure nette, concrète, et puis ce fut la liberté. Immédiatement, ces traînées grises, tentaculaires, révoltantes, cessèrent d'exister. Il flottait libre et léger et impalpable dans un vide sans lumière ni ombre, n'ayant conscience que de sa bienheureuse délivrance. Peu à peu, la raison lui revint. Il n'avait plus ni forme ni substance, mais il était conscient. Et il comprit qu'il lui fallait retrouver son corps ; comment, il n'en savait rien, mais, à cette pensée, s'éveillait une nostalgie poignante, et tout son être impalpable se concentra si fortement sur cette idée qu'en un instant la pièce qu'il avait quittée reprit forme autour de lui, et que sa propre silhouette lui apparut vaguement à travers le voile du brouillard. D'un puissant effort, il dirigea ses pensées sur cette forme, et enfin commença à comprendre ce qui se passait. Il pouvait voir maintenant, clairement et sans obstacle, dans toutes les directions à la fois. Flottant dans le néant, il explora la pièce. Il lui fut d'abord un peu difficile de distinguer les choses, car il n'avait plus l'aide de ses yeux et la pièce formait un vaste panorama indéfini. Mais au bout d'un moment, il découvrit le moyen de concentrer son regard. Pour la première fois, il vit nettement son corps abandonné, grand et fort dans son costume de cuir, debout, raide au milieu d'une brume glissante qui s'enroulait autour de lui, et dont les volutes épaisses et visqueuses lui rappelèrent des souvenirs d'une vivacité écœurante. Aux pieds de cette forme brune, voilée de brouillard, gisait le corps de Judai. Exquisément gracieux, il s'étalait comme un éclat de blancheur et d'écarlate sur le plancher sombre. Il comprit qu'elle était morte à présent. Le souffle de vie étrangère qui lui avait été infusé s'était retiré. L'affaissement curieux de la mort marquait visiblement le corps pitoyable et ravissant qui s'arrondissait sous la robe de velours. La Chose en avait fini avec elle. Son attention revint vers son propre corps. Ce brouillard, horriblement vivant, s'était encore épaissi en un manteau lourd, presque palpable, d'une viscosité glissante qui rampait indéfiniment autour de la haute silhouette. Mais il disparaissait. Il s'infiltrait lentement, inexorablement; dans la chair que Smith avait quittée. Déjà, il était plus qu'à demi entré, et une sorte de vie apparaissait dans le corps rigide. Smith continua d'observer tandis que le reste du brouillard gris qui était la Chose prenait possession de son corps perdu, l'éveillant à une vie glacée et étrangère. Il la vit s'emparer des nerfs et des muscles qu'il avait si bien entraînés que leur premier mouvement fut le geste familier de glisser le pistolet thermique dans sa gaine sous son aisselle. Il vit ses larges épaules se secouer machinalement pour mettre la bretelle à sa place. Il se regarda traverser la pièce, de la longue démarche légère qui avait été la sienne. Il vit ses propres mains prendre le coffret d'ivoire des doigts minces et teintés de rose de Judai. Alors seulement il s'aperçut que les pensées lui étaient devenues aussi perceptibles que les paroles l'avaient été auparavant. Les seules qui avaient été dans la pièce étaient celles de la Chose, et jusqu'à ce moment, elles n'avaient pas revêtu une forme assez humaine pour avoir un sens pour lui. Mais maintenant, il commençait à comprendre beaucoup de choses, et leur étrangeté tourbillonna dans son esprit en thèmes à demi incompréhensibles. Puis brusquement, un nom éclata parmi ces pensées, et sa puissance le frappa avec une telle force que, pendant un instant, sa lucidité fut obscurcie et il retomba en tournoyant dans le vide où il n'y avait ni lumière ni ombre. Tandis qu'il luttait pour revenir dans la pièce, son esprit désincarné s'efforçait de rassembler les bribes de connaissance nouvellement acquise parmi lesquelles ce nom flamboyait comme un phare, le centre et le foyer de tous les thèmes. C'était le nom que ses oreilles n'avaient pas pu entendre quand les lèvres de Judai le prononçaient. Il comprit alors que, quoique des lèvres humaines puissent en former les syllabes, aucun cerveau complètement humain ne pouvait transmettre les impulsions pour cette articulation ; de telle sorte qu'il ne pouvait pas être proféré par un homme normal, ni entendu ni compris par lui. Même ainsi, les vibrations inaudibles en avaient déferlé dans son cerveau en vagues d'épouvante. Et maintenant, quand sa force dévoilée atteignit en plein sa conscience mise à nu, le pouvoir de ce nom suffit à l'envoyer rouler dans un vertige irrésistible. Car c'était le nom d'une Chose si formidable que, même dans son irréalité, il frémissait à cette pensée ; une Chose dont aucune conscience humaine ne pouvait saisir toute la puissance. Ce n'était pas dans son état désincarné qu'il pouvait la concevoir, et il détourna son esprit de ce nom effroyable tandis qu'il fouillait plus profondément dans les pensées étrangères, émanant de la créature qui avait son apparence. Il savait maintenant pourquoi la Chose était venue. Il connaissait le but de ce qui portait l'épouvantable nom. Et il savait pourquoi les hommes de Mars ne prononçaient jamais le nom de leur dieu froid. Ils ne le pouvaient pas. Ce n'était pas un nom que des cerveaux humains pussent saisir ou des lèvres humaines prononcer sans y être contraints de l'Au-delà. Lentement, les origines de cette curieuse religion prirent forme dans son esprit. Le Nom avait régné comme une ombre immense sur les ancêtres les plus reculés des Martiens, il y a des millions et des millions d'années. Il était venu de son repaire dans l'Au-delà pour instaurer sa terreur chez les hommes, buvant la vie de ses adorateurs et régnant par une telle crainte que, même à présent, après que d'innombrables millénaires se fussent écoulés, et quoique son existence même fût oubliée, cette terreur et cette crainte survivaient toujours dans l'esprit de leurs lointains descendants. Le Nom n'avait pas entièrement disparu. Il s'était éloigné pour des raisons incompréhensibles. Mais il avait laissé derrière lui ses autels, et chacun d'eux était une petite porte qui s'ouvrait vers sa présence, de manière que les prêtres qui les desservaient lui apportent un tribut. Parfois ils étaient possédés de la puissance de leur dieu, et prononçaient le nom que leurs fidèles ne pouvaient entendre, mais dont les syllabes épouvantables déchaînaient un ouragan de force autour d'eux. Et c'était l'origine de cette étrange et sombre religion qui, sur Mars, est discréditée depuis si longtemps, quoiqu'elle ne se soit jamais éteinte au fond du cœur des hommes. Smith comprenait maintenant que la Chose qui habitait son corps était un messager de l'Au-delà, encore qu'il ne pût jamais bien saisir son pouvoir. Peut-être était-ce une partie de l'immense force complexe qui portait le Nom. Il ne le sut jamais. Les pensées de la Chose, quand elles erraient dans cette direction, étaient trop étrangères pour présenter un sens quelconque à son esprit. Et même, quand elle les tournait en arrière vers son origine, et que la puissance du Nom éclatait parmi elles, Smith apprit rapidement à se replier en lui-même, faisant taire sa conscience jusqu'à ce que cette pensée fût passée. C'était comme s'il eût regardé à travers une porte ouverte sur les fournaises de l'enfer. Il se vit tourner lentement le coffret entre ses mains, tandis que ses propres yeux pâles en examinaient la surface. Ou étaient-ce bien ses yeux ? Est-ce que sous ses paupières habitait maintenant la grisaille de la Chose ? Il ne pouvait en être sûr, car il ne pouvait pas se résoudre à se concentrer directement sur le brumeux occupant de son corps. Son contact étant trop étranger, trop répugnant. Maintenant, ses mains avaient trouvé une ouverture secrète. Il ne pouvait pas dire exactement ce qui était arrivé, mais soudain il se vit exercer sur le coffret d'ivoire une torsion bizarre dont les deux moitiés se détachèrent suivant une ligne de séparation irrégulière. Il en sortit un brouillard épais, une substance lourde à demi palpable dans laquelle les mains de son corps tâtonnèrent comme dans les plis d'une étoffe. Lentement, le brouillard se répandait vers le plancher, tandis que Smith se voyait retirer du coffret un objet qui éclaircit un peu du mystère qui enveloppait tant de ce qui était arrivé. Car il reconnut la curieuse figure symbolique qui avait été dans la boîte emplie de brouillard. Elle était sculptée dans une matière sans équivalent sur les trois mondes. Un métal translucide dans les profondeurs duquel une obscurité fuligineuse se diffusait en courbes et en volutes vagues. Et sa forme était la copie d'un symbole souvent répété dans l'ornementation murale de toutes les maisons martiennes. Smith avait entendu parler de ce talisman de bouche à oreille dans le secret des rendez-vous de pirates de l'espace. Car son existence même était un mystère pour tous sauf pour ces vagabonds des routes interplanétaires à qui rien n'est complètement caché. Cette figurine, disaient ces rumeurs, était un talisman de la vieille religion, utilisé pour le culte du dieu sans nom dans les temps lointains, avant que le discrédit ait forcé le culte à la clandestinité — un objet d'une puissance terrible si un homme avait su comment l'utiliser. On prétendait qu'il était gardé dans une cachette inviolable, quelque part dans l'une des villes des canaux. Il comprit alors par quelles terreurs le Martien des canaux à la face couturée devait être passé; il sut pourquoi celui-ci n'avait pas osé affronter les conséquences de son propre vol. Les prêtres du Nom inspiraient la pire crainte du fait même de l'obscurité de leur vocation. Smith ne connaîtrait jamais la vérité sur ce vol. C'était assez que la Chose possédât maintenant l'inestimable talisman. A cause de lui, cet antique symbole était tombé dans les seules mains qui sauraient l'utiliser : paradoxalement, ces mains avaient été les siennes. Impuissant, il continuait de regarder. Ses propres doigts prirent la figurine familièrement. Faite de courbes et d'arrondis subtils, elle avait une vingtaine de centimètres de long. Soudain, il sut ce que signifiait le symbole. De l'étrangeté nébuleuse de l'esprit qui habitait maintenant son cerveau, il tira la certitude que le talisman avait été sculpté à l'image du Nom écrit : le Nom imprononçable, cristallisé dans un métal sans nom. La Chose le manipulait avec une sorte de respect inhumain. Il se vit le tourner lentement comme en s'efforçant d'orienter son corps vers quelque point inconnu à une distance incommensurable. Sa main, tenant le symbole, s'éleva très haut. La pièce était emplie d'une solennité impressionnante, d'un silence oppressant, comme si un moment longtemps attendu, d'une importance formidable, était enfin venu. Lentement, d'un pas raide, son corps perdu se dirigea vers le mur du côté de l'est, le symbole tenu rigidement devant lui. Il s'arrêta devant ce mur aux ornements entrelacés, et d'un geste plein d'une lenteur rituelle, éleva le talisman et en plaça le sommet arrondi contre un symbole identique sur le mur, image gravée du Nom. Et, de là, il décrivit avec le talisman une courbe invisible sur le mur. En voyant le mouvement, Smith comprit ce qui se passait. Invisiblement, le talisman de métal suivait des lignes parmi les symboles du mur, il traçait le Nom. Et le rite était lourd d'une profonde puissance de sinistre augure qui fit passer en lui une terreur soudaine. Qu'est-ce que cela signifiait ? Glacé par un frisson prémonitoire, il obéit au rite jusqu'à sa fin. Le talisman dessina les dernières lignes de ce motif sur le mur, enfermant complètement un espace qui couvrait peut-être un peu plus de cinquante centimètres carrés d'ornements. Alors sa grande silhouette brandit le symbole de métal comme quelqu'un qui accueille un visiteur par une porte ouverte et s'agenouilla. Pendant une minute — deux minutes — rien ne se produisit. Puis, en observant le mur, Smith crut pouvoir distinguer la forme du symbole qui y avait été tracé. Elle semblait devenir claire parmi le dessin des caractères. Une grisaille s'étalait à l'intérieur des contours qu'il avait vu ses propres mains dessiner, une brume qui se renforçait et devenait de plus en plus nette, jusqu'à ce qu'il ne pût voir les ornements enclos dans ses limites, et un grand symbole brumeux se découpa sur le mur. Il resta un moment sans comprendre. Il regarda la grisaille prendre plus de densité et devenir plus intense à chaque minute qui passait, mais il ne comprit pas avant qu'une longue volute de brouillard s'allongeât