Manuel des Acolytes du Bene Gesserit En recréant des gholas particuliers, nous tissons de nouveau la trame de l’Histoire. Une fois de plus, Paul Muad’Dib est parmi nous, avec sa bien-aimée Chani, sa mère Dame Jessica et son fils Leto II, l’Empereur-Dieu de Dune. La présence de Wellington Yueh, le docteur Suk dont la traîtrise a mis à genoux une illustre Maison, est tout à la fois troublante et rassurante. Il y a également avec nous le guerrier-mentat Thufir Hawat, le Naib des Fremen Stilgar, et le grand planétologiste Liet Kynes. Imaginez les possibilités… De tels génies constituent une formidable armée. Nous aurons besoin de tous ces esprits brillants, car nous devons affronter un adversaire plus terrible que tout ce que nous pouvons imaginer. Duncan Idaho, Mémoires d’un plus-que-Mentat. Pendant quinze mille ans, j’ai attendu, j’ai échafaudé mes plans et j’ai bâti mon armée. Nous avons évolué. Le moment est venu. Omnius. Vingt et un ans après l’évasion de la Planète du Chapitre Tant de gens que j’ai connus autrefois n’ont pas encore été recréés. Ils me manquent toujours, même si je ne me souviens pas d’eux. Les cuves axlotl vont bientôt remédier à cette situation. Le ghola de Dame Jessica. À bord du non-vaisseau errant Ithaque, Jessica assistait à la naissance de sa fille, mais uniquement en tant qu’observatrice. Elle n’avait que quatorze ans, et elle se tenait dans la salle du centre médical avec beaucoup d’autres, tandis que dans la crèche voisine, deux docteurs Suk du Bene Gesserit s’apprêtaient à extraire le minuscule bébé de la cuve axlotl. — Alia, murmura l’un des médecins. Ce n’était pas réellement la fille de Jessica, mais un ghola produit à partir de cellules conservées. Aucun des jeunes gholas du non-vaisseau n’était encore vraiment « lui-même ». Ils n’avaient rien récupéré encore de leurs souvenirs, rien de leur passé. Quelque chose essayait de remonter à la surface de la mémoire de Jessica, mais elle avait beau insister, comme on tâte sans cesse du bout de la langue une dent qui bouge, elle n’arrivait pas à se souvenir de la première fois qu’Alia était née. Elle avait pu lire et relire dans les archives tous les récits légendaires rédigés par les biographes de Muad’Dib, mais il lui était impossible de se souvenir. Tout ce qu’elle avait, c’étaient quelques images de ses lectures : Un sietch aride et poussiéreux sur Arrakis, entouré de Fremen. Jessica et son fils Paul étaient des fugitifs qui avaient trouvé refuge au sein de la tribu du désert. Le Duc Leto était mort, assassiné par les Harkonnen. Jessica avait bu l’Eau de Vie alors qu’elle était enceinte, modifiant à jamais le fœtus qu’elle portait. Dès sa naissance, l’Alia d’origine avait été différente des autres bébés, emplie de sagesse antique et de folie, capable de puiser dans la Mémoire Seconde sans avoir eu à subir l’Agonie de l’Épice. Une Abomination! C’était une autre Alia. Une autre époque, une autre voie. Jessica se tenait à présent à côté de son « fils » ghola, Paul, qui avait chronologiquement un an de plus qu’elle. Paul attendait avec sa compagne bien-aimée, la Fremen Chani, et le jeune garçon ghola de neuf ans qui avait été lui-même leur fils, Leto II. Dans une répartition précédente de leurs existences, ils avaient constitué la famille de Jessica. Les Sœurs du Bene Gesserit avaient ressuscité ces figures historiques afin qu’elles les aident à combattre le terrible Ennemi d’Ailleurs qui était à leur poursuite. Elles avaient Thufir Hawat, le planétologiste Liet-Kynes, le chef des Fremen Stilgar, et même le tristement célèbre Dr Yueh. Et maintenant, après une interruption de près de dix ans dans le programme de génération de gholas, Alia avait rejoint le groupe. D’autres viendraient bientôt; les trois cuves axlotl restantes contenaient déjà de nouveaux embryons : Gurney Halleck, Serena Butler et Xavier Harkonnen. Duncan Idaho jeta un coup d’œil interrogateur vers Jessica. L’éternel Duncan, avec tous ses souvenirs restaurés à partir de ses vies précédentes… Elle se demanda ce qu’il pensait de ce nouveau bébé ghola, une bulle du passé remontant à la surface du présent. Il y avait bien longtemps de cela, le premier ghola de Duncan avait été le prince consort d’Alia… Duncan ne faisait pas son âge : solidement bâti, avec ses cheveux noirs coupés court, il ressemblait exactement au héros dépeint dans tant de documents, aussi bien ceux remontant à l’époque de Muad’Dib qu’au travers des trois mille cinq cents ans du règne de l’Empereur-Dieu. Et voilà que quinze siècles plus tard, il n’avait pas changé. Essoufflé et en retard, le Rabbi fit irruption dans la salle d’accouchement, accompagné de Wellington Yueh, un enfant de douze ans. Le front du jeune Yueh ne portait pas le tatouage en forme de diamant de la célèbre école Suk. Le Rabbi barbu semblait croire qu’il saurait empêcher ce jeune garçon dégingandé de répéter les terribles crimes qu’il avait commis dans son existence précédente. Pour l’instant, le Rabbi semblait en colère, comme toujours lorsqu’il s’approchait des cuves axlotl. Voyant que les deux docteurs Suk du Bene Gesserit faisaient mine de l’ignorer, le vieil homme reporta son mécontentement sur Sheeana. — Après des années de bon sens, voilà que vous avez recommencé! Quand apprendrez-vous donc à ne pas défier Dieu ? Après avoir été visitée par un inquiétant rêve de prescience, Sheeana avait décrété un moratoire sur ce projet de gholas, auquel elle s’était consacrée avec passion dès le début. Mais leurs récentes épreuves sur la planète des Belluaires, où ils avaient manqué de peu d’être capturés par les chasseurs de l’Ennemi, l’avaient contrainte à reconsidérer cette décision. Le trésor que représentaient les expériences historiques et tactiques des gholas ressuscites était peut-être l’arme la plus puissante que possédait le non-vaisseau. Sheeana avait donc décidé de prendre le risque. Peut-être serons-nous un jour sauvés par Alia, pensa Jessica. Ou par l’un des autres gholas… Jouant avec le feu, Sheeana avait effectué une expérience dangereuse sur cet embryon de ghola dans l’espoir de le rendre plus semblable à l’Alia d’origine. Après avoir estimé à quel stade de sa grossesse Jessica avait absorbé l’Eau de Vie, Sheeana avait ordonné aux docteurs Suk du Bene Gesserit de remplir la cuve axlotl avec une surdose d’épice presque fatale, saturant ainsi le fœtus. Pour tenter de créer une Abomination… Jessica avait été horrifiée lorsqu’elle l’avait appris - trop tard pour pouvoir s’y opposer. Comment l’épice affecterait-elle ce bébé innocent ? Une surdose de mélange était très différente de l’épreuve de l’Agonie. L’un des docteurs Suk demanda au Rabbi de se retirer de la crèche d’accouchement. En grimaçant, le vieil homme leva une main tremblante comme pour accorder sa bénédiction à la chair livide de la cuve axlotl. — Vous autres sorcières, vous considérez que ces cuves ne sont plus des femmes, qu’elles ne sont plus des êtres humains -mais pour moi, ce sera toujours Rebecca. Elle reste une brebis de mon troupeau. — Rebecca a répondu à un besoin vital, répliqua Sheeana. Toutes les volontaires savaient exactement ce qu’elles faisaient. Elle a assumé ses responsabilités. Pourquoi en êtes-vous vous-même incapable ? L’air exaspéré, le Rabbi se tourna vers le jeune homme à son côté. — Parlez-leur, Yueh. Elles accepteront peut-être de vous écouter, vous. Jessica trouva que le jeune garçon au teint cireux avait l’air plus intrigué que furieux devant les cuves. — Lorsque j’étais un docteur Suk, dit-il, j’ai mis au monde de nombreux enfants, mais jamais par cette méthode. Du moins, je ne le crois pas. Je ressens parfois une certaine confusion, avec mes souvenirs de ghola encore enfouis dans ma mémoire. — Et Rebecca est humaine - ce n’est pas une simple machine biologique servant à produire du mélange et une portée de gholas. Vous devez bien vous en rendre compte. La voix du Rabbi avait augmenté de volume. Yueh haussa les épaules. — Étant donné que je suis né de la même façon, il m’est difficile d’être parfaitement objectif. Si mes souvenirs étaient restaurés, peut-être serais-je d’accord avec vous. — Vous n’avez pas besoin de vos souvenirs d’origine pour réfléchir! Vous êtes capable de réfléchir, n’est-ce pas ? — Le bébé est prêt, interrompit l’un des médecins. Nous devons maintenant le transvaser. (Elle se tourna vers le Rabbi avec un air impatient.) Laissez-nous faire notre travail - sinon, la cuve elle-même risque d’en souffrir. Avec un soupir de dégoût, le Rabbi sortit de la crèche en bousculant les médecins. Yueh resta pour observer les opérations. L’une des femmes Suk noua le cordon ombilical qui dépassait de la cuve de chair. Sa collègue coupa le ruban violacé, puis elle essuya l’enfant et souleva la petite Alia. Celle-ci poussa aussitôt un cri puissant, comme si elle avait été impatiente de naître. Jessica soupira de soulagement à ce signe de bonne santé, qui lui indiquait également que ce n’était pas une Abomination. À sa naissance, la première Alia avait calmement jeté sur le monde un regard plein d’intelligence, avec des yeux d’adulte. Cette fois-ci, les pleurs du bébé semblaient normaux. Mais ils s’interrompirent brusquement. Tandis que l’un des médecins s’occupait de la cuve axlotl, à présent flasque, l’autre lava l’enfant et l’enveloppa dans une couverture. Ne pouvant s’empêcher d’éprouver un pincement de cœur, Jessica aurait voulu tendre les bras et pouvoir tenir le bébé contre elle, mais elle résista à cette tentation. Alia allait-elle tout à coup se mettre à parler, à exprimer les voix de la Mémoire Seconde ? Mais le bébé se contentait de regarder autour de lui, sans vraiment sembler se fixer sur quoi que ce soit. D’autres allaient maintenant s’occuper d’Alia, un peu comme le faisaient les Bene Gesserit en élevant les petites filles sous leur aile collective. La première Jessica, qui était née sous la surveillance étroite des maîtresses généticiennes, n’avait jamais connu de mère au sens traditionnel. Cette Jessica n’en connaîtrait pas non plus, tout comme Alia et les autres bébés gholas expérimentaux. Sa nouvelle fille serait élevée par la communauté dans cette société improvisée, plus un objet de curiosité scientifique que d’amour. — Quelle étrange famille nous formons, murmura Jessica. Les humains ne sont jamais capables d’une précision absolue. Malgré tout le savoir et l’expérience que nous avons pu absorber au travers des innombrables « ambassadeurs » des Danseurs-Visages, nous n’avons toujours devant nous qu’un tableau confus. Il n’en reste pas moins que les archives biaisées de l’histoire de l’humanité fournissent des aperçus amusants sur sa capacité à se faire des illusions. Erasmus, Analyses et Archives, Sauvegarde n° 242. Malgré plusieurs décennies d’efforts, les machines pensantes n’étaient pas encore parvenues à capturer le non-vaisseau et sa précieuse cargaison. Cela n’avait cependant pas empêché le suresprit ordinateur de déployer son immense flotte d’extermination contre le reste de l’humanité. Duncan Idaho continuait d’échapper à Omnius et Erasmus, qui lançaient sans cesse leur filet tachyonique chatoyant à travers le néant, en quête de leur proie. Les capacités de camouflage du non-vaisseau empêchaient qu’on le voie, mais il arrivait parfois que ses poursuivants le distinguent brièvement, comme un gibier tapi dans les broussailles. Dans les premiers temps, cette chasse avait été un défi excitant, mais à présent le suresprit commençait à être agacé. — Tu as encore perdu le vaisseau, dit Omnius d’une voix de tonnerre à travers les haut-parleurs de la grande salle, vaste comme la nef d’une cathédrale, située en plein cœur de la métropole technologique de Synchronie. — Inexact. Il faut d’abord que je le trouve avant de pouvoir le perdre. Erasmus s’efforça de prendre un air dégagé tout en modifiant sa peau de fluidométal, abandonnant son déguisement de vieille femme pour revenir à son aspect de robot de platine. Tels des troncs d’arbres arc-boutés, des spires de métal formaient une voûte au-dessus d’Erasmus dans la cathédrale des machines. Des photons scintillaient en se réfléchissant sur les surfaces actives des piliers, baignant de lumière son nouveau laboratoire. Il avait même installé une fontaine de lave bouillonnante - une décoration parfaitement inutile, mais le robot se laissait souvent aller à ses penchants artistiques soigneusement cultivés. — Ne sois pas impatient. Souviens-toi des prédictions mathématiques. Tout est parfaitement prédéterminé, reprit-il. — Tes prédictions mathématiques ne sont peut-être que des mythes, comme toutes les prophéties. Comment puis-je être certain qu’elles sont correctes ? — Parce que je t’ai dit qu’elles l’étaient. Avec le lancement de la flotte des machines, le Kralizec prédit depuis si longtemps avait enfin commencé. Kralizec… Har-Maguédon… la Bataille à la Fin de l’Univers… Ragnarôk… Arafel… les Temps de la Fin… le Voile des Ténèbres. C’était un moment de changement fondamental, où l’univers tout entier devait pivoter sur son axe cosmique. Dans ses légendes, depuis l’aube des temps, l’humanité avait prédit cet événement cataclysmique. De fait, elle avait déjà vécu plusieurs itérations de tels cataclysmes : le Jihad Butlérien lui-même, le jihad de Paul Muad’Dib, le règne du Tyran Leto II. En manipulant les projections effectuées par les ordinateurs, et en suscitant ainsi des attentes dans l’esprit d’Omnius, Erasmus avait réussi à mettre en branle les événements qui conduiraient à un autre changement fondamental. Prophétie et réalité - la séquence des choses n’avait pas vraiment d’importance. Tous les calculs infiniment complexes d’Erasmus, rassemblant des milliards de milliards de points d’information au travers des programmes les plus sophistiqués qui soient, pointaient vers un seul résultat. Le Kwisatz Haderach final - quel qu’il soit - déterminerait le cours des événements à la fin de Kralizec. La projection avait également révélé que le Kwisatz Haderach était à bord du non-vaisseau, et Omnius voulait naturellement avoir à ses côtés une telle force combattante. Il fallait par conséquent que les machines pensantes