Après 3 500 ans de règne du Tyran Leto II, un empire se retrouva livré à lui-même pour survivre. Durant la Grande Famine et la Dispersion qui s’ensuivit, ce qu’il restait des humains s’élancèrent dans les profondeurs de l’espace inexploré. Ils s’enfuirent vers des régions inconnues en quête de richesses et de sécurité, mais en vain. Pendant quinze cents ans, ces survivants et leurs descendants subirent d’effroyables épreuves, une réorganisation complète de l’humanité. Dépouillé de ses ressources et de son énergie, le gouvernement ancestral de l’Ancien Empire s’effondra. De nouveaux groupes influents prirent racine et se développèrent, mais jamais plus les humains n’accepteraient de se soumettre à un dirigeant monolithique, ni à une substance vitale dont la ressource serait limitée. Deux aspects qui avaient conduit à des échecs. Certains disent que la Dispersion fut le Sentier d’Or de Leto II, un creuset dans lequel la race humaine pourrait être renforcée pour toujours, afin de nous administrer une leçon que nous ne pourrions jamais plus oublier. Mais comment un homme - même un homme-dieu qui était en partie un ver des sables -aurait-il pu délibérément infliger de telles souffrances à ses enfants ? Maintenant que les descendants des Égarés sont de retour de la Dispersion, nous ne pouvons qu’imaginer les véritables horreurs que nos frères et nos sœurs ont dû affronter là-bas. Archives de la Banque de la Guilde, Agence de Gammu. Même les plus érudits d’entre nous ne peuvent imaginer l’ampleur de la Dispersion. En tant qu’historienne, je suis consternée en pensant à toutes les connaissances qui ont été perdues à jamais, les archives détaillées des triomphes et des tragédies. Des civilisations entières sont nées et sont mortes tandis que là-bas, ceux qui étaient restés dans l’Ancien Empire se complaisaient dans leur suffisance. Des technologies et des armes nouvelles furent engendrées par les épreuves de la Grande Famine. Quels ennemis nous sommes-nous créés par inadvertance ? Quelles religions, distorsions et processus sociaux le Tyran a-t-il mis en branle ? Nous ne le saurons jamais, et je crains que cette ignorance ne revienne un jour nous hanter. Sœur Tamalane, Archives du Chapitre. Nos propres frères séparés, ces Tleilaxu Égarés qui avaient disparu dans la tourmente de la Dispersion, nous sont revenus. Mais ils ont profondément changé. Ils apportent avec eux une nouvelle et meilleure race de Danseurs-Visages, et affirment qu’ils ont eux-mêmes conçu ces changeurs de forme. Toutefois, l’analyse que je fais d’eux indique qu’ils nous sont clairement inférieurs. Ils ne sont même pas capables de créer de l’épice à partir des cuves axlotl, et ils prétendent avoir créé des Danseurs-Visages supérieurs ? Comment cela se pourrait-il ? Et puis il y a les Honorées Matriarches. Elles font des propositions d’alliance, et pourtant leurs actes ne dénotent que brutalité et asservissement des populations conquises. Elles ont détruit Rakis! Comment pouvons-nous avoir foi en elles, ou dans les Tleilaxu Égarés ? Maître Scytale, notes scellées retrouvées dans un laboratoire incendié sur Tleilax. Duncan Idaho et Sheeana ont volé notre non-vaisseau et nous ignorons où ils se sont enfuis. Ils ont emmené avec eux de nombreuses Sœurs Hérétiques, et même le ghola de notre Bashar Miles Teg. Avec notre alliance fraîchement forgée, je suis tentée d’ordonner à toutes les Sœurs du Bene Gesserit et toutes les Honorées Matriarches de concentrer leur attention sur la capture de ce vaisseau et de ses précieux passagers. Mais je ne le ferai pas. Qui peut retrouver un non-vaisseau dans le vaste univers ? Et plus important encore, nous ne devons jamais oublier qu’un Ennemi infiniment plus dangereux s’approche. Message urgent de Murbella, Révérende Mère Supérieure et Très Honorée Matriarche. Trois ans après l’évasion de la Planète du Chapitre La mémoire est une arme suffisamment tranchante pour infliger de profondes blessures. La Complainte du Mentat. Le jour où il mourut, Rakis - la planète généralement connue sous le nom de Dune - mourut avec lui. Dune. Perdue à jamais! Dans la salle des archives du vaisseau en fuite Ithaque, le ghola de Miles Teg passait en revue les derniers instants de la planète-désert. La boisson stimulante posée près de son coude exhalait des arômes de mélange, mais le garçonnet de treize ans n’y prêtait guère attention, plongé qu’il était dans sa profonde concentration de Mentat. Ces documents et ces holo-images historiques lui inspiraient une grande fascination. C’était là, et de cette façon, que son corps d’origine avait été tué. C’était ainsi qu’un monde entier avait été assassiné. Rakis… la légendaire planète-désert, qui n’était plus qu’une immense sphère calcinée. Projetées au-dessus d’une grande table, les images d’archives montraient les vaisseaux de guerre des Honorées Matriarches se rassemblant au-dessus du globe marron clair. Les immenses non-vaisseaux indétectables - semblables à celui dans lequel vivaient maintenant Teg et ses compagnons d’évasion - avaient une puissance de feu supérieure à tout ce que le Bene Gesserit avait jamais utilisé. Les atomiques traditionnels n’étaient que des piqûres d’épingle en comparaison. Ces armes nouvelles ont dû être conçues dans la Dispersion. Teg poursuivit une projection mentat. Ingéniosité humaine née du désespoir ? Ou s’agissait-il de quelque chose de complètement différent ? Dans l’holoprojection flottant au-dessus de la table, les vaisseaux hérissés d’armes ouvrirent le feu, déversant des vagues d’incinération au moyen d’engins que le Bene Gesserit avait baptisés depuis « Oblitérateurs ». Le bombardement s’était poursuivi jusqu’à ce qu’il n’y ait plus trace de vie sur la planète. Les dunes de sable s’étaient transformées en verre noir; même l’atmosphère de Rakis avait pris feu. Les vers géants et les vastes cités, la population et le plancton des sables, tout avait été annihilé. Rien n’avait pu survivre à la surface, pas même lui. Et maintenant, quatorze ans plus tard et dans un univers infiniment différent, l’adolescent dégingandé régla son siège de travail à une hauteur plus confortable. Je revois les circonstances de ma propre mort. Encore une fois. Au sens strict du terme, Teg était un clone plutôt qu’un ghola obtenu à partir de cellules prélevées sur un cadavre, même si ce second terme était celui que la plupart des gens utilisaient en parlant de lui. Dans sa jeune chair vivait un vieil homme, le vétéran d’innombrables batailles menées pour le compte du Bene Gesserit; il lui était impossible de se souvenir des derniers instants de sa vie, mais ces archives ne laissaient guère de place au doute. Cette destruction insensée de Dune était une démonstration du véritable caractère impitoyable des Honorées Matriarches. Les « catins », ainsi que les appelaient les Sœurs. Et ajuste titre. Il activa les contrôles intuitifs de ses doigts pour afficher de nouveau les images. C’était une impression étrange que d’être un observateur extérieur, sachant que lui-même avait combattu et agonisé là, alors même que ces images étaient enregistrées. Teg entendit un bruit à la porte des Archives et vit Sheeana qui l’observait dans le couloir. Elle avait un visage mince et anguleux, et sa peau brune était un héritage de ses ancêtres rakiens. Ses cheveux bruns rebelles étaient parsemés de vifs reflets cuivrés résultant de son enfance passée sous le soleil du désert. Ses yeux étaient entièrement bleus suite à une vie de consommation de mélange, ainsi qu’à l’Agonie de l’Épice qui l’avait transformée en Révérende Mère. La plus jeune à avoir jamais survécu à cette épreuve, avait-on dit à Teg. Un sourire indéfinissable flottait sur les lèvres pulpeuses de Sheeana. — Encore en train d’étudier les batailles, Miles ? C’est un très gros défaut pour un commandant d’être aussi prévisible. — J’en ai un grand nombre à étudier, répondit Teg de sa voix rauque de jeune garçon. Le Bashar a accompli bien des choses en trois siècles, avant que je ne meure. Quand Sheeana reconnut ce que représentaient les images projetées, son expression se troubla. Depuis qu’ils s’étaient enfuis dans cet étrange univers inexploré, Teg n’avait cessé de regarder ces images de Rakis au point d’en paraître obsédé. — Toujours rien de neuf du côté de Duncan ? demanda-t-il pour essayer de détourner son attention. Il avait parlé d’essayer un nouvel algorithme de navigation pour nous éloigner de… — Nous savons exactement où nous sommes. (Sheeana releva le menton avec le geste inconscient qu’elle en était venue à utiliser de plus en plus souvent depuis qu’elle avait pris le commandement de ce groupe de réfugiés.) Nous sommes perdus. Teg perçut automatiquement la critique formulée à l’encontre de Duncan Idaho. Leur intention avait été d’empêcher quiconque - que ce soit les Honorées Matriarches, l’ordre corrompu du Bene Gesserit ou le mystérieux Ennemi - de trouver le vaisseau. — Au moins, nous sommes en sécurité. Sheeana ne sembla pas convaincue. — Il y a tant d’inconnues qui me préoccupent, où nous sommes, qui nous poursuit… (Sa voix hésita un instant, puis elle reprit :) Je vais te laisser à tes études. Nous nous apprêtons à tenir une autre réunion pour discuter de notre situation. Cela éveilla l’intérêt de Teg. — Y a-t-il quelque chose de changé ? — Non, Miles. Et je m’attends à entendre les mêmes arguments, encore et toujours. (Elle haussa les épaules.) Les autres Sœurs tiennent à cette réunion. Avec un doux froissement de tissu, elle quitta la salle des archives, le laissant seul avec le bourdonnement presque silencieux du grand vaisseau invisible. Revenons à Rakis. Revenons à ma mort… et aux événements qui y ont conduit. Teg rembobina les enregistrements, rassemblant de vieux rapports et perspectives, et les regarda de nouveau, se projetant plus loin dans le passé. Maintenant que ses souvenirs avaient été restaurés, il savait ce qu’il avait fait jusqu’au moment de sa mort. Il n’avait pas besoin de ces archives pour voir comment le vieux Bashar Teg s’était retrouvé dans un tel guêpier sur Rakis, et comment il en avait été lui-même la cause. À cette époque, lui et ses loyaux soldats - tous des vétérans de ses nombreuses campagnes militaires - s’étaient emparés d’un non-vaisseau sur Gammu, une planète qui au cours de l’histoire s’était appelée Giedi Prime, berceau de la diabolique Maison Harkonnen maintenant exterminée depuis bien longtemps. Des années auparavant, on y avait fait venir Teg afin qu’il assure la protection du jeune ghola de Duncan Idaho, après l’assassinat des onze gholas précédents. Le vieux Bashar avait réussi à maintenir le douzième en vie jusqu’à ce qu’il atteigne l’âge adulte, puis il avait restauré les souvenirs de Duncan et l’avait aidé à s’échapper de Gammu. Quand l’une des Honorées Matriarches, Murbella, avait tenté d’asservir Duncan sexuellement, celui-ci l’avait lui-même prise au piège grâce à des capacités insoupçonnées dont ses créateurs tleilaxu l’avaient doté. Il s’avéra que Duncan était une arme vivante conçue spécialement pour s’opposer aux Honorées Matriarches. Il n’était pas étonnant que les catins enragées cherchent aussi désespérément à le retrouver et le tuer. Après avoir massacré des centaines d’Honorées Matriarches et leurs sbires, le vieux Bashar s’était caché parmi des hommes qui avaient juré de le protéger au péril de leur vie. Aucun grand général n’avait su s’attirer une telle loyauté depuis Paul Muad’Dib, même en remontant à l’époque de fanatisme du Jihad Butlérien. Au milieu des beuveries, banquets et réminiscences nostalgiques, le Bashar leur avait expliqué qu’il avait besoin d’eux pour s’emparer d’un non-vaisseau. Bien que la tâche parût impossible, les vétérans n’avaient pas hésité un seul instant. Plongé maintenant dans les archives, le jeune Miles examina les enregistrements de surveillance provenant de la sécurité de l’astroport de Gammu, des vues prises du haut des grandes tours de la Banque de la Guilde, dans la cité. Chaque phase de l’assaut lui semblait parfaitement logique, même en les regardant des années après. C‘était la seule façon de réussir, et nous y sommes parvenus… Après s’être posés sur Rakis, Teg et ses hommes avaient retrouvé la Révérende Mère Odrade et Sheeana, venues à la rencontre du non-vaisseau dans le désert immense en chevauchant un vieux ver des sables gigantesque. Le temps leur était compté. Les Honorées Matriarches, assoiffées de vengeance, seraient bientôt là, folles de rage d’avoir été ridiculisées par le Bashar sur Gammu. Sur Rakis, il avait quitté le vaisseau avec ce qu’il restait de ses hommes pour embarquer dans des véhicules blindés, avec des armes supplémentaires. Le moment était venu de mener le dernier combat, la bataille cruciale. Avant que le Bashar n’emmène ses fidèles soldats pour affronter les catins, Odrade avait égratigné d’un geste rapide, mais expert, la peau de son cou tanné, prélevant ainsi sans trop de subtilité quelques échantillons de cellules. Teg et la Révérende Mère comprenaient très bien que c’était la dernière chance pour les Sœurs de conserver l’un des plus brillants cerveaux militaires depuis la Dispersion. Ils savaient tous deux qu’il allait mourir. La dernière bataille de Miles Teg. Lorsque le Bashar et ses hommes engagèrent le combat avec les Honorées Matriarches, d’autres groupes de catins avaient déjà entrepris de s’emparer des centres de population sur Rakis. Elles tuèrent les Sœurs du Bene Gesserit qui étaient restées à Keen. Elles tuèrent également les Maîtres du Tleilax et les Prêtres du Dieu Fractionné. La bataille était déjà perdue, mais Teg et ses troupes se jetèrent contre les défenses ennemies avec une violence inouïe. L’orgueil démesuré des Honorées Matriarches ne leur permettant pas de tolérer une telle humiliation, les catins se vengèrent contre la planète entière, la détruisant totalement avec ses habitants. Y compris lui-même. Entre-temps, la diversion créée par les combattants du vieux Bashar avait permis au non-vaisseau de s’échapper, avec à son bord Odrade, le ghola de Duncan, et Sheeana, qui avait réussi à persuader le vieux ver des sables d’embarquer dans l’immense soute du vaisseau. Peu de temps après que le vaisseau eut réussi à s’éloigner suffisamment pour être en sécurité, Rakis fut détruite - et ce ver des sables devint l’unique survivant de son espèce. Telle avait été la première vie de Teg. Ses véritables souvenirs s’arrêtaient là. En regardant à présent les images du bombardement final, Miles Teg se demanda à quel point son corps d’origine avait été oblitéré. Cela avait-il vraiment de l’importance ? Maintenant qu’il vivait de nouveau, il avait une deuxième chance. À partir des cellules qu’Odrade avait prélevées sur son cou, les Sœurs avaient développé une copie de leur Bashar et activé sa mémoire génétique. Les Bene Gesserit savaient qu’elles auraient besoin de son génie tactique dans leur conflit avec les Honorées Matriarches. Et le jeune garçon qu’était Teg les avait effectivement menées à la victoire sur Gammu et Jonction. Il avait accompli tout ce qu’elles attendaient de lui. Plus tard, Duncan et lui, en compagnie de Sheeana et de ses dissidentes, avaient de nouveau volé le non-vaisseau et s’étaient enfuis de la Planète du Chapitre, ne pouvant supporter la façon dont Murbella laissait se transformer le Bene Gesserit. Mieux que quiconque, les évadés étaient conscients du mystérieux Ennemi qui continuait à chercher leur trace, même si leur vaisseau semblait totalement perdu dans l’espace… Fatigué de trop d’informations et de souvenirs forcés, Teg désactiva le projecteur, étira ses bras minces, et quitta le secteur des archives. Il s’apprêtait maintenant à consacrer plusieurs heures à de nouveaux exercices physiques, puis au maniement des armes. Il avait beau habiter le corps d’un garçon de treize ans, c’était son devoir de rester prêt à tout, et de ne jamais baisser sa garde. Pourquoi demander à un homme de vous guider alors qu’il est lui-même déjà perdu ? Pourquoi vous étonner, dans ces conditions, de ce qu’il vous emmène nulle part ? Duncan Idaho, Un Millier de Vies. Ils dérivaient dans l’espace. Ils étaient en sécurité. Ils étaient perdus. Un vaisseau non identifiable dans un univers non identifiable. Seul sur la passerelle de navigation, comme il l’était souvent, Duncan savait que de puissants ennemis étaient encore à leur recherche. Des menaces cachant des menaces cachant d’autres menaces encore. Le non-vaisseau errait dans l’espace glacé, loin de toute région figurant sur des cartes humaines. Un univers totalement différent. Il n’aurait su dire s’ils se cachaient ou s’ils étaient pris au piège. Quand bien même il l’aurait voulu, il aurait été incapable de rejoindre un système solaire familier. D’après les chronomètres autonomes installés sur la passerelle, cela faisait des années qu’ils se trouvaient dans cet étrange « ailleurs » parcouru de distorsions… mais qui pouvait dire comment le temps s’écoulait dans un autre univers ? Ici, les lois de la physique et la topographie de la galaxie étaient peut-être complètement altérées. Brusquement, comme si ses préoccupations avaient été teintées de prescience, il remarqua que le panneau principal d’instrumentation clignotait de façon erratique, tandis que le régime des moteurs de stabilisation s’était mis à osciller. Bien qu’il lui fût impossible de rien distinguer d’autre que les tourbillons de gaz et les rides d’énergie distordue désormais familiers, il comprit que le non-vaisseau venait de pénétrer dans ce qu’il appelait une « zone de turbulences ». Comment pouvait-il y avoir des turbulences dans cet espace où il n’y avait rien ? Le vaisseau trembla sous l’effet d’une étrange onde gravitationnelle, secoué par une pluie de particules à haute énergie. Quand Duncan désactiva les systèmes de pilotage automatique et modifia le cap, la situation ne fit qu’empirer. Des éclairs de lumière orangée à peine perceptibles apparurent à l’avant du vaisseau, comme de faibles flammes vacillantes. Il sentit le pont vibrer brièvement sous ses pieds, comme si le vaisseau avait heurté un obstacle, mais il ne voyait rien. Rien du tout! Ils auraient dû se trouver dans le vide absolu, sans aucune sensation de mouvement ni de turbulence. Quel étrange univers… Duncan ajusta le cap jusqu’à ce que les instruments et les moteurs reviennent à un état normal, et les éclairs disparurent. Si le danger devait s’accroître, il serait peut-être forcé de courir le risque d’un autre saut dans les replis de l’espace. En quittant la Planète du Chapitre, il avait piloté le vaisseau à l’aveugle après avoir purgé tous les systèmes de navigation et les fichiers de coordonnées, ne se fiant qu’à son intuition et à son don de prescience rudimentaire. Chaque fois qu’il activait les générateurs Holtzman, Duncan faisait courir un risque au vaisseau et jouait avec la vie des cent cinquante réfugiés à son bord. Il n’avait pas l’intention de le faire tant qu’il n’y serait pas absolument contraint. Trois ans auparavant, il n’avait pas eu le choix. Duncan avait fait décoller la masse de l’immense vaisseau du terrain où il était posé - ne se contentant pas de s’évader, mais s’emparant de la prison entière dans laquelle les Sœurs l’avaient enfermé. Et il savait qu’il ne suffisait pas simplement de s’éloigner de la planète. Avec ses perceptions aiguisées, il avait pressenti le piège qui allait se refermer sur eux. Les observateurs de l’Ennemi d’Ailleurs, sous leur aspect bizarrement innocent d’un vieil homme et d’une vieille femme, possédaient un filet qu’ils pouvaient déployer sur de vastes distances afin d’y enserrer le non-vaisseau. Il avait vu les étincelantes mailles multicolores commencer à se resserrer, et le sourire de victoire de cet étrange couple de vieillards. Ils avaient cru tenir Duncan et le non-vaisseau. Faisant voler ses doigts sur les panneaux de contrôle, avec une concentration plus intense qu’un rayon laser, Duncan avait fait faire aux générateurs Holtzman des choses que même un Navigateur de la Guilde n’aurait jamais osé leur demander. Juste au moment où le filet invisible de l’Ennemi se refermait sur le non-vaisseau, Duncan avait projeté l’immense engin si profondément dans les replis de l’espace qu’il avait déchiré le tissu même de l’univers et s’était glissé au-delà. Son entraînement d’autrefois comme Maître d’Escrime lui était venu en aide. Comme une lame traversant lentement un bouclier de champ impénétrable autrement. Et le non-vaisseau s’était retrouvé totalement ailleurs. Mais Duncan était resté vigilant, sans s’autoriser à pousser un soupir de soulagement. Dans cet univers incompréhensible, qui savait ce qui allait se passer maintenant ? A présent, il examinait les images transmises de l’extérieur par des capteurs situés au-delà du non-champ. La vue n’avait pas changé : des voiles de nébuleuses contournées, des amas gazeux qui ne se condenseraient jamais pour former des étoiles. Était-ce un univers encore jeune, qui n’avait pas achevé sa coalescence, ou un univers si terriblement ancien que toutes les étoiles avaient brûlé pour être réduites en molécules de cendre ? Le groupe de réfugiés cherchait désespérément à réintégrer l’univers normal… ou tout au moins à être autre part. Sur une si longue période, leur peur et leur angoisse avaient d’abord laissé place à la perplexité, puis à l’agitation et au malaise. Il ne leur suffisait pas d’être simplement perdus et en sécurité. Certains se tournaient vers Duncan Idaho avec espoir, et d’autres le tenaient pour responsable de leur situation présente. Le vaisseau contenait un assemblage hétéroclite de factions de l’humanité (à moins que Sheeana et ses sœurs du Bene Gesserit ne les considèrent simplement comme des « spécimens » ?). Cet assortiment comprenait quelques membres orthodoxes du Bene Gesserit - acolytes, rectrices, Révérendes Mères, et même quelques travailleurs mâles - ainsi que Duncan lui-même et le jeune ghola Miles Teg. Il y avait également à bord un rabbin et un groupe de Juifs rescapés d’un pogrome que les Honorées Matriarches avaient tenté de déclencher sur Gammu. On y trouvait aussi un Maître du Tleilax qui avait survécu, et quatre Futars empreints d’animalité - de monstrueux hybrides d’humain et de félin créés dans la Dispersion et asservis par les catins. De plus, la grande soute abritait sept petits vers des sables. Nous formons vraiment un étrange mélange. Une nef des fous. Un an après leur évasion de la Planète du Chapitre qui les avait conduits dans le piège de cet univers déformé et incompréhensible, Sheeana et ses disciples du Bene Gesserit s’étaient jointes à Duncan pour une cérémonie de baptême. Compte tenu de l’errance interminable du non-vaisseau, le nom d’Ithaque avait semblé approprié. C’est à Ithaque, une petite île de la Grèce antique, qu’était né Ulysse, ce héros qui avait erré pendant dix ans après la fin de la guerre de Troie, essayant de retrouver le chemin de sa maison. De même, Duncan et ses compagnons avaient besoin d’un endroit qu’ils puissent considérer comme un foyer, un refuge sûr. Ces gens accomplissaient leur propre odyssée, et sans même une carte stellaire pour le guider, Duncan était aussi perdu que l’Ulysse des temps anciens. Personne ne se rendait compte à quel point Duncan brûlait du désir de retourner sur Chapitre. Des liens profonds le rattachaient à Murbella, son amour, son esclave et sa maîtresse. S’arracher à elle avait été la chose la plus difficile et douloureuse dont il pût se souvenir au cours de ses multiples existences. Il doutait de pouvoir jamais s’en remettre tout à fait. Murbella… Et pourtant, Duncan Idaho avait toujours placé le devoir au-dessus de ses sentiments personnels. Malgré son cœur brisé, il assumait la responsabilité de maintenir le vaisseau et ses passagers en sécurité, même dans un univers distordu. Parfois, de façon inattendue, des combinaisons fugitives d’odeurs lui rappelaient le parfum particulier de Murbella. Des esters organiques flottant à travers l’air recyclé du non-vaisseau venaient frapper ses récepteurs olfactifs, déclenchant des souvenirs de leurs onze années de vie commune. La transpiration de Murbella, sa sombre chevelure ambrée, le goût particulier de ses lèvres, et l’odeur d’eau de mer de leurs « collisions sexuelles ». Leurs rencontres passionnées, dans un besoin réciproque, avaient été pendant des années tout à la fois intimes et violentes, aucun des deux n’étant suffisamment fort pour se libérer de l’autre. Je ne dois pas confondre une dépendance mutuelle avec ce qu’on appelle l’amour. La douleur était au moins aussi vive et insupportable que l’agonie débilitante du drogué en manque. À chaque heure qui passait, tandis que le vaisseau traversait le vide, Duncan s’éloignait d’elle encore davantage. Au cours des années qu’ils avaient vécues ensemble, Murbella et lui avaient eu quatre filles. Les deux aînées - des jumelles - devaient être maintenant presque adultes. Mais dès lors que l’Agonie avait transformé sa Murbella en une véritable Bene Gesserit, il l’avait perdue. Comme aucune Honorée Matriarche n’avait jusque-là réussi à compléter - renouveler, en fait - la formation nécessaire pour devenir une Révérende Mère du Bene Gesserit, les Sœurs avaient été particulièrement satisfaites d’elle. Le cœur brisé de Duncan n’avait été, et n’était encore, qu’un dommage collatéral. Le visage magnifique de Murbella continuait d’habiter ses pensées. Ses facultés de Mentat - une malédiction tout autant qu’un talent précieux - lui permettaient de s’en rappeler chaque détail : l’ovale de son visage, son large front, les yeux verts qui lui évoquaient le jade, le corps souple qui pouvait combattre ou faire l’amour avec la même virtuosité. Puis il se souvenait que ses yeux verts avaient viré au bleu après l’Agonie de l’Épice. Ce n’était plus la même personne… Ses pensées se mirent à vagabonder, et les traits de Murbella commencèrent à se brouiller. Comme une image qui persiste sur la rétine, une autre femme prit lentement forme, à sa grande surprise. C’était une présence extérieure, un esprit infiniment supérieur au sien, qui cherchait à entrer en contact avec lui, tissant doucement des filaments autour de l’Ithaque. Duncan Idaho, dit une douce voix féminine. Il ressentit une vague d’émotions, tout en étant conscient d’un danger. Comment était-il possible que son système de sentinelle mentat n’ait rien vu venir ? Son esprit compartimenté passa aussitôt en mode total de survie. Il se précipita vers le panneau de contrôle des générateurs Holtzman avec l’intention de projeter de nouveau le vaisseau loin d’ici, en aveugle. La voix tenta de le dissuader. Duncan Idaho, ne t’enfuis pas. Je ne suis pas ton ennemie. Le vieil homme et la vieille femme avaient tenu de tels propos rassurants. Bien qu’il n’eût aucune idée de qui ils étaient, Duncan avait parfaitement conscience qu’ils représentaient le véritable danger. Mais cette nouvelle présence d’essence féminine, ce vaste intellect qui avait réussi à le toucher, provenait d’ailleurs que cet étrange univers inconnu dans lequel le non-vaisseau se trouvait actuellement. Il essaya de se libérer, mais il ne pouvait échapper à la voix. Je suis l’Oracle du Temps. Au cours de plusieurs de ses vies, Duncan avait entendu parler de l’Oracle - la force qui guidait la Guilde Spatiale. Bienveillante et omnisciente, l’Oracle du Temps, disait-on, était la présence qui avait veillé sur la Guilde depuis sa création quinze cents ans auparavant. Duncan avait toujours été étonné de cette étrange manifestation de religion chez les Navigateurs à l’intelligence si vive. — L’Oracle est un mythe. Ses doigts étaient juste au-dessus des pavés tactiles de la console de contrôle. Je suis bien des choses. Il fut surpris que la voix ne proteste pas contre son accusation. Nombreux sont ceux qui te cherchent. Ici, ils finiront par te trouver. — J’ai confiance en mes capacités. Duncan alluma les générateurs de replis de l’espace. Il espérait que l’Oracle, de son point de vue situé à l’extérieur, ne remarquerait pas ce qu’il était en train de faire. Il allait transporter le vaisseau ailleurs, pour s’enfuir de nouveau. Combien y avait-il de puissances différentes à sa poursuite ? Le futur exige ta présence. Tu as un rôle à jouer dans Kralizec. Kralizec… la lutte du typhon… la bataille annoncée de longue date qui devait se dérouler à la fin de l’univers, et qui modifierait à jamais le cours du futur. — Encore un mythe, dit Duncan en activant le saut dans les replis de l’espace sans prévenir les autres passagers Il ne pouvait courir le risque de rester ici. Le non-vaisseau fit une embardée, et plongea une fois encore dans l’inconnu. Il entendit la voix s’affaiblir tandis que le non-vaisseau échappait à l’emprise de l’Oracle, mais elle ne semblait pas déconcertée. Là, dit la voix lointaine, je vais te guider. Puis elle se tut, s’effilochant comme du coton. L‘Ithaque poursuivit sa course folle dans les replis de l’espace et, après un temps interminablement court, en émergea de nouveau. Des étoiles brillaient tout autour du vaisseau. De vraies étoiles. Duncan examina les capteurs, vérifia la matrice de navigation, et vit les étincelles des soleils et des nébuleuses. De nouveau l’espace normal. Il n’avait besoin d’aucune vérification supplémentaire pour savoir qu’ils étaient revenus dans leur propre univers. Il ne savait pas s’il devait s’en réjouir ou pleurer de désespoir. Duncan ne sentait plus la présence de l’Oracle du Temps, et il ne pouvait pas non plus détecter les poursuivants les plus probables - le mystérieux Ennemi et les Sœurs réunifiées - qui devaient pourtant bien être quelque part. Ils n’avaient certainement pas abandonné la chasse, pas même au bout de trois ans. Le non-vaisseau poursuivit sa course. Le dirigeant le plus fort et le plus altruiste, même si son poste dépend du soutien des masses, doit d’abord considérer ce que lui dicte son cœur, et ne jamais se laisser influencer dans ses décisions par l’opinion populaire. Ce n’est qu’à travers le courage et la force de caractère qu’un héritage véritable et durable peut être transmis. Extrait des Propos choisis de Muad’Dib, par la Princesse Irulan. Telle une impératrice des dragons dominant ses sujets, Murbella était assise sur un grand trône dans le vaste hall de réception de la Citadelle du Bene Gesserit. Le soleil matinal se déversait à travers les larges vitraux, déployant sa palette de couleurs à travers la salle. La Planète du Chapitre était le lieu d’une guerre civile d’un genre très particulier. Les Révérendes Mères et les Honorées Matriarches s’étaient réunies avec toute la douceur d’une collision entre deux vaisseaux spatiaux. Murbella - suivant en cela le grand projet d’Odrade - ne leur avait pas laissé le choix. Le Chapitre était désormais le foyer commun des deux groupes. Chaque faction haïssait Murbella à cause des changements qu’elle avait imposés, et aucune n’était assez puissante pour la défier. Dans cette union, les philosophies et les sociétés contradictoires des Honorées Matriarches et des Bene Gesserit se fondaient comme deux horribles sœurs siamoises. L’idée même d’être unies était insupportable à nombre d’entre elles. L’éventualité de reprendre les bains de sang flottait en permanence dans l’air, et cette alliance forcée vacillait au bord du gouffre de l’échec. C’était un pari que certaines des Sœurs n’avaient pas voulu accepter. « Survivre au prix de notre propre destruction n’a absolument rien à voir avec la survie », avait dit Sheeana juste avant de s’emparer du non-vaisseau avec Duncan et de s’enfuir, joignant ainsi le geste à la parole. Oh, Duncan! Était-il possible que la Mère Supérieure Odrade n’ait pas deviné ce que Sheeana projetait de faire ? Bien sûr que je le savais, dit la voix d’Odrade du fond de la Mémoire Seconde. Sheeana me l’a longtemps caché, mais je l’ai découvert sur la fin. — Et vous avez choisi de ne pas m’en avertir ? Murbella débattait souvent tout haut avec la voix de celle qui l’avait précédée, l’une des nombreuses présences ancestrales intérieures auxquelles elle avait accès depuis qu’elle était devenue Révérende Mère. J’ai choisi de n’avertir personne. Sheeana a pris sa décision pour des raisons qui lui étaient propres. — Et nous devons maintenant en supporter toutes deux les conséquences. Du haut de son trône, Murbella observa les gardes qui amenaient une prisonnière. Encore une affaire de discipline qu’il lui appartenait de régler. Encore un exemple à donner. De telles démonstrations horrifiaient les sœurs du Bene Gesserit, mais les Honorées Matriarches en appréciaient la valeur. Le cas présent était plus important que d’autres, et Murbella allait donc s’en occuper personnellement. Elle lissa le tissu noir et or de sa robe chatoyante. Contrairement aux Bene Gesserit, les Honorées Matriarches exigeaient des signes ostentatoires de statut, tels que des trônes ou des canichaises extravagants, des capes richement ornées aux couleurs vives. C’est ainsi que celle qui s’était proclamée Mère Commandante était obligée de s’asseoir sur un trône imposant incrusté de gemmones et de joyaux de feu. De quoi acheter une planète importante, pensa-t-elle, s’il y en avait une que j’aie envie d’acheter. Murbella en était venue à détester ces attributs de son rang, mais elle en comprenait la nécessité. Des femmes vêtues des différents costumes des deux ordres l’entouraient en permanence, attentives au moindre signe de faiblesse qu’elle pourrait manifester. Bien que formées aux usages des Sœurs, les Honorées Matriarches restaient attachées à leurs costumes traditionnels, des capes et des foulards brodés de serpents, et des justaucorps. Au contraire, les Bene Gesserit évitaient les couleurs criardes et portaient de sombres robes amples. La différence était aussi flagrante qu’entre des paons bariolés et des passereaux camouflés dans les buissons. La prisonnière, une Honorée Matriarche nommée Annine, avait des cheveux blonds coupés court et portait un justaucorps jaune vif avec une cape flamboyante en plastisoie moirée bleu saphir. Des attaches électroniques retenaient ses bras croisés contre son ventre, comme si elle portait une camisole de force invisible; un bâillon innervant était posé sur sa bouche. Annine se débattait en vain contre ses liens, et tous ses efforts pour parler ne produisaient que des grognements inintelligibles. Les gardes amenèrent la rebelle jusqu’au pied des marches menant au trône. Murbella se concentra sur ses yeux fous qui lui criaient leur défi. — Je n’ai plus aucune envie d’entendre ce que tu as à dire, Annine. Tu en as déjà trop dit. Cette femme avait critiqué une fois de trop la Mère Commandante, en organisant ses propres réunions et en vitupérant contre la fusion des Honorées Matriarches avec le Bene Gesserit. Certains des partisans d’Annine avaient même disparu de la capitale pour établir leur propre base dans les territoires inhabités du Nord. Murbella ne pouvait laisser passer une telle provocation sans réagir. La façon dont Annine avait manifesté son mécontentement - en mettant Murbella dans une position embarrassante, et en portant atteinte à son autorité et à son prestige derrière le paravent d’un lâche anonymat - avait été impardonnable. La Mère Commandante connaissait bien le genre de tempérament d’Annine. Aucune négociation, aucun compromis ni appel à la raison ne pourrait la faire changer d’avis. Cette femme se définissait par son opposition. Un gâchis de matériau humain. Murbella fit une grimace de dégoût. Si seulement Annine avait dirigé sa colère contre un véritable ennemi… Les femmes des deux factions observaient la scène, debout de part et d’autre de la grande salle. Les deux groupes étaient réticents à se mélanger, préférant se séparer entre « catins » d’un côté et « sorcières » de l’autre. Comme l’huile et l’eau. Au cours des années qui avaient suivi cette union forcée, Murbella s’était sortie de nombreuses situations où elle aurait pu être tuée, mais elle avait su éviter tous les pièges, en esquivant, en s’adaptant, et en infligeant des châtiments sévères. Son autorité sur ses femmes était totalement légitime : elle était à la fois Révérende Mère Supérieure, choisie par Odrade, et Très Honorée Matriarche du fait qu’elle avait assassiné la précédente. Elle s’était choisi le titre de Mère Commandante pour symboliser l’intégration de ces deux rangs importants, et à mesure que le temps passait, elle remarquait que les femmes en étaient toutes venues plus ou moins à la protéger. Les leçons de Murbella commençaient à produire l’effet désiré, même si c’était un peu lent. Après la bataille incertaine sur Jonction, la seule façon pour les Sœurs de survivre à la violence des Honorées Matriarches avait été de leur laisser croire qu’elles étaient victorieuses. Par un effet de renversement psychologique, les conquérantes étaient devenues prisonnières sans même s’en rendre compte; les connaissances, la formation et les ruses des Bene Gesserit avaient eu raison des croyances rigides de leurs rivales. Enfin, pour la plupart. D’un signe de la main, la Mère Commandante ordonna aux gardes de resserrer encore les liens d’Annine. Le visage de la femme se contracta de douleur. Murbella descendit les marches brillantes, sans quitter des yeux la captive. Arrivée en bas, Murbella lança un regard féroce à cette femme plus petite qu’elle. Elle éprouva du plaisir à voir se modifier l’expression de ses yeux, passant du défi à la peur tandis que la prisonnière prenait soudain conscience de la situation. Les Honorées Matriarches se donnaient rarement la peine de contenir leurs émotions, préférant en tirer parti. Elles trouvaient qu’une expression sauvage et provocante, une indication claire de colère et de danger, était apte à rendre leurs victimes soumises. Tout à l’opposé, les Révérendes Mères considéraient les émotions comme un signe de faiblesse et les contrôlaient fermement. — Au fil des années, bien des femmes m’ont défiée et je les ai toutes tuées, dit Murbella. Je me suis battue en duel avec des Honorées Matriarches qui refusaient de reconnaître mon autorité. J’ai affronté des Sœurs qui n’acceptaient pas ce que je fais. Que de sang et de temps dois-je encore gaspiller pour ces bêtises alors que nous avons un véritable Ennemi qui nous cherche ? Sans relâcher les liens d’Annine ni défaire son bâillon, Murbella dégaina de sa ceinture une dague étincelante et la plongea dans la gorge d’Annine. Pas de cérémonie ni de dignité… pas de temps perdu. Les gardes maintinrent la prisonnière debout pendant qu’elle se débattait et se tordait en gargouillant des mots incompréhensibles. Elle finit par s’affaisser, les yeux vitreux, morte. Annine n’avait même pas souillé le sol. — Emportez-la. (Murbella essuya sa lame sur la cape de plastisoie de sa victime, puis retourna s’asseoir sur son trône.) Des affaires plus importantes requièrent mon attention. Ailleurs dans la galaxie, des Honorées Matriarches impitoyables et indomptées - encore bien supérieures en nombre aux sœurs du Bene Gesserit - opéraient en cellules indépendantes, en groupes discrets. Nombre de ces femmes refusaient de reconnaître l’autorité de la Mère Commandante et continuaient de suivre leur plan d’origine, c’est-à-dire massacrer, brûler, détruire, et s’enfuir. Avant de pouvoir affronter le véritable Ennemi, il faudrait absolument que Murbella les ramène dans le droit chemin. Sans exception. Sentant qu’Odrade était de nouveau accessible, Murbella dit à son guide défunt dans le silence de son esprit : « J’aimerais tant que ce genre de chose ne soit pas nécessaire. » Ta méthode est plus brutale que je ne le souhaiterais, mais les défis que tu dois affronter sont grands, et différents de ceux que j’ai connus. Je t’ai confié la tâche d’assurer la survie des Sœurs. C’est à toi maintenant de faire le travail. — Vous êtes morte, et reléguée au rôle de simple observateur. La Présence Intérieure d’Odrade eut un petit rire. Je trouve ce rôle infiniment moins stressant. Tout au long de cet échange interne, Murbella avait conservé un masque paisible, tant il y avait de monde qui l’observait dans le hall de réception. De là où elle se tenait derrière le trône richement orné, la vieille Bellonda, immensément obèse, se pencha vers elle. — La Guilde est arrivée. Nous avons fourni une escorte à leur délégation de six membres et ils arrivent avec toute la hâte requise. Bell avait été à la fois la compagne et le faire-valoir d’Odrade. Il était très souvent arrivé qu’elles ne soient pas d’accord, en particulier sur le projet concernant Duncan Idaho. — J’ai décidé de les faire attendre. U n’est pas utile de leur laisser croire que nous sommes très désireuses de les voir. Elle savait ce que la Guilde voulait. L’épice. Toujours la même chose, l’épice. Bellonda hocha la tête, faisant se replier ses multiples mentons. — Certainement. Nous pouvons imaginer des formalités sans fin à respecter, si tel est votre désir. Pour donner à la Guilde l’occasion de goûter un peu à sa propre bureaucratie. La légende raconte qu’une perle de la conscience de Leto demeure à l’intérieur de chacun des vers des sables nés de son corps fractionné. L’Empereur-Dieu a lui-même dit qu’il continuerait de vivre dans un rêve sans fin. Mais s’il venait à se réveiller ? Quand il verra ce que nous avons fait de nous-mêmes, le Tyran rira-t-il de nous ? Prêtresse Ardath du Culte de Sheeana, sur la planète Dan. Bien que la planète-désert eût été dépouillée de toute vie par le déluge de feu, l’aine de Dune survivait à bord du non-vaisseau. Sheeana elle-même y avait veillé. En compagnie de son assistante au visage grave, qui s’appelait Garimi, elle se tenait devant la baie vitrée au-dessus de l’immense soute de Y Ithaque. Garimi observait les dunes qui se déplaçaient au passage des sept vers des sables captifs. — lis ont grandi. Les vers étaient plus petits que les gigantesques créatures dont Sheeana se souvenait sur Raids, mais plus grands que tous ceux qu’elle avait pu voir dans la bande désertique trop humide de Chapitre. Les régulations environnementales de la grande soute du vaisseau étaient suffisamment précises pour fournir une parfaite simulation du désert. Sheeana secoua la tête, sachant que les mémoires primitives des créatures devaient se souvenir d’avoir nagé à travers un océan infini de dunes. — Nos vers sont à l’étroit, lis sont agités. Ils n’ont nulle part où aller. Juste avant que les catins n’oblitèrent Rakis, Sheeana avait réussi à sauver un très vieux ver des sables et l’avait transporté jusqu’à Chapitre. Pratiquement moribonde à son arrivée, la gigantesque créature s’était dissociée très peu de temps après avoir touché le sol fertile, et sa peau s’était divisée en milliers de truites des sables capables de se reproduire, et qui s’étaient aussitôt enfoncées dans le sol. Au cours des quatorze années qui avaient suivi, ces truites avaient commencé à transformer le monde luxuriant en un autre désert aride, un nouveau monde pour les vers. Enfin, lorsque les conditions étaient devenues favorables, les magnifiques créatures s’étaient dressées de nouveau - d’abord petites, mais elles grandiraient et deviendraient plus puissantes avec le temps. Quand Sheeana avait décidé de s’évader de Chapitre, elle avait emporté avec elle quelques-uns de ces vers des sables encore chétifs. Fascinée par les mouvements dans le sable, Garimi se pencha plus près de la baie d’observation en cristoplaz. L’assistante aux cheveux noirs avait une expression si sérieuse qu’on lui aurait donné quelques dizaines d’années de plus. Garimi était un bourreau de travail, une véritable conservatrice du Bene Gesserit qui avait tendance à voir le monde autour d’elle de façon simpliste, comme si tout ne pouvait être que noir ou blanc. Bien que plus jeune que Sheeana, elle s’accrochait beaucoup plus à la pureté du Bene Gesserit, et avait été profondément choquée à l’idée que les Honorées Matriarches tant détestées paissent se joindre aux Sœurs. Garimi avait aidé Sheeana à élaborer le plan dangereux qui leur avait permis d’échapper à la « corruption ». En regardant les vers des sables s’agiter, Garimi dit : — Maintenant que nous sommes sorties de cet autre univers, quand Duncan nous trouvera-t-il un monde ? Quand considérera-t-il que nous sommes en sécurité ? L‘Ithaque avait été construit pour servir de grande cité de l’espace. Des secteurs éclairés par des soleils artificiels étaient conçus comme des serres produisant fruits et légumes, tandis que des cuves à aiguës et des bassins de recyclage fournissaient une nourriture moins savoureuse. Comme il y avait relativement peu de passagers à bord, les systèmes de production et de recyclage du non-vaisseau assureraient suffisamment de nourriture, d’air et d’eau pendant encore des décennies. La population actuelle avait un impact marginal sur les capacités du vaisseau. Sheeana se détourna de la baie d’observation. — Je n’étais pas sûre que Duncan parviendrait un jour à nous ramener dans l’espace normal, mais il a réussi. N’est-ce pas suffisant pour l’instant ? — Non! Nous devons choisir une planète pour notre nouveau quartier général du Bene Gesserit, relâcher ces vers et transformer ce monde en une nouvelle Rakis. Nous devons commencer à nous reproduire et à former un nouveau centre pour les Sœurs. (Garimi posa les mains sur ses hanches étroites.) Nous ne pouvons continuer d’errer ainsi éternellement. — Trois ans, c’est loin d’être « éternellement ». Tu commences à ressembler au Rabbi. La jeune femme eut l’air d’hésiter, ne sachant si elle devait prendre la remarque comme une plaisanterie ou un reproche. — Le Rabbi aime bien se plaindre. Je crois que ça le réconforte. Moi, je pense simplement à notre futur. — Nous aurons un futur, Garimi. Ne t’inquiète pas. Le visage de l’assistante s’éclaira, plein d’espoir. — Est-ce la prescience qui te fait parler ainsi ? — Non, c’est ma foi. Jour après jour, Sheeana consommait plus d’épice provenant de leur stock que la plupart des Sœurs, une dose suffisante pour qu’elle puisse distinguer devant eux de vagues chemins plongés dans la brume. Tant que l’Ithaque avait été perdu dans le vide, elle n’avait rien pu voir, mais depuis leur retour inattendu dans l’espace normal, elle se sentait différente… beaucoup mieux. Le plus grand des vers des sables se dressa dans la soute, sa gueule ouverte aussi vaste qu’une caverne. Les autres vers s’agitaient comme un nid de serpents. Deux autres têtes apparurent dans une cascade de sable. Garimi en eut le souffle coupé. — Regarde, ils sentent ta présence, même à cette distance. — Et je sens la leur. Sheeana posa la paume de ses mains contre la barrière de cristoplaz, en s’imaginant qu’elle pouvait sentir le mélange dans leur haleine même à travers les parois. Ni elle ni les vers des sables ne seraient satisfaits tant qu’ils n’auraient pas un nouveau désert à parcourir. Mais Duncan avait insisté pour qu’ils continuent leur course afin de rester à distance de leurs chasseurs. Tous n’étaient pas d’accord pour suivre son plan, tel qu’il était. Pour commencer, un bon nombre à bord du vaisseau n’avaient pas voulu faire partie du voyage : le Rabbi et ses Juifs réfugiés, le Maître du Tleilax Scytale, et les quatre Futars bestiaux. Et les vers ? se demanda Sheeana. Que veulent-ils vraiment ? Les sept vers des sables avaient maintenant fait surface, leurs têtes dépourvues d’yeux se tournant de tous côtés. Une expression soucieuse traversa le visage dur de Garimi. — Crois-tu que le Tyran soit vraiment en eux ? Une perle de conscience dans un rêve sans fin ? Peut-il sentir que tu es quelqu’un de spécial ? — Parce que je suis sa petite-nièce à cent générations de distance ? Peut-être. En tout cas, personne sur Rakis ne se serait attendu à ce qu’une fillette d’un village perdu dans le désert soit capable de commander les gigantesques vers. Les prêtres corrompus de Rakis avaient vu en Sheeana un lien avec leur Dieu Fractionné. Plus tard, la Missionaria Protectiva du Bene Gesserit avait créé des légendes autour d’elle pour en faire une mère de la terre, une vierge sacrée. Tout ce qu’en savait la population de l’Ancien Empire, c’était que Sheeana avait péri en même temps que Rakis. Une religion était née autour de son martyre supposé, fournissant ainsi une nouvelle arme pour les Sœurs. Elles continuaient sans aucun doute d’exploiter son nom et sa légende. — Nous croyons toutes en toi, Sheeana. C’est pour cette raison que nous nous sommes embarquées dans cette… (Garimi s’interrompit, comme si elle avait été sur le point d’utiliser une expression péjorative)… dans cette odyssée. En contrebas, les vers plongeaient sous les dunes de sable, pour tester les limites de la soute. Sheeana continua de les observer dans leurs mouvements incessants, en se demandant dans quelle mesure ils comprenaient leur situation présente. Si Leto II était réellement à l’intérieur de ces créatures, U devait avoir des rêves agités. Certains préfèrent mener une existence placide, espérant jouir d’une stabilité sans bouleversements. Je préfère de beaucoup soulever les pierres et regarder ce qui rampe au-dessous. Mère Supérieure Darwi Odrade, Observations sur les motivations des Honorées Matriarches. Même après tant d’années, l’Ithaque révélait ses secrets, tels des ossements remontant à la surface d’un champ de bataille après une pluie diluvienne. Il y avait bien longtemps que le vieux Bashar avait volé ce gigantesque vaisseau sur Gammu; Duncan y avait été emprisonné pendant plus de dix ans sur l’aire d’atterrissage de Chapitre, et cela faisait maintenant trois ans qu’ils naviguaient à son bord. Mais la taille immense de l’Ithaque, et le faible nombre de ses passagers, faisait qu’il était impossible d’en explorer tous les mystères, et encore moins d’en assurer une surveillance complète. Le vaisseau, une cité compacte de plus d’un kilomètre de diamètre, comportait au moins une centaine de niveaux, avec un nombre incalculable de coursives et de cabines. Malgré les imageurs de surveillance qui en équipaient les ponts et les secteurs principaux, il était au-delà des capacités des Sœurs d’observer ce qui se passait dans l’ensemble du non-vaisseau - d’autant plus qu’il y avait d’étranges zones électroniquement mortes où les imageurs ne fonctionnaient pas. Il était possible que les Honorées Matriarches ou les constructeurs du vaisseau aient installé des dispositifs de blocage afin de protéger certains secrets. De nombreuses portes à serrure codée étaient restées fermées depuis que le vaisseau avait quitté Gammu. Il y avait littéralement des milliers de pièces que personne n’avait jamais visitées ni inventoriées. Néanmoins, Duncan ne s’attendait pas à découvrir une chambre de la mort dans l’un des niveaux rarement fréquentés. Le tube ascenseur s’arrêta un instant sur le palier d’un des ponts centraux inférieurs. Bien qu’il n’eût pas demandé de s’arrêter à cet étage, les portes s’ouvrirent tandis que le tube se désactivait pour procéder à une série d’opérations de maintenance, un processus automatique du vaisseau. Duncan examina le pont devant lui, et remarqua qu’il était froid et nu, faiblement éclairé, et désert. Les parois métalliques étaient recouvertes d’une simple couche d’apprêt blanc qui ne recouvrait pas complètement le métal rugueux. Il connaissait l’existence de ces niveaux inachevés, mais il n’avait jamais éprouvé le besoin de les visiter, car il présumait qu’ils étaient abandonnés ou qu’ils n’avaient jamais servi. Cependant, les Honorées Matriarches avaient possédé ce vaisseau pendant de nombreuses années avant que Teg ne s’en empare sous leur nez. Duncan n’aurait pas dû présumer quoi que ce soit. Il sortit de la cabine du tube et s’avança dans un long couloir qui se prolongeait sur une distance étonnante. Explorer des niveaux et des salles inconnus était un peu comme faire un saut en aveugle dans les replis de l’espace : il ne savait pas où il allait se retrouver. Tout en marchant, il ouvrait de temps une temps une porte. Les panneaux coulissaient en révélant des pièces sombres et vides. A voir la poussière accumulée et l’absence de mobilier, il conclut que personne n’y avait jamais habité. Au centre de ce niveau, une petite coursive faisait le tour d’une section fermée qui comportait deux portes, chacune avec la mention « Salle des Machines ». Les portes ne s’ouvrirent pas à son contact. Saisi de curiosité, Duncan examina le mécanisme de verrouillage; son empreinte biologique avait été fournie aux systèmes du vaisseau afin qu’ils lui donnent en principe un accès total. En ayant recours à un code martre, il contourna les contrôles de la porte et en força l’ouverture. Quand il pénétra dans la pièce, il remarqua aussitôt que l’obscurité était d’une nature différente, et qu’il restait dans l’air la trace d’une odeur déplaisante. Avec ses murs d’un rouge vif criard, cette pièce ne ressemblait à aucune de celles qu’il avait vues jusqu’ici à bord du vaisseau. Cette tache de couleur violente était troublante. Dominant son sentiment de malaise, Duncan repéra une partie du mur où le métal était resté nu. Il posa la main dessus, et soudain toute la partie centrale de la pièce se mit à glisser et à pivoter dans un grondement sourd. Alors qu’il s’en écartait, des mécanismes à l’aspect menaçant émergèrent du plancher, des machines conçues dans le seul but d’infliger des souffrances. Les instruments de torture des Honorées Matriarches. Les lampes de la pièce obscure s’allumèrent, comme impatientes de passer à l’action. A sa droite, il vit une table austère avec de simples chaises dures et plates. Des assiettes sales étalent disposées sur la table, avec ce qui semblait être des reliefs de nourriture. Les catins avalent dû être interrompues au milieu de leur repas. L’une des machines contenait encore un squelette humain retenu par des cartilages desséchés et des fils de fer barbelé, et les lambeaux d’une robe noire. Une femme. Les os pendaient sur le côté d’un grand étau; un des bras de la victime était entièrement engagé dans le mécanisme de compression. En actionnant des contrôles inutilisés depuis si longtemps, Duncan desserra l’étau. Avec précaution et un grand respect, il retira le corps désarticulé de l’étreinte glacée du métal et le posa sur le sol. Pratiquement momifiée, la femme ne pesait presque rien. La prisonnière avait été à l’évidence une Bene Gesserit, peut-être une Révérende Mère d’une des planètes des Sœurs que les catins avalent détruites. Duncan pouvait voir que la mort de cette malheureuse n’avait été ni rapide ni douce. En voyant les fines lèvres desséchées et dures, il lui sembla presque entendre les malédictions que la femme avait dû murmurer tandis que les Honorées Matriarches la faisaient lentement mourir. Sous la lumière intense des panneaux lumineux, Duncan continua d’explorer la grande salie et son labyrinthe d’appareils étranges. Près de la porte par laquelle il était entré, il trouva une benne en cristoplaz dont le contenu macabre était visible : quatre autres squelettes de femmes, empilés en vrac comme s’ils y avaient été jetés sans cérémonie. On les avait tuées, puis on s’en était tout simplement débarrassé. Quelle que soit la douleur qu’elles aient pu infliger, les Honorées Matriarches n’avaient certainement pas réussi à obtenir les informations qu’elles cherchaient : les coordonnées de la Planète du Chapitre, et le secret du contrôle métabolique du Bene Gesserit, la faculté qu’avait une Révérende Mère de manipuler sa propre biochimie interne. Folles de rage de n’avoir pu arriver à leurs fins, les catins avaient dû tuer leurs prisonnières une par une. Duncan réfléchit en silence à sa découverte. Aucune parole ne semblait appropriée. Il valait mieux informer Sheeana de l’existence de cette horrible salle. En tant que Révérende Mère, elle saurait ce qu’il convenait de faire. Apprenez à reconnaître votre plus grand ennemi. Si cela se trouve, c’est peut-être vous-même. Mère Commandante Murbella, Archives du Chapitre. Après avoir exécuté l’Honorée Matriarche qui l’avait défiée, Murbella n’était pas pressée de recevoir la délégation de la Guilde. Elle voulait d’abord s’assurer que toute trace de l’incident aurait été effacée avant de laisser des étrangers pénétrer dans la salle principale de la Citadelle. Ces petites rébellions étaient comme des feux de broussaille - à peine en avait-elle éteint un en le piétinant que d’autres s’allumaient ailleurs. Tant que son autorité n’aurait pas été universellement reconnue sur Chapitre, la Mère Commandante ne pourrait concentrer ses efforts pour amener les cellules des Honorées Matriarches dissidentes sur d’autres planètes à rejoindre l’Ordre Nouveau. Et il fallait absolument qu’elle accomplisse cette tâche avant de pouvoir affronter l’Ennemi inconnu qui avait chassé les Honorées Matriarches des confins de la Dispersion. Pour pouvoir triompher de l’ultime menace, elle aurait besoin de la Guilde Spatiale, et celle-ci avait déjà montré qu’elle était insuffisamment motivée. Elle allait remédier à cette situation. Chaque étape du plan d’ensemble défilait dans sa tête comme les wagons d’un train à sustentation magnétique. De son pas traînant, Bellonda s’approcha du dais sur lequel était posé le trône richement orné de Murbella. Elle affichait une attitude sérieuse et efficace, avec juste ce qu’il fallait de déférence. — Mère Commandante, les délégués de la Guilde s’impatientent - ainsi que vous le souhaitiez. Je crois qu’ils sont mûrs pour être reçus. Murbella examina la grosse femme. Dans la mesure où les sœurs du Bene Gesserit étaient capables de maîtriser les moindres détails de leur métabolisme, le fait que Bellonda se laisse aller à une telle obésité devait avoir une signification. Un signe de rébellion ? Une façon de montrer à toutes son manque cotai d’intérêt à être perçue comme ayant une facette sexuelle ? Certains auraient pu y voir un affront aux Honorées Matriarches, qui avaient recours à des méthodes plus traditionnelles pour maintenir leurs corps à un niveau de minceur parfaite. Mais en fait, Murbella soupçonnait Bellonda de se servir de son obésité comme d’une diversion visant à endormir la vigilance de ses adversaires potentiels : la croyant faible et lente, ils avaient tendance à la sous-estimer. Mais Murbella n’était pas dupe. — Apporte-moi du calé d’épice. Mes facultés doivent être à leur maximum. Ces hommes de la Guilde vont sans aucun doute tenter de me manipuler. — Dois-je les faire venir maintenant ? — D’abord mon café, et ensuite la Guilde. Et dis également à Doria de venir. Je vous veux toutes les deux à mes côtés. Avec un sourire entendu, Bellonda s’éloigna de sa démarche lourde. Afin de se préparer, Murbella s’avança sur le bord de son siège et redressa les épaules. Ses mains agrippèrent les gemmones à la fois dures et douces comme de la soie incrustées dans les bras du grand fauteuil. Après des années de violence, avec tous les hommes qu’elle avait réduits en esclavage et les femmes qu’elle avait tuées, elle savait comment prendre une attitude intimidante. Dès qu’elle eut bu son café, Murbella fit un signe de tête à Bellonda. La vieille Sœur posa le doigt sur un bouton de communication serti dans son oreille afin de faire venir les quémandeurs de la Guilde. Doria arriva précipitamment, se sachant en retard. Cette jeune femme ambitieuse, qui tenait actuellement le rôle de conseillère principale de la Mère Commandante au nom de la faction des Honorées Matriarches, s’était élevée dans la hiérarchie en tuant ses proches rivales tandis que d’autres Honorées Matriarches perdaient leur temps à se battre en duel avec des Bene Gesserit qui leur faisaient concurrence. Doria avait su reconnaître les composantes émergentes du pouvoir, et avait choisi d’être la déléguée auprès des vainqueurs plutôt que la dirigeante des vaincues. — Prenez place de chaque côté du trône. Qui est le représentant officiel ? La Guilde a-t-elle envoyé une personne particulièrement importante ? Murbella savait seulement que la délégation de la Guilde était venue dans la communauté de l’Ordre Nouveau en exigeant - non, en quémandant une entrevue avec elle. Avant la Bataille de Jonction, même la Guilde n’avait pas su où se trouvait le Chapitre. Les Sœurs tenaient leur planète-mère cachée derrière un écran de non-vaisseaux, et ses coordonnées ne figuraient dans aucun fichier de navigation de la Guilde. Mais une fois qu’elles eurent ouvert les barrières et que les Honorées Matriarches arrivèrent en masse, la localisation du Chapitre ne fut plus un secret aussi bien gardé. Même dans ces conditions, peu d’étrangers se rendaient directement à la Citadelle. — Ils ont envoyé leur administrateur humain de plus haut rang, dit Doria d’une voix dure et tranchante comme le silex, et un Navigateur. — Un Navigateur ? (Même Bellonda eut l’air surprise.) Ici ? En regardant son homologue d’un air renfrogné, Doria poursuivit : — J’ai reçu des informations du dock auquel le vaisseau de la Guilde s’est amarré. Il s’agit d’un Navigateur de la classe Edric, portant les marqueurs génétiques d’une très ancienne lignée. Murbella plissa son large front. Elle passa en revue ses connaissances directes aussi bien que les informations provenant de la chaîne des Autres Mémoires contenues dans son esprit. — Un Administrateur et un Navigateur ? (Elle s’autorisa un sourire glacial.) La Guilde doit avoir un message bien important à nous transmettre. — Il ne s’agit peut-être de rien d’autre qu’une façon de ramper à vos pieds, Mère Commandante, dit Bellonda. La Guilde a désespérément besoin d’épice. — Et c’est très bien comme ça! dit sèchement Doria. Bellonda et elle n’étaient jamais d’accord. Même si leurs discussions enflammées produisaient parfois des points de vue intéressants, pour l’instant Murbella trouvait cela puéril. — Cela suffit, vous deux. Je ne tolérerai pas que les hommes de la Guilde vous voient vous chamailler. De telles gamineries sont une preuve de faiblesse. Les deux conseillères se turent aussitôt, comme si une barrière s’était refermée sur leurs bouches. Tandis que les grandes portes de la salle s’ouvraient, les femmes en faction firent un pas de côté pour permettre à la délégation d’hommes vêtus de robes grises d’entrer. Les nouveaux arrivants étalent trapus et chauves, avec des visages légèrement déformés et des traits qui semblaient anormaux. Le programme génétique de la Guilde ne recherchait pas la perfection physique ni la séduction; il se concentrait sur une maximisation du potentiel du cerveau humain. En tête du groupe marchait à grands pas un homme de haute taille vêtu d’une robe argentée, et dont le crâne chauve était lisse comme le marbre, à l’exception d’une longue tresse blanche qui pendait de sa nuque comme un fil électrique. L’administrateur s’arrêta pour examiner la salle de ses yeux d’un blanc laiteux (bien qu’il n’eût pas l’air d’être aveugle), puis il s’avança pour laisser le passage à l’engin imposant qui le suivait. Derrière les hommes de la Guilde flottait un grand aquarium blindé, une cuve transparente en forme de bulle distordue remplie de gaz d’épice orange. De lourdes volutes métalliques formaient une armature de soutien enserrant le caisson. A travers l’épais cristoplaz, Murbella aperçut une silhouette difforme, pas tout à fait humaine, avec des membres minces et atrophiés comme si le corps n’était guère plus qu’une tige supportant le cerveau dilaté. Le Navigateur. Murbella se leva de son trône pour montrer qu’elle dominait la délégation au-dessous d’elle, et non pas comme un geste de respect. Elle se demanda combien de fois de tels délégués prestigieux s’étaient présentés devant des dirigeants politiques et des empereurs, pour s’imposer à eux grâce au puissant monopole que détenait la Guilde Spatiale sur le transport interstellaire. Cette fois-ci, pourtant, elle sentit une différence. Le Navigateur, le grand Administrateur et les cinq hommes d’escorte venaient à elle en humbles demandeurs. Tandis que les hommes d’escorte vêtus de gris baissaient la tête sous le regard de Sheeana, le représentant à la tresse vint se placer devant le caisson du Navigateur et s’inclina devant la Mère Commandante. — Je suis l’Administrateur Rentel Gorus. Nous représentons la Guilde Spatiale. — Manifestement, dit Murbella froidement. Comme s’il craignait d’être relégué au second rôle, le Navigateur vint flotter près du panneau incurvé à l’avant de sa cuve. Sa voix était déformée par les haut-parleurs/traducteurs incorporés aux montants de support. — Mère Supérieure du Bene Gesserit… ou devons-nous nous adresser à vous par votre titre de Très Honorée Matriarche ? Murbella savait que la plupart des Navigateurs vivaient tellement isolés et retirés qu’ils pouvaient à peine communiquer avec des humains normaux. Du fait que leur cerveau comportait des replis similaires à ceux du tissu de l’espace, ils étaient incapables de formuler une phrase compréhensible, et se contentaient de communier avec leur Oracle du Temps, une entité encore plus étrange et exotique. Pourtant, certains Navigateurs s’accrochaient encore à quelques lambeaux de leur passé génétique, acceptant de « s’entraver » pour pouvoir jouer le rôle d’intermédiaires avec les simples humains. — Vous pouvez m’appeler Mère Commandante, du moment que vous le faites respectueusement. Quel est votre nom, Navigateur ? — Je suis Edrik. Bien des membres de ma lignée ont eu affaire à des gouvernements et des individus, en remontant jusqu’à l’époque de l’Empereur Muad’Dib. Il nagea plus près des parois de son caisson, et Murbella put apercevoir les yeux d’un autre monde enfoncés dans sa grosse tête difforme. — Le passé historique m’intéresse moins que la situation difficile dans laquelle vous vous trouvez actuellement, dit Murbella en choisissant d’adopter le ton froid comme l’acier des Honorées Matriarches plutôt que l’approche diplomatique des Bene Gesserit. L’Administrateur était resté incliné, comme s’il s’adressait au plancher aux pieds de Murbella. — Lorsque Rakis a été détruite, tous ses vers des sables sont morts, et la planète-désert ne produit donc plus d’épice. Le problème est encore aggravé par le fait que les Honorées Matriarches ont tué les vieux Martres du Tleilax, de sorte que le secret de la fabrication du mélange dans les cuves axlotl a été perdu. — Une situation bien embarrassante, murmura Doria avec une petite grimace sarcastique. Quant à Murbella, elle plissa les lèvres en fronçant les sourcils. Elle resta debout. — Vous nous énoncez ces faits comme si nous n’étions pas au courant. Le Navigateur poursuivit en amplifiant sa voix afin de couvrir d’autres paroles de Gorus. — Autrefois, il y avait du mélange en abondance et nous avions plusieurs sources d’approvisionnement indépendantes. A présent, au bout d’une dizaine d’années seulement, il ne reste plus à la Guilde que ses propres réserves, et elles diminuent rapidement. Il devient difficile de se procurer de l’épice, même au marché noir. Murbella croisa les bras sur sa poitrine. A ses côtés, Bellonda et Doria avaient l’air extrêmement satisfaites. — Mais nous pouvons vous fournir de l’épice fraîche. Si nous décidons de le faire. Si vous nous donnez une bonne raison. Edrik flotta doucement dans son caisson. L’escorte de la Guilde détourna les yeux. La bande désertique qui entourait la Planète du Chapitre continuait de s’étendre chaque année. Des explosions d’épice s’étaient produites, et les vers des sables grandissaient, même s’ils n’étaient que l’ombre des monstres qui avaient autrefois sillonné les dunes de Rakis. Des dizaines d’années avant que les Honorées Matriarches n’oblitèrent Dune, l’ordre du Bene Gesserit avait constitué d’énormes réserves d’épice, qui était alors abondante. Au contraire, la Guilde Spatiale, voyant que l’offre était forte, avait considéré comme révolue l’époque où le mélange était rare et n’avait pris aucune précaution contre une éventuelle pénurie. Même le CHOM, l’antique conglomérat de marchands, avait été pris au dépourvu. Murbella s’approcha de la cuve et se concentra sur le Navigateur. Gorus croisa les mains et lui dit : — La raison pour laquelle nous sommes venus est évidente… Mère Commandante. Murbella répliqua : — Mes Sœurs et moi avons de bonnes raisons de couper votre approvisionnement. Interloqué, Edrik agita ses mains palmées dans le tourbillon de brume. — Mère Commandante, qu’avons-nous fait pour nous attirer votre déplaisir ? Elle haussa ses fins sourcils d’un air méprisant. — Votre Guilde savait que les Honorées Matriarches détenaient des armes de la Dispersion capables de détruire des planètes entières. Et vous avez quand même accepté de transporter les catins pour qu’elles nous attaquent! — Les Honorées Matriarches possédaient leurs propres vaisseaux de la Dispersion. Leur propre technologie… » commença à dire Gorus. — Mais elles volaient en aveugle, elles ignoraient tout de la cartographie de l’Ancien Empire jusqu’à ce que vous les guidiez. La Guilde leur a indiqué les cibles, les a conduites jusqu’aux mondes vulnérables. La Guilde est complice de l’extermination de milliards de vies - non seulement sur Rakis, mais également sur notre planète-bibliothèque de Lampadas et d’innombrables autres planètes. Tous les mondes du Bene Tleilax ont été écrasés ou conquis, tandis que nos propres Sœurs sont toujours esclaves sur Buzzell, à extraire des gemmones pour les Honorées Matriarches rebelles qui refusent de se soumettre à mon autorité. (Elle joignit les doigts.) La Guilde Spatiale est au moins pour partie responsable de ces crimes, et vous nous devez compensation. — Sans l’épice, les transports interstellaires et tout le commerce galactique vont être entravés! L’inquiétude perçait distinctement dans la voix de l’Administrateur Gorus. — Et alors ? La Guilde a déjà affiché son alliance avec les Ixiens en se servant d’appareils de navigation primitifs. Utilisez-les à la place de vos Navigateurs, si vos ressources en épice sont insuffisantes. Elle attendit pour voir s’il relèverait son bluff. — Ce sont des substituts bien inférieurs, insista Edrik. Bellonda intervint : — Les vaisseaux de la Dispersion ont volé sans épice ni Navigateurs. — Ils sont innombrables à s’être perdus, dit Edrik. Gorus fut prompt à passer à un ton de voix plus conciliant. — Mère Commandante, les machines des Ixiens n’étaient que des solutions de secours, à n’utiliser qu’en cas d’urgence. Nous ne nous sommes jamais reposés sur elles. Tous les vaisseaux de la Guilde doivent avoir un Navigateur opérationnel. — Ainsi donc, lorsque vous avez exhibé ces machines, ce n’était qu’un artifice pour faire baisser le prix du mélange ? Pour faire croire aux Prêtres du Dieu Fractionné et aux Tleilaxu que vous n’aviez pas besoin de ce qu’ils avaient à vendre ? (Elle fit une moue de dédain. Pendant les années où le Chapitre était resté caché, même le Bene Gesserit avait évité d’utiliser les vaisseaux de la Guilde. Les Sœurs conservaient les coordonnées de leur planète dans leur propre cerveau.) Et maintenant que vous avez besoin d’épice, il n’y a plus personne pour vous en vendre. Personne d’autre que nous. Murbella avait elle-même recours à la ruse. L’utilisation extravagante de mélange sur Chapitre était essentiellement pour la façade, une forme de bluff. Pour l’instant, les vers de la bande désertique ne produisaient qu’une quantité infime d’épice, mais le Bene Gesserit maintenait le marché actif en vendant le mélange de ses abondantes réserves, en laissant croire qu’il provenait des vers nouveau-nés dans la zone aride. Le moment viendrait où le désert de Chapitre serait effectivement aussi riche en épice que les sables de Rakis, mais pour l’instant, la supercherie des Sœurs était nécessaire pour accroître l’impression d’une puissance et d’une richesse sans limites. Et quelque part, un jour ou l’autre, il y aurait d’autres planètes qui produiraient du mélange. Avant la longue nuit des Honorées Matriarches, la Mère Supérieure Odrade avait dispersé des groupes de Sœurs dans des non-vaisseaux à travers l’espace inexploré. Elles transportaient des spécimens de truites des sables et des instructions détaillées sur la façon d’ensemencer de nouveaux mondes désertiques. En ce moment même, il y avait peut-être une douzaine d’autres « Dune » en train d’être créées. « Éliminons la cause principale d’échec », avait souvent dit Odrade à l’époque, et encore maintenant dans la Mémoire Seconde. Le goulet d’étranglement dû à la pénurie d’épice serait de nouveau résorbé, et de nouvelles sources de mélange apparaîtraient à travers la galaxie. Mais pour l’instant, c’était l’Ordre Nouveau qui en détenait le monopole avec une poigne de fer. Gorus s’inclina encore plus bas, refusant de lever ses yeux laiteux. — Mère Commandante, votre prix sera le nôtre. — Alors, le prix sera votre souffrance. Avez-vous déjà entendu parler des châtiments infligés par le Bene Gesserit ? (Elle aspira une grande bouffée d’air frais.) Votre requête est rejetée. Navigateur Edrik et Administrateur Gorus, vous pouvez dire à votre Oracle du Temps et à vos collègues Navigateurs que la Guilde recevra davantage d’épice quand… ou plutôt si je décide de vous en accorder. Elle ressentit une intense satisfaction et comprit qu’elle venait de la Présence Intérieure d’Odrade. Quand elle serait suffisamment affamée, la Guilde serait prête à faire exactement ce qu’elle voudrait. Tout cela faisait partie intégrante du grand projet. En tremblant, Gorus dit : — Votre nouvelle communauté de Sœurs est-elle capable de survivre sans la Guilde ? Nous pourrions venir avec une immense flotte de long-courriers et nous emparer de votre épice. Murbella eut un petit sourire intérieur, car elle reconnaissait bien la futilité de cette menace. — Admettons un instant votre supposition grotesque. Seriez-vous prêts à prendre le risque de détruire l’épice à jamais ? Nous avons placé des charges explosives munies de détonateurs ingénieux, afin de détruire les sables à épice en les inondant avec nos réserves d’eau au cas où nous détecterions le moindre signe d’incursion étrangère. Les derniers vers des sables mourraient. — Vous ne valez pas mieux que Paul Muad’Dib! s’écria l’homme de la Guilde. Il a proféré une menace similaire contre nous. — Je considère cela comme un compliment. Murbella regarda le Navigateur qui flottait dans son gaz d’épice, totalement décontenancé. Le crâne chauve de l’Administrateur était luisant de transpiration. Elle s’adressa alors aux cinq hommes d’escorte vêtus de gris. — Levez les yeux, regardez-moi, vous tous! Ils relevèrent la tête, et la peur se lisait sur leurs visages. Gorus leva la tête lui aussi, et le Navigateur vint coller son visage de mutant contre le cristoplaz transparent. Murbella s’adressa au contingent de la Guilde, mais ses paroles étaient également destinées aux deux factions de femmes qui écoutaient dans le grand hall. — Vous n’êtes que des imbéciles égoïstes. Un danger bien plus grand nous menace - un Ennemi suffisamment puissant pour avoir chassé les Honorées Matriarches de la Dispersion. Nous le savons tous. — Nous en avons entendu parler, Mère Commandante. (La voix de l’Administrateur exsudait le scepticisme.) Nous n’avons vu aucune preuve. Un éclair traversa le regard de Murbella. — Oh, vous pouvez me croire. Il arrive, mais la menace est tellement immense que personne - ni l’Ordre Nouveau, ni la Guilde Spatiale, ni le CHOM, ni même les Honorées Matriarches - ne sait comment y échapper. Nous nous sommes affaiblies et nous avons dépensé notre énergie en vaines querelles, pendant que nous méconnaissions le véritable danger. (Elle fit tournoyer sa robe ornée de serpents.) Si la Guilde nous apporte un soutien suffisant dans la bataille qui s’annonce, avec suffisamment d’enthousiasme, alors je reconsidérerai peut-être la question de vous donner accès à nos réserves de mélange. Si nous ne parvenons pas à résister à cet Ennemi impitoyable, le marchandage sur la fourniture d’épice sera de toute façon le cadet de nos soucis. Les Maîtres tirent-ils vraiment les ficelles - ou pouvons-nous nous servir des ficelles pour prendre les Maîtres au filet ? Maître du Tleilax Alef (présumé être une réplique de Danseur-Visage). Les représentants des Danseurs-Visages se rendirent dans une salle de conférence à bord d’un des vaisseaux de la Guilde utilisés par les Tleilaxu Égarés. Ils avaient été convoqués par les généticiens sorciers de la Dispersion pour recevoir de nouvelles instructions détaillées. Uxmal, un Tleilaxu de deuxième rang, assistait à la réunion en tant que greffier et observateur; il n’avait pas l’intention de prendre la parole, car cela lui aurait attiré une réprimande de la part de ses supérieurs. Il n’était pas suffisamment important pour assumer une telle responsabilité, particulièrement en la présence de l’équivalent d’un Maître, l’un de ceux qui se faisaient appeler les Aînés. Mais Uxtai était convaincu qu’un jour ou l’autre ils sauraient reconnaître ses talents. C’était un loyal Tleilaxu, un homme de petite taille à la peau grise et aux traits fins, dont la chair était imprégnée de métaux et de Moqueurs afin d’empêcher toute tentative d’espionnage par scanneur. Personne ne pouvait voler aux Tleilaxu Égarés les secrets de la génétique, le Langage de Dieu. Tel un gnome, l’Aîné Burair était perché sur son siège surélevé au bout de la table lorsque les Danseurs-Visages commencèrent à arriver un par un. Us étaient huit - un chiffre sacré pour les Tleilaxu, ce qu’Uxtai avait appris en étudiant les écrits anciens et en déchiffrant le sens gnostique secret des paroles du Prophète. Bien que ce fût l’Aîné Burair qui avait ordonné aux changeurs de forme de venir, Uxtai ressentit une étrange impression de malaise en leur présence, une impression qu’il ne pouvait préciser en pensée ni en mots. Les Danseurs-Visages avaient un aspect parfaitement banal, et ressemblaient à n’importe quel homme d’équipage. Au fil des années, ils avaient été mis en place à bord du vaisseau de la Guilde, où ils accomplissaient leurs tâches avec discrétion et efficacité; même la Guilde ne soupçonnait pas que des remplacements avaient été effectués. Cette nouvelle race de Danseurs-Visages avait considérablement infiltré les restes de l’Ancien Empire; ils pouvaient déjouer la plupart des tests, et même tromper une Diseuse de Vérité des sorcières. Burair et les autres dirigeants des Tleilaxu Égarés se vantaient souvent en ricanant d’avoir remporté la victoire tandis que les Honorées Matriarches et les Bene Gesserit s’agitaient vainement pour se préparer à affronter l’on ne savait quel mystérieux Ennemi. La véritable invasion était déjà bien avancée, et Uxtal éprouvait une admiration mêlée de crainte devant ce que les siens avaient accompli. Il était fier d’en faire partie. Sur un ordre de Burair, les Danseurs-Visages prirent place après un bref coup d’œil à l’un d’entre eux, qui semblait être leur porte-parole (même si Uxtai avait cru que toutes ces créatures étaient parfaitement identiques, comme des bourdons dans une ruche). Tout en griffonnant ses notes et en les observant, il se demanda pour la première fois si les Danseurs-Visages n’avaient pas leur propre organisation secrète, tout comme les dirigeants du Tleilax. Non, bien sûr que non. Les changeurs de forme avaient été conçus pour exécuter les ordres, pas pour avoir leurs propres pensées autonomes. Uxtal se concentra sur la discussion, en se rappelant de ne pas parler. Plus tard, il rédigerait une transcription de la réunion et distribuerait l’information aux autres Aînés des Tleilaxu Egarés. Son rôle était de servir d’assistant; s’il s’acquittait suffisamment bien de sa tâche, il pourrait s’élever dans la hiérarchie, et finir peut-être par obtenir le titre d’Aîné parmi son peuple. Comment imaginer rêve plus magnifique que celui-là ? Devenir un des nouveaux Martres! L’Aîné Burair et le kehl - ou conseil - actuel représentaient la race des Tleilaxu Égarés et leur Grande Croyance. À part Burair, il n’y avait que six autres Aînés - un total de sept, alors que huit constituait le chiffre sacré. Bien qu’il ne l’exprimât jamais tout haut, Uxtal considérait qu’ils devraient rapidement nommer quelqu’un d’autre, ou même lui accorder cette promotion, afin que les nombres prescrits soient en parfait équilibre. Burair promena son regard sur les Danseurs-Visages en plissant les lèvres de mécontentement. — J’exige un rapport sur l’avancement de vos tâches. Quelles archives avez-vous pu récupérer sur les mondes tleilaxu détruits ? Nous en savons à peine assez sur leur technologie pour poursuivre notre mission sacrée. Nos cousins disparus en savaient beaucoup plus que ce que nous avons pu retrouver. Cela n’est pas acceptable. L’expression impassible du « chef » des Danseurs-Visages, vêtu de son uniforme de la Guilde, s’éclaira d’un sourire, il s’adressa à ses camarades comme s’il n’avait pas entendu l’Aîné. — J’ai reçu notre nouvelle série d’ordres. Nos principales instructions restent inchangées. Nous devons retrouver le non-vaisseau qui s’est échappé de Chapitre. Les recherches doivent se poursuivre. À la grande surprise d’Uxtal, les autres Danseurs-Visages se détournèrent de Burair pour se concentrer sur leur porte-parole. Irrité, l’Aîné frappa de son petit poing sur la table. — Un non-valsseau échappé ? Que nous importe un non-vaisseau ? Qui êtes-vous - lequel êtes-vous ? Je n’arrive jamais à vous distinguer, même pas à l’odeur. Le chef des Danseurs-Visages regarda Burair et sembla se demander s’il ailait répondre à la question. — Pour le moment, on m’appelle Khrone. Adossé au mur recouvert de cuivre, Uxtal porta son regard sur l’Aîné Burair. Il n’arrivait pas à saisir les courants sous-jacents de la situation présente, mais il sentait une étrange menace. Il y avait tant de choses juste au-delà de son champ de compréhension. — Votre priorité, poursuivit Burair d’un air déterminé, est de redécouvrir la façon de fabriquer le mélange au moyen des cuves axlotl. D’après le savoir ancien que nous avons emporté avec nous dans la Dispersion, nous savons nous servir des cuves pour créer des gholas - mais pas pour fabriquer l’épice, une technique que nos cousins ont mise au point durant la Grande Famine, bien après le départ de notre lignée de Tleilaxu. Quand les Tleilaxu Égarés étaient revenus de la Dispersion, leurs cousins ne les avaient acceptés qu’avec hésitation, et ne les avaient laissés réintégrer la race qu’en tant que citoyens de seconde zone. Uxtal trouvait cela injuste. Mais ses frères étrangers et lui, tous des fils prodigues du point de vue des Tleilaxu d origine, avaient supporté les remarques désobligeantes dont ils étaient l’objet, en se souvenant d’une citation importante du catéchisme de la Grande Croyance : « Seuls ceux qui sont vraiment perdus peuvent espérer un jour trouver la vérité. Ne vous nez pas à vos cartes, mais plutôt à Dieu qui vous guide. » Avec le temps, les Aînés revenus de la Dispersion avaient fini par comprendre que ce n’était pas eux qui étaient « égarés », mais bien plutôt les Maîtres d’origine qui s’étaient écartés de la Grande Croyance. Seuls les Tleilaxu Égarés - qui s’étaient forges dans les épreuves de la Dispersion - avaient su conserver la venté des commandements de Dieu, tandis que les hérétiques se complaisaient dans des illusions fallacieuses. Finalement, les Tleilaxu Egarés s’étalent rendu compte qu’il leur faudrait rééduquer leurs frères égarés, ou les éliminer. Pour se l’être entendu dire bien des fois, Uxtal comprenait que les Tleilaxu Égarés étaient infiniment supérieurs. Les Maîtres d’origine étaient cependant très soupçonneux, et ils n’avaient jamais fait entièrement confiance aux étrangers, même pas à ceux de leur propre race. Dans le cas présent, leur Paranoïa chronique n’avait pas été sans fondement, car les Tleilaxu Egarés s’étaient effectivement ligués avec les Honorées Matriarches. Ils s’étaient servis de ces femmes effroyables comme d’un outil pour réaffirmer la prédominance de la Grande Croyance sur leurs cousins trop placides. Les catins avaient anéanti les mondes des Tleilaxu d’origine, éliminant chacun de leurs Maîtres (une réaction plus extrême que ce qu’Uxtai avait imaginé). La victoire aurait dû être assez simple à obtenir. Néanmoins, au cours de cette réunion, Khrone et ses compagnons ne se comportaient pas comme prévu. Dans la pièce aux Parois de cuivre, Uxtai remarqua des changements subtils dans leur attitude, et il vit l’expression préoccupée de l’Aîné Burair. Nos priorités sont différentes des vôtres, déclara Khrone sans détour. Uxtal réprima une exclamation de surprise. Burair était si mécontent que son teint gris vira au pourpre. Des priorités différentes ? Comment d’autres ordres pourraient-ils se substituer aux miens, moi qui suis un Aîné des Tleilaxu ? (Son rire sonna comme du métal crissant sur une ardoise.) Ah, oui, je me souviens maintenant de cette histoire idiote! Vous voulez parler de ce vieil homme et de cette vieille femme qui communiquent de très loin avec vous ? Oui, répondit Khrone. D’après leurs projections, il y a à bord du non-vaisseau en faite quelque chose, ou quelqu’un, de la plus grande importance pour eux. Nous devons le trouver, nous en emparer, et le leur livrer. Uxtal trouvait tout cela tellement incompréhensible qu’il ne put s’empêcher d’intervenir : — De quels vieillards parlez-vous ? On ne lui disait jamais les choses qu’il avait besoin de connaître. Burair jeta un coup d’oeil dédaigneux à son assistant. — Ce ne sont que des délires de Danseurs-Visages. Khrone abaissa son regard vers l’Aîné avec l’expression d’un homme qui aperçoit une larve. — Leurs projections sont infaillibles. Il y a à bord du non-vaisseau, ou il y aura, le point d’appui nécessaire pour influer sur le déroulement de la bataille à la fin de l’univers. Cet objectif l’emporte largement sur votre besoin d’une source d’approvisionnement commode pour l’épice. — Mais… mais comment le savent-ils ? demanda Uxtal, surpris d’avoir le courage de parler. S’agit-il d’une prophétie ? Il essaya d’imaginer un code numérique qui pouvait s’appliquer, un de ceux enfouis dans les écrits sacrés. Burair lui dit sèchement : — Prophétie, prescience, ou je ne sals quelle sorte de projection mathématique bizarre… cela n’a aucune importance! Khrone se leva, et l’Aîné eut l’air de rapetisser. — Au contraire, c’est vous qui n’avez aucune importance. (Il se tourna vers les autres Danseurs-Visages tandis que l’Aîné restait muet sous le choc.) Nous devons porter nos réflexions et nos efforts vers la découverte de l’endroit où ce non-valsseau est parti. Nous sommes partout, mais trois années se sont écoulées et la piste a refroidi. Les sept autres changeurs de forme acquiescèrent, s’exprimant dans une sorte de murmure rapide qui évoquait un bourdonnement d’insectes. — Nous les trouverons. — Ils ne peuvent nous échapper. — Le filet tachyonique se déploie très loin et se resserre. — Nous trouverons le non-vaisseau. — Je ne vous donne pas l’autorisation d’entreprendre ces recherches stupides! s’écria Burair. (Uxtal aurait voulu pouvoir l’applaudir.) Vous devez vous plier à mes ordres. Je vous ai dit de fouiller les planètes tleilaxu conquises, d’explorer les laboratoires des Maîtres disparus, et d’apprendre leurs méthodes pour créer l’épice dans les cuves axlotl. Non seulement nous en avons besoin nous-mêmes, mais c’est une substance infiniment précieuse que nous pourrons utiliser pour mettre fin au monopole du Bene Gesserit, et acquérir la puissance commerciale qui est notre dû. Il avait débité ce grand discours comme s’il s’attendait à ce que les Danseurs-Visages se lèvent et crient leur approbation. — Non, dit Khrone avec emphase. Telle n’est pas notre intention. Uxtal fut atterré, Il n’avait jamais lui-même imaginé de défier un Aîné, et voilà qu’un simple Danseur-Visage osait le faire! Il se recroquevilla contre la paroi de cuivre, comme s’il espérait pouvoir s’y enfoncer et disparaître. Ce n’était pas comme cela que les choses devaient normalement se passer. Furieux et décontenancé, Burair se tortillait sur sa chaise. — Nous avons créé les Danseurs-Visages, et vous obéirez à nos ordres. (Il se leva en reniflant d’un air dédaigneux.) Je me demande vraiment pourquoi je discute avec vous. Comme animés d’un seul esprit, les Danseurs-Visages se levèrent tous en même temps. De là où ils étaient placés autour de la table, ils empêchaient l’Aîné Burair de rejoindre la sortie. Celui-ci se rassit sur son siège haut, et parut tout à coup très inquiet. — Etes-vous sûr que c’est vous, les Tleilaxu Égarés, qui nous avez créés… ou ne nous avez-vous pas simplement trouvés dans la Dispersion ? demanda Khrone. Il est vrai que dans les brumes lointaines du passé, un Martre du Tleilax a été responsable de notre matériau génétique originel. Il a procédé à des modifications et nous a envoyés aux confins de l’univers peu de temps avant la naissance de Paul Muad’Dib. Mais nous avons évolué depuis. Comme si un voile s’était levé simultanément de leurs visages, Khrone et ses compagnons se brouillèrent et se modifièrent. Leurs expressions humaines ordinaires fondirent et s’effacèrent, et les Danseurs-Visages retrouvèrent leur aspect totalement impassible, un ensemble de traits banals et pourtant, d’une façon inquiétante, inhumains : de petits yeux noirs enfoncés, un nez camus, une bouche molle. Leur peau était pâle et flasque, et le peu de cheveux qu’ils avaient étaient blancs et hérissés. En se servant d’une carte génétique, ils pouvaient modifier leurs muscles et leur épiderme pour imiter n’importe quel humain. — Nous n’avons plus besoin de faire d’efforts pour maintenir des illusions, déclara Khrone. Cette tromperie est devenue une perte de temps. Uxtal et l’Aîné Burair les regardèrent médusés. Khrone poursuivit : — Il y a bien longtemps, les Maîtres du Tleilax originels ont amorcé la genèse de ce que nous sommes devenus. Vous, Aîné Burair, ainsi que vos compagnons, vous n’êtes que de pales copies, des souvenirs dilués de l’ancienne grandeur de votre race. Nous nous sentons insultés que vous puissiez vous considérer comme nos martres. Trois des Danseurs-Visages s’approchèrent du haut siège de l’Aîné Burair. L’un d’eux se plaça derrière lui, tandis que les deux autres l’encadraient. L’Aîné semblait en proie à une peur grandissante. Uxtai eut l’impression qu’il allait s’évanouir. Il osait à peine respirer et aurait voulu s’enfuir, mais il savait qu’il y avait d’autres Danseurs-Visages que ces huit-là à bord du vaisseau de la Guilde. Il ne pourrait jamais s’en sortir vivant. — Arrêtez! Je vous l’ordonne! Burair essaya de se lever, mais les deux Danseurs-Visages qui l’encadraient appuyèrent sur ses épaules tombantes pour l’empêcher de quitter son siège. Khrone dit : — Ce n’est pas étonnant que les autres vous appellent « Égarés ». Vous, les Maîtres de la Dispersion, avez toujours été aveugles. Le troisième Danseur-Visage qui se tenait derrière lui tendit les deux mains pour en couvrir les yeux de Burair. Se servant de ses index, il se mit à appuyer en serrant le crâne de Burair comme dans un étau. L’Aîné poussa un cri déchirant. Ses globes oculaires éclatèrent; du sang et divers autres fluides coulèrent sur ses joues. Khrone eut un petit rire qui semblait artificiel. — Vos camarades tleilaxu sauront peut-être vous fabriquer des yeux métalliques comme autrefois. Ou serait-ce là une autre technologie dont vous avez perdu le secret ? Les hurlements de Burair cessèrent brusquement quand le Danseur-Visage lui fit pivoter la tête et lui brisa la nuque, il ne fallut que quelques instants au changeur de forme pour absorber une profonde empreinte; son corps se déforma, rapetissa et son visage prit les traits fins de l’Aîné. Quand la transition fut complète, il plia ses petits doigts et sourit en regardant le corps ensanglanté étendu à ses pieds, parfaitement identique. — Encore un de remplacé, dit le Danseur-Visage. Encore un ? Uxtal se figea, essayant de se retenir de crier, et regrettant de ne pas pouvoir devenir invisible. Les changeurs de forme se tournèrent alors vers l’assistant. N’ayant d’autre recours que la servilité, celui-ci tendit les mains en signe de soumission totale, bien qu’il doutât que cela pût servir à grand-chose. Ils allaient le tuer pour le remplacer. Personne n’en saurait jamais rien. Un doux gémissement s’échappa de sa gorge. — Nous ne ferons plus semblant que vous êtes nos maîtres, lui dit Khrone. Les Danseurs-Visages s’écartèrent du cadavre de Burair. Sa copie se pencha et essuya ses doigts couverts de sang sur le vêtement froissé de l’Aîné. — Cependant, poursuivit Khrone, nous avons encore besoin pour notre plan global de certains procédés du Tleilax, et nous devons pour cela conserver une partie du matériau génétique d’origine - à condition que tu sois adéquat. (Il s’approcha tout près d’Uxtal et le fixa de son regard dur.) Comprends-tu l’aspect hiérarchique ? As-tu conscience de qui est ton véritable maître ? C’est à peine si Uxtal fut capable de répondre d’une voix rauque: — Oui… oui… bien sûr. Trois années d’errance à bord de ce vaisseau! Notre peuple comprend naturellement la recherche merveilleuse de la Terre Promise. Nous supporterons les épreuves comme nous les avons toujours supportées. Nous serons patients comme nous l’avons toujours été. Et pourtant, la voix du doute qui est en moi demande : « Quelqu’un sait-il où nous allons ? » Le Rabbi, discours à ses fidèles à bord du non-vaisseau. Les passagers juifs avaient toute la liberté qu’ils pouvaient souhaiter dans le vaisseau géant, mais Sheeana savait que toute prison a ses barreaux, et tout campement ses clôtures. La seule Révérende Mère parmi les Juifs réfugiés, une femme nommée Rebecca, recherchait ses limites avec diligence et une curiosité discrète. Elle avait toujours intrigué Sheeana : une Révérende Mère différente des autres, une femme qui avait supporté l’Agonie sans l’aide de la formation du Bene Gesserit. L’idée même stupéfiait Sheeana, mais d’autres anomalies semblables s’étaient produites au cours de l’histoire. Elle accompagnait souvent Rebecca dans ses promenades contemplatives, dont chacune était plus un voyage de l’esprit qu’une tentative d’atteindre une pièce ou un pont précis. — Est-ce que nous allons simplement tourner en rond encore une fois ? demanda d’une voix plaintive le Rabbi, qui s’était joint à elles, (li avait été un docteur Suk autrefois, et préférait toujours évaluer l’intérêt d’une activité avant de s’y engager.) Pourquoi devrais-je perdre mon temps en actions futiles quand je pourrais étudier la parole de Dieu ? Le Rabbi se comportait comme si elles l’avaient obligé à venir avec elles. En ce qui le concernait, son devoir était d’étudier la Torah comme une fin en soi, mais Sheeana savait que les femmes juives étaient obligées de l’étudier pour connaître l’application pratique de ses lois. Rebecca était allée bien plus loin dans ces deux domaines. — Toute existence est un voyage. Nous sommes portés au rythme de la vie, que nous choisissions de courir ou de rester immobiles, dit Sheeana. Le Rabbi prit un air renfrogné et se tourna vers Rebecca pour chercher un soutien, mais en vain. — Ne m’infligez pas vos platitudes de Bene Gesserit, dit-il. Le mysticisme judaïque est bien plus ancien que tout ce que vos sorcières ont pu imaginer. — Préféreriez-vous que je vous cite votre Kabbale ? De nombreuses autres vies en moi l’ont étudiée en profondeur, même si en principe elles n’en avaient pas le droit. Le judaïsme est tout à fait fascinant. Le Rabbi parut interloqué, comme si elle lui avait dérobé quelque chose. Il remonta ses lunettes sur son nez et se rapprocha de Rebecca, essayant d’exclure Sheeana. À chaque fois que le vieil homme se joignait à leurs conversations, cela tournait au conflit entre Sheeana et le Rabbi, il insistait pour rester sur le terrain de l’érudition plutôt que d’accepter l’expérience directe que Sheeana portait en elle à travers les millions d’Autres Mémoires. Elle en retirait l’impression d’être pratiquement invisible. Malgré le pouvoir qu’elle exerçait à bord du non-vaisseau, le Rabbi ne considérait pas Sheeana comme un élément affectant les préoccupations de ses fidèles, et Rebecca se débrouillait très bien toute seule. Ils étaient maintenant dans les coursives incurvées menant aux niveaux inférieurs. Rebecca marchait en tête. Elle avait noué ses longs cheveux bruns en une tresse épaisse, qui ressemblait un peu à un morceau de bois flotté tant elle était parsemée de mèches grises. Comme à son habitude, elle portait une robe ample en tissu gris. Le Rabbi était juste derrière elle, s’efforçant de se placer de telle sorte que Sheeana soit obligée de marcher derrière eux. Sheeana trouvait cela amusant. Le Rabbi ne manquait jamais une occasion de sermonner Rebecca quand elle laissait ses pensées vagabonder au-delà des limites de ce que le Rabbi considérait comme convenable. Il la rudoyait souvent, en lui rappelant qu’elle était irrémédiablement souillée à ses yeux à cause de ce que le Bene Gesserit lui avait fait. Quel que soit le mépris que manifestait le vieil homme, Sheeana savait que Rebecca avait droit à la reconnaissance éternelle des Sœurs. Des générations auparavant, les Juifs clandestins avaient conclu avec le Bene Gesserit un pacte de protection mutuelle. Les Sœurs leur avaient donné asile à plusieurs reprises au cours de l’histoire, les cachant et les emmenant loin des pogromes et des persécutions, après que de violentes vagues d’intolérance se furent de nouveau soulevées contre les enfants d’Israël. En échange, les Juifs avaient été dans l’obligation de protéger les Sœurs du Bene Gesserit contre les Honorées Matriarches. Quand les féroces catins avaient débarqué sur Lampadas, le monde-bibliothèque du Bene Gesserit, avec l’intention manifeste de le détruire, les Bene Gesserit avaient Partagé leurs propres mémoires. Des millions d’existences s’étaient déversées dans des milliers d’esprits, qui les avaient à leur tour distillées dans des centaines d’autres, et ces centaines d’esprits avaient tous fait le Partage dans une seule Révérende Mère, Lucilla, qui avait réussi à s’échapper avec ces connaissances irremplaçables. Lucilla s’était enfuie sur Gammu où elle avait demandé protection aux Juifs qui y étaient cachés, mais les Honorées Matriarches s’étaient lancées à sa recherche. La seule façon de préserver l’immensité de Lampadas qui résidait dans son esprit avait été de la Partager avec un réceptacle inattendu - la Révérende Mère Rebecca -, puis de se livrer elle-même en sacrifice. Rebecca avait donc accepté de recueillir dans son cerveau toutes ces pensées désespérées, et les avait préservées après que les catins eurent tué Lucilla. Elie avait finalement remis son trésor inestimable au Bene Gesserit, qui avait accepté les connaissances rescapées de Lampadas et les avait largement distribuées parmi les femmes du Chapitre. C’est ainsi que les Juifs avaient rempli leurs obligations ancestrales. Une dette est une dette, songea Sheeana. L’honneur est l’honneur. La vérité est la vérité. Mais elle savait que Rebecca avait été à jamais transformée par cette expérience. Comment aurait-elle pu ne pas l’être, après avoir vécu les existences de millions de Sœurs - des millions qui pensaient différemment, qui avaient vécu des situations stupéfiantes, qui considéraient comme normales des attitudes et des opinions qui étaient des anathèmes aux yeux du Rabbi ? Ce n’était pas étonnant que Sheeana et Rebecca lui fassent peur et l’intimident. Quant à Rebecca, bien qu’elle eût Partagé ces mémoires avec d’autres, elle portait encore en elle ce kaléidoscope, cette chaîne d’existences qui remontait jusqu’à des millions de passés. Comment s’attendre à ce qu’elle abandonne tout cela et revienne aux simples connaissances apprises par cœur ? Elle avait perdu son innocence. Même le Rabbi devait le comprendre. Le vieil homme avait été le professeur de Rebecca, et son mentor. Avant Lampadas, il pouvait arriver qu’elle débatte avec lui, afin d’aiguiser son esprit et son intelligence, mais jamais elle n’aurait mis ses propos en doute. Sheeana était désolée de ce que cette femme avait perdu. Désormais, Rebecca ne pouvait manquer de voir les immenses failles dans la compréhension du Rabbi. C’est une chose terrible de découvrir que votre mentor ne sait pas grand-chose. La vision qu’avait le vieil homme de l’univers couvrait à peine la pointe du sommet d’un iceberg. Un jour, Rebecca avait confié à Sheeana qu’elle regrettait la relation innocente qu’elle avait eue autrefois avec le Rabbi, mais qu’elle ne pourrait jamais la retrouver. Le Rabbi marchait d’un pas décidé au côté de Rebecca. Il portait une calotte blanche sur son crâne dégarni. Ses vêtements sombres flottaient sur sa frêle carrure, mais il refusait de les faire ajuster ou de s’en faire tailler de nouveaux. Sa barbe grise avait pâli au cours des dernières années, contrastant avec son visage tanné, mais il était encore en excellente santé. Les joutes verbales ne semblaient pas déranger Rebecca, mais Sheeana avait cependant appris à ne pas pousser le Rabbi au-delà d’une certaine limite dans les débats philosophiques. Chaque fois qu’il était sur le point d’être vaincu dans la discussion, le vieil homme se mettait à citer avec véhémence quelque extrait de la Torah, sans nécessairement en avoir compris tous les sens cachés, et s’éloignait dignement en faisant mine d’avoir triomphé. Ils passèrent tous trois de niveau en niveau jusqu’à ce qu’ils atteignent la section où se trouvait la prison du non-vaisseau. Ce vaisseau volé avait été construit par des ingénieurs venus de la Dispersion et utilisé par les Honorées Matriarches, probablement avec l’aide de ces fourbes de la Guilde Spatiale. Tout grand vaisseau - même à l’époque des grands voiliers sur les océans de la Terre presque oubliée - contenait des cellules pour enfermer les individus indisciplinés. Le Rabbi sembla s’agiter lorsqu’il remarqua où Rebecca les avait conduits. Quant à Sheeana, elle savait très bien qui était détenu dans la prison : les Futars. Rebecca venait-elle souvent leur rendre visite ? Moitié hommes, moitié bêtes. Sheeana se demanda si les catins s’étaient servies de ces cellules comme salles de torture, comme dans une antique Bastille. Ou y avait-il eu des prisonniers dangereux à bord de ce vaisseau ? Dangereux. H n’y avait rien de plus dangereux que ces quatre Futars - des hommes-animaux créés dans les franges d’ombre de la Dispersion, des hybrides puissamment musclés à mi-chemin entre l’homme et la bête. C’étaient des chasseurs nés, avec un pelage raide, de longs crocs et des griffes acérées, des animaux faits pour traquer et tuer. — Pourquoi sommes-nous descendus ici, ma fille ? Que cherches-tu auprès de ces… ces créatures inhumaines ? — Je cherche toujours des réponses, Rabbi. — Une démarche honorable, dit Sheeana qui se tenait derrière eux. Il se tourna brusquement et répliqua d’une voix sèche. — Il y a des réponses qu’il vaudrait mieux ne jamais connaître. — Et il y a des réponses qui nous aident à nous protéger de l’inconnu, dit Rebecca. Mais il était clair, au ton de sa voix, qu’elle savait bien qu’elle ne réussirait jamais à le convaincre. Rebecca et Sheeana s’arrêtèrent devant la paroi transparente d’une des zones de détention, tandis que le Rabbi restait un peu en retrait. Sheeana ressentait toujours un mélange de curiosité et de dégoût devant les Futars. Même dans leur espace confiné, ils entretenaient leur puissante musculature en faisant les cent pas et en tournant en rond. Ils se déplaçaient sans but apparent, séparés les uns des autres par les murs des cellules, passant de la paroi latérale à la porte en cristoplaz, puis au mur du fond, pour recommencer cette ronde sans fin, vérifiant et revérifiant les limites de leur prison. Les prédateurs sont des optimistes, se rendit compte Sheeana. Ils sont obligés de l’être. Elie voyait l’énergie accumulée en eux, et comprenait leurs besoins primitifs. Les Futars rêvaient de pouvoir à nouveau parcourir les forêts, traquer leur proie et enfoncer leurs griffes et leurs crocs dans une chair soumise. Au cours d’un combat sur Gammu, les Juifs réfugiés s’étaient précipités vers les troupes du Bene Gesserit en exigeant la protection qui leur était due conformément au pacte ancien. Au même moment, quatre Futars évadés s’étaient présentés en demandant à être conduits auprès de « Belluaires ». Ensuite, les prédateurs semi humains avaient été détenus à bord du vaisseau en attendant que le Bene Gesserit décide de ce qu’il convenait d’en faire. Quand le non-vaisseau était parti dans le «nulle part », Sheeana et Duncan avaient emmené tout le monde avec eux. Sentant la présence des visiteurs, l’un des Futars se précipita vers la paroi de cristoplaz de sa cellule. Il se pressa contre elle, le pelage hérissé, ses yeux vert olive luisant d’énergie et de curiosité. — Vous Belluaires ? (Le Futar huma l’air avec sa truffe, mais la barrière de cristoplaz était impénétrable. Avec une déception et un dédain manifestes, il rentra les épaules et s’éloigna.) Vous pas Belluaires. — Ça sent mauvais ici, ma fille. (La voix du Rabbi était chevrotante.) Il doit y avoir un problème avec les grilles de ventilation. Sheeana n’arrivait pas à détecter de différence dans l’air. Rebecca jeta un coup d’œil en coin vers le Rabbi, avec une expression de défi sur son visage aux traits tirés. — Pourquoi les haïssez-vous tant, Rabbi ? Ce n’est pas leur faute s’ils sont ce qu’ils sont. Faisait-elle égaiement allusion à elle-même ? Il eut une réponse habile. — Ce ne sont pas des créatures de Dieu. Ki-layim. La Torah interdit explicitement de mélanger les races. Il est même défendu d’atteler deux animaux d’espèces différentes à une même bride pour labourer un champ. Ces Futars sont… anormaux sur bien des plans. (Le Rabbi se renfrogna.) Comme tu devrais très bien le savoir, ma fille. Les quatre Futars continuaient de tourner en rond dans leurs cages. Rebecca ne voyait pas comment elle pourrait les aider. Quelque part dans la Dispersion, les « Belluaires » avaient créé la race des Futars dans le but précis de chasser et de tuer les Honorées Matriarches, qui à leur tour avaient capturé et domestiqué quelques Futars. Aussitôt qu’ils avaient décelé un espoir de liberté sur Gammu, ces hommes-animaux s’étaient échappés. — Pourquoi tenez-vous tellement à retrouver les Belluaires ? demanda Sheeana au Futar sans être sûre qu’il comprendrait la question. Rapide comme un serpent, l’homme-animal releva la tête et s’avança. — Besoin Belluaires. En se penchant plus près, Sheeana vit de la violence dans les yeux de la créature, mais elle perçut aussi de l’intelligence mêlée à un désir profond. — Pourquoi avez-vous besoin des Belluaires ? Sont-ils simplement vos maîtres ? Ou y a-t-il un autre lien entre vous ? — Besoin Belluaires. Où sont Belluaires ? Le Rabbi secoua la tête, ignorant de nouveau la présence de Sheeana. — Tu vois, ma fille ? Les animaux sont incapables de comprendre ce que signifie la liberté. Ils ne comprennent rien d’autre que ce qu’on les a élevés et dressés à comprendre. (Il agrippa le bras mince de Rebecca, en feignant d’avoir besoin de ce support, et l’éloigna de la cellule. Sheeana perçut ce qu’il y avait de révulsion dans la conduite du vieil homme, comme si elle sentait la chaleur des flammes d’une fournaise.) Ces hybrides sont une abomination », ajouta-t-il à voix basse, en grognant lui-même presque comme un animal. Rebecca échangea un rapide regard entendu avec Sheeana avant de répondre : — J’al vu des abominations bien pires, Rabbi. C’était une chose que toutes les Révérendes Mères comprenaient très bien. Alors qu’ils revenaient de la prison, Sheeana fut surprise de voir Garimi sortir de l’ascenseur et se précipiter vers elle avec la grâce silencieuse d’une Bene Gesserit. Son visage était pâle et troublé. — De pires abominations ? Nous venons justement d’en trouver une. Quelque chose que les catins ont laissé derrière elles. Sheeana sentit un nœud se former dans sa gorge. — De quoi s’agit-il ? — Une ancienne salle de torture. Duncan l’a découverte, li te demande de venir. Nous disposons du corps de notre Sœur afin qu’elle repose à jamais, quoique son esprit et ses souvenirs ne seront jamais réduits au silence. Même la mort ne peut détourner une Révérende Mère de sa tâche. Cérémonial funèbre du Bene Gesserit. Pour avoir dirigé bien des batailles, le Bashar Miles Teg avait assisté à plus que sa part de cérémonies d’enterrement. Celle-ci, pourtant, lui semblait étrangement peu familière, en ce qu’elle exprimait des souffrances de temps très anciens que le Bene Gesserit se refusait à oublier. Tous les occupants du vaisseau s’étaient rassemblés solennellement sur le pont principal, près d’un des petits sas de transbordement. La salle avait beau être vaste, les cent cinquante participants s’étaient serrés contre les parois pour la cérémonie. Sheeana, Garimi et deux autres Révérendes Mères, qui s’appelaient Elyen et Calissa, se tenaient sur une plate-forme surélevée au centre de la pièce. Près de l’accès au sas, enveloppés d’étoffe noire, étaient disposés les cinq corps récupérés dans la salle de torture des Honorées Matriarches. Non loin de Teg, Duncan se tenait au côté de Sheeana - il avait laissé la passerelle de navigation déserte pour la durée de l’enterrement. Bien qu’il jouât ostensiblement le rôle de capitaine du non-vaisseau, ces femmes du Bene Gesserit ne laisseraient jamais un homme - fût-il un ghola aux cent vies - exercer une quelconque autorité sur elles. Depuis qu’ils avaient émergé de l’étrange univers distordu, Duncan n’avait pas réenclenché les générateurs Holtzman, ni changé de cap. Sans aucun support de navigation, chaque saut dans les replis de l’espace comportait un risque considérable, et c’est pourquoi le non-vaisseau flottait maintenant dans le vide, Bans coordonnées. Duncan aurait pu enregistrer les systèmes solaires proches dans la projection à longue portée et repérer des planètes méritant éventuellement d’être explorées, mais il avait préféré laisser le vaisseau dériver sans destination précise. Au cours des trois années passées dans l’autre univers, ils n’avaient rencontré aucune trace du couple de vieillards, ni de l’immense filet qui, ainsi que l’affirmait Duncan, était toujours à leur recherche. Teg ne mettait pas en doute ses craintes concernant ces mystérieux chasseurs que lui seul pouvait voir, mais le jeune Bashar souhaitait aussi pouvoir mettre fin à leur odyssée - ou du moins marquer une pause. Les lèvres pincées et le visage sombre, Garimi contemplait les corps momifiés. — Voyez comme nous avons eu raison de quitter Chapitre. Quelle autre preuve serait nécessaire pour démontrer que les sorcières et les catins ne peuvent se mélanger ? Sheeana s’adressa à tous en élevant la voix. — Pendant trois ans, nous avons transporté avec nous les corps de nos Sœurs sans savoir qu’elles étaient ici. Pendant tout ce temps, elles n’ont pu trouver le repos. Ces Révérendes Mères sont mortes sans avoir pu Partager, sans avoir ajouté leurs vies à la Mémoire Seconde. Nous pouvons les imaginer, mais nous ne pouvons connaître les souffrances qu’elles ont endurées avant d’être tuées par les catins. — Nous savons qu’elles ont refusé de révéler l’information que les catins ont tenté de leur arracher, dit Garimi La Planète (lu Chapitre est restée intacte et nos secrets bien gardés, jusqu’à ce que Murbella conclue cette alliance contre nature. Teg acquiesça intérieurement. Quand les Honorées Matriarches étaient retournées dans l’Ancien Empire, elles avaient exigé de connaître le secret des Bene Gesserit qui leur permettait de contrôler leur propre métabolisme, sans doute pour se protéger contre d’éventuelles nouvelles épidémies comme celles que l’Ennemi avait déclenchées contre elles. Les Sœurs avaient toutes refusé. Et elles en étaient mortes. Personne ne connaissait l’origine des Honorées Matriarches. Après la Grande Famine, quelque part dans les régions les plus lointaines de la Dispersion, des Révérendes Mères indépendantes du Bene Gesserit avaient peut-être rencontré l’un des derniers groupes de Truitesses de Leto II. Pourtant, cette fusion ne pouvait expliquer le germe de violence et de vengeance dans leur composition génétique. Les catins avaient détruit des planètes entières dans leur rage d’avoir été repoussées par le Bene Gesserit, puis par les anciens Tleilaxu. Teg savait qu’il avait dû y avoir de nombreux cadavres de Mères Révérendes dans de nombreuses salles de torture au cours des dix années écoulées. Le vieux Bashar avait lui-même fait connaissance avec les interrogatrices des Honorées Matriarches, et leurs effroyables appareils de torture, lorsqu’il était sur Gammu. Même un commandant militaire endurci ne pouvait résister à l’incroyable agonie provoquée par leurs sondes T, et il avait été profondément changé par cette expérience, même si le résultat avait été différent de ce que ces femmes espéraient… Au cours de la cérémonie, Sheeana prononça les noms des cinq victimes, d’après les identifications trouvées parmi leurs vêtements, puis elle ferma les yeux et baissa la tête, imitée par tous les participants dans la salle. Ce moment de silence était l’équivalent de la prière chez les Bene Gesserit, l’occasion pour chaque Sœur d’exprimer une bénédiction personnelle pour les aines de celles qui étaient étendues devant elle. Sheeana et Garimi transportèrent ensuite un des corps drapés de noir dans le sas d’évacuation. Elles ressortirent de la petite pièce pour permettre à Elyen et Calissa d’y apporter un autre corps. Sheeana avait refusé de laisser Teg ou Duncan les aider. « Ce rappel de la cruauté indicible des catins est notre propre fardeau », avait-elle dit. Lorsque tous les corps momifiés eurent été placés avec respect dans le sas, Sheeana referma la porte extérieure et actionna le mécanisme de recyclage. Tous restèrent silencieux, écoutant le sifflement de l’air qui se retirait. La porte extérieure s’ouvrit enfin et les corps flottèrent hors du sas avec un dernier résidu d’atmosphère. Flottant sans destination… comme tous à bord de l’Ithaque. Tels des satellites du non-vaisseau, les humains dans leurs linceuls accompagnèrent un moment le vaisseau vagabond, puis commencèrent à s’en éloigner progressivement jusqu’à ce que, dans la nuit de l’espace, les cadavres noirs cessent d’être visibles. Duncan était resté près du hublot, les yeux tournés vers les formes qui s’amenuisaient. Teg voyait bien que la découverte des corps et de la salle de torture avait profondément affecté. Soudain, Duncan se raidit et colla son visage contre le cristoplaz, bien que le jeune Bashar fût incapable de distinguer autre chose dans le vide que les étoiles lointaines. Teg le connaissait mieux que quiconque à bord. — Duncan, qu’est-ce qui… — Le filet! Tu ne le vois donc pas ? (Il se retourna brusquement.) Le filet lancé par les vieillards. Ils nous ont retrouvés, et il n’y a personne sur la passerelle de navigation! (En bousculant les femmes du Bene Gesserit et les fidèles du Rabbi, Duncan se précipita vers la porte de la salle.) H faut que j’active les générateurs Holtzman pour plonger dans les replis de l’espace avant que le filet ne se resserre sur nous! Grâce à une sensibilité particulière - provenant peut-être de marqueurs génétiques secrètement implantés dans son corps de ghola par ses créateurs tleilaxu -, seul Duncan était capable de voir à travers le mince tissu de l’univers. Maintenant, au bout de trois ans, le filet du couple de vieillards avait retrouvé le non-vaisseau. Teg courut après lui, mais il savait que l’ascenseur serait beaucoup trop lent. Il savait aussi que dans le chaos et la confusion soudaine, il pourrait faire quelque chose qu’il n’osait faire en temps normal. Se frayant un chemin à travers la foule venue assister à l’enterrement dans l’espace, il laissa derrière lui le tube élévateur et se précipita dans une coursive déserte. Là, à l’abri des regards trop curieux, Miles Teg s’accéléra. Personne ici ne lui connaissait ce don, même si les allusions et les rumeurs concernant des actes impossibles accomplis par le vieux Bashar avaient pu éveiller quelques soupçons. Pendant que les Honorées Matriarches le torturaient, il s’était découvert la faculté d’hypercharger son organisme et de se déplacer à des vitesses extraordinaires. La douleur insoutenable de la sonde T des Ixiens avait d’une certaine façon libéré ce don inconnu de ses gènes Atréides. Quand son corps s’était accéléré, l’univers avait semblé ralentir, et il avait pu se déplacer tellement vite qu’il lui avait suffi d’une légère tape de la main pour tuer ses bourreaux. Il avait ainsi massacré des centaines d’Honorées Matriarches et leurs séides à l’intérieur d’une de leurs places fortes sur Gammu Son nouveau corps de ghola avait conservé cette capacité. Il courait maintenant dans la coursive déserte, sentant la chaleur de son métabolisme et le frottement de l’air sur son visage. Il gravit ensuite les barreaux des échelles d’accès, montant bien plus vite qu’il n’aurait pu le faire avec un tube élévateur. Teg ignorait combien de temps il pourrait préserver le secret de son don, mais il savait que c’était nécessaire. Dans le passé, h cause d’une crainte particulière, les Sœurs avaient fait preuve de bien peu de tolérance à l’égard des males dotés de capacités spéciales, et Teg était certain que les femmes avalent été responsables de l’assassinat d’un certain nombre de ces « abominations maies ». De peur de créer un autre Kwisatz Haderach, elles avaient gâché de nombreux avantages potentiels. Cela lui rappela la façon dont la civilisation humaine avait rejeté tous les aspects de la technologie informatique suite au Jihad Butlérien, à cause de leur haine à l’égard des diaboliques machines pensantes. Il connaissait la vieille expression «jeter le bébé avec l’eau du bain », et craignait de connaître le même sort si les Sœurs venaient à apprendre qu’il était spécial. Teg fit irruption sur la passerelle de navigation et courut aux commandes des générateurs. Il jeta un coup d’œil par la grande baie d’observation. L’espace semblait calme et paisible. Même s’il ne voyait aucun signe du filet mortel se resserrant sur le vaisseau, il ne mettait pas en doute les capacités de Duncan. Trop rapidement pour qu’un œil humain puisse les suivre, ses doigts se déplacèrent sur le panneau de commande, et Teg activa les énormes générateurs Holtzman, choisissant une trajectoire au hasard, sans Duncan et sans Navigateur. Que pouvait-il faire d’autre ? Il espérait simplement qu’il n’allait pas faire plonger l’Ithaque dans une étoile ou une planète vagabonde. Si horrible que fût une telle possibilité, c’était encore mieux que d’être capturé par les deux vieillards. L’espace se replia, et le non-vaisseau disparut, pour réapparaître autre part, loin de l’endroit où les mailles fines avaient essayé de l’envelopper, loin des corps des cinq Sœurs martyres dérivant dans l’espace. S’autorisant enfin à se considérer en sécurité, Teg se ralentit jusqu’à retrouver son rythme normal. Une chaleur de fournaise irradiait de son corps, la sueur ruisselait de son front et lui dégoulinait sur le visage. Il avait l’impression d’avoir consumé une année de sa vie. Et maintenant, une faim féroce, dévorante, le souleva presque. En tremblant, Teg se tassa sur son siège. Très bientôt, il faudrait qu’il absorbe suffisamment de calories pour remplacer ce qu’il venait de dépenser, principalement des hydrates de carbone avec une dose de mélange pour restaurer ses forces. La porte de l’ascenseur s’ouvrit et c’est un Duncan Idaho désespéré qui fît irruption sur la passerelle de navigation. En voyant Teg devant la console de pilotage, il s’arrêta net et regarda par la baie de cristoplaz, stupéfait de voir le nouveau champ d’étoiles. — Le filet a disparu. (En haletant, il tourna un regard interrogateur vers Teg.) Mlles, comment as-tu fait pour être ici ? Que s’est-il passé ? — J’ai plié l’espace… grâce à ton avertissement. J’ai couru jusqu’à un autre tube qui m’a aussitôt amené ici. Il devait être plus rapide que le tien. (Il essuya la sueur sur son front. Quand il vit que Duncan n’était manifestement pas convaincu par son explication, le Bashar chercha un moyen de détourner son attention.) Est-ce que nous avons échappé au filet ? Duncan regarda le vide qui les entourait. — La situation est grave, Miles. Nous venons à peine de réintégrer l’espace normal, et voilà que les chasseurs ont déjà retrouvé notre piste. Est-il sensation plus terrifiante que de se tenir au bord du précipice et de contempler l’infini d’un avenir vide ? Non pas seulement l’extinction de votre vie, mais celle de tout ce qui a été accompli par vos ancêtres ? Si nous, les Tleilaxu, plongeons dans l’abîme du néant, la longue histoire de notre race n’a-t-elle donc aucun sens ? Scytale. Maître du Tleilax Éléments de Sagesse pour mon Successeur. Après la cérémonie funèbre dans l’espace et l’alerte du filet invisible, le dernier Martre du Tleilax originel était assis dans sa cellule et méditait sur sa propre mortalité. Scytale avait été détenu à bord du non-vaisseau pendant plus de dix ans avant que Sheeana et Duncan ne s’échappent de Chapitre. Il n’était plus un simple prisonnier protégé des Honorées Matriarches. Le vaisseau avait été projeté dans… il ne savait quoi ni où. Bien sûr, si les catins avaient envahi Chapitre, elles l’auraient sûrement tué dès qu’elles auraient appris sa présence. Duncan Idaho et lui étaient condamnés à mort. Ici, au moins, Scytale était à l’abri de Murbella et de ses séides. Mais il y avait bien d’autres menaces. Lorsqu’il était encore sur Chapitre, il avait été détenu dans ses appartements sans aucune vue sur l’extérieur. Les sorcières avaient donc très bien pu modifier le cycle des journées à bord, créant ainsi une supercherie insidieuse pour perturber les rythmes naturels de son organisme. Elles avaient pu lui faire oublier les jours saints et fausser son appréciation du temps écoulé, même si elles prétendaient souscrire à la Grande Croyance des Tleilaxu, affirmant qu’elles partageaient les vérités sacrées de l’Islamiyat. Scytale ramena ses jambes frêles contre sa poitrine et les entoura de ses bras. Rien de tout cela n’avait d’importance. Bien qu’il fût maintenant autorisé à se promener librement dans une grande partie de l’immense vaisseau, son incarcération avait déjà duré un nombre insupportable de jours et d’années, quelle que soit la façon dont on mesure l’écoulement du temps. Et l’espace confortable de son appartement austère et des zones de confinement ne pouvait lui faire oublier qu’il était encore prisonnier. Scytale n’avait le droit de quitter ce niveau que sous étroite surveillance. Après si longtemps, que croyaient-elles qu’il puisse faire ? Si l’Ithaque devait errer éternellement, elles finiraient forcément par relâcher leur vigilance. Mais pourtant, le Tleilaxu préférait rester à l’écart des autres passagers. Cela faisait longtemps que personne n’avait parlé à Scytale Saleté de Tleilaxu! Il se disait qu’elles craignaient sa souillure… ou peut-être éprouvaient-elles du plaisir à le tenir isolé. Personne ne voulait lui expliquer quels étaient leurs plans, ni lui dire où ce grand vaisseau se dirigeait. La sorcière Sheeana savait qu’il cachait quelque chose. Il ne pouvait pas lui mentir - c’était inutile. Au début du voyage, le Martre du Tleilax avait bien été obligé de dévoiler la méthode de fabrication de l’épice au moyen des cuves axlotl. Les réserves de mélange étant manifestement insuffisantes pour les occupants du vaisseau, il avait proposé une solution. Cette révélation initiale - l’une de ses armes de négociation les plus précieuses - avait servi ses propres intérêts, car Scytale craignait lui aussi les effets du sevrage. Il avait âprement marchandé avec Sheeana, acceptant finalement en échange un libre accès à la base de données documentaires et une zone de confinement beaucoup plus grande. Sheeana savait qu’il détenait au moins un autre secret important, une information d’un intérêt vital. La sorcière était capable de le sentir! Mais Scytale n’avait jamais été poussé aux limites extrêmes qui l’auraient obligé à révéler ce qu’il portait en lui. Du moins, pas encore. À sa connaissance, il était le dernier survivant des Martres originels. Les Égarés avaient train son peuple en s’alliant avec les Honorées Matriarches, qui avaient détruit l’un après l’autre les mondes sacrés des Tleilaxu. Lorsqu’il s’était échappé de Tleilax, il avait vu les féroces catins se lancer à l’assaut de la Cité Sacrée de Bandalong. Cette seule pensée lui faisait monter les larmes aux yeux. Par défaut, suis-je maintenant le Mahai, le Maître des Maîtres ? Scytale avait échappé aux hordes d’Honorées Matriarches et demandé asile auprès du Bene Gesserit sur Chapitre. Oh, elles avaient assuré sa sécurité, mais les sorcières avaient refusé de négocier avec lui tant qu’il n’aurait pas révélé ses secrets. Tous ses secrets! Au début, les Sœurs voulaient des cuves axlotl pour pouvoir créer leurs propres gholas, et il avait été contraint de leur fournir ces informations. Dans l’année qui avait suivi la destruction de Rakis, elles avaient généré un ghola du Bashar Miles Teg. Ensuite, la Mère Supérieure avait fait pression sur lui pour qu’il explique comment se servir des cuves pour fabriquer du mélange, et Scytale avait refusé, considérant que c’était là une concession trop importante. Malheureusement, il avait trop bien su garder ses connaissances spéciales, et s’était cramponné trop longtemps à cet avantage. Le temps qu’il se décide à révéler le procédé d’utilisation des cuves axlotl, le Bene Gesserit avait mis au point sa propre solution. Les Sœurs avaient récupéré de petits vers des sables, et l’épice ne tarderait pas à suivre. Il avait été stupide de marchander avec elles! De leur faire confiance! Cet atout de négociation était devenu inutilisable, jusqu’à ce que les passagers de Y Ithaque aient besoin d’épice. De tous les secrets que Scytale détenait, il ne restait que le plus important, et même son terrible besoin n’avait pas été suffisant pour qu’il le révèle. Jusqu’à maintenant. Tout avait changé. Tout. Scytale baissa les yeux sur les reliefs de son repas, auquel il n’avait pas touché. De la nourriture powindah, étrangère et souillée. Ils essayaient de la déguiser pour qu’il la mange, et pourtant il soupçonnait toujours la présence de substances impures, il n’avait cependant pas le choix. Le Prophète préférerait-il qu’il meure de faim plutôt que de manger une nourriture inacceptable… surtout maintenant qu’il était le dernier grand Martre ? Il ne restait plus que Scytale pour porter l’avenir de son peuple jadis si grand, et la connaissance complexe du Langage de Dieu. Sa survie était plus importante que jamais. Il se mit à arpenter le pourtour de ses appartements privés, mesurant les limites de sa prison en faisant un petit pas après l’autre. Le silence pesait lourdement sur lui. Il savait exactement ce qu’il devait faire. Il allait offrir les derniers vestiges de sa dignité et ses connaissances cachées par la même occasion; li fallait qu’il en tire le plus grand bénéfice possible. Il ne lui restait plus beaucoup de temps! Après un accès de vertige, il sentit son estomac se tordre et crispa ses mains sur son ventre. Se laissant retomber sur sa couchette, Scytale essaya de chasser le martèlement dans sa tête et les crampes dans son ventre. Il sentait la mort ramper en lui. La dégénérescence progressive de son organisme était amorcée, et se répandait en ce moment même dans tout son corps en se frayant un chemin à travers les tissus, les fibres des muscles et des nerfs. Les Maîtres du Tleilax n’avaient jamais envisagé de mesures contre une telle éventualité. Scytale et les autres Maîtres avaient vécu de nombreuses existences. Leur corps mourait, mais eux-mêmes étaient à chaque fois restaurés, et leurs souvenirs réactivés au sein d’une succession de gholas. Il y avait toujours une autre copie en train de se développer dans une cuve, prête à servir quand le besoin s’en ferait sentir. En sorciers génétiques qu’ils étaient, les grands Tleilaxu avaient tracé leur propre chemin d’un corps physique au suivant. Leurs projets s’étaient maintenus sur tant de milliers d’années que les Maîtres s’étaient laissé bercer par une fausse impression de sécurité. Orgueilleux et aveugles, ils n’avaient pas imaginé les abîmes dans lesquels la Destinée pourrait les jeter. Et à présent, les mondes tleilaxu avaient été envahis, les laboratoires mis à sac, tous les gholas des Maîtres détruits. Aucune réincarnation de Scytale n’attendait en coulisse, Il n’avait nulle part où se tourner. Et maintenant, il était en train de mourir. En créant leur succession de gholas, les Maîtres du Tleilax n’avaient pas gaspillé leurs efforts à rechercher la perfection, qu’ils considéraient comme une forme d’arrogance aux yeux de Dieu puisque toute création humaine était nécessairement impartiale. C’est ainsi que les gholas des Maîtres contenaient des défauts génétiques cumulatifs, des erreurs dont la répétition aboutissait finalement à réduire la durée de vie de chaque corps. Scytale et ses compagnons s’étaient laissés aller à croire que cette durée de vie réduite à chaque réincarnation n’avait pas d’importance, puisqu’il leur suffisait de se réincarner dans un nouveau corps en bonne santé. Que pouvaient apporter dix ou vingt ans de plus, du moment que la chaîne des gholas restait ininterrompue ? Malheureusement, Scytale se trouvait à présent confronté à < e défaut fatal, et il était seul. Il n’existait aucun ghola de lui-même, ni de cuve axlotl accessible où il aurait pu en créer un. Mais les sorcières en étalent capables, elles… Il ignorait combien de temps il lui restait. Intimement en phase avec ses processus corporels, Scytale était tourmenté par sa dégénérescence. En étant optimiste, il lui restait peut-être encore quinze ans à vivre. Jusqu’ici, Scytale avait précieusement gardé son dernier secret à l’intérieur de son corps, refusant de s’en servir comme monnaie d’échange. Mais son ultime résistance venait de céder. En tant que dernier détenteur des secrets et de la mémoire des Tleilaxu, il