paresseusement dans la pièce, et la grisaille commença à se répandre hors de ses contours et à tourbillonner comme si le mur était en feu. Et de très loin, par-delà des vides immenses, il perçut le premier avertissement à peine sensible d'un pouvoir si formidable qu'il saisit en un éclair toute l'horreur de ce qu'il voyait. Le Nom, tracé sur le mur avec son image de métal, avait ouvert une porte à la Chose qui portait le Nom. Elle revenait vers le monde qu'elle avait quitté depuis des millions d'années. Elle s'infiltrait par la porte ouverte et rien ne l'arrêterait. Il n'était qu'une conscience désincarnée, flottant dans un vide qui n'avait ni lumière ni ombre — il n'était plus rien, et il lui fallait voir son propre corps attirer la destruction de ces mondes qu'il avait habités, sans pouvoir y opposer la résistance même d'une plume. Désespéré, il vit une longue volute de la monstruosité naissante effleurer la tête inclinée de son corps. A ce contact, celui-ci se dressa, comme en réponse à un ordre, et recula lentement dans la pièce jusqu'où gisait, étalé sur le plancher, le corps de Judai. Il s'inclina comme un automate et la souleva dans ses bras. Il revint, marchant mécaniquement, et la déposa sous le symbole fumant qui était une porte vers les abîmes pires que l'enfer. La fumée descendit avidement, dissimulant à la vue la forme blanche et écarlate. Pendant un instant, elle se tordit et s'agita autour de l'endroit où celle-ci avait été engloutie, et un choc d'une force accrue frappa d'un coup violent la conscience de Smith. Car, par-dessus les gouffres immenses, la puissance du Nom approchait. L'énergie qu'il avait absorbée dans le corps de Judai l'avait rapproché d'un bond, et maintenant son pouvoir résonnait autour de la pièce aux murs ornés de symboles comme un roulement de tambour, et avec un accent de triomphe. Dans les ondes de cette puissance grondante, il comprit enfin le but de ces symboles. Tout ceci avait été prévu depuis longtemps, depuis que l'Innommable avait quitté Mars. Peut-être tout ce temps n'avait-il été qu'un instant pour sa puissance immuable. Mais il était parti avec l'intention arrêtée de revenir, et avait donc, de manière que le temps ne puisse l'effacer, imprimé dans l'esprit de ses adorateurs la nécessité de ces symboles sur les murs. Seulement la nécessité; pas la raison. Ils étaient destinés à lui permettre d'accéder de nouveau à ce monde. Les contacts lointains que ses prêtres conservaient par leurs autels avec l'Innommable n'étaient que de petites ouvertures, mais là, cachée parmi les ornements, s'ouvrait une large porte par laquelle toute sa formidable puissance pourrait s'introduire irrésistiblement quand l'heure viendrait. Et elle était venue. Vaguement, il surprit une vision de triomphe dans l'esprit de la Chose qui se dressait, palpable, dans son corps devant le mur fumant, une image d'autres mondes où les symboles étaient gravés, s'ouvrant comme des portes par lesquelles les énormes vagues grises déferlaient, des mondes engouffrés dans une enveloppe indéfinie, de grisaille qui bouillonnait et tourbillonnait en se repaissant avidement des corps et des esprits des nommes. La conscience de Smith frémit dans le vide où elle flottait, rageant contre son impuissance, observant dans une fascination horrifiée les vagues grises qui se déroulaient lentement dans la pièce. Le corps de Judai avait complètement disparu. Et les longs tentacules de brouillard tâtonnaient aveuglément comme en quête d'autre nourriture. Dans une terreur éperdue, il vit Son propre corps chanceler et s'effondrer sur les genoux sous les volutes de grisaille vorace. La violence de son désespoir, à ce moment, fut assez forte pour accomplir ce que rien jusqu'ici n'avait pu faire. La perspective de la destruction du monde l'avait désespéré, mais la pensée de son corps offert en victime à la grisaille déferlante, et errant dans le vide pour l'éternité, fouailla sa conscience. Un sursaut de rébellion furieuse l'arracha à la vision de la scène qu'il regardait. Une révolte véhémente monta en lui contre la puissance de la Chose et l'effroyable force de ce qui portait le Nom. Il ne sut pas comment cela se produisit, mais soudain il ne flotta plus, désincarné dans le néant. Brusquement, il brisa les liens qui le séparaient de la réalité. Il se retrouva brutalement dans le monde dont il avait été expulsé, combattant désespérément pour regagner son corps, s'efforçant, dans une terreur panique, de s'y frayer une entrée malgré l'épaisse grisaille qui y habitait maintenant. C'était une lutte écœurante et révoltante, si près de la présence visqueuse de la Chose, mais il y portait à peine attention dans son désir frénétique de sauver le corps qui était le sien. Pour le moment, il n'essayait pas d'en reprendre complète possession, mais il bataillait avec rage pour reprendre le contrôle de ses muscles et arracher son corps aux flots fumeux qui roulaient avidement vers lui. C'était un combat plus acharné que tous les corps à corps, le duel de deux entités pour un seul corps. La Chose qui s'opposait à lui était forte et solidement retranchée dans les centres nerveux et les cellules cérébrales qui avaient été les siens, mais il ne s'en battait que plus furieusement, connaissant le domaine qu'il s'efforçait de reconquérir. Et, lentement, il réussit à entrer. Peut-être parce qu'il ne cherchait pas immédiatement une emprise totale. Dans ses efforts pour rester fermement accrochée à ce qu'elle tenait, la Chose ne pouvait pas s'opposer à son insinuation adroite dans les centres moteurs, et, par saccades, il remit son corps sur pieds et le fit reculer pas par pas durement contesté, loin du symbole bouillonnant qui suintait du mur. Écœuré jusqu'à l'âme par la proximité de la Chose, il luttait maintenant pour l'expulser complètement, et s'il ne la chassait pas, du moins maintenait-il sa position. Elle ne pouvait pas le déloger de la prise qu'il avait conquise. Il y eut des éclairs quand il revit la pièce à travers ses propres yeux, et sentit la force de son corps comme un chaud vêtement autour de la nudité de la conscience immatérielle qui bataillait pour sa possession. Pourtant, dans ce corps, rampait et grouillait encore l'horreur de cet écœurant fluide, brumeux, qui était comme une boue sur le plus intime de son être. La Chose avait enraciné profondément ses tentacules dans le corps pour lequel il luttait, et ne voulait pas le lâcher. Et à travers la pièce, dans un bruit éclatant, grandissait la puissance du Nom qui arrivait, impatient, insistant, exigeant une substance pour pouvoir franchir entièrement la porte. Ses longs doigts de brouillard s'étendaient comme des serres rapaces dans la pièce. Et un faible espoir grandissait en Smith, qu'elle ne pût avancer plus loin sans avoir son corps. S'il pouvait empêcher cela, tout n'était peut-être pas perdu. S'il le pouvait, car la Chose qu'il combattait était puissante... Le temps avait cessé d'avoir une signification pour lui. Dans un horrible cauchemar, il se débattait dans la fange épaisse et nauséeuse de son ennemi, luttant pour une chose plus précieuse que sa propre vie. Il se battait à mort. Car s'il ne pouvait pas reconquérir son corps, il savait qu'il lui fallait y entrer assez longtemps pour mourir de sa propre main ; sinon il s'en irait flotter pour l'éternité dans le vide où il n'y avait ni lumière ni ombre. Combien de temps cela dura, il n'en sut rien. Mais dans l'un des instants où il réussit à reprendre place dans son corps, et à percevoir par ses sens, il entendit le bruit d'une porte qu'on ouvrait. Au prix d'un effort infini, il fit tourner sa tête. Le vieux Mhici se dressait dans l'entrebâillement, le pistolet thermique au poing, clignant les yeux de saisissement, dans la pièce obscurcie de brume. Il y avait une terreur naissante dans ses yeux, une terreur venue du fond des âges, héritée de ses lointains ancêtres dans l'esprit desquels le Nom avait été imprimé trop profondément pour que le temps l'efface. Il comprenait vaguement qu'il était en face du dieu de ses pères, et Smith put voir un effroi paralysant se répandre sur son visage. Il ne pouvait pas avoir reconnu à la vue de ce mur suintant de brouillard ce qu'il regardait, mais un intime sentiment semblait lui avoir indiqué clairement que la Chose qui portait le nom était présente dans la pièce. Et celle-ci devait avoir senti la présence de Mhici, car autour des murs roulèrent les échos tonnants de cette puissance lointaine, avide de se repaître de nouveau sur l'homme. Les yeux du vieux Mhici se ternirent dans une expression de soumission. Chancelant, il avança mécaniquement d'un pas. Quelque chose craqua dans la conscience de Smith. Si Mhici allait jusqu'au mur, tous ses efforts auraient été vains. Avec cette pâture, le Nom pourrait entrer. En tout cas, lui pourrait — peut-être — se sauver. Il fallait qu'il meure avant que cela arrive. Et, réunissant toute la force qui était en lui dans un dernier effort désespéré, il arracha momentanément le contrôle à la Chose qui logeait en lui et se jeta sur Mhici, le serrant à la gorge entre ses mains. Smith ne put pas deviner si le vieux Martien des Terres sèches comprit ou non, s'il s'aperçut dans les yeux pâles qui avaient été ceux de son ami, le tourbillon lent de la Chose. Il vit apparaître l'horreur et l'incrédulité sur les traits basanés du Martien quand il se précipita, puis, avec un soulagement bienheureux, sentit des doigts noueux lui saisir le cou. Cependant, il se rendit compte que Mhici ne lui voulait pas de mal et il s'acharna désespérément à forcer le vieux Martien à une furieuse légitime défense. Il frappa et cogna et laboura, et sentit, avec une félicité suprême, la vigoureuse étreinte du vieil homme se resserrer enfin autour de son cou. Il se laissa alors aller dans l'oubli que lui promettaient ces mains libératrices. De très loin, une voix rauque, qui appelait, tira Smith du fond d'un néant nébuleux. Il ouvrit péniblement les yeux et regarda. Peu à peu, le visage anxieux du vieux Mhici se fit plus net, penché sur lui. Du ségir lui brûlait le palais. Il avala machinalement, et la torture de sa gorge au passage du liquide incendiaire lui rendit toute sa connaissance. Il réussit à se redresser sur son séant, porta une main à sa tête lourde, et jeta un coup d'œil clignotant autour de lui. Il était sur le sol de pierre noire, où il s'était abattu. Les murs ornés l'entouraient. Son cœur eut un sursaut. Il se tourna, cherchant le mur d'où avait suinté la grisaille par une porte qui s'ouvrait sur l'Au-delà. Et avec un soulagement tel qu'il s'affaissa de nouveau sur l'épaule de Mhici dans une faiblesse soudaine, il vit que l'Innommable ne s'épandait plus" dans la pièce. Au lieu de cela, le mur n'était plus qu'une ruine craquelée et calcinée sur laquelle de longues coulées de pierre à demi fondue se figeaient. La pièce empestait l'odeur acre et suffocante de la décharge du pistolet thermique. Il tourna des yeux interrogateurs vers Mhici, tirant péniblement un son inarticulé des profondeurs de sa gorge douloureuse. — Je... je l'ai brûlé, fit Mhici, avec une sorte de gêne étrange. Smith tourna de nouveau la tête et regarda le mur ruiné ; un vif dépit l'envahissait. Bien sûr, si le symbole était détruit, la porte par laquelle entrait Celui qui portait le Nom se fermait. Bizarrement, cela ne lui était jamais venu à l'esprit. Il avait complètement oublié qu'un pistolet thermique était dans son étui, sous son bras, pendant tout le combat qu'il avait mené avec la Chose logée dans son corps. Il comprit au bout d'un moment pourquoi. Quand il était dans son état désincarné, la force qui avait grondé autour de lui, venant de cette immensité de puissance qui portait le Nom, était si démesurée, que la pensée même d'un pistolet thermique semblait trop futile pour s'y arrêter. Mais le vieux Mhici ne le savait pas. Il n'avait jamais senti déferler sur lui cette rafale d'énergie ardente. Et très simplement, d'un éclair de son pistolet thermique, il avait fermé la porte de l'Au-delà. Sa voix arrivait, insistante, aux oreilles de Smith, tremblante d'émotion, et se brisant un peu par moments comme celle d'un vieil homme. Pour la première fois, le vieux Mhici accusait son âge. — Qu'est-il arrivé ? Au nom de ton propre Dieu... non, ne me le dis pas maintenant. N'essaie pas de parler. Je... Je... tu me le diras plus tard. (Puis rapidement, par phrases décousues, comme s'il parlait pour apaiser le tumulte de ses propres pensées :) Je peux peut-être deviner... ça ne fait rien. J'espère que