s’emparent de ce vaisseau. Le premier à exercer un contrôle sur le Kwisatz Haderach ultime gagnerait la bataille. Erasmus ne comprenait pas tout à fait à quoi pourrait servir ce surhomme, une fois repéré et capturé. Le robot avait beau avoir consacré son existence à étudier l’humanité, il n’en restait pas moins une machine pensante, ce que le Kwisatz Haderach n’était pas. Les nouveaux Danseurs-Visages, qui avaient entrepris d’infiltrer la civilisation humaine depuis très longtemps et qui rapportaient des informations vitales à l’Empire Synchronisé, se situaient quelque part entre les deux, des sortes de machines biologiques hybrides. Omnius et lui avaient absorbé tant de vies dérobées par les Danseurs-Visages qu’il leur arrivait parfois d’oublier qui ils étaient. Les Maîtres du Tleilax originels n’avaient pas prévu l’importance de ce qu’ils avaient contribué à créer. Mais le robot indépendant savait qu’il devait encore conserver Omnius sous son contrôle. — Nous avons le temps. Tu as encore toute une galaxie à conquérir avant que nous n’ayons besoin du Kwisatz Haderach à bord de ce vaisseau. — Je suis heureux de ne pas avoir attendu que tu réussisses. Omnius avait passé des siècles à forger son armée invincible. Propulsés par des moteurs conventionnels, mais suprêmement efficaces, leur permettant d’atteindre la vitesse de la lumière, ses dizaines de millions de vaisseaux se déployaient à présent, conquérant un système solaire après l’autre. Le suresprit aurait pu utiliser les systèmes de navigation mathématiques que ses Danseurs-Visages avaient « offerts » à la Guilde Spatiale, mais l’un des composants de la technologie Holtzman restait tout simplement trop incompréhensible. Un élément humain indéfinissable était nécessaire pour pouvoir voyager dans les replis de l’espace, une sorte « d’acte de foi » insaisissable. Jamais le suresprit n’aurait accepté de reconnaître qu’en fait, cette étrange technologie le rendait… nerveux. Après une première série d’escarmouches, le mur des vaisseaux robotiques avait rencontré et rapidement détruit des avant-postes colonisés par les humains. Des drones de reconnaissance repéraient les planètes habitées et y répandaient des pestes bactériologiques mortelles élaborées par Erasmus; généralement, le temps que les vaisseaux des machines atteignent un monde cible, il n’était même plus nécessaire d’entreprendre d’action militaire contre une population agonisante. Quant aux combats effectifs, même lorsqu’il s’agissait de confrontations occasionnelles avec des groupes isolés d’Honorées Matriarches, ils étaient tout aussi décisifs. Pour se tenir occupé, le robot indépendant passait en revue les flots de données qui lui étaient renvoyés. C’était la partie qu’il appréciait le plus. Un œil de surveillance passa en bourdonnant devant lui, et il l’écarta d’un revers de la main. — Si m voulais bien me laisser me concentrer, Omnius, je pourrais trouver un moyen d’accélérer notre progression contre les humains. — Comment puis-je être sûr que tu ne vas pas encore commettre une erreur ? — Tu sais que tu peux avoir confiance en mes capacités. L’œil-espion repartit en voletant. Tandis que les machines écrasaient une à une les planètes humaines, Erasmus avait transmis des instructions supplémentaires aux envahisseurs. Pendant que les humains infectés se tordaient de douleur, vomissant et saignant par tous les pores de la peau, les éclaireurs robots fouillaient les bases de données, les salles d’archives, les bibliothèques et toutes les autres sources d’informations disponibles. Ces renseignements étaient différents de ce qu’il avait pu glaner à travers les diverses vies assimilées par les Danseurs-Visages. À présent que se déversaient toutes ces données fraîches, Erasmus savourait le plaisir de redevenir un savant comme autrefois, il y avait si longtemps… La recherche de la vérité scientifique avait été sa seule raison de vivre. Le flot d’informations était maintenant plus puissant que jamais. Heureux d’avoir à sa disposition tant de nouvelles données à absorber, il gavait son esprit complexe de faits et d’historiques bruts. Après la destruction présumée des machines pensantes, quinze mille ans plus tôt, l’humanité féconde s’était multipliée, bâtissant des civilisations pour les détruire ensuite. Erasmus était intrigué par la façon dont la famille Butler, après la Bataille de Corrin, avait fondé un empire qu’elle avait dirigé sous le nom de Corrino pendant dix mille ans, avec quelques périodes d’interrègne, pour finir par être renversée par un meneur fanatique nommé Muad’Dib. Paul Atréides. Le premier Kwisatz Haderach. Mais un changement plus fondamental avait été opéré par son fils Leto II, surnommé l’Empereur-Dieu ou le Tyran. Un autre Kwisatz Haderach - un hybride unique d’humain et de ver des sables qui avait imposé un régime de fer pendant trente-cinq siècles. Après son assassinat, la civilisation humaine s’était fragmentée. Fuyant vers les confins de la Galaxie au cours de la Dispersion, les populations s’étaient endurcies au travers des privations jusqu’à ce que la pire espèce d’humains - les Honorées Matriarches - rencontre par hasard l’empire naissant des machines… Un autre œil de surveillance vint examiner les documents qu’Erasmus était en train de lire. La voix d’Omnius se fit entendre par les haut-parleurs placés dans les murs : — Je trouve leurs contradictions - ainsi présentées comme des faits - particulièrement troublantes. — Troublantes, peut-être, mais surtout fascinantes. (Erasmus se déconnecta des bases de données historiques.) Les archives de leur passé montrent la façon dont ils se voient eux-mêmes, ainsi que l’univers qui les entoure. Manifestement, ces humains ont besoin de quelqu’un pour les reprendre fermement en main. Pourquoi la religion est-elle importante ? Parce que la seule logique ne peut pousser quelqu’un à accomplir de grands sacrifices. Mais moyennant une ferveur religieuse suffisante, les gens sont prêts à s’engager dans des combats sans espoir, et se considèrent comme bénis de pouvoir le faire. Missionaria Protectiva, Manuel Élémentaire. Deux hommes en bleu de travail apparurent à l’entrée de la grande salle du conseil, froide et prétentieuse, où Murbella participait à une réunion tendue. À l’aide de grappins suspenseurs, ils tenaient entre eux un grand robot inerte. — Mère Commandante! Vous avez demandé qu’on vous apporte cette machine. Le robot de combat était fait d’un métal noir aux reflets bleutés renforcé par des arceaux, et enveloppé d’une armure protectrice. Sa tête conique contenait un jeu de capteurs et de matrices de visée, et ses quatre bras motorisés étaient entourés de câbles et équipés d’armes. Le robot guerrier avait été endommagé au cours d’une récente escarmouche, et son torse épais était maculé de traces noires là où des rayons à haute énergie avaient grillé ses processeurs internes. Il était maintenant éteint, mort, vaincu. Mais même ainsi désactivé, c’était encore une créature de cauchemar. Les conseillères de Murbella, interrompues au milieu de leurs discussions et débats, regardèrent fixement la machine. Toutes les femmes ici réunies portaient le monocollant noir de l’Ordre Nouveau, conformément au code vestimentaire unifié qui ne laissait paraître aucune indication de leur origine, qu’elles soient Bene Gesserit ou Honorées Matriarches. Murbella fit signe aux deux ouvriers intimidés. — Installez cette chose là-bas, où nous pourrons la voir chaque fois que nous parlerons de l’Ennemi. Ce sera un rappel salutaire du genre d’adversaire que nous devons affronter. Même avec l’aide des grappins suspenseurs, les deux hommes eurent toutes les peines du monde à faire entrer la machine dans la pièce. D’un pas décidé, Murbella s’approcha de l’imposant robot de combat et plongea un regard de défi dans ses capteurs optiques, puis elle jeta un bref coup d’œil plein de fierté vers sa fille. — C’est la Bashar Idaho qui a rapporté ce spécimen de la bataille de Duvalle. — Nous devrions l’envoyer à la ferraille, ou l’évacuer dans l’espace, dit Kiria, une ancienne Honorée Matriarche endurcie. Et si sa programmation d’espionnage passif fonctionnait encore ? — Ses programmes ont été entièrement purgés, dit Janess Idaho. Tout récemment nommée commandante des forces armées de l’Ordre Nouveau, c’était maintenant une jeune femme extrêmement pragmatique. — Est-ce un trophée, Mère Commandante ? demanda Laera, une Révérende Mère au teint foncé qui soutenait souvent discrètement Murbella. Ou bien un prisonnier de guerre ? — C’est le seul que nos armées aient pu récupérer intact. Nous avons fait sauter quatre vaisseaux des machines avant de devoir battre en retraite et les laisser détruire la planète derrière nous. Les machines avaient déjà semé leurs pestes sur Ronto et Pital, ne laissant aucun survivant. Les pertes totales se comptent désormais par milliards. Duvalle, Ronto et Pital n’étaient que les plus récentes victimes, tandis que l’armée des machines poursuivait sa progression à travers les systèmes solaires de la périphérie. Du fait des distances en jeu et de la puissance des attaquants, les rapports étaient parcellaires et souvent caducs. Des réfugiés et des messagers fuyant les zones de combat aux confins de la Dispersion se précipitaient dans l’Ancien Empire. Murbella tourna le dos au robot désactivé et fit face aux Sœurs assemblées. — Sachant qu’une tempête approche, nous avons le choix de procéder simplement à une évacuation - et d’abandonner tout ce que nous avons construit. C’est la méthode des Honorées Matriarches. Certaines des Sœurs accusèrent le coup en entendant ces propos. Il y avait bien longtemps, les Honorées Matriarches avaient choisi de fuir devant l’Ennemi, pillant et dévastant tout sur leur passage, en espérant ne pas être rattrapées par la tempête. À leurs yeux, l’Ancien Empire n’avait été qu’une barricade grossière dressée contre l’Ennemi; elles avaient simplement espéré qu’elle tiendrait suffisamment longtemps pour qu’elles puissent s’échapper. — Ou bien, poursuivit Murbella, nous pouvons barricader nos fenêtres, consolider nos murailles, et attendre que la tempête passe en espérant survivre. — Il ne s’agit pas d’un simple orage, Mère Commandante, dit Laera. Nous commençons déjà à en sentir les effets. La masse des réfugiés qui fuient le front de bataille excède les capacités des systèmes de survie dans les mondes de la seconde vague, qui se préparent tous également à être évacués. Les populations ne sont pas disposées à rester sur place pour combattre. — Comme des rats s’entassant dans un coin d’un navire en perdition pour tenter d’échapper aux eaux qui montent… marmonna Kiria. — Ainsi parle l’Honorée Matriarche, qui a fait exactement la même chose, lança Janess du bout de la table. Elle essaya aussitôt de couvrir son commentaire en buvant bruyamment sa tasse de café à l’épice. Kiria lui lança un regard furieux. — C’est une ombre profonde dans notre passé d’Honorées Matriarches, dit Murbella. De par leur orgueil démesuré, et leur prédisposition violente à frapper d’abord et réfléchir ensuite, les catins sont la cause de tous ces problèmes. En explorant au plus profond de son esprit et de l’Histoire, elle avait été la première à se souvenir des circonstances dans lesquelles ses sœurs, depuis longtemps disparues, avaient stupidement provoqué les machines pensantes. Kiria était indignée. Manifestement, elle continuait de s’associer aux Honorées Matriarches, ce que Murbella trouva inquiétant. — C’est vous-même, Mère Commandante, qui avez révélé ce qui a fait des Honorées Matriarches ce qu’elles sont. Les descendantes de femelles tleilaxu torturées, de Révérendes Mères isolées, et de quelques Truitesses. Elles avaient tous les droits de vouloir se venger. — Mais elles n’avaient pas le droit d’être stupides! rétorqua sèchement Murbella. Leur passé douloureux ne leur donnait pas le droit de s’en prendre à tout ce qu’elles trouvaient sur leur chemin. Elles ne pouvaient pas mettre du baume sur leur conscience en prétendant savoir ce qu’elles faisaient lorsqu’elles ont attaqué un avant-poste des machines, et qu’elles ont volé des armes auxquelles elles ne comprenaient rien. (Elle eut un léger sourire.) Par contre, je peux comprendre - même si je ne l’approuve pas - leur vengeance contre les planètes du Tleilax. Au travers de la Mémoire Seconde, je sais ce que les Tleilaxu ont infligé à mes ancêtres… Je me souviens d’avoir été l’une de leurs ignobles cuves axlotl. Mais ne vous y trompez pas, ces provocations violentes et irraisonnées ont causé un tort immense à l’humanité. Et maintenant, voyez ce que nous devons affronter! — Comment pouvons-nous accroître nos forces contre cette tempête, Mère Commandante ? (La question venait de la très vieille Accadia, une Révérende Mère qui vivait au milieu des Archives du Chapitre. Elle ne dormait pratiquement jamais, et laissait rarement les rayons du soleil toucher sa peau parcheminée.) Quelles défenses possédons-nous ? — Nous avons l’arme de la religion, et particulièrement Sheeana. — Sheeana ne nous est d’aucune utilité! s’écria Janess. Ses disciples croient qu’elle est morte il y a longtemps sur Rakis. Les prêtres de Rakis avaient fait autrefois grand cas de la jeune fille qui savait commander aux vers des sables. Le Bene Gesserit avait créé de toutes pièces une religion autour d’elle, et l’annihilation de Dune n’avait fait que servir le grand projet des Sœurs. Après sa mort présumée, la jeune fille rescapée avait été tenue à l’écart sur la planète du Chapitre, afin qu’elle puisse un jour « revenir du tombeau » au son des fanfares. Mais la véritable Sheeana s’était échappée avec Duncan à bord du non-vaisseau, il y avait vingt ans de cela. — Il n’est pas nécessaire que nous l’ayons elle spécifiquement. Trouvez simplement des Sœurs qui lui ressemblent, et appliquez-leur le maquillage et les modifications faciales nécessaires. (Murbella se tapota les lèvres.) Oui, c’est cela. Nous allons commencer avec douze nouvelles Sheeana. Dispersez-les sur les planètes de réfugiés, puisque les survivants de l’invasion constitueront les recrues les plus