ne pouvait courir le risque d’attendre plus longtemps. La survie est plus importante que les secrets. Il posa la main sur sa poitrine, sachant que sous la peau était implantée une capsule anentropique que personne n’avait détectée jusqu’à présent, un minuscule trésor de cellules que les Tleilaxu avaient rassemblées et préservées pendant des milliers et des milliers d’années. Elle contenait des personnages historiques majeurs, obtenus en grattant secrètement la peau de cadavres : des Martres du Tleilax, des Danseurs-Visages - et même Paul Muad’Dib, le Duc Leto Atréides et Jessica, Chain, Stilgar, Leto II le Tyran, Gurney Halleck, Thufir Hawat, et d’autres figures légendaires remontant jusqu’à Serena Butler et Xavier Harkonnen du Jihad Butlérien. Les Sœurs seraient prêtes à tout pour posséder cela. Lui accorder une entière liberté de mouvements à bord serait une concession mineure en regard de ce qu’il exigerait comme véritable récompense. Mon propre ghola. La continuation. Scytale avala péniblement sa salive, sentit les filaments de la mort en lui, et sut qu’il ne pouvait plus reculer. La survie est plus importante que les secrets, se répéta-t-il dans l’intimité de son esprit. Il envoya un signal pour faire venir Sheeana. Il allait faire aux sorcières une proposition qu’elles ne pourraient se permettre de refuser. Nous transportons notre graal dans nos têtes. Tenez-le avec douceur et respect si jamais il remonte à la surface de votre conscience. Mère Supérieure Darwi Odrade. Il y avait dans l’air une forte odeur d’épice brute, l’odeur acre de la mortelle Eau de Vie. L’odeur de la peur et du triomphe, l’Agonie que toutes les Révérendes Mères en puissance doivent affronter. Je vous en supplie, dit silencieusement Murbella, faites que ma fille survive à cette épreuve, tout comme j’ai survécu moi-même autrefois. Elle ne savait pas à qui s’adressait sa prière. En tant que Mère Commandante, elle se devait d’afficher sa force et son assurance, quels que soient les sentiments qui s’agitaient en elle. Mais Rinya était une des jumelles, son dernier lien ténu avec Duncan. Les tests avaient montré qu’elle était qualifiée, qu’elle possédait le talent et, maigre son jeune âge, qu’elle était prête. Rinya avait toujours été la plus agressive des jumelles, ambitieuse et cherchant à réaliser l’impossible. Elle voulait devenir Révérende Mère aussi jeune que Sheeana l’avait été. Quatorze ans! Tout en admirant sa fille pour sa force de caractère, Murbella craignait égaiement pour elle. En arrière-plan, elle entendit la voix grave de la Bene Gesserit Bellonda en pleine dispute avec son homologue des Honorées Matriarches, Doria. Une situation fréquente. Les deux femmes se chamaillaient dans le couloir de la Citadelle du Chapitre. — Elle est jeune, bien trop jeune! Ce n’est qu’une enfant… — Une enfant ? rétorqua Doria. C’est la fille de la Mère Commandante et de Duncan Idaho! — Oui, les gènes sont forts, mais c’est quand même de la folie. Nous prenons un tel risque en la poussant trop tôt. Donnons-lui encore un an. — Elle est en partie Honorée Matriarche. Rien que cela devrait lui permettre de réussir. Toutes se tournèrent pour regarder les rectrices amenant Rinya d’une antichambre où elle avait été préparée à son épreuve. Étant Mère Commandante et Bene Gesserit, Murbella n’était pas censée manifester de favoritisme ni d’affection pour ses propres filles. En fait, la plupart des enfants de l’Ordre ignoraient l’identité de leurs parents. Rinya n’était née que quelques minutes avant sa sœur Janess. La fillette - une enfant prodige - était ambitieuse, impatiente et manifestement douée, tandis que sa sœur, tout en partageant les mêmes qualités, faisait preuve d’un peu plus de prudence, Il fallait toujours que Rinya soit la première en tout. Murbella avait observé ses filles triomphant de tous les défis qui se présentaient à elles, et elle avait accédé à la demande de Rinya. Si quelqu’un avait un potentiel supérieur, c’était bien elle - ou du moins Rinya en était-elle convaincue. La crise actuelle obligeait l’Ordre Nouveau à être moins prudent que d’habitude et à courir le risque de perdre des filles pour obtenir les Révérendes Mères dont il avait tant besoin. Si Rinya échouait dans cette épreuve, il n’y aurait pas de deuxième chance pour elle. Aucune. Murbella sentit son cœur se serrer. En procédant de façon méthodique, les rectrices attachèrent les bras de Rinya à une table au moyen de sangles, afin d’éviter qu’elle ne se débatte durant les affres de la transition. Une des rectrices resserra encore d’un cran la lanière du poignet gauche, faisant grimacer la jeune fille qui lui jeta un regard noir - exactement comme une Honorée Matriarche! Mais Rinya ne protesta pas. Ses lèvres s’agitaient doucement, et Murbella reconnut les paroles, la très ancienne Litanie contre la Peur. Je ne dois pas avoir peur… Bien! Au moins, la fillette n’était pas arrogante au point d’ignorer la terreur et le poids véritable de ce qu’elle allait subir. Murbella se souvint du jour où elle avait dû affronter cette même épreuve. Jetant un coup d’œil vers la porte, où Bellonda et Doria avaient enfin cessé de se disputer, elle vit entrer l’autre jumelle. Janess avait reçu le nom d’une femme qui avait sauvé le jeune Duncan Idaho des griffes des Harkonnen, il y avait bien longtemps de cela. Duncan avait raconté cette histoire à Murbella un soir après l’amour, pensant sans doute qu’elle l’oublierait. Lui-même n’avait jamais su le nom d’aucune de ses filles : Rinya et Janess, Tanidia qui commençait juste son noviciat, et Gianne qui n’avait que trois ans, née juste avant que Duncan ne s’évade. Janess semblait réticente à pénétrer plus avant dans la pièce, mais elle n’allait pas laisser sa sœur seule pendant l’épreuve. Elle écarta ses cheveux noirs et bouclés de son visage, révélant des yeux habités par la crainte; elle ne voulait manifestement pas penser à ce qui pourrait tourner mai lorsque Rinya absorberait le poison mortel. L’Agonie de l’Épice. Ces seuls mots évoquaient le mystère et la terreur. Se tournant de nouveau vers la table, Murbella vit que sa fille continuait de réciter la Litanie : La peur tue l’esprit… Elle ne semblait pas avoir conscience de la présence de Janess ni des autres femmes dans la pièce. L’air était imprégné d’une odeur lourde de cannelle amère. La Mère Commandante ne pouvait intervenir, et ne toucha même pas la main de la jeune fille pour la réconforter. Rinya était forte et déterminée. Ce rituel n’était pas une question de réconfort, mais d’adaptation et de survie. Un combat contre la mort. La peur est la petite mort qui conduit à l’oblitération totale. En analysant ce qu’elle ressentait (exactement comme une Bene Gesserit!), Murbella se demanda si elle craignait de perdre Rinya parce qu’elle représentait potentiellement une précieuse Révérende Mère pour l’Ordre, ou simplement à cause de la personne qu’elle était. Ou bien craignait-elle encore plus de perdre l’un des derniers souvenirs tangibles qu’elle avait de son cher Duncan, parti depuis si longtemps ? Rinya et Janess avaient onze ans quand le non-vaisseau avait disparu avec leur père. Les jumelles étaient alors des acolytes, endurant consciencieusement le conditionnement strict du Bene Gesserit. Pendant toutes ces années qui avaient précédé le départ de Duncan, elles n’avaient pas été autorisées à le rencontrer. Le regard de Murbella croisa celui de Janess, et une émotion passa entre elles en un éclair. Elle se détourna et se concentra sur la table où était allongée la jeune fille, s’efforçant de rassurer Kinya par sa présence. La tension visible sur le visage de sa fille utilisa les flammes de ses propres doutes. Les joues rouges, Bellonda entra dans la pièce, troublant les méditations solennelles. Elle jeta un coup d’œil sur le visage de Kinya qui cachait mal son appréhension, puis se tourna vers Murbella. — Les préparatifs sont terminés, Mère Commandante. Juste derrière elle, Doria dit : — Nous ne devrions pas perdre davantage de temps. Ligotée sur la table, Rinya releva légèrement la tête maigre les lanières qui la retenaient, porta son regard sur sa sœur jumelle, puis sur sa mère, et fit un grand sourire rassurant à sa sœur. — Je suis prête. Tu le seras aussi, ma sœur. Elle rabaissa la tête, se concentra de nouveau et reprit silencieusement la litanie. J’affronterai ma peur… Sans un mot, Murbella vint se placer à côté de Janess, qui était visiblement agitée et se contenait difficilement. Murbella lui agrippa le bras, mais sa fille ne broncha pas. Que savait-elle ? Quels doutes les jumelles avaient-elles pu s’échanger, le soir, dans le dortoir des acolytes ? L’une des rectrices fit pivoter une seringue orale en position, puis se servit de ses doigts pour écarter les lèvres de Rinya. La jeune fille laissa sa bouche se relâcher tandis que la rectrice introduisait la seringue. Murbella aurait voulu pouvoir crier à sa fille, lui dire qu’elle n’avait pas besoin de prouver quoi que ce soit. Pas avant d’être parfaitement prête. Mais même si elle avait des doutes, Rinya ne changerait jamais d’avis. Elle était obstinée, déterminée à aller jusqu’au bout du processus. Et il était interdit à Murbella d’intervenir. Elle était maintenant la Mère Commandante, et non simplement la mère. Plongée dans son épreuve, Rinya ferma les yeux dans un signe d’acceptation totale. La ligne de sa mâchoire était ferme, défiant quoi que ce soit de l’atteindre. Murbella avait vu bien souvent cette expression sur le visage de Duncan. De façon inattendue, Janess s’avança soudain, incapable de retenir plus longtemps ses doutes. — Elle n’est pas prête! Vous ne voyez donc pas ? Elle me l’a dit. Elle sait qu’elle ne peut pas… Surprise par cette interruption, Rinya tourna la tête, mais les rectrices avaient déjà actionné les pompes. Une puissante bouffée d’odeur chimique s’échappa dans l’air au moment où Janess essayait d’arracher la seringue de la bouche de sa sœur. Avec une rapidité surprenante pour une femme de sa corpulence, Bellonda écarta Janess d’un coup d’épaule, la projetant à terre. — Janess, arrête! » dit sèchement Murbella avec toute l’autorité qu’elle pouvait y mettre. Quand sa fille continua de se débattre, elle utilisa la Voix : «Arrête!» Les muscles de la jeune fille furent aussitôt paralysés. — Vous allez gâcher une Sœur qui n’est pas suffisamment préparée, s’écria Janess. Ma sœur! Murbella dit d’une voix cinglante : — Tu ne dois en aucune façon interférer avec l’Agonie. Tu as distrait l’attention de Rinya à un moment crucial. L’une des rectrices déclara : — Nous avons réussi. Malgré cet incident, Rinya a absorbé l’Eau de Vie. Le poison commença à agir. Une euphorie mortellement dangereuse coulait dans ses veines, mettant ses facultés cellulaires au défi de la contrer. Rinya commença à voir son propre avenir. Comme pour les Navigateurs de la Guilde, son esprit était capable de se frayer un chemin sûr à travers les voiles du temps, évitant les obstacles et les rideaux qui bloquaient sa vision. Elle se vit allongée sur la table, avec sa mère et sa sœur à ses côtés, incapables de dissimuler leur angoisse. C’était comme si elle regardait à travers une lentille brouillée. Je lui permettrai de passer sur moi et à travers moi… Et puis, sans qu’il puisse y avoir le moindre doute, comme si l’on avait écarté des tentures devant une fenêtre pour révéler un éclair aveuglant, Rinya contempla sa propre mort… et elle ne pouvait rien faire pour l’empêcher. Non plus que Janess, qui poussa un cri. Et Murbella comprit : elle le savait. Prisonnière à l’intérieur de son corps, Rinya ressentit une douleur fulgurante qui remonta jusqu’à son cerveau. Et lorsqu ‘elle sera passée, je tournerai mon œil intérieur pour voir son chemin. Et là où la peur sera allée, il n’y aura plus rien. Il ne restera que moi. Rinya s’était souvenue de la Litanie entière. Puis elle ne sentit plus rien. Rinya se convulsait sur la table en essayant de se libérer de ses liens. Le visage de l’adolescente était un masque tordu de douleur et de terreur. Ses yeux étaient vitreux… presque éteints. Murbella ne pouvait ni crier ni parler. Elle se tenait parfaitement immobile, tandis qu’une terrible tempête faisait rage en elle. Janess l’avait su! Ou était-ce elle qui l’avait provoqué ? Pendant un instant, Rinya cessa complètement de s’agiter. Elle battit des paupières, puis elle poussa un cri affreux qui déchira l’air de la pièce comme un poignard. Très lentement, Murbella tendit la main et la posa sur la joue encore tiède de sa fille. Derrière elle, elle entendit le cri de désespoir de Janess faisant écho au sien. Ce n’est que par un entraînement assidu et appliqué que nous sommes capables de réaliser le potentiel - la perfection - de notre vie. Ceux d’entre nous qui en ont vécu plusieurs ont eu plus d’occasions de s’entraîner. Duncan Idaho, Un Millier de Vies. Duncan faisait face à son adversaire dans la pièce aux parois neutres, tenant une épée courte d’une main et une dague pouvait de l’autre. Miles Teg, au regard d’acier, ne cillait pas. Le revêtement isolant des murs absorbait la plupart des sons. C’eût été une erreur de considérer ce jeune garçon comme un simple enfant. Les réflexes et la rapidité de Teg lui permettaient d’égaler, ou même de vaincre, n’importe quel adversaire… et Duncan sentait quelque chose d’autre en lui, une faculté mystérieuse que le jeune Bashar tenait soigneusement cachée. D‘un autre côté, se dit Duncan, nous faisons tous pareil. — Enclenche ton bouclier, Miles. Sois toujours prêt. Prêt à tout. Les deux hommes portèrent la main à leur ceinture et appuyèrent sur le bouton d’activation. Un petit demi-bouclier bourdonnant apparut, un rectangle flou suspendu dans l’air et qui se déplaçait en même temps que celui qui le portait, en pivotant pour protéger les parties vulnérables du corps. Ces murs et le sol dur évoquaient bien des souvenirs à Duncan, comme des taches indélébiles sur les plaques imperméables. Murbella et lui s’étaient souvent servis de cette pièce comme salle d’entraînement afin d’améliorer leurs techniques, se combattant et se heurtant pour finir souvent enlacés à terre en une frénésie sexuelle. Du fait qu’il était un Mentat, ces souvenirs personnels ne s’effaceraient jamais, et le tenaient fortement lié à Murbella, comme un hameçon planté dans sa poitrine. À présent, conformément au rituel de l’entraînement, Duncan s’approcha doucement et toucha le bouclier de Teg avec le sien, provoquant un crépitement des champs polarisés et une acre odeur d’ozone. Les deux hommes reculèrent, levèrent leurs lames pour se saluer, et entamèrent le combat. — Nous allons passer en revue les antiques disciplines de Ginaz, dit Duncan. Le jeune homme fendit l’air avec sa dague. Duncan lui trouvait une grande ressemblance avec le Duc Leto - ce qui était normal, car il était le produit de générations contrôlées par le Bene Gesserit. Pressentant une feinte, Duncan leva son épée pour parer le Coup, mais le jeune Bashar inversa son geste et le transforma en une véritable attaque, enfonçant sa lame dans le demi-bouclier. Mais son mouvement avait été trop rapide. Teg n’était pas encore habitué à cette étrange forme de combat, et le champ Holtzman détourna la dague. Duncan fit un bond de côté, donna un grand coup d’épée contre le bouclier de Teg uniquement pour montrer qu’il en était capable, puis fit un pas en retrait. — C’est une méthode de duel archaïque, Miles, mais elle i (importe de nombreuses finesses. Elie a beau avoir été conçue bien avant l’époque de Muad’Dib, d’aucuns diraient qu’elle nous vient de temps plus civilisés. — Plus personne n’étudie les techniques des Maîtres d’Escrime. — Exactement! Par conséquent, tu auras à ton répertoire des approches que personne d’autre ne connaît. (Ils s’affrontèrent de m niveau, dans un bruit métallique d’épée contre épée et de dague contre dague.) Et si la capsule anentropique de Scytale contient réellement ce qu’il affirme, nous aurons peut-être bientôt avec nous des gens familiers avec ces temps anciens. La révélation récente et inattendue faire par le Martre du Tleilax captif avait fait remonter une foule de souvenirs des vies précédentes de Duncan. Une petite capsule anentropique contenant les cellules parfaitement préservées de grandes figures historiques et légendaires! Sheeana et les docteurs Suk du Bene Gesserit les avaient analysées, triées et répertoriées, afin de déterminer quels trésors génétiques le Tleilaxu leur avait donnés en échange de sa liberté et d’un ghola personnel. En principe, il devait y avoir Thufir Hawat et Gurney Halleck, ainsi qu’un certain nombre des compagnons que Duncan avaient perdus depuis si longtemps : le Duc Leto le Juste, Dame Jessica, Paul Atréides, et Alia « l’Abomination », qui avait été autrefois amante et consort de Duncan. Hanté maintenant par leur souvenir, il se sentait douloureusement seul, et pourtant rempli d’espoir. Le futur existait-il vraiment, ou n’y avait-il que le passé qui revenait sans cesse ? Sa vie - ses vies - avait toujours semblé comporter une direction précise. Il était le légendaire Duncan Idaho, un modèle de loyauté. Mais plus que jamais, il se sentait seul. Avait-il pris la bonne décision en s’évadant de Chapitre ? Qui étaient le vieil homme et la vieille femme, et que voulaient-ils ? Étaient-ils vraiment le grand Ennemi d’Ailleurs, ou encore une autre menace complètement différente ? Même Duncan ignorait où se dirigeait l’Ithaque. Ses compagnons et lui trouveraient-ils enfin une destination, ou continueraient-ils simplement d’errer ainsi jusqu’à la fin de leurs jours ? L’idée même de fuir et de se cacher le faisait grincer des dents. En fait, Duncan savait mieux que quiconque à bord ce que c’était que d’être pourchassé; il en avait acquis une connaissance viscérale bien des années auparavant. Lorsqu’il était enfant, dans sa toute première existence sous la domination des Harkonnen, il avait tenu le rôle de gibier dans les chasses de Rabban la Bête. Rabban et ses hommes de main avaient lâché le garçonnet dans une grande réserve forestière, où le jeune Duncan avait été plus fort que ses chasseurs et avait réussi à trouver un pilote contrebandier qui l’avait emmené en sécurité. Janess… tel était son nom. Il se souvenait d’avoir raconté son évasion à Murbella, des années auparavant, alors qu’ils étaient tous deux étendus sur leurs draps trempés de sueur. Percevant la distraction de Duncan, Teg attaqua, se fendit et glissa sa dague pouvait à mi-chemin à travers le bouclier avant que Duncan n’ait pu battre en retraite. Celui-ci eut un sourire de satisfaction. — Bien! Tu apprends à te contrôler. L’expression de Teg ne changea pas. Le manque de maîtrise de soi ne faisait pas partie des points faibles du Bashar. — Tu semblais distrait, et j’en ai donc profité. En regardant le jeune homme devant lui, le front ruisselant de sueur, Duncan perçut une image étrangement dédoublée. Lorsqu’il était un vieil homme, le Bashar originel avait élevé et formé l’enfant ghola de Duncan; plus tard, après la mort de Teg sur Rakis, le ghola adulte de Duncan avait élevé l’enfant ressuscité. Est-ce que cela ailait être un cycle sans fin ? Duncan Idaho et Miles Teg, deux éternels compagnons, alternativement mentor et élève, chacun jouant le même rôle à des moments différents de leurs existences ? — Je me souviens quand je formais le jeune Paul Atréides aux techniques des Maîtres d’Escrime. Nous avions un méca d’entraînement, et Paul avait appris à le vaincre quel que soit son niveau de réglage. Mais il était encore meilleur contre un adversaire humain. — Je préfère un ennemi dont le sang coule quand je l’ai Vaincu. Duncan éclata de rire. — Paul a dit un jour quelque chose de ce genre, lui aussi. Tous deux poursuivirent leur entraînement pendant encore près d’une heure, mais Duncan ne cessait de repenser à d’anciens duels semblables. Si le Maître du Tleilax n’avait pas menti, et s’il était possible de faire revenir les gholas de ses camarades du passé, alors ces rêveries cesseraient d’être des souvenirs pénibles pour lui. Elles pourraient redevenir réalité. L’illusion, Miles. L’illusion est leur méthode. L’élaboration d’impressions fausses pour atteindre de vrais objectifs, telle est la façon dont les Tleilaxu opèrent. Janet Roxbrough-Teg, mère de Miles Teg. Maintenant qu’il était asservi par les Danseurs-Visages et contraint par la peur d’exécuter rigoureusement leurs ordres, c’est un Uxtai anxieux qui fut envoyé sur Tleilax pour « une tâche importante », Khione avait conservé une expression indéchiffrable pendant qu’il expliquait au petit homme apeuré : « Les Honorées Matriarches ont trouvé quelque chose qui nous intéresse dans les décombres de Bandalong. Nous avons besoin de ton expertise. » Bandalong la Cité Sacrée! L’espace d’un instant, l’excitation l’emporta sur ses craintes. Uxtal avait entendu des légendes à propos de ce qui avait été autrefois une grande cité, le berceau de son peuple, mais il n’y était jamais allé. Peu de Tleilaxu Egarés y avaient été les bienvenus, tant les Maîtres originels étaient soupçonneux. Il avait toujours espéré pouvoir faire un hadj à un moment de son existence, un pèlerinage. Mais pas dans de telles conditions… — Que… que puis-je faire ? Le petit chercheur tleilaxu frissonna en pensant à ce que les Danseurs-Visages renégats ailaient bien pouvoir lui demander. Sous ses propres yeux, ils avaient tué l’Aîné Burair. Peut-être même avaient-ils maintenant remplacé le Conseil des Aînés tout entier! Chaque instant était un calvaire pour Uxtai; li savait que les gens qui l’entouraient étaient peut-être des changeurs de forme déguisés. Il sursautait au moindre bruit, au moindre mouvement. Il ne pouvait avoir confiance en personne. Mais au moins, je suis vivant. Il s’accrochait à cette idée. Je suis toujours vivant! — Tu sais te servir des cuves axlotl, n’est-ce pas ? Tu possèdes bien les connaissances nécessaires pour produire un ghola, si nous le désirons ? Uxtal savait qu’ils le tueraient s’il donnait la mauvaise réponse. — Cela nécessite un corps femelle, spécialement adapté pour que son utérus devienne une sorte d’usine. Il avait péniblement sa salive, en se demandant comment il pourrait avoir l’air plus intelligent, plus sûr de lui. Un ghola ? Les Tleilaxu de basse caste ne connaissaient rien au Langage de Dieu nécessaire pour produire de la chair, mais en tant que membre d’une caste plus élevée, Uxtai devrait en être capable. Sinon, ils se débarrasseraient de lui. Peut-être que si les Danseurs-Visages lui procuraient un peu d’aide, quelqu’un possédant des connaissances supplémentaires… Uxtai tremblait encore au souvenir du sang s’écoulant des yeux écrasés de l’Aîné Burair, et du craquement écœurant lorsque les Danseurs-Visages avaient brisé la nuque du vieil homme. — Je ferai comme vous me l’ordonnerez. — Bien. Tu es le seul Tleilaxu encore vivant à avoir la formation suffisante. Le seul… ? Uxtai faillit s’étrangler. Qu’est-ce que les Honorées Matriarches avaient trouvé à Bandalong ? Et que voulaient en faire les Danseurs-Visages ? Il n’avait cependant pas osé poser de questions à Khione. Il ne voulait pas le savoir. En savoir trop, c’était courir le risque d’être tué. Les Honorées Matriarches le terrifiaient presque autant que les Danseurs-Visages renégats. Les Tleilaxu Égarés avaient été les ailles des catins contre les Maîtres d’origine, et Uxtal constatait maintenant que Khione et les changeurs de forme avaient conclu leurs propres arrangements. Il n’avait aucune idée de qui ces nouveaux Danseurs-Visages pouvaient servir. Était-il possible qu’ils soient… indépendants ? Une idée inconcevable! En arrivant sur la planète centrale de Tleilax, Uxtai fut horrifié par l’étendue des dégâts. Au moyen de leur arme terrible et irrésistible, les attaquantes avaient brûlé chacune des planètes des Tleilaxu originels dans une série d’holocaustes effroyables. Bien qu’en fait la cité de Bandalong n’eût pas été totalement incinérée, elle avait été presque battue à mort, ses bâtiments avaient été défigurés, et tous ses Martres pourchassés et exécutés. Les travailleurs de basse caste étaient écrasés sous la botte des nouvelles dirigeantes. Seules les constructions les plus robustes de la capitale, incluant le Palais de Bandalong, avalent survécu, et c’étalent maintenant les Honorées Matriarches qui les occupaient. En débarquant dans le terminal de la gare principale maintenant reconstruite, Uxtal se sentit faiblir à la vue détestable de ces grandes femmes dominatrices. Elles étalent partout, dans leurs justaucorps et leurs capes aux couleurs criardes, mais leur travail se limitait à superviser et surveiller les différentes activités. Le véritable travail était effectué par les survivants des castes inférieures d’intouchables. Au moins, la situation d’Uxtal était un peu plus enviable que la leur. Khione avait choisi pour un travail important. La gare avait été reconstruite à la hâte, avec des défauts tels que des fissures dans les murs, des sols irréguliers et des portes qui semblaient de guingois. Les Honorées Matriarches n’accordaient de l’importance qu’aux impressions superficielles, et se souciaient peu des détails. Elles n’attendaient pas des choses qu’elles durent longtemps, et ne l’exigeaient pas. Deux femmes s’approchèrent de lui, grandes et sévères dans leurs justaucorps rouge et bleu. Celle des deux qui avait l’air la plus dangereuse l’examina d’un œil plein de mépris. Le fait qu’elles semblaient savoir qui il était ne le réconfortait pas pour autant. — La Matriarche Supérieure Hellica vous attend. Uxtal les suivit d’un pas alerte, soucieux de leur montrer son esprit de coopération. Les deux femmes semblaient guetter - espérer ? - un mouvement incorrect de sa part. Les Honorées Matriarches asservissaient les males à l’aide de techniques sexuelles irrésistibles. Uxtal craignait qu’elles ne tentent de le soumettre de la même façon - l’idée d’un tel processus avec ces femmes powindahs lui paraissait horriblement impure et répugnante. Avant d’envoyer Uxtal sur Tleilax, Khione avait mutilé son esclave tleilaxu « par mesure de précaution » contre les femmes, mais Uxtal se demandait si les mesures préventives n’avaient pas été aussi épouvantables que les Honorées Matriarches elles-mêmes… Les deux femmes le poussèrent dans le compartiment arrière d’une voiture et démarrèrent. Uxtal essaya de se distraire en gardant par la fenêtre, faisant semblant d’être un touriste ou un hadji venu en pèlerinage dans la plus sainte de toutes les cités des Tleilaxu. Les bâtiments récemment construits étaient d’une vulgarité criarde, sans aucun rapport avec la grandeur de Bandalong telle que les légendes la décrivaient. Il y avait des chantiers partout. Des équipes d’esclaves manœuvraient des engins de surface tandis que des grues à suspension ajoutaient d’autres bâtiments à un rythme frénétique. Uxtai trouva tout cela plutôt déprimant. Quelques carcasses de bâtiments avaient été reconverties pour les besoins de l’armée d’occupation. La voiture passa devant ce qui avait été autrefois un temple sacré, mais qui ressemblait maintenant à une bâtisse militaire. Des femmes en armes arpentaient une place au milieu de laquelle se dressait une statue noircie et désolée, laissée là peut-être comme un symbole de la conquête des Honorées Matriarches. Uxtai se sentait de plus en plus déprimé à chaque minute qui passait. Comment allait-il jamais pouvoir se sortir de cette situation ? Qu’avait-il fait pour mériter un tel sort ? Tandis qu’il observait les environs, des nombres emplissaient son esprit et il s’efforçait de déchiffrer les codes et de trouver une explication mathématique sacrée à ce qui s’était passé ici. Dieu avait toujours eu un plan directeur, que l’on pouvait déterminer si l’on connaissait les équations. Il essaya de compter le nombre de lieux saints qui avaient été profanés, combien de blocs de maisons ils avaient dépassés, combien de virages ils avaient pris sur lu route sinueuse menant à l’ancien palais. Le calcul devint rapidement beaucoup trop complexe pour qu’il puisse trouver la solution. Il était attentif, absorbant le plus d’informations possible afin d’assurer sa propre survie. Il ferait absolument tout ce qui serait nécessaire pour rester en vie. C’était logique, après tout, surtout s’il était le dernier de son espèce. Dieu voudrait qu’il survive. Au-dessus de l’aile Est du palais flottait une grue à suspension qui déposait une section de toit rouge vif. Uxtai frissonna devant l’aspect tapageur qu’avait désormais cette structure - des colonnes roses, des toits écartâtes et des murs jaune citron. Le Palais ressemblait plus à une baraque de foire qu’à la résidence sacrée des Masheikhs, les plus grands parmi les Martres. Les deux femmes qui l’escortaient le conduisirent le long d’un chantier parsemé de câbles électriques où des équipes d’ouvriers tleilaxu de basse caste accrochaient des tentures aux murs et Installaient des rampes d’éclairage rococo. Uxtal entra dans une salle immense avec un haut plafond en dôme, ce qui lui donna l’impression d’être encore plus petit qu’il n’était. Il vit des panneaux calcinés et les restes d’inscriptions tirées des textes de la Grande Croyance. Ces femmes monstrueuses en avalent recouvert une grande partie avec leurs décorations sacrilèges. Mais même cachée par des mensonges, la parole de Dieu restait toute-puissante. Un jour, quand tout cela serait terminé et qu’il pourrait revenir, il ferait peut-être quelque chose pour y remédier. Pour que tout redevienne comme avant. Dans un cliquetis bruyant, un trône prétentieux émergea d’une ouverture dans le plancher. Une femme blonde plus âgée y était assise, évoquant une reine qui aurait été belle autrefois, mais que le temps n’aurait pas épargnée. Le trône continua son ascension, jusqu’à ce que la femme baisse les yeux vers lui d’un air menaçant. La Matriarche Supérieure Hellica. Ses yeux étaient traversés de lueurs vaguement orangées. — Au cours de cette réunion, je vais décider si tu dois vivre ou mourir, petit homme. Ses paroles résonnaient si fortement que sa voix devait avoir été augmentée. Uxtai resta pétrifié tandis qu’il priait en silence, essayant d’avoir l’air aussi insignifiant et conciliant que possible. Il aurait voulu pouvoir disparaître par un trou dans le sol et s’échapper dans un souterrain. Ou si seulement il pouvait vaincre ces femmes, les combattre… — As-tu des cordes vocales, petit homme ? Ou est-ce qu’on te les a coupées ? Je t’autorise à parler, à condition que tu dises quelque chose d’intelligent. Uxtal rassembla tout son courage, s’efforçant d’être aussi héroïque que l’aurait souhaité l’Aîné Burair. — Je… je ne sais pas exactement pourquoi je suis ici, seulement qu’il s’agit d’un travail génétique important. (Il réfléchit rapidement pour trouver un moyen de se sortir de cette situation.) Mon expérience dans ce domaine est sans égale. Si vous avez besoin de quelqu’un pour faire le travail d’un Maître du Tleilax, il n’est pas de meilleur choix possible. — Nous n’avons pas le choix du tout. (Hellica avait l’air dégoûtée.) Ta suffisance va se dégonfler une fois que je t’aurai lié à moi sexuellement. En s’efforçant de ne pas montrer sa terreur, Uxtal dit : — Je… je dois rester concentré sur mon travail, Matriarche Supérieure, plutôt que d’être distrait par des pensées érotiques obsédantes. La Matriarche Supérieure prenait manifestement plaisir à le voir souffrir, mais elle ne faisait que jouer avec lui. Ses lèvres s’écartèrent en un sourire rouge comme le sang, comme si quelqu’un lui avait entaillé le visage avec une lame de rasoir. — Les Danseurs-Visages attendent quelque chose de toi, et également les Honorées Matriarches. Maintenant que tous les Maîtres du Tleilax sont morts, tes connaissances spécialisées te valent une certaine importance par défaut. Je ne vais peut-être pas m’occuper de toi. Pas encore. (Elle se redressa et le fixa d’un regard terrible. Les deux femmes d’escorte reculèrent, comme si elles craignaient d’être dans la ligne de mire d’Hellica.) On dit que tu es familiarisé avec les cuves axlotl. Les Maîtres savaient s’en servir pour fabriquer du mélange. Une richesse incroyable! Peux-tu faire la même chose pour nous ? Uxtai sentit ses pieds se transformer en blocs de glace. Il ne put s’empêcher de trembler. — Non, Matriarche Supérieure. Cette technique n’a été mise au point qu’après la Dispersion, quand mon peuple a quitté l’Ancien Empire. Les Maîtres n’ont pas partagé cette information avec leurs frères Égarés. (Son cœur battait à tout rompre. Elle avait manifestement l’air mécontente, effroyablement mécontente, aussi poursuivit-il rapidement :) Par contre, je sais comment produire des gholas. — Mais est-ce suffisant pour que je te laisse la vie sauve ? (Elle poussa un long soupir de déception.) C’est ce que les Danseurs-Visages semblent penser. — Et que veulent les Danseurs-Visages, Matriarche Supérieure ? Un éclair orange brilla dans ses yeux, et il sut qu’il avait commis une erreur en posant maladroitement sa question. — Je ni al pas fini de te dire ce que veulent les Honorées Matriarches, petit homme. Bien que nous ne soyons pas faibles au point de dépendre de l’épice, comme les sorcières du Bene Gesserit, nous en comprenons la valeur. Tu me ferais grand plaisir si tu redécouvrais comment fabriquer du mélange. Je te fournirai autant de femmes qu’il te faudra pour servir d’utérus sans cervelle. (On pouvait détecter une note cruelle dans ses paroles.) Il y a cependant une substance alternative que nous utilisons, un produit chimique orange à base d’adrénaline principalement dérivé de la souffrance. Nous te montrerons comment la fabriquer. Ce sera le premier service que tu nous rendras. Nous mettrons à ta disposition un laboratoire que nous avons faut remettre en état. Nous pourrons ajouter des modules si nécessaire. Quand Hellica se leva de son trône, sa présence lui sembla encore plus impressionnante. — Et maintenant, pour ce qui est de ce que les Danseurs-Visages veulent de toi : quand nous avons conquis cette planète et liquidé les méprisables Maîtres, nous avons découvert quelque chose d’inhabituel lors de l’autopsie d’un cadavre calciné. À l’intérieur du corps du Maître était habilement cachée une capsule anentropique endommagée. Elle contenait des échantillons de cellules dont la plupart étaient détruites, mais il restait une petite quantité d’ADN encore viable. Khione souhaite vivement apprendre ce que ces cellules ont de si important, et pourquoi les Maîtres les ont préservées et si bien cachées. Les pensées d’Uxtal firent un bond en avant. — Il veut que je produise un ghola à partir de ces cellules ? Il arrivait à peine à cacher son soulagement. Voilà quelque chose dont il était effectivement capable! — Je t’autoriserai à le faire, à condition que tu fabriques également notre substitut d’épice orange. Si tu réussis à produire du véritable mélange à partir des cuves axlotl, nous serons encore plus satisfaites. (Hellica plissa les yeux.) À compter d’aujourd’hui, ton unique but dans la vie est de voir à quel point tu peux me satisfaire. Terriblement soulagé d’avoir quitté l’imprévisible Matriarche Supérieure - et d’être encore vivant -, Uxtai suivit ses deux gardes jusqu’à ce qui était censé être son centre de recherches. Bandalong était un tel spectacle de ruines et de désolation qu’il ne savait pas trop à quoi s’attendre. En chemin, lis croisèrent un grand convoi militaire avec des femmes en uniforme écarlate, des camions et du matériel de démolition. Quand ils arrivèrent au laboratoire qu’on avait réquisitionné pour lui, une porte verrouillée les empêcha d’entrer. Tandis que les deux femmes revêches essayaient de régler le problème, de plus en plus perplexes et furieuses à chaque seconde qui passait, Uxtai s’éloigna discrètement sur ses jambes tremblantes, Il entreprit d’inspecter ostensiblement les lieux, principalement pour rester à distance de ces deux femmes dangereuses tandis qu’elles martelaient la porte à coups de poing en exigeant qu’on les laisse entrer. H n’avait aucun espoir de pouvoir s’échapper, même s’il trouvait une arme pour les attaquer puis retournait en toute hâte à l’astroport de Bandalong. Uxtai se tassa sur lui-même en essayant d’imaginer des excuses au cas où les deux femmes lui demanderaient ce qu’il faisait là. Les mauvaises herbes avaient commencé à repousser dans le sol calciné autour du bâtiment, Il jeta un coup d’œil par-dessus la clôture qui le séparait de la propriété adjacente où un homme âgé, un fermier de basse caste, était en train de s’occuper d’énormes disparaître, toutes plus grosses qu’un homme. Les affreuses créatures fouillaient la boue, dévorant des piles fumantes d’ordures et de débris provenant des bâtiments incendiés. Maigre leurs habitudes répugnantes, la chair des disparaître était considérée comme un mets de choix. Mais pour l’instant, la puanteur des excréments lui coupait complètement l’appétit. Après avoir été si longtemps maltraité, cela lui fit plaisir de voir pour une fois quelqu’un de plus faible que lui, et d’une voix pleine de suffisance il cria à l’éleveur de disparaître : — Hé, toi! Ton identification! Uxtal doutait que ce travailleur maculé d’ordures puisse lui fournir des renseignements intéressants, mais l’Aîné Burair lui avait appris que toute information était utile, surtout lorsqu’on se trouvait dans un environnement inconnu. — Je m’appelle Gaxhar. Je n’ai jamais entendu d’accent comme le vôtre, (H s’approcha en boitillant et examina l’uniforme de haute caste d’Uxtal, qui était heureusement beaucoup plus propre que la tenue du fermier.) Je croyais que tous les Maîtres étaient morts. — Je ne suis pas un Maître, pas à proprement parler. (En s’efforçant de conserver son attitude d’autorité hautaine, Uxtal ajouta d’un ton sévère :) Mars je suis quand même ton supérieur. Tiens tes disparaître à distance de ce côté-ci de la propriété. Je ne tiens pas à voir mon important laboratoire contaminé. Tes disparaître sont criblées de mouches et de maladies. — Je les lave tous les jours, mais je les tiendrai à l’écart des clôtures. Dans leur enclos, les gros animaux roulaient les uns sur les autres comme des larves, en rampant et en couinant. Incapable de trouver autre chose à dire, Uxtal adressa un avertissement inutile et bien faible : — Tu as intérêt à bien te tenir quand les Honorées Matriarches sont là. Je suis protégé grâce à mes connaissances spéciales, mais elles pourraient se retourner en un instant contre un simple fermier, et te tailler en pièces. Gaxhar émit une sorte de grognement à mi-chemin entre le rire et le toussotement. — Les anciens Maîtres n’étaient pas plus tendres avec moi que les Honorées Matriarches. Je n’ai fait que passer d’un maître cruel à un autre. Un camion s’approcha des disparaître en grondant. Sa plateforme arrière s’inclina et déversa un monceau d’ordures humides et puantes. Les créatures voraces se ruèrent sur le festin putride tandis que le fermier croisait les bras sur sa poitrine chétive. — Les Honorées Matriarches m’envoient les morceaux d’hommes de haute caste pour nourrir mes disparaître Elles pensent que la chair de mes supérieurs donne un meilleur goût à la viande. (L’ombre d’un sourire irrévérencieux s’effaça rapidement derrière les traits habituellement inexpressifs du fermier.) J’aurai peut-être l’occasion de vous revoir. Que voulait-il dire par là ? Que lui, Uxtai, serait jeté là lui aussi quand les catins en auraient terminé avec lui ? Ou bien n’étaient-ce que des propos innocents ? Uxtai fronça les sourcils, incapable de détourner les yeux des disparaître qui grouillaient sur les membres épars et les mâchonnaient avec toute l’efficacité de leurs bouches multiples. Ses deux gardes vinrent enfin le chercher : — Vous pouvez entrer dans votre laboratoire, maintenant. Nous avons démoli la porte. Il est impossible d’y échapper - nous payons le prix de la violence de nos ancêtres. Extrait des Propos choisis de Muad’Dib, par la Princesse Irulan. — Cela fait un mois que Rinya nous a quittées. Elle me manque terriblement. Se dirigeant vers les bâtiments des acolytes au côté de Janess, Murbella voyait qu’elle s’efforçait de dissimuler l’expression d’angoisse sur son visage. Malgré les sentiments qu’elle éprouvait elle-même au fond de son cœur, la Mère Commandante maintint une expression distante. — Ne m’amène pas à perdre une autre fille, ou une autre Révérende Mère en puissance. Le moment venu, tu dois être certaine d’être prête à endurer l’Agonie. Ne te laisse pas précipiter par ton amour-propre. Janess acquiesça stoïquement. Elle ne dirait jamais de mal de la sœur jumelle qu’elle avait perdue, mais Murbella et elle savaient que Rinya n’avait pas été aussi sûre d’elle qu’elle le prétendait. Elle avait préféré dissimuler ses doutes derrière un vernis de bravade. Et elle en était morte. Une Bene Gesserit se devait de cacher ses émotions, afin de chasser les derniers vestiges d’amour qui ne sauraient que distraire son attention. Autrefois, Murbella avait elle-même été prise au piège de l’amour, entravée et affaiblie par le lien qui l’unissait à Duncan Idaho Lorsqu’elle l’avait perdu, elle n’avait pas été libérée pour autant, et la pensée qu’il était toujours là, quelque part dans le vide de l’espace à des distances inimaginables, lui procurait une douleur constante. Maigre leur position de principe, les Sœurs savaient depuis longtemps que l’amour ne peut être complètement éliminé. Comme les anciens prêtres et les nonnes d’une religion oubliée depuis longtemps, elles étaient censées renoncer à l’amour au profit d’une cause bien plus grande. Mais à long terme, il était impossible de tout abandonner pour se protéger d’une faiblesse qu’on avait identifiée. On ne pouvait sauver les humains en les obligeant à renoncer à leur humanité. En restant très proche des jumelles et en suivant les progrès de leur formation, allant jusqu’à leur révéler l’identité de leurs parents, Murbella avait enfreint la tradition de l’Ordre. La plupart des filles acceptées dans les écoles du Bene Gesserit avaient pour instruction d’atteindre leur potentiel « sans être distraites par des liens familiaux ». La Mère Commandante se tenait toutefois à distance de ses deux plus jeunes filles, Tanidia et Gianne. Mais elle avait perdu Rinya et refusait de se couper de Janess. Et maintenant, après une séance d’entraînement aux arts martiaux combinés des Bene Gesserit et des Honorées Matriarches, les deux femmes traversaient le jardin ouest de la Citadelle et se dirigeaient vers le secteur où habitaient Janess et les autres acolytes. La jeune fille portait encore sa tenue de combat blanche, chiffonnée et trempée de sueur. La Mère Commandante poursuivit d’une voix posée, bien qu’elle-même ressentît la douleur au fond de son cœur. — Nous avons toujours nos vies à mener. Nous avons encore de nombreux ennemis à affronter. C’est ce que Rinya attendrait de nous. Janess se redressa en marchant. — Oui, c’est ce qu’elle dirait. Elle vous croyait quand vous parliez de l’Ennemi, et moi aussi, je vous crois. Certaines Sœurs avaient des doutes sur les alarmes de la Mère Commandante. Les Honorées Matriarches étaient revenues en toute hâte dans l’Ancien Empire, convaincues que le ciel allait leur tomber sur la tête. Mais avant que Murbella n’ait supprimé toutes les fondations du Bene Gesserit, quelques femmes avaient exigé des preuves qu’un adversaire aussi redoutable existait réellement là-bas. Aucune Honorée Matriarche n’avait jamais plongé assez profondément dans la Mémoire Seconde pour remonter très loin dans son passé; même Murbella ne se souvenait pas de leur origine dans la Dispersion, et n’aurait su dire comment elles avaient rencontré leur Ennemi pour la première fois, ni ce qui avait provoqué en elles cette furie de génocide. Murbella n’arrivait pas à croire que ces sceptiques puissent Clic aussi aveugles. Les Honorées Matriarches n’avaient-elles fait qu’imaginer ces centaines de planètes éradiquées par la peste ? Ces Armes extraordinaires qu’elles avaient utilisées pour oblitérer alors et tant d’autres planètes étaient-elles donc simplement nées spontanément de leur désir ? — Nous n’avons pas besoin d’autres preuves pour savoir que l’Ennemi est là-bas », dit sèchement Murbella à sa fille, tandis qu’elles longeaient une haie d’épines desséchées. « Et il s’apprête à s’attaquer à nous. A nous toutes. Je doute que l’Ennemi fasse une quelconque distinction entre les factions de notre Ordre Nouveau. La Planète du Chapitre elle-même sera très certainement dans sa ligne de mire. — S’il nous trouve, dit Janess. — Oh, il nous trouvera. Et il nous détruira, si nous ne sommes pas prêtes. (Elle regarda la jeune femme, et vit tant de potentiel dans le visage de sa fille.) Voilà pourquoi nous avons besoin d’autant de Révérendes Mères que possible. Janess s’était lancée à corps perdu dans ses études, avec une détermination qui aurait surpris même sa jumelle, qui avait été tellement dévorée d’ambition. À l’aide de ses poings et de ses pieds, pivotant, roulant, esquivant, la jeune fille était capable de frapper un adversaire de tous côtés à la fois, l’encerclant de sa puissance et de sa vitesse. Un peu plus tôt le jour même, Janess avait été opposée à une grande fille sèche et nerveuse qui s’appelait Caree Debrak. Caree était une jeune étudiante venue des rangs des Honorées Matriarches qui, après avoir été conquises, avaient débarqué en masse sur la Planète du Chapitre. Elle était pleine de ressentiment à l’égard de la fille de la Mère Commandante, et avait profité de cette compétition pour exhaler sa rancœur. Elle cherchait à blesser. Janess s’était entraînée aux mouvements requis pour la leçon, et s’attendait à vaincre son adversaire en combat loyal, mais la jeune Honorée Matriarche s’était livrée à une débauche de violence, violant toutes les règles et manquant de peu de briser les os de Janess. La femme bashar en charge de l’entraînement au combat personnel, Wizzi Aztin, avait réussi à les séparer. Cet incident avait gravement perturbé Murbella. — Tu as perdu contre Caree parce que les Honorées Matriarches ne sont retenues par aucune inhibition. Tu dois apprendre à devenir leur égale en cela, si ta veux pouvoir réussir ici. Au cours des derniers mois, Murbella avait décelé une ambiance détestable, surtout parmi les jeunes apprenties. Bien qu’elles fussent censées appartenir à un Ordre unifié, elles continuaient de pratiquer une distinction en portant des couleurs et des badges, et en se répartissant en cliques clairement définies par leur héritage en tant que Bene Gesserit ou Honorées Matriarches. Certaines des contestataires les plus résolues, dégoûtées des conciliations et refusant toute leçon ou compromis, continuaient de disparaître dans leurs propres campements loin au nord, même après l’exécution d’Annine. En s’approchant des baraquements des acolytes, Murbella entendit des clameurs de colère à travers les petites haies brunes. À un détour de l’ailée du jardin, elles débouchèrent sur le pré commun, une étendue d’herbe rabougrie et d’allées de gravier devant les bungalows. En temps normal, c’était là que les acolytes se rassemblaient pour les jeux, les pique-niques et les manifestations sportives, mais une récente tempête inattendue avait déposé une couche de fine poussière sur les bancs. Aujourd’hui, la plupart des élèves étalent assemblées sur la pelouse desséchée comme s’il s’agissait d’un champ de bataille - plus d’une cinquantaine de filles vêtues de robes blanches, toutes des acolytes. Réparties en groupes distincts de Bene Gesserit et d’Honorées Matriarches, elles se ruèrent les unes sur les autres comme des bêtes hurlantes. Murbella reconnut Caree Debrak parmi les combattantes. La jeune fille précipita son adversaire à terre d’un violent coup de pied dans la figure et se jeta sur elle comme un prédateur affamé. Tandis que l’acolyte à terre se débattait et tentait de résister, Caree la saisit par les cheveux, posa violemment un pied sur sa poitrine, et tira brusquement avec une force à déraciner un arbre. Le craquement affreux de la nuque de la jeune fille s’entendit même dans la frénésie de la mêlée. Avec un horrible sourire, Caree abandonna le cadavre sur le sol aride et pivota pour s’attaquer à une autre adversaire. Les acolytes portant le brassard orange des Honorées Matriarches s’attaquaient sans retenue à leurs rivales du Bene Gesserit, à coups de poing, de pied et de griffes, se servant même de leurs dents pour arracher la chair. Déjà, plus d’une douzaine déjeunes filles étaient étalées comme des poupées de chiffon ensanglantées sur l’herbe sèche. Des cris de colère, de douleur et de défi montaient des gorges indisciplinées, Il ne s’agissait pas d’un jeu ni d’un entraînement. Atterrée par ce spectacle, Murbella s’écria : — Arrêtez ça! Arrêtez toutes! Mais les acolytes, sous l’afflux d’adrénaline, continuèrent de s’entre-déchirer et de se lancer des insultes. L’une d’elles, une ancienne Honorée Matriarche, s’avança en titubant, projetant devant elle ses mains crispées comme des griffes au moindre bruit; ses orbites n’étaient plus que des trous sanguinolents. Murbella vit deux jeunes Bene Gesserit renverser une Honorée Matriarche et lui arracher son brassard tandis qu’elle se débattait. Avec des coups de poing suffisamment puissants pour briser le sternum de leur victime, les acolytes Bene Gesserit la tuèrent. Caree se projeta les pieds en avant sur les agresseurs. Elle les percuta toutes les deux en même temps et les envoya bouler. D’un coup de pied, elle écrasa le larynx de l’une d’elles, mais l’autre réussit à éviter le coup suivant en se baissant. Tandis que sa camarade s’écroulait à terre en gargouillant et en suffoquant, elle effectua un roulé-boulé puis se releva d’un bond, serrant dans sa main une grosse pierre qui avait fait partie d’une bordure d’allée. Les gardes, les rectrices et les Révérendes Mères se précipitèrent hors de la Citadelle. La Bashar Aztin menait ses propres troupes, et Murbella remarqua qu’elles étaient toutes armées de lourds étourdisseurs. La Mère Commandante essaya de se faire entendre au-dessus de la mêlée, en utilisant la Voix pour que ses paroles viennent frapper les combattantes comme autant de projectiles. Mais le vacarme était si grand qu’aucune des acolytes ne sembla l’entendre. Côte à côte, Janess et Murbella s’avancèrent au milieu de celles qui se battaient encore et firent pleuvoir sur elles un déluge de coups, sans se soucier de savoir si leurs cibles portaient ou non un brassard orange. Murbella remarqua que sa fille augmentait son intensité, investissant son corps tout entier dans ses gestes de combat. Murbella rentra la tête dans les épaules et vint percuter une Caree Debrak exultante de triomphe, la projetant violemment à terre. La Mère Commandante aurait facilement pu lui porter un coup fatal, mais elle sut se retenir et se contenta de lui couper le souffle. En hoquetant et en suffoquant, Caree roula de côté et lança un regard furieux à Murbella et Janess. Elle se remit debout en vacillant. — Ce que je t’ai administré tout à l’heure ne t’a pas suffi, Janess ? Tu en veux encore ? Elle balança un grand coup de poing. Avec un effort manifeste, Janess se contrôla, et esquiva facilement le coup sans riposter. — « Il faut plus d’habileté pour éviter les confrontations que pour s’y jeter. » C’est un dicton du Bene Gesserit. Caree cracha par terre. — Que m’importe les dictons des sorcières ? Est-ce qu’il t’arrive de penser par toi-même ? Ou est-ce que tu te contentes de ce que dit ta mère, et des citations d’un vieux livre poussiéreux ? À peine avait-elle prononcé ces mots que Caree décocha un puissant coup de pied. Janess s’y attendait, et elle se jeta sur sa gauche pour se retrouver à côté de son adversaire, dont elle frappa la tempe d’un vigoureux coup de poing. La jeune Honorée Matriarche s’écroula, et Janess lui donna un grand coup de pied dans le front qui lui projeta la tête en arrière. La bagarre commença à se calmer progressivement à mesure que d’autres femmes arrivaient pour séparer les combattantes. Le pré était jonché des restes du combat sanglant. Une volée de tirs d’étourdisseurs assomma plusieurs des acolytes qui se battaient encore, les laissant empilées sur le sol, inconscientes mais vivantes. Tout en essayant de reprendre son souffle, Murbella examina le champ de bataille ensanglanté avec fureur et dégoût. Elle cria aux jeunes Honorées Matriarches : — C’est à cause de vos brassards orange! Pourquoi afficher ainsi votre différence au lieu de vous joindre à nous ? En jetant un regard de côté, Murbella vit que Janess s’était mise en position pour protéger la Mère Commandante. La jeune fille n’était peut-être pas encore prête pour l’Agonie de l’Épice, mais elle était bien préparée à ce genre de situation. Les acolytes survivantes commencèrent à refluer furtivement vers leurs baraquements respectifs. Exprimant tout haut les sentiments de sa mère, Janess leur cria par-dessus les cadavres éparpillés dans l’herbe brune : — Regardez toutes ces ressources gâchées! Si nous continuons comme ça, l’Ennemi n’aura même pas besoin de se donner la peine de nous tuer! Une fois qu’un plan a été conçu, il acquiert son existence propre. Le simple fait d’y avoir réfléchi et de l’avoir ç élaboré lui confère une sorte de caractère inexorable. Bashar Miles Teg, debriefing sommaire après la victoire sur Cerbol. Lorsqu’elle était d’humeur contrariante, Garimi pouvait être aussi têtue que la plus endurcie des vieilles Bene Gesserit. Sheeana avait laissé la Sœur au visage sévère prendre la parole dans la salle de l’assemblée et vitupérer contre le projet de création de gholas historiques, en espérant qu’elle s’essoufflerait avant d’en arriver à la conclusion. Malheureusement, de nombreuses Sœurs assises derrière Garimi marmonnaient et hochaient la tête, exprimant leur accord sur les points qu’elle soulevait. Et c’est ainsi que nous faisons naître de nouvelles factions, se dit Sheeana en soupirant intérieurement. Dans la plus grande salle de réunion du non-vaisseau, plus d’une centaine de Sœurs réfugiées poursuivaient leur débat apparemment interminable sur le bien-fondé de produire des gholas à partir des mystérieuses cellules de Scytale. H ne semblait pas y avoir place pour un compromis. Du fait qu’elles avaient quitté le Chapitre pour maintenir la pureté du Bene Gesserit, Sheeana insistait pour que l’on préserve le droit à la liberté d’expression, mais cela faisait plus d’un mois que la discussion faisait rage. Devant un tel désaccord, elle n’osait pas forcer un vote. Pas encore. Il fut un temps où nous étions toutes unies par une cause commune… Assise au premier rang, Garimi déclara : — Vous proposez ce plan mal conçu comme si nous n’avions pas le choix. Même la plus ignorante des acolytes sait que nous avons autant de possibilités que nous décidons d’en avoir. Les paroles de Duncan Idaho vinrent se glisser avec netteté dans le bref silence, bien que personne ne lui ait demandé d’intervenir : — Je n’ai pas dit que nous n’avions pas le choix. J’ai simplement suggéré qu’il s’agissait peut-être du meilleur choix possible. Il était assis avec Teg à côté de Sheeana. Qui mieux que ces deux-là connaissait les dangers, les difficultés et les avantages inhérents aux gholas ? Qui mieux que Duncan comprenait ces personnages historiques ? Duncan poursuivit : — Le Maître du Tleilax nous offre la possibilité de nous renforcer au moyen de personnages clefs parmi un arsenal d’experts et de meneurs d’hommes. Nous en savons très peu sur l’Ennemi que nous pourrions avoir à affronter, et ce serait stupide de tourner le dos aux avantages que nous pourrions acquérir. — Avantages ? Ces figures historiques sont un véritable panthéon de la honte pour le Bene Gesserit, rétorqua Garimi. Dame Jessica, Paul Muad’Dib… et le pire de tous, Leto II le Tyran. Alors que la voix de Garimi prenait un ton strident, l’une de ses compagnes, Stuka, ajouta d’une voix ferme : — Avez-vous donc oublié votre formation Bene Gesserit, Duncan Idaho ? Votre raisonnement n’est pas logique. Tous les gholas dont nous parlons sont des reliques du passé, tout droit sortis des légendes. Quel rapport peuvent-ils avoir avec la crise que nous traversons aujourd’hui ? — Ce qui leur manque en connaissance des événement courants, ils le compensent par l’étendue de leur vision, fit remarquer Teg. Rien que l’histoire de leurs existences suffirait à donner le vertige aux érudits religieux et laïques. Parmi tous ces héros et ces génies, nous trouverons sûrement des connaissances utiles pour toute situation que nous pourrions rencontrer. Le fait que les Tleilaxu se soient donné tant de mal pour obtenir et conserver de telles cellules pendant tous ces siècles montre à quel point elles doivent être précieuses. La Révérende Mère Calissa exprima une préoccupation légitime; elle n’avait jusqu’ici manifesté aucun signe de ses intentions de vote. — Je suis inquiète à l’idée que les Tleilaxu aient pu modifier certains paramètres génétiques - exactement comme ils l’ont fait pour Duncan. Scytale table sur notre stupeur admirative. Et si cela cachait d’autres intentions ? Quelle est sa réelle motivation à vouloir ressusciter ces gholas ? Duncan promena son regard sur les femmes assemblées. — Le Maître du Tleilax est dans une position vulnérable, et il doit donc faire en sorte que les gholas que nous testerons soient parfaits. Sinon, il n’obtiendra pas de nous ce qu’il désire le plus. Je n’ai pas confiance en lui, mais je fais confiance à l’étendue de son désespoir. Scytale est prêt à tout accepter pour parvenir à ses fins. Il est en train de mourir, et sa seule préoccupation est d’avoir un ghola de lui-même; nous devrions utiliser cela à notre avantage. Dans notre situation périlleuse, nous ne pouvons laisser nos craintes guider notre stratégie. — Quelle stratégie ? s’exclama Garimi avec un grognement sarcastique. (Elle se tourna vers ses Sœurs.) Nous errons sans but dans l’espace, fuyant une menace invisible que seul Duncan Idaho est capable de percevoir. Pour la plupart d’entre nous, la seule véritable menace est la horde de catins venues de la Dispersion. Elles se sont emparées de notre Ordre, et nous nous sommes exilées pour sauver le Bene Gesserit. Il nous faut trouver un endroit où établir un nouveau Chapitre, un nouvel ordre où nous pourrons retrouver notre puissance. C’est la raison pour laquelle nous avons commencé à avoir des enfants, et que nous augmentons prudemment nos effectifs. — Mettant ainsi à rude épreuve les ressources limitées de l’Ithaque, dit Sheeana. Garimi et nombre de ses sympathisantes s’exclamèrent bruyamment : — Ce non-vaisseau a suffisamment de provisions pour faire vivre dix fois notre population actuelle pendant un siècle. Pour préserver notre Ordre, nous devons accroître notre population et élargir notre pool génétique, afin de nous préparer à coloniser une planète. Sheeana eut un sourire rusé. —- Voilà encore une bonne raison de produire les gholas. Garimi roula des yeux d’un air dégoûté. Derrière elle, Stuka s’écria : — Les gholas seront des abominations inhumaines! Sheeana avait été sûre que quelqu’un soulèverait ce point. — Je trouve cela assez curieux de voir à quel point certaines d’entre vous, les conservatrices, peuvent être superstitieuses. Comme des paysannes illettrées! J’ai entendu très peu d’arguments rationnels de votre part. Garimi jeta un coup d’œil à ses alliées, tout aussi sévères qu’elle, et sembla y puiser de la force. — Des arguments rationnels ? Je m’oppose à cette proposition parce qu’elle est manifestement dangereuse. Ce sont des gens que nous connaissons à travers l’histoire. Nous les connaissons, et nous savons de quoi ils sont capables. Sommes-nous prêtes à prendre le risque d’infliger un autre Kwisatz Haderach à l’univers ? Nous avons déjà commis cette erreur une fois. Nous devrions être plus avisées aujourd’hui. Quand Duncan prit la parole, il n’avait que ses convictions intimes, ne possédant pas la technique de la Voix des Bene Gesserit, ni leur art consommé des manipulations subtiles. — Paul Atréides était un homme de valeur, mais la Communauté des Sœurs et d’autres forces l’ont projeté vertigineusement dans des directions dangereuses. Son fils tant diffamé était également un homme bon et courageux, jusqu’à ce qu’il se laisse dominer par le ver du désert. J’ai connu Thufir Hawat, Gurney Halleck, Stilgar, le Duc Leto et même Leto U. Cette fois-ci, nous pouvons les protéger des défaillances de leur passé et leur permettre de réaliser leur potentiel. Pour nous venir en aide! Au milieu des cris des femmes, ce fut Garimi qui cria le plus fort: — À travers la Mémoire Seconde, nous savons aussi bien que vous ce que les Atréides ont fait, Duncan Idaho. Oh, que de cruautés commises au nom de Muad’Dib, des milliards d’humains sont morts au cours de son Jihad! L’Empire Corrino qui s’était maintenu pendant des milliers d’années s’est effondré! Mais même les désastres provoqués par l’Empereur Muad’Dib n’ont pas suffi. Son fils le Tyran est venu à son tour, apportant des milliers d’années de terreur écrasante! N’avons-nous donc rien appris ? Sheeana éleva la voix en y introduisant une note d’autorité, juste ce qu’il fallait pour faire taire les autres Bene Gesserit. — Bien sûr, nous avons beaucoup appris. Jusqu’à aujourd’hui, je croyais que nous avions appris la prudence mesurée. Il semble à présent que l’histoire ne nous ait enseigné que la peur irraisonnée. Êtes-vous prêtes à renoncer à notre plus grand atout simplement parce que quelqu’un pourrait se trouver accidentellement blessé ? Nous avons des ennemis qui ont l’intention de nous faire violence. Il y a toujours un risque, mais l’ingéniosité qui se trouve dans nos réserves de cellules nous offre au moins une chance. Elle essaya de calculer combien de passagers Garimi avait pu rallier à sa position. À mesure qu’elle les identifiait et les classait dans son esprit, Sheeana rencontra peu de surprises : toutes étaient des traditionalistes, et les plus conservatrices parmi les conservatrices. Pour le moment, elles ne représentaient encore qu’une minorité, mais cela pourrait changer. Il fallait mettre fin à ce débat avant qu’il n’y ait encore plus de dégâts. Même une fois que le projet aurait démarré, chaque enfant ghola nécessiterait une période complète de gestation, puis il faudrait l’élever et le former, avec pour objectif de réussir à réveiller ses souvenirs internes. Cela prendrait des années. Dans les dix prochaines années, combien de fois le non-vaisseau plongerait-il dans d’autres situations de crise ? Et s’ils devaient se trouver nez à nez avec l’Ennemi demain ? Et s’ils se retrouvaient pris au piège dans le filet chatoyant qui, d’après Duncan, continuait de les traquer sans cesse ? Prévoir à long terme était ce que les Sœurs savaient le mieux faire. Finalement, Sheeana plissa ses lèvres généreuses d’un air résolu et décida de se/jeter à l’eau. C’était un combat qu’elle n’avait nullement l’intention de perdre, mais le débat avait atteint ses limites, que Garimi le veuille ou non. — Finissons-en avec ces discussions qui tournent en rond. Je demande que nous passions au vote. Maintenant. Et elle emporta la décision. De justesse. Même le non-champ de notre vaisseau ne peut nous protéger de la prescience des Navigateurs de la Guilde lorsqu ‘ils scrutent le cosmos. Seuls les gènes sauvages d’un Atréides peuvent le dissimuler complètement. Mentat Bellonda, s’adressant à une assemblée d’acolytes. L’esprit encore mal remis après ces disputes vociférantes entre les Bene Gesserit, Duncan Idaho se livra à une série d’exercices en solo dans la salle d’entraînement. Pour mettre de l’ordre dans ses pensées, il éprouvait toujours le besoin de se rendre dans cet endroit familier où il avait passé tant de moments agréables. Avec Murbella. C’est lorsqu’il s’efforçait d’exercer le contrôle suprême sur ses muscles et ses nerfs qu’il prenait le mieux conscience de ses lacunes. Il y avait toujours quelque chose pour les lui rappeler. Grâce à ses facultés de Mentat, il voyait précisément quand il avait manqué de très peu certains mouvements complexes du prana-bindu; peu d’observateurs auraient remarqué ces erreurs, mais lui les voyait. Avec toute cette affaire de nouveaux gholas qui lui pesait sur les épaules, il se sentait en perte d’équilibre. Une fois encore, il accomplit les gestes rituels. Son épée courte à la main, il essaya d’atteindre le niveau de relaxation vigilante du prana-bindu, ce calme intérieur qui lui permettrait de se défendre et de frapper à la vitesse de l’éclair. Mais ses muscles refusaient obstinément d’obéir aux impulsions de son esprit. Le combat est une question de vie ou de mort… pas d’humeur. C’était Gurney Halleck qui le lui avait appris. Duncan prit deux profondes inspirations en fermant les yeux, puis il se plongea dans une transe mnémonique dans laquelle il déploya les éléments relatifs à son dilemme. Dans son esprit, il vit une longue éraflure sur un mur voisin qui avait jusque-là échappé à son attention. C’était étrange que personne ne l’ait réparée après tant d’années… et encore plus étrange qu’il ne l’ait pas remarquée pendant tout ce temps. Il y avait presque quinze ans de cela, Murbella avait glissé au cours d’une séance d’entraînement au couteau avec lui - et elle avait failli mourir. Lorsqu’elle était tombée au ralenti en tordant sa main qui tenait l’arme, et de telle sorte que la lame allait lui pénétrer le cœur, Duncan avait perçu dans son esprit de Mentat tout l’éventail de possibilités. Il avait vu les nombreuses façons dont elle pouvait mourir… et les quelques-unes qui pouvaient la sauver. Tandis qu’elle tombait, il lui avait arraché le couteau de la main d’un puissant coup de pied, et la lame était allée érafler le mur. Une éraflure sur le mur qu’il n’avait plus remarquée et qu’il avait complètement oubliée jusqu’à aujourd’hui… Quelques instants seulement après ce qui avait failli être une tragédie, ils avaient fait l’amour ici, à même le sol. Un de leurs coïts les plus mémorables, avec ses capacités viriles décuplées par les techniques du Bene Gesserit s’opposant aux méthodes d’asservissement sexuel de cette Honorée Matriarche. Un étalon surhumain contre une séductrice aux cheveux d’ambre. Est-ce qu’elle pensait encore à lui après ces quatre années ? Dans sa cabine personnelle comme dans les parties communes du non-vaisseau, Duncan continuait de trouver des rappels de son amour perdu. Avant l’évasion, il avait été absorbé par les préparatifs : échafauder des plans secrets avec Sheeana, cacher des équipements indispensables à bord du vaisseau, faire monter discrètement à bord les pèlerins volontaires, charger le matériel, les provisions, et sept vers des sables. Il avait été tellement occupé qu’il avait réussi à oublier Murbella pendant un temps. Mais juste après que le non-vaisseau eut réussi à s’arracher au vieux couple et à son filet, Duncan avait eu trop de temps libre et de trop nombreuses occasions de marcher sur des mines émotionnelles qu’il n’avait pas remarquées jusque-là. Il trouvait des objets qui lui rappelaient Murbella, des tenues d’entraînement, des articles de toilette. Bien qu’il fût un Mentat et donc incapable d’oublier le moindre détail, le simple fait de trouver ces traces de sa présence l’avait fortement secoué, comme des bombes à retardement émotionnelles, pires que les mines explosives qui avaient été autrefois disposées autour du non-vaisseau sur Chapitre. Pour conserver la raison, Duncan avait finalement rassemblé tous les objets qui lui rappelaient Murbella, depuis les survêtements d’exercice froissés et tachés de sueur jusqu’aux serviettes sales dont elle s’était servie, en passant par son stylo favori. Il avait jeté le tout dans l’un des casiers de stockage inutilisés. Le champ anentropique fonctionnait encore et conserverait ces objets dans le même état pour l’éternité, et le verrou les tiendrait à l’abri des regards indiscrets. Ils étaient là depuis des années. Duncan n’avait pas besoin de les revoir, ni de repenser à Murbella. Il l’avait perdue, et ne pourrait jamais l’oublier. Murbella était sans doute partie pour toujours, mais la capsule anentropique de Scytale pouvait lui ramener ses anciens amis. Paul, Gurney, Thufir, et même le Duc Leto. Et maintenant, tout en s’essuyant avec sa serviette, il ressentit une bouffée d’espoir. Quatre ans après l’évasion de la Planète du Chapitre Ce n’est pas être lâche ou paranoïaque que de sursauter au moindre bruit, dès lors qu’une véritable menace existe. Mère Commandante Murbella, journal intime. Le grand vaisseau de guerre non identifié apparut dans la zone morte bien au-delà du système solaire de la Planète du Chapitre. Il resta là un long moment, balayant prudemment l’espace à l’aide de ses sondes avant de se rapprocher. Au moyen de capteurs à longue portée, un vaisseau de la Guilde qui se dirigeait vers Chapitre détecta le cuirassé au-delà de toute orbite planétaire, un étrange vaisseau tapi là où il n’aurait pas dû être. Toujours préoccupée par l’Ennemi, ne sachant toujours pas où et quand les premières attaques pourraient se produire, la Mère Commandante dépêcha deux Sœurs à bord d’une rapide vedette de reconnaissance pour recueillir des renseignements. Les deux femmes s’approchèrent prudemment du vaisseau, en affichant ouvertement des intentions non hostiles. L’étrange vaisseau ouvrit le feu et détruisit la vedette dès qu’elle fut à sa portée. La dernière transmission du pilote disait : « C’est une sorte de vaisseau militaire. On dirait qu’il a traversé l’enfer, il est gravement endommagé… » Et puis le message s’était terminé brusquement dans un bruit de friture. D’une humeur sombre, Murbella réunit ses commandantes pour élaborer une riposte rapide et massive. Personne ne connaissait l’identité de l’intrus ni son équipement en armes, et nul ne pouvait dire s’il s’agissait de l’Ennemi ou d’une autre puissance. Mais la menace était bien réelle. Un bon nombre d’anciennes Honorées Matriarches, dont Doria”, brûlaient du désir de combattre depuis la Bataille de Jonction, qui s’était déroulée quatre ans auparavant. Bouillonnant de violence, les Honorées Matriarches considéraient que leurs talents militaires s’émoussaient à ne pas être utilisés. Murbella allait maintenant pouvoir leur donner l’occasion de rattraper le temps perdu. Il ne fallut que quelques heures pour que vingt vaisseaux d’attaque - qui avaient fait partie de la flotte spatiale du Chapitre depuis l’époque du Bashar Miles Teg - se retrouvent aux limites du système, en pleine accélération. Ils étaient menés par Murbella, malgré les avertissements et les récriminations de quelques-unes de ses conseillères Bene Gesserit parmi les plus timides, qui ne voulaient pas qu’elle s’expose au danger. Elle était la Mère Commandante, et elle dirigerait la mission. C’était sa façon d’être. Tandis que les vaisseaux de l’Ordre Nouveau s’approchaient, Murbella examina les images affichées sur ses écrans, remarquant les balafres sombres le long de la coque de l’intrus, les brillantes fuites d’énergie des moteurs endommagés, les grandes brèches ouvertes par des explosions lorsque l’atmosphère du vaisseau s’était échappée dans l’espace. — C’est une épave, transmit le Bashar Wikki Aztin depuis son vaisseau d’attaque. — Mais une épave mortelle, fit remarquer l’un de ses officiers. Elle est encore capable d’attaquer. Comme un oiseau de proie blessé, songea Murbella. C’était un vaisseau imposant, bien plus grand que les siens. En examinant les écrans d’observation, elle reconnut le modèle ainsi qu’un écusson de combat sur la coque endommagée. — C’est un vaisseau des Honorées Matriarches, mais il ne vient d’aucun des groupes assimilés. — Est-ce qu’il appartient à l’une des enclaves rebelles ? — Non… U vient d’au-delà des confins de la Dispersion, transmit-elle. De beaucoup plus loin. Au fil des décennies, un vaste nombre d’Honorées Matriarches s’étaient abattues sur l’Ancien Empire comme une nuée de sauterelles, mais il y en avait encore beaucoup plus parmi les mondes lointains. Les Honorées Matriarches étaient organisées en cellules indépendantes, isolées des autres groupes non seulement pour leur propre protection, mais aussi par xénophobie naturelle. Apparemment, l’étrange vaisseau s’était retrouvé par hasard dans cette région de l’espace. À en juger par son aspect, il avait été trop endommagé pour pouvoir atteindre sa destination première, qui était… la Planète du Chapitre, peut-être ? Ou simplement n’importe quelle planète habitable ? — Restez hors de portée de tir, rappela-t-elle à ses commandantes, puis elle ajusta son système com. Honorées Matriarches! Je suis Murbella, la Très Honorée Matriarche légitime, ayant assassiné la précédente. Nous ne sommes pas vos ennemies, mais nous reconnaissons votre vaisseau et ses marquages. Vous avez détruit nos éclaireurs sans nécessité. Si vous ouvrez de nouveau le feu, ce sera à vos risques et périls. Seuls le silence et les parasites lui répondirent. — Nous allons monter à votre bord. C’est ce que j’ordonne en tant que Très Honorée Matriarche. Elle fit s’approcher ses vaisseaux, sans recevoir de réponse. Finalement, une femme à l’air épuisé et grave apparut sur l’écran de communication, son regard acéré comme un éclat de verre. — Très bien, Honorée Matriarche. Nous n’ouvrirons pas le feu… pas encore. — Très Honorée Matriarche, précisa Murbella. — Cela reste à voir. En avançant prudemment, leurs systèmes d’armement activés et prêts à riposter, les vingt vaisseaux de l’Ordre Nouveau vinrent se placer autour de l’énorme coque balafrée. Sur un canal privé, Doria fit remarquer : — Nous pourrions tout aussi facilement nous infiltrer par une des brèches dans la coque. — Je préférerais que nous n’ayons pas l’air hostiles, répondit Murbella. (Puis elle s’adressa sur un canal public au capitaine inconnu :) Vos baies d’amarrage fonctionnent-elles encore ? Quelle est l’étendue de vos dégâts ? — Une des baies est encore utilisable. Le capitaine fournit les instructions nécessaires. Murbella dit au Bashar Aztin et à la moitié de ses vaisseaux de rester à l’extérieur pour surveiller, tandis qu’elle guidait les dix autres à la rencontre des survivantes de ce qui avait dû être une bataille effroyable. Lorsqu’elle sortit de la baie d’amarrage avec ses compagnes, Murbella se trouva devant treize femmes, toutes vêtues de justaucorps colorés, et à l’air mal en point. Beaucoup portaient encore des hématomes, des blessures à peine cicatrisées et des bandages. La femme aux yeux de verre pilé avait la main gauche enveloppée de bandelettes cicatrisantes. Toujours soupçonneuse, Murbella imagina qu’elle pouvait cacher une arme sous ces bandages, mais c’était peu probable; les Honorées Matriarches considéraient leur propre corps comme leur meilleure arme. Le capitaine du vaisseau examina d’un air perplexe Murbella et son équipe, dont certaines étaient vêtues comme des Bene Gesserit tandis que les autres portaient des tenues d’Honorées Matriarches. — Vous avez l’air différente… étrange, dit-elle. Des taches orange apparurent dans ses yeux. — Et vous avez l’air vaincue, répliqua sèchement Murbella. (Les Honorées Matriarches étaient plus sensibles à la force qu’à la conciliation.) Qui a pu vous faire ça ? La femme répondit avec mépris : — L’Ennemi, bien sûr. L’Ennemi qui nous harcèle depuis des siècles, avec ses attaques bactériologiques qui détruisent nos planètes. (Elle prit un air sceptique.) Si vous ne savez pas cela, c’est que vous n’êtes pas une Honorée Matriarche. — Nous connaissons l’existence de l’Ennemi, mais cela fait longtemps que nous sommes dans l’Ancien Empire. Bien des choses ont changé. — Et apparemment, bien des choses ont été oubliées! On dirait que vous êtes devenues tendres et faibles, mais nous savons que l’Ennemi est venu dans ce secteur. Nous l’avons exploré du mieux que nous avons pu dans ce vaisseau endommagé. Nous avons trouvé plusieurs planètes qui ont été manifestement incinérées par des Oblitérateurs. Murbella ne la corrigea pas, et ne dit pas, au capitaine que ces planètes - sans aucun doute des mondes du Tleilax ou du Bene Gesserit - avaient été détruites par les Honorées Matriarches elles-mêmes, et non par l’Ennemi d’Ailleurs. Murbella fit prudemment un pas en avant, en se demandant si ces treize Honorées Matriarches étaient les seules survivantes à bord du vaisseau. — Dites-nous ce que vous savez de notre Ennemi commun. Toute information sera précieuse pour organiser nos défenses. — Des défenses ? Vous ne pouvez pas vous défendre contre un ennemi invincible. — Nous essaierons quand même. — Personne ne peut lui résister! Nous devons fuir, nous saisir de tout ce qui peut nous aider à survivre, et tenter d’aller plus vite que l’Ennemi. Vous devez le savoir. (Ses yeux meurtris se plissèrent; son regard se fît encore plus incisif.) À moins que vous ne soyez pas vraiment une Honorée Matriarche. Je ne reconnais pas ces autres, là, avec leurs vêtements étranges, et vous-même avez quelque chose d’étranger… (Un instant, on aurait dit qu’elle allait cracher.) Nous savons toutes que l’Ennemi a de multiples visages. Le vôtre en ferait-il partie ? Les Honorées Matriarches étrangères se tendirent, puis se ruèrent sur Murbella et ses compagnes. Ces Honorées Matriarches venues d’ailleurs ignoraient que l’Ordre Nouveau unifié possédait des capacités de combat bien supérieures, et par ailleurs elles étaient épuisées et blessées. Même ainsi, leur désespoir décuplait leur violence. Ce fut un bain de sang, et quatre des camarades de Murbella se retrouvèrent étendues sur le pont, mortes, avant que les autres aient pu maîtriser et tuer toutes les Honorées Matriarches, à l’exception de leur capitaine. Quand il avait été clair que son équipage allait être massacré, elle s’était enfuie vers un ascenseur. Les Bene Gesserit qui accompagnaient Murbella étaient effarées : — C’est une lâche! Murbella s’était déjà précipitée vers l’ascenseur. — Non, pas une lâche. Elle se dirige vers la passerelle. Elle va saborder le vaisseau pour que nous ne puissions pas nous en emparer! Le tube élévateur le plus proche était endommagé et refusait de fonctionner. Murbella, suivie de quelques Sœurs, courut jusqu’à ce qu’elle en trouve un autre qui leur permit de monter rapidement jusqu’au pont de commandement. Le capitaine pouvait facilement détruire tous les enregistrements de navigation et peut-être faire sauter les moteurs (s’ils étaient encore suffisamment opérationnels pour répondre à un ordre d’autodestruction). Murbella n’avait aucune idée du nombre de systèmes qui fonctionnaient encore à bord du vaisseau. Le temps que Murbella, Doria et trois autres Sœurs fassent irruption sur la passerelle, le capitaine des Honorées Matriarches était déjà en train de marteler la console de navigation avec une telle force que ses mains étaient en sang. Des étincelles et de la fumée jaillissaient des armoires de contrôle court-circuitées. En un éclair, Murbella rejoignit la femme, la saisit par les épaules et la projeta violemment loin du poste de commandement. Le capitaine se précipita de nouveau sur elle, mais d’un simple réflexe, la Mère Commandante lui porta un coup qui lui brisa la nuque. Pas le temps de l’interroger longuement. Doria fut la première à atteindre la console et se servit de ses mains nues pour arracher les panneaux afin de la déconnecter. Ensuite, d’un air soucieux, elle contempla les appareils fumants, incapable d’empêcher la progression des dégâts. Des extincteurs vinrent à bout des feux électriques. Les expertes du Bene Gesserit passèrent les systèmes au peigne fin tandis que Murbella attendait, inquiète à l’idée que le vaisseau pouvait exploser à tout moment. L’une des Sœurs releva la tête d’une des stations de navigation. — Nous avons réussi à arrêter la séquence d’autodestruction. La plupart des enregistrements ont été détruits par le capitaine, mais j’ai pu récupérer au moins un jeu de coordonnées situées en dehors de l’Ancien Empire - le dernier endroit que le vaisseau ait visité avant de venir ici. Murbella prit sa décision. — Il faut que nous sachions ce qui s’est passé si loin là-bas. (Ce mystère la rongeait depuis des années.) Je vais envoyer des engins de reconnaissance pour retracer leur itinéraire. Après ce qui vient de se passer, que plus jamais personne n’ose suggérer que je n’ai fait qu’imaginer que l’Ennemi s’apprêtait à nous attaquer. S’il s’est finalement mis en mouvement, il faut absolument que nous le sachions. Dans leur naïveté, les Honorées Matriarches croient à la loyauté des Tleilaxu Égarés qu’elles ont asservis. En réalité, nombre de ces Tleilaxu venus de la Dispersion ont leurs propres projets. C’est à nous, les Danseurs-Visages, que revient la tâche de les réduire à néant. Khrone, message aux Danseurs-Visages. Même selon les normes des Tleilaxu Égarés, le laboratoire construit dans les cendres de Bandalong était primitif. Uxtal ne disposait que du matériel le plus rudimentaire récupéré dans les installations en ruine utilisées autrefois par les anciens Maîtres, et c’était la première fois qu’il avait à diriger tout seul un projet aussi complexe. Il ne fallait surtout pas qu’il donne aux Honorées Matriarches ou aux Danseurs-Visages des raisons de soupçonner que l’ampleur de la tâche pouvait dépasser ses compétences. On lui avait donné comme assistants de laboratoire de parfaits incompétents, en général des mâles de basse caste dénués de volonté et qui avaient été sexuellement assujettis par ces épouvantables femmes. Aucun des assistants ne possédait de connaissances spéciales ou d’idées qui auraient pu l’aider. Déjà, sous prétexte de quelque affront imaginaire, les Honorées Matriarches au caractère instable avaient tué un de ces hommes pathétiques, et son remplaçant ne semblait guère posséder plus de talent. Uxtal faisait tous ses efforts pour ne pas laisser paraître son angoisse, essayant d’avoir l’air de savoir parfaitement ce qu’il faisait, même si bien des choses le laissaient perplexe. Khrone avait ordonné au petit chercheur d’obéir aux Danseurs-Visages, et ceux-ci lui avaient dit de se plier à tout ce que les Honorées Matriarches lui ordonneraient de faire. Uxtal aurait bien voulu comprendre un peu mieux ce qui se passait. Les nouveaux Danseurs-Visages étaient-ils réellement alliés aux féroces catins ? Ou bien était-ce encore une ruse habilement dissimulée derrière une autre ruse ? Consterné, il secoua sa pauvre tête endolorie. Les anciennes Écritures mettaient en garde contre l’impossibilité de servir deux maîtres à la fois, et il ne le comprenait maintenant que trop bien. La nuit, Uxtal ne disposait que de quelques heures à peine pour se reposer, et quand il parvenait enfin à s’endormir, son angoisse était trop forte pour qu’il trouve un sommeil véritable. Il fallait qu’il réussisse à tromper les Honorées Matriarches aussi bien que les Danseurs-Visages. Il produirait le nouveau ghola sur lequel Khrone avait insisté - ça, il en était capable! - et il essaierait de fabriquer l’ersatz d’épice à base d’adrénaline dont les Honorées Matriarches avaient besoin, en utilisant leur propre formule. Par contre, pour ce qui était de fabriquer du véritable mélange, c’était bien au-delà de ses capacités, même imaginaires. Dans un geste magnanime, Hellica lui avait fourni de nombreux corps femelles pour servir de cuves axlotl, et il avait déjà converti celui dont il avait besoin (après trois essais catastrophiques). Jusque-là, tout allait bien. Ajoutée à l’équipement du laboratoire rudimentaire, la cuve devrait lui suffire pour mener l’opération à bien. Il ne lui restait plus qu’à produire le ghola et à le remettre à Khrone, qui le récompenserait (du moins l’espérait-il). - Malheureusement, cela signifiait que son calvaire ici durerait au moins neuf mois. Il n’était pas sûr de pouvoir le supporter. Soupçonnant partout la présence de Danseurs-Visages, il entreprit de développer un enfant à partir des mystérieuses cellules récupérées dans la capsule anentropique extraite du cadavre d’un Maître du Tleilax. Pendant ce temps, quotidiennement, la Matriarche Supérieure lui faisait savoir son impatience d’obtenir sa provision d’ersatz de mélange. Elle était jalouse de chaque seconde qu’il consacrait à autre chose que ses propres besoins. Affolé et épuisé, Uxtal était contraint de satisfaire à ces deux obligations, quand bien même il n’avait d’expérience pour aucune. Dès que le bébé ghola non identifié fut implanté dans la première cuve axlotl opérationnelle, Uxtal reporta ses efforts sur la fabrication d’un ersatz d’épice. Comme les catins savaient déjà comment produire cette substance, Uxtal n’avait pas besoin d’innovations ou d’éclairs de génie dans ce domaine. Il lui suffisait de trouver le moyen de fabriquer ce composé chimique en grandes quantités, une chose que les Honorées Matriarches se souciaient peu de réaliser elles-mêmes. Tandis qu’il regardait le ciel gris à travers une fenêtre blindée sans tain, Uxtal eut l’impression que le paysage de son âme était comme les collines calcinées et sans vie qu’il apercevait au loin. Il ne voulait pas rester ici. Un jour, il trouverait le moyen de s’échapper. Né dans un cercle religieux très fermé, Uxtal se sentait profondément mal à l’aise en présence de femmes dominatrices. Dans la race tleilaxu, les femelles étaient élevées pour servir de simples matrices dès qu’elles atteignaient la maturité reproductive. C’était leur unique fonction. Les Honorées Matriarches étaient à l’extrême opposé dé ce qu’Uxtal considérait comme normal et juste. Personne ne connaissait l’origine des catins, mais leur propension à la violence semblait faire partie de leur patrimoine génétique. Il s’était demandé si quelque Maître renégat du Tleilax, dans sa stupidité, n’avait pas en fait créé les Honorées Matriarches pour exterminer les Bene Gesserit, tout comme les Futars l’avaient été, disait-on, pour exterminer les Honorées Matriarches. Ces nouveaux monstres femelles avaient-ils échappé au contrôle de leur créateur, avec pour résultat la destruction de tous les mondes sacrés, la mise en esclavage d’une poignée de Tleilaxu Égarés et le bouleversement complet de toute chose ? À présent, s’efforçant d’avoir l’air d’un administrateur important, Uxtal parcourut le laboratoire et observa les deux assistants en blouse blanche qui s’occupaient de la cuve axlotl spéciale. Un nouveau bâtiment modulaire venait juste d’être apporté sur un mécanisme suspenseur. La nouvelle aile du laboratoire occupait une superficie deux fois plus grande que celle des installations d’origine, et il avait fallu abattre les clôtures de l’enclos à lumaces du fermier voisin pour s’approprier une partie de son terrain. Uxtal s’était attendu à le voir protester et encourir ainsi la colère des Honorées Matriarches, mais il avait vu l’homme - s’appelait-il Gaxhar ? - emmener docilement ses animaux sur une autre portion de terrain. Les femmes avaient également exigé du fermier qu’il leur fournisse un approvisionnement régulier de viande de lumace fraîche, ce qu’il avait fait. Uxtal éprouvait un secret plaisir à voir quelqu’un se faire maltraiter de la sorte, preuve qu’il n’était pas le seul à être impuissant dans Bandalong. Dans la partie plus ancienne du laboratoire, des femmes capturées étaient lobotomisées chimiquement et converties en cuves de reproduction. Provenant de différentes parties de la nouvelle aile, Uxtal pouvait entendre les cris assourdis des femmes que l’on torturait, car la douleur (techniquement, l’adrénaline, les endorphines et autres substances sécrétées par le corps sous l’effet de la douleur) était l’ingrédient principal de l’épice spéciale que les Honorées Matriarches désiraient si ardemment. La Matriarche Supérieure Hellica s’était déjà rendue dans les nouvelles salles pour s’occuper des formalités. « Notre installation sera prête une fois que je l’aurai convenablement baptisée. » Elle portait un justaucorps argent et or qui ne cachait rien de ses formes généreuses, ainsi qu’une cape assortie et une coiffe incrustée de pierres précieuses qui ressemblait à une couronne posée sur ses cheveux blonds. Uxtal n’était pas particulièrement désireux d’apprendre ce qu’elle voulait dire par là. Chaque fois qu’il voyait la Matriarche Supérieure, il s’efforçait de ne pas montrer son dégoût et sa haine, même si elle arrivait sans doute à lire ses sentiments sur son visage grisâtre. Pour assurer sa propre survie, il essayait d’afficher juste ce qu’il fallait de peur en sa présence, mais pas trop. Il ne s’aplatissait pas - du moins le croyait-il. Après une série de cris particulièrement violents en provenance de la nouvelle aile, Hellica franchit prestement une porte donnant sur la section du laboratoire où la cuve axlotl inséminée reposait sur une table chromée. Elle aimait contempler cet amas de chair odorante et trempée de sueur. La Matriarche Supérieure donna un coup de coude à Uxtal, suffisamment fort pour qu’il manque de tomber, comme s’il était l’un de ses compagnons d’armes. — C’est une façon tellement intéressante de traiter le corps humain, tu ne trouves pas ? Tout à fait approprié pour des femmes qui ne peuvent servir à rien d’autre. Uxtal n’avait pas demandé d’où venaient ces femmes porteuses. Ça ne le regardait pas, et il ne voulait pas le savoir. Il avait dans l’idée que les catins avaient dû capturer plusieurs de leurs rivales détestées du Bene Gesserit sur d’autres planètes. Voilà une chose qui aurait été intéressante à voir! Au moins, en tant que cuves axlotl boursouflées, ces femmes avaient trouvé la place qui leur convenait, être des réceptacles pour leur progéniture. L’idéal féminin pour le Tleilax… Hellica fronça les sourcils en constatant que les deux assistants s’affairaient autour de la cuve gravide. — Ce projet est-il donc plus important que le mien ? Nous avons besoin de notre drogue… ne perdez pas de temps! Les deux assistants se figèrent. Uxtal s’inclina devant elle et dit immédiatement : — Non, bien sûr, Matriarche Supérieure. Nous attendons votre bon plaisir. — Mon plaisir ? Que peux-tu savoir de mon plaisir ? (Elle se dressa de toute sa taille au-dessus du petit homme, en braquant sur lui son regard de prédateur.) Je me demande si tu es vraiment à la hauteur de cette tâche. Tous les Maîtres originels sont morts pour expier leurs crimes passés. Ne me force pas à t’envoyer les rejoindre. Des crimes ? Uxtal ignorait ce que les Tleilaxu d’origine avaient fait aux Honorées Matriarches qui ait pu leur valoir une haine suffisamment féroce pour entraîner leur extinction complète. — Je ne connais que la génétique, Matriarche Supérieure. Pas la politique. (Il s’inclina rapidement et se mit hors de sa portée en quelques petits pas rapides.) Je suis parfaitement heureux de vous servir. Elle haussa ses pâles sourcils : — C’est ta destinée de servir. Quand le passé nous revient dans toute sa gloire et sa souffrance, nous ne savons pas si nous devons l’étreindre ou fuir. Duncan Idaho, Bien plus qu’un Mentat. Les deux cuves axlotl dans le centre médical du non-vaisseau avaient été autrefois des femelles Bene Gesserit. Des volontaires. Il ne restait plus maintenant de ces femmes que deux masses de chair aux membres flasques et au cerveau vide. C’étaient de simples utérus vivants, des usines biologiques servant à fabriquer l’épice. Teg ne pouvait les regarder sans éprouver un sentiment de tristesse. L’air était imprégné d’une odeur de désinfectant, de produits chimiques et de cannelle amère. Le Manuel des Acolytes disait: «Un besoin bien défini conduit à une solution. » Au cours de la première année de leur odyssée, le Maître du Tleilax leur avait révélé le procédé de fabrication du mélange au moyen des cuves axlotl. Conscientes de l’importance de l’enjeu, deux des réfugiées s’étaient offertes. Les Bene Gesserit étaient toujours prêtes à faire ce qui était nécessaire, même jusqu’à un degré aussi extrême. Des années auparavant, la Mère Supérieure Odrade avait autorisé la création de cuves axlotl pour que les Sœurs puissent effectuer leurs propres expériences sur les gholas. On avait trouvé des volontaires, des femelles qui ne pouvaient mieux servir l’Ordre autrement. Il y avait quatorze ans de cela, le nouveau corps de Teg avait été créé dans l’une de ces cuves. Il continua d’examiner les cuves axlotl - les deux femmes. Ces Sœurs avaient également fait don de leur vie, mais d’une façon différente. Et maintenant, du fait de Scytale et de sa capsule anentropique secrète, Sheeana avait besoin de cuves supplémentaires. En étudiant le contenu de la capsule, les docteurs Suk avaient également découvert des cellules de Danseurs-Visages, ce qui avait immédiatement attiré des soupçons sur le Maître Tleilax. Terriblement inquiet, Scytale avait assuré que le processus était contrôlable, et qu’ils pouvaient identifier et sélectionner les individus qu’ils souhaitaient ressusciter sous forme de gholas. Sentant que sa vie commençait à faiblir, le petit Maître n’était plus en position de marchander. Dans un moment particulièrement vulnérable, il leur avait expliqué comment effectuer la séparation des cellules des Danseurs-Visages. Et puis, une fois de plus, il les avait suppliés de lui permettre d’avoir son propre ghola avant qu’il ne soit trop tard. À présent, Sheeana déambulait à son côté dans le centre médical. La nuque et les épaules tendues, elle dévisagea Scytale. Le Maître du Tleilax n’avait pas encore l’air à l’aise avec sa liberté retrouvée. Il semblait nerveux de se trouver ici, comme accablé par un sentiment de culpabilité d’en avoir trop dit. Il avait révélé tout ce qu’il savait, et il n’avait désormais plus aucune prise sur les événements. — L’idéal serait d’avoir trois cuves supplémentaires », dit Scytale, comme s’il parlait du temps qu’il faisait. « Sinon, cela prendrait trop de temps pour produire le groupe de gholas souhaités, un par un, avec neuf mois de gestation pour chacun. — Je suis certaine que nous trouverons des volontaires. Le ton de la voix de Sheeana était glacial. — Quand vous démarrerez enfin ce programme, mon propre ghola doit passer en priorité. (Scytale promena son regard sur les deux cuves à la chair pâle comme un médecin examinant des éprouvettes dans un laboratoire.) Mon besoin personnel est le plus urgent. — Non, répondit Sheeana. Nous devons d’abord nous assurer que ce que vous affirmez est vrai, et que ces cellules sont bien des échantillons provenant de ceux que vous dites. Le petit homme fit une grimace et jeta un coup d’œil vers Teg comme s’il espérait de l’aide de quelqu’un qui prétendait vivre dans l’honneur et la loyauté. — Vous savez bien que les contenus génétiques ont été authentifiés. Avec vos bases de données et vos séquenceurs chromosomiques, vous avez eu des mois pour comparer et cataloguer le matériau cellulaire que je vous ai donné. — Rien que de passer en revue toutes ces cellules et choisir les premiers candidats représente déjà un travail conséquent. (Sheeana avait l’air pragmatique. Toutes les cellules identifiées avaient été placées séparément dans des compartiments sécurisés de la base de données génétiques, avec un accès codé, et des gardes avaient été postés pour veiller à ce que personne n’interfère avec elles.) Votre peuple a été extrêmement ambitieux dans le choix des cellules qu’il a volées. Elles remontent aussi loin que le Jihad Butlérien. — Nous les avons acquises. Mon peuple n’avait peut-être pas un programme de reproduction comparable au vôtre, mais nous en savions assez pour surveiller la lignée des Atréides. Nous avions compris que de grands événements se préparaient, et que votre recherche millénaire d’un Kwisatz Haderach surhumain avait des chances d’aboutir vers l’époque de Muad’Dib. — Comment avez-vous donc obtenu toutes ces cellules ? demanda Teg. — Pendant des millénaires, ce sont des Tleilaxu qui ont été chargés de s’occuper des morts. Bien que beaucoup de gens considèrent cette profession comme impure et la méprisent, nous avions un accès sans précédent. À moins qu’un corps n’ait été complètement détruit, il n’est pas difficile de se procurer un ou deux frottis. A quatorze ans, Teg n’était encore qu’un adolescent dégingandé, qui promettait de devenir un homme à la taille imposante. Sa voix se cassait parfois de façon embarrassante, alors que les pensées et les souvenirs qu’il avait en tête étaient ceux d’un vieil homme. Il dit d’une voix juste assez forte pour que Sheeana l’entende : — J’aimerais revoir Paul Muad’Dib et sa mère, la Dame Jessica. — Ce n’est qu’un avant-goût de ce que je vous offre, dit Scytale en concentrant son regard sur Sheeana. Et vous avez accepté mes conditions, Révérende Mère. — Vous aurez votre ghola. Mais je n’ai pas l’intention de me précipiter. L’homme aux traits de lutin se mordit la lèvre de ses petites dents aiguës. — Un chronomètre s’est mis en marche. Il faut que j’aie suffisamment de temps pour produire un ghola Scytale et l’élever afin de pouvoir activer sa mémoire. Sheeana fit un geste d’indifférence. — Vous avez dit vous-même qu’il vous reste au moins dix ans à vivre, peut-être quinze. Vous bénéficierez des meilleurs soins médicaux. Nos médecins Bene Gesserit surveilleront constamment votre état de santé. Le Rabbi est un ancien docteur Suk, si vous ne voulez pas que des femelles s’occupent de vous. Entre-temps, nous testerons les nouvelles cellules que vous nous offrez. — C’est bien pourquoi il vous faut trois cuves axlotl de plus! Le processus de conversion va prendre plusieurs mois, puis il y aura l’implantation des embryons et leur gestation. Nous aurons besoin d’effectuer de nombreuses vérifications. Plus tôt nous produirons suffisamment de gholas pour dissiper vos soupçons, et plus vite vous constaterez que tout ce que je vous ai dit est vrai. — Et plus vite vous posséderez votre propre ghola, ajouta Teg. Il continua de regarder silencieusement les deux cuves axlotl jusqu’à ce qu’il arrive à imaginer ce qu’avaient été ces deux femmes avant l’affreux processus de conversion, de vraies femmes avec un cœur et un esprit. Elles avaient eu leur existence et leurs rêves, et des gens attachés à elles. Et pourtant, aussitôt que l’Ordre avait exprimé son besoin, elles avaient offert leur corps sans hésiter. Teg savait qu’il suffisait à Sheeana d’en demander d’autres. De nouvelles volontaires considéreraient comme un honneur de pouvoir donner naissance à des héros de l’époque légendaire de Dune. Nous sommes la source de la survie de l’humanité. Mère Commandante Murbella. Les pilotes que Murbella avait envoyées revinrent de leur vol de reconnaissance au-dessus de l’endroit dont les coordonnées avaient été récupérées à bord du vaisseau sabordé des Honorées Matriarches. Elles avaient le visage blême. Dans un lointain système solaire, bien au-delà des limites connues de la Dispersion, elles avaient découvert les restes d’un immense carnage. Quand Murbella reçut les enregistrements effectués par les éclaireurs, elle les visionna dans ses appartements privés en compagnie de Bellonda, Doria et la vieille Mère Archiviste Accadia. — Elles ont été totalement anéanties, dit l’éclaireur. (Jeune et pleine de fougue, c’était une ancienne Honorée Matriarche nommée Kiria.) Malgré toute leur puissance militaire et leur violence… (Elle semblait incapable de croire ce qu’elle disait ou ce qu’elle avait vu. Kiria inséra une bobine de shigavrille dans une visionneuse et projeta des hologrammes au milieu de la pièce.) Voyez vous-mêmes. La planète inconnue, à présent un tombeau calciné, avait manifestement été autrefois un centre de population des Honorées Matriarches, avec les vestiges de dizaines de grandes cités disposées d’une façon caractéristique. Les habitants étaient tous morts, les bâtiments noircis, des zones métropolitaines entières transformées en cratères vitrifiés, des carcasses métalliques fondues, des astroports crevassés, et l’atmosphère transformée en une sombre soupe de suie et de vapeurs empoisonnées. — Il y a pire. Regardez. (Profondément perturbée, Kiria passa à des images montrant un champ de bataille dans l’espace. Dispersées à travers la zone orbitale flottaient les épaves de milliers de vaisseaux puissamment cuirassés. Hérissés d’armes, il s’agissait des grands vaisseaux de guerre des Honorées Matriarches - tous détruits et jonchant l’espace en un immense anneau.) Nous avons examiné les épaves, Mère Commandante. Tous les vaisseaux sont du même modèle que celui que nous avons rencontré ici. Nous n’en avons trouvé d’aucun autre type. C’est incroyable! ^ — Qu’est-ce que tout cela peut signifier ? demanda Bellonda. Kiria lui répondit sèchement : — Cela veut dire que les Honorées Matriarches ont été complètement anéanties - des milliers de leurs meilleurs vaisseaux de guerre - et qu’elles n’ont pas réussi à détruire un seul des vaisseaux de l’Ennemi! Pas un seul! Elle frappa du poing sur la table. — A moins que l’Ennemi n’ait retiré ses vaisseaux endommagés afin de préserver les secrets de leur conception », dit Accadia, bien que cette explication semblât bien improbable. — Vous n’avez trouvé aucun indice sur la nature de l’Ennemi ? Ou sur les Honorées Matriarches elles-mêmes ? Murbella avait de nouveau tenté des recherches dans la Mémoire Seconde, s’efforçant de fouiller dans son passé d’Honorée Matriarche, mais elle n’y avait rencontré que des mystères et des impasses. Elle arrivait à explorer les lignées Bene Gesserit, remontant de vie en vie jusqu’à l’époque de la Vieille Terre. Mais du côté de la lignée des Honorées Matriarches, elle ne trouvait pratiquement rien. — J’ai rassemblé suffisamment d’éléments pour avoir peur, dit Kiria. Nous avons manifestement affaire à une puissance que nous ne pouvons vaincre. Si tant d’Honorées Matriarches ont été exterminées, quel espoir reste-t-il pour l’Ordre Nouveau ? — Il y a toujours de l’espoir, dit la vieille Accadia sur un ton bien peu convaincant, comme si elle récitait une platitude. — Et maintenant, nous avons une motivation aussi bien qu’un avertissement terrible, dit Murbella. (Elle promena son regard sur ses conseillères.) Je vais immédiatement convoquer une assemblée. Près d’un millier de Sœurs avaient été invitées, venues de toutes les régions de la planète, et le hall de réception avait nécessité des modifications pour l’occasion. On avait retiré le trône de la Mère Commandante et tous les symboles de son pouvoir; la signification de ce geste apparaîtrait bientôt à toutes. Sur les murs et la voûte, Murbella avait ordonné que l’on masque toutes les fresques et les décorations, donnant ainsi à la salle un aspect sévère et strictement utilitaire. Une façon d’indiquer qu’elles devaient se concentrer sur l’essentiel. Sans donner d’explication, la Présence Intérieure d’Odrade avait rappelé à Murbella une maxime Bene Gesserit : « Toute existence est une série de tâches et de décisions apparemment insignifiantes, dont l’accumulation définit un individu et son rôle dans la vie. » Et elle avait enchaîné sur une autre : « Chaque Sœur fait partie d’un organisme humain plus vaste, une vie à l’intérieur d’une vie. » Se souvenant du sentiment d’insatisfaction qui couvait parmi les factions, même ici sur Chapitre, Murbella comprit où Odrade voulait en venir. « Lorsque nos propres Sœurs s’entretuent, ce ne sont pas seulement des individus qui meurent. » Au cours d’un dîner récent, une altercation avait éclaté, laissant une Bene Gesserit morte et une Honorée Matriarche plongée dans un coma profond. Murbella avait décidé de convertir en cuve axlotl celle qui était dans le coma, à titre d’exemple, même si ce châtiment était insuffisant en regard d’une telle attitude de défi permanent envers son autorité. Tout en arpentant la salle de réunion, la Mère Commandante s’attachait à se remémorer les progrès accomplis pendant les quatre ans qui avaient suivi leur fusion forcée. Il lui avait fallu elle-même des années pour réaliser le changement fondamental, accepter les enseignements principaux du Bene Gesserit et déceler les failles dans les méthodes violentes des Honorées Matriarches et leur vision à court terme. Pendant sa captivité chez les Bene Gesserit, même elle avait été assez naïve pour croire que sa force et ses capacités se révéleraient plus grandes que celles des sorcières. Quelle arrogance! Au début, elle avait envisagé de détruire la Communauté des Sœurs de l’intérieur, mais à mesure qu’elle absorbait la philosophie et les connaissances du Bene Gesserit, elle avait commencé à comprendre - et déplorer - l’organisation à laquelle elle avait appartenu. Murbella avait simplement été la première des converties, la première hybride d’Honorée Matriarche et de Bene Gesserit… Le matin du jour fixé, les diverses représentantes s’installèrent à leurs places désignées, sur des coussins vert foncé disposés sur le sol en cercles concentriques, tels des pétales de fleur. La Mère Commandante avait choisi de mettre son coussin au milieu des Sœurs plutôt que de les dominer du haut de son trône. Murbella était vêtue d’un simple justaucorps noir qui lui laissait une parfaite liberté de mouvements, mais sans les accessoires criards, la cape ou les couleurs vives que les Honorées Matriarches affectionnaient; elle avait aussi évité de porter les amples robes dont les Bene Gesserit s’enveloppaient habituellement. Tandis que les représentantes se mettaient en place dans une mosaïque de vêtements et de couleurs mal assortis, Murbella décida brusquement d’imposer un code vestimentaire. Elle aurait dû le faire l’année dernière, après la bagarre sanglante sur le pré qui s’était terminée par la mort de plusieurs acolytes. Même au bout de quatre ans, ces femmes s’accrochaient encore à leur ancienne identité. Fini les brassards, les capes et les couleurs criardes, et les robes flottantes de corbeaux. Dorénavant, chacune devrait se contenter d’un simple justaucorps noir. Les deux camps seraient obligés d’accepter les changements. Pas de compromis, mais une synthèse. Les compromis ne faisaient que tirer les deux extrémités de la courbe vers une moyenne plus faible et inacceptable; au lieu de cela, chaque faction devrait retenir le meilleur de ce que possédait l’autre, et se défaire du reste. Consciente de leur gêne tangible, Murbella se redressa sur les genoux et balaya les participantes d’un regard impérieux. Elle savait déjà que d’autres anciennes Honorées Matriarches étaient parties rejoindre les exilées volontaires dans les régions du Nord. D’autres rumeurs - qui ne paraissaient plus aussi absurdes -laissaient entendre que certaines avaient même rallié le groupe le plus important de rebelles dirigé par la Matriarche Supérieure Hellica, sur Tleilax. À la lumière de ce qu’elle venait tout juste d’apprendre sur l’Ennemi, elle ne pouvait tolérer plus longtemps de tels errements. Murbella savait qu’un bon nombre des Sœurs réunies ici protesteraient automatiquement contre les changements qu’elle projetait d’imposer. Elles lui en voulaient déjà pour les bouleversements qu’elle avait provoqués dans le passé. L’espace d’un instant, elle frissonna en se comparant à Jules César proposant au Sénat des réformes considérables qui auraient bénéficié à l’Empire romain. Et les Sénateurs avaient voté avec leurs poignards. Avant de prendre la parole, Murbella effectua un exercice respiratoire Bene Gesserit afin de recouvrer son calme. Elle perçut alors un changement dans les déplacements d’air autour d’elle, quelque chose d’impalpable. En plissant les yeux, elle nota des détails, tels que l’emplacement des femmes qui étaient assises et de celles restées debout. Après avoir activé la sonorisation de la salle de réception d’un geste de la main, Murbella parla dans un micro qui flottait devant son visage, maintenu par un suspenseur. — Je ne ressemble à aucune des dirigeantes que le Bene Gesserit ou les Honorées Matriarches ont jamais connues. Mon but n’est pas de plaire à tout le monde, mais de forger une armée qui ait une chance - aussi faible soit-elle - de survivre. D’assurer notre survie. Nous ne pouvons pas nous permettre de prendre le temps d’effectuer des changements progressifs. — Pouvons-nous seulement nous permettre des changements tout court ? grommela l’une des Honorées Matriarches. Je ne vois pas en quoi les précédents nous ont profité. — C’est parce que vous n’êtes pas capables de voir. Allez-vous enfin ouvrir les yeux, ou continuer de vous féliciter d’être aveugle ? Un éclair traversa les yeux de son interlocutrice, sans toutefois comporter de taches orange, depuis longtemps disparues faute de pouvoir disposer de l’ersatz d’épice. Juste derrière elle, une Sœur du Bene Gesserit venait d’arriver en retard. Elle s’approcha le long d’une allée étroite, regardant autour d’elle comme si elle cherchait sa place. Mais toutes les femmes connaissaient la place qui leur avait été assignée. La retardataire n’aurait pas dû aller dans cette direction. En l’observant du coin de l’œil tout en continuant de parler, Murbella ne manifesta aucun signe d’avoir remarqué quoi que ce soit d’inhabituel. La femme aux cheveux bruns et aux pommettes saillantes ne lui était pas familière. Ce n’est pas quelqu’un que je connais. Elle continua de regarder droit devant elle, comptant les secondes tandis qu’elle suivait mentalement l’approche de la nouvelle venue. Puis, sans regarder derrière elle, en se servant des réflexes acquis lors des entraînements des Honorées Matriarches aussi bien que du Bene Gesserit, Murbella se releva d’un bond. Avec une rapidité à couper le souffle, elle pivota en l’air pour se retrouver face à face avec la femme. Avant que ses pieds n’aient de nouveau touché terre, la Mère Commandante se tordit en arrière, juste au moment où l’attaquante, vive comme l’éclair, tirait un objet de sous sa robe et fendait l’air de la main dans un même mouvement. Un objet d’un blanc laiteux et acéré comme le cristal… un krys antique! Les réactions musculaires de Murbella contournèrent tout processus conscient. Elle abaissa sa main raidie, évitant la pointe du krys qui plongeait vers elle, et la releva pour frapper le poignet de son assaillante. Un os mince craqua avec un petit bruit de bois sec. Les doigts de l’assassin en puissance s’ouvrirent et le krys commença à tomber, mais si lentement qu’on eût dit qu’il était presque suspendu en l’air, comme une plume. Quand la femme leva l’autre bras pour parer un deuxième coup, Murbella la frappa d’un coup de poing à la gorge, lui écrasant le larynx avant qu’elle n’ait pu pousser un cri. Tandis que l’adversaire de Murbella s’écroulait, le krys tomba à terre et sa lame se brisa. Une partie obscure de l’esprit de Murbella se réjouit de voir aussi bien des Sœurs que des Honorées Matriarches se lever d’un bond de leurs coussins, pour venir instinctivement en aide à la Mère Commandante au cas où cette tentative de prise de pouvoir serait plus étendue. Dans leurs mouvements, elle reconnut la vérité, de même qu’elle avait perçu le mensonge dans ceux de la femme qui avait tenté de l’assassiner. La grosse Bellonda et la maigre Doria se précipitèrent sur la femme pour la maintenir à terre. Ah, ces deux-là travaillaient ensemble, maintenant! Toujours debout, Murbella parcourut la grande salle des yeux et examina les visages, afin de s’assurer qu’il n’y avait pas d’autre intruse ni de menace. Bien que l’assaillante solitaire se débattît, essayant de respirer ou peut-être de se forcer à mourir, Bellonda lui appuya sur la gorge afin de dégager un passage et de la maintenir en vie. Doria hurlait pour qu’on fasse venir un docteur Suk. Le krys brisé gisait à côté de la femme qui se tordait à terre. Murbella l’examina d’un rapide coup d’œil et comprit. Une arme traditionnelle… les anciennes coutumes. La symbolique de l’acte était claire. Murbella utilisa la Voix, en espérant que la blessée était trop faible pour se servir des défenses classiques contre le commandement. — Qui es-tu ? Parle! D’une voix cassée et hachée à travers sa gorge endommagée, la femme réussit à répondre : — Je suis ton futur. D’autres comme moi émergeront de l’ombre, descendront du plafond, apparaîtront soudain devant toi. L’une d’entre nous finira par t’avoir! — Pourquoi cherches-tu à me tuer ? Les autres Bene Gesserit dans l’assemblée étaient parfaitement silencieuses, tendant l’oreille pour entendre les paroles de l’assassin. — A cause de ce que tu as fait à la Communauté des Sœurs. (La femme réussit à tourner la tête vers Doria, un symbole des Honorées Matriarches. Si elle en avait eu la force, elle aurait sans doute craché.) En tant que Mère Commandante, tu sonnes l’alarme à propos d’un Ennemi d’Ailleurs, alors même que tu accueilles de véritables ennemies parmi nous. Tu n’es qu’une folle! En plissant le front d’un air sombre, Bellonda fournit le nom de l’agresseur après avoir fouillé dans sa mémoire de Mentat. — Il s’agit de Sœur Osafa Chram. L’une des ouvrières des vergers, récemment arrivée ici de l’autre côté de la planète. Une Bene Gesserit a tenté de m’assassiner. Ce n’étaient plus seulement les Honorées Matriarches assoiffées de pouvoir qui tentaient de lui ravir sa position. — Sheeana a eu bien raison de s’enfuir… et de nous laisser toutes pourrir ici! En levant les yeux vers les Sœurs, puis après un dernier regard féroce vers Murbella, Osafa Chram trouva enfin le courage nécessaire et se força à mourir. Tandis que l’assassin se tordait dans ses derniers spasmes, Murbella s’écria : — Bellonda! Partage avec elle! Nous devons découvrir ce qu’elle sait! Déterminer l’étendue de cette conspiration! La Révérende Mère réagit avec une rapidité et une grâce inattendues. Elle posa ses mains contre les tempes de la femme et mit leurs fronts en contact. — Elle me résiste même dans son dernier souffle! Elle ne laisse pas ses pensées s’écouler. (Bellonda fit une grimace, puis se releva.) Elle n’est plus. Doria se pencha plus près et plissa le nez. — Sentez-moi ça. Du shere, et en grande quantité. Elle s’est assurée que nous ne pourrions même pas nous servir d’une sonde mécanique pour récupérer ses pensées. Des murmures gênés parcoururent l’assemblée des Sœurs. Murbella se demanda si elle allait devoir soumettre tout le monde à l’interrogatoire d’une Diseuse de Vérité. Elles étaient un millier! Et si cette Bene Gesserit avait tenté d’assassiner la Mère Commandante, comment Murbella pouvait-elle même être sûre de ses Diseuses de Vérité ? En rassemblant toute sa concentration, elle fit un geste désinvolte vers la femme qui gisait sur le sol. — Enlevez-moi ça. Les autres, retournez toutes à vos places. Une assemblée est une chose sérieuse, et nous avons pris du retard sur l’agenda. — Nous sommes avec vous, Mère Commandante! s’écria une jeune femme dans la salle. Murbella ne put voir de qui il s’agissait. Doria retourna discrètement à sa place, sans pouvoir s’empêcher de regarder Murbella avec respect. Certaines des anciennes Honorées Matriarches étaient manifestement étonnées - d’autres avaient un petit sourire satisfait, et d’autres encore étaient indignées - qu’une lame de poignard ait pu ainsi venir des Bene Gesserit au pacifisme intransigeant. Murbella n’accorda pas plus qu’un bref coup d’œil agacé lorsque des femmes vinrent enlever le corps enveloppé d’un drap. — J’ai déjà déjoué des tentatives d’assassinat dans le passé. Nous avons un travail important qui nous attend ici. Nous devons mettre fin à ces rébellions mesquines parmi nous, et effacer toute trace de nos anciens conflits. — Pour cela, dit sarcastiquement Bellonda, il nous faudrait une amnésie collective. Quelques rires se firent entendre dans la salle, aussitôt étouffés. — Je vous y obligerai, dit Murbella avec un regard noir, et peu importe combien de têtes je devrai cogner pour y parvenir. Le tissu de l’univers est constitué de fils de pensées et d’alliances entrelacés. D’autres peuvent distinguer certaines parties du motif, mais nous seuls savons le déchiffrer entièrement. Nous pouvons nous servir de cette connaissance pour tresser un filet mortel dans lequel piéger nos ennemis. Khrone, message secret à la Myriade des Danseurs-Visages. Une communication pressante saisit Khrone par l’intermédiaire du filet tachyonique alors que le vaisseau de la Guilde quittait Tleilax, où il avait inspecté en secret le développement du nouveau ghola dans sa cuve axlotl. Son laquais Uxtal avait effectivement implanté un embryon produit à partir des cellules cachées dans le corps calciné du Maître du Tleilax. Ainsi donc, les Tleilaxu Égarés n’étaient pas tout à fait incompétents. L’enfant mystérieux était maintenant en train de grandir. Et si l’identité du ghola était bien celle que soupçonnait Khrone, cela ouvrait assurément des horizons intéressants. Un an auparavant, Khrone avait déposé Uxtal à Bandalong avec des ordres stricts, et le chercheur terrorisé avait obéi à la lettre. Un Danseur-Visage répliquant aurait pu faire l’affaire pour ce travail, moyennant une imprégnation mentale suffisamment détaillée des connaissances d’Uxtal, mais l’assistant servile avait travaillé avec une énergie du désespoir qu’aucun Danseur-Visage n’aurait pu égaler. Ah, l’instinct de survie des humains, tellement prévisible. On pouvait facilement l’utiliser contre eux. Tandis que le vaisseau de la Guilde se dirigeait lentement vers la face nocturne de Tleilax, les écrans d’observation affichèrent les balafres noires marquant l’emplacement des cités détruites. Seules quelques faibles lumières indiquaient la présence de petites communautés s’accrochant à la vie. Quelque part là-bas, les plus grands exploits des Tleilaxu avaient leur origine, même les versions primitives des Danseurs-Visages apparues bien des millénaires auparavant. M^ais ces brutes capables de changer de forme n’étaient guère plus que des peintures rupestres en comparaison des chefs-d’œuvre que Khrone et ses compagnons étaient devenus. Les Danseurs-Visages s’étaient entièrement substitués à l’équipage du vaisseau, tuant et remplaçant une poignée d’hommes de la Guilde, et ne conservant que le Navigateur dans son caisson, inconscient de ce qui se déroulait autour de lui. Khrone n’était pas sûr qu’un Danseur-Visage puisse prendre l’empreinte d’un Navigateur fortement transformé afin de le remplacer. C’était une expérience à envisager plus tard. En attendant, personne ne saurait qu’il était venu sur Tleilax en tant que simple observateur. Personne, sauf ceux qui étaient censés le contrôler à distance, et qui surveillaient les Danseurs-Visages en permanence. C’est alors qu’il parcourait la coursive du vaisseau que Khrone trébucha soudain. Les parois de métal poli se brouillèrent et devinrent indistinctes. Son champ de vision bascula de côté. La réalité du vaisseau de la Guilde disparut brusquement, le laissant au milieu de l’espace vide et glacé, sans support visible sous ses pieds. Les filaments colorés et étincelants du filet tachyonique s’agitaient autour de lui, des connexions qui s’étendaient partout et tissaient leur trame à travers l’univers. Khrone se figea et regarda autour de lui en écarquillant les yeux. Il se retint de parler. Devant lui, il pouvait distinguer l’image cristalline des formes sous lesquelles les deux entités avaient choisi de se montrer : un vieux couple à l’air paisible et amical. En fait, ils étaient tout sauf doux et inoffensifs. Ils avaient tous deux des yeux brillants, des cheveux blancs et une peau tannée qui rayonnait de santé. Ils portaient des vêtements confortables : l’homme avait une chemise écossaise, et la femme, un peu corpulente, une salopette de jardinage. Mais malgré le corps de femme qu’elle avait adopté, il n’y avait pas en elle la moindre trace de féminité. Dans la vision qui retenait Khrone prisonnier, le couple était debout au milieu d’arbres fruitiers en fleurs, tellement chargés de pétales et envahis d’abeilles que Khrone pouvait sentir leur parfum et entendre le bourdonnement des insectes. Il ne comprenait pas pourquoi ce couple bizarre insistait sur une telle façade, certainement pas à son intention. Leur apparence lui était parfaitement égale, et ne l’impressionnait pas du tout. Malgré son doux visage de grand-père, les paroles du vieil homme furent brutales : — Nous commençons à perdre patience avec vous. Le non-vaisseau nous a échappé lorsqu’il a quitté Chapitre. Nous avons pu l’apercevoir brièvement il y a un an, mais il nous a de nouveau glissé entre les doigts. Nous poursuivons les recherches de notre côté, mais vous nous aviez promis que les Danseurs-Visages le trouveraient. — Nous le trouverons. (Khrone ne percevait plus la présence du vaisseau de la Guilde autour de lui. L’air était embaumé du parfum des fleurs.) Les fugitifs ne peuvent nous échapper éternellement. Vous les aurez, je vous le garantis. — Nous ne pouvons plus attendre très longtemps. Le moment est presque arrivé après tous ces milliers d’années. — Allons, Daniel, allons, fit la vieille femme en le grondant gentiment. Tu es toujours tellement obsédé par les objectifs à atteindre. Qu’as-tu appris en poursuivant le non-vaisseau ? Le voyage lui-même ne nous a-t-il pas apporté bien des récompenses ? Le vieil homme la regarda d’un air bougon. — Là n’est pas la question. Je n’ai jamais été vraiment à l’aise avec le manque de fiabilité de tes petits chouchous. Il leur arrive d’éprouver le besoin d’être des martyrs. N’est-ce pas, ma petite Martyre à moi ? Il avait prononcé le mot en l’enveloppant de sarcasme. La vieille femme gloussa comme s’il s’était contenté de la taquiner. — Tu sais que je préfère Marty à Martyre. C’est un nom plus humain… plus personnel. Elle se tourna vers les arbres fruitiers couverts de fleurs, tendit une main brune et dure, et cueillit un portygul bien rond. Toutes les autres fleurs disparurent et les arbres se retrouvèrent alors chargés de fruits, tous mûrs à point pour être cueillis. Perdu dans cet étrange monde d’illusion, Khrone resta immobile, mais il tremblait de rage intérieurement. Il était furieux que ses prétendus maîtres puissent l’interrompre de façon aussi imprévisible, où qu’il soit. La Myriade des Danseurs-Visages formait un réseau largement déployé. Les changeurs de forme étaient partout, et ils attraperaient la proie que constituait le non vaisseau. Tout autant que le vieux couple, Khrone voulait lui aussi prendre le contrôle du vaisseau et de ses précieux passagers. Il avait ses propres objectifs, dont ces deux-là n’avaient aucune idée. Le ghola qui se développait actuellement sur Tleilax pourrait jouer un rôle important dans son projet secret. Le vieil homme ajusta son chapeau de paille sur sa tête et se pencha tout près de Khrone, bien que la source de l’image fût à une distance immense. — Nos projections détaillées nous ont fourni la réponse qu’il nous fallait. Il n’y a aucune possibilité d’erreur. Kralizec est très proche de nous, et notre victoire nécessite le Kwisatz Haderach, le surhomme élaboré par le Bene Gesserit. D’après les projections, le non-vaisseau en est la clef. Il est… ou il sera… à bord. — N’est-ce pas extraordinaire que de simples humains aient abouti à la même conclusion il y a des milliers d’années, avec leurs prophéties et leurs écrits ? La vieille femme s’assit sur un banc et entreprit d’éplucher son portygul. Le jus sucré lui coulait entre les doigts. Nullement impressionné, le vieil homme agita une main calleuse : — Dans la mesure où ils ont formulé des millions de prophéties, ils pouvaient difficilement se tromper tout le temps. Nous savons qu’une fois que nous posséderons le non-vaisseau, nous posséderons le Kwisatz Haderach. Cela a été prouvé. — Prédit, Daniel. Pas prouvé. La femme lui proposa un quartier de fruit, mais le vieil homme refusa. — Quand il n’y a aucun doute, une chose est prouvée. Je n’ai aucun doute. (Khrone n’avait pas besoin de feindre la confiance qu’il éprouvait.) Mes Danseurs-Visages trouveront le non-vaisseau. — Nous avons foi en vos capacités, mon cher Khrone, dit la vieille femme. Mais cinq ans sont déjà passés, et il nous faut plus que de simples promesses. (Elle lui fit un gentil sourire comme si elle allait tendre la main et lui tapoter la joue.) N’oubliez pas vos obligations. Soudain, les lignes de force multicolores qui entouraient Khrone devinrent incandescentes. Par tous les nerfs de son corps, pénétrant chaque os et chaque muscle, il ressentit une douleur fulgurante, indescriptible, au-delà de ses cellules et de son esprit. Utilisant son contrôle intrinsèque de Danseur-Visage, il essaya de désactiver tous ses récepteurs, mais il lui était impossible de s’échapper. Son agonie se poursuivit, et pourtant la voix de la vieille femme restait remarquablement claire au fond de ses pensées : « Nous pouvons continuer comme ça pendant dix millions d’années, si nous le souhaitons. » La douleur cessa brusquement, et le vieil homme tendit la main pour prendre le morceau de fruit que la femme lui avait offert. Tout en arrachant un quartier, il dit : — Évitez de nous donner une raison de le faire. Et le monde d’illusion se mit à vaciller. Le verger bucolique disparut et le brillant réseau de filaments s’effaça, laissant place de nouveau aux parois métalliques des coursives du vaisseau de la Guilde. Khrone s’était écroulé sur le pont, et il n’y avait personne aux alentours. D se releva en tremblant. Les élancements de douleur continuaient de le transpercer, des échos cellulaires provenant de sombres images rétiniennes. Il se mit à respirer lentement pour recouvrer ses forces, se servant de son indignation comme d’une béquille. Pendant son supplice, ses traits étaient passés par de nombreux déguisements, puis ils avaient repris l’aspect inexpressif d’un Danseur-Visage. Par esprit de vengeance, Khrone rassembla son énergie et composa son visage en une réplique exacte de celui du vieil homme. Mais cela n’était pas suffisant. Une rage mesquine l’envahit, et il retroussa les lèvres pour exposer des dents qu’il transforma en chicots bruns et pourris. L’imitation du visage ridé du vieil homme commença à se décomposer. La chair pendit en lambeaux, puis jaunit et se détacha des muscles. Des plaques lépreuses recouvrirent la peau, et le visage devint une masse de furoncles, avec des yeux laiteux et aveugles. Si seulement il pouvait lui transmettre cet aspect, c’était tout ce que ce vieux salopard méritait! Khrone se maîtrisa et reprit son apparence normale, mais la colère continuait de bouillonner en lui. Puis son sourire revint progressivement. Ceux qui se considéraient comme les maîtres des Danseurs-Visages avaient été dupés une fois de plus, tout comme les Maîtres originels du Tleilax et leurs descendants, les Égarés. Encore secoué, Khrone se mit à rire tout en parcourant le couloir du vaisseau et en recouvrant ses forces. Il avait de nouveau l’aspect d’un homme d’équipage ordinaire. Personne mieux que lui ne pouvait comprendre l’art subtil de la duplicité. J’en suis l’adepte suprême, se dit-il. Au diable vos analyses et vos projections infernales! Au diable vos arguties juridiques, vos manipulations, vos pressions subtiles ou pas si subtiles que ça. Tout cela n’est que bavardages! On en revient toujours à la même chose : quand il s’agit de prendre une décision difficile, le bon choix est évident. Duncan Idaho, neuvième ghola, peu de temps avant sa mort. Dans la pièce brillamment éclairée qui servait de temple aux Juifs, avec un cérémonial aussi traditionnel que le permettaient les réserves du vaisseau, le vieux Rabbi présidait le Séder. Rebecca observait par le biais de la compréhension qu’elle avait récemment acquise des racines profondes de ce rituel ancien. Elle l’avait vécu elle-même il y avait bien longtemps, dans ses souvenirs. Le Rabbi ne l’admettrait jamais, bien sûr, mais même lui n’en saisissait pas certaines nuances, malgré toute une vie d’étude. Mais Rebecca ne chercherait pas à le corriger. Pas devant les autres, ni même en privé. Ce n’était pas le genre d’homme à rechercher le raffinement de ses connaissances, pas plus en tant que docteur Suk que comme Rabbi. Ici, isolé de bon nombre des contraintes du rituel de la Pessah, le Rabbi appliquait la règle du Séder du mieux qu’il pouvait. Son peuple avait conscience des difficultés, acceptait la vérité au fond de son cœur, et parvenait à se convaincre que tout était strictement correct dans les moindres détails. — Dieu comprendra, du moment que nous, nous n’oublions pas », dit le Rabbi à voix basse, comme s’il confiait un secret. « Nous avons déjà dû nous débrouiller dans le passé. » Pour la célébration du rite en privé dans le grand appartement du Rabbi, qui leur servait également de temple, ils avaient des matzos et du maror - des herbes amères -, et quelque chose qui ressemblait à du vin correct… mais pas d’agneau. Un ersatz de viande provenant des réserves du vaisseau était-ce qui s’en rapprochait le plus. Ses fidèles ne s’en plaignaient pas. Rebecca avait célébré la Pessah toute sa vie, sans se poser de questions. Mais maintenant, du fait de ces millions d’existences qu’elle avait dans la tête, elle pouvait parcourir d’innombrables sentiers de la mémoire à travers un vaste réseau de générations. Enfouis en elle, il y avait des souvenirs de la première véritable Pessah provenant d’esclaves dans une civilisation incroyablement ancienne qu’on appelait l‘Egypte. Elle connaissait la vérité, savait quelles parties étaient des faits strictement historiques et lesquelles s’étaient progressivement transformées en rites et en mythes, malgré tous les efforts des rabbins pour préserver la foi des générations précédentes. — Nous devrions peut-être badigeonner de sang le linteau de notre porte, dit-elle d’une voix douce. L’ange de la mort a changé, mais il n‘en reste pas moins la mort. Nous continuons d’être pourchassés. — A condition de croire ce que nous dit Duncan Idaho. Le Rabbi ne savait comment réagir aux commentaires souvent provocateurs de Rebecca. Il se protégea en se réfugiant dans le strict rituel du Séder. Jacob et Lévi l’aidèrent pour la bénédiction du vin et l‘ablution des mains. Ils prièrent tous à nouveau et lurent des extraits de la Haggadah. Ces derniers temps, le Rabbi s’emportait souvent contre Rebecca. Il lui parlait sèchement et remettait en