je ne t'ai pas fait mal. Tu devais être fou, Smith. Ça va mieux maintenant ? Après que tu... tu... quand je t'ai vu sur le sol, il y a eu un... un brouillard, je crois, visqueux comme de la boue, qui est sorti de toi comme... je ne peux pas dire quoi. Et, brusquement, j'ai été furieux. Cette horrible grisaille, qui s'écoulait du mur... je ne sais pas ce qui est arrivé. D'abord, je me suis vu en train de tirer en plein dedans, et puis le mur s'est craquelé et a fondu, et toute la masse de brouillard s'est effacée. Sais pas pourquoi. Sais pas ce qui est arrivé. J'ai dû perdre un peu connaissance, moi aussi. C'est fini maintenant. Je ne sais pas pourquoi, mais c'est fini... Tiens, prends encore un peu de ségir. Smith le regardait sans le voir. Une vague question tournait dans son esprit : pourquoi la Chose qui avait habité son corps l'avait-elle abandonné ? Peut-être Mhici avait-il étouffé la vie dans ce corps, et la Chose avait dû s'enfuir et sa propre conscience avait pu y retourner sans opposition. Peut-être... Il y renonça. Il était trop fatigué pour y réfléchir. Il était même trop fatigué pour penser à quoi que ce fût. Il poussa un profond soupir et allongea la main vers la bouteille de ségir. IVALA Northwest Smith était appuyé contre une pile de balles enveloppées de chanvre venues des Terres sèches martiennes et regardait avec des yeux sans expression, plus pâles que l'acier, l'animation de l'astroport de Lakkdarol. Sous la clarté du jour martien, les accrocs de son cuir de navigateur de l'espace, brûlures de rayons thermiques et déchirures de cent bagarres s'étalaient avec une netteté impitoyable. Au premier coup d'œil, on voyait que Smith traversait une période difficile. On aurait pu deviner à l'état de son vêtement que ses poches étaient vides, et la charge de son pistolet plutôt faible. Accroupi sur les talons à côté du Terrien désœuvré, Yarol le Vénusien inclinait distraitement sa tête blonde sur le poignard à lame mince avec lequel il jonglait en se distrayant à l'un de ces jeux vénusiens bizarres et interminables qui n'ont aucun sens pour les autres. Sur lui aussi, l'infortune semblait avoir pesé lourdement. Cela se voyait à ses propres vêtements usés, et à son étui à pistolet vide. Mais le visage nonchalant qu'il leva vers Smith était aussi insouciant que d'ordinaire, et rien d'autre n'apparaissait dans ses yeux noirs obliques que le regard las, clairvoyant, félin que Smith avait l'habitude d'y voir. Le visage de Yarol était celui d'un séraphin, comme tant de visages vénusiens, mais sa bouche dénonçait une vie de débauche et d'aventures violentes qui démentait la beauté raciale de ses traits. — Encore une demi-heure et on mange, fit-il, souriant, à son grand compagnon. Smith consulta la montre à triple cadran sur son poignet. — Si tu n'as pas encore eu une hallucination, grogna-t-il. La chance est contre nous depuis si longtemps que je ne peux guère croire maintenant à un revirement. Par Pharol, je te le jure, dit Yarol. L'homme m'a accosté au New Chicago hier soir et m'a dit exactement la somme que nous pouvions espérer toucher si nous le rencontrions ici à midi. Smith émit encore un grognement et serra délibérément d'un autre cran la ceinture qui entourait sa taille amaigrie. Yarol eut un petit rire, un murmure d'une douceur très vénusienne, en se penchant pour reprendre sa jonglerie avec son poignard. Par-dessus sa tête blonde, Smith regarda de nouveau le port affairé. Lakkdarol est une ville de Terriens sur le sol martien. Dans son cœur sans loi se mêlent les éléments les plus violents des deux mondes et la scène qu'il observait avait des aspects secrets que seul un vagabond des routes interplanétaires pouvait pleinement apprécier. Un semblant de discipline y est maintenu, mais les navigateurs de l'espace savent combien cette apparence est superficielle. Smith ricanait un peu en lui-même, sachant que les balles qu'on déchargeait de l'astronef martien Inghti dissimulaient beaucoup de cette précieuse «laine d'agneau» martienne pour laquelle les droits de douane sont si élevés. Et un bruit avait couru au New Chicago le soir précédent alors qu'ils y étaient assis devant leurs verres d'alcool — ségir — que le chargement de blé attendu de Denver à midi sur le Friedland, contiendrait une forte proportion d'opium. Par des voies détournées, grâce aux rumeurs circulant discrètement de bouche en bouche dans les rendez-vous des navigateurs de l'espace, les hors-la-loi des routes interplanétaires en apprennent davantage que la Garde ne réussit jamais à en savoir. Smith observait un petit cargo aérien, à peine du quart de la taille des navires monstrueux des Lignes, roulant lentement hors du hangar municipal à l'autre bout du terrain, et un petit pli fronçait ses sourcils. L'appareil ne portait que les chiffres qui seuls identifient les cargos, mais cet indicatif particulier était notoirement connu parmi les initiés. L'appareil faisait la traite des esclaves. Ce trafic de chair humaine avait été considérablement stimulé par la navigation dans l'espace, lorsque la tentation offerte par les tribus sauvages des autres planètes fut trop grande pour que des Terriens sans scrupules qui virent de vastes horizons s'ouvrir devant eux n'y succombent pas. Car même sur la Terre, l'esclavage n'a jamais disparu, et Mars et Vénus connaissaient déjà un petit trafic légal avant que John Willard et sa bande de hors-la-loi ne fassent du mot «traite» le synonyme de malédiction sur trois planètes. Les Willard exploitaient toujours leurs navires contrebandiers sur les routes interplanétaires trois générations plus tard, et Smith savait qu'il en avait un sous les yeux, faisant sortir de Lakkdarol une cargaison de malheureuses pour la mettre en vente sur les marchés secrets de Mars. Le cours de ses réflexions fut interrompu par Yarol se dressant brusquement sur ses pieds. Smith tourna lentement la tête et vit un petit homme à côté d'eux, vêtu d'un long manteau comme- ceux qu'affectionnent les petits boutiquiers martiens pour leurs sorties. Mais le visage qui le regardait était franchement celtique. Les traits impassibles de Smith se détendirent malgré lui dans un sourire quand il vit l'irrésistible bonne humeur de ce visage grassouillet tout droit venu d'Irlande. Il n'avait pas remis les pieds sur la Terre depuis plus d'un an — le prix de sa liberté était trop élevé dans son pays natal — et de curieux accès de nostalgie l'assaillaient aux moments les plus inattendus. Même les plus rudes des vagabonds de l'espace les ressentent parfois. Les liens avec la planète natale sont puissants. — Vous êtes Smith ? demanda le petit homme d'une voix aux riches accents celtiques. Smith le dévisagea un instant d'un œil glacial. Il y avait beaucoup plus de choses dans cette question que n'en pouvait entendre l'oreille. Le nom de Northwest Smith était trop connu dans les annales de la Garde pour qu'il réponde sans précaution. La question directe du petit Irlandais impliquait ce à quoi il s'attendait — s'il reconnaissait s'appeler Smith, il rejoignait l'homme sur un terrain en marge des lois, ce qui signifiait que l'emploi proposé serait aussi illicite qu'il avait pensé qu'il le serait. Les joyeux yeux bleus pétillaient en le regardant. L'homme riait en lui-même de la subtilité celtique avec laquelle il était entré dans le sujet. Et, de nouveau, la bouche serrée de Smith se détendit en un sourire involontaire. — C'est moi, dit-il. — Je vous cherchais. Il y a un boulot à faire qui vous rapportera gros, si vous risquez le coup. Les yeux pâles de Smith jetèrent un coup d'œil méfiant autour d'eux. Personne n'était à portée d'oreille. L'endroit semblait aussi bon qu'un autre pour discuter d'affaires extra légales. — De quoi s'agit-il ? demanda-t-il. Le petit homme baissa les yeux vers Yarol, qui avait de nouveau mis un genou en terre et faisait infatigablement voltiger son poignard dans les complications de son jeu bizarre. Il avait apparemment perdu tout intérêt dans le débat. — Vous ne serez pas trop de deux, fit l'Irlandais de sa voix joviale. Voyez-vous ce cargo aérien qui charge là-bas ? Il avait fait un signe de tête vers le trafiquant d'esclaves. Smith opina silencieusement de la tête. — C'est un navire de Willard, comme je suppose que vous le savez. Mais les affaires ne sont pas brillantes en ce moment. Les cargaisons sont trop dangereuses à expédier. La Garde veille sans relâche, et les recettes ont salement diminué l'année dernière. Je pense que vous ne l'ignorez pas non plus. Smith acquiesça de nouveau sans parler. Il était en effet, au courant. — Bon, ce que nous perdons sur la quantité, il faut que nous le rattrapions sur la qualité. Vous souvenez-vous des prix qu'allaient chercher les filles de la Minga ? Le visage de Smith resta sans expression. Il se souvenait très bien, mais il ne dit rien. — Tant et si bien que, vers la fin, des rois pouvaient à peine payer les prix qu'on demandait pour ces filles. C'est ça vraiment la meilleure marchandise, si l'on veut faire le commerce de l'«ivoire». Les femmes. Et c'est là que nous en venons. Avez-vous jamais entendu parler de Cembre ? Smith secoua la tête. Pour une fois il tombait sur un nom qu'il n'avait jamais auparavant entendu prononcer dans tous les bavardages de taverne. — Eh bien, sur l'un des satellites de Jupiter — je vous dirai lequel plus tard, si vous décidez d'accepter —, un Vénusien nommé Cembre fit naufrage, il y a des années. Par miracle, il survécut et réussit à s'en tirer ; mais les épreuves qu'il avait subies lui avaient dérangé l'esprit. Il ne pouvait plus guère que délirer d'extase sur les merveilleuses sirènes qu'il avait vues tandis qu'il errait dans les jungles de là-bas. Personne ne prêta attention à lui jusqu'à ce que la même chose se reproduise, cette fois il y a seulement un mois. Un autre homme est revenu à demi dingo d'avoir dû traverser les jungles, et il racontait lui aussi des histoires incohérentes de femmes si belles qu'un homme peut en devenir fou rien qu'à les regarder. «Les Willard en ont entendu parler. Toute l'affaire peut sembler une pure blague, mais ils sont d'avis qu'elle vaut la peine d'être vérifiée. Et ils peuvent se payer leurs caprices, vous savez. Donc ils équipent une petite expédition pour voir ce qu'il peut y avoir de vrai dans cette histoire des sirènes de Cembre. Si ça vous intéresse, vous êtes engagés. Smith échangea un regard prudent avec Yarol. Mais ni l'un ni l'autre ne dirent mot. — Vous voulez peut-être y réfléchir, fit le petit Irlandais, compréhensif. Admettons que vous me rencontriez au New Chicago au coucher du soleil et vous me direz ce que vous avez décidé. — Ça va, grogna Smith. Le Celte grassouillet sourit de nouveau et disparut dans un remous de manteau noir et un éclair de gaieté irlandaise. — Il a du culot, le bonhomme, murmura Smith en le regardant s'éloigner. Ça sent mauvais, cette affaire, Yarol. — L'argent n'a pas d'odeur, remarqua Yarol d'un ton léger. Et je ne suis pas homme à laisser mes scrupules m'empêcher de manger. Je suis d'avis d'accepter. Quelqu'un ira, autant que ce soit nous. Smith eut un haussement d'épaules. — Faut bien manger, admit-il. ? — Voilà, murmura Yarol, à quatre pattes au bord du hublot dans le plancher du navire de l'espace, le plus joli petit enfer que je m'attendais jamais à voir. L'engin décrivait une longue courbe autour du satellite jupitérien tandis que son pilote freinait lentement pour descendre, et un panorama luxuriant de jungle sauvage défila sous le hublot. Leur présence, là, dans l'atmosphère supérieure du petit satellite inconnu, marquait la fin de toute une série de voyages effectués dans des conditions de confort et de commodité meilleures que tout ce qu'ils avaient connu. L'organisation des Willard était parfaite sur les trois planètes et sur les satellites colonisés, ainsi que sur les astronefs qui font le service des routes interplanétaires. Ce joli petit engin d'exploration avec son équipage de trois trafiquants à têtes de brute, les attendait à la fin du voyage qu'ils avaient commencé à Lakkdarol, amplement pourvu de provisions, et de tous les accessoires que l'aventurier le plus moderne puisse désirer. Il avait même une cabine prison capitonnée de soie destinée aux hypothétiques sirènes qu'ils devaient ramener si le voyage se révélait être un succès. — Tout a été facile jusqu'à présent, remarqua Smith, en regardant par-dessus l'épaule du petit Vénusien. On ne peut pas tout exiger, tu sais. Mais j'avoue que l'endroit fait mauvaise impression. Le pilote au visage