influençables. La Sheeana ressuscitée semblera apparaître partout à la fois - comme un messie, une visionnaire qui saura guider le peuple. Laera intervint sur un ton parfaitement raisonnable : — Les tests génétiques montreront que ces imposteurs ne sont pas Sheeana. Votre plan se retournera contre nous lorsque les populations verront que nous avons essayé de les tromper. Kiria avait déjà réfléchi à la solution évidente. — Nous pourrons faire effectuer les tests par des médecins du Bene Gesserit - des docteurs Suk - qui sauront mentir pour nous. — Ne sous-estimez pas non plus le très grand avantage que nous possédons, ajouta Murbella en tendant la main comme un mendiant en quête d’aumône. Le peuple ne demande qu’à croire. Pendant des milliers d’années, notre Missionaria Protectiva a tissé la trame de croyances religieuses au sein des populations. Nous devons à présent utiliser ces techniques, non pas simplement pour notre protection, mais comme une arme fonctionnelle, un moyen d’influencer des armées. Ce ne sera plus seulement une protection passive, mais une force active. Une Missionaria Agressiva. Les autres femmes, et surtout Kiria, semblaient apprécier cette idée. Le front plissé, Accadia regardait fixement ses feuillets de cristal ridulien, comme si elle y cherchait des réponses profondes au milieu de l’écriture dense. Murbella jeta un regard de défi au robot de combat. — Les douze Sheeana emporteront avec elles de l’épice prélevée dans nos réserves. Chacune distribuera des quantités extravagantes de mélange pendant ses prophéties. Elles diront que Shaitan leur a prédit dans un rêve que bientôt, l’épice coulera de nouveau à flots. Bien que Rakis ait été réduite en cendres tout comme Sodome et Gomorrhe, de nombreuses Dune renaîtront partout. Voilà ce que Sheeana va leur promettre. Des années plus tôt, des groupes de Révérendes Mères avaient été envoyées pour une Dispersion secrète, emportant à bord de leurs vaisseaux de précieuses truites des sables afin d’ensemencer d’autres planètes et de créer des mondes de sable pour les vers géants. — De faux prophètes et des visions du messie. Tout cela a déjà été fait, dit Kiria qui semblait s’ennuyer. Expliquez-nous comment nous pourrons en tirer profit. Murbella lui lança un sourire calculateur. — Nous allons tirer avantage des superstitions qui ne vont pas manquer de se répandre. Les gens croient qu’ils doivent endurer une période de tribulations, un cycle aussi vieux que les religions les plus anciennes, bien antérieur au Premier Grand Mouvement ou au Hadj Zensunni. Nous allons donc adapter cette croyance à nos propres fins. Les machines pensantes sont les forces du Mal que nous devons vaincre avant que l’humanité puisse recevoir sa récompense. Se tournant vers la vieille Maîtresse des Archives, elle ajouta : — Accadia, Usez tout ce que vous pourrez trouver sur le Jihad Butlérien et sur la façon dont Serena Butler a mené ses troupes. Faites de même pour Paul Muad’Dib. Nous pourrions même dire que le Tyran a commencé à nous préparer à cette épreuve. Étudiez ses écrits et extrayez-en des sections hors de leur contexte, afin que les populations soient convaincues que ce conflit universel final était prédit depuis le commencement des temps. Kralizec. Si les gens croient aux prophéties, ils continueront de se battre bien après que tout espoir rationnel aura été réduit à néant. Murbella fit signe aux femmes assemblées de s’atteler à leurs tâches. — En attendant, j’ai organisé une rencontre avec les Ixiens et les représentants de la Guilde. Maintenant que Richèse est détruite, je vais exiger qu’ils consacrent toutes leurs capacités de production à notre effort de guerre. Nous avons besoin de toutes les forces de résistance que la race humaine peut rassembler. En partant, Accadia demanda : — Et si toutes ces vieilles prophéties se révélaient exactes ? Si nous étions vraiment dans les Temps de la Fin ? — Si c’est le cas, nos efforts sont d’autant plus justifiés. Et nous allons continuer de nous battre. C’est tout ce que nous pouvons faire. (Murbella se tourna vers le robot et ajouta, comme si la machine pouvait encore l’entendre :) Et c’est ainsi que nous allons vous vaincre. Je suis le gardien de connaissances et de secrets innombrables. Tu ne sauras jamais tout ce que je sais! J’aurais pitié de toi, si tu n’étais pas un infidèle. Mirage sur le Chemin de la Charia, texte apocryphe du Tleilax. Dans l’immense long-courrier de la Guilde, les passagers n’auraient jamais pu imaginer ce que le Navigateur et le Maître du Tleilax qu’il retenait prisonnier accomplissaient pratiquement sous leur nez. En lui rationnant le mélange comme moyen de pression, les sorcières du Bene Gesserit avaient acculé la Guilde Spatiale dans ses retranchements et l’avaient obligée à recourir à des solutions alternatives drastiques. Confrontée au risque d’extinction faute de mélange, la faction des Navigateurs pressait Waff d’achever encore plus rapidement sa tâche. Le Maître du Tleilax en ressentait lui-même l’urgence, car lui aussi était menacé de disparaître, mais pour d’autres raisons. Se détournant de la lentille d’observation, Waff prit discrètement une autre dose de mélange. La poudre aux senteurs de cannelle lui avait été fournie à des fins strictement scientifiques. Il porta la substance brûlante à ses lèvres et sur sa langue, et ferma les yeux d’extase. Par les temps qui couraient, une aussi faible quantité - juste de quoi sentir le goût - aurait permis d’acheter une maison sur un monde colonisé! Le Tleilaxu sentit une énergie renouvelée envahir son corps malade. Edrik ne lui en voudrait certainement pas d’avoir eu recours à cette petite dose de mélange pour l’aider à réfléchir. Normalement, les Maîtres du Tleilax vivaient de corps en corps, formant une chaîne d’immortalité à l’aide de gholas. La Grande Croyance leur avait appris à être patients et à élaborer des plans à très long terme. Le Messager de Dieu n’avait-il pas lui-même vécu trois mille cinq cents ans ? Mais des techniques prohibées avaient accéléré la croissance de Waff dans sa cuve axlotl. Les cellules de son corps se consumaient comme dans un incendie de forêt, le faisant passer de l’état de bébé à celui d’enfant, puis d’homme mûr, en l’espace de quelques années seulement. La restauration des souvenirs de Waff avait été imparfaite, et ne lui avait restitué que des fragments de sa vie et de ses connaissances passées. En s’échappant des griffes des Honorées Matriarches, Waff avait été forcé de trouver refuge auprès de la faction des Navigateurs. Puisque Edrik et ses collègues avaient financé sa résurrection en tant que ghola, pourquoi ne pas les supplier de le prendre sous leur protection ? Bien que le petit Tleilaxu fût incapable de se souvenir du procédé de fabrication du mélange dans des cuves axlotl, il avait affirmé pouvoir réaliser l’impossible : recréer la race des vers des sables que l’on croyait éteinte. Une solution beaucoup plus spectaculaire, et bien plus efficace. Dans le laboratoire isolé à bord du long-courrier, Edrik lui avait fourni tous les outils de recherche, l’appareillage technique et le matériau génétique brut dont il pouvait avoir besoin. Waff avait fait ce que les Navigateurs exigeaient de lui. La résurrection des magnifiques vers géants qui avaient été exterminés sur Rakis allait permettre d’atteindre deux buts : fabriquer de l’épice, et restaurer le Prophète. Il faut que j’y parvienne! Je ne peux pas me permettre d’échouer. Du fait de sa maturation accélérée, Waff ne resterait au sommet de ses facultés - la meilleure santé possible, l’esprit le plus acéré - que peu de temps encore. Avant d’entamer sa dégénérescence rapide et inéluctable, il lui restait beaucoup à accomplir. Cette terrible responsabilité le tourmentait. Concentre-toi, concentre-toi! Il grimpa sur un tabouret et examina attentivement, à travers sa paroi de cristoplaz, une cuve remplie de sable provenant de Rakis elle-même. Dune. Du fait de la signification religieuse de la planète, les pèlerins qui ne pouvaient se payer le voyage pour s’y rendre se contentaient de reliques, de fragments de pierre taillés dans les ruines du palais de Muad’Dib ou de bouts de tissu à épice sur lesquels étaient brodées des paroles de Leto IL Même les plus pauvres des dévots voulaient un échantillon de sable de Rakis, afin de pouvoir s’en frotter le bout des doigts et s’imaginer plus proches du Dieu Fractionné. Les Navigateurs s’étaient procuré des centaines de mètres cubes de sable rakien authentique. Même s’il était peu probable que l’origine des grains de sable ait un impact sur ses expériences, Waff préférait limiter autant que possible le nombre de paramètres. Il se pencha au-dessus de la cuve, remplit sa bouche de salive et en laissa tomber un long filet sur le sable fin. Tels des piranhas dans un aquarium, des formes se précipitèrent sous la surface afin de s’emparer de cette humidité envahissante. À une autre époque et dans un autre lieu, le fait de cracher - de partager ainsi son eau personnelle - avait été une marque de respect parmi les Fremen. Waff y avait recours pour faire remonter les truites des sables à la surface. Les petits Faiseurs. Des spécimens de truites des sables, encore plus précieux que le sable de Dune lui-même. Quelques années plus tôt, la Guilde avait intercepté un vaisseau secret des Bene Gesserit qui transportait des truites des sables dans ses soutes. Quand les sorcières avaient refusé d’expliquer la nature de leur mission, elles avaient été massacrées, leurs truites des sables saisies, et le Chapitre n’en avait jamais rien su. Lorsqu’il avait appris que la Guilde possédait quelques-uns de ces vecteurs de vers immatures, Waff les avait exigés pour son travail. Bien qu’il lui fût impossible de se souvenir comment fabriquer du mélange à l’aide de cuves axlotl, cette expérience offrait un potentiel bien plus grand. En ressuscitant les vers, non seulement il rétablirait la production d’épice, mais il ramènerait également le Prophète lui-même! Sans éprouver aucune crainte, il plongea la main dans l’aquarium pour saisir l’échiné d’une des petites créatures à la peau rugueuse et la retirer du sable, toute palpitante. Sentant l’humidité de la transpiration de Waff, la truite s’enroula autour de ses doigts et de sa paume. Waff se mit à en palper la surface et à en remodeler les contours. — Alors, petite truite des sables, quels secrets as-tu à me révéler ? Il serra le poing et la créature se déploya autour pour former une sorte de gant. Waff sentit sa peau commencer à se dessécher. Il la déposa sur une paillasse et sortit une grande cuvette assez profonde. Il tenta de déplier la truite enroulée autour de sa main, mais à chaque fois qu’il écartait la membrane, celle-ci se recollait à sa peau dont la dessiccation devenait très prononcée. Il versa alors une éprouvette d’eau fraîche dans la cuvette. Attirée par une source d’humidité plus abondante, la truite des sables s’y précipita aussitôt. L’eau était un poison mortel pour les vers des sables, mais pas pour les truites plus jeunes, qui en constituaient le stade larvaire. Ce vecteur précoce possédait un métabolisme radicalement différent, avant de subir la métamorphose dans la forme adulte. Un paradoxe. Comment était-il possible qu’une étape du cycle vital soit aussi irrésistiblement attirée par l’eau, alors que la phase suivante était aussitôt tuée par le liquide ? Tout en pliant les doigts pour se remettre de cette sécheresse anormale, Waff regarda avec fascination la créature se gorger d’eau. La larve accaparait instinctivement toute trace d’humidité afin de créer un environnement parfaitement sec pour la forme adulte. D’après certains souvenirs de vies précédentes qu’il avait conservés, il connaissait les expériences des anciens Tleilaxu visant à diriger et contrôler les vers. Les tentatives classiques pour acclimater des vers adultes sur d’autres planètes arides avaient toujours échoué. Même les environnements les plus extrêmes contenaient encore trop d’humidité pour permettre à une espèce fragile - fragile ? - comme les vers des sables de survivre. Mais à présent, Waff avait une autre idée. Plutôt que de modifier des planètes pour les adapter aux vers, peut-être devrait-il modifier les vers eux-mêmes dans leur phase immature, afin de les aider à s’adapter. Les Tleilaxu comprenaient le Langage de Dieu, et leur génie dans le domaine génétique leur avait permis bien souvent de réaliser l’impossible. Leto II n’avait-il pas été le Prophète de Dieu ? Waff considérait comme son devoir de Le faire revenir. Le concept de base et les mécanismes chromosomiques paraissaient simples. À un certain stade du développement de la truite des sables, un déclencheur spécifique modifiait la réaction chimique de la créature à une substance aussi élémentaire que l’eau. Si seulement il pouvait identifier ce déclencheur et le neutraliser, la truite des sables continuerait de mûrir, mais sans cette mortelle aversion pour l’eau. Voilà qui constituerait un véritable miracle! Mais si l’on empêche une chenille de tisser son cocon, peut-elle tout de même se transformer en un magnifique papillon ? Il allait devoir procéder avec la plus extrême prudence. S’il comprenait bien ce que les sorcières avaient accompli sur Chapitre, elles avaient trouvé un moyen de lâcher des truites des sables dans un environnement planétaire - la planète centrale du Bene Gesserit. Une fois en place, les truites s’étaient reproduites et avaient entamé un processus irréversible consistant à détruire (remanier ?) l’ensemble de l’écosystème, faisant d’une planète luxuriante un monde aride. Elles finiraient par transformer la planète en un désert total où les vers des sables pourraient renaître et survivre. D’autres questions défilaient dans son esprit. Pourquoi les Sœurs fugitives transportaient-elles des spécimens de truites des sables dans leurs vaisseaux ? Essayaient-elles de les distribuer sur d’autres mondes afin de créer d’autres déserts planétaires ? Des habitats pour d’autres vers ? Un tel projet nécessiterait des efforts concertés et prendrait des décennies avant de porter ses