question tout ce qu’elle disait car il y voyait l’œuvre du diable. S’il avait appartenu à une catégorie d’hommes différente, Rebecca aurait pu parler avec lui pendant des heures et lui décrire ses souvenirs de l‘Egypte et des Pharaons, de la peste épouvantable, et de la fuite épique dans le désert. Elle aurait pu lui rapporter de véritables conversations tenues dans la langue d’origine, et partager ses impressions sur l’homme qu’avait été Moïse de son vivant. L’une de ses innombrables ancêtres avait eu l’occasion d’entendre parler le grand homme. Si seulement le Rabbi avait été une personne différente… Ses fidèles n’étaient pas nombreux; peu d’entre eux avaient réussi à échapper aux Honorées Matriarches sur Gammu. Pendant des millénaires, leur peuple avait été persécuté, pourchassé de cachette en cachette. À présent, tandis qu’ils se laissaient porter par le rituel festif de la Pessah, leurs voix étaient peu nombreuses, mais elles étaient fortes. Le Rabbi se refusait à admettre la défaite. Il continuait résolument de faire ce qu’il croyait devoir faire, et il voyait en Rebecca un moyen de mettre sa détermination à l’épreuve. Elle ne cherchait pas à s’attirer ses critiques, ni à entamer un débat. Grâce aux souvenirs et aux existences qu’elle portait en elle, Rebecca aurait facilement pu contrer toute affirmation erronée de la part du Rabbi, mais elle n’avait aucunement le désir de le ridiculiser aux yeux des autres, et ne voulait pas le mettre encore plus sur la défensive ni qu’il lui en veuille encore davantage. Rebecca ne lui avait pas encore annoncé sa récente décision d’assumer de plus grandes responsabilités, une souffrance encore plus grande. Le Bene Gesserit avait lancé un appel, et elle y avait répondu. Elle savait d’avance ce qu’en dirait le Rabbi, mais elle n’avait nullement l’intention de changer d’avis. Elle pouvait être aussi têtue que lui, quand elle voulait. L’horizon de ses réflexions s’étendait jusqu’aux frontières de l’Histoire, tandis que celui du Rabbi se limitait à sa seule existence. Une fois la grâce prononcée après leur repas, suivie du joyeux Halleck et des chansons, elle se rendit compte que ses joues étaient inondées de larmes. Jacob le remarqua, et resta muet de respect. La cérémonie se poursuivit, et elle lui parut encore plus chargée de sens de par la nouvelle perspective qu’elle avait acquise. Ses larmes, cependant, tenaient au fait qu’elle savait que c’était là son dernier Séder… Beaucoup plus tard, après la bénédiction et la dernière lecture, quand le petit groupe eut fini de manger et fut parti, Rebecca resta dans l’appartement du Rabbi. Elle aida le vieil homme à ranger les divers accessoires de la cérémonie; elle sentait une certaine gêne entre eux, et elle comprit qu’il savait que quelque chose la troublait. Le Rabbi gardait le silence, et Rebecca également. Elle sentait qu’il la regardait de ses yeux brillants. — Une Pessah de plus à bord de ce non-vaisseau. La quatrième pour l’instant! dit-il finalement en s’efforçant de faire la conversation. Est-ce vraiment mieux que lorsque nous nous cachions comme des rats sous terre tandis que les Honorées Matriarches nous cherchaient partout ? Quand le vieil homme était mal à l’aise, Rebecca savait qu’il se lançait dans des récriminations. — Vous semblez avoir bien vite oublié nos mois de terreur, entassés dans cette salle souterraine secrète avec notre conditionnement d’air qui tombait en panne, nos cuves de recyclage qui débordaient et nos réserves de nourriture qui s’épuisaient, lui rappela-t-elle. Jacob n’arrivait pas à réparer. Nous allions bientôt mourir, ou être obligés d’en ressortir. — Nous aurions peut-être pu échapper aux furies. Sa réponse avait été un réflexe, et Rebecca voyait bien qu’il n’y croyait pas lui-même. — Je ne pense pas. Au-dessus de nous, dans la fosse aux cendres, les Honorées Matriarches utilisaient leurs appareils de détection et sondaient le sol à notre recherche. Elles étaient près d’aboutir. Elles se doutaient de notre présence. Vous savez que ce n’était qu’une question de temps avant qu’elles ne découvrent notre cachette. Nos ennemis finissent toujours par trouver nos cachettes. — Pas toutes. — Nous avons eu de la chance que le Bene Gesserit ait décidé d’attaquer Gammu à ce moment-là. C’était notre seule chance, et nous l’avons saisie. — Le Bene Gesserit! Ma fille, tu les défends toujours. — Elles nous ont sauvés. — Parce qu’elles y étaient obligées. Et à cause de cette obligation, nous t’avons maintenant perdue. Tu es souillée à jamais, ma fille. Tous ces souvenirs que tu as absorbés dans ton esprit t’ont corrompue. Si seulement tu pouvais les oublier. (Il baissa la tête dans un geste théâtral de désespoir, en se frottant les tempes.) Je me sentirai éternellement coupable de ce que je t’ai contrainte à faire. — Je l’ai fait de mon plein gré, Rabbi. N’allez pas chercher de culpabilité là où vous ne la méritez pas. Oui, c’est vrai, tous ces souvenirs ont opéré de grands changements en moi. Même moi, je ne soupçonnais pas l’énormité de ce poids du passé. — Elles nous ont sauvés, mais nous sommes maintenant de nouveau perdus, et nous errons sans fin dans ce vaisseau. Qu’allons-nous devenir ? Nous avons recommencé à avoir des enfants, mais à quoi bon ? Deux bébés pour l’instant. Quand nous trouverons-nous un nouveau foyer ? — C’est comme le séjour de notre peuple dans le désert, Rabbi. (De fait, Rebecca en avait quelques vrais souvenirs.) Dieu nous conduira peut-être dans le pays où coulent le lait et le miel. — Ou bien nous disparaîtrons peut-être à jamais. Rebecca était vite agacée de ces plaintes constantes et de ces lamentations. Il avait été plus facile de supporter le vieil homme autrefois, de lui accorder le bénéfice du doute et de laisser sa foi la conseiller. Elle avait respecté le Rabbi, croyant tout ce qu’il disait et n’imaginant pas un seul instant le mettre en doute. Elle aurait voulu retrouver cette innocence et cette confiance, mais elles s’étaient envolées. La Horde de Lampadas s’en était chargée. Les pensées de Rebecca étaient maintenant plus claires, et sa décision irrévocable. — Mes Sœurs ont fait appel à des volontaires. Elles ont un… besoin. — Un besoin ? Le Rabbi haussa ses sourcils broussailleux et remonta ses lunettes sur son nez. — Les volontaires devront se soumettre à un certain processus. Elles deviendront des cuves axlotl, des réceptacles pour donner naissance aux enfants dont notre survie dépend, d’après elles. La colère et la révolte se lurent sur le visage du Rabbi. — C’est clairement l’œuvre du Mal. — Est-ce mal si cela permet de nous sauver toutes ? — Oui! Peu importe les prétextes des sorcières. — Je ne suis pas d’accord avec vous, Rabbi. Je crois que c’est l’œuvre de Dieu. Si l’on nous donne des outils pour survivre, c’est sans doute que Dieu souhaite que nous survivions. Mais le penchant vers le Mal qui est en nous cherche à nous abuser en plantant les germes de la peur et du soupçon. Comme elle s’y attendait, il se hérissa. Ses narines se dilatèrent et il s’empourpra d’indignation. — Suggérerais-tu par hasard que je cède au penchant du Mal? La riposte de Rebecca fut suffisamment forte pour le faire reculer : — Je dis que j’ai décidé de me porter volontaire. Je deviendrai l’une de leurs cuves de gestation. Mon corps fournira l’un des réceptacles nécessaires pour que les gholas puissent naître. (Puis d’une voix plus douce, avec des mots plus tendres :) Je compte sur vous pour veiller sur ces enfants que je vais porter, et pour leur apporter l’aide et les conseils dont ils pourront avoir besoin. Donnez-leur un enseignement si vous le pouvez. Le Rabbi était atterré. — Tu… tu ne peux pas faire ça, ma fille. Je te l’interdis. — C’est aujourd’hui la Pessah, Rabbi. Souvenez-vous du sang de l’agneau sur le linteau de la porte. — Ce n’était autorisé qu’à l’époque du temple de Salomon à Jérusalem. C’est interdit partout ailleurs, quelles que soient les circonstances. — Et pourtant, bien que je sois loin, très loin d’être pure, cela peut suffire. Elle restait calme, mais le Rabbi tremblait de tout son corps. — C’est de l’orgueil insensé! Les sorcières t’ont attirée dans leur piège. Tu dois prier avec moi… — Ma décision est prise, Rabbi. Je perçois la sagesse de ce projet. Le Bene Gesserit aura ses cuves. Les Sœurs trouveront des volontaires. Songez à toutes ces femmes à bord, qui sont bien plus jeunes et plus fortes. Elles ont leur avenir devant elles, alors que moi, j’ai vécu d’innombrables vies dans ma tête. C’est plus que suffisant pour une seule personne, et je suis satisfaite. En offrant mon corps, je sauve quelqu’un d’autre. — Tu seras maudite! La voix rauque du Rabbi se brisa avant qu’elle n’ait pu se transformer en un cri. Rebecca se demanda s’il allait déchirer sa manche et la chasser, renonçant désormais à toute relation avec elle. Mais pour l’instant, le Rabbi était trop horrifié par ce qu’elle venait de lui dire. — Comme vous me l’avez si souvent rappelé, Rabbi, je porte déjà en moi des millions de vies. Parmi toutes les femmes de mon passé, un grand nombre étaient des juives ferventes. D’autres ont suivi leur propre conscience. Mais ne vous y trompez pas, c’est un prix que je suis prête à payer. Un prix honorable. Ne pensez pas au fait que vous allez me perdre, mais plutôt à la femme que je vais sauver. En se raccrochant à un fétu de paille, il dit : — Tu es trop vieille. Tu n’es plus en âge d’avoir des enfants. — Mon corps doit seulement fournir l’incubateur, et non les ovaires. On m’a déjà examinée. Les Sœurs m’ont assurée que je pourrai servir de façon adéquate. (Elle posa la main sur le bras du Rabbi, sachant qu’il était attaché à elle.) Vous avez été docteur Suk autrefois. J’ai confiance dans les médecins du Pessah Gesserit, mais je me sentirais mieux si je savais que vous veillerez également sur moi. — Je… je… Elle se dirigea vers la porte du temple, s’arrêta, et lui fit un dernier sourire : — Merci, Rabbi. Elle s’éclipsa avant qu’il n’ait pu rassembler ses esprits et se remette à argumenter avec elle. Pour le regard plein d’amour, même une Abomination peut être un enfant merveilleux. Missionaria Protectiva, adaptation du Livre d’Azhar. Pendant des mois, sous le regard vigilant et sévère des Honorées Matriarches, Uxtal s’était occupé de la cuve axlotl tout en travaillant également dans les laboratoires de la douleur. Il se sentait épuisé par sa lutte permanente pour satisfaire ceux qui le contrôlaient. Khrone était venu le voir à deux reprises au cours des six mois écoulés (peut-être plus, car un Danseur-Visage pouvait aller et venir à sa guise sans se faire remarquer). Dans son logement sordide, le Tleilaxu Égaré tenait son calendrier personnel à jour, cochant chaque journée comme une petite victoire, comme si sa survie même dépendait de sa façon de noter le score. Pendant ce temps, il avait également commencé à produire suffisamment d’ersatz de mélange orange pour faire croire aux catins que, finalement, il pouvait leur être précieux. Malheureusement, ses succès devaient plus à des séries de tâtonnements qu’à une quelconque expertise de sa part. Malgré ses incertitudes et ses maladresses hâtivement dissimulées, Uxtal était tombé par hasard sur une méthode de fabrication viable; bien qu’assez rudimentaire, elle était suffisamment bonne pour empêcher les catins de le tuer… pour le moment. Et le bébé ghola continuait de grandir. Quand le fœtus mâle atteignit un stade de développement permettant de prélever suffisamment d’échantillons pour procéder à des analyses, il compara son ADN avec les fiches génétiques que Khrone lui avait fournies. Il ne savait toujours pas ce que les Danseurs-Visages avaient l’intention de faire avec cet enfant; en fait, il n’était même pas convaincu qu’ils aient un plan quelconque, à part satisfaire leur curiosité. Au début, Uxtal fut à même d’isoler la lignée générale, puis de réduire le champ à un niveau plus détaillé, une planète d’origine, un groupe de familles… et enfin une famille particulière. Dans la dernière étape, il put remonter la lignée jusqu’à un personnage historique précis. Le résultat le stupéfia, et il faillit effacer la réponse avant que quelqu’un* puisse la voir. Mais il était sûr d’être observé, et s’il était pris en flagrant délit de dissimulation d’information, les Honorées Matriarches le traiteraient durement. Il se contenta donc s’essayer de répondre à ses propres questions vertigineuses. Pourquoi les anciens Maîtres du Tleilax avaient-ils conservé ces cellules en particulier ? Quel usage avaient-ils bien pu imaginer en faire ? Et quelles autres cellules remarquables avait-il pu y avoir dans la capsule anentropique endommagée ? C’était vraiment dommage que les Honorées Matriarches aient détruit tous les corps en les faisant brûler ou en les donnant en pâture aux lumaces. Khrone ne tarderait pas à revenir. Alors, peut-être, les Danseurs-Visages remporteraient le bébé ghola avec eux, et Uxtal pourrait être libre. Ou ils se contenteraient peut-être de le tuer afin d’en finir une bonne fois pour toutes… Après sa période de gestation sous haute surveillance, le transvasement du bébé était imminent. Vraiment imminent. Uxtal passait maintenant la plus grande partie de ses journées dans la salle de l’axlotl, à la fois anxieux et fasciné. Il se penchait sur le corps boursouflé de la femelle, vérifiant le rythme cardiaque et les mouvements de l’enfant à naître. Celui-ci donnait fréquemment des coups de pied rageurs, comme s’il haïssait l’enveloppe de chair qui le contenait. Ce n’était pas surprenant, mais c’était inquiétant quand même. Quand le jour arriva, Uxtal convoqua ses assistants. — Si le bébé ne naît pas en parfaite santé, je vous enverrai dans la zone de torture… Il s’arrêta soudain de respirer en se souvenant d’une autre obligation, et se précipita dans la nouvelle aile du laboratoire en laissant ses assistants ébahis à côté de la cuve gravide. Là, parmi les cris et les gémissements, et le chuchotis d’un mince filet de précurseurs chimiques de l’ersatz d’épice, Hellica l’attendait impatiemment. Elle s’était amusée un moment à regarder le processus de « moisson » de l’épice, mais à présent, apercevant Uxtal, elle s’approcha de lui d’une démarche ondulante. Il détourna les yeux et bredouilla : — Je… je suis désolé, Matriarche Supérieure. Le ghola est sur le point de naître, et j’ai été distrait. J’aurais dû laisser de côté toutes ces autres responsabilités dès votre arrivée. Il marmonna une prière silencieuse pour qu’elle ne le tue pas sur-le-champ. Les Danseurs-Visages ne seraient pas contents du tout si elle le tuait avant qu’il ait pu transvaser l’enfant, n’est-ce pas ? Quand un éclair menaçant apparut dans les yeux d’Hellica, il eut envie de s’enfuir. — Je ne crois pas que tu sois suffisamment conscient de ton rang dans cette nouvelle organisation, petit homme. Il est temps de te lier à moi… avant que naisse le ghola. Il faut que je puisse compter sur toi. Tu ne perdras plus jamais de vue tes priorités. Uxtal remarqua alors le gonflement de sa poitrine et la façon dont elle ondulait dans son justaucorps. Elle semblait projeter une sexualité hypnotique. Leurs regards se croisèrent, mais il ne ressentit aucune excitation. — Quand je t’aurai rendu dépendant de mes plaisirs, dit-elle en lui massant doucement le visage du bout des doigts, je serai assurée de ton dévouement total à mon projet. Une fois débarrassé du bébé ghola, tu n’auras plus aucune excuse. Uxtal sentit son pouls s’accélérer. Quelle serait sa réaction quand elle découvrirait ce que Khrone lui avait fait ? On entendit un cri dans le laboratoire principal, suivi du vagissement indigné d’un bébé. Le cœur d’Uxtal fit un bond dans sa poitrine. — L’enfant est né! Comment ont-ils pu y arriver sans moi ? (Uxtal essaya de s’arracher à Hellica. Il était terrorisé à l’idée que ses assistants prouvent qu’ils pouvaient se passer de lui, et il ne pouvait prendre le risque qu’on croie qu’il n’était pas indispensable.) Je vous en supplie, Matriarche Supérieure, laissez-moi m’assurer que mes imbéciles d’assistants n’ont pas commis d’erreurs. Heureusement, Hellica semblait aussi intéressée que lui. Le Tleilaxu se précipita hors de la pièce et courut vers la cuve axlotl, maintenant dégonflée. Avec un sourire timide et un peu ébahi, l’un des assistants lui tendit le bébé dégoulinant, apparemment en bonne santé, en le tenant par une jambe. La Matriarche Supérieure s’approcha à grands pas, sa cape flottant derrière elle. Uxtal arracha le bébé des mains de l’assistant, bien qu’il trouvât tout ce processus de naissance parfaitement dégoûtant. Il était sûr que Khrone le tuerait (et lentement, de surcroît) s’il arrivait quoi que ce soit à cet enfant. Il montra le bébé à Hellica. — Voilà, Matriarche Supérieure. Comme vous le voyez, cette tâche qui m’empêchait de me concentre^ sera bientôt terminée, dès que les Danseurs-Visages auront emporté le bébé avec eux. J’en aurai fini avec ce qu’ils m’avaient demandé. Je pourrai alors consacrer beaucoup plus de mon temps et de mon énergie à fabriquer l’épice orange que vous désirez tant. A moins… à moins que vous ne vouliez simplement me laisser partir ? Il leva les sourcils d’un air suppliant. Elle fit une moue dédaigneuse et retourna dans la nouvelle aile, où les cris retentissaient à travers les couloirs. Uxtal regarda fixement le nouveau-né, stupéfait de la chance qu’il avait. Par un miracle d’alignement numérique, il avait réussi. Maintenant, Khrone ne pourrait pas se plaindre, ni le punir. Un frisson de terreur lui parcourut le dos. Et si les Danseurs-Visages exigeaient également qu’il reconstitue les souvenirs du ghola ? Cela prendrait encore des années! En voyant ce nouveau-né si simple, si innocent et « normal », Uxtal fut perplexe. Ayant parcouru les archives historiques, il n’arrivait pas à imaginer ce que pourrait être la destinée de ce ghola, et ce que Khrone allait bien pouvoir en faire. Cela devait faire partie d’un plan à l’échelle cosmique qu’il pourrait comprendre, mais seulement s’il réussissait à rassembler tous les nombres qui pointaient vers la vérité. Il tint le bébé à bout de bras, regarda le minuscule visage, et secoua la tête. — Bienvenue parmi nous, Baron Vladimir Harkonnen. Six ans après l’évasion de la Planète du Chapitre Nous portons tous en nous un animal affamé et féroce. Certains d’entre nous savent nourrir et maîtriser ce prédateur, mais lorsqu’on le libère, il est imprévisible. Révérende Mère Sheeana, Journal de bord de l’Ithaque. Sheeana se promenait seule par des couloirs silencieux et isolés, retournant dans sa tête ses obligations et ses dilemmes. Maintenant que le projet de résurrection des gholas avait été décidé, la longue attente avait commencé. Au bout d’un an et demi de préparatifs, trois cuves axlotl supplémentaires étaient prêtes, conduisant à un total de cinq. Le premier des précieux embryons était maintenant en gestation dans l’une des nouvelles matrices amplifiées. Bientôt, les personnages historiques presque mythiques seraient de retour. Le Maître du Tleilax, Scytale, s’occupait des cuves axlotl avec enthousiasme, entièrement voué à s’assurer que les premiers gholas seraient parfaits afin que Sheeana l’autorise à produire le sien. Le petit homme avait tellement à gagner si le processus réussissait qu’elle acceptait de lui faire confiance -jusqu’à un certain point, et seulement pour le moment. Personne ne savait ce que l’Ennemi voulait, ni pourquoi il s’intéressait tant à ce non-vaisseau en particulier. « Il faut comprendre un ennemi pour pouvoir le combattre », avait écrit autrefois la première incarnation du Bashar Miles Teg. Et Sheeana songea, Nous ne savons rien de ce vieil homme et de cette vieille femme que seul Duncan peut voir. Qui représentent-ils ? Que veulent-ils ? Plongée dans ses préoccupations, elle continua de déambuler dans les niveaux inférieurs. Au cours des années passées à bord de l’Ithaque, Duncan Idaho avait maintenu une surveillance inquiète de l’espace, guettant le moindre signe du filet de l’Ennemi qui ne cessait de les chercher. Après tout, les passagers et elle étaient peut-être en sécurité. Peut-être. Après des mois de routine quotidienne sans menace apparente, Sheeana devait se forcer à lutter contre un sentiment de fausse sécurité, contre la tendance naturelle à se relâcher. Grâce aux leçons apprises dans la Mémoire Seconde, particulièrement dans sa lignée Atréides, elle savait les périls encourus à trop baisser sa garde. Les sens Bene Gesserit devraient toujours être en alerte contre les dangers subtils. Sheeana s’arrêta soudain dans un couloir isolé. Elle resta parfaitement immobile tandis qu’une odeur venait caresser ses narines, un effluve d’animal sauvage qui n’avait pas sa place dans ces coursives à l’atmosphère recyclée. Elle pouvait y déceler quelque chose de cuivré. Du sang. Un sixième sens primitif l’avertit qu’elle était observée, et peut-être même traquée. Le regard invisible lui brûlait la peau comme un pistolet laser. Sa nuque se hérissa de chair de poule. Prenant conscience du péril de la situation, elle avança lentement en tendant les mains devant elle, les doigts écartés, en un geste d’apaisement, mais aussi pour se préparer à un combat au corps à corps. Les couloirs tortueux du non-vaisseau étaient suffisamment larges pour permettre les déplacements d’équipements lourds, tels que les caissons des Navigateurs de la Guilde. Conçue dans la Dispersion, une grande partie de l’architecture du non-vaisseau avait répondu à des besoins et des pressions qui n’avaient plus leur raison d’être. Des montants renforcés formaient une arche au-dessus de sa tête, comme la cage thoracique d’un immense animal préhistorique. Des passages latéraux partaient dans diverses directions. Les magasins de stockage et les secteurs inhabités étaient plongés dans l’obscurité, et la plupart des portes donnant sur les zones principales des passagers étaient hermétiquement closes, mais non verrouillées. N’ayant que leurs propres réfugiés à bord, les fugitives du Bene Gesserit n’avaient que rarement besoin de verrous. Mais il y avait quelque chose ici. Quelque chose de dangereux. Dans sa tête, les voix de son passé lui crièrent d’être prudente. Puis elles se replongèrent dans le silence mental nécessaire pour lui permettre de se concentrer. Elle huma l’air, fit encore deux pas en avant, et s’arrêta lorsque son instinct le lui commanda. Le danger est ici! La porte de l’un des magasins n’était pas complètement fermée. L’entrebâillement était juste suffisant pour qu’un observateur caché à l’intérieur puisse surveiller le couloir. Là! C’était de là que provenait l’odeur de sang, et un effluve animal fortement musqué. Tout à sa découverte, elle ne put cacher sa réaction. La porte s’ouvrit brusquement et une dynamo de muscles apparut, nue, sa chair pâle parsemée de poils roux, la bouche étirée laissant voir des crocs épais et acérés. Les muscles sous la peau fine étaient aussi tendus qu’une bobine de shigavrille. C’était l’un des Futars! Ses griffes recourbées et ses lèvres sombres étaient tachées de sang frais rouge vif. Avec toute la puissance de Voix qu’elle pouvait mettre dans un simple mot, Sheeana dit sèchement : — Halte! Le Futar s’arrêta net, comme si une laisse venait de se resserrer autour de son cou. Dans le couloir brillamment éclairé, Sheeana resta immobile, sans faire de geste menaçant. La créature la regardait d’un air féroce, les lèvres retroussées sur ses longs crocs. Elle se servit encore de la Voix, bien qu’elle sût que ces créatures avaient peut-être été conçues pour résister aux techniques connues du Bene Gesserit. Sheeana se reprocha amèrement de ne pas avoir passé plus de temps à étudier ces animaux pour en comprendre les motivations et les points faibles. — Ne me fais pas de mal. Le Futar resta tendu en position d’attaque, une bombe prête à exploser. — Toi Belluaire ? (Il renifla profondément.) Pas Belluaire! Dans la pièce sombre que le Futar avait choisie pour repaire, Sheeana aperçut un peu de chair blanche et des lambeaux de robe sombre. Elle vit des doigts pâles repliés vers le plafond, dans le repos de la mort. Qui était-ce ? Jusque-là, les quatre Futars captifs avaient été revêches et agités, mais nullement agressifs. Même lorsqu’ils avaient été prisonniers des Honorées Matriarches - leur proie naturelle -, ils n’avaient pas tué les catins, car apparemment ils n’agissaient pas sans instructions de leurs véritables maîtres. Les Belluaires. Mais après les mauvais traitements subis aux mains des Honorées Matriarches, et des années passées dans les cellules du non-vaisseau, était-il possible que les Futars commencent à flancher ? Même le dressage le plus profondément ancré peut finir par s’estomper légèrement, conduisant à des « accidents ». Sheeana se concentra sur son adversaire, en se forçant à ne pas le considérer comme une créature instable ou brisée. Ne le sous-estime pas! Pour l’instant, elle ne pouvait se soucier de savoir comment la créature avait réussi à s’évader de sa cellule de haute sécurité. Est-ce que les Futars avaient réussi à s’échapper tous les quatre pour rôder dans les couloirs, ou était-ce le seul ? Elle releva lentement le menton et tourna la tête de côté, exposant sa gorge. Un prédateur naturel reconnaîtrait le signe universel de soumission. Le besoin de domination du Futar, son désir d’être le chef de la meute, l’obligeait à accepter ce geste. — Tu es un Futar, dit Sheeana. Je ne suis pas un de tes anciens Belluaires. H s’avança lentement pour la flairer. — Pas Honorée Matriarche non plus. Il poussa un grognement, une sorte de gargouillement grave qui exprimait sa haine envers les catins qui les avaient réduits en esclavage, ses camarades et lui. Mais les Sœurs du Bene Gesserit étaient tout autre chose. Il n’en avait pas moins tué l’une d’elles. — Nous veillons sur vous, maintenant. Nous vous donnons à manger. — Manger. Le Futar lécha un peu de sang sur ses lèvres sombres. — Vous nous avez demandé asile sur Gammu. Nous vous avons sauvés des Honorées Matriarches. — Mauvaises femmes. — Mais nous, nous ne sommes pas mauvaises. (Sheeana restait parfaitement immobile et inoffensive face à la menace que représentait le Futar, prêt à bondir à tout instant. Lorsqu’elle était enfant, elle avait affronté un ver des sables géant en criant après lui, sans se soucier du danger. Elle se sentait capable de dominer cette situation. Sur un ton aussi rassurant que possible, elle dit :) Je suis Sheeana. (Elle s’exprimait d’une voix douce et chantante.) As-tu un nom ? La créature grogna - du moins, elle crut qu’il s’agissait d’un grognement. Puis elle se rendit compte que ce grondement sourd au fond de son larynx était en réalité son nom : « Hrrm. » — Hrrm. Te souviens-tu quand tu es venu dans ce vaisseau ? Quand tu t’es évadé de chez les Honorées Matriarches ? Tu nous as demandé de t’emmener avec nous. — Mauvaises femmes! répéta le Futar. — Oui, et nous t’avons sauvé. Sheeana se rapprocha un peu. Bien qu’elle ne fût pas tout à fait sûre de l’efficacité, elle contrôlait son métabolisme pour augmenter son odeur naturelle, essayant de la faire correspondre à quelques-uns des marqueurs que sécrétaient les glandes à musc du Futar. Elle voulait s’assurer qu’il sentait bien qu’elle était une femelle, et non une menace. Quelque chose à protéger, et non à attaquer. Elle faisait également très attention de ne pas dégager une odeur de peur, pour empêcher ce prédateur de voir en elle une proie. — Tu n’aurais pas dû t’échapper de ta chambre. — Vouloir Belluaires. Vouloir rentrer chez moi. Avec une expression d’envie dans ses yeux sauvages, Hrrm se tourna un instant vers la pièce sombre où gisait le corps déchiqueté de la malheureuse Sœur. Sheeana se demanda depuis combien de temps Hrrm se nourrissait du cadavre. — Il faut que je te ramène auprès des autres Futars. Vous devez rester ensemble. Nous vous protégeons. Nous sommes vos amies. Vous ne devez pas nous faire de mal. Hrrm poussa un grognement. C’est alors que Sheeana prit un gros risque, et tendit la main pour toucher son épaule velue. Le Futar se raidit, mais elle le caressa prudemment, cherchant le long de ses nerfs des points susceptibles de lui donner du plaisir. Bien qu’étonné de ses attentions, Hrrm ne s’écarta pas. Les mains de Sheeana montèrent plus haut, dans un geste plein de douce intensité. Elle toucha la nuque de Hrrm, puis lui passa la main entre les oreilles. Le grognement soupçonneux du Futar se transforma en quelque chose qui ressemblait plutôt à un ronronnement. — Nous sommes tes amies, insista-t-elle en appliquant juste un peu de Voix pour renforcer ses paroles. Tu ne dois pas nous faire de mal. Elle lança un regard appuyé vers le repaire du Futar, à la Sœur étendue à terre. Hrrm se raidit. — Proie à moi. — Tu n’aurais pas dû la tuer. Ce n’est pas une Honorée Matriarche. C’était une de mes Sœurs. C’était une de tes amies. — Futars devraient pas tuer amies. Sheeana le caressa de nouveau, et le pelage raide se hérissa. Elle commença à l’emmener le long du couloir. — Nous te donnons à manger. Tu n’as pas besoin de tuer. — Tuer Honorées Matriarches. — Il n’y a pas d’Honorées Matriarches dans ce vaisseau. Nous aussi, nous les haïssons. — Besoin chasser. Besoin Belluaires. — Tu ne peux avoir ni l’un ni l’autre, pour le moment. — Un jour ? Hrrm avait l’air plein d’espoir. — Oui, un jour. Sheeana ne pouvait en promettre davantage. Elle l’emmena loin du corps de la Bene Gesserit, en espérant qu’ils ne rencontreraient personne en chemin avant d’avoir rejoint la prison, pas d’autres victimes potentielles. L’emprise qu’elle avait sur la créature était beaucoup trop ténue. Si Hrrm était surpris, il risquait d’attaquer. Elle emprunta des passages secondaires et des ascenseurs de service que peu de gens utilisaient, jusqu’à ce qu’ils parviennent enfin au niveau inférieur de la prison. Le Futar semblait triste et réticent à l’idée de devoir réintégrer sa cellule, et elle eut pitié de lui, de le voir contraint à cet emprisonnement interminable. Exactement comme les sept vers des sables dans la soute. En arrivant à la porte, elle vit qu’un composant mineur du système de sécurité était tombé en panne, après toutes ces années. Elle avait tout d’abord craint qu’il ne s’agisse d’un problème plus général, et s’était attendue à ce que tous les Futars se soient échappés. Mais il ne s’agissait que d’un simple dysfonctionnement résultant de mauvaises procédures d’entretien. Un accident sur un très vieux vaisseau. L’année précédente, il y avait eu une autre défaillance concernant un réservoir de recyclage d’eau, quand une conduite rouillée avait inondé un couloir. Ils avaient également eu des problèmes récurrents avec les cuves d’algues utilisées pour la production de nourriture et d’oxygène. La maintenance se relâchait. Nous nous endormons. Sheeana maîtrisa sa colère, ne voulant pas que Hrrm puisse la sentir sur elle. Les Bene Gesserit avaient beau vivre sous la menace permanente d’un danger invisible, il n’était plus ressenti comme immédiat. Elle allait devoir imposer une discipline plus ferme. Une défaillance de ce genre pouvait conduire au désastre! Hrrm avait l’air triste et abattu en rentrant dans sa cellule. — Il faut que tu restes ici, lui dit Sheeana en s’efforçant d’être encourageante. Du moins, pour quelque temps encore. — Veux rentrer chez moi, dit Hrrm. — J’essaierai de faire ce qu’il faut pour ça. Mais pour l’instant, je dois te protéger. Hrrm s’avança lentement vers le mur du fond et s’accroupit. Les trois autres Futars s’approchèrent des barreaux de leurs cellules pour l’observer avec des yeux brûlant de curiosité. Il ne fut pas très difficile de réparer le mécanisme de protection de la porte. Maintenant, tout le monde serait en sécurité, les Futars comme les Sœurs du Bene Gesserit. Mais Sheeana se faisait pourtant du souci pour elles. Dans son errance à bord du non-vaisseau, son peuple avait été laissé trop longtemps sans but. Il faudrait que cela change. La naissance des gholas leur apporterait peut-être ce dont elles avaient besoin. Pour notre Communauté, la Mémoire Seconde est l’un des plus grands bienfaits et l’un des plus grands mystères. C’est à peine si nous comprenons les ombres du processus par lequel des vies entières sont transférées d’une Mère Révérende à l’autre. Cet immense réservoir de voix du passé est une lumière brillante, mais mystérieuse. Révérende Mère Darwi Odrade. En l’espace de deux ans, l’Ordre Nouveau avait commencé à devenir un organisme unique, et pendant ce temps-là, la Planète du Chapitre continuait de mourir. La Mère Commandante Murbella avançait d’un bon pas à travers les vergers roussis. Un jour, tout cela serait le désert. Délibérément. Conformément à l’un des éléments du plan visant à créer un remplacement de Rakis, les truites des sables s’activaient avec énergie à l’encapsulation de l’eau. La bande aride gagnait du terrain, et seuls les pommiers les plus résistants, ceux dont les racines étaient les plus profondes, s’accrochaient encore à la vie. Ce verger était néanmoins l’un des endroits préférés de Murbella, un plaisir qu’elle avait appris d’Odrade - son ravisseur, son professeur, et (finalement) son mentor respecté. C’était le milieu de l’après-midi, et le soleil filtrait à travers le feuillage clairsemé et les branches cassantes. Mais le temps était cependant frais, avec une forte bise venant du nord. Murbella s’arrêta un instant et inclina la tête en signe de respect envers la femme qui était enterrée là, sous un petit pommier qui s’efforçait de pousser même dans un environnement aussi aride. Aucune plaque de cuproplaz ne marquait la dernière demeure de la Mère Supérieure. Malgré le goût des Honorées Matriarches pour l’ostentation et les monuments funéraires spectaculaires, Odrade aurait été horrifiée d’un tel geste. Murbella aurait aimé que celle qui l’avait précédée ait pu vivre assez longtemps pour voir les résultats de son grand plan de synthèse : les Honorées Matriarches et les Bene Gesserit vivant ensemble sur Chapitre. Les deux groupes avaient beaucoup appris de leurs différences, et se renforçaient mutuellement. Mais les Honorées Matriarches renégates continuaient d’être pour elle une terrible épine dans le pied, car elles refusaient de rejoindre l’Ordre Nouveau et provoquaient des désordres alors que la Mère Commandante avait à affronter la menace bien plus grande de l’Ennemi d’Ailleurs. Ces femmes rejetaient son autorité, prétextant qu’elle avait souillé et dénaturé leurs coutumes. Elles voulaient éliminer Murbella et toutes les Sœurs qui lui étaient fidèles, sans exception. Et quelques-unes de ces rebelles possédaient peut-être encore leurs terribles Oblitérateurs - mais certainement très peu, ou elles les auraient déjà utilisés. Une fois que son nouveau groupe de combattantes aurait complété sa formation, Murbella avait l’intention de capturer les renégates et de les ramener dans le giron avant qu’il ne soit trop tard. L’Ordre Nouveau finirait par devoir s’attaquer aux grandes communautés d’Honorées Matriarches retranchées sur Buzzell, Gammu, Tleilax et d’autres planètes encore. Nous devons les mater et les intégrer, se dit-elle. Mais d’abord, nous devons être certaines de notre unité. Murbella se baissa pour ramasser une poignée de terre au pied du petit arbre. Elle porta à son nez la terre sèche au creux de sa main et en respira l’arôme puissant. Il lui semblait parfois y déceler, presque imperceptible, le parfum infime de son mentor, qui avait également été son amie. — Je viendrai vous rejoindre ici un jour, dit-elle à voix haute en regardant cet arbre qui luttait, mais pas maintenant. J’ai d’abord un travail important à terminer. Ta contribution au futur, murmura la Présence Intérieure d’Odrade. — Notre contribution. C’est vous qui m’avez inspirée dans ma tâche d’apaiser les factions et de rapprocher des femmes qui étaient des ennemies jurées. Je ne m’attendais pas à ce que cela soit aussi difficile, ni aussi long. Dans son esprit, Odrade resta silencieuse. Murbella continua de s’éloigner de la Citadelle aux allures de forteresse, la laissant derrière elle en même temps que toutes ses responsabilités. Elle identifia les rangées successives d’arbres agonisants : les pommiers laissèrent place aux pêchers, puis aux cerisiers et aux orangers. Elle décida de lancer un programme de plantation de dattiers, qui survivraient plus longtemps à ce changement climatique. Mais avaient-elles seulement des années devant elles ? En gravissant une petite colline proche, elle remarqua combien le sol était plus dur et plus sec. Dans les prairies au-delà des vergers, le bétail de la Communauté des Sœurs continuait de paître, mais l’herbe était maintenant clairsemée, obligeant les animaux à aller toujours plus loin en quête de nourriture. Elle vit le mouvement rapide d’un lézard courant sur le sol chaud. Sentant le danger, le petit reptile alla vite se cacher sous une grosse pierre et observa Murbella. Soudain, un faucon du désert plongea, saisit la créature et l’emporta dans le ciel. Murbella réagit avec un sourire sans joie. Cela faisait quelque temps déjà que le désert approchait, tuant sur son passage tout ce qui poussait. La poussière apportée par le vent peignait d’un voile brun le ciel habituellement bleu. Tandis que les vers des sables grandissaient dans la ceinture aride, leur désert faisait de même pour leur donner de la place. Un écosystème qui continuait de s’étendre. Dans ce désert envahissant qu’elle avait devant elle, et ces vergers mourants derrière, Murbella reconnut l’affrontement de deux grands rêves du Bene Gesserit, telles deux immenses vagues opposées, un commencement absorbant une fin. Bien avant que Sheeana n’ait amené ici un unique ver des sables vieillissant, les Sœurs avaient planté ces arbres fruitiers. Le nouveau projet avait cependant une importance galactique infiniment plus grande que le symbole de ces cimetières de fruits. Grâce à leur action audacieuse, les Bene Gesserit avaient sauvé les vers et le mélange, avant que les Honorées Matriarches n’exercent leurs ravages. Cela ne valait-il pas la perte de quelques arbres fruitiers ? Le mélange était tout à la fois un bienfait et une malédiction. Elle fit demi-tour et retourna vers la Citadelle. L’esprit conscient est comme la partie émergée d’un iceberg. Une masse immense de pensées inconscientes et de capacités latentes dort sous la surface. Le Manuel du Mentat. Du temps où Duncan Idaho était prisonnier à l’astroport de la Planète du Chapitre, des mines mortelles avaient été placées à bord du non-vaisseau, trois fois plus que nécessaire pour le faire sauter. Odrade et Bellonda avaient réparti les charges dans tout le vaisseau, prêtes à les déclencher si Duncan tentait de s’évader. Elles avaient pensé que ces mines constitueraient une dissuasion suffisante. Les Sœurs loyales n’avaient jamais imaginé que Sheeana elle-même, avec ses alliées conservatrices, pourrait neutraliser ces mines et s’emparer du vaisseau à ses propres fins. Les passagers de l’Ithaque étaient en principe dignes de confiance, mais Duncan, fortement soutenu en cela par le Bashar, avait fait valoir que ces mines étaient beaucoup trop dangereuses pour être laissées sans surveillance. Seuls Teg, Sheeana, lui-même et quatre autres personnes avaient un accès direct à l’armurerie. Au cours de son inspection de routine, Duncan déverrouilla la chambre forte et contempla le vaste arsenal. Il éprouvait un sentiment de sécurité à pouvoir passer en revue ses possibilités, à recenser les différentes façons dont l’Ithaque pourrait se défendre si cela s’avérait nécessaire. Il sentait que les deux vieillards n’avaient pas renoncé à leur recherche, même si cela faisait maintenant trois ans qu’il n’avait plus vu le filet chatoyant. Il ne pouvait se permettre de relâcher sa vigilance. Il examina les rangées de pistolets lasers modifiés, les pulseurs, les rupteurs et les lance-missiles. Ces armes représentaient un inquiétant potentiel de violence qui lui fît repenser aux Honorées Matriarches. Pour elles, pas d’armes impersonnelles à distance telles que des étourdisseurs; elles préféraient ce qui pouvait provoquer le maximum de dégâts à courte portée, afin de pouvoir contempler le carnage et sourire. Il avait déjà eu un aperçu trop intime de leurs goûts lorsqu’il avait découvert la salle de torture. Il se demandait ce que ces furies pouvaient avoir caché d’autre dans l’immense vaisseau. Pendant tout le temps que Duncan avait été prisonnier à bord, ces armes avaient été stockées ici, derrière de solides portes verrouillées mais toutefois accessibles. S’il l’avait voulu, il aurait certainement pu pénétrer dans l’armurerie et les voler. Il était étonné qu’Odrade l’ait sous-estimé… à moins qu’elle ne lui ait fait confiance. Finalement, elle lui avait proposé ce que l’Histoire appelait « le Choix des Atréides », en lui expliquant les conséquences possibles et en le laissant décider lui-même de rester ou non à bord du non-vaisseau. Elle s’était reposée sur sa loyauté. Tous ceux qui le connaissaient, que ce soit personnellement ou à travers l’Histoire, comprenaient que Duncan Idaho et Loyauté étaient synonymes. Il examinait maintenant les mines compactes qui avaient été destinées à transformer le non-vaisseau en une épave incandescente. Une mesure de précaution. — Ce ne sont pas les seules bombes à retardement que nous ayons à bord. La voix le fit sursauter et il pivota sur lui-même en se préparant instinctivement au combat. Garimi aux cheveux bouclés et à la mine maussade se tenait dans l’encadrement de l’écoutille. Malgré toute l’expérience qu’il en avait, Duncan était encore surpris de la façon dont ces satanées sorcières pouvaient se déplacer sans faire aucun bruit. Il s’efforça de recouvrer son calme. — Y a-t-il une autre armurerie, une réserve d’armes secrète ? C’était bien possible, après tout, quand on pensait aux milliers de salles qui n’avaient pas encore été ouvertes ni explorées dans ce vaisseau géant. — C’était une simple image. Je pensais aux gholas du passé. — Tout cela a déjà été débattu, et la décision a été prise. Dans le centre médical, le premier ghola produit à partir des échantillons de cellules de Scytale était sur le point d’être transvasé. — Ce n’est pas parce qu’une décision a été prise qu’elle est forcément bonne, dit Garimi. — Vous rabâchez trop cette affaire. Garimi roula des yeux. — Même vous, vous n’avez plus vu aucune trace de nos poursuivants depuis que nous avons confié le corps de nos Sœurs torturées à l’immensité de l’espace. Il est temps pour nous de trouver un monde habitable et d’y établir un nouveau centre pour la Communauté du Bene Gesserit. Duncan fronça les sourcils. — L’Oracle du Temps nous a dit elle aussi que les chasseurs étaient à notre recherche. — Encore une rencontre que vous êtes le seul à avoir faite. — Êtes-vous en train d’insinuer que j’ai rêvé ? Ou bien que je mens ? Faites venir une Diseuse de Vérité, si vous voulez. Je vous prouverai que c’est vrai. Elle se contenta de grommeler : — Même si c’est le cas, cela fait des années que l’Oracle vous a adressé cet avertissement. Nous avons échappé tout ce temps à la capture. Duncan s’adossa à l’une des étagères d’armes et regarda froidement Garimi. — Et comment pouvez-vous savoir si l’Ennemi n’est pas patient, et n’attend pas tout simplement que nous commettions une erreur ? Il veut ce vaisseau, ou quelqu’un qui se trouve à bord - moi, probablement. Une fois que ces nouveaux gholas auront retrouvé leur savoir et leur expérience, ils constitueront peut-être notre meilleur atout. — Ou un danger dont nous n’avons pas idée. Il se rendit compte qu’il ne réussirait jamais à la convaincre. — J’ai bien connu Paul. J’étais le Maître d’Escrime des Atréides, et j’ai participé à l’éducation et à la formation du garçon. Et je le ferai de nouveau. — Il est devenu ensuite le terrible Muad’Dib. Il a lancé un jihad qui a conduit au massacre de centaines de milliards de gens, et une fois empereur, il a égalé en corruption les pires de ses prédécesseurs dans l’Histoire. — C’était un enfant remarquable, et un homme de valeur, insista Duncan. Et bien qu’il ait façonné le cours de l’Histoire, il a été lui-même façonné par les événements autour de lui. Et même dans ces conditions, il a fini par refuser de suivre le chemin dont il savait qu’il mènerait à tant de souffrance et de destruction. — Son fils Leto n’a pas eu les mêmes scrupules. — Leto II s’est trouvé lui-même confronté à un choix qui n’en était pas un. Nous ne pouvons pas juger sa décision tant que nous ne saurons pas tout ce qu’il y avait derrière elle. Il est peut-être encore trop tôt pour pouvoir dire si son choix n’était pas finalement le bon. Une expression de colère traversa le visage de Garimi. — Cela fait cinq mille ans que le Tyran a commencé son œuvre, et quinze cents ans qu’il est mort. — L’un des enseignements les plus importants qu’il nous ait légués est que l’humanité doit apprendre à réfléchir sur le vraiment très long terme. Mal à l’aise à l’idée de laisser la Bene Gesserit à proximité de tant d’armes tentantes, il la repoussa doucement dans le couloir et referma la porte de la chambre forte. — J’étais sur Ix, où je combattais les Tleilaxu au nom de la Maison Ecaz, lorsque Paul Atréides est né dans le Palais Impérial sur Kaitain. Je me suis trouvé mêlé aux premières batailles de la Guerre des Assassins qui a absorbé les ressources de la Maison Ecaz et du Duc Leto pendant tant d’années. Dame Jessica avait été convoquée à Kaitain dans ses derniers mois de grossesse parce que Dame Anirul pressentait le potentiel de Paul et voulait assister à l’accouchement. Malgré les traîtrises et les assassinats, le bébé a survécu et on l’a ramené sur Caliban. Garimi s’écarta de l’armurerie, manifestement encore troublée. — D’après les légendes, Paul Muad’Dib est né sur Caliban, pas sur Kaitain. — Il en va ainsi des légendes : elles comportent parfois des erreurs, et elles sont parfois délibérément déformées. Paul Muad’Dib a été baptisé sur Caladan lorsqu’il était bébé, et il l’a considérée comme sa planète natale, jusqu’à ce qu’il vienne sur Dune. C’est vous, les Bene Gesserit, qui avez écrit son histoire. — Et vous avez maintenant l’intention de la réécrire en y mettant ce que vous nous affirmez être la vérité, avec votre précieux Paul et tous ces autres enfants gholas venus du passé ? — Non, pas la réécrire. Nous voulons la recréer. Manifestement insatisfaite, mais voyant qu’ils ne feraient que tourner en rond si la discussion se prolongeait, Garimi attendit de voir où Duncan comptait aller. Puis elle s’éloigna avec raideur dans la direction opposée. L’inconnu peut être une chose terrible, que l’imagination humaine rend souvent encore plus monstrueuse. Cependant, le véritable Ennemi est peut-être encore pire que tout ce que nous pouvons imaginer. Ne baissez pas votre garde. Mère Supérieure Darwi Odrade. La Révérende Mère obèse et l’Honorée Matriarche aux allures de félin se tenaient côte à côte, rigides, tout en s’efforçant de maintenir entre elles autant de distance que possible sans que cela apparaisse trop évident. Même un observateur ne possédant pas la formation spéciale du Bene Gesserit aurait remarqué leur aversion réciproque. — Vous devrez travailler toutes les deux ensemble. (Le ton de Murbella ne souffrait aucune discussion.) J’ai décidé que nous devons consacrer davantage d’efforts à la ceinture désertique. N’oubliez jamais que le mélange est vital. Nous ferons venir des chercheurs extérieurs pour installer des stations d’observation au plus profond des territoires des vers des sables. Nous trouverons peut-être quelques vieux experts qui ont pu visiter Rakis avant qu’elle ne soit détruite. — Nos réserves de mélange sont encore conséquentes, fit remarquer Bellonda. — Et les truites des sables semblent détruire toutes les terres fertiles, ajouta Doria. Le flot de l’épice est assuré. — Rien n’est jamais vraiment sûr! L’autosatisfaction et l’assurance excessive constituent une menace bien pire que les Honorées Matriarches rebelles elles-mêmes… ou que l’Ennemi d’Ailleurs, répliqua Murbella. Pour affronter l’un ou l’autre de ces adversaires, nous avons besoin de la coopération sans faille de la Guilde Spatiale. Nous avons besoin de leurs immenses vaisseaux, avec leur armement complet, pour nous transporter où nous voulons. Nous pouvons nous servir de la Guilde et du CHOM comme d’une carotte et d’un bâton pour obliger les planètes, les gouvernements et les groupes militaires indépendants à nous suivre. Pour cela, notre outil le plus efficace est le mélange. Sans autre source d’approvisionnement possible, ils seront tous forcés de venir à nous pour se procurer de l’épice. — Ils pourraient aussi utiliser d’autres vaisseaux de la Dispersion, dit Bellonda. Doria eut un grognement méprisant. — La Guilde ne s’abaisserait jamais à ça. Bellonda jeta un regard en coin à sa partenaire et rivale, et ajouta : — Le fait que nous ne consentions à fournir aux hommes de la Guilde que de petites quantités d’épice les amène à payer également des prix exorbitants pour acquérir au marché noir du mélange provenant d’autres stocks. Une fois que nous les aurons poussés à épuiser leurs réserves d’épice, nous mettrons les hommes de la Guilde à genoux, et ils seront prêts à se plier à toutes nos exigences. En fait, la Guilde est probablement déjà aux abois. Quand l’Administrateur Gorus et le Navigateur Edrik sont venus ici il y a trois ans, ils étaient presque désespérés. Et nous leur avons tenu la dragée haute depuis. — Ils pourraient bien se lancer dans une action irrationnelle, avertit Doria. — L’épice doit couler, mais à nos propres conditions. (Murbella se tourna vers les deux femmes.) J’ai une nouvelle mission pour vous. Quand nous offrirons notre généreux pardon en échange de la coopération de la Guilde dans la guerre qui s’annonce, il faudra que notre paiement puisse être extravagant. Doria et Bellonda, je vous confie la responsabilité de la zone aride, de l’extraction de l’épice, et des nouveaux vers des sables. Bellonda parut consternée. — Mère Commandante, ne pourrais-je pas mieux vous servir ici, comme conseillère… et protectrice ? — Non, tu ne pourrais pas. En tant que Mentat, tu as montré une grande habileté à gérer les détails, et Doria possède l’art de faire pression là où c’est nécessaire. Faites en sorte que nos vers des sables puissent produire les quantités d’épice dont nous - et la Guilde - aurons besoin. À partir de maintenant, les déserts de Chapitre sont sous votre responsabilité. Une fois que le couple si mal assorti fut parti pour se rendre dans le désert, Murbella s’en alla faire une visite à Accadia, la vieille Mère Archiviste, pour poursuivre sa recherche d’informations essentielles. Dans une grande aile bien aérée de la Citadelle du Chapitre, la vieille bibliothécaire avait installé de nombreuses tables et alcôves où des milliers de Révérendes Mères travaillaient sans relâche. En temps normal, les Archives de la Citadelle auraient été un endroit paisible propice à l’étude et à la méditation, mais Accadia avait entrepris une mission spéciale qui redonnait à l’Ordre Nouveau un espoir précieux et inattendu. Le monde-bibliothèque de Lampadas avait été l’une des premières victimes planétaires lors des destructions effectuées par les Honorées Matriarches. Conscientes du sort qui les attendait, les Bene Gesserit condamnées avaient Partagé entre elles, distillant et condensant les expériences et les connaissances de toute une population dans l’esprit de quelques représentantes seulement. En fin de compte, toutes ces mémoires, ainsi que l’intégralité de la bibliothèque de Lampadas, avaient été transférées dans l’esprit de la Révérende Mère Rebecca, qui avait réussi à les Partager de nouveau avec beaucoup d’autres, préservant ainsi les souvenirs de tous les habitants de la planète. Le nouveau grand projet d’Accadia était de reconstituer la bibliothèque perdue de Lampadas. Elle avait réuni toutes les Révérendes Mères qui avaient acquis les connaissances et les expériences de la congrégation de Lampadas. Celles qui étaient des Mentats étaient capables de se souvenir mot pour mot de tout ce que qui avait pu être lu et appris au cours de ces existences passées. L’aile des archives résonnait du bourdonnement des conversations et des bruits de fond, avec des femmes installées devant des enregistreurs à shigavrille et dictant de mémoire, ou Usant à voix haute page après page des livres rares dont leurs vies passées se souvenaient. D’autres femmes étaient assises les yeux fermés, dessinant sur des feuilles de cristal les diagrammes et les schémas renfermés dans leurs mémoires. Murbella observa un moment ces volumes reconstitués un par un sous ses yeux. Chaque femme avait une mission précise afin de limiter les risques de duplication. Accadia semblait satisfaite lorsqu’elle accueillit sa visiteuse. — Bienvenue, Mère Commandante. Moyennant de gros efforts, nous réussissons à remédier à toujours plus de pertes. — Je ne peux qu’espérer que l’Ennemi ne va pas oblitérer Chapitre et réduire tous vos efforts à néant. — Préserver le savoir n’est jamais un exercice inutile, Mère Commandante. Murbella secoua la tête. — Mais nous ne semblons pas disposer de certains renseignements vitaux. Il nous manque des éléments clefs, les informations les plus simples et les plus basiques. Qui est notre Ennemi, quelle est sa nature ? Pourquoi provoque-t-il des destructions aussi effroyables ? D’ailleurs, qui sont les Honorées Matriarches ? D’où viennent-elles, et qu’ont-elles fait pour provoquer une telle fureur ? — Vous étiez vous-même une Honorée Matriarche. Votre Mémoire Seconde ne vous a-t-elle pas fourni d’indices ? La mâchoire de Murbella se crispa. Elle avait essayé si souvent, et sans succès. — J’arrive à étudier le déroulement des lignées Bene Gesserit que j’ai acquises, mais pas celles des Honorées Matriarches. Leur passé est comme un mur noir devant mes yeux. Chaque fois que je tente d’y pénétrer, une barrière invisible se dresse devant moi. Ou bien les Honorées Matriarches ignorent leurs propres origines, ou bien il s’agit d’un secret si terrible qu’elles ont réussi à le refouler complètement. — J’ai entendu dire que c’est le cas pour toutes celles de nos Honorées Matriarches qui ont subi l’Agonie de l’Épice. — Toutes, sans exception. C’était la réponse que Murbella avait maintes fois entendue. Les origines des Honorées Matriarches, comme celles de l’Ennemi, n’étaient guère plus que des mythes obscurs de leur passé. Les Honorées Matriarches n’avaient jamais été très portées à réfléchir, à envisager les conséquences des événements ou à remonter à leurs causes premières. Il semblait maintenant que tout le monde allait en souffrir. — Il vous faudra obtenir cette information d’une autre façon, Mère Commandante. Si nous trouvons quelque chose en reconstituant la bibliothèque de Lampadas, je vous préviendrai. Murbella la remercia, mais elle sentait que l’information dont elle avait besoin ne se trouvait pas là. Peu de temps avant que Janess ne décide de subir l’Agonie de l’Epice - trois ans après l’échec de sa sœur jumelle -, la Mère Commandante vint la voir dans sa chambre, dans le baraquement des acolytes. — Je me suis abusée moi-même sur les chances de Rinya dans cette épreuve. (Murbella avait du mal à trouver ses mots.) Je ne pouvais imaginer que ma propre fille, et la fille de Duncan, puisse échouer. C’est mon orgueil insensé d’Honorée Matriarche qui a parlé. — Cette fois-ci, votre fille n’échouera pas, Mère Commandante », dit Janess, qui se tenait rigide sur son siège. « Je n’ai cessé de m’entraîner, et je suis aussi prête qu’on peut l’être. J’ai peur, c’est vrai, mais juste ce qu’il faut pour rester alerte. — Les Honorées Matriarches considèrent qu’il n’y a pas place pour la peur, dit Murbella d’un air songeur. Elles ne croient pas qu’on puisse devenir plus forte en reconnaissant une faiblesse plutôt que d’essayer de la cacher ou de se frayer un chemin brutalement à travers l’obstacle. — « Si tu ne fais pas face à tes faiblesses, comment sauras-tu où tu dois être fort ? » J’ai lu cela dans les archives des écrits de Duncan Idaho. Au fil des années, Janess avait étudié les nombreuses vies de Duncan Idaho. Bien qu’il fût certain qu’elle ne rencontrerait jamais son père, elle avait appris beaucoup de l’étude des techniques de combat du célèbre Maître d’Escrime de la Maison Atréides, des classiques qui avaient été dûment enregistrés et transmis à d’autres. En refusant de se laisser distraire par l’évocation de Duncan, Murbella regarda sa fille aînée. — Tu n’as pas besoin de mon aide. Je le vois dans tes yeux. Demain, tu affronteras l’Agonie de l’Épice. (Elle se leva et se prépara à partir.) J’ai longtemps cherché une personne loyale et compétente en qui je pourrais avoir toute confiance. Après l’épreuve de demain, je crois que tu seras celle-là. Aucune terre, aucune mer, aucune planète ne dure éternellement. Où que nous soyons, nous ne sommes que des intendantes. Mère Supérieure Darwi Odrade. Après avoir quitté la Citadelle du Chapitre avec ses deux occupants, l’ornithoptère entreprit de survoler le désert nouvellement créé et ses formations rocheuses. En se retournant sur sa grande banquette dans l’habitacle arrière, Bellonda regarda disparaître derrière les dunes les plantations et les vergers à l’agonie. Doria était dans le petit compartiment à l’avant et pilotait l’appareil. L’ancienne Honorée Matriarche laissait rarement Bellonda piloter un orni, bien que celle-ci en fût tout à fait capable. Elles se parlèrent peu pendant ces heures de vol. Plus loin au sud, les régions désertiques continuaient de s’étendre à mesure que la planète se desséchait. En presque dix-sept ans, dans leur recherche insatiable d’eau, les truites des sables avaient vidé un océan entier et laissé à la place une immense cuvette de poussière et une zone aride qui grandissait sans cesse. Avant longtemps, la Planète du Chapitre deviendrait une autre Dune. Si nous survivons assez longtemps pour le voir, songea Bellonda. Tôt ou tard, l’Ennemi finira par nous trouver, nous et toutes nos planètes. Elle n’était pas superstitieuse, ni alarmiste, mais sa conclusion était une certitude de Mentat. Les deux femmes portaient de simples justaucorps noirs taillés dans une matière conçue pour être perméable et rafraîchissante. Depuis la tentative d’assassinat lors de l’assemblée, Murbella avait rendu obligatoire le port de cet uniforme pour toutes les Sœurs de l’Ordre Nouveau, n’autorisant plus les femmes à afficher leurs différences d’origine. « En période de paix et de prospérité, la liberté et la diversité sont considérées comme des droits inaliénables », avait dit Murbella. « Mais avec une crise aussi monumentale que celle que nous devons affronter, de tels concepts ne peuvent qu’apporter la perturbation et doivent être considérés comme un luxe dont nous devons nous passer. » Chaque Sœur du Chapitre portait maintenant un justaucorps noir, sans aucune identification apparente permettant de savoir s’il s’agissait d’une ancienne Honorée Matriarche ou d’une Bene Gesserit. Contrairement aux volumineuses et lourdes robes Bene Gesserit, le maillage fin du tissu noir ne cachait rien des formes massives de Bellonda. Je ressemble au Baron Harkonnen, se dit-elle. Elle ressentait un étrange plaisir chaque fois que Doria, qui était mince comme un félin, la regardait avec dégoût. L’ancienne Honorée Matriarche était d’une humeur exécrable, car elle n’avait aucune envie d’entreprendre cette mission d’inspection - surtout pas avec Bellonda. Par pure perversité, la Révérende Mère réagissait en faisant un effort pour paraître encore plus gaie. Bellonda avait beau tout faire pour le nier, ces deux femmes avaient des personnalités semblables : elles étaient toutes deux obstinées et farouchement fidèles à leurs factions respectives, mais reconnaissaient toutefois, avec réticence, l’intérêt supérieur de l’Ordre Nouveau. Bellonda, toujours prompte à remarquer les défauts, n’avait jamais hésité non plus à critiquer la Mère Supérieure Odrade. Doria était semblable à sa façon, et ne craignait pas de relever les défauts chez les Honorées Matriarches. Les deux femmes essayaient de s’accrocher aux coutumes obsolètes de leurs organisations respectives. En tant que nouvelles Directrices des Opérations pour l’Épice, Doria et elle partageaient la responsabilité de l’intendance du désert naissant. Bellonda s’épongea le front. Le désert n’était plus très loin, et la température ne cessait de monter de minute en minute. Elle éleva la voix pour se faire entendre dans le bourdonnement des ailes de F orni. — Il faut que nous tirions le meilleur profit de ce voyage… pour le bien de la Communauté. — C’est toi qui en tires le meilleur, cria Doria d’un ton sarcastique. Pour le bien des Sœurs. Bellonda s’agrippa à une courroie de sécurité tandis que l’orni traversait une zone de turbulence. — Tu te trompes si tu crois que je suis entièrement d’accord avec ce que fait la Mère Commandante. Je n’ai jamais pensé que son alliance contre nature survivrait à la première année, et encore moins qu’elle tiendrait six ans. Le visage de Doria se renfrogna tandis qu’elle stabilisait les commandes. — Nous ne sommes pas semblables pour autant. Au-dessous de l’appareil, des nuages de sable et de poussière tourbillonnaient, obscurcissant le sol. Les dunes commençaient à déborder sur une rangée d’arbres déjà morts. En comparant les coordonnées qu’affichait un écran fixé sur la cloison avec celles qu’elle avait notées dans son carnet, Bellonda estima que le désert avait progressé de près de cinquante kilomètres en quelques mois seulement. Davantage de sable signifiait un territoire plus grand pour les vers, et par conséquent davantage d’épice. Murbella serait contente. Quand les turbulences se furent calmées, Bellonda repéra une formation rocheuse intéressante, autrefois masquée par une forêt épaisse. Sur un versant à pic, elle vit de magnifiques peintures primitives en rouge et ocre jaune qui avaient réussi à résister au passage du temps. Elle avait entendu parler de ces sites très anciens, que l’on supposait être des traces laissées par le mystérieux peuple des Muadru, disparu depuis des millénaires, mais elle n’en avait jamais vu elle-même. Elle était surprise que la race perdue ait pu atteindre cette obscure planète. Qu’est-ce qui avait pu les attirer si loin de chez eux ? Sans que cela soit surprenant, Doria ne manifesta aucun intérêt pour cette curiosité archéologique. Peu de temps après, l’orni atterrit sur une section de roche plane, près de l’une des premières stations d’observation des vers établies par Odrade. La petite structure massive se dressait au-dessus d’elles lorsqu’elles débarquèrent. Lorsque le cockpit de l’orni s’ouvrit et qu’elles posèrent le pied sur le sable des dunes près de la Station d’Observation du Désert, Bellonda sentit la sueur perler à ses tempes et au bas de son dos malgré les propriétés rafraîchissantes de son justaucorps noir. Elle prit une profonde inspiration. Le paysage desséché sentait la mort maintenant que toute sa végétation et son humus avaient disparu. Cette bande désertique était suffisamment sèche pour que les vers des sables puissent s’y développer, même si elle n’avait pas encore atteint la pureté et la stérilité totale du véritable désert d’autrefois, sur Rakis. Bellonda et Doria prirent le tube élévateur pour rejoindre le sommet de la tour, et pénétrèrent dans le laboratoire renforcé. Au loin, elles pouvaient apercevoir une petite opération de récolte d’épice, menée par une équipe composée d’hommes et de femmes exploitant une veine de sable couleur rouille. À l’aide d’un visioscope à fort grossissement, Doria examina le désert au-delà des dunes. — Le Signe du Ver! À travers son propre scope, Bellonda observa un monticule qui se déplaçait juste sous la surface. D’après la taille de la vague de sable, ce ver devait être petit, guère plus de cinq mètres. Plus loin dans la mer de dunes, elle repéra un autre habitant des sables qui se dirigeait vers le site d’extraction de l’épice. Ces vers de la nouvelle génération n’avaient encore ni la puissance ni la férocité nécessaires pour pouvoir marquer leur territoire. — Des vers plus gros produiront plus de mélange, dit Bellonda. Dans quelques années, nos spécimens représenteront un véritable danger pour nos équipes de récolte. Nous serons peut-être obligées d’avoir recours à des moissonneuses sur suspenseurs, beaucoup plus coûteuses. Tout en mettant à jour des graphiques sur son écran portable, Doria répondit : — Nous pourrons bientôt exporter de l’épice en quantité suffisante pour devenir très riches. Nous pourrons acheter tout l’équipement que nous voudrons. — Le but de l’épice est d’augmenter le pouvoir de notre Ordre Nouveau, pas de remplir tes poches. À quoi bon la richesse, si aucune de nous ne survit à l’Ennemi ? Avec suffisamment d’épice, nous pourrons nous constituer une puissante armée. Doria lui lança un regard dur. — On croirait exactement entendre la Mère Commandante. Tu l’imites très bien. (Elle jeta un coup d’œil à travers les vitres inclinées, vers les ombres indistinctes d’anciennes forêts enfouies sous le sable, et protégea ses yeux de la réverbération aveuglante.) Quelle dévastation… Quand les Honorées Matriarches ont fait la même chose à vos planètes avec leurs Oblitérateurs, vous avez qualifié cela de destruction insensée. Et pourtant, sur votre propre planète, vous en êtes fières. — La transformation d’une planète comporte des aspects peu ragoûtants, et tout le monde ne considère pas le but final comme une bonne chose. C’est une question de largeur de vision. Et d’intelligence. On peut déceler le Mal à son odeur. Paul Muad’Dib, l’original. Khrone recevait régulièrement de ses nombreux Danseurs-Visages basés à Bandalong des rapports sur l’évolution de l’enfant Baron. Initialement, c’était par pure curiosité qu’il avait demandé la création de ce ghola, mais lorsque le bébé eut deux ans, il avait déjà échafaudé des plans pour s’en servir. Des plans de Danseur-Visage. Le Baron Vladimir Harkonnen. Quel choix intéressant. Même Khrone ignorait pourquoi les anciens Maîtres avaient préservé les cellules de ce personnage historique parmi les plus brillamment machiavéliques. Mais Khrone avait désormais sa propre idée sur ce qu’il pourrait faire de ce ghola. Mais d’abord, il fallait élever l’enfant et l’analyser pour développer en lui des talents spéciaux. H faudrait encore une bonne dizaine d’années avant de pouvoir réactiver la mémoire latente du Baron. Ce serait une nouvelle mission pour Uxtal, à condition que le petit homme réussisse à ne pas se faire tuer d’ici là. Il y avait tant de composantes dans son plan d’ensemble qui s’étaient imbriquées au fil des décennies, voire des siècles. Khrone voyait bien comment ces pièces pouvaient s’assembler, comme les pensées de la Myriade des Danseurs-Visages. Il discernait aussi bien les petits motifs que les grands, et jouait le rôle approprié à chaque étape. Personne d’autre dans le grand théâtre de l’univers - ni le public, ni les metteurs en scène, ni ses camarades acteurs - ne se rendait compte à quel point les Danseurs-Visages contrôlaient l’ensemble. Satisfait de voir que tout était parfaitement en ordre à Bandalong, Khrone repartit discrètement pour Ix où une autre affaire importante l’attendait… Maintenant que le précieux ghola du Baron Vladimir Harkonnen était né, la première tâche ardue du malheureux Uxtal était terminée. Mais il n’était pas pour autant tiré d’affaire. Le servile chercheur des Tleilaxu Égarés n’avait pas déçu les Danseurs-Visages. Plus surprenant encore, Uxtal avait réussi à survivre parmi les Honorées Matriarches pendant presque trois ans. Il avait soigneusement coché chaque jour sur le calendrier improvisé qu’il tenait dans ses appartements. Il vivait dans la terreur, et il avait toujours froid. Il arrivait à peine à dormir la nuit, tant il tremblait et guettait chaque bruit de pas, redoutant l’apparition d’une Honorée Matriarche venue pour mettre à exécution la menace de l’asservir sexuellement. Il regardait sous son Ut au cas où un Danseur-Visage s’y serait caché. Il était le seul de sa race encore vivant. Tous les Aînés des Tleilaxu Égarés avaient été remplacés par des Danseurs-Visages, et tous les anciens Maîtres avaient été immédiatement assassinés par les Honorées Matriarches. Et lui, Uxtal, respirait encore (ce qui était plus qu’on ne pouvait en dire des autres). Cela ne l’empêchait pas de se sentir affreusement malheureux. Uxtal aurait bien voulu que les Danseurs-Visages emportent simplement le petit Vladimir avec eux. Pourquoi ne le déchargeaient-ils pas de ce fardeau impossible ? Combien de temps devrait-il encore s’occuper de ce morveux ? Que voulaient-ils de plus ? Toujours plus, et encore plus! Un de ces jours, U était sûr de commettre une erreur fatale. U n’arrivait pas à croire qu’U ait pu tenir aussi longtemps. Uxtal aurait voulu pouvoir crier lorsqu’il croisait une Honorée Matriarche ou n’importe qui d’autre, en espérant qu’U s’agissait d’un Danseur-Visage déguisé. Comment pouvait-il faire son travail ? Mais il se contentait de garder les yeux baissés et d’essayer de donner l’impression qu’il travaillait extrêmement dur. Mieux valait être malheureux que mort. Je suis encore vivant. Mais comment faire pour le rester ? La Matriarche Supérieure elle-même savait-elle seulement combien de changeurs de forme vivaient parmi son peuple ? Il en doutait fortement. Khrone avait sans doute ses propres plans insidieux en tête. Et si Uxtal les dévoilait, et exposait au grand jour les machinations des Danseurs-Visages ? Hellica lui en serait peut-être reconnaissante et le récompenserait. Mais il savait bien que cela n’arriverait jamais. La Matriarche Supérieure amenait parfois des visiteurs dans le laboratoire de torture, des Honorées Matriarches pleines de suffisance. C’étaient apparemment les dirigeantes d’autres planètes qui résistaient encore aux tentatives d’assimilation par l’Ordre Nouveau. Hellica leur vendait la drogue orange qu’Uxtal produisait maintenant en très grosses quantités. Au fil des années, il avait perfectionné la technique permettant de recueillir les neurotransmetteurs tels que l’adrénaline, la dopamine et certaines endorphines, un cocktail intermédiaire de catécholamines débouchant sur l’ersatz d’épice orange. D’une voix prétentieuse, Hellica expliquait : — Nous sommes des Honorées Matriarches, et non des esclaves du mélange! Notre version de l’épice résulte directement de la souffrance. (Les observatrices et elles regardaient le sujet qui se débattait.) Elle correspond beaucoup mieux à nos besoins. La prétendante au titre de reine ne manquait jamais de se vanter de ses projets de recherche, gonflant la réalité tout comme Uxtal exagérait ses propres compétences douteuses. En hochant la tête, il acquiesçait à tous les mensonges qu’elle débitait. Comme ses activités de production d’ersatz de mélange s’étaient développées, il avait maintenant avec lui une équipe d’une douzaine d’assistants de basse caste, ainsi qu’une Honorée Matriarche nommée Ingva, une femme coriace et plus toute jeune. Il était sûr qu’elle n’était pas là pour l’aider, mais plutôt pour le surveiller et rapporter tous ses faits et gestes. Il demandait rarement quelque chose à cette vieille haridelle, car elle feignait toujours de ne pas savoir, ou trouvait quelque excuse. Elle avait horreur de recevoir des ordres d’un mâle, et il avait peur d’exiger quoi que ce soit d’elle. Ingva venait à des heures imprévisibles, sans aucun doute pour le déstabiliser. Plus d’une fois, après avoir pris des doses excessives d’une drogue quelconque, elle avait tambouriné à sa porte en pleine nuit. Comme la Matriarche Supérieure n’avait pas réclamé Uxtal pour elle, Ingva menaçait de l’assujettir sexuellement, mais l’idée de défier Hellica ouvertement la faisait hésiter. Dressant sa haute silhouette au-dessus de lui dans la pénombre, elle l’abreuvait de menaces qui lui glaçaient le sang. Un jour, alors qu’elle avait absorbé beaucoup trop de l’épice artificielle qu’elle avait volée dans la production toute fraîche, Ingva avait failli mourir. Ses yeux enfiévrés étaient complètement orange, et ses indicateurs vitaux étaient faibles. Uxtal aurait bien aimé la laisser mourir à ses pieds, mais il avait trop peur. Être débarrassé d’Ingva ne résoudrait pas ses problèmes; cela risquerait plutôt de jeter le soupçon sur lui, avec des conséquences imprévisibles et terrifiantes. Et la nouvelle espionne des Honorées Matriarches pourrait être encore pire. Il avait rapidement réfléchi et lui avait administré un antidote qui l’avait ranimée. Ingva ne l’avait jamais remercié d’être venu à son secours, et n’avait jamais reconnu quelque dette que ce soit envers lui. D’un autre côté, elle ne l’avait pas non plus tué. Ni lié sexuellement. C’était déjà quelque chose. Encore vivant. Je suis encore vivant. L’enfant ghola de Vladimir Harkonnen vivait dans une chambre soigneusement gardée, située dans l’aile du laboratoire. Le bambin avait pratiquement tout ce qu’il voulait, y compris des petits animaux de compagnie pour « jouer avec ». La plupart ne survivaient pas. Manifestement, le patrimoine génétique du Baron avait été préservé. Sa nature cruelle amusait Hellica, même quand il dirigeait sa rage naissante contre elle. Uxtal ne comprenait pas pourquoi la Matriarche Supérieure prêtait attention au garçon ghola, ni pourquoi elle s’intéressait aux projets incompréhensibles des Danseurs-Visages. Le petit homme était mal à l’aise à l’idée de laisser Hellica seule avec l’enfant, car il était certain qu’elle trouverait le moyen de lui faire du mal, l’exposant lui-même à une punition sévère. Mais il n’avait aucun moyen de l’empêcher de faire ce qu’elle voulait. S’il se hasardait à faire la moindre remarque, elle pouvait le foudroyer d’un seul regard. Heureusement, elle avait en fait l’air d’apprécier le petit monstre. Elle traitait ses relations avec le garçon comme s’il s’agissait d’un jeu. Ils se rendaient tous deux dans la ferme aux lumaces voisine, pour y jeter gaiement des restes humains aux grosses créatures flegmatiques, qui les transformaient en pâtée que leurs estomacs multiples digéraient ensuite. Maintenant qu’il avait vu cette cruauté se manifester déjà chez le bambin qu’était Vladimir Harkonnen, Uxtal se sentit soulagé que les autres cellules contenues dans la capsule anentropique du Maître aient été détruites. Quels autres monstres les anciens Tleilaxu hérétiques avaient-ils pu conserver du passé ? Les origines de la Guilde Spatiale sont enveloppées de brumes cosmiques, qui ne sont pas sans rappeler les chemins tortueux qu’un Navigateur doit parcourir. Archives de l’Ancien Empire. Même le plus expérimenté des Navigateurs de la Guilde ne pouvait seulement imaginer comprendre cet univers déformé et totalement dépourvu de logique dans lequel la réalité cachait soigneusement ses mystères. Mais c’était là que l’Oracle du Temps avait convoqué Edrik et ses nombreux collègues. Le Navigateur nageait fébrilement dans son caisson rempli de gaz d’épice placé au-dessus de l’immense long-courrier, et contemplait les paysages de l’espace et de son esprit intérieur par les baies vitrées de sa cabine. Autour de lui, aussi loin que son regard pouvait porter, il y avait des milliers de gigantesques vaisseaux de la Guilde. Un tel rassemblement ne s’était pas vu depuis des millénaires. Après s’être rendus au heu de convocation - de banales coordonnées entre deux systèmes solaires -, Edrik et ses collègues Navigateurs avaient attendu que la voix venue d’un autre monde leur communique de nouvelles instructions. Et soudain, le tissu de l’univers s’était replié autour d’eux et les avait projetés dans ce vide immense et encore plus profond, sans possibilité apparente de retour en arrière. L’Oracle savait peut-être qu’ils avaient désespérément besoin de se procurer de l’épice, suite à la mainmise de l’Ordre Nouveau sur leurs réserves afin de « punir » la Guilde d’avoir collaboré avec les Honorées Matriarches. L’ignoble Mère Commandante, faisant étalage de son pouvoir mais ignorant tout des dégâts qu’elle pouvait réellement provoquer, avait menacé de détruire les sables à épice si elle n’obtenait pas satisfaction! Quelle folie! L’Oracle allait peut-être leur indiquer une autre source de mélange. Les réserves de la Guilde s’épuisaient de jour en jour à mesure que les Navigateurs consommaient ce qui leur était nécessaire pour guider les vaisseaux à travers les replis de l’espace. Edrik ignorait la quantité d’épice qui pouvait rester dans leurs nombreux entrepôts secrets, mais l’Administrateur Gorus et ses collègues semblaient terriblement inquiets. Gorus avait déjà exigé qu’une réunion ait heu sur Ix, et Edrik l’y accompagnerait dans quelques jours. Les administrateurs humains espéraient que les Ixiens sauraient trouver un moyen, ou tout au moins des améliorations technologiques, pour remédier à la pénurie de mélange. Encore une absurdité. Comme une bouffée de gaz d’épice, puissante et fraîche, Edrik sentit quelque chose remonter des profondeurs de son esprit. Un son infime y prit naissance, gagnant progressivement en intensité. Quand ce son émergea finalement sous forme de paroles dans son cerveau de mutant, il les entendit simultanément des milliers de fois, se superposant aux esprits prescients des autres Navigateurs. L’Oracle. Son esprit était incroyablement avancé, bien au-delà du niveau que même la prescience d’un Navigateur pouvait atteindre. L’Oracle était la fondation antique de la Guilde, un point d’ancrage rassurant pour tous les Navigateurs. — Cet univers altéré est celui où j’ai vu pour la dernière fois le non-vaisseau piloté par Duncan Idaho. J’ai aidé son vaisseau à s’en échapper, en lui faisant réintégrer l’espace normal. Mais je les ai de nouveau perdus. Du fait que les chasseurs sont toujours à leur recherche avec leur filet tachyonique, nous devons être les premiers à le trouver. Kralizec est bel et bien proche, et le Kwisatz Haderach ultime est à bord de ce non-vaisseau. Chacun des deux camps de la grande guerre le veut pour s’assurer la victoire. L’écho des pensées de l’Oracle emplit l’âme d’Edrik d’une terreur glacée qui faillit le paralyser. Il connaissait les légendes sur Kralizec, la bataille à la fin de l’univers, et les avait simplement mises sur le compte des superstitions humaines. Mais si l’Oracle s’en inquiétait… Qui était Duncan Idaho ? De quel non-vaisseau parlait-elle ? Et le plus étonnant de tout, comment l’Oracle elle-même pouvait-elle ne pas le voir ? Dans le passé, sa voix avait toujours été un guide et un réconfort. À présent, Edrik sentait une incertitude dans son esprit. — Je l’ai cherché, mais je n’arrive pas à le trouver. Toutes les lignes de prescience que je peux entrevoir sont inextricablement mêlées. Mes Navigateurs, il faut que vous le sachiez. Je peux être amenée à demander votre aide, si cette menace est bien celle que je crois. Edrik fut saisi d’un vertige. Il sentit la consternation parmi les Navigateurs qui l’entouraient. Certains d’entre eux, incapables d’absorber cette nouvelle information qui ébranlait leur faible prise sur la réalité, se mirent à tournoyer follement dans leurs caissons de gaz d’épice. — Oracle, dit Edrik, la menace est que nous n’avons pas de mélange… — La menace est Kralizec. (Sa voix retentit dans l’esprit de chaque Navigateur.) Je vous appellerai quand j’aurai besoin de mes Navigateurs. Il y eut une secousse, et elle précipita ces milliers d’énormes long-courriers hors de l’étrange univers, les dispersant à travers l’espace normal. Edrik se sentit désemparé, essayant de se réorienter ainsi que son vaisseau. La confusion et l’agitation régnaient parmi les Navigateurs. Malgré l’appel de l’Oracle, Edrik s’attachait à une préoccupation beaucoup plus égoïste : Comment pouvons-nous aider l’Oracle, si nous n’avons plus d’épice ? Le jeune roseau meurt si facilement… Les débuts sont des moments qui recèlent bien des périls. Dame Jessica Atréides, l’originale. C’était une naissance royale, mais sans les cérémonies ni l’apparat qui s’y rattachent habituellement. Si elle s’était produite en d’autres temps, sur la lointaine planète Rakis, les fanatiques se seraient précipités dans les rues en criant : « Paul Atréides est de retour parmi nous! Muad’Dib! Muad’Dib! » Duncan se souvenait encore d’une telle ferveur. Quand la Jessica originelle avait donné naissance au Paul d’origine, c’était une époque d’intrigues politiques, d’assassinats et de complots qui avaient abouti à la mort de Dame Anirul, l’épouse de l’Empereur Shaddam IV, et failli résulter dans la mort du bébé. D’après la légende, tous les vers des sables Jessica s’étaient dressés au-dessus des dunes pour saluer la venue de Muad’Dib. Le Bene Gesserit n’avait jamais hésité à manipuler les masses avec des trompettes, des présages et des manifestations de joie délirante à propos de prophéties accomplies. Mais maintenant, le transvasement du premier des gholas de l’Histoire semblait parfaitement banal, et ressemblait plus à une expérience de laboratoire qu’à un événement religieux. Et pourtant, ce n’était pas n’importe quel bébé ni un simple ghola, mais Paul Atréides! Le jeune Maître Paul, qui était devenu plus tard l’Empereur Muad’Dib, puis le Prédicateur Aveugle. Qu’est-ce que l’enfant allait devenir cette fois-ci ? Qu’est-ce que le Bene Gesserit allait l’obliger à devenir ? Tandis qu’il attendait la fin de l’opération de transvasement, Duncan se tourna vers Sheeana. Il lut la satisfaction dans ses yeux, mais aussi une certaine gêne, bien que ce fût exactement ce qu’elle avait cherché à obtenir. Il était parfaitement conscient de ce que craignait le Bene Gesserit : Paul avait le potentiel de sa lignée. Il était presque certain qu’il pourrait redevenir le Kwisatz Haderach, avec des pouvoirs peut-être encore plus étendus. Est-ce que Sheeana et ses fidèles Bene Gesserit espéraient réussir à mieux le contrôler cette fois-ci, ou est-ce que cela se terminerait par un désastre encore plus grand ? D’un autre côté… Et si Paul était celui qui saurait les sauver de l’Ennemi d’Ailleurs ? Au départ, la Communauté des Sœurs s’était livrée à ses jeux de programmation génétique afin de créer un Kwisatz Haderach, et Paul s’était retourné contre elle d’une façon terrible. Depuis Muad’Dib, et le long règne effroyable de Leto II (qui était lui-même un Kwisatz Haderach), les Bene Gesserit avaient été terrifiées à l’idée d’en créer un nouveau. De nombreuses Révérendes Mères, redoutant ce retour, avaient cru déceler des signes de Kwisatz Haderach chaque fois qu’elles rencontraient des aptitudes remarquables, même chez le précoce Duncan Idaho. Onze de ses précédents gholas avaient été tués alors qu’ils n’étaient encore que des enfants, et certaines des rectrices ne cachaient pas qu’elles voulaient également le tuer, lui. En ce qui le concernait, l’idée même qu’il puisse avoir le profil d’un messie comme Paul était absurde. Quand les docteurs Suk du Bene Gesserit prirent l’enfant dans leurs bras, Duncan retint son souffle. Après avoir nettoyé la peau tendre de ses fluides gluants, les médecins à la mine grave soumirent le bébé à de nombreux examens et analyses, puis l’enveloppèrent dans des linges thermiques stériles. — Il est intact, sans aucun défaut, déclara l’une d’elles. Une expérience réussie. Duncan fronça les sourcils. Une expérience ? C’était donc ainsi qu’elles voyaient l’événement. Il ne pouvait en détacher son regard. Un afflux de souvenirs du jeune Paul faillit l’aveugler : Gurney et lui donnant au garçon sa première leçon de maniement de l’épée et du boucher, Duncan emmenant l’enfant pour le cacher parmi les indigènes de Caliban, pendant la Guerre des Assassins du duc, et lorsque la famille avait quitté sa planète ancestrale pour se rendre sur Jessica, où l’attendait le piège tendu par les Harkonnen… Mais il ressentait bien plus encore. En regardant ce beau bébé, il essayait de discerner le visage du grand Empereur Muad’Dib. Duncan savait les doutes et les souffrances qu’endurerait l’enfant ghola. Le ghola Paul apprendrait ce qu’avait été sa vie passée, mais il n’en aurait aucun souvenir, du moins pas pendant des années. Sheeana prit l’enfant dans ses bras et dit d’une voix douce : — Pour les Fremen, il était le messie venu pour les mener à la victoire. Pour le Bene Gesserit, il était un surhomme apparu au mauvais moment et qui a échappé à notre contrôle. — C’est un bébé, dit le vieux Rabbi. Un enfant contre nature. Le Rabbi, lui-même formé à la médecine Suk, avait assisté à l’accouchement, mais avec réticence. Il éprouvait de l’aversion pour les cuves axlotl, mais il avait l’air un peu abattu. Le front plissé et le regard inquiet, il avait marmonné à Duncan : « Je me sens obligé d’être ici. J’ai promis à Rebecca de veiller sur elle. » La femme étendue sur la table d’opération était pratiquement méconnaissable, reliée à toutes sortes de tuyaux et de pompes. Rêvait-elle de ses autres vies ? Etait-elle perdue dans un océan de souvenirs anciens ? Le vieil homme semblait trouver un écho de son propre échec dans les traits affaissés de la femme. Avant que les médecins du Bene Gesserit n’extraient l’enfant de la matrice amplifiée, il avait prié pour l’âme de Rebecca. Duncan concentra son attention sur le bébé. — Il y a très longtemps, j’ai donné ma vie pour sauver celle de Paul. L’univers aurait-il été meilleur s’il était mort ce jour-là sous les lames des Sardaukar ? — Beaucoup de Sœurs seraient d’accord sur ce point. Cela fait des millénaires que l’humanité essaie de se remettre des modifications que lui et son fils ont apportées à l’univers, dit Sheeana. Mais nous avons maintenant la possibilité de l’élever correctement, et de voir ce qu’il pourra faire contre l’Ennemi. — Même s’il modifie encore l’univers ? — Le changement est préférable à l’extinction. La deuxième chance de Maître Paul, se dit Duncan. Il tendit la main, sa main puissante de Maître d’Escrime, pour toucher la toute petite joue du bébé. Quand un miracle était issu de la technologie, pouvait-on encore appeler cela un miracle ? L’enfant avait une odeur de produits chimiques, de désinfectants et de mélange qu’on avait ajoutés à la cuve de la mère porteuse pendant des mois, selon des proportions précises que le vieux Scytale leur avait dit être indispensables. Les yeux du bébé semblèrent se fixer sur Duncan un instant, bien qu’un nouveau-né fût en principe incapable de distinguer les choses clairement. Mais qui pouvait dire ce qu’un Kwisatz Haderach était capable de voir ou non ? Paul avait vu l’avenir de l’humanité après être allé dans son esprit là où les autres ne pouvaient se rendre. Tels des Rois mages, trois docteurs Suk du Bene Gesserit se groupèrent autour de ce bébé, le fruit de tous leurs efforts, en échangeant des commentaires pleins de respect. Dégoûté, le Rabbi tourna les talons et se dirigea vers la porte du centre médical en maugréant : « Abomination! », avant de s’éclipser. Derrière lui, les médecins du Bene Gesserit ajustèrent leurs appareils d’assistance vitale et déclarèrent que la cuve axlotl, maintenant dégonflée, était prête pour une nouvelle insémination à partir des cellules préservées par le Maître du Tleilax. Lorsqu’on a un besoin évident, on a une faiblesse évidente. Prenez garde lorsque vous exprimez un besoin, car vous révélez ainsi votre vulnérabilité. Khrone, communication privée à ses agents Danseurs-Visages. Pendant des milliers d’années, les Ixiens avaient réussi à faire des miracles en fournissant ce que personne d’autre n’était capable de fournir, et en manquant rarement de satisfaire les attentes. La Guilde Spatiale n’avait pas eu d’autre choix que de s’adresser à eux pour qu’ils lui trouvent une solution originale à la pénurie de mélange. Les technocrates et manufacturants d’Ix poursuivaient assidûment leurs recherches, repoussant sans cesse les frontières de la technologie avec leurs inventions. Pendant l’époque tourmentée de la Dispersion, les Ixiens avaient accompli des progrès significatifs dans le développement de machines jusque-là considérées comme taboues du fait des restrictions anciennes imposées à la suite du Jihad Butlérien. En achetant des appareils qui se rapprochaient dangereusement de « machines pensantes », leurs clients se faisaient complices de cette transgression des lois immémoriales. Dans ces conditions, il était dans l’intérêt de tous d’observer la plus grande discrétion. Quand la délégation de la Guilde débarqua sur Ix, des membres de la Myriade des Danseurs-Visages étaient partout, en secret. Se faisant passer pour un ingénieur ixien, Khrone assistait à la réunion - encore un pas dans une danse à la chorégraphie si subtile que ses participants n’avaient pas conscience de leurs propres mouvements. L’Ordre Nouveau et la Guilde s’apprêtaient à creuser leurs propres tombes, et Khrone considérait cela comme une bonne chose. Les représentants de la Guilde furent conduits dans l’une des usines souterraines géantes où des protections en cuivre et des brouilleurs de sondes les protégeaient des regards indiscrets. Personne ne saurait jamais que ce groupe était venu ici, à part les Ixiens. Et les Danseurs-Visages. Après des dizaines d’années d’infiltration, Khrone et ses changeurs de forme améliorés étaient parfaitement intégrés à l’environnement. Ils ressemblaient exactement à des savants, des ingénieurs et des bureaucrates volubiles. En ce moment, dans son rôle de manufacturant adjoint qualifié, Khrone avait des cheveux bruns coupés court et un front massif. Les plis autour de sa bouche indiquaient qu’on avait affaire à un fonctionnaire consciencieux, sur lequel on pouvait compter et dont les conclusions résisteraient à toutes les vérifications possibles. Trois autres participants à cette assemblée en majorité silencieuse étaient également des Danseurs-Visages, mais le porte-parole des Ixiens était (du moins pour l’instant) un humain véritable. Jusqu’à présent, il n’avait pas été nécessaire de remplacer le Manufacturant en chef, Shayama Sen, car il semblait vouloir les mêmes choses que Khrone. Les Ixiens et les Danseurs-Visages avaient en commun un mépris à peine dissimulé pour les craintes stupides et le fanatisme. S’agissait-il vraiment d’une invasion et d’une conquête, se demanda Khrone, dans la mesure où, de toute façon, les Ixiens auraient accepté le nouvel ordre ? Dans le hall immense, l’air était rempli du chuintement des chaînes de production, des volutes de vapeur provenant des bassins réfrigérants, et des émanations acres de produits chimiques d’imprégnation. D’autres auraient pu trouver que tout ce spectacle, ce vacarme et ces odeurs étaient un obstacle à la concentration, mais les Ixiens les considéraient comme une ambiance reposante. Le caisson blindé du Navigateur Edrik flottait sur ses suspenseurs, entouré de quatre gardes vêtus de gris. Khrone savait que c’était le Navigateur qui poserait ici le plus gros problème, car c’était sa faction qui risquait de perdre le plus dans l’affaire. Mais la créature mutante n’était pas en charge des négociations. Cette tâche revenait au porte-parole de la Guilde, Rentel Gorus, qui s’avança en longues foulées de ses jambes élancées. Sa longue tresse blanche pendait telle une cordelette de son crâne rasé. Les visiteurs affectaient un vernis d’ostentation et de solennité, ce qui en disait long sur leur inquiétude. La véritable confiance en soi est discrète et n’a pas besoin de s’afficher. — La Guilde Spatiale a des besoins, dit l’Administrateur Gorus en balayant la salle de son regard laiteux. Si Ix est capable de les satisfaire, nous sommes prêts à payer le prix qu’il faudra, dans les limites du raisonnable. Trouvez-nous un moyen de nous débarrasser des menottes que nous a mises l’Ordre Nouveau. Shayama Sen joignit les mains et sourit. — Et quels sont donc ces besoins ? Les ongles de ses index étaient métalliques et incrustés de circuits kaléidoscopiques. Dans son caisson aux parois épaisses, Edrik s’approcha en flottant : — La Guilde a besoin d’épice afin que nous puissions guider nos vaisseaux. Les machines d’Ix peuvent-elles produire du mélange ? Je ne vois pas pourquoi nous sommes ici. Gorus lança un regard irrité au Navigateur. — Je ne suis pas aussi sceptique. La Guilde Spatiale se demande si la technologie ixienne ne pourrait pas être utilisée régulièrement pour assurer une navigation fiable… du moins pendant la difficile période de transition. Depuis l’époque de l’Empereur-Dieu, Ix a fourni certaines machines calculatrices qui peuvent remplacer des Navigateurs. — En partie seulement. Les machines ont toujours été inférieures, dit Edrik. De pâles copies d’un véritable Navigateur. — Néanmoins, elles se sont révélées utiles dans des périodes où le besoin était pressant, fit remarquer Shayama Sen. Pendant les diverses vagues de la Dispersion, de nombreux vaisseaux ont utilisé ces appareils rudimentaires pour se déplacer sans l’aide de l’épice ou des Navigateurs. — Et un nombre considérable de ces vaisseaux ont été perdus, l’interrompit Edrik. Nous ne saurons jamais combien se sont retrouvés au cœur d’une étoile ou d’une nébuleuse dense. Nous ne saurons jamais combien se sont simplement… égarés, arrivant dans des systèmes solaires inconnus et sur des planètes non identifiées, et incapables de retrouver leur chemin. — Encore récemment, alors que le mélange était disponible en abondance - grâce à l’épice fabriquée dans les cuves du Tleilax -, la Guilde n’a eu aucun problème à se servir uniquement des Navigateurs, dit l’Administrateur Gorus sur un ton raisonnable. Mais à présent, les temps ont changé. Si nous pouvons montrer aux Sœurs de l’Ordre Nouveau que nous ne dépendons pas entièrement d’elles, leur monopole cessera d’être une arme. Elles ne seront peut-être plus aussi hautaines ni inflexibles, et elles seront sans doute plus disposées à nous vendre leur épice. — Cela reste à prouver, grommela le Navigateur. — Certains groupes ont continué d’utiliser des appareils de navigation, ajouta Shayama Sen. Quand les Honorées Matriarches ont commencé à revenir des confins de la Dispersion, elles n’avaient pas de Navigateurs. Ce n’est que lorsqu’elles ont eu besoin de connaître toute l’étendue de l’Ancien Empire qu’elles ont eu recours aux services de la Guilde. — Et vous avez collaboré avec elles, dit Khrone en se servant de ses mots comme d’un aiguillon. N’est-ce pas pour cela que les Sœurs sont mécontentes de vous ? — Les sorcières se sont également servies de leurs propres vaisseaux en court-circuitant la Guilde, dit Gorus en prenant la mouche. Il n’y a encore pas si longtemps, elles refusaient de nous confier les coordonnées de la Planète du Chapitre, craignant que nous ne les vendions aux Honorées Matriarches. — Et vous l’auriez fait ? demanda Sen d’un air amusé. Hmm… oui, je crois bien. — Cela n’a rien à voir avec notre discussion sur les machines de navigation, dit brusquement l’Administrateur de la Guilde pour mettre fin à cette conversation. Le Manufacturant en chef sourit et frotta ses ongles métalliques l’un contre l’autre, produisant des étincelles le long des circuits comme de petits rats phosphorescents courant dans un labyrinthe. — Bien que de tels procédés artificiels ne soient pas précis ni très pratiques, ni vraiment nécessaires, nous en avons cependant installé dans quelques vaisseaux, même encore récemment. Les vaisseaux de la Guilde et les indépendants n’en avaient pas réellement besoin, mais notre objectif principal était de montrer aux Tleilaxu et aux Prêtres du Dieu Fractionné que nous pouvions effectivement nous passer de leur épice. Mais cela fait plusieurs siècles que les plans sont restés soigneusement rangés. Gorus reprit : — Moyennant une motivation financière adéquate, vous pourriez peut-être revoir cette vieille technologie afin de l’améliorer ? Khrone dut avoir recours à toute sa maîtrise de ses muscles faciaux pour ne pas sourire. C’était exactement ce qu’il avait espéré. Le Manufacturant en chef Sen avait l’air également très satisfait. Il examina un instant le caisson blindé d’Edrik, intrigué par sa conception. — Les Navigateurs auraient peut-être dû recourir à leur prescience pour voir venir cette pénurie de mélange. — Ce n’est pas ainsi que notre prescience fonctionne. Gorus fit remarquer : — L’Ordre Nouveau est maintenant le seul fournisseur de mélange - et leur Mère Commandante, Murbella, refuse de céder malgré nos sollicitations. Edrik ajouta : — Nous l’avons rencontrée. Elle n’est pas rationnelle. — Il me semble que cette Murbella a parfaitement conscience de son pouvoir et de ses atouts dans la négociation, dit le Manufacturant en chef d’une voix posée. — Nous aimerions retirer aux sorcières cet atout en particulier, mais nous ne pouvons le faire qu’avec votre aide, dit l’Administrateur de la Guilde. Proposez-nous une autre solution. Khrone savait que cela ne servirait pas à grand-chose qu’il apporte son soutien; mais en exprimant quelques doutes, il contribuerait à renforcer l’alliance entre ses interlocuteurs. — Développer une machine de navigation d’un niveau aussi avancé - et s’en servir d’une façon plus que symbolique - nécessiterait une technologie qui se rapprocherait dangereusement de machines pensantes. Il faut garder à l’esprit les restrictions du Jihad Butlérien. Sen et Gorus, et même le Navigateur, réagirent avec mépris : — Tout le monde oubliera bien vite les anciens commandements du Jihad si les vaisseaux de la Guilde deviennent incapables de voler, et si tout le trafic spatial se trouve paralysé, dit l’Administrateur. Khrone se tourna vers le Manufacturant en chef, qui était manifestement son supérieur. — Monsieur, je serais honoré si Ix acceptait ce défi. Mes meilleures équipes peuvent se mettre au travail sur l’adaptation des compilateurs numériques et des engins de projection mathématique. Avec un petit rire, Shayama Sen dit à l’homme de la Guilde : — Le prix sera élevé. Un pourcentage, peut-être. La Guilde Spatiale et le CHOM font partie de nos meilleurs clients… et nos liens pourraient être encore renforcés. — D ne fait aucun doute que le CHOM acceptera de participer financièrement, quand ses membres verront que c’est nécessaire pour maintenir le commerce interstellaire. Comme ces hommes de la Guilde tentaient de dissimuler à quel point leur situation était désespérée! Khrone décida qu’il serait préférable de leur fournir une autre cible. — Pendant que les Bene Gesserit et les Honorées Matriarches s’entretuaient, la Guilde et le CHOM ont pu poursuivre leurs activités commerciales sans être inquiétés. Mais maintenant, l’Ordre Nouveau prétend qu’un ennemi bien pire s’apprête à les attaquer, à nous attaquer. Un ennemi venu d’ailleurs. Gorus poussa un grognement sarcastique, comme s’il avait beaucoup à dire sur le sujet mais préférait s’abstenir. Le Manufacturant en chef prit un air interrogateur. — Y a-t-il une preuve quelconque que cet ennemi existe vraiment ? Et l’ennemi des Sœurs et des Honorées Matriarches est-il nécessairement l’ennemi d’Ix, de la Guilde ou du CHOM ? — Le commerce reste le commerce, dit Edrik dans un nuage de bulles. Tout le monde en a besoin. La Guilde a besoin de Navigateurs, et nous avons besoin d’épice. — Ou de machines de navigation, ajouta Gorus. Khrone hocha tranquillement la tête. — Et nous en revenons ainsi au prix qu’il convient de payer pour les services qu’Ix peut fournir. — Si vous êtes capables de fabriquer ce que nous demandons, nos bénéfices - et de fait, le rééquilibrage des forces en présence - seront incalculables. Je pense que nous pouvons envisager un avenir profitable pour Ix comme pour nous. Tandis que l’Administrateur s’exprimait ainsi, le Navigateur continuait d’avoir l’air mal à l’aise. Khrone s’autorisa un très léger sourire sur son faux visage. Grâce aux maîtres lointains qui le surveillaient au moyen de leur filet tachyonique, il avait déjà accès à tous les calculateurs de navigation dont la Guilde pourrait avoir besoin. Une telle technologie était assez élémentaire comparée à ce dont « l’Ennemi » disposait. Pour Khrone, cela revenait simplement à faire semblant de mettre cette technologie au point sur Ix, et de la vendre à un prix exorbitant à la Guilde. Autour d’eux, l’usine émettait toujours les bruits et les odeurs d’une activité incessante. — Je continue à ne pas aimer les implications d’une technologie qui remplacerait les véritables Navigateurs. Edrik avait l’air d’un animal pris au piège dans son caisson. — Vous devez fidélité à la Guilde Spatiale, Edrik, lui rappela brutalement Gorus. Et nous ferons tout ce qui est nécessaire pour survivre en tant qu’organisation. Nous n’avons guère le choix. Soigner une blessure peut faire souffrir autant que la blessure elle-même. Ne laissez pas une plaie s’aggraver sous prétexte que vous n’êtes pas prêt à supporter la douleur momentanée. Floriana Nicus, docteur Suk du Bene Gesserit. Murbella se promenait avec Janess - à présent la Révérende Mère Janess - parmi les rocailles des jardins qui mouraient autour de la Citadelle. Elles se tenaient au bord d’un ruisseau à sec, dont toute l’eau avait disparu dans le brutal changement climatique qui affectait la Planète du Chapitre. Les galets polis étaient un émouvant rappel des flots rapides qui s’y étaient autrefois déversés. — Tu es désormais mon bras droit, et non plus ma fille. (Elle savait que ses paroles devaient paraître dures à la jeune femme, mais Janess ne broncha pas. Toutes deux comprenaient que dorénavant, il leur faudrait observer une distance émotionnelle, que Murbella devait être la Mère Commandante et non une mère.) Les Bene Gesserit, comme les Honorées Matriarches, ont essayé d’interdire l’amour, mais elles ne peuvent en interdire que la manifestation, pas la pensée ni l’émotion. La Mère Supérieure Odrade s’est fait traiter d’hérétique par ses Sœurs sous prétexte qu’elle croyait au pouvoir de l’amour. — Je comprends, Mère… Commandante. Chacune de nous doit renoncer à quelque chose pour le salut de l’Ordre Nouveau. — Je t’apprendrai à nager en te jetant au milieu des flots turbulents, ce qui est une image qui ne pourra pas s’appliquer bien longtemps ici, j’en ai peur. Je compte sur toi pour progresser plus vite que nos deux factions. Il a fallu six années de lutte, à essayer de ramener chaque camp au centre, pour que ces femmes apprennent à vivre ensemble. Le changement fondamental peut prendre des générations, mais nous avons fait un pas de géant. — Duncan Idaho a appelé cela un « compromis à la pointe de l’épée », cita Janess. Murbella haussa les sourcils. — Ah oui, vraiment ? — Je peux vous montrer les archives, si vous le souhaitez. — C’est une description très appropriée. L’Ordre Nouveau n’est pas encore la machine bien rodée que j’espérais, mais j’ai réussi à convaincre les Sœurs de ne pas s’entretuer. Enfin, la plupart, tout du moins. Elle repensa brièvement à l’ennemie personnelle de Janess, Caree Debrak, qui avait disparu des baraquements des acolytes quelques jours seulement avant la date fixée pour qu’elle subisse l’Agonie de l’Épice; Caree avait renoncé à la conversion, qu’elle considérait comme un lavage de cerveau, et s’était discrètement éclipsée pendant la nuit. Peu de Sœurs la regrettaient. — En temps normal, poursuivit Murbella, je pourrais passer sur le fait que certaines des Honorées Matriarches refusent de reconnaître mon autorité. Au nom de la liberté d’expression et de la pensée philosophique. Mais pas maintenant. Janess se redressa de toute sa taille, pour montrer qu’elle était prête à remplir sa mission. — Les Honorées Matriarches renégates contrôlent encore une bonne partie de Gammu et une douzaine d’autres planètes. Elles se sont emparées de la production de gemmones sur Buzzell et elles ont rassemblé leurs troupes les plus importantes sur Tleilax. Au cours de l’année écoulée, la Mère Commandante avait constitué une escouade de Sœurs qu’elle avait soumises à un entraînement impitoyable visant à leur inculquer les techniques de combat des Honorées Matriarches aussi bien que celles des Bene Gesserit. Le lien entre les deux factions ne pouvait être mieux forgé que dans le creuset du combat. — Le moment est venu de fournir un objectif à mes recrues. — Arrêter de s’entraîner, commencer à combattre, dit Janess. — Encore une citation de Duncan ? — Pas à ma connaissance… mais je crois qu’il approuverait le principe. Murbella eut un petit sourire. — Oui, je crois bien, moi aussi. Si les renégates refusent de se joindre à nous, elles devront être éliminées. Je ne tiens pas à ce qu’elles nous poignardent dans le dos pendant que nous serons concentrées sur de véritables batailles. — Elles ont eu des années pour renforcer leurs fortifications, et elles ne succomberont pas sans livrer des combats terribles. Murbella acquiesça. — Mon souci le plus immédiat est l’enclave de dissidentes que nous avons ici même sur Chapitre. Elle me fait souffrir comme une écharde au creux de la main. Au mieux, c’est une simple douleur agaçante; au pire, la plaie risque de suppurer et de provoquer une infection. Dans les deux cas, il faut retirer l’écharde. Janess plissa les yeux. — Oui, elles sont beaucoup trop proches de nous. Même si les dissidentes de Chapitre ne s’attaquent pas ouvertement à nous, elles révèlent une faiblesse aux yeux des observateurs extérieurs. C’est une situation qui me rappelle une autre remarque avisée faite par Duncan Idaho dans sa première existence. Alors qu’il vivait parmi les Fremen de Dune, il a écrit dans un rapport : « Une fuite dans un qanat est une faiblesse dont l’effet est lent, mais fatal. Trouver la fuite et la colmater est une tâche difficile, mais elle est nécessaire pour la survie de tous. » La Mère Commandante était à la fois fière et amusée. — En citant aussi abondamment Duncan, n’oublie cependant pas de penser par toi-même. Et un jour, d’autres se mettront à te citer, toi. (Sa fille réfléchit un instant à cette idée, puis hocha la tête. Murbella poursuivit :) Janess, tu vas m’aider à réparer la fuite dans le qanat. Le Bashar des forces principales de l’Ordre Nouveau, Wikki Aztin, consacrait son temps et ses meilleures ressources à préparer Janess pour sa première mission difficile. Wikki avait un grand sens de l’humour, et une anecdote pour chaque occasion. C’était une femme voûtée au visage étroit, dotée d’une énergie peu commune, mais qui souffrait d’une malformation cardiaque congénitale qui l’empêchait de tenter l’Agonie; Wikki n’avait donc pas pu devenir une Révérende Mère. A la place, elle avait été affectée aux opérations militaires de la Communauté des Sœurs, où elle était montée en grade. À l’extérieur de l’abri de la Mère Commandante, sur les terrains d’exercice isolés, des projecteurs illuminaient les omis de combat que Janess préparait pour leur assaut programmé le lendemain., Il faut faire le ménage, c’est ainsi que Murbella avait qualifié l’opération. Ces rebelles l’avaient trahie. Cela n’avait rien à voir avec celles qui n’avaient jamais entendu parler de l’enseignement des Sœurs, ou qui ignoraient la menace de l’Ennemi. Murbella haïssait les groupes d’Honorées Matriarches sur Buzzell, Gammu et Tleilax, mais ces femmes n’étaient que des ignorantes. Par contre, ces dissidentes sur Chapitre… Elle considérait que leur trahison était bien pire. C’était un affront personnel. Quand Janess fut suffisamment loin pour ne pas les entendre, occupée à ses tâches, Murbella vint rejoindre le Bashar. Wikki lui dit : — Saviez-vous que certaines des Sœurs parient que votre fille échouera, Mère Commandante ? — Je m’en doutais. Elles considèrent que je lui ai donné trop de responsabilités, et trop tôt après être devenue Révérende Mère, mais cela ne fait que l’obliger à travailler encore plus dur. — Je l’ai vue s’accrocher avec une détermination accrue, rien que pour leur prouver qu’elles se trompent. Elle a votre caractère, et elle vénère Duncan Idaho. Avec tous les yeux braqués sur elle, elle cherche l’occasion de briller, de montrer l’exemple aux autres. (Wikki tourna les yeux vers la pénombre.) Vous êtes sûre que vous ne voulez pas que je me joigne à l’assaut demain ? Cet affrontement n’aura pas lieu très loin d’ici, et il est important, même s’il n’est pas d’une grande ampleur. Un véritable exercice serait… gratifiant. — J’ai besoin que vous restiez ici pour surveiller les affaires. Quand je suis absente de la Citadelle, quelqu’un peut toujours tenter de me renverser. — Je croyais que vous aviez réussi à les réconcilier. — C’est un équilibre instable. (Murbella poussa un soupir.) Il m’arrive parfois de souhaiter que l’Ennemi nous attaque… et oblige ces femmes à combattre toutes dans le même camp. Le lendemain matin, Murbella et son escouade décollèrent. Janess était avec elle dans l’orni de tête. Malgré son entraînement et la confiance que sa mère plaçait en elle, Janess n’était encore qu’un jeune lieutenant frais émoulu, pas encore prête à assumer un commandement. Après avoir accepté à contrecœur de fermer les yeux pendant des années, la Mère Commandante ne pouvait plus tolérer les déserteurs et les dissidents. Même dans ces régions isolées, le campement était un point faible beaucoup trop dangereux, un aimant pour attirer les saboteurs potentiels aussi bien qu’une tête de pont possible pour une troupe plus importante d’Honorées Matriarches venues d’une autre planète. Murbella n’avait aucune incertitude sur ce qu’elle avait à faire, ni aucune compassion. Étant donné le besoin pressant de l’Ordre Nouveau d’avoir des combattantes expérimentées, elle inviterait les déserteurs à les rejoindre, mais elle avait peu d’espoir que son offre soit acceptée. Ces femmes avaient déjà montré leur vraie nature, avec leur lâcheté et leurs récriminations. Murbella se demandait ce que Duncan Idaho aurait fait dans une situation comme celle-là. Alors que l’escouade s’approchait de l’emplacement supposé du campement, Janess indiqua qu’elle avait détecté des signatures thermiques et électroniques. Sans qu’il soit nécessaire de le lui dire, elle ordonna à tous les appareils d’activer leurs bouchers, au cas où les rebelles leur tireraient dessus avec des armes volées dans les armureries de la Citadelle. Quand Janess et ses officiers tactiques balayèrent la zone au cours de leur premier survol, elles ne détectèrent aucun orni ni d’équipement militaire à proximité, rien que quelques centaines de femmes équipées d’armes légères et qui essayaient de se cacher dans les épaisses forêts de conifères en contrebas. Malgré les variations importantes induites dans la carte thermique par les plaques de neige, les corps humains ressortaient comme des feux de joie. Murbella convertit l’image en optique et examina les insoumises, dont elle reconnut un grand nombre; certaines étaient parties depuis des années, même avant qu’elle n’ait exécuté l’une de leurs meneuses les plus actives, Annine. Elle s’adressa aux rebelles au moyen du puissant haut-parleur de l’orni. — Ici la Mère Commandante Murbella. Je viens à vous avec un rameau d’obvier. Nous avons des omis de transport en queue de notre escadrille, prêts à vous ramener toutes à la Citadelle. Si vous déposez vos armes et acceptez de collaborer, je vous accorderai l’amnistie et la possibilité de reprendre l’entraînement. Elle aperçut Caree Debrak. La jeune rebelle pointa un fusil farzee sur elle. L’arme cracha de minuscules pointes de feu, et les rapides projectiles fondus vinrent frapper les bouchers de l’orni sans provoquer de dégâts. — Nous avons une sacrée chance que ce ne soit pas un fusil laser, dit Murbella. Janess eut l’air stupéfaite. — Les lasers sont interdits sur Chapitre. — Beaucoup de choses sont interdites, mais tout le monde ne respecte pas les règles. (La mâchoire crispée de rage, Murbella parla de nouveau dans son micro, d’une voix plus sèche.) Vous avez déserté vos Sœurs en plein milieu d’une crise. Laissez derrière vous cet esprit de division, et rejoignez-nous. Ou seriez-vous des lâches, et craignez-vous d’affronter notre véritable Ennemi ? Caree fit de nouveau feu avec son fusil farzee, et d’autres projectiles fondus vinrent ricocher contre les bouchers de l’orni. — Au moins, nous n’aurons pas été les premières à tirer. (Janess regarda sa mère.) A mon avis, Mère Commandante, nous perdons notre temps à vouloir négocier avec elles. Avec quelques fléchettes somnifères bien placées, nous pourrions les désarmer et les ramener à la Citadelle, où nous pourrons à loisir essayer de les convaincre. Au-dessous, de nombreuses autres rebelles prirent leurs armes et se mirent à tirer sans résultat sur les forces d’assaut de l’Ordre Nouveau. Murbella secoua la tête. — Nous n’arriverons jamais à leur faire entendre raison… et nous ne pourrons jamais plus leur faire confiance. — Est-ce que nous ne devrions pas engager un combat limité, alors, juste de quoi leur faire peur ? Ce serait une bonne occasion pour notre nouvelle escouade de s’exercer en conditions réelles. Débarquons nos troupes et utilisons-les pour attaquer et humilier les rebelles. Si nos compétences au corps à corps ne suffisent pas pour venir à bout d’un groupe pareil, nous n’aurons aucune chance contre les véritables catins qui ont eu des années pour construire leurs défenses planétaires. En voyant les insoumises leur tirer dessus avec leurs fusils, Murbella sentit la rage monter en elle. Sa voix crissa comme du verre à ses propres oreilles. — Non. Nous ne ferions que mettre en danger la vie de nos Sœurs loyales. Je ne veux pas perdre une seule de nos combattantes. (Elle frissonna à l’idée des dégâts que ces rebelles pourraient faire si elles faisaient semblant de se rendre, pour répandre leur poison plus tard, de l’intérieur.) Non, Janess. Elles ont fait leur choix. Nous ne pouvons plus leur faire confiance. Plus jamais. Un éclair de compréhension traversa les yeux de sa fille. — Elles ne valent pas mieux que des insectes. Allons-nous procéder à leur extermination ? Au-dessous d’elles, d’autres dissidentes couraient au milieu des arbres. Elles ressortirent de l’épaisse forêt de pins en portant des armes plus lourdes. — Abaissez les bouchers et ouvrez le feu, cria Murbella dans le système de communication qui reliait tous les appareils d’attaque. Utilisez les incendiaires pour mettre le feu à la forêt. (Un officier à bord d’un des autres omis protesta, trouvant la riposte trop sévère, mais Murbella la fit taire aussitôt.) Il n’y a pas à discuter. Son escouade triée sur le volet ouvrit le feu et, à la lueur des incendies, le bain de sang ne laissa aucune survivante. Murbella n’y prit aucun plaisir, mais la Mère Commandante avait montré qu’elle pouvait frapper comme un scorpion quand on la provoquait. Elle espérait que cette leçon mettrait fin au mécontentement et à l’opposition. — Que cela serve d’exemple, et qu’on ne l’oublie jamais, dit-elle. Un ennemi parmi nous peut provoquer des dégâts aussi sûrement que l’Ennemi d’Ailleurs. Onze ans après l’évasion de la Planète du Chapitre Caladan : troisième planète de Delta Pavonis; monde natal de Paul Muad ‘Dib. Par la suite, la planète a été rebaptisée Dan. Terminologie de l’Imperium (Édition révisée). Quand le ghola du Baron Vladimir Harkonnen eut sept ans, les Danseurs-Visages ordonnèrent à Uxtal de l’emmener sur la planète océane de Dan. — Dan… Caladan. Pourquoi devons-nous aller là-bas ? demanda Uxtal. Cela a-t-il un rapport avec le fait que ce fut autrefois la planète fief de la Maison Atréides, l’ennemie de la Maison Harkonnen ? Dans sa joie de s’éloigner de la Matriarche Supérieure Hellica, le petit Tleilaxu Égaré trouvait le courage de voir un sauveur en la personne du Danseur-Visage. — Nous avons découvert quelque chose là-bas. Quelque chose qui pourrait nous permettre de nous servir du Baron ressuscité. (Le Danseur-Visage qui l’accompagnait leva la main, coupant court à la question qu’Uxtal allait poser.) C’est tout ce que vous avez besoin de savoir. Alors qu’il avait ardemment prié pour qu’arrive le jour où il pourrait être débarrassé de ce difficile enfant ghola, Uxtal était maintenant préoccupé à l’idée que Khrone puisse considérer qu’il n’avait plus aucune utilité. Les Danseurs-Visages allaient peut-être s’approcher de lui par-derrière, lui poser les doigts sur les yeux et appuyer, comme ils l’avaient fait à l’Aîné Burah… Il se hâta de rejoindre la navette qui les emmènerait, lui et le morveux, jusqu’à Tleilax. Il marmonna en lui-même, comme un mantra : Je suis encore vivant. Encore vivant! Au moins, il serait loin d’Ingva et de Hellica, loin de la puanteur des lumaces et des cris des victimes torturées, vidées de leurs composants chimiques sécrétés dans la douleur. Au cours des armées précédentes, Hellica avait continué d’apprécier la compagnie du jeune Vladimir Harkonnen. Ils avaient tant de choses en commun. Uxtal se sentait glacé en entendant ce garçon de sept ans rire avec la Matriarche Supérieure en discutant de gens qui ne méritaient plus de vivre, et choisissant des victimes pour les laboratoires de torture. Le petit garçon sournois faisait régulièrement son rapport à la reine prétendante, l’informant d’erreurs ou d’indiscrétions qu’il prétendait que les assistants du laboratoire avaient commises. Uxtal avait ainsi perdu un bon nombre de ses meilleurs collaborateurs, et le petit comploteur était parfaitement conscient de son pouvoir. Uxtal avait du mal à maîtriser sa propre terreur lorsqu’il était en présence du ghola. Bien qu’encore un enfant, Vladimir était presque aussi grand que le minuscule Tleilaxu. Mais aussi surprenant que cela puisse paraître, Uxtal avait réussi à se rendre précieux aux yeux du ghola, d’une façon qui avait eu le mérite de mettre une certaine distance entre le garçon et Hellica. Étant un Tleilaxu, Uxtal avait de nombreux comportements personnels que les étrangers trouvaient répugnants, tels que sa tendance à émettre des bruits corporels dégoûtants. En voyant à quel point le Baron adorait ces grossièretés, Uxtal s’était mis à en rajouter lorsqu’il était avec l’enfant, ce qui avait créé un lien particulier entre eux. Vexée de l’inconstance de Vladimir, et ne faisant pas preuve de plus de maturité que l’enfant ghola, Hellica avait cessé de fréquenter le garçon. Elle n’avait manifesté qu’une indifférence hautaine lorsque le vaisseau de la Guilde était venu chercher Uxtal et le ghola pour les emmener sur Dan. Mais le petit homme anxieux savait qu’elle serait là à l’attendre quand il rentrerait… Après leur voyage dans les replis de l’espace, le Tleilaxu et l’enfant dont il avait la charge prirent une navette jusqu’à la surface de la planète aquatique. En chemin, ils s’amusèrent à jouer à qui serait le plus dégoûtant, histoire de voir s’ils pourraient faire réagir les Danseurs-Visages qui les accompagnaient, toujours imperturbables et indifférents. Vladimir possédait un étonnant répertoire de talents scatologiques, et produisait plus de sons ignobles et d’odeurs infectes qu’Uxtal n’en avait vu de sa vie. Après chaque démonstration, l’enfant au visage de chérubin souriait d’un air féroce. Uxtal concéda sa défaite, sachant que contre un Harkonnen, il est toujours préférable de perdre plutôt que de gagner, même sans le visage grimaçant de la Matriarche Supérieure Hellica par-dessus leur épaule. L’un des Danseurs-Visages, qui se tenait devant la baie d’observation de la navette, pointa le doigt. — Voici les ruines du Château de Caladan, la demeure ancestrale de la Maison Atréides. L’édifice était un amoncellement de pierres brisées au bord d’une falaise surplombant la mer, avec un terrain d’atterrissage non loin de là, juste à côté d’un petit village de pêcheurs. Le but du Danseur-Visage était manifestement d’amener Vladimir dans un endroit qui susciterait en lui une réaction viscérale, mais Uxtal ne perçut aucune lueur dans les yeux du garçon - des yeux noirs qui ressemblaient à des araignées - qui puisse indiquer qu’il se souvenait de quoi que ce soit. Le Baron ghola était encore beaucoup trop jeune pour accéder à ses souvenirs, mais en le plaçant dans l’environnement de ses ennemis jurés, avec tant de déclencheurs de souvenirs potentiels, ils arriveraient peut-être à éveiller quelque chose en lui, ou du moins à établir une fondation solide pour y parvenir. C’était peut-être ce que Khrone attendait d’eux. C’est ce qu’Uxtal espérait, car il aimerait bien s’établir sur Dan de façon permanente. Bien qu’assez austère et humide, le monde-océan semblait un grand progrès par rapport à Bandalong. Dès qu’ils furent sortis de la navette et eurent posé le pied sur le terrain dallé, Vladimir regarda fixement le château en ruine. Ses cheveux en bataille flottaient dans la brise marine. — Mes ennemis habitaient ici ? C’est d’ici que venait le Duc Leto Atréides ? Bien qu’Uxtal ne fût pas certain de la réponse, il savait ce que l’enfant ghola désirait entendre. — Oui, il doit s’être tenu au même endroit que toi, respirant le même air qui remplit tes poumons en ce moment. — Pourquoi je ne peux pas m’en souvenir ? Je veux me souvenir. Je veux en savoir plus que ce que tu me dis, plus que ce que je vois dans les livres-films, dit l’enfant en tapant du pied. — Et tu le pourras un jour. Un jour, tout cela va te revenir en mémoire. — Je veux maintenant! L’enfant leva les yeux vers lui avec une expression renfrognée, les lèvres plissées en une moue boudeuse. Uxtal savait que cela indiquait un danger imminent. Il prit le garçon par la main et le conduisit rapidement vers la voiture qui les attendait, avant que la colère enfantine n’éclate. — Viens, allons voir ce que les Danseurs-Visages ont trouvé. Cela peut être effrayant de connaître les décisions et les erreurs des autres. Mais en général, je trouve cela plutôt réconfortant. Révérende Mère Sheeana, Journal de bord de l’Ithaque. Le tableau de Van Gogh était fixé à un mur métallique de la cabine de Sheeana. Elle avait volé ce chef-d’œuvre dans les appartements de la Mère Supérieure avant de s’évader de Chapitre. De tous les crimes qu’elle avait commis au cours de son évasion, le vol du Van Gogh avait été le seul acte égoïste et injustifié. Pendant des années, elle avait trouvé un réconfort dans cette magnifique œuvre d’art, et tout ce qu’elle représentait. Après avoir ajusté les panneaux lumineux pour obtenir un éclairage parfait, Sheeana resta à contempler le chef-d’œuvre. Bien qu’elle eût déjà examiné minutieusement le tableau de nombreuses fois, elle découvrait toujours quelque chose de nouveau dans les couleurs vives, les larges coups de pinceau, le foisonnement chaotique d’énergie créatrice. Homme profondément perturbé, Van Gogh avait transformé ces éclaboussures et ces taches de couleur en une œuvre de génie. Est-ce que la raison, pure et froide, aurait pu en faire autant ? Chaumes à Cordeville avait survécu à l’holocauste atomique de la Terre, au Jihad Butlérien et aux années d’obscurantisme qui avaient suivi, puis au Jihad de Muad’Dib, à trois mille cinq cents ans de règne du Tyran, à la Grande Famine et à la Dispersion. Il n’y avait aucun doute que cette œuvre d’art si fragile était bénie des dieux. Mais son créateur avait été poussé jusqu’au bord de la folie par ses passions. Van Gogh avait canalisé sa vision en formes et couleurs, une projection de la réalité si intense qu’elle ne pouvait être rendue que sur une toile. Un jour, il faudrait qu’elle montre ce tableau aux enfants gholas. Paul Atréides, le plus âgé, avait maintenant cinq ans et montrait tous les signes d’un petit garçon tout à fait normal. Sa « mère » Jessica avait un an de moins, le même âge que le ghola de Thufir Hawat, le guerrier-mentat. Chani, la femme que Paul avait aimée, n’avait que trois ans, alors que le traître historique envers la Maison Atréides, Wellington Yueh, n’en avait que deux, né alors que Sheeana avait enfin autorisé Scytale à produire un ghola pour lui-même. Le grand planétologiste et chef des Fremen, Liet-Kynes, était un bébé d’un an, et le Naib Stilgar venait tout juste de naître. Il faudrait des années avant que le Bene Gesserit puisse activer les souvenirs de ces gholas, avant que ces recréations historiques puissent devenir les armes et les outils dont Sheeana avait besoin. Si elle leur montrait maintenant le tableau de Van Gogh, réagiraient-ils en fonction d’un instinct provenant de leurs existences passées, ou le verraient-ils avec des yeux neufs ? Un Ixien de génie avait restauré et renforcé l’original; une fine couche de plaz, invisible mais résistante, recouvrait la toile, la protégeant des outrages du temps. Le restaurateur ixien ne s’était pas contenté de redonner au tableau tout son éclat d’origine. Il avait également incorporé des simulations interactives afin qu’un observateur averti puisse suivre le travail de chaque coup de pinceau, de sorte qu’il pouvait voir se créer, couche après couche, cette merveille complexe et primitive. Sheeana avait si souvent regardé cette simulation didactique qu’elle avait l’impression qu’elle aurait pu peindre elle-même ces chaumières, les yeux fermés. Mais même si elle en avait réalisé une copie parfaite, cela n’aurait pas été comme l’original. Sheeana recula et s’assit sur le bord de son lit, sans quitter le tableau des yeux. Les voix de la Mémoire Seconde semblaient l’apprécier, même si Sheeana maintenait la clameur permanente à un niveau supportable. La Présence Intérieure d’Odrade s’adressa à elle sur un ton de réprimande. Je suis sûre que les autres Sœurs considèrent le vol du tableau de Van Gogh comme une affaire bien plus grave que d’avoir volé le non-vaisseau ou les vers des sables de la zone désertique. On peut remplacer ces choses-là, mais pas un chef-d’œuvre. — Je ne suis peut-être pas la personne que vous pensiez. Mais moi-même - plus que toute autre -, je ne peux être à la hauteur du mythe que l’on a construit autour de moi. Le Culte de Sheeana a-t-il encore des fidèles dans l’Ancien Empire ? Votre religion fabriquée de toutes pièces me vénère-t-elle encore comme un ange et un sauveur ? Le Bene Gesserit connaissait bien le pouvoir d’une foi inébranlable répandue parmi de vastes populations. Les Sœurs se servaient des religions comme d’une arme - elles les créaient, les guidaient et les lançaient comme on tire une flèche avec un arc. Les religions étaient d’étranges phénomènes. Elles naissaient avec l’apparition d’un chef puissant et charismatique, mais gagnaient encore plus d’importance après sa mort, particulièrement s’il mourait en martyr. Aucune armée ne se battait plus courageusement sans son bashar, aucun gouvernement ne devenait plus fort sans son président ou son roi, et pourtant, cette religion sans Sheeana s’était répandue plus rapidement dès lors que les convertis la croyaient morte. Le passé exceptionnel de Sheeana avait donné à la Missionaria Protectiva largement de quoi travailler, suffisamment d’éléments bruts pour attirer les fanatiques en masse. À l’idée d’être une prétendue martyre autour de laquelle une puissante religion s’était établie, elle sentit une autre vie s’éveiller et se dresser en elle, une voix lointaine et très ancienne : Muad’Dib et Liet-Kynes ont tous deux mis en garde contre le danger de suivre un héros charismatique. Quand les vies intérieures l’y autorisaient, elle aimait plonger profondément dans les lignées de la Mémoire Seconde, remontant de plus en plus loin dans le temps, dans les rapides et les remous du fleuve de l’Histoire. — Je suis d’accord. C’est pour cela qu’il faut surveiller et guider ceux qui sont prêts à donner leur vie pour de telles causes. Guider ? Ou manipuler ? — La différence n’est qu’une question de vocabulaire, pas de fond. Il y a des moments où la manipulation des masses est la seule façon d’ériger une défense efficace. Une armée de fanatiques peut venir à bout de n’importe quelles armes ennemies. — Paul Muad’Dib l’a prouvé. Son jihad sanglant a ébranlé la galaxie. L’autre voix ricana. Ce n’était nullement le premier à utiliser de telles tactiques. Il a beaucoup appris des leçons du passé. Il a beaucoup appris de moi. Sheeana projeta sa vision interne dans les profondeurs de son esprit. — Qui êtes-vous ? Je suis l’une de celles qui connaissent le mieux ce sujet. Peut-être mieux que n’importe qui. (La voix s’interrompit un instant.) Je suis Serena Butler. J’ai déclenché le plus grand jihad de tous les temps. L’avertissement de Serena Butler encore présent à l’esprit, Sheeana marchait rapidement dans une coursive des niveaux inférieurs. Étant donné les différentes factions à bord de l’Ithaque, chacune avec ses propres objectifs et ses façons de déformer les faits, Sheeana ne voyait qu’une source d’information innocente, quoique impénétrable : les quatre Futars captifs. Les créatures n’avaient plus posé de problèmes depuis que cinq ans auparavant l’un d’eux s’était échappé de sa cellule et avait tué une Sœur, une rectrice subalterne. Sheeana leur avait de temps en temps rendu visite et avait bavardé avec eux, mais elle n’avait pas réussi jusqu’ici à obtenir des renseignements intéressants. Cependant, Serena Butler lui avait donné une idée… Se servir du respect religieux comme d’un outil. Parfaitement sûre de pouvoir se protéger si nécessaire, elle fit sortir celui qui se faisait appeler Hrrm de la grande salle où logeaient maintenant les Futars. Des années auparavant, après avoir rencontré Hrrm rôdant en liberté dans les couloirs inférieurs, elle avait fait tout ce qui était en son pouvoir pour que ses compagnons et lui puissent avoir plus d’espace pour vivre. C’étaient des prédateurs, des animaux, et ils avaient besoin de courir. Sheeana avait donc fait installer des systèmes de sécurité sur une soute blindée, puis elle avait demandé à plusieurs rectrices et à quelques Juifs habiles de leurs mains de construire une simulation d’environnement naturel. Ce nouveau local ne pouvait abuser les Futars, mais il les réconfortait. Ce n’était pas tout à fait la liberté, mais c’était de loin préférable aux cellules séparées, avec leurs murs nus. Pendant la construction de cet arboretum spécial, Sheeana avait fait de son mieux pour