renfrogné, assis aux commandes, émit un grognement de vif assentiment en allongeant le cou pour observer le petit monde qui tournait en dessous d'eux. — J'suis rudement content de pas aller avec vous, articula-t-il pâteusement tout en chiquant du tabac. Yarol lui répondit par un juron vénusien réconfortant, mais Smith se tut. Il avait peu de sympathie — et encore moins de confiance — pour cet équipage rébarbatif et renfermé. S'il ne se trompait pas — et il se trompait rarement en appréciant les hommes — ils auraient des ennuis avec ces trois-là avant d'être revenus en pays civilisé. Il tourna le dos au pilote et continua de regarder. D'en haut, sous l'éclat rougeoyant de Jupiter, le satellite semblait couvert d'une redoutable jungle super tropicale, à demi animée, dévorante, suant la fertilité et la mort soudaine. Ils ne virent nulle part signe de vie humaine tandis que leur navire poursuivait sa longue courbe descendante. Les sommets des arbres s'étendaient en une couverture continue sur tout le globe du satellite. — Pas d'eau, murmura Yarol. Pourtant je me suis toujours imaginé que les sirènes avaient des queues de poisson. Un fragment d'une ancienne poésie revint à Smith, du fond de son passé mouvementé : «... golfes enchantés, où chantent les sirènes !...» Il dit tout haut. — Elles sont également censées chanter. Mais en fin de compte on ne trouvera probablement qu'une bande d'affreuses sauvagesses, si cette histoire n'est pas seulement du délire. L'astronef descendait maintenant en spirale, et la jungle montait à leur rencontre à l'allure d'un train express. De nouveau le petit satellite tournoya sous leurs regards scrutateurs, paré de fleurs, verdoyant d'un fouillis de végétation luxuriante. Puis les mains du pilote se crispèrent lourdement sur les commandes et dans un hurlement de l'air, le petit navire de l'espace piqua en une longue glissade vers la jungle ininterrompue. Dans un énorme craquement, ils s'enfoncèrent à travers des épaisseurs de feuillage qui masquaient les hublots et plongeaient l'intérieur de l'engin dans une pénombre verdâtre. Souplement, le sol de la jungle les reçut. Le pilote s'adossa dans son siège et poussa un soupir empestant le tabac. Son travail était terminé. Sans curiosité, il regarda par le hublot avant. Yarol abandonnait le hublot du plancher qui ne montrait plus rien que des lianes et des branches écrasées et la boue gluante de la surface du satellite. Il rejoignit Smith près du pilote. La jungle les submergeait. De grandes branches tordues et des lianes pareilles à des câbles pendaient par tronçons des arbres fracassés par leur atterrissage. C'était une jungle vivante, pleine de choses affamées, avides, qui jaillissaient en un fouillis sauvage, prolifique, de la boue grasse. Des fleurs aux couleurs crues, de plusieurs mètres de large, tendaient des ventouses tâtonnantes contre la glace ici et là, laissant dégouliner des traînées de jus verdâtre sur la surface transparente. Une liane armée d'épines vint fouetter la glace par laquelle ils regardaient. Glissant sur elle, elle fouetta de nouveau et de nouveau jusqu'à ce que ses crochets fussent émoussés et que la sève coulât de ses meurtrissures. — On aura du nettoyage à faire, murmura Smith en observant la jungle vorace. Pas étonnant que ces pauvres diables soient revenus un peu fous. Je me demande comment ils en sont sortis. C'est... Que Pharol m'emporte ! Souffla Yarol en un murmure si révérencieux que Smith s'interrompit au milieu d'une phrase. Il se retourna, la main glissant vers son pistolet, pour regarder le petit Vénusien, qui était allé au hublot arrière. — C'est une route ! suffoquait Yarol. Que Pharol me mange si ce n'est pas une route, là, juste devant nous ! Le pilote prit une infecte cigarette martienne et s'étira voluptueusement, sans manifester le moindre intérêt. Mais Smith avait rejoint le Vénusien avant qu'il ait fini de parler, et en silence tous deux contemplaient la scène surprenante que le hublot arrière encadrait. Une large route s'enfonçait tout droit dans les profondeurs de la jungle. Sur ses bords la verdure affamée s'arrêtait brusquement, n'empiétant pas seulement d'une feuille sur la netteté du chemin. Même au-dessus, les branches étaient à l'alignement du chemin, leur feuillage nervure formant une voûte au-dessus de la route. On eût dit qu'un rayon destructeur avait traversé la jungle, tuant toute vie sur son passage. Même la boue gluante était durcie là et formait une chaussée unie. Vide, énigmatique, la route libre s'éloignait au-delà de leur champ de vision et dis-, paraissait dans la jungle. — Eh bien, fit Yarol, brisant enfin le silence, voilà un bon commencement. Tout ce que nous avons à faire c'est de suivre la route. On peut parier sans risque que s'il n'y a pas de jolies femmes qui se promènent dans cette jungle, il doit finalement y avoir, d'après l'aspect de cette route, des gens civilisés sur ce satellite. — Je serais plus content si je savais ce qui l'a faite, cette route, dit Smith. Il y a des choses bigrement drôles sur certains des satellites et des astéroïdes. Les yeux félins de Yarol brillèrent. — C'est ce que j'aime dans cette vie, fit-il avec un sourire. On ne s'ennuie pas. Voyons, que disent les enregistreurs ? De son siège au tableau de commande le pilote jeta un regard sur les instruments qui renseignaient automatiquement sur l'air et la pesanteur à l'extérieur. — Ça va, grogna-t-il. Ferez mieux de prendre les pistolets thermiques. Smith, malgré lui inquiet, se tourna vers le râtelier d'armes. — Et pas mal de charges, aussi, dit-il. On ne sait pas sur quoi nous tomberons. Le pilote roula sa cigarette malodorante entre de grosses lèvres et dit : «Bonne chance. Vous en aurez besoin», tandis que les deux amis se dirigeaient vers le sas de sortie. Il avait l'indifférence absolue des gens de son espèce pour tout ce qui n'était pas son confort personnel et l'accomplissement de sa tâche propre avec un minimum d'effort, et il tourna à peine la tête quand la porte s'ouvrit, laissant entrer une bouffée étouffante d'air épais et chaud qui exhalait une odeur de verdure et de pourriture. Avec la violence d'un coup de fouet, le bout d'une liane s'abattit par l'embrasure de la porte ouverte d'où Smith et Yarol inspectaient les lieux. Yarol recula en lançant un juron vénusien et tira son pistolet. L'instant d'après, les ravages de son rayon éblouissant taillaient un passage dans la luxuriante végétation Carnivore jusqu'à la route qui n'était qu'à quelques mètres. Il y eut un grésillement immense de verdure brûlée, et un sentier vide s'ouvrit devant eux dans le petit espace qui séparait la porte extérieure de l'astronef de la route. Yarol descendit dans la boue grasse qui bouillonna autour de ses bottes avec un relent de putréfaction. Il jura de nouveau en s'enfonçant jusqu'aux genoux dans la fange noirâtre. Smith, un sourire énigmatique aux lèvres, le rejoignit Côte à côte ils pataugèrent dans la bourbe jusqu'à la route. Si courte que fût la distance, il leur fallut dix bonnes minutes pour la franchir. Des pans de la forêt éventrée par la brûlure du pistolet thermique, des choses vertes s'élançaient, leur fouaillaient le visage. Tous deux saignaient d'une douzaine d'écorchures et de griffures d'épines avant d'atteindre leur but. Essoufflés, furieux et couverts de boue, ils se traînèrent sur la chaussée solide. — Ouf ! Souffla Yarol, en secouant la boue de ses bottes. Que Pharol m'emporte si je m'écarte d'un pas de la route après ça. Il n'existe pas de sirène qui pourrait me faire retourner dans cet enfer. Pauvre Cembre ! — Allons-y, dit Smith. De quel côté ? Yarol essuya la sueur de son front et prit une profonde respiration, ses narines se plissant de répugnance. — Face au vent, si tu me le demandes. As-tu jamais senti une pareille puanteur ? Et quelle chaleur ! Dieu ! Je suis déjà complètement trempé. Sans rien dire, Smith opina de la tête et se dirigea vers la droite, d'où une faible brise agitait l'air lourd, chargé d'humidité. Son corps maigre était d'ordinaire insensible aux variations de température, mais même Yarol, natif de la Planète Chaude, ruisselait déjà de sueur. La propre face tannée de Smith était luisante, et sa chemise collait par plaques humides à ses épaules. Un agréable vent frais souffla sur leurs visages quand ils se tournèrent dans sa direction. Silencieux, suffocants, ils cheminèrent péniblement sur la route, mais leur étonnement s'accentuait à chaque pas. L'origine de cette voie devenait de plus en plus mystérieuse à chaque mètre. Aucune trace de véhicule ne marquait la surface ferme, aucune empreinte de pas. Et nulle part la forêt n'empiétait sur la chaussée, fût-ce de l'épaisseur d'un cheveu. Des deux côtés, au-delà des limites précises de la route, la vie luxuriante et cannibale de la végétation continuait. Des lianes laissaient pendre de grandes ventouses et des sarments dentelés d'épines dans l'air épais, prêts à se lancer mortellement sur tout ce qui passerait à portée. De petites choses reptiliennes détalaient à travers le répugnant marécage, poussant parfois des cris aigus dans l'étreinte de quelque piège épineux, et par deux fois ils entendirent le mugissement profond de quelque monstre invisible. C'était une âpre vie primitive qui grondait, luttait, dévorait tout autour d'eux, une planète dans les premières affres de la vie animée. Mais sur la route, qui ne pouvait être que le produit d'une civilisation très avancée, la jungle vorace semblait très lointaine, comme un monde irréel jouant la tragédie de ses origines sur une scène. Quelques instants de marche et ils n'y prêtaient plus guère attention ; le mugissement et le bruissement affamé des lianes, la luxuriance avide de la forêt s'effacèrent dans un demi oubli. Rien de ce monde ne pénétrait sur la chaussée. En avançant, la chaleur accablante diminua avec la brise régulière qui soufflait sur la route. Elle apportait un vague parfum, doux et léger qui contrastait singulièrement avec la fétidité des marécages qui bordaient leur chemin. Ces bouffées odorantes éventaient doucement leurs visages. Smith regardait par-dessus son épaule à intervalles réguliers, et un pli d'inquiétude fronça ses sourcils. — Si nous n'avons pas d'ennuis avec l'équipage de notre astronef avant d'en avoir fini, dît-il, je te paie une caisse de ségir. Je tiens volontiers le pari, accepta Yarol, en tournant vers Smith ses yeux obliques de félin qui contenaient bien autant de sauvagerie insouciante que la jungle qui les entourait. Quoiqu'ils fassent un assez joli trio de bandits. — Ils ont peut-être l'idée de nous laisser ici et de se partager notre argent au retour, dit Smith. Ou de se débarrasser de nous une fois que nous aurons les filles et de s'en charger tout seuls. Et s'ils n'y ont pas encore pensé, ils y penseront. — Ils ne mijotent rien de bon, tous autant qu'ils sont, ricana Yarol. Ils... ils... Sa voix hésita et s'évanouit dans le silence. Un bruit flottait dans le vent. Smith s'était arrêté net, l'oreille aux aguets, pour retrouver l'écho de ce murmure qui était arrivé vers eux sur le souffle de la brise. Un bruit tel que celui-là aurait pu voleter par-dessus les murs du paradis. Dans le silence, immobiles, la respiration arrêtée, ils l'entendirent encore — un trille du rire le plus joli, le plus exquisément insaisissable. Il venait de très loin, porté par le vent, ce délicieux fantôme d'un rire de femme. Il y avait en lui la douceur caressante d'un baiser. Il passa sur les nerfs de Smith comme l'effleurement de doigts frôleurs et mourut dans un silence palpitant qui semblait hésiter à en laisser le son ravissant se perdre en échos et disparaître. Les deux hommes se regardèrent, partagés entre l'ahurissement et l'extase. Finalement Yarol retrouva la voix. — Des sirènes ! Souffla-t-il. Elles n'ont pas besoin de chanter si elles rient comme cela ! Viens ! Ils avancèrent plus vite sur la route. La brise parfumée caressait leurs visages. Un instant après, son haleine odorante apporta à leurs oreilles un autre écho faible, lointain, de ce rire céleste, plus doux que le miel, flottant dans le vent en cadences légères qui s'évanouissaient par degrés si imperceptibles qu'ils ne savaient plus tous deux si c'était le joli rire qu'ils entendaient ou le battement précipité de leurs cœurs. Cependant la route s'allongeait vide devant eux, immuable dans le demi-jour vert qui régnait sous la voûte basse des arbres. Il semblait y avoir une sorte de brume, et bien que la chaussée fût toute droite, la pénombre verte voilait ce qu'il