fruits, sans compter qu’il détruirait toute forme de vie indigène sur ces planètes. Inefficace. Waff avait une solution beaucoup plus immédiate. S’il réussissait à développer une variété de ver supportant l’eau, et même s’y complaisant, il pourrait transplanter ces créatures sur d’innombrables planètes où elles seraient capables de grandir rapidement et de se multiplier! Les vers n’auraient pas besoin de commencer par reconstruire tout un environnement planétaire avant de pouvoir produire du mélange. Rien que cela permettrait à Waff de gagner des dizaines d’années que, de toute façon, il n’avait pas. Ses vers modifiés fourniraient toute l’épice que la Guilde pourrait jamais désirer - et serviraient également le but que Waff poursuivait. Viens à mon secours, Prophète! Le spécimen de truite des sables avait absorbé toute l’eau de la cuvette et commençait maintenant à se déplacer sur le fond et les bords, explorant les limites de son environnement. Waff alla chercher quelques outils et des produits chimiques, qu’il posa sur sa paillasse : ses alcools, acides et brûleurs, ainsi que ses extracteurs de spécimens. La première incision fut la plus difficile. Puis il se mit au travail sur la créature informe et palpitante, cherchant à en soutirer les secrets génétiques par tous les moyens possibles. Il possédait les meilleurs analyseurs d’ADN et séquenceurs génétiques que la Guilde ait pu se procurer… Et ces appareils étaient vraiment excellents. La truite des sables mit longtemps à mourir, mais Waff était certain que le Prophète ne lui en tiendrait pas rigueur. Une puanteur émane des pores de ma peau. L’odeur ignoble de l’extinction. Scytale, dernier Maître du Tleilax connu. L’air inquiet, le petit garçon à la peau grise regarda l’homme qui l’accompagnait et qui lui ressemblait parfaitement. — C’est une zone à accès restreint. Le Bashar va être très fâché après nous. Le Scytale plus âgé fronça les sourcils, déçu de voir que cet enfant au destin si glorieux pouvait être aussi timoré. — Ces gens n’ont aucune autorité pour m’imposer leurs règles - quelle que soit ma version! Malgré les années de préparation, d’instruction et d’insistance, Scytale savait que le garçon ghola ne comprenait toujours pas vraiment qui il était. Le Maître du Tleilax toussota et fit une grimace de douleur, incapable de minimiser ses problèmes physiques. Il poursuivit : — Tu dois absolument réveiller tes souvenirs génétiques avant qu’il ne soit trop tard! L’enfant suivait son alter ego dans le couloir sombre, mais ses pas étaient trop tremblants pour être furtifs. Scytale, physiquement amoindri, avait parfois besoin de son « fils » de douze ans pour le soutenir. Chaque jour, chaque leçon devrait rapprocher le jeune garçon du point de basculement où ses souvenirs enfouis jailliraient comme une puissante cataracte. C’est alors que le vieux Scytale pourrait enfin s’autoriser à mourir. Des années plus tôt, il avait été contraint d’offrir son seul atout - sa réserve secrète de précieuses cellules - pour soudoyer les sorcières. Scytale avait détesté se trouver dans cette situation, mais en échange de ces semences de héros du passé qui serviraient les objectifs des sorcières, Sheeana avait accepté de le laisser utiliser les cuves axlotl pour produire une nouvelle version de lui-même. Il espérait que ce n’était pas trop tard. Cela faisait maintenant des années que chaque phrase, chaque jour, augmentait la pression sur le jeune Scytale. Son « père », une victime de l’obsolescence cellulaire incorporée, ne pensait guère pouvoir vivre encore plus d’un an avant de s’effondrer complètement. À moins que le garçon ne reçoive ses souvenirs bientôt, très bientôt, toutes les connaissances des Tleilaxu seraient perdues à jamais. Le vieux Scytale grimaça à cette perspective consternante, qui le faisait plus souffrir que n’importe quelle douleur physique. Ils atteignirent l’un des niveaux inférieurs déserts, où se trouvait une chambre de tests passée inaperçue dans l’immensité du vaisseau. — Je vais me servir de ces appareils d’enseignement powindah afin de te montrer comment Dieu souhaitait que vivent les Tleilaxu. Les cloisons incurvées étaient lisses, et les panneaux d’éclairage brillaient d’une lueur orangée. La pièce semblait pleine de matrices en gestation, rondes, molles et bovines - telles que les femmes sont censées être pour servir une société réellement civilisée. Scytale sourit à ce spectacle, tandis que le jeune garçon promenait son regard sombre autour de lui. — Des cuves axlotl. Si nombreuses! D’où viennent-elles ? — Ce ne sont que des projections holographiques. (La simulation de haute qualité incluait des bruits de cuve aussi bien que l’odeur des produits chimiques, désinfectants et composés pharmaceutiques.) Malheureusement… En voyant autour de lui ces images merveilleuses, Scytale ressentait dans son cœur la douleur de ne pouvoir retrouver sa patrie qui lui manquait tant, et qui était à présent entièrement détruite. Autrefois, avant qu’il ne soit autorisé à poser de nouveau le pied dans la Cité Sacrée de Bandalong, Scytale avait toujours dû subir un long processus de purification, comme tous les Tleilaxu. Depuis que les Honorées Matriarches l’avaient contraint à s’enfuir, n’emportant avec lui que sa vie et quelques secrets négociables, il s’était efforcé d’observer du mieux possible les rites et les pratiques - et il les avait vigoureusement enseignés au jeune ghola -, mais il y avait des limites. Cela faisait longtemps que Scytale ne se sentait plus assez pur. Mais il savait que Dieu comprendrait. — Voici à quoi ressemblait une salle de reproduction typique. Étudie-la. Absorbe-la. Souviens-toi comment étaient les choses, et comment elles devraient être. J’ai créé ces images en puisant dans mes propres souvenirs, et ces mêmes souvenirs sont en toi. Trouve-les. Scytale avait maintes fois répété ces mots à l’enfant, dans l’espoir qu’ils finiraient par pénétrer son esprit. Cette jeune version de lui-même était un élève appliqué, très intelligent, et qui retenait toutes les informations par cœur… mais il ne les possédait pas dans son âme. Sheeana et les autres sorcières n’avaient aucune idée de l’immensité de la crise à laquelle il devait faire face, ou peut-être y étaient-elles indifférentes. Les Bene Gesserit ne connaissaient pas grand-chose aux nuances que comporte la restauration des souvenirs d’un ghola, et ne savaient pas reconnaître le moment où un ghola est parfaitement prêt… mais Scytale ne pouvait sans doute pas se payer le luxe d’attendre. L’enfant était suffisamment âgé, il fallait qu’il se réveille! Il serait bientôt le dernier des Tleilaxu, et il n’y aurait plus personne pour réactiver ses souvenirs. En contemplant ces rangées de cuves de reproduction, le visage du jeune Scytale s’emplit d’une crainte admirative. Le garçon semblait fasciné. C’était une bonne chose. — Cette cuve là-bas, dans la deuxième rangée. C’est celle qui m’a donné naissance, dit-il. Les Sœurs l’appelaient Rebecca. — La cuve n’a pas de nom. Ce n’est pas une personne, elle n’a jamais été une personne. Même quand elle pouvait parler, ce n’était qu’une femelle. Nous autres Tleilaxu, nous ne donnons jamais de nom à nos cuves, ni aux femelles qui les ont précédées. Scytale déploya l’image en supprimant les murs, montrant ainsi la projection d’une vaste maison de reproduction aux cuves innombrables; dehors, on apercevait les tours et les rues de Bandalong. Ces indices visuels auraient dû suffire, mais Scytale aurait voulu pouvoir y ajouter d’autres détails sensoriels, les odeurs reproductives femelles, le contact des rayons du soleil, la présence rassurante de milliers de Tleilaxu dans les rues, les bâtiments et les temples. Sa solitude était pour lui comme une douleur physique. — J’aurais dû mourir plutôt que de me trouver ainsi devant toi. Je ressens comme une insulte d’être vieux et souffrant dans ce corps détraqué. Le Kehl des vrais Maîtres aurait dû m’euthanasier il y a longtemps, pour me permettre de revivre dans un corps intact de ghola. Mais les temps actuels ne sont pas convenables. — Les temps ne sont pas convenables, répéta le garçon en reculant à travers l’une des holo-images détaillées. Vous êtes obligé de faire des choses que vous ne toléreriez pas normalement. Vous êtes contraint d’utiliser des méthodes héroïques afin de vivre suffisamment longtemps pour éveiller ma conscience, et je vous promets, de tout mon cœur, que je deviendrai Scytale. Avant qu’il ne soit trop tard. Le processus d’éveil d’un ghola n’était ni simple ni rapide. Année après année, Scytale avait appliqué à ce garçon des pressions, des rappels, des torsions mentales. Chaque leçon, chaque exigence constituait un nouveau galet ajouté à un tas qui ne cessait de monter toujours plus haut, et tôt ou tard il en ajouterait suffisamment à cette pile instable pour provoquer une avalanche. Et seuls Dieu et son Prophète savaient quel petit caillou de mémoire ferait s’écrouler cette barrière. Le garçon observait les changements d’humeur sur le visage de son mentor. Ne sachant que faire, il cita une leçon réconfortante de son catéchisme : — Confronté à un choix impossible, il faut toujours choisir la voie de la Grande Croyance. Dieu aide ceux qui veulent être guidés. Cette idée même sembla consumer le peu d’énergie qui restait à Scytale. Il s’affaissa sur une chaise, tentant de recouvrer ses forces. Quand le ghola se précipita à son côté, Scytale caressa les cheveux noirs de son alter ego. — Tu es jeune, peut-être trop jeune encore. Le garçon posa une main rassurante sur l’épaule du vieil homme. — Je vais essayer - je le promets. Je vais faire tout mon possible. Il ferma les yeux et sembla lutter un moment contre des murs intangibles dressés dans son cerveau. Il finit par renoncer, des gouttes de sueur perlant sur son front. Le vieux Scytale était profondément découragé. Il avait déjà eu recours à toutes les techniques qu’il connaissait afin de pousser ce ghola au bord du gouffre. Crises, paradoxes, désespoir incessant. Mais il ressentait ce découragement bien plus que l’enfant. Ses connaissances cliniques étaient tout simplement insuffisantes. Les sorcières avaient utilisé une sorte de torsion sexuelle pour réactiver le Bashar Teg alors que son ghola n’avait que dix ans, et le successeur de Scytale en avait déjà deux de plus. Mais il ne pouvait supporter l’idée que ces femelles du Bene Gesserit se servent de leur corps sur ce garçon. Scytale avait déjà fait tant de sacrifices et vendu la plus grande partie de son âme dans l’espoir d’assurer l’avenir de sa race. Le Prophète Lui-Même tournerait le dos à Scytale de dégoût. Non, pas cela! Scytale se prit la tête dans les mains. — Tu es un ghola raté. J’aurais dû me débarrasser de ton fœtus et recommencer à zéro il y a douze ans! La voix du jeune garçon était rauque, comme des fibres déchirées. — Je vais me concentrer, et forcer mes souvenirs à jaillir de mes cellules! Le Maître du Tleilax sentit une profonde tristesse l’envahir. — Il s’agit d’un processus instinctif, et non pas intellectuel. Il doit se produire naturellement en toi. Si tes souvenirs ne reviennent pas, tu ne me sers à rien. Pourquoi devrais-je te laisser vivre ? Le garçon était manifestement en train de lutter, mais Scytale ne perçut aucun éclair de surprise ni de soulagement, aucun signe de l’avalanche de souvenirs des vies antérieures. L’échec était comme une aura de puanteur autour des deux Tleilaxu. A chaque minute qui passait, Scytale sentait la mort progresser dans son corps. Le destin de notre race dépend des actes d’un invraisemblable assortiment d’individus marginaux. Extrait d’une étude du Bene Gesserit sur la condition humaine. Dans sa deuxième existence, le Baron Vladimir Harkonnen s’était aménagé des conditions de vie agréables. gé de dix-sept ans à peine, le ghola réactivé était déjà maître d’un grand château rempli de reliques antiques et d’une armée de domestiques prêts à satisfaire le moindre de ses caprices. Mieux encore, il s’agissait du Château de Caladan, le siège de la Maison Atréides. Assis sur un grand trône constitué de diamants noirs amalgamés, le Baron promenait son regard sur une vaste salle de réception tandis que des serviteurs vaquaient à leurs tâches. Pompe et grandeur, tous les attributs auxquels un Harkonnen avait droit. Cependant, en dépit des apparences, le Baron ghola ne disposait en réalité que de très peu de pouvoirs, et il le savait. La Myriade des Danseurs-Visages l’avait créé dans un but précis et, malgré ses souvenirs restaurés, on le tenait au bout d’une laisse très courte. Trop de questions importantes restaient sans réponse, trop de choses échappaient à son contrôle. Il n’aimait pas cela du tout. Les Danseurs-Visages semblaient s’intéresser beaucoup plus à leur jeune ghola de Paul Atréides - celui qu’ils appelaient « Paolo ». C’était lui leur véritable trésor. Le Danseur-Visage Khrone avait expliqué que cette planète, avec son château reconstruit, n’existait que dans le seul but de déclencher la réactivation des souvenirs de Paolo. Le Baron n’était qu’un outil destiné à un usage précis, un outil d’importance secondaire dans « l’affaire du Kwisatz Haderach ». C’était une bonne raison d’en vouloir à ce morveux d’Atréides. Le garçon n’avait que huit ans, et il lui restait encore beaucoup à apprendre de son mentor, même si le Baron n’avait pas encore réussi à déterminer ce que les Danseurs-Visages attendaient vraiment de lui. — Formez-le, faites son éducation. Assurez-vous qu’il est bien préparé à sa destinée, lui avait dit Khrone. Il y a un certain besoin qu’il doit remplir. Un certain besoin. Mais quel besoin ? Tu es son grand-père, dit la voix obsédante d’Alia dans la tête du Baron. Prends bien soin de lui. La voix railleuse de la petite fille le provoquait sans cesse. Dès l’instant où ses souvenirs avaient été restaurés, elle avait été là, dans sa tête. Elle avait conservé un léger zézaiement enfantin, celui-là même qu’elle avait lorsqu’elle l’avait tué avec le dard empoisonné du gom jabbar. — Je préférerais m’occuper de toi, espèce de sale petite Abomination! s’écria le Baron. Te