savoir à quoi ressemblait la planète où ils avaient vécu avec les Belluaires, mais les Futars avaient fourni peu de détails. Leur vocabulaire était très limité. Quand ils disaient « arbres », elle n’arrivait pas à obtenir d’eux qu’ils lui décrivent leur taille ou leur feuillage. Elle avait donc eu recours à des images qu’elle leur avait montrées jusqu’à ce qu’ils s’excitent tout à coup, en montrant du doigt un grand tremble au tronc argenté. À présent, après s’être assurée qu’il n’y avait aucune menace ni risque de distraction dans les coursives et les tubes élévateurs avoisinants, Sheeana conduisit l’homme-animal, manifestement tendu, jusqu’à la salle d’observation située au-dessus de la soute ensablée. Hrrm marchait à côté d’elle, l’air méfiant. Les Honorées Matriarches l’avaient si horriblement maltraité qu’il lui était difficile d’accorder sa confiance, mais depuis toutes ces années que Sheeana venait voir les Futars, il avait fini par l’accepter. Pour réussir à leur soutirer des renseignements, Sheeana en était venue à la conclusion qu’il lui fallait faire une plus forte impression. Bien que cela fût contraire à ses principes habituels, elle avait décidé d’utiliser la technique de la Missionaria Protectiva et de se faire passer pour un personnage religieux doté de pouvoirs mystiques. Les Futars la verraient sous un jour différent. Si elle réussissait à impressionner Hrrm, il répondrait peut-être aux mêmes questions qu’avant, mais d’une façon plus utile. Les Futars avaient l’esprit trop simple et trop direct pour vouloir garder des secrets, mais ils n’avaient manifestement aucune idée des implications de ce qu’ils comprenaient. Une fois dans la salle d’observation, le Futar s’approcha de la baie en cristoplaz et regarda le sable accumulé dans la soute. Ses pupilles et ses narines se dilatèrent quand il perçut du mouvement en contrebas, les dunes qui se déplaçaient. L’un des grands vers des sables se dressa, sa gueule caverneuse s’ouvrant largement tandis que le sable ruisselait sur ses anneaux. La tête aveugle d’un deuxième ver émergea des sables, comme si les créatures sentaient la présence de Sheeana au-dessus d’eux. Hrrm recula, les lèvres tordues dans un demi-rictus. Sa respiration était un grognement. — Monstres. — Oui. Mes monstres. (Le Futar semblait déconcerté et intimidé. Il ne pouvait détacher les yeux des vers.) Mes monstres, répéta Sheeana. Reste ici, et observe bien. Elle se glissa hors de la pièce et activa le verrouillage codé derrière elle avant de prendre un ascenseur menant directement au niveau de la soute. Elle ouvrit l’écoutille d’accès et se retrouva sur l’étendue de sable dont la température était contrôlée, sous la lumière jaune du soleil artificiel. Les vers des sables se dirigèrent vers elle en faisant trembler la soute sous leur poids et la force de leur traction sur le sable. Sans éprouver aucune crainte, Sheeana s’avança et gravit les dunes pour aller à leur rencontre. Dans une immense cascade de sable, le plus grand des vers se dressa, puis un deuxième à côté de lui, et un troisième derrière elle. Sheeana leva les yeux vers le petit rectangle sombre de la fenêtre d’observation à travers laquelle elle espérait que Hrrm était en train de la regarder, médusé. Elle courut vers la créature la plus proche, et le géant recula en rampant dans le sable. Elle courut vers une autre, qui recula également; elle se tint alors au milieu et se mit à tourner sur elle-même. Elle agita les mains en direction des vers, puis elle se mit à se balancer d’avant en arrière en une danse souple. Les vers se mirent à l’imiter en ondulant et en oscillant. Autour d’elle, elle pouvait sentir l’odeur de l’épice fraîche, un arôme amer mais stimulant qui n’avait pas d’autre source naturelle. Les vers l’entouraient tels des adorateurs. Sheeana finit par s’écrouler sur le sable et les laissa continuer leur ronde, jusqu’à ce que les sept créatures se dressent autour d’elle; elle leur fit alors signe de s’en aller. Les créatures repartirent en rampant à travers les dunes, la laissant derrière elles. Sheeana se releva péniblement, brossa le sable de sa robe et retourna à l’écoutille d’accès. Hrrm devait être suffisamment impressionné, maintenant. Quand elle revint dans la salle d’observation, le Futar se tourna vers elle, puis recula et exposa sa gorge en signe de soumission. Sheeana sentit la chaleur de l’excitation qui montait en elle. — Mes monstres, dit-elle. — Toi plus forte que mauvaises femmes, dit Hrrm. — Oui, plus forte que les Honorées Matriarches. L’homme-animal sembla avoir du mal à prononcer les mots suivants. — Meilleure que… Belluaires. Sheeana sauta sur l’occasion : — Qui sont les Belluaires ? — Belluaires. — Où sont-ils ? Qui sont-ils ? — Belluaires… contrôler Futars. — Que sont les Futars ? Elle avait besoin d’en savoir plus, il fallait qu’elle réussisse à le coincer. Il y avait encore beaucoup trop d’interrogations sur ce que les catins avaient rapporté de la Dispersion, et sur les liens qu’elles pouvaient avoir avec l’Ennemi d’Ailleurs. — Nous être Futars, répondit Hrrm d’un air indigné. Pas peuple poisson. Ah, quelque chose de nouveau, et d’intéressant. — Le peuple poisson ? — Phibiens. Hrrm gronda avec dégoût. Sa bouche avait du mal à former le mot. Sheeana fronça les sourcils et imagina une modification combinant des gènes amphibiens avec des gènes humains, tout comme un ADN de félin avait été utilisé pour créer les Futars. Des hybrides. — Est-ce que les Belluaires ont créé les Phibiens ? — Belluaires faire Futars. Nous être Futars. — Est-ce qu’ils ont aussi créé les Phibiens ? Hrrm semblait de plus en plus irrité. — Belluaires faire Futars. Tuer Honorées Matriarches. Sheeana se tut et réfléchit à ces informations. La manipulation chromosomique qui avait produit les Futars était peut-être similaire à ce qui avait été utilisé pour créer les « Phibiens » en milieu aquatique. Tandis que les Belluaires s’étaient servis de ces techniques pour obtenir des créatures qui s’attaqueraient aux Honorées Matriarches, quelqu’un d’autre avait fabriqué les Phibiens. Dans quel but ? Elle se demanda si des Tleilaxu Égarés de la Dispersion n’avaient pas vendu leurs connaissances au plus offrant. Si les Futars haïssaient les Phibiens, cela voulait-il dire que le « peuple poisson » était allié d’une façon ou d’une autre aux Honorées Matriarches ? Ou bien Sheeana en lisait-elle beaucoup trop dans les propos rudimentaires de l’homme-animal ? — Qui sont les Belluaires ? demanda-t-elle à nouveau. — Toi mieux, répondit Hrrm. C’est tout ce qu’elle put obtenir de lui. Il avait beau la considérer maintenant sous un autre angle, Sheeana n’avait pas obtenu de nouvelles informations ni de nouvelles idées. Rien que des indices, sans le contexte nécessaire. Elle le ramena dans sa salle de détention et le relâcha parmi les autres Futars. Elle ignorait à quel point ils arrivaient à communiquer entre eux, mais elle était certaine que Hrrm partagerait avec eux ce qu’il venait d’apprendre. Il parlerait à ses congénères de la femme qui commandait aux vers des sables. La meilleure façon d’attaquer est de tuer rapidement. Soyez toujours prêtes à frapper votre adversaire au point le plus vulnérable. Si vous voulez vous donner en spectacle, devenez danseuses. Mère Commandante Murbella, lors d’un rassemblement avant le déploiement des troupes. Quand l’Ennemi arriverait, l’Ordre Nouveau ne serait pas seul à livrer bataille. Il n’était pas question que Murbella le tolère. Bien qu’il n’y eût aucune autorité centrale parmi les civilisations disjointes de l’Ancien Empire, elle s’était juré d’obliger ces civilisations à participer aux combats. On ne pouvait les laisser s’installer sur la ligne de touche alors qu’il y avait un tel enjeu pour l’humanité. Sous la direction de sa fille Janess et du Bashar Wikki Aztin, les combattantes les plus redoutables de l’Ordre suivaient un entraînement, mais Murbella avait besoin de se procurer des armes puissantes, et en très grande quantité. C’est pourquoi elle se rendit sur Richèse, le plus grand concurrent d’Ix. Après que la petite navette de Murbella se fut posée dans le complexe commercial principal de Richèse, le Préfet des Usines vint l’accueillir. C’était un homme petit avec un visage rond, des cheveux coupés très court, et un sourire plein de sincérité qu’il pouvait afficher comme il voulait. Il était accompagné de deux femmes et de trois hommes, tous vêtus du même costume élégant. Ils avaient avec eux des tablettes de projection et des documents facilement révisables, contrats et tarifs. — L’Ordre Nouveau désire discuter affaires avec vous, Préfet. Montrez-moi, je vous prie, tout ce que vous avez en matière d’armement - offensif et défensif. Avec un large sourire, l’homme au visage rond tendit le bras pour lui serrer la main, ce qu’elle accepta avec réticence. — Les Richésiens sont heureux de pouvoir se mettre à votre service, Mère Commandante. Nous pouvons tout fabriquer, depuis la plus petite dague jusqu’à une flotte de vaisseaux de guerre. Êtes-vous intéressée par les explosifs, les armes de poing, les lance-missiles ? Nous avons des mines spatiales défensives que l’on peut dissimuler derrière des non-champs. Je vous en prie, dites-moi, quel est votre besoin particulier ? Murbella lui lança un regard dur. — Tout. Nous allons avoir besoin du catalogue complet. Pendant des milliers d’années, Richèse et Ix avaient été rivales sur le plan technologique aussi bien qu’industriel, chacune possédant son propre domaine d’expertise. Ix avait acquis sa renommée grâce à ses découvertes fondamentales, produisant des concepts créatifs et lançant des technologies nouvelles. Malgré l’échec retentissant de nombreux projets, ceux qui réussissaient rapportaient des bénéfices suffisants pour contrebalancer les erreurs. D’un autre côté, les Richésiens était plus compétents dans l’imitation que dans l’innovation. Ils étaient plus conservateurs en matière de risques, mais de plus en plus ambitieux dans leur production et leur efficacité. En tirant parti des économies d’échelle, en rognant sur leurs marges et en poussant l’automatisation de la fabrication jusqu’aux extrêmes limites autorisées par le Jihad Butlérien, les Richésiens étaient capables de fournir les articles souhaités en grande quantité et à bas prix. Murbella les avait préférés à Ix parce que l’Ordre Nouveau avait besoin d’une énorme quantité d’armes - et le plus tôt possible. Le complexe commercial où le Préfet des Usines recevait toujours ses clients potentiels comprenait des zones paysagères avec des jardins et des fontaines; les bâtiments étaient propres, stylisés et accueillants. La laideur des zones industrielles restait hors de vue des visiteurs. En parcourant les vastes halls avec leurs rangées de vitrines exposant les articles que Richèse était à même de produire sans délai, Murbella avait l’impression d’être dans une foire commerciale. Le Préfet lui laissait largement le temps d’examiner la marchandise, et bavardait tandis qu’ils passaient d’une vitrine à l’autre : — Depuis la mort du Tyran et la Grande Famine, on a fait appel à Richèse pour fournir des armes défensives destinées à un certain nombre de conflits locaux. Vous serez satisfaite de notre production. — Si nous survivons à la guerre qui se prépare, alors oui, je serai satisfaite. Elle examina attentivement les armures individuelles et les blindages de vaisseaux, les pseudo-atomiques, lance-missiles, canons à pulsion, exploseurs, poussières empoisonnées, dagues-tessons, lance-fléchettes, disrupteurs, brouilleurs mentaux, sondes X offensives, détecteurs-chasseurs pour assassins, abuseurs, énergiseurs, brûleurs, lance-dards, grenades étourdissantes, et même de véritables atomiques « uniquement en exposition ». Une représentation holographique des continents de l’hémisphère sud de Richèse montrait d’immenses chantiers navals produisant des yachts spatiaux et des non-vaisseaux militaires. Murbella dit : — Je veux que tous ces yachts soient convertis en vaisseaux de guerre. En fait, nous avons besoin de toutes vos unités de fabrication. Vous devez affecter l’intégralité de vos lignes de production à la fourniture des armes dont nous avons besoin. Les juristes et les commerciaux restèrent bouche bée, puis se consultèrent. Le Préfet des Usines semblait très inquiet. — C’est une demande tout à fait surprenante, Mère Commandante. Nous avons d’autres clients, vous savez… — Aucun d’eux n’est aussi important que nous. (Elle le fixa de son regard glacial.) Nous paierons pour ce traitement de faveur, naturellement… sous forme de mélange. Le visage du Préfet s’éclaira. — On dit depuis longtemps que les périodes de guerre sont dures pour les gens, mais bonnes pour les affaires. La Guilde n’a-t-elle pas une commande ouverte en permanence pour toute l’épice que peut produire votre nouvelle ceinture désertique ? — J’autorise des achats par la Guilde, en quantité sévèrement limitée, mais il est vrai que leur demande reste forte, dit Murbella. Le Richésien était déjà parfaitement au courant de la situation, naturellement. Ce n’était qu’un petit jeu de sa part. Les juristes et les commerciaux étaient en train de se livrer mentalement à quelques calculs préliminaires. Une fois payés en mélange, les Richésiens pourraient se tourner vers la Guilde et lui revendre l’épice dix fois le prix - déjà exorbitant - que l’Ordre Nouveau lui faisait payer. Ils récolteraient des bénéfices en aval aussi bien qu’en amont. Murbella croisa les bras sur sa poitrine. — Nous avons besoin d’une puissance militaire comme jamais l’humanité n’en a connu, car nous allons devoir affronter un Ennemi qui ne ressemble à aucun autre. — J’ai entendu des rumeurs. Qui est cet adversaire, et quand doit-il frapper ? Que veut-il ? Elle cligna des yeux, et une sensation d’angoisse la traversa. — Je voudrais bien le savoir. Mais d’abord, ses escouades de combat auraient à affronter les Honorées Matriarches rebelles dans leurs enclaves dispersées, et pour cela elle avait besoin d’omis, de vaisseaux d’attaque, de véhicules blindés, de lance-missiles individuels, de fusils à pulsion, et même de couteaux à monofilament, affûtés comme des rasoirs. Un bon nombre des combats contre les dissidentes se feraient en contact rapproché. — Nous pouvons vous fournir immédiatement certains articles en puisant dans nos stocks, quelques vaisseaux, quelques mines spatiales. Un de nos clients, un seigneur de guerre, a récemment souffert d’un… hem, d’un assassinat. Sa commande était prête, mais il n’en a pas pris livraison, et nous pouvons donc vous la proposer dans son intégralité. — Je vais la prendre avec moi maintenant, dit-elle. La Mère Commandante continua d’entraîner ses troupes, les transformant en une arme redoutablement aiguisée. Vêtue de son justaucorps noir, Murbella se tenait au côté de Janess sur une plate-forme à suspenseurs flottant à basse altitude au-dessus du plus grand champ de manœuvre. Au-dessous d’elles, dans la lumière de midi, ses troupes d’élite effectuaient des exercices de combat de plus en plus difficiles, sans jamais se reposer, sans tolérer la moindre erreur. En apprenant que l’escouade spéciale de Murbella avait écrasé le campement des dissidentes sur Chapitre, ses conseillères avaient été horrifiées par la brutalité de l’opération, mais la Mère Commandante était restée ferme devant les réactions véhémentes. — Je ne suis pas le Bashar Miles Teg. Il aurait pu se servir de sa réputation pour exercer des manipulations subtiles sur les dissidentes, et conclure un compromis afin d’éviter toute violence. Mais le Bashar n’est plus des nôtres, et je crains que ses ingénieuses tactiques ne soient d’aucun effet contre les hordes de l’Ennemi. La violence va devenir de plus en plus nécessaire. Les femmes n’avaient trouvé aucun argument à lui opposer. Après cette première bataille décisive, les combattantes d’élite de la Mère Commandante s’étaient trouvé un nom : les Walkyries. Murbella avait mis ses Walkyries au défi de maîtriser une technique de combat que Janess avait redécouverte dans les archives : celle des Maîtres d’Escrime de Ginaz. En ressuscitant cette discipline d’entraînement et en armant les Sœurs de compétences que personne d’autre ne possédait, la Mère Commandante comptait disposer de guerrières mieux équipées que jamais pour neutraliser les Honorées Matriarches retranchées sur leurs planètes. Pour l’instant, les escouades effectuaient une manœuvre complexe dans laquelle elles affrontaient des simulations de troupes ennemies au sol, en formant des étoiles tourbillonnantes. Vu depuis la plate-forme aérienne, le spectacle était tout à fait impressionnant, les cinq pointes de chaque étoile tournant et submergeant les forces ennemies, et les mettant en déroute. C’était ce que Murbella appelait la « chorégraphie du combat au corps à corps ». Elle avait hâte de pouvoir l’essayer en situation réelle. Comme sa mère, Janess s’était plongée dans son travail avec ferveur. Elle avait même adopté le nom de son père, en se faisant appeler « Lieutenant Idaho ». C’était un nom qui sonnait bien à ses oreilles, ainsi qu’à celles de Murbella. La mère et la fille commençaient à constituer une équipe redoutable. Certaines Sœurs facétieuses affirmaient que l’Ordre n’avait pas besoin d’une armée - ces deux-là étaient suffisamment dangereuses à elles seules. Arborant un air satisfait, la Mère Commandante passa les formations en revue. Janess était elle aussi manifestement fière des combattantes. — Je suis prête à lancer nos Walkyries contre n’importe quelle armée que les Honorées Matriarches pourraient lever contre nous. — Oui, Janess, tu pourras le faire… bientôt. Mais d’abord, nous devons conquérir Buzzell. Muad’Dib était effectivement capable de voir le futur, mais vous devez bien comprendre les limites de ce pouvoir. Prenez par exemple la vision. Vous avez des yeux, mais vous ne pouvez voir sans lumière. Si vous êtes au fond d’une vallée, vous ne pouvez voir au-delà. De même, Muad’Dib ne pouvait pas toujours choisir où porter son regard dans ce terrain mystérieux. Il nous a dit qu’une simple décision obscure dans une prophétie, peut-être le choix d’un mot plutôt qu’un autre, pouvait modifier entièrement l’aspect du futur. Il nous a dit : « La vision du temps est large, mais quand on y pénètre, la porte du temps est étroite. » Et il n’a cessé de lutter contre la tentation de choisir le chemin qui semblait dégagé et sûr, en nous avertissant : « Ce chemin mène toujours à la stagnation. » Extrait de Arrakis s’éveille, par la Princesse Irulan. La planète Dan était pleine de Danseurs-Visages. Rien qu’à regarder les indigènes dans le campement situé près des ruines du château des Atréides, Uxtal sentait leur présence partout. Il en avait la chair de poule, mais il n’osait pas montrer qu’il avait peur. Il pourrait peut-être s’esquiver, fuir pour se cacher dans les zones désertes des promontoires, ou essayer de se faire passer pour un simple pêcheur ou un fermier des falaises. Mais s’il tentait une chose pareille, les Danseurs-Visages se lanceraient à sa recherche, le captureraient, et le puniraient. Il n’osait pas encourir leur colère. Il se soumettait donc docilement. Peut-être Khrone serait-il tellement content de voir l’enfant Baron qu’il se contenterait de libérer Uxtal, de le récompenser pour ses services, et de le laisser partir ? Le petit Tleilaxu pouvait toujours se raccrocher à des espoirs irréalistes… Le jeune Vladimir et lui avaient été logés provisoirement dans une auberge aux abords du village. L’enfant ghola avait aussitôt protesté, disant qu’il voulait lancer des cailloux dans l’eau et sur les bateaux, ou fouiner dans les étalages du marché parmi les poissons éventrés, mais Uxtal avait réussi à calmer l’impatience de l’enfant tandis qu’ils attendaient dans leur chambre rustique et glacée. Vladimir s’était mis à fouiller dans chaque armoire et recoin qu’il pouvait trouver. Uxtal s’efforçait de se consoler en se disant qu’au moins, les Honorées Matriarches étaient loin. Un homme à l’aspect banal apparut dans l’encadrement de la porte. Il ressemblait à n’importe quel villageois, mais Uxtal eut aussitôt la chair de poule. — Je suis venu chercher le Baron ghola. Nous devons le tester. Uxtal entendit alors un bruit bizarre, comme un craquement d’os qui se déplacent. Le visage de l’homme se transforma jusqu’à ce qu’il devienne celui de Khrone, qui le fixait de ses yeux noirs comme de l’encre. — Heu… oui, dit Uxtal. Le garçon fait d’excellents progrès. Il a sept ans, maintenant. Mais cela m’aiderait beaucoup si je savais ce que vous voulez faire de lui. Vraiment beaucoup. Vladimir observait le Danseur-Visage avec une curiosité respectueuse. Il n’en avait jamais vu un revenir à son aspect inexpressif. — C’est un tour épatant. Est-ce que vous pourrez m’apprendre à changer de visage comme ça ? — Non. (Khrone se tourna vers le Tleilaxu.) Au départ, lorsque je t’ai demandé de produire ce ghola, je ne savais pas qui il était. Quand j’ai appris son identité, je ne savais toujours pas si le Baron Harkonnen nous servirait à quelque chose, mais je pensais que cela restait une possibilité. J’ai maintenant trouvé pour lui une utilisation merveilleuse. (Il prit l’enfant par la main et dit à Uxtal :) Attends-nous ici. Le petit homme resta donc seul dans sa chambre Spartiate, en se demandant combien de temps encore on le laisserait vivre. Dans d’autres circonstances, il aurait pu apprécier ce moment de tranquillité, de détente, mais il avait bien trop peur pour cela. Et si les Danseurs-Visages trouvaient un défaut au ghola ? Pourquoi avaient-ils besoin de lui ici, sur Dan ? Khrone le rejetterait-il entre les griffes de la Matriarche Supérieure Hellica ? Les Danseurs-Visages l’avaient laissé pendant des années parmi les Honorées Matriarches. Uxtal n’était pas sûr de pouvoir le supporter encore bien longtemps. Il n’arrivait pas à croire qu’Hellica ait pu le laisser en vie, ou que la vieille Ingva n’ait pas essayé de l’asservir sexuellement. Il ferma les yeux et ravala le gémissement qui lui montait aux lèvres. Il pouvait se passer tellement de choses terribles s’il retournait là-bas… Pour tenter de recouvrer son calme, il se mit à procéder à des ablutions rituelles. Debout devant la fenêtre ouverte donnant sur l’océan, il trempa un linge blanc dans une cuvette d’eau et lava sa poitrine nue. Cela faisait si longtemps qu’il n’avait pu accomplir correctement les ablutions personnelles imposées par sa religion. Il y avait toujours des gens pour l’espionner et lui faire peur. Quand il eut terminé, Uxtal alla méditer dehors, sur un petit balcon en bois qui surplombait le village de pêcheurs. Il se mit à prier en réorganisant mentalement des nombres et des signes, s’efforçant de trouver la vérité dans les motifs sacrés. La porte de la chambre s’ouvrit brusquement et l’enfant ghola se précipita dans la pièce, le visage empourpré et riant aux éclats. Il tenait à la main un couteau ensanglanté, et se mit à courir au milieu des meubles rustiques comme s’il jouait à un jeu. Ses vêtements étaient couverts de boue et de sang. Khrone entra à son tour, d’un pas plus tranquille, avec un petit paquet dans les bras. Il avait repris son aspect de villageois banal. En gloussant, le jeune Vladimir cria à Khrone de se dépêcher. Uxtal saisit rapidement l’enfant. — Qu’est-ce que tu fais avec ce couteau ? Il tendit la main pour lui prendre l’arme. — Je jouais avec un bébé lumace. Ils ont un petit enclos dans le village, mais aucune n’est aussi grosse qu’à la maison. (Il sourit.) J’ai sauté dans l’enclos et j’en ai poignardé quelques-unes. Il essuya la lame sur son pantalon et tendit le couteau au Tleilaxu, qui le plaça hors de portée en haut d’une grande armoire. Khrone regarda les taches de sang d’un air songeur. — Je n’ai rien contre la violence, mais il faut que ce soit une violence avec un but. Une violence constructive. Ce ghola sait à peine se maîtriser. Il a besoin de modifications comportementales. Uxtal essaya de détourner la conversation de toute critique implicite. — Pourquoi s’est-il emparé d’un couteau et a-t-il sauté dans l’enclos des lumaces ? — Il a été influencé par notre conversation. Je discutais de notre découverte avec mes camarades, et le garçon a été inspiré par l’objet. Il semble avoir une attirance pour les couteaux. — C’est la Matriarche Supérieure Hellica qui la lui a inculquée. (Uxtal avala péniblement sa salive.) J’ai lu son historique cellulaire. Le Baron Harkonnen d’origine était… — Je sais tout sur l’original. Il présente un excellent potentiel pour ce que nous avons maintenant en tête. Nos projets ont changé à cause de ce que nous avons découvert ici sur Dan. Uxtal regarda le mystérieux paquet que tenait le Danseur-Visage. — Et qu’avez-vous trouvé ? Bien qu’aucun sourire n’apparût sur ses lèvres minces, Khrone avait l’air très satisfait. Il entreprit de déballer l’objet. — Une autre solution à notre crise. — Quelle crise ? — Une crise que tu ne peux pas comprendre. Ainsi remis à sa place, Uxtal s’abstint de poser d’autres questions, et regarda fixement tandis que Khrone révélait un autre couteau, très élaboré celui-là, renfermé dans une boîte en cristoplaz. L’arme avait un manche incrusté de pierres précieuses dans lequel des motifs complexes avaient été gravés; la lame était incisée de caractères et de symboles provenant d’un langage ancien, mais une épaisse couche écarlate empêchait de déchiffrer les mots. Du sang, à peine oxydé. Uxtal se pencha pour l’examiner de plus près. Le sang paraissait encore humide fous son enveloppe protectrice. — Il s’agit d’une arme très ancienne - qui remonte à des milliers d’années - enfermée dans un champ anentropique jusqu’à aujourd’hui, tenue cachée et protégée au fil des siècles par une succession de fanatiques religieux. -— Est-ce que c’est du sang ? demanda Uxtal. — Je préfère parler de matériau génétique. (Avec précaution, le Danseur-Visage posa l’objet sur une table.) Nous l’avons découvert dans un sanctuaire resté longtemps scellé, ici sur Dan, et surveillé par ce qu’il restait des Truitesses, qui ont maintenant rejoint le Culte de Sheeana. La dague est tachée du sang de Paul Atréides. — Muad’Dib! Le père du Prophète-En-Personne, Leto II, l’Empereur-Dieu. — Oui, le messie qui a mené les guerriers fremen dans un grand jihad. Un Kwisatz Haderach. Nous avons besoin de lui. — Grâce au champ anentropique, le sang de Muad’Dib est encore humide… du sang frais, dit Uxtal en tremblant d’excitation. Parfaitement préservé. — Ah, tu vois donc où tout cela va nous conduire. Il y a encore de l’espoir pour toi. Tu peux nous être utile, après tout. — Oui, je suis très utile! Laissez-moi vous le prouver. Mais… mais j’ai besoin d’en savoir plus sur ce que vous voulez faire. Sur un signe de leur chef, deux autres Danseurs-Visages entrèrent dans la pièce, tenant entre eux une femme à l’air épuisé, vêtue d’une robe bleu foncé; ses cheveux bruns pendaient comme de la filasse. Lorsqu’elle fut plus près de lui, Uxtal remarqua les célèbres armoiries anciennes des Atréides, un faucon galonné de rouge, sur son sein gauche. Quand elle aperçut le couteau, la femme se débattit violemment contre ses gardes. Elle ne semblait pas se soucier des Danseurs-Visages ni d’aucun autre… seulement du couteau. Khrone lui donna une bourrade. — Parle, Prêtresse. Raconte à cet homme l’histoire de ton couteau sacré afin qu’il comprenne. Elle jeta un bref regard vers Uxtal, puis se tourna de nouveau vers la dague avec une expression de vénération. — Je suis Ardath, autrefois prêtresse des Truitesses, et maintenant servante de Sheeana. Il y a bien longtemps, le diabolique Comte Hasimir Fenring a tenté d’assassiner le bienheureux Muad’Dib avec cette dague. L’arme a d’abord appartenu à l’Empereur Shaddam IV, qui l’a offerte au Duc Leto Atréides, puis elle a été restituée à Shaddam lors de son procès devant le Landsraad. Ensuite, l’Empereur Shaddam a donné la dague à Feyd-Rautha pour son duel avec Muad’Dib. (La Prêtresse Ardath semblait réciter un texte sacré souvent répété.) Plus tard, pendant le jihad de Muad’Dib et alors qu’il était en exil, Hasimir Fenring - qui avait lui-même failli être un Kwisatz Haderach - a acquis cette dague. Dans un vil complot, il a poignardé Muad’Dib dans le dos, profondément. Certains disent que Muad’Dib est mort le jour même de sa blessure, mais que le Ciel l’a renvoyé parmi les vivants, car son œuvre n’était pas achevée. Un miracle l’a ramené à nous. — Et les fidèles fanatiques de Muad’Dib ont conservé le couteau ensanglanté comme une relique sacrée, conclut impatiemment Khrone. Il a été placé dans un sanctuaire ici, sur Caladan, la planète de la Maison Atréides, où il est resté caché pendant toutes ces années. Tu devines déjà ce que nous attendons de toi, Tleilaxu. Désactive le champ anentropique, prélève des échantillons de cellules… Ardath s’arracha des mains de ses gardes et tomba à genoux en prière, penchée vers la relique antique. — Je vous en supplie, vous ne pouvez pas toucher à un objet aussi sacré. Sur un geste de Khrone, l’un des Danseurs-Visages empoigna la tête de la prêtresse et la fit pivoter d’un coup sec, lui brisant la nuque. Il la laissa tomber à terre comme une poupée de chiffon. Tandis que les gardes traînaient le corps hors de la pièce, Uxtal eut à peine une pensée pour la femme, puisqu’elle n’avait aucune importance. Il préférait réfléchir aux merveilleuses possibilités qu’offrait cette jolie dague conservée au fil des siècles. De toute façon, son babillage n’avait fait que le distraire des choses importantes. Il s’approcha et prit la dague scellée entre ses mains tremblantes, l’inclinant légèrement de sorte que la lumière brillait sur la lame ensanglantée. Les cellules de Muad’Dib! Les possibilités le laissèrent sans voix. Khrone dit : — Tu as maintenant un autre projet de ghola pour t’occuper, et tu devras poursuivre en même temps l’éducation du Baron Harkonnen. Vous allez retourner tous les deux sur Tleilax, et y passer autant d’années qu’il faudra. (D’autres Danseurs-Visages entrèrent dans la pièce.) Le moment venu, nous aurons un usage beaucoup plus intéressant à faire du Baron. Les défenses des Honorées Matriarches sur Buzzell sont minimales. Il nous suffit de nous y promener et de nous en emparer. Encore un signe de leur arrogance. Bashar Wikki Aztin, conseiller militaire de la Mère Commandante Murbella. Les premiers vaisseaux cuirassés neufs arrivèrent de Richèse exactement comme l’avait ordonné Murbella, soixante-sept vaisseaux de guerre conçus pour le combat spatial et le transport de troupes, puissamment armés. La Mère Commandante avait également versé à la Guilde les pots-de-vin nécessaires, en épice, pour emmener ces vaisseaux directement à Buzzell. Elle espérait que la conquête de cette planète serait la première d’une longue série contre les Honorées Matriarches renégates. Les usines d’armement de Richèse, enthousiasmées par l’énorme commande qu’elles avaient reçue, faisaient des heures supplémentaires pour fabriquer des équipements militaires efficaces de tous les types possibles. Quand la menace venue d’ailleurs pénétrerait dans l’Ancien Empire, elle n’y trouverait pas une humanité sans préparation ni défenses. Mais tout d’abord, la Communauté des Sœurs réorganisée devait écraser la résistance qui la minait de l’intérieur. Nous devons faire le ménage avant que le véritable Ennemi n’arrive. Après d’intenses discussions avec Bellonda, Doria et Janess, Murbella avait soigneusement choisi la première campagne. Maintenant que ses Walkyries avaient éradiqué les dissidentes sur Chapitre, ces femmes superbement entraînées étaient prêtes pour un autre objectif. Buzzell était parfaite pour le rôle, de par son importance stratégique aussi bien qu’économique. Les Honorées Matriarches étaient hautaines et beaucoup trop sûres d’elles, et leurs défenses étaient vulnérables. Murbella avait l’intention de ne leur montrer aucune pitié. Elle ignorait la disposition précise et la répartition des défenses installées par les Honorées Matriarches autour de Buzzell, mais elle en avait une bonne idée. À bord de leurs appareils cachés dans les soutes de l’immense vaisseau de la Guilde, toutes ses Walkyries étaient prêtes à être déployées. Aussitôt que le vaisseau émergea des replis de l’espace, ses portes inférieures s’ouvrirent largement. Les guerrières ne demandèrent aucune instruction, et n’en reçurent aucune, car elles savaient ce qu’elles avaient à faire : trouver des cibles prioritaires et les détruire. Soixante-sept vaisseaux, tous équipés d’armes à la pointe de la technologie, s’échappèrent de la soute et ouvrirent le feu avec des projectiles et des explosifs guidés qui commencèrent à déchiqueter les quinze grandes frégates des Honorées Matriarches stationnées en orbite. Les Honorées Matriarches n’eurent pas le temps de réagir - et à peine le temps de hurler leur indignation sur les systèmes de communication. En dix minutes, le bombardement avait transformé chaque vaisseau en amas de ferraille sans vie, flottant dans le vide. Buzzell était à présent sans défense. — Mère Commandante! Une douzaine de vaisseaux neutres sont en train de s’échapper de l’atmosphère. Ils sont d’un modèle différent… on ne dirait pas des appareils de combat. — Des contrebandiers, dit Murbella. Les gemmones ont une grande valeur, il y aura donc toujours de la contrebande. — Devons-nous les détruire, Mère Commandante ? Ou saisir leurs cargaisons ? — Ni l’un ni l’autre. (Elle observa les minuscules vaisseaux s’échappant du monde-océan. Si les contrebandiers avaient exercé une ponction importante sur les ressources en gemmones, les Honorées Matriarches ne les auraient jamais laissés en vie.) Nous avons un objectif bien plus important. Nous allons d’abord expulser les Honorées Matriarches, et nous négocierons ensuite avec les contrebandiers. Elle emmena ses vaisseaux de guerre pour la conquête de pure forme des quelques îlots habitables sur le vaste océan fertile. Buzzell avait longtemps servi au Bene Gesserit de planète disciplinaire, où les Sœurs envoyaient les femmes qui les avaient déçues, celles qui n’avaient pas répondu aux attentes de la Communauté. Le monde-océan n’était pas très spectaculaire, mais la mer profonde et fertile abritait des coquillages appelés cholistères, qui produisaient d’élégantes pierres précieuses. Les gemmones. Les épouses des nobles les arboraient fièrement; les collectionneurs et les artisans payaient des prix extravagants pour en obtenir. Comme Rakis, pensa-t-elle. Quelle ironie de penser que ce sont les pires endroits qui produisent ce qu’il y a de plus précieux… La quête inlassable de richesses menée par les Honorées Matriarches les avait amenées à s’intéresser à Buzzell des années auparavant. Après que les catins eurent envahi les îles du vaste océan, elles avaient tué la plupart des Sœurs du Bene Gesserit qui y vivaient dans la disgrâce, et forcé les survivantes à récolter les^gemmones. A présent, grâce à la surveillance orbitale, Murbella pouvait facilement voir quelles étaient les principales îles habitées, dépassant à peine de la surface des eaux. L’Ordre Nouveau reprendrait aux Honorées Matriarches le contrôle des centres nerveux de la production de gemmones. Bientôt, Buzzell aurait de nouveaux dirigeants. L’engin de combat richésien se posa non loin du campement principal où les gemmones étaient traitées. Il y avait tellement d’appareils qui cherchaient à se poser sur ce minuscule terrain que la plupart étaient obligés de se fier à des pontons gonflables, des jetées flottantes ou même de simples champs de suspension sur l’eau. Des navires entouraient l’île rocheuse comme un garrot. Il s’avéra qu’à part les frégates en orbite, il n’y avait qu’une centaine de catins pour tenir les installations de Buzzell dans leur poigne de fer. Quand les Walkyries arrivèrent, les Honorées Matriarches qui vivaient sur l’île dans les bâtiments les plus beaux (quoique Spartiates) se précipitèrent dehors les armes à la main. Elles eurent beau se battre avec fureur, elles étaient largement surpassées en nombre et en compétence. Les guerrières de Murbella en tuèrent facilement la moitié avant que les autres ne capitulent. Ces pertes étaient attendues. La Mère Commandante sortit dans l’air vif et salé pour faire connaissance avec ce monde qu’elle venait juste de conquérir. Quand les combattantes rassemblèrent les Honorées Matriarches survivantes, Murbella découvrit neuf femmes qui ne faisaient manifestement pas partie de leur groupe. Elles avaient l’air éprouvées, mais se tenaient pourtant fièrement dans leurs robes noires en lambeaux. Des Bene Gesserit. Neuf seulement! Buzzell avait été une planète de détention pour plus d’une centaine de Sœurs… et seulement neuf avaient survécu aux mains des catins. Murbella fit les cent pas en examinant les femmes assemblées. Ses Walkyries se tenaient en formation derrière elle, leurs uniformes noirs agrémentés de pointes noires acérées qui servaient aussi bien d’armes que d’ornements. Les Honorées Matriarches avaient un air de défi et lançaient des regards assassins - exactement comme Murbella s’y attendait. Quant aux Sœurs prisonnières, elles détournaient les yeux, après avoir passé tant d’années sous le joug de leurs maîtresses tyranniques. — Je suis votre nouvelle commandante. Qui parmi vous prétendait diriger ces femmes ? (Elle les balaya du regard.) Qui sera ma subalterne ici ? — Nous ne sommes pas des subalternes », ricana l’une des Honorées Matriarches, une femme à la musculature nerveuse qui brûlait du désir de se battre. « Nous ne vous connaissons pas, et nous ne reconnaissons pas votre autorité. Vous vous comportez comme une Honorée Matriarche, mais vous avez une odeur de sorcière. Je crois que vous n’êtes ni l’une ni l’autre. » Murbella la tua donc. La dirigeante des Honorées Matriarches avait persécuté les Sœurs pendant des années. Ses coups de pied et de poing étaient rapides, mais insuffisants contre l’entraînement combiné de Murbella. La nuque brisée, les côtes fracassées et le sang coulant de ses tympans éclatés, la femme arrogante s’écroula morte sur les pierres noires du campement. Murbella n’était pas même essoufflée. Elle se tourna vers les autres. — Et maintenant, qui parle en votre nom ? Qui sera ma première subalterne ? L’une des Honorées Matriarches s’avança d’un pas. — Je suis la Matriarche Skira. Posez-moi vos questions. — Je veux tout connaître des gemmones et de vos activités ici. Nous avons besoin de savoir comment tirer profit de Buzzell. — Les gemmones nous appartiennent, dit Skira. Cette planète est… Murbella lui porta un coup au menton si rapidement que la femme fut projetée à terre avant même d’avoir pu lever la main pour se défendre. Dressée au-dessus d’elle comme un oiseau de proie, Murbella lui dit : — Je répète : décrivez-moi vos opérations d’extraction des gemmones. L’une des Bene Gesserit sortit de sa rangée. C’était une femme d’âge mûr aux cheveux blond cendré, et dont le visage fatigué devait avoir été autrefois d’une beauté remarquable. — Je peux vous les expliquer. Skira se mit à ramper sur les coudes comme un crabe, en essayant de se relever. — N’écoutez pas cette souillon, dit-elle. C’est une prisonnière, tout juste bonne à être fouettée. — Je m’appelle Corysta, dit la femme blonde sans prêter attention à Skira. Murbella hocha la tête. — Je suis la Mère Commandante de l’Ordre Nouveau des Sœurs. La Mère Supérieure Odrade elle-même m’a désignée pour lui succéder avant qu’elle ne soit tuée dans la Bataille de Jonction. J’ai unifié les Bene Gesserit et les Honorées Matriarches afin d’affronter notre mortel Ennemi commun. (Elle poussa Skira du pied.) Il ne reste plus que quelques enclaves d’Honorées Matriarches renégates comme celle-ci. Nous les engloberons, ou nous les réduirons en poussière. — Les Honorées Matriarches ne sont pas si facilement vaincues, insista Skira. Murbella regarda la femme à terre d’un air méprisant. — Vous venez de l’être. (Elle s’intéressa de nouveau à Corysta.) Vous êtes une Révérende Mère ? — Oui, mais j’ai été exilée ici car j’ai commis le crime d’amour. — L’amour! Skira cracha le mot, comme si elle s’attendait à ce que Murbella soit d’accord avec elle. Elle se mit à parler de Corysta d’une voix dure et ironique, la traitant de voleuse de bébés et de criminelle tant aux yeux des Bene Gesserit que des Honorées Matriarches. Murbella jeta un rapide coup d’œil interrogateur à la Sœur. — Est-ce vrai ? Êtes vous une voleuse de bébés notoire ? Corysta ne croisa pas son regard. — Je ne peux pas avoir volé ce qui était déjà à moi. Non, c’est moi qui ai été la victime d’un vol. J’ai nourri deux enfants par amour, quand personne ne voulait s’occuper d’eux. Murbella prit aussitôt sa décision, sachant qu’il fallait qu’elle apprenne rapidement. — Afin de gagner du temps et dans un souci d’efficacité, je vais Partager avec vous. Elle pourrait ainsi récupérer en un instant toutes les informations de Corysta. L’autre femme hésita à peine avant de baisser la tête et de se pencher vers Murbella afin qu’elles puissent se tenir front contre front, esprit contre esprit. Comme un torrent qui se déverse, la Mère Commandante reçut tout ce qu’il fallait qu’elle apprenne sur Buzzell, et bien plus qu’elle ne voulait en savoir sur Corysta. Toutes ses expériences, sa vie quotidienne, ses connaissances, ses douloureux souvenirs et sa profonde fidélité à la Communauté des Sœurs, tout cela fit désormais partie de Murbella, comme si elle l’avait vécu elle-même. Dans son monde intérieur, elle pouvait voir à travers les yeux de Corysta tandis qu’elle travaillait aux côtés d’autres esclaves, installée à une table de tri et de nettoyage sur un appontement au bord du récif déchiqueté. Une brise apportait les odeurs pénétrantes de la mer jusqu’à ses narines. Le ciel matinal était typiquement morne et couvert. Des mouettes sautillaient le long de l’appontement en faux bois, à la recherche de fragments de crustacés et de petits morceaux de chair qui auraient pu tomber pendant les opérations de traitement. Un contremaître phibien, impressionnant avec ses écailles, déambulait le long de la rangée de trieuses, exhalant une forte odeur de poisson pourri. Il surveillait le travail, et vérifiait régulièrement qu’aucune des esclaves Bene Gesserit n’avait volé quoi que ce soit. Corysta se demandait où elle aurait bien pu aller si elle avait tenté de voler un fragment de gemmone. Cela faisait presque vingt ans qu’elle avait été exilée sur Buzzell, d’abord rejetée de la Communauté des Sœurs lorsqu’elle était une jeune femme, puis soumise à l’esclavage par les catins de la Dispersion. Corysta avait été condamnée à l’exil sur Buzzell pour avoir commis ce que les Bene Gesserit appelaient « un crime d’humanité ». On lui avait ordonné de se faire faire un enfant par un aristocrate irascible et imbu de lui-même, qui se pavanait dans une tenue différente chaque fois qu’elle le voyait. Se soumettant aux ordres des Maîtresses Généticiennes, Corysta avait séduit le dandy - qu’elle ne pouvait imaginer aimer - et avait manipulé son métabolisme interne pour faire en sorte que son enfant soit une fille. Dès l’instant de sa conception, sa fille était destinée à l’Ordre du Bene Gesserit. Corysta en avait eu conscience sur le plan intellectuel, mais pas dans son cœur. Tandis que l’enfant grandissait en elle, Corysta se mit à avoir des doutes, surtout quand le bébé commença à bouger et à donner des coups de pied. Dans sa solitude, elle apprit à connaître sa fille avant sa naissance et se mit à s’imaginer l’élevant pour elle-même, comme une mère traditionnelle, une pratique interdite par la Communauté des Sœurs. Malgré les aspects contraignants des différents programmes génétiques, il devait y avoir place pour des exceptions, pour une certaine forme d’amour. Chaque jour, Corysta parlait doucement au bébé qu’elle portait, prononçant des bénédictions particulières. Progressivement, elle se mit à envisager d’échapper à ses obligations tyranniques. Une nuit qu’elle chantait tristement pour sa fille à venir, Corysta prit la décision fatale de garder son bébé pour elle. Elle ne le donnerait pas aux Maîtresses Généticiennes comme on le lui avait ordonné. Corysta s’enfuit dans un refuge isolé, où elle accoucha comme un animal. Une Maîtresse Généticienne implacable, nommée Monaya, découvrit où elle était cachée et vint la chercher, accompagnée d’une escouade armée. Après avoir connu pendant quelques heures l’amour de sa mère, la petite fille fut emmenée, et Corysta ne la revit jamais. Elle se souvenait à peine du voyage qui avait suivi, pour l’emmener sur Buzzell où elle avait été abandonnée avec les autres Sœurs rejetées par la Communauté, afin d’y passer le reste de sa vie dans le « programme de pénitence ». Durant toutes les années qu’elle avait vécues sur ces lopins de terre noire à peine plus grands qu’une cour de prison, Corysta n’avait jamais cessé de penser à la fille qu’elle avait perdue. Puis les Honorées Matriarches étaient arrivées sur Buzzell comme une nuée de vautours, massacrant les exilées du Bene Gesserit. Seules quelques Sœurs avaient été épargnées pour être mises au travail comme esclaves. Chaque fois qu’une forte odeur d’iode annonçait la présence d’un contremaître phibien, Corysta travaillait plus vite à trier les pierres précieuses selon leur taille et leur couleur. Derrière elle, l’amphibien aux écailles humides poursuivait sa ronde, respirant bruyamment par les ouïes qui lui servaient à extraire l’oxygène de l’air plutôt que de l’eau de mer. Par crainte d’être punie, Corysta ne levait jamais les yeux vers les Phibiens. Pendant sa première année de captivité, elle avait brûlé d’impatience, espérant trouver un moyen de récupérer sa fille. À mesure que le temps passait, elle avait fini par perdre tout espoir et commencé à accepter son sort. Pendant des années, elle avait vécu dans l’instant présent, ne repensant que rarement aux erreurs qu’elle avait commises autrefois, comme on passe la langue sur une dent qui bouge. Les eaux profondes de Buzzell devinrent les limites de son univers. En fait, ses camarades et elles ne plongeaient pas dans les profondeurs pour aller y chercher les pierres; c’était le travail des Phibiens. Des hybrides génétiquement modifiés, créés au cours de la Dispersion, ces hommes amphibies avaient un crâne en forme d’obus, un corps mince et profilé, et une peau verte et lisse aux reflets irisés. Corysta les trouvait fascinants et effrayants. Et quelques années plus tard, Corysta avait sauvé un bébé phibien abandonné dans la mer, puis l’avait caché et soigné dans son humble cabane, pendant des mois. Elle avait ramené à la vie son « Enfant de la Mer », mais c’est alors que dans un cruel écho de son passé, les Honorées Matriarches lui avaient arraché le bébé hybride des bras. Ayant entendu parler de son expérience précédente, les catins s’étaient moquées de Corysta, l’appelant « la femme qui a perdu deux bébés ». Elles la tournaient ouvertement en ridicule, tandis que ses camarades d’exil l’admiraient en secret… Fortement troublée, Murbella s’écarta du contact avec la Sœur déchue, et se rendit compte qu’il ne s’était écoulé qu’un bref instant. Devant elle, Corysta clignait des yeux sous l’effet de la surprise, abasourdie par ce déluge de nouvelles et d’informations. Le Partage fonctionnait dans les deux sens, et à présent la Bene Gesserit exilée savait tout ce que la Mère Commandante savait. C’était un risque que Murbella avait été prête à courir. Étant donné la rapidité avec laquelle ses Walkyries avaient réussi à s’emparer de tous les points vulnérables, Murbella était certaine que l’Ordre Nouveau pourrait facilement prendre ici les opérations en main. Elle laisserait une force défensive en orbite, convertirait ou tuerait les Honorées Matriarches restantes, et retournerait s’occuper de ses affaires. Elle jeta un coup d’œil autour d’elle à la recherche des gardes phibiens, mais ils avaient tous disparu dans les profondeurs de la mer dès l’arrivée des Walkyries. Ils ne tarderaient pas à revenir. Son Partage avec Corysta lui avait appris tout ce qu’elle avait besoin de savoir. — Révérende Mère Corysta, je vous confie la charge de superviser la production de gemmones au nom de la Communauté des Sœurs. Je sais que vous avez parfaitement conscience des nombreux dysfonctionnements, et que vous avez des idées pour améliorer le processus. La femme acquiesça, les yeux brillant de fierté que Murbella lui ait confié ces nouvelles responsabilités. Livide de rage, la Mère Skira arrivait à peine à se contenir. — Si d’autres Honorées Matriarches s’avèrent être un problème, ajouta Murbella, je vous autorise à les exécuter. Deux jours plus tard, satisfaite des changements en cours et prête à retourner sur Chapitre, Murbella traversait le campement à la tombée du jour. Elle passa au milieu d’entrepôts de gemmones et d’un mélange de bâtiments administratifs et d’habitations. Des globes lumineux s’allumaient à l’intérieur des maisons, tandis que la nuit tombait rapidement sous un ciel cuivré. Quatre Honorées Matriarches émergèrent de l’ombre épaisse d’un hangar à matériel et par la porte d’un bâtiment sombre. Elles avançaient lentement, en s’efforçant de ne faire aucun bruit, mais Murbella les repéra immédiatement. Leurs intentions hostiles émanaient d’elles comme des fumées toxiques. Frémissante d’excitation et prête au combat, elle les observa d’un air dédaigneux. Les quatre femmes s’avancèrent à grands pas vers elle, confiantes dans leur supériorité numérique, bien que les Honorées Matriarches fussent rarement efficaces dans le combat en équipe. Lutter contre plusieurs d’entre elles reviendrait à une simple bagarre de rue. Les Honorées Matriarches se ruèrent sur elle. Murbella se mit aussitôt à pivoter sur elle-même en lançant de puissants coups de pied, fauchant les quatre femmes à la fois. Une synthèse chorégraphique des méthodes de combat du Bene Gesserit et des astuces des Honorées Matriarches, rehaussée par un apport des techniques de Maître d’Escrime introduites par Duncan - n’importe laquelle de ses Walkyries en aurait été capable. En moins d’une minute, ses attaquantes gisaient à terre, mortes. Un autre groupe d’Honorées Matriarches enragées se rua hors des hangars à matériel. Murbella se prépara à un autre affrontement plus important, et éclata de rire. Elle sentait son corps vibrer à l’appel du combat. — Vous voulez m’obliger à vous tuer toutes ? Ou bien devrais-je en laisser une vivante pour qu’elle puisse témoigner, et dissuader les autres de telles bêtises ? Qui veut encore essayer ? Deux autres femmes s’avancèrent, et deux autres moururent. Décontenancées, les autres Honorées Matriarches restèrent en retrait. Pour s’assurer que le message était bien passé, Murbella les provoqua une nouvelle fois. — Qui veut encore m’affronter ? (Elle montra les corps étendus à ses pieds.) En voilà six qui ont appris la leçon. Aucune ne releva son défi. Treize ans après l’évasion de la Planète du Chapitre En un instant, un ami peut devenir un rival, ou un dangereux ennemi. Il est essentiel d’en analyser les probabilités à tout moment, afin d’éviter d’être pris par surprise. Duncan Idaho, remarque de Mentat. Le Rabbi se hâtait dans le couloir, un rouleau de parchemin sous le bras, en marmonnant : « Combien allez-vous encore en créer ?» Il avait aligné ses arguments après avoir rassemblé des preuves dans les écrits du Talmud, mais les Bene Gesserit n’en avaient pas été plus impressionnées que ça. Elles pouvaient lui citer à leur tour autant d’obscures prophéties et le plonger dans la confusion avec un mysticisme qui dépassait largement le sien. Lorsque Duncan Idaho croisa le vieil homme alerte avec ses lunettes sur le nez, le Rabbi était trop absorbé pour même le remarquer. Sa présence dans le couloir menant au centre médical et à la crèche des gholas était devenue banale ces dernières années. Plusieurs fois par jour, le Rabbi venait voir les cuves axlotl afin de prier pour la femme qu’il avait connue du temps où elle s’appelait Rebecca, et pour observer cet étrange groupe d’enfants incubés dans les cuves. Bien qu’absolument inoffensif, le pauvre homme semblait égaré, s’accrochant à une réalité qui n’existait que dans son esprit et dans son sentiment de culpabilité. Malgré tout, Duncan et les autres s’efforçaient de lui manifester le respect auquel il avait droit. Après que le Rabbi fut reparti, Duncan observa à son tour les enfants gholas, qui se comportaient entre eux comme n’importe quels enfants normaux, tous extrêmement intelligents, mais ignorant tout de leur personnalité précédente. Le Maître du Tleilax, Scytale, tenait son ghola à l’écart des autres enfants, mais les huit gholas historiques, dont les âges s’étalaient de un à sept ans, étaient élevés ensemble. Ils étaient l’image parfaite de leur apport cellulaire. Duncan était le seul à pouvoir se souvenir d’eux tels qu’ils avaient été autrefois. Paul Atréides, Dame Jessica, Thufir Hawat, Chani, Stilgar, Liet-Kynes, le Dr Yueh, et le bébé Leto II. Ils n’étaient pour l’instant que de simples enfants, innocents et doux, un groupe peu conventionnel avec des âges disparates. En ce moment même, dans l’une des pièces brillamment éclairées, Paul jouait avec sa mère qui était bizarrement plus jeune que lui. Ils s’amusaient à disposer des soldats de plomb et du matériel militaire autour d’une maquette de château. Paul, le plus âgé des gholas, était un enfant calme, plein d’intelligence et de curiosité. Il ressemblait exactement aux images contenues dans les archives du Bene Gesserit, celles de l’enfant qui avait passé ses premières années dans le Château de Caladan. Duncan se souvenait très bien de lui. La décision de produire le ghola suivant - Jessica - avait déclenché de nombreuses polémiques à bord du non-vaisseau. Dans sa première existence, Dame Jessica avait complètement bouleversé le programme génétique soigneusement élaboré par la Communauté des Sœurs. Elle avait fait des choix irréfléchis basés sur sa conscience et ses sentiments, obligeant les Sœurs à réviser des plans conçus des siècles auparavant. Certaines des fidèles de Sheeana considéraient que les conseils et les suggestions de Jessica se révéleraient infiniment précieux; d’autres désapprouvaient… avec véhémence. Ensuite, Teg et Duncan avaient fortement milité en faveur du retour de Thufir Hawat, sachant que le guerrier-mentat pourrait les aider en cas de situation militaire critique. Ils voulaient également avoir le Duc Leto Atréides, un autre grand meneur d’hommes, bien qu’il y ait eu quelques difficultés au départ avec son matériau cellulaire. Chani, la bien-aimée de Muad’Dib, avait été également l’une des priorités initiales, ne serait-ce que pour disposer d’un moyen de contrôler le Kwisatz Haderach potentiel au cas où il manifesterait des signes de devenir ce qu’ils craignaient par-dessus tout. Mais ils en savaient très peu sur la jeune femme d’origine. En tant que fille d’un Fremen, l’enfance de Chani n’avait laissé aucune trace dans les archives du Bene Gesserit, et une grande partie de son passé restait donc un mystère. Le peu d’informations qu’ils possédaient venait du lien qu’elle avait eu avec Paul plus tard, et du fait qu’elle était la fille de Liet-Kynes, le planétologiste visionnaire qui avait rassemblé le peuple de Dune pour qu’il transforme la planète désertique en jardin. Oui, Liet-Kynes était également ici, et avait deux ans de moins que sa fille… Nous devons renoncer à nos idées préconçues sur les structures familiales, se dit Duncan. Tous ces détails d’âge et de parenté bouleversés n’étaient pas plus étranges que la présence même de ces enfants. Le comité du Bene Gesserit avait choisi de faire revenir Liet-Kynes pour ses capacités de vision à long terme et de planification à grande échelle. Pour les mêmes raisons, on avait restauré le grand chef des Fremen, Stilgar, un an plus tard. Il y avait aussi le ghola de Wellington Yueh, le traître parmi les traîtres qui avait provoqué la chute de la Maison Atréides et la mort du Duc Leto. Yueh était honni dans les livres d’histoire, et Duncan ne comprenait donc pas la logique derrière cette décision des Sœurs de le ressusciter. Pourquoi Yueh, mais pas encore Gurney Halleck, par exemple ? Les Bene Gesserit le considéraient peut-être simplement comme un cas intéressant, une expérience à tenter. Il y a tant de personnages historiques ici, se dit Duncan. Y compris moi-même. Il jeta un coup d’œil à la rangée d’imageurs de surveillance placés sur les murs. La crèche, le centre médical, les salles de la bibliothèque et la salle de jeux étaient étroitement surveillés à l’aide de cet équipement. Tandis que Duncan les observait en silence, les gholas le remarquèrent l’un après l’autre. Ils levèrent les yeux vers lui, des yeux d’adultes dans des corps d’enfants, puis ils retournèrent à leurs occupations, s’amusant à lutter, à inventer des jeux ou à expérimenter des jouets. Bien que ces activités eussent l’air parfaitement banales, un groupe de rectrices enregistraient soigneusement toutes les interactions et les choix de jouets, et chaque bagarre enfantine. Elles notaient les préférences de couleurs, les liens d’amitié qui se nouaient, et analysaient chaque résultat pour tenter d’en extraire une signification. Le Bashar Miles Teg, une autre légende réincarnée, entra dans la pièce. Il mesurait une demi tête de plus que Duncan, et portait un pantalon foncé avec une chemise blanche dont le col était orné d’un insigne en or représentant une nova. C’était le symbole de son rang de Bashar autrefois. — Je n’arrive toujours pas à me faire à l’idée de les voir tous comme ça, Miles. Cela me donne l’impression que nous jouons le rôle de Dieu, en votant pour savoir qui ressusciter et qui conserver sous forme de cellules. — Certaines décisions étaient évidentes. Bien que les cellules soient disponibles, nous avons choisi de ne pas produire un nouveau Baron Harkonnen, un Comte Fenring ou un Piter de Vries. Il fronça les sourcils d’un air désapprobateur en regardant le bébé Leto II aux cheveux noirs, qui pleurait parce que le petit Liet-Kynes de trois ans venait de lui prendre son ver des sables en peluche. Duncan dit : — J’ai beaucoup aimé le petit Leto et sa sœur Ghanima lorsqu’ils étaient deux jumeaux orphelins. Et en tant qu’Empereur-Dieu, Leto m’a tué à de nombreuses reprises. Quelquefois, quand ce bébé ghola me regarde, j’ai l’impression qu’il a déjà récupéré ses souvenirs de Tyran. Il secoua la tête. — Certaines des Sœurs les plus conservatrices disent déjà que nous avons créé un monstre, fit remarquer Teg. (Leto II, bien que plus petit que Kynes, se battait férocement pour récupérer son jouet.) Sa mort a entraîné la Dispersion et la Grande Famine… et maintenant, à cause de cet immense et dangereux éparpillement de la population, nous avons incité un Ennemi à s’attaquer à nous. Est-ce vraiment une fin acceptable pour son Sentier d’Or ? Duncan haussa les sourcils et dit nonchalamment à Teg, de Mentat à Mentat : — Qui peut dire que le Sentier d’Or touche à sa fin ? Même après tout ce temps, ce qui se passe en ce moment fait peut-être partie du plan de Leto. Je me garderais bien de sous-estimer sa prescience. Étant eux-mêmes des gholas, Teg et lui avaient assumé une grande partie des responsabilités de ce projet. Les véritables difficultés n’apparaîtraient pas avant quelques années, quand les enfants atteindraient un niveau de maturité suffisant pour qu’on les prépare à retrouver leurs mémoires. Au heu de leur cacher les informations, Duncan insistait pour que les gholas aient entièrement accès aux données de leurs vies antérieures, dans l’espoir de les transformer plus rapidement en armes efficaces. Ces enfants étaient des épées à double tranchant. Ils pouvaient détenir les clefs qui permettraient de sauver le non-vaisseau lors de crises futures, mais ils pouvaient aussi présenter eux-mêmes des dangers. Les nouveaux gholas étaient plus que de la chair et des os, plus que des personnalités individuelles. Ils représentaient une gamme stupéfiante de talents potentiels. Comme s’il venait de prendre une décision au cours d’une bataille, Teg entra dans la pièce, sépara les deux enfants qui se chamaillaient, et leur trouva d’autres jouets pour les distraire. En les observant, Duncan repensa au nombre de fois où il avait tenté d’assassiner l’Empereur-Dieu lui-même, et au nombre de fois où Leto II l’avait ramené sous forme d’un nouveau ghola. En regardant ce petit enfant d’un an, Duncan songea: Si quelqu’un peut un jour trouver le moyen de vivre éternellement, ce sera lui. Tout jugement vacille au bord de l’erreur. Prétendre détenir la connaissance absolue, c’est devenir un monstre. La connaissance est une aventure sans fin au bord de l’abîme de l’incertitude. Leto Atréides II, l’Empereur-Dieu. De l’océan au désert, du monde d’azur au sable brun. Laissant derrière elle Buzzell, la planète nouvellement conquise, Murbella retourna sur Chapitre pour superviser l’évolution des terres désertiques. Elle quitta la Citadelle à bord d’un ornithoptère qu’elle pilotait elle-même. Parfaitement capable de se débrouiller seule, elle survola les dunes qui se développaient rapidement, là où le domaine des vers des sables ne cessait de s’étendre. Elle observa les branches cassantes et nues de ce qui avait été autrefois une forêt dense. Les arbres se dressaient comme des hommes qui se noient et qui essaient de repousser une lente marée de sable s’apprêtant à les engloutir. Bientôt, le nouveau désert - magnifique à sa manière - recouvrirait la planète entière, exactement comme Rakis. J’ai choisi défaire mourir l’écosystème aussi rapidement que possible, dit la voix d’Odrade. C’était la façon la moins cruelle de procéder. — Il est plus facile de créer un désert qu’un jardin. Il n’y avait rien de facile là-dedans. Ni facile pour Chapitre, ni facile pour ma conscience. — Ni pour la mienne. (Murbella contempla l’immensité stérile au-dessous d’elle. C’étaient comme les ossements d’un environnement qui gisaient là, se desséchant sous le soleil torride de l’après-midi. Tout cela faisait partie du plan détaillé du Bene Gesserit.) Mais c’est ce que nous devons faire pour obtenir l’épice. Pour le pouvoir. Pour la maîtrise. Pour obliger la Guilde Spatiale, le CHOM, Richèse, et tous les gouvernements planétaires, à faire ce que nous leur ordonnerons. C’est bien de cela qu’il s’agit quand on parle de survie, mon enfant. Quelques mois seulement auparavant, cette région avait été une forêt. Soucieuses de ne pas gaspiller le peu de ressources qui leur restaient, les Sœurs avaient commencé à récupérer le bois des arbres une fois morts, mais le désert s’était étendu trop rapidement pour qu’elles puissent terminer leur travail. A présent, avec l’efficacité caractéristique du Bene Gesserit, des équipes creusaient des routes provisoires à travers les dunes de sable et s’enfonçaient dans les profondeurs du désert au volant d’énormes camions. Elles déterraient les troncs, coupaient les branches sèches et remportaient le bois pour servir de matériau de construction ou de combustible. Puisque les arbres morts ne faisaient plus partie d’un écosystème viable, les Sœurs se servaient du bois. Murbella avait horreur du gaspillage. Elle amorça un virage pour s’enfoncer dans la plus vaste région de dunes qui s’étendaient apparemment à l’infini, comme les vagues d’un immense océan figé par le temps. Mais en fait, les dunes de sable étaient sans cesse en mouvement, broyant d’innombrables particules de silice comme un tsunami atrocement lent. Le sable et l’humus avaient toujours été ainsi engagés dans une danse cosmique, chacun essayant de mener le bal. Comme le faisaient maintenant les Honorées Matriarches et les Bene Gesserit. Les réflexions de la Mère Commandante se tournèrent alors vers Bellonda et Doria, obligées toutes les deux de collaborer pour le bien de la Communauté des Sœurs. Cela faisait des années qu’elles dirigeaient conjointement les opérations de production d’épice, ce qui ne les empêchait pas, comme le savait Murbella, de continuer de détester travailler ensemble. Et maintenant, sans avoir prévenu, Murbella volait toujours plus loin au-dessus de l’étendue de sable dans son orni banalisé. Elle aperçut des ouvrières du Chapitre ainsi qu’une équipe de support venue d’autres planètes en train d’installer un camp provisoire sur une plaque de sable orange, en vue de récolter l’épice. La veine de mélange frais était importante selon les critères de Chapitre, minuscule par rapport à ce qu’on trouvait autrefois sur Rakis, et insignifiante comparée à ce que les Tleilaxu avaient su fabriquer dans leurs cuves axlotl. Mais ces plaques grossissaient, tout comme les vers qui les produisaient. La Mère Commandante choisit une aire pour se poser, et amorça un virage tout en ralentissant le battement des ailes de son appareil. Elle aperçut ses deux Directrices des Opérations pour l’Épice, debout l’une à côté de l’autre sur le sable, en train de prélever des échantillons de sable ou de bactéries pour les faire analyser en laboratoire. Quelques stations de recherche isolées avaient déjà été établies dans le désert profond, permettant aux équipes scientifiques de prévoir d’éventuelles explosions d’épice. L’équipement pour la moisson attendait d’être déployé - des petites racleuses et des ramasseuses, qui n’avaient rien à voir avec les énormes moissonneuses et usines suspendues qu’on utilisait autrefois sur Rakis. Après avoir posé son ornithoptère, Murbella resta simplement assise dans la cabine, ne se sentant pas encore prête à émerger. Bellonda s’approcha d’un pas lourd, en brossant d’un revers de la main la fine poussière accumulée sur sa combinaison. Avec une expression irritée sur son visage brûlé par le soleil, Doria la suivait en plissant les yeux pour se protéger de la réverbération sur le cockpit. Murbella sortit enfin de la cabine et aspira une goulée d’air chaud et sec, qui sentait plus la poussière que le mélange. — Ici, dans le désert, je ressens une impression de sérénité, de calme éternel. — J’aimerais bien ressentir la même chose. (Doria lâcha son lourd sac de matériel sur le sable.) Quand donc confierez-vous à quelqu’un d’autre la responsabilité des opérations d’épice ? — Je suis tout à fait satisfaite de mes responsabilités », dit Bellonda, surtout pour agacer Doria. Murbella poussa un soupir devant leur rivalité et leurs chamailleries. — Nous avons besoin d’épice et de gemmones, et nous avons besoin de coopération. Prouve-moi que tu en es digne, Doria, et je t’enverrai peut-être sur Buzzell, où tu pourras te plaindre du froid et de l’humidité plutôt que de la chaleur et de la sécheresse. Pour l’instant, je t’ordonne de travailler ici. Avec Bellonda. Et toi, Bell, ta mission est de te souvenir de ce que tu es, et de faire de Doria une Sœur supérieure. Une rafale de vent projeta du sable sur leurs visages, mais Murbella se força à ne pas cligner des yeux. Bellonda et Doria étaient côte à côte, essayant de maîtriser leur mécontentement. L’ancienne Honorée Matriarche fut la première à acquiescer, d’un bref hochement de tête : — Vous êtes la Mère Commandante. Ce soir-là, de retour dans la Citadelle, Murbella se rendit dans son bureau pour y étudier les projections méticuleusement effectuées par Bellonda, indiquant la quantité d’épice qu’elles pouvaient escompter moissonner ainsi que le taux de progression de la productivité. L’Ordre Nouveau avait puisé si largement dans ses stocks que les étrangers croyaient que les Sœurs disposaient de ressources infinies. Mais en fait, avec le temps, leurs réserves secrètes pourraient se réduire à un simple arrière-goût de cannelle. Murbella compara les quantités d’épice avec les bénéfices que les gemmones de Buzzell commençaient à rapporter, puis avec les versements qu’exigeaient les usines d’armements de Richèse. Dehors, par les fenêtres de la Citadelle, elle pouvait voir des éclairs lointains et silencieux, comme si les dieux avaient étouffé les bruits du changement climatique. Et puis, comme en réponse à ses pensées, le vent sec se mit à marteler la Citadelle, accompagné de grondements de tonnerre. Elle s’approcha de la fenêtre et regarda la poussière et les quelques feuilles mortes qui tourbillonnaient le long d’un chemin entre les bâtiments. La tempête redoubla d’intensité, et un crépitement surprenant de grosses gouttes vint frapper le cristoplaz poussiéreux, formant des traînées grisâtres. Le temps sur Chapitre était bouleversé depuis des années, mais elle ne se souvenait pas que la Régulation Météo ait prévu un orage sur la Citadelle. Murbella n’arrivait pas à se souvenir de la dernière fois où il avait plu à ce point. Une tempête inattendue. Bien des tempêtes dangereuses les attendaient - et pas seulement l’Ennemi qui allait venir. Les plus puissantes forteresses d’Honorées Matriarches subsistaient sur différentes planètes, comme des plaies purulentes. Et l’on ne savait toujours pas d’où les Honorées Matriarches étaient venues, ni ce qu’elles avaient fait pour provoquer la colère de cet Ennemi implacable. L’humanité avait trop longtemps évolué dans la mauvaise direction, engagée sur un chemin aveugle - le Sentier d’Or -, et les dégâts étaient peut-être irréversibles. Avec l’arrivée de l’Ennemi d’Ailleurs, Murbella craignait d’être au seuil de la plus grande tempête de tous les temps : Kralizec, Arafel, Armageddon, Ragnarôk… quel que soit le nom qu’on lui donne, il s’agissait des ténèbres à la fin de l’univers. La pluie ne dura encore que quelques minutes, mais le vent continua longtemps de hurler dans la nuit. Est-ce que nos ennemis apparaissent naturellement, ou les créons-nous par nos propres actions ? Mère Supérieure Aima Mavis Taraza, Archives du Bene Gesserit, documents accessibles aux acolytes. Le simple fait que Leto II existe était un affront pour Garimi. Le petit Tyran! Un bébé qui portait dans ses gènes la destruction de la race humaine! Combien fallait-il encore supporter de rappels de la honte du Bene Gesserit et de l’échec de l’humanité ? Comment était-il possible que ses Sœurs refusent de tirer la leçon de leurs erreurs ? Quel orgueil aveugle, quelle stupidité! Depuis le tout début, Garimi et ses alliées farouchement conservatrices s’étaient opposées à la création de ces gholas historiques, pour des raisons évidentes. Ces personnages avaient déjà vécu leurs vies. Un bon nombre d’entre eux avaient provoqué des destructions considérables, et avaient mis l’univers sens dessus dessous. Leto II -1’Empereur-Dieu de Dune, connu plus tard sous le nom de Tyran - était de loin le pire. Garimi frissonna en pensant aux risques immenses que Sheeana leur faisait courir avec ces gholas. Même Paul, le Kwisatz Haderach si longtemps espéré et qui avait échappé à tout contrôle, n’avait pas provoqué autant de dégâts que Leto II. Paul avait su au moins faire preuve d’une certaine prudence, en conservant une partie de son humanité et en se refusant à commettre les horreurs dans lesquelles son propre fils s’était plus tard plongé. Muad’Dib avait eu au moins l’élégance de se sentir coupable. Mais pas Leto H. Le Tyran avait sacrifié son humanité dès le départ. Sans aucun regret, il avait accepté les conséquences effroyables de sa fusion avec un ver des sables, puis il était allé de l’avant, creusant son sillon dans l’histoire comme une tornade, projetant autour de lui des vies innocentes comme autant de débris. Même lui avait su à quel point il serait haï, lorsqu’il avait dit : « Je suis nécessaire, afin que plus jamais dans l’histoire vous n’ayez besoin de quelqu’un comme moi. » Et voilà maintenant que Sheeana avait ramené le petit monstre, malgré le risque qu’il provoque des dégâts encore plus grands! Mais Duncan, Teg, Sheeana et d’autres encore pensaient que Leto II serait peut-être le plus puissant des gholas. Le plus puissant ? Le plus dangereux, oui! Pour l’instant, Leto n’était qu’un bébé d’un an dans la crèche, faible et impuissant. Jamais il ne serait plus vulnérable que maintenant. Garimi et ses Sœurs fidèles décidèrent de passer à l’action sans plus attendre. Moralement, elles n’avaient pas d’autre choix que de le détruire. En compagnie de sa robuste compagne Stuka, Garimi se faufila le long des couloirs sombres de l’Ithaque. Pour respecter les cycles biologiques humains traditionnels, le «capitaine» Duncan avait imposé une alternance régulière de lumière brillante et de pénombre afin de simuler le jour et la nuit. Bien qu’il ne fût pas obligatoire de respecter ce rythme artificiel, la plupart des gens trouvaient commode de le faire pour les besoins de la vie en société. Ensemble, les deux femmes franchirent des coudes et utilisèrent les plates-formes et les tubes élévateurs pour descendre de niveau en niveau. Tandis que la plupart des passagers s’apprêtaient à dormir, elles arrivèrent aux abords de la crèche silencieuse, près des grandes salles médicales. Stilgar et Liet-Kynes, âgés respectivement de deux et trois ans, étaient dans la nurserie, tandis que les cinq autres jeunes gholas étaient avec des rectrices. Leto II était le seul bébé dans la crèche pour l’instant, en attendant que les cuves axlotl en produisent certainement d’autres. En se servant de sa connaissance des installations du vaisseau, Garimi manipula la station de contrôle du hall afin de détourner les imageurs d’observation. Elle ne voulait pas qu’il y ait d’enregistrements du « crime » que Stuka et elle s’apprêtaient à commettre, bien qu’elle sût qu’elle ne pourrait garder son secret très longtemps. Une bonne partie des Révérendes Mères à bord étaient des Diseuses de Vérité. Elles sauraient découvrir les meurtrières avec des méthodes d’interrogatoire éprouvées, même s’il leur fallait pour cela questionner tous les réfugiés du vaisseau. Garimi avait fait son choix. Stuka, elle aussi, avait juré de sacrifier sa vie pour faire ce qui était juste. Et si elles devaient échouer, Garimi connaissait au moins une douzaine d’autres Sœurs prêtes à faire la même chose, si l’occasion se présentait. Elle se tourna vers sa partenaire et amie. — Te sens-tu prête ? Le large visage de Stuka, bien que jeune et lisse, semblait vieilli et empreint d’une infinie tristesse. — J’ai fait la paix en moi-même. (Elle inspira profondément.) Je ne dois pas avoir peur. La peur tue l’esprit. Les deux Sœurs récitèrent ensemble le reste de la Litanie; Garimi l’avait toujours trouvée d’une grande efficacité. Maintenant que les imageurs de surveillance étaient neutralisés, les deux femmes pénétrèrent dans la crèche, avec toute la discrétion que leur conditionnement Bene Gesserit leur permettait. Le bébé Leto était couché dans un des berceaux sous surveillance médicale, avec toutes les apparences d’un petit enfant innocent, à l’air tellement humain. Innocent! Garimi grimaça. Comme les apparences pouvaient être trompeuses. Elle n’avait certainement pas besoin de l’aide de Stuka. Ce serait assez simple d’étouffer le petit monstre. Néanmoins, les deux Bene Gesserit se rassuraient mutuellement. Debout près du berceau, Stuka regarda Leto et murmura à sa compagne : — Dans sa première existence, la mère du Tyran est morte en couches, et un Danseur-Visage a tenté d’assassiner les jumeaux alors qu’ils n’avaient que quelques heures. Leur père aveugle est parti dans le désert, abandonnant les bébés pour que d’autres les élèvent. Ni Leto ni sa sœur jumelle n’ont jamais été tenus tendrement dans les bras de leurs parents. Garimi lui lança un regard mauvais. — Ne commence pas à t’attendrir, dit-elle d’une voix rauque. C’est bien plus qu’un bébé. C’est un animal qu’il y a dans ce berceau, pas un simple enfant. — Mais nous ne savons pas où ni quand les Tleilaxu se sont procuré les cellules pour produire ce ghola. Comment auraient-elles pu être dérobées à l’immense Empereur-Dieu ? Si ce sont vraiment ses cellules, pourquoi n’est-il pas né moitié homme moitié ver des sables ? Il est plus vraisemblable qu’ils ont prélevé secrètement des cellules sur Leto quand il était enfant, avant qu’il ne se transforme. Cela veut dire que cet enfant est techniquement encore un innocent, dont les cellules ont été prélevées sur un corps innocent. Même lorsqu’il aura retrouvé sa mémoire, il ne sera pas F Empereur-Dieu abhorré. Garimi la regarda d’un air furieux. — Est-ce que nous pouvons prendre un tel risque ? Même enfants, Leto II et sa sœur jumelle Ghanima avaient des pouvoirs de prescience spéciaux et effrayants. Peu importe le reste, ça reste un Atréides. Il possède encore tous les marqueurs génétiques qui ont abouti à deux dangereux Kwisatz Haderachs. On ne peut pas le nier! Elle s’était mise à parler trop fort. En jetant un coup d’œil à l’enfant qui s’agitait, Garimi vit ses yeux brillants qui la regardaient avec une intelligence surprenante, la bouche légèrement entrouverte. Leto semblait savoir pourquoi elle était là. H la reconnaissait… mais ne semblait pourtant pas troublé. — S’il est prescient, dit Stuka d’une voix hésitante, alors il sait peut-être ce que nous allons lui faire. — J’étais en train de penser exactement la même chose. Comme en réaction, une des alarmes médicales se mit à biper, et Garimi se précipita sur la console de contrôle pour tenter de l’arrêter. JJ ne fallait pas qu’un signal puisse alerter les docteurs Suk. — Vite! Nous n’avons plus le temps. Fais-le maintenant -ou c’est moi qui vais le faire! L’autre femme prit un gros oreiller et le plaça au-dessus du visage du bébé. Tandis que Garimi s’escrimait sur le panneau de contrôle, Stuka appuya sur l’oreiller pour étouffer l’enfant. C’est alors qu’elle poussa un grand cri, et Garimi se retourna aussitôt. Elle aperçut des segments bruns et une forme qui s’élevait du berceau en se tordant. Stuka recula, prise de panique. L’oreiller qu’elle tenait dans les mains était déchiré en lambeaux. Garimi n’en croyait pas ses yeux. Sa vue semblait dédoublée, comme si deux événements distincts se déroulaient simultanément au même endroit. Une gueule garnie de petites dents cristallines jaillit du berceau et vint frapper le flanc de Stuka. Du sang éclaboussa les draps. Le souffle coupé par la panique, Stuka crispa sa main sur la blessure béante qui laissait voir ses côtes. Garimi s’approcha en titubant, mais lorsqu’elle parvint au petit Ut, elle ne vit que le bébé Leto qui reposait tranquillement. L’enfant était allongé et la regardait calmement de ses yeux brillants. Stuka avait cessé de crier de douleur, et avait utilisé ses facultés de Bene Gesserit pour arrêter le flot de sang qui jaillissait de son flanc. Les yeux écarquillés, elle s’écarta violemment du berceau en s’efforçant de conserver son équilibre. Garimi la regarda, puis regarda l’enfant dans son berceau. Avait-elle vraiment vu Leto se transformer en ver des sables ? Il n’y avait pas d’images de surveillance. Garimi ne pourrait jamais prouver ce qu’elle croyait avoir vu. Mais comment expliquer autrement la blessure de Stuka ? — Qu’es-tu donc, petit Tyran ? Garimi ne vit pas de sang sur les petits doigts ni sur la bouche. Leto la regarda en clignant des yeux. La porte de la crèche s’ouvrit brusquement et Duncan Idaho se rua dans la pièce, suivi de deux rectrices et de Sheeana. Le visage noir de colère, il aperçut le sang, l’oreiller déchiqueté, le bébé dans son berceau. — Par tous les diables de l’enfer, qu’est-ce que vous faites ici? Garimi recula pour s’écarter du berceau et resta à distance, de peur que le petit Leto ne se transforme à nouveau en cette vision de ver des sables et l’attaque. En voyant la flamme dans les yeux de Duncan, elle faillit inventer une fable, et lui dire que Stuka était venue tuer le bébé et que elle, Garimi, était arrivée à temps pour protéger l’enfant. Mais ce mensonge ne résisterait pas bien longtemps aux interrogatoires. Elle se contenta de se redresser de toute sa taille. Un docteur Suk arriva en réponse aux alarmes que Duncan avait déclenchées. Après avoir examiné le bébé, elle s’approcha de Stuka qui s’était écroulée à terre, épuisée. Sheeana tira sur la robe déchirée pour découvrir la profonde blessure qui avait saigné abondamment avant que Stuka - dans un sursaut d’énergie - ne réussisse à étancher le flot. Duncan et les rectrices la contemplèrent avec stupéfaction. Garimi détourna le regard, redoutant maintenant Leto II plus que jamais. En montrant avec colère le petit berceau, elle déclara : — Je soupçonnais cet enfant d’être un monstre. Je n’ai désormais plus aucun doute. Malgré les propos des égalitaristes, tous les humains ne sont pas identiques. Chacun de nous possède en lui une combinaison unique de potentiels cachés. Dans les périodes de crise, nous devons découvrir ces capacités avant qu’il ne soit trop tard. Bashar Miles Teg. Durant le tumulte qui suivit l’attentat avorté contre la vie du jeune Leto, Miles Teg observa les jeux de pouvoir prévisibles entre les Bene Gesserit. Initialement, leur évasion de Chapitre les avait conduites à laisser momentanément de côté leurs divisions, mais au fil des années des factions s’étaient formées et constituaient des plaies purulentes. Le schisme s’était aggravé avec le temps, et les enfants gholas fournissaient un puissant prétexte. Au cours des années récentes, Teg avait constaté des braises de résistance et de malaise dans la faction de Garimi, centrées sur les nouveaux gholas. La crise autour de Leto II les avait ravivées comme si l’on y avait versé de l’essence. La mère de Teg l’avait élevé sur la planète Lernaeus, et l’avait initié aux voies du Bene Gesserit. Janet Roxbrough-Teg était loyale envers la Communauté des Sœurs, mais sans aveuglement. Elle avait inculqué à son fils des techniques utiles, lui avait montré comment se protéger des tours des Bene Gesserit, et lui avait fait prendre conscience de la façon dont ces femmes ambitieuses échafaudaient leurs plans. Une véritable Bene Gesserit était prête à tout pour atteindre l’objectif désiré. Mais tenter d’assassiner un enfant ? Teg craignait que même Sheeana n’ait mal évalué les risques. Garimi et Stuka se tenaient dans le box des accusés avec un air de défi, sans même se donner la peine de cacher leur culpabilité. Les lourdes portes de la grande salle d’audience étaient verrouillées, comme si quelqu’un craignait que les deux femmes ne tentent de s’échapper du non-vaisseau. L’air confiné de la salle avait l’odeur amère et puissante du mélange dégagé par la transpiration. Les autres femmes étaient très agitées, et même les plus conservatrices d’entre elles étaient contre Garimi, du moins pour l’instant. — Vous avez agi contre la Communauté! (Sheeana agrippait le bord du pupitre sur le podium. Sa voix était claire et puissante, et ses yeux bleu sur bleu étaient traversés d’éclairs tandis qu’elle levait fièrement le menton. Elle avait attaché ses épais cheveux aux reflets cuivrés, révélant son teint bistré. Sheeana n’était pas beaucoup plus vieille que Garimi, mais en tant que dirigeante effective des Bene Gesserit à bord, elle projetait l’autorité d’une personne beaucoup plus âgée.) Vous avez trahi notre confiance. N’avons-nous pas déjà suffisamment d’ennemis ? — On dirait que tu ne les vois pas tous, Sheeana, rétorqua Garimi. Tu en crées de nouveaux dans nos propres cuves axlotl. — Nous avons accepté les désaccords et les débats, et nous avons pris notre décision, à la manière des Bene Gesserit! Es-tu donc un tyran toi-même, Garimi, dont les souhaits écrasent simplement la volonté de la majorité ? Même les conservatrices les plus endurcies grommelèrent en entendant ces mots. Les doigts crispés de Garimi devinrent tout blancs. Installé au premier rang à côté de Duncan, Teg observait la scène avec ses capacités de Mentat. Le banc de plazmétal sur lequel il était assis était dur, mais il le sentait à peine. On avait amené le jeune Leto dans la salle de réunion. Cet enfant d’un calme inquiétant observait tout autour de lui avec des yeux brillants. Sheeana poursuivit : — Ces gholas historiques sont peut-être notre seule chance de survie, et tu as essayé de tuer celui qui pourrait nous aider le plus! Garimi grimaça. — Mon désaccord a été dûment enregistré, Sheeana. — Un désaccord est une chose, dit Teg d’une voix forte et empreinte d’autorité. Une tentative d’assassinat en est une autre. Garimi lança un regard noir au Bashar, furieuse qu’il l’ait interrompue. Stuka prit la parole. — Est-ce un assassinat quand il s’agit de tuer non pas un humain, mais un monstre ? — Faites attention à ce que vous dites, dit Duncan. Le Bashar et moi sommes également des gholas. — Ce n’est pas parce que c’est un ghola que je le traite de monstre, dit Garimi en désignant le bambin d’un geste de la main. Nous l’avons vu! Il a le Ver en lui. Ce bébé innocent s’est transformé en une créature qui a attaqué Stuka. Vous avez tous vu sa blessure! — Oui, et nous avons entendu ton explication inventive. Le scepticisme était perceptible dans la voix de Sheeana. Garimi et Stuka prirent un air profondément outré et se tournèrent vers les Sœurs assises sur leurs bancs surélevés, en levant les mains pour quêter leur soutien. — Nous sommes toujours des Bene Gesserit! Nous sommes bien formées à l’observation et à la manipulation des croyances et des superstitions. Nous ne sommes pas des enfants qui ont peur de leur ombre. Cette… abomination s’est transformée en ver des sables pour se défendre contre Stuka! Demandez-nous de répéter ce que nous avons dit devant des Diseuses de Vérité. — Je n’ai aucun doute que vous croyez ce que vous nous dites avoir vu, dit Sheeana. D’une voix parfaitement calme, Duncan intervint : — Le bébé ghola a été soigneusement examiné… comme tous les autres gholas. Sa structure cellulaire est tout à fait normale, exactement ce à quoi nous nous attendions. Nous avons vérifié et revérifié les cellules d’origine contenues dans la capsule anentropique de Scytale. C’est bien Leto II, et rien de plus. — Rien de plus ? (Garimi laissa échapper un ricanement sarcastique.) Comme si le fait d’être le Tyran n’était pas déjà bien suffisant! Le Tleilax a très bien pu manipuler ses composants génétiques. Nous avons trouvé des cellules de Danseurs-Visages parmi le matériau récupéré. Vous savez bien qu’on ne peut pas leur faire confiance! Le Maître du Tleilax n’était pas là pour se défendre contre ces accusations. En jetant un regard vers Duncan, Sheeana dit : — On a déjà vu de telles manipulations. Un ghola peut se retrouver avec des facultés inattendues, ou contenir une bombe à retardement. Teg vit que l’attention se portait sur lui. C’était maintenant un adulte, mais elles se souvenaient encore de son origine dans les premières cuves axlotl du Bene Gesserit. Il ne pouvait y avoir aucun doute sur sa génétique. Teg avait été produit sous le contrôle direct du Bene Gesserit; aucun Tleilaxu n’avait eu la possibilité d’intervenir. Aucun des réfugiés à bord, pas même Duncan Idaho, ne savait que Teg pouvait se déplacer à des vitesses impossibles, ni qu’il avait parfois la capacité de voir des non-champs qui restaient invisibles même pour les détecteurs les plus sophistiqués. Malgré la loyauté dont le Bashar avait déjà largement fait preuve, les Sœurs continuaient d’avoir trop de soupçons. Elles croyaient voir partout des signes annonciateurs d’un nouveau Kwisatz Haderach de cauchemar. Les Bene Gesserit ne sont pas les seules à savoir garder des secrets. Il dit à voix haute : — Oui, nous avons tous un certain potentiel caché en nous. Seuls les imbéciles refusent de l’utiliser. Sheeana lança un regard dur vers Garimi, la femme aux cheveux noirs et au visage sévère qui avait été autrefois son amie proche et sa protégée. Garimi croisa les bras en essayant de contenir son indignation manifeste. — En d’autres circonstances, j’aurais pu exiger le bannissement et l’exil. Mais nous ne pouvons nous permettre de réduire notre nombre. Où pourrions-nous t’envoyer ? À ton exécution ? Non, je ne pense pas. Nous nous sommes déjà séparées du Chapitre, et nous avons eu peu d’enfants au cours des treize dernières années. Est-ce que j’oserais t’éliminer, Garimi, ainsi que tes fidèles ? Des factions en décomposition, voilà ce qu’on peut attendre d’un culte affaibli et assoiffé de pouvoir. Nous sommes des Bene Gesserit. Nous valons beaucoup mieux que ça! — Alors, que proposes-tu, Sheeana ? (Garimi sortit du box des accusés et s’avança vers le podium où se tenait Sheeana.) Je ne peux pas simplement renoncer à mes convictions, et tu ne peux pas fermer les yeux sur ce qu’on appelle notre crime. — Les gholas - tous les gholas - seront de nouveau examinés. S’il s’avère que tu as raison, et que cet enfant est bien une menace, alors il n’y aura pas eu de crime commis. En fait, tu nous auras tous sauvés. Mais si tu as tort, tu devras retirer officiellement tes objections. (Elle croisa les bras, imitant ainsi Garimi.) La Communauté des Sœurs a pris sa décision, et tu l’as bafouée. Je suis tout à fait prête à produire un autre ghola de Leto II - et même dix autres encore - pour être sûre qu’il y en ait au moins un qui survive. Onze gholas de Duncan ont été tués avant que nous chargions le Bashar de le protéger. Est-ce que c’est cela que tu veux de nous, Garimi ? (L’expression d’horreur qu’elle lut dans ses yeux fut une réponse suffisante pour Sheeana.) En attendant, c’est à toi que je confie la charge de veiller sur Leto II. Tu seras sa protectrice. En fait, tu es désormais responsable de tous les gholas, avec le titre officiel de Rectrice Supérieure. Garimi et ses partisanes restèrent médusées. Sheeana sourit devant leur incrédulité. Tous dans la salle savaient maintenant que la vie du bébé reposait entièrement sur Garimi. Teg lui-même ne put retenir un léger sourire. Sheeana avait imaginé une punition parfaitement digne du Bene Gesserit. Garimi ne pouvait pas se permettre qu’il arrive quoi que ce soit à l’enfant. Consciente d’avoir été prise au piège, Garimi hocha brièvement la tête. — Je le surveillerai, et je découvrirai les dangers qui rôdent en lui. Ce jour-là, je compte sur toi pour prendre les mesures nécessaires. — Les mesures nécessaires uniquement. Leto était assis innocemment sur sa chaise rembourrée, un petit bébé à l’air inoffensif - avec trois mille cinq cents ans de mémoire tyrannique enfermés en lui. Après avoir de nouveau contemplé les Chaumes à Cordeville, Sheeana alla se coucher dans ses appartements, oscillant entre sommeil et veille, avec des pensées troublées et hyperactives. Cela faisait quelque temps que ni Serena Butler ni Odrade n’étaient revenues lui parler dans un murmure, mais elle décelait une perturbation plus profonde dans la Mémoire Seconde, une espèce de malaise. Alors que la lassitude commençait à brouiller ses pensées, elle sentit comme un piège étrange qui se refermait sur elle, une vision qui l’engloutissait, quelque chose de plus fort qu’un rêve. Elle essaya de se réveiller de ce changement inquiétant, mais en vain. Des bruns et des gris tourbillonnaient autour d’elle, et elle aperçut une lumière brillante au-delà, qui attirait son corps vers elle à travers les nuées de couleurs. Des sons intervenaient comme le vent qui hurle, et une sécheresse poussiéreuse envahit ses poumons, ce qui la fit tousser. Les tourbillons et les bruits cessèrent brusquement, et elle se retrouva debout sur une étendue de sable, au milieu de dunes immenses qui ondulaient jusqu’à l’horizon. Était-ce la Rakis de son enfance ? Ou peut-être une planète encore plus ancienne ? Assez bizarrement, bien qu’elle fût pieds nus et en chemise de nuit, elle ne sentait pas le contact du sable ni la chaleur du soleil qui brillait au-dessus d’elle. Mais elle avait la gorge desséchée. Entourée de dunes désertes, il semblait futile de vouloir marcher ou courir où que ce soit, et elle attendit donc. Elle se baissa et ramassa une poignée de sable, puis levant la main bien haut, elle le laissa se déverser - mais il forma un étrange sablier dans l’air, dont les grains semblaient s’écouler par un rétrécissement imaginaire. Elle regarda le fond invisible qui commençait à se remplir. Est-ce que cela signifiait qu’il restait peu de temps ? Pour qui ? Convaincue qu’il s’agissait d’autre chose que d’un rêve, elle se demanda si elle n’était pas en train d’effectuer un voyage dans la Mémoire Seconde, non pas seulement à travers des voix mais en vivant une véritable expérience. Des visions palpables sollicitaient tous ses sens, comme dans la réalité. Avait-elle pris un chemin menant à un autre endroit… de même que le non-vaisseau s’était une fois glissé dans un autre univers ? Tandis qu’elle se tenait au milieu de ce désert, le sable continuait de s’écouler dans le sablier invisible. Est-ce qu’un ver géant allait arriver, si ce paysage était censé reproduire la planète Dune? Elle aperçut une silhouette au loin, au sommet d’une des dunes, une femme qui s’avançait dans le sable d’un pas expérimenté et délibérément irrégulier, comme si elle avait fait cela toute sa vie. L’étrangère se laissa glisser sur le flanc de la dune vers Sheeana, puis disparut dans un creux. Quelques instants plus tard, elle réapparut au sommet d’un monticule de sable plus proche. Elle continua ainsi, de dune en dune, se rapprochant d’elle, sa silhouette grandissant à chaque fois. Juste devant Sheeana, le sable continuait de murmurer dans le sablier invisible. La femme franchit enfin la dernière dune et descendit rapidement vers Sheeana. Assez étrangement, elle ne laissait pas de traces de pas et ne soulevait pas le sable sur son passage. Sheeana pouvait maintenant voir qu’elle portait un distille de style ancien, avec un capuchon noir. Quelques mèches de cheveux gris flottaient autour d’un visage si desséché et tanné qu’on aurait dit un vieux morceau de bois. Ses yeux bordés de croûtes étaient du bleu le plus profond que Sheeana ait jamais vu. Elle devait avoir consommé de grandes quantités d’épice pendant de nombreuses années; elle paraissait incroyablement vieille. — Je parle avec la voix de la multitude, dit la vieille femme d’une voix aux échos étranges. (Ses dents étaient jaunes et irrégulières.) Comprends-tu ce que cela signifie ? — La multitude de la Mémoire Seconde ? Vous parlez au nom des Sœurs mortes ? — Je parle au nom de l’éternité, de celles qui ont vécu et de celles qui ne sont pas encore nées. Je suis la Sayyadina Ramallo. Il y a très longtemps, Chani et moi avons administré l’Eau de Vie à Dame Jessica, la mère de Muad’Dib. (Elle tendit un doigt noueux vers une formation rocheuse au loin.) Ça s’est passé là-bas. Et maintenant, tu les as tous ramenés à la vie. Ramallo. Sheeana avait entendu parler de la vieille femme, un personnage clef de l’Histoire. En soumettant Jessica à l’Agonie dans un sietch des Fremen sans s’être rendu compte qu’elle était enceinte, Ramallo avait involontairement modifié le fœtus qu’elle portait. La fille de Jessica, Alia, avait été considérée comme une Abomination. La Sayyadina paraissait distante, une simple porte-parole de l’agitation qui régnait dans la Mémoire Seconde. — Entends mes paroles, Sheeana, et sois attentive. Sois prudente dans ce que tu crées. Tu en fais revenir trop, et trop vite. Une chose simple peut avoir des répercussions immenses. — Vous voulez que je mette fin au projet des gholas ? À bord du non-vaisseau, les cellules d’Alia faisaient également partie du contenu de la capsule anentropique du Maître du Tleilax. Dans la Mémoire Seconde, Ramallo devait avoir vu l’infâme Abomination comme l’erreur la plus tragique qu’elle ait commise, même si la vieille Sayyadina n’avait pas vécu assez longtemps pour connaître Alia. — Vous voulez que j’évite de ramener Alia ? Ou l’un des autres gholas ? Il était prévu qu’Alia soit le ghola suivant, le premier d’une série comprenant Serena Butler, Xavier Harkonnen, le Duc Leto Atréides, et bien d’autres encore. — Attention, mon enfant. Prête attention à mes paroles. Prends ton temps. Avance prudemment sur un terrain dangereux. Sheeana se rapprocha de la femme. — Mais qu’est-ce que cela signifie ? Devons-nous attendre un an ? Cinq ans ? À cet instant précis, le contenu du sablier imaginaire cessa de s’écouler, et la vieille Ramallo s’estompa pour devenir un fantôme, qui subsista un instant comme un démon des sables et finit par disparaître complètement. Le paysage de l’ancienne Dune disparut avec elle, et Sheeana se retrouva dans sa chambre, le regard plongé dans la pénombre avec un sentiment de malaise, et aucune réponse claire. Les esprits semblables ne s’harmonisent pas toujours. Ils forment parfois un mélange détonant. Mère Commandante Murbella. Depuis plus de treize ans maintenant, depuis qu’elle était arrivée avec les Honorées Matriarches conquérantes dans le but de diriger le Chapitre, Doria avait feint de s’entendre avec les sorcières. À présent, elle excellait à ce jeu. Elle avait essayé de supporter leurs façons de faire, et avait appris beaucoup d’elles afin d’utiliser ces connaissances contre le Bene Gesserit. Progressivement, elle avait accepté quelques compromis dans ses modes de pensée, mais elle n’avait pu changer sa nature profonde. Comme elle ne pouvait s’empêcher d’éprouver du respect pour la Mère Commandante, elle faisait de son mieux pour gérer les opérations de production d’épice, comme on le lui avait ordonné. Au niveau du principe, elle comprenait le plan d’ensemble : accroître la richesse en épice qui, ajoutée au flot de gemmones provenant de Buzzell, permettrait de financer le coût inimaginable de la construction d’une force militaire géante capable d’affronter toutes les Honorées Matriarches renégates, et ensuite l’Ennemi. Cependant, les Honorées Matriarches agissaient souvent de façon impulsive, et non logique. Et elle avait été élevée, formée, et même programmée, pour être une Honorée Matriarche. Il ne lui était pas toujours facile de coopérer, particulièrement avec cette sorcière obèse et hautaine qu’était Bellonda. Murbella avait commis une grave erreur en pensant que cette collaboration forcée entre Doria et Bellonda les amènerait à mûrir et à s’adapter - comme un physicien nucléaire d’autrefois faisant se percuter des atomes dans l’espoir de déclencher une réaction de fusion. Bien au contraire, au cours des années où Bellonda et elle avaient travaillé dans la zone aride en expansion, leur haine réciproque n’avait cessé de grandir. Doria trouvait la situation insupportable. À bord d’un ornithoptère de reconnaissance, les deux femmes étaient en train de terminer une tournée d’inspection. Cette proximité physique ne faisait qu’amener Doria à détester encore plus sa partenaire bovine - avec sa respiration sifflante, sa transpiration, et sa tendance à faire des remarques agaçantes. La cabine confinée était devenue une chambre sous pression. Quand Doria entreprit finalement de retourner à la Citadelle principale, elle pilota l’engin à une vitesse excessive, tant elle avait hâte de pouvoir quitter Bellonda. À côté d’elle, manifestement consciente du malaise de sa partenaire, celle-ci affichait un petit sourire satisfait. Sa masse semblait presque déséquilibrer l’appareil! Dans son justaucorps noir, elle ressemblait à un gros ballon dirigeable. Tout l’après-midi, elles avaient échangé des paroles tendues, des sourires mauvais et des coups d’œil incisifs. L’un des plus gros défauts de la personnalité de Bellonda provenait de sa formation de Mentat, qui l’amenait à agir comme si elle savait tout sur tous les sujets. Mais elle ne savait pas tout sur les Honorées Matriarches. Loin s’en fallait. Doria n’avait jamais eu la maîtrise de sa propre existence. Depuis sa naissance, elle avait toujours dû obéir aux exigences d’une maîtresse après l’autre. Conformément à la coutume des Honorées Matriarches, elle avait été élevée sur la planète Prixe, dans le vaste territoire colonisé lors de la Dispersion. Les Honorées Matriarches ne s’intéressaient pas aux sciences de la génétique; elles laissaient les choses se faire de façon naturelle, selon le mâle qu’une Mère en particulier avait décidé de séduire et d’asservir. Les filles des Honorées Matriarches faisaient l’objet d’une sélection en fonction de leurs capacités au combat et de leurs prouesses sexuelles. Dès leur plus jeune âge, les fillettes devaient affronter des épreuves répétées mettant leur vie en jeu, ce qui permettait de « dégraisser » le groupe de candidates. Doria mourait d’envie de dégraisser cette vieille outre boursouflée de Révérende Mère assise à côté d’elle. Elle sourit tandis qu’une nouvelle image lui venait à l’esprit. Elle ressemble à une cuve axlotl ambulante. Devant elles, la silhouette de la Citadelle se profilait sur le ciel teinté d’orange par le soleil couchant. La poussière toujours présente peignait des taches de couleur spectaculaires. Mais Doria était incapable de percevoir de la beauté dans le coucher de soleil, et restait obsédée par ce tas de chair suante à côté d’elle. Je ne supporte pas son odeur. Elle est probablement en train de réfléchir aux moyens de me tuer avant que je ne l’égorgé comme la grosse truie qu’elle est. Alors que l’orni était en approche pour se poser, Doria prit une pilule de mélange qu’elle fit fondre dans sa bouche, mais sans obtenir plus qu’un faible écho des effets calmants habituels de la drogue. Elle avait cessé de compter le nombre de pilules qu’elle avait prises ces dernières heures. La voyant penchée au-dessus des commandes de l’appareil, Bellonda lui dit de sa voix de baryton : — Tes petites pensées mesquines sont toujours transparentes pour moi. Je sais que tu veux m’éliminer, et que tu attends seulement la bonne occasion. — Les Mentats aiment calculer les probabilités. Quelle est la probabilité pour que nous nous séparions tranquillement après l’atterrissage ? Bellonda réfléchit sérieusement à la question. — Elle est très faible, étant donné ta paranoïa. — Ah, la psychanalyse! On tire un profit inépuisable à être en ta compagnie. Les ailes de l’ornithoptère battirent plus lentement, et l’appareil se posa avec une rude secousse sur le terrain dallé. Doria attendit que l’autre femme la critique pour son atterrissage brutal; mais Bellonda se contenta de tourner le dos avec dédain et entreprit de déverrouiller la porte de la cabine. Cet instant de vulnérabilité agit comme un détonateur dans l’esprit de Doria, déclenchant en elle un pur réflexe viscéral de prédateur. Malgré l’exiguïté du cockpit, elle déplia ses jambes en un coup violent. Bellonda la sentit venir et riposta, en se servant de sa masse imposante pour projeter Doria contre la porte du pilote au moment où elle s’ouvrait. L’Honorée Matriarche passa au travers et fut précipitée sur l’aire d’atterrissage. Humiliée et folle de rage, Doria leva les yeux. — Ne sous-estime jamais une Révérende Mère, quelle que soit son apparence, lui lança gaiement Bellonda depuis l’encadrement de la porte de l’ornithoptère. Elle se glissa hors de la cabine comme un baleineau en train de naître. En retrait de l’aire d’atterrissage, la Mère Commandante les attendait pour entendre leur rapport. Mais voyant l’altercation naissante, Murbella s’avança rapidement vers elles comme une tempête qui s’annonce. Doria n’en avait cure. Incapable de maîtriser sa rage, elle se releva d’un bond, sachant que tout semblant de courtoisie entre Bellonda et elle était fini à jamais. Lorsque la grosse femme posa le pied sur le sol, Doria se mit à tourner autour d’elle sans tenir compte du cri de Murbella. Ce serait un combat à mort. À la manière des Honorées Matriarches. Le justaucorps noir de Doria était déchiré, et elle s’était écorché un genou dans sa chute. Elle boitait, en exagérant la gravité de sa blessure. Également sourde aux appels de la Mère Commandante, Bellonda se déplaçait avec une vitesse et une grâce surprenantes. Voyant son adversaire apparemment estropiée, elle se rapprocha pour en finir. Mais alors que Bellonda se ruait sur elle dans une attaque combinant les poings et les coudes, Doria se jeta à plat ventre pour laisser passer son adversaire - une feinte - puis se releva aussitôt et bondit en se servant de son corps comme d’un kindjal qu’on lance. Et maintenant, la force d’inertie jouait en défaveur de la Sœur plus massive. Avant qu’elle n’ait pu se retourner, Doria vint la percuter dans le dos, et se servit de ses poings pour lui frapper durement les reins. Poussant un rugissement, Bellonda se retourna pour essayer de faire face à son adversaire, mais Doria restait accrochée à son dos comme une ombre, la martelant de ses poings puissants. Lorsqu’elle entendit des côtes se briser, elle frappa encore plus fort, espérant que les esquilles d’os perceraient le foie et les poumons de Bellonda à travers toutes ces couches de graisse. Elle accompagnait chaque mouvement de Bellonda, restant toujours hors de sa portée. Enfin, quand du sang rouge foncé se mit à couler de la bouche de la grosse femme, Doria accepta le face-à-face. Bellonda se précipita sur elle comme un taureau furieux. Bien que souffrant déjà d’une hémorragie interne massive, Bellonda exécuta une feinte et esquiva Doria, en la frappant durement au flanc d’un coup de pied. Doria fut projetée à terre et glissa sur le côté. Murbella et plusieurs autres Sœurs s’approchèrent et les entourèrent. Le visage mauvais, Bellonda contourna Doria par la gauche, cherchant une ouverture pour la frapper de nouveau. L’Honorée Matriarche se coula dans la force de son adversaire, une tactique destinée à déconcerter la Révérende Mère. Doria ne disposait que d’une fraction de seconde. En voyant les muscles de son adversaire se relâcher presque imperceptiblement, elle se redressa comme un serpent lové et enfonça ses doigts dans le cou de Bellonda, creusant avec ses ongles dans les plis de chair jusqu’à ce qu’elle atteigne la veine jugulaire. D’un coup sec, elle l’arracha et un puissant jet de sang écarlate jaillit au rythme des battements du cœur de Bellonda. Doria recula, figée dans une horreur délicieuse tandis que le sang venait éclabousser son visage et son justaucorps noir. La grosse femme porta la main à son cou avec une expression de surprise. Il lui était impossible d’arrêter le flot de sang ou d’ajuster son métabolisme avec une blessure aussi grave. D’un air dégoûté, Doria la repoussa et Bellonda s’écroula à terre. En s’essuyant les yeux du sang de son adversaire, Doria resta à contempler triomphalement cette vie qui s’échappait. Un duel traditionnel, conforme à l’éducation qu’elle avait reçue. Elle fut parcourue d’un frisson de plaisir. Voilà une adversaire qui ne s’en remettrait pas. Tenant son cou ensanglanté de ses doigts tremblants, Bellonda regardait fixement dans le vide avec une expression d’incrédulité. Puis sa main retomba. La Mère Commandante Murbella pivota sur elle-même et frappa Doria d’un coup de pied, lui mettant la bouche en sang. — Tu l’as tuée! Un autre coup de pied projeta Doria à terre. L’ancienne Honorée Matriarche réussit à se mettre à quatre pattes. — C’était un combat loyal. — Elle m’était utile! Ce n’est pas à toi de décider des ressources dont il faut se débarrasser. Bellonda était ta compagne, ta Sœur… et j’avais besoin d’elle! (Elle devait faire un effort pour prononcer les mots malgré sa rage. Doria était persuadée que la Mère Commandante allait la tuer.) J’avais besoin d’elle, par tous les diables! (Murbella saisit Doria par le tissu de son justaucorps et la traîna jusqu’à Bellonda, qui baignait dans une mare de sang.) Vas-y, fais-le! C’est la seule façon dont tu puisses réparer ce que tu viens de faire. C’est à cette seule condition que je te laisserai vivre. — Quoi ? Les yeux de la femme morte commençaient à devenir vitreux. — Partage. Fais-le maintenant, ou je te tuerai moi-même et je Partagerai avec vous deux! Doria se pencha au-dessus du cadavre encore tiède et posa avec réticence son front contre celui de son adversaire. Elle lutta contre le dégoût qui l’envahissait. En quelques secondes, la vie entière de Bellonda commença à s’écouler en elle, l’emplissant du vitriol de ce que l’ignoble femme avait ressenti pour elle en secret, en même temps que toutes ses pensées et ses expériences, et toutes les existences de la Mémoire Seconde profondément enfouies dans sa conscience. Doria posséda bientôt l’ensemble des données écœurantes qui avaient constitué la personnalité de sa rivale. Il lui était impossible de bouger avant que le processus ne soit terminé. Enfin, elle roula en arrière sur le sol dallé. Silencieuse et froide, Bellonda arborait un sourire exaspérant, bizarrement triomphant, sur ses lèvres épaisses. — Tu l’auras désormais toujours avec toi, dit Murbella. Les Honorées Matriarches ont une longue tradition de promotion par l’assassinat. Ce sont tes propres actions qui t’ont valu d’obtenir ce poste, tu dois donc l’accepter… C’est un châtiment approprié à la manière des Bene Gesserit. Doria se redressa à genoux et regarda la Mère Commandante avec angoisse. Elle se sentait salie et violée, et aurait voulu pouvoir vomir et dégurgiter cette intruse, mais c’était impossible. — Désormais, tu es l’unique Directrice des Opérations pour l’Épice. Tout ce qui a trait aux vers des sables est de ta responsabilité, et tu devras donc travailler deux fois plus. Ne me déçois pas encore une fois, comme tu l’as fait aujourd’hui. Une voix de femme, basse et profonde, se fit entendre dans la tête de Doria, irritante et provocante. Je sais que tu ne veux pas de mon ancien poste, dit la Présence Intérieure de Bellonda, et tu n’es pas qualifiée pour le tenir. Tu auras constamment besoin de me consulter, et je ne te parlerai peut-être pas toujours très gentiment. Un éclat de rire emplit le crâne de Doria. — Tais-toi! Doria lança un regard vindicatif au cadavre qui gisait au pied de l’orni, dont le moteur était encore tiède. Murbella resta de glace avec elle. — Tu aurais dû faire plus d’efforts avant. Les choses auraient été beaucoup plus faciles pour toi. (Elle grimaça de dégoût devant le spectacle.) Maintenant, nettoie tout ça et occupe-toi des préparatifs pour l’enterrement. Écoute Bellonda… elle te dira ce qu’elle souhaite. La Mère Commandante s’éloigna à grands pas, laissant Doria seule avec sa nouvelle partenaire intérieure à laquelle il lui était désormais impossible d’échapper. On se doit de toujours tenir ses outils de gouvernement aiguisés et à portée de main. Le pouvoir et la peur — aiguisés et à portée de main. Baron Vladimir Harkonnen, l’original, 10191 apr. G. De retour dans les laboratoires de Bandalong, où il devait supporter l’angoisse de la routine quotidienne, Uxtal se tenait devant la cuve axlotl grotesquement boursouflée. L’enfant de neuf ans à côté de lui observait avec une fascination inquiétante. — C’est comme ça que je suis né ? — Pas tout à fait. C’est comme ça que tu as été développé. — C’est répugnant. — Tu trouves ça répugnant ? Tu devrais voir comment les humains naturels font pour procréer. Uxtal avait du mal à ne pas laisser percer le dégoût dans sa voix. Il y avait dans l’air une odeur de produits chimiques, de désinfectants et de cannelle. La peau de la cuve battait doucement. Uxtal trouvait cela tout à la fois fascinant et repoussant. Pouvoir travailler de nouveau sur les cuves axlotl, produire un autre ghola pour les Danseurs-Visages… Au moins, il se sentait un véritable Tleilaxu s’exprimant dans le Langage de Dieu, quelqu’un d’important! C’était beaucoup plus gratifiant que de devoir simplement produire des drogues fraîches pour satisfaire les demandes incessantes des catins. Après deux ans de préparation et d’efforts - et plus d’une erreur qui lui avait fait perdre du temps -, il serait prêt d’ici un mois à décanter le ghola crucial suivant. Et alors, peut-être le laisseraient-ils tranquille. Mais il en doutait. Khrone semblait à bout de patience, comme s’il avait deviné que les retards avaient pu provenir des tâtonnements et de l’incompétence d’Uxtal. La Matriarche Supérieure Hellica était manifestement mécontente de voir le chercheur tleilaxu détourner son attention de la production d’ersatz d’épice, mais elle lui avait accordé une nouvelle cuve axlotl sans trop de récriminations. Uxtal se demandait quel genre d’emprise les Danseurs-Visages pouvaient avoir sur elle. Vérifiant la cuve gravide pour la dixième fois dans l’heure écoulée, Uxtal examina les indicateurs. Il n’y avait plus rien d’autre à faire qu’à attendre. Le fœtus se développait parfaitement, et il devait avouer une certaine curiosité pour celui-ci. Un ghola de Paul Atréides… Muad’Dib… le premier homme à être devenu un Kwisatz Haderach. Maintenant qu’il avait ramené le Baron Harkonnen, c’était au tour de Muad’Dib. Qu’est-ce que les Danseurs-Visages pouvaient bien avoir en tête pour ces deux-là ? Après qu’il fut rentré de Dan avec le couteau ensanglanté, le processus de développement du ghola demandé avait pris plus longtemps qu’il ne l’avait imaginé. Aussitôt après avoir désactivé le champ anentropique, il n’avait pas été difficile de trouver des cellules viables sur la lame, mais la première tentative d’implantation d’un ghola dans une vieille cuve axlotl avait échoué. Il avait eu l’intention de faire pousser un nouveau Paul Atréides dans la matrice qui avait déjà servi à faire naître Vladimir Harkonnen - ce qui ne manquait pas d’une délicieuse ironie historique - mais la cuve axlotl usagée n’avait pas été correctement entretenue au fil des années, et elle avait rejeté le premier fœtus. Puis la matrice elle-même était morte. Un gâchis de chair femelle. Ingva avait observé les opérations d’un air accusateur, manifestant de plus en plus ouvertement son ressentiment à l’égard du petit homme. Elle semblait se considérer comme aussi importante que la Matriarche Supérieure de par son travail dans les laboratoires de torture. Ses prouesses sexuelles l’amenaient à d’étranges illusions, car elle se croyait également attirante. Apparemment, son miroir ne fonctionnait pas correctement! Pour Uxtal, elle ressemblait à un lézard habillé en femme. Après la mort de la première cuve axlotl, Uxtal avait été terrifié, bien qu’il eût fait de son mieux pour dissimuler ses erreurs en laissant des indices faisant croire que ses assistants étaient la vraie cause du problème. Ils n’étaient pas indispensables, après tout, alors que lui l’était. Mais il n’y avait eu aucune répercussion. Avec une certaine désinvolture, la Matriarche Supérieure Hellica lui avait donné une femme abîmée pour servir de cuve. Le crâne et le cerveau étaient endommagés, mais son corps vivait toujours. C’était une Honorée Matriarche… qui avait manqué d’être tuée dans une tentative d’assassinat, peut-être ? Toujours est-il que l’ensemble de son système de reproduction - la seule partie de l’anatomie femelle qui l’intéressait - fonctionnait parfaitement. Uxtal avait donc recommencé à zéro, convertissant d’abord le corps en cuve axlotl, effectuant de multiples tests très méticuleux, puis sélectionnant de nouveau du matériau génétique sur la lame de la dague conservée. Cette fois-ci, il n’y aurait plus d’erreurs. Les yeux du garçon brillaient. — Est-ce qu’il jouera avec moi ? Comme mon chaton ? Est-ce qu’il fera tout ce que je lui dirai de faire ? — Nous verrons. Les Danseurs-Visages ont de grands projets pour lui. Vladimir prit un air fâché. — Ils ont des projets pour moi aussi! Je suis important. — C’est bien possible. Khrone ne me dit jamais rien. — Je ne veux pas d’un autre ghola ici. Je veux un autre chaton. Quand est-ce que j’aurai un nouveau chaton ? (Vladimir fit une moue boudeuse.) L’autre est cassé. Uxtal poussa un soupir excédé. — Tu en as encore tué un ? — Ils se cassent trop facilement. Donne-m’en un autre. — Pas maintenant. J’ai du travail. Je te l’ai dit, ce nouveau ghola est très important. Il examina les tuyaux et les pompes, et s’assura que tous les indicateurs étaient à un niveau acceptable. Craignant soudain qu’Ingva ne soit en train de l’observer, il dit à voix haute : — Mais pas plus important que mon travail pour les Honorées Matriarches. Alors même que les chaînes de production fonctionnaient désormais sans problèmes, Hellica exigeait toujours davantage d’épice à base d’adrénaline, insistant sur le fait que ses femmes devaient être plus fortes et plus rapides, maintenant que l’Ordre Nouveau avait commencé à s’attaquer à elles avec tant de férocité. Les sorcières du Chapitre s’étaient déjà emparées de Buzzell et de plusieurs autres places fortes moins importantes. En attendant, poussée par le besoin de disposer d’une nouvelle source de profits après la perte de la production de gemmones, Hellica exigeait qu’il réinvente la technique des anciens Tleilaxu permettant de fabriquer du véritable mélange. Il avait tremblé devant cette demande, qui était affreusement difficile à satisfaire - beaucoup plus que de produire de simples gholas -, et chacune de ses tentatives avait jusqu’à présent échoué. La tâche dépassait tout bonnement ses compétences. Chaque mois, quand Uxtal était obligé de présenter le même rapport pathétique, la même absence de résultats, il était persuadé que quelqu’un allait l’exécuter sur-le-champ. Dix ans… Comment ai-je pu survivre à ce cauchemar pendant dix ans ? Le petit Vladimir enfonça son doigt dans la chair distendue de la cuve, et Uxtal lui donna une tape sur la main. Avec cet enfant en particulier, il était nécessaire de bien fixer les limites. S’il existait un moyen de faire mal à l’Atréides contenu dans la cuve, ce sale gosse saurait le trouver. Vladimir recula et regarda sa main d’un air furieux, puis Uxtal. Manifestement, les pensées s’agitaient dans son petit cerveau lorsqu’il se retourna d’un air grognon. — Je vais m’amuser dehors. Je trouverai peut-être quelque chose à tuer. Laissant la cuve axlotl et calculant le temps qui restait avant que le bébé puisse être transvasé, Uxtal se rendit dans les « salles d’encouragement par la douleur ». C’était là que ses assistants, étroitement surveillés par les Honorées Matriarches, siphonnaient des produits chimiques des corps contorsionnés des victimes de la torture. Au fil des années, Uxtal avait appris que certains types de douleur conduisaient à des différences de pureté et de puissance dans les substances obtenues. Hellica le récompensait pour ce genre de travail de recherche et d’analyse. Perturbé par le comportement de Vladimir, Uxtal se plongea dans son travail, aboyant des ordres à ses assistants et observant les yeux emplis de terreur des victimes sanglées sur les tables, en train d’être vidées des composants nécessaires à l’ersatz d’épice. Au moins, elles coopéraient. Il n’allait pas donner à ce reptile d’Ingva l’occasion de faire un rapport sur lui à la Matriarche Supérieure. Quelques heures plus tard, épuisé et n’ayant qu’une idée en tête - passer quelques instants seul dans ses appartements pour y faire ses ablutions et ses prières, et cocher un jour de plus sur son calendrier de survie -, Uxtal quitta les laboratoires de la douleur. Depuis tout à l’heure, ou bien Vladimir s’était fourré dans des ennuis, ou bien il avait trouvé la Matriarche Supérieure pour échanger quelques cruautés avec elle. Peu importait à Uxtal. Bien que très fatigué, il se dirigea vers le petit laboratoire pour vérifier une dernière fois l’état de la cuve axlotl, mais le jeune Baron lui barra le passage, debout devant lui les mains sur les hanches. — Je veux un autre chaton. Tout de suite. — Je t’ai déjà dit non. Uxtal essaya de passer, mais le jeune garçon s’interposa de nouveau. — Ou autre chose. Trouve-moi un petit agneau. J’en ai assez, des lumaces. — Arrête ça tout de suite, dit sèchement Uxtal. Attirée par les bruits de voix, Ingva était sortie furtivement de l’aile des tortures et les regardait, dévorée de curiosité. Uxtal détourna les yeux et déglutit avec difficulté. Quand le garçon aperçut l’espionne, son attention se tourna dans une autre direction, comme un projectile qui ricoche sur une armure. — Ingva a dit à la Matriarche Supérieure Hellica que ma sexualité était très forte pour mon âge… et tout à fait perverse. (Il semblait savoir que cette remarque serait provocante.) Qu’est-ce qu’elle a voulu dire par là ? Tu crois qu’elle veut se lier avec moi ? Uxtal regarda par-dessus son épaule. — Pourquoi ne pas le lui demander toi-même ? En fait, pourquoi ne le fais-tu pas tout de suite ? Alors qu’il essayait encore de passer à côté du garçon, il prit conscience d’un son inhabituel dans le laboratoire. On entendait des bruits de liquide se déversant quelque part du côté de la cuve axlotl. Surpris, Uxtal poussa Vladimir de côté et se précipita vers la cuve. — Attends! dit le garçon en essayant de le rattraper. Mais Uxtal était déjà auprès de la masse de chair femelle. — Qu’est-ce que tu as fait ? Il courut vers les connexions de flexitubes d’alimentation. Ils avaient été arrachés, et des fluides rouges et jaunes en jaillissaient et formaient une mare sur le sol. Le système nerveux sympathique du corps-matrice faisait trembler la chair comme de la gelée. Un faible gémissement aigu et des bruits de succion agitaient ce qui restait de la bouche flasque, un son désespéré presque conscient. Un scalpel provenant des salles d’encouragement par la douleur était par terre. Une sirène d’alarme se déclencha. Pris de panique, Uxtal s’efforça de rebrancher les tuyaux. Il pivota sur lui-même, saisit le gamin par le col de chemise et le secoua brutalement. — C’est toi qui as fait ça ? — Bien sûr. Ne sois pas bête. Vladimir essaya de lui donner un coup de pied dans le bas-ventre, mais ne réussit qu’à le toucher à la cuisse, ce qui fut toutefois suffisant pour que le Tleilaxu le relâche. Le garçon s’enfuit en criant : — Je vais tout raconter à Hellica! Cruellement partagé entre sa terreur de la Matriarche Supérieure et sa terreur des Danseurs-Visages, Uxtal regarda avec désespoir les systèmes de survie endommagés. Il ne pouvait pas laisser mourir la matrice, ni le bébé qui se trouvait à l’intérieur et dont l’importance était vitale. Pauvre bébé… et pauvre Uxtal! Attirés par les alarmes, deux assistants arrivèrent précipitamment - des assistants compétents, heureusement, et non pas Ingva. Peut-être que s’ils travaillaient suffisamment vite… Sous la direction d’Uxtal, ils installèrent fébrilement de nouveaux flexitubes, remplirent les réservoirs, pompèrent des stimulants et des drogues stabilisantes, et rebranchèrent les moniteurs. Uxtal essuya la sueur qui perlait sur son front grisâtre. Uxtal réussit finalement à sauver la cuve. Et le fœtus ghola. Vladimir était persuadé d’avoir été très malin. Par contraste, sa punition fut rapide, sévère et, en ce qui le concernait, tout à fait inattendue. Il alla voir directement Hellica pour lui rapporter les méfaits d’Uxtal, mais le visage de la Matriarche Supérieure était déjà empourpré de rage. Ingva avait été plus rapide pour se précipiter au Palais, et elle avait tout raconté. Avant que le garçon ne puisse débiter sa version mensongère, Hellica le saisit par le devant de sa chemise avec des doigts aussi effilés et puissants que des griffes de tigre. — Dans ton intérêt, espèce de petit saligaud, il vaudrait mieux que le nouveau ghola soit indemne. Tu voulais le tuer, n’est-ce pas ? — Heu… non, non! Je voulais jouer avec lui. Tout de suite. (Absolument terrorisé, Vladimir recula d’un pas. Il essaya de faire semblant d’être sur le point de pleurer.) Je ne voulais pas lui faire du mal. Je voulais seulement le faire sortir. J’en ai assez d’attendre mon camarade de jeu. J’allais simplement le libérer. C’est pour ça que j’ai pris le scalpel. — Uxtal l’a interrompu avant qu’il n’y arrive. Ingva apparut en écartant un lourd rideau derrière lequel elle s’était cachée pour écouter. Les yeux traversés d’éclairs orangés, la Matriarche Supérieure sermonna sévèrement le jeune Baron. — Ne sois pas aussi stupide, mon garçon! Pourquoi chercher à détruire ce que tu peux contrôler ? Est-ce que ça n’est pas une bien meilleure vengeance contre la Maison Atréides ? Vladimir cligna des yeux; il n’y avait pas pensé. Hellica le relâcha avec indifférence, comme s’il ne s’agissait que d’un insecte agaçant. — Sais-tu ce que veut dire le mot « exil » ? Cela signifie que tu vas retourner sur Dan - ou n’importe quelle planète où Khrone décidera de te mettre. Dès que j’aurai obtenu un vaisseau de la Guilde, tu seras entre ses mains. — Vous ne pouvez pas faire ça! Je suis trop important! Même à son jeune âge, son petit cerveau machiavélique commençait à comprendre les conspirations et les manipulations, mais il ne pouvait pas encore prendre la mesure des profondes intrigues politiques qui prévalaient autour de lui. Hellica le fit taire d’un froncement de sourcils menaçant. — Malheureusement pour toi, le bébé ghola est beaucoup plus important que toi. Quatorze ans après l’évasion de la Planète du Chapitre Le corps humain peut accomplir bien des choses, mais son rôle le plus important est peut-être de servir de mécanisme de stockage pour les informations génétiques de l’espèce. Maître du Tleilax Waff, lors d’un kelh concernant le projet d’un ghola de Duncan Idaho. Son fils ghola était lui-même… ou le deviendrait une fois que ses souvenirs auraient été ramenés à la surface. Mais il fallait attendre encore quelques années pour cela. Scytale espérait que son corps vieillissant résisterait suffisamment longtemps. Tout ce que le Maître du Tleilax avait vécu et appris au cours d’innombrables existences successives était stocké dans sa propre mémoire génétique, et se retrouvait dans l’ADN utilisé pour produire la copie de Scytale qui se tenait devant lui, un ghola qui avait maintenant cinq ans. En fait, il s’agissait d’un clone plutôt que d’un véritable ghola, car les cellules avaient été prélevées sur un donneur vivant. Le prédécesseur de l’enfant n’était pas mort. Pas encore. Mais le vieux Scytale était conscient de sa dégradation physique progressive. Un Maître du Tleilax ne devrait pas craindre la mort, parce que cela faisait des milliers d’années que la mort avait cessé d’être une véritable possibilité - depuis que sa race avait découvert la voie de l’immortalité au moyen de la réincarnation en ghola. Bien que son enfant ghola fût en parfaite santé, il était encore beaucoup trop jeune. Année après année, la mort poursuivait inexorablement son chemin à travers son corps, rendant ses organes moins efficaces qu’ils ne l’étaient autrefois. Obsolescence incorporée. Pendant des millénaires, l’élite Masheikh de sa race s’était réunie en secret, mais jamais ils n’avaient imaginé un holocauste tel que celui auquel ils devaient faire face - auquel Scytale devait faire face, en tant que dernier Maître encore vivant. En étant réaliste, il ne voyait pas ce qu’il pouvait accomplir à lui tout seul. Disposant d’un accès sans restrictions aux cuves axlotl, Scytale aurait pu restaurer d’autres Maîtres comme lui, les vrais génies de sa race. Des cellules du dernier Conseil du Tleilax avaient été stockées dans sa capsule anentropique, mais le Bene Gesserit refusait d’envisager la production de gholas pour ces hommes. En fait, après le grand scandale autour du bébé Leto II, ainsi qu’une vision que Sheeana prétendait avoir reçue de la Mémoire Seconde, les sorcières avaient totalement interrompu le projet de gholas. « À titre provisoire », avaient-elles dit. Au moins, ces femmes powindahs lui avaient enfin accordé son fils, sa copie. Finalement, Scytale pourrait bien réussir à assurer sa continuité. Le garçon vivait maintenant avec lui dans la partie du vaisseau qui avait été autrefois la prison de Scytale. Depuis qu’il avait révélé son dernier secret, les contraintes pesant sur lui avaient été relâchées, et il pouvait aller où il voulait. Il avait tout loisir d’observer les huit autres gholas participant aux différentes formations que le Bene Gesserit jugeaient nécessaires. La Rectrice Supérieure Garimi, qui avait été chargée contre son gré de s’occuper des jeunes gholas, lui avait proposé d’instruire également son fils, mais Scytale avait refusé, ne voulant pas qu’il soit contaminé. Le Maître du Tleilax donnait à son fils une éducation personnelle afin de le préparer à la grande responsabilité qu’il devrait assumer. Avant que l’incarnation plus âgée ne meure, un grand nombre d’informations importantes devaient être transmises, la plupart en secret. Il aurait aimé posséder la faculté qu’avaient les sorcières de Partager leurs souvenirs. Il appelait cela un transfert de données humaines. Si seulement il pouvait réveiller la mémoire de son fils grâce à cette technique, mais les Sœurs en gardaient le secret pour elles. Aucun Tleilaxu n’avait jamais réussi à déterminer la méthode, et une telle information n’était pas à vendre. Les sorcières affirmaient que c’était un pouvoir qu’elles détenaient en tant que femmes, et qu’aucun homme ne pourrait jamais le maîtriser. Quelle absurdité! Les Tleilaxu savaient, et ils l’avaient démontré, que les femelles avaient aussi peu d’importance que la peinture sur un mur. Ce n’étaient que des récipients biologiques destinés à produire une descendance, et un cerveau conscient n’était pas nécessaire pour cela. U lui fallait assumer seul la tâche d’enseigner à l’enfant les rituels et les purifications les plus sacrés. Bien qu’il s’exprimât à l’aide de sifflements et de murmures, utilisant un langage secret que nul n’était censé connaître à part les Maîtres, il craignait cependant que les sorcières ne le comprennent. Des années auparavant, Odrade avait tenté de le prendre au piège en s’adressant à lui dans ce langage ancien, afin de lui prouver qu’elle méritait sa confiance. Pour Scytale, cela n’avait fait que démontrer qu’il ne devait jamais sous-estimer leurs ruses. Il soupçonnait les sorcières d’avoir installé des systèmes d’écoute dans ses appartements, et aucune powindah ne pouvait être autorisée à entendre les mystères profonds. Sa situation désespérée l’avait progressivement laissé avec des choix de plus en plus restreints. Son corps était mourant, et cet enfant était sa seule chance. S’il ne prenait pas le risque que certaines de ses paroles soient entendues par d’autres, tous ces mystères sacrés pourraient mourir avec lui. Des connaissances merveilleuses, disparues à jamais. Qu’est-ce qui était pire, leur découverte ou leur extinction ? Scytale se pencha vers