y avait devant eux, et ils marchaient dans un silence bizarre, suivant la route à travers les jungles insatiables dont le spectacle et les bruits auraient aussi bien pu appartenir à un autre monde. Ils tendaient l'oreille avec l'espoir d'entendre encore ce rire ravissant, et cette attente les tenait sous un charme qui effaçait tout, sauf ses échos délicieux. Ni l'un ni l'autre n'auraient pu dire quand ils aperçurent une forme pâle dans la pénombre verdâtre. Ils ne furent néanmoins pas surpris qu'une jeune fille s'avançât lentement à leur rencontre sur la route, à demi voilée dans le clair-obscur du sous-bois. Pour Smith elle était une image sortant tout droit d'un rêve. Même à cette distance, sa beauté avait un charme calme qui plongea son émerveillement dans une étrange paix magique. La beauté émanait de toutes les longues courbes de son corps, tour à tour caché et révélé par le vêtement flottant de ses cheveux, et la grâce de sa démarche ondulante était un puissant sortilège qui le tenait à sa merci sous son enchantement. Puis une autre forme surgit dans la pénombre, et, complètement abasourdi, il vit qu'une autre jeune fille venait sous les arbres, sa chevelure animée d'un balancement lent qui voilait et dévoilait la beauté d'un corps aussi exquis que celui de la première. Celle-ci était plus proche maintenant, et il pouvait admirer la merveille de son visage, d'un teint d'or pâle et plus joli qu'un rêve avec le modelé subtil et délicat de ses traits, son front pur, ses cheveux éclatants qui retombaient en arrière comme des flammes dansantes. Il y avait quelque chose de slave dans ses traits dorés, dans la largeur de ses pommettes, dans la courbe tendre de ses joues et dans sa bouche ardente comme de la braise, maintenant relevée en un sourire qui promettait... le paradis. Elle était tout près. Il pouvait voir le velouté de ses membres dorés et la pulsation de sa gorge ronde, et les yeux voilés qui cherchaient les siens. Mais derrière elle, la seconde fille approchait, en tous points aussi jolie que la première, et elle attirait le regard comme un aimant par la délicatesse rayonnante, la finesse ondoyante de sa beauté. Et derrière elle — oui, une autre venait, et plus loin une quatrième ; et dans le demi-jour vert au-delà de celles-ci, des formes pâles annonçaient la présence d'autres encore. Et elles étaient identiques. Les yeux ébahis de Smith passaient de visage en visage, cherchant et découvrant ce que son cerveau ne parvenait pas encore bien à croire. Trait pour trait, rondeur pour rondeur, elles étaient identiques. Cinq, six, sept corps dorés à demi voilés dans leur chevelure éclatante se tendaient vers lui. Sept, huit, neuf visages exquis : autant de sourires de voluptueuses promesses. Étourdi et incrédule, il sentit une main agripper son épaule. D'une voix hébétée, Yarol murmura dans un souffle : — Est-ce le paradis... ou sommes-nous tous deux fous ? Le son de cette voix tira Smith de son envoûtement extasié. Il secoua la tête fortement comme un homme mal éveillé, s'efforçant d'éclaircir ses idées, et demanda : — Se ressemblent-elles toutes pour toi ? — Toutes. Ravissantes... ravissantes... As-tu jamais vu des cheveux d'un noir aussi satiné ? — Noir... noir ? Marmotta stupidement Smith, se demandant ce qui le choquait tellement dans le mot. Quand il comprit enfin, son sursaut fut assez violent pour lui faire détourner les yeux du spectacle enchanteur et vers le visage extatique du petit Vénusien. Sa figure d'une clarté immaculée avait pris une expression d'émerveillement quasi mystique. Même la clairvoyance, la lassitude et la sauvagerie de ses yeux noirs étaient perdues dans les délices de ce qu'ils contemplaient. Sa voix murmurait presque pour lui-même. — Et blanches... si blanches... comme des lys, n'est-ce pas ? Plus noires et plus blanches que... — Tu es fou ! dit la voix de Smith interrompant brutalement le ravissement du Vénusien. Son extase se dissipa à cette exclamation. Comme un homme sortant d'un rêve, Yarol tourna des yeux papillotants vers son ami. — Fou ? Quoi ? Quoi ? Ne le sommes-nous pas tous les deux ? Comment pourrions-nous voir autrement une chose comme celle-ci ? — L'un de nous est fou, dit Smith gravement. Je vois des filles rousses avec un teint de pêche. Yarol clignota des yeux encore une fois. Son regard examina l'essaim des beautés ensorcelantes sur la route. — C'est toi, alors, dit-il. Elles ont toutes des cheveux noirs, brillants et lisses, et noirs comme du satin, et il n'existe rien de plus blanc que leur peau. Les yeux pâles de Smith se portèrent de nouveau vers elles. De nouveau ils virent des rondeurs dorées et des chairs veloutées à demi voilées dans des cheveux de flamme. Il secoua la tête une fois de plus, tout étourdi. Les filles papillonnaient devant lui dans la pénombre verte, allant et venant à petits pas impatients sur la route, leurs pieds légers comme des pétales de fleurs, leur chevelure s'enroulant et se déroulant sur les rondeurs douces de leurs corps dans un ondoiement incessant. Elles tournaient des yeux langoureux vers les deux hommes, mais elles ne parlaient pas. Puis sur le vent flotta de nouveau l'écho lointain de ce rire mélodieux. Sa douceur en rendait la brise elle-même plus légère sur leurs visages. C'était une caresse et une promesse et une invitation presque irrésistibles, qui passaient sur eux et se perdaient dans le lointain en cadences faiblissantes qui résonnaient dans leurs oreilles longtemps après que le son audible en eût cessé. Sa musique éveilla Smith de sa stupéfaction, et il se tourna vers la fille la plus proche. — Qui êtes-vous ? Lança-t-il. Parmi le groupe frétillant courut un petit frisson d'émoi. Les ravissants visages identiques se dirigèrent vers lui avec ensemble, et celle à qui il s'était adressé eut un sourire étourdissant. — Je suis Yvala, dit-elle d'une voix plus douce que le miel, faite pour caresser l'oreille et effleurer les nerfs avec une apaisante lenteur. Elle avait parlé en anglais ! Il y avait longtemps que Smith n'avait entendu sa langue maternelle. Son accent fit vibrer quelque corde cachée de son cœur d'une émotion presque intolérable. La langue de sa patrie prononcée par une voix au charme enchanteur ! Pendant un instant il ne put pas parler. Le silence fut interrompu par un petit sifflement de surprise de Yarol. — Je suis certain maintenant que nous sommes fous, murmura-t-il. Pas d'autre moyen d'expliquer pourquoi elle parle haut Vénusien. Voyons, elle ne peut pas... — Haut Vénusien ! s'exclama Smith, arraché à son silence. Elle a parlé anglais ! Ils se regardèrent. Leurs regards trahissaient des soupçons de folie. En désespoir de cause, Smith se tourna et posa la question à un autre membre de la délicieuse volée de jeunes filles, attendant fiévreusement sa réponse pour être sûr que ses oreilles ne l'avaient pas trompé. — Yvala, je suis Yvala, répondit-elle de la même voix de miel. C'était indiscutablement de l'anglais, et plein de doux souvenirs du pays. Derrière elle, dans le bouquet de corps aux rondeurs veloutées que dissimulaient à demi de longues chevelures aux reflets ardents, d'autres lèvres remuèrent et d'autres voix caressantes chuchotèrent : «Yvala, Yvala, je suis Yvala», comme des échos évanescents voletant de bouche en bouche jusqu'à ce que la dernière syllabe du nom étrange et charmant s'éteignît dans le silence. Dans le calme étonné qui tomba quand leurs murmures moururent, la brise souffla de nouveau et une fois de plus le doux rire musical vint de très loin frapper leurs oreilles, dansant dans le vent jusqu'à faire battre leur pouls à l'unisson, puis décroissant enfin, emporté à regret par la brise parfumée. — Qui est-ce donc ? demanda Smith doucement aux jeunes filles papillonnantes, quand le dernier vestige du rire se fut évanoui. — C'est Yvala, répétèrent-elles en chœur, avec des voix caressantes comme les échos multiples des mêmes notes ravissantes et langoureuses. Yvala rit... Yvala appelle... Venez avec nous vers Yvala... — Geth norri d'Yvali ? fit Yarol dans une langue musicale au moment même où Smith posait cette question : «Qui est donc Yvala ?» dans sa propre langue maternelle qu'il utilisait rarement. A ces questions, point de réponse, rien que la répétition inlassable d'un nom doucement susurré : «Yvala, Yvala, Yvala...» et des signes d'invitation, des sourires qui faisaient battre leur sang plus fort. Yarol tendit une main hésitante vers la plus proche, mais elle lui échappa comme une fumée, si bien qu'il ne réussit qu'à effleurer la peau veloutée de son épaule ; mais de ce contact ses doigts gardaient une délicieuse vibration. Par-dessus son épaule, la jeune fille jeta un regard enjôleur. Yarol saisit Smith par le bras. — Viens, dit-il. Bercés par la douceur des voix, entourés de jolis corps ardents, presque à portée de la main, ils marchèrent lentement sur la route au milieu du groupe ondulant, allant contre le vent vers l'endroit d'où était venu le rire tentateur. Autour d'eux, les filles splendides tournaient à petits pas impatients ; leur chevelure, s'enroulant et se déroulant, découvrait la beauté de leurs formes. Et les échos d'un seul nom montaient et descendaient en cadences légères : «Yvala, Yvala, Yvala», comme une incantation magique qui donnait des ailes aux deux compagnons. Combien de temps marchèrent-ils, ils ne le surent jamais. L'immuable jungle défilait sans qu’ils s’en aperçussent ; la chaussée large, énigmatique s'allongeait devant eux, dans une mystérieuse pénombre verte qui obscurcissait toute l'étendue de cette route hantée par des rires. Plus rien n'avait de signification pour eux hors de ce cercle que les filles murmurantes tressaient de leurs corps ondulants et de leurs cheveux flottants et de leurs voix pareilles aux échos d'un rêve. Tout l'étonnement, l'incrédulité et la stupéfaction des deux hommes avaient sombré dans le néant, noyés et engloutis dans la magie parfumée de leurs enchanteresses. Après un long moment d'extase pendant lequel ils parvinrent à l'extrémité de la route, Smith leva des yeux pâles et rêveurs. Il vit comme à travers un voile, et si vaguement que le paysage avait peu de signification pour lui, les parois de la jungle s'écarter de chaque côté et laisser place à une vaste clairière, une espèce de parc. Là, les marécages primitifs et la végétation vivante cessaient brusquement pour introduire un décor qui aurait pu venir directement d'un fabuleux passé. Dans la clairière se dressaient les fûts majestueux de grands arbres patriarcaux qui, comparés aux choses rampantes qui poussaient dans la jungle affamée, étaient les signes d'une évolution infiniment lointaine. Leurs feuilles formaient une voûte de verdure frémissante à travers laquelle la lumière filtrait en un doux demi-jour sur le tapis de mousse constellé de fleurs. D'un pas ils franchirent des siècles et des siècles d'évolution et entrèrent dans la ravissante clairière ombragée qui semblait venir d'un monde plus vieux d'un million d'années que la jungle qui rageait impuissante sur sa bordure. La mousse était moelleuse sous leurs pas. Smith promenait son regard à demi inconscient par-delà les trouées incertaines, dans la pénombre verte qui planait sous les arbres. Le lieu était silencieux, très calme. Parfois un signe de vie semblait animer les hautes frondaisons, quand de petites bêtes sauvages traversaient le chemin et que des oiseaux voletaient dans le feuillage. Une fois ou deux, il sembla à Smith entendre l'écho d'un chant d'oiseau, un peu comme si sa mélodie avait résonné à ses oreilles un instant auparavant, et qu'il ne l'enregistrait que plus tard, alors que le son s'en évanouissait. Mais pas une seule fois il n'entendit les notes véritables d'un ramage et jamais il ne vit réellement le signe d'une vie animale, bien qu'il la sentît pulluler dans l'ombre verte sous les feuilles. Ils avançaient lentement. A un moment, il aurait juré avoir vu un faon tacheté l'observer de ses grands yeux tristes, à l'abri des branches, mais quand il regarda de plus près, il ne vit rien que des feuilles se balançant dans le vide. Et à un autre moment, au fond de son oreille, comme l'écho d'un bruit déjà passé, il crut entendre le hennissement aigu d'un étalon. Mais, après tout, cela n'avait pas grande importance. Les filles les emmenaient toujours plus loin sur la mousse fleurie, tournant autour d'eux comme des colombes dont le roucoulement profond n'eût modulé qu'un chant «Yvala, Yvala, Yvala...» en une cascatelle infinie de notes ascendantes et descendantes. Ils marchaient