tordre le cou, faire pivoter ta tête - une fois, deux fois, trois fois! Faire éclater ton délicat petit crâne! Ha! Mais c’est ton propre crâne, cher Baron. Il s’appliqua les mains sur les tempes. — Fiche-moi la paix! Ne voyant personne d’autre dans la salle avec leur maître, les serviteurs le regardaient d’un air inquiet. Furieux, le Baron s’affaissa dans son étincelant fauteuil noir. Après l’avoir mis dans l’embarras et provoqué sa colère, la voix d’Alia murmura une dernière fois son nom sur un ton moqueur, et disparut. C’est alors qu’entra dans la salle un Paolo guilleret et plein de suffisance, suivi d’une escorte de Danseurs-Visages androgynes qui lui servaient de gardes du corps. L’enfant avait un air d’assurance excessive que le Baron trouvait à la fois fascinant et déconcertant. Le Baron Vladimir Harkonnen et cet autre Paul Atréides étaient inextricablement mêlés, à la fois attirés et repoussés l’un par l’autre comme deux puissants aimants. Une fois les souvenirs du Baron restaurés, et quand il eut suffisamment compris qui il était, Paolo avait été amené sur Caladan et confié aux soins attentifs du Baron… qu’on avait dûment prévenu de ce qui l’attendait s’il arrivait le moindre mal au jeune ghola. Du haut de son trône noir, le Baron jeta un regard furieux vers l’arrogant jeune garçon. Qu’est-ce qui rendait Paolo aussi spécial ? Que signifiait cette histoire de Kwisatz Haderach ? Que pouvait bien savoir l’Atréides ? Pendant quelque temps, Paolo avait été un enfant sensible, attentionné, et même affectueux; il avait, enracinée en lui, une tendance obstinée à la bonté, que le Baron s’était attaché à extirper avec diligence. Avec un peu de temps, et une éducation suffisamment sévère, il était certain de pouvoir même guérir un Atréides de son fonds d’honorabilité. Voilà qui préparerait bien Paolo à sa destinée! Malgré quelques résistances occasionnelles, le garçon faisait des progrès considérables. Avec impertinence, Paolo s’arrêta au pied du dais. L’un des Danseurs-Visages androgynes plaça un pistolet antique dans la main du garçon. Furieux, le Baron se pencha pour mieux voir. — Est-ce là une arme de ma collection ? Je t’ai dit de ne pas y toucher. — C’est une relique de la Maison Atréides, j’ai donc le droit de m’en servir. C’est un pistolet à disques que portait autrefois ma sœur Alia, d’après l’étiquette. Le Baron s’agita sur son trône, inquiet de voir cette arme chargée aussi proche de lui. — Ce n’est qu’une arme de femme. Dans les épais accoudoirs de son fauteuil, le Baron entreposait ses propres armes, dont chacune aurait pu transformer le garçon en flaque de chair et de sang - hmm, du matériau frais pour produire un autre ghola, se dit-il. — C’est quand même une précieuse relique, et je ne tiens pas à ce qu’elle soit abîmée par un enfant imprudent. — Je ne vais pas l’abîmer. (Paolo prit un air pensif.) Je respecte les instruments que mes ancêtres utilisaient. Désireux d’empêcher le garçon de trop réfléchir, le Baron se leva. — Et que dirais-tu si nous allions dehors pour l’essayer, hein ? Pour voir comment ça marche. (Le Baron lui donna une petite tape paternelle sur l’épaule.) Et ensuite, nous pourrons toujours tuer quelque chose à mains nues, comme nous l’avons fait avec les chiens et les furets. Paolo sembla hésiter. — Une autre fois, peut-être. Le Baron ne lui fit pas moins quitter précipitamment la salle du trône. — Débarrassons-nous de ces mouettes criardes du côté des tas de fumier. T’ai-je déjà dit à quel point tu me rappelles Feyd ? Cet adorable Feyd… — Oui, plus d’une fois. Surveillés par les Danseurs-Visages, ils passèrent les deux heures suivantes près du dépôt d’ordures du château, tirant tour à tour sur les oiseaux aux cris stridents. Inconscientes du danger, les mouettes plongeaient et se battaient pour quelques déchets détrempés par la pluie. Paolo tirait, puis c’était au tour du Baron. Bien que très ancienne, l’arme était d’une grande précision. Chaque microdisque rotatif hachait un oiseau en chair sanglante et plumes déchiquetées. Les mouettes survivantes se disputaient alors les morceaux de viande fraîche. À eux deux, ils tuèrent quatorze oiseaux, mais le Baron ne réussit pas aussi bien que l’enfant, qui semblait avoir un don naturel pour le tir. Alors que le Baron levait le pistolet à disques et visait soigneusement, la voix agaçante de la petite fille résonna de nouveau dans sa tête. Ce n’est pas vraiment mon pistolet, tu sais. Le Baron tira et rata largement son coup. Alia gloussa. — Que veux-tu dire par là, ce n’est pas le tien ? dit le Baron en ignorant le regard perplexe de Paolo tandis qu’il lui prenait l’arme. C’est un faux. Je n’ai jamais eu de pistolet à disques comme ça. — Fiche-moi la paix. — À qui parles-tu ? demanda Paolo. Le Baron fouilla dans sa poche et en sortit plusieurs capsules d’ersatz de mélange orange, qu’il offrit à Paolo. Le garçon les accepta docilement. Le Baron lui reprit l’arme des mains. — Ne sois pas bête. Le marchand d’antiquités m’a fourni un certificat d’authenticité et tous les documents nécessaires quand il me l’a vendu. Grand-père, tu ne devrais pas te laisser rouler aussi facilement! Mon pistolet tirait des disques plus grands. C’est une contrefaçon grossière, il n’y a même pas les initiales du fabricant gravées sur le canon, comme pour l’original. Le Baron examina la crosse sculptée, tourna l’arme vers lui et regarda attentivement le canon court. Pas d’initiales. — Et tous mes autres objets, qui sont censés avoir appartenu à Jessica et au Duc Leto ? Certains sont authentiques, d’autres ne le sont pas. Je t’aiderai à faire le tri. Connaissant le goût du Baron pour les objets historiques, le marchand reviendrait bientôt sur Caladan. Personne ne se moquait impunément de lui! Le Baron ghola décida que leur prochaine rencontre ne serait pas aussi cordiale que les précédentes. Il poserait quelques questions pointues. La voix d’Alia disparut, et il fut heureux d’avoir un moment de paix sous son crâne. Paolo avait avalé deux capsules orange, et maintenant que le mélange commençait à faire son effet, le garçon se mit à genoux et contempla le ciel avec un air de béatitude. — Je vois une grande victoire dans mon futur! Je tiens un couteau d’où dégouline le sang. Je suis debout, au-dessus de mon ennemi… de moi-même. (Il fronça les sourcils, puis il retrouva son expression radieuse en s’écriant :) Je suis bien le Kwisatz Haderach! (Puis il poussa un cri déchirant.) Non! Maintenant, je me vois allongé par terre, mourant, perdant tout mon sang. Mais comment est-ce possible, si je suis le Kwisatz Haderach ? Comment est-ce possible ? Un des Danseurs-Visages s’agita. — Nous avons pour instruction de guetter des signes de prescience. Nous devons immédiatement prévenir Khrone. Prescience ? se demanda le Baron. Ou folie ? Tapie au fond de son esprit, la présence d’Alia éclata de rire. Quelques jours plus tard, le Baron se promenait au bord de la falaise en contemplant l’océan. Caladan ne possédait pas encore les délicieuses capacités industrielles polluantes de sa chère Giedi Prime, mais il avait au moins fait recouvrir de bitume les jardins à proximité du château. Le Baron détestait les fleurs, avec leurs couleurs qui lui faisaient mal aux yeux et leur parfum qui lui donnait la nausée. Il préférait de beaucoup l’odeur des fumées d’usine. Il nourrissait la grande ambition de transformer Caladan en une nouvelle Giedi Prime. La marche du progrès était plus importante que tous les projets ésotériques que les Danseurs-Visages pouvaient avoir en tête pour le jeune Paolo. Dans le sous-sol le plus profond du château restauré, là où d’autres grandes Maisons auraient aménagé des pièces destinées aux « activités de mise en œuvre de la politique en vigueur », la Maison Atréides avait préféré utiliser l’espace à d’autres fins : des réserves de vivres, une cave à vins et un abri d’urgence. Étant un aristocrate plus traditionaliste, le Baron y avait installé des cachots, des salles d’interrogatoire et une chambre de torture bien équipée. Il disposait également d’une pièce de loisirs où il emmenait souvent de jeunes garçons du village de pêcheurs. Tu ne peux pas effacer les traces de la Maison Atréides avec des modifications aussi superficielles, Grand-père, fit la voix horripilante d’Alia. Je préférais le château d’autrefois. — Tais-toi donc, fille du diable! De toute façon, tu n’es jamais venue ici de ton vivant. Oh, mais si! J’ai visité la demeure ancestrale quand ma mère y habitait, du temps où Muad’Dib était empereur et que son jihad inondait de sang les planètes. Tu ne t’en souviens pas, Grand-père ? Ou bien tu n’étais peut-être pas dans ma tête à cette époque ? — J’aimerais bien que tu ne sois pas dans la mienne. Je suis né avant toi! C’est impossible que tes souvenirs soient en moi. Tu es une Abomination! Alia rit d’une façon particulièrement déconcertante. Oui, Grand-père, c’est ce que je suis, et bien plus encore. C’est peut-être pour cela que j’ai le pouvoir de vivre en toi. Ou peut-être est-ce simplement toi qui es anormal - complètement fou. As-tu envisagé la possibilité que je n’existe que dans ton imagination ? C’est ce que tout le monde pense. Des serviteurs passèrent rapidement à côté de lui, en lui jetant des regards craintifs. Le Baron vit alors un véhicule remontant la route pentue qui reliait le spatioport au château. — Ah, voici notre invité. Malgré l’intrusion d’Alia, il comptait bien avoir une journée intéressante. La voiture s’arrêta et un homme de haute taille sortit du compartiment arrière. Il s’avança au milieu des rangées de statues des grands Harkonnen que le Baron avait fait installer l’année précédente. Une plate-forme à suspenseurs flottait derrière l’antiquaire, chargée de ses marchandises. Qu’as-tu l’intention défaire, Grand-père ? — Tu sais fichtrement bien ce que je vais faire. (Du haut du rempart, le Baron se frotta les mains avec une joie anticipée.) Rends-toi utile pour une fois, Abomination. Alia gloussa, mais il eut l’impression qu’elle se moquait de lui. Le Baron se dépêcha de redescendre tandis qu’un domestique au visage hagard escortait le visiteur à l’intérieur. Shay Vendée était un négociant en antiquités, toujours heureux de retrouver l’un de ses meilleurs clients. Tandis qu’il s’avançait, suivi de ses marchandises, son visage rond rayonnait comme une petite étoile rouge. Le Baron l’accueillit avec une poignée de main moite, en serrant un peu trop fort et un peu trop longtemps. Le marchand se dégagea de l’étreinte de son client. — Vous allez être émerveillé par ce que je vous apporte, Baron - c’est étonnant ce qu’on peut trouver en creusant un peu. (Il ouvrit l’une des caisses sur la plate-forme flottante.) J’ai mis ces trésors de côté spécialement à votre intention. D’un geste de la main, le Baron chassa un grain de poussière d’une de ses bagues. — Il faut d’abord que je vous montre quelque chose, mon cher monsieur Vendée. Mon nouveau cellier. Je n’en suis pas peu fier. Une expression de surprise. — Les vignobles daniens ont donc été remis en état ? — J’ai d’autres sources d’approvisionnement. Une fois le marchand redescendu de sa plate-forme, le Baron le conduisit vers un large escalier de pierre qui descendait dans une obscurité croissante. Inconscient du danger, Vendée bavardait amicalement. — Les vins de Caladan étaient très célèbres autrefois, et à juste titre. En fait, j’ai entendu une rumeur selon laquelle une cache secrète aurait été découverte dans les ruines de Kaïtin, des bouteilles parfaitement conservées dans une chambre forte anentropique. Le champ de stase a empêché le vin de vieillir et de se bonifier - en l’occurrence, pendant des milliers d’années -mais le cru doit être néanmoins tout à fait extraordinaire. Aimeriez-vous que je voie si je peux vous en procurer une ou deux bouteilles ? Le Baron s’arrêta au pied de l’escalier sombre et fixa son invité de ses petits yeux noirs d’araignée. — Du moment que vous pouvez me fournir les documents appropriés. Je n’aimerais pas être berné en achetant quelque chose qui ne soit pas authentique. Vendée prit un air horrifié. — Bien sûr que non, Baron Harkonnen! Ils traversèrent enfin un couloir étroit, simplement éclairé par des lampes à huile fumantes. Les panneaux lumineux étaient trop efficaces et trop brillants au goût du Baron. Il adorait cette odeur humide et poussiéreuse qui flottait dans l’air; elle parvenait presque à masquer les autres. — Nous y voici! (Le Baron poussa une lourde porte en bois et entra dans sa salle de torture parfaitement équipée. On y trouvait tout le matériel traditionnel : chevalets, masques, chaises électrifiées, ainsi qu’une estrapade permettant de soulever la victime puis de la laisser retomber.) C’est l’une de mes nouvelles salles de jeux. Elle fait ma joie. Saisi d’inquiétude, Vendée écarquilla les yeux. — Je croyais que nous allions visiter votre nouveau cellier. — Mais oui, bien sûr, par ici, mon brave. Avec une expression affable, le Baron montra une table d’où pendaient des sangles. Une bouteille et deux verres y étaient posés. Il versa du vin rouge dans les verres et en tendit un à son invité, qui paraissait de plus en plus agité. Vendée regarda autour de lui, notant avec inquiétude les taches rouges sur la table et sur le sol de pierre. Du vin renversé ? — J’arrive à l’instant d’un long voyage, et je suis fatigué. Peut-être pourrions-nous simplement remonter au salon ? Vous serez absolument enchanté des nouveaux objets que j’ai apportés. Des reliques extrêmement précieuses, je peux vous l’assurer. Du bout des doigts, le Baron saisit négligemment l’extrémité d’une des sangles. — Mais d’abord, nous avons une autre petite affaire à régler. Il plissa les yeux. Par une porte sur le côté, un jeune garçon aux yeux caves entra dans la pièce, tenant ce qui semblait être deux armes anciennes richement ornées, des pistolets à disques de fabrication antique. — Ces objets vous sont-ils familiers ? Examinez-les soigneusement. Vendée prit l’une des armes et la regarda attentivement. — Ah, oui. L’antique pistolet d’Alia Atréides, dont elle s’est servie de ses propres mains. — C’est ce que