l’enfant. — Tu portes un lourd fardeau. Peu d’hommes dans notre glorieux passé ont assumé une telle responsabilité. Tu es l’espoir de la race des Tleilaxu, et mon espoir personnel. Le garçon avait l’air tout à la fois intimidé et avide d’apprendre. — Comment dois-je faire, Père ? — Je te montrerai », répondit Scytale en galach, avant de revenir au langage ancien. Le garçon avait manifesté une aptitude exceptionnelle à l’utiliser. «Je t’expliquerai bien des choses, mais ce ne sera qu’une préparation, une fondation pour ta compréhension. Une fois que j’aurai restauré tes souvenirs, tu sauras tout intuitivement. — Mais comment ferez-vous pour restaurer mes souvenirs ? Est-ce que ça fera mal ? — Il n’est pas de souffrance plus grande, ni de satisfaction plus complète. C’est impossible à décrire. Le garçon réagit rapidement. — L’essence du s’tori est d’englober notre incompréhension. — Oui. Tu dois accepter à la fois ton incapacité à comprendre, et ton rôle important pour ce qui est de conserver les clefs de ces connaissances. (Le vieux Scytale se cala sur son coussin. Le garçon était presque aussi grand que lui.) Écoute-moi bien pendant que je te parle de la Bandalong perdue, notre merveilleuse ville sainte sur Tleilax la Sacrée, là où notre Grande Croyance a été fondée. Il décrivit les splendides tours et les minarets, et les chambres secrètes où des femelles fertiles étaient gardées afin de produire les enfants souhaités, tandis que d’autres étaient converties en cuves axlotl pour les besoins des laboratoires du Tleilax. Il parla du Conseil des Maîtres et de la façon dont il avait su préserver discrètement la Grande Croyance à travers tant de milliers d’années. Il expliqua que les Tleilaxu avaient habilement su tromper les étrangers maléfiques en feignant d’être faibles et cupides afin que tous les Tleilaxu soient sous-estimés, une ruse visant à semer les graines de la victoire finale. Son fils ghola buvait ses paroles, un public idéal pour un conteur de talent. Le vieux Scytale savait qu’il devait activer les souvenirs de son double le plus tôt possible. C’était une course contre la montre. La peau du Maître se couvrait déjà de taches, tandis que ses mains et ses jambes étaient agitées de tremblements perceptibles. Si seulement il avait encore un peu de temps! Le garçon s’agita avec impatience. — J’ai faim. On va bientôt manger ? — Nous ne pouvons pas nous permettre de faire une pause! Tu dois assimiler le maximum de connaissances possible. Le garçon poussa un profond soupir, puis il prit son petit menton pointu entre ses mains et accorda toute son attention au Maître. Scytale se remit à parler, beaucoup plus vite cette fois-ci. Je sais qui j’étais. Les archives historiques sont très claires sur les faits. Mais une question plus pertinente serait de savoir qui je suis. Paul Atréides, séances de formation à bord du non-vaisseau. À l’extérieur de la salle de formation, observant à travers une vitre en espioglaz, Duncan eut l’impression de contempler le passé. Les huit élèves, d’âges et d’importance historique différents, écoutaient attentivement et poursuivaient leur formation quotidienne avec divers degrés d’impatience, de timidité et de fascination. Paul Atréides avait un an de plus que sa « mère », son fils Leto II était un bébé précoce, et son père le Duc Leto n’était pas encore né. Une chose est sûre : jamais dans l’histoire il n’y a eu une famille pareille. Duncan se demandait comment ils géreraient cette situation particulière une fois leurs souvenirs restaurés. La plupart du temps, la Rectrice Supérieure Garimi soumettait chacun des jeunes gholas à un régime savamment équilibré d’entraînement au prana-bindu, d’exercices physiques et d’épreuves d’agilité mentale. Le Bene Gesserit avait formé ses acolytes pendant des milliers d’années, et Garimi savait exactement ce qu’elle faisait. Elle n’éprouvait aucun enthousiasme pour ses responsabilités envers les enfants gholas, mais elle acceptait son rôle, sachant qu’elle aurait à faire face à un châtiment encore pire s’il arrivait quoi que ce soit à l’un d’eux. Avec un tel entraînement physique intense et ces méthodes de formation mentale, le développement de ces enfants avait été accéléré, et ils étaient beaucoup plus mûrs et intelligents que des enfants normaux du même âge. Aujourd’hui, Garimi avait emmené le petit groupe dans un grand solarium simulé, et leur avait donné du matériel et un travail à faire. Les enfants étaient apparemment seuls. La salle était baignée d’une chaude lumière jaune censée avoir le même spectre que le soleil d’Arrakis; le plafond lisse projetait un ciel bleu artificiel, et une couche de sable doux provenant de la soute avait été répandue sur le sol. La pièce était destinée à évoquer Dune, sans ses dures réalités. L’endroit parfait pour réaliser leur travail. À l’aide de blocs de sensiplaz neutre, de modeleurs et de plans tirés des archives, les enfants gholas devaient réaliser un projet fascinant et ambitieux. En travaillant en équipe, les gholas allaient assembler une maquette détaillée du Grand Palais d’Arrakeen, que l’Empereur Muad’Dib avait fait construire durant son règne de violence. Les archives de l’Ithaque contenaient un grand nombre d’images, de récits et de brochures touristiques, ainsi que des schémas techniques souvent contradictoires. D’après les souvenirs de sa seconde vie, Duncan savait que le véritable Grand Palais avait recelé de nombreux passages secrets et des pièces dissimulées, ce qui avait nécessité la falsification des diagrammes. Paul se baissa pour ramasser un gant modeleur et l’examina d’un air dubitatif. Afin de tester ses capacités, il commença à étaler le matériau flexible en une couche extrêmement mince mais solide : les fondations de son palais. Les autres enfants se partagèrent les blocs de sensiplaz brut; les magasins du non-vaisseau pourraient toujours leur en fournir davantage. Dans des cours précédents, les gholas avaient étudié les résumés biographiques de leurs prédécesseurs historiques. Ils avaient lu et relu leur propre histoire, se familiarisant avec les détails disponibles tout en cherchant à discerner, dans leur cœur et leur esprit, leurs motivations cachées et les influences qui les avaient façonnés. En repartant à zéro, ces enfants issus de cellules deviendraient-ils identiques à leurs prédécesseurs ? Us étaient élevés d’une façon certainement différente. Ils lui rappelaient des acteurs apprenant leur rôle pour une pièce à la distribution immense. Les enfants nouaient des relations de camaraderie et des alliances. Stilgar et Liet-Kynes manifestaient déjà des signes d’amitié. Paul était assis à côté de Chani, tandis que Jessica se tenait un peu à l’écart, sans son duc; le fils de Paul, Leto II, sans sa sœur jumelle, montrait également des signes de solitude. Le petit Leto II aurait dû avoir sa sœur auprès de lui. Le garçon n’était pas destiné à devenir un monstre, mais cette fois-ci, sans la présence de Ghani, il risquait d’être encore plus vulnérable. Un jour, après l’avoir observé jouant calmement, Duncan était allé voir Sheeana et avait exigé des explications. Oui, les cellules de Ghanima étaient bien dans la réserve de Scytale, mais pour on ne sait quelle raison, les Bene Gesserit ne l’avaient pas ramenée au moyen des cuves axlotl. « Pas maintenant », avaient-elles dit. Bien sûr, elles pourraient toujours le faire plus tard, mais Leto II resterait séparé pendant des années de la personne qui aurait dû être sa jumelle, son autre lui-même. Duncan éprouvait de la pitié pour cet enfant à qui l’on infligeait une souffrance inutile. Attirés l’un vers l’autre par leur passé commun aussi bien que par leurs instincts, Paul et Chani, se tenaient l’un à côté de l’autre. Paul était accroupi et examinait les plans. Une représentation holographique miroitait dans l’air, fournissant bien plus de détails qu’il ne lui était nécessaire. Il se concentrait sur les murs de structure, les éléments principaux de ce complexe qui avait été le plus grand bâtiment jamais construit par l’homme. Duncan savait que ce travail que Garimi avait confié aux enfants avait des buts multiples, certains de nature artistique, et d’autres d’intérêt pratique. En construisant une maquette du Grand Palais de Muad’Dib, ces gholas pourraient toucher l’Histoire. « Les sensations tactiles et les stimulations visuelles apportent une compréhension différente de ce que de simples mots ou des archives historiques peuvent fournir », avait-elle expliqué. La plupart des huit gholas avaient eu l’occasion de se trouver dans le véritable bâtiment au cours de leurs vies antérieures; ce serait peut-être un moyen d’alimenter leurs mémoires enfouies. Bien que trop petit pour aider, Leto II pouvait déambuler maladroitement et observer avec fascination. Il ne s’était écoulé qu’un an depuis que Garimi et Stuka avaient essayé de le tuer dans la crèche. Leto II était un enfant placide mais curieux, qui parlait peu mais manifestait un niveau d’intelligence effrayant, et qui semblait absorber tout ce qui l’entourait. Le bambin s’assit sur le sol de sable en se tenant les genoux et se mit à se balancer devant la projection de l’entrée principale du Palais. Cet enfant qui n’avait que deux ans semblait comprendre certaines choses aussi bien que les autres enfants, peut-être même mieux. Thufir Hawat, Stilgar et Liet-Kynes travaillaient ensemble pour dresser les remparts extérieurs de la forteresse. Ils riaient et s’amusaient, voyant dans cette tâche un jeu plutôt qu’une leçon. Depuis qu’il avait lu ce qu’avait été sa vie héroïque à l’origine, Thufir avait développé une personnalité pleine de hardiesse. — J’aimerais bien simplement qu’on trouve l’Ennemi et qu’on ^en finisse. Je suis sûr que le Bashar et Duncan seraient capables de le combattre. — Et maintenant, ils nous ont pour les aider, dit Stilgar d’un air plein d’assurance en donnant un coup de coude à son ami Liet, ce qui fit tomber quelques-uns des blocs. Duncan, qui les observait, marmonna : « Nous ne vous avons pas exactement… pas le vous que nous voulons. » Jessica modela d’autres blocs à partir du sensiplaz, et Yueh l’aida consciencieusement. Chani se mit à faire le tour de la pièce afin de délimiter le périmètre général tel que décrit dans les plans. Puis Paul et elle dressèrent la maquette de l’immense Annexe où avaient été logés tous les domestiques des Atréides avec leurs familles - à une certaine époque, ils avaient été trente-cinq millions! Les archives n’avaient pas exagéré, mais l’échelle était trop vaste pour qu’on puisse vraiment la comprendre. — Je n’arrive pas à nous imaginer habitant dans une maison comme ça, dit Chani en parcourant de nouveau le périmètre qu’elle venait de tracer. — D’après les Archives, nous y avons vécu heureux pendant de nombreuses années. Elle eut un sourire malicieux, comprenant beaucoup plus de choses qu’une fillette de son âge. — Cette fois-ci, est-ce qu’on peut simplement supprimer les appartements d’Irulan ? En entendant secrètement ces mots, même Duncan ne put s’empêcher de rire doucement. Les cellules d’Irulan, la fille de Shaddam IV, faisaient partie du trésor de Scytale, mais les cuves axlotl du centre médical ne la produiraient pas avant quelque temps. Aucun autre ghola n’était programmé, mais Duncan éprouvait des sentiments mitigés à l’idée qu’Alia aurait été la suivante. C’est un fait que Garimi et ses alliées conservatrices n’avaient pas protesté contre cette suspension prudente du projet de gholas. À l’intérieur de la maquette du Palais, les enfants modelèrent des blocs pour constituer une structure indépendante, le Temple de Sainte Alia du Couteau. Ce temple avait abrité une religion naissante consacrée à Alia de son vivant, dont les prêtresses et les bureaucrates avaient démantelé l’héritage transmis par Muad’Dib. Duncan remarqua la grande fenêtre avec ses persiennes, par laquelle Alia s’était jetée, possédée et démente. Après avoir de nouveau examiné les plans, les gholas - chacun muni de gants modeleurs - travaillèrent le sensiplaz pour constituer une rapide approximation de la structure du Palais. Ils en extradèrent les immenses piliers du hall d’entrée et de l’arche principale, laissant les nombreuses statues et les escaliers pour plus tard, lorsqu’ils passeraient à la finition. Il eût été impossible de représenter en détail toutes les décorations, offrandes et ornementations apportées par les pèlerins venus des centaines de planètes conquises au cours du jihad de Muad’Dib. Mais cela faisait partie de la leçon : les confronter à une tâche impossible pour voir jusqu’où ils iraient. Las de son rôle de voyeur, Duncan se détourna de sa fenêtre d’observation et pénétra dans la salle. D’un coup d’œil, les gholas notèrent sa présence, puis se remirent au travail. Mais Paul Atréides vint aussitôt vers lui. — Excuse-moi, Duncan. J’ai une question à te poser. — Seulement une ? — Est-ce que tu peux me dire comment nos mémoires seront restaurées ? Quelles techniques les Bene Gesserit comptent-elles utiliser, et quel âge aurons-nous à ce moment-là ? J’ai déjà huit ans. Miles Teg n’en avait que dix quand elles ont réactivé ses souvenirs. Duncan se raidit. — Elles ont été obligées de le faire. C’était une situation d’extrême urgence. C’était Sheeana qui l’avait fait elle-même, en utilisant une variante tortueuse des techniques d’imprégnation sexuelle. Miles avait été dans le corps d’un garçon de dix ans, avec l’esprit enfoui d’un très vieil homme. Les Bene Gesserit avaient été prêtes à courir le risque de l’endommager psychologiquement car elles avaient besoin de son génie militaire pour vaincre les Honorées Matriarches. Le jeune Bashar n’avait pas eu son mot à dire dans cette affaire. — Ne sommes-nous pas en ce moment même dans une situation d’extrême urgence ? Duncan examina le fronton du palais miniature. — Tout ce que tu as besoin de savoir, c’est que la restauration de tes souvenirs sera un processus traumatisant. Nous ne connaissons pas d’autre méthode pour y parvenir. Comme vous avez tous une personnalité différente (il promena son regard sur le groupe d’enfants), le réveil sera différent pour chacun de vous. Votre meilleure parade est de comprendre qui vous étiez, afin que lorsque les souvenirs reviendront en masse, vous soyez prêts à les recevoir. Le jeune Wellington Yueh, qui avait cinq ans, dit d’une petite voix flûtée : — Mais moi, je ne veux pas être ce que j’étais. Duncan sentit sa poitrine se serrer. — Je suis désolé, mais aucun de nous ne peut se permettre le luxe de choisir. Chani se tenait toujours près de Paul. Sa petite voix était faible, mais ses paroles étaient fortes. — Sommes-nous obligés de répondre aux attentes de la Communauté des Sœurs ? Duncan haussa les épaules en se forçant à sourire. — Pourquoi ne pas aller encore plus loin ? Ensemble, ils continuèrent d’ériger les murs du Grand Palais. Notre errance sans but est à l’image de toute l’histoire de l’humanité. Ceux qui participent à de grands événements n’ont pas conscience de leur rôle dans le plan d’ensemble. Notre incapacité à percevoir un dessein général ne prouve pas qu’il n’en existe pas. Révérende Mère Sheeana, Journal de bord de l’Ithaque. Sheeana marchait de nouveau sur le sable. Ses pieds nus s’enfonçaient dans les grains doux et fins. L’atmosphère de la soute était emplie d’une odeur minérale et du riche arôme de cannelle qu’exhale le mélange frais. Mais ce n’était pas Rakis. Il n’y aurait jamais d’autre Rakis. Elle n’avait pas oublié cette étrange vision de la Mémoire Seconde dans laquelle elle avait parlé avec la Sayyadina Ramallo, et où elle avait reçu son mystérieux avertissement à propos des gholas. Sois prudente dans ce que tu crées. Sheeana avait pris cette mise en garde très au sérieux; une Révérende Mère ne pouvait agir autrement. Mais faire preuve de prudence ne signifiait pas forcément tout arrêter. Qu’avait voulu dire Ramallo ? Elle avait beau fouiller dans son esprit, elle n’arrivait pas à retrouver l’ancienne Sayyadina des Fremen. La clameur était trop forte. Mais elle avait cependant pu rencontrer de nouveau la voix encore plus ancienne de Serena Butler. Cette femme légendaire qui avait mené le Jihad lui prodiguait de précieux conseils. Dans la soute du non-vaisseau, longue d’un kilomètre, Sheeana continua d’avancer lentement, en foulant le sable sans se soucier d’adopter le pas délibérément irrégulier des Fremen de Dune. Les vers captifs étaient instinctivement alertés lorsqu’elle pénétrait dans leur domaine, et elle-même était capable de sentir leur approche. En attendant que les vers surgissent dans une écume de sable à travers les dunes, Sheeana s’allongea. Elle ne portait pas de distille comme lorsqu’elle était enfant. Ses bras et ses jambes étaient nus. Elle était libre. Elle sentait les grains de sable contre sa peau. La poussière s’accrochait à la sueur qui perlait de ses pores. Dans cette étendue de sable doux, elle se prit à imaginer ce que pouvait éprouver l’un de ces vers géants, plongeant sous la surface tel un immense poisson dans une mer aride. Sheeana se releva lorsque les trois premiers vers des sables arrivèrent. Elle ramassa son panier à épice vide et se tint debout face aux créatures sinueuses. Elles tendaient leurs grosses têtes rondes, et leurs gueules brillaient de petites dents cristallines et de flammèches provenant de leurs fournaises internes alimentées par la friction. Les vers des sables d’Arrakis avaient eu un fort instinct territorial qui les rendait agressifs. Après que l’Empereur-Dieu fut « retourné dans le sable », chaque nouveau ver qu’il avait engendré avait contenu une perle de sa conscience, et ils avaient pu travailler ensemble quand ils le souhaitaient. Sheeana inclina la tête et souleva son panier étanche pour le leur montrer. — Je suis venu recueillir de l’épice, Shaitan. Bien des années auparavant, les prêtres de Rakis avaient été horrifiés de l’entendre parler ainsi à leur Dieu Fractionné. Sans éprouver aucune crainte, Sheeana s’avança entre leurs corps annelés comme s’il ne s’agissait que de hautes rangées d’arbres. Elle avait depuis toujours un pacte avec les vers des sables. Peu de gens à bord du non-vaisseau auraient osé pénétrer dans la soute maintenant que les créatures étaient devenues aussi énormes. Sheeana était la seule à pouvoir récolter dans les sables l’épice naturelle, dont elle ajoutait une partie aux réserves beaucoup plus importantes de mélange frais produit à partir des cuves axlotl. Se laissant guider par son odorat, elle suivit la trace de l’arôme de cannelle jusqu’à un endroit où elle pourrait trouver un affleurement frais. Autrefois, les enfants de son village avaient procédé de la même manière. Les petites quantités de mélange apporté par le vent qu’ils arrivaient ainsi à récupérer dans les dunes permettaient d’acheter des provisions et des outils. Et maintenant, tout ce mode de vie avait disparu, en même temps que Rakis… Dans sa tête, la voix ancienne et fascinante de Serena Butler remonta à la surface, du tréfonds de la Mémoire Seconde. Sheeana entama la conversation à voix haute. — Dites-moi une chose : comment est-il possible que Serena Butler fasse partie de mes ancêtres ? Si tu creuses suffisamment, je suis là. Ancêtre après ancêtre, génération après génération… Il en fallait plus pour convaincre Sheeana. — Mais l’unique enfant de Serena Butler a été tué par les machines pensantes. C’est ce qui a déclenché le Jihad. Vous n’avez pas eu d’héritiers, pas d’autres descendants. Comment pouvez-vous être dans ma Mémoire Seconde, même si je remonte très loin ? Elle leva les yeux vers les étranges silhouettes des vers, comme si le visage de la femme martyre avait pu s’y trouver. Parce que, dit Serena, je suis. La voix ancienne n’en dit pas plus, et Sheena sut qu’elle n’obtiendrait pas de meilleure réponse. En longeant le ver le plus proche, elle caressa l’un de ses segments, dur et calleux. Elle sentait que ces vers rêvaient eux aussi de liberté, et aspiraient à trouver une immense étendue qu’ils pourraient sillonner, qu’ils pourraient revendiquer comme leur territoire, où ils pourraient se livrer à des combats de domination et se reproduire. Jour après jour, Sheeana les observait depuis la galerie qui surplombait la soute. Elle voyait les vers en faire le tour afin de vérifier leurs limites, sachant qu’ils devaient attendre… attendre! Exactement comme les Futars arpentant leur arboretum, ou les Bene Gesserit et les Juifs réfugiés, ou encore Duncan Idaho, Miles Teg et les enfants gholas. Ils étaient tous piégés ici, enfermés dans leur odyssée. Il devait y avoir un endroit sûr où ils pourraient aller. Apercevant une tache rousse dans le sable, elle s’accroupit pour racler l’épice fraîche dans son panier étanche. Les vers ne produisaient que de faibles quantités de mélange, mais comme il était frais et naturel, Sheeana en conservait une grande partie pour son propre usage. Bien que l’épice fabriquée dans les cuves axlotl fût chimiquement identique, elle préférait avoir ce contact étroit avec les vers des sables, même si tout cela n’était que le fruit de son imagination. Comme Serena Butler ? Ou la Sayyadina Ramallo ? Les vers la dépassèrent et commencèrent à enfouir leurs corps immenses dans le sable. Sheeana se baissa pour continuer sa récolte. Dans le centre médical - disons plutôt la salle de torture! -, le Rabbi était agenouillé auprès de la forme femelle obèse et priait, comme il le faisait si souvent. — Puisse notre Dieu Ancien te bénir et te pardonner, Rebecca. Bien que son cerveau fût désormais mort, et que son corps ne ressemblât plus à la femme qu’il avait connue, il persistait à utiliser le nom qu’elle avait reçu. Elle avait dit qu’elle rêverait, qu’elle vivrait parmi les milliards de vies qui peuplaient son esprit. Était-ce vrai ? Malgré ce qu’il voyait et sentait dans cette chambre des horreurs, il se souviendrait toujours de qui elle avait été, et l’honorerait. Dix ans en tant que cuve! — Mère de monstres. Pourquoi les as-tu laissées te faire ça, ma fille ? Et maintenant que le projet de gholas était suspendu, son corps ne pouvait même plus servir à ce pour quoi elle l’avait sacrifié. Quelle chose affreuse… Son abdomen dénudé, lardé de tuyaux et de moniteurs, n’était plus gonflé, mais il l’avait vue plusieurs fois lorsque son ventre boursouflé contenait un fœtus tellement contre nature que même Dieu devait en détourner les yeux. Deux autres Bene Gesserit qui s’étaient portées volontaires pour devenir de telles horreurs étaient elles aussi allongées sur des lits stérilisés. Des cuves axlotl! Même ce nom semblait contre nature, dépouillé de toute humanité. Pendant des années, ces « cuves » avaient produit des gholas; à présent, elles sécrétaient simplement des produits chimiques précurseurs qui permettaient ensuite d’obtenir du mélange. Les corps de ces femmes n’étaient désormais plus que de détestables usines. Ils étaient maintenus en vie à l’aide d’un apport constant de fluides nutritifs et de catalyseurs. — Quel but pourrait justifier un tel prix ? murmura le Rabbi, sans savoir s’il posait la question au Tout-puissant comme une prière, ou s’il s’adressait à Rebecca directement. De toute façon, il n’obtint pas de réponse. En frissonnant, il posa le bout des doigts sur le ventre de Rebecca. Les médecins du Bene Gesserit lui avaient souvent fait des remontrances, lui disant de ne pas toucher la « cuve ». Mais malgré sa profonde réprobation pour ce que Rebecca avait fait, pour rien au monde il ne lui aurait fait du mal. Il s’était résigné au fait qu’il ne pouvait pas non plus la sauver. Le Rabbi était allé voir les enfants gholas. Ils avaient l’air innocent, certes, mais il ne s’y trompait pas. Il savait pour quelle raison ces bébés au patrimoine génétique ancien étaient nés, et il refusait de s’associer à un projet aussi pervers. Dans le silence bourdonnant de la chambre, il entendit quelqu’un arriver. Il leva les yeux et vit un homme barbu. Calme, intelligent et compétent, Jacob avait décidé de son propre chef de veiller sur le Rabbi, tout comme Rebecca l’avait fait autrefois. — Je savais que je vous trouverais ici, Rabbi. (Son expression était sévère et réprobatrice, semblable à celle que le vieil homme aurait eue lui-même en désapprouvant la conduite de quelqu’un d’autre.) Nous vous attendons. Il est temps. Le Rabbi jeta un coup d’œil à sa montre et se rendit compte à quel point il était tard. D’après leurs calculs et leurs habitudes, c’était maintenant l’heure du coucher du soleil un vendredi, le moment d’entamer les vingt-quatre heures du Sabbat. Il réciterait les prières dans leur synagogue improvisée et lirait le Psaume 29 dans le texte d’origine (et non pas la version bâtarde qu’on trouvait dans la Bible Catholique Orange), puis son petit groupe de fidèles chanterait. Absorbé dans ses prières et ses débats avec sa conscience, le vieil homme avait perdu la notion du temps. — Oui, Jacob. Je viens. Je suis désolé. Jacob prit le Rabbi par le bras pour le soutenir, bien que celui-ci n’eût pas besoin d’aide. Il se pencha plus près et tendit la main pour essuyer des larmes inattendues sur les joues du vieil homme. — Vous pleurez, Rabbi. Celui-ci se retourna pour un dernier regard vers ce qui avait été autrefois une femme pleine de vitalité, Rebecca. Il resta ainsi un long moment, hésitant, puis il laissa son compagnon l’emmener hors de la pièce. Gemmones : pierres précieuses hautement appréciées produites à partir de la carapace abrasée d’une créature marine monopode, le cholistère, que l’on trouve uniquement sur Buzzell. Les gemmones brillent de couleurs irisées en fonction du contact avec la peau ou selon la façon dont la lumière s’y réfléchit. Du fait de leur valeur considérable et de leur taille réduite, ces petites pierres parfaitement sphériques sont utilisées comme monnaie d’échange, particulièrement dans les périodes de troubles économiques ou sociaux. Terminologie de l’Imperium (Édition révisée). Respirant à pleins poumons l’air salé - si différent du désert de Chapitre! - la Mère Commandante Murbella inspectait les opérations sur Buzzell. Au cours de l’année écoulée, la Révérende Mère Corysta avait envoyé à l’Ordre Nouveau de nombreuses cargaisons de gemmones, ce qui avait permis de faire face à d’autres dépenses tandis que la production d’épice était consacrée au paiement des armes que Richèse avait commencé à produire. Murbella avait mis en place un vaste réseau d’espionnage, recueillant ainsi des renseignements sur les places fortes des dernières Honorées Matriarches rebelles afin de préparer son plan à long terme. Elle serait bientôt prête à lancer l’assaut final contre les enclaves principales. En reconquérant Buzzell et en prenant le contrôle de toute la production de gemmones, elle avait coupé les Honorées Matriarches d’une source importante de revenus. Cela avait tout à la fois affaibli et provoqué les derniers bastions les mieux armés des rebelles. Jusqu’à présent, l’Ordre Nouveau avait réussi à s’emparer de cinq places fortes rebelles en plus de Buzzell. Pour cent mille Honorées Matriarches que ses guerrières tuaient, elles n’en capturaient qu’un millier. Pour chaque millier de captives, seule une centaine se convertissaient à l’Ordre Nouveau. Murbella avait déclaré à ses conseillères : « La réhabilitation n’est jamais garantie, mais la mort est certaine. Personne n’a besoin de nous rappeler la façon dont pensent les Honorées Matriarches. Est-ce qu’elles respecteraient nos appels à l’unité ? Non! Il faut d’abord les briser. » Les derniers camps retranchés des furies seraient difficiles à prendre, mais Murbella était convaincue que ses Walkyries seraient à la hauteur de la tâche. Les conquêtes à venir ne pourraient plus être aussi simples et nettes que la capture de Buzzell. Au cours des derniers mois, Corysta avait apporté de nombreux changements aux opérations sur la planète-océan, et la Mère Commandante les approuvait. Dès le début, Corysta - « la femme qui avait perdu deux bébés » - avait été désireuse d’aider. Même avant de Partager avec Murbella, elle avait semblé se souvenir d’une bonne partie de ce que cela signifiait d’être une Bene Gesserit. Les installations de Buzzell consistaient simplement en quelques bâtiments et des tours de défense construits sur des affleurements de récifs et des îlots rocheux, ainsi que de grands bateaux, des barges de traitement et des radeaux fixes. Lorsque Corysta avait pris la direction des opérations, une bonne partie des Bene Gesserit exilées avaient exigé de ne plus être astreintes au travail pénible de préparation des gemmones. Certaines souhaitaient ardemment se venger des horribles catins. Corysta avait ostensiblement maintenu à leurs postes les exilées les plus véhémentes, et avait promu les autres au rang de conseillères spéciales - une stratégie tout à fait semblable à celle que Murbella aurait elle-même adoptée. Elle avait réquisitionné les logements raisonnablement confortables que la Matriarche Skira et ses catins avaient pris aux Bene Gesserit, et ordonné à la poignée d’Honorées Matriarches survivantes de dresser leurs propres tentes sur le sol rocheux. Murbella avait compris qu’il s’agissait d’un moyen de contrôle et non d’une vengeance. Skira et son groupe, aussi bien que les exilées Bene Gesserit, étaient longtemps restées à l’écart des évolutions politiques extérieures. Il était clair que ce serait une tâche difficile d’unir ces femmes, un défi important pour les capacités de Corysta à diriger ses équipes, mais elles découvraient progressivement l’intérêt qu’elles avaient à coopérer. C’était une sorte de reconstitution en miniature de ce qui s’était produit sur Chapitre. Et maintenant, l’après-midi de son deuxième jour d’inspection, la Mère Commandante visitait le site des opérations de traitement des gemmones, accompagnée de Corysta et de l’Honorée Matriarche Skira. Non loin de là, une douzaine d’ouvrières - toutes des Honorées Matriarches - continuaient de nettoyer et de trier les pierres en fonction de leur taille et de leur couleur : le travail qu’elles avaient imposé autrefois aux Bene Gesserit exilées. Il n’y avait plus de gardes phibiens pour les surveiller; Murbella se demandait si le peuple aquatique avait remarqué que leurs maîtresses avaient changé. Ou s’en souciaient-ils seulement ? Sous la surface de l’eau, des plongeurs phibiens attrapaient et regroupaient les gros mollusques qui se déplaçaient lentement. Les cholistères avaient un corps allongé et charnu recouvert d’une épaisse carapace bosselée; le frottement constant de cette coquille produisait des cicatrices laiteuses que l’on pouvait détacher, comme des pierres précieuses incrustées dans la roche. La lente formation de ces nodules, la rareté des créatures marines elles-mêmes, et la difficulté qu’il y avait à effectuer la récolte en eau profonde, tout cela contribuait à faire la rareté et la valeur des gemmones. Quand les Honorées Matriarches avaient amené ici les Phibiens hybrides, la production avait considérablement augmenté. Le peuple amphibie vivait dans l’océan, était capable de nager en profondeur sans équipement spécial, et pouvait rayonner fort loin des îlots rocheux à la recherche de cholistères. Debout sur le ponton avec ses nouvelles conseillères, Murbella se tourna vers un grand Phibien mâle qui se tenait au bord du récif; il avait dû être garde autrefois, car il avait encore son fouet à barbillons. Quatre autres plongeurs phibiens étaient accroupis sur la plage rocheuse, où ils venaient de déposer un lot de gemmones. Les Honorées Matriarches ne savaient pas exactement d’où venaient les Phibiens, seulement que c’était « quelque part dans la Dispersion, il y a très longtemps ». Skira prétendait que ces hybrides amphibies étaient une espèce isolée au vocabulaire limité, mais les instincts Bene Gesserit de Murbella lui disaient qu’il en était autrement. Les souvenirs qu’elle avait Partagés avec Corysta apportaient des preuves supplémentaires; les Phibiens n’étaient pas ce qu’ils semblaient être. Murbella ordonna à ses deux assistantes de l’accompagner, et entreprit de descendre les marches mouillées d’écume jusqu’à la plage de galets. — C’est dangereux. (Skira courut pour rattraper la Mère Commandante.) Les Phibiens sont parfois violents. La semaine dernière, l’un d’eux a noyé une Honorée Matriarche. Il l’a attrapée et il l’a entraînée sous l’eau. — Elle le méritait probablement. Nous crois-tu incapables de nous défendre à nous trois ? Non loin de là, une escouade de Walkyries surveillait également leur Mère Commandante, leurs armes à portée de main. Corysta désigna du doigt le groupe de Phibiens. — Le plus grand est notre meilleur producteur. Vous voyez la cicatrice sur son front ? C’est lui qui plonge le plus profondément et qui rapporte le plus de gemmones. Dans un éclair de la mémoire de Corysta, Murbella se souvint du bébé phibien abandonné qu’elle avait sauvé des eaux. Il portait une cicatrice au front, une marque de griffe. Était-ce lui, après tant d’années ? Celui qu’elle avait appelé « l’Enfant de la Mer » ? D’autres circonstances et d’autres rencontres lui revinrent en mémoire. Oui, ce mâle savait manifestement qui était Corysta. Le Phibien à la cicatrice fut le premier à remarquer le groupe qui s’approchait. Les créatures se tournèrent toutes avec méfiance, en plissant les yeux. Trois Phibiens plus petits se retirèrent dans l’eau écumante, où ils restèrent hors de portée. Mais le Phibien balafré ne bougea pas. Murbella l’examina soigneusement, essayant de déchiffrer son langage corporel pour avoir une idée de ce qu’il pensait. Bien que plus petite que la créature, elle avait une attitude pleine d’assurance, celle qui précède un combat. Pendant un long moment, le Phibien la dévisagea de ses yeux membraneux. Puis d’une voix gutturale, comme un chiffon mouillé qu’on passe dans un tuyau, il dit : — Chef chef. — Que veux-tu dire ? — Toi. Chef chef. Corysta intervint. — Il sait que vous dirigez toutes celles qui dirigent. — Oui. Je suis ton chef, maintenant. Il inclina la tête avec respect. — Je crois que tu es beaucoup plus intelligent que tu ne veux bien le montrer. Es-tu un bon Phibien ? — Pas bon. Le meilleur. Murbella avança hardiment d’un pas. À part ce qu’elle avait appris grâce à Corysta, elle n’avait aucune idée des comportements sociaux ni des tabous des Phibiens. — Toi et moi, nous sommes tous deux des chefs à notre manière. Et en tant que chef qui parle à un autre chef, je te promets que nous ne vous traiterons plus comme le faisaient les Honorées Matriarches. Tu as déjà vu les changements. Nous ne nous servirons pas du fouet contre vous, et nous ne vous laisserons pas non plus vous en servir contre d’autres. Tout le monde travaille. Tout le monde profite. — Plus fouet. (Il releva le menton, grave et fier.) Plus gemmones pour contrebandiers. Murbella essaya d’analyser ce qu’il voulait dire. S’agissait-il d’une promesse ou d’une menace ? Au bout d’un an, les Phibiens devaient quand même avoir remarqué un changement significatif dans leur existence. — Les contrebandiers restent un problème, lui expliqua Corysta. Nous n’arrivons pas à les empêcher de s’emparer de gemmones en pleine mer. Les narines du nez crochu de Skira se dilatèrent. — Cela fait longtemps que nous soupçonnons les Phibiens de travailler également pour les contrebandiers, en volant nos récoltes de gemmones pour en tirer profit eux-mêmes. — Pas gemmones à vous, dit le Phibien en un long gargouillement. Murbella sentit qu’elle était à deux doigts d’une révélation intéressante. — Tu promets de ne pas travailler avec les contrebandiers si nous vous traitons équitablement ? C’est cela que tu veux dire ? Skira eut l’air mortellement offensée. — Les Phibiens sont des esclaves! Des sous-hommes. Us font ce pour quoi ils ont été créés… Murbella lui lança un regard furieux. — Provoque-moi si tu l’oses. Je suis tout à fait prête à tuer une autre catin arrogante si c’est nécessaire. Skira croisa son regard telle une souris face à un serpent à sonnette. Elle finit par s’incliner, et recula d’un pas. — Oui, Très Honorée Matriarche. Je ne voulais pas vous offenser. Le Phibien avait l’air amusé. — Plus contrebandiers. Corysta expliqua : — Les contrebandiers ont toujours été suffisamment malins pour nous laisser la plus grande part des récoltes. Ils étaient une source d’irritation pour les Honorées Matriarches, peut-être, mais pas au point de nécessiter des représailles massives. Skira grommela : — Nous aurions fini par les écraser un jour ou l’autre. — Comment les contrebandiers peuvent-ils vous payer ? » demanda Murbella à la créature, en ignorant la remarque de Skira. « De quoi les Phibiens ont-ils besoin ? — Contrebandiers apportent épice. Nous donnons gemmones. C’était donc ça! Bien que la Guilde eût désespérément besoin de mélange, et malgré le refus de Murbella de leur en fournir plus qu’un mince filet pour leur strict nécessaire, des groupes de contrebandiers et de trafiquants sur le marché noir s’étaient mis à distribuer de l’épice à partir de leurs propres réserves. Elle fouilla dans sa poche et en sortit une petite tablette couleur de cannelle qu’elle tendit au Phibien. — Nous avons plus de mélange que les contrebandiers ne pourront jamais vous en donner. L’air perplexe, la créature tint la tablette dans sa main palmée et la renifla prudemment. Les lèvres épaisses se retroussèrent de nouveau dans un sourire. — Épice. Bon. Il continua d’examiner la tablette de mélange d’un air grave, sans essayer de l’avaler. — Tu t’entendras très bien avec nous. Nous pensons de la même façon. (Murbella lui montra la tablette.) Tu la gardes. — Troc ? Elle secoua la tête. — Non. Un cadeau, pour toi. — Il ne comprend pas le concept de cadeau. Cela ne fait pas partie de sa culture, dit Skira. Les esclaves n’ont pas l’habitude de posséder quoi que ce soit. Murbella se demanda si toutes les Honorées Matriarches étaient aussi aveugles, simplistes, et pleines de préjugés. Le chef des Phibiens dit : — Contrebandiers ont appris nous. Soit qu’il n’eût pas compris, soit qu’il refusât le cadeau, il rendit la tablette à Murbella - d’un geste respectueux plutôt que furieux - et pénétra dans l’eau près de ses compagnons. Sa tête disparut bientôt sous les vagues, et les trois autres Phibiens plongèrent à leur tour. Skira grogna doucement. — Si votre Communauté possède tant de mélange que ça, nous pourrons payer les Phibiens pour qu’ils se tiennent à l’écart des contrebandiers, et pour qu’ils nous remettent toutes les gemmones. — Dès mon retour sur Chapitre, je donnerai de nouvelles instructions. Nous fournirons du mélange aux Phibiens s’ils en ont besoin. Murbella jeta un coup d’œil à Corysta en se demandant depuis combien de temps la Sœur exilée n’avait pas reçu elle-même de dose. Les exilées avaient certainement été privées de mélange sous la domination des Honorées Matriarches. Elles avaient dû souffrir d’un sevrage effroyable. Mais c’est alors que dans les souvenirs Partagés avec Corysta, elle revit les occasions où le Phibien à la cicatrice - l’Enfant de la Mer - avait apporté une partie du mélange obtenu auprès des contrebandiers, en le cachant parmi les rochers où Corysta pourrait le trouver. — Et nous donnerons de l’épice à quiconque pourrait en avoir également besoin, conclut Murbella. Les superstitions et les absurdités du passé ne doivent pas nous empêcher de progresser. Nous retenir, c’est admettre que nos craintes sont plus fortes que nos capacités. Les Manufacturants d’Ix. Quand le Manufacturant en chef envoya son message à la Guilde pour l’informer de son succès avec les nouvelles machines de navigation, une petite délégation se mit précipitamment en route pour Ix. La célérité avec laquelle ils arrivèrent fut suffisante pour que Khrone sache tout ce qu’il voulait savoir. Les Administrateurs de la Guilde étaient encore plus aux abois qu’ils ne voulaient bien le laisser paraître. Ses Danseurs-Visages et lui avaient fait durer la « phase d’invention» huit ans, le minimum plausible pour justifier l’introduction d’une technologie complexe aussi radicalement différente. Il ne pouvait pas se permettre de susciter trop d’interrogations dans l’esprit des hommes de la Guilde, ou même des Ixiens. Ce nouvel appareil extraordinaire pouvait guider n’importe quel vaisseau avec efficacité et précision. Il n’était pas nécessaire d’avoir un Navigateur… et par conséquent, pas besoin d’épice non plus. Khrone savait qu’ils allaient tous venir manger dans le creux de sa main. Vêtu d’un costume gris en plastisoie aux reflets moirés, Khrone restait silencieux au côté du Manufacturant en chef, Shayama Sen. Malgré l’attention constante que requéraient le ghola du Baron Harkonnen et celui de Paul Atréides, maintenant âgé d’un an, dans leur isolement sur Caladan, Khrone avait décidé de venir sur Ix pour assister en personne à la réunion. L’Administrateur Gorus entra dans la pièce accompagné de six hommes. En plus des fonctionnaires de la Guilde, Khrone nota la présence d’un représentant de la Banque de la Guilde - un organisme indépendant - et d’un maître marchand du CHOM. Apparemment, les Administrateurs avaient ostensiblement omis de se faire accompagner d’un Navigateur pour ces discussions. En fait, la délégation l’avait laissé dans son caisson rempli d’épice, isolé à bord de son vaisseau en orbite. Ah, comme ils devaient mourir d’envie de posséder cette nouvelle technologie! Cette fois-ci, ils se réunissaient dans une petite pièce discrète et non pas dans le grand hangar d’usine au milieu du vacarme industriel qui avait tant dominé leur première rencontre. Sen fit d’abord venir des rafraîchissements, retardant ainsi le début de la séance. Il semblait se délecter de prolonger l’attente. — Messieurs, le commerce à travers la galaxie est sur le point de changer radicalement. Ce que vous désirez est entre vos mains, grâce à l’inventivité ixienne. Gorus essaya de dissimuler son enthousiasme derrière une expression sceptique. — Vos affirmations sont impressionnantes et extravagantes, Manufacturant en chef. — Elles sont également parfaitement exactes. Khrone jouait son rôle de subalterne, faisant passer des sucreries et une boisson puissante qui (non sans une certaine ironie, étant donné la nature de la réunion) contenait une forte dose de mélange. Tout en consommant poliment les mets offerts, T Administrateur Gorus examina les rapports techniques et les résultats de tests fournis par l’équipe de Khrone. — Ces nouveaux appareils de navigation semblent mille fois plus précis que ceux que nous avons incorporés à certains de nos vaisseaux. Bien supérieurs à tout ce qui a pu être utilisé au cours de la Dispersion. Le Manufacturant en chef but une longue gorgée de sa boisson chaude. — Ne sous-estimez jamais les Ixiens, homme de la Guilde. Nous avons remarqué que vous n’avez pas associé de Navigateur à nos discussions. Gorus prit un air hautain. — Il n’était pas nécessaire d’en avoir un. Khrone se retint de sourire. Cette déclaration était vraie à plusieurs niveaux. — L’humanité cherche un système de navigation précis depuis… des millénaires! Pensez seulement au nombre de vaisseaux perdus lors de la « Grande Famine », dit le banquier de la Guilde, dont le visage s’était soudain empourpré. « Nous nous attendions à ce qu’il vous faille des dizaines d’années avant de réussir à remettre en cause les principes fondamentaux de façon aussi spectaculaire. » Sen adressa à Khrone un sourire plein de fierté. Même le Manufacturant croyait que ces inventions récentes étaient dues au savoir et à l’ingéniosité des Ixiens, et non à l’Ennemi d’Ailleurs. Le maître marchand du CHOM se tourna vers le banquier en fronçant les sourcils. — Il n’y a rien d’étonnant à cela. Manifestement, les Ixiens ont dû travailler en secret aux technologies interdites pendant tout ce temps. — Et j’ajouterai, pour notre plus grand profit, les interrompit Gorus pour couper court à une dispute éventuelle. — Les Ixiens ne se reposent jamais sur leurs lauriers. (Shayama Sen cita alors un des fondements du credo d’Ix :) « Ceux qui ne recherchent pas activement le progrès et l’innovation se retrouvent rapidement à la traîne de l’Histoire. » Khrone intervint avant qu’ils ne commencent à poser des questions idiotes. — Nous préférons appeler ces nouveaux appareils des « compilateurs mathématiques », afin d’éviter des confusions malheureuses avec de quelconques machines pensantes. Ces compilateurs ne font qu’automatiser les processus dont est capable un Navigateur ou même un Mentat. Nous ne voulons pas faire revenir le spectre hideux qui a déclenché le Jihad Butlérien. Il écoutait ses propres euphémismes et justifications tout en sachant très bien que ces hommes feraient exactement ce qu’ils avaient envie de faire, sans tenir compte des lois ni des contraintes morales. Ils étaient suffisamment imaginatifs - et cupides - pour trouver eux-mêmes toutes les justifications nécessaires si des questions étaient soulevées. Shayama Sen ajouta, avec une note de sévérité dans la voix : — Si vous aviez le moindre doute, messieurs, vous ne seriez pas ici en ce moment. En prétendant être mal à l’aise et en évoquant les interdits anciens contre les machines pensantes, essaieriez-vous de nous pousser à abaisser notre prix ? Cela ne marchera pas. (Il reposa sa tasse, mais continua de sourire.) En fait, il est dans notre intérêt commercial de diffuser plus largement cette technologie. Nous pensons que l’Ordre Nouveau serait particulièrement intéressé à se procurer ces appareils pour équiper une flotte autonome. Les Sœurs traitent actuellement avec la Guilde Spatiale parce qu’elles n’ont guère le choix. Combien seraient-elles prêtes à payer pour devenir indépendantes, voilà une question que je me pose. À ces mots, l’Administrateur Gorus, le banquier de la Guilde et le représentant du CHOM se lancèrent dans un concert de protestations. C’étaient eux qui avaient suggéré cette approche au départ; on leur avait promis l’exclusivité; ils avaient déjà accepté de payer des sommes exorbitantes. Khrone intervint pour mettre fin à ces remarques avant qu’elles ne dégénèrent en véritable dispute. Il ne voulait pas que ses plans soigneusement élaborés se trouvent déviés de leur trajectoire. — Le Manufacturant en chef ne faisait que vous citer un exemple afin de s’assurer que vous avez bien conscience de la valeur de notre développement technologique. Vous pensez avoir une certaine part dans la mise en œuvre de ce travail, mais vous devez également comprendre que nous pourrions accepter d’autres propositions. Il n’y aura pas d’augmentation ni de baisse du prix sur lequel nous nous étions mis d’accord. Sen hocha vigoureusement la tête. — Très bien, ne perdons plus de temps à de telles manœuvres. Notre prix est peut-être élevé, mais vous le paierez. Fini de dépenser des sommes extravagantes pour vous procurer du mélange, et fini de dépendre des caprices de vos Navigateurs. Vous êtes des hommes d’affaires qui voyez loin, et même un enfant peut imaginer les immenses profits que la Guilde pourra réaliser une fois que vos vaisseaux seront équipés de nos… (il s’interrompit un instant pour se souvenir du terme que Khrone avait suggéré)… « compilateurs mathématiques ». (Il se tourna alors vers l’homme du CHOM, qui avait mangé tous ses gâteaux et terminé sa boisson chaude au mélange.) Je pense que je n’ai pas besoin d’expliquer cela à un maître marchand. — Le CHOM se doit de maintenir les relations commerciales même en temps de guerre. Richèse est en train de réaliser des bénéfices fabuleux en construisant une vaste armada pour l’Ordre Nouveau. Le Manufacturant en chef poussa un grognement irrité en entendant ce rappel. L’Administrateur Gorus semblait très excité. — Auparavant, quand nous avions installé des machines de navigation rudimentaires dans certains éléments de notre flotte, nous maintenions tout de même un Navigateur à bord de chaque vaisseau. (Il se tourna vers le Manufacturant en chef avec l’air de s’excuser.) Nous ne faisions pas entièrement confiance à vos premières machines, vous comprenez, mais à l’époque, nous n’étions pas obligés de nous en servir. Il y avait des problèmes de fiabilité, et un peu trop de vaisseaux disparus… Mais maintenant, avec la mainmise de l’Ordre Nouveau sur les ressources en mélange et la précision avérée de vos… compilateurs, je ne vois aucune raison de ne pas nous reposer sur vos appareils. — Du moment qu’ils fonctionnent aussi bien que vous nous l’avez promis, ajouta le banquier de la Guilde. Quand il fut évident que tout le monde avait confiance en ces nouveaux compilateurs mathématiques, Khrone planta son germe de discorde. — Bien sûr, vous n’ignorez pas que cette modification va rendre les Navigateurs complètement obsolètes. Il est peu probable qu’ils soient très satisfaits. L’Administrateur se tortilla sur son siège d’un air gêné, en jetant un coup d’œil au banquier et à ses associés de la Guilde. — Oui, nous le savons. C’est fort regrettable. Nos motivations sont aussi importantes que nos objectifs. Servez-vous de cela pour comprendre votre ennemi. Armé d’une telle connaissance, vous pouvez le vaincre, ou mieux encore, vous pouvez le manipuler pour vous en faire un allié. Bashar Miles Teg, Mémoires d’un Commandant en chef. La crise parmi les Navigateurs fut si grave qu’Edrik sollicita une audience avec l’Oracle du Temps elle-même. Les Navigateurs utilisaient leur prescience afin de guider les vaisseaux à travers les replis de l’espace, et non pour observer les affaires humaines. La faction des Administrateurs s’était jouée d’eux, et les avait court-circuités. Les Navigateurs, plongés dans leur univers ésotérique, n’avaient jamais accordé d’importance aux activités ni aux désirs des gens extérieurs à la Guilde. Quelle folie! La Guilde Spatiale avait été prise complètement au dépourvu par la perte de l’épice et l’intransigeance des seuls fournisseurs restants. Un quart de siècle s’était écoulé depuis la destruction de Rakis; pour aggraver les choses, les Honorées Matriarches avaient bêtement exterminé tous les Maîtres du Tleilax qui savaient comment produire le mélange à partir de cuves axlotl. Et maintenant, alors que tant de groupes cherchaient désespérément à se procurer de l’épice, voilà que les Navigateurs se trouvaient acculés au bord d’un précipice. L’Oracle aurait peut-être une idée qu’Edrik ne percevait pas. Lors de leur rencontre précédente, elle avait laissé entendre qu’il pourrait y avoir une solution à leur dilemme. Il était cependant certain que cela n’avait rien à voir avec des machines de navigation. Confronté à une situation aussi difficile, Edrik ordonna que son caisson soit transporté dans l’immense bâtiment où l’on pouvait trouver l’Oracle du Temps lorsqu’elle décidait de se manifester dans l’univers physique. Intimidé par sa présence, Edrik avait passé beaucoup de temps à préparer ses arguments et à rassembler ses idées, tout en sachant que c’était un exercice inutile. Dotée d’une prescience infiniment supérieure et plus vaste que celle des Navigateurs, l’Oracle avait sans doute déjà prévu cette rencontre et imaginé chaque parole qu’Edrik pourrait prononcer. Se sentant tout petit, il examina à travers les parois incurvées de son caisson la structure transparente qui était censée abriter l’Oracle. Il y avait très longtemps de cela, des symboles obscurs avaient été gravés sur les murs - des coordonnées, des motifs hypnotiques, des runes anciennes, des écrits mystérieux que seule l’Oracle pouvait comprendre. Ce bâtiment lui évoquait une cathédrale dans laquelle lui, Edrik, était un suppliant. — Oracle du Temps, nous affrontons la crise la plus grave que nous ayons connue depuis l’époque du Tyran. Vos Navigateurs manquent cruellement d’épice, et nos propres Administrateurs complotent contre nous. (Il frissonna tant sa colère était grande. Ces imbéciles, ces subalternes de la Guilde croyaient résoudre le problème en créant de meilleures machines de navigation! Des copies inférieures. La Guilde avait besoin d’épice, pas de compilateurs mathématiques artificiels.) Je vous en supplie, montrez-nous le chemin de la survie. . Il ressentit comme une immense tempête de pensées, les préoccupations incroyablement complexes d’un esprit caché parmi les brumes tourbillonnantes. Quand l’Oracle répondit, Edrik sentit qu’elle ne lui accordait qu’une fraction infinitésimale de son attention tandis que son cerveau se concentrait ailleurs, sur des sujets bien plus vastes. — Il y a toujours un appétit insatiable pour l’épice. C’est un problème de peu d’importance. — De peu d’importance ? répéta Edrik d’un air incrédule. (Tous ses arguments furent balayés.) Nos réserves sont pratiquement épuisées, et l’Ordre Nouveau nous distribue au compte-gouttes une partie infime de nos besoins. La race des Navigateurs est menacée d’extinction. Quel problème pourrait être plus grave ? — Kralizec. Je ferai de nouveau appel à mes Navigateurs quand j’aurai besoin d’eux. — Mais comment pourrons-nous vous aider si nous n’avons pas de mélange ? Comment faire pour survivre ? — Vous trouverez un autre moyen de vous procurer l’épice -c’est une chose que j’ai pressentie. Un moyen oublié. Mais c’est à vous de le découvrir. Le silence qui se fît soudain dans son esprit fit comprendre à Edrik que l’Oracle en avait fini avec leur conversation et était retournée à sa méditation sur des sujets plus graves. H s’accrocha à sa déclaration surprenante : Une autre source d’épice! Rakis était détruite, l’Ordre Nouveau refusait de donner accès à ses réserves, et tous les Maîtres du Tleilax étaient morts. Où donc les Navigateurs pourraient-ils bien chercher ? Puisque l’Oracle l’avait affirmé, il était convaincu qu’il existait bien une solution. Tout en flottant dans son nuage de gaz, Edrik donna libre cours à ses pensées. Y avait-il une autre planète peuplée de vers des sables ? Une autre source naturelle d’épice ? Et s’il s’agissait d’un nouveau moyen de fabriquer du mélange, ou d’une redécouverte ? Qu’est-ce qui avait été oublié ? Seuls les Tleilaxu avaient su comment produire de l’épice artificiellement. Existait-il un moyen de réinventer cette technique ? Quelqu’un possédait-il encore ce savoir ? Cette information avait été enterrée il y a bien longtemps par ces balourdes d’Honorées Matriarches. Comment faire pour la récupérer ? Les Maîtres avaient emporté leur secret avec eux dans la tombe, mais même la mort n’effaçait pas toujours la connaissance. Les Aînés des Tleilaxu Egarés, les ombres des grands Maîtres d’autrefois, ne savaient pas comment fabriquer le mélange, mais ils savaient comment produire des gholas. Et il était possible de réactiver la mémoire d’un ghola! Soudain, Edrik trouva la réponse, ou du moins le crut-il. S’il ressuscitait l’un des vieux Maîtres, il pourrait alors lui soutirer le secret de cette technique. Et ces Sœurs infernales se retrouveraient dépouillées de leur avantage. L’immensité inexplorée dans laquelle les humains se sont enfuis lors de la Dispersion était un environnement hostile, rempli de pièges inattendus et d’animaux féroces. Ceux qui ont survécu se sont endurcis et se sont transformés d’une façon que nous ne pouvons pas réellement comprendre. Révérende Mère Tamalane, Archives du Chapitre, Projections et Analyses de la Dispersion. Sheeana était assise en tailleur sur le sol dur de l’arboretum tandis que les quatre Futars tournaient autour d’elle. Elle se servait de ses talents de Bene Gesserit pour ralentir les battements de son cœur et le rythme de sa respiration. Depuis que celui qui s’appelait Hrrm l’avait observée dans sa danse avec les vers géants, la crainte respectueuse qu’éprouvaient les quatre hommes-animaux lui avait permis d’être en sécurité parmi eux. Bien qu’elle contrôlât les odeurs que dégageait son corps, elle ne détournait pas le regard. La plupart du temps, les Futars se tenaient sur leurs deux pieds, mais il arrivait qu’ils se mettent à marcher à quatre pattes. Toujours agités, sans jamais tenir en place. Cela faisait plusieurs minutes que Sheeana était immobile. Les Futars sursautaient chaque fois qu’elle clignait des yeux, puis ils reprenaient leur ronde incessante. Hrrm s’approcha d’elle et la renifla. Sheeana releva le menton et renifla à son tour. Malgré la violence potentielle de ces créatures, elle savait qu’il était important pour elle d’être avec eux dans cette grande salle. Après des études approfondies, Sheeana était convaincue que les Futars pouvaient lui en apprendre beaucoup plus, à condition qu’elle arrive à en tirer des informations et à les trier. Dans les profondeurs inconnues de la Dispersion, ils avaient été créés par des « Belluaires », dans le but précis de faire la chasse aux Honorées Matriarches. Mais qui étaient ces Belluaires ? Connaissaient-ils l’existence de l’Ennemi ? Elle pourrait peut-être trouver un indice vital sur l’origine des catins et sur la nature du vieux couple qui, aux dires de Duncan, était lancé à leur poursuite. — Encore nourriture, dit Hrrm en se rapprochant d’elle. Sa fourrure rêche était humide de sueur, et son haleine avait une odeur de viande en partie digérée. — Tu as déjà bien mangé aujourd’hui. Si tu manges trop, tu deviendras gras, et tu seras lent à la chasse. — Faim, dit l’un des autres Futars. — Vous avez toujours faim. La nourriture viendra plus tard. C’était chez eux une pulsion biologique qui les poussait à vouloir manger tout le temps, et les Honorées Matriarches qui les avaient capturés les avaient maintenus au bord de la famine. Par contre, les Bene Gesserit leur assuraient une alimentation régulière et saine. — Parle-moi des Belluaires. Elle avait déjà posé la question des centaines de fois, essayant d’arracher encore quelques mots à Hrrm, une autre information. — Où Belluaires ? demanda le Futar, sa curiosité soudain éveillée. — Ils ne sont pas ici, et je ne pourrai pas les trouver si tu ne m’aides pas. — Futars et Belluaires. Partenaires. Hrrm étira ses muscles en reniflant. Les autres créatures se hérissèrent et bandèrent leurs muscles puissants, comme si elles étaient fières de leur physique. Apparemment, lorsque les Futars se concentraient sur un sujet, il était difficile de les amener à s’intéresser à autre chose. De toute façon, Sheeana avait su convaincre Hrrm (et à un moindre degré, les trois autres) que les Bene Gesserit étaient différentes des Honorées Matriarches. Hrrm avait complètement oublié qu’il avait tué une rectrice un an auparavant. Les Sœurs avaient beau ne pas être les Belluaires tant espérés, les Futars avaient finalement accepté le fait que ces femmes ne devaient pas être tuées et mangées comme des Honorées Matriarches. Du moins Sheeana l’espérait-elle. Elle déplia lentement les jambes et se releva. — Faim, dit de nouveau Hrrm. Vouloir nourriture maintenant. — Tu auras de la nourriture. Nous n’oublions jamais de vous donner à manger, n’est-ce pas ? — Jamais oublier, confirma Hrrm. — Où Belluaires ? demanda un autre Futar. — Pas ici. Loin. — Vouloir Belluaires. — Bientôt. Dès que vous nous aurez aidées à les trouver. Elle quitta l’arboretum, laissant les Futars occupés à bondir au milieu des arbres artificiels, cherchant inlassablement ce qu’ils ne trouveraient jamais à bord de l’Ithaque. Elle s’assura de bien verrouiller la porte derrière elle. Il nous est souvent plus facile de nous détruire mutuellement que de régler nos différends. Telle est la farce merveilleuse de la nature humaine! Mère Commandante Murbella, notes de réunion du Chapitre. Afin de recevoir ses maigres - mais ô combien nécessaires -rations de mélange, la Guilde envoyait régulièrement de gros long-courriers sur Chapitre. Ces vaisseaux transportaient du matériel et des provisions, des recrues pour l’Ordre Nouveau, et des renseignements collectés par les lointaines patrouilles d’éclaireurs. Murbella surveillait étroitement les agissements des Honorées Matriarches retranchées dans leurs places fortes, et se préparait à sa prochaine grande offensive avec les Walkyries. Six heures avant l’arrivée prévue pour le vaisseau régulier de la Guilde, un vaisseau plus petit pénétra dans le système solaire de Chapitre. À peine eut-il émergé des replis de l’espace qu’il commença à émettre un message d’alerte urgente. Le petit appareil provenant de la Dispersion avait une forme ovale inhabituelle, des générateurs Holtzman, et son propre non-champ qui ne cessait d’osciller entre ses phases. Ses tuyères d’échappement dégageaient des niveaux de radiation élevés, et le vaisseau avait probablement été endommagé au cours de son vol précipité vers Chapitre. Il s’approchait en manœuvrant de façon erratique. Dès qu’elle fut avertie, Murbella se précipita vers le centre de communications de la Citadelle, craignant qu’il ne s’agisse d’un autre vaisseau de guerre des Honorées Matriarches venu d’au-delà des frontières de l’Ancien Empire. Sur l’écran, l’image sautillante était tellement parasitée qu’elle arrivait à peine à distinguer la vague silhouette d’un pilote. Ce n’est qu’après que le vaisseau eut brûlé le reste de son combustible pour se placer sur une orbite à peu près stable que la transmission s’améliora, permettant à Murbella de discerner le visage d’une Prêtresse du Culte de Sheeana, que la Missionaria Protectiva avait envoyée propager cette nouvelle religion. — Mère Commandante, nous apportons de terribles nouvelles! Une alerte urgente. Murbella pouvait apercevoir d’autres silhouettes avec elle dans le cockpit étroit du vaisseau ovale, mais la Sœur n’avait utilisé aucune phrase codée indiquant qu’elle parlait sous la menace ou qu’elle était prisonnière. Sachant que les autres écoutaient, mais ignorant qui ils pouvaient être, Murbella choisit soigneusement ses mots après avoir identifié la jeune femme. — Oui… Iriel. D’où venez-vous ? — De Gammu. De minute en minute, les images transmises devenaient plus nettes. Murbella pouvait maintenant voir cinq femmes dans le poste de pilotage. Certaines portaient le costume traditionnel de Gammu. Les passagères angoissées paraissaient meurtries et très éprouvées; leurs visages et leurs vêtements étaient maculés de sang. Au moins deux d’entre elles semblaient inconscientes ou mortes. — Pas le choix… aucune chance. Nous devions prendre le risque. Murbella aboya des ordres à la femme à côté d’elle dans le centre de communications : — Envoyez un vaisseau de récupération. Ramenez ces femmes ici en bon état… immédiatement! — Pas beaucoup de temps, transmit la prêtresse. (Elle tremblait de tout son corps tant elle était épuisée.) Besoin de vous prévenir. Nous nous sommes échappées de Gammu avant que le long-courrier n’en reparte, mais les catins ont bien failli nous tuer. Elles savent ce que nous avons découvert. Quand le vaisseau de la Guilde doit-il arriver ? — Nous avons encore quelques heures devant nous, dit Murbella en essayant de prendre un ton rassurant. — Il risque d’arriver plus tôt, Mère Commandante. Elles savent. — Que savent-elles ? Qu’avez-vous découvert ? — Les Oblitérateurs. Les Honorées Matriarches sur Gammu possèdent encore quatre Oblitérateurs. Elles ont reçu des ordres de leur Matriarche Supérieure Hellica, sur Tleilax. Elles sont à bord du vaisseau de la Guilde. Elles ont l’intention de détruire Chapitre. La Prêtresse Iriel n’était pas grièvement blessée, mais elle était épuisée et presque morte de faim. Elle avait utilisé toutes ses réserves corporelles pour pouvoir s’échapper avec le petit vaisseau. Trois de ses cinq compagnes moururent avant de pouvoir recevoir des soins; les deux autres furent emmenées dans l’infirmerie de la Citadelle. Avant de se reposer, Iriel insista pour terminer son rapport à sa Mère Commandante, bien qu’elle tînt à peine debout. Murbella fit venir des boissons au mélange, et le stimulant ranima provisoirement la jeune femme meurtrie. Iriel lui raconta ses épreuves sur Gammu. Cela faisait plusieurs années qu’on l’avait envoyée sur cette planète, avec pour instruction de préparer la population au conflit qui s’annonçait. En prêchant le message de Sheeana et la nécessité de faire face à l’Ennemi d’Ailleurs, Iriel avait constitué un groupe de fidèles totalement fanatiques. Plus les habitants de Gammu s’inquiétaient du danger venu de l’extérieur, plus ils voulaient entendre le message d’espoir et d’urgence que prodiguait Iriel. Mais les Honorées Matriarches rebelles possédaient également une de leurs plus puissantes enclaves sur Gammu. Tandis que le culte s’étendait, les catins retranchées avaient frappé, pourchassant les disciples de Sheeana. Cette persécution n’avait fait que renforcer la détermination des sectateurs du culte. Quand Iriel avait demandé leur aide pour s’emparer de cette information vitale et s’échapper de Gammu, elle n’avait eu aucun mal à trouver des volontaires. Quinze de ses courageux fidèles étaient morts avant que son petit appareil puisse décoller. — Tu as fait ce que l’on attendait de toi, Iriel. Tu nous as prévenues à temps. Va te reposer, maintenant. Murbella tenait à la main les feuillets de cristal ridulien que la prêtresse avait volés aux Honorées Matriarches. Juste à cet instant, le long-courrier apparut - avec deux heures d’avance sur son horaire. Iriel jeta un regard entendu à sa Mère Commandante. — Notre travail ne fait que commencer. Murbella avait espéré disposer d’un peu plus de temps, mais sans trop y compter. Seulement une heure auparavant, des lanceurs propulsés par des suspenseurs avaient placé en orbite des centaines de mines spatiales richésiennes d’un nouveau modèle. Dissimulées derrière des non-champs invisibles, elles flottaient dans les zones orbitales où les long-courriers venaient habituellement se placer. Murbella avait déjà donné ses ordres de combat, et dès que le vaisseau géant de la Guilde apparut, les membres de l’Ordre Nouveau se mirent à l’œuvre. Sa fille Janess devait prendre le commandement d’une des premières forces d’assaut, mais la Mère Commandante avait l’intention de combattre à ses côtés. Elle ne se laisserait jamais aller à devenir une simple bureaucrate. D’après la prêtresse, les Honorées Matriarches avaient soudoyé l’équipage de ce vaisseau pour qu’il les transporte jusqu’à la Planète du Chapitre, ce qui constituait une violation flagrante des interdictions imposées par la Guilde Spatiale. Encore un exemple de la façon dont la Guilde savait fermer les yeux lorsque cela l’arrangeait. Le Navigateur savait-il seulement qu’il y avait des Oblitérateurs à bord des frégates des Honorées Matriarches ? Même si les hommes de la Guilde souhaitaient punir l’Ordre Nouveau parce qu’il refusait de fournir généreusement du mélange, Murbella ne les croyait pas suffisamment stupides pour laisser Chapitre se transformer en boule calcinée. C’était leur seule source d’épice, leur dernière chance. Murbella décida qu’un pot-de-vin en appelait un autre, ne serait-ce que pour montrer à la Guilde que les Honorées Matriarches ne pourraient jamais espérer rivaliser financièrement avec la Communauté des Sœurs. Avec ses gemmones, ses réserves d’épice et les vers des sables dans la bande désertique, Murbella pouvait surenchérir sur n’importe qui - et y ajouter une menace conséquente. Avant que des vaisseaux du CHOM ou les appareils cachés des Honorées Matriarches n’aient pu émerger des soutes de l’énorme vaisseau, Murbella transmit un appel insistant. — Attention, long-courrier de la Guilde. Vos capteurs vous montreront que je viens juste de placer une nuée de mines richésiennes autour de votre vaisseau. (Elle donna un signal, et les non-champs autour des mines furent abaissés. Des centaines d’explosifs mobiles et brillants apparurent, comme des éclats de diamant dispersés dans l’espace.) Si vous ouvrez vos soutes ou laissez sortir des vaisseaux, je propulserai ces mines contre votre coque et vous serez transformés en poussière de l’espace. Le Navigateur tenta de protester. Des Administrateurs de la Guilde vinrent au micro pour protester à leur tour. Mais Murbella ne répondit pas. Elle transmit calmement une copie des feuilles de cristal ridulien qu’Iriel avait apportées, et attendit deux minutes en silence, le temps qu’ils digèrent l’information. Puis elle dit : — Comme vous pouvez le voir, nous sommes parfaitement en droit de détruire votre vaisseau, aussi bien pour empêcher les Oblitérateurs d’être largués que pour infliger à la Guilde la punition qu’elle mérite amplement. Nos explosifs richésiens pourraient effectuer ce travail sans que j’aie à risquer la vie d’une seule de mes Sœurs. — Je vous assure, Mère Commandante, que nous n’avons absolument pas connaissance de la présence d’armes aussi viles à bord… — Même la Diseuse de Vérité la plus inexpérimentée saurait déceler vos mensonges, homme de la Guilde. (Elle coupa court à ses protestations, lui laissa un moment pour reprendre ses esprits et redevenir rationnel, puis elle poursuivit :) Une autre possibilité - que je préfère, car elle ne conduirait pas à la destruction de tous les passagers innocents que vous transportez - serait de nous accueillir à votre bord et de nous laisser nous emparer de ces Honorées Matriarches et de leurs Oblitérateurs. En fait… (elle se passa un doigt sur les lèvres)… je suis même prête à me montrer généreuse. Si vous coopérez sans plus attendre, et si vous ne faites pas insulte à notre intelligence en protestant de votre innocence, nous vous accorderons deux pleines mesures d’épice - une fois que notre mission aura été accomplie avec succès. Le Navigateur hésita quelques instants, puis il accepta. — Nous allons identifier quelles sont les frégates de la soute qui proviennent de Gammu. Elles transportent vraisemblablement les Honorées Matriarches et leurs Oblitérateurs. D vous appartiendra de vous occuper vous-mêmes de ces femmes. Murbella lui adressa un beau sourire carnassier. — Pour rien au monde je ne voudrais qu’il en soit autrement. Fatiguée et meurtrie, mais triomphante, la Mère Commandante se tenait fièrement à côté de sa fille dans la soute baignée de sang d’un des vaisseaux anonymes des Honorées Matriarches. Onze des catins gisaient sur le pont, leurs justaucorps déchirés, leurs corps disloqués. Murbella ne s’était pas attendue à ce qu’elles se laissent capturer vivantes. Six de ses propres Sœurs avaient également succombé dans le combat au corps à corps. Malheureusement, l’une des Bene Gesserit tuées était la courageuse prêtresse Iriel, qui l’avait suppliée de la laisser participer à la bataille malgré sa fatigue. Animée d’un désir brûlant de vengeance, elle avait tué deux catins de ses propres mains avant qu’un couteau lancé par une autre ne vienne se planter entre ses omoplates. Dans ses derniers instants, Murbella avait Partagé avec elle afin de prendre connaissance de tout ce qu’Iriel savait sur Gammu et sur les catins qui infestaient la planète. La menace était pire que ce que Murbella avait imaginé. U fallait qu’elle s’en occupe immédiatement. A l’aide de plates-formes à suspenseurs, des équipes d’ouvriers retirèrent des soutes des deux frégates les Oblitérateurs à l’aspect menaçant. Les rebelles enragées n’avaient aucun scrupule à détruire toute une planète avec ses habitants, uniquement pour décapiter l’Ordre Nouveau. Elles devaient être châtiées. — Il faut que nous étudiions ces armes, dit Murbella, excitée à l’idée de pouvoir les dupliquer. Nous devons reproduire cette technologie. Il nous en faudra des milliers quand l’Ennemi viendra. Janess regarda d’un air sombre le corps de la prêtresse et les catins massacrées, dispersées comme des poupées de chiffon dans les coursives du vaisseau. La colère qui bouillonnait en elle lui empourprait les joues. — Nous devrions peut-être utiliser un de ces Oblitérateurs contre Gammu, et nous débarrasser de ces femmes une bonne fois pour toutes. Murbella eut un sourire de plaisir anticipé. — Oh, nous allons effectivement nous occuper bientôt de Gammu, mais ce sera une attaque beaucoup plus personnelle. Nous ne voyons jamais les mâchoires du chasseur se refermer sur nous avant que les crocs ne fassent jaillir le sang. Duncan Idaho, Un Millier de Vies. Duncan effleura les touches sensitives de la console d’instrumentation pour modifier légèrement le cap, tandis que Y Ithaque poursuivait sa course dans l’espace. Ne disposant pas de cartes ni d’enregistrements, il n’avait aucun moyen de savoir si des humains étaient venus jusqu’ici au cours de la Dispersion. Cela ne faisait pas de différence. Pendant quatorze ans, ils avaient volé à l’aveugle, n’allant nulle part. Pour limiter les risques d’un désastre de navigation, Duncan n’activait que rarement les générateurs Holtzman. Au moins, il avait assuré la sécurité de tous. Pour l’instant. Certains passagers - particulièrement Garimi et sa faction, ainsi que les fidèles du Rabbi - étaient de plus en plus impatients. À présent, des dizaines d’enfants étaient nés, élevés par les rectrices du Bene Gesserit dans des sections isolées de Y Ithaque. Ils souhaitaient tous avoir un foyer. — Nous ne pouvons pas fuir éternellement! s’était écriée Garimi au cours d’une récente réunion générale. Si, nous le pouvons. Nous y serons peut-être obligés. Le vaisseau géant, conçu pour une grande autarcie, n’avait besoin de refaire le plein de combustible qu’une ou deux fois par siècle, car il était capable de collecter la plus grande partie de ses besoins dans l’atmosphère raréfiée de molécules dispersées dans l’espace. Cela faisait des années que le non-vaisseau naviguait sans avoir fait de saut dans les replis de l’espace. Duncan les avait emmenés plus loin que l’imagination des explorateurs cartographes. Non seulement il avait échappé à l’Ennemi, mais également à l’Oracle du Temps, ne sachant à qui il pouvait faire confiance. Pendant tout ce temps, il n’avait pas vu trace du filet scintillant, mais il se sentait mal à l’aise de rester trop longtemps au même endroit. Pourquoi ce vieil homme et cette vieille femme veulent-ils tant s’emparer de nous ? Est-ce après moi qu’ils en ont ? Est-ce le vaisseau ? Ou quelqu’un à son bord ? Tandis que Duncan attendait, laissant ses pensées vagabonder comme le vaisseau lui-même, il sentit ses existences - tant d’existences… - commencer à se chevaucher et se mélanger. La fusion de la chair et de la conscience, le flot de l’expérience et de l’imagination, les grands enseignements et les événements épiques qu’il avait connus. Il se mit à explorer des vies innombrables, en remontant jusqu’à son enfance d’origine sur Giedi Prime sous la tyrannie des Harkonnen, et plus tard sur Caladan en tant que fidèle maître d’armes de la Maison Atréides. Il avait fait don de sa première vie pour sauver Paul Atréides et Dame Jessica. Les Tleilaxu l’avaient ensuite restauré sous forme d’un ghola nommé Hayt, puis de nombreuses incarnations de Duncan Idaho avaient servi le capricieux Empereur-Dieu. Tant de souffrances, et tant de joies intenses. Lui, Duncan Idaho, avait été présent à bien des moments critiques de l’histoire humaine, depuis la chute de l’Ancien Empire et l’ascension de Muad’Dib, jusqu’au long règne et à la mort de F Empereur-Dieu… et au-delà. Au milieu de tout cela, l’Histoire avait distillé les événements, les avait traités et triés à travers les différents Duncan, en les renouvelant. Autrefois, il avait aimé la belle Alia aux cheveux noirs, malgré tout ce qu’elle avait d’étrange. Des siècles plus tard, il avait profondément aimé Siona, bien qu’il fût évident que l’Empereur-Dieu les avait délibérément jetés dans les bras l’un de l’autre. Au cours de toutes ses existences de ghola, il avait aimé beaucoup de belles femmes exotiques. Mais alors, pourquoi lui était-il si difficile d’oublier Murbella ? Il n’arrivait pas à rompre le lien débilitant qui le rattachait à elle. Duncan avait peu dormi au cours de la semaine écoulée car chaque fois qu’il s’allongeait sur sa couchette et étreignait son oreiller, il n’avait que Murbella en tête, et il ressentait le vide de son corps absent. Tant d’années - pourquoi le désir et la nostalgie ne s’atténuaient-ils pas ? Incapable de tenir en place, et voulant mettre encore plus de distance entre lui et le chant de sirène de Murbella, il effaça les coordonnées de navigation actuelles, fit appel à son intuition audacieuse - ou imprudente - et déclencha un saut au hasard dans les replis de l’espace. Quand ils arrivèrent dans une nouvelle région qui ne figurait sur aucune carte, Duncan laissa ses pensées glisser dans un état de fugue, plus profond que celui d’un Mentat. Bien qu’il refusât de se l’avouer, il cherchait un indice de la présence de Murbella, même s’il était impossible qu’elle fût ici. Une obsession. Duncan n’arrivait pas à se concentrer, et ses rêvasseries les rendirent vulnérables au filet impalpable, et pourtant mortel, qui commençait à se refermer autour du non-vaisseau à l’insu de tous. Lorsque Teg arriva sur la passerelle de navigation, il vit Duncan aux commandes et remarqua qu’il avait l’air plongé dans ses pensées comme il l’était souvent, surtout ces derniers temps. Son regard se porta sur les modules de contrôle, l’écran d’observation, le chemin parcouru par le non-vaisseau sur sa trajectoire programmée. Teg examina les diagrammes de la console, puis les projections dans le vide. Même sans les capteurs et les écrans du non-vaisseau, il avait conscience de l’immensité de l’espace autour d’eux. Un nouveau vide, une autre région sans étoiles, différente de celle où ils étaient il y a peu. Duncan avait fait un saut téméraire dans les replis de l’espace. Mais la nature du hasard est telle que n’importe quel endroit pouvait aussi bien les rapprocher de l’Ennemi que les en éloigner. Quelque chose tracassait Teg, quelque chose qu’il ne pouvait pas se contenter d’ignorer. Ses facultés d’Atréides lui permettaient de se concentrer sur des anomalies et discerner ce qu’on ne pouvait normalement voir. Duncan n’était pas le seul à être capable de percevoir des choses étranges. — Où sommes-nous ? Duncan répondit par une question énigmatique. — Qui sait où nous sommes ? Il émergea soudain de la transe dans laquelle il était plongé et s’écria : — Miles! Le filet… il se rapproche, il se resserre comme un garrot! Duncan avait projeté le vaisseau non pas dans une région déserte et sûre, mais à proximité de l’Ennemi. Telles des araignées affamées réagissant à une vibration de leur toile, les deux vieillards s’approchaient. Déjà alerté par sa prémonition, Teg réagit instinctivement à une vitesse stupéfiante. Son corps passa en surrégime et ses réflexes en surchauffe, et ses gestes s’accélérèrent jusqu’à atteindre des vitesses inimaginables. En se déplaçant avec un métabolisme qu’aucun corps humain n’est censé supporter, il saisit les commandes du panneau de navigation. Ses mains bougèrent en une brume de mouvement. Son esprit passait d’un système à l’autre, réactivant les générateurs Holtzman en plein milieu de leur recharge. Incroyablement rapide et attentif, Teg ne fit plus qu’un avec le vaisseau - et le guida dans un saut brutal et effrayant, dans les replis de l’espace. Il eut conscience des fibres sensitives qui essayaient en vain de s’emparer du vaisseau, mais Teg réussit à l’en arracher, endommageant le filet tandis que le vaisseau se précipitait dans un pli de l’espace, sautait vers un autre endroit, puis un autre, échappant au piège de leurs poursuivants. Derrière lui, Teg sentit une vague de douleur émanant du filet et de ceux qui l’avaient lancé, puis leur rage d’avoir encore laissé échapper leur proie. En un éclair, Teg se retrouva à l’autre bout de la passerelle pour y faire des ajustements et transmettre des ordres, en agissant si rapidement que personne ne saurait qu’il avait remédié aux erreurs de Duncan, même pas celui-ci. Finalement, épuisé et affamé, il ralentit pour se rétablir en temps réel. Sidéré par ce que Teg venait d’accomplir en moins d’une seconde, Duncan secoua la tête pour se débarrasser des souvenirs embrumés de Murbella. — Qu’est-ce que tu viens de faire, Miles ? Affalé à une console annexe, le Bashar se tourna vers Duncan avec un étrange sourire. — Seulement ce qui était nécessaire. Nous sommes hors de danger. Un simple joueur ne devrait jamais croire qu’il peut influer sur les règles du jeu. Bashar Miles Teg, exposés de stratégie. Clic! Les lames du sécateur se refermèrent avec un bruit sec, coupant plusieurs branches pour modifier la forme de la verdure. — Tu vois comme la vie persiste à s’écarter de ses limites bien définies ? (Agacé, le vieil homme longeait méthodiquement la rangée d’arbustes en bordure de la pelouse, taillant les branchages et les feuilles qui en dépassaient, tout ce qui nuisait à la perfection géométrique.) Les haies désordonnées sont tellement contrariantes. D’un claquement insistant de ses lames, il continua de s’attaquer aux arbustes jusqu’à ce qu’ils soient parfaitement réguliers et conformes à ses spécifications. Avec une expression amusée, la vieille femme était installée dans une chaise longue en toile. Elle leva son verre de limonade fraîche. — Ce que j’ai devant moi en ce moment, c’est un homme qui persiste à vouloir imposer l’ordre plutôt que d’accepter la réalité. Le hasard a également ses mérites. En buvant une gorgée de sa limonade, l’idée l’effleura un instant d’activer mentalement le système d’arrosage pour asperger le vieil homme, rien que pour illustrer le concept d’un événement imprévisible. Mais ce genre de farce, bien qu’amusante, ne ferait que conduire à des désagréments. Elle s’amusa plutôt à observer le travail inutile de son compagnon. — Plutôt que de te rendre fou à respecter un ensemble de règles, lui dit-elle, pourquoi ne modifies-tu pas les règles elles mêmes ? Tu en as le pouvoir. Il lui lança un regard mauvais. — Tu insinues que je suis fou ? — C’est juste une façon de parler. Cela fait longtemps que tu t’es remis de toute séquelle. — Tu cherches à me provoquer, Marty. Une lueur dangereuse passa brièvement dans le regard du vieil homme, avant qu’il ne reporte son attention sur son sécateur avec un regain d’énergie. Il s’attaqua de nouveau à la haie d’arbustes, taillant et modelant jusqu’à ce que chaque feuille soit précisément là où il voulait. La vieille femme reposa son verre, se leva et s’approcha des parterres de fleurs où une profusion de tulipes et d’iris ajoutaient des taches de couleur. — Je préfère les surprises… je savoure l’inattendu. Ça donne du piment à la vie. (En fronçant les sourcils, elle se baissa pour examiner une touffe d’herbe hérissée au milieu de ses fleurs.) Il y a cependant des limites. D’un coup sec, elle arracha la plante indésirable. — Tu m’as l’air bien indulgente, quand on pense que nous n’avons toujours pas le non-vaisseau sous notre contrôle. Ça me met en rage chaque fois qu’ils réussissent à s’échapper! Kralizec est proche de nous, maintenant. — Nous avons bien failli réussir, cette fois-ci. En souriant, la vieille femme traversa son jardin. Sur son passage, les fleurs qui commençaient à se faner se redressaient aussitôt et prenaient de nouvelles couleurs. Le ciel était parfaitement bleu. — Tu semblés bien peu te soucier des dégâts qu’ils nous ont infligés, dit le vieil homme. J’ai consacré beaucoup de temps et d’efforts à créer et à lancer le nouveau filet tachyonique. De magnifiques vrilles, qui se projetaient si loin… (Ses lèvres se tordirent en une grimace.) À présent, tout est emmêlé et déchiré. — Oh, tu peux en créer un autre d’un simple effort de pensée. (La femme agita sa main hâlée.) Tu n’es pas content tout simplement parce que quelque chose ne s’est pas passé comme tu t’y attendais. Est-ce que tu as réfléchi au fait que la façon dont le non-vaisseau nous a encore échappé confirme la projection prophétique ? Cela signifie forcément que celui que tu cherches - que les humains appellent le Kwisatz Haderach - est effectivement à bord. Sinon, comment auraient-ils pu nous glisser entre les doigts ? N’est-ce pas là, peut-être, une preuve de la projection ? — Nous savons depuis toujours qu’il est à bord. C’est la raison pour laquelle nous devons nous emparer du non-vaisseau. La vieille femme éclata de rire. — Nous prédisons qu’il est à bord, Daniel. Cela fait une différence. Des siècles et des siècles de projections mathématiques nous ont convaincus que celui qui nous serait nécessaire serait là. Le vieil homme planta son sécateur dans l’herbe, empalant la pelouse comme s’il s’agissait d’un ennemi. La projection mathématique avait été tellement élaborée et complexe qu’elle équivalait à une prophétie. Ils savaient très bien tous les deux qu’il leur fallait le Kwisatz Haderach pour gagner dans le tourbillon du conflit qui s’annonçait. Autrefois, ils auraient considéré une telle prophétie comme une simple superstition, une légende concoctée par des humains qui avaient peur du noir. Mais après avoir effectué toutes ces projections analytiques incroyablement détaillées, auxquelles étaient venues s’ajouter des millénaires de prophéties humaines remarquablement clairvoyantes, le vieux couple savait que leur victoire dépendait de la possession de l’atout exceptionnel que représentait cet élément humain imprévisible. — Il y a longtemps de cela, d’autres ont appris quelle folie c’était de vouloir contrôler un Kwisatz Haderach. (La vieille femme arrêta un instant d’arracher les mauvaises herbes, et se redressa en se posant la main sur les reins, comme si elle avait des courbatures. Mais ce n’était peut-être qu’une affectation.) Il a failli les détruire, et ils ont passé les quinze siècles suivants à se lamenter sur ce qu’ils avaient fait. — Ils étaient faibles. Le vieil homme prit sur une table de jardin le verre de limonade qu’il y avait posé, et le vida d’un trait. La femme vint le rejoindre et jeta un coup d’œil par une échancrure de la haie, taillée comme au rasoir, vers les tours extravagantes et les bâtiments interconnectés de la cité lointaine qui entourait leur sanctuaire. Elle posa la main sur le bras du vieil homme. — Si tu me promets de ne pas faire la tête, je t’aiderai à réparer le filet. Il faut vraiment que tu te fasses à l’idée que les plans peuvent être facilement chamboulés. — Alors, nous devons en échafauder de meilleurs. Mais il se joignit cependant à elle dans un exercice de concentration, et ils se mirent une fois de plus à tisser des mailles impalpables à travers le tissu de l’univers, reconstruisant leur filet tachyonique et le projetant à une vitesse énorme, pour parcourir en un clin d’œil des distances impossibles. — Nous continuerons d’essayer de nous emparer de ce vaisseau, dit-elle, mais nous ferions peut-être mieux de concentrer nos efforts sur le plan de secours que Khrone a en tête. Grâce à ce que nous avons trouvé sur Caladan, nous avons une autre possibilité, une deuxième chance d’assurer notre victoire. Nous devrions mener ces deux actions en parallèle. Nous savons que Paul Atréides était un Kwisatz Haderach, et un ghola du garçon est déjà né, grâce à la prévoyance de Khrone… — Une prévoyance tout à fait accidentelle, je pense. — Quoi qu’il en soit, il détient aussi le Baron Harkonnen, qui fera un parfait outil pour nous permettre d’adapter le nouveau Paul à nos besoins. Ainsi, même si nous ne capturons pas le non-vaisseau, nous aurons la garantie de posséder un Kwisatz Haderach. Nous gagnerons à coup sûr. Je vais faire le nécessaire pour que Khrone ne risque pas de manquer à ses engagements envers nous. J’ai envoyé des observateurs spéciaux. Le vieil homme était puissant et ferme, mais il était parfois naïf. Il n’envisageait pas suffisamment les possibilités de traîtrise. La vieille femme savait qu’elle devait surveiller plus étroitement ses agents disséminés à travers l’Ancien Empire. Les Danseurs-Visages étaient parfois un peu trop arrogants. Elle était tout à fait prête à laisser chaque participant jouer son rôle, que ce soit le vieil homme, les Danseurs-Visages, les passagers du non-vaisseau, ou les hordes immenses de victimes en travers de son chemin dans l’Ancien Empire. Pour l’instant, elle trouvait cela amusant, mais tout pouvait changer. Ainsi va l’univers. Élaborer des plans incorporant d’autres plans qui en contiennent eux-mêmes d’autres… tels des reflets projetés par une infinité de miroirs. Il faut un esprit supérieur pour discerner toutes les causes et tous les effets. Khrone, message à la Myriade des Danseurs-Visages. Sur Caladan, l’étrange délégation venue de très, très loin se présenta pour voir Khrone. Ils n’eurent pas besoin de s’identifier lorsqu’ils exigèrent d’être informés de ses progrès concernant l’enfant Baron et le ghola Atréides qu’ils appelaient « Paolo ». Khrone avait déjà ce dont le vieil homme et la vieille femme avaient besoin, un petit garçon possédant tout le potentiel nécessaire dans ses marqueurs génétiques. Un Kwisatz Haderach. Mais au lieu de récompenser le Danseur-Visage, les lointains maîtres de marionnettes regardaient par-dessus son épaule, et surveillaient tout ce qu’il faisait. Ils voulaient le contrôler totalement, ce qui ne plaisait pas du tout à Khrone. La Myriade des Danseurs-Visages avait trop souffert d’être dominée par des imbéciles au cours des millénaires de son existence. Il le supportait cependant en silence, attendant son heure. U savait comment se comporter avec ces espions difformes. D’après le manifeste de la Guilde et les glyphes d’identification habilement falsifiés qu’ils avaient sur eux, ces humains grotesquement augmentés prétendaient venir d’Ix. C’était une couverture plausible qui pouvait expliquer leur apparence bizarre aux éventuels humains qui les verraient. Mais Khrone savait que cette technologie provenait d’une source entièrement différente, et que ces ambassadeurs venaient de beaucoup plus loin, là où les avant-gardes de la Dispersion humaine étaient venues se briser sur les remparts de l’Ennemi. Dans le passé, avec leur manie de se mêler de tout, ses maîtres n’avaient cessé de l’importuner au moyen de leur filet interconnecté, mais comme apparemment celui-ci avait subi quelques dégâts récemment, les deux observateurs lointains avaient préféré un mode de communication moins vulnérable. Le vieil homme et la vieille femme avaient dépêché ces… monstruosités. Khrone se demandait si ses prétendus maîtres cherchaient en fait à l’intimider… L’intimider, lui! Le chef des Danseurs-Visages sourit à cette idée tandis qu’il allait à la rencontre de la délégation. Avant de descendre dans le grand hall du Château de Caladan restauré, Khrone choisit un déguisement qui ressemblait à un vieux tableau représentant le Duc Leto Atréides. U revêtit des habits gris d’un style antique, examina le résultat dans un grand miroir au cadre d’orplaz, puis croisant les mains dans le dos, il entreprit de descendre le grand escalier qui menait au vaste hall. Arrivé à la dernière marche, il fixa un sourire inexpressif sur ses lèvres et attendit calmement de recevoir les six hommes. Sur leurs visages pâles et balafrés, on pouvait lire que les représentants étaient manifestement mécontents d’avoir été obligés de monter à pied la pente raide menant de l’astroport au château. Mais Khrone n’avait aucune raison de leur faciliter les choses. Il n’avait pas sollicité leur présence, et n’avait aucunement l’intention de faire preuve d’hospitalité. Si le filet tachyonique était endommagé, les deux vieillards ne pourraient peut-être plus transmettre leurs ondes de souffrance pour le stimuler. Et dans ce cas, les Danseurs-Visages pourraient enfin agir en toute impunité. Ou peut-être pas. Dans l’incertitude, Khrone décida de poursuivre sa mascarade de docilité encore quelque temps. Une fois qu’ils se furent regroupés dans le hall, Khrone regarda ces étranges ambassadeurs du haut des marches où il se tenait. — Informez vos supérieurs que vous êtes arrivés sans encombre. (Il décroisa les mains et fit craquer ses phalanges.) Et je vous prie de les informer que je ne suis pour rien dans la détérioration de vos corps. Les hommes eurent l’air perplexes. — Détérioration ? (Complètement chauves, ces hommes avaient une peau livide aux reflets huileux. Us avaient différents appareils implantés dans le crâne et la poitrine : des jauges électroniques rudimentaires, des tuyaux, des mémoires externes, des indicateurs lumineux. Des plaies vives entouraient les implants. Tout cela paraissait si affreusement primitif que Khrone en venait à se demander s’il ne s’agissait pas d’une plaisanterie subtile et incompréhensible de la part de la vieille femme. Elle avait un sens de l’humour beaucoup plus bizarre que celui de son vieux compagnon.) Détérioration ? C’est ainsi que nous avons été construits. — Hmm. Intéressant. Vous avez toute ma sympathie. Ces ajouts mécaniques étaient tellement grossiers qu’on aurait dit un bricolage réalisé par un enfant. Oui, pensa Khrone, c’est certainement une plaisanterie. La vieille femme doit vraiment s’ennuyer. — Nous sommes venus pour observer et enregistrer. L’homme qui se tenait au premier rang s’avança. Un liquide sombre circulait à travers des tuyaux insérés dans sa gorge et reliés à une pompe fixée derrière ses épaules. Ses yeux étaient d’un bleu métallique profond, sans qu’on puisse distinguer le blanc de la cornée. Etait-ce encore une plaisanterie, laissant penser qu’il s’adonnait au mélange ? — Ils doivent être contrariés d’avoir perdu le non-vaisseau. Encore une fois. (Khrone fit signe aux représentants d’entrer dans le grand hall du château.) J’espère sincèrement que nos maîtres n’ont pas l’intention de s’en prendre à moi. Les Danseurs-Visages font un travail exceptionnel, comme on le leur a ordonné. — Les Danseurs-Visages devraient avoir un meilleur sens de l’humilité, dit un autre des délégués augmentés. Khrone haussa les sourcils. Il se demanda si son expression correspondait bien à celle qu’aurait eue l’ancien Duc Leto. — Manquerais-je à mes devoirs d’hôte ? Souhaiteriez-vous des rafraîchissements ? Un festin ? (Il maîtrisa son sourire.) Ou peut-être la révision d’entretien dont vous semblez avoir besoin ? — Nous préférons consacrer notre temps à rassembler et analyser des données afin de pouvoir rentrer avec un rapport exhaustif. — Mais bien sûr, je vais faire de mon mieux pour faciliter votre départ dans les meilleurs délais. (Khrone conduisit les ambassadeurs vers les étages où se trouvaient les laboratoires du château.) Heureusement, bien que le non-vaisseau ait réussi à s’échapper et que le filet soit endommagé, tout le reste se déroule à la perfection. Ici, dans l’Ancien Empire, mes Danseurs-Visages sont en train de miner les fondations de toute la civilisation humaine. Nous nous sommes infiltrés dans chaque groupe dirigeant important, et nous avons commencé à les monter les uns contre les autres. — Il nous faut une preuve de cette affirmation. Une odeur étrange se dégageait du corps du premier représentant - un mélange de produits chimiques caustiques, de mauvaise haleine et d’une sorte de pourriture. — Alors, ouvrez les yeux! (Khrone s’arrêta net, puis adoptant un ton plus calme, il poursuivit :) Je vous invite à parcourir les mondes de l’Ancien Empire. La plupart des gens trouveront sans doute votre aspect inquiétant, mais on a vu suffisamment d’anomalies revenir de la Dispersion pour qu’on ne vous pose pas trop de questions. Je peux vous fournir une liste des planètes clefs et vous indiquer ce que vous devez regarder particulièrement. Elles sont toutes prêtes à tomber comme des fruits mûrs dès qu’arriveront les forces militaires venues d’ailleurs. Est-ce que nos maîtres ont déjà lancé la flotte de guerre, ou comptent-ils attendre d’avoir le Kwisatz Haderach en leur possession ? — Ce n’est pas à nous de le dire, répondirent en chœur trois des représentants dont les esprits augmentés étaient interconnectés. Leurs voix se recouvraient avec un étrange écho. — Alors, vous me rendez la tâche plus difficile pour conclure mes opérations. Pourquoi nos maîtres me cacheraient-ils des informations vitales ? — Ils n’ont peut-être pas confiance en vous, dit l’un des délégués. Vos résultats, pour l’instant, n’ont rien d’impressionnant. — Rien d’impressionnant ? (Khrone ricana.) J’ai le ghola du Baron Harkonnen, et celui de Paul Atréides. Cela est garanti. Arrivé devant l’entrée des salles de laboratoire aux murs épais, Khrone déverrouilla une lourde porte. À l’intérieur, un garçonnet de dix ans, plutôt grassouillet, se leva précipitamment et regarda autour de lui de ses petits yeux porcins, l’air méfiant, comme s’il venait d’être surpris à faire quelque chose qu’il n’aurait pas dû. Il se ressaisit rapidement et poussa un petit ricanement, fasciné par les observateurs et leurs corps horriblement difformes. Sans dire un mot au ghola, Khrone se retourna vers les représentants. — Vous voyez, l’étape suivante de notre plan est imminente. Je compte restaurer très bientôt la mémoire de ce Baron. — Vous pouvez toujours essayer, cracha le jeune garçon, mais vous ne m’avez pas encore convaincu que c’était dans mon intérêt. Pourquoi ne me laissez-vous pas jouer avec le petit Paolo ? Je sais que vous le détenez ici, sur Caladan. — Et pourquoi avons-nous besoin du Baron Harkonnen ? demanda l’un des observateurs, sans prêter attention au garçon. Seul le Kwisatz Haderach intéresse nos maîtres. — Le Baron va nous faciliter les choses en ce sens. Il va nous servir de levier contre le ghola Paolo. Une fois redevenu lui-même, notre Baron sera un outil précieux pour déverrouiller les pouvoirs du surhomme. Le problème historique avec un Kwisatz Haderach est celui du contrôle. Une fois qu’il m’aura aidé à élever correctement Paolo, j’ai la certitude que le Baron nous permettra de garder prise sur lui. L’enfant regarda les visiteurs avec un petit sourire. — Vous êtes vraiment très vilains. Qu’est-ce qui se passe si vous retirez ces tuyaux ? — Il n’a pas l’air de vouloir coopérer, fît remarquer l’un des espions. — Il y viendra. La réactivation des souvenirs d’un ghola est un processus très douloureux, dit Khrone en ignorant toujours le jeune Harkonnen. J’ai hâte de pouvoir entreprendre ce travail. Le Baron ghola éclata d’un rire qui évoquait un froissement de métal. — J’ai hâte de vous voir essayer. Khrone s’arrêta un instant dans l’encadrement de la porte pour s’assurer que tous les systèmes de sécurité étaient en place, une précaution d’autant plus nécessaire que le jeune Baron lunatique était prêt à commettre toutes les bêtises imaginables. Khrone conduisit les créatures de cauchemar dans une autre pièce et verrouilla soigneusement la porte derrière lui. Il ne voulait pas que Vladimir Harkonnen puisse se promener en liberté. — Notre ghola Atréides évolue très favorablement. Avant d’entrer dans la salle principale du château, Khrone regarda calmement les créatures hideuses. — Notre victoire est déterminée d’avance. Je me rendrai bientôt sur Ix pour une autre étape de notre plan. (Khrone voulait parler de la victoire des Danseurs-Visages, mais les ambassadeurs l’interpréteraient comme ils voudraient.) Tout le reste n’est qu’une pure formalité. La réputation peut être une arme merveilleuse. Elle répand souvent beaucoup moins de sang. Bashar Miles Teg, première incarnation. Parmi les armes dont disposait la Mère Commandante, la plus importante était ses guerrières de chair et de sang. Les Honorées Matriarches rebelles sur Gammu n’avaient aucune chance contre les Walkyries. Elles avaient commis une grave erreur en essayant de frapper Chapitre avec leurs Oblitérateurs. Après l’échec de leur attaque, les dissidentes de Gammu s’étaient attendues à une réaction extrême de Murbella, et à des représailles immédiates. Mais elle avait su faire preuve de prudence et de patience, comme elle l’avait appris lors de son conditionnement Bene Gesserit. Après un mois d’attente, elle était maintenant prête à riposter : elle savait que chaque élément de son plan était parfaitement au point. Avant de partir pour Gammu, Murbella passa une dernière fois sa stratégie en revue et la révisa en tenant compte des derniers renseignements reçus, ainsi que des informations qu’elle avait récupérées en Partageant avec la Prêtresse Iriel juste avant sa mort. Il subsistait un doute sur l’attitude possible des catins renégates : iraient-elles jusqu’au suicide sur Gammu en activant les derniers Oblitérateurs qu’elles pouvaient posséder, plutôt que de laisser la planète aux mains de l’Ordre Nouveau ? Cette bataille s’annonçait comme la plus critique que Murbella ait eu à livrer jusqu’ici, car elle concernait l’enclave de rebelles la plus puissante. Seule face à ses responsabilités de commandante suprême, elle se tenait tout en haut du rempart ouest de la Citadelle du Chapitre. L’assaut lui-même, et la victoire, prendrait peu de temps. Il ne s’agissait pas seulement d’exciser le furoncle purulent que constituait la présence des Honorées Matriarches rebelles, mais également de s’emparer du complexe militaro-industriel de Gammu, dont l’Ordre Nouveau avait besoin pour renforcer ses défenses contre l’Ennemi. Murbella avait déjà envoyé des agents sur place pour affaiblir la résistance : des assassins, d’habiles propagandistes, et des membres de la Missionaria Protectiva pour unir les groupes religieux toujours plus nombreux contre « les catins qui ont tué Sheeana la Bienheureuse sur Rakis ». C’était exactement ce que Duncan Idaho aurait fait. Les Honorées Matriarches de Gammu étaient dirigées par une femme pleine de charisme et de fiel nommée Niyela, qui proclamait hardiment qu’elle descendait en droite ligne de la Maison Harkonnen - un mensonge éhonté, puisque les Honorées Matriarches étaient incapables de franchir la toile de la Mémoire Seconde et ne pouvaient se souvenir de leurs ancêtres. Niyela n’avait fait cette déclaration qu’après avoir longuement fouillé dans les vieilles archives remontant à l’époque où Gammu était une planète industrielle enfumée qui s’appelait Giedi Prime. Même après tant d’années, la population conservait une haine viscérale des Harkonnen. Apparemment, Niyela utilisait ce fait à son avantage. Les Honorées Matriarches avaient mis en place un important dispositif de défense sur Gammu, incluant des capteurs sophistiqués pour détecter et détruire les vaisseaux et les missiles qui se présenteraient, d’un modèle spécialement adapté pour contrecarrer le mode d’attaque habituel de l’Ordre Nouveau. Pour l’instant, il restait de petites failles dans ce système défensif, particulièrement dans les régions les moins peuplées de la planète. Janess avait assuré la Mère Commandante qu’elle serait capable de s’infiltrer avec ses troupes dans l’une de ces failles, et de lancer une attaque surprise irrésistible. Pour la première fois, ses guerrières allaient devoir compter uniquement sur leurs talents de maîtres d’escrime. Après avoir rassemblé tous leurs appareils et fait venir un vaisseau de la Guilde pour les transporter, les Walkyries décollèrent. Sur la face sombre de Gammu, des douzaines de transports de troupes débarquèrent d’un non-vaisseau en orbite et se dirigèrent vers une région de plaines immenses et glacées. Volant à quelques mètres à peine au-dessus du sol gelé, l’appareil de Murbella fonça vers Ysaï, la capitale de Gammu. Derrière elle, une escadrille de petits transporteurs de troupes la suivait tel un banc de piranhas affamés. Suivant ses instructions, les appareils furtifs s’immobilisèrent juste le temps de lâcher leurs nuées de commandos dans la cité, et repartirent aussitôt sans qu’un coup de feu ait été tiré, ni aucune alarme déclenchée. Juste avant l’aube, Murbella et les milliers de Sœurs en uniforme noir se répandirent dans Ysaï pour prendre les défenseurs à revers, déclenchant leur attaque là où on les attendait le moins. Les catins retranchées s’étaient préparées à une attaque aérienne soudaine de grande envergure, avec des omis d’assaut équipés d’armes lourdes, mais les commandos de l’Ordre Nouveau se battaient comme des scorpions sortis de l’ombre, frappant et tuant comme l’éclair. Le combat au corps à corps rendu célèbre par les anciens Maîtres d’Escrime de Ginaz ne nécessitait pas de technologie plus complexe qu’une simple lame bien aiguisée. Après avoir étudié les habitudes personnelles de l’Honorée Matriarche Niyela, la Mère Commandante avait choisi son propre objectif. Accompagnée d’une petite garde de combattantes, Murbella courut directement aux appartements prétentieux de Niyela, près des bâtiments centraux de la Banque de la Guilde. Dans leurs justaucorps de combat, les Walkyries semblaient huilées de noir. Avant même que les catins n’aient pu déclencher les premières alarmes, la moitié des opérations d’assassinat était déjà terminée. Vêtues de tenues aux couleurs vives, des Honorées Matriarches gardaient l’accès à la résidence de Niyela, mais Murbella et ses compagnes attaquèrent en force, lançant des projectiles silencieux qui atteignirent leurs cibles. Murbella monta quatre à quatre les marches d’un escalier intérieur, suivie de Janess et de ses plus fidèles guerrières. Au deuxième étage, une grande femme athlétique émergea de l’ombre. Vêtue d’un justaucorps écarlate et d’une cape ornée de chaînes et de tessons de cristal acérés, elle se déplaçait avec une grâce féline. Murbella reconnut Niyela d’après les souvenirs précis de la Prêtresse Iriel. — C’est étrange, vous ne ressemblez pas du tout au Baron Harkonnen, dit-elle. Il est possible qu’il ne vous ait pas transmis certains de ses traits les plus caractéristiques. C’est peut-être une chance pour vous. Comme si elles avaient préparé une embuscade, une bonne cinquantaine d’Honorées Matriarches surgirent par l’embrasure des portes et se mirent en position de protection autour de Niyela, avec la certitude arrogante que l’escouade d’assaut, inférieure en nombre, plierait et s’enfuirait en les voyant. Dans un ballet mortel, les Walkyries bien entraînées s’approchèrent d’elles, leur lame brillante à la main et leurs tenues de combat hérissées de pointes effilées. Murbella n’avait d’yeux que pour Niyela. Les deux commandantes se firent face et commencèrent à tourner lentement. Les Honorées Matriarches semblaient s’attendre à ce qu’une Mère Commandante « amollie » tremble à l’idée de devoir se battre. La commandante des Honorées Matriarches lança soudain son pied en avant, un pied calleux et mortel, mais Murbella fut plus rapide et esquiva le coup. Plus vite que l’œil ne pouvait suivre, elle contre-attaqua de côté avec ses poings et ses coudes, forçant son adversaire à reculer. Puis Murbella éclata de rire, ce qui déconcerta Niyela. Dans une riposte sauvage, l’Honorée Matriarche se jeta sur Murbella, les doigts tendus comme des couteaux, mais Murbella contra du coude gauche, touchant Niyela au bras avec la pointe renforcée qui dépassait de sa tenue de combat. Le sang se mit à couler de l’estafilade. Murbella lui décocha un puissant coup de pied dans le plexus solaire qui la projeta contre le mur. En percutant la barrière de pierre, Niyela s’affaissa comme si elle était vaincue. Puis elle sauta de côté et se précipita de nouveau vers Murbella. Mais celle-ci s’y attendait, et contra chaque coup, forçant Niyela à reculer jusqu’à ce qu’elle n’ait plus nulle part où aller. Même ses gardes n’avaient pu résister aux techniques de combat foudroyantes que la Mère Commandante avait enseignées à ses guerrières. Les cinquante Honorées Matriarches étaient mortes, laissant leur commandante seule et sans défense. — Tue-moi, cracha Niyela. — Je vais faire pire que ça, dit Murbella en souriant. Je vais te ramener sur Chapitre comme prisonnière. Le lendemain, la Mère Commandante victorieuse défila avec ses troupes dans les rues d’Ysaï et se mêla à la foule de curieux. Ici, le Culte de Sheeana avait pris fermement racine et les habitants de Gammu considéraient leur libération comme un miracle, voyant dans l’armée des Sœurs des combattantes au nom de leur martyre bien-aimée. En remarquant divers indicateurs comportementaux, Murbella soupçonna que certaines femmes dans la foule devaient être en fait des Honorées Matriarches qui avaient abandonné leur tenue caractéristique. S’agissait-il de lâches, ou des ferments d’une cinquième colonne qui continuerait de résister sur Gammu ? Même avec tous les signes de la victoire autour d’elle, Murbella savait que les combats et la consolidation se poursuivraient encore un certain temps, sinon dans Ysaï même, du moins dans les villes voisines. Il faudrait qu’elle assemble quelques équipes pour s’occuper des derniers foyers de résistance. Elle n’était pas la seule à avoir repéré les Honorées Matriarches clandestines. Ses agents s’élancèrent pour procéder à des arrestations et disperser une partie de la foule. Quiconque était capturé aurait une chance de se convertir. Niyela elle-même allait devoir commencer un entraînement forcé sur Chapitre. Celles qui refuseraient de coopérer seraient exécutées. L’armée triomphante de Murbella ramena plus de huit mille Honorées Matriarches sur Chapitre, et d’autres encore suivraient une fois terminées les opérations de nettoyage sous le commandement de Janess. Le processus de conversion s’annonçait difficile, et serait étroitement contrôlé par tout un groupe de Diseuses de Vérité et d’Honorées Matriarches désormais loyales à l’Ordre Nouveau - mais il ne serait pas plus difficile que ne l’avait été l’unification forcée à l’origine. La Mère Commandante ne pouvait pas se permettre de perdre autant de guerrières en puissance, malgré les risques. C’est ainsi que l’Ordre Nouveau se renforça encore, avec de plus en plus de nouvelles recrues pour son armée. Seize ans après l’évasion de la Planète du Chapitre L’amour est-il inné, une partie de notre humanité aussi naturelle que le fait de respirer ou de dormir ? Ou est-ce quelque chose que nous devons créer en nous-mêmes ? Mère Supérieure Darwi Odrade, dossiers Bene Gesserit personnels (censurés). Deux années encore s’étaient écoulées à bord du non-vaisseau. Paul Atréides, qui avait maintenant le corps d’un enfant de dix ans, le cerveau plein à craquer de toutes les mémoires externes que les archives de la bibliothèque pouvaient fournir, et de tous les récits historiques de ce qu’il était censé être, se promenait avec Chani. Elle était petite et très mince, de deux ans sa cadette. Bien qu’elle eût grandi loin du désert aride d’Arrakis, son métabolisme, génétiquement adapté de son héritage fremen, ne gaspillait toujours pas l’eau. Chani avait noué sa chevelure auburn en chignon. Sa peau brune était lisse et sa bouche souriait facilement, surtout lorsqu’elle était avec Paul. Ses yeux avaient leur couleur naturelle sépia, et non pas le bleu sur bleu résultant de l’usage du mélange tel que Paul l’avait vu dans chaque image historique de la Chani plus âgée, la concubine bien-aimée de Muad’Dib et la mère de ses jumeaux. Tandis qu’ils descendaient de niveau en niveau vers la salle des machines située à l’avant de l’immense non-vaisseau, Paul glissa sa main dans celle de Chani. Bien qu’ils ne fussent encore que des enfants, cela lui semblait une chose agréable à faire, et elle ne retira pas sa main. Toute leur vie ils avaient joué ensemble, exploré ensemble, et n’avaient jamais remis en question le fait qu’ils étaient censés former un couple, exactement comme dans les histoires anciennes. — Pourquoi trouves-tu les générateurs aussi fascinants, Usul ? demanda-t-elle, en l’appelant par le nom fremen qu’elle avait appris en lisant ses propres journaux intimes et des enregistrements préservés dans les archives du vaisseau. Dans un poème ancien, qui avait été conservé, le premier Paul Muad’Dib avait décrit la voix de Chani comme ayant « la beauté parfaite du bruit de l’eau fraîche coulant et riant dans les rochers ». En l’entendant maintenant, le nouveau Paul comprenait très bien comment il en était arrivé à cette conclusion. — Les générateurs Holtzman sont tellement étranges et puissants, capables de nous emmener partout où notre imagination peut le désirer. (Il tendit le doigt et lui tapota son petit menton pointu, puis il ajouta dans un murmure de conspirateur :) Mais la vraie raison est peut-être que personne ne peut nous surveiller dans la salle des machines. Chani plissa le front. — Sur un vaisseau de cette taille, il y a plein d’endroits où nous pouvons être seuls tous les deux. Paul haussa les épaules en souriant. — Je n’ai pas dit que c’était une très bonne raison. J’avais simplement envie d’aller là-bas. Ils pénétrèrent dans l’immense zone technique, où en temps normal seuls des membres habilités de la Guilde étaient autorisés à se rendre. Dans les circonstances présentes, Duncan Idaho, Miles Teg et quelques Révérendes Mères en savaient suffisamment sur ces générateurs de plis spatiaux pour pouvoir les maintenir en bon état de marche. Heureusement, les non-vaisseaux étaient si intelligemment et solidement conçus qu’il y avait bien peu de risques de pannes, même après tant d’années sans aucune révision complète. Les systèmes opérationnels de l’Ithaque et ses mécanismes d’autoréparation suffisaient à assurer un entretien courant. Plus un composant était important, plus il comportait de redondances multiples. Teg et Duncan s’étaient néanmoins lancés, à l’aide de leurs facultés de Mentats, dans l’étude et la mémorisation de l’ensemble des spécifications de l’immense vaisseau afin de se préparer à toute crise éventuelle. Paul pensait que Thufir Hawat y contribuerait également par ses connaissances, une fois qu’il serait grand et qu’il serait redevenu un Mentat. À présent, le garçon et la fillette se trouvaient entourés d’une machinerie bourdonnante. Bien que les projecteurs de non-champs fussent situés en différents endroits du vaisseau, avec des répétiteurs et des stations de réamplification installés sur toute la coque, ces générateurs géants n’étaient pas différents des modèles déjà utilisés du temps de Muad’Dib, et encore bien avant pendant le Jihad Butlérien. Les générateurs de plis spatiaux de Tio Holtzman étaient alors dangereux, et ils avaient constitué l’élément crucial dans la victoire finale sur les machines pensantes. Paul leva les yeux vers les énormes machines, essayant de ressentir leur puissance mathématique bien qu’il ne la comprît pas vraiment. Chani, qui mesurait une dizaine de centimètres de moins que lui, le surprit en se dressant sur la pointe des pieds pour lui déposer un baiser sur la joue. H se retourna pour lui faire face en riant. Elle lut la surprise sur son visage. — Ce n’est pas ce que j’étais censée faire ? J’ai lu toutes les archives. Nous sommes destinés l’un à l’autre, non ? D’un air soudain grave, Paul la prit par ses frêles épaules et la regarda dans les yeux. Puis il tendit la main pour lui caresser un sourcil, et promena ses doigts sur sa joue. H se sentait maladroit en faisant cela. — C’est étrange, Chani. Mais je ressens comme une sorte de picotement… — Ou un chatouillement! Je le sens, moi aussi. Un souvenir juste à fleur de peau. Il l’embrassa sur le front, pour vérifier la sensation. — La Rectrice Supérieure Garimi nous a fait lire notre histoire dans les archives, mais ce ne sont que des mots. (H posa sa main sur son cœur.) Il nous est impossible de savoir comment nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre autrefois. Nous avons dû nous dire beaucoup de choses très intimes. Chani pinça les lèvres non pas en une moue boudeuse de petite fille, mais pour exprimer sa préoccupation. Son éducation accélérée et sa maturité la faisaient paraître beaucoup plus vieille que son âge. — Personne ne sait comment tomber amoureux, Usul. Tu te souviens de l’histoire ? Paul Atréides et sa mère étaient en grand danger lorsqu’ils se sont joints aux Fremen. Tous ceux que tu connaissais étaient morts. Tu étais tellement désespéré. (Elle reprit sa respiration.) C’est peut-être uniquement pour ça que nous sommes tombés amoureux l’un de l’autre. Il se tenait tout près d’elle, l’air embarrassé, sans savoir ce qu’il était censé faire. — Comment pourrais-je croire une chose pareille, Chani ? Un amour comme le nôtre a nourri les légendes. Il ne peut être le fruit du hasard. Je veux simplement dire que si nous devons de nouveau tomber amoureux quand nous serons plus grands, ce sera par notre propre volonté. — Tu penses que nous avons une nouvelle chance ? — Nous en avons tous une. Elle baissa la tête. — De tout ce que j’ai lu, le plus triste est l’histoire de notre premier bébé, Leto, notre fils d’origine. Paul fut surpris de sentir sa gorge se serrer. Il avait lu ses vieux journaux intimes concernant leur petit bébé. Il avait été tellement fier de son fils, mais à cause de son fichu don de prescience, il avait su que son petit Leto serait tué dans un raid des Harkonnen. Ce pauvre garçonnet n’avait pas eu l’ombre d’une chance, et n’avait pu vivre assez longtemps pour être baptisé sous le nom de Leto II, d’après le nom du père de Paul. D’après les archives, son deuxième fils - le tristement célèbre - avait été prêt à s’engager dans le sentier sinistre et sombre que Paul lui-même avait refusé d’emprunter. Leto II avait-il pris la bonne décision ? En tout cas, l’Empereur-Dieu de Dune avait modifié la race humaine, et le cours de l’histoire, pour toujours. — Je suis désolée, Usul, je t’ai fait de la peine. Il s’écarta d’elle. Autour d’eux, la salle des machines semblait vibrer par anticipation. — Tout le monde hait notre Leto II à cause de ce qu’il est devenu. Il a fait des choses horribles, d’après les archives historiques. La première Chani était morte en couches, et avait à peine eu le temps de voir les jumeaux. — Il aura peut-être une nouvelle chance, lui aussi, dit-elle. Le ghola du petit garçon avait maintenant quatre ans, et manifestait déjà une intelligence et des facultés remarquables. Paul lui prit la main, et mû par une impulsion soudaine, l’embrassa sur la joue. Puis ils quittèrent la salle des machines. — Cette fois-ci, notre fils pourrait bien agir comme il faut. La journée bourdonne agréablement quand on a suffisamment d’abeilles à son service. Baron Vladimir Harkonnen, l’original. Dans un état d’extrême agitation, le garçon de douze ans regardait une prairie constellée de fleurs multicolores. Une cascade plongeait dans un précipice rocheux pour se déverser dans un petit lac aux eaux d’un bleu glacial. Un tel excès de cette prétendue « beauté » était presque douloureux, et rendait le garçon mal à l’aise. L’air ne contenait pas de produits chimiques industriels; la simple idée de devoir le respirer lui faisait horreur. Pour rompre avec la monotonie et dépenser un peu de son énergie, il était parti faire une longue promenade, à des kilomètres du complexe où il avait été condamné à séjourner sur la planète Dan. Non, Caladan, se dit-il. Le nom abrégé lui déplaisait fortement. Il avait lu son histoire personnelle, et avait vu des images de lui-même lorsqu’il était le vieux Baron obèse. Exilé ici depuis bientôt trois ans, le jeune Vladimir Harkonnen en était venu à regretter les laboratoires de Tleilax, la Matriarche Supérieure Hellica, et même l’odeur des excréments des lumaces. Coincé ici à devoir subir l’enseignement, la formation et la préparation prodigués par les Danseurs-Visages, le garçon avait hâte de s’affirmer. Après tout, il avait un rôle important à jouer dans le grand projet (dont il ignorait tout). Peu de temps après que le jeune Baron eut été exilé sur Caladan pour la raison futile qu’il avait tenté de saboter la cuve axlotl contenant le ghola de Paul Atréides, le nouveau bébé était né à Bandalong - en parfaite santé, malgré tous les efforts de Vladimir. Khrone avait aussitôt retiré le bébé des mains d’Uxtal et l’avait emmené sur Caladan pour le former et l’observer. Apparemment, les Danseurs-Visages avaient besoin de l’Atréides pour qu’il accomplisse quelque chose de très important, et d’un Harkonnen pour les aider dans cette tâche. L’enfant - qu’on appelait Paolo pour le distinguer de son modèle historique - avait maintenant trois ans. Les Danseurs-Visages prenaient grand soin de le garder dans un bâtiment différent, «à l’abri» de Vladimir qui avait hâte que les deux puissent… «jouer» ensemble. Dans les temps anciens, Caladan avait été un monde de simples pêcheurs, viticulteurs et fermiers. Avec son immense océan, la planète avait beaucoup trop d’eau et trop peu de terres pour que de grandes communautés industrielles puissent s’y établir. A présent, la plupart des villages avaient disparu, et la population locale n’était plus qu’un faible pourcentage de ce qu’elle avait été autrefois. La Dispersion avait rompu un grand nombre des fibres qui maintenaient en place une civilisation galactique, et comme Caladan ne produisait pas grand-chose qui puisse avoir une valeur commerciale, personne ne cherchait particulièrement à réinsérer la planète dans la tapisserie globale. Vladimir s’était livré à des recherches approfondies dans le château reconstruit. D’après les manuels d’histoire, la Maison Atréides avait régné sur cette planète « d’une main ferme mais bienveillante », mais le garçon n’était pas du genre à se laisser abuser par la propagande. L’Histoire avait toujours une façon d’élaguer et de «nettoyer» la vérité, et le temps pouvait déformer les événements les plus dramatiques. Les archives locales avaient manifestement été truffées de commentaires élogieux sur le Duc Leto. Comme les Atréides et les Harkonnen étaient des ennemis jurés, il savait que c’était sa propre Maison qui avait été réellement héroïque. Quand le jeune Vladimir aurait récupéré sa mémoire, il serait capable de retrouver ses souvenirs personnels de tels événements. Il voulait les revivre avec une réalité viscérale. Il voulait revoir lui-même la traîtrise des Atréides et la bravoure des Harkonnen. Il voulait sentir le flot d’adrénaline que procure la victoire, et goûter sur ses doigts le sang de ses ennemis abattus. Il voulait qu’on lui restaure sa mémoire tout de suite! Il enrageait à l’idée de devoir attendre si longtemps pour réactiver sa vie passée. Seul dans la prairie, il jouait avec un pistolet infemo qu’il avait trouvé dans le château. L’environnement naturel luxuriant de cette côte lui soulevait le cœur. Il aurait voulu posséder des machines pour le labourer et le recouvrir de bitume. Pour faire place à la véritable civilisation! Les seules plantes qu’il voulait y faire pousser étaient des bâtiments d’usines. Il avait horreur de l’eau qui coulait partout, il voulait qu’elle soit noircie par des déchets chimiques et qu’elle dégage une odeur de soufre. Avec un sourire diabolique, Vladimir activa son pistolet et vit le canon briller d’une lueur orange. Il appuya sur le bouton jaune pour passer au premier niveau de brûleur, et observa le fin brouillard de particules incendiaires concentrées se répandre sur la prairie, les premiers germes de destruction. Il recula vers une zone rocheuse plus sûre, et appuya sur le bouton rouge du deuxième niveau. Une immense flamme jaillit du canon de son arme. Les particules s’embrasèrent, transformant la prairie en fournaise. Magnifique! Avec une joie maligne, il grimpa un peu plus haut et contempla les flammes qui se tordaient et crépitaient, dégageant une épaisse fumée chargée de poussières incandescentes qui s’élevait à plus de cent mètres dans le ciel. De l’autre côté de la prairie, le feu léchait la paroi rocheuse comme à la recherche d’une proie. Il brûlait avec une telle intensité que la chaleur fit craquer la roche, provoquant la chute de gros blocs dans les eaux tranquilles de la cascade. — C’est encore bien mieux! L’ambitieux jeune homme avait vu des holo-images de Gammu et les avaient comparées à celles de son incarnation précédente, lorsque la planète s’appelait Giedi Prime sous la domination des Harkonnen. Au fil des siècles, sa planète ancestrale était tombée en ruine, retournant à l’état de monde agricole primitif. Les signes de la civilisation bâtie au prix de tant d’efforts avaient laissé place à une apathie sordide. À présent, les narines emplies de l’odeur vivifiante des flammes et de la fumée, il s’imagina disposant d’armes inferno plus puissantes et d’équipement lourd : les moyens de remodeler la planète tout entière. Avec du temps, des outils et une main-d’œuvre appropriée, il pourrait transformer ce monde arriéré en un endroit civilisé. Au cours du processus, il mettrait le feu à d’immenses espaces verdoyants pour faire place à de nouvelles usines, des aires d’atterrissage, des mines à ciel ouvert et des raffineries de métaux. Les montagnes au loin étaient également très laides, avec leurs sommets enneigés. Il aurait aimé pouvoir niveler toute la chaîne à l’aide de puissants explosifs, et la recouvrir d’usines produisant des biens exportables. Et gagner de l’argent! Ah, voilà qui rétablirait Caladan sur les cartes de la galaxie. Bien sûr, il ne détruirait pas entièrement l’écosystème - pas comme le faisaient les Honorées Matriarches avec leurs incinérateurs de planètes. Dans des régions isolées, peu propices à l’industrie, il laisserait suffisamment de végétation en place pour maintenir le taux d’oxygène. Il faudrait que les océans fournissent suffisamment de poissons et d’algues pour la nourriture, qu’il serait beaucoup trop coûteux d’importer d’autres planètes. Pour l’instant, Caladan était un tel gâchis. Ah, comme cette planète pouvait être totalement dénué d’intérêt… mais comme il suffirait de bien peu pour la transformer en un monde magnifique. En fait, cela demanderait beaucoup de travail, mais un travail qui en vaudrait la peine, rien que pour le plaisir de sculpter la planète ancestrale de ses ennemis jurés - la Maison Atréides -afin de l’adapter à sa propre vision. La vision des Harkonnen. Grâce à ces sensations et ces fantasmes, il se sentait mieux, maintenant, vraiment beaucoup mieux. Vladimir se demanda si sa mémoire était prête à lui revenir, petit à petit. Il l’espérait ardemment. Entendant un bruit de pierres qui roulaient derrière lui, il se retourna. — Je t’ai observé en train de jouer, dit Khrone. Je suis heureux de voir que tu suis le bon chemin, comme le faisait le vieux Baron Harkonnen. Tu auras besoin de certaines de ces techniques quand nous te confierons Paolo. — Quand est-ce que je pourrai jouer avec lui ? — Ta propre survie dépend de certaines choses. Comprends bien ceci : l’aide que tu peux nous apporter avec le ghola de Paul Atréides est la mission la plus importante de ton existence. Ce ghola constitue l’élément clef de tous nos plans, et ta survie dépendra de la satisfaction qu’il nous donnera. Le visage de Vladimir s’éclaira d’un sourire carnassier. — C’est mon destin d’être avec Paolo, et de réussir avec lui. Il embrassa passionnément le Danseur-Visage sur la bouche, et Khrone le repoussa. Mais en lui-même, Vladimir ne souriait pas du tout. Même dans cette étrange nouvelle existence, il ressentait encore le profond désir d’étrangler le ghola Atréides. Les pleutres voient des menaces partout. Les audacieux y voient des profits. Mémorandum administratif du CHOM. Toujours plus de souffrance, de torture, et d’ersatz d’épice. Et toujours aucun succès - pas même ce qu’on pourrait qualifier de progrès mineur - dans la fabrication de mélange à partir des cuves axlotl. En d’autres termes, la routine. Uxtal travaillait dans ses laboratoires de Bandalong, pour satisfaire les besoins des Honorées Matriarches. Au moins, les deux morveux étaient partis depuis des années, deux raisons de moins d’être terrorisé. Dans ses appartements, il avait coché encore bien des jours, et il continuait de réfléchir aux moyens de modifier sa situation, de s’échapper et se cacher. Mais pas une de ses solutions ne paraissait même envisageable. À part Dieu, il détestait tous ceux qui avaient autorité sur lui. Au-delà de ce que ces supérieurs exigeaient de lui, au-delà des prétextes et des mensonges qu’il leur débitait à propos de son travail, Uxtal recherchait des signes et des présages, des motifs numériques, tout ce qui pourrait lui révéler la signification de sa mission sacrée personnelle. S’il avait survécu si longtemps dans ce monde de cauchemar, c’était forcément parce qu’il y avait un but caché! Depuis qu’ils lui avaient retiré le nouveau ghola de Paul Atréides, les Danseurs-Visages ne lui avaient plus rien demandé, mais le petit homme n’était pas soulagé pour autant. Il n’était pas libre. Ils reviendraient certainement un jour ou l’autre pour lui demander quelque chose d’encore plus impossible. Comme les Honorées Matriarches continuaient de le harceler pour qu’il produise du véritable mélange dans les cuves axlotl, il réalisait de fausses expériences extravagantes pour montrer à quel point il travaillait sur ce sujet - mais sans aucun succès. À présent que les Danseurs-Visages ne semblaient plus s’intéresser à lui, il était entièrement à la merci de la Matriarche Supérieure Hellica. Il ferma les yeux en plissant fortement ses paupières, et se remit à penser à quel point son existence avait été difficile pendant tant d’années. Maintenant que les Sœurs de l’Ordre Nouveau s’étaient emparées de la plupart de leurs places fortes, les Honorées Matriarches avaient besoin de beaucoup moins de drogue à l’adrénaline. Cela ne lui facilitait pas la vie pour autant. Et si ces furies se mettaient en tête qu’elles n’avaient désormais plus besoin de lui ? Il n’avait rien accompli de nouveau depuis quelque temps, et il pensait qu’elles devaient maintenant être convaincues qu’il ne réussirait jamais à fabriquer du mélange. Cela faisait déjà quelques années qu’il en était lui-même convaincu. Souhaitant par-dessus tout faire des affaires, des vaisseaux de la Guilde et des marchands du CHOM venaient régulièrement se poser dans les régions dévastées de Tleilax. Neutres dans le conflit par nécessité, ils faisaient du commerce, et non de la politique. Les Honorées Matriarches avaient besoin de certaines marchandises venant d’autres planètes, particulièrement avec leurs goûts extravagants en matière d’habillement, de bijoux et de mets fins. Autrefois, les catins avaient été fabuleusement riches. Elles contrôlaient la Banque de la Guilde et transportaient avec elles de précieuses monnaies d’échange, tandis qu’elles parcouraient les systèmes solaires et les planètes en laissant derrière elle des terres brûlées. Uxtal n’arrivait pas à les comprendre, ni à comprendre ce qui avait pu donner naissance à des créatures