comme dans un rêve, les arbres et les perspectives moussues du parc glissant doucement derrière eux dans un calme immuable. Et cette impression de vie parmi les arbres tracassait de plus en plus l'esprit de Smith. Il se demandait s'il n'était pas victime d'hallucinations, car aucun arrangement de branches et d'ombres ne pouvait expliquer la tête de sanglier qu'il aurait certifié avoir vu s'allonger parmi les feuilles pour le considérer un instant avec de petits yeux honteux, avant de se fondre dans l'ombre trompeuse sous son regard. Il cligna des yeux et les frotta, craignant un instant que son cerveau ne le trahisse, mais un moment plus tard il scrutait avec incertitude l'intervalle entre deux arbres aux branches basses, où du coin de l'œil il croyait avoir vu un magnifique étalon blanc hésitant, la tête dressée d'étonnement. Dans ses yeux à la fois implorants, effrayés et honteux, il lui semblait lire le plus étrange avertissement. Mais la vision n'était déjà plus qu'une ombre projetée parmi les feuilles quand il se retourna. Et soudain il sursauta et trébucha sur ce qui n'était rien d'autre qu'une branche feuillue tombée en travers du chemin, mais qui, un instant auparavant, avait invraisemblablement ressemblé à un félin ramassé traversant furtivement le sentier, et dont les yeux de braise, presque révulsés de haine, se levaient vers les siens. Quelque chose en ces animaux soulevait une vague inquiétude dans son esprit quand il les regardait — une sorte d'expression prémonitoire, poignante, un reflet de conscience bien plus net que chez les autres animaux — un je-ne-sais-quoi d'étrangement atroce et de bizarrement familier dans le port de leur tête qui suggérait à son horreur autre chose que l'allure des quadrupèdes. Quand, enfin, une biche gracieuse bondit hors du feuillage, hésita un moment et s'enfuit avec une légèreté qui ne ressemblait pas à celle d'un quadrupède, en tournant vers lui de grands yeux douloureux qui le mettaient mieux en garde qu'un cri, Smith s'arrêta brusquement. Un malaise trop profond pour être dissipé par les filles roucoulantes et leurs sortilèges, le prévenait d'un danger imminent. Il jeta un regard incertain autour de lui. La biche s'était évanouie dans des ombres de feuilles qui tremblaient sur la mousse, mais il ne pouvait oublier la honte et l'avertissement qu'il avait lus dans son regard. Il fouilla la pénombre verte de la clairière sous les arbres. Était-ce un songe, un délire de fièvre de la jungle, ou un soudain égarement de son esprit ? Était-il possible qu'il ait imaginé ces bêtes avec leurs yeux angoissés, et la silhouette affreusement troublante de leur tête et de leur cou sur des corps à quatre pattes ? Y avait-il quelque chose de réel dans tout cela ? Plus pour se rassurer que pour toute autre raison, il avança soudain la main et saisit la plus proche des filles au teint de miel. Oui, elle était tangible. Ses doigts enserraient, un bras ferme et rond, dont la douceur lisse avait le velouté d'une fleur de pêcher. La fille ne se dégagea pas. Elle s'arrêta net au contact de ses doigts, tournant lentement la tête, et leva son visage vers le sien avec une grâce de rêve. Son menton fièrement relevé tendait la longue courbe pleine de sa gorge et laissait voir le sang qui battait fort sous le velours de sa peau. Ses lèvres s'écartèrent tendrement, ses paupières s'abaissèrent. Sans qu'il le veuille, son autre bras s'allongea, l'attirant contre lui. Elle passa alors ses mains dans ses cheveux, attirant sa tête vers la sienne, et toute son inquiétude et ses craintes latentes s'envolèrent au baiser de ses lèvres offertes. Le premier fait dont il se rendit compte ensuite fut qu'il marchait lentement sous les arbres, enlaçant de son bras le corps flexible et mouvant d'une fille. Il éprouvait, à ce contact, un vertige délicieux, si bien que la forêt verte se perdait dans un flou de rêve et que seule était réelle la beauté au teint de miel qu'il encerclait de son bras. Il avait vaguement conscience que Yarol marchait parallèlement à eux, non loin dans le feuillage, une chevelure ardente appuyée sur son épaule, une autre fille dorée serrée près de lui. Et c'était le sosie si parfait de sa belle captive à lui, qu'elle aurait pu être son reflet dans un miroir. Un souvenir inquiétant revint à l'esprit de Smith. Semblait-il à Yarol qu'une fille d'une blancheur de neige marchait près de lui, et qu'une chevelure noire s'appuyait sur son épaule ? L'esprit du petit Vénusien cédait-il à l'envoûtement du lieu, ou était-ce le sien ? Quelle était cette langue que ces filles parlaient et qui lui arrivait aux oreilles en phrases anglaises et venaient frapper celles de Yarol avec la cadence musicale du haut vénusien ? Étaient-ils tous deux fous ? Alors sous son bras le souple corps doré bougea, le visage doucement ombré se leva vers le sien. Autour de lui, la forêt disparut comme de la fumée au contact magique de ses lèvres. Dans des éclaircies parmi les arbres, le regard absent de Smith rencontrait parfois des ruines blanches sans en conserver plus qu'une simple trace de souvenir conscient. Smith se demandait vaguement ce qu'elles avaient bien pu être autrefois, quel peuple disparu avait arraché ces clairières à la jungle et était mort sans laisser d'autres traces. Mais cela lui était indifférent. Cela n'avait aucun sens. Mais les bêtes entrevues, qui maintenant tournaient des yeux pleins de tristesse et de désespoir plutôt que d'avertissement, avaient perdu toute signification pour lui. Comme dans un rêve d'opiomane, il allait dans la direction où on le poussait sans pensée, sans inquiétude. C'était exquis d'errer ainsi dans la pénombre verte, avec la plus pure merveille au creux de son bras. Il était content. Ils passèrent près des ruines blanches d'édifices écroulés, sous de grands arbres penchés qui les tachetaient d'ombre. La mousse s'enfonçait sous leurs pas, aussi moelleuse qu'un tapis de haute laine. Les animaux mystérieux continuaient à passer furtivement à côté d'eux, de temps à autre, si bien que du coin de l'œil Smith surprenait continuellement l'allure quasi humaine des lignes de leurs corps, du port de leur tête sur des épaules bestiales, l'éclat d'yeux pressants. Mais il ne les voyait pas réellement. Avec une douceur et un charme intolérables, le rire retentit à travers les bois. Smith redressa la tête comme un étalon effrayé. C'était un rire plus fort maintenant, qui avait éclaté là, tout près, derrière le feuillage. Il lui sembla que la voix devait en vérité venir de quelque belle et ardente houri penchée sur le mur du paradis — qu'il était venu de loin à sa recherche et maintenant tremblait au terme du voyage. Le son suave et ravissant se répercutait parmi les arbres, résonnant dans les vertes perspectives ombreuses, faisant frémir les feuilles. Il était partout à la fois, ce petit monde de musique superposé au monde matériel qui tenait tout sous un envoûtement magique et ne laissait place à rien d'autre qu'à sa délicieuse présence. Et son appel retentissait dans l'esprit de Smith avec l'acuité d'une épée dans sa chair, l'appelant, l'appelant insupportablement à travers le bois. Puis ils débouchèrent dans une clairière moussue au centre de laquelle s'élevait un petit temple blanc. Yarol se trouva là aussi — et sans savoir comment, ils se trouvèrent seuls. Les filles exquises avaient sombré dans l'oubli, évanouies comme de la fumée. Les deux hommes s'arrêtèrent, les yeux éblouis. Cet édifice était le seul qu'ils aient vu dont les colonnes restaient encore debout ; ici seulement, ils pouvaient constater que l'architecture des constructions écroulées dont les ruines parsemaient les clairières était en désaccord avec tous les principes d'architecture des mondes qu'ils connaissaient. Mais ils n'avaient aucun désir de s'appesantir sur ce mystère. Car la femme que ces colonnes élancées abritaient occupait toutes leurs pensées. Elle se tenait debout au centre du petit temple. Elle semblait d'or pâle, à demi voilée dans le long manteau de ses cheveux. Et si les filles tentatrices étaient belles, elle, c'était la beauté incarnée. Ces sirènes avaient sa forme et son visage. C'était le même corps délicieusement modelé, à la peau satinée, que découvraient partiellement les longs cheveux qui voletaient ou s'accrochaient à lui comme des flammèches ardentes. Mais ces filles étourdissantes n'avaient été que de simples reflets de la beauté qui était maintenant devant eux. Les yeux sans couleur de Smith s'embrasèrent en la contemplant. C'était Lilith, Hélène, Circé : toute la beauté de toutes les légendes de l'humanité, là, sur ce sol de marbre, les considérant gravement, sans sourire. Pour la première fois, il regarda dans les yeux qui illuminaient ce visage ravissant, et se sentit touché jusqu'au cœur même de son être à plonger ainsi dans leur profondeur d'un bleu poignant. Ce n'était pas un bleu vif, ni un bleu éclatant, mais son intensité dépassait de loin tout qualificatif. Dans ce bleu, l'âme d'un homme pouvait s'enfoncer indéfiniment, sans jamais atteindre de fond, sans soulever de remous, se noyer dans un infini de lumière absolue. Quand le regard bleu se libéra, il reprit son souffle, comme un homme suffoqué, et regarda avec une stupeur nouvelle une réalité dont la vérité lui avait échappé jusqu'à ce moment. Cet instant d'extase submergée dans les profondeurs bleues de ses yeux avait dû ouvrir une porte de son cerveau à un savoir nouveau, car tout en l'admirant, il discernait maintenant un pouvoir très étrange dans la splendeur présente. Une beauté tangible y résidait, une chose intérieure qui pouvait s'enraciner dans une forme humaine et revêtir un corps splendide comme un vêtement. Il y avait là plus qu'une beauté charnelle, plus qu'une symétrie du visage et du corps. Un pouvoir éclatant comme une flamme presque visible — non, plus que visible — irradiait de toutes ses formes aux rondeurs satinées, accentuant la hauteur orgueilleuse de sa poitrine, le galbe subtil de la longue cuisse et la ligne exquise de son épaule, annonçant une beauté pleine que ne cachait qu'à moitié sa chevelure flottante. Dans ce moment révélateur, sa splendeur rayonnait devant lui trop intensément pour que ses sens humains perçoivent plus qu'un éblouissement de beauté intolérable. Il leva les mains pour en cacher l'éclat et resta un moment les yeux ouverts. Mais à travers ses mains, la beauté luisait avec une violence qui assaillait inexorablement toutes les fibres de son être et pénétrait les ultimes atomes de son âme. Puis ce flamboiement mourut. Il abaissa ses mains tremblantes et vit sur le ravissant visage doré se dessiner lentement une promesse si céleste qu'un instant les sens lui manquèrent de nouveau et que le monde tournoya vertigineusement autour d'un personnage central au teint couleur de miel qui reprit petit à petit ses formes et ses rondeurs tendrement ombrées, tandis que ses lèvres veloutées esquissaient un sourire. — Tous les étrangers sont les bienvenus ici, roucoula une voix pareille au frou-frou de la soie la plus légère, plus douce que le miel, caressante comme l'effleurement d'un baiser. Elle avait parlé dans le plus pur anglais terrestre. Smith retrouva sa voix. — Qui... qui êtes-vous ? demanda-t-il dans un souffle étranglé, comme si les sortilèges auxquels il assistait lui eussent coupé la respiration. Avant qu'elle pût répondre, Yarol intervint d'une voix qu'un violent accès de colère faisait trembler. — Ne peux-tu pas répondre dans la même langue qu'elle ? demanda-t-il d'une voix sourde. Le moins que tu puisses faire est de lui demander son nom en haut vénusien. Comment sais-tu qu'elle parle anglais ? Complètement interdit, Smith tourna un regard déconcerté sur son compagnon. Il vit la flambée de colère propre au caractère emporté vénusien s'éteindre dans ses yeux au moment où Yarol se tournait vers la beauté du temple. Et dans les mélodieuses cadences de sa langue natale, hyperbolique et symbolique, il dit : — Oh, belle dame à la chevelure aussi noire que la nuit, quel nom vous est donné pour dire combien votre beauté est plus blanche que l'écume de la mer ? Pendant un instant, écoutant la poésie et la musique qui chantent dans la langue haut vénusienne, Smith n'en crut pas ses propres oreilles. Car bien qu'elle eût parlé en anglais, la beauté de la langue de Yarol semblait infiniment mieux convenir à sa bouche d'un rouge velouté. De telles lèvres, se dit-il, ne pouvaient émettre moins qu'une pure musique, et l'anglais n'est pas une langue musicale. Mais il ne pouvait pas expliquer