vous m’avez dit. (Prenant l’autre pistolet dans la main du jeune serviteur, le Baron dit à Vendée :) Vous m’avez vendu un faux. Il se trouve que je sais que ce pistolet que vous tenez n’est pas l’arme d’origine utilisée par Alia. — J’ai une réputation d’honnêteté absolue, Baron. Si quelqu’un vous a prétendu le contraire, c’est un menteur. — Malheureusement pour vous, ma source d’information est au-dessus de tout soupçon. Tu as de la chance de m’avoir pour te signaler tes erreurs, dit Alia. Du moins, si tu crois que j’existe vraiment. L’air indigné, Vendée reposa le pistolet sur la table et se prépara à quitter la pièce. Il ne fit pas la moitié du chemin jusqu’à la porte. Le Baron appuya sur la détente de son arme, et un grand disque tournoyant vint frapper le marchand à la nuque, le décapitant instantanément. Le Baron était certain qu’il n’avait absolument pas souffert. — Bien tiré, non ? dit le Baron au jeune serviteur, avec un grand sourire. Le garçon n’avait pas bronché devant ce meurtre. — Est-ce tout ce que vous souhaitiez de moi, seigneur ? — Tu ne crois tout de même pas que c’est moi qui vais nettoyer ? — Non, seigneur. Je m’en occupe tout de suite. — Et ensuite, va te laver, dit le Baron en le toisant. Nous allons nous amuser encore plus cet après-midi. En attendant, il remonta dans le salon pour examiner les articles que l’antiquaire avait apportés. Je suis né jadis d’une mère naturelle, puis de nombreuses fois comme ghola. Si l’on considère les millénaires au cours desquels le Bene Gesserit, les Tleilaxu et bien d’autres encore ont manipulé le pool génétique, je dois me poser la question -yen a-t-il encore parmi nous qui soient « naturels » ? Journal de bord, inscription de Duncan Idaho. Aujourd’hui, Gurney Halleck allait renaître. Paul Atréides avait attendu ce moment avec impatience pendant les longs mois du processus de gestation. Depuis la naissance récente de sa sœur Alia, l’attente était devenue presque insupportable. Mais d’ici quelques heures, on retirerait Gurney de sa cuve axlotl. Le célèbre Gurney Halleck! Au cours de ses études sous la supervision de la Rectrice Supérieure Garimi, Paul avait beaucoup lu sur le guerrier-troubadour. Il en avait vu des images, et écouté les enregistrements de ses chansons. Mais il brûlait du désir de connaître le véritable Gurney, son ami, mentor et protecteur des temps épiques. Le jour viendrait où, malgré l’inversion de leurs âges, ils se souviendraient à quel point ils avaient été proches. Paul ne put s’empêcher de sourire en se dépêchant de se préparer. Tout en sifflotant une vieille chanson des Atréides qu’il avait apprise d’un enregistrement de Gurney, il s’engagea dans la coursive, et Chani sortit de sa propre cabine pour se joindre à lui. De deux ans sa cadette, la jeune fille de treize ans était mince et nerveuse, avec des réflexes rapides et une voix douce. Elle était belle, mais elle ne faisait que préfigurer la femme qu’elle redeviendrait. Connaissant leur destinée, Paul et elle étaient inséparables. Il lui prit la main et ils se hâtèrent joyeusement de rejoindre le centre médical. Il se demandait si Gurney serait un bébé très laid, ou s’il n’était devenu l’homme qu’il avait été qu’à cause des mauvais traitements subis aux mains des Harkonnen. Il espérait aussi que le ghola de Gurney aurait un talent naturel pour la balisette. Paul était sûr que les ateliers du non-vaisseau sauraient recréer l’un de ces instruments de musique antiques. Peut-être pourraient-ils en jouer ensemble. D’autres seraient là pour assister à la nouvelle naissance : sa « mère » Jessica, Thufir Hawat, et très certainement Duncan Idaho. Gurney avait de nombreux amis à bord. Personne ici n’avait connu Xavier Harkonnen ni Serena Butler, les deux autres gholas qu’il était prévu de décanter aujourd’hui, mais c’étaient des légendes du Jihad Butlérien. Chaque ghola, d’après Sheeana, avait son rôle à jouer, et l’un d’entre eux - ou tous ensemble - pouvait être le facteur décisif qui permettrait de vaincre l’Ennemi. En plus des enfants gholas, beaucoup d’autres garçons et filles étaient nés pendant les années qu’avait duré la longue fuite de Y Ithaque. Les Sœurs s’étaient accouplées avec des travailleurs mâles du Bene Gesserit qui s’étaient également échappés du Chapitre; tous comprenaient la nécessité d’accroître la population et de préparer des fondations solides pour une nouvelle colonie, au cas où le non-vaisseau trouverait une planète convenable pour s’y installer. Les réfugiés juifs menés par le Rabbi, qui s’étaient également mariés et avaient fondé des familles, attendaient toujours ce nouveau foyer pour mettre fin à leur longue quête. Le non-vaisseau était si vaste, et sa population encore tellement au-dessous de ses capacités, qu’il n’y avait pas vraiment de souci à se faire sur le niveau de ses ressources. Pas encore. Alors que Paul et Chani s’approchaient de la crèche principale, ils virent quatre rectrices accourir en criant désespérément pour qu’on fasse venir un docteur Suk. — Ils sont morts! Tous les trois! Le cœur de Paul cessa de battre un instant. À quinze ans, il possédait déjà certains des talents qui avaient fait de lui autrefois le chef historique connu sous le nom de Muad’Dib. Rassemblant toute l’autorité d’acier qu’il pouvait mettre dans sa voix, il obligea l’une des rectrices à s’arrêter. — Expliquez-vous! Surprise, la rectrice bredouilla : — Trois cuves axlotl, trois gholas. Sabotage - et meurtre. Quelqu’un les a détruits. Paul et Chani se précipitèrent vers le centre médical. Duncan et Sheeana se tenaient sur le seuil, l’air bouleversés. Dans la pièce, trois cuves axlotl avaient été arrachées de leurs mécanismes de support vital et gisaient dans des mares de liquides renversés et de chair carbonisée. Quelqu’un s’était servi d’un rayon incinérateur et de produits corrosifs pour détruire non seulement les appareils de survie, mais également la chair des cuves et les fœtus gholas. Gurney Halleck. Xavier Harkonnen. Serena Butler. Perdus tous les trois. Ainsi que les cuves, qui avaient été autrefois des femmes bien vivantes. Duncan se tourna vers Paul et énonça tout haut la terrible conclusion. — Il y a un saboteur à bord. Quelqu’un qui veut s’opposer au projet de gholas - ou peut-être bien à nous tous. — Mais pourquoi seulement maintenant ? s’écria Paul. Cela fait vingt ans que le vaisseau est en fuite, et des années que le projet de gholas a démarré. Qu’est-ce qui a changé ? — Peut-être que quelqu’un avait peur de Gurney, suggéra Sheeana. Ou de Xavier Harkonnen, ou encore de Serena Butler. Paul vit que les trois autres cuves axlotl dans la pièce étaient indemnes. L’une d’elles avait récemment donné naissance à Alia, après avoir été saturée d’épice. Il s’approcha de la cuve de Gurney et vit le bébé mort au milieu des lambeaux de chair brûlée et dissoute. Saisi d’un haut-le-cœur, il s’agenouilla pour caresser les quelques mèches de cheveux blonds. — Pauvre Gurney… Tandis que Duncan aidait Paul à se relever, Sheeana dit d’une voix froidement raisonnable : — Nous disposons encore du matériel cellulaire nécessaire. Nous pouvons faire pousser des remplacements pour tous les trois. (Paul sentait la rage qui bouillait en elle, et qu’elle ne parvenait à maîtriser que grâce à sa formation stricte de Bene Gesserit.) Nous aurons besoin de nouvelles cuves axlotl. Je vais faire appel à des volontaires. Le ghola de Thufir Hawat entra dans la pièce et constata d’un air incrédule ce qui s’était passé, son visage un masque de cendre. Après leurs épreuves sur la planète des Belluaires, Miles Teg et lui avaient noué des liens étroits; Thufir aidait maintenant le Bashar à maintenir la sécurité et les protections à bord du vaisseau. Ce garçon de quatorze ans s’efforça de prendre un ton autoritaire : — Nous trouverons qui a fait ça. — Examinez les images des scanneurs, dit Sheeana. Le tueur n’a pas pu se cacher. Thufir eut l’air gêné, mais également furieux. Et il paraissait si jeune… — J’ai déjà vérifié. Les imageurs de sécurité ont été délibérément désactivés, mais on devrait trouver d’autres indices. — C’est nous tous qui avons été attaqués, pas seulement ces cuves axlotl. (La colère de Duncan pouvait se lire sur son visage quand il se tourna vers le jeune Thufir.) Le Bashar a mentionné plusieurs incidents qu’il croit dus à des sabotages. — Cela n’a jamais été prouvé, dit Thufir. Il a pu s’agir de pannes, d’une usure des systèmes, de défaillances naturelles. Paul jeta un dernier regard au bébé qui aurait dû être Gurney Halleck. D’une voix glaciale, il dit : — Ceci n’était pas une défaillance naturelle. Puis ses jambes se dérobèrent sous lui. Il se sentit pris de vertige, et il faillit perdre connaissance. Chani se précipita pour le soutenir, mais il vacilla et s’effondra. Sa tête vint heurter durement le sol. Un instant, il se trouva enveloppé d’une obscurité totale, qui se transforma en une vision effrayante. Une vision qu’il avait déjà eue auparavant, mais il ignorait s’il s’agissait de prescience ou d’un souvenir. Il se vit étendu à terre dans une immense salle inconnue. Sa vie s’écoulait par une profonde blessure faite par un couteau. Une blessure mortelle. Son sang se répandait autour de lui, et sa vision se figea. En levant les yeux, il vit son propre visage qui le regardait en riant. « Je t’ai tué! » Chani était en train de le secouer en criant à son oreille : — Usul! Usul, regarde-moi! Il sentit le contact de sa main sur la sienne, et quand sa vue s’éclaircit, il aperçut un autre visage soucieux. Il crut un instant qu’il s’agissait de Gurney Halleck, avec sa cicatrice en zigzag sur la mâchoire, ses yeux comme des éclats de verre et ses quelques mèches blondes. L’image se transforma, et il vit que c’était Duncan Idaho. Un autre vieil ami et protecteur. — Me protégeras-tu du danger, Duncan ? demanda Paul d’une voix haletante. Comme tu as juré de le faire quand j’étais petit ? Gurney n’en est plus capable. — Oui, Maître Paul. Toujours. Les Honorées Matriarches se sont manifestement baptisées elles-mêmes ainsi, car personne d’autre ne penserait à leur appliquer le terme « honneur » après avoir vu leur comportement égoïste et lâche. La plupart des gens ont une façon très différente de faire référence à ces femmes. Mère Commandante Murbella, estimation des forces passées et présentes. Les armes et les vaisseaux de guerre étaient aussi importants que l’air et la nourriture en ces Temps de la Fin. Murbella savait qu’il lui fallait modifier son approche du problème, mais elle ne s’était pas attendue à une telle résistance de la part de ses propres Sœurs. Avec colère et mépris, Kiria s’écria : — Vous leur offrez des Oblitérateurs, Mère Commandante ? Nous ne pouvons pas simplement donner à Ix des armes aussi destructrices. Murbella n’avait pas l’intention de tolérer de tels propos. — Qui d’autre pourrait nous les construire ? Conserver des secrets par-devers nous ne profite qu’à l’Ennemi. Vous savez toutes aussi bien que moi que seuls les Ixiens sont capables de décrypter leur technologie et d’en fabriquer des quantités importantes pour la guerre qui s’annonce. C’est pourquoi Ix doit y avoir pleinement accès. Il n’y a pas d’autre solution. Sur de nombreuses planètes, les gens construisaient leurs propres flottes gigantesques, posant des blindages sur chaque vaisseau qu’ils pouvaient trouver, élaborant de nouveaux modèles d’armes, mais jusqu’à présent, aucune ne s’était révélée efficace contre l’Ennemi. La technologie des machines pensantes n’avait pas d’égale. Mais si elle disposait d’un nouvel approvisionnement en Oblitérateurs, Murbella pourrait retourner la puissance destructrice des machines contre elles. Après s’être emparées de ces armes sur des avant-postes lointains, des siècles plus tôt, les Honorées Matriarches auraient pu constituer un front impénétrable et projeter les Oblitérateurs contre l’Ennemi qui s’approchait. Si elles avaient résisté ensemble pour le bien commun, on n’en serait jamais arrivé à la situation actuelle. Mais les Honorées Matriarches avaient préféré la fuite. En repensant à cette histoire secrète qu’elle avait extraite des profondeurs de la Mémoire Seconde, Murbella continuait d’être irritée par ses lointaines ancêtres. Elles avaient volé les armes, s’en étaient servies sans en comprendre le principe, et avaient épuisé la plupart de leurs stocks dans leur vengeance mesquine contre les Tleilaxu qu’elles haïssaient tant. Oui, bien des générations auparavant, les Tleilaxu avaient torturé leurs femelles, et les Honorées Matriarches avaient de bonnes raisons de concentrer leur violent désir de revanche contre eux. Mais quel gâchis! Du fait que les Honorées Matriarches s’étaient servies sans compter de ces incinérateurs de mondes contre toute planète qui leur déplaisait, il ne restait plus que quelques Oblitérateurs intacts. Récemment, lorsqu’elle s’était attaquée aux places fortes des Honorées Matriarches rebelles, Murbella avait espéré découvrir des caches plus importantes. Mais elle n’avait rien trouvé. Quelqu’un d’autre s’était-il emparé de ces armes ? La Guilde, peut-être, en s’abritant derrière son prétexte initial d’aider les Honorées Matriarches ? Ou les catins les avaient-elles réellement toutes utilisées, sans rien garder en réserve ? À présent, l’espèce humaine n’avait plus suffisamment d’armes pour affronter le véritable Ennemi. Les Oblitérateurs étaient aussi incompréhensibles que les appareils que Tio Holtzman avait inventés pour plier l’espace, et ces femmes avaient été incapables d’en créer d’autres. Pour le salut de l’humanité, Murbella espérait que les Ixiens y parviendraient. Les époques extrêmes nécessitent des mesures extrêmes. Suivant ses instructions, les membres de l’Ordre Nouveau retiraient en ce moment les armes puissantes de leurs non-vaisseaux, cuirassés et vedettes d’infiltration. Elle les emporterait elle-même sur Ix. Murbella mit fin aux discussions incessantes tandis qu’elle se rendait avec une petite escorte au spatioport de Chapitre. — Mais voyons, Mère Commandante, négocions au moins des protections de brevets, protesta Laera. Imposons des restrictions afin que