aussi monstrueuses, ou ce qui avait pu les chasser de la Dispersion. Comme d’habitude, on ne lui disait rien. Quand les Navigateurs de la Guilde contactèrent Hellica et ses rebelles retranchées sur Tleilax afin de leur faire une proposition, Uxtal comprit que son cauchemar était sur le point d’empirer. Un messager arriva à Bandalong venant d’un long-courrier en orbite lointaine. Hellica vint en personne chercher Uxtal, sous les regards soupçonneux d’Ingva et des laborantins apeurés. — Uxtal, toi et moi, nous allons rencontrer le Navigateur Edrik. Il nous attend à bord du vaisseau de la Guilde. Bien qu’intimidé et ne sachant que penser, Uxtal ne discuta pas. Un Navigateur ? Il avala péniblement sa salive. Il n’en avait jamais vu de sa vie. Il ne savait pas ce qui lui valait un tel intérêt, mais ce n’était certainement pas une bonne nouvelle. Comment le Navigateur était-il au courant de son existence ? En utilisant sa prescience ? Il se demanda si ce n’était pas là une occasion de pouvoir s’évader, ou d’obtenir un sursis… ou de se retrouver chargé d’une autre tâche impossible. À bord du vaisseau de la Guilde, bien qu’il n’y eût personne pour les épier dans cette pièce protégée contre les écoutes, Uxtal ne se sentait toujours pas en sécurité. Il se tenait silencieux et tremblant, tandis qu’Hellica faisait les cent pas en se pavanant devant le grand caisson blindé. Derrière les parois de plaz incurvées, la silhouette nappée de brume d’Edrik était si étrange qu’Uxtal était incapable de dire si la voix filtrée recelait une quelconque menace. Le Navigateur s’adressa directement à lui plutôt qu’à la Matriarche Supérieure, ce qui n’allait pas manquer de la mettre hors d’elle. — Les vieux Maîtres du Tleilax savaient comment fabriquer le mélange dans leurs cuves axlotl. Vous allez réinventer ce procédé pour nous. Le visage aux traits inhumains du Navigateur flottait derrière la vitre. Uxtal gémit intérieurement. Il s’était déjà révélé incapable de faire ça. — Je lui ai déjà donné cet ordre, dit Hellica avec une petite moue de mépris. Cela fait des années qu’il va d’échec en échec. — Eh bien, il doit cesser d’échouer. Uxtal se tordit les mains. — C’est qu’il ne s’agit pas d’une tâche banale. Des planètes entières de Maîtres du Tleilax s’y sont consacrées pendant la Grande Famine, pour parvenir à mettre au point ce procédé complexe. Je suis seul, et les vieux Maîtres n’ont pas révélé leurs secrets aux Tleilaxu Égarés. Il avala de nouveau sa salive. La Guilde devait bien déjà savoir tout ça ? — Si votre peuple est si ignorant, comment se fait-il qu’il ait pu créer des Danseurs-Visages aussi supérieurs aux précédents ? demanda le Navigateur. Uxtal frissonna, car il savait - maintenant - que ce n’était finalement pas son peuple qui avait créé Khrone et la race supérieure de changeurs de forme. Apparemment, ils avaient simplement été découverts dans la Dispersion. — Les Danseurs-Visages ne m’intéressent pas, coupa sèchement Hellica. (Elle avait toujours été à couteaux tirés avec Khrone.) Ce qui m’intéresse, ce sont les bénéfices qu’on peut tirer du mélange. Uxtal déglutit. — Quand tous les Maîtres sont morts, leur savoir a disparu avec eux. J’ai travaillé avec diligence pour retrouver la technique. Il se garda bien de leur rappeler que les Honorées Matriarches étaient elles-mêmes responsables de la perte de ces secrets; Hellica n’aimait pas les critiques, même implicites. — Utilisez donc une approche indirecte. (Edrik prononça ces mots comme s’il assénait un coup.) Faites-en revenir un. L’idée prit Uxtal par surprise. Certes, il était capable d’utiliser une cuve axlotl pour ressusciter un des Maîtres, à condition de disposer de cellules viables. — Mais… mais ils sont tous morts. Même à Bandalong, les Maîtres ont été tués il y a bien des années. (Il se souvint du jeune Baron et d’Hellica distribuant gaiement des morceaux de cadavres aux lumaces.) Où vais-je pouvoir trouver des cellules pour un tel ghola ? La Matriarche Supérieure s’arrêta de faire les cent pas et se tourna brusquement vers lui, comme pour lui porter un coup fatal. — C’est tout ce dont tu as besoin ? Quelques cellules ? Treize ans, et tu ne m’as jamais dit qu’il ne te fallait que quelques cellules pour résoudre le problème ? L’orange de ses yeux étincelait comme des braises. U recula, terrorisé. L’idée ne lui était jamais venue à l’esprit. — Je ne pensais pas que ce soit possible! Les Maîtres ont disparu… Elle grogna d’un air menaçant. — Tu nous crois bêtes à ce point-là, petit homme ? Jamais nous ne laisserions perdre quelque chose d’aussi précieux. Si l’idée du Navigateur peut marcher - si nous pouvons fabriquer du mélange et le vendre à la Guilde -, alors je te donnerai toutes les cellules dont tu pourras avoir besoin! L’énorme tête d’Edrik se mit à dodeliner derrière les parois de plaz, et ses yeux globuleux se braquèrent sur le petit homme tremblant. — Vous acceptez de prendre en charge ce projet ? — Nous acceptons, dit Hellica. Ce Tleilaxu Égaré travaille pour nous, et ne vit que par notre bon plaisir. Cette révélation avait laissé Uxtal chancelant. — Mais alors… quelques anciens Maîtres sont encore vivants ? Le sourire grimaçant d’Hellica était effrayant. — Vivants ? D’une certaine manière. Suffisamment vivants pour te fournir les cellules qu’il te faut. Elle esquissa un petit salut vers le Navigateur et empoigna Uxtal par le bras. — Viens, je vais te les montrer. Il faut que tu te mettes immédiatement au travail. Tandis que la Matriarche Supérieure le conduisait vers un niveau inférieur du Palais de Bandalong, la puanteur empirait à chaque pas. Uxtal trébucha, mais elle le traîna derrière elle comme une poupée de chiffon. Les Honorées Matriarches avaient beau se parer de tissus colorés et de bijoux tapageurs, elles n’étaient pas particulièrement propres ni soigneuses. Hellica n’était nullement incommodée par les remugles qui provenaient des allées obscures devant eux; pour elle, c’était l’arôme de la souffrance. — Ils sont toujours vivants, mais tu ne récupéreras rien dans leur esprit, petit homme. (Hellica fit signe à Uxtal de passer devant.) Ce n’est pas pour cela que nous les avons gardés. D’un pas hésitant, il pénétra dans la pièce sombre. Il entendit des gargouillements, le sifflement rythmé de respirateurs, des glougloutements de pompes. Cet endroit lui évoquait la tanière répugnante de quelque bête immonde. Une lumière rougeâtre provenait de panneaux lumineux fixés près du sol et du plafond. Tandis que ses yeux s’habituaient à la pénombre, Uxtal s’efforça de respirer le moins possible pour éviter de vomir. À l’intérieur de la pièce, il vit vingt-quatre petits hommes, ou ce qu’il en restait. Il les compta rapidement avant d’absorber d’autres détails, à la recherche de significations numériques. Vingt-quatre - trois groupes de huit. Ces hommes à la peau grise avaient les traits caractéristiques des anciens Maîtres, les dirigeants de très haute caste du Tleilax. Au fil de nombreux siècles, la dérive génétique et les unions consanguines avaient donné aux Tleilaxu Égarés une apparence assez distincte; aux yeux des étrangers, tous ces gnomes étaient identiques, mais Uxtal n’avait aucun mal à les différencier. Ils étaient tous attachés sur des tables dures, comme s’ils avaient été placés sur des chevalets. Bien que les victimes fussent entièrement nues, elles étaient reliées à tant de tuyaux et de capteurs qu’il était difficile de distinguer leurs formes amaigries. — Les Maîtres du Tleilax avaient la vilaine habitude de produire constamment des gholas d’eux-mêmes pour servir de remplacements. Un peu comme de régurgiter sans cesse la même nourriture. (Hellica s’approcha d’une des tables et contempla le visage émacié de l’homme qui était allongé là.) Ce sont les gholas de l’un des derniers Maîtres du Tleilax, des corps de rechange qu’il utilisait quand il devenait trop vieux. (Elle tendit le doigt.) Celui-ci s’appelait Waff, et il avait des contacts avec les Honorées Matriarches. Il est mort sur Rakis, je crois, et n’a pas eu le temps de réveiller son ghola. Uxtal n’avait pas envie de s’approcher. Stupéfait, il contemplait tous ces hommes identiques et silencieux. — D’où viennent-ils ? — Après avoir éliminé tous les autres Maîtres, nous les avons trouvés soigneusement stockés et préservés. (Elle sourit.) Nous avons donc détruit leur cerveau par des moyens chimiques, et nous leur avons trouvé un bien meilleur usage. Les vingt-quatre appareils bourdonnaient et sifflaient. Des tentacules et des tuyaux fixés sur le bas-ventre des gholas décervelés se mirent à pomper; les corps ligotés se contorsionnèrent tandis que les machines faisaient des bruits de succion. — A présent, ils ne sont bons qu’à nous fournir du sperme, au cas où nous voudrions l’utiliser. Ce n’est pas que nous ayons une haute opinion du matériau génétique de ta race, que nous trouvons plutôt décevant, mais les mâles convenables sont plutôt rares sur Tleilax. (En grimaçant, elle se détourna tandis qu’Uxtal contemplait la scène avec horreur. Elle avait l’air de cacher quelque chose; il sentait qu’elle ne lui avait pas tout dit de ses raisons.) D’une certaine façon, ils ressemblent un peu aux cuves axlotl. C’est une bonne utilisation des mâles de ta race. N’est-ce pas ce que vous autres Tleilaxu avez fait aux femelles pendant des milliers d’années ? Ces hommes ne méritent pas mieux. (Elle le toisa d’un air dédaigneux.) Je suis sûre que tu es d’accord avec moi. Uxtal s’efforça de dissimuler son dégoût. Comme elles doivent nous mépriser! Faire une chose pareille à des mâles - même à un Maître du Tleilax, son ennemi - était absolument monstrueux! Les paroles de la Grande Croyance disaient clairement que Dieu avait créé les femelles uniquement pour servir à la reproduction. Une femelle ne pouvait pas mieux servir Dieu qu’en devenant une cuve axlotl; son cerveau n’était qu’un organe superflu. Mais il était inconcevable de considérer des mâles sous le même angle. S’il n’avait pas été aussi terrorisé par Hellica, il lui aurait bien dit le fond de sa pensée! Ce sacrilège ne manquerait pas de déclencher la colère de Dieu. Auparavant, Uxtal avait haï ces Honorées Matriarches. Mais maintenant, c’est à peine s’il arrivait à ne pas s’évanouir. Les machines continuaient de traire les mâles sans cervelle allongés sur les tables. — Allez, dépêche-toi de prendre les cellules dont tu as besoin, dit sèchement Hellica. Je n’ai pas de temps à perdre, et toi non plus. Il est beaucoup moins agréable de travailler avec les Navigateurs de la Guilde qu’avec moi. Les cuves axlotl ont produit des gholas et du mélange, aussi bien que des Danseurs-Visages et des Mentats Dévoyés. Là-bas, dans la Dispersion, les recherches génétiques des Tleilaxu Égarés sont très certainement à l’origine de la création des Futars et des Phibiens. Quelles autres créatures ont-ils pu concocter dans ces matrices fécondes ? Qu ‘y a-t-il là-bas qui nous soit encore inconnu ? Symposium du Bene Gesserit, remarques liminaires de la Mère Commandante Murbella. Dans les deux ans qui avaient suivi la prise de Gammu, les places fortes des Honorées Matriarches étaient tombées l’une après l’autre, un total de douze enclaves rebelles moins importantes éradiquées par des manœuvres qui auraient rempli de fierté le meilleur des Maîtres d’Escrime de Ginaz. Les Walkyries de Murbella n’avaient cessé de prouver leur valeur. Bientôt, la dernière plaie purulente serait cautérisée. L’humanité serait alors prête à affronter une menace infiniment plus grave. Récemment, le Chapitre avait effectué un autre versement substantiel en épice destiné aux armureries de Richèse. Pendant des années, les industries richésiennes s’étaient consacrées à l’élaboration d’armes pour l’Ordre Nouveau, convertissant leurs centres de fabrication et passant au rythme de production maximum. Malgré la fourniture régulière de vaisseaux de guerre et d’armement, leurs usines continuaient de se développer et de s’équiper pour produire une grande partie de ce que les Sœurs avaient commandé. D’ici quelques années, la Mère Commandante disposerait d’une immense armada pour affronter l’Ennemi d’Ailleurs. Elle espérait que ce ne serait pas trop tard. Dans ses appartements privés, occupée à traiter une masse de documents administratifs, Murbella fut soulagée d’être interrompue par un rapport provenant de Gammu. Depuis l’assaut initial, Janess - promue au rang de commandante de régiment -était en charge de la consolidation, et renforçait le contrôle des Sœurs sur les industries et la population. Mais sa fille ne faisait pas partie des trois Walkyries qui entrèrent dans son bureau. Toutes les trois, remarqua-t-elle, avaient été autrefois des Honorées Matriarches. L’une d’elles était Kiria, cette éclaireuse aguerrie qui était allée enquêter sur la lointaine planète dévastée par l’Ennemi, d’où était venu le vaisseau endommagé des Honorées Matriarches des années auparavant. Lorsque l’occasion s’était présentée, Kiria avait participé avec enthousiasme à l’assaut contre les insurgées de Gammu. Murbella se redressa dans son fauteuil. — Alors, votre rapport ? Avez-vous traqué, tué ou converti ce qu’il restait de catins rebelles ? Les anciennes Honorées Matriarches tressaillirent en entendant ce terme, surtout parce qu’il venait de quelqu’un qui avait été des leurs autrefois. Kiria s’avança. — La commandante du régiment nous suit de près, Mère Commandante, mais elle voulait que nous fassions notre rapport sans tarder. Nous avons fait une découverte alarmante. Les deux autres femmes hochèrent la tête, comme pour reconnaître l’autorité de Kiria. Murbella remarqua que l’une d’elles avait un hématome au cou. Kiria se tourna vers le hall et aboya des ordres à deux ouvriers qui se tenaient dehors. Ils entrèrent en portant une lourde forme inerte, enveloppée grossièrement dans des draps de préservation. Kiria arracha le linge qui recouvrait la tête. Le visage était tourné de côté, mais le corps avait la forme et les vêtements d’un homme. Intriguée, Murbella se leva. — Qu’est-ce que c’est ? Il est mort ? — On ne peut plus mort, mais ce n’est pas un homme. Ni une femme. La Mère Commandante fit le tour de son bureau pour s’approcher. — Que veux-tu dire ? Ce n’est pas un humain ? — Il était ce qu’il choisissait d’être, homme ou femme, garçon ou fille, affreux ou beau. Elle fit pivoter la tête vers Murbella. Le visage avait des traits humanoïdes banals, avec des petits yeux noirs, un nez camus et une peau cireuse. Murbella l’examina attentivement. — Je n’ai jamais vu de Danseur-Visage d’aussi près. Encore moins un qui soit aussi mort que celui-ci. J’imagine que c’est leur aspect naturel ? — Qui pourrait l’affirmer, Mère Commandante ? Quand nous avons débusqué et tué tant de rebelles… de catins, nous avons trouvé plusieurs changeurs de forme parmi les cadavres. Terriblement inquiètes, nous avons fait venir des Diseuses de Vérité pour interroger les Honorées Matriarches qui avaient survécu, mais nous n’avons pas trouvé d’autres Danseurs-Visages par cette méthode. (Kiria désigna le corps.) Celle-ci était une des survivantes. Quand elle a tenté de s’échapper, nous l’avons tuée… et c’est alors que nous avons découvert sa véritable identité. — Indétectable par les Diseuses de Vérité ? Tu es absolument sûre ? — Absolument certaine. Murbella s’efforça de digérer toutes les implications. — C’est stupéfiant. Les Danseurs-Visages étaient des créatures fabriquées par les Tleilaxu, et la nouvelle génération qui était revenue avec les Tleilaxu Égarés était de beaucoup supérieure à celle que le Bene Gesserit avait connue précédemment. Apparemment, ces nouveaux Danseurs-Visages collaboraient avec les Honorées Matriarches, ou travaillaient à leur service. Et maintenant, Murbella découvrait qu’ils étaient capables de tromper les Diseuses de Vérité! Les questions arrivèrent en rafales, plus vite que les réponses. Pourquoi les Honorées Matriarches avaient-elles donc détruit les mondes des Tleilaxu, et essayé d’exterminer les Maîtres d’origine ? Murbella avait été elle-même une Honorée Matriarche autrefois, et elle ne comprenait toujours pas. Intriguée, elle toucha la peau du cadavre et son épaisse chevelure blanche; les mèches étaient rêches sous ses doigts. Elle inspira profondément, faisant appel à toutes ses capacités olfactives, mais ne put détecter aucune odeur particulière. Les archives du Bene Gesserit affirmaient qu’on pouvait détecter un Danseur-Visage à l’odeur subtile qu’il dégageait. Mais elle n’en était pas certaine. Après un long silence, Kiria finit par dire : — Nous sommes arrivées à la conclusion que d’autres Honorées Matriarches rebelles sont peut-être en fait des Danseurs-Visages, mais nous n’avons trouvé aucun signe distinctif. Absolument aucun moyen de les détecter. — Sauf en les tuant, fit remarquer l’une des autres Sœurs. C’est la seule façon d’en être certaines. Murbella fronça les sourcils. — C’est une méthode sans doute efficace, mais guère praticable. Nous ne pouvons quand même pas exécuter tout le monde. Kiria fronça également les sourcils. — Cela nous amène à un problème d’un autre ordre, Mère Commandante. Bien que nous ayons réussi à tuer des centaines de Danseurs-Visages parmi les rebelles de Gammu, nous n’avons pas pu en capturer un seul vivant - du moins, à notre connaissance. Leur déguisement est parfait. Absolument parfait. Profondément troublée, Murbella se mit à faire les cent pas dans son bureau. — Vous avez tué des centaines de Danseurs-Visages ? Est-ce que cela signifie que vous avez massacré des milliers de rebelles ? Quel pourcentage représentent ces… imposteurs ? Kiria haussa les épaules. — En se faisant passer pour des Honorées Matriarches, ils ont formé une escouade d’assaut et ont tenté de reprendre Gammu par la force. Ils avaient un plan très élaboré et très détaillé qui leur a permis d’attaquer des points faibles, et ils ont rallié à leur cause un grand nombre de rebelles. Heureusement, nous avons repéré le nid de vipères et nous l’avons anéanti. De toute façon, Danseurs-Visages ou catins, les Walkyries les auraient tués. L’une des Sœurs ajouta : — Le plus ironique de l’affaire, c’est que les Honorées Matriarches qui les avaient suivis ont été aussi surprises que nous en découvrant ce qu’étaient leurs chefs. La troisième Sœur dit : — Le commandant de régiment Idaho a mis la planète entière en quarantaine, en attendant vos ordres. Murbella se retint d’exprimer à voix haute le cauchemar sécuritaire qui lui était venu à l’esprit : Si autant de Danseurs-Visages ont réussi à infiltrer les catins rebelles de Gammu, en avons-nous parmi nous sur Chapitre ? Elles avaient fait venir tellement de candidates pour se former. Sa politique avait été d’absorber toutes les anciennes Honorées Matriarches qui acceptaient de subir le conditionnement de la Communauté des Sœurs, sous réserve d’un contrôle de leur loyauté à l’aide de Diseuses de Vérité. Après avoir été capturée sur Gammu, leur dirigeante Niyela avait préféré se suicider plutôt que de se convertir. Mais qu’en était-il de celles qui avaient accepté de collaborer ? Très mal à l’aise, Murbella dévisagea les trois femmes, essayant de déterminer si elles étaient des changeurs de forme. Mais si c’était le cas, pourquoi auraient-elles commencé par éveiller ses soupçons ? Comme si elle lisait dans les pensées de la Mère Commandante, Kiria se tourna vers ses compagnes. — Ce ne sont pas des Danseurs-Visages. Moi non plus. — N’est-ce pas précisément ce que dirait un Danseur-Visage ? J’ai du mal à trouver ces affirmations convaincantes. — Nous accepterions de nous soumettre à un interrogatoire des Diseuses de Vérité, dit l’une des deux autres, mais vous savez déjà que cela ne prouverait rien. Kiria fit une remarque : — Au cours des combats, nous avons remarqué un phénomène étrange. Alors que certains Danseurs-Visages sont rapidement morts de leurs blessures, d’autres ont mis plus longtemps. En fait, alors que deux d’entre eux étaient sur le point de mourir, nous avons vu leurs traits se modifier. — Ainsi donc, si nous amenions un sujet au seuil de la mort, un Danseur-Visage pourrait être démasqué ? — Exactement. Dans un mouvement soudain, Murbella se jeta sur Kiria et la frappa à la tempe d’un violent coup de pied. La Mère Commandante avait porté son coup avec une grande précision, évitant d’une fraction de centimètre ce qui aurait pu être fatal. Kiria s’effondra d’un bloc. Ses compagnes restèrent parfaitement immobiles. Étendue sur le dos, les yeux vitreux, Kiria essayait de reprendre sa respiration. En un mouvement trop rapide pour être perçu, et avant qu’elles n’aient pu s’enfuir, Murbella abattit les deux autres femmes de la même façon, les laissant à terre, impuissantes. Elle resta debout à observer le trio, prête à porter des coups mortels. Mais à part les contorsions de douleur, leurs traits ne se modifièrent pas. Par contraste, le visage macabre du changeur de forme était caractéristique dans ses draps de préservation. La Mère Commandante s’occupa d’abord de Kiria, en utilisant des techniques Bene Gesserit pour soulager la respiration de sa victime. Puis elle lui massa la tempe, en appuyant exactement sur les points de pression nécessaires. L’ancienne Honorée Matriarche réagit rapidement, et réussit finalement à s’asseoir. Le fait que les trois femmes ne se soient pas transformées pouvait signifier qu’elles n’étaient pas des Danseurs-Visages, ou que le test n’était pas valable. Murbella se sentait de plus en plus troublée à mesure que de nouvelles questions se posaient. Elle se retrouvait en terrain inconnu. Les Danseurs-Visages pouvaient être partout. Ce n’est pas parce qu’on ne voit pas quelque chose que ce quelque chose n’existe pas. Même les gens les plus observateurs peuvent commettre cette erreur. Il faut toujours être vigilant. Bashar Miles Teg, discussions de stratégie. Miles Teg se rendit sur la passerelle de navigation avec un but précis en tête. Il s’assit devant la console à côté de Duncan, qui détourna à peine son attention des commandes. Depuis que sa distraction et son souvenir obsédant de Murbella avaient failli causer leur capture par le filet scintillant, il accomplissait ses tâches avec une conscience exemplaire qui l’amenait à s’isoler du reste des passagers. Il ne baisserait plus sa garde. Teg lui dit : — Quand je suis mort pour la première fois, Duncan, j’avais près de trois cents ans standard. Il y avait des méthodes qui m’auraient permis de ralentir mon vieillissement, telles qu’une consommation massive de mélange, certains traitements Suk, ou des secrets biologiques du Bene Gesserit. Mais j’ai décidé de ne pas le faire. Et maintenant, je me sens de nouveau vieux. (Il regarda son compagnon aux cheveux bruns.) Au cours de toutes tes vies de ghola, Duncan, as-tu jamais été vraiment vieux ? — Je suis bien plus vieux que tu ne peux l’imaginer. Je me souviens de chacune de mes existences, et de mes innombrables morts - il y a eu tant de violence contre moi. (Duncan se laissa aller à un petit sourire nostalgique.) Mais dans quelques cas, j’ai vécu longtemps et heureux, avec une femme et des enfants, et je suis mort paisiblement dans mon sommeil. Mais c’était l’exception plutôt que la règle. Teg contempla ses mains. — Ce corps était celui d’un enfant lorsque nous sommes partis. Seize ans déjà! Des enfants sont nés, des gens sont morts, mais tout est stagnant à bord de Y Ithaque. Y a-t-il autre chose dans notre destinée que cette fuite incessante ? S’arrêtera-t-elle jamais ? Trouverons-nous un jour une nouvelle planète ? Duncan activa les capteurs pour effectuer un autre balayage de l’espace autour du vaisseau à la dérive. — Où pourrions-nous être en sécurité, Miles ? Les chasseurs n’abandonneront jamais, et chaque saut à travers les replis de l’espace est dangereux. Est-ce que je devrais essayer de trouver l’Oracle du Temps pour lui demander son aide ? Pouvons-nous faire confiance à la Guilde ? Est-ce que je devrais nous emmener de nouveau dans cet étrange univers vide ? Nous avons plus de possibilités que nous ne voulons l’admettre, mais aucune qui puisse constituer un véritable plan. — Nous devrions chercher un endroit inconnu et imprévisible. Nous pouvons emprunter des chemins qu’aucun esprit ne pourra suivre. À nous deux, nous en serions capables. Duncan se leva de son siège de pilote et montra les commandes. — Ta prescience vaut bien la mienne, Miles. Elle est même sans doute meilleure, compte tenu de ta lignée Atréides. Tu ne m’as jamais donné de raison de douter de ta compétence. Vas-y, et guide-nous là-bas. Sa proposition était sincère. L’expression de Teg se fit hésitante, mais il accepta de s’installer à la console. Il sentait la confiance et l’acceptation de Duncan, et cela lui rappelait ses anciennes campagnes militaires. Lorsqu’il était le vieux Bashar, il avait entraîné des hordes de soldats à la mort. Ils avaient accepté sa stratégie. Le plus souvent, il avait su trouver le moyen de rendre la violence inutile, et ses hommes en étaient venus à lui prêter des talents surnaturels. Même lorsqu’il avait échoué, ses hommes étaient morts en sachant que si le grand Bashar lui-même n’avait pu réussir, c’était que le problème était totalement insoluble. En examinant les projections autour de lui, Teg essaya de prendre la mesure de l’espace dans lequel ils évoluaient. En se préparant à cette opération avant de venir sur la passerelle, il avait absorbé quatre jours de rations d’épice. Encore une fois, il fallait qu’il réalise l’impossible. Avec l’épice coulant dans ses veines, il activa des coordonnées en se laissant guider par la double vision de sa prescience. Il allait emmener le vaisseau là où il fallait. Sans se remettre en question ni procéder à des calculs de vérification, il fit s’élancer l’Ithaque dans le vide. Les générateurs Holtzman plièrent l’espace, les arrachant de cette région de la galaxie pour les déposer ailleurs… Teg transporta ainsi le vaisseau dans un système solaire banal, avec une étoile jaune, deux géantes gazeuses et trois mondes rocheux plus petits et plus proches du soleil, mais sans aucune planète dans la zone habitable. Les écrans de contrôle n’affichaient aucune information. Et pourtant, sa prescience les avait amenés ici. Il y avait une raison… Pendant près d’une heure, il continua d’examiner les orbites vides, projetant ses sens intérieurs, convaincu que son talent ne pouvait les avoir égarés. Après le déclenchement des générateurs Holtzman, Sheeana était venue sur le pont, craignant que le filet ne les ait de nouveau repérés. Elle attendait maintenant avec anxiété de voir ce que Teg avait trouvé. Elle ne rejetait pas les certitudes du Bashar. — Il n’y a rien ici, Miles, dit Duncan en se penchant pardessus son épaule pour examiner les écrans. Bien qu’incapable de prouver le contraire, Teg exprima son désaccord : — Non… Attends un peu. Ses yeux se brouillèrent, et tout à coup il le repéra - non pas avec sa vision réelle, mais avec une partie obscure et isolée de son cerveau. Le talent potentiel avait été profondément enfoui dans ses caractéristiques génétiques, et réactivé lors de l’effroyable torture qu’il avait subie avec les sondes T, et qui avait également réveillé sa faculté de se déplacer à des vitesses incroyables. L’aptitude instinctive à voir les non-vaisseaux était un autre talent que Teg avait soigneusement caché aux^Bene Gesserit, craignant leur réaction à son égard. Mais le non-champ qu’il contemplait maintenant était plus vaste que le plus énorme vaisseau qu’il ait jamais vu. Infiniment plus vaste. — Il y a quelque chose là-bas. Tout en guidant le non-vaisseau pour se rapprocher, il ne ressentit aucune menace, mais uniquement un profond mystère. La zone orbitale n’était pas aussi déserte qu’il l’avait cru tout d’abord. Le vide silencieux n’était qu’une illusion, un voile trouble suffisamment grand pour recouvrir toute une planète. Toute une planète! — Je ne vois rien, dit Sheeana. Elle se tourna vers Duncan, qui secoua la tête. — Non, faites-moi confiance, dit Teg. Heureusement, le voile du noxi-champ n’était pas parfait, et alors que Teg se creusait la tête pour trouver une explication possible, le non-champ clignota, et une tache de ciel apparut un bref instant avant d’être cachée de nouveau. Duncan l’avait vue lui aussi. — La raison. (Il regarda Teg d’un air respectueux et interrogateur.) Comment as- tu pu le savoir ? — Le Bashar a des gènes Atréides, Duncan. Tu devrais savoir maintenant qu’il ne faut pas les sous-estimer, dit Sheeana. A l’approche de leur vaisseau, le non-champ planétaire clignota encore une fois, révélant un instant le spectacle d’un monde entièrement caché, une étendue de ciel, des continents marron et vert. Teg ne quittait pas l’écran des yeux. — Cela pourrait s’expliquer par un réseau de satellites générant des non-champs. Mais le champ est défectueux, ou en train de dégénérer. Le non-vaisseau s’approcha encore du monde qui n’était pas là. Duncan se renfonça dans son siège de commandement. — C’est… c’est pratiquement inconcevable. Les besoins en énergie doivent être immenses. Ces gens ont certainement accès à des technologies qui dépassent de beaucoup les nôtres. Pendant des années, la Planète du Chapitre avait été elle-même dissimulée derrière une enveloppe de non-vaisseaux, de quoi mettre la planète à l’abri de recherches superficielles et lointaines, mais le bouclier avait été incomplet et imparfait - ce qui avait obligé Duncan à rester à bord du non-vaisseau. Mais ce monde-ci était entouré d’un non-champ intégral. Teg continua de guider le non-vaisseau vers la planète, jusqu’à ce qu’ils atteignent l’anneau de satellites invisibles qui généraient le non-champ. Les capteurs orbitaux furent aveuglés un instant, mais la technologie de camouflage similaire qui équipait l’Ithaque lui permit de traverser l’enveloppe. Derrière eux, comme si leur passage avait perturbé un équilibre fragile, le non-champ planétaire vacilla encore une fois, disparaissant puis se rétablissant. — Une telle dépense d’énergie pourrait ruiner des empires entiers, dit Sheeana. Personne ne ferait une chose pareille par pur caprice. Il y a quelqu’un sur cette planète qui a vraiment eu envie de rester caché. Nous devons être prudents. Nous avons tant de choses à apprendre de ceux qui sont venus avant nous. L’héritage le plus précieux que peuvent nous léguer nos prédécesseurs est de nous indiquer comment éviter de refaire les mêmes erreurs mortelles. Révérende Mère Sheeana, Journal de bord de l’Ithaque. La puissante civilisation jadis florissante sur la non-planète était maintenant morte. Tout était mort. Tandis que l’Ithaque tournait en orbite basse autour de la planète cachée, les antennes dont étaient hérissés les capteurs repéraient des cités silencieuses, des traces caractéristiques d’industries, des communautés agricoles abandonnées, des complexes d’habitations vides. Tous les canaux de communication externe étaient parfaitement silencieux, sans même les faibles parasites de satellites météo ou de balises de détresse. — Les habitants ont pris des mesures extrêmes pour se cacher, dit Teg. Mais l’on dirait bien qu’ils ont fini par être découverts. Sheeana examina les informations captées. Devant ce mystère, elle avait convoqué plusieurs autres Sœurs afin qu’elles l’aident à analyser les données et tirer des conclusions. — L’écosystème semble intact. Les niveaux assez faibles de polluants et de résidus dans l’atmosphère laissent à penser que cela fait plus d’un siècle que la planète est inhabitée, selon le niveau précédent d’industrialisation. Les prairies et les forêts n’ont pas été touchées. Tout a l’air parfaitement normal, presque parfait. Garimi fronça les sourcils, creusant de profondes rides sur son front et aux commissures des lèvres. — En d’autres termes, ceci ne ressemble en rien à la façon dont les catins ont transformé Rakis en une boule de cendres. — Non, seule la population a disparu. (Duncan secoua la tête, examinant les informations qui défilaient sur les écrans et comportaient entre autres des plans de cités ainsi que des détails sur l’atmosphère.) Ou bien ils ont quitté la planète, ou bien ils ont péri. Est-ce que vous croyez qu’ils se cachaient de l’Ennemi d’Ailleurs, et qu’ils craignaient tellement d’être découverts qu’ils ont dissimulé leur planète entière derrière un non-champ ? — S’agit-il d’un monde d’Honorées Matriarches ? demanda Garimi. Sheeana prit sa décision. — Cet endroit détient peut-être la clef de ce à quoi nous tentons d’échapper. Il faut que nous en apprenions le plus possible. Si des Honorées Matriarches vivaient sur cette planète, qu’est-ce qui a pu les en chasser, ou les tuer ? Garimi leva un doigt. — Les catins se sont rapprochées du Bene Gesserit en exigeant de savoir comment nous contrôlons nos corps. Elles cherchaient désespérément à comprendre comment les Révérendes Mères peuvent manipuler leurs fonctions immunitaires, cellule par cellule. Ah, mais bien sûr! — Exprimez-vous clairement, Garimi. Que voulez-vous dire ? La voix de Teg était sèche, celle d’un commandant aguerri. Elle se tourna vers lui d’un air renfrogné. — Vous êtes un Mentat. Faites donc une projection première! Teg ne s’offusqua pas de cette remontrance. Ses yeux devinrent vitreux pendant une fraction de seconde, puis son regard retrouva son éclat. — Ahh. Si les catins voulaient tant savoir comment contrôler leurs réponses immunitaires, c’est peut-être bien parce que l’Ennemi les a attaquées au moyen d’un agent bactériologique. Elles n’avaient pas les talents ni le niveau de connaissances médicales pour se protéger, et c’est pourquoi elles ont voulu apprendre les secrets de l’immunité des Bene Gesserit, même s’il leur fallait pour cela oblitérer des planètes. Elles devaient être désespérées. — Elles étaient terrifiées par les armes bactériologiques de l’Ennemi, dit Sheeana. Duncan se pencha en avant pour observer l’image paisible, et pourtant menaçante, du monde-cimetière au-dessous d’eux. — Est-ce que vous voulez dire que l’Ennemi a découvert cette planète alors même qu’elle était cachée par un non-champ, et y a répandu une maladie qui a tué toute la population ? Sheeana désigna l’écran en hochant la tête. — Nous devons descendre et voir par nous-mêmes. — Ce n’est pas raisonnable, dit Duncan. Si une forme de peste a tué chaque habitant… — Comme Miles vient juste de le faire remarquer, nous autres Révérendes Mères sommes capables de nous protéger de toute contamination. Garimi peut m’accompagner. — C’est d’une folle imprudence, dit Teg. — La prudence et la sécurité ne nous ont pas avancés à grand-chose ces seize dernières années, dit Garimi. Si nous tournons le dos à l’occasion qui se présente d’en savoir plus sur l’Ennemi et sur les Honorées Matriarches, alors nous mériterons ce qui nous arrivera quand ils reviendront pour nous harceler. Garimi pilota la petite navette à travers l’atmosphère purifiée par le temps, et survola la métropole fantôme. La cité déserte était prétentieuse et spectaculaire, composée principalement de hautes tours et de bâtiments imposants, avec une surabondance d’angles et d’aspérités. Chaque structure semblait d’une solidité massive, avec un côté excessif comme si les bâtisseurs avaient exigé le respect. Mais les bâtiments s’effritaient. — Quelle extravagance tapageuse, commenta Sheeana. Tout cela dénote un manque de subtilité, peut-être un doute sur leur propre puissance. Dans sa tête, la voix ancienne de Serena Butler s’éveilla. À l’époque des Titans, les grands tyrans cymeks construisaient d’énormes monuments à leur propre gloire. C’était ainsi qu’ils renforçaient leur conviction de leur importance. Des choses similaires avaient dû se produire encore plus loin dans le passé, se dit Sheeana. — En tant qu’êtres humains, nous ne cessons d’apprendre la même leçon. Nous sommes condamnés à répéter nos erreurs. Quand elle vit que la Rectrice Supérieure la regardait d’un air bizarre, Sheeana se rendit compte qu’elle s’était exprimée à voix haute. — Cet endroit porte la marque caractéristique des Honorées Matriarches. Une débauche de luxe spectaculaire, et tout à fait inutile. La domination et l’intimidation. Les catins ont tyrannisé ceux qu’elles ont conquis, mais au bout du compte, cela n’a pas été suffisant. Même leur incroyable dépense d’énergie pour créer un non-champ permanent s’est révélée insuffisante contre l’Ennemi. Les lèvres de Garimi s’étirèrent en un sourire impitoyable. — Comme elles ont dû enrager d’être obligées de se cacher! Tapies derrière leur rideau d’invisibilité, et pourtant condamnées. Elles posèrent leur appareil au milieu d’une avenue déserte. Après avoir échangé un regard pour renforcer leur détermination, Sheeana et Garimi ouvrirent le sas et posèrent le pied sur le monde-cimetière. Elles aspirèrent prudemment une goulée d’air. De fins nuages gris couraient dans le ciel, comme le souvenir de fumées d’usines. Grâce à leur parfaite maîtrise immunitaire, les Sœurs pouvaient protéger chaque cellule de leur corps et repousser tout vestige d’une quelconque peste bactériologique. Mais en ce qui concernait les Honorées Matriarches, elles avaient oublié ces techniques - ou ne les avaient jamais possédées. Les rues et le terrain d’atterrissage étaient envahis par de hautes herbes et des racines tenaces qui avaient craquelé les dalles renforcées. Des buissons sauvages poussaient en formes contorsionnées, hérissés d’épines, sur lesquels une victime négligemment jetée aurait pu venir s’empaler. Des arbres rabougris ressemblaient à des râteliers garnis d’épées et de pointes de lance. Autrefois, se dit Sheeana, les Honorées Matriarches avaient dû considérer cette végétation comme ornementale. D’autres plantes noueuses composées d’un enchevêtrement de masses boursouflées se dressaient tels des champignons lépreux. Mais la cité n’était pas silencieuse. Il y soufflait une brise légère, qui gémissait en une triste chanson à travers les fenêtres brisées et les chambranles de portes à moitié effondrés. Des volées d’oiseaux au long plumage avaient élu domicile dans les tours et sur les toits. Les jardins, qui avaient dû être entretenus autrefois par des esclaves, étaient envahis par une végétation luxuriante et anarchique. Des arbres gonflés de sève avaient arraché les dalles des trottoirs; des fleurs sortaient des fissures des bâtiments comme des touffes de cheveux colorés. Une nature sauvage avait explosé de ses frontières pour envahir la cité. La planète avait joyeusement repris ses droits, comme si elle dansait sur les tombes de millions d’Honorées Matriarches. Sheeana avança tout en restant sur ses gardes. Cette métropole déserte dégageait une impression menaçante et mystérieuse, bien qu’il fût évident qu’il ne restait aucun survivant. Sheeana se fiait à ses sens et à ses réflexes Bene Gesserit pour la prévenir d’un éventuel danger, mais elle aurait peut-être dû emmener Hrrm avec elle, ou l’un des autres Futars, pour lui servir de garde du corps. Les deux femmes étaient plongées dans leur sombre contemplation, absorbant les détails de leur environnement. Sheeana fit signe à sa compagne : — D faut que nous trouvions un centre d’information - une bibliothèque ou une banque de données. Elle examina l’architecture des bâtiments autour d’elle. Tout avait un aspect patiné et abîmé. Après un siècle sans entretien, certaines des grandes tours s’étaient écroulées. Des mâts auxquels avaient dû flotter autrefois des drapeaux multicolores étaient maintenant nus, les tissus fragiles s’étant désintégrés avec le temps. — Sers-toi de tes yeux, et de ce qu’on t’a appris, dit Sheeana. Même si les catins ont pour origine des Révérendes Mères sans formation, elles se sont peut-être mêlées aux Truitesses réfugiées. Ou peut-être ont-elles une origine totalement différente, tout en portant dans leur subconscient une partie de notre histoire. Garimi grogna d’un air sceptique. — Des Révérendes Mères n’auraient jamais pu oublier autant de techniques aussi basiques. Nous savons par Murbella que les catins n’ont pas accès à la Mémoire Seconde. Il n’y a rien dans notre histoire qui puisse expliquer leur violence ni leur rage incontrôlable. Sheeana n’était toujours pas convaincue. — Si elles sont venues de la Dispersion, les catins ont quelques éléments en commun avec l’histoire humaine, à condition de remonter suffisamment loin dans le passé. En général, une architecture est basée sur des principes standard. Une bibliothèque ou un centre d’information a un aspect différent de celui d’un complexe administratif ou d’un immeuble d’habitation. Dans une cité comme celle-ci, il y aura des bâtiments d’affaires, des centres d’accueil, et une sorte de site central de données. Les deux femmes poursuivirent leur chemin le long des ronciers sinistres, en examinant attentivement les structures qu’elles voyaient. Les bâtiments étaient compacts et ressemblaient à des forteresses, comme si la population avait craint de devoir à tout moment s’y réfugier afin de se protéger d’une violente attaque venue de l’extérieur. — Cette ville a dû être construite avant la mise en place du non-champ planétaire, dit Garimi. Note bien la mentalité d’assiégé évidente dans ce type de construction. — Mais même les armes et les remparts les plus puissants ne peuvent protéger de la peste. A la tombée du jour, après avoir exploré des dizaines de bâtiments sombres dont l’odeur évoquait des tanières de fauves, elles finirent par découvrir un centre d’information qui ressemblait plus à une prison qu’à une bibliothèque. Là, entourées de lourdes protections, quelques archives étaient restées intactes. Les deux femmes entreprirent des recherches sur la nature de cet endroit, en activant des bobines de shigavrille à l’aspect inhabituel mais étrangement familier. Elles trouvèrent également des feuillets de cristal ridulien gravés. Garimi retourna à la navette pour transmettre au non-vaisseau le point sur leur exploration, et informer les autres de ce qu’elles avaient trouvé. Le temps que sa compagne revienne, Sheeana était assise à côté d’un brilleur portatif, l’air grave. Elle montra les feuillets de cristal qu’elle tenait à la main. — La peste qui a frappé ici était plus virulente et terrible que n’importe quelle maladie connue dans l’histoire de l’humanité. Elle s’est répandue à une vitesse inimaginable, avec un taux de mortalité effectif de cent pour cent. — C’est inouï! Aucune maladie ne pourrait être aussi… — Celle-là l’était. Les preuves sont là. (Sheeana secoua la tête.) Même les horribles épidémies du Jihad Butlérien n’étaient pas aussi efficaces, et pourtant elles se sont répandues partout et ont bien failli mettre fin à la civilisation humaine. — Mais comment les Honorées Matriarches ont-elles fait pour arrêter la maladie une fois qu’elle a pris racine ici ? Pourquoi ne les a-t-elle pas toutes contaminées et tuées ? — Elles ont utilisé l’encapsulation et la mise en quarantaine, en étant absolument impitoyables. Nous savons que les catins opèrent en communautés indépendantes et isolées. Elles se sont enfuies de leur territoire d’origine, allant toujours de l’avant, sans jamais se retourner. Elles n’avaient pas de réseau commercial basé sur la coopération. Garimi hocha la tête froidement. — Et leur violence inflexible leur a été très utile. Elles n’auront toléré aucune erreur. Sheeana prit l’une des bobines de shigavrille et passa l’enregistrement. L’image d’une Honorée Matriarche à l’air sévère apparut à l’écran, ses yeux lançant des éclairs orange. Elle avait une attitude de défi, son menton fuyant relevé bien haut, ses lèvres écartées laissant apercevoir ses dents. Elle semblait être en position d’accusée, face à un tribunal implacable et un public houleux. On entendait parfois des voix de femmes hurlant de colère au fond de la salle. — Je suis l’Honorée Matriarche Rikka, adepte du septième niveau. J’en ai assassiné dix autres pour atteindre ce rang, et j’exige votre respect! (Les cris du public ne manifestèrent aucunement le respect exigé.) Pourquoi m’avez-vous mise ici dans le box des accusés ? Vous savez bien que j’ai raison. — Nous sommes toutes en train de mourir! cria quelqu’un. — C’est entièrement votre faute, riposta sèchement Rikka. Nous avons attiré ce malheur sur nos têtes. Nous avons provoqué l’Ennemi aux Multiples Visages. — Nous sommes des Honorées Matriarches. Nous gardons le contrôle. Nous prenons ce qu’il nous plaît. Les Armes volées nous rendront invincibles. — Ah, vraiment ? Regardez ce qu’elles nous ont apporté. (Rikka leva ses bras nus pour montrer les lésions foncées qui tachaient sa peau.) Regardez bien, car vous en ferez bientôt l’expérience vous-mêmes. — Exécutez-la! cria quelqu’un dans la salle. La Mort Lente! Rikka découvrit se^ dents dans un sourire carnassier. — Pour quoi faire ? De toute façon, vous savez que je vais bientôt mourir. (Elle montra de nouveau les plaies qu’elle avait aux bras.) Comme vous toutes. Au lieu de répondre à la question, une très vieille juge demanda de passer au vote, et Rikka fut effectivement condamnée à la Mort Lente. Sheeana ne pouvait qu’imaginer de quoi il s’agissait. Les Honorées Matriarches étaient déjà assez ignobles : qu’avaient-elles pu concevoir qui fût la pire mort possible ? — Pourquoi ne l’ont-elles pas crue ? demanda Garimi. Si la peste se propageait sous leurs yeux, les catins doivent avoir su que Rikka avait raison. Sheeana secoua tristement la tête. — Des Honorées Matriarches n’avoueront jamais leur faiblesse, ni qu’elles sont mortelles. Elles ont préféré s’en prendre à ce qu’elles avaient sous la main plutôt que de concéder qu’elles allaient mourir de toute façon. — Je ne comprends pas ces femmes, dit la Rectrice Supérieure. Je suis bien contente que nous ne soyons pas restées sur Chapitre. — Nous ne saurons peut-être jamais d’où les Honorées Matriarches venaient à l’origine, dit Sheeana. Mais je n’ai aucune envie de vivre dans leur tombeau. Pour autant qu’elle pût en juger, la peste semblait s’être arrêtée d’elle-même après avoir dévoré toutes les victimes disponibles, n’ayant plus rien d’autre à infecter. — Moi aussi, je souhaite quitter cet endroit. (Garimi réprima un frisson, puis sembla embarrassée.) Même moi, je ne peux envisager cet endroit comme un nouveau foyer. Les relents de mort vont subsister dans l’atmosphère pendant les siècles à venir. Sheeana acquiesça. Leur opinion fut renforcée lorsque Teg annonça depuis le non-vaisseau que les satellites qui généraient le champ d’invisibilité planétaire étaient en train de tomber progressivement en panne. D’ici quelques années, la couverture disparaîtrait complètement. Et comme l’Ennemi avait déjà découvert et détruit ce monde, Sheeana et ses fidèles ne pourraient échapper ici à ceux qui les traquaient. Après avoir rassemblé la documentation qu’elles avaient trouvée, Sheeana et Garimi quittèrent le centre de détention et sa salle d’archives, et retournèrent rapidement à leur navette dans l’obscurité tombante. Les informations sont toujours disponibles, si l’on est prêt à tout pour les obtenir. Le Manuel du Mentat. Les Honorées Matriarches voulaient tout, et Uxtal craignait que les huit nouvelles cuves axlotl installées à Bandalong ne suffisent pas. Bientôt, conformément aux ordres d’Hellica et du Navigateur Edrik, il transvaserait huit gholas du Maître du Tleilax Waff, le Masheikh, le Maître des Maîtres, qui avaient été conservés dans la chambre des horreurs d’Hellica. Huit chances de récupérer le procédé perdu permettant de fabriquer du mélange. Si cela ne marchait pas, il en produirait huit autres, et encore huit, toute une série de réincarnations si nécessaire, pour obtenir un jeu de souvenirs, une clef permettant d’accéder à la connaissance qu’Uxtal ne pouvait reconstituer lui-même. La Matriarche Supérieure avait accordé au petit chercheur tleilaxu tout ce dont il avait besoin, et le Navigateur l’avait très bien rémunérée pour ses efforts. Mais le problème n’était pas si simple. Une fois qu’il aurait retiré les copies de Waff de leurs matrices, Uxtal aurait encore à les amener à maturité, puis à forcer l’émergence des souvenirs et des connaissances de leurs vies passées, comme on ouvre une caisse avec une barre de fer. Mais ce n’était pas non plus un processus facile. Même le ghola du Baron Harkonnen, qui avait maintenant douze ans, n’avait pas encore été « réveillé ». Heureusement, ce n’était plus son problème puisque Khrone avait décidé de s’en charger lui-même sur Dan. A présent, en faisant sa tournée d’inspection habituelle parmi les cuves axlotl blêmes, Uxtal ressentait une grande satisfaction à voir ces ventres gonflés, ces membres atrophiés, ces traits si flasques que les visages ressemblaient à des amas de chair. Les corps de femelles pouvaient réellement être utiles. Uxtal avait déjà dangereusement accéléré le processus de création des gholas du Maître du Tleilax. Conscient de l’importance du facteur temps, et des besoins en épice toujours plus pressants manifestés par les Navigateurs et la Matriarche Supérieure Hellica, il avait décidé que la vitesse devait l’emporter sur la perfection. Il avait eu recours à un procédé d’accélération instable - et strictement interdit - dérivé de traits génétiques associés à une maladie du vieillissement autrefois incurable. En conséquence, les huit Waff naîtraient après seulement cinq mois passés dans l’utérus, et une fois transvasés, ils vivraient vingt ans tout au plus. Ils auraient une croissance rapide et douloureuse, puis ils mourraient. Uxtal trouvait sa solution particulièrement innovante. Peu lui importait le sort de ces gholas, ou combien il devrait en utiliser avant de récupérer l’information nécessaire. Il lui suffisait qu’il y en ait un qui survive, et qu’il puisse réactiver sa mémoire. Dans d’autres circonstances, il aurait pu se sentir important, un atout vital, mais ni les Honorées Matriarches ni le Navigateur ne semblaient le respecter. Uxtal devrait peut-être exiger ce respect et insister pour être mieux traité. Il pourrait refuser de continuer de travailler. Il pourrait réclamer son dû… — Arrête de rêvasser, petit homme, l’interrompit sèchement Ingva. Il faillit sauter au plafond et détourna rapidement les yeux. — Oui, Ingva. Je me concentre. C’est un travail très délicat. Elle ne peut pas me tuer! Elle le sait très bien. — Ne fais pas d’erreurs, l’avertit la vieille bique noueuse. — Non, pas d’erreurs. Un travail parfait. Il avait bien trop peur pour commettre des erreurs. Il frissonna en repensant aux anciennes copies de Waff, décervelées et ligotées sur des plans inclinés. Des fabriques de sperme. Sa propre situation, bien qu’infernale, aurait pu être encore pire. Oui, les choses auraient pu être pires. Il essaya d’esquisser un sourire plein d’espoir, mais il en fut incapable. Ingva se faufila derrière lui et contempla la cuve axlotl qui avait été autrefois une Honorée Matriarche blessée. — Tu respires trop au-dessus. Tu pourrais les contaminer. Faire peur aux fœtus. — Les cuves ont besoin d’une surveillance méticuleuse. Malgré ses efforts pour contenir sa peur, sa voix était presque un glapissement. Elle pressa son corps décharné contre le sien, essayant une des tactiques de séduction des Honorées Matriarches, bien que ce contact ressemblât plutôt à celui d’un tas de ferraille. — C’est un tel gâchis que la Matriarche Supérieure refuse de t’asservir sexuellement. Si Hellica ne veut pas de toi, il est peut-être temps que je te prenne comme jouet personnel. — Elle… elle n’aimerait pas ça, Ingva. Je vous assure. H avait la nausée. — Hellica ne sera pas toujours la Matriarche Supérieure. Quelqu’un pourrait l’assassiner d’un jour à l’autre. En attendant, je pourrais te forcer à travailler plus, petit homme. Cela me vaudrait un grand respect, et ma position de pouvoir serait renforcée quoi qu’il arrive. Heureusement, un bruit dans la salle voisine et une forte odeur traversant les portes du laboratoire vinrent distraire l’attention d’Ingva. Un homme crasseux, dans des vêtements crasseux et poussant un chariot crasseux, entra dans la salle stérile, les yeux baissés. — Votre livraison de viande de lumace, s’écria le pitoyable fermier. Fraîchement abattue, encore toute dégoulinante de sang! Ingva relâcha Uxtal et s’approcha de l’homme, contre qui elle tourna sa colère. — Cela fait une heure qu’on t’attend. Les esclaves ont besoin de temps pour préparer notre festin de ce soir. Cessant de s’intéresser à Uxtal, Ingva partit s’occuper de la viande. Il frissonna en essayant de ne pas laisser paraître son dégoût et son soulagement. L’esprit humain n’est pas une énigme à résoudre, mais un coffre aux trésors qu’il nous appartient d’ouvrir. Si nous ne réussissons pas à en crocheter la serrure, nous devons le fracasser. D’une façon ou d’une autre, nous mettrons la main sur les richesses qu’il contient. Khrone, communiqué aux Danseurs-Visages. Une tempête glacée soufflait sur les océans de Caladan. Les vagues venaient s’écraser sur les rochers noirs déchiquetés au pied du château restauré. Les pêcheurs locaux .avaient rentré leurs barques et les avaient amarrées aux pontons, puis s’étaient réfugiés dans leurs maisons avec leurs familles. Dans l’obscurité de leur mémoire culturelle, ils savaient que leurs ancêtres caladaniens avaient aimé leur duc, mais eux-mêmes n’avaient pas le même profond respect pour les étrangers qui avaient reconstruit le château et s’y étaient installés. Les fenêtres de plaz du château avaient été protégées de la violence de la tempête. Des déshumidificateurs luttaient contre la moiteur permanente de l’air. Des générateurs thermiques fonctionnaient derrière des feux de cheminée holographiques, réchauffant l’atmosphère à une température confortable. Dans une pièce aux murs de pierre éclairée par une puissante lumière artificielle, Khrone disposa les instruments de torture et fît venir le Baron ghola. Le jeune Paolo était en sécurité dans ses propres appartements situés dans un autre village, là où personne ne pourrait le trouver. Mais aujourd’hui, c’était le jour du Baron Vladimir Harkonnen. Alignés le long d’une des parois, les émissaires des maîtres d’ailleurs, bardés de leurs horribles augmentations, observaient et enregistraient. Leurs visages étaient livides, à l’exception des plaques rougeâtres de chair à vif et les plaies béantes d’où émergeaient des tuyaux et des implants. Leurs mécanismes gargouillaient et sifflaient. Cela faisait maintenant des années que les observateurs surveillaient Khrone et son projet. Chaque jour, Khrone s’attendait à ce que l’un d’eux tombe en morceaux, mais ces hommes composites restaient immuables, à observer et attendre. Aujourd’hui, il allait leur montrer un succès. Trois Danseurs-Visages escortaient le jeune ghola hautain. Déguisés en gardes, ils avaient choisi de prendre l’apparence de brutes musclées capables de briser une nuque avec seulement deux doigts. Le jeune Vladimir avait les cheveux en bataille, comme si on l’avait tiré d’un sommeil agité. Avec une expression de profond ennui, il examina la pièce aux murs de pierre. — J’ai faim. — Il vaut mieux que tu ne manges pas. Tu risques moins de vomir, dit Khrone. D’un autre côté, l’addition d’un fluide corporel ne fera pas beaucoup de différence, au bout du compte. Vladimir repoussa ses gardes. Ses yeux se portaient à gauche et à droite, pleins de soupçon et de défi. Quand il vit les chaînes, la table et les instruments de torture, le ghola sourit en se réjouissant d’avance. Khrone fit un geste pour indiquer le matériel. — Tout ceci est pour toi. Les yeux de Vladimir se mirent à briller. — Est-ce que je vais apprendre des techniques de dépeçage aujourd’hui ? Ou quelque chose d’un peu moins salissant ? — C’est toi la victime. Avant que le garçon n’ait pu réagir, les gardes l’entraînèrent et l’installèrent sur la table. Khrone s’attendait à voir une expression de panique sur ce visage poupin. Mais au heu de hurler ou de se débattre, le jeune garçon dit sèchement : — Comment savoir si je peux vous faire confiance ? Comprenez-vous seulement ce que vous faites ? Et si vous alliez tout rater ? Un sourire bienveillant et paternel se dessina sur le visage de Khrone. — J’apprends vite. Les émissaires composites de l’Ailleurs échangèrent des regards, puis continuèrent d’observer Vladimir, absorbant silencieusement chaque instant qui passait. Khrone avait l’intention de fournir un beau spectacle à leurs maîtres lointains. Les gardes musclés immobilisèrent soigneusement les bras du jeune homme avec des sangles, puis ils lui attachèrent les chevilles. — Ne serrez pas au point qu’il ne puisse se tordre et se débattre, leur dit Khrone. Il se pourrait que ce soit une partie importante du processus. Vladimir redressa légèrement la tête et se tourna vers Khrone qui souriait toujours. — Allez-vous me dire ce que vous avez l’intention de faire ? Ou est-ce que les devinettes font partie du jeu ? — Les Danseurs-Visages ont décidé qu’il était temps de réveiller tes souvenirs. — Excellent. Je commençais à m’impatienter. Ce ghola avait le talent extraordinaire de dire les choses les plus inattendues afin de déstabiliser ceux qui chercheraient à le dominer. Son désir même de procéder à l’opération pourrait être un obstacle à sa réussite, en empêchant le déclenchement de la crise nécessaire. — Mes maîtres l’exigent également, poursuivit Khrone à l’intention des émissaires alignés contre le mur. Nous t’avons créé dans un seul but. Il faut que tu récupères tes souvenirs, il faut que tu sois le Baron avant que tu puisses réaliser ce but. Vladimir ricana. — Et pourquoi me donnerais-je cette peine ? — C’est une tâche pour laquelle tu es parfaitement adapté. — Mais comment pouvez-vous savoir si j’ai envie de l’accomplir ? — Nous allons faire en sorte que tu en aies envie. N’aie aucune crainte là-dessus. Vladimir rit de nouveau lorsqu’on fixa une sangle plus épaisse autour de sa poitrine. De longues pointes acérées s’enfoncèrent dans sa chair pour accroître la douleur. Khrone serra la sangle encore plus fort. — Je n’ai pas peur. — Nous pouvons faire quelque chose pour ça. Khrone fît un geste, et ses assistants apportèrent la Boîte d’Agonie. Il savait d’après les anciens Tleilaxu que la douleur était un élément essentiel pour restaurer la mémoire d’un ghola. Étant lui-même un Danseur-Visage, doté d’une connaissance précise et étendue du système nerveux et des centres de douleur, Khrone se considérait comme parfaitement compétent pour ce travail. — Essayez toujours! Le garçon laissa échapper un rire narquois. — Je vais faire mieux qu’essayer. La Boîte était un appareil très ancien utilisé par le Bene Gesserit comme provocation et comme outil de test. Ses faces étaient gravées de symboles incompréhensibles, de rainures et de motifs complexes. — Voici ce qui va t’obliger à t’explorer toi-même. (Khrone glissa l’une des mains pâles et tremblantes de Vladimir dans l’ouverture de la boîte.) Elle contient la douleur, sous sa forme la plus pure. — J’ai hâte de voir ça. Khrone comprit que l’expérience allait être intéressante. Pendant des milliers d’années, les Tleilaxu avaient créé des gholas, et depuis l’époque de Muad’Dib, ils les avaient éveillés à l’aide d’une combinaison de douleur mentale et de souffrance physique qui conduisaient l’esprit et le corps à une crise essentielle. Malheureusement, même Khrone ne savait pas précisément ce qui était nécessaire pour obtenir ce résultat. Il aurait peut-être dû faire venir ce pitoyable Uxtal de Bandalong à cette occasion, même s’il doutait fortement que le Tleilaxu Egaré ait pu faire grand-chose pour l’aider. Le Baron ghola était particulièrement à point pour être réactivé. Mieux valait procéder avec vigueur. Khrone ajusta une deuxième Boîte sur l’autre main de Vladimir. — Et voilà. Amuse-toi bien. Khrone activa les deux appareils, et le corps du jeune homme se tordit et se cambra. Le visage de Vladimir devint livide, ses lèvres se rétractèrent en découvrant ses dents, et ses paupières se crispèrent sur ses yeux. Des spasmes secouèrent son visage, sa poitrine et ses bras. Vladimir essaya de retirer ses mains. Il devait éprouver les tourments de l’enfer, bien que Khrone ne sentît aucune odeur de brûlé, ni ne vît de membres endommagés… C’était la beauté de la Boîte. L’induction nerveuse pouvait provoquer une douleur insoutenable, que l’on pouvait prolonger aussi longtemps qu’on voulait, du moins jusqu’à ce que le cerveau de la victime ne puisse plus la supporter. — Cela peut prendre un certain temps, dit Khrone dans un doux murmure, penché au-dessus du visage trempé de sueur du jeune homme. Il augmenta le niveau de douleur. Vladimir fut parcouru d’un immense frisson. Ses lèvres se rétractèrent dans un rictus, mais il ne poussa aucun cri. Comme l’eau qui jaillit d’une lance à incendie, la souffrance inondait le corps du ghola. Khrone lui enfonça ensuite des aiguilles dans le cou, la poitrine et les cuisses, afin d’aspirer les composants chimiques chargés d’adrénaline qui pourraient servir à fabriquer l’ersatz d’épice orange des Honorées Matriarches. Celui-ci était généré avec une telle intensité et une telle pureté, que Khrone était sûr de pouvoir le vendre aux Honorées Matriarches de Tleilax. La Matriarche Supérieure elle-même le considérerait probablement comme un grand cru. Il pouvait toujours tabler sur les désirs insatiables des catins d’Hellica. Sous le regard attentif des émissaires augmentés, Khrone comptait faire preuve d’une efficacité redoublée. Après plusieurs heures de torture, Khrone déconnecta les Boîtes et plongea son regard dans les yeux brouillés du jeune Harkonnen au corps inondé de sueur. — Nous faisons ça uniquement pour t’aider. Le ghola le regarda d’un air inexpressif. On ne décelait dans ses yeux noirs d’araignée aucune trace d’une quelconque mémoire réactivée. — Ce n’est… pas… si facile. Khrone replaça donc les Boîtes sur les mains du ghola. Sans même y réfléchir, il ordonna que deux autres soient fixées autour des pieds nus du garçon. Quatre sources de souffrance insupportable. La douleur était d’une pureté parfaite, épicée d’adrénaline et garnie d’angoisse. Les tourments continuèrent de monter à l’assaut de l’esprit du ghola, cherchant à libérer ses souvenirs captifs. Vladimir se tordait et jurait, puis il finit par hurler. Mais rien n’y fit. Quand il fut l’heure d’aller dîner, Khrone invita les représentants composites à se joindre à lui. Ils quittèrent la pièce et allèrent s’installer dans la grande salle à manger, écoutant les craquements de la tempête au-dehors. S’attendant à fêter son succès, Khrone avait fait préparer un grand festin élaboré; ils mangèrent donc tous les mets fins, puis retournèrent quelques heures plus tard dans la salle au sous-sol. Vladimir continuait de se tordre de douleur, mais sans montrer aucun signe d’être redevenu lui-même. — Cela pourrait prendre des jours, dit Khrone aux émissaires. — Cela prendra donc des jours, répondirent-ils. Le Danseur-Visage commençait à avoir des doutes sur son approche, en prenant conscience d’un problème qu’il n’avait pas envisagé : la douleur physique n’était pas la même chose que la douleur mentale. Les Boîtes d’Agonie n’étaient peut-être pas suffisantes. En regardant le corps tourmenté de Vladimir, ses vêtements trempés de sueur, et le rictus de défi sur son visage empourpré, Khrone prit conscience d’un autre risque potentiel. La torture n’était peut-être pas efficace pour la bonne et simple raison que ce ghola y prenait en fait du plaisir. Dix-neuf ans après l’évasion de la Planète du Chapitre Ceux qui croient voir clairement sont souvent les plus aveugles. Aphorisme du Bene Gesserit. Sheeana dansait de nouveau au milieu des vers géants, comme elle le faisait enfant sur Rakis. Dans l’immense soute de Y Ithaque, les sept créatures se dressaient autour d’elle, tordant et balançant leurs corps comme des métronomes souples. Elles formaient un public étrange tandis que Sheeana frappait le sable de ses pieds nus, agitait les bras et tournoyait sur la crête de la dune. Le peuple de Rakis avait appelé cette danse sacrée Siaynoq. Dans ses mouvements frénétiques, Sheeana soulevait le sable et la poussière, et se perdait en elle-même. Siaynoq lui permettait de purger ses émotions et d’évacuer son trop-plein d’énergie. L’intensité de sa danse suffisait à chasser les doutes de son esprit et la tristesse de son cœur. En réaction à la danse, les vers géants s’élevaient au-dessus d’elle et se balançaient. Sheeana redoubla d’efforts. Des gouttes de sueur volaient de son front et baignaient sa chevelure. Il fallait qu’elle purifie ses pensées, qu’elle chasse la peur et le doute de son esprit. Trois ans auparavant, après avoir quitté la planète des Honorées Matriarches mortes de la peste, cachée derrière son écran de non-champ défaillant, Sheeana avait senti le sombre spectre du désespoir grandir dans son esprit. Un monde rempli de cadavres de femmes, avec leurs suivantes et leurs esclaves - une planète entière anéantie par quelque chose qu’elles n’avaient pu comprendre, quelque chose qui les avaient aveuglées. Sheeana savait que les Honorées Matriarches avaient mérité le châtiment qu’elles s’étaient attiré par leurs propres actions. Mais chaque habitant de la planète ? Il était impossible que tous aient mérité de mourir d’une manière aussi épouvantable. Et ce n’était là qu’une seule planète. Combien d’autres places fortes avaient été balayées par les fléaux biologiques de l’Ennemi ? Combien de milliards avaient péri de cette maladie mortelle à cent pour cent ? Et combien d’autres l’Ennemi tuerait-il encore, maintenant que les catins avaient fui comme une meute de chiens enragés pour se réfugier dans l’Ancien Empire vulnérable - attirant sur leurs traces leur adversaire inimaginable ? Sheeana trébucha en dansant dans le sable mou. Elle recouvra son équilibre, fit un saut périlleux arrière et se remit à tourner sur elle-même. Malgré toute cette dépense physique, elle n’arrivait pas à trouver la paix intérieure qu’elle recherchait si désespérément. La danse sans fin ne faisait que clarifier ses idées troublantes. L’haleine chargée de mélange des vers géants flottait autour d’elle comme un brouillard poussé par la tempête qui s’approche. Au bord de l’épuisement, Sheeana s’écroula sur le sable. Elle laissa d’abord ses genoux se plier, puis elle roula de côté en aspirant de grandes goulées d’air chaud. Elle s’allongea sur le dos et contempla la voûte de la grande soute. Ses muscles étaient douloureux, et elle tremblait de tous ses membres. Les yeux fermés, elle sentait son cœur battre au rythme de tambours de guerre imaginaires. Elle allait devoir absorber de grandes quantités de mélange pour recouvrer ses forces. L’une des créatures s’approcha et Sheeana sentit le sable vibrer sous elle. Elle s’assit lorsque le monstre passa en glissant, repoussant une dune de sable pour s’arrêter enfin. En puisant dans ses dernières forces, Sheeana se mit à ramper vers la créature et s’appuya contre un de ses segments. L’anneau était incrusté de poussière, et elle en sentait la solidité, la puissance qu’il contenait. Elle leva le bras et le posa contre le flanc de l’animal, se prenant à rêver de pouvoir simplement grimper le long du segment et chevaucher le ver géant jusqu’à l’horizon. Mais ici, à l’intérieur du non-vaisseau, l’horizon - la coque - n’était pas très loin. — Vieux Shaitan, j’aimerais avoir ta sagesse. Il y avait bien longtemps, lorsqu’elle s’était enfoncée dans le désert de Rakis en compagnie de la Révérende Mère Odrade et du petit Maître du Tleilax Waff, un ver des sables les avait délibérément emmenés jusqu’aux ruines désertes du vieux Sietch Tabr. Là, Odrade avait trouvé un message caché de Leto H. Avec son extraordinaire prescience, l’Empereur-Dieu avait prévu cette rencontre dans le lointain futur, et avait laissé quelques mots destinés spécialement à Odrade. Avec une telle prescience, comment se faisait-il que l’Empereur-Dieu n’ait pu prévoir la destruction de Rakis… ou l’avait-il en fait prévue ? Le Tyran avait-il élaboré ses propres plans ? Jusqu’où le Sentier d’Or s’étendait-il ? Sa vision surnaturelle du futur avait-elle conduit à ce que Sheeana sauve le dernier ver géant, afin qu’il puisse se reproduire sur un nouveau monde, sur la Planète du Chapitre ? Mais Leto II n’avait sûrement pas prévu les Honorées Matriarches, ni l’Ennemi aux Multiples Visages. Sheeana sentit la perle de conscience de Leto à l’intérieur du puissant ver des sables à côté d’elle. Elle doutait que les plans échafaudés par le Bene Gesserit ou les Honorées Matriarches puissent être plus prescients que ceux de l’Empereur-Dieu lui-même. Les dragons du désert se mirent de nouveau à labourer les sables. Elle leva les yeux vers la haute baie de cristoplaz et vit deux petites silhouettes qui la regardaient. La terre est quelque chose de solide que l’on peut tenir dans la main. Grâce à notre science et à notre passion, nous pouvons la modeler et faire naître la vie. Peut-on rêver tâche plus noble ? Le Planétologiste Pardot Kynes, pétition à l’Empereur Elrood IX, anciennes archives. Depuis la galerie d’observation placée au-dessus de la grande soute, à travers la vitre couverte de poussière, deux jeunes garçons épiaient Sheeana qui dansaient avec les vers géants. — Elle danse, dit le petit Stilgar avec une crainte respectueuse dans la voix. Et Shai-Hulud danse avec elle. — Ils ne font que réagir à ses mouvements. On pourrait trouver une explication rationnelle si on l’étudiait suffisamment longtemps. (Liet-Kynes avait neuf ans, un an de plus que son compagnon qui exprimait sa stupéfaction devant cette danse. Kynes ne pouvait nier que Sheeana faisait avec les vers certaines choses dont personne d’autre n’était capable.) N’essaie pas de faire ça toi-même, Stilgar. Même quand Sheeana n’était pas dans la soute avec les créatures géantes, les deux jeunes amis venaient souvent ici pour presser leurs visages contre la vitre et contempler les dunes de sable. Ce petit bout de désert captif leur faisait signe. Kynes plissa les yeux, laissant sa vue se brouiller jusqu’à ce que les parois de la soute disparaissent, afin qu’il puisse imaginer un paysage infiniment plus vaste. Au cours de leurs leçons intensives avec la Rectrice Supérieure Garimi, Kynes avait eu l’occasion de voir des images historiques d’Arrakis. Dune. Avec une intense curiosité, le jeune Kynes avait longuement exploré les archives. La mystérieuse planète-désert semblait l’appeler, comme si elle faisait partie de sa mémoire génétique. Sa soif de connaissance était insatiable, et il voulait en savoir plus que les simples données factuelles concernant son existence passée. Il voulait les revivre. Pendant toute sa nouvelle vie, les Bene Gesserit l’avaient formé, tout comme les autres enfants gholas, dans ce but précis. Pardot Kynes, son père, le premier Planétologiste Impérial à avoir été envoyé sur Arrakis, avait conçu le rêve immense de transformer ce désert en jardin. Pardot avait établi la fondation de ce nouveau Paradis en recrutant les Fremen pour effectuer les premières plantations, et en mettant en place de grandes cavernes hermétiquement scellées où la végétation pouvait pousser. Le père de Kynes était mort dans un éboulement. L’écologie est dangereuse. Grâce aux travaux et aux investissements réalisés par Muad’Dib et son fils Leto II, Dune était finalement devenue une planète luxuriante. Mais la cruelle conséquence de tant d’humidité avait été la mort de tous les vers des sables. Les ressources en épice s’étaient alors réduites à un simple souvenir. Et puis, après trente-cinq siècles de règne du Tyran, les vers des sables étaient revenus, issus du corps de Leto, ce qui avait inversé l’évolution biologique et rétabli l’immense désert d’Arrakis. Une telle échelle dépassait l’entendement! Peu importait ce que des généraux, des armées et des gouvernements pouvaient faire à Arrakis, la planète se rétablirait toujours d’elle-même, ce n’était qu’une question de temps. Dune était la plus forte. Stilgar dit : — Le simple fait de regarder le désert m’apaise. Je ne peux pas me souvenir précisément, mais je sais que là est ma place. Kynes ressentait également une impression de paix en contemplant cet échantillon de la planète perdue. Dune était aussi l’endroit où il devait être. Grâce aux méthodes d’enseignement avancées des Bene Gesserit, il avait déjà étudié toute la documentation qu’il avait pu trouver, et beaucoup appris sur les processus écologiques et la science de la planétologie. De nombreux traités classiques avaient été rédigés par son propre père, incorporés aux archives impériales et conservés à travers les siècles par la Communauté des Sœurs. Stilgar frotta la vitre avec la paume de sa main, mais la poussière était incrustée dans le cristoplaz. — J’aimerais tant que nous puissions descendre là-bas avec Sheeana. Il y a très longtemps, je savais chevaucher les vers géants. — C’étaient des vers différents. J’ai fait des comparaisons. Ceux-ci proviennent des truites des sables engendrées par la décomposition de Leto II. Ils ont un instinct territorial moins développé, mais ils sont beaucoup plus dangereux. — Ce sont quand même des vers, dit Stilgar en haussant les épaules. En bas, sur le sable, Sheeana s’était arrêtée de danser et se reposait contre le flanc d’un des vers. Elle leva les yeux, comme si elle savait que les deux garçons étaient là-haut à l’observer. Alors qu’elle continuait de les regarder, le plus grand des vers géants leva également la tête, détectant leur présence. — Il se passe quelque chose, dit Kynes. Je ne les ai jamais vus faire ça. Sheeana s’écarta lestement tandis que les sept vers géants se regroupaient et commençaient à grimper les uns sur les autres, pour former une seule créature sinueuse suffisamment haute pour atteindre la baie d’observation. Stilgar recula, plus par respect que par crainte. Sheeana se mit à escalader le flanc des créatures emmêlées, jusqu’au sommet de la plus haute tête annelée. Tandis que les deux garçons observaient la scène, muets d’étonnement, elle se remit à danser et tourner sur elle-même pendant quelques minutes, mais elle était maintenant sur la tête du ver, à la fois danseuse et cavalière. Quand elle s’arrêta, la tour formée par les vers se divisa en ses sept composants d’origine, et Sheeana chevaucha l’un d’eux pour redescendre à terre. Les deux garçons restèrent silencieux un long moment. Es se regardaient en souriant, l’air émerveillés. Dans les dunes, c’est une Sheeana épuisée qui retourna d’un pas lourd vers l’ascenseur. Kynes imagina un instant de trouver un prétexte quelconque pour se précipiter en bas et parler avec elle au moment même où elle rentrait du désert, comme tout bon planétologiste doit le faire. Il avait envie de sentir l’odeur minérale des vers sur le corps de Sheeana. Ce serait intéressant, et certainement riche d’enseignements. Stilgar et lui brûlaient du désir de comprendre comment elle pouvait contrôler les créatures, même s’ils avaient chacun une raison différente pour cela. Kynes la suivit des yeux. — Même une fois que nous aurons retrouvé nos souvenirs, elle restera un mystère pour nous. Stilgar dilata les narines. — Shai-Hulud ne la dévore pas. C’est suffisant pour moi. Je mourrai quatre morts-la mort de la chair, la mort de l’âme, la mort du mythe, et la mort de la raison. Et chacune de ces morts contiendra les germes de la résurrection. Leto Atréides II, enregistrements de Dar-es-Balat. L’existence de Doria était devenue ridicule, comme la Présence Intérieure de Bellonda le lui rappelait constamment. Tu commences à devenir obèse toi-même, dit la Révérende Mère. — C’est ta faute! répliqua sèchement Doria. (C’est un fait qu’elle avait pris du poids, et même beaucoup, bien qu’elle continuât de s’entraîner vigoureusement et de pratiquer ses exercices. Elle surveillait chaque jour son métabolisme à l’aide de ses propres techniques internes, mais sans résultat. Son corps, autrefois mince et nerveux, montrait des signes évidents d’embonpoint.) Tu es comme une lourde pierre à l’intérieur de mon corps. En jurant à voix basse, l’ancienne Honorée Matriarche escalada une petite dune de sable fin. Quinze autres sœurs grimpaient derrière elle, toutes vêtues de justaucorps identiques. Elles bavardaient entre elles tout en lisant à voix haute les indications des instruments et des cartes qu’elles avaient apportés. Ce groupe aimait vraiment faire ce travail détestable. Ces recrues affectées aux opérations d’épice mesuraient régulièrement les valeurs spectrales et thermiques du sable, dressant ainsi une cartographie des étroites veines d’épice et des dépôts limités. Ces mesures étaient transmises aux stations de recherche du désert, puis regroupées avec des observations effectuées sur le terrain afin de déterminer les meilleurs emplacements pour effectuer la récolte. Maintenant que le taux d’humidité de la planète avait baissé de façon significative, les vers commençaient enfin à produire davantage de mélange - du « produit », comme disait la Mère Commandante. Elle avait hâte de pouvoir utiliser l’atout de l’Ordre Nouveau, afin de payer les énormes livraisons d’armes assemblées sur Richèse et soudoyer la Guilde pour faciliter les préparatifs militaires. Murbella dépensait leur fortune en mélange et en gemmones aussi vite qu’elle était générée, et en demandait toujours plus. Derrière Doria, deux jeunes aspirantes Walkyries s’entraînaient aux techniques de combat dans le sable, attaque et défense. Elles étaient obligées de s’adapter à l’inclinaison des dunes, à la nature du sable, compact ou fin, ou au risque d’arbres morts enfouis. Doria sentit l’afflux du sang chaud de son passé d’Honorée Matriarche. Elle aurait préféré se battre avec ces deux-là. On l’autoriserait peut-être à se joindre à l’assaut final contre Tleilax, quand Murbella aurait décidé qu’elle avait rassemblé les effectifs suffisants pour la grande bataille. Quelle victoire magnifique ce serait! Doria aurait pu combattre sur Buzzell, sur Gammu, ou sur bien d’autres champs de bataille récents. Elle aurait fait une excellente Walkyrie - et maintenant, elle n’était guère plus qu’une… qu’une fonctionnaire! Pourquoi n’était-elle pas autorisée à répandre le sang pour l’Ordre Nouveau ? Se battre était ce qu’elle savait faire de mieux. Prisonnière de son rôle, Doria continuait de venir dans le désert, mais elle était devenue de plus en plus impatiente au fil des années. Est-ce que je suis condamnée à rester au chevet de cette planète pour toujours ? Est-ce là ma punition pour avoir commis l’unique erreur d’avoir tué cette grosse Bellonda ? Ah, tu reconnais donc que c’était une erreur, maintenant ? lança l’agaçante voix intérieure. Tais-toi, vieille outre boursouflée. Il lui était impossible d’échapper à Bellonda dans sa tête. Par ses piques incessantes, celle-ci lui rappelait constamment ses défauts et ses faiblesses, et allait même jusqu’à lui prodiguer des conseils pour y remédier, ce dont Doria n’avait que faire. Tout comme Sisyphe, elle était condamnée à pousser tout le restant de sa vie ce rocher sur le flanc de la colline. Et voilà que son corps se mettait à engraisser lui aussi. Dans sa tête, Bellonda s’était mise à chantonner. Bouillonnante de rage, Doria se concentra sur ses instruments d’analyse. Pourquoi la Mère Commandante ne pouvait-elle trouver un planétologiste confirmé, quelque part parmi les mondes survivants ? Sur ses écrans, elle ne voyait que des chiffres et des diagrammes électroniques qui ne présentaient aucun intérêt pour elle. Chaque jour de ces six années infernales, Doria avait serré les dents et s’était efforcée d’ignorer les remarques incessantes de Bellonda. Elle n’avait pas d’autre moyen de continuer à accomplir ses tâches. Murbella lui avait dit qu’elle devait se soumettre aux besoins de ses Sœurs, mais comme bien des concepts Bene Gesserit, la « soumission » fonctionnait mieux en théorie qu’en pratique. La Mère Commandante avait réussi à façonner les autres pour obtenir ce qu’elle voulait, une communauté des Sœurs réunies, allant même jusqu’à former et intégrer quelques-unes des Honorées Matriarches rebelles. Bien que Doria ait réussi à s’insinuer dans une position de pouvoir au côté de Murbella, elle ne pouvait supprimer complètement la violence naturelle qui était en elle, ses réflexes rapides et décisifs qui conduisaient souvent à un bain de sang. Il n’était pas dans sa nature d’accepter les compromis, mais l’instinct de survie lui dictait de devenir ce que la Mère Commandante lui ordonnait. Qu’elle aille au diable! Aurait-elle finalement réussi à faire de moi une Bene Gesserit ? La Présence Intérieure de Bellonda fit de nouveau entendre un petit gloussement. Doria se demanda si, en fin de compte, elle ne devrait pas un jour affronter Murbella elle-même. Au cours des années écoulées, beaucoup d’autres avaient provoqué la Mère Commandante en duel, et toutes y avaient laissé la vie. Ce n’était pas de mourir que Doria avait peur, mais plutôt de prendre une mauvaise décision. Oui, Murbella était dure et imprévisible au point d’en être exaspérante, mais maintenant que vingt années étaient passées, il n’était pas si évident que son projet d’union ait été absurde. Doria interrompit soudain le fil de ses pensées en remarquant des monticules de sable qui se déplaçaient au loin, poussant devant eux des vaguelettes qui se rapprochaient. La voix de Bellonda vint la harceler. Es-tu aussi aveugle que stupide ? Tu as excité les vers avec tous tes piétinements. — Ils ne sont pas bien grands. C’est fort possible, mais ils sont quand même dangereux. Tu es toujours aussi arrogante, et tu crois que tu peux vaincre tout ce qui se met en travers de ton chemin. Tu refuses de reconnaître une véritable menace. — En tout cas, toi, tu n’en étais pas une véritable, marmonna Doria. L’une des recrues poussa un cri en montrant du doigt deux monticules qui s’approchaient : — Des vers des sables! Ils se déplacent ensemble! — Là-bas aussi! cria une autre. Doria se rendit compte qu’elles étaient entourées de vers géants qui se rapprochaient comme attirés par un même signal. Les femmes se précipitèrent pour prendre des mesures avec leurs appareils. — Dieux tout-puissants! Ils sont deux fois plus gros que les échantillons moyens que nous avons analysés il y a deux mois. Dans sa tête, Doria entendit Bellonda qui répétait : Imbécile, imbécile, imbécile! — Tais-toi donc, Bell! J’ai besoin de réfléchir. Réfléchir ? Tu ne vois donc pas le danger ? Fais quelque chose! Les vers géants se ruaient sur elles de plusieurs directions à la fois; ils agissaient manifestement de concert. Les lignes qui se déplaçaient dans le sable firent penser Doria à une meute. Une meute de chasse. — Toutes aux omis! Doria s’aperçut soudain que leur groupe s’était aventuré trop avant dans les dunes. Leurs appareils étaient encore loin. Les nouvelles recrues cédèrent à la panique. Certaines se mirent à courir et dévaler le flanc des dunes dans de grandes gerbes de sable fin. Elles lâchèrent leurs instruments et leurs cartes. Une des Sœurs transmit un message urgent à la Citadelle de Chapitre. Tu vois où tes plans idiots t’ont menée, dit Bellonda. Si tu ne m’avais pas tuée, j’aurais pu faire le guet. Je n’aurais jamais laissé se produire une chose pareille. — La ferme! Ces vers en ont après toi. Tu en avais après moi, et maintenant, c’est eux qui te cherchent. L’une des Sœurs poussa un grand cri, puis une autre. D’autres vers surgirent des sables et se dirigèrent vers les silhouettes qui couraient. Plusieurs jeunes Walkyries se regroupèrent pour tenter de lutter contre l’impossible. Doria fixait la scène de ses yeux écarquillés. Les créatures faisaient au moins vingt mètres de long et se déplaçaient à une vitesse étonnante. — Allez-vous-en! Retournez dans votre désert! Tu n’es pas Sheeana. Les vers ne f obéiront pas. Des crocs de cristal brillèrent tandis que les vers géants s’élançaient, amassant le sable et les Sœurs, et avalant leurs victimes dans la fournaise de leurs gueules. Imbécile! s’écria Bellonda. Maintenant, tu m’as tuée deux fois. Une fraction de seconde après, un ver se dressa puis s’abattit, ne faisant qu’une bouchée de Doria. La voix obsédante se tut enfin. La magie de notre Dieu est notre unique passerelle. Extrait des écrits du Sufi-Zensunni, Catéchisme de la Grande Croyance. Malgré la terreur constante de mourir qui lui labourait les entrailles, Uxtal poursuivait son travail avec les nombreux gholas Waff, et il le faisait suffisamment bien pour survivre. Les Honorées Matriarches pouvaient constater ses progrès. Trois ans auparavant, il avait transvasé les huit premiers gholas identiques du Maître du Tleilax. Avec leur développement physique accéléré, les petits enfants gris paraissaient le double de leur âge. Lorsqu’il les regardait jouer, Uxtal les trouvait tout à fait charmants avec leur adorable aspect de gnomes, leur nez pointu et leurs dents acérées. Après avoir subi une rapide imprégnation éducative, ils avaient appris à parler en quelques mois seulement, mais même dans ces conditions, ils semblaient encore sauvages, restant groupés et ayant peu d’interactions avec leurs gardiens. Uxtal saurait les stimuler par tous les moyens qu’il jugerait nécessaires. Les gholas Waff étaient comme de petites bombes à retardement chargées d’informations vitales, et il lui fallait trouver le moyen de les faire exploser. Il ne pensait plus aux deux premiers gholas qu’il avait créés, et ne s’en souciait pas davantage. Khrone les avait emmenés sur Dan il y avait bien longtemps. Bon débarras! Mais pour ce qui était de cette progéniture, c’était lui qui en avait le commandement et le contrôle. Waff avait fait partie des vieux Maîtres hérétiques, et était mûr pour une réendoctrination. Dieu avait vraiment choisi une voie tortueuse pour montrer à Uxtal son véritable destin. Aiguillonnés par leur besoin désespéré d’épice, les Navigateurs croyaient qu’Uxtal était leur outil, qu’il était à leurs ordres. Mais peu lui importait que les Navigateurs en tirent les bénéfices, ou que ce soit la Matriarche Supérieure Hellica qui garde tout pour elle. Uxtal n’en verrait jamais rien. J’accomplis maintenant une œuvre divine, pensa-t-il. C’est cela qui compte. D’après les écrits les plus sacrés, le Prophète - bien longtemps avant de se réincarner en Empereur-Dieu - avait passé huit jours dans le désert, où il avait reçu ses révélations merveilleuses. Ces journées dans le désert avaient été une période d’épreuves et de tribulations, très comparables à ce que la race des Tleilaxu Égarés avait subi durant la Dispersion, et à ce qu’Uxtal avait lui-même vécu récemment. Aux heures les plus sombres, le Prophète avait reçu les informations dont il avait besoin, tout comme Uxtal maintenant. Il était sur la bonne voie. Bien qu’il n’eût jamais obtenu le titre officiel de Maître, c’est ainsi qu’Uxtal se considérait en pratique. Qui d’autre à présent détenait une plus grande position de pouvoir ? Qui avait plus d’autorité, plus de connaissances génétiques ? Une fois qu’il aurait appris les secrets enfermés dans les cerveaux de ces Waff, il surpasserait tous les Aînés des Tleilaxu Égarés, et tous les anciens Maîtres qui avaient vécu à Bandalong. Il aurait tout entre ses mains (même si le Navigateur et les Honorées Matriarches le lui reprendraient aussitôt). Dès qu’ils avaient su parler et penser, Uxtal avait démarré le processus de déverrouillage de ces huit gholas identiques. Si jamais il échouait, il pourrait toujours recommencer avec les huit autres qui avaient déjà été produits. Il les garderait en réserve - tout comme les lots suivants. Au moins un des Waff révélerait ses secrets. D’ici quelques années seulement, les corps des huit gholas initiaux auraient atteint leur maturité physique. Bien qu’il les trouvât mignons, Uxtal les voyait essentiellement comme des masses de viande à préparer dans un but bien précis, tout comme les lumaces de la ferme de Gaxhar. En ce moment même, les gholas Waff étaient en train de courir en rond à l’intérieur d’une clôture électronique. Les enfants accélérés voulaient en sortir, et chacun d’eux avait un brillant petit cerveau. Les Waff tâtaient le champ scintillant pour voir comment il fonctionnait et essayer de le désactiver. Uxtal pensait qu’ils y parviendraient, avec un peu de temps. Les gholas parlaient rarement, sauf entre eux, mais il savait à quel point ils devaient être diaboliquement intelligents. Mais Uxtal savait qu’il était encore plus malin qu’eux. Assez curieusement, il observait des rivalités et des disputes entre les huit enfants, mais très peu de coopération. Les Waff se battaient pour les jouets, la nourriture, l’endroit préféré pour s’asseoir, mais en prononçant très peu de mots. Possédaient-ils une forme de télépathie ? Intéressant. Il devrait peut-être en disséquer un. Même lorsqu’ils entreprirent de former une pyramide humaine pour voir si l’un d’eux pourrait sauter par-dessus le champ de force, ils se disputèrent pour savoir lequel irait au sommet. Bien que les gholas fussent identiques, ils ne se faisaient pas confiance. S’il arrivait à les monter les uns contre les autres, Uxtal était convaincu qu’il pourrait exercer les pressions suffisantes pour obtenir les informations dont il avait besoin. L’un des enfants bascula du bord d’une rampe glissante et tomba à terre. Il se mit à pleurer en se tenant le bras, qui semblait fracturé ou à tout le moins luxé. Pour pouvoir les distinguer, Uxtal leur avait fixé au poignet de petits bracelets numériques. Celui-ci était le numéro Cinq. Ses frères génétiques continuaient d’ignorer ses pleurs. Uxtal ordonna à deux de ses assistants d’ouvrir le champ de force pour le laisser pénétrer. Il commençait à être agacé de devoir prodiguer ces soins médicaux inutiles; il serait peut-être plus facile de s’occuper de ces enfants s’il les ligotait sur des tables, comme leurs prédécesseurs dans la fabrique de sperme. La vieille Ingva était là, comme toujours, à tout observer de son regard malveillant, silencieuse et menaçante. Uxtal s’efforça de se concentrer sur sa tâche immédiate. Il s’agenouilla près du gamin blessé et essaya d’examiner son bras. Le Waff s’écarta brusquement, refusant de laisser Uxtal s’approcher. Soudain, les sept autres Waff formèrent un cercle autour du petit Tleilaxu. Quand ils s’approchèrent, il sentit leur haleine fétide. Il y avait quelque chose d’anormal. — Reculez! ordonna-t-il sèchement, en essayant de prendre un air menaçant. Ils l’entouraient de tous côtés, et il eut l’impression inquiétante qu’ils lui avaient tendu un piège, qu’ils l’avaient attiré à l’intérieur. Les huit Waff se jetèrent sur lui et le mordirent de leurs dents aiguës, lui déchirant la peau et les vêtements. Uxtal se débattit et riposta tout en appelant ses assistants à grands cris, tentant de repousser les petits gholas. Ce n’étaient que des enfants, mais ils formaient une sorte de meute mortelle. Possédaient-ils une mentalité de ruche, comme les Danseurs-Visages ? Même le garçon qui était censé être blessé s’était jeté dans la mêlée. Son « bras cassé » n’avait été qu’une feinte. Heureusement, les Waff n’étaient pas encore très forts, et il réussit à les envoyer bouler. Ses assistants inquiets l’aidèrent à repousser les gholas tandis qu’ils l’entraînaient hors du champ de force. Haletant et couvert de sueur, Uxtal essaya de recouvrer son calme et chercha des yeux quelqu’un qu’il pourrait rendre responsable. Il n’était que légèrement blessé, seulement quelques bleus et écorchures, mais il était horrifié qu’ils aient pu le prendre par surprise. Dans leur enclos, les gholas couraient en tous sens, terriblement frustrés. Ils finirent par se calmer et retournèrent jouer en silence, comme si de rien n’était. « C’est aux hommes d’accomplir l’œuvre de Dieu », se dit Uxtal en se souvenant du catéchisme de la Grande Croyance. La prochaine fois, il ferait plus attention avec ces petits monstres. Est-ce suffisant de trouver une planète pour nous établir, ou devrons-nous en créer une nous-mêmes ? Je suis prête pour ces deux solutions, mais j’aimerais bien qu’une décision soit prise. Rectrice Supérieure Garimi, Journal intime. Encore un saut aveugle dans les replis de l’espace. L’Ithaque en ressortit intact, poursuivant sa route au gré des caprices de la prescience. Avec Duncan aux commandes, le non-vaisseau se dirigeait vers une planète brillante et apparemment hospitalière. Un nouveau monde. Teg et lui avaient discuté de la situation, pour déterminer s’il était raisonnable d’entreprendre un nouveau saut alors même que les chasseurs ne les avaient pas retrouvés - et ils avaient amené le non-vaisseau ici. Même à distance, la planète avait l’air prometteuse, et une certaine excitation s’empara des réfugiés à bord du vaisseau. Après vingt ans d’errance, et trois ans après avoir laissé derrière eux la planète morte, était-ce enfin l’endroit où ils pourraient se reposer et se remettre ? Un nouveau foyer ? — Elle a l’air parfaite. (Sheeana reposa le résumé des analyses des capteurs, et se tourna vers Duncan et Teg.) Votre instinct nous a menés à bon port. Debout à côté d’eux, sur la passerelle de navigation, Garimi regarda les continents, les océans et les nuages. — À moins que ce ne soit un autre monde dévasté par la peste. Duncan secoua la tête. — Nous détectons déjà des émissions provenant de petites villes, il y a donc une population active. La plupart des continents sont boisés et fertiles. La température est tout à fait dans les normes acceptables. La composition de l’atmosphère, le taux d’humidité, la végétation… Il s’agit peut-être d’un des mondes colonisés lors de la Dispersion, il y a bien longtemps. Tant de groupes ont disparu à l’époque. Les yeux de Garimi se mirent à briller. — Il faut que nous allions voir. Nous avons peut-être enfin trouvé l’endroit où installer le nouveau centre du Bene Gesserit. Duncan avait une approche plus terre à terre. — De toute façon, cela nous ferait du bien de reconstituer nos provisions d’air et d’eau. Nos réserves et nos systèmes de recyclage ne peuvent durer éternellement, et notre population s’accroît peu à peu. Les mots se bousculèrent dans la bouche de Garimi. — Je vais convoquer une assemblée générale. Il y a bien plus en jeu qu’une simple opération de ravitaillement. Et si les habitants de cette planète étaient prêts à nous accueillir ? Si nous pouvions trouver un endroit convenable pour nous installer ? (Elle regarda autour d’elle.) Du moins, certains d’entre nous. — Si c’est le cas, alors nous aurons une décision importante à prendre. Tous les adultes du vaisseau étaient présents, mais malgré cela l’immense salle de réunion de l’Ithaque semblait presque vide. Miles Teg était adossé à un siège des gradins inférieurs, et ne cessait de croiser et décroiser ses longues jambes. Il avait l’intention d’observer les débats avec intérêt, mais ne comptait pas faire beaucoup de commentaires. Il s’était toujours conformé aux visées du Bene Gesserit, mais en l’occurrence, il ne savait pas très bien en quoi elles consistaient. Un adolescent vint s’asseoir à côté de lui, le ghola de Thufir Hawat. En général, ce garçon de douze ans aux épais sourcils ne recherchait pas particulièrement la compagnie du Bashar, mais Teg savait que Thufir l’observait attentivement, presque avec vénération. Dans les archives, Thufir étudiait souvent les détails de la carrière militaire de Miles Teg. Teg le salua d’un signe de tête. Thufir était le fidèle maître d’armes et guerrier-mentat qui avait servi autrefois le Vieux Duc Atréides, puis le Duc Leto et enfin Paul, avant d’être capturé par les Harkonnen. Teg se trouvait beaucoup de points communs avec ce génie aguerri par de nombreuses batailles; un jour, une fois que le ghola Thufir Hawat aurait récupéré ses souvenirs, ils auraient bien des choses à discuter ensemble, entre commandants. Prenant son courage à deux mains, Thufir se pencha vers lui et chuchota : — Je voulais vous parler, Bashar Teg, au sujet de la Révolte de Cerbol et de la Bataille de Ponciard. Vos tactiques ont été très inhabituelles. Je n’arrive pas à comprendre comment elles ont pu marcher, et pourtant elles ont réussi. Teg sourit à ces souvenirs. — Elles n’auraient pas pu marcher avec quelqu’un d’autre que moi. De même que le Bene Gesserit utilise sa Missionaria Protectiva pour semer les graines de la ferveur religieuse, de même mes soldats avaient créé un mythe autour de mes capacités. Je suis devenu plus grand que nature, et mes adversaires trouvaient le moyen de se faire plus peur à eux-mêmes que n’auraient pu le faire mes troupes ou mes armes. En fait, je n’ai pas fait grand-chose dans ces batailles. — Je ne peux pas être d’accord avec vous, monsieur. Pour que votre réputation devienne un si formidable outil, il vous a d’abord fallu la mériter. Teg sourit et continua de parler à voix basse, presque nostalgique en avouant la vérité sur sa propre mythologie. — Ah oui… Pour ça, je l’ai méritée. Il expliqua au jeune garçon fasciné comment il avait également évité un massacre sur Andioyu lors d’une confrontation avec les derniers soldats désespérés d’une armée sur le point d’être vaincue, et qui aurait certainement conduit non seulement à leur mort mais aussi à celle de dizaines de milliers de civils. Les choses n’avaient tenu qu’à un fil ce jour-là… — Et puis vous êtes mort sur Rakis en combattant les Honorées Matriarches. — En fait, je suis mort sur Rakis pour provoquer les Honorées Matriarches, ce qui faisait partie du plan global du Bene Gesserit. J’ai joué mon rôle pour que Duncan et Sheeana puissent s’échapper. Mais après ma mort, les Sœurs m’ont fait revenir car elles considéraient mes talents et mon expérience de Mentat comme trop précieux… tout comme les tiens. Voilà pourquoi elles nous ont tous ramenés à la vie. Thufir était complètement fasciné. — J’ai lu l’histoire de ma propre vie, et je suis convaincu que vous pouvez m’apprendre beaucoup, Bashar. (En souriant, Teg serra l’épaule du garçon, qui parut décontenancé.) Ai-je dit quelque chose de drôle, monsieur ? — Quand je te regarde, comment ne pas me souvenir que j’ai moi-même énormément appris en étudiant les faits d’armes du célèbre guerrier-mentat de la Maison Atréides ? Toi et moi, nous pouvons être très utiles l’un à l’autre. Le garçon se mit à rougir. Quand la réunion commença, Teg et Thufir tournèrent leur attention vers le centre de la grande salle. Sheeana était assise dans l’imposante Chaire du Procureur, un héritage de l’époque où ce non-vaisseau avait été conçu pour d’autres groupes. Comme à son habitude, Garimi brûlait du désir de provoquer un changement dans le statu quo. Elle s’avança fièrement jusqu’au podium et prit la parole sans préambule, d’une voix suffisamment forte pour que tout le monde l’entende. — Nous ne sommes pas parties pour faire la course, ni simplement pour voyager. Notre but était de nous échapper du Chapitre avant que les Honorées Matriarches n’y détruisent tout. Notre intention était de préserver le noyau de la Communauté des Sœurs, et c’est ce que nous avons fait. Mais où allons-nous ? Cette question nous hante depuis dix-neuf ans. Duncan se leva. — Nous avons échappé au véritable Ennemi qui se rapprochait de nous. Il cherche encore à s’emparer de nous, rien n’a changé de ce côté-là. — Est-ce nous qu’il cherche ? demanda Garimi d’un air de défi. Ou bien simplement vous ? D haussa les épaules. — Qui pourrait le dire ? Je n’ai pas l’intention d’être capturé ou détruit uniquement pour apporter une réponse à vos questions. Nombre d’entre nous à bord de ce vaisseau possèdent des talents spéciaux - particulièrement les enfants gholas - et nous allons avoir besoin de toutes nos ressources. Le Rabbi prit la parole. Bien qu’il fût encore en excellente santé, sa barbe et ses cheveux étaient maintenant plus gris et plus longs; derrière ses lunettes, ses petits yeux brillants étaient entourés d’un réseau de rides. — Mon peuple et moi n’avons pas choisi cette situation. Nous avons demandé à être secourus sur Gammu, et depuis, nous sommes prisonniers de votre folie. Quand cela prendra-t-il fin ? Au bout de quarante ans dans le vide de l’espace ? Quand nous laisserez-vous partir ? — Et où souhaiteriez-vous aller, Rabbi ? ‘ La voix de Sheeana était calme, mais Teg lui trouvait un ton un peu condescendant. — J’aimerais beaucoup que nous envisagions - que nous envisagions sérieusement - la planète que nous venons de découvrir. J’hésite à la baptiser Sion, mais elle est peut-être suffisante pour que nous nous y sentions chez nous. Le vieil homme se tourna vers sa poignée de fidèles, qui tous portaient des vêtements sombres et suivaient les anciennes coutumes. Bien qu’ils n’eussent plus besoin de cacher leur religion à bord de l’Ithaque, les Juifs se tenaient généralement à l’écart des autres passagers, auxquels ils ne voulaient pas s’assimiler. Ils avaient leurs propres enfants, dix pour l’instant, et les élevaient selon leurs principes. Teg dit enfin : — D’après toutes nos observations, cette planète semble très bien se prêter à une colonisation. La population est minimale. Notre groupe de réfugiés ne provoquerait pratiquement pas de perturbation chez les habitants actuels. Nous pourrions même choisir une région isolée et nous installer loin des indigènes. — Quel est leur niveau de civilisation ? Possèdent-ils une technologie ? demanda Sheeana. — Ils sont au moins au niveau antérieur à la Dispersion, répondit Teg. Nous avons quelques indications de petites industries locales et de transmissions électromagnétiques. Apparemment pas de capacités de vol dans l’espace, pas d’astroports. S’ils se sont installés ici après la Dispersion, ils n’ont pas dû voyager depuis vers d’autres systèmes solaires. Lorsqu’il avait procédé aux analyses de la planète, il avait fait appel au jeune Liet-Kynes et à son ami Stilgar pour l’aider. Les deux garçons avaient étudié la dynamique écologique et planétaire bien plus que la plupart des Sœurs adultes. Toutes les mesures concordaient. — Nous pourrions en faire notre nouveau Chapitre, dit Garimi comme si la discussion était déjà terminée. Le visage de Duncan s’assombrit. — Nous serions vulnérables si nous nous installions ici. Les chasseurs nous ont déjà retrouvés plusieurs fois. Si nous restons trop longtemps en un même endroit, nous nous retrouverons enserrés dans leur filet. — Mais pourquoi vos mystérieux chasseurs s’intéresseraient-ils à mon peuple ? demanda le Rabbi. Nous sommes libres de nous installer sur cette planète. — Il est clair que nous devons continuer d’investiguer, dit Sheeana. Nous allons prendre une navette et débarquer pour une mission de collecte de renseignements. Rencontrons ces gens, et écoutons ce qu’ils ont à nous dire. Nous pourrons ensuite décider en toute connaissance de cause. Teg se tourna vers le jeune ghola assis à côté de lui, et dans un élan impulsif lui dit : — J’ai l’intention de participer à cette expédition, Thufir, et je voudrais que tu m’accompagnes. Dans notre présomption arrogante de supériorité, nous croyons que nos sens et nos capacités développés sont le résultat direct de l’évolution. Nous sommes convaincus que notre espèce s’est améliorée grâce au développement technologique. C’est pourquoi nous sommes embarrassés et un peu honteux lorsque quelque chose que nous considérons comme « primitif » possède des facultés bien supérieures aux nôtres. Révérende Mère Sheeana, Journal de bord de Y Ithaque. Tandis qu’on effectuait les préparatifs de la mission sur la planète, Y Ithaque tournait sur une orbite invisible. Le non-champ limitait les capacités des capteurs du vaisseau, mais c’était une mesure de précaution nécessaire tant qu’ils n’en sauraient pas plus sur les habitants. Étant en pratique le capitaine du vaisseau, Duncan resterait à son bord, prêt à agir en cas d’urgence, car il était le seul à pouvoir détecter le mystérieux filet. Sheeana voulait que Miles Teg vienne avec elle, et le Bashar avait insisté pour être accompagné du ghola de Thufir Hawat. — Physiquement, il n’a que douze ans, mais nous savons que Thufir a le potentiel pour devenir un grand guerrier-mentat. Nous devons donner à ses talents l’occasion de s’épanouir, si nous voulons qu’il nous soit utile. Sa décision ne rencontra aucune objection. En parallèle avec la mission de renseignement, Duncan avait constitué une petite équipe qui se rendrait dans une région inhabitée avec l’équipement nécessaire pour recueillir de l’eau, de l’air et toute nourriture disponible, afin de reconstituer les réserves du non-vaisseau. Juste au cas où ils décideraient de poursuivre leur voyage. Alors que Sheeana était en train de mettre la dernière main aux préparatifs de départ, le Rabbi arriva sur la passerelle et resta là un moment sans rien dire, comme s’il s’attendait à ce qu’on l’interpelle. Ses yeux lancèrent des éclairs et il se raidit, bien que personne ne lui ait même adressé la parole. — Je vais me rendre sur cette planète avec l’expédition. Mon peuple insiste là-dessus. Si c’est là que nous devons nous établir, c’est moi qui prendrai la décision. Vous ne m’empêcherez pas de venir avec vous. C’est mon droit le plus strict. — Nous serons un petit groupe, le mit en garde Sheeana. Nous ne savons pas ce que nous allons trouver là-bas. Le Rabbi pointa le doigt vers Teg. — Il a l’intention d’emmener un des enfants gholas avec lui. Si un gamin de douze ans peut y aller, je peux y aller moi aussi. Duncan avait connu le Thufir Hawat d’origine. Même sans sa mémoire restaurée, il ne considérait pas le ghola comme un simple gamin. Néanmoins, il dit : — Je n’ai pas d’objection à ce que vous vous joigniez à l’équipe, si Sheeana veut bien de vous. — Ce n’est pas Sheeana qui décide de mon destin! Elle semblait amusée de ses gesticulations. — Ah non ? Il me semble pourtant que toutes les décisions que je prends sur ce non-vaisseau ont un impact direct sur votre situation. L’air impatient, Teg interrompit leur chamaillerie. — Nous avons déjà eu dix-neuf ans à bord pour discutailler entre nous. Une planète nous attend. Est-ce que nous ne devrions pas d’abord examiner l’objet de nos disputes ? Avant qu’elle n’ait pu quitter le vaisseau, Sheeana avait été appelée au niveau de la prison par une employée très inquiète. Les Futars poussaient de grands miaulements et s’agitaient beaucoup plus que d’habitude dans leur arboretum. Ils en faisaient sans cesse le tour, cherchant à en sortir. Lorsqu’il leur arrivait de se croiser, ils claquaient des mâchoires et grognaient rageusement, en se lançant des coups de griffes sans grande conviction. Et puis, avant que trop de sang n’ait coulé, les hommes-animaux semblaient se désintéresser du combat et reprenaient leur ronde incessante. L’un d’eux poussa un hurlement à glacer le sang, un cri qui évoquait parfaitement la terreur de l’homme primitif. C’était la première fois depuis toutes ces années passées à bord que les Futars avaient un comportement aussi frénétique. Telle une déesse, Sheeana se tenait devant l’entrée de l’arboretum. Non sans une certaine appréhension, elle désactiva le champ de verrouillage et pénétra à l’intérieur. Elle était la seule à pouvoir calmer les quatre créatures et communiquer avec elles à un niveau primitif. Étant le plus massif des Futars, Hrrm avait adopté le rôle de mâle dominant, en partie à cause de sa force, mais aussi du fait de son lien avec Sheeana. Il bondit vers elle, mais elle resta parfaitement immobile, sans un tressaillement. La fourrure de Hrrm se hérissa, il montra ses canines et leva ses griffes. — Toi pas Belluaire. — Je suis Sheeana. Tu me connais. — Toi emmener nous à Belluaires. — Je te l’ai déjà promis. Dès que nous aurons trouvé où sont les Belluaires, nous vous mènerons à eux. — Belluaires ici! Hrrm se lança alors dans une série de grognements et de feulements inintelligibles, puis il ajouta : — Chez nous. Là-bas, chez nous. Il se jeta contre la paroi. Les autres Futars se mirent à hurler. — Chez vous ? Les Belluaires ? (Sheeana reprit sa respiration.) C’est ici que vivent les Belluaires ? — Chez nous! (Hrrm revint vers elle.) Emmener chez nous. Elle tendit la main pour lui gratter l’endroit sensible de sa nuque. Sa décision était évidente à prendre. — Très bien, Hrrm. Je vais te ramener chez toi. Le prédateur se frotta contre elle. — Pas Belluaire. Toi Sheeana. — Je suis Sheeana. Je suis ton amie. Je vais t’emmener auprès des Belluaires. Elle vit que les trois autres créatures à moitié humaines étaient restées immobiles, les muscles bandés, prêtes à bondir sur elle si elle n’avait pas donné la bonne réponse. Leurs yeux brillaient d’une lueur jaune, trahissant un désir profond et désespéré. La planète des Belluaires! Si les Bene Gesserit espéraient faire bonne impression sur les habitants, le fait de leur rendre quatre Futars perdus devrait les aider. Et ce serait une bonne chose pour elle de les ramener là où ils devaient être. — Sheeana promettre, dit Hrrm. Sheeana amie. Sheeana pas mauvaise femme Honorée Matriarche. En souriant, elle caressa de nouveau la créature. — Tous les quatre, vous allez m’accompagner. Même une puissante tour a son point faible. Le guerrier accompli sait trouver et exploiter la plus petite faille pour la faire s’écrouler. Mère Supérieure Hellica, Directive interne 67B-1138. Maintenant que la Matriarche Supérieure Hellica avait fourni les services de son petit Tleilaxu domestiqué, Edrik était sûr qu’Uxtal serait capable de recréer l’un des vieux Maîtres qui savaient comment fabriquer de l’épice. L’Oracle elle-même ne lui avait-elle pas dit qu’il existait une solution ? Mais voilà que la Matriarche Supérieure exigeait quelque chose en échange. S’il tenait à avoir son épice, Edrik ne pouvait pas refuser. Avec réticence, le Navigateur accepta donc la tâche qui lui était demandée, tout en sachant très bien les risques qu’il courait. La sorcière Murbella serait absolument furieuse, ce qui expliquait en partie le plaisir qu’il éprouvait à l’idée de ce qu’ils allaient faire. Cinq ans auparavant, les Honorées Matriarches de Gammu avaient tenté de lancer les quelques Oblitérateurs qui leur restaient contre la Planète du Chapitre elle-même, mais ce plan était vicié à la base. Même le Navigateur du long-courrier ne s’était pas rendu compte de l’étendue de la menace. En s’attaquant au Chapitre, les Honorées Matriarches avaient eu l’intention d’éliminer la seule source de mélange restante. Quelle idiotie! Ces folles catins avaient échoué, et la Mère Commandante Murbella s’était emparée de leurs Oblitérateurs. Peu de temps après, elle avait écrasé les Honorées Matriarches de Gammu et détruit leur enclave tout entière. Mais cette fois-ci, l’objectif était différent, et Edrik n’avait aucun scrupule à aider Hellica à punir Murbella et ses sorcières cupides. Les Bene Gesserit allaient subir un coup terrible, et un milliard d’humains allaient mourir sur Richèse dans quelques instants. Edrik ne se sentait pas coupable pour autant. Ce n’était pas la Guilde Spatiale qui avait déclenché la crise. Tout ce sang serait donc sur les mains de Murbella. La politique draconienne en matière d’épice adoptée par l’Ordre Nouveau n’avait pas contribué à susciter la loyauté ou la coopération des Navigateurs. La Guilde payait des prix exorbitants sur le marché noir pour obtenir du mélange prélevé dans de vieux stocks, tandis que la faction des Administrateurs s’était lancée dans la recherche de systèmes de guidage qui rendraient les Navigateurs complètement obsolètes. Edrik avait été obligé de chercher sa propre source d’épice, en se reposant sur les souvenirs enfermés dans les gholas du Maître du Tleilax Waff. Une fois ces souvenirs réactivés, les Navigateurs auraient une source de mélange sûre et bon marché. Son vaisseau apparut soudain au-dessus de la planète industrielle. Pendant des millénaires, Richèse avait été un foyer de technologie extrêmement complexe. L’Ordre Nouveau y avait déversé des fortunes et, au cours des dernières années, les chantiers de construction navale avaient dépassé en taille les plus célèbres installations de la Guilde sur Jonction ou ailleurs - les chantiers les plus vastes de toute l’histoire de l’humanité. Les Sœurs prétendaient que ces nouvelles armes étaient destinées à combattre l’Ennemi. Il ne faisait cependant aucun doute que Murbella ferait d’abord usage de sa puissance contre les Honorées Matriarches de Tleilax. — Détruisez-la », dit la Matriarche Supérieure Hellica, assise dans le salon d’observation sous le pont du Navigateur. « Détruisez-la tout entière. » Provenant des stations des astroports au-dessous d’eux et des satellites de surveillance, des faisceaux de questions et de communications lui parvinrent. Bien que Richèse fût un immense centre de production d’armes, absorbé dans la préparation gigantesque des futures batailles, ses habitants n’avaient jamais eu de raisons de craindre une menace de la part de la Guilde Spatiale. — Long-courrier de la Guilde, votre arrivée ne figurait pas dans nos programmes. — Transmettez-nous vos manifestes. Quels centres d’amarrage comptez-vous utiliser ? — Long-courrier, nous allons préparer vos chargements. Avez-vous un représentant du CHOM à bord ? Edrik ne répondit pas. La Matriarche Supérieure ne communiqua pas d’ultimatum, n’adressa aucun avertissement. Elle n’ouvrit même pas un canal de communication par lequel elle aurait pu exprimer sa joie. Les hommes de la Guilde suivirent les instructions détaillées pour déployer les quelques Oblitérateurs que les Honorées Matriarches possédaient encore sur Tleilax. Flottant dans son caisson étanche, Edrik sourit. Le programme militaire de l’Ordre Nouveau allait prendre des années de retard, peut-être même des décennies. Toutes ces armes volatilisées, en même temps que la puissance industrielle pour en fabriquer d’autres… D’un seul coup, la Matriarche Supérieure Hellica allait retirer une clef de voûte de la civilisation humaine. Je fais ça pour l’épice, se dit Edrik. L’Oracle nous a promis une nouvelle source de mélange. Des portes s’ouvrirent dans le ventre du long-courrier de la Guilde, déversant les Oblitérateurs qui se dirigèrent vers la planète comme des boulets de canon en fusion. Arrivés à une certaine profondeur atmosphérique, les armes entrèrent en fission et propagèrent des ondes de destruction incandescente. La population de Richèse n’eut aucune idée de ce qui se passait alors que leur planète entière commençait à prendre feu. Des crevasses traversèrent les continents, et des fronts de flammes rugirent à travers l’atmosphère. Les fréquences électromagnétiques se remplirent de cris désespérés, de hurlements de terreur et de douleur, jusqu’à ce qu’il ne reste plus que des pulsions aiguës tandis que les Oblitérateurs terminaient leur travail. A travers la planète, les usines d’armement, les chantiers de construction, les villes, les montagnes et les océans tout entiers disparurent dans une vapeur de gaz ionisés. La terre elle-même se transforma en céramique brûlante et craquelée. Même Edrik fut épouvanté par ce qu’il vit. Il espérait qu’Hellica avait bien conscience de ce qu’elle faisait. C’était une agression que la Mère Commandante Murbella ne pouvait ignorer, et elle saurait qui en était l’auteur. De toutes les enclaves rebelles des Honorées Matriarches, Tleilax était la seule qui restait. Silencieusement, le long-courrier repartit, laissant derrière lui la planète morte de Richèse. La pourriture au centre se propage toujours vers l’extérieur. Proverbe Sufï. — Il y a un temps pour la violence, et un temps pour la discussion. Ce n’est pas maintenant le temps de la discussion. (Murbella avait fait venir près d’elle Janess et l’ancienne Honorée Matriarche Kiria dans la plus haute tour de la Citadelle. Après l’anéantissement de Richèse, sa rage était suffisamment intense pour couvrir même les voix de la Mémoire Seconde.) Nous devons trancher la tête du monstre. Tant d’armes essentielles avaient été détruites, une flotte de guerre gigantesque et puissamment armée qui était presque prête, un tel potentiel défensif pour l’humanité… tout cela anéanti à cause de cette furie de reine Hellica! À part les livraisons d’armes déjà reçues, tout l’argent versé à Richèse pendant des années n’avait valu à Murbella qu’une planète de scories en train de refroidir. Le temps était couvert ce matin sur Chapitre, avec des nuages qui devaient plus aux tempêtes de poussière qu’à la pluie. Un front froid était arrivé. Tels étaient les errements du climat dans les derniers soubresauts d’agonie de l’écosystème. Sur le terrain d’entraînement en contrebas, les Walkyries portaient des robes noires à capuchon et des gants pour se protéger du vent glacé, malgré la faculté qu’avaient les Révérendes Mères d’adapter leur métabolisme aux températures extrêmes. Leurs simulations de combat étaient spectaculaires par le déchaînement de violence auquel elles se laissaient aller. Elles avaient toutes entendu les nouvelles de la destruction de Richèse. — Tleilax est le dernier objectif qui nous reste, dit Kiria. Nous ne devrions plus attendre. Frappons maintenant, et sans pitié. Janess était plus réservée. — Nous devons impérativement obtenir une victoire totale. Cette dernière place forte est la plus puissante de toutes, celle où les catins sont le mieux retranchées. L’expression de Murbella se fit rusée. — Voilà pourquoi nous allons adopter une tactique différente. J’ai besoin de vous deux pour préparer la voie. — Mais nous allons attaquer Tleilax ? demanda Kiria, pour qui c’était une idée fixe. — Non, nous allons conquérir Tleilax. (Le vent glacé redoubla d’intensité.) Je vais tuer la Matriarche Supérieure Hellica de mes propres mains, et les Walkyries élimineront le reste des catins rebelles. Une bonne fois pour toutes. Murbella aurait voulu pouvoir les assurer vaillamment que l’Ordre Nouveau se procurerait d’autres armes, d’autres vaisseaux. Mais où ? Et comment pourraient-elles faire face à une dépense aussi considérable alors qu’elles étaient presque en faillite, leurs lignes de crédit étendues au-delà de toute possibilité de remboursement ? Elle avait une idée très claire des actions nécessaires. Accroître les efforts de récolte d’épice dans la bande désertique de Chapitre, et en offrir davantage à la Guilde affamée, ce qui devrait la convaincre de collaborer avec la Communauté des Sœurs dans leur plan bien plus vaste pour protéger l’humanité. Si elle répondait à leur appétit insatiable en leur fournissant du mélange, la Guilde serait heureuse de l’aider à monter une opération militaire efficace. Ce n’était pas trop cher payé pour un tel résultat. — Qu’envisagez-vous de faire, Mère Commandante ? demanda Janess. Murbella se tourna vers ses compagnes, sa fille au visage sévère et l’impétueuse Kiria. — Vous allez emmener une équipe sur Tleilax, en secret. Déguisez-vous en Honorées Matriarches et mêlez-vous à elles afin de découvrir leurs points faibles. Je vous donne trois semaines pour trouver des moyens d’affaiblir nos ennemies dans leurs propres rangs, et mettre votre plan en œuvre. Soyez prêtes à temps pour quand je lancerai l’assaut général. — Vous voulez que je fasse semblant d’être une catin ? demanda Janess. Kiria fît une petite moue dédaigneuse. — Ce sera facile pour nous. Aucune Honorée Matriarche ne serait capable de se contrôler suffisamment pour se mêler à nous sans être repérée, mais l’inverse n’est pas vrai. (Elle adressa un petit sourire carnassier à Janess.) Je peux te montrer comment faire. Janess commençait à saisir toutes les possibilités qu’offrait ce plan. — En nous déplaçant secrètement parmi elles, nous pouvons placer des charges explosives dans des points stratégiques, saboter leurs systèmes de défense, et transmettre des plans encryptés contenant tous les détails de leurs fortifications à Bandalong. Nous pouvons provoquer des désordres au moment critique… Kiria l’interrompit : — Nous vous préparerons la voie, Mère Commandante. (Elle plia ses doigts effilés comme des griffes, impatiente de faire de nouveau couler le sang.) J’ai hâte d’y être. Murbella regarda au loin. Une fois Tleilax sécurisée, l’Ordre Nouveau, la Guilde Spatiale et les autres alliés de l’humanité pourraient affronter l’Ennemi. Si nous devons mourir, que ce soit sous les coups de notre véritable adversaire, plutôt que poignardées dans le dos. — Faites venir un représentant de la Guilde, immédiatement. J’ai une proposition à leur faire. La Dispersion a mis l’humanité hors d’atteinte d’une menace localisée. Elle l’a également changée, en faisant diverger les lignées génétiques de sorte que plus jamais le mot « humain » n’aura une signification unique. Mère Supérieure Aima Mavis Taraza, pétition pour une analyse et modification du programme génétique du Bene Gesserit. À bord de la navette du non-vaisseau, Teg survola une région boisée près de l’une des étranges agglomérations indigènes : une ville verdoyante avec des tours cylindriques au milieu d’arbres épais, camouflées pour s’intégrer parfaitement à ce paysage de forêts. Les Belluaires (s’il s’agissait bien d’eux) avaient implanté leurs villes de façon régulière dans les zones forestières. Les habitants semblaient préférer vivre au milieu de la nature plutôt que dans des métropoles semblables à des ruches. La Dispersion avait peut-être étouffé toute velléité grégaire. Bien qu’il ait peu souvent eu l’occasion de piloter, le Bashar avait manifestement retrouvé les compétences de sa première existence. Quand ils se posèrent dans une prairie parsemée de fleurs, c’est à peine si Sheeana ressentit une secousse. Le jeune Thufir Hawat était assis dans le siège du copilote et observait tout ce que faisait son mentor. Les principaux bâtiments de la ville forestière étaient de grands cylindres comportant plusieurs étages, faits de rondins de bois doré et laqué, comme les tuyaux d’orgue d’une cathédrale au milieu de la nature. Des tours de surveillance ? Des installations de défense ? Ou ne s’agissait-il que de simples plates-formes d’observation permettant d’avoir une vue parfaitement dégagée sur les bois paisibles s’étendant aux alentours ? L’épaisse forêt qui les entourait, plantée de trembles argentés, était belle et florissante, comme si les indigènes l’entretenaient avec soin. Autrefois, en s’aidant des descriptions sommaires fournies par les Futars, Sheeana avait fait de son mieux pour faire de l’arboretum une simulation proche de l’habitat dont ils se souvenaient. Mais en voyant ces arbres majestueux, elle se rendit compte qu’elle avait échoué lamentablement. Enfermés dans la soute à l’arrière de la navette, les quatre Futars grognaient et feulaient impatiemment, comme s’ils sentaient qu’ils étaient de retour chez eux et que les Belluaires n’étaient pas loin. Lorsque la porte latérale de la navette s’ouvrit et que la rampe s’abaissa, Sheeana fut la première à débarquer. Teg et Thufir la rejoignirent sur l’herbe fraîche, tandis que le Rabbi restait en haut de la rampe. Sheeana inspira une bouffée d’air frais chargé d’une odeur résineuse de bois et de feuilles mortes, de sciure et de pluie. De petites fleurs jaunes et blanches y ajoutaient leur parfum. L’air perpétuellement recyclé à bord de l’Ithaque n’avait jamais senti aussi bon, ni l’atmosphère desséchée de Rakis lorsque Sheeana était enfant, ni même l’air de Chapitre. Non loin de là, elle aperçut des silhouettes au sommet des tours. D’autres silhouettes apparurent derrière de petites fenêtres découpées dans la mosaïque de bois laqué. Des guetteurs firent des signes depuis les toits circulaires. Des trompes firent entendre des notes vibrantes, tandis que des signaux lumineux étaient transmis à d’autres tours plus éloignées. Tout paraissait bucolique, naturel, et merveilleusement primitif. Quand une délégation se présenta enfin, Sheeana et ses compagnons purent avoir un premier aperçu des Belluaires présumés. En tant que race, ils étaient grands et minces, avec des épaules étroites et une tête allongée. Leurs longs membres étaient déliés et semblaient se plier facilement aux articulations. Leur chef était un assez bel homme, avec une chevelure argentée et drue. Le plus frappant était la zone de peau plus foncée sur son visage pâle, à hauteur de ses yeux verts, qui lui donnait l’air de porter un masque de bandit. Tous les indigènes, mâles et femelles, avaient cette même pigmentation de raton laveur, qui ne semblait pas artificielle. En tant que porte-parole de son groupe, Sheeana s’avança vers eux. Avant même qu’elle n’ait pu dire un mot, elle remarqua un éclair de soupçon dans les yeux des indigènes, qui semblaient la jauger et la condamner. Sans prêter attention aux trois hommes qui l’accompagnaient, ils braquèrent sur elle leurs regards perçants. Uniquement sur elle. Tous les sens en alerte, elle essaya de comprendre quelle erreur elle avait pu commettre. Elle comprit tout à coup, en considérant le groupe d’ambassadeurs qu’ils formaient : un vieil homme, un jeune homme et un enfant, accompagnés par une femme athlétique qui détenait manifestement l’autorité. Les Belluaires avaient créé les Futars pour chasser et mer les Honorées Matriarches. Ils devaient donc considérer les catins comme leurs ennemies jurées. Et quand ils l’avaient vue dirigeant apparemment ces hommes… — Je ne suis pas une Honorée Matriarche, dit-elle précipitamment avant qu’ils n’arrivent à une conclusion erronée. Et ces mâles ne sont pas mes esclaves. Nous avons tous combattu les Honorées Matriarches, et maintenant nous essayons de leur échapper. Le Rabbi eut une réaction de surprise et regarda Sheeana en fronçant les sourcils, comme s’il ne comprenait pas de quoi elle parlait. — Mais bien sûr que vous n’êtes pas une Honorée Matriarche! Il n’avait pas remarqué le climat de méfiance qui s’était installé. Teg, par contre, comprit aussitôt et dit en hochant la tête : — Nous aurions dû y penser. De son côté, Thufir Hawat avait analysé la situation et abouti à la même conclusion. Le plus grand des indigènes réfléchit un instant à ce que Sheeana venait de dire, jeta un coup d’œil aux trois hommes qui l’accompagnaient, et inclina sa tête allongée. Sa voix était calme mais sonore, comme si elle provenait du fond de sa poitrine plutôt que de sa gorge. — Alors, nous partageons les mêmes ennemis. Je suis Orak Tho, Chef Belluaire de ce district. Les Belluaires. C’est donc vrai. Sheeana se sentit parcourue d’un frisson d’excitation, et aussi de soulagement. Orak se pencha vers Sheeana, tellement près qu’elle en fut gênée. Au lieu de tendre la main pour le salut traditionnel, il lui renifla profondément la base du cou. Il se redressa aussitôt, l’air surpris. — Vous avez des Futars avec vous. Je les sens sur votre peau et sur vos vêtements. — Nous en avons quatre, que nous avons sauvés des griffes des Matriarches. Ils nous ont demandé de les amener ici. Teg murmura quelques mots à l’oreille de Thufir, et le jeune homme s’empressa de remonter dans la navette. Sans montrer aucune crainte, il libéra les quatre hommes-animaux de leur compartiment. Les Futars s’élancèrent aussitôt, passant joyeusement à côté du jeune homme avec Hrrm à leur tête. En quelques bonds gracieux, celui-ci traversa la prairie pour rejoindre le Chef Belluaire et ses compagnons. — Enfin chez nous! ronronna-t-il du plus profond de sa gorge. Orak Tho approcha son visage allongé de celui de Hrrm. Les gestes du Belluaire avaient eux aussi quelque chose d’animal. Un tel comportement aidait peut-être les Belluaires à forger leur lien avec les Futars, ou ces deux branches humaines associées n’étaient peut-être pas si éloignées que ça. Les Futars libérés gambadaient au milieu des Belluaires, qui les touchaient et les reniflaient avec excitation. Sheeana sentait une odeur lourde et musquée de phéromones, émises à des fins de communication ou de contrôle. Hrrm s’écarta juste le temps de se tourner vers Sheeana. Dans ses yeux jaunes et brillants de prédateur, elle put lire une immense gratitude. La mémoire d’un ghola peut aussi bien être un trésor qu’un démon prêt à frapper. Ne restaurez jamais le passé d’un ghola sans vous être assuré d’abord d’être bien protégé. Révérende Mère Schwangyu, rapport transmis de la Citadelle de Gammu. Après trois ans passés à essayer en vain de réveiller ses souvenirs au moyen de différentes techniques de torture, Vladimir craignait que Khrone ne commence à se désintéresser de lui, ou qu’il perde espoir. Enlisé dans des méthodes inefficaces, le Danseur-Visage n’avait tout simplement aucune idée de ce qu’il faisait. Même dans ces conditions, le jeune ghola en était venu à attendre avec impatience leurs petites « séances de souffrance ». Comme il avait compris que Khrone ne le blesserait jamais vraiment, il s’était mis à trouver son plaisir dans la douleur. Aujourd’hui, quand les gardes du Danseur-Visage ordonnèrent au ghola de s’allonger sur une autre table, il ne se donna même pas la peine de cacher son large sourire. Ce genre de sourire semblait les mettre vraiment mal à l’aise. Vladimir ne cherchait pas particulièrement à faire plaisir à Khrone en se montrant coopératif, mais il était curieux d’accéder aux pensées du Baron Harkonnen historique. Il était convaincu que ces souvenirs lui fourniraient toutes sortes d’excellentes idées pour s’amuser. Malheureusement, le fait qu’il veuille récupérer ses souvenirs et le plaisir pervers qu’il éprouvait dans la douleur qu’on lui infligeait s’avéraient être des obstacles. Pendant qu’il attendait, il examina la petite salle sombre aux murs de pierre, essayant d’imaginer à quoi elle avait pu ressembler dans les temps anciens. Les Atréides en avaient certainement fait une pièce ensoleillée, mais il se demandait si quelque duc oublié depuis longtemps ne l’avait pas utilisée pour torturer des prisonniers Harkonnen. Oui, Vladimir arrivait très bien à imaginer le genre d’instruments qui avaient été utilisés. Des sondes électroniques qu’on pouvait insérer dans un corps vivant, des instruments fouisseurs qui pouvaient rechercher et détruire certains organes. Archaïques, démodés, et efficaces… Quand Khrone pénétra dans la pièce, son visage d’ordinaire placide montrait des signes infimes de tension autour de la bouche et des yeux. — Lors de notre dernière séance, tu as bien failli y rester. Stress cérébral trop intense. Il va falloir que je détermine plus précisément tes limites. — Oh, comme cela a dû être pénible pour vous! » dit le jeune homme d’un ton sarcastique, puis en poussant un soupir théâtral : « Si vous devez me faire souffrir au point de me tuer pour pouvoir restaurer ma mémoire, alors tous vos efforts auront été vains. Ah, que faire ? Que faire ? » Le Danseur-Visage se pencha sur lui : — Tu le verras bien assez tôt. Vladimir entendit des bruits mécaniques, quelque chose qui roulait en cliquetant. L’objet se rapprocha du sommet de son crâne, mais resta en dehors de son champ de vision. Il ressentit un frisson de plaisir anticipé, une sorte d’angoisse délicieuse. Qu’est-ce que Khrone avait inventé cette fois-ci ? La machine invisible semblait être juste derrière lui à présent, mais elle ne s’arrêta pas là. Vladimir tourna la tête à droite et à gauche, et vit un cylindre creux aux parois épaisses qui avançait lentement et commençait à l’engloutir comme s’il était avalé par une baleine. C’était une sorte de gros tuyau ou un appareil de diagnostic médical. Ou un cercueil. Vladimir frissonna de plaisir en devinant ce que cette machine devait être. Une Boîte d’Agonie pour le corps entier! Les Danseurs-Visages avaient dû la faire construire spécialement pour lui, afin de lui procurer une expérience plus intime. Le jeune homme sourit mais ne posa pas de questions, de peur de gâcher les surprises que les Danseurs-Visages avaient pu lui réserver. Debout à côté de lui, Khrone le regardait avec une expression indéchiffrable tandis que la table glissait entièrement dans le cylindre. Les affreux observateurs composites étaient là eux aussi, mais restaient silencieux. Le couvercle placé à F extrémité du tube se referma en chuintant. Les oreilles de Vladimir claquèrent sous l’effet d’une variation de pression. La voix de Khrone lui parvint dans un minuscule haut-parleur : — Tu t’apprêtes à vivre une variante des procédés utilisés par les vieux Maîtres du Tleilax pour créer leurs Mentats Dévoyés. — Ah, j’ai eu un de ces Mentats, autrefois. (Vladimir éclata de rire, sans éprouver aucune crainte.) Vous voulez simplement me parler de l’appareil, ou vous comptez vous en servir ? La lumière s’éteignit à l’intérieur du cylindre, le plongeant dans une obscurité complète. Ah oui, vraiment, quelque chose de différent! — Vous croyez que j’ai peur du noir ? cria-t-il, mais les parois du tube étaient revêtues d’un matériau isolant qui absorbait le moindre murmure. Il ne voyait plus rien. Entouré d’un léger bourdonnement, il ne sentit progressivement plus son poids. La table se retira sous lui et il ne la sentit plus contre son dos. Enveloppé dans un champ suspenseur qui le maintenait en équilibre, parfaitement immobile, il ne sentait plus rien, et ne voyait plus rien. La température était parfaite dans le cylindre, ne prodiguant aucune sensation de chaud ni de froid. Même le faible bourdonnement cessa, le laissant dans un silence tellement absolu qu’il n’entendait plus qu’un léger sifflement dans ses oreilles, et même ce bruit finit par disparaître. — Je m’ennuie! Quand est-ce qu’on commence ? L’obscurité persista, tout comme son compagnon, le silence. Vladimir n’éprouvait aucune sensation, et était incapable de bouger. Il fit un bruit grossier. — C’est complètement idiot. (Khrone était manifestement incapable de saisir toutes les subtilités du sadisme.) Vous jouez avec mon corps pour réveiller mon esprit, et vous jouez avec mon esprit pour atteindre mon corps en le tiraillant et en le tordant. C’est tout ce que vous savez faire ? Dix minutes plus tard - ou était-ce une heure ? -, il n’avait toujours pas de réponse. — Khrone ? Il ne se passait toujours rien. Il se sentait parfaitement à l’aise, détaché de toute sensation. — Je suis prêt! Allez-y, montrez-moi de quoi vous êtes capable! Khrone ne répondit pas. Aucune douleur ne vint. Rien. Ils voulaient sans doute faire monter la tension à son paroxysme. Il se passa la langue sur les lèvres. L’opération devrait commencer d’une minute à l’autre, maintenant. Khrone le laissa dans le noir, flottant dans son isolement, pendant une éternité. Vladimir essaya de se raccrocher à ses souvenirs de sensations, mais ils lui échappaient sans cesse, en s’effaçant de son esprit. Dans ses efforts pour retrouver ses pensées, il suivit un certain chemin mental et se retrouva dans un conduit nerveux profondément enfoui dans son cerveau, une région de ténèbres totales. Les expériences qu’il cherchait à revivre étaient des points lumineux devant lui, et il se mit à nager pour s’en approcher. Mais elles s’éloignaient en nageant encore plus vite et plus loin qu’il ne pouvait le faire. Une autre éternité passa. Des heures ? Des jours ? Il ne ressentait rien, absolument rien. Vladimir ne voulait pas rester là. Il voulait retourner à la lumière qui était sa vie de ghola avant que cette séance ne commence. Mais il en était incapable. C’était un piège! Il finit par crier. Au début, c’était uniquement pour faire du bruit, pour meubler la pulsation du vide. Puis il se mit à hurler pour de bon, et une fois qu’il eut commencé, il lui fut impossible de s’arrêter. Mais le silence persistait. 