l'illusion visuelle de Yarol, car ses propres yeux gris acier fixaient une chevelure ardente et une chair d'or pâle, qu'aucun effort de l'imagination ne pouvait transformer en la blancheur de neige et la chevelure noire que son compagnon déclarait voir. Quand Yarol s'adressa à elle, une pointe d'amusement perça dans le sourire qui retroussait les douces lèvres veloutées de la jeune femme. Elle répondit à tous deux dans une langue qui, pour Smith, était du pur anglais, quoiqu'il devinât qu'aux oreilles de Yarol il résonnait dans la musique de cadences haut vénusiennes. — Je suis la Beauté, leur dit-elle avec sérénité. Je suis la Beauté incarnée. Mais je m'appelle Yvala. Qu'il n'y ait pas de querelle entre vous, car chaque homme m'entend dans la langue que parle son cœur, et me voit sous l'image qui représente la beauté de son âme. Car je suis le désir de tous les hommes incarné en un seul être, et il n'y a d'autre beauté que Moi. —- Mais les autres ? — Je suis seule à habiter ici — mais vous avez rencontré des ombres de moi-même, qui vous ont conduits par des chemins détournés en présence d'Yvala. Si vous n'aviez d'abord admiré ces reflets de ma beauté, sa plénitude que vous voyez maintenant vous aurait aveuglés et détruits complètement. Et plus tard, peut-être, pourrez-vous même me voir encore plus clairement... «Mais Yvala habite seule ici. A part vous, il n'y a dans mon parc aucune créature vivante. Tout est illusion, sauf moi. Et ne suis-je pas assez ? Pouvez-vous désirer davantage de la vie ou de la mort que ce que vous contemplez maintenant ? La question vibra dans un silence musical, et ils se sentirent comblés. Le murmure céleste de cette voix était un pur enchantement, et à son accent, ni l'un ni l'autre n'étaient plus capables que d'adorer cette divine beauté. Elle rayonnait en ondes brûlantes de cette perfection incarnée, les baignant tant et si bien que rien n'avait plus d'existence dans l'univers qu'Yvala. Devant la splendeur qui éclatait à leurs yeux, Smith sentit l'adoration monter en lui comme le sang jaillit d'une artère coupée. Elle se déversait comme le fluide vital et son épanchement le laissait, chose étrange, de plus en plus faible, comme si une partie essentielle de son être s'écoulait avec les flots de la plus intense adoration. Cependant quelque part, au plus profond du subconscient de Smith, une vague inquiétude s'élevait. Il la repoussait, car elle troublait la surface unie du miroir de son ravissement, mais il ne pouvait pas la maîtriser; et, peu à peu, ce malaise se fraya un chemin dans son extase et finit par éclater dans son esprit conscient et perturba d'un léger frisson le calme exquis de son ravissement. Ce n'était pas une inquiétude articulée, mais elle était liée d'une manière ou d'une autre aux bêtes à peine visibles qu'il avait entrevues — mais les avait-il entrevues ? — dans le bois. Cela, et le souvenir d'une vieille légende de la Terre qu'en dépit de tout il ne pouvait pas complètement chasser ; la légende d'une femme ravissante — et d'hommes transformés en animaux... Il n'arrivait pas à comprendre, mais cette réminiscence le harcelait, criant au danger avec tant d'insistance qu'avec un regret infini son esprit se remit en devoir de réfléchir. Yvala le sentit. Elle sentit le ralentissement du flot vital d'adoration éperdue, déversé sur sa beauté. Ses yeux insondables se tournèrent vers les siens dans un éblouissement d'azur sublime, et les bois tournoyèrent autour de lui au contact de leur lumière. Mais tout au fond de Smith, sous l'ultime couche de pensée consciente, sous la dernière palpitation d'instincts animaux, demeurait un fond d'énergie sauvage dont aucun pouvoir n'avait jamais pu complètement triompher, pas "même celui-là — pas même Yvala. Enraciné profondément dans cette inébranlable solidité, le petit murmure inquiet persistait. «Il y a quelque chose d'anormal ici. Il ne faut pas que je la laisse m'engloutir de nouveau ; il faut que je sache ce que c'est...» Ce fut tout ce dont il se rendit compte. Puis Yvala se tourna. De ses deux bras veloutés, elle écarta le voile de sa chevelure et, tout autour d'elle, dans une splendeur de beauté tangible, rayonna l'attrait qui en émanait avec une si terrible intensité. Toute la conscience de Smith s'évanouit, éteinte comme la flamme d'une bougie. De très loin, du fond des âges, semblait-il, la notion des choses lui revint. Ce n'était pas la connaissance, mais une sorte de perception muette, aveugle de ce qui se passait autour de lui, en lui, à travers lui. C'est ainsi qu'un animal pouvait avoir notion des choses, sans la moindre trace de véritable raison. Mais par-dessus tout, son extase devant la beauté absolue flambait maintenant ardente au centre de son univers, et le dévorait comme une flamme dévore son combustible, se nourrissant de son adoration, l'épuisant totalement. Impuissant, désincarné, il se déversait tout entier dans la flambée avide qui le tenait captif ; et il se sentait tomber au-dessous du niveau de l'humanité. Et, dans son esprit engourdi, il ne tentait pas de comprendre, mais il se sentait... s'avilir. C'était comme si l'appétit insatiable d'admiration, qui consumait Yvala et qui l'avait embrasé, le vidait de toute son humanité. Même ses pensées sombraient maintenant, si bien qu'il ne mettait plus de mots sur ses sensations, et que dans son cerveau s'agitaient des formes et des images au-dessous du niveau humain... Il n'avait plus de réalité. Il n'était qu'un souvenir sombre, inarticulé, sans corps, sans âme, plein de sensations bizarres, voraces... Il se souvenait d'avoir couru. Il se souvenait de la terre sombre défilant sous sa course, le vent âpre dans ses narines et plein des senteurs de mille choses délicieuses. Il se souvenait de la meute hurlant autour de lui vers les étoiles glacées, sa propre voix s'élevant en une clameur exultante, grondante, avec les autres. Il se souvenait de la saveur douceâtre de la chair cédant sous ses crocs, du jaillissement du sang sur sa langue avide. Il ne se rappelait guère plus. La faim féroce, l'exaltation de la chasse, l'odeur enivrante de la chair chaude sous des crocs qui la déchiraient — tout cela tournait dans sa mémoire, tournait et tournait, en laissant peu de place à autre chose. Cependant petit à petit, en échos indistincts, troublants, une autre sensation qui n'appartenait pas au cercle de la faim et de son assouvissement prit force. C'était une chose intangible, rien qu'une vague notion que quelque part, en quelque existence lointaine, il avait été... différent. Il n'était à peine plus maintenant qu'un souvenir, un esprit qui tournait autour de souvenirs : chasser, tuer, manger, actes qu'il avait accompli dans quelque corps perdu, dans l'éloignement du passé. Pourtant même ainsi — il avait autrefois été différent. Il avait... Brusquement, à travers la ronde des souvenirs, s'insinua le sentiment de présences. Il les percevait sans aucun sens physique, car il n'en possédait plus. Mais sa conscience, son esprit muet, engourdi, savait qu'ils étaient venus... savait qui ils étaient. Dans sa mémoire, il sentit l'odeur acre, excitante de l'homme, il sentit sa langue passer sur des crocs soudain mouillés de salive ; l'obsession de la faim jaillit à travers ses sensations. Il était maintenant aveugle et sans forme dans un vide flou, ne reconnaissant ces présences que parce qu'elles avaient heurté la sienne. Car de ces êtres humains, un sens était venu l'atteindre. Ils l'avaient senti à l'aguet, affamé, tout près. Et parce que leur esprit avait reçu si vivement le choc féroce du sien, leur cerveau devait avoir traduit cette proximité affamée en une vision momentanée ; car de quelque part, hors de la grisaille où il existait, une voix dit clairement : — Regarde ! Regarde — non, c'est parti maintenant, mais pendant une minute j'ai cru voir un loup... Les mots pénétrèrent dans sa conscience avec la violence d'un coup de canon ; car, à cet instant, il sut. Il comprenait le langage qu'utilisait l'homme, se souvenait que ce langage avait été autrefois le sien — et comprenait ce qu'il était devenu. Il comprit aussi que ses hommes — quels qu'ils fussent — allaient vers le même danger qui l'avait vaincu, et la nécessité urgente de les avertir assaillit son mutisme. Jusqu'alors il n'avait pas su clairement, avec des pensées d'homme, qu'il n'avait pas d'existence. Il n'était pas réel — il n'était qu'une mémoire de loup errant dans l'ombre. Il avait été un homme. Maintenant il n'était qu'un loup — une bête — dépouillé de son humanité jusqu'à ce fond même de barbarie qui reste en tout homme. La honte l'envahit. Il oublia les hommes, le langage qu'ils parlaient, la faim. Il se réduisit à l'immatérialité d'un souvenir de loup et de honte humaine. A travers cet étourdissement, une impulsion plus forte s'empara de lui. Quelque part dans le vide retentissait un appel qui le cherchait irrésistiblement. Si puissamment que tout son être incertain tournoya, emporté par des courants qui l'entraînaient sans défense. Une flamme brillait. Au milieu du vide universel, elle brûlait, ardente, appelant, ordonnant, l'attirant si doucement qu'il répondait de toute son entité, car elle possédait un élément qui éveillait son désir le plus profond, le plus enraciné. Il se souvenait de la nourriture — le jet chaud du sang, le craquement des dents sur les os, la satisfaction de la chair sous ses crocs. Le désir de tout cela jaillissait de lui comme la vie elle-même, le vidant — le vidant... Il sombrait plus bas, plus bas que le niveau du loup, toujours plus bas... Par-delà l'anéantissement menaçant, une terreur le frappa. Ce fut un éclair fulgurant de compréhension venu de son humanité depuis longtemps perdue, un dernier tressaillement qui illumina l'ombre dans laquelle il sombrait. Et sur ce roc primitif d'énergie inébranlable qui était le tréfonds de son être, encore au-dessous du niveau du loup, au-dessous même du néant dans lequel il était attiré — une étincelle de rébellion éclata. Jusque-là, il avait pataugé, réduit à l'impuissance, sans aucun appui ferme, nulle part, pour lui permettre de prendre pied et lutter ; mais maintenant, dans cette dernière extrémité, tandis que les dernières gouttes de vie consciente lui échappaient, le roc d'où jaillissaient les sources de son énergie et de sa sauvagerie fut mis à nu, et de cette dernière citadelle du moi appelé Smith, il bondit en une révolte instantanée, luttant de toute la nature de loup qui avait été le fondement dans lequel son âme d'homme était enracinée. Comme un loup, il se débattait avec la sauvagerie d'une bête et l'énergie d'un homme, soutenu par la solidité du roc qui était à leur base. L'espace tournoya autour de lui, flamboyant de flammes avides, noir d'éclats de néant, furieux et dévorant en la présence ardente d'Yvala. Mais il gagnait. Il le savait, et il lutta plus fort. Brusquement, il sentit se briser l'opposition vaincue et, dans un éblouissement, il reprit conscience, se retrouva humain. Il gisait sur la mousse moelleuse comme un mort, tous ses membres et tous ses muscles détendus. Mais la vie revenait en lui, et l'humanité refluait comme un fleuve en crue dans les vides de son âme. Pendant un instant, il resta immobile, se rassemblant de nouveau en un seul corps. Son emprise sur celui-ci était si faible que parfois il avait l'impression de s'en évader et devait lutter âprement pour y rentrer. Finalement, avec une peine infinie, il souleva ses paupières et resta dans une immobilité de mort, tout en observant. Devant lui se dressait le temple de marbre blanc qui abritait la Beauté. Mais ce n'était pas la splendeur délirante d'Yvala qu'il regardait maintenant. Il avait subi le feu de ses plus redoutables attaques, et il la voyait maintenant telle qu'elle était en réalité. Non pas sous la forme qui représentait la pure beauté pour lui, et, comme il l'avait deviné, pour tous les êtres qui la contemplaient, qu'ils fussent hommes ou bêtes — mais sans aucune forme, comme un flamboiement de lumière avide à l'intérieur du temple. La flamme était vivante, frissonnante et animée, mais elle n'avait pas de forme humaine. Elle n'était pas humaine. C'était une vie si anormale qu'il se demandait un peu comment ses yeux pouvaient avoir vu la beauté incarnée d'Yvala. Même en plein danger, il trouva encore le temps de regretter la disparition de cette beauté — cette exquise illusion qui n'avait jamais existé que dans son propre cerveau. Il savait qu'aussi longtemps que la vie subsisterait en lui, il ne pourrait jamais oublier