la technologie ne soit pas trop disséminée. (Parmi les Révérendes Mères, Laera était l’une des plus pragmatiques, et avait repris une grande partie du rôle joué autrefois par Bellonda.) Une prolifération parmi les seigneurs de la guerre planétaires pourrait conduire à la destruction de systèmes solaires majeurs. Rien que le CHOM, en collaboration avec Ix, pourrait provoquer… Murbella l’interrompit sèchement. — Cela ne m’intéresse pas de savoir qui peut ou ne peut pas en bénéficier commercialement une fois que nous aurons gagné cette guerre. Si les Ixiens nous aident à remporter la victoire, ils auront le droit d’en tirer profit. (Elle se frotta le menton d’un air songeur, les yeux fixés sur la rampe de son petit vaisseau ultrarapide.) Nous laisserons les seigneurs de la guerre se débrouiller avec leurs problèmes. Vous jouez avec les sentiments comme un enfant avec ses jouets. Je sais pourquoi votre Communauté des Sœurs n’accorde aucune valeur aux émotions : vous êtes incapables d’apprécier ce que vous ne pouvez pas comprendre! Duncan Idaho, lettre remise à la Révérende Mère Bellonda. Sheeana eut recours à un ton autoritaire, très proche de la Voix. — « Le respect de la vérité n’est pas loin d’être le fondement de toute moralité. » Et c’est la vérité que j’attends de vous. Maintenant. Garimi haussa les sourcils et dit calmement : — Une citation du Duc Leto pour renforcer l’interrogatoire… Faut-il aussi faire venir une Diseuse de Vérité et des projecteurs aveuglants ? — Mon Sens de Vérité suffira. Je te connais suffisamment bien pour lire en toi à livre ouvert. Les ondes de choc résultant du crime effroyable commis dans le centre des naissances s’étaient propagées à travers le non-vaisseau. Le massacre des fœtus gholas, la destruction de trois cuves axlotl - des cuves créées à partir de Sœurs volontaires! -, allaient bien au-delà de tout ce à quoi Sheeana aurait pu s’attendre, même de la part de ses détracteurs les plus acharnés. Ses soupçons s’étaient naturellement portés sur la dirigeante de la faction ultraconservatrice. Debout au milieu d’une salle de conférence aux portes scellées, telle une maîtresse d’école sévère, Sheeana faisait face à neuf des contestataires les plus notoires. Ces femmes s’étaient opposées au projet de gholas dès sa conception, et avaient protesté avec encore plus de véhémence lorsque Sheeana avait décidé de le réactiver. Sous ce regard scrutateur, Garimi se contentait de fixer Sheeana à son tour, tandis que ses fidèles étaient ouvertement hostiles - surtout Stuka. — Pourquoi détruirais-je une cuve axlotl ? Cela n’a aucun sens. Dans son esprit, parmi les vies de la Mémoire Seconde, Sheeana entendit la voix désormais familière de l’antique Serena Butler. Elle semblait horrifiée. Tuer un enfant! Serena était un étrange visiteur de la Mémoire Seconde, une femme dont les pensées n’auraient pas dû pouvoir parcourir les couloirs des générations, et pourtant cela faisait maintenant des années qu’elle était avec Sheeana. — Lors d’une précédente occasion, vous avez montré que vous étiez prêtes à tuer des enfants gholas, dit Sheeana en s’asseyant enfin. Garimi s’efforça de réprimer ses tremblements. — J’ai essayé de nous sauver toutes avant que Leto ne puisse devenir une menace, avant qu’il ne redevienne le Tyran. C’est tout, et j’ai échoué. Mes raisons sont bien connues, et je ne les renie pas. Pourquoi irais-je maintenant me livrer à de telles extrémités ? Que m’importe Halleck ? Ou le vieux général Xavier Harkonnen ? Même Serena Butler est si profondément enfouie dans notre passé qu’elle n’est guère plus que la fumée d’une légende. Pourquoi m’en soucierais-je, alors que les pires gholas - Paul Muad’Dib, Leto II, la Sœur déchue Dame Jessica et Alia l’Abomination - sont déjà parmi nous ? (Garimi grogna d’un air dégoûté.) Je suis indignée de tes soupçons. — Et moi, ce sont les faits qui m’indignent. — Malgré nos désaccords, nous sommes toutes des Sœurs, insista Garimi. Au début, les Bene Gesserit en fuite avaient eu une cause commune, un but partagé. Mais il n’avait fallu que quelques mois pour que les premières divisions apparaissent, les luttes de pouvoir, les questions d’autorité, une bifurcation dans leurs visions respectives. Duncan et Sheeana se préoccupaient essentiellement d’échapper à l’Ennemi, tandis que Garimi voulait fonder une nouvelle Citadelle et former une nouvelle communauté de Bene Gesserit conforme aux traditions. Comment avons-nous pu changer aussi tragiquement ? Comment nos divergences sont-elles devenues aussi profondes ? Sheeana examina chaque visage à la recherche d’un signe de culpabilité, particulièrement au niveau du regard. Stuka, une petite femme aux cheveux bouclés, avait une trace de transpiration sur la lèvre supérieure, l’un des indicateurs classiques de nervosité. Mais Sheeana n’y décelait pas la haine qui aurait pu suffire à déclencher un acte aussi brutal. Consternée, elle dut se rendre à l’évidence : la coupable n’était pas ici. — Eh bien, alors, j’ai besoin de votre aide. N’importe lequel d’entre nous pourrait être le saboteur. Nous devons donc interroger tout le monde. Rassemblez nos Diseuses de Vérité qualifiées, et puisez dans nos dernières réserves de drogue de transe. (Sheeana se frotta les tempes, accablée d’avance par la tâche monstrueuse qui les attendait.) Je vous en prie, laissez-moi seule maintenant, j’ai besoin de méditer. Une fois les neuf contestataires parties, Sheeana resta seule, les yeux fermés. La population de l’Ithaque avait grandi et s’était répandue dans le vaisseau au fil des années. Elle n’aurait su dire elle-même combien il y avait d’enfants à bord, mais elle pourrait facilement obtenir l’information. Du moins le croyait-elle. Elle murmura à la Mémoire Seconde : — Alors, Serena Butler - votre assassin était-il dans la pièce ? Et sinon, qui cela peut-il être ? La voix de Serena se fit entendre, pleine de tristesse. Un menteur peut se cacher derrière des barricades, mais toutes les barricades finissent par tomber. Tu auras d’autres occasions de démasquer le meurtrier. Il y aura forcément d’autres sabotages. Les Diseuses de Vérité commencèrent par se tester mutuellement. Vingt-huit Révérendes Mères qualifiées avaient été rassemblées parmi les fidèles de Garimi et le reste de la population de Sœurs. Ces femmes ne protestèrent pas de leur innocence, et ne se plaignirent pas d’être soupçonnées. Elles acceptèrent ces interrogatoires mutuels. Sheeana les observa calmement tandis qu’elles formaient des groupes de trois, deux d’entre elles jouant le rôle d’interrogatrices vis-à-vis de la troisième. Dès que l’une d’elles avait été soumise à la série de questions rigoureuses, elles permutaient les rôles, de sorte qu’au final chacune avait été interrogée. Une à une, les Diseuses de Vérité constituèrent ainsi un groupe de plus en plus important d’enquêtrices de confiance. Toutes passèrent le test avec succès. Une fois que les Diseuses de Vérité eurent terminé, Sheeana les autorisa à l’interroger. Garimi et ses Sœurs dissidentes se soumirent également aux tests et prouvèrent leur innocence, ainsi que les fidèles de Sheeana. Toutes. Ensuite, avec à son côté une Diseuse de Vérité nommée Calissa, Sheeana fit venir Duncan Idaho. L’idée même que Duncan puisse être un meurtrier et un saboteur lui semblait grotesque. Bien sûr, Sheeana n’aurait cru personne à bord capable de tels actes, et pourtant, trois cuves axlotl et trois bébés gholas avaient été massacrés. Mais Duncan… Le fait d’être si proche de lui, de sentir sa transpiration, de le voir remplir la pièce de sa présence, faisait remonter en elle des souvenirs dangereux. Elle s’était servie de ses propres talents d’asservissement sexuel pour le libérer du lien qui le retenait à Murbella. Malgré leurs passés respectifs, tous deux savaient que cette rencontre passionnée était allée bien au-delà de la simple nécessité. Depuis lors, Duncan semblait mal à l’aise en sa présence, craignant ce à quoi il pouvait succomber. Mais dans la situation présente, il n’y avait ni romance ni tension sexuelle, seulement des accusations. — Duncan Idaho, savez-vous comment court-circuiter les imageurs de sécurité du centre médical ? Duncan regarda par-dessus l’épaule de Sheeana, sans ciller. — C’est dans mes capacités. — Avez-vous commis cet acte effroyable, et camouflé ensuite vos traces ? Cette fois, il regarda Sheeana dans les yeux. — Non. — Aviez-vous une raison quelconque d’empêcher la naissance de Gurney Halleck, de Serena Butler ou de Xavier Harkonnen ? — Aucune. Maintenant que Duncan lui faisait face en présence d’une Diseuse de Vérité, Sheeana aurait pu lui poser des questions sur leur relation, afin de voir sa réaction. Il lui aurait été impossible de mentir ou de dissimuler. Mais elle n’osait pas… elle avait peur de ce qu’il pourrait répondre. — Il dit la vérité, confirma Calissa. Ce n’est pas notre saboteur. Duncan resta dans la pièce quand le Bashar Miles Teg se présenta pour l’interrogatoire. Calissa projeta des images de la scène affreuse dans la salle d’accouchement. — Êtes-vous responsable de ceci en quoi que ce soit, Miles Teg? Le Bashar regarda fixement les images, puis Calissa, et se tourna enfin vers Duncan. — Oui, répondit-il. Sheeana fut tellement surprise qu’elle dut faire un effort pour réfléchir à une autre question. — Comment cela ? demanda Duncan. — Je suis responsable de la sécurité à bord de ce non-vaisseau. J’ai manifestement failli à mes devoirs. Si j’avais été plus compétent, cette atrocité n’aurait jamais été commise. (Il jeta un coup d’œil vers Calissa, qui semblait troublée.) Comme vous m’avez posé la question en présence d’une Diseuse de Vérité, je ne pouvais pas mentir. — Très bien, Miles. Mais ce n’est pas ce que nous voulions dire. Avez-vous commis ce sabotage, ou l’avez-vous autorisé ? Savez-vous quelque chose à son sujet ? — Non, répondit-il avec assurance. On aménagea des dizaines de pièces où les interrogatoires purent se poursuivre sans relâche. On posa des questions à tous les enfants gholas, de Paul Atréides jusqu’à Leto II, qui avait maintenant neuf ans. Les Diseuses de Vérité ne décelèrent aucun mensonge criminel. Ce fut ensuite le tour du Rabbi et de tous les Juifs. Et de chaque passager du non-vaisseau. Rien. Pas une seule personne à bord n’avait de lien quelconque avec l’événement meurtrier. Duncan et Teg utilisèrent leurs talents de Mentats pour vérifier, et revérifier, la liste des passagers, mais ils ne trouvèrent aucune anomalie. Personne ne s’était soustrait à l’interrogatoire. Duncan était assis en face de Sheeana dans la salle d’interrogation. Ils étaient seuls. Il croisa les mains sur la table et dit : — De deux choses l’une : ou bien le saboteur est capable de tromper une Diseuse de Vérité… ou bien il y a un inconnu caché à bord de l’Ithaque. En équipes bien organisées, les Bene Gesserit isolèrent chaque niveau du non-vaisseau avant de procéder à une exploration par secteurs, passant méthodiquement de cabine en cabine, de salle en salle. Mais c’était une tâche considérable. L’Ithaque avait la taille d’une petite ville, long d’au moins un kilomètre avec des centaines de niveaux, chacun rempli de coursives, de cabines et de portes dissimulées. En essayant d’imaginer comment quelqu’un aurait pu embarquer clandestinement, Duncan se souvint de sa découverte des restes momifiés de Bene Gesserit que les Honorées Matriarches avaient torturées à mort. Cette chambre des horreurs hermétiquement scellée était passée inaperçue pendant tout le temps que Duncan avait été prisonnier à bord, sur l’aire d’atterrissage de Chapitre. Quelqu’un d’autre - une Honorée Matriarche inconnue, peut-être ? - avait-il pu rester caché à bord tout ce temps ? Plus de trente ans! Cela semblait impossible, mais le vaisseau comportait des milliers de cabines, de soutes, de coursives et de zones de stockage. Une autre possibilité : lorsqu’ils avaient échappé aux Belluaires, plusieurs Danseurs-Visages étaient venus s’écraser contre la coque de Y Ithaque dans leurs appareils de combat. On avait retrouvé leurs corps mutilés dans les épaves… mais peut-être s’était-il agi d’une ruse ? Et si quelques-uns avaient en fait survécu à leur attaque de kamikazes, et s’étaient cachés ? Il y avait peut-être en ce moment des Danseurs-Visages rôdant dans les passages non fréquentés du vaisseau, cherchant un moyen de frapper. Si tel était le cas, il était impératif de les trouver. Teg avait déjà fait installer des centaines d’imageurs de surveillance supplémentaires à des endroits stratégiques, mais il s’agissait tout au mieux d’un palliatif. L’Ithaque était si vaste que même l’équipement de sécurité le plus élaboré comportait nécessairement des milliers de points aveugles, et il n’y avait tout simplement pas assez de personnel pour surveiller toutes les caméras déjà en place. C’était une tâche impossible. Pourtant, ils la tentèrent. Accompagné d’une équipe de cinq hommes, Duncan avait l’impression de faire partie d’un groupe de chasseurs effectuant une battue à travers les hautes herbes de la savane. Il se demanda s’ils débusqueraient un lion mortel quelque part dans l’immensité du vaisseau. Ils fouillèrent niveau après niveau, mais même avec une douzaine d’équipes, une inspection complète depuis le niveau le plus élevé jusqu’à la soute la plus profonde prendrait un temps considérable, et les explorations limitées qu’ils purent entreprendre ne donnèrent aucun résultat. Duncan était épuisé, physiquement et nerveusement. Et le meurtrier - ou les meurtriers - était toujours à bord. Désormais, seules deux possibilités s’offrent à nous : nous battre, ou nous rendre à l’ennemi. Mais s’il y en a parmi vous qui pensent que la capitulation est une solution, alors nous avons déjà perdu. Le Bashar Miles Teg, discours prononcé avant la Bataille de Pellikor. Après avoir confié les Oblitérateurs aux manufacturants d’Ix afin qu’ils les étudient et les reproduisent, Murbella se rendit aux chantiers navals de la Guilde, sur Jonction. L’administrateur Rentel Gorus, un homme aux longs cheveux blancs et aux yeux laiteux, conduisit Murbella au milieu des baies de