11 essaya de se tordre et de se débattre, mais le champ suspenseur le maintenait parfaitement immobile. Il ne pouvait plus respirer. Il n’entendait plus rien. Est-ce que les Danseurs-Visages l’avaient rendu aveugle ? Et sourd ? La vessie de Vladimir se relâcha, et l’espace d’un instant, cette sensation fut une révélation, mais elle disparut rapidement. Et il se trouva de nouveau seul dans les ténèbres et le silence. Il avait besoin de sensations, de stimulations, de douleur, de plaisir… N’importe quoi! Il finit par prendre conscience d’un changement progressif autour de lui. Des lumières, des sons et des odeurs sans réelle substance commencèrent à lui parvenir, remplissant peu à peu son univers de ténèbres et le transformant en autre chose. Même la plus faible lueur était éblouissante. À l’aide de ce catalyseur, les sensations se déversèrent dans son esprit, conscient aussi bien qu’inconscient, remplissant la moindre cavité. La douleur, une douleur mentale, envahit sa tête et il crut qu’il allait exploser. Il hurla de nouveau. Et cette fois-ci, la douleur ne lui apporta pas la moindre sensation de plaisir. La vie entière du Baron Vladimir Harkonnen revint dans le corps du ghola avec toute la délicatesse d’une avalanche. Chaque pensée, chaque expérience lui revint en mémoire, jusqu’au moment de sa première mort sur Arrakis. Il vit la petite Alia le piquant avec l’aiguille empoisonnée, le gom jabbar… Son univers intérieur s’élargit, et il put de nouveau entendre des voix. Il n’était plus dans son cylindre, on l’avait retiré de son espèce de cercueil. Le Baron s’assit avec indignation, mais plutôt heureux et surpris de voir le jeune corps qu’il possédait. Les excès l’avaient rendu un peu trop gras, mais il n’était pas boursouflé et ravagé par la maladie débilitante que la sorcière Mohiam lui avait inoculée. Il s’examina un instant, puis sourit aux Danseurs-Visages. — Oh ho! Pour commencer, je veux des vêtements plus convenables. Et ensuite, je veux voir ce morveux d’Atréides que vous avez élevé pour moi. Khrone s’approcha avec un air interrogateur. — Vous avez accès à tous vos souvenirs, Baron ? — Naturellement! Le Baron Harkonnen est bel et bien de retour. Il explora ses pensées, rassuré par tout ce qu’il avait accompli au cours de sa superbe existence d’origine. Il était ravi d’être de nouveau lui-même. Mais quelque part dans son cerveau, profondément enfoui dans sa conscience, il sentit quelque chose d’anormal, quelque chose qu’il ne pouvait contrôler. Une présence indésirable s’était jointe à lui dans son esprit, chevauchant ses souvenirs. Bonjour, Grand-père, dit une voix de petite fille en gloussant. Le Baron sursauta. D’où venait cette voix ? Il ne voyait rien. Je t’ai beaucoup manqué, Grand-père ? — Où es-tu ? Là où tu ne pourras pas me perdre. Je serai toujours avec toi, désormais. Tout comme tu l’as été avec moi, à me hanter et à apparaître dans mes visions, sans vouloir jamais me laisser en repos. (Le rire de la petite fille se fit plus strident.) Et maintenant, c’est mon tour. C’était l’Abomination, la sœur de Paul. — Alia ? Non, non! Son esprit devait sûrement lui jouer des tours. A pressa ses doigts contre sa tempe, mais la voix était à l’intérieur, hors d’atteinte. Avec le temps, elle finirait bien par disparaître. N’y compte pas trop, Grand-père. Je suis ici pour toujours. Chaque civilisation, aussi altruiste qu’elle se prétende, dispose de moyens pour interroger et torturer ses prisonniers, ainsi que d’un système élaboré pour justifier de tels actes. Extrait d’un rapport du Bene Gesserit. Bien qu’il fût génétiquement identique aux sept autres gholas du premier lot, Waff Numéro Un n’aimait pas être aussi petit, menu et faible. Son corps accéléré avait atteint sa taille maximum en moins de quatre ans, mais il voulait devenir suffisamment fort pour pouvoir s’échapper de cette prison infernale. Waff bouillonnait de rage en observant Uxtal et ses assistants à travers le champ de force scintillant qui le tenait enfermé. Ses sept copies faisaient de même. Le petit savant des Tleilaxu Egarés se comportait comme un gardien de prison inquiet, harcelant et malmenant constamment les huit gholas. Tous les Waff le haïssaient. Waff Numéro Un s’imagina enfonçant ses dents dans le cou d’Uxtal, et sentant le sang chaud lui couler dans la gorge. Mais le Tleilaxu et ses assistants étaient maintenant trop vigilants. Les frères gholas n’auraient pas dû tenter cette attaque contre lui alors qu’ils n’étaient pas encore certains de réussir. Ils avaient commis une erreur tactique. Mais ils étaient encore tellement jeunes l’année dernière… Bien en sécurité de l’autre côté du champ de force, Uxtal venait souvent leur parler de sa Grande Croyance et semblait dire que tous les Tleilaxu d’origine avaient été des criminels, des hérétiques. Et pourtant, les Waff voyaient bien qu’il avait besoin d’eux pour quelque chose. Terriblement besoin d’eux. Ils étaient suffisamment intelligents pour se rendre compte qu’ils n’étaient que des pions dans cette affaire. Ingva, l’Honorée Ma tri arche émaciée, parlait souvent de mélange avec Uxtal, comme si elle croyait que les Waff ne pouvaient pas l’entendre. Ou cela lui était peut-être égal. Elle exigeait de savoir quand les enfants révéleraient leurs secrets. Waff n’avait pas conscience de posséder des secrets. Il ne se souvenait d’aucun. — Ils s’imitent les uns les autres, dit Uxtal à Ingva. Je les ai entendus parler en même temps et faire les mêmes bruits, les mêmes gestes. Les autres groupes de gholas grandissent encore plus vite, semble-t-il. — Quand pourrons-nous commencer ? (Ingva s’était dangereusement rapprochée de lui, et le petit homme tremblait intérieurement.) Je suis tout à fait prête à te menacer - ou à te tenter - avec une expérience sexuelle au-delà de tes fantasmes les plus fous. Uxtal sembla se recroqueviller sur lui-même et répondit d’une voix rendue rauque par la peur. — Oui, ces huit-là sont parfaitement prêts. Il n’y a aucune raison d’attendre davantage. — On peut tous les sacrifier, s’il le faut, dit Ingva. — Pas tout à fait, non. Le prochain lot a six mois de moins, et les autres ont été retirés des cuves plus récemment encore. Nous en avons vingt-quatre en tout, de différents âges. Mais c’est vrai, si nous sommes obligés de tuer ces huit-là, il y en aura bientôt d’autres. Nous pouvons faire de multiples essais. (Il avala péniblement sa salive.) Nous devons nous attendre à un certain nombre d’échecs. — Non, ce n’est pas à cela que je m’attends. Ingva désactiva le champ de force et se passa la langue sur les lèvres. Uxtal et elle pénétrèrent dans la salle protégée tandis que les assistants montaient la garde dehors. Les huit gholas se regroupèrent et commencèrent à reculer. Jusqu’à présent, ils n’avaient pas su que de nombreux autres gholas Waff étaient élevés ailleurs dans le grand bâtiment des laboratoires. Uxtal se força à adresser un sourire d’encouragement aux enfants gholas, auquel aucun d’eux ne crut. — Venez avec nous. Il y a quelque chose que nous voulons vous montrer. — Et si nous refusons ? demanda Waff Trois. Ingva poussa un petit ricanement. — Alors, nous vous tirerons par les pieds… quitte à vous assommer d’abord, si nécessaire. Uxtal essaya de les convaincre par la méthode douce : — Vous allez apprendre pourquoi vous êtes ici, pourquoi nous vous avons fabriqués, et ce que nous attendons de vous. Waff Un hésita, et regarda ses frères identiques. C’était une tentation à laquelle il était difficile de résister. Malgré l’éducation forcée qu’ils avaient reçue, ils manquaient d’un contexte intelligible et ils brûlaient du désir de comprendre. — D’accord, dit Waff Un, et il prit même la main d’Uxtal en faisant semblant d’être un enfant docile. Uxtal frémit à ce contact, mais l’emmena hors de la salle protégée. Les Waff Deux à Huit les suivirent. Ils entrèrent dans un petit laboratoire où Uxtal fit défiler les gholas pour qu’ils observent un spectacle - plusieurs Maîtres du Tleilax décervelés, branchés à divers tuyaux et instruments. La bave coulait sur leurs mentons grisâtres. Des machines recouvraient leurs organes génitaux, pompant, trayant, remplissant des flacons translucides. Les victimes ressemblaient toutes à Waff d’une façon inquiétante, seulement en plus vieux. Uxtal attendit que les enfants fascinés aient absorbé ce qu’ils voyaient. — Vous étiez comme cela autrefois. Tous. Waff Un redressa son menton pointu avec une certaine fierté. — Nous étions des Maîtres du Tleilax ? — Et maintenant, il faut que vous vous souveniez de ce que vous étiez autrefois. Que vous vous souveniez de tout. — Fais-les mettre en rang, ordonna Ingva. Uxtal poussa brutalement le Waff vers un assistant et attendit que tous les enfants accélérés soient alignés devant lui. En se pavanant comme une caricature de commandant des troupes, il se mit à faire les cent pas devant eux pour leur donner des explications, et exposer ses exigences. — Les anciens Maîtres du Tleilax savaient comment fabriquer du mélange à l’aide des cuves axlotl. Vous possédez ce secret. Il est enfoui en vous. Il s’arrêta un instant en croisant ses petites mains derrière son dos. — Nous ne possédons pas nos souvenirs, dit l’un des Waff. — Alors, trouvez-les. Si vous arrivez à vous souvenir, vous vivrez. — Et sinon ? demanda Waff Un d’un air de défi. — Nous avons ici huit d’entre vous, et d’autres encore ailleurs. Un seul nous suffit. Les autres sont totalement superflus. Ingva ricana. — Et si aucun de vous huit ne nous donne satisfaction, nous passerons simplement aux huit suivants, et nous recommencerons le processus. Autant de fois qu’il sera nécessaire. Uxtal essaya de prendre un air menaçant. — Alors, maintenant… Lequel d’entre vous est prêt à nous révéler ce que nous voulons savoir ? Les gholas identiques se tenaient en rang; certains s’agitaient, d’autres avaient un air de défi. Il s’agissait là d’une technique classique pour réveiller la mémoire des gholas, en faisant basculer un individu dans une crise psychologique et physique afin d’obliger la mémoire biochimique à franchir les barrières internes. — Je ne me souviens pas, dirent les Waff tous en chœur. Us furent interrompus par des bruits dans le couloir, et Uxtal se retourna juste au moment où la Matriarche Supérieure Hellica, resplendissante dans un justaucorps écarlate, des voiles et une cape flottant derrière elle, faisait son entrée suivie d’une petite délégation de la Guilde et d’un caisson flottant contenant un Navigateur mutant. Edrik en personne! — Nous sommes venus assister à la phase finale de ta mission, petit homme. Et pour conclure un accord financièrement acceptable avec les Navigateurs, au cas où tu réussirais. Entouré de tourbillons de gaz orange, Edrik s’approcha d’une des vitres d’observation de son caisson. Les huit gholas sentirent monter la tension dans la pièce. Uxtal rassembla assez de courage pour crier aux Waff, d’une façon presque comique : — Dites-nous comment fabriquer l’épice dans les cuves axlotl! Parlez, si vous tenez à la vie! (Les Waff comprenaient la menace, et ils y croyaient, mais ils n’avaient aucun souvenir à révéler, aucune connaissance cachée. La sueur se mit à perler sur leurs petits fronts gris.) Vous êtes le Maître du Tleilax Tylwyth Waff. Tous les huit. Vous êtes tout ce qu’il était. Avant de mourir sur Rakis, il a préparé des gholas de lui-même ici, sur Tleilax, pour le remplacer. Nous avons prélevé des cellules sur ceux-là (il montra d’un signe de tête les pitoyables êtres sans cerveau sur leurs tables d’extraction) afin de vous créer tous les huit. Vous détenez en vous la mémoire du Maître Waff. — Manifestement, ils ont besoin d’une motivation supplémentaire, dit la Matriarche Supérieure Hellica qui avait l’air de s’ennuyer. Ingva, tues-en un. Peu m’importe lequel. Comme une machine meurtrière, la vieille Honorée Matriarche avait attendu d’être activée. Elle aurait pu attaquer selon la méthode traditionnelle, à coups de pied et de poing, mais elle était venue équipée de quelque chose de beaucoup plus pittoresque. Elle tira un long couteau de boucher qu’elle avait confisqué à l’éleveur de lumaces de la ferme d’à côté. D’un grand revers de la monolame, et dans un brusque jaillissement de sang, Ingva décapita Waff Quatre au milieu de la rangée. Tandis que la tête roulait au sol, Waff Un poussa un cri de douleur empathique, tout comme ses autres frères survivants. La tête s’arrêta de rouler et reposa sous un angle bizarre, observant de ses yeux vitreux la mare de sang qui se formait autour de son cou sectionné. Les gholas tentèrent de s’enfuir comme des souris apeurées, mais ils en furent brutalement empêchés par les assistants. Uxtal verdit, comme s’il allait vomir ou s’évanouir. — Les souvenirs sont réveillés au moyen d’une crise psychologique, Matriarche Supérieure! En massacrer simplement un ne suffit pas. Il faut une angoisse prolongée. Un dilemme mental… Hellica repoussa la tête du bout de sa chaussure. — La torture n’était pas destinée à celui-ci, petit homme, mais aux sept autres. C’est une règle de base : si l’on se contente de faire souffrir, le sujet peut toujours s’accrocher à l’espoir que la torture s’arrêtera, et qu’il pourra survivre. (Un mince sourire fit disparaître toute beauté du visage de la Matriarche Supérieure.) Mais maintenant, les autres n’ont plus le moindre doute qu’ils seront tués si je dis qu’ils doivent l’être. Plus aucun bluff. Cette certitude de la mort devrait fournir le bon déclencheur… ou ils mourront tous. Et maintenant, au travail! Ingva laissa le petit corps étendu là où il était tombé. — Vous êtes encore sept, dit Uxtal, qui vivait lui-même une crise intense. Lequel d’entre vous se souviendra le premier ? — Nous ne possédons pas les informations que vous voulez! cria Waff Six. C’est très regrettable. Essayez encore. Tandis qu’Hellica et le Navigateur observaient, Uxtal fit un signe à Ingva. Elle prit son temps pour choisir, laissant la tension monter encore, en déambulant devant la rangée des jeunes gholas. Les Waff frissonnèrent, puis se mirent à trembler quand elle passa derrière eux. — Je ne me souviens pas! gémit Waff Trois. Ingva réagit en enfonçant son couteau ensanglanté dans le dos du ghola. La pointe lui transperça le cœur de part en part avant de ressortir par la poitrine. — Alors, tu ne nous sers à rien. Waff Un ressentit une vive douleur dans sa propre poitrine, comme un écho de la lame qui avait frappé son frère au même endroit. La clameur dans son esprit atteignit un pic. Il n’avait plus aucune velléité de défi, ni de garder des informations pour lui. U ne résista pas aux souvenirs ou aux vies passées qu’il avait en lui. Il ferma les yeux et cria silencieusement en lui-même, suppliant son corps de révéler ce qu’il savait. Mais rien ne vint. Ingva souleva sa longue lame sur laquelle Waff Trois était encore embroché, les jambes secouées de spasmes. Puis elle le laissa glisser le long de son couteau, et le corps tomba à terre avec un bruit mat. Ingva recula d’un pas, attendant qu’on fasse de nouveau appel à elle. Manifestement, elle s’amusait beaucoup. — Vous rendez les choses plus difficiles qu’il n’est nécessaire, dit Uxtal. Le reste d’entre vous peut survivre - il vous suffit de vous souvenir. Ou serait-ce que la mort ne signifie rien pour un ghola ? Avec un soupir de déception, il hocha de nouveau la tête, et Ingva en tua un autre. — Il en reste cinq. (Il jeta un coup d’œil par terre au spectacle déplaisant, puis releva les yeux pour regarder Hellica avec un air d’excuse.) Il se pourrait qu’aucun de ces gholas ne convienne. Le lot suivant sera bientôt prêt, mais nous devrions peut-être prévoir des cuves axlotl supplémentaires, à tout hasard. — Nous faisons des efforts! cria l’un des Waff. — Vous êtes aussi en train de mourir. Il vous reste peu de temps. Uxtal attendit un moment, jusqu’à ce que son expression d’espoir se transforme en consternation. Il transpirait également; toute sa carrière, pour ce qu’elle valait, était en ce moment dans la balance. Ingva en tua encore un autre. La moitié des Waff gisaient morts sur le sol. Quelques instants plus tard, elle en tua un cinquième en s’approchant de lui par-derrière pour le tirer par sa tignasse noire et lui trancher la gorge. Complètement affolés, les trois Waff s’arrachaient les cheveux et se frappaient la poitrine et le visage, comme si ces coups pouvaient déloger leurs souvenirs enfouis. En faisant des moulinets avec son grand couteau, Ingva leur infligeait des estafilades dans leur peau grise, pour s’amuser. Malgré leurs protestations véhémentes, elle tua un sixième ghola. Il n’en restait plus que deux. Waff Un et son dernier frère - Waff Sept - commençaient à ressentir des pensées et des expériences secrètes qui bouillonnaient dans le désarroi de leur esprit, comme des aliments qu’on dégurgite. Waff Un regarda la souffrance autour de lui, vit les cadavres de ses frères. Les souvenirs étaient verrouillés, mais ce n’était pas par les voiles du temps; il soupçonnait plutôt que les anciens Maîtres avaient installé une sorte de système de sécurité interne. — Oh, et puis après tout, tue-les tous! dit Hellica. Nous avons perdu assez de temps comme ça pour aujourd’hui, Navigateur. — Attendez, dit Edrik à travers un haut-parleur de son caisson. Menons cette opération à son terme. La tension et la panique avaient atteint un sommet chez les deux gholas restants. À ce stade, la pression qui s’exerçait sur eux aurait dû déclencher la fusion critique. De sa propre initiative, sans regarder Uxtal ni la Matriarche Supérieure, Ingva passa son couteau en travers du ventre de Waff Sept et l’éviscéra. Des entrailles et du sang jaillirent, et le ghola se plia en deux en hurlant, essayant de retenir ses intestins entre ses mains. Il mit très longtemps à mourir, et ses gémissements emplissaient la pièce, avec en contrepoint les exigences répétées d’Uxtal pour obtenir les informations. Ce fut alors la Matriarche Supérieure elle-même qui s’avança en jetant un regard furieux à Uxtal. — C’est un échec agaçant, petit homme. Tu es un incapable. (Elle tira de sa ceinture une petite dague, puis s’approcha de Waff Un et lui posa la pointe sur la tempe.) C’est la partie la plus mince de ton crâne. J’ai à peine besoin d’appuyer pour transpercer ton cerveau avec ma lame. Cela va peut-être t’arracher tes souvenirs ? (La pointe du couteau fit perler une goutte de sang foncé.) Tu as dix secondes. Waff avait les genoux flageolants de terreur, et se rendait à peine compte que ses sphincters s’étaient relâchés. Hellica se mit à compter. Les nombres venaient le frapper comme autant de coups de marteau. Des nombres… des formules, des calculs. Des combinaisons mathématiques sacrées. — Attendez! La Matriarche Supérieure termina son compte à rebours. Le Navigateur continuait d’observer la scène. Quant à Uxtal, il tremblait de terreur, comme s’il était convaincu qu’elle allait le tuer ensuite. Waff se mit soudain à débiter un flot continu d’informations qu’il n’avait pas apprises dans les systèmes d’éducation forcée. Elles jaillissaient de lui comme des ordures s’écoulant d’une conduite d’égout éclatée. Matériaux, procédures, citations en vrac du catéchisme secret de la Grande Croyance. Il décrivit des réunions secrètes avec les Honorées Matriarches à bord d’un non-vaisseau, comment le vieux Tleilaxu avait prévu de trahir le Bene Gesserit, et comment lui et ses collègues n’avaient eu aucune confiance dans les Tleilaxu Égarés de la Dispersion. Les Tleilaxu Egarés tels qu’Uxtal… — Je vous en prie, éloignez votre couteau, Matriarche Supérieure, dit le Navigateur. — Il n’a pas encore révélé ce dont nous avons besoin! Ingva brandit sa propre lame, apparemment impatiente de tuer le dernier ghola, comme si elle n’avait pas répandu assez de sang pour aujourd’hui. — Il le fera. (Uxtal regarda le malheureux ghola terrorisé.) Ce Waff vient juste d’être enseveli sous la coulée de boue de sa vie précédente. — Bien des vies! Dans un effort désespéré pour survivre, le Maître réveillé continua de débiter tout ce qu’il pouvait. Mais sa mémoire était imparfaite, et il n’arrivait pas à tout retrouver. Des pans entiers de connaissance étaient corrompus - un effet secondaire du processus d’accélération prohibé par le Tleilax. — Laissez-lui le temps de réorganiser tout cela », dit Uxtal, qui avait l’air tellement soulagé que c’en était pathétique. « Rien qu’avec ce qu’il vient de nous dire, je perçois déjà de nouvelles méthodes qui pourraient fournir du mélange. (Hellica tenait encore sa dague contre la tempe de Waff.) Matriarche Supérieure! C’est une ressource bien trop précieuse pour être gâchée ainsi. Nous pourrons le persuader de nous en dire beaucoup plus. — En le torturant, peut-être ? suggéra Ingva. Uxtal saisit la main moite du dernier ghola. — J’ai besoin de lui pour mon travail. Sinon, il y aura forcément du retard. Et sans attendre de réponse, il entraîna avec lui le Waff aux genoux flageolants loin de la scène macabre. — Nettoie tout ça, ordonna Hellica à Ingva, qui à son tour ordonna aux assistants de le faire. Tout en s’éloignant rapidement avec son jeune protégé, Uxtal lui dit dans un murmure : — J’ai menti pour te sauver la vie. Maintenant, donne-moi le reste des informations. Le ghola faillit s’effondrer. — Je ne me souviens de rien d’autre. Tout bouillonne encore en moi, mais je sens qu’il en manque des morceaux. Il y a quelque chose d’anormal… Uxtal lui donna une taloche. — Tu as quand même intérêt à trouver quelque chose, sinon nous sommes morts tous les deux. En tant qu’êtres humains, nous avons du mal à opérer dans des environnements où nous nous sentons menacés. La menace devient le point central de notre existence. Mais la « sécurité » est une des grandes illusions de l’univers. Aucun endroit n’est vraiment sûr. Étude Bene Gesserit sur la Condition humaine, Archives B.G., Section VZ908. Les Belluaires accueillirent leurs visiteurs comme des alliés et des amis, et voulurent en savoir plus sur leur conflit avec les Honorées Matriarches. Le groupe était assis sur la terrasse au sommet d’une des grandes tours cylindriques. Sur une pierre plate disposée au milieu du plancher en bois, un brasero dispensait une douce chaleur lumineuse dans la nuit. — Nous savions que vous viendriez, dit Orak Tho. Quand vous avez abaissé le non-champ pour laisser le passage à vos petits appareils, nous avons détecté votre immense vaisseau au-dessus de nous. Nous savons également que vous avez envoyé des équipes de récupération dans des régions inhabitées de notre planète. Nous attendions que vous veniez nous rendre visite directement. Accroupi à côté de Sheeana, Miles Teg fut surpris, car ces gens semblaient ne posséder qu’une technologie rudimentaire. — Il faudrait des détecteurs très sensibles pour pouvoir nous repérer. — Il y a bien longtemps, nous avons mis au point une méthode pour détecter les vaisseaux pilotés par les Honorées Matriarches, afin d’assurer notre protection. Comme ces femmes se croient infaillibles, il est plus facile de les repérer. — Leur orgueil démesuré est leur principale faiblesse, dit Thufir Hawat. Des yeux verts brillèrent dans le masque de peau sombre. — Elles ont de nombreuses faiblesses. Nous avons dû apprendre à les exploiter. Ils partagèrent un repas de noix et de fruits, avec du poisson fumé et des médaillons d’une viande foncée et épicée qui venait apparemment d’un rongeur vivant dans les arbres. Le Rabbi était plus détendu que Sheeana ne l’avait jamais vu, bien qu’il semblât un peu soucieux de l’origine de la nourriture. Elle voyait bien que le vieil homme avait déjà pris sa décision : il voulait que son peuple vienne s’installer ici, si les Belluaires voulaient bien d’eux. Alors qu’ils étaient tous réunis sur la terrasse à la lumière des étoiles, à écouter le chant des insectes et observer le vol des oiseaux nocturnes, Sheeana se sentit très isolée. D’après les analyses faites en orbite, la population des Belluaires était relativement importante, avec des mines et des usines dans d’autres parties du monde. Ils avaient apparemment mis en place une civilisation calme et pacifique. — Nous pensons que votre peuple trouve son origine dans la Dispersion, longtemps après la mort du Tyran. Cette planète a-t-elle été la première escale de votre errance ? Le Chef Belluaire haussa ses maigres épaules. — Nous avons des mythes à ce sujet, mais cela s’est passé il y a plus de mille ans. — Quinze siècles, suggéra Thufir Hawat. C’était un étudiant brillant. Compte tenu de son passé et de sa place dans l’Histoire, le ghola mentat s’intéressait beaucoup aux chronologies. — Notre race s’est déployée sur de nombreuses planètes voisines. Nous n’étions pas un empire mais une… confrérie politique. Et puis, venues de nulle part, les Honorées Matriarches sont arrivées comme un troupeau d’animaux aveugles et fous, aussi destructrices dans leur ignorance que dans leur cruauté. Orak Tho pencha son long visage vers la lumière du brasero. Une lueur orange se reflétait sur sa peau. D’autres Belluaires étaient assis le long du parapet du niveau supérieur, écoutant et marmonnant. Leurs odeurs corporelles distinctives flottaient dans l’air frais. Leur race semblait avoir une affinité particulière pour les odeurs, comme si le sens de l’odorat était une composante importante de leurs facultés de communication. — Sans prévenir, elles sont venues piller, détruire et conquérir. (Le visage d’Orak Tho était dur comme du bois pétrifié, et sa longue mâchoire était crispée.) Naturellement, il fallait que nous fassions quelque chose pour mettre fin à ces incursions sauvages. (Ses lèvres s’incurvèrent en un léger sourire.) Nous avons donc créé nos Futars. — Mais comment avez-vous fait ? demanda Sheeana. Si ces gens apparemment très simples étaient capables de détecter des vaisseaux en orbite et de créer des hybrides génétiques complexes, leur technologie devait être beaucoup plus avancée qu’il n’y paraissait. — Certains de ceux qui nous ont rejoints pour coloniser ces mondes étaient des orphelins de la race tleilaxu. Ils nous ont montré comment modifier notre progéniture pour obtenir ce que nous voulions, car Dieu et l’évolution seraient beaucoup trop lents pour nous le fournir. — Les Futars, dit Teg. Ils sont vraiment très intéressants. Après leurs retrouvailles, les Belluaires avaient emmené les créatures de proie dans des enclos où ils pourraient retrouver leurs congénères. — Que sont devenus ces Tleilaxu ? Le Rabbi regarda autour de lui. H n’avait jamais beaucoup aimé Maître Scytale. — Hélas, ils sont tous morts. — Ils ont été tués ? demanda Teg. — Non. Ils se sont éteints. Ils ne se reproduisent pas comme les autres humains. (Il fit une petite moue, comme si cette partie de l’histoire ne l’intéressait pas.) Nos Futars ont été créés pour faire la chasse aux Honorées Matriarches. Ces femmes sont venues sur nos planètes, certaines qu’elles pourraient nous conquérir. Mais nous avons inversé les rôles. Elles sont tout juste bonnes à servir de nourriture à nos Futars, rien de plus. Par mesure de précaution, Teg proposa que son groupe dorme dans la navette, avec les portes verrouillées et les champs défensifs activés, ce qui déplut manifestement à leurs hôtes. Le Chef Belluaire jeta un coup d’œil par-dessus son épaule. — Bien que ces forêts soient très bien contrôlées, il reste encore quelques vieux prédateurs qui y rôdent la nuit. Il serait préférable que vous restiez avec nous ici, dans les tours de sécurité. Une expression de consternation apparut sur le visage du Rabbi. — Quels vieux prédateurs ? Il ne voulait pas entendre parler du moindre défaut dans ce monde parfait. — Les félins qui ont fourni le matériau génétique pour créer les Futars. (D’un geste de ses longs bras, Orak Tho montra une des tours en bois.) Nous avons préparé un grand spectacle pour demain. Il faut que vous soyez bien reposés pour ce que vous allez voir. — Quel genre de spectacle ? Hawat avait l’air excité. Il semblait parfois n’être rien d’autre que le garçon qu’il était réellement, plutôt qu’un guerrier-mentat potentiel. Avec un sourire mystérieux, le Chef Belluaire leur fit signe de le suivre. Ses iris verts brillaient comme des émeraudes. La nuit était tombée. Des constellations inhabituelles scintillaient comme des millions d’yeux réfléchissant la lumière d’un feu de bois. Orak Tho guida les quatre visiteurs le long d’une solide passerelle en bois reliée à une tour voisine, puis ils descendirent un escalier intérieur en colimaçon qui les mena au pied de la tour. Foulant les feuilles répandues sur le sol de la forêt, ils se dirigèrent alors vers une tour beaucoup moins haute, qui ressemblait à une épaisse souche construite par l’homme. Ce fut la puanteur qui les frappa tout d’abord. La base de la souche artificielle avait été creusée pour en faire une sorte de tanière froide et humide. D’épais barreaux verticaux étaient solidement enfoncés dans le sol spongieux, transformant la tanière en prison. Teg leva les sourcils. — Vous avez des prisonniers. Le réduit contenait cinq captifs dépenaillés et furieux. Malgré leur aspect déguenillé et meurtri, Sheeana vit qu’il s’agissait d’humains. Tous femelles, avec des cheveux emmêlés, des mains calleuses et des phalanges ensanglantées. Des lambeaux de justaucorps pendaient sur leur peau pâle, et leurs yeux brillaient d’une lueur orangée. Des Honorées Matriarches! L’une des catins les vit s’approcher. En grondant comme un animal, elle s’élança contre les barreaux de sa cage en pivotant pour donner un coup de pied terrible. Son pied nu vint frapper le bois dur comme du fer. L’impact produisit un petit craquement sourd, et en voyant l’Honorée Matriarche repartir en boitant, Sheeana comprit que c’était un os qui avait craqué, et non pas le barreau de bois. Ces femmes étaient meurtries et en sang à force de se jeter contre la barricade. Les traits du visage d’Orak Tho se contractèrent, comme si une tempête intérieure se préparait. — Des Honorées Matriarches sont venues dans un vaisseau de transport il y a trois mois, s’attendant à trouver des proies faciles. Nous les avons massacrées, mais nous avons réussi à en garder quelques-unes… à des fins d’entraînement. (Ses lèvres se retroussèrent.) Ce n’est pas la première fois qu’elles essaient de nous harceler. Elles forment des groupes isolés qui ne savent pas forcément ce que font les autres. C’est ainsi qu’elles répètent toujours les mêmes erreurs. Deux Futars rôdaient autour de la construction en bois, en reniflant. Sheeana reconnut Hrrm; l’autre homme-animal avait une strie noire dans le pelage de sa poitrine. L’une des prisonnières s’écria d’une voix menaçante : — Libérez-nous, ou sinon nos Sœurs viendront vous écorcher vifs! Hrrm gronda férocement et se précipita vers la cage, en s’arrêtant à la dernière seconde. Des gouttes de bave chaude vinrent éclabousser les Honorées Matriarches. Trois d’entre elles s’approchèrent des barreaux, l’air aussi bestiales que les Futars. — Comme je vous l’ai dit, poursuivit Orak Tho de sa voix calme et assurée, les Honorées Matriarches ne sont guère plus que de la nourriture. Un Belluaire arriva avec un bol en bois contenant des os rougis auxquels étaient encore attachés des lambeaux de viande et de peau velue. Un second bol contenait des entrailles luisantes et des organes cramoisis. Il déversa ces déchets par une fente de la cage. Les prisonnières répugnantes les regardèrent avec dégoût. — Mangez, si vous voulez avoir des forces pour la chasse de demain. — Nous ne mangeons pas d’ordures! s’écria l’une des Honorées Matriarches. — Mourez de faim, alors. Ça m’est égal. Sheeana voyait bien que ces femmes étaient affamées. Après un moment d’hésitation, elles se précipitèrent pour arracher des morceaux de viande crue et manger jusqu’à ce que leurs visages et leurs doigts dégoulinent de graisse et de sang. À travers les barreaux, elles regardaient leurs geôliers avec des expressions tellement haineuses qu’elles semblaient capables de leur putréfier les chairs. L’une des femmes lança un regard noir à Sheeana. — Tu n’as pas ta place ici. — Toi non plus. Mais moi, je suis en dehors de la cage, tandis que toi, tu es derrière les barreaux. La femme donna un grand coup du plat de la main contre la barricade en bois, mais sans grande conviction. Hrrm bondit aux côtés de Sheeana comme pour la protéger, puis il se mit à faire les cent pas devant la cage, les muscles frémissants. Il semblait très agité. Sheeana trouvait une certaine ironie à cette situation, sachant tout ce que les Honorées Matriarches avaient infligé à Hrrm et à ses compagnons, les perversions sexuelles, les flagellations et les privations. C’était un revirement frappant que de voir les femmes emprisonnées tandis que les Futars se promenaient en liberté. Elle se tourna vers le Chef Belluaire. — Les Honorées Matriarches martyrisent les Futars qu’elles retiennent prisonniers. Elles méritent les punitions que vous leur infligez. — Mes chers invités, nous vous installerons demain dans nos meilleures stations d’observation, d’où vous pourrez assister à la chasse. (Orak Tho tendit la main pour caresser la tête des deux Futars.) Cela fera du bien à celui-ci de courir avec ses frères et de reprendre l’entraînement. Tout en fixant les Honorées Matriarches de ses yeux de félin, Hrrm découvrit ses crocs en un sourire menaçant. Avant qu’ils aillent se coucher, Teg retourna à la navette pour transmettre à l’Ithaque un compte-rendu optimiste. Une alliance est plus souvent une œuvre d’art qu’un simple accord commercial. Mère Supérieure Darwi Odrade, dossiers personnels, Archives du Bene Gesserit. Le Navigateur de la Guilde vint enfin sur Chapitre en réponse à la convocation de la Mère Commandante. Bien qu’elle fût impatiente et irritée contre lui, il n’expliqua pas où il avait été ni pourquoi il avait retardé sa venue de plusieurs jours. Pendant ce temps, Janess, Kiria et dix autres Walkyries triées sur le volet - la plupart d’entre elles étaient d’anciennes Honorées Matriarches qui avaient suivi l’entraînement Bene Gesserit - avaient déjà été débarquées en secret sur Tleilax pour entreprendre leur travail clandestin. Elles allaient infiltrer le dernier bastion des catins rebelles pour affaiblir leurs défenses, en plantant les germes de la destruction et en se préparant à tendre une embuscade. D’une certaine façon, Murbella aurait bien voulu pouvoir se joindre à l’escouade de sa fille, porter de nouveau la tenue traditionnelle des Honorées Matriarches, et laisser le côté prédateur de sa double nature reprendre le dessus. Mais elle avait confiance en Janess et ses compagnes. Pour l’instant, il fallait qu’elle règle les derniers détails et s’assure de la coopération de la Guilde, que ce soit par la menace ou par la corruption. Elle se devait d’être la Mère Commandante, et non pas une simple guerrière. Le Navigateur mutant flottait dans son caisson, sans avoir du tout l’air empressé ni intéressé, ce qui inquiétait la Mère Commandante. Elle avait laissé entendre qu’il serait richement récompensé s’il venait discuter avec elle, mais il ne semblait pas particulièrement alléché par cette perspective. — Le gaz de votre caisson ne semble pas très dense, Navigateur, dit-elle. — Ce n’est qu’une pénurie passagère. Il n’avait pas l’air de bluffer. — Il se peut que nous soyons prêtes à augmenter vos fournitures de mélange, si la Guilde accepte de coopérer avec nous et de participer au combat contre l’Ennemi qui arrive. La voix métallique d’Edrik sortit des haut-parleurs de son caisson. — Votre proposition arrive trop tard, Mère Commandante. Pendant des années, vous avez essayé de nous faire peur avec cet Ennemi fantôme, et vous nous avez fait miroiter l’espoir d’obtenir du mélange. Mais votre trésor a perdu de son éclat. Nous avons été obligés de chercher d’autres solutions, d’autres sources d’approvisionnement. — Il n’existe aucune autre source de mélange. Murbella s’approcha souplement de la paroi en plaz afin de mieux voir l’intérieur du caisson. — La Guilde Spatiale traverse une crise. La terrible pénurie d’épice - provoquée par votre Communauté de Sœurs - nous a divisés en deux factions. De nombreux Navigateurs sont déjà morts d’un syndrome de manque, tandis que d’autres n’ont pas suffisamment de mélange pour pouvoir discerner des chemins sûrs à travers les replis de l’espace. Une faction de la Guilde, menée par les Administrateurs humains, a loué clandestinement les services des Ixiens afin qu’ils mettent au point de meilleures machines de navigation. Ils ont l’intention d’en équiper tous les vaisseaux de la Guilde. — Des machines! Cela fait des siècles que les Ixiens en parlent. Les Dispersés ont utilisé des appareils de navigation, ainsi que le Chapitre. Ces appareils n’ont jamais vraiment donné satisfaction jusqu’ici. — Et après des années de recherches intensives, il semble que les Ixiens aient trouvé une solution acceptable à ce vieux problème insoluble. Je crois que ce sont des substituts médiocres, sans comparaison avec les Navigateurs. Mais ils fonctionnent. La Mère Commandante se mit à réfléchir intensément, examinant plusieurs possibilités intéressantes qu’elle n’avait pas envisagées jusque-là. Si les Ixiens avaient mis au point des appareils fiables permettant de piloter les vaisseaux à travers les repris de l’espace, l’Ordre Nouveau pourrait les utiliser pour sa propre flotte. Il ne serait plus nécessaire de forcer les Navigateurs à coopérer, et les Sœurs pourraient être indépendantes, et non à la merci d’une organisation aussi capricieuse et imprévisible que la Guilde. A condition que les Ixiens acceptent de vendre de tels appareils à la Communauté des Sœurs. La Guilde avait certainement conclu un accord d’exclusivité… Puis elle se rendit compte que même la solution à court terme consistant à utiliser ces appareils de navigation pour ses vaisseaux de guerre comportait des inconvénients. Des conséquences aux deuxième et troisième degrés. Seul le Chapitre pouvait produire de l’épice. Avec cette seule substance, les Sœurs pouvaient payer et contrôler les Navigateurs sans craindre les surenchères’ de concurrents. Si le mélange n’était plus indispensable, alors toute la valeur et la puissance de l’Ordre Nouveau seraient affectées. Il ne s’était écoulé qu’un instant très bref tandis que Murbella réfléchissait à tout cela. — L’existence de machines de navigation signifierait la fin des Navigateurs comme vous. — Elle vous ferait également perdre l’un de vos principaux acheteurs de mélange, Mère Commandante. C’est pourquoi ma faction est à la recherche d’une source d’épice fiable et sécurisée, pour que les Navigateurs puissent continuer d’exister. C’est votre Ordre Nouveau qui nous a poussés à cette extrémité. Nous ne pouvons pas compter sur vous pour nous fournir l’épice dont nous avons besoin. — Et vous avez découvert un autre fournisseur de mélange ? (Elle laissa percer une note de sarcasme dans sa voix.) Je suis sceptique. Nous en aurions entendu parler. — Nous sommes extrêmement confiants dans cette solution alternative. Edrik s’écarta en flottant, puis s’approcha de nouveau de la paroi du caisson. Murbella haussa nonchalamment les épaules. — Je vous offre une augmentation immédiate de vos fournitures d’épice. D’un geste, elle ordonna à trois de ses assistantes d’apporter un petit chariot à suspenseur dans la pièce; il était rempli de paquets de mélange, de quoi satisfaire les besoins d’un Navigateur pendant près d’une année standard. Les haut-parleurs du caisson restèrent silencieux, mais Murbella pouvait voir la lueur de convoitise dans les yeux étranges d’Edrik. Elle craignit un instant qu’il ne repousse son offre, et que s’effondrent tous ses plans soigneusement échafaudés. — On n’a jamais trop d’épice, dit le Navigateur après un silence interminable. Nous avons appris à nos dépens les risques douloureux de se reposer sur une source d’approvisionnement unique. Il serait préférable pour les Navigateurs, et pour l’Ordre Nouveau, que nous parvenions à une forme d’arrangement. J’avais raison, pensa-t-elle. — Vous avez besoin de notre épice, et nous avons besoin de vos vaisseaux. — La Guilde est prête à écouter vos propositions, Mère Commandante - à condition qu’il s’agisse d’une discussion et non d’une menace. Une transaction commerciale entre deux partenaires qui s’estiment, et non le claquement de fouet d’un maître brutal. Elle regarda fixement le caisson un instant, surprise par cette déclaration sans détour. Il dispose peut-être vraiment d’une autre source d’épice, ou en tout cas d’une source potentielle. Mais il semble avoir des doutes, et préfère jouer la sécurité. — J’ai besoin de deux vaisseaux de la Guilde pour nous transporter sur Tleilax. Un vaisseau équipé d’un non-champ, et l’autre un long-courrier classique. — Tleilax ? Dans quel but ? — Nous allons écraser le dernier bastion restant, et éliminer la dernière menace sérieuse que nous posent les Honorées Matriarches, afin d’en finir une bonne fois pour toutes. — Le nécessaire sera fait, d’ici deux jours. J’emporte l’épice avec moi. Les Honorées Matriarches renégates. Le mystérieux Ennemi. Les Danseurs-Visages. Il était impossible à Murbella de tous les chasser de son esprit, mais l’exercice physique - courir, sauter, transpirer - l’aidait à se concentrer pour établir les plans de son assaut final contre Tleilax. Vêtue d’un justaucorps, elle courait le long d’un chemin pierreux vers une colline située non loin de la Citadelle. Elle forçait son allure jusqu’à ce que chaque inspiration vienne lacérer ses poumons tel un rasoir. Certaines des voix intérieures lui reprochaient de perdre son temps alors qu’il y avait tant de travail à faire. Murbella se contentait de courir encore plus vite. Elle cherchait à stimuler et provoquer ces voix de la Mémoire Seconde, pour les tenir éveillées. L’océan de clameurs des existences passées était toujours présent, mais pas toujours accessible, et encore moins souvent utile. Réussir à tirer quelque chose de cette sagesse collective était un défi constant, même pour les Sœurs les plus compétentes. Au moment de subir l’Agonie de l’Épice, une nouvelle Révérende Mère était comme un bébé qu’on jette dans un vaste océan et à qui l’on demande de nager dans les vagues de la Mémoire Seconde pour survivre. Avec autant de Sœurs dans son esprit, elle pouvait toujours poser des questions, mais elle risquait aussi de se noyer dans le tourbillon des conseils. La Mémoire Seconde était un outil. Elle pouvait être très bénéfique, ou très dangereuse. Les Sœurs qui puisaient trop profondément dans ce réservoir du passé couraient le risque de devenir folles. C’est ce qui était arrivé autrefois à la Mère Kwisatz, Dame Anirul Corrino, du temps de Muad’Dib. C’était comme si l’on cherchait à saisir une épée par la lame et non par la poignée. Une question d’équilibre. Les âmes flottantes voyaient l’esprit de Murbella de l’intérieur, et certaines croyaient la connaître mieux qu’elle. Mais bien qu’elle pût voir les Sœurs du Bene Gesserit dans son passé, ses ancêtres Honorées Matriarches lui restaient cachées comme par un mur d’un noir profond. Lorsqu’elle était enfant, Murbella avait été capturée au cours d’un raid des Honorées Matriarches, arrachée à sa famille et formée à la cruauté et à la domination sexuelle. Une catin. Oui, le nom que le Bene Gesserit leur avait donné était tout à fait approprié. Lorsqu’elle atteignit les herbes bruissantes et les plaques rocheuses brunes de la colline, elle grimpa jusqu’à la crête et s’assit sur le bloc de roche le plus élevé. De là, elle pouvait voir la Citadelle du Chapitre à l’est et les dunes envahissantes à l’ouest. Après un tel effort, le sang lui battait dans les tempes et la sueur ruisselait sur son front et ses joues. Elle avait poussé son corps aux limites de sa résistance, et il était temps de faire de même avec son esprit. Elle avait beaucoup accompli dans son rôle de Mère Commandante. Elle avait réussi à empêcher les deux pôles de l’Ordre Nouveau de s’entredéchirer, mais les cicatrices étaient profondes. Elle avait écrasé ou récupéré toutes les enclaves des Honorées Matriarches renégates, à une exception près. Elle avait besoin d’en savoir plus, de comprendre les Danseurs-Visages qui avaient infiltré l’Ancien Empire, comprendre l’Ennemi… et les Honorées Matriarches. Il me faut ces informations avant que nous puissions partir pour Tleilax. Murbella ouvrit un petit paquet qu’elle portait à sa ceinture et en retira trois gaufrettes de mélange frais et concentré, provenant du désert profond. Elle tint un instant les trois gaufrettes rousses dans sa main, et sentit le léger picotement de l’épice qui se mêlait à la transpiration de sa paume. Puis elle les avala, avec l’intention de s’en servir comme d’un bélier contre les murailles de l’esprit. Cette fois-ci, se dit-elle, je vais plonger profondément. Guidez-moi, mes Sœurs, et aidez-moi à ressortir, car il me faut découvrir une information importante. L’épice commençait à faire son effet. En fermant les yeux, elle plongea à l’intérieur d’elle-même en suivant le goût du mélange. Elle pouvait voir le paysage immense des souvenirs du Bene Gesserit qui s’étendait jusqu’à l’horizon infini de l’histoire de l’humanité. Elle avait l’impression de courir dans un couloir garni de miroirs kaléidoscopiques, passant de mère en mère. La peur menaçait de l’engloutir, mais les Sœurs s’écartèrent et l’attirèrent parmi elles, absorbant sa conscience. Mais Murbella exigeait de connaître l’autre moitié de son existence, et découvrir ce qui se trouvait derrière le mur noir qui bloquait l’accès aux chemins des Honorées Matriarches. Oui, les souvenirs étaient bien là, mais ils étaient emmêlés et désorganisés, et semblaient conduire à une impasse au bout de quelques siècles seulement, comme si elle avait surgi du néant. Les catins descendaient-elles de Révérendes Mères égarées et corrompues, isolées au cours de la Dispersion, comme on l’avait supposé ? Avaient-elles constitué leur société en s’associant à des Truitesses de la garde privée de F Empereur-Dieu, pour créer une bureaucratie fondée sur la violence et la domination sexuelle ? Les Honorées Matriarches se tournaient rarement vers leur passé, sauf lorsqu’elles regardaient craintivement par-dessus leur épaule pour voir si l’Ennemi était à leur poursuite. L’épice parcourait le corps de Murbella, l’enfonçant toujours plus profondément dans la masse de ses pensées et la projetant contre la barrière d’obsidienne. Dans une sorte de transe au sommet de la colline desséchée, Murbella remontait de génération en génération. Sa respiration se contracta et sa vision extérieure se brouilla, au point d’en devenir aveugle; Murbella entendit un petit gémissement de douleur franchir ses lèvres. Et puis, comme un voyageur sortant d’un étroit défilé, elle aperçut un espace mental plus dégagé dans lequel des fantômes de femmes l’aidèrent à avancer. Elles lui montrèrent où il fallait regarder. Une brèche dans le mur, un passage pour le franchir. Des ombres plus épaisses, le froid… et alors… Je vois! La réponse la fit chanceler. Oui, lors de la Grande Famine, un groupe séparé de Bene Gesserit constitué de quelques Révérendes Mères sauvages et sans formation, ainsi que de Truitesses rescapées, avait réussi à s’échapper dans la tourmente qui avait suivi la mort du Tyran. Mais ce n’était qu’une partie de la réponse. Dans leur fuite, ces femmes s’étaient posées sur des mondes tleilaxu isolés. Pendant plus de dix mille ans, les Bene Tleilax fanatiques s’étaient servis de leurs femelles uniquement comme de machines de reproduction et de cuves axlotl. Dans des lieux tenus soigneusement secrets, leurs femmes gisaient immobiles dans le coma, sans recevoir aucun enseignement, de simples matrices sur des tables. Aucune Bene Gesserit, aucun étranger n’avait jamais vu de femelle du Tleilax. Quand ces Bene Gesserit sauvages et ces Truitesses militantes avaient découvert l’effroyable vérité, leur réaction avait été foudroyante et impitoyable; elles n’avaient pas laissé un seul Tleilaxu mâle vivant derrière elles sur ces mondes périphériques. Elles avaient libéré les femelles tleilaxu et les avaient emmenées avec elles pour les soigner et essayer de les ramener à une existence normale. Un grand nombre de ces malheureuses cuves décervelées étaient mortes, sans autre raison médicale que le fait qu’elles avaient renoncé à vivre, mais quelques femelles tleilaxu avaient survécu. Lorsqu’elles avaient recouvré leurs forces, elles s’étaient juré de se venger des crimes monstrueux commis par les mâles pendant un millier de générations. Et elles n’avaient jamais oublié. Le noyau des Honorées Matriarches était constitué de femelles tleilaxu assoiffées de vengeance! Les Révérendes Mères renégates, les Truitesses militaristes et les femelles tleilaxu survivantes s’étaient unies pour former l’organisation des Honorées Matriarches. Perdues dans la Dispersion pendant plus de douze siècles, elles n’avaient pas eu accès au mélange, ce qui ne leur avait pas permis de pratiquer l’Agonie de l’Epice, et elles avaient été incapables de trouver une substance de remplacement qui leur aurait donné accès à la Mémoire Seconde. Avec le temps, et en se reproduisant avec les mâles de populations qu’elles trouvaient puis asservissaient, ces femmes étaient devenues quelque chose de complètement différent. Et Murbella savait maintenant pourquoi la chaîne de celles qui l’avaient précédée s’arrêtait dans un vide ténébreux. Elle poursuivit son voyage dans le temps, de génération en génération, jusqu’à une femelle tleilaxu qui avait été une cuve de reproduction plongée dans le coma, une matrice dénuée de conscience. En rassemblant son courage, et en concentrant sa fureur, Murbella poussa encore davantage et devint la cuve paralysée que la femelle tleilaxu avait été autrefois. Elle frissonna à mesure que les sensations et les souvenirs obscurs pénétraient en elle. Elle avait été cette jeune fille élevée en captivité, ne sachant rien du monde au-delà de sa misérable prison, incapable de lire, à peine capable de parler. Au cours du mois de sa première menstruation, on l’avait tirée de sa prison pour la ligoter sur une table et la transformer en cuve de chair. Ayant perdu toute conscience, la femme sans nom n’avait aucune idée du nombre d’enfants que son corps avait pu produire. Puis on l’avait réveillée et libérée. La Mère Commandante comprenait maintenant ce que c’était que d’être cette femelle tleilaxu, et d’autres encore, et pourquoi les Honorées Matriarches étaient aussi féroces. N’étant désormais plus les mères avilies et méprisées de Tleilaxu mâles, elles exigeaient d’être vénérées, d’être connues sous le nom de « Honorées Matriarches »… « les mères qu’on honore ». Et à travers ses yeux de Bene Gesserit, Murbella perçut enfin l’humanité qu’elles avaient quand même en elles. Avec cette compréhension vint la libération, et tout ce qu’il y avait d’autre dans la lignée des Honorées Matriarches lui revint comme un raz-de-marée. Elle se réveilla et vit qu’elle était toujours assise sur son rocher, mais qu’elle n’était plus au soleil. Des heures avaient passé tandis qu’elle parcourait ses autres vies. La nuit était tombée, et un vent sec la glaçait. Encore tremblante sous l’effet du mélange qu’elle avait absorbé et du voyage accablant qu’elle venait d’accomplir, Murbella se releva péniblement. Elle avait finalement obtenu les réponses qu’elle cherchait, et partagerait ces informations vitales avec ses conseillères. En entendant des cris au loin, elle se tourna vers la Citadelle. Des projecteurs en balayaient les alentours, et des équipes étaient à sa recherche. Elle aussi avait cherché, et il fallait maintenant qu’elle dise au reste de la Communauté ce qu’elle avait trouvé. Les Walkyries allaient pouvoir se préparer à attaquer Tleilax. Un choix peut être aussi dangereux qu’une arme. Refuser de choisir est déjà un choix en soi. Pearten, philosophe mentat de l’Antiquité. Bien qu’il restât encore près de deux cents personnes à bord, Y Ithaque paraissait vide à Duncan. La navette avait atterri sans encombre sur la nouvelle planète, avec à son bord Sheeana, Teg, le vieux Rabbi et Thufir Hawat. Les équipes de récupération avaient discrètement pompé de l’air et de l’eau, puis étaient revenues à bord du non-vaisseau. Tout était calme, et conforme au programme. Le récent message du Bashar n’avait pas mentionné de menaces apparentes du côté des Belluaires, et Duncan en avait profité pour quitter un moment la passerelle de navigation. Une idée lui était venue, et il ne pouvait plus la chasser de son esprit. Lorsqu’il se retrouva seul devant la porte étanche du casier anentropique, il eut l’impression d’être un maraudeur se préparant à quelque coupable besogne. Cela faisait longtemps qu’il n’y était pas venu, et qu’il n’avait pas repensé aux objets qui y étaient maintenus dans un état de conservation parfaite. H s’y était rendu discrètement, en s’assurant que les couloirs étaient déserts. Bien qu’il se fût convaincu qu’il ne faisait rien de mal, Duncan ne tenait pas à devoir s’expliquer. Il avait réussi à s’abuser lui-même, tout comme la plupart des gens à bord. Mais il n’était toujours pas libéré de l’emprise débilitante que Murbella avait sur lui. Il doutait qu’elle se rendît vraiment compte de la force de ce lien douloureux; quand ils avaient été ensemble, quand il avait pu obtenir d’elle tout ce qu’il voulait, Duncan n’avait jamais ressenti cette faiblesse. Mais pour ce qui était des années qui avaient suivi… Les panneaux lumineux du couloir étaient brillants. Le bruit de fond des systèmes de recyclage de l’air, comme une respiration humaine, était la seule chose qu’il entendait, à part le battement de son cœur. Avant de se mettre à trop réfléchir, et en laissant de côté ses facultés de Mentat qui lui auraient permis de percevoir les conséquences possibles, il appliqua son pouce sur la plaque identifiante et désactiva le champ anentropique. La porte du casier s’ouvrit avec le léger soupir des atmosphères qui se rééquilibraient. Et avec lui, l’odeur de Murbella vint le frapper comme une gifle… comme si elle était là devant lui. Même après dix-neuf ans, son parfum était aussi frais que s’il venait de la tenir dans ses bras. Ses vêtements et ses objets personnels avaient cette odeur reconnaissable entre toutes, qui était vraiment elle. Il retira les objets un à un, une tunique ample, une serviette moelleuse, le pantalon confortable qu’elle portait souvent lorsqu’ils s’entraînaient au combat. Il touchait chacun avec une sorte de prudence inquiète, comme s’il craignait d’y trouver des couteaux dissimulés. Duncan avait rassemblé ces objets et les avait cachés dans ce casier très peu de temps après s’être évadé de Chapitre. Il n’avait pas voulu conserver de traces de Murbella dans ses appartements ou dans les salles d’entraînement. Il les avait mis dans un casier scellé parce qu’il ne pouvait se résoudre à les détruire. Malgré cela, il avait toujours conscience des chaînes qui le retenaient à elle. Il examinait maintenant le col d’une blouse chiffonnée et, comme il l’avait espéré, il vit quelques cheveux auburn, comme des fils de métal précieux. Et au bout de chaque cheveu, une petite racine pâle. Il espérait les avoir stockés à temps, il y avait tant d’années de cela. Des cellules viables. Duncan se rendit compte qu’il avait cessé de respirer. Il regarda les cheveux épars et ferma délibérément les yeux pour s’empêcher de passer automatiquement dans sa transe de Mentat. L’idée était une tentation impossible. Cela faisait des années qu’ils n’avaient plus créé de bébé ghola, bien que les cuves axlotl fussent encore opérationnelles. La vision troublante de Sheeana l’avait conduite à interrompre le projet. Ils conservaient cependant la capacité de produire tous les gholas qu’ils pourraient souhaiter. Les cuves n’étaient pas utilisées pour l’instant. Il était parfaitement en droit d’envisager une telle opération, après tout ce qu’il avait fait pour les passagers de l’Ithaque. Il prit l’une des tuniques de Murbella, la porta à ses narines et inspira profondément. Que voulait-il vraiment ? Duncan avait réussi à s’occuper suffisamment l’esprit avec divers problèmes et obligations pour que l’image fantôme de Murbella se retire dans son subconscient. Il avait cru en avoir fini avec elle. Mais son obsession avait failli lui faire perdre le vaisseau aux mains du vieux couple, et seuls les réflexes rapides de Teg avaient pu les sauver. Si je n’avais pas été distrait… préoccupé… obsédé! Son erreur avait failli leur coûter la liberté. Murbella était dangereuse. Il fallait qu’il y renonce. Duncan ne pouvait laisser sa faiblesse les mettre de nouveau tous en danger. Mais quand il s’était souvenu de ces objets dans le casier anentropique, quand l’idée lui était venue qu’il était possible - possible - d’avoir une autre Murbella, cela avait été comme une flamme touchant un baril de poudre. S’il arrivait à rassembler son courage - et à ignorer ses propres objections raisonnables -, il pourrait en parler au Maître du Tleilax avant que Sheeana et les autres ne soient revenus de la planète des Belluaires. Il essayait de se trouver des justifications en se disant qu’il n’y avait pas de mal à simplement soulever la question. Cela n’impliquait aucune décision de sa part. Il remit les objets en vrac dans le casier, ce qui lui fit l’effet de devoir remonter à la nage contre un courant puissant. L’idée s’était fermement ancrée dans son esprit. Il claqua la porte du casier et la verrouilla de nouveau. Pour l’instant. La seule chose que je préfère à l’odeur de l’épice, c ‘est l’odeur du sang frais. Ancienne Honorée Matriarche Doria, enregistrements effectués au cours de ses premières séances de formation. La chasse débuta à l’aube. Les hommes longilignes au visage masqué se servirent d’aiguillons vibreurs pour faire sortir les Honorées Matriarches de leur geôle puante sous la tour en bois. Hrrm et le Futar au pelage strié de noir allaient et venaient à proximité; six Futars plus jeunes gémissaient et grognaient d’impatience. De leurs yeux traversés de lueurs orangées, les femmes avaient remarqué la navette de l’Ithaque de l’autre côté de la clairière. Deux des Honorées Matriarches se ruèrent soudain hors de leur prison infecte, écartant les aiguillons à coups de poing et de pied. Mais les Belluaires et les Futars avaient une longue expérience pour ce qui était de mater toute résistance. Avant que les catins n’aient pu se mettre à courir, le Futar au pelage rayé bondit et en précipita une à terre. Il découvrit ses longs crocs qu’il approcha de sa gorge, réussissant tout juste à se retenir de lui arracher le larynx et de conclure la chasse trop tôt. La femme se débattait sauvagement, mais le Futar lui enfonça ses griffes dans l’épaule, la clouant au sol par sa force et son poids. Hrrm avait intercepté l’autre femme et tournait autour d’elle, les muscles bandés. Un grognement affamé résonnait dans sa gorge. Les jeunes Futars s’agitaient non loin de là, impatients de participer à la curée. — Pas encore. Le Chef Belluaire afficha un sourire tranquille sur son visage allongé. Hrrm et Strie Noire se figèrent aussitôt; les plus jeunes jappèrent. Miles Teg n’avait guère d’affection pour les Honorées Matriarches, étant donné la dévastation qu’elles avaient provoquée chez les Bene Gesserit, et la façon dont elles l’avaient lui-même torturé. Elles l’avaient déjà tué une fois, lorsqu’elles avaient détruit Arrakis. Mais en tant que chef militaire, le Bashar voyait en elle des adversaires envers lesquelles il ne devait pas éprouver d’animosité personnelle excessive. Le jeune Thufir Hawat, remarquant l’intense concentration du Bashar, entreprit de l’imiter en rassemblant des informations pour pouvoir prendre des décisions ultérieurement. Le vieux Rabbi semblait très mal à l’aise à la seule idée de cette chasse, bien que son peuple eût également été persécuté par les Honorées Matriarches sur Gammu. De son côté, Sheeana restait silencieuse, acceptant cette violence qui allait avoir heu. Elle était très intriguée. — Nous vous tuerons, gronda l’Honorée Matriarche que Hrrm tenait en respect. Elle était accroupie, les mains tendues comme des armes, prêtes à bondir. Hrrm n’éprouvait aucune crainte. Les six jeunes Futars claquaient des mâchoires et grondaient férocement, impatients de se lancer eux-mêmes dans la chasse. Leur faim primitive allait bien au-delà d’un simple désir de nourriture. Les trois autres catins sortirent de la cellule taillée dans la souche. Elles avaient beau se sentir prêtes au combat, elles décidèrent néanmoins d’attendre un moment plus favorable. — Nous vous tuerons, répéta la première prisonnière. — Vous allez avoir l’occasion d’essayer. (Orak Tho se redressa de toute sa taille, la bande noire sur son visage plongée dans l’ombre.) Emmenez-les dans la forêt, où elles pourront courir. — Pourquoi ne pas nous exécuter tout simplement ici ? — Parce que nous n’y prendrions pas autant de plaisir. Plusieurs Belluaires sourirent. Ils étaient calmes, et sûrs de leur supériorité. En les regardant, Sheeana essaya d’échafauder des hypothèses sur ce mystérieux peuple isolé, sur son origine et ce que pouvaient être ses véritables objectifs. Elle fit un pas vers l’Honorée Matriarche la plus proche. — Dites-nous vos noms, afin que je puisse faire l’enregistrement des corps quand cette journée sera terminée. La catin toujours immobilisée sous le poids du Futar au pelage rayé se débattit et hurla. L’autre Honorée Matriarche, plus calme, se contenta de fixer Sheeana d’un regard glacial. Orak Tho leva légèrement la main pour couper court à d’autres manifestations de bravade. — Votre nom sera oublié une fois que votre chair aura traversé le système digestif de ces Futars. Votre existence physique se terminera en excréments sur le sol de la forêt. Le Chef Belluaire tourna le dos et s’éloigna à grands pas, de sa démarche souple. Les Futars affamés se rapprochèrent pour empêcher les femmes de tenter à nouveau de s’échapper. — Allons, venez dans la forêt. (Orak Tho se retourna vers les Honorées Matriarches furibondes.) Là-bas, vous aurez vos chances de répandre le sang, ou de mourir en essayant. Au sommet d’une haute tour d’observation faite dans un bois lisse et argenté, Teg se tenait sur la plate-forme à ciel ouvert et observait la forêt, les mains posées sur la rambarde. Sheeana était avec lui. Des Belluaires gardaient le pied de la tour, leurs aiguillons vibreurs à la main, au cas où des Honorées Matriarches viendraient vers eux au hasard de leur fuite au-devant des Futars en maraude. Ils n’avaient pas l’air inquiets à l’idée de devoir protéger Teg et Sheeana à une telle hauteur, bien au-dessus du terrain de chasse. Les invités du Chef Belluaire avaient été autorisés à observer du haut de cette tour, qui offrait apparemment le meilleur point de vue. Comme le déploiement de la chasse était imprévisible, le Rabbi et le jeune Thufir Hawat avaient été envoyés dans une autre tour d’observation, à un kilomètre de là. Le vieil homme avait tenté de protester, en disant qu’il préférait attendre dans la navette, mais les Belluaires avaient insisté pour qu’ils assistent au spectacle. — Cela vous prouvera que nous ne sommes pas vos ennemis, avait dit Orak Tho. Observez bien ce que nous faisons aux Honorées Matriarches. Vous tenez certainement à les voir souffrir, après tout le mal qu’elles vous ont fait ? — J’aimerais observer la chasse et voir vos Futars en action, avait répondu Thufir en jetant un regard lourd de signification à Teg. Il est important de voir comment ces femmes combattent, n’est-ce pas, Bashar ? De cette façon, nous pourrons nous préparer au cas où nous aurions à en affronter d’autres. Une fois les quatre observateurs installés dans leurs tours, de vibrants appels de trompe retentirent à travers la forêt. Sheeana et Teg scrutèrent le labyrinthe de trembles immenses. Les gardes Belluaires au pied de la tour envoyèrent un autre signal. Quelque part hors de leur vue, les cinq Honorées Matriarches se séparèrent et se précipitèrent dans les broussailles en dispersant les feuilles sèches. Il était évident pour Teg que les Belluaires et les Futars n’en étaient pas à leur première expérience. En bas, deux hommes-animaux puissamment musclés s’élancèrent en bondissant entre les troncs des trembles, concentrés sur la piste de leurs proies. De là où il se tenait, Teg arrivait presque à sentir leur soif de sang. Les Honorées Matriarches sauraient combattre vaillamment, mais les catins n’avaient aucune chance. Rapidement, les Futars en chasse disparurent dans le dédale des arbres. Sheeana et Teg continuèrent d’observer. L’immense forêt qui s’étendait depuis le campement de la tour était un labyrinthe infini de feuillages dorés et de tronc argentés. Les bosquets de trembles traditionnels étaient génétiquement identiques, provenant des stolons issus d’un même arbre plutôt que de graines déposées dans la terre. Des clones de la nature. Le pied des grands troncs était entouré de feuilles jaunes, comme des pièces de monnaie antiques éparpillées sur le sol. Vus du sommet de la tour, les innombrables troncs droits et rigides ressemblaient aux barreaux d’une immense cage. En attendant que la chasse se rapproche, Teg se glissa dans son mode intensif de Mentat pour analyser la forêt, assemblant les pièces minuscules jusqu’à ce qu’il décèle un motif inattendu habilement caché dans ce qui semblait être le fruit du hasard. À une époque, tous ces grands arbres au tronc gris avaient été disposés dans un ordre précis, soigneusement calculé pour présenter un aspect « géométriquement naturel ». Il poursuivit son examen. Il n’y avait aucun doute. — Cette forêt a été créée artificiellement. Sheeana se tourna vers lui. — Une projection mentat ? Il acquiesça d’un très léger hochement de tête, craignant que des systèmes d’écoute n’aient été installés dans la tour d’observation. L’idée d’avoir été séparé de Thufir et du Rabbi ne lui plaisait pas du tout. Cette chasse avait-elle été organisée dans le but de diviser leur groupe en deux, et permettre aux Belluaires d’épier leurs conversations privées ? Il effectua une projection de deuxième niveau. Manifestement, malgré les efforts des premiers planteurs pour obtenir un aspect naturel, ceux-ci n’avaient pas tout à fait réussi à oublier leur sens inné de la régularité. Est-ce que les premiers colons de la Dispersion avaient planté cette forêt dans une terre stérile bien des générations auparavant ? Ou l’anarchie naturelle les avait-elle à ce point perturbés qu’ils avaient rasé la forêt existante pour en recréer une selon des plans bien établis ? Il entendit au loin des bruits de course effrénée au milieu des arbres, des grondements de Futars et des cris de femmes. Soudain, toute cette agitation se rapprocha de la tour d’observation. Sheeana se pencha plus près du Bashar, en feignant d’observer la chasse en contrebas pour dissimuler son geste. Dans un murmure, elle dit : — Tu es inquiet, Miles ? Ils venaient juste d’envoyer un message à Duncan pour lui dire que tout allait bien, et qu’ils contrôlaient la situation. — Je suis… pensif. Cette chasse est un bon exemple. Nous savons que les Belluaires ont créé leurs Futars dans le but précis de tuer les Honorées Matriarches. . — Si l’on considère à quel point les catins sont dangereuses, cela semble une démarche tout à fait logique de la part des Belluaires, d’avoir créé et conditionné de tels prédateurs pour se protéger, dit Sheeana. Les arguments du Chef Belluaire semblent convaincants. Il n’y a aucun doute que les Honorées Matriarches sont notre ennemi commun. — Demande-toi qui d’autre peut vouloir la destruction des Honorées Matriarches, et tu verras que les alliances deviennent plus floues, poursuivit Teg. Le simple fait que les Belluaires haïssent tout comme nous les Honorées Matriarches ne garantit pas qu’ils aient les mêmes objectifs que nous. Projection de troisième niveau : si les Belluaires ont acquis leurs connaissances génétiques spécialisées et leurs techniques complexes grâce aux Tleilaxu qui se sont enfuis dans la Dispersion, quelle part a pu jouer le Bene Tleilax dans ce conflit global ? Où se situe leur allégeance ? Il faudrait qu’il ait une discussion franche avec Maître Scytale dès qu’ils seraient de retour à bord de l’Ithaque. Manifestement, le dernier vieux Maître éprouvait une profonde rancœur contre les Tleilaxu Égarés qui avaient trahi son peuple. Ces cousins tleilaxu avaient été modifiés dans la Dispersion. Scytale en savait peut-être plus que ce qu’il avait bien voulu révéler jusqu’à présent. Ses pensées continuaient de s’accumuler dans sa conscience de Mentat. Il sentait son cœur battre et son métabolisme s’accélérer. Nous ne sommes pas les seuls à détester les catins. Les Honorées Matriarches avaient réussi à mettre suffisamment en rage l’Ennemi d’Ailleurs pour les ramener vers l’Ancien Empire. Les doigts de Teg se crispèrent sur la rambarde en bois. Percevant son état de tension, Sheeana lui jeta un regard interrogateur, mais en secouant presque imperceptiblement la tête, il lui fît signe de ne pas parler ouvertement. Il essayait de trouver un moyen d’alerter Duncan. Sheeana lui agrippa le bras. — Regarde, là-bas. L’une des cinq Honorées Matriarches courait à travers la forêt de trembles, en zigzaguant pour éviter les troncs. Derrière elle, trois Futars bondissaient après leur proie, leur pelage hérissé et leurs griffes déployées. La femme courait comme le vent, propulsée par ses muscles nerveux et ses pieds nus à travers les broussailles, faisant s’envoler sur son passage des nuées de feuilles dorées. Au pied de la tour, deux des gardes levèrent leurs aiguillons, mais sans intervenir. Ils laisseraient les Futars procéder à la curée. Malgré sa course folle, l’Honorée Matriarche n’arrivait pas à distancer les hommes-animaux. Elle était échevelée, ses yeux étaient écarquillés et sa mâchoire crispée avec détermination, comme si elle était prête à se retourner et se servir de ses dents pour déchirer la gorge de ses poursuivants. En quelques bonds rapides, les jeunes Futars se rapprochèrent d’elle, affamés et turbulents. Teg se demanda s’ils avaient déjà passé l’épreuve du sang, ou s’il s’agissait là de leur première chasse. En sentant la chaleur de leur haleine derrière elle, et sachant que les Futars étaient pratiquement sur le point de l’abattre, l’Honorée Matriarche sauta en l’air et frappa de ses pieds nus le tronc le plus proche, pour rebondir aussitôt de côté. Le Futar juste derrière elle essaya de faire demi-tour si rapidement qu’il fit s’envoler une nuée d’humus et de branches. La femme toucha terre et bondit aussitôt dans la direction opposée, les bras tendus et en montrant les dents. Elle vint percuter le deuxième Futar avec suffisamment de force pour renverser l’homme-animal. Elle roula avec lui en se servant de deux de ses doigts comme de dagues osseuses pour lui crever les yeux. L’animal aveuglé se mit à hurler et à se débattre. Dans un geste plus rapide que l’éclair, la femme le saisit par le museau et lui brisa la nuque d’un coup sec. Sans hésiter une seconde, et à peine essoufflée, elle plongea vers le troisième jeune Futar, ses doigts ensanglantés pointés en avant. Mais avant que l’Honorée Matriarche n’ait pu frapper, le Futar poussa un cri strident, plus fort et plus effrayant que tout ce que Teg avait jamais entendu. L’effet de ce cri - sans doute exactement ce que le Futar et ses belluaires avaient prévu - fut de figer la femme sur place. Elle trébucha comme si ses muscles avaient été tétanisés. Une variante animale de la Voix ? Avant que l’Honorée Matriarche ait pu se remettre, le premier Futar vint la frapper par-derrière et la fit rouler sur le dos. D’un coup de griffes, il lui lacéra le visage. De l’autre main, il lui ouvrit le ventre, lui arracha ses muscles durcis et enfonça son bras jusqu’au coude dans sa cage thoracique pour en extraire le cœur. Baignant dans une mare de sang, la femme fut agitée de spasmes un moment, puis elle cessa de bouger. L’autre Futar vint renifler le cadavre de son compagnon, puis s’en alla rejoindre le premier pour commencer à dévorer leur proie. Teg avait observé la scène avec un dégoût fasciné. Les gardes Belluaires allèrent ramasser le corps du Futar tué. Les deux autres hommes-animaux ne leur prêtèrent aucune attention, tout occupés à déchirer, arracher et dévorer la chair nerveuse et sanguinolente de leur victime. Plus loin, du côté de la tour où s’étaient installés Thufir et le Rabbi, se firent entendre d’autres sons de trompes, d’autres grondements et bruits de lutte. La chasse continuait. Soupçonner qu’on est mortel, c’est connaître le début de la terreur. Apprendre de façon irréfutable qu’on est mortel, c’est connaître la fin de la terreur. Archives du Bene Gesserit, Manuel de Formation des Acolytes. Alors même que ses Walkyries invaincues se dirigeaient vers Tleilax, la Mère Commandante se sentait mal à l’aise. Tleilax… les femelles tleilaxu… les Honorées Matriarches. Tout cela était maintenant clair dans l’esprit de Murbella. La destruction insensée des mondes tleilaxu entreprise par les catins n’était plus totalement incompréhensible. Mais cette compréhension ne conduisait pas à la pitié. Les plans de l’Ordre Nouveau restaient les mêmes. Tant de choses étaient enjeu, maintenant qu’on arrivait au point culminant d’un conflit qui avait absorbé tant d’énergie et qui avait détourné l’attention des préparatifs nécessaires pour le combat essentiel. L’attaque de Chapitre qui avait été repoussée, l’oblitération de Richèse, les insurgées et les Danseurs-Visages de Gammu. Après ce qui allait se passer aujourd’hui, toute cette phase serait terminée. L’immense vaisseau long-courrier transportait les troupes de Murbella et leur matériel jusqu’au dernier bastion des catins rebelles. Une fois que le vaisseau de la Guilde aurait largué les Walkyries dans les mêmes appareils que ceux qu’elles avaient utilisés pour attaquer aussi bien Buzzell que Gammu, la démonstration de force serait certainement très impressionnante. Mais d’après ce qu’elle savait de la Matriarche Supérieure Hellica, Murbella doutait qu’une simple menace fût suffisante. Les Walkyries étaient prêtes à déployer toute la violence nécessaire; en fait, c’était ce qu’elles attendaient avec impatience. Le Navigateur Edrik avait insisté pour guider lui-même le long-courrier. Invoquant la neutralité traditionnelle de la Guilde Spatiale, il ne participerait pas aux combats effectifs, mais il voulait manifestement assister à la prise de Bandalong. Murbella sentait que la faction des Navigateurs y avait un intérêt en jeu. Est-ce que la Guilde cachait quelque chose sur Tleilax ? Les Navigateurs et les Administrateurs humains avaient beau nier avec véhémence toute implication de leur part, il y avait bien un vaisseau qui avait transporté les Oblitérateurs d’Hellica jusqu’à Richèse. Elle avait pensé qu’il s’agissait d’un appareil des Honorées Matriarches, mais c’était peut-être bien un vaisseau de la Guilde… comme celui-ci. Dans une chambre transparente au-dessus d’elle, le Navigateur nageait dans un gaz d’épice toute fraîche, tirée des réserves de Chapitre. Elle ne lui faisait pas confiance. Un peu plus tôt dans la semaine, un vaisseau de ravitaillement de la Guilde à l’aspect inoffensif avait transmis à Janess un message codé l’informant des plans détaillés de l’Ordre Nouveau. Janess était cachée au milieu des Honorées Matriarches et le camouflage de son équipe était sécurisé; les renseignements qu’elle avait transmis en retour avaient donné à Murbella matière à réfléchir. Elle y avait trouvé une richesse d’informations lui permettant de planifier le parfait coup de grâce. Avec Kiria et les dix autres fausses Honorées Matriarches, Janess avait fait des préparatifs pour attaquer le ventre mou et blanc des catins trop sûres d’elles, tandis qu’elles se tordraient le cou pour observer le ciel. Très bientôt… Émergeant des replis de l’espace, le vaisseau géant se mit en orbite autour de Tleilax. Le Bashar Wikki Aztin avait déjà ses instructions. Depuis la passerelle du Navigateur, Murbella examina la planète. Les continents portaient encore les grandes balafres noires datant de la conquête brutale par les Honorées Matriarches. Elles avaient eu recours à des armes terribles, mais s’étaient arrêtées juste avant de stériliser entièrement le monde principal des Tleilaxu, préférant écraser et conquérir le reste des habitants plutôt que de les exterminer tous. Une revanche inconsciente au nom d’innombrables générations de femelles tleilaxu. Il ne faisait aucun doute que la Matriarche Supérieure Hellica ne savait rien de sa propre histoire, mais elle savait parfaitement bien haïr. Au cours des décennies qui avaient suivi, ces femmes inflexibles avaient réussi à remettre en état ce qui avait paru irrécupérable. À présent, tandis que Murbella étudiait le terrain au-dessous d’elle, ses conseillères tactiques en rapprochaient les détails avec les renseignements transmis par Janess et ses espionnes. Bien qu’injoignable, le Bashar Aztin ferait une dernière estimation globale, pour formuler et finaliser les plans de l’attaque surprise principale. Les catins devaient certainement avoir remarqué l’arrivée imprévue du long-courrier. Murbella envoya son signal, et plus de soixante appareils d’attaque du Chapitre furent largués des soutes de l’immense vaisseau et se regroupèrent en escadrilles, comme des poissons pilotes autour d’un grand requin. En voyant ce déploiement de force militaire, les Honorées Matriarches ne pourraient pas se méprendre sur les intentions des nouveaux arrivants. L’officier de communications de Murbella appuya sur la touche de transmission. — La Mère Commandante Murbella de l’Ordre Nouveau souhaite parler à Hellica. Une femme répondit sur un ton de défi : — Vous voulez dire la Matriarche Supérieure. Vous devez montrer le respect qui s’impose. La voix de Murbella était chargée d’une autorité pleine d’assurance : — Vous aussi. Je suis \ ^nue pour faciliter votre capitulation. La femme parut indignée et outrée, mais quelques instants plus tard, une autre voix la remplaça : — Voilà des paroles bien impudentes de la part d’un adversaire dont je sais qu’il est faible. Nous avons annihilé des planètes entières. Ce ne sont pas un long-courrier et une poignée de vaisseaux de guerre qui vont nous faire peur! — Ah bon ? Même si nous transportons quelques-uns des incinérateurs de planètes du genre de ceux que vous avez utilisés sur Richèse ? — Nous ne manquons pas d’armes non plus, rétorqua Hellica. Je ne suis toujours pas convaincue de la nécessité de me rendre. Au lieu d’être impressionnée, Murbella se sentit encore plus sûre d’elle. Si Hellica avait réellement possédé de telles armes, elle aurait déjà attaqué au lieu de proférer de simples menaces. — Vos fanfaronnades me fatiguent, Hellica. Vous savez très bien que toutes les autres rebelles ont rejoint l’Ordre Nouveau, ou ont été exterminées. Votre cause est perdue. Nous devrions essayer de trouver une autre solution. Rencontrons-nous, face à face. La Matriarche Supérieure ricana. — J’accepte de vous rencontrer, ne serait-ce que pour vous prouver votre faiblesse. Murbella savait très bien ce que les Honorées Matriarches pensaient : pour elles, la simple suggestion d’une négociation était la marque d’une faille profonde dans la façon de faire des Bene Gesserit. Hellica était prête à tirer parti de la moindre ouverture, peut-être même à l’assassiner, en pensant qu’elle pourrait alors prendre le contrôle de l’Ordre Nouveau. C’était ce que Murbella escomptait. — Très bien. Je vais me poser à Bandalong avec mes soixante vaisseaux. À nous deux, nous devrions parvenir à une solution définitive. — Venez, si vous l’osez. La Matriarche Supérieure coupa la communication. Murbella crut entendre le claquement sec d’un piège qui se referme. Il y avait quelque temps de cela, la Mère Commandante avait réfléchi à la possibilité de capturer vivante la reine prétendante et de l’intégrer à l’Ordre Nouveau en tant qu’alliée. Niyela de Gammu avait préféré se tuer plutôt que de se convertir - ce n’était pas une bien grande perte. Mais après la destruction ignoble de Richèse, Murbella avait compris que capturer Hellica reviendrait à introduire une bombe à retardement dans le Chapitre. La Matriarche Supérieure devait être détruite. Duncan n’aurait jamais commis une erreur tactique aussi stupide. Murbella rejoignit l’un des vaisseaux des Walkyries et entama sa descente vers Bandalong. Ces appareils avaient été suffisants pour conquérir Buzzell et Gammu dans un déploiement de force impressionnant, mais pas irrésistible. La Matriarche Supérieure pensait naturellement que ses troupes pourraient facilement les vaincre. Si vous ne voulez pas qu’un adversaire voie la dague que vous cachez derrière votre dos, faites en sorte de lui montrer une arme qui ait l’air suffisamment grande et mortelle. Les vaisseaux de Murbella s’approchèrent du Palais où on les attendait. Nos défenses peuvent devenir des handicaps si elles révèlent nos vraies faiblesses aux yeux de l’ennemi. Bashar Miles Teg, s’adressant à ses troupes. À en juger par l’alerte générale et les Honorées Matriarches qui couraient en tous sens dans Bandalong, Uxtal se rendit bien compte que le long-courrier qui venait d’arriver n’était pas une simple délégation de Navigateurs poussés par la curiosité. C’était quelque chose de beaucoup plus grave. Comme il avait déjà prouvé sa réussite en réveillant les souvenirs du ghola Waff, Edrik était satisfait de lui. Pourquoi la Guilde viendrait-elle les déranger maintenant ? Il travaillait aussi vite qu’il le pouvait! Jusqu’à présent, Uxtal avait réussi à dissimuler les failles importantes dans les connaissances du Maître du Tleilax. Pour ne rien arranger, il reçut pendant cette alerte soudaine une convocation pour se rendre immédiatement au Palais de Bandalong. II se dirigea précipitamment vers le bâtiment réaménagé avec un mauvais goût prétentieux. En s’engageant dans la galerie de l’entrée, il s’efforça de ne pas regarder les colonnes mauves et les statues peinturlurées représentant des Honorées Matriarches dans des positions menaçantes. Un mâle asservi à l’air apeuré se tenait devant la porte, vêtu d’un smoking jaune vif. Il avait une expression hébétée. En s’approchant de lui d’un air assuré, Uxtal releva le menton avec une moue dédaigneuse, car lui-même n’avait pas été sexuellement dévoyé par les Honorées Matriarches. — Je suis ici pour voir la Matriarche Supérieure. L’homme le regarda en clignant des yeux et répondit d’une voix terne : — Elle est occupée à préparer un traquenard pour les sorcières. Nous avons reçu des menaces de l’Ordre Nouveau. Les sorcières du Bene Gesserit ? Voilà donc pourquoi il y avait toute cette agitation. Dans le ciel au-dessus de lui, une nuée de vaisseaux noirs était en train de descendre telle une volée de vautours. Uxtal les observa avec inquiétude, s’attendant à ce qu’ils larguent des bombes sur les toits. Aucun doute, Hellica avait l’art de mettre les gens en colère. Le petit Tleilaxu tendit le message enroulé qu’il venait de recevoir. — La Matriarche Supérieure veut peut-être m’avoir à ses côtés pendant cette période difficile. Je suis son plus grand savant, l’homme qui va réinventer la fabrication de mélange dans les cuves axlotl. Mon travail pourrait bien être la clef de ses négociations. Il croisa les bras sur sa frêle poitrine. Oui, c’était certainement la vraie raison. Si les sorcières du Chapitre comptaient sur leur monopole de l’épice, Hellica aurait certainement envie de leur jeter à la figure le succès d’Uxtal avec le ghola Waff. Elle le leur présenterait comme son génial champion! Et puis le Navigateur Edrik ne permettrait certainement pas qu’on interfère avec son travail. Uxtal était en sécurité, quoi qu’il arrive. L’homme en smoking examina la convocation, hocha la tête d’un air entendu, et réduisit à néant toutes les idées qu’Uxtal s’était faites. — Ah oui, je comprends, maintenant. En fait, il ne s’agit pas de la Matriarche Supérieure. Nous avons préparé une chambre. Suivez-moi. — Est-ce que vous ne devriez pas d’abord l’informer que je suis là ? — Non, j’ai reçu des instructions précises sur ce point. Interloqué et mal à l’aise, le petit homme fut conduit le long d’un large couloir décoré de tableaux représentant des cadavres de Bene Gesserit dans des poses macabres. Le mâle asservi lui fit signe de passer sous une arche et de descendre un escalier menant à une grande chambre souterraine. Quand Uxtal pénétra seul dans la pièce, elle s’emplit d’une lumière orange provenant de milliers de petits yeux lumineux apparus dans le sol. Terrorisé, il essaya de battre en retraite, mais l’escalier tout entier s’effaça dans le mur, le laissant là comme un esclave sans armes dans une arène de combat. — Matriarche Supérieure ? Que voulez-vous de moi ? Il réfléchit intensément, en se répétant : Elles ont besoin de moi, c ‘est pour cela que je suis encore en vie. Elles ont besoin de moi! Les yeux brillants dans le sol s’éteignirent, plongeant la pièce souterraine dans une obscurité complète. Malgré sa panique, il se rendit compte d’un petit bruit qui pénétrait dans la chambre comme un ruisseau qui traverse un mur. Le bruit augmenta progressivement, et se transforma en un ricanement de femme. — Tu vois ? Mes yeux sont braqués sur toi à chaque instant, petit homme. Une lumière intense envahit la pièce et l’éblouit. En regardant à travers ses doigts, il vit Ingva debout devant lui, entièrement nue. Son corps vieillissant n’était que muscles bosselés sous une peau tendue; ses seins étaient trop petits pour être affaissés. — La Matriarche Supérieure ne veut manifestement pas de toi. Et maintenant qu’elle est préoccupée par les sorcières du Chapitre, c’est moi qui vais te prendre. Et alors, tu travailleras vraiment pour moi. Hellica n’aura pas besoin de le savoir, jusqu’à ce que je décide de passer à l’action. — Mais j’ai fait tout ce que vous exigiez de moi! (Sa voix se brisa.) J’ai créé des gholas, j’ai fabriqué votre drogue d’épice orange, j’ai réactivé la mémoire du Maître du Tleilax. Et bientôt, je vous fournirai tout le mélange dont vous pouvez avoir… — Exactement. Et c’est pourquoi il faut que je te prenne sous mon contrôle. Contrairement à ce que je pensais, tu as effectivement prouvé que tu valais quelque chose. (Elle s’approcha de lui, et il eut l’impression d’être une souris hypnotisée par une vipère.) À partir de maintenant, tu seras mon esclave, ce qui me rendra indispensable. Après mon imprégnation, aucune autre femme ne pourra te satisfaire - même pas une Honorée Matriarche. (Le sourire sur ses lèvres ressemblait à un bout de papier déchiré.) Les services que tu as rendus ces dernières années te valent cette récompense. La plupart des mâles ne survivent pas aussi longtemps parmi nous. Uxtal n’osait pas courir, de peur de la mettre en rage. C’était la menace latente qu’il avait crainte pendant des années. Il vit un feu orange inextinguible qui brûlait dans les yeux d’Ingva. L’assujettissement sexuel, l’asservissement total… à cette horrible vieille femme. — Tu es sur le point de découvrir mes plaisirs. (Elle lui caressa le visage d’un doigt osseux et griffu.) Tu vas aimer ça. — Ce n’est pas possible, Honorée Matriarche… Elle ricana. — Petit homme, je suis une adepte du cinquième niveau, membre à part entière du voile noir. Je peux venir à bout de n’importe quel blocage du désir. (Elle l’empoigna par le bras et le jeta à terre. Elle était trop forte, il ne pouvait pas lutter. Elle l’enfourcha en souriant et dit :) Et maintenant, ta récompense. La femme aux muscles noueux entreprit de lui arracher ses vêtements, et Uxtal se mit à prier pour sa survie en gémissant. Des années auparavant, au tout début, les Danseurs-Visages avaient essayé de le protéger avant de l’envoyer à Bandalong, mais cela faisait quelque temps que Khrone n’y était plus venu. Le Danseur-Visage avait abandonné le petit Tleilaxu dès que celui-ci lui avait fourni le ghola de Paul Atréides. Khrone l’avait tout bonnement laissé aux mains des Honorées Matriarches. Les Danseurs-Visages ne pourraient plus le protéger de la fureur d’Ingva quand elle découvrirait ce qu’ils lui avaient fait. La vieille harpie promena sur lui ses mains noueuses et avides, poussa un grognement de surprise et le projeta loin d’elle. — Castré! Qui t’a fait ça ? — Les… les Danseurs-Visages. Il y a longtemps. II… il fallait que je puisse me concentrer sur mon travail, sans être tenté par les plaisirs d’une Honorée Matriarche. — Espèce de nabot répugnant et stupide! Est-ce que tu sais de quoi tu t’es privé ? Et de quoi tu m’as privée, moi ? Uxtal essaya de s’écarter et de récupérer les bouts de vêtements qui lui restaient avant qu’elle ne le tue dans son indignation. Mais Ingva se déplaça comme une panthère pour l’intercepter. — Je n’ai jamais été très satisfaite de toi, petit homme, et voilà que tu me rends la tâche encore plus difficile. Cela étant, la castration ne te rend pas totalement inutilisable en tant qu’esclave sexuel. Pour une adepte de mon niveau, même un eunuque n’est pas totalement hors de portée. Cela va demander un peu plus d’efforts, mais je vais quand même réussir à t’assujettir. (Elle le repoussa à terre.) Tu me remercieras quand j’en aurai terminé. Je te le promets. Uxtal essaya de protester en gémissant, puis il se mit à hurler, mais sans que personne l’entende ou s’en soucie. La chasse a constitué un élément essentiel de l’ordre naturel depuis que la vie est apparue dans l’univers. La proie sait cela aussi bien que le prédateur. Axiome du Bene Gesserit. Seul avec le Rabbi sur leur plate-forme d’observation surplombant les trembles géants, le ghola de Thufir Hawat s’efforçait de tout absorber et de tout voir, accumulant les détails afin d’aboutir à une analyse et une conclusion correctes. Il n’était pas encore mentat, mais d’après les archives historiques, il avait le potentiel pour devenir un grand guerrier, un stratège et un ordinateur humain. Au cours de sa première existence, il avait été au service de trois générations de la Maison Atréides. Après la chute d’Arrakeen, les Harkonnen l’avaient capturé et l’avaient obligé à servir le Baron maléfique sous la menace d’un poison résiduel. Comme j’ai dû exécrer cette situation! À l’époque, Thufir avait été un vieux guerrier, l’esprit rempli d’une vie de batailles et de services rendus… un peu comme le vieux Bashar. Le jeune Thufir désirait ardemment se montrer à la hauteur de ces espoirs. Même ici, en sécurité bien au-dessus du sol, il arrivait à sentir l’odeur du sang de la chasse qui flottait dans l’air. Deux Belluaires longilignes montaient la garde au pied de la tour pour les protéger, le Rabbi et lui, des Futars et des Honorées Matriarches lâchés dans la forêt. Ou peut-être les Belluaires s’assuraient-ils simplement que leurs visiteurs ne risquaient pas de s’écarter des limites fixées pour voir des choses qu’ils n’étaient pas censés voir ? Inquiet, le Rabbi faisait les cent pas sur la plate-forme et jetait de temps à autre un coup d’œil vers le large bosquet d’arbres argentés. Thufir avait déjà suffisamment analysé le vieil homme pour pouvoir prédire ce qu’il ferait dans une situation donnée. Endurci par toute une vie de persécutions injustes, le Rabbi se battait pour son peuple tout en s’efforçant de ne pas passer pour une victime. Par-dessus tout, il craignait d’avoir l’air d’hésiter et de ne pas être à la hauteur de son rôle de chef de la communauté. À présent, le vieil homme avait l’air écœuré et déçu, comme si son rêve d’un monde parfait destiné à ses fidèles était en train de se dissiper. Les Juifs réfugiés demanderaient-ils à rester sur cette planète malgré la possibilité de nouvelles attaques des Honorées Matriarches ? Et en dépit de la conduite étrange des Belluaires et de leurs féroces Futars, que le Rabbi trouvait repoussants pour des raisons religieuses ? Que déciderait-il, après avoir pesé le pour et le contre ? Thufir était sûr que ni lui ni ses jeunes camarades gholas ne viendraient vivre ici. Leur place était à bord de l’Ithaque avec le Bashar et Duncan Idaho, prêts à assurer la défense contre l’Ennemi d’Ailleurs. C’était pour cela qu’on les avait fait renaître. Même si certains des réfugiés quittaient le non-vaisseau pour s’établir sur la planète, Duncan n’accepterait jamais que l’Ithaque reste ici. L’immobilité entraîne la vulnérabilité. Il est dangereux de se croire en sécurité. Malgré l’hospitalité que les Belluaires semblaient manifester à leur égard, cette planète ne pouvait être qu’une escale pour la plupart d’entre eux. Bien qu’il n’eût pas encore récupéré les souvenirs de ses vies précédentes, Thufir restait loyal envers les passagers du vaisseau. Dans la forêt en contrebas, il entendit des Futars gronder, et des bruits secs de branches cassées. Il se protégea les yeux du soleil pour tenter de discerner des détails dans l’ombre des arbres, tandis que la chasse se rapprochait d’eux. — Je n’aime pas ça, dit le Rabbi en étendant les mains devant lui dans un geste de protection. — Il faudra beaucoup plus qu’un symbole de superstition pour repousser ces attaquants. — Tu te sens peut-être plus en sécurité, ghola, parce qu’un jour tu deviendras un guerrier, mais je combats dans une arène encore plus importante. La foi est mon arme - la seule dont j’aie besoin. Au-dessous d’eux, ils distinguèrent les mouvements furtifs de deux Futars qui se faufilaient au milieu des arbres pour tendre un piège. Thufir comprit ce qui se passait : au loin, en rugissant, d’autres hommes-animaux poussaient une Honorée Matriarche dans cette direction, et le reste de la meute viendrait ensuite l’encercler. Au moyen d’appareils de communication implantés, les gardes Belluaires en bas de la tour reçurent de nouvelles informations. Ils levèrent leurs visages masqués vers la plate-forme d’observation : — Trois des cinq Honorées Matriarches ont été tuées, cria l’un d’eux. Les talents de chasseurs de nos Futars sont une fois de plus confirmés. Mais deux de ces femmes mortellement dangereuses vivaient encore, et l’une d’elles se dirigeait en ce moment même vers la tour d’observation. Elle déboucha de la forêt en courant, le visage lacéré par les branches, son bras gauche déchiqueté et ballant, ses pieds nus déchirés et en sang d’avoir couru sur le sol rugueux. Mais elle ne montrait aucun signe de fatigue. Le Rabbi semblait au supplice. Il se cacha les yeux avec la main, comme s’il était offensé. — Je ne veux pas voir ça. Alors que la femme surgissait dans la clairière en regardant par-dessus son épaule, deux Futars bondirent de leur cachette dans les arbres, prenant leur gibier par surprise. Derrière elle, deux de ses poursuivants apparurent, courant à toute allure. Thufir se pencha par-dessus la balustrade pour mieux voir, tandis que le Rabbi reculait avec horreur. Sans même interrompre sa course, l’Honorée Matriarche se baissa pour ramasser une branche morte avec sa main valide. Avec une force incroyable, elle pivota et se servit de la branche comme d’un javelot primitif. L’extrémité cassée vint transpercer l’un des Futars. Mortellement atteint, il tomba à terre en hurlant et en se débattant tandis que la femme sautait de côté. Un autre Futar se rua sur elle pour la frapper sur son côté blessé, espérant l’agripper par l’épaule et lui arracher son bras déchiqueté. Thufir vit aussitôt que l’Honorée Matriarche avait feint d’être grièvement blessée. Son bras ensanglanté se tendit pour saisir le Futar à la gorge. Les mâchoires de l’homme-animal claquèrent à un centimètre du visage de la femme. Avec un grognement sourd, la catin repoussa la créature. Le Futar recula en titubant et alla percuter l’un des troncs argentés. À moitié assommé, il réussit à se relever péniblement. Alors que les deux autres Futars se rapprochaient d’elle, l’Honorée Matriarche jeta un regard de côté. Ses yeux orange se fixèrent sur les deux Belluaires qui montaient la garde près de la tour. Dans un élan désespéré, elle courut directement vers eux, laissant les deux Futars derrière elle. Les deux hommes longilignes levèrent leurs aiguillons vibreurs, mais elle fut plus rapide qu’eux. De sa main calleuse, elle écarta les deux bâtons et se jeta sur les gardes, savourant la brève lueur de terreur dans les yeux de sa première victime. D’un seul coup puissant, elle brisa la nuque du Belluaire qui s’écroula à terre. Elle plongea vers le second Belluaire, mais l’un des Futars l’intercepta pour protéger son maître. Les deux autres hommes-animaux s’approchèrent, l’un d’eux en boitillant. Se rendant compte qu’elle ne pouvait repousser les créatures, l’Honorée Matriarche saisit l’aiguillon tombé à terre et repartit dans la forêt à toutes jambes. En rugissant, les Futars se lancèrent à sa poursuite. Thufir saisit le Rabbi par le bras. — Vite! (Il se dirigea vers l’escalier en bois qui les mènerait au pied de la tour.) Nous pouvons peut-être aider. Le Rabbi hésita. — Mais il est déjà mort, et nous sommes en sécurité, ici. Nous devrions rester… — J’en ai assez d’être un simple spectateur! Thufir descendit quatre à quatre les marches grinçantes. Le Rabbi le suivit en bougonnant. Quand Thufir arriva en bas, le garde survivant était penché au-dessus de son camarade. Thufir s’était attendu ce qu’il se lamente de chagrin, ou qu’il crie de rage… mais il avait simplement l’air plus attentif. Inhabituel. Bizarre. Au loin, dans la forêt, on entendit un cri à glacer le sang tandis que les trois Futars acculaient de nouveau l’Honorée Matriarche. Elle leur hurla des obscénités. Thufir entendit des bruits violents, un craquement évoquant des os qui se brisent, des rugissements terrifiants suivis d’un cri bref… et puis le silence. Un instant après, les oreilles hypersensibles de Thufir notèrent le bruit caractéristique d’animaux en train de se nourrir. En haletant bruyamment, le Rabbi atteignit le pied de la tour et s’arrêta pour reprendre son souffle en s’agrippant à la rampe en bois. Thufir se précipita vers le Belluaire à côté de son camarade mort. — Est-ce que nous pouvons faire quelque chose pour vous aider ? Penché sur le cadavre, le dos du Belluaire se raidit soudain, comme s’il avait oublié la présence des deux autres. Il tourna la tête sur son long cou et les regarda. Le masque noir était comme une ombre épaisse sur ses yeux. C’est alors que Thufir vit le Belluaire mort étendu à terre. Les traits de son visage s’étaient déplacés, transformés… L’homme n’était plus grand et mince, et son visage n’était plus allongé; il n’avait plus son masque noir autour des yeux. Le Belluaire mort avait maintenant la peau grise, des yeux noirs et rapprochés, et un nez camus. Thufir le reconnut d’après les images d’archives - un Danseur-Visage! L’autre Belluaire les regarda d’un air furieux, puis laissa son visage reprendre son aspect neutre. Dénué de toute humanité, cadavérique… et sans aucune expression. Thufir se mit à réfléchir à toute vitesse. Il aurait tant voulu avoir ses facultés de Mentat. Les Belluaires étaient donc des Danseurs-Visages ? Tous, ou seulement quelques-uns ? Les Belluaires combattaient les Honorées Matriarches, un ennemi commun. L’Ennemi. Les Belluaires, les Danseurs-Visages, l’Ennemi… Cette planète n’était pas du tout ce qu’elle semblait être. Il jeta un rapide coup d’œil vers le Rabbi. Le vieil homme avait vu la même chose que lui, et bien que figé un instant par la surprise et l’horreur, il semblait être arrivé aux mêmes conclusions. Le puissant Belluaire se redressa de toute sa hauteur et s’approcha d’eux en brandissant son aiguillon. — Je crois qu’il vaudrait mieux se mettre à courir, dit Thufir. Même les plans les plus minutieusement élaborés peuvent être bouleversés par un acte impétueux de ceux qui sont censés être nos maîtres. N’est-ce pas ironique de les entendre affirmer que les Danseurs-Visages sont superficiels et changeants ? Khrone, communiqué à la Myriade des Danseurs-Visages. Installé dans le Château de Caladan restauré, Khrone tirait ses ficelles, jouait ses rôles et déplaçait ses pions. La Myriade des Danseurs-Visages avait manipulé les Ixiens, la Guilde, le CHOM et les Honorées Matriarches rebelles qui régnaient encore sur Tleilax. Ils avaient déjà franchi de nombreuses étapes sur le chemin du succès. Khrone s’était déplacé là où sa présence était nécessaire et partout où il était convoqué, mais il revenait toujours à ses deux précieux gholas. Le Baron et Paolo. Le travail se poursuivait. Sur Caladan, année après année, le groupe d’observateurs mécaniquement augmentés envoyait régulièrement son rapport au vieux couple lointain. Malgré leur dégradation corporelle, ils faisaient preuve d’une patience infernale, et ils n’avaient encore rien trouvé à lui reprocher. Khrone était surveillé à chaque instant par les hommes composites, mais ils ne l’avaient pas démasqué. Même ces espions hideux n’étaient pas omniscients. La convocation lui parvint depuis la tour du château, interrompant son travail et sa concentration. Khrone gravit les marches de pierre pour voir ce que les espions pouvaient bien lui vouloir. Quand ils invoquaient le nom de leurs maîtres, il ne pouvait refuser - pas encore. Il fallait qu’il préserve les apparences encore un certain temps, jusqu’à ce qu’il ait pu terminer cette partie de son projet. Il savait que les deux vieillards comprenaient le bien-fondé de son plan alternatif. Après leurs échecs répétés dans leur tentative de retrouver le non-vaisseau perdu, il était logique de suivre une autre piste pour obtenir leur Kwisatz Haderach : le ghola Paolo. Mais lui laisseraient-ils le temps nécessaire pour restaurer la mémoire de l’enfant ? Paolo n’avait que six ans, et il faudrait encore quelques années avant que Khrone puisse entamer le processus de réactivation de ses souvenirs, en le saturant de mélange et en le préparant à sa destinée. Les maîtres lointains avaient formulé leurs exigences et imposé leur calendrier. D’après les quelques rares informations fournies par les observateurs composites, le vieux couple était prêt à déployer son immense armada pour entreprendre la conquête de l’univers, que le Kwisatz soit prêt ou non… Silencieux et immobiles comme des statues, les affreux émissaires l’attendaient dans la salle de la grande tour. Au moment même où Khrone posait le pied sur la dernière marche, ils se tournèrent d’un même mouvement saccadé pour lui faire face. Il posa ses mains sur ses hanches. — Vous me faites prendre du retard dans mon travail. La tête d’un des émissaires se mit à osciller comme si ses neurones lui envoyaient des impulsions contradictoires, provoquant des spasmes dans sa nuque et ses épaules. — Ce message… nous ne pouvons envoyer… envoyer ce message… nous-mêmes. (Il serra son poing osseux. Des bulles gargouillèrent dans ses tuyaux.) Envoyer un message. — Que se passe-t-il ? (Khrone croisa les bras.) J’ai une tâche à finir pour nos maîtres. Le chef des émissaires écarta les mains comme pour lui faire signe de s’approcher. Les autres humains augmentés étaient restés immobiles, enregistrant probablement chacun de ses gestes. Khrone entra dans la salle tandis que les monstres livides reculaient contre le mur. Il fronça les sourcils. — Qu’est-ce que… Soudain, les bords de son champ de vision se brouillèrent, et les murs de la tour devinrent flous. La réalité se déplaça autour de lui. Khrone vit d’abord les mailles immatérielles du filet, tissées de faisceaux de tachyons formant une chaîne infinie. Puis il se retrouva ailleurs, dans une simulation de simulation. Il entendit un bruit de sabots et sentit une odeur de fumier, puis il entendit un grincement de roues. En se tournant vers sa droite, il aperçut le vieil homme et la vieille femme assis dans une carriole tirée par une mule grise. L’animal marchait avec infiniment de patience et de fatigue. Personne ne semblait pressé. Khrone dut avancer pour suivre la charrette chargée de melons de paradan, dont l’écorce vert olive était constellée de taches. Il regarda autour de lui, essayant de comprendre la signification cachée de ce monde onirique. Loin devant, la route menait à des bâtiments géométriques, serrés les uns contre les autres, qui semblaient se déplacer et se mélanger, une immense cité qui paraissait vivante. Les constructions aux angles parfaits ressemblaient à des circuits imprimés sur un composant électronique. Au premier plan, le vieil homme était assis à côté de la femme dans la carriole, tenant négligemment les rênes dans la main. Il baissa les yeux vers Khrone, debout au bord de la route. — Nous avons du nouveau. Votre projet interminable n’est plus nécessaire. Nous n’avons plus besoin de vous ni de votre Baron Harkonnen ou du ghola de Paul Atréides que vous avez élevé pour nous. La vieille femme ajouta : — En d’autres termes, nous n’avons plus besoin d’attendre autant d’années après votre Kwisatz Haderach de rechange. L’homme fit claquer les rênes pour que la mule allonge le pas, mais l’animal resta indifférent. — Il est temps d’arrêter tout ce bricolage. Khrone les suivit en marchant à côté de la carriole. — Que voulez-vous dire ? Je suis tellement près de… — Pendant dix-neuf ans, nos merveilleux filets n’ont pas réussi à capturer le non-vaisseau, mais nous avons enfin de la chance. Nous avons tendu un piège primitif, une vieille astuce, et très bientôt le non-vaisseau et tous ses passagers seront à notre merci. Nous aurons ce dont nous avons besoin sans avoir recours à votre Kwisatz Haderach alternatif. Votre plan est dépassé. Khrone grinça des dents en s’efforçant de ne pas laisser paraître son inquiétude. — Comment avez-vous pu trouver le vaisseau après tout ce temps ? Mes Danseurs-Visages… — Le vaisseau est venu sur notre planète de Belluaires, et maintenant nous les tenons. (Le vieil homme sourit, découvrant des dents parfaitement blanches.) Nous sommes sur le point de refermer le piège. La femme s’adossa à la banquette et dit : — Une fois que nous aurons capturé le non-vaisseau et ses passagers, nous posséderons ce qui nous est nécessaire d’après la prophétie mathématique. Toutes nos projections au niveau de la prescience indiquent que le Kwisatz Haderach est à bord. H sera à nos côtés pendant Kralizec. — Nos flottes immenses s’apprêtent à lancer une attaque massive contre les mondes de l’Ancien Empire. Tout sera bientôt terminé. Nous avons attendu si longtemps. Le vieil homme fit de nouveau claquer ses rênes avec un petit air satisfait. Les lèvres ridées de la vieille femme s’étirèrent dans un sourire d’excuse. — Par conséquent, Khrone, votre plan interminable et coûteux est tout simplement devenu inutile. Absolument horrifié, le Danseur-Visage fît deux pas rapides pour rester à hauteur de la charrette. — Mais vous ne pouvez pas faire ça! J’ai déjà réveillé les souvenirs du Baron, et le ghola Paolo est parfaitement à point pour servir nos projets! — Tout cela n’est que spéculation. Nous n’avons plus besoin de lui, répéta le vieil homme. Une fois que nous nous serons emparés du non-vaisseau, nous aurons le Kwisatz Haderach. Comme si elle voulait lui donner un lot de consolation, la vieille femme allongea le bras derrière elle, choisit un melon de paradan et le tendit à Khrone. — Nous avons eu plaisir à travailler avec vous. Tenez, voici un melon. Khrone le prit, l’esprit confus et troublé. L’illusion qui l’entourait se mit à scintiller et à s’estomper, puis disparut, et il se retrouva dans la salle de la tour. Il avait les mains vides, tenant entre ses paumes un melon de paradan inexistant. Il se tenait à l’extrémité du rebord de la haute fenêtre de la tour. Les panneaux de plaz étaient ouverts, et une forte brise venue de la mer lui giflait le visage. Il avait juste à ses pieds une chute vertigineuse, jusqu’aux rochers déchiquetés que la marée n’avait pas encore recouverts. Dix centimètres plus avant, et il irait s’y écraser. Khrone battit des bras et recula en titubant, pour tomber à la renverse sur le sol dallé avec un manque d’élégance embarrassant. Les émissaires augmentés le regardèrent froidement depuis le coin de la pièce où ils étaient rassemblés. Khrone fit tous ses efforts pour rester calme. Il n’adressa même pas la parole aux monstruosités composites, et quitta la pièce d’un air digne. Peu importe ce que pouvaient dire le vieil homme et la vieille femme, il avait bien l’intention de mener ses plans jusqu’au bout. Pour un combattant aguerri, chaque bataille est un banquet. La victoire devrait être savourée comme le vin le plus fin ou le dessert le plus extravagant. La défaite est comme un morceau de viande pourrie. Enseignements des Maîtres d’Escrime de Ginaz. Les soixante vaisseaux de guerre descendirent au cœur de Bandalong, où Hellica devait les attendre. Murbella était sûre que la Matriarche Supérieure avait l’intention de savourer cette confrontation, et de jouer avec celle qu’elle voyait comme une adversaire inférieure. La reine prétendante s’attendait à un comportement typiquement Bene Gesserit de la part de l’Ordre Nouveau - des discussions et des négociations. Elle y voyait un jeu. Mais Murbella n’était pas entièrement Bene Gesserit. Elle réservait une surprise aux Honorées Matriarches. Plusieurs, en fait. Ses vaisseaux tournant au-dessus du Palais étaient nettement inférieurs en nombre aux forces d’Hellica au sol. Les catins s’attendaient à ce que la Mère Commandante se comporte de façon civilisée, avec un protocole diplomatique et des courtoisies d’ambassadrice. Murbella avait déjà décidé que ce serait une perte de temps. Janess, Kiria et les autres Sœurs qui s’étaient infiltrées dans la cité savaient ce qu’elles avaient à faire. Exactement au moment prévu, tandis que les vaisseaux d’escorte de Murbella s’apprêtaient à se poser dans le « piège » de la Matriarche Supérieure, sept des bâtiments principaux de Bandalong explosèrent dans un enfer de flammes. Les ondes de choc firent s’écrouler des murs, et des positions défensives des Honorées Matriarches furent réduites en cendres. Quelques instants plus tard, trois bombes vaporisèrent des dizaines de vaisseaux sur l’aire d’atterrissage de l’astroport. Avant que les catins abasourdies groupées autour du Palais aient pu commencer à tirer sur ses vaisseaux d’escorte, Murbella cria sur le canal de communication : — Walkyries, à l’attaque! Ses vaisseaux déclenchèrent leur bombardement, annihilant toutes les forces de protection autour du siège du pouvoir de la Matriarche Supérieure. Par dure nécessité, Murbella avait décrété que Bandalong pouvait être sacrifiée. Hellica et ses rebelles étaient un brandon de discorde qu’il fallait éteindre. Et c’était tout. Au-dessous, la panique avait gagné les catins qui s’éparpillaient comme des frelons s’échappant d’un nid en feu. C’est alors que depuis l’orbite où elle était en position, le Bashar Wikki Aztin déploya une deuxième vague bien plus puissante de vaisseaux de l’Ordre Nouveau. Le second vaisseau de la Guilde, resté jusque-là invisible, désactiva son non-champ à côté du long-courrier géant d’Edrik. Soudain, deux cents autres vaisseaux d’attaque chargés de Walkyries émergèrent des soutes ouvertes et plongèrent vers le champ de bataille. Jusqu’au moment de sa regrettable oblitération, Richèse avait effectué régulièrement des livraisons d’armes et de vaisseaux de guerre spécialement équipés. Bien que la plus grande partie de l’immense flotte prévue eût été réduite en cendres en même temps que les usines, le Chapitre disposait d’une puissance de feu plus que suffisante pour venir à bout de ce dernier bastion des Honorées Matriarches. Le Bashar Aztin envoya plusieurs vagues de vaisseaux effectuer des frappes chirurgicales sur des cibles stratégiques et des installations clefs identifiées par le commando infiltré. Depuis sa cachette, Janess activa son propre réseau de communication et assura la coordination de ses équipes de sabotage avec les troupes nouvellement débarquées. Tandis que d’autres guerrières de l’Ordre Nouveau se répandaient à travers la cité et dans les terres limitrophes, les Honorées Matriarches tentaient désespérément d’organiser une résistance contre un assaut aussi vaste et déterminé. La Mère Commandante et ses Walkyries se posèrent juste à côté du Palais. Murbella fit placer les vaisseaux de transport de troupes tout autour afin de réaliser un blocus complet. Ses combattantes en uniforme noir débarquèrent en masse et encerclèrent le bâtiment clinquant. Avec un petit sourire de satisfaction, Murbella s’apprêta à aller mer la Matriarche Supérieure. Pas de prisonniers. C’était la seule façon d’en finir. Accompagnée de sa garde personnelle, la Mère Commandante s’engouffra dans l’entrée principale. Des Honorées Matriarches vêtues de justaucorps et de capes écarlates se précipitèrent pour repousser les envahisseurs, mais les Walkyries en vinrent rapidement à bout. À l’intérieur du Palais, le groupe passa devant une fontaine d’où jaillissait un liquide qui avait l’aspect et l’odeur du sang. Des statues d’Honorées Matriarches plongeaient leurs épées dans des représentations de Sœurs du Bene Gesserit; un liquide rouge s’écoulait des plaies des victimes et se déversait dans le bassin de la fontaine. Murbella ignora délibérément cette œuvre grotesque. Sans hésiter un seul instant, la Mère Commandante trouva le chemin de la salle du trône et y pénétra avec son escorte, comme si Tleilax lui appartenait. Malgré la violence innée des Honorées Matriarches, la victoire des Sœurs était une certitude, tant elles étaient largement supérieures en force et en nombre. Mais Murbella restait cependant prudente car elle se souvenait de la Bataille de Jonction, lorsque le Bashar Miles Teg lui-même était tombé dans le piège d’un triomphe trop facile. Elle maintenait son corps et son esprit dans un état de vigilance extrême. Les Honorées Matriarches avaient l’art de transformer une défaite en victoire. C’est une Hellica pleine d’assurance qui les attendait, se pavanant sur son trône comme si elle maîtrisait parfaitement la situation. — C’est si aimable à toi de venir me rendre visite, sorcière. (La reine prétendante portait une tenue rouge, jaune et bleu qui aurait mieux convenu à une artiste de cirque qu’à la dirigeante d’une planète. Son chignon de cheveux blonds était garni de pierres précieuses et d’épingles décoratives acérées.) Tu es courageuse de venir ici. Et stupide. Murbella s’approcha hardiment du trône. — On dirait que ta cité est en flammes, Hellica. Tu aurais dû te joindre à nous contre l’Ennemi qui vient. De toute façon, tu dois mourir. Pourquoi ne pas le faire en luttant contre un véritable adversaire ? Hellica rit aux éclats. — On ne peut pas lutter contre l’Ennemi! C’est pour cela que nous prenons ce que nous voulons et que nous partons ensuite pour d’autres terres fertiles avant que les premières forces n’arrivent. Mais si tes sorcières ont envie de détourner l’attention de l’Ennemi avec des batailles inutiles, nous serons ravies de ce temps gagné qui nous permettra de nous esquiver plus facilement. Murbella n’arrivait pas à comprendre ce qu’Hellica cherchait à accomplir, pourquoi elle avait rassemblé ses rebelles et les avait plongées dans un conflit épuisant dans lequel il ne pouvait y avoir de vainqueur. Les enclaves de résistance violente avaient causé de grands dégâts - Richèse en était le pire exemple - et affaibli l’humanité. Dans quel but ? — Nous étions sur le point de quitter Tleilax, poursuivit Hellica. En ce moment, tu es en travers de mon chemin. (Elle se leva, et prit aussitôt une attitude de combat.) D’un autre côté, si je te tue pour prendre moi-même la direction de l’Ordre Nouveau, nous pourrons rester peut-être encore quelque temps. — À une époque, j’aurais peut-être essayé de te rééduquer. Mais je vois que maintenant, ce serait perdre mon temps. Hellica souhaitait ce conflit. Apparemment, elle ne se faisait aucune illusion sur ses chances de survie, car elle était au courant des combats sanglants qui se déroulaient partout dans Bandalong. Elle avait sans doute voulu qu’il y ait le maximum de victimes, tout simplement. D’autres explosions retentirent dans la ville. Les yeux braqués sur cette femme merveilleusement belle, Murbella l’imagina morte, étendue au pied du dais sur lequel était installé son trône. La vision était si nette qu’elle semblait être un don de prescience. Une technique classique de Maître d’Escrime. Du coin de l’œil, Murbella distingua des ombres vacillantes, des corps qui se déplaçaient furtivement autour de la salle du trône. Des dizaines d’Honorées Matriarches les encerclèrent soudain : une embuscade. Mais ce n’était pas suffisant. Ses propres Walkyries s’étaient attendues à ce piège, qui constituait le dernier combat du désespoir. Parfaitement préparées, elles lancèrent leurs forces supérieures dans la mêlée. Au-dessus du Palais, les groupes d’attaque du Bashar Aztin rugissaient dans le ciel et faisaient trembler le bâtiment tout entier. Murbella se précipita en haut des marches du dais tandis qu’Hellica sautait par-dessus l’un des accoudoirs de son trône. Les deux femmes se percutèrent comme deux astéroïdes en collision, mais Murbella se servit de son élan selon une technique de réorientation des Maîtres d’Escrime, et précipita Hellica au sol. En roulant sur les dalles de pierre, dans un déluge de coups terribles, Murbella et la reine prétendante s’entredéchirèrent. D’un coup d’ongle, la Mère Commandante creusa un long sillon sanglant sur la joue d’Hellica, puis celle-ci frappa le front de Murbella avec le sien, réussissant à l’étourdir juste le temps nécessaire pour pouvoir se libérer de son étreinte. Les deux combattantes se relevèrent d’un bond pour se retrouver face à face, et c’est alors que la Matriarche Supérieure eut recours à des techniques de combat inhabituelles, des améliorations subtiles par rapport à ce dont se souvenait Murbella du temps où elle avait suivi l’entraînement des Honorées Matriarches. Ainsi donc, Hellica avait appris, ou changé. Murbella réagit en modifiant son propre rythme et en cherchant le bon moment pour frapper, mais son adversaire se déplaça avec une rapidité inattendue, trop vite pour que Murbella puisse esquiver. Un coup puissant et douloureux vint frapper sa cuisse gauche, mais la Mère Commandante ne tomba pas à terre. Elle bloqua aussitôt ses récepteurs nerveux, atténuant ainsi la douleur dans sa cuisse, et se jeta de nouveau dans le combat. Une Honorée Matriarche se battait généralement avec une violence impulsive, comptant sur sa seule puissance et sa rapidité; Murbella possédait elle aussi ces qualités, combinées avec la subtilité de l’art ancien des Maîtres d’Escrime et les qualités propres aux Bene Gesserit. Une fois que Murbella eut repositionné son esprit et son approche, la Matriarche Supérieure n’avait plus aucune chance. En imaginant ce qu’elle-même pourrait avoir comme riposte inattendue, Murbella prépara mentalement une série de coups et de parades pour les quelques secondes suivantes. Le fait qu’il n’y ait pas de logique apparente dans le style de combat d’Hellica constituait une logique en soi, si l’on se plaçait d’un point de vue plus général. Murbella n’avait pas besoin d’épée - n’avait besoin d’aucune arme, en fait. Son seul corps suffisait. Malgré le tourbillon de mouvements de la Matriarche Supérieure, ses parades, ses coups de poing et ses coups de pied, Murbella perçut une ligne de vulnérabilité directe - et agit aussitôt. Au moment même où elle l’avait envisagée, son attaque n’était déjà plus qu’un souvenir. L’action était terminée avec succès alors même qu’elle l’entreprenait. Avec la puissance d’un marteau-pilon, son pied droit vint s’enfoncer sous la cage thoracique d’Hellica et lui écrasa le cœur. Hellica écarquilla les yeux et ouvrit la bouche pour lancer une malédiction, mais les mots ne franchirent pas ses lèvres. Elle s’écroula au sol, au pied du dais, exactement comme l’avait pressenti Murbella quelques instants auparavant. En haletant, la Mère Commandante se retourna pour regarder les quelques Honorées Matriarches encore engagées dans le combat avec les Walkyries. De nombreux corps vêtus de collants multicolores gisaient sur les dalles, aux côtés de cadavres de Sœurs beaucoup moins nombreux. — Arrêtez! Je suis maintenant votre Matriarche Supérieure! — Nous n’obéissons pas aux sorcières », répliqua sèchement l’une des femmes en essuyant le sang qui coulait de sa bouche, prête à poursuivre le combat. « Nous ne sommes pas stupides. » Du coin de l’œil, Murbella vit que le corps de la Matriarche Supérieure était en train de changer. Elle se tourna vers sa victime juste à temps pour assister à l’incroyable transformation. Le visage Hellica se détendit et devint gris clair; ses yeux s’enfoncèrent, ses cheveux se dénouèrent et changèrent de teinte. La chose qui avait été la reine prétendante gisait dans ses vêtements bariolés. Un nez camus, une petite bouche, des yeux comme des boutons noirs. Les pensées se bousculèrent dans la tête de Murbella, et elle profita de ce moment d’étonnement et d’incrédulité. — Vous n’aviez pas de scrupules à obéir à un Danseur-Visage ? Qui est-ce qui a l’air stupide, maintenant ? Combien d’entre vous sont des Danseurs-Visages ? Tout en combattant les Walkyries, les Honorées Matriarches survivantes aperçurent la créature au visage inexpressif qui avait été Hellica. D’autres catins cessèrent le combat, avec un regard horrifié. — Matriarche Supérieure! — Elle n’est pas humaine! — Regardez bien votre chef, leur ordonna Murbella en s’avançant fièrement vers elles. Vous avez obéi aux ordres d’un Danseur-Visage infiltré parmi vous. Vous avez été trompées et trahies! Une seule des Honorées Matriarches continua de se battre farouchement. Les Walkyries la tuèrent rapidement, et Murbella ne fut pas surprise de voir le cadavre se transformer en Danseur-Visage. Ici, comme sur Gammu - jusqu’où avait pu aller cette infiltration insidieuse ? Les actes de provocation Hellica avaient servi les intérêts des Danseurs-Visages plutôt que ceux des catins. Était-ce un complot tramé par les Tleilaxu Égarés, ou l’affaire allait-elle encore plus loin ? Pour le compte de qui les changeurs de forme se battaient-ils ? Constituaient-ils déjà une avant-garde de l’Ennemi envoyée dans l’Ancien Empire pour en recenser les failles, et affaiblir la cible ? Toutes ces enclaves rebelles, toutes ces dissensions et ces violences qui avaient épuisé les ressources de l’Ordre Nouveau… pouvait-il s’agir d’un plan visant à affaiblir les défenses de l’humanité ? Dresser les uns contre les autres, provoquer la mort de guerriers pour les rendre plus vulnérables afin que l’Ennemi puisse terminer le travail plus facilement lorsqu’il arriverait ? Maintenant que la grande bataille dans la ville était terminée, d’autres Walkyries affluaient dans la salle du trône, renforçant leur contrôle du Palais. Dans Bandalong, les dernières fidèles d’Hellica se battaient jusqu’à la mort, tandis que le long-courrier de la Guilde restait en orbite stationnaire, observant la mêlée en toute sécurité. Janess était à la tête de ces nouvelles troupes, l’air épuisée mais le regard brillant. — Mère Commandante, le Palais est à nous. L’ennemi de votre ennemi n’est pas forcément votre ami. Il vous hait peut-être autant que ses autres rivaux. Corollaire stratégique de Hawat. Maintenant que la chasse meurtrière était terminée et les cinq Honorées Matriarches mortes, Sheeana et Teg descendirent les marches en bois de leur tour d’observation. L’expérience avait été grisante, mais également troublante. Sheeana sentait que le jeune Bashar à son côté était agité de questions, d’extrapolations et de soupçons, mais qu’il ne pouvait pas les exprimer tout haut de peur que les gardes ne l’entendent. Les Belluaires étaient en train de regrouper leurs Futars dans la clairière jonchée de feuilles, là où la dernière Honorée Matriarche avait été déchiquetée sous leurs yeux. Hrrm et le Futar rayé de noir s’étaient disputé la dernière des terribles catins, et l’avaient abattue ensemble. Le combat avait été vertigineux, les deux Futars tournant autour de la femme en lui lançant des coups de griffes, tout en esquivant ses pieds et ses poings. Alors qu’elle sautait en décochant un coup de pied, Hrrm avait réussi à lui crocheter la cheville avec ses griffes, comme un poisson au bout d’un hameçon, et l’avait projetée à terre. Strie Noire s’était aussitôt précipité pour lui déchirer la gorge. Des gouttes de sang écarlate avaient aspergé le tapis de feuilles dorées. Sheeana et Teg s’éloignèrent de la tour pour rejoindre les Futars, et les observèrent avec une fascination prudente et glacée. Hrrm reconnut Sheeana et lui fit un grand sourire barbouillé de sang, comme s’il s’attendait à ce qu’elle lui caresse la nuque. Elle sentit son besoin d’être félicité, et pendant des années elle avait été la seule à pouvoir