son sourire. C'était une chose d'une origine aussi terrible que mystérieuse qui flambait ici. Il devinait que son pouvoir s'était emparé de son cerveau dès qu'il était arrivé à sa portée, lui ordonnant de la voir sous cette forme ravissante qui représentait pour lui l'idéal de son cœur. Elle avait dû agir de même avec d'innombrables êtres — il se souvenait des fantômes de bêtes dans la forêt qui avaient effleuré sa perception du contact honteux de la leur. Il avait été l'un d'eux — il le savait maintenant. Il comprenait l'avertissement et l'angoisse de leurs yeux. Il se rappelait aussi des ruines qu'il avait vues dans les bois. Quelle race avait autrefois vécu ici, imposant sa civilisation et ses calmes clairières sur la forêt rapace ? Une race humaine, peut-être, vivant cachée sous le feuillage jusqu'à ce qu'Yvala la Destructrice arrive. Ou peut-être pas une race humaine, car il savait maintenant que pour chaque créature vivante elle revêtait une forme différente, l'incarnation du suprême désir de chaque individu. Alors il entendit des voix. Au prix d'un immense effort, il tourna la tête sur la mousse et finit par voir d'où elles venaient. Au spectacle dont il fut témoin, il se serait dressé s'il l'avait pu, mais une lassitude mortelle le tenait cloué au sol. Les présences d'hommes qu'il avait senties sous sa forme animale étaient bien là. C'étaient les trois trafiquants d'esclaves du petit astronef. Ils avaient dû les suivre d'assez près, pour de sombres motifs qu'on ne connaîtrait jamais, car ils étaient désormais les jouets d'Yvala et de ses sortilèges et bientôt ils ne feraient plus partie de l'humanité. Ils s'étaient arrêtés, alignés devant le temple, avec une extase presque religieuse sur le visage. Il y vit nettement reflétée la splendeur incarnée d'Yvala, quoique à ses yeux la chose qu'ils regardaient ne fût qu'une flamme sans forme. Il sut alors pourquoi Yvala l'avait lâché si brusquement dans sa lutte désespérée. Une pâture fraîche s'offrait à son avidité, une adoration neuve à absorber. Elle s'était détournée de ses forces vives complètement épuisées pour vider une autre proie de son humanité. Il les observait debout, ivres de beauté devant ce qui, pour eux, devait être une femme ravissante voilée dans sa chevelure flottante, rayonnante d'une ardeur surnaturelle là où, pour lui, ne brûlait qu'une flamme claire. Mais il voyait davantage. Confusément, autour de ces trois formes, envoûtées dans le temple, il distinguait... n'était-ce pas quelques bizarres reflets d'eux-mêmes dansant dans l'air ? Leurs contours vaporeux ondoyèrent tandis qu'avec des yeux qui, à la lumière de ce qu'il venait de subir, avaient acquis momentanément une vision- dont la pénétration ne se limitait pas à la chair, il percevait ce miroitement incertain qui devait certainement être l'émanation d'une partie essentielle de ces trois hommes, maintenant visible d'étrange façon à l'appel magique d'Yvala. Ces reflets avaient forme humaine. Ils se tendaient vers Yvala tirant sur l'ancrage des corps qui les logeaient, comme s'ils voulaient abandonner leurs racines charnelles, ne faire qu'un avec la beauté incarnée qui les appelait si irrésistiblement. Tous trois restaient rigides, le visage éperdu d'extase, inconscients du danger, semblant ignorer qu'on puisait à même leur âme. Puis Smith vit l'homme le plus proche fléchir les genoux, vaciller, et s'écrouler sur la mousse. Il resta immobile un instant tandis que, du corps étendu, un reflet ténu tirait, poussait et, d'une dernière secousse, parvenait à se libérer ; ce fantôme de fumée flotta, monta vers la flamme blanche du temple et se ranima tout d'un coup, comme avivée par un nouveau combustible. Quand cet éclat soudain retomba, le fantôme de fumée s'en alla à la dérive, traînant à travers les colonnes sous une forme qui, même aux yeux affaiblis de Smith, était étrangement altérée. Ce n'était plus l'âme d'un homme. Toute son humanité avait été consumée pour alimenter la flamme qu'était Yvala. Et cette essence animale que recouvre, en tout être humain, un bien mince vernis de civilisation était dénudée et libérée. Glacé, Smith voyait le fond d'instinct qui était tout ce qui subsistait, maintenant que la couche d'humanité avait été arrachée, un reliquat de réminiscences animales enracinées profondément depuis le lointain passé où tous les ancêtres de l'homme couraient à quatre pattes. C'était un animal sournois qui restait, plein d'une fourberie de renard. Smith vit sa forme nébuleuse s'éloigner furtivement dans l'ombre verte des bois, et comprit de nouveau pourquoi, en arrivant ici dans le parc, il avait entrevu des animaux dont le port de tête avait quelque chose de familier et de terrible, dont la ligne des épaules évoquait d'autres démarches que celles des quadrupèdes. C'était sans nul doute des fantômes comme celui-ci, errant à travers bois, des spectres d'animaux qui conservaient encore des lambeaux d'humanité qui avaient effleuré son esprit au contact du leur et avaient réussi, par leur puissance évocatrice, à provoquer une vision fugitive de pelage et de chair qui s'évanouissait, aussitôt aperçue, avec le fantôme de fumée. Smith frissonnait d'horreur en pensant au nombre d'hommes qui avaient dû alimenter la flamme, se dépouillant de leur humanité comme d'un ment et errant maintenant dans la nudité de leur nature animale à travers les bois ensorcelés. C'était Circé. Il le réalisa avec un tressaillement de répulsion et d'épouvante. Circé l'Enchanteresse, qui changeait les hommes des légendes grecques en animaux. Et quelles terribles réalités lointaines, quelles sinistres fables se cachaient derrière ce qui se passait sous ses yeux ! Circé l'Enchanteresse — une antique légende terrestre maintenant incarnée sur un satellite de Jupiter, très loin dans l'espace. Il en frémit jusqu'au plus profond de lui-même. Circé — Yvala — entité étrange qui devait donc rôder à travers l'univers et le temps, laissant de vagues rumeurs derrière elle au long des siècles. Ravissante Circé sur son île bleue de la mer Égée — Yvala sur un satellite hanté sous le flamboiement de Jupiter — le passé et le présent se confondaient en un tout aveuglant. Ces mystères l'absorbaient tellement que lorsqu'il reprit finalement conscience de la réalité de la scène, les deux autres trafiquants, étalés sur la mousse, n'étaient plus que corps abandonnés dont la vitalité avait été absorbée comme du sang dans la flamme d'Yvala. Cette flamme rougeoyait maintenant, et de sa pulsation il vit s'enfuir le dernier fantôme des trois qui l'avaient nourrie, spectre de brute porcine dont les grognements étaient presque audibles, les défenses et les soies presque visibles tandis qu'il détalait dans le bois. Alors la flamme brilla de nouveau, claire, teintée de rose vif, palpitant à coups réguliers comme le battement d'un cœur, rassasiée et extatique sur son autel. Et il eut l'impression d'un recueillement, comme si la conscience de l'entité qui brûlait là se fût repliée sur elle-même, laissant intact le monde qu'elle dominait, tandis qu'Yvala s'assoupissait et digérait la subsistance que son appétit d'adoration vampirique avait dévorée. Smith s'agita un peu sur la mousse. Maintenant, ou jamais, il lui fallait faire un effort pour s'échapper, tandis que la chose, dans le temple, était repue et indifférente au monde extérieur. Il gisait là, tremblant d'épuisement, rappelant toutes les forces de son corps, bandant toute sa volonté pour avoir la vigueur de se lever, de retrouver Yarol, de retourner comme il pourrait vers l'astronef abandonné. Et, petit à petit, il y réussissait. Il lui fallut longtemps, mais à la fin, en s'appuyant contre un arbre jusqu'où il s'était traîné, il se dressa sur ses jambes chancelantes et de ses yeux pâles, voilés de lassitude, il explora la clairière à la recherche de Yarol. Le petit Vénusien gisait à quelques pas, une joue contre le sol, et ses boucles blondes se détachaient gaiement sur la mousse. Les yeux fermés, il avait l'air d'un séraphin endormi. Malgré le danger de mort, Smith ne put réprimer un petit sourire tandis qu'il franchissait en titubant la demi-douzaine de pas qui les séparaient, et tombait à genoux à côté du corps de son ami. Ce mouvement brusque l'avait étourdi, mais en un instant, ses idées s'éclaircirent et il saisit l'épaule de Yarol d'une main ferme. Il n'osait pas parler, mais il secoua le petit Vénusien avec vigueur, et, dans son cerveau, il lança un appel silencieux vers le fantôme errant sous les arbres qu'habitait l'âme dénudée de Yarol. Il se pencha sur la calme tête blonde et appela, appela sans trêve, mettant toute l'intensité de sa volonté dans cet appel, malgré la faiblesse qui le submergeait par grandes vagues lentes. Après un long moment, il crut entendre une vague réponse qui semblait venir de très loin. Il appela plus fort, les yeux tournés avec appréhension vers la flamme rosée qui palpitait sur l'autel, se demandant si cet appel muet ne pouvait atteindre cette entité aussi tangiblement que des paroles. Mais la satiété d'Yvala devait être profonde, car rien ne changea dans la flamme. La réponse vint plus nettement des bois. Il sentit qu'elle venait vers lui en s'aidant de toute la force de son appel comme un pêcheur sent une grosse pièce céder enfin à la traction de sa ligne. Et bientôt, parmi les solitudes feuillues des arbres, un petit fantôme vaporeux se glissa. C'était une chose furtive, féline, sauvage, intrépide. Il aurait juré avoir aperçu, en l'espace d'un instant, la forme nébuleuse, d'une panthère rampant sur la mousse, ramassée, et tournant vers lui le regard prudent de Yarol — exactement les yeux noirs de son ami que la perte de sa nature humaine ne semblait pas avoir altérés. Et quelque chose dans ce regard familier lui fit passer un petit frisson dans le dos. Se pouvait-il, était-il possible que chez Yarol le vernis d'humanité couvrant sa nature féline fût si mince que, même lorsqu'il lui avait été arraché, l'expression de ses yeux restât la même ? Puis la bête vaporeuse plana sur la forme du Vénusien étendu. Elle s'enroula un instant autour des épaules de Yarol ; puis elle s'effaça et disparut, et Yarol remua sur la mousse. Smith le retourna d'une main tremblante. Les longs cils du Vénusien tremblèrent et s'écartèrent. Des yeux noirs obliques plongèrent dans le regard pâle de Smith. Smith, glacé par l'incertitude, se demandait si son ami avait retrouvé son caractère humain ou non, si c'était le regard d'une panthère qui se levait vers le sien ou celui d'un être humain, car les yeux de Yarol avaient toujours été ainsi. — Tu... tu te sens bien ? demanda-t-il dans un souffle. Yarol battit une ou deux fois des paupières, puis il sourit. Une lueur s'alluma dans son regard noir de félin. Il adressa à Smith un signe de tête affirmatif et chercha à se redresser. Smith l'aida à s'asseoir. Le Vénusien était bien moins faible que ne l'avait été le Terrien. Haletant, pantelant, il finit par se mettre sur pieds et c'est lui qui aida Smith à se lever. Et toute son attitude exprimait la plus vive appréhension quand il regardait la flamme qui palpitait sur l'autel blanc. Il fit un geste brusque. — Allons-nous-en d'ici ! Articulèrent ses lèvres silencieuses. Et Smith le suivit dans la direction qu'il indiquait, espérant que Yarol savait où il allait. Il était personnellement trop épuisé pour faire autre chose que d'acquiescer. Ils avancèrent à travers bois, Yarol se dirigeant tout droit, et sans la moindre hésitation, vers la route qu'ils avaient quittée si longtemps auparavant. Au bout d'un moment, quand lé temple qui abritait la flamme eut disparu derrière eux, parmi les arbres, la voix douce du Vénusien murmura, comme à lui-même : — ... souhaiterais, presque, que tu ne m'aies pas rappelé. Les bois étaient si frais et si silencieux... me rappelaient des choses si merveilleuses — tuer... tuer... je souhaiterais... Sa voix se tut de nouveau. Cependant Smith, tout en trébuchant près de son ami, comprit. Il sut pourquoi les bois semblaient si familiers à Yarol, pourquoi il pouvait se diriger infailliblement vers la route, pourquoi Yvala, dans sa satiété, ne s'était même pas éveillée au rappel de l'humanité de Yarol. C'était une si petite chose que sa perte ne signifiait rien. Il acquit à ce moment une nouvelle connaissance de la nature vénusienne dont il se souvint jusqu'au jour de sa mort. Puis une trouée s'ouvrit dans les arbres devant eux. L'épaule de Yarol le soutenait solidement, et la route du salut miroitait dans la pénombre verte sous la voûte des arbres.