le faire. Bien que les Belluaires - les véritables maîtres - fussent maintenant ici, dans la forêt, elle lui dit: — Excellent travail, Hrrm. Je suis fière de toi. Un ronronnement puissant se fit entendre du fond de sa gorge. Puis il replongea son mufle dans la chair pâle de l’Honorée Matriarche et en arracha une autre bouchée. Sheeana n’avait pas repéré les trois autres Futars du non-vaisseau, mais elle savait qu’ils s’étaient également joints à la chasse. Quatre des indigènes efflanqués, parmi lesquels se trouvait le Chef Belluaire, observaient également la scène macabre, apparemment satisfaits de la performance de leurs créatures. Orak Tho dit : — Vous connaissez maintenant nos véritables sentiments à l’égard des Honorées Matriarches. — Nous n’en avons jamais douté, dit Sheeana. Mais un autre Ennemi approche - un ennemi que ces catins ont provoqué. Cet Ennemi-là est bien pire. — Pire ? Comment pouvez-vous le savoir ? répliqua le Chef Belluaire. Et s’il n’y avait rien à craindre de cet autre Ennemi ? Vous avez peut-être mal compris. Sheeana remarqua que les autres Belluaires se rapprochaient discrètement d’eux. Teg l’avait également remarqué, mais n’affichait aucune réaction. Debout au milieu des restes sanglants de la chasse, Orak Tho les surprit en changeant de sujet. — Et maintenant que nous vous avons prouvé notre bonne foi, j’aimerais pouvoir visiter votre non-vaisseau. J’emmènerai un petit groupe de Belluaires avec moi pour le voir. Teg fit un signe discret à Sheeana pour lui recommander la prudence. — C’est effectivement une chose que nous pourrions envisager, dit-elle, mais nous devons d’abord en discuter avec nos compagnons. Nous avons beaucoup à leur dire sur votre gracieuse hospitalité et tout ce que vous nous avez montré. — Nous avons nos propres vaisseaux », dit le Chef Belluaire, et il se tourna comme si la décision était déjà prise. Teg et Sheeana échangèrent un regard. Leurs propres vaisseaux ? Les Belluaires avaient déjà parlé de capteurs suffisamment élaborés pour détecter l’Ithaque en orbite. Cette civilisation semblait bien plus développée sur le plan technologique qu’elle n’en avait l’air. L’odeur des Belluaires, celle métallique du sang répandu et les effluves musqués des Futars se répandaient dans l’air de la forêt en formant un mélange troublant. Sheeana perçut également l’odeur subtile et familière d’une tension inexpliquée. À côté du cadavre à moitié dévoré de l’Honorée Matriarche, Hrrm et Strie Noire relevèrent la tête, sentant qu’il se passait quelque chose d’anormal. Les deux Futars se mirent à gronder sourdement. Sheeana interrompit le Chef : — Le Rabbi et Thufir Hawat doivent-ils bientôt nous rejoindre ? Comme s’il n’avait pas entendu la question, Orak Tho poursuivit : — Je vais faire signe à mon peuple. Je suis certain que vos compagnons seraient d’accord. Nous allons procéder aussi efficacement que possible. Les Belluaires autour d’eux se raidirent. Leurs mouvements étaient discrets et subtils, mais Sheeana vit qu’ils se mettaient lentement en position de combat, les coudes écartés, prêts à bondir. Ils vont attaquer! — Miles! cria-t-elle. Le jeune Bashar réagit instantanément, avec un coup si rapide qu’il fut impossible de distinguer son geste. Sheeana se baissa et repoussa un autre Belluaire d’un coup de paume au visage, puis elle se jeta de côté tandis que les autres se ruaient sur eux. Teg frappa un autre Belluaire en pleine poitrine, suffisamment fort pour faire craquer les os et arrêter instantanément le cœur - une technique du Bene Gesserit très ancienne et mortelle. Sheeana saisit l’avant-bras d’un Belluaire et le tordit dans l’autre sens, brisant l’os juste au-dessus du coude. D’autres Belluaires surgirent des fourrés comme autant de prédateurs. Les indigènes se battaient avec la nette intention de mer, sans même demander à Sheeana et à Teg de se rendre. Mais que vont-ils faire une fois qu’ils nous auront tués ? Comment vont-ils pouvoir monter à bord du non-vaisseau, si c’est cela qu’ils veulent ? Bien qu’ils ne fussent que deux, Sheeana et Teg arrivaient à résister à cette attaque concertée, mais de justesse. Dans un tourbillon de muscles et de griffes, Hrrm passa à l’action, s’attaquant non pas à elle ou au Bashar, mais au Chef Belluaire. Pris par surprise, Orak Tho ouvrit grand sa large bouche et aboya un ordre rauque et guttural, mais Hrrm ne s’arrêta pas. Le Futar avait perdu son conditionnement. Hrrm projeta le Belluaire à terre en grondant : « Sheeana! » Dans une frénésie instinctive, ses mâchoires se refermèrent sur la gorge d’Orak Tho, et dans un brusque mouvement de côté, lui brisèrent sa longue nuque. Hrrm, qui ignorait tout de la politique ou des alliances, entreprit de combattre l’autre homme-animal et de défendre Sheeana contre les Belluaires. C’était pour elle qu’il se battait. Tout se passa en quelques secondes. Alors que le Futar se relevait de la proie qu’il venait de tuer, Orak Tho se transforma. Sa chair morte se remodela pour prendre les traits inhumains d’un Danseur-Visage. L’autre Belluaire que Teg venait de tuer se modifia également. Des Danseurs-Visages! Dans le passé, Sheeana avait toujours compté sur sa faculté de reconnaître les changeurs de forme à leurs phéromones distinctives, mais les nouveaux Danseurs-Visages étaient beaucoup plus élaborés, et souvent indétectables même par des Bene Gesserit. Elle le savait déjà avant de quitter Chapitre. Les morceaux cliquèrent en place comme sur un boulier. Si ces Belluaires étaient des Danseurs-Visages de la nouvelle génération, alors ce n’étaient pas du tout des alliés, mais des ennemis. Ce n’était pas parce que les Belluaires et les Bene Gesserit haïssaient tous deux les Honorées Matriarches qu’ils partageaient pour autant une cause commune. En rugissant, le Futar rayé de noir bondit pour attaquer son traître de congénère, Hrrm. Les deux Futars roulèrent à terre et se débattirent en grondant, à grands coups de griffes et de crocs. Sheeana ne pouvait rien faire pour aider Hrrm, et elle se tourna pour affronter d’autres menaces. Plusieurs des hommes masqués reprirent leur aspect de Danseurs-Visages, sans plus se soucier de maintenir leur déguisement. Tous les Belluaires étaient apparemment des changeurs de forme. Orak Tho voulait monter à bord du non-vaisseau, et la raison en était maintenant évidente : les Belluaires avaient l’intention de s’emparer de l’Ithaque. Pour le compte de l’Ennemi! L’Ennemi cherchait depuis toujours à capturer le non-vaisseau. C’était pour cela que le Chef Belluaire avait été si désireux de les tuer maintenant : des Danseurs-Visages pouvaient facilement se substituer à Sheeana et à Teg, en prenant non seulement leur apparence, mais également leur mémoire et leur empreinte personnelle. Les Danseurs-Visages pouvaient accomplir de l’intérieur ce que les chasseurs avaient été incapables de faire à distance. Il fallait qu’elle prévienne Duncan! Sheeana frappa un autre Belluaire, le repoussant contre ses camarades. Tandis que Teg combattait à son côté, ses facultés de Mentat avaient analysé les mêmes données, et Sheeana était sûre qu’il était arrivé aux mêmes conclusions. — Tout est lié : le vieil homme et la vieille femme, le filet, les Belluaires, les Danseurs-Visages. Il faut partir d’ici - au moins l’un de nous deux doit survivre! Sheeana prit conscience d’une autre terrible vérité. — Thufir et le Rabbi sont probablement morts. C’est pour cela que les Belluaires nous ont séparés. Pour nous diviser et nous mer. Deux autres Futars en chasse apparurent à la lisière de la forêt de trembles et bondirent pour se joindre à la mêlée, s’attaquant instinctivement à Hrrm qui s’était retourné contre eux. Il était inconcevable qu’un Futar ait pu s’attaquer à un Belluaire! Sheeana ne voyait pas comment le Bashar et elle pourraient vaincre tous les adversaires en face d’eux. Hrrm continuait de se battre, mais il ne pourrait plus tenir très longtemps. Il surgit de la mêlée, saisit le cou de Strie Noire et enfonça ses crocs dans sa gorge, lui arrachant le larynx en un morceau de chair fibreuse et sanglante. Alors même que sa vie s’en allait avec son sang jaillissant, le Futar rayé continua de faire claquer dans le vide ses crocs acérés. Puis Hrrm fut submergé sous l’assaut des nouveaux arrivants, en une masse grondante de griffes et de fourrure lacérée. Dans quelques instants, les Futars se tourneraient contre Teg et elle. — Miles! Sheeana frappa un Belluaire en pleine figure, et il s’écroula au sol. A côté d’elle, Teg devint tout à coup une tache floue, se déplaçant à une telle vitesse qu’elle n’arrivait plus à suivre ses mouvements. C’était comme si une brise s’était levée au milieu des trembles. Tous les Belluaires qui les encerclaient tombèrent l’un après l’autre comme des arbres qu’on abat. Sheeana eut à peine le temps de cligner des yeux. Teg réapparut à son côté, essayant de reprendre son souffle, l’air complètement épuisé. — Viens avec moi. Retournons à la navette. Vite! Les questions qu’elle se posait sur lui pouvaient attendre. Elle le suivit en courant. Hrrm avait payé très cher pour lui donner le temps de s’échapper, et elle ne voulait pas que son sacrifice ait été inutile. Ils entendirent derrière eux le bruit de la course d’autres Futars faisant craquer les feuilles mortes et les brindilles sous leurs mains et leurs pieds. Est-ce que les trois autres Futars du non-vaisseau viendraient à son aide, comme l’avait fait Hrrm ? Elle ne pouvait pas y compter. Elle avait vu les hommes-animaux venir à bout d’Honorées Matriarches rompues au combat, et elle ne donnait pas cher de ses chances si elle devait en affronter autant. Il ne faisait aucun doute que d’autres Belluaires les attendraient devant les tours en bois. Certains devaient déjà avoir encerclé la navette. Jusqu’à quel point le plan d’Orak Tho avait-il été coordonné ? Les Belluaires étaient-ils tous des Danseurs-Visages, ou avaient-ils simplement été infiltrés ? Sheeana et Tag passèrent en courant devant le groupement principal des Belluaires. D’autres hommes masqués sortaient des tours cylindriques, lents à réagir à cette nouvelle situation, mais tous se rapprochaient de façon menaçante. Devant eux, dans la clairière, leur petit appareil les attendait. Comme elle l’avait craint, deux grands Belluaires se tenaient devant l’écoutille d’accès, armés de puissants aiguillons vibreurs. Sheeana se prépara à les affronter dans un dernier combat mortel. Teg redevint flou et se précipita vers la navette comme une balle de fusil, à une vitesse dépassant les capacités humaines. Les deux gardes se retournèrent, mais il était trop tard. Les coups de Teg les abattirent comme la foudre. Les Belluaires furent projetés sur le côté comme par une force invisible. Sheeana courut de toutes ses forces pour le rejoindre, les poumons en feu. Le Bashar ralentit suffisamment pour redevenir visible et repoussa les aiguillons au loin d’un coup de pied. En titubant d’épuisement, il composa le code d’accès sur le panneau de la porte. Les systèmes hydrauliques se mirent à bourdonner, et la lourde porte commença à coulisser sur le côté. — Monte, vite! (Il avait la respiration haletante.) Nous devons décoller. Sheeana n’avait jamais vu un être humain aussi complètement épuisé. La peau de Teg était devenue grise, et l’on aurait dit qu’il allait s’effondrer d’un instant à l’autre. Elle le prit par le bras, craignant qu’il ne soit pas en état de piloter la navette. Il va peut-être falloir que je le fasse moi-même. Une horde de Belluaires surgit des tours, tous armés de grands bâtons et d’aiguillons. Maintenant qu’ils n’avaient plus rien à cacher, la plupart d’entre eux avaient repris leur aspect de Danseurs-Visages, avec un nez camus. Sheeana craignait que certains ne soient armés de lanceurs de projectiles ou d’étourdisseurs à distance. Un cri retentit. Deux personnes surgirent de la forêt en courant de toutes leurs forces, avec derrière elles des bruits de poursuite. Sheeana poussa Teg à l’intérieur du vaisseau et attendit un instant devant la porte, d’où elle vit Thufir Hawat et le Rabbi qui se précipitaient vers elle à toutes jambes. D’autres Belluaires étaient sur leurs talons, et elle entendit le bruit de Futars courant dans les taillis. Thufir et le Rabbi avaient tous deux le visage empourpré, et n’avaient que quelques secondes d’avance sur leurs poursuivants. Le jeune homme attrapa le Rabbi par le col et le traîna derrière lui. Elle ne pensait pas qu’ils puissent rejoindre la navette à temps. Finalement, avec un altruisme déterminé, Thufir poussa le vieil homme vers la navette tandis que lui-même se retournait pour affronter seul les Belluaires. Les poings serrés, il s’élança vers son poursuivant le plus proche qui avait été surpris par cette brusque volte-face. Un coup sec à l’abdomen et une manchette à la gorge firent vaciller le Belluaire, qui s’écroula à terre. Le comportement héroïque de Thufir avait permis au Rabbi de s’éloigner aussi vite qu’il le pouvait. Tout essoufflé, mais sans perdre un instant, Thufir reprit sa course et rejoignit le vieil homme au moment où il atteignait presque la navette dans la clairière. A l’instant même où le premier Futar arrivait en bondissant, un autre homme-animal se précipita par le côté et vint percuter le vaisseau. Les deux créatures roulèrent ensemble à terre, en se battant à grands coups de griffes. Un des Futars de Hrrm! Cette intervention fit gagner de précieuses secondes à Sheeana et ses compagnons. Elle saisit l’un des aiguillons des gardes abattus. . — Courez! Courez! (Elle cria par-dessus son épaule :) Miles, démarre les moteurs! Dans un dernier afflux d’adrénaline, Thufir et le Rabbi atteignirent enfin l’appareil. — Les Danseurs-Visages, dit Thufir en haletant. Nous avons vu… — Je sais! Montez dans la navette. Les moteurs commencèrent à gronder. Dieu sait comment, Teg avait trouvé la force nécessaire pour se hisser dans le siège du pilote. Les pieds solidement plantés dans l’herbe de la clairière, Sheeana abattit le premier Belluaire d’un coup d’aiguillon, et un deuxième d’un grand revers de son arme sur le côté du crâne. Le vieux Rabbi se hissa péniblement à bord de la navette, suivi de près par le jeune ghola. Trois autres Futars surgirent de la forêt avec un autre groupe de Belluaires. Sheeana se jeta par l’ouverture de la navette et manipula fébrilement les commandes de la rampe. Elle rentra ses pieds juste à temps pour éviter d’être écrasée par la lourde porte qui se refermait. On entendit le bruit sourd d’un Futar qui se jetait contre l’appareil. — Décolle, Miles! (Elle s’effondra sur le pont.) Décolle! Thufir Hawat était déjà installé dans le siège du copilote. A côté de lui, le Bashar semblait sur le point de s’évanouir, et Thufir s’apprêtait à prendre lui-même les commandes de l’appareil quand Teg lui écarta les mains. — Laisse, je m’en occupe. La navette s’éleva au-dessus des arbres et accéléra vers le ciel. Le cœur battant à tout rompre, Sheeana regarda le Rabbi étendu sur le sol à côté d’elle. Son visage ruisselait de larmes, il était rouge de fatigue, et elle craignit un instant qu’il ne meure d’une crise cardiaque alors même qu’il venait de réussir à rejoindre la navette. Puis elle se souvint de ce qu’Orak Tho avait dit. Les Belluaires avaient leurs propres vaisseaux, et allaient certainement se lancer à leur poursuite. — Dépêche-toi. Sa voix n’était guère plus qu’un murmure rauque, mais Teg sembla l’entendre. Une poussée d’accélération verticale plaqua Sheeana au sol. Les extrémistes ne sont à craindre que si vous essayez de les supprimer. Vous devez leur prouver que vous êtes prêt à utiliser le meilleur de ce qu’ils proposent. Leto Atréides H, le Tyran. Complètement abasourdi et tremblant de tous ses membres, Uxtal n’arrivait pas à comprendre ce qu’Ingva lui avait fait. À l’aide de pouvoirs inconcevables et irrésistibles, cette harpie l’avait essoré comme une vieille serpillière, le laissant épuisé et frissonnant, à peine capable de respirer, de marcher ou même de penser. Comment une telle chose était-elle possible ? Remarquant à peine les vaisseaux de combat qui s’approchaient de Bandalong, il réussit à retourner à son laboratoire en titubant. Ingva le terrorisait beaucoup plus que des bombardements ou des envahisseurs. En même temps, il était incapable de chasser les sensations de son esprit, le plaisir qu’elle lui avait infligé. Il en avait la nausée, et se sentait souillé par ce souvenir ineffaçable. Uxtal haïssait cette planète, cette cité, ces femmes - et il ne supportait pas l’idée de se sentir aussi totalement impuissant. Pendant des années, son plus grand talent avait été celui d’un funambule sur une corde raide, constamment préoccupé de ce qui pourrait lui arriver s’il ne conservait pas son équilibre et sa vigilance. Mais après son coït atroce avec Ingva, c’est tout juste s’il arrivait à se retenir de s’effondrer au moment même où il avait besoin de toutes ses facultés mentales. C’est alors que l’attaque massive avait commencé à travers la ville, les explosions dans les centres stratégiques, le siège du Palais, et l’apparition soudaine dans le ciel de vaisseaux de guerre du Bene Gesserit. Des charges explosives dissimulées avaient déjà détruit quelques murs dans son grand complexe de laboratoires. Des saboteurs et des espions infiltrés avaient dû venir ici en reconnaissance, et avaient repéré que son laboratoire avait de l’importance pour les Honorées Matriarches. D’un pas chancelant, il retourna dans le laboratoire principal et respira profondément les odeurs de produits chimiques autour des cuves axlotl toutes fraîches. D remarqua également une odeur acide de cannelle provenant de ses premiers essais de fabrication ratés, qu’il avait entrepris ces derniers jours sur les conseils de Waff - qui était toujours terrorisé. Pour l’instant, Uxtal tenait le Maître du Tleilax enfermé dans ses appartements. Uxtal n’avait qu’une idée en tête : survivre. Il savait au fond de lui-même que malgré tous les efforts de Waff, le procédé était défectueux. En fait, le vieux Maître ressuscité ne se souvenait pas suffisamment des détails. La méthode qu’il avait suggérée aurait pu constituer un bon point de départ, mais n’avait que peu de chances d’aboutir au résultat escompté. Peut-être qu’à eux deux, ils auraient pu redécouvrir le procédé. Mais pas pendant que Bandalong subissait une attaque. Mais si un long-courrier de la Guilde était là-haut en orbite, peut-être le Navigateur Edrik pourrait-il le sauver! La Guilde voudrait certainement récupérer le ghola Waff qu’ils l’avaient encouragé à créer - et le récupérer lui aussi. Le Navigateur devait les sauver tous les deux. Uxtal entendit des voix fortes et un bourdonnement de machines par-dessus les détonations caractéristiques de canons et d’armes à feu. Quelqu’un cria : — Nous sommes attaquées! Matriarches et mâles, venez nous défendre! Le reste des paroles fut noyé par le bruit d’armes automatiques, de lance-projectiles et d’étourdisseurs à pulsion. Uxtal s’immobilisa soudain, en entendant autre chose. La voix d’Ingva. Ses muscles se crispèrent instinctivement, et Uxtal sentit ses jambes le porter malgré lui vers la source de la voix. Sexuellement hé à l’horrible femme, il éprouvait une obligation irrésistible de la défendre, de la protéger des menaces extérieures. Mais il n’avait pas d’arme, et aucune connaissance des techniques de combat. Il ramassa un bout de tuyau métallique dans une pile de débris près d’un mur effondré, et courut vers les bruits de bataille, à peine capable d’une pensée cohérente. Uxtal vit au moins vingt Honorées Matriarches aux prises avec un groupe plus important de femmes vêtues de justaucorps noirs hérissés de pointes. Les envahisseuses savaient se battre aussi bien avec leurs dagues et leurs lance-projectiles qu’à mains nues. Les Walkyries de l’Ordre Nouveau! En brandissant son tuyau, Uxtal se jeta dans la mêlée en sautant par-dessus les corps ensanglantés des Honorées Matriarches. Mais les sorcières vêtues de noir le poussèrent brutalement de côté, comme si elles considéraient qu’il ne valait même pas la peine d’être tué. Grâce à leurs techniques de combat supérieures, les Walkyries dominaient facilement les Honorées Matriarches. L’une des femmes s’écria : — Cessez de vous battre! La Matriarche Supérieure est morte! Venue du Palais en courant, une Honorée Matriarche épouvantée leur dit : — Hellica était un Danseur-Visage! On nous a trompées! Uxtal se releva péniblement, abasourdi par cette révélation. Khrone l’avait contraint à travailler à Bandalong, mais le petit Tleilaxu Égaré n’avait jamais compris pourquoi les Honorées Matriarches acceptaient de coopérer avec ces étranges Danseurs-Visages. Mais bien sûr, si la Matriarche Supérieure avait été elle-même un changeur de forme… Il faillit trébucher sur une femme gémissante qui gisait à terre. Elle avait été poignardée, mais elle réussit à s’agripper à lui. — Aide-moi! (Sa voix était comme une corde pincée qui le contrôlait. C’était Ingva. Ses yeux orange brillaient d’angoisse. Sa voix grinçante était teintée d’une rage insistante qui l’emportait sur la souffrance.) Aide-moi! Tout de suite! Du sang s’écoulait de son flanc, et à chaque respiration sifflante, la plaie s’écartait et se refermait comme une bouche. Il la revit au-dessus de lui, le violant avec une habileté contre nature capable même d’attirer un eunuque dans son piège sexuel. Elle lui agrippait la jambe, mais ce n’était pas une caresse. Des explosions continuaient de retentir dans les rues aux alentours. Ingva essaya de l’invectiver, mais elle était incapable d’articuler les mots. — Vous souffrez beaucoup. — Oui! (Dans son regard angoissé, on pouvait lire qu’elle le trouvait particulièrement stupide.) Dépêche-toi! C’était tout ce qu’il avait besoin d’entendre. Il ne pouvait pas la soigner, mais il pouvait mettre fin à ses souffrances. C’était ainsi qu’il pouvait l’aider. Uxtal n’était pas un guerrier, il n’avait pas été formé aux techniques de combat; son corps était frêle, et ces femmes violentes pouvaient facilement se débarrasser de lui. Mais quand il donna un grand coup de talon, de toutes ses forces, sur la gorge de cette femme qu’il haïssait tant, il constata qu’il était parfaitement capable de lui briser la nuque. Maintenant que le terrible lien d’asservissement était rompu, il ressentit une impression bizarre au creux de l’estomac, et se rendit compte qu’il disposait à présent d’une certaine liberté. Plus qu’il n’en avait eu ces seize dernières années. Les Honorées Matriarches de Tleilax étaient manifestement en train de perdre cette bataille - et de façon terrible. H aperçut alors dans le ciel deux autres vaisseaux qui descendaient vers les laboratoires, des vaisseaux différents de ceux des sorcières. Il reconnut le cartouche de la Guilde sur leurs flancs. Des vaisseaux de la Guilde se posant en catimini au milieu de la mêlée! Ils venaient certainement pour le sauver, de même que le ghola Waff qui était resté dans ses appartements. Il fallait qu’il se rende là où Edrik pourrait le trouver. D’autres explosions vinrent marteler le côté du bâtiment du laboratoire principal. Puis une colonne de flammes s’éleva dans le ciel quand une bombe fit sauter la section d’entrepôt où étaient détenus les nombreux gholas plus jeunes. Tous les autres candidats potentiels disparurent dans le feu et la fumée, réduits de nouveau à des amas de matériau cellulaire. Uxtal observa cette perte en fronçant les sourcils de déception, puis se précipita vers un abri. De toute façon, ces gholas de rechange n’avaient plus leur utilité. Les deux vaisseaux de la Guilde s’étaient déjà posés près du laboratoire à moitié détruit, et avaient discrètement débarqué un groupe de recherche. Mais Uxtal ne pouvait pas les rejoindre. Un autre appareil de l’Ordre Nouveau volait à basse altitude, en quête de cibles. Il aperçut une troupe de sorcières courant dans les rues, à la recherche d’Honorées Matriarches; il ne pourrait jamais réussir à les éviter. Pour l’instant, il n’avait qu’à se cacher et laisser passer la bataille. Peu lui importait laquelle des factions allait gagner, ou même qu’elles s’entretuent. Il était sur Tleilax. Il était chez lui. Maintenant que l’attention des combattants se portait ailleurs, Uxtal s’éloigna furtivement, rampa sous une clôture et courut à travers un champ labouré et boueux jusqu’à la ferme voisine où étaient élevées les lumaces. Personne n’éprouverait le moindre intérêt pour un fermier crasseux de basse caste comme Gaxhar. Là, il serait en sécurité et exigerait du vieil homme qu’il lui donne asile! Impatient de se mettre à l’abri, Uxtal atteignit une section d’enclos de l’autre côté de la ferme, là où étaient élevées les plus grosses lumaces. Jetant un coup d’œil derrière lui, en direction de son laboratoire en flammes, il aperçut un groupe de Walkyries en uniforme noir qui traversaient rapidement le champ. C’était bien sa veine… elles seraient bientôt ici, il en était sûr. Qu’est-ce qu’elles pouvaient bien avoir à faire avec un éleveur de lumaces ? D’autres guerrières étaient en train de fouiller les bâtiments voisins, à la recherche d’Honorées Matriarches qui auraient pu se cacher pour préparer une embuscade. Est-ce qu’elles l’avaient repéré ? Uxtal s’accroupit aussitôt pour passer inaperçu et se glissa dans un enclos boueux inoccupé, séparé par une barrière de celui où se tenaient les grosses lumaces. Une mangeoire était posée sur des blocs de pierre, ménageant un petit espace au-dessous. Uxtal se faufila dans ce réduit étroit où les femelles dominatrices - quelle que soit leur faction - ne pourraient pas le voir. Troublées par sa présence, les lumaces commencèrent à s’agiter en labourant la boue et en poussant d’étranges petits couinements de l’autre côté de la barrière. Uxtal se mit à ramper vers le bâtiment. La puanteur et les immondices lui soulevaient le cœur. — C’est presque l’heure de les nourrir, fit une voix. Uxtal se contorsionna pour voir à travers l’interstice sous la mangeoire et aperçut le vieil éleveur de lumaces debout devant la clôture, qui l’observait à travers les lattes. Le fermier se mit à jeter des morceaux sanglants de viande crue - encore des débris humains - dans l’enclos vide. Quelques-uns tombèrent très près d’Uxtal, qui les repoussa. — Arrête donc, imbécile! J’essaie de me cacher. Ne me fais pas repérer! — Vous avez du sang sur vous, maintenant, dit Gaxhar d’une voix effrayante de calme. Ça pourrait bien les attirer. Le fermier leva tranquillement la barrière pour laisser entrer les lumaces affamées. Il y en avait cinq : un chiffre de mauvais augure. Les créatures étaient de grosses masses de chair molle couverte d’un épais mucus, et dont la partie inférieure était garnie de petites bouches capables de réduire n’importe quelle matière organique en bouillie digeste. Uxtal s’écarta en rampant. — Sors-moi de là! Je te l’ordonne! La plus grosse des lumaces se glissa dans l’espace où le Tleilaxu Egaré se retrouvait coincé, et s’abattit sur lui. D’autres lumaces s’approchèrent en se bousculant pour atteindre la viande fraîche. Leurs grognements couvrirent facilement les cris du petit homme. — Je préférais l’époque où tous les Maîtres étaient morts, marmonna Gaxhar. L’éleveur de lumaces entendit des coups de feu et des explosions au loin. La cité de Bandalong était déjà un enfer de flammes, mais la bataille ne se rapprochait pas de sa ferme. Les humbles travailleurs de basse caste dans les taudis avoisinants n’intéressaient personne. Plus tard, quand ses lumaces eurent fini de manger, Gaxhar tua le plus gros et le meilleur des animaux, celui qu’il avait élevé avec un soin tout particulier. Ce soir-là, tandis que les derniers bruits de la bataille grondaient dans le lointain, il invita chez lui quelques amis du village, pour un festin. — Plus besoin de garder une viande aussi excellente pour des gens qui ne la méritent pas, leur dit-il. Il avait fabriqué une table et une chaise avec des caisses et des planches. Ses invités étaient assis par terre. Dans ce décor Spartiate, les Tleilaxu de basse caste mangèrent jusqu’à en avoir mal au ventre… et puis ils mangèrent encore plus. L’amour est l’une des forces les plus dangereuses de l’univers. L’amour nous affaiblit, tout en nous faisant croire que c’est une bonne chose. Mère Supérieure Aima Mavis Taraza. Murbella. Il était censé surveiller le non-vaisseau. Il le savait bien. Mais son nom, sa présence, son parfum, son emprise envoûtante n’avaient cessé de se renforcer depuis qu’il avait commencé à envisager la possibilité de ramener Murbella à lui sous forme de ghola. C’était réalisable; il le savait. Pour lui, l’appel du cœur ne s’était pas entièrement arrêté pendant ces dix-neuf années depuis qu’il avait rompu le lien avec elle. C’était comme si elle l’avait attrapé dans un filet aussi mortel que le filet intangible du couple de vieillards. Tout était trop calme pendant son long et ennuyeux tour de garde sur la passerelle de navigation, et cela lui laissait trop de temps pour penser à elle et ressasser son obsession. Il avait maintenant l’intention de faire quelque chose pour résoudre le problème. Il rejeta son jugement rationnel qui lui disait que sa solution était mauvaise et dangereuse, et passa à l’action. Laissant de nouveau la passerelle sans surveillance, il alla chercher les effets personnels de Murbella dans le casier anentropique et se rendit dans les appartements de Maître Scytale. Le Tleilaxu au teint grisâtre ouvrit la porte et prit un air soupçonneux en voyant Duncan les bras chargés de vêtements. Derrière lui, la pièce faiblement éclairée était remplie d’arômes exotiques d’encens ou de drogues, et Duncan aperçut la jeune copie de Scytale. Le garçon ouvrait de grands yeux, semblant à la fois effrayé et fasciné de recevoir un visiteur. Le Maître du Tleilax autorisait rarement son ghola à avoir des contacts avec un passager du vaisseau. — Duncan Idaho. (Scytale l’examina de la tête aux pieds, et Duncan eut la nette impression qu’il était en train de le jauger.) En quoi puis-je vous être utile ? Est-ce que le Tleilaxu voyait encore en lui une de ses créations ? Scytale et lui avaient été prisonniers ensemble à bord du non-vaisseau sur Chapitre, mais Duncan n’avait jamais considéré Scytale comme un compagnon d’armes. Mais à présent, il avait besoin de lui. — Je viens solliciter votre expertise. (Il lui tendit les vêtements froissés, et Scytale eut un geste de recul, comme si c’étaient des armes.) J’ai placé ceci dans un casier de préservation, quelques jours seulement après avoir quitté Chapitre. J’y ai trouvé quelques cheveux, et il y a peut-être également des cellules épidermiques, d’autres fragments d’ADN. Scytale regarda les vêtements en plissant le front, sans les toucher. — Dans quel but ? — Pour créer un ghola. Le Maître du Tleilax semblait déjà connaître la réponse lorsqu’il demanda : — De qui ? — Murbella. (Il se sentait sans cesse ramené à cette idée comme s’il s’agissait d’un trou noir dont il aurait mentalement dépassé l’horizon des événements. Il y avait des cheveux cuivrés sur une serviette vert pâle.) Vous pouvez la recréer. On ne se sert plus des cuves axlotl. Le jeune ghola de Scytale s’était rapproché de son aîné, qui le repoussa. Le vieux Maître semblait soucieux. — Le projet a été entièrement arrêté. Sheeana n’autorisera pas de nouveaux gholas. — Elle autorisera celui-ci. Je… je l’exigerai. (Il baissa la voix, et marmonna :) Elles me doivent bien ça. Le rêve peut-être prémonitoire que Sheeana avait fait l’avait amenée à devoir rassembler ses forces, reconsidérer ses plans et faire preuve de prudence. Mais plusieurs années s’étaient écoulées depuis, et l’on recommençait à parler de créer un ou deux nouveaux gholas. Les cellules fascinantes contenues dans la capsule anentropique de Scytale étaient tout simplement trop tentantes… — Duncan Idaho, je ne pense pas que cela soit sage. Murbella est une Honorée Matriarche… — Elle l’a été autrefois. Et un ghola produit à partir de ces cellules sera… différent. Il ignorait si elle reviendrait avec sa mémoire intacte et tout son savoir de Révérende Mère, et tous les changements opérés par l’Agonie de l’Épice. Mais peu importe. Elle serait ici. — Vous ne pouvez pas comprendre, Scytale. Il y a très longtemps, elle a essayé de faire de moi un esclave, de m’assujettir à l’aide de ses pouvoirs sexuels… et j’ai fait de même avec elle. Nous étions liés l’un à l’autre par un même nœud coulant, et je ne peux pas le rompre. Mon comportement et ma concentration en souffrent depuis des années, malgré tous mes efforts pour résister. — Mais alors, pourquoi voulez-vous la faire revenir ? Duncan lui tendit les vêtements chiffonnés. — Parce que au moins je n’aurai plus à souffrir de cette sensation de manque interminable et destructrice! Elle ne s’efface pas, et il faut donc que je trouve une autre solution. J’ai ignoré le problème trop longtemps. Le simple fait qu’il fût ici en ce moment lui faisait encore mieux comprendre l’emprise que Murbella avait sur lui. Rien que de penser à elle lui liait les mains. Il aurait dû être à son poste sur la passerelle, pour monter la garde et attendre le rapport de Sheeana ou de Teg… mais l’idée de ressusciter Murbella avait rouvert la plaie qu’il conservait au cœur, ravivant la douleur provoquée par sa perte. Le Maître du Tleilax semblait comprendre beaucoup plus que Duncan ne l’aurait souhaité. — Vous savez vous-même le danger que comporte votre suggestion. Si vous étiez aussi sûr de vous que vous le prétendez, vous n’auriez pas attendu que les autres soient descendus sur la planète. Vous ne seriez pas venu ici comme un voleur, pour me murmurer vos suggestions à l’oreille là où personne d’autre ne peut les entendre. Scytale croisa les bras sur sa poitrine. Duncan le regarda en silence, en se jurant de ne pas s’abaisser à le supplier. — Acceptez-vous de le faire ? Est-il possible de la ramener ? — C’est faisable. Quant à votre autre question… Duncan voyait bien que Scytale était en train de calculer, d’essayer de déterminer quel genre de paiement ou de service il pourrait lui soutirer en échange. Les alarmes les firent sursauter tous les deux. Les lumières clignotantes, l’alerte signalant une attaque imminente, des vaisseaux en approche - les systèmes d’alerte étaient restés silencieux pendant tant d’années que ces bruits soudains étaient tout à la fois saisissants et terrifiants. Duncan laissa tomber son paquet de vêtements à terre et se précipita vers l’ascenseur le plus proche. Il aurait dû être à son poste sur la passerelle de navigation. Il aurait dû monter la garde, et non pas tenir un conciliabule secret avec le Maître du Tleilax. Il aurait le temps plus tard pour se sentir coupable. Les systèmes de communication de la station de pilotage résonnaient de la voix de Sheeana : — Duncan! Duncan, pourquoi ne réponds-tu pas ? Il se jeta dans son fauteuil et regarda par le hublot avant. Une douzaine de petits appareils étaient en train de décoller de la planète, des traits de feu dans l’atmosphère qui se dirigeaient directement vers le non-vaisseau. — Je suis là, dit-il. Que se passe-t-il ? Quelle est votre situation ? La navette s’approchait à sa vitesse maximum, sans se soucier des règles de sécurité. La voix de Garimi lui parvint sur le canal interne. — Je suis déjà en route vers la soute de réception. Préparez le vaisseau à les accueillir. Il s’est passé quelque chose de terriblement anormal sur la planète. Duncan reçut alors un message d’urgence à peine audible sur le canal externe. C’était Miles Teg, mais sa voix semblait très faible. — La maniabilité de l’appareil est gravement compromise. Des traceurs partirent des vaisseaux lancés à leur poursuite. Teg effectua des manœuvres d’esquive avec une maîtrise parfaite, virant d’un côté puis de l’autre, en se rapprochant toujours de Y Ithaque en orbite. Avec le non-champ en place, personne n’aurait dû normalement être capable de repérer la position du vaisseau géant. En maudissant sa distraction et l’emprise que Murbella avait encore sur lui, Duncan désactiva le non-champ juste le temps de permettre à Teg de voir où il devait se diriger. En même temps, il faisait déjà chauffer les générateurs Holtzman et les systèmes de navigation. Garimi avait ouvert les petites portes de la soute de débarquement sur l’un des ponts inférieurs, un simple point minuscule sur l’immense coque. Mais le Bashar savait où aller. Il visa directement le refuge, et les vaisseaux des Belluaires se rapprochèrent. La navette n’était pas conçue pour être un appareil militaire rapide, et elle perdait du terrain sur ses poursuivants. D’autres vaisseaux non identifiés décollaient de la planète. Cette planète qui avait semblé abriter une civilisation si bucolique… Sheeana était de nouveau en ligne. — Ce sont des Danseurs-Visages, Duncan. Les Belluaires sont des Danseurs-Visages! Teg ajouta : — Et ils sont en ligue avec l’Ennemi! Il ne faut pas qu’ils puissent accéder au vaisseau. C’est ce qu’ils cherchaient à faire depuis le début. Sheeana se joignit à la conversation, d’une voix rauque d’épuisement. — Les Belluaires ne sont pas aussi primitifs qu’ils en ont l’air. Ils possèdent des armes lourdes qui pourraient paralyser Y Ithaque. C’était un piège. Sur l’écran, les tirs des poursuivants manquèrent de peu la navette, et vinrent s’écraser sur la coque de Y Ithaque. Teg ne décéléra pas, et ne changea pas non plus de cap. Sur la ligne de communication, on aurait cru entendre le vieux Bashar : — Duncan, m sais ce que m as à faire. S’ils s’approchent trop, saute dans les replis de l’espace et fuis! Teg précipita la navette dans la soute ouverte comme une balle de fusil, avec les Belluaires à quelques secondes derrière lui. Les poursuivants maintinrent leur cap sans ralentir, prêts à venir s’écraser contre l’Ithaque Dans quel but ? Afin d’endommager le non-vaisseau suffisamment pour l’empêcher de s’enfuir ? Depuis la soute, Garimi cria : — Maintenant, Duncan! Allez-y! Duncan réactiva le non-champ, et du point de vue des poursuivants, l’Ithaque disparut, remplacé par un trou dans l’espace. Les vaisseaux des Belluaires ne pouvaient pas se poser, mais ils ne virèrent pas non plus, apparemment déterminés à tout faire pour empêcher l’Ithaque de s’échapper. Six d’entre eux continuèrent d’accélérer vers l’endroit où avait été le vaisseau - et vinrent s’écraser contre la coque invisible comme des plombs de chasse contre un mur. Les impacts ébranlèrent l’immense vaisseau, et Duncan sentit bouger et s’incliner le pont sous ses pieds. Malgré les voyants de dégâts qui se mirent à clignoter sur les panneaux de commandes, il vit que les générateurs de replis de l’espace étaient intacts, et prêts à fonctionner. Les générateurs Holtzman se mirent à bourdonner et le vaisseau commença son déplacement à travers le tissu de l’univers. Seul sur la passerelle de navigation, Duncan regarda les couleurs et les formes ondoyantes qui entouraient le non-vaisseau. Mais il y avait quelque chose qui interférait - un réseau scintillant et multicolore de lignes d’énergie. Le filet les avait retrouvés! Grâce aux Belluaires, l’Ennemi savait exactement où les trouver. Les couleurs et les formes commencèrent à s’inverser et à se déplier. La vague d’assaut suivante des Belluaires pourrait maintenant tirer sur l’aberration dans l’espace, visant le vide et endommageant le vaisseau sans réellement le voir. Duncan se replongea dans son mode mentat à la recherche d’une solution, et un nouveau cap se cristallisa dans son esprit, une trajectoire aléatoire qui leur permettrait d’échapper aux mailles du filet. Ses doigts s’abattirent sur les commandes des générateurs, forçant de nouvelles équations pour plier l’espace. Cette fois-ci, le tissu de l’univers enveloppa l’Ithaque en le caressant et l’attira dans le vide - loin de la planète, loin des Belluaires, et loin de l’Ennemi. Quelle que soit la complexité de la civilisation humaine, il y a toujours des périodes au cours desquelles l’évolution de l’humanité dépend des actions d’un seul individu. Extrait du Livre Divin du Tleilax. Dans le complexe des laboratoires, tandis que les Walkyries et les Honorées Matriarches s’affrontaient au corps à corps, au milieu des explosions et des déflagrations des vaisseaux d’attaque, personne ne remarqua un petit adolescent qui s’échappait par une brèche et s’enfuyait dans la fumée. Le seul Waff survivant s’accroupit dans une cachette et réfléchit à ce qu’il pourrait faire. Les troupes de l’Ordre Nouveau parcouraient la ville dans leurs uniformes noirs, pour éliminer les derniers foyers de résistance. Bandalong était tombée. La Matriarche Supérieure était morte. Malgré des trous conséquents dans sa mémoire et ses connaissances, Waff se souvenait des difficultés que les Bene Gesserit avaient causées à ses prédécesseurs. Après avoir vu ses sept alter ego se faire massacrer par les Honorées Matriarches, U n’avait aucune envie d’être capturé par l’une ou l’autre des factions. Les connaissances qu’il possédait dans son cerveau étaient peut-être fragmentaires, mais elles étaient bien trop précieuses pour finir de cette façon. Les sorcières comme les catins étaient powindahs, des étrangères et des menteuses. Il courut furtivement dans les rues pleines de dangers. Du fait qu’U avait le souvenir d’avoir été un Maître, Waff était atterré et attristé de voir cette ville sacrée livrée aux incendies. Autrefois, Bandalong avait abrité de nombreux lieux saints, purs et préservés de la souillure des étrangers. Plus maintenant. U doutait que Tleilax puisse jamais être restauré. Mais pour l’instant, telle n’était pas sa mission. La Guilde souhaitait certainement le récupérer. Le Navigateur qui avait assisté à l’horrible séance de réactivation de sa mémoire avait parfaitement saisi l’importance d’avoir un authentique Maître du Tleilax plutôt que cet Imbécile Égaré d’Uxtal. Waff n’arrivait pas à comprendre pourquoi les Navigateurs n’avaient pas tenté de se porter à son secours pendant l’attaque initiale. Ils avaient peut-être essayé. Il y avait eu une telle confusion… Toujours tapi dans sa cachette, Waff se mit à réfléchir aux premiers éléments d’une possibilité intéressante. Le long-courrier devait être encore en orbite. À la nuit tombée, le ghola trouva une petite navette orbitale dans un chantier de réparation en bordure de la ville en flammes. Le compartiment du moteur était ouvert, et des outils étaient posés par terre. Waff ne vit personne tandis qu’il s’approchait avec précaution. La porte d’un appentis délabré s’ouvrit, et un Tleilaxu de basse caste en émergea, vêtu d’un bleu de travail maculé de graisse. — Qu’est-ce que ta fais là, gamin ? Tu cherches quelque chose à manger ? L’homme s’essuya les mains avec un chiffon qu’il remit dans sa poche. — Je ne suis pas un enfant. Je suis Maître Waff. — Tous les Maîtres sont morts. (Le petit mécanicien avait des cheveux d’un blond atypique, et des sourcils de la même teinte.) Tu as reçu un coup sur la tête pendant l’attaque ? — Je suis un ghola, mais j’ai les souvenirs d’un Maître. Le Maître Tylwyth Waff. L’homme le regarda fixement une seconde, l’air moins sceptique cette fois-ci. — D’accord, je veux bien croire que c’est possible, pour le principe. Qu’est-ce que ta veux ? — J’ai besoin d’un vaisseau spatial. Est-ce que cette navette est capable de voler ? demanda Waff en montrant le vieil appareil. — Il ne lui manque qu’une cartouche de combustible. Et un pilote. — Je saurai la piloter. Il avait les souvenirs suffisants pour cela. Le mécanicien sourit. — Je ne sais pas pourquoi, mais je te crois, gamin. (D’un pas lourd, il se dirigea vers une pile de pièces détachées.) J’ai confisqué une palette de cartouches pendant la bataille. Personne ne risque de s’en apercevoir, et je ne crois pas qu’il y ait encore des Honorées Matriarches pour nous punir. (Il posa les mains sur ses hanches, regarda la navette, et haussa les épaules.) De toute façon, cette navette ne m’appartient pas, alors qu’est-ce que ça peut me faire ? Une heure plus tard, Waff décollait pour rejoindre l’orbite où le long-courrier attendait le retour des troupes de Walkyries. L’immense vaisseau noir, plus vaste que bien des cités, scintillait sous les reflets des rayons solaires. Un autre vaisseau de la Guilde, manifestement équipé d’un non-champ, tournait autour de la planète sur une orbite plus basse. Waff activa le canal de communication de la navette et transmit un message sur la fréquence standard de la Guilde Spatiale, en s’identifiant. — Je sollicite un entretien avec un représentant de la Guilde -un Navigateur, si possible. (Il fouilla dans ses souvenirs récents, ceux de ce jour sanglant où ses sept frères avaient été massacrés sous ses yeux, et retrouva un nom.) Edrik. Il sait que je détiens des informations vitales concernant l’épice. Sans qu’aucune objection soit formulée, un signal de guidage parvint à ses contrôles de navigation, et Waff se retrouva attiré vers le long-courrier et amené directement aux ponts réservés à l’élite. Son appareil flottait dans une petite baie de débarquement exclusive. Une escorte de quatre hommes de la Guilde l’accueillit. Beaucoup plus grands que Waff, les hommes aux yeux laiteux l’emmenèrent jusqu’à l’habitacle d’observation. Bien au-dessus de lui, Waff aperçut un Navigateur qui flottait dans son caisson et l’observait à travers la paroi de plaz de ses yeux immenses. Étant donné son projet personnel pour retrouver la technique de fabrication industrielle de mélange, Edrik n’allait pas informer ses passagers Bene Gesserit de la présence de Waff à son bord. Une voix déformée retentit dans les haut-parleurs. — Parlez-nous de l’épice. Dites-nous ce dont vous vous souvenez au sujet des cuves axlotl, et nous vous protégerons. Waff lui lança un regard de défi. — Promettez-moi de m’accorder l’asile, et je partagerai les fruits de mes connaissances avec vous. — Même Uxtal n’avait pas de telles exigences. — Uxtal ne savait pas ce que je sais. Et il est probablement mort à l’heure qu’il est. Maintenant que mes souvenirs ont été réactivés, vous n’avez plus besoin de lui. Waff s’abstint prudemment de mentionner les dangereuses failles qui subsistaient dans sa mémoire. Le Navigateur se rapprocha de la paroi, ses yeux immenses emplis d’un désir intense. — Très bien. Nous vous accordons l’asile. Waff avait en tête un plan de rechange. Il se souvenait du moindre détail de la Grande Croyance et de ses obligations envers le Prophète. — Je peux faire beaucoup mieux que de fabriquer du mélange artificiel de qualité inférieure en utilisant les matrices et les métabolismes femelles. Pour pouvoir déterminer des chemins sûrs dans l’espace, un Navigateur devrait avoir du véritable mélange, l’épice parfaitement pure provenant des processus naturels d’un ver des sables. — Rakis a été détruite, et la race des vers géants s’est éteinte, à l’exception de quelques-uns qui se trouvent sur la planète des Bene Gesserit. (Le Navigateur regarda fixement Waff.) Comment comptez-vous faire revenir les vers ? Avec un large sourire, Waff répondit : — Vous avez bien plus de possibilité que vous ne l’imaginez. Ne préféreriez-vous pas disposer de vos propres vers des sables ? Des vers améliorés qui pourraient créer une épice plus puissante pour vous, les Navigateurs… et uniquement pour vous ? Edrik flottait dans son caisson, totalement étrange et incompréhensible, mais manifestement intrigué. — Poursuivez. — Je suis en possession de certaines connaissances génétiques, dit Waff. Nous pourrions peut-être trouver un accord qui nous soit mutuellement bénéfique. Nous avons une capacité innée à reconnaître les défauts et les faiblesses chez les autres. Il faut cependant beaucoup plus de courage pour reconnaître ces mêmes défauts en soi-même. Duncan Idaho, Confessions d’un plus-que-Mentat. Après que six des vaisseaux-suicides eurent percé l’Ithaque en différents endroits, telles des pointes de lance, des équipes d’urgence et des systèmes automatiques se précipitèrent pour colmater les brèches dans la coque. Une fois la pression atmosphérique rétablie, Duncan entra dans la soute inutilisée où l’un des vaisseaux des Belluaires avait pénétré. Dans cinq autres endroits, il y avait également des épaves d’appareils et des pilotes morts. En fouillant dans l’enchevêtrement métallique, il trouva un amas de chairs carbonisées. Un Danseur-Visage. Il contempla ce cadavre noirci et inhumain, brûlé au point d’être méconnaissable. Que cherchaient-ils à faire ? Comment les Danseurs-Visages étaient-ils liés au couple de vieillards qui cherchaient à s’emparer du non-vaisseau ? Au cours de ses rapides investigations, après avoir reçu les rapports des autres équipes dépêchées sur les cinq autres sites, Duncan avait pu déterminer que trois de ces épaves contenaient chacune deux Danseurs-Visages, tous mes au moment de l’impact; mais cet appareil ne contenait qu’un seul corps, tout comme les deux autres épaves. Trois sièges vides. Était-il possible que ces appareils aient été pilotés en solo ? Ou que l’un de ces Belluaires, ou plusieurs, se soit éjecté dans l’espace ? Ou bien avaient-ils survécu à la collision et s’étaient-ils faufilés quelque part à bord de l’Ithaque ? Après leur plongeon désespéré dans les replis de l’espace pour s’éloigner de la planète des Belluaires, et tandis que les équipes s’occupaient des opérations d’urgence, il leur avait fallu près d’une heure pour trouver les six épaves dans différents niveaux inhabités. Duncan était convaincu que personne n’aurait pu survivre à de tels chocs. Les appareils étaient détruits et les cadavres des Danseurs-Visages coincés dans leurs cockpits. Personne n’avait pu sortir vivant de ces carcasses. Et pourtant… Y avait-il maintenant jusqu’à trois Danseurs-Visages dissimulés dans les coursives du non-vaisseau ? Impossible! Mais ce serait pourtant une profonde erreur de sous-estimer l’Ennemi. Duncan examina la salle autour de lui, humant l’air chargé d’odeurs de métal chaud, de fumée acide et de résidus granuleux provenant des extincteurs. Un relent de chair rôtie flottait dans l’atmosphère. Il contempla longuement l’épave, en proie à ses doutes. Il finit par ordonner : — Nettoyez tout ça. Envoyez des échantillons au laboratoire pour qu’ils y soient analysés, mais par-dessus tout, soyez prudents. Soyez extrêmement prudents. Depuis leur évasion de Chapitre, jamais l’Ithaque n’avait été aussi près d’être capturé qu’au cours de leur récente épreuve. Miles Teg et Sheeana, qui étaient maintenant remis, avaient rejoint Duncan sur la paisible passerelle de navigation, où tous les trois attendaient maintenant dans un sombre silence. Il y avait des paroles non exprimées qui rendaient l’atmosphère presque irrespirable. Les quatre membres de l’équipe d’exploration avaient survécu malgré toutes les tentatives des Belluaires et des Futars pour les tuer. Au cours de la fuite dans la navette, le vieux Rabbi avait eu recours à ses connaissances de docteur Suk pour examiner les trois autres rescapés, et les avait trouvés indemnes, à part quelques hématomes et diverses écorchures. Mais il avait été incapable de comprendre le profond épuisement cellulaire de Teg, et le Bashar n’avait pas fourni d’explication. Sheeana observait les deux hommes, les deux Mentats, avec son regard intensément scrutateur de Bene Gesserit. Duncan savait qu’elle voulait des explications - et pas seulement de lui. Cela faisait des années qu’il se doutait que Teg possédait des capacités secrètes et inexpliquées. — J’ai l’intention de comprendre. (La déclaration de Sheeana était si incisive et importune, tellement impossible à ignorer, que Duncan pensa qu’elle se servait de la Voix.) En me cachant des choses, en nous cachant des choses, vous avez tous les deux mis nos vies en danger. De tous nos ennemis, les secrets peuvent être les plus dangereux. Teg prit une expression ironique. — Voilà un commentaire intéressant venant de quelqu’un dans ta position, Sheeana. En tant que Bashar Mentat pour le Bene Gesserit, je sais que les secrets sont une précieuse monnaie d’échange pour la Communauté des Sœurs. Il avait dévoré des monceaux de nourriture, avalé plusieurs verres d’une boisson énergétique chargée de mélange, puis il avait dormi quatorze heures d’affilée. Malgré cela, il faisait encore dix ans de plus que son âge. — Cela suffit, Miles! Je peux comprendre le fardeau que porte Duncan, avec cet ancien lien qui l’unit encore à Murbella. Il ne fait que s’alourdir depuis que nous nous sommes échappés de Chapitre, et je savais qu’il ne réussirait jamais à surmonter son accoutumance. Mais c’est ton attitude qui présente un vrai mystère pour moi. Je t’ai vu te déplacer à une vitesse qu’aucun être humain ne pourrait égaler. Teg la regarda calmement. — Veux-tu dire par là que je ne suis pas humain ? Aurais-tu peur que je sois un Kwisatz Haderach ? Il savait que Duncan avait vu la même chose à deux autres occasions, et que les Honorées Matriarches avaient répandu des rumeurs sur Gammu à propos de facultés inexplicables observées chez le vieux Bashar. Mais Duncan avait choisi de ne pas lui poser de questions. Qui était-il pour l’accuser ? — Arrête de jouer à ces petits jeux. Sheeana croisa les bras sur sa poitrine. Elle était décoiffée. Se servant du silence comme d’un burin, elle attendit… et attendit. Mais Miles Teg avait lui-même suivi la formation Bene Gesserit, et résista à cette technique. Sheeana lui demanda enfin, en soupirant : — As-tu été modifié d’une façon quelconque dans la cuve axlotl ? Les Tleilaxu nous ont-ils en fait trahis en te modifiant d’une façon étrange ? Il finit par briser le mur de glace de ses réserves. — Il s’agit d’une faculté que le vieux Bashar possédait déjà. Si m cherches vraiment un coupable, il faut te tourner du côté des Honorées Matriarches et de leurs sbires. (Teg regarda à droite et à gauche, manifestement réticent à l’idée de révéler ses secrets.) Pendant qu’elles me torturaient, j’ai développé certains talents que je peux utiliser en cas de très grande nécessité. — Tu peux accélérer ton métabolisme ? Te déplacer à des vitesses surhumaines ? — Oui, et d’autres choses encore. J’ai également la faculté de pouvoir repérer un non-champ, alors qu’il reste invisible à tout autre moyen de détection. — Pourquoi nous avoir caché tout cela ? Sheeana était réellement perplexe; on aurait dit qu’elle se sentait trahie. Teg la regarda en fronçant les sourcils. Même Sheeana ne comprenait pas. — Tout simplement parce que depuis Muad’Dib et le Tyran, vous autres Bene Gesserit avez fait preuve de bien peu de tolérance à l’égard des mâles qui possédaient des talents inhabituels. Onze gholas de Duncan ont été tués avant que celui-ci ne réussisse à survivre - et m ne peux pas dire que seules des intrigues du Tleilax ont été responsables de tous ces assassinats. La Communauté des Sœurs a eu recours à de nombreuses complicités, aussi bien actives que passives. (Il se tourna vers Duncan, qui hocha tranquillement la tête.) Sheeana, m possèdes toi-même un talent inhabituel, celui de contrôler les vers des sables. Duncan a lui aussi des talents spéciaux. En plus de sa capacité de voir le filet de l’Ennemi, il est génétiquement conçu pour être un imprégnateur sexuel plus puissant que les Honorées Matriarches ou que les Bene Gesserit -, ce qui lui a permis de piéger Murbella il y a très longtemps. C’est pour cette raison que les catins cherchaient aussi désespérément à le tuer. (Teg leva un doigt pour insister sur un point important.) Et à mesure que le reste de nos enfants gholas vont grandir et retrouver les souvenirs de leurs existences anciennes, je soupçonne que certains, sinon tous, manifesteront eux-mêmes des talents précieux, qui nous aideront à survivre. Il faudra que m acceptes leurs capacités anormales, ou sinon leur création n’aura servi à rien. Duncan poussa un profond soupir. — Je suis d’accord avec lui, Sheeana. Ne reproche pas à Miles d’avoir dissimulé ses dons. Il nous a sauvés, et plus d’une fois. D’un autre côté, mes propres erreurs ont bien failli causer notre perte à tous. (Il se mit à songer aux autres occasions où son obsession concernant Murbella l’avait distrait, et avait ralenti ses réflexes dans des moments critiques.) Je ne peux pas plus me libérer de Murbella que toi ou n’importe quelle Révérende Mère pourriez vous arrêter simplement de consommer de l’épice. C’est une addiction, et j’en reconnais le caractère destructeur. Cela fait dix-neuf ans que je ne l’ai pas vue ni touchée, et la blessure n’est toujours pas guérie. Ses pouvoirs de séduction et les miens, associés à ma mémoire parfaite de Mentat, m’empêchent d’échapper à son emprise. Ici, à bord de l’Ithaque, tout me rappelle Murbella. Sheeana prit la parole d’une voix calme et dénuée de compassion. — Si Murbella ressentait la même chose sur Chapitre, les catins auraient depuis longtemps décelé sa faiblesse et l’auraient tuée. Si elle est morte… — J’espère qu’elle vit encore. (Duncan se leva de son siège de pilote, essayant de trouver de la force en lui-même.) Mais ce besoin d’elle que je continue de ressentir affecte mes capacités, et je dois trouver un moyen de m’en libérer. Notre survie en dépend. — Et comment comptes-tu faire, alors que m n’y as pas réussi pendant toutes ces années ? demanda Teg. — Je croyais avoir trouvé une solution. Je l’ai suggérée à Maître Scytale. Mais je sais que c’était une erreur. Une illusion trompeuse. C’est en courant après cette illusion que j’ai quitté la passerelle de navigation au moment où l’on avait le plus besoin de moi. Je ne pouvais pas le savoir à l’avance, mais il n’empêche que mon obsession a failli nous perdre tous. Encore une fois. Duncan ferma les yeux et se plongea dans une transe mentat, se forçant à parcourir ses souvenirs, en fouillant profondément dans ses existences en série. Il cherchait quelque chose de personnel à quoi se raccrocher, et finit par le trouver : la loyauté. La loyauté avait toujours été son trait de caractère fondamental. C’était le noyau de la personnalité de Duncan Idaho. Loyauté envers la Maison Atréides - envers le Vieux Duc qui lui avait permis d’échapper aux Harkonnen, envers son fils le Duc Leto, et envers son petit-fils Paul Atréides, pour qui Duncan avait sacrifié sa première vie. Et loyauté envers l’arrière-petit-fils Leto H, qui avait d’abord été un adorable petit garçon intelligent avant de devenir l’Empereur-Dieu qui avait ressuscité Duncan à de multiples reprises. Mais il lui était maintenant plus difficile d’accorder sa loyauté. C’était peut-être pour cela qu’il s’était égaré. — Les Tleilaxu ont installé en toi une bombe à retardement, Duncan. Tu devais piéger et détruire les imprégnatrices du Bene Gesserit, dit Sheeana. J’étais la véritable cible, mais c’est Murbella qui a été la première à déclencher ton détonateur, et vous vous êtes retrouvés tous les deux pris au piège. Duncan se demanda si cette programmation interne réalisée par les Tleilaxu n’était pas la cause de son incapacité à se débarrasser de son obsession. L’avaient-ils fait intentionnellement ? Par tous les diables, je suis plus fort que ça! Quand Duncan rouvrit les yeux et vit Sheeana, il remarqua qu’elle avait une expression étrange et déterminée. — Je peux t’aider à briser ces chaînes, Duncan. Me feras-tu confiance ? — Te faire confiance ? Quelle étrange question de ta part. Sans répondre, elle tourna le dos et quitta la passerelle, laissant Duncan se demander ce qu’elle pouvait avoir en tête. Tous les sens immédiatement en alerte, il se réveilla dans la pénombre de ses appartements. Il entendit les petites tonalités familières du système de sécurité de sa porte qui s’activait. Il était le seul à connaître ce code! Il était enfoui dans les bases de données du vaisseau. Duncan se glissa hors de son Ut et se déplaça silencieusement, parfaitement sur ses gardes, ses yeux absorbant tous les détails. L’encadrement de la porte s’illumina soudain, révélant une silhouette… féminine. — Je suis venue pour toi, Duncan. La voix de Sheeana était douce et voilée. Il fit un pas en arrière. — Pourquoi es-tu ici ? — Tu sais pourquoi, et tu sais que j’y suis obligée. Elle referma la porte derrière elle. Les barres d’éclairage diminuèrent d’intensité, plongeant de nouveau la chambre dans la pénombre. Duncan distingua des ombres fascinantes, et la silhouette de Sheeana baignée d’une douce lueur orangée. Elle ne portait pratiquement rien sur elle, tout juste une chemise de nuit légère qui virevoltait autour d’elle comme de la soie d’épice emportée par le vent, révélant son corps tout entier. Les mécanismes mentat de Duncan se mirent en marche et lui suggérèrent la réponse évidente. — Je n’ai pas demandé que… — Si, m l’as demandé! (Elle se sert de la Voix contre moi ?) C’est ce que m as exigé de moi, et c’est ton obligation. Tu sais que nous étions faits l’un pour l’autre. C’est inscrit quelque part en toi, dans tes chromosomes. Elle laissa tomber son léger vêtement et se tint devant lui, avec son corps tout en courbes et en ombres, le faible éclairage faisant ressortir ses seins et la chaude couleur de miel de sa peau. — Je refuse. (Il se redressa, prêt à combattre.) Ton imprégnation ne peut pas marcher avec moi. J’en connais les techniques et les outils aussi bien que toi. — C’est vrai, et c’est pour cela que nous pouvons utiliser nos connaissances communes pour mettre fin à cette emprise que Murbella exerce sur toi, la briser une fois pour toutes. — Et pour que ce soit toi désormais qui possèdes cette emprise ? Je me battrai contre ça. Les dents de Sheeana brillèrent dans l’obscurité. — Et je me battrai en retour. Chez certaines espèces animales, c’est un aspect important du rite des amours. Duncan continua de résister, craignant de devoir affronter sa propre faiblesse. — Je peux y arriver moi-même, je n’ai pas besoin… — Si, m en as besoin. Pour notre salut à tous. Elle s’avança d’une démarche langoureuse et pourtant étrangement rapide. Il tendit le bras pour l’arrêter, mais elle lui saisit la main et la tira pour s’approcher de lui. Un ronronnement sourd émanait du plus profond de sa gorge, un son destiné à jouer sur le subconscient et à activer le système nerveux atavique. Duncan sentit l’excitation monter en lui. Cela faisait si longtemps… Mais il la repoussa. — C’est ce que les Tleilaxu voulaient que je te fasse. Ils l’ont programmé en moi afin que je te détruise. C’est trop dangereux. — Il était prévu que tu détruises une innocente jeune fille de Rakis, qui était sans défense contre toi. Et tu devais également renverser une Maîtresse Généticienne du Bene Gesserit bien moins expérimentée que je ne le suis maintenant. Aujourd’hui, si quelqu’un dans l’univers peut se mesurer au grand Duncan Idaho, c’est bien moi. — Tu es aussi vaniteuse qu’une Honorée Matriarche. Comme dans un geste de colère, Sheeana le saisit par la nuque et lui enfonça les doigts dans sa masse de cheveux noirs, puis elle attira son visage contre le sien. Elle l’embrassa sauvagement et pressa sa poitrine contre le torse nu de Duncan. Ses doigts trouvèrent des centres nerveux dans sa nuque et son dos, déclenchant des réflexes programmés. Duncan se figea un instant, complètement paralysé. Le baiser sauvage et vorace se fit plus doux. Incapable de résister, Duncan lui rendit son baiser - au-delà sans doute de ce à quoi Sheeana s’attendait. Il se souvint de la façon dont tout cela avait été déclenché en lui la première fois que l’Honorée Matriarche Murbella avait tenté de l’asservir. Il avait inversé les rôles en ayant recours à ses propres facultés sexuelles. Ce garrot l’avait étranglé pendant tant d’années. Il ne pouvait pas laisser une chose pareille se reproduire! Consciente maintenant du danger qu’elle courait, Sheeana essaya de le repousser. Elle le frappa durement à l’épaule, mais il lui saisit la main et la projeta en arrière. Ils s’écroulèrent tous deux sur les draps froissés en luttant et en s’étreignant. Leur duel tourna rapidement en un accouplement agressif. Aucun des deux n’avait l’ombre d’un choix une fois les digues rompues. Au cours de nombreuses séances cliniques sur Chapitre, Duncan avait enseigné ces méthodes à Sheeana, et à son tour elle avait contribué à former un grand nombre de mâles du Bene Gesserit, qui avaient ensuite été envoyés contre les Honorées Matriarches pour servir de pièges sexuels. Ces hommes avaient provoqué de tels dégâts que les catins étaient devenues encore plus frénétiques. Duncan se retrouva à devoir utiliser tous ses pouvoirs pour tenter de la dompter, tout comme elle-même essayait de le faire. Les deux imprégnateurs professionnels entrèrent en collision, chacun déployant ses techniques. Duncan se défendit de la seule façon qu’il pouvait. Un gémissement sortit de ses lèvres et il prononça un seul mot, un nom : « Murbella »… — Non, pas Murbella. Murbella ne t’aimait pas. Tu le sais très bien. — Toi… non… plus… Ces mots lui furent arrachés au rythme de son corps. Sheeana le saisit et U faillit se perdre dans la vague puissante de sa sexualité. U avait l’impression de se noyer. Même sa concentration mentat s’était évanouie pour laisser place à une distraction aveuglante. — Si ce n’est pas par amour, Duncan, c’est par devoir. Je suis en train de te sauver. De te sauver. Plus tard, ils se retrouvèrent allongés côte à côte, pantelants et couverts de sueur, aussi épuisés que Miles Teg avait dû l’être après avoir imposé à son corps des accélérations incroyables. Duncan sentait que le fil coupant comme un rasoir qui avait été en lui était maintenant rompu. Son lien avec Murbella, aussi tendu et mortel qu’une fibre de shigavrille, n’était plus rattaché à son cœur. Il se sentait maintenant différent, une sensation à la fois de liberté vertigineuse et de dérive égarée. Comme dans la collision de deux énormes long-courriers de la Guilde, Sheeana et lui s’étaient croisés avec une force inexorable, et s’écartaient maintenant l’un de l’autre, chacun poursuivant son chemin. Il resta ainsi étendu en tenant Sheeana dans ses bras, et elle ne dit rien. Ce n’était pas nécessaire. Duncan savait qu’enfin U était vidé, hébété… et guéri. C’est pour nous-mêmes que nous créons l’Histoire, et nous aimons particulièrement participer aux grands événements épiques. Instruction élémentaire du Bene Gesserit, Manuel de Formation des Acolytes. C’étaient des navires magnifiques, des milliers et des milliers alignés sur une mer d’un bleu sombre. Au-dessus d’eux, la lourde grisaille du ciel apportait sa contribution aux sinistres nuages de guerre. Le spectacle représentait une flotte comme jamais on n’en avait rassemblé dans l’histoire de l’humanité. — C’est assez impressionnant, Daniel, m ne trouves pas ? Souriante, la vieille femme se tenait sur les planches du quai patinées par le temps, et contemplait sur les eaux imaginaires tous ces vaisseaux antiques, des galères de guerre grecques aux proues effilées sur lesquelles étaient peints des yeux furieux. Les trirèmes étaient hérissées de longues rames tirées par des hordes d’esclaves. Mais le vieil homme n’était pas impressionné. — Je trouve assez ennuyeux tes symboles prétentieux, ma Martyre. Comme toujours. Chercherais-tu à suggérer que la beauté de ton visage est capable « d’amener un millier de navires sous ces murs » ? La femme laissa échapper un petit ricanement. — Je ne me considère pas comme belle, ni même jolie, au sens classique - ni particulièrement mâle ou femelle, d’ailleurs. Mais m as sûrement remarqué à quel point les événements actuels ressemblent aux débuts de la guerre de Troie. Peignons le tableau qu’il convient pour commémorer l’occasion. Il leur restait toutefois un souci. L’objectif qu’ils cherchaient désespérément à atteindre - le non-vaisseau errant - avait encore échappé au piège soigneusement tendu et qui leur avait semblé imparable. Ils ne possédaient donc toujours pas ce que les prédictions considéraient comme indispensable. Avec impatience et arrogance - des traits de caractère bien humains, même si pour rien au monde il ne l’aurait admis -, le vieil homme avait décidé de lancer quand même sa flotte de vaisseaux. Cela prendrait un certain temps pour écraser tous les mondes habités de la Dispersion et toutes les planètes de l’Ancien Empire. Le temps que Kralizec touche à sa fin, il était convaincu qu’il aurait ce dont il avait besoin. Il n’y avait aucune raison logique de retarder la campagne. Le vieil homme regarda les galères symboliques qui recouvraient l’océan jusqu’à l’horizon. Les navires aux voiles ferlées se balançaient et grinçaient au rythme de la houle. — Notre armada est des milliers de fois plus vaste que la poignée de bateaux utilisés dans cette guerre ancienne. Et nos vrais vaisseaux sont infiniment supérieurs à cette technologie primitive. Nous nous apprêtons à conquérir un univers, pas un simple petit pays sur une planète que la plupart des gens ont oubliée. Fascinée par le spectacle qu’elle avait créé, la vieille femme replia ses jambes osseuses pour s’asseoir sur le quai. — Avec ta façon si agaçante de prendre les choses au pied de la lettre, les métaphores te dépassent complètement. La guerre de Troie est l’un des conflits fondamentaux de l’histoire de l’humanité. On s’en souvient encore aujourd’hui, après des dizaines de milliers d’années. — Principalement parce que j’ai préservé les archives, dit le vieil homme d’un air vexé. C’est Kralizec qui se prépare, pas une simple escarmouche entre deux armées barbares. Une pierre apparut dans la main de la vieille femme, qui la lança dans la mer où elle fit un plouf! clair et sonore. Les rides à la surface de l’eau furent rapidement absorbées par les vagues. — Même toi, m veux marquer ta place dans l’histoire, c’est ça ? Te présenter en grand conquérant. Mais pour cela, m dois faire particulièrement attention aux détails. Le vieil homme était resté debout à côté d’elle, estimant contraire à sa dignité de s’asseoir sur le quai. — Après ma victoire, j’écrirai toute l’histoire que je voudrai. La vieille femme fit un effort mental supplémentaire et les galères fictives se précisèrent au point de faire apparaître de petites silhouettes sur leurs ponts supérieurs, pour jouer le rôle d’équipages. — J’aurais vraiment aimé que les Belluaires réussissent à s’emparer du non-vaisseau. — Les Belluaires ont été punis pour leur échec, dit le vieil homme. Et ma confiance reste inébranlable. Nos récentes… discussions avec Khrone devraient l’avoir aidé à clarifier ses priorités. — C’est une bonne chose que m ne l’aies pas tué et sabordé ses plans concernant le ghola de Paul Atréides. Je t’ai déjà mis en garde contre l’impétuosité. On ne doit jamais écarter une possibilité tant que tout n’est pas terminé. — Toi et tes platitudes stupides. — Nous n’avons plus qu’à nous remettre à l’ouvrage, dit la vieille femme. — Pourquoi te donnes-tu tant de mal pour étudier ces humains si notre but est de les détruire ? — Pas de les détruire. De les perfectionner. Le vieil homme secoua la tête. — Et c’est toi qui dis que je m’attaque à des tâches impossibles. — Il est temps de lancer la flotte. — Au moins, nous voilà d’accord sur une chose. Elle fit un très léger signe du menton. Les capitaines au torse nu, debout à l’avant des trirèmes, crièrent des ordres. De lourds tambours de guerre commencèrent à battre la même cadence, synchronisée entre les milliers de galères grecques. Sur chaque navire, trois rangées de rames de chaque côté se soulevèrent de l’eau à l’unisson, puis plongèrent et tirèrent. Derrière eux, là où les limites de l’océan imaginaire s’effaçaient et la réalité commençait, la silhouette d’une grande cité complexe se détachait distinctement, résistant aux effets des brumes marines. L’immense métropole vivante avait entièrement recouvert la surface de la planète, comme sur de nombreux autres mondes. Tandis que les galères s’éloignaient, chacune d’elles une icône symbolisant un groupe de combat, les images se transformèrent. La mer devint un vaste océan noir constellé d’étoiles. Le vieil homme hocha la tête d’un air satisfait. — Notre invasion va maintenant se déployer avec plus de vigueur. Une fois que nous serons engagés dans les premiers affrontements directs, je ne te permettrai plus de perdre ton temps, ton énergie et ton imagination à créer de tels spectacles. La vieille femme claqua des doigts comme pour chasser un insecte. — Mes petits amusements ne coûtent pas grand-chose, et je n’ai jamais perdu de vue notre but ultime. Tout ce que nous voyons, et tout ce que nous faisons, contient une part d’illusion, sous une forme ou sous une autre. Nous nous contentons de choisir les voiles que nous voulons soulever. (Elle haussa les épaules.) Mais si m persistes avec tes récriminations, je serai très heureuse de reprendre notre aspect d’origine dès que m voudras. Instantanément, toutes les images réalistes disparurent et ils se retrouvèrent tous deux au milieu de l’immense métropole kaléidoscopique. — Cela fait quinze mille ans que nous attendons ce moment, dit le vieil homme. — Oui, c’est vrai. Mais pour nous, ça n’est pas vraiment très long, n’est-ce pas ? Voir n’est pas savoir, et savoir n’est pas empêcher. La certitude peut être une malédiction autant que l’incertitude. Lorsqu’on ne connaît pas le futur, on dispose d’un plus grand choix dans ses réactions. Paul Muad’Dib, Les Chaînes d’or de la prescience. L’Oracle du Temps se tenait à l’écart. Elle existait depuis la naissance de la Guilde Spatiale, et au cours des millénaires qui avaient suivi, elle avait observé l’espèce humaine se développer et se modifier. Elle avait vu ses luttes et ses rêves, ses explorations commerciales, la fondation de ses empires et les guerres qui les avaient fait s’écrouler. Dans son esprit, à l’intérieur de sa chambre artificielle, l’Oracle avait vu la tapisserie globale de l’univers infini. Plus ses horizons temporels s’élargissaient, moins les événements ponctuels ou les individus avaient d’importance. Mais certaines menaces restaient bien trop importantes pour être ignorées. Dans sa quête inlassable, l’Oracle du Temps avait laissé ses enfants Navigateurs derrière elle afin de pouvoir poursuivre sa mission solitaire, tandis que d’autres parties de son vaste cerveau examinaient différentes méthodes de défense et d’attaque contre le grand Ennemi ancien. Elle plongea délibérément dans l’univers alternatif où elle avait trouvé et secouru le non-vaisseau des années auparavant. Dans cet étrange bourbier de lois physiques et de stimulations sensorielles inversées, l’Oracle poursuivit sa course, bien qu’elle sût que Duncan Idaho ne serait jamais revenu ici. Le non-vaisseau n’était pas dans cet univers. Par un simple acte de sa pensée, elle émergea de nouveau dans l’univers normal. Là, elle retrouva les fils incorporels cousus dans le vide, une broderie de lignes que l’Ennemi avait tissée. Les mailles du filet tachyonique s’étendaient toujours plus loin, continuant leur recherche comme les racines d’une mauvaise herbe insidieuse. Cela faisait maintenant des siècles qu’elle observait les extensions de ce filet dans leurs torsions aléatoires. Elle se propulsa le long d’une de ces fibres, allant d’intersection en intersection. Si elle la suivait suffisamment longtemps, suffisamment loin, elle finirait par atteindre le nœud central d’où partaient toutes les mailles, mais toutes les pièces n’étaient pas encore en place, et le moment n’était pas encore venu pour cette bataille. Si le filet avait retrouvé le vaisseau perdu, l’Ennemi s’en serait déjà emparé; ainsi donc, logiquement, il fallait qu’elle cherche au-delà du filet. En se déplaçant à la vitesse de la pensée, l’Oracle restait stupéfaite de la capacité extraordinaire du vaisseau à lui échapper, et pourtant elle connaissait très bien le pouvoir incarné dans le Kwisatz Haderach. Et celui-là en particulier, de par sa propre destinée, était bien plus puissant que ses prédécesseurs. Les prophéties l’avaient dit. L’histoire du futur, lorsqu’on la considérait sous un angle suffisamment vaste, était bel et bien prédéterminée. Des milliards de milliards d’humains, pendant des dizaines de milliers d’années, avaient fait preuve d’une capacité raciale latente de prescience. Dans les mythes et les légendes, la même prédiction revenait sans cesse - la Fin des Temps, les batailles titanesques qui marquaient des changements épiques dans l’histoire et les sociétés. Le Jihad Butlérien avait été l’une de ces batailles. Elle y avait participé aussi, luttant contre le terrible adversaire qui menaçait d’oblitérer l’humanité. Et maintenant, cet Ennemi ancien était de retour, un adversaire tout-puissant que l’Oracle du Temps s’était juré de détruire lorsqu’elle n’était encore qu’une simple femme nommée Norma Cenva. Elle poursuivit sa recherche à travers l’univers. Le futur n’est pas là pour que nous l’observions en simples spectateurs, mais pour que nous le créions. Enregistrements des discours de Muad’Dib, révisés par le ghola de Paul Atréides. Avec l’aide de Chani, Paul réussit facilement à s’introduire dans les réserves d’épice du non-vaisseau. Du fait de leurs liens personnels et de leur relation amoureuse naissante, il allait souvent se promener seul avec la jeune fille fremen. Les rectrices ne considéraient plus leur comportement comme inhabituel. Paul n’avait aucun doute que le non-vaisseau continuait de les suivre au moyen d’imageurs de surveillance, et que quelques Bene Gesserit étaient chargées de s’intéresser à ce que faisaient les enfants. Mais peut-être - peut-être seulement - que Chani et lui trouveraient le moyen de faire ce qu’ils avaient à faire, s’ils s’y prenaient suffisamment vite. Cependant, Paul n’avait pas simulé son affection pour Chani dans le but de détourner l’attention. Bien qu’aucun des deux ne possédât le souvenir de sa vie passée, il éprouvait un sentiment véritable pour la jeune fille, et il savait que ce sentiment se développerait pour devenir bien plus encore. Il pouvait compter sur elle alors qu’il ne pouvait faire confiance à personne d’autre, pas même à Duncan Idaho. Après avoir réfléchi à la question pendant des semaines - particulièrement après que l’Ithaque eut failli être capturé près de la planète des Belluaires -, Paul avait conclu qu’U lui fallait consommer de l’épice. Les enfants gholas avaient été créés dans un but spécifique, et le danger restait proche. S’il voulait pouvoir aider un jour les passagers du non-vaisseau, il fallait qu’U sache ce qu’U y avait réellement en lui-même. Il fallait qu’U redevienne le véritable Paul Atréides. La salle où était entreposé le mélange n’était pas fortement gardée. Maintenant que les cuves axlotl produisaient des quantités d’épice plus que suffisantes, la substance n’était plus rare au point d’exiger des mesures de protection sévères. L’épice était conservée dans des armoires métalliques fermées par de simples mécanismes de verrouillage. Toujours prudente, comme une vraie Fremen, Chani examina la porte derrière eux pour s’assurer que personne n’avait été alerté de leur présence. Elle avait un regard intense et soucieux, mais elle ne nourrissait aucun doute au sujet de Paul. Paul ne mit que quelques secondes à s’occuper des verrous. Quand il ouvrit la porte métallique, un riche arôme l’enveloppa, chargé de la tentation de recouvrer ses souvenirs potentiels. Afin de les préparer à leurs futures obligations, tous les enfants gholas recevaient du mélange dans leur nourriture en quantités soigneusement dosées. Us en connaissaient bien le goût, mais n’en absorbaient jamais suffisamment pour en ressentir les effets. Paul savait très bien à quel point cette substance pouvait être dangereuse. Et puissante. En touchant l’épice soigneusement rangée, Paul sentit que toutes les portions étaient chimiquement identiques quelle qu’en soit l’origine. Mais il fouilla dans la pile de gaufrettes et en sélectionna certaines. Il ne savait pas pourquoi, mais au fond de lui-même, il savait que c’était ce qu’il lui fallait. — Pourquoi celles-là, Usul ? Les autres sont-elles empoisonnées ? C’est alors qu’il comprit. — La plus grande partie de cette épice provient des cuves axlotl. Mais pas celle-ci… (Il lui montra les gaufrettes qu’U avait choisies, et qui ressemblaient à toutes les autres.) Cette épice a été fabriquée par les vers. Sheeana l’a récoltée dans les sables de la soute. C’est ce qui se rapproche le plus de l’épice de Rakis elle-même. U avait pris plusieurs gaufrettes d’épice compressée, bien plus que ce qu’il avait jamais consommé jusqu’ici. Chani ouvrit de grands yeux. — Usul, c’est beaucoup trop! — C’est ce dont j’ai besoin. (Il lui caressa la joue.) Chani, l’épice est la clef de tout. Je suis Paul Atréides. Le mélange m’a autrefois révélé mon potentiel. Le mélange a fait de moi ce que je suis devenu. Je vais exploser de l’intérieur si je ne trouve pas le moyen de m’ouvrir à moi-même. (U referma la porte de l’armoire.) Je suis le plus âgé des enfants gholas. C’est peut-être la solution pour nous tous. Quand Chani crispait la mâchoire, cela faisait ressortir les muscles de son fin visage. — Comme tu voudras, Usul. Dépêchons-nous. Us coururent dans les coursives du non-vaisseau, en empruntant des passages privés où il devrait y avoir peu d’imageurs de surveillance, et ouvrirent la porte d’une des innombrables cabines inoccupées. Ils s’y faufilèrent. Qu’est-ce que les surveillantes du Bene Gesserit allaient en penser ? — Je devrais m’allonger avant de commencer. (H s’assit sur la couchette étroite. Elle lui apporta de l’eau qu’elle prit à un distributeur scellé au mur, et il but avec reconnaissance.) Veille sur moi, Chani. — Tu peux compter sur moi, Usul. Il renifla les gaufrettes d’épice, en faisant semblant de savoir quelle quantité il devait en prendre, alors qu’il ne pouvait que le deviner. L’odeur était entêtante, terrifiante, et lui faisait venir l’eau à la bouche. — Sois prudent, mon bien-aimé. Chani l’embrassa sur la joue, hésita un instant avant de l’embrasser légèrement sur la bouche, puis elle recula. Il mangea une gaufrette entière et avala le mélange brûlant avant de risquer de perdre son courage, puis il en prit d’autres et les mangea également. Finalement, avec l’impression d’avoir sauté du haut d’une falaise, il s’allongea complètement et ferma les yeux. Il sentait déjà des picotements à ses extrémités, et un engourdissement qui commençait à le gagner. Son corps se mit à décomposer les produits chimiques qu’il venait d’absorber, et il sentit l’énergie ainsi libérée parcourir des chemins autrefois familiers dans ce corps d’Atréides. Et il tomba dans l’abîme du Temps. Tandis que tout devenait sombre et qu’il s’enfonçait toujours plus profondément dans sa transe, égaré et cherchant le chemin en lui, Paul aperçut en de brefs éclairs des visages familiers : son père le Duc Leto, Gurney Halleck, et la Princesse Irulan à la beauté glaciale. À ce stade, ses pensées n’étaient pas focalisées. Il ne pouvait dire s’il s’agissait de véritables souvenirs fragmentaires, ou simplement de données qui remontaient à la surface d’après ses propres lectures des Archives. Il entendit sa mère Jessica qui lui Usait un texte, les paroles d’une chanson paillarde que Gurney jouait en s’accompagnant de sa baliseur, et assista aux vaines tentatives d’Irulan pour le séduire. Mais ce n’était pas suffisant, ce n’était pas ce qu’il cherchait. Paul creusa plus profondément. L’épice affina les images jusqu’à ce que les détails deviennent trop intenses, trop difficiles à discerner. Les fragments s’assemblèrent tout à coup, et il eut une vision véritable, comme une photographie instantanée de la réalité explosant dans son esprit : il était étendu sur un sol glacé. Il saignait, d’une profonde blessure faite par un couteau, n sentait son sang chaud s’écouler sur le sol. Son propre sang. Avec chaque battement de son cœur qu’il sentait se ralentir, il perdait de plus en plus de ce sang rouge. C’était une blessure mortelle; U le savait avec la même certitude que celle d’un animal qui s’éloigne en rampant pour mourir. Il essaya de regarder plus loin pour voir où il se trouvait, et qui était avec lui. Il allait s’effacer doucement et mourir là… Qui l’avait tué ? Quel était cet endroit ? Au début, il crut qu’il était le vieux Prédicateur Aveugle mourant au milieu de la foule devant le Temple d’Alia dans la chaleur d’Arrakeen… mais ce n’était pas Dune. Il n’y avait pas de foule, ni le soleil brûlant du désert. Paul pouvait distinguer les contours d’un plafond décoré au-dessus de lui, une étrange fontaine non loin de là. Il était dans un palais quelque part, une grande structure pourvue d’un dôme et de colonnades. C’était peut-être le Palais de l’Empereur Muad’Dib, comme la maquette que les enfants gholas avaient construite dans la salle de jeux. Il était incapable de le dire. Puis il se souvint d’un événement qu’il avait découvert au cours de ses recherches dans la bibliothèque. Le Comte Fenring l’avait poignardé… une tentative d’assassinat qui aurait placé sur le nouveau trône la fille de Feyd-Rautha et de Dame Fenring. Paul avait failli mourir ce jour-là. Était-il en train de revoir ce moment crucial des premières années de son règne, pendant la période la plus sanglante de son jihad ? La vision était tellement nette! Mais pourquoi, parmi tous les souvenirs enfouis en lui, pourquoi celui-ci en particulier se présentait-il à son esprit ? Quelle en était la signification ? Il y avait autre chose qui paraissait anormal. Ce souvenir semblait éphémère et non cristallisé. Le mélange n’avait peut-être pas du tout activé ses souvenirs de ghola. Et s’il avait plutôt activé la fameuse prescience des Atréides ? C’était peut-être la vision d’un événement mortel qui ne s’était pas encore produit. Tandis qu’il se débattait sur son Ut, profondément plongé dans sa vision engendrée par l’épice, Paul sentit la douleur de la blessure comme si elle était réelle. Comment puis-je empêcher cela de se produire ? Est-ce le véritable futur que je vois, une nouvelle vision de la façon dont mon corps de ghola mourra ? La scène se brouilla devant lui. Le Paul mourant continuait de perdre son sang, et ses mains étaient barbouillées de rouge. En levant les yeux, Paul fut stupéfait de se voir lui-même, un visage jeune très semblable à celui qu’il voyait régulièrement dans son propre miroir. Mais cette version de son visage était le Mal incarné, avec des yeux moqueurs et un ricanement de triomphe. — Tu le savais bien, que je te tuerais! criait son autre lui-même. Tu aurais aussi bien pu enfoncer la dague toi-même. Puis il mangea voracement une autre gaufrette d’épice, comme un vainqueur s’emparant de son butin. Paul se vit rire aux éclats, et il sentit sa propre vie s’éteindre… Paul sentit qu’on le secouait pour le faire sortir des ténèbres. E. avait affreusement mal aux muscles et aux articulations, mais cette douleur n’avait rien à voir avec celle de sa terrible blessure. — Il revient à lui. C’était la voix de Sheeana, une voix sévère qui le grondait presque. — Usul… Usul! Est-ce que tu me sens ? Quelqu’un lui tenait la main. Chani. — Je n’ose pas lui administrer un autre stimulant. C’était l’un des docteurs Suk du Bene Gesserit. Paul les connaissait toutes, car elles avaient été d’une efficacité agaçante dans leur recherche du moindre problème physique chez les gholas. Il cligna des yeux, mais sa vision était voilée par une brume d’épice bleutée. Il pouvait maintenant distinguer Chani, qui avait l’air angoissée. Son jeune visage était si beau, et formait un tel contraste avec sa propre image rieuse et diabolique… — Paul Atréides, qu’as-tu fait ? » demanda Sheeana d’une voix impérieuse, penchée au-dessus de lui. « Qu’espérais-tu accomplir ? C’était de la folie. » La voix de Paul était rauque, à peine un croassement. — J’étais en train… de mourir. Poignardé. Je l’ai vu. Sheeana fut à la fois alarmée et excitée. — Tu te souviens de ta première vie ? Poignardé ? Quand m étais un vieillard aveugle à Arrakeen ? — Non. Différent. Il fouilla dans son esprit, et comprit la vérité. Il avait eu une vision, mais il n’avait pas déclenché la réactivation complète de ses souvenirs. Chani lui tendit de l’eau, qu’il avala. Le docteur Suk, qui était resté à côté de lui, essayait encore de l’aider, mais sans pouvoir faire grand-chose. En émergeant lentement de sa brume d’épice, il dit : — Je crois que c’était de la prescience. Mais je ne me souviens toujours pas de ma vie antérieure. Sheeana lança un regard aigu et surpris à l’autre Sœur du Bene Gesserit. — De la prescience, répéta-t-il avec plus de conviction cette fois-ci. S’il avait cru ainsi rassurer Sheeana, Paul n’avait pas réussi. La chair finit par se rendre. L’Éternité reprend ce qui lui appartient. Nos corps ont brièvement déplacé ces eaux, dansé avec un certain abandon devant l’amour de la vie et de soi, suivi quelques idées étranges, puis se sont soumis aux instruments du Temps. Que pouvons-nous en dire ? J’ai été. Je ne suis pas… et pourtant, j’ai été. Paul Atréides, Mémoires de Muad’Dib. Maintenant qu’il était redevenu lui-même, le Baron Vladimir Harkonnen trouvait ses journées à Caladan toujours bien remplies, mais pas comme il l’aurait aimé. Depuis que sa mémoire avait été restaurée, il avait cherché à comprendre sa nouvelle situation, et la façon dont les descendants des Atréides avaient semé le désordre dans l’univers depuis que lui-même l’avait quitté. Autrefois, la Maison Harkonnen avait été parmi les plus riches du Landsraad. À présent, cette grande et noble maison n’existait même plus, sauf dans sa mémoire. Le Baron avait beaucoup de travail en perspective. Sur le plan intellectuel comme sur le plan émotionnel, il aurait dû être content de se retrouver maître de la planète-mère de ses ennemis jurés, mais Caladan n’était pas comparable à sa chère Giedi Prime. Il frissonnait rien qu’en pensant à ce que cet endroit était devenu, et il brûlait du désir d’y retourner et de lui redonner son glorieux aspect d’autrefois. Mais il n’avait pas de Piter de Vries, pas de Feyd-Rautha, pas même son balourd de neveu Rabban qui lui avait été pourtant si utile. Mais Khrone lui avait promis tout ce qu’il voudrait - à condition qu’il aide les Danseurs-Visages à mener leur plan à bien. Maintenant que les souvenirs du Baron lui étaient revenus, il avait droit à quelques distractions. Dans les cachots du château, le Baron avait certains petits jouets. En fredonnant, il descendit rapidement les marches qui menaient aux niveaux les plus bas, où il s’arrêta un instant pour écouter les charmants murmures et gémissements. Cependant, lorsqu’il pénétra dans la salle principale, tout devint aussitôt silencieux. Ses jouets étaient disposés dans la pièce selon ses instructions précises : des chevalets de torture pour étirer, presser et couper différentes parties du corps. Des masques sur les murs dont l’intérieur était garni d’appareils électroniques qui rendaient fous ceux à qui on les appliquait, et qui pouvaient même leur effacer entièrement le cerveau, si le Baron le souhaitait. Des fauteuils avec des contacts d’électrocution et des pointes disposés à des endroits intéressants. Ce matériel était tellement supérieur à tout ce que Khrone avait pu utiliser… Deux jolis garçons - un peu plus jeunes que lui - étaient suspendus au mur, retenus par des chaînes. Leurs yeux remplis de terreur et de tristesse suivaient ses moindres gestes. Leurs vêtements étaient en lambeaux là où le Baron les avait déchirés pour son propre amusement. — Bonjour, mes beautés. (Ils ne répondirent pas, mais il les vit trembler.) Est-ce que vous saviez que vous avez tous les deux du sang Atréides qui coule dans vos veines ? J’ai les archives génétiques pour le prouver. D’une voix geignarde, les deux garçons nièrent cette affirmation, bien qu’en vérité il leur fût impossible de le savoir. La lignée génétique s’était tellement diluée après si longtemps que seule une analyse exhaustive aurait permis de le déterminer. Mais après tout, c’est le sentiment qui compte, n’est-ce pas ? — Vous ne pouvez pas nous reprocher des fautes commises il y a des siècles, cria l’un d’eux d’une voix pathétique. Nous ferons tout ce que vous voudrez. Nous serons vos fidèles serviteurs. — Mes fidèles serviteurs ? Ho ho! Mais vous l’êtes déjà. Il s’approcha de celui qui venait de crier et caressa ses cheveux blond doré. Le garçon se mit à trembler et détourna les yeux. Le Baron sentit l’excitation monter en lui. Celui-ci était si mignon, avec ses tendres joues à peine couvertes d’un léger duvet, et ses traits presque féminins. En touchant la peau douce de son visage, le Baron ferma les yeux et sourit. Lorsqu’il les rouvrit, il fut stupéfait de voir que le visage de sa victime avait changé. Le joli garçon était devenu une jeune femme aux cheveux brans, avec un visage ovale et les yeux du bleu profond de ceux qui s’adonnent à l’épice. Elle le regardait en riant. Le Baron recula. — Non, je rêve, c’est impossible! — Oh mais si, c’est possible, Grand-père! Tu ne trouves pas que je suis devenue belle en grandissant ? Les lèvres de la femme enchaînée bougeaient, mais c’est dans l’esprit du Baron que la voix résonnait. Je t’ai laissé croire que tu étais débarrassé de moi, mais c’était simplement par jeu. Tu aimes bien les petits jeux, n’est-ce pas ? En marmonnant nerveusement, le Baron se retira de la salle de torture et se précipita dans le couloir froid et humide, mais Alia resta avec lui. Je suis avec toi en permanence, ta camarade de jeu pour la vie! Elle se mit à rire, et à rire encore. Quand il atteignit enfin le rez-de-chaussée du château, le Baron examina fébrilement les armes exposées sur les murs et derrière les vitrines. Il extirperait Alia de son cerveau, même s’il devait mourir dans l’opération. Khrone pourrait toujours le ramener sous forme d’un autre ghola. Cette fille était comme une mauvaise herbe empoisonnée qui répandait ses toxines dans son corps. — Pourquoi es-tu ici ? cria-t-il dans le profond silence de la salle des banquets. Et comment ? Cela lui paraissait impossible. Les lignées des Harkonnen et des Atréides s’étaient croisées au cours des siècles précédents, et les Atréides étaient bien connus pour leurs Abominations, leur étrange prescience, leur façon bizarre de penser. Mais comment cette souillure infernale d’Alia avait-elle pu s’infiltrer dans son esprit ? Maudits soient les Atréides! Il se dirigea à grands pas vers l’entrée principale, en croisant plusieurs Danseurs-Visages qui le regardèrent d’un air interrogateur. Il faut que je garde mon calme devant eux. Il sourit aux uns et aux autres. N’est-ce pas formidable de pouvoir revivre les anciens triomphes et les vieilles vengeances ? demanda la Présence Intérieure d’Alia. — Tais-toi, tais-toi! siffla-t-il entre ses dents. Avant qu’il n’ait pu s’en approcher, les grandes portes en bois à deux battants pivotèrent sur leurs gonds massifs et Khrone entra dans le château, suivi d’un groupe de Danseurs-Visages et d’un jeune garçon aux cheveux brans dont les traits lui étaient vaguement familiers. Il devait avoir six ou sept ans. La voix d’Alia dans son esprit était remplie de joie. Va accueillir mon frère, Grand-père! Khrone poussa le jeune garçon devant lui, et les lèvres charnues du Baron s’étirèrent en un sourire vorace. — Ah, Paolo, enfin! Vous croyez que je ne connais pas Paul Atréides ? — Il sera votre pupille, votre élève. (La voix de Khrone était sévère.) Il est la seule raison pour laquelle nous vous avons élevé, Baron. Vous êtes notre outil, et il est notre trésor. Les petits yeux d’araignée du Baron s’éclairèrent. Il s’avança droit vers l’enfant et l’examina soigneusement. Paolo lui lança un regard noir, ce qui fit glousser de plaisir le jeune adolescent. — Et plus précisément, que suis-je autorisé à faire avec lui ? Que voulez-vous de moi ? — Élevez-le. Faites son éducation. Veillez à ce qu’il soit prêt pour sa destinée. Il a un certain but à remplir. — Et quel est ce but ? — Vous le saurez en temps utile, quand le moment sera venu. Ah, Paul Atréides est entre mes mains, afin que je puisse l’élever correctement cette fois-ci. Exactement comme mon neveu Feyd-Rautha, un adorable garçon dans sa première existence. Voilà qui devrait réparer un grand nombre d’affronts historiques. — Vous possédez maintenant vos souvenirs, Baron, afin que vous puissiez comprendre les véritables complexités et conséquences de la situation. S’il devait arriver quoi que ce soit à l’enfant, nous saurions trouver une façon très spéciale de vous le faire regretter. Le chef des Danseurs-Visages était très convaincant. Le Baron écarta la remarque d’un geste désinvolte de sa main grassouillette. — Naturellement, naturellement. J’ai toujours été désolé d’avoir déconnecté sa cuve axlotl sur Tleilax. C’était une impulsion stupide de ma part. J’étais très ignorant à l’époque. J’ai appris à me maîtriser, depuis. Une douleur fulgurante lui traversa le crâne et le fit grimacer. Je peux t’aider à te maîtriser, Grand-père, lui dit Alia. Il aurait voulu pouvoir lui hurler des injures. Avec un effort mental colossal, le Baron la repoussa, et se pencha vers le jeune ghola en gloussant. — Cela faisait longtemps que j’attendais ce moment, mon adorable garçon. J’ai tant de projets en tête pour nous deux. Un chef doit toujours avoir l’air sûr de lui. Respecte cette confiance que l’on te porte tandis que tu occupes ce poste vital, mais ne montre jamais que tu en sens le poids sur tes épaules. Duc Leto Atréides, notes à son fils, enregistrées à Arrakeen. Tleilax avait été conquise, et les Honorées Matriarches rebelles avaient cessé d’être une menace. Les Walkyries avaient parfaitement rempli leur plus importante mission, et la Mère Commandante ne pouvait s’empêcher d’éprouver une immense fierté, à la fois pour sa fille et pour l’Ordre Nouveau tout entier. Enfin, nous pouvons aller de l’avant. Sous le dôme de la rotonde dans la bibliothèque du Chapitre, Murbella avait peu le temps de se réjouir ou de repenser à ses récentes victoires. Elle jeta un coup d’œil par une petite fenêtre vers les vergers squelettiques et le désert affamé au-delà. Le soleil se couchait à l’horizon, découpant la silhouette des escarpements rocheux comme aurait pu le faire un artiste. Chaque fois qu’elle le regardait, le désert semblait se rapprocher. Il ne cessait d’avancer. Tout comme l’Ennemi… sauf que les Bene Gesserit avaient délibérément mis les sables en mouvement, sacrifiant tout le reste pour produire une substance - le mélange - nécessaire à la victoire finale qu’elles espéraient remporter. La guerre contre les Honorées Matriarches avait coûté très cher à l’humanité au cours des décennies écoulées, infligeant de grandes pertes et détruisant de nombreuses planètes. Et les catins étaient pourtant une menace bien moins grande. Accadia, la vieille Mère Archiviste, se tenait au centre du champ de projection dans un silence respectueux, en compagnie d’une centaine des Sœurs les plus intelligentes de l’Ordre Nouveau. — Ceci montre ce que vous avez besoin de savoir, et l’étendue de la menace que nous devons maintenant affronter. J’ai puisé abondamment dans les témoignages sincères de nos anciennes Honorées Matriarches, et retracé leur expansion initiale dans des régions inexplorées… ainsi que leur récente retraite brutale dans l’Ancien Empire. Maintenant que Murbella avait réussi à franchir le mur noir dans sa Mémoire Seconde, elle comprenait exactement qui était l’Ennemi et ce que les Honorées Matriarches avaient fait pour provoquer sa colère. Elle en savait plus sur la nature de l’Ennemi d’Ailleurs qu’Odrade, Taraza, ou toutes les autres dirigeantes du Bene Gesserit avaient jamais pu imaginer. Elle avait vécu ces existences. Elle avait été en particulier une commandante ambitieuse et féroce, emmenant sa flotte de vaisseaux toujours plus loin vers les confins de l’univers. Lenise C’était mon nom. En ce temps-là, elle avait eu des cheveux noirs hérissés, des yeux d’obsidienne, et toute une série d’ornements métalliques sortant de ses joues et de son front - des trophées de combat, un pour chaque rivale qu’eUe avait tuée dans son ascension au pouvoir. Mais après avoir échoué dans une tentative d’assassinat dirigée contre une rivale de plus haut rang, elle avait emmené ses escadrilles fidèles pour s’enfoncer dans les régions inexplorées. Lenise s’était convaincue que ce n’était pas par lâcheté. Ce n’était pas pour s’enfuir, mais pour conquérir son propre territoire. Dans leur expansion rapace, elle et ses Honorées Matriarches s’étaient heurtées par hasard à la frontière d’un immense empire en plein développement - un empire non humain - dont elles n’avaient pas soupçonné l’existence. Sans qu’elles le sachent, ce dangereux Ennemi était né plus de quinze mille ans auparavant, dans les derniers moments du Jihad Butlérien. Les Honorées Matriarches avaient trouvé un étrange avant-poste industriel, une grande métropole bourdonnante d’activité et peuplée entièrement de machines. Des machines pensantes. clignoter et ses troupes n’en avaient pas perçu la signification; elles avaient posé peu de questions sur l’origine de ce qu’eUes avaient trouvé. Le suresprit ordinateur, en perpétuelle expansion, avait repris racine, construisant et déployant un vaste réseau d’intelligences mécaniques. clignoter ne l’avait pas compris, et ne s’en souciait guère. Elle avait donné ses ordres - maintenant perdus dans la vision de l’Histoire, mais Murbella répéta les mots - et les Honorées Matriarches avaient procédé à ce qu’elles savaient le mieux faire : attaquer aussitôt, sûres de conquérir et de dominer. Sans jamais deviner l’étendue ou la puissance de ce qu’elles venaient de trouver, clignoter et ses Honorées Matriarches avaient pris les machines par surprise, volé des cargaisons entières d’armes étranges et redoutables, détruit l’avant-poste… et étaient reparties. clignoter avait ajouté quelques ornements sur son visage pour célébrer sa victoire. Et puis elle était retournée à la conquête des Honorées Matriarches qui l’avaient défaite à l’origine. La réaction des machines avait été foudroyante et effroyable. Elles avaient lancé une riposte qui s’était propagée dans les mondes colonisés de la Dispersion, exterminant des planètes entières d’Honorées Matriarches à l’aide de nouveaux virus mortels. L’Ennemi avait continué de les harceler, pourchassant et détruisant les catins dans leurs cachettes. Murbella avait vu plusieurs générations dans différentes mémoires. La subtilité n’ayant jamais été leur fort, les Honorées Matriarches avaient entrepris de s’enfuir dans une panique complète, se frayant un chemin à travers des systèmes solaires qu’elles pillaient avant de fuir toujours plus loin. Allumant des bûchers et brûlant les ponts derrière elles. Quelle humiliation pour elles… Comme elles avaient été totalement vaincues par leur adversaire! Et ce faisant, elles avaient attiré l’Ennemi vers l’Ancien Empire. Murbella savait tout. Elle avait tout vu très nettement dans son passé, dans son histoire, dans ses souvenirs. Il fallait qu’elle Partage ces expériences avec les autres Sœurs qui n’avaient pas encore pu déverrouiller l’accès à leurs secrets générationnels. L’Ennemi est Omnius. L’Ennemi arrive. Maintenant, sous la rotonde, devant une assistance silencieuse, Accadia alluma son appareil de ses doigts noueux. Une holoprojection de l’Univers Connu se matérialisa au-dessus de leurs têtes dans la grande salle voûtée, mettant en relief les systèmes solaires principaux de l’Ancien Empire aussi bien que les planètes décrites par ceux qui étaient revenus de la Dispersion. Toutes sortes de fédérations indépendantes s’y étaient formées - des regroupements de gouvernements, des alliances commerciales et des colonies religieuses séparées, toutes reliées par le lien fragile de leur humanité commune. Le Tyran en a parlé dans son Sentier d’Or, songea Murbella. Ou notre compréhension serait-elle imparfaite, comme toujours ? La voix cassée de la vieille bibliothécaire se fit entendre. — Voici les planètes que les catins ont déjà incinérées, en se servant des terribles Oblitérateurs qu’elles ont volés à l’Ennemi. Des taches rouges se répandirent à travers la carte stellaire comme une traînée de sang. Trop de rouge! Tant de planètes du Bene Gesserit, même Rakis, toutes les planètes du Tleilax et toutes les autres planètes qui les gênaient. Lampadas, Qalloway, Andosia, les cités féeriques à faible pesanteur sur Oalar… Toutes des cimetières, à présent. Comment avait-elle pu ne pas voir ces horreurs manifestes lorsqu’elle était elle-même une Honorée Matriarche ? Nous n’avons jamais regardé derrière nous, sauf pour voir si l’Ennemi se rapprochait. Nous savions que nous avions provoqué la colère d’une créature féroce, mais nous nous sommes quand même précipitées dans l’Ancien Empire comme un renard dans un poulailler, semant la destruction dans notre fuite éperdue. Quand l’Ennemi arriverait ici, les planètes perturbées combattraient instinctivement, et seraient anéanties. Les Honorées Matriarches avaient conçu ce plan comme une manœuvre de retardement, semant des obstacles sur le chemin de l’adversaire qui les poursuivait. — Les catins ont fait tout ça ? murmura la Révérende Mère Laera, l’une des conseillères administratives de Murbella. Accadia semblait profondément fascinée par ce qu’elle pouvait montrer. — Regardez. Ceci est encore bien plus effrayant. Une autre partie des systèmes à la périphérie se colora en bleu terne. Certains paraissaient flous sur la carte stellaire, ce qui indiquait que leurs coordonnées n’étaient pas confirmées. Le nombre de planètes affectées était beaucoup plus grand que celui des blessures rouges infligées par les Honorées Matriarches. — Ce sont les planètes dont nous savons qu’elles ont déjà été détruites par l’Ennemi dans la Dispersion. Des mondes d’Honorées Matriarches anéantis essentiellement par les pestes biologiques dévastatrices. En examinant cette énorme projection complexe et en voyant la façon dont les destructions étaient réparties, Murbella n’eut pas besoin d’un Mentat pour en tirer les conclusions qui s’imposaient. Ses conseillères Bene Gesserit et Honorées Matriarches murmuraient d’un air inquiet. Elles n’avaient jamais vu la menace extérieure aussi clairement exposée. Murbella pouvait maintenant ressentir réellement l’approche imminente d’Arafel, les nuages de ténèbres à la fin de l’univers. Avec tant de sombres légendes pointant toutes dans la même direction, elle se sentait pleinement humaine et mortelle. Même la Planète du Chapitre, représentée dans l’holoprojection comme une boule d’un blanc immaculé loin des principales routes commerciales de la Guilde, serait bientôt la cible de ces chasseurs infatigables. Les Sœurs unifiées bénéficiaient maintenant de l’aide de la Guilde, même si Murbella ne faisait pas entièrement confiance aux Navigateurs ni aux Administrateurs un peu plus humains. Elle ne se faisait aucune illusion sur la pérennité de l’alliance avec la Guilde ou le CHOM au cas où la guerre tournerait mal. Le Navigateur Edrik avait accepté de traiter avec elle uniquement parce qu’elle l’avait soudoyé avec de l’épice, et il cesserait de coopérer si jamais il trouvait une autre source de mélange. Si la faction des Administrateurs de la Guilde décidait de se reposer sur les compilateurs mathématiques des Ixiens, elle n’aurait pratiquement plus de prise sur eux. — L’Ennemi ne semble pas particulièrement pressé, observa Janess. — Pourquoi le serait-il ? dit Kiria. Il arrive, et rien ne semble pouvoir le ralentir. En regardant de plus près, Murbella repéra l’endroit - une région de l’espace mal définie par des coordonnées purement anecdotiques - où avait eu lieu la première rencontre avec l’Ennemi, là où une Honorée Matriarche morte depuis longtemps et qui s’appelait clignoter était tombée par hasard sur un avant-poste. Et c’est à nous qu’il revient de faire le ménage. Son bien-aimé Duncan Idaho survivrait peut-être quelque part là-bas, dans l’univers. Elle ressentit un pincement au cœur en pensant à lui. Et si, à la fin du légendaire Kralizec, il ne restait plus de l’humanité que Duncan et Sheeana avec leurs compagnons à bord du non-vaisseau ? Un radeau de sauvetage au milieu du cosmos. Elle balaya du regard la projection qui emplissait la salle de la bibliothèque. Elle n’avait aucune idée de l’endroit où pouvait se trouver le vaisseau. Toute existence est la somme de chacun de ses instants. Duncan Idaho, Mémoires d’un plus-que-Mentat. Duncan observait les enfants gholas qui jouaient à un jeu de rôle dans l’une de leurs salles d’activités. Ils étaient maintenant suffisamment âgés pour posséder des personnalités distinctes, pour penser et interagir non seulement au sein de leur groupe, mais également avec les membres d’équipage. Ils étaient conscients de leurs relations antérieures et s’efforçaient de s’adapter aux bizarreries de leur existence présente. Étant génétiquement la grand-mère du petit Leto II, Jessica avait noué un lien étroit avec lui, mais elle se comportait plutôt comme une grande sœur. Stilgar et Liet-Kynes étaient très proches, comme d’habitude; Yueh essayait d’être leur ami, mais il restait extérieur au groupe, et Garimi l’étudiait de très près. Thufir Hawat semblait avoir changé et mûri depuis son aventure sur la planète des Belluaires; Duncan s’attendait à ce que le jeune guerrier-mentat leur soit bientôt très utile dans la préparation de leurs plans. Paul et Chani restaient très liés, mais elle semblait une véritable étrangère pour Liet, son « père ». Tant de rappels vivants des existences passées de Duncan. Dans son dernier rapport, la Rectrice Supérieure avait fourni une analyse indiquant que le Bene Gesserit devrait commencer à réactiver les mémoires des gholas. Quelques enfants au moins semblaient prêts. Duncan se sentait à la fois inquiet et excité à cette idée. Alors qu’il s’apprêtait à repartir, il aperçut Sheeana immobile dans la coursive déserte, et qui le regardait avec un sourire énigmatique. Il fut parcouru d’un frisson de désir, suivi d’un sentiment de gêne. Elle l’avait assujetti, dompté… et sauvé. Mais il n’allait pas se laisser piéger par elle comme il l’avait été par Murbella. Il se força à lui dire : — Il vaut mieux que nous gardions nos distances. En tout cas pour l’instant. — Nous sommes sur le même vaisseau, Duncan. Nous ne pouvons pas simplement nous cacher. — Mais nous pouvons être prudents. (Il sentait encore la brûlure de la cautérisation sexuelle qui l’avait guéri de Murbella, mais il en comprenait la nécessité. C’était sa propre faiblesse qui l’avait rendue nécessaire. Il n’osait pas laisser une telle situation se reproduire, et Sheeana avait le pouvoir de le prendre dans ses filets - s’il la laissait faire.) L’amour est une chose trop dangereuse pour que nous jouions avec, Sheeana. C’est un outil dont nous ne devons pas nous servir. Il lui restait une dernière chose à faire, et il ne pouvait pas la différer plus longtemps. Duncan avait rassemblé toutes les affaires de Murbella. Maître Scytale les avait soigneusement examinées après que Duncan les eut laissées tomber à terre sans cérémonie lorsque les alarmes avaient retenti. Duncan avait exigé de les récupérer, puis il avait fait la sourde oreille quand le Maître du Tleilax lui avait expliqué que la plupart des cellules étaient trop vieilles, avaient séjourné trop longtemps en dehors du champ anentropique, mais que la possibilité d’utiliser des fragments d’ADN… Duncan l’avait sèchement interrompu et était parti avec sa pile de vêtements. Il ne voulait pas en entendre plus, ne voulait pas entendre parler de possibilités. De telles possibilités n’étaient pas judicieuses. Il avait essayé de se persuader qu’il pouvait simplement écarter cette idée et se forcer à ne plus penser à elle. Sheeana l’avait libéré des chaînes qui le retenaient à Murbella… mais quelle tentation! Il avait l’impression d’être un alcoolique devant une bouteille débouchée. Cela suffisait comme ça. Il devait faire le reste du travail lui-même. Il regarda longuement les vêtements froissés, les souvenirs, les quelques cheveux ambrés. Quand il ramassa le tout, ce fut comme s’il la serrait dans ses bras - ou du moins son essence, sans le poids de son corps. Ses yeux s’embrumèrent. Murbella n’avait pas laissé grand-chose derrière elle. Malgré tout le temps qu’elle avait passé avec Duncan dans le non-vaisseau, elle n’avait gardé que quelques objets personnels à bord, ne s’y étant jamais considérée comme chez elle. Il fallait se débarrasser de la menace. Se débarrasser de la tentation. Se débarrasser des possibilités. C’est alors seulement qu’il pourrait être enfin libre. En parcourant les coursives avec une intense concentration, il se rendit à l’un des petits sas de maintenance. Des années auparavant, c’est par là qu’ils avaient éjecté dans l’espace les restes momifiés de Bene Gesserit au cours d’une cérémonie funèbre. À présent, Duncan allait procéder à un autre genre de cérémonie. Il déposa tous ces objets dans le compartiment du sas et contempla les reliques chiffonnées d’une existence passée. Cela semblait si peu, mais c’était d’une telle importance… Il recula et tendit la main vers la commande. Du coin de l’œil, il remarqua un cheveu resté collé à sa manche. Un cheveu de Murbella s’était détaché de ses vêtements, un seul cheveu doré… comme si elle voulait encore s’accrocher à lui. Il prit le cheveu entre ses doigts, le regarda un long et douloureux moment, et le laissa finalement flotter lentement pour rejoindre le reste. Il referma la porte du sas et activa aussitôt le recyclage, sans se laisser le temps de changer d’avis. Les dernières molécules d’air évacuées, les vêtements furent projetés dans l’espace. Irrécupérables. Il contempla fixement le vide, où les objets disparurent rapidement de sa vue. Il se sentait incomparablement plus léger… ou peut-être n’était-ce que du vide, là aussi. Désormais, Duncan Idaho résisterait à toutes les tentations qu’il pourrait rencontrer sur son chemin. Il serait pleinement lui-même, et non un pion déplacé sur l’échiquier d’un autre. Enfin, au bout de notre long voyage, nous avons atteint le commencement. Vieille énigme Mentat. La flotte de l’Ennemi se dirigeait vers l’Ancien Empire, des milliers et des milliers d’énormes vaisseaux, équipé chacun d’armes suffisantes pour stériliser une planète, et de pestes biologiques pour exterminer des populations entières. Tout se passait extrêmement bien après tant de millénaires de préparation. Sur le monde central des machines, le vieil homme avait laissé tomber toutes ses illusions visuelles. Fini les jeux et les déguisements, plus rien que les préparatifs rigoureux pour le conflit final prédit tant par les prophéties humaines que par les vastes calculs des machines : Kralizec. — J’imagine que tu es très content d’avoir déjà détruit seize autres planètes humaines pendant notre marche vers la victoire. La vieille femme n’avait pas encore abandonné son déguisement. — Pour l’instant, dit le vieil homme d’une voix puissante dont l’écho résonna contre les façades des bâtiments et les écrans. Les structures de la cité des machines infinie étaient vivantes et se déplaçaient comme une immense mécanique, de hautes tours et des spires de fluidométal, d’énormes bâtiments carrés conçus pour abriter des sous-stations et des concentrateurs de commandes. Avec chaque nouvelle conquête, des cités identiques à Synchronie seraient construites planète après planète. La vieille femme contempla ses mains, et essuya le devant de sa robe. — Même ces formes semblent primitives à mes yeux, mais je me suis plutôt prise d’affection pour elles. Le terme plus juste serait que je m’y suis habituée. Sa voix baissa et se modifia pour acquérir un timbre familier. À la place de la vieille femme se tenait maintenant le robot indépendant Érasme, le compagnon et faire-valoir intellectuel d’Omnius. Il avait conservé son corps de platine et de fluidométal, revêtu de la toge somptueuse qu’il avait adoptée il y avait si longtemps. S’étant débarrassé de sa représentation physique, Omnius s’exprimait à travers des millions de haut-parleurs répartis dans l’immense cité. — Nos troupes se sont avancées jusqu’aux frontières de la Dispersion humaine. Rien ne peut nous arrêter. Le suresprit ordinateur avait toujours des visions et des aspirations grandioses. Erasmus avait espéré qu’en maintenant le suresprit sous la forme d’un vieil homme, Omnius pourrait commencer à comprendre les humains, et apprendre à s’abstenir de ces actions extrêmes. Cela avait bien marché pendant quelques milliers d’années, mais quand les Honorées Matriarches étaient venues perturber l’Empire Synchronisé si soigneusement reconstitué, Omnius avait été forcé de réagir. A dire vrai, le suresprit inquiet n’attendait qu’un prétexte pour agir. Il dit à présent : — Nous prouverons que le Jihad Butlérien n’était qu’un contretemps, et non une défaite. Érasme se tenait au milieu de l’immense salle voûtée de la cathédrale centrale des machines. Tout autour d’eux, les bâtiments eux-mêmes reculèrent et s’agitèrent comme une assemblée de fidèles. — C’est un événement que nous devrions commémorer. Regarde! Le suresprit avait beau croire qu’il contrôlait tout lui-même, Érasme fit un geste et le plancher de la salle coopéra. Les plaques de métal lisse s’écartèrent, révélant une ouverture tapissée de cristal, un large puits dont le fond remonta. Un objet préservé y était posé. Une petite sonde à l’aspect inoffensif. — Même les objets apparemment insignifiants ont leur importance. Comme le prouve celui-ci. Des siècles avant la Bataille de Corrin, la dernière grande défaite des machines pensantes, l’une des copies du suresprit avait envoyé des sondes dans les régions inexplorées de la galaxie, avec l’intention d’y installer des stations d’écoute et d’y semer les germes d’une expansion ultérieure de l’empire des machines. La plupart des sondes s’étaient perdues ou avaient été détruites sans jamais atteindre une planète. Érasme regarda ce petit appareil merveilleusement conçu, dont la surface était grêlée et décolorée par des siècles de voyage automatique dans l’espace. Cette sonde avait trouvé une planète lointaine, s’y était posée et avait commencé son travail, à attendre… et à écouter. — Au cours de la Bataille de Corrin, des humains fanatiques ont presque - presque - failli annihiler le dernier Omnius, dit le robot. Ce suresprit contenait une copie complète et autonome de moi-même, un paquet de données remontant à l’époque où m avais essayé de me détruire. Tu as fait preuve d’une grande prévoyance. — J’ai toujours des stratégies en réserve pour assurer ma survie, retentit la voix. Des yeux de surveillance s’approchèrent, voletant au-dessus de la sonde comme des touristes curieux. — Allons, Omnius, allons… Tu n’avais jamais imaginé une défaite aussi spectaculaire », dit Érasme, non pas comme un reproche mais simplement comme un fait. « Tu as transmis dans le néant une copie complète de toi-même, dans une ultime tentative pour survivre. Un dernier espoir… très proche d’un sentiment humain. — Ne commence pas à m’insulter. Cette transmission avait voyagé pendant des milliers d’années et s’était dégradée en chemin pour devenir autre chose. Érasme n’avait aucun souvenir de ce voyage silencieux et interminable à la vitesse de la lumière. Après ce périple inimaginable à travers le bruit de fond et les débris de l’espace, le signal d’Omnius avait rencontré l’une des sondes envoyées longtemps auparavant, et s’y était agrippé comme à une bouée de sauvetage. Loin, très loin des souillures de la civilisation humaine, l’Omnius restauré avait entrepris de se recréer lui-même. Il s’était régénéré au fil des millénaires et avait bâti un nouvel Empire Synchronisé - puis il avait commencé à échafauder des plans pour son retour, cette fois-ci avec une armée de machines infiniment supérieure. — Rien ne peut égaler la patience des machines, dit le suresprit. Complètement restauré à partir de sa copie de sauvegarde, et tandis qu’une nouvelle civilisation se construisait elle-même, Érasme avait réfléchi à la destinée des humains, une espèce qu’il avait étudiée avec beaucoup de soin. Ces créatures avaient toujours été exaspérantes, mais elles l’intriguaient également. Il était curieux de voir comment elles se comporteraient sans être guidées par des machines efficaces. Il baissa les yeux vers la petite sonde sur son espèce d’autel. Si ce récepteur n’avait pas été au bon endroit au bon moment, le signal d’Omnius serait peut-être toujours en train d’errer et de s’affaiblir. Quelle fin ignominieuse… Pendant tout ce temps, se croyant victorieux, les humains avaient poursuivi leur chemin à travers leurs propres conflits. Ils avaient continué de repousser leurs frontières, et s’étaient battus entre eux. Dix mille ans après la Bataille de Corrin, un Maître du Tleilax nommé Hidar Fen Garimi avait amélioré la race des Danseurs-Visages et l’avait envoyée coloniser des régions désertiques lointaines. Tandis que son Empire se reconstruisait, Omnius avait intercepté ces premiers ambassadeurs des Danseurs-Visages - des créatures adaptées à partir de matériaux humains, mais dotées de certains des attributs des meilleures machines. Érasme, fasciné par leur potentiel, les avait rapidement convertis pour des objectifs appropriés, et avait produit d’autres générations de changeurs de forme. En fait, le robot indépendant détenait encore quelques spécimens de ces premiers Danseurs-Visages, soigneusement conservés dans des stockages de longue durée. Il les inspectait de temps en temps, uniquement pour mesurer le travail qu’il avait accompli depuis cette époque. Autrefois, sur Corrin, Érasme s’était amusé avec des biomécanismes similaires, essayant de créer des machines biologiques qui pourraient reproduire les capacités du fluidométal dont étaient constitués son visage et son corps. Sa nouvelle race de Danseurs-Visages en était capable, et de bien d’autres choses encore. Érasme pouvait rejouer tous ses souvenirs dans sa tête. Il aurait bien aimé avoir quelques-uns de ces Danseurs-Visages avec lui pour faire quelques expériences, tant ils étaient fascinants, mais il les avait tous renvoyés dans les systèmes colonisés par les humains, pour préparer la grande conquête des machines. Il avait déjà absorbé les existences et les expériences de milliers de ces « ambassadeurs ». Ou le mot « espions » conviendrait-il mieux ? Érasme en avait un si grand nombre qui bourdonnaient dans sa tête qu’il n’était plus réellement lui-même. Conscient de la puissance et des capacités de la civilisation humaine, et de l’étendue des pouvoirs de son ennemi, Omnius avait regroupé ses forces. D’énormes astéroïdes avaient été convertis en matériaux de base. Des robots de construction avaient assemblé des armes et des vaisseaux de guerre; de nouveaux modèles avaient été testés, améliorés, testés de nouveau, et fabriqués en quantités massives. L’opération avait pris des milliers d’années. Le résultat était indiscutable : Kralizec. Quand il vit qu’Omnius n’était pas du tout impressionné par les aspects historiques ni affecté par la nostalgie, Érasme fit redescendre d’un geste la sonde préservée et le plancher se referma sur le puits aux parois de cristal. Le robot Érasme sortit de la cathédrale voûtée et parcourut les rues de la cité synchronisée. Les structures se déplaçaient autour de lui, s’enfonçant dans le sol ou glissant de côté pour lui laisser toujours un passage. Érasme réfléchit à ces bâtiments qui étaient tous des manifestations matérielles du suresprit dans sa croissance permanente. Omnius et lui avaient beaucoup évolué en quinze mille ans, mais leur objectif restait le même. Bientôt, toutes les planètes seraient parfaitement identiques à celle-ci. — Plus de jeux ni d’illusions, dit la voix retentissante d’Omnius. Nous devons nous concentrer sur la plus grande des batailles. Nous sommes ce que nous sommes. (En l’entendant, Érasme se demanda pourquoi le suresprit aimait tant s’écouter parler.) Nous avons rassemblé nos forces, pris la mesure de l’ennemi, et amélioré nos chances de succès. — N’oublie pas que nous avons encore besoin du Kwisatz Haderach, d’après nos projections mathématiques, le mit en garde Érasme. Omnius eut l’air contrarié. — Si nous mettons la main sur un surhomme, tant mieux. Mais même si nous n’y arrivons pas, la conclusion de ce conflit reste évidente. Le robot indépendant établit une connexion avec le suresprit ordinateur afin d’accéder à tout ce qu’Omnius pouvait voir et éprouver. Une partie de l’ordinateur prodigieux se trouvait à bord de chacun des vaisseaux de guerre des machines. À l’aide de cette connexion, Érasme voyait les nuées de vaisseaux avancer parmi les systèmes solaires en répandant des pestes et en déclenchant des vagues de destruction. Ils repoussaient les frontières de l’empire des machines, et engloutiraient bientôt tous les territoires humains. L’efficacité l’exigeait. Omnius l’exigeait. Les immenses vaisseaux poursuivirent leur progression. BRÈVE CHRONOLOGIE DE L’UNIVERS DE DUNE Approximativement 1287 av. G. (Avant la Guilde) Début du Temps des Titans, dominé par Agamemnon et ses « Vingt Titans », qui finissent tous par être convertis en cymeks, des « machines à cerveau humain ». 1182 av. G. Devenu trop indépendant et agressif, le réseau d’ordinateurs du Titan Xerxès prend le contrôle de plusieurs planètes. Adoptant le nom d’Omnius, le « suresprit » s’empare en peu de temps de toutes les planètes dirigées par les Titans et crée les Mondes Synchronisés. Les Titans survivants deviennent les serviteurs d’Omnius. Les planètes humaines restées libres forment la « Ligue des Nobles » pour résister à l’expansion de l’Empire Synchronisé. 203 av. G. Tio Holtzman, s’appropriant le travail réalisé par son assistante Norma Cenva, met au point son boucher de champ et établit le fondement de ses célèbres équations. 201 av. G. Début du Jihad Butlérien après des siècles d’oppression par les machines pensantes. Le robot indépendant Érasme tue le bébé de Serena Butler, déclenchant involontairement un vaste soulèvement. 200 av. G. À l’aide d’atomiques, la Ligue des Nobles anéantit les machines pensantes établies sur la Terre. 108 av. G. Fin du Jihad Butlérien. Des frappes atomiques massives et étendues conduites par Vorian Atréides et établies Harkonnen détruisent toutes les infestations de machines pensantes, à l’exception d’un dernier bastion sur Corrin. 88 av. G. La Bataille de Corrin aboutit à la destruction du dernier suresprit, Omnius. Abulurd Harkonnen est banni pour sa lâcheté, déclenchant la rupture irrémédiable entre la Maison Atréides et la Maison Harkonnen. Plus tard, formation du Bene Gesserit, des docteurs Suk, des Mentats et des Maîtres d’Escrime. 1 apr. G. (approximativement 13 000 ans apr. J-C.) La Compagnie de Transport des Replis de l’Espace prend le nom de Guilde Spatiale et détient le monopole du commerce et du transport dans l’espace, ainsi que des opérations bancaires interplanétaires. Après les horreurs du Jihad Butlérien, la Grande Convention interdit désormais l’utilisation d’atomiques ou d’agents biologiques contre des populations humaines. La Commission des Interprètes Œcuméniques publie la Bible Catholique Orange, destinée à mettre fin aux divisions religieuses. 10175 apr. G. Naissance de Paul Atréides. 10191 apr. G. La Maison Atréides quitte Caladan pour prendre la direction des opérations de récolte d’épice sur Arrakis, déclenchant une série d’événements qui conduiront à l’accession de Muad’Dib au trône d’empereur. 10207 apr. G. Naissance des jumeaux Leto II et Ghanima. 10217 apr. G. Leto II entre en symbiose avec les truites des sables, renverse Alia et entame son règne de 3 500 ans en tant qu’Empereur-Dieu de Dune. 13725 apr. G. Assassinat de l’Empereur-Dieu par Duncan Idaho. Les vers des sables retournent sur Rakis. Plus tard, la Grande Famine. La Dispersion. 14929 apr. G. Naissance de Miles Teg, qui deviendra le grand Bashar, un héros militaire du Bene Gesserit. 15213 apr. G. Naissance du douzième (et actuel) ghola de Duncan Idaho dans le cadre du projet Bene Gesserit. Les Honorées Matriarches commencent à revenir de la Dispersion, semant la destruction et exterminant tous ceux qui se dressent en travers de leur chemin. Elles fuient apparemment quelque chose de bien pire, un mystérieux Ennemi d’Ailleurs. 15229 apr. G. Les Honorées Matriarches détruisent Rakis avec des armes effroyables volées à l’Ennemi. Un seul ver des sables survit, que Sheeana transporte sur la Planète du Chapitre. 15240 apr. G. La Bataille de Jonction met fin à la domination des Honorées Matriarches. C’est le début de la grande unification des Bene Gesserit et des Honorées Matriarches sous la direction de Murbella. Duncan Idaho, Sheeana et d’autres réfugiés s’enfuient dans un non-vaisseau pour échapper à l’Ennemi et éviter les dangers de l’unification. (Compilation réalisée avec l’aide du Dr Attila Torkos.) Remerciements des auteurs Comme pour tous nos précédents romans sur Dune, un grand nombre de personnes ont contribué à rendre ce manuscrit le meilleur possible. Nous tenons à remercier Pat LoBrutto, Tom Doherty et Paul Stevens des éditions Tor; Carolyn Caughey chez Hodder & Stoughton; Catherine Sidor, Louis Moesta et Diane Jones de Wordfîre, Inc. Byron Merritt et Mike Anderson ont beaucoup travaillé à maintenir le site Internet dunenovels.com. Alex Paskie a prodigué des conseils avisés sur la philosophie et les traditions juives, et le docteur Attila Torkos a effectué un très gros travail de validation et de vérification de cohérence. Nous avons aussi de nombreux supporters des nouveaux romans de Dune, et parmi eux John Silbersack, Robert Gottlieb et Claire Roberts du Trident Group; Richard Rubinstein, Mike Messina, John Harrison et Emily Austin-Bruns de New Amsterdam Entertainment; Penny et Ron Merritt, David Merritt, Julie Herbert, Robert Merritt, Kimberley Herbert, Margaux Herbert et Theresa Shackelford de Herbert Properties LLC. Et comme toujours, ces livres n’auraient pas vu le jour sans l’aide et le soutien constants de nos épouses, Janet Herbert et Rebecca Moesta Anderson, ni le génie de Frank Herbert. Table des matières Start