construction, des grues à suspenseurs, des transporteurs et des assembleurs, où s’activaient d’innombrables ouvriers. Les bâtiments étaient élevés et imposants, les rues avaient un aspect plus fonctionnel qu’esthétique. Tout sur Jonction était construit à une échelle impressionnante. D’immenses ascenseurs hissaient des composants jusqu’aux carcasses de navires gigantesques, assemblant un vaisseau après l’autre. L’air était imprégné d’une odeur acre de métal chaud et de résidus chimiques provenant des opérations de soudure. Gorus se rengorgeait. — Ainsi que vous pouvez le constater, nous disposons de toutes les installations permettant de satisfaire vos demandes, Mère Commandante, à condition que le prix soit correct. — Il le sera. (Avec la fortune que possédait l’Ordre Nouveau en mélange et en gemmones, Murbella pouvait pratiquement faire face à n’importe quelle exigence financière.) Vous serez bien payés pour chaque vaisseau que vous construirez, chaque vaisseau qui pourra se joindre à la bataille, chaque vaisseau qui pourra résister à l’armée des machines pensantes. La fin de notre civilisation est proche si nous ne réussissons pas à vaincre les machines. Gorus ne parut pas impressionné. — Dans toutes les guerres, chaque camp pense que le conflit est un moment crucial de son histoire. Mais la plupart du temps, il ne s’agit que d’illusions et de pensées inutilement alarmistes. Cette guerre-ci pourrait bien se terminer avant même que vous n’ayez besoin de recourir à de telles mesures. Murbella fronça les sourcils. — Je ne comprends pas ce que vous voulez dire. — Il existe d’autres façons de régler le problème. Nous savons que des éléments extérieurs sont en train d’envahir de nombreux systèmes planétaires. Mais que veulent-ils ? Que sont-ils prêts à concéder ? Nous pensons que de telles réflexions méritent d’être poussées plus avant. Il cligna de ses yeux laiteux. — Quelle nouvelle ruse la Guilde est-elle en train de nous préparer, cette fois-ci ? — Il n’y a aucune ruse là-dedans, c’est une simple question de bon sens. Indépendamment des aspects politiques, les activités commerciales doivent se poursuivre. L’urgence en temps de guerre favorise l’innovation technologique, mais la paix entraîne la profitabilité sur le long terme. Le commerce continuera, quel que soit le vainqueur du conflit. Les long-courriers avaient longtemps été les vaisseaux de luxe de l’univers, mais Murbella obligeait maintenant la Guilde Spatiale à affecter ses arsenaux à la production des outils nécessaires à la guerre. Pendant des siècles, la flotte commerciale de la Guilde avait été stable, et le négoce avait augmenté régulièrement à mesure des retours de la Dispersion. Mais à présent que les vaisseaux d’Omnius exterminaient des populations entières et poussaient devant eux des vagues de réfugiés au cœur de l’Ancien Empire, le CHOM et la Guilde étaient complètement désemparés. Une brise chaude venue des aires d’assemblage souffla au visage de Murbella, et elle sentit l’odeur acre des déchets chimiques lui brûler les narines. Elle frissonna. — Notre ennemi commun est forcément rationnel, poursuivit Gorus. Nous avons donc dépêché des émissaires et des négociateurs dans les zones de combat. Nous trouverons les machines pensantes, et nous leur formulerons nos propositions. La Guilde préférerait poursuivre ses activités commerciales quelle que soit la conclusion de ce différend. Murbella en eut le souffle coupé. — Etes-vous devenu complètement fou ? Omnius cherche à exterminer l’humanité entière. Et vous en faites partie. — Vous exagérez les choses, Mère Commandante. Je suis convaincu que certains de nos émissaires parviendront à remplir notre objectif. Derrière eux, des tourbillons de vapeur s’échappaient des cheminées d’usine. Murbella ne prêta pas attention au vacarme ni aux odeurs. — Vous êtes un parfait imbécile, Administrateur Gorus. Les machines pensantes ne se conforment pas aux règles que vous imaginez. — Quoi qu’il en soit, nous nous sentons dans l’obligation d’essayer. — Et quels sont les résultats, pour l’instant ? — Des pertes acceptables. Nos premiers émissaires ont disparu, mais nous poursuivons nos efforts. Nous nous sommes préparés à toutes les éventualités - même à celle d’un désastre. (D’un air dégagé, il l’emmena dans une vaste zone à ciel ouvert, sous la masse d’un immense vaisseau en construction.) Ainsi donc, nous ne voyons pas d’inconvénient à faire bénéficier l’Ordre Nouveau de certaines conditions avantageuses. Vous avez toujours été un excellent client, mais la commande que vous nous passez est gigantesque. Même en temps de guerre, vous nous demandez plus de vaisseaux que nous ne pouvons en fournir. — Eh bien, alors, proposez à vos ouvriers des conditions plus motivantes. — Ah, Mère Commandante, mais nous, saurez-vous nous motiver suffisamment ? Elle se hérissa. — Comment pouvez-vous ne penser qu’à vos profits, alors que le destin de l’espèce humaine est en jeu ? — Ce sont les profits qui déterminent le destin, répliqua l’Administrateur en désignant d’un geste nonchalant les innombrables vaisseaux autour d’eux. — Nous paierons ce que vous demanderez, et la Banque de la Guilde nous consentira des prêts si nécessaire. Nous avons besoin de ces vaisseaux, Gorus. Il eut un petit sourire glacial. — Vos garanties sont bonnes, mais nous devons aborder un autre problème. Nous n’avons pas assez de Navigateurs pour piloter autant de nouveaux vaisseaux. Tous ceux que nous construisons pour vous devront être équipés de compilateurs mathématiques ixiens, en lieu et place de Navigateurs. Êtes-vous d’accord sur ce point ? — Du moment que les vaisseaux fonctionnent comme nous le demandons, je n’y vois aucune objection. Nous n’avons pas le temps de produire et de former une nouvelle population de Navigateurs. Manifestement satisfait, Gorus se frotta les mains. — Les Navigateurs se sont révélés quelque peu difficiles ces derniers temps, du fait de la pénurie d’épice - une pénurie que votre Communauté a créée, Mère Commandante. C’est à cause de vous que nous avons dû chercher une solution de substitution aux Navigateurs. — Je n’éprouve pas d’affection particulière pour eux, ni pour vos bénéfices obscènes. Peu m’importe comment la Guilde y parviendra, la seule chose qui compte est que nous avons besoin de ces vaisseaux. — Naturellement, Mère Commandante, et nous vous fournirons ce que vous souhaitez. — C’est exactement la réponse qu’il me fallait. À quoi bon posséder le don de prescience, s’il ne nous sert qu’à percevoir notre propre perte ? Le Navigateur Edrik, message adressé à l’Oracle du Temps. Les Administrateurs de la Guilde eurent l’audace de rappeler le long-courrier d’Edrik aux chantiers navals de Jonction. En le fixant de son regard laiteux, Gorus annonça d’un air détaché que son vaisseau allait être équipé d’un des nouveaux compilateurs mathématiques ixiens. — Notre chaîne d’approvisionnement en épice n’est plus fiable. Nous devons faire en sorte que chaque vaisseau puisse rester opérationnel en cas de défaillance du Navigateur. Au cours des deux dernières années, un nombre croissant de long-courriers de la Guilde avaient été équipés de ces infâmes contrôles artificiels. Des compilateurs mathématiques! Aucun générateur ni aucun outil ne pouvait accomplir correctement les projections extraordinairement complexes dont était capable un Navigateur. Edrik et ses camarades avaient évolué grâce à leur immersion dans l’épice, et leur vision presciente avait été renforcée par le pouvoir du mélange. Il ne pouvait y avoir de substitut mécanique. Néanmoins, Edrik n’eut d’autre choix que d’accepter à son bord une équipe de techniciens qualifiés ixiens, pleins d’arrogance. Ceux-ci arrivèrent par une navette des chantiers navals et embarquèrent sur le long-courrier, sous le regard vigilant des hommes de la Guilde, avec leurs expressions suffisantes, leurs machines à compiler et leur dangereuse curiosité. Dans sa cuve, Edrik était préoccupé, car ces hommes pourraient bien vouloir fouiner dans le vaisseau sous prétexte d’achever leur installation. La faction des Navigateurs ne pouvait courir le risque qu’ils découvrent le laboratoire de Waff, les truites des sables génétiquement modifiées, et les vers mutants qu’il produisait dans ses aquariums. Le Tleilaxu affirmait qu’il faisait d’excellents progrès, et ses travaux devaient rester secrets. C’est pourquoi, une fois les techniciens ixiens bien installés, Edrik plongea simplement dans les replis de l’espace sans informer quiconque de sa destination. Il conduisit son long-courrier vide dans une zone déserte de l’espace, entre deux systèmes solaires, puis il éjecta dans le vide glacé les Ixiens incrédules, en même temps que leurs maudites machines de navigation. Problème réglé. On finirait par découvrir ses agissements, c’était inévitable. Mais Edrik était un Navigateur et de simples Administrateurs humains n’avaient aucune prise sur lui. Edrik soupçonnait l’Administrateur retors et sa faction de profiter de la crise du mélange pour débarrasser la Guilde de ses Navigateurs et des problèmes qu’ils lui posaient; ils ne cherchaient pas vraiment une nouvelle source d’épice. Gorus était maintenant un allié inconditionnel des Ixiens, sinon leur marionnette. Edrik avait vu les projections économiques et savait que les Administrateurs considéraient les machines de navigation comme plus rentables que les Navigateurs - et plus facilement contrôlables. Une fois les Ixiens et leurs machines proprement éjectés, Edrik sut qu’il était temps de rassembler une fois encore ses collègues Navigateurs; ils avaient besoin des conseils éclairés de l’Oracle du Temps. Comme Jonction et plusieurs autres planètes de la Guilde étaient déjà compromises par Gorus et ses acolytes, Edrik choisit un heu de rendez-vous que seuls des Navigateurs pourraient trouver. Depuis qu’on leur avait montré la méthode, ils étaient capables de replier l’espace autour de leurs vaisseaux pour pénétrer profondément dans une autre dimension, un univers non conventionnel dans lequel l’Oracle du Temps se rendait parfois pour ses mystérieuses explorations personnelles. Illuminés par le rayonnement de sept étoiles récentes, les gaz cosmiques tourbillonnant autour de son vaisseau semblaient en feu. La nébuleuse brillait d’une lumière rose, verte ou bleue selon la plage du spectre qu’Edrik choisissait d’utiliser pour ses observations. Les rideaux nébuleux offraient un spectacle étonnant, une immense spirale de gaz ionisés - ainsi qu’un endroit parfait pour se cacher. Quand les vaisseaux se rassemblèrent, les Navigateurs semblaient très agités, et ils étaient moins nombreux qu’Edrik l’avait espéré. Pour l’instant, quatre cents long-courriers avaient été désarmés et leurs composants récupérés pour construire de nouveaux non-vaisseaux utilisant des systèmes de guidage artificiels. Dix-sept Navigateurs étaient morts de façon horrible après que leurs cuves eurent été vidées. Edrik avait appris que six de ses collègues avaient eux aussi assassiné les techniciens ixiens plutôt que de les laisser installer des compilateurs mathématiques. Quatre Navigateurs s’étaient contentés de déconnecter les machines, et les équipes d’Ixiens à bord ne s’étaient pas rendu compte que leurs fameux systèmes ne fonctionnaient plus. — Nous avons besoin de mélange, transmit-il. Par la grâce de l’épice, nous pouvons voir à travers les replis de l’espace. — Mais les Sœurs nous le refusent, dit l’un des Navigateurs. — Elles ont de l’épice. Elles le dépensent. Mais elles refusent de nous en donner. — Les sorcières le donnent à la Guilde en échange de vaisseaux… mais les Administrateurs ont coupé notre approvisionnement. Nous sommes trahis par les nôtres. — Ils contrôlent l’épice. — Mais ils ne nous contrôlent pas, insista Edrik. Si nous trouvons notre propre source d’épice, nous n’aurons plus besoin des Administrateurs. Il y va de la survie des Navigateurs, ce n’est pas une simple affaire de commerce. Nous nous sommes débattus avec ce problème pendant des années. Le ghola tleilaxu a enfin trouvé une solution. — Une nouvelle source d’épice ? A-t-elle été validée ? — Y a-t-il jamais quelque chose qui soit définitivement validé ? Si tout se passe bien, nous pourrons détruire la vieille Guilde Spatiale corrompue, et prendre sa place. — Nous devons parler à l’Oracle. Edrik agita ses petites mains difformes. — L’Oracle est déjà au courant de notre problème. — L’Oracle n’a pas daigné nous venir en aide, dit un autre. — L’Oracle a ses raisons. Flottant dans sa cuve, Edrik reconnut la nature du problème. — Je lui ai déjà parlé moi-même, mais en nous y mettant tous ensemble, nous pourrons peut-être l’encourager à agir. Invoquons donc l’Oracle. A l’aide de leurs esprits augmentés par l’épice, les nombreux Navigateurs transmirent un message, telle une flèche traversant les replis de l’espace. Edrik savait bien qu’ils ne pouvaient obliger l’Oracle du Temps - ou l’Oracle de l’Infini, comme on l’appelait parfois - à répondre, mais il sentait sa présence, ainsi que son trouble profond. Dans un éclair silencieux, une trappe s’ouvrit dans le vide et le conteneur antique apparut. Ce n’était pas tout à fait un vaisseau, car l’Oracle était capable de voyager partout où elle le désirait en repliant mentalement l’espace sans avoir recours à des générateurs Holtzman. Même dans ce petit réceptacle à l’aspect inoffensif, Edrik savait parfaitement bien la puissance et l’immensité de l’esprit hyper avancé qui s’y trouvait. Alors qu’elle était encore humaine, Norma Cenva avait été la première à découvrir le lien entre l’épice et la prescience. Elle avait élaboré la technologie des replis de l’espace, formulant les équations incompréhensibles que Tio Holtzman s’était appropriées. Bien que l’Oracle n’utilisât pas de mécanisme de transmission connu, ses paroles implacables retentirent dans leur esprit : — Vos préoccupations sont insignifiantes. Je dois retrouver le non-vaisseau vagabond et déterminer l’endroit où Duncan Idaho l’a mené, avant que l’Ennemi ne l’intercepte. L’Oracle établissait souvent ses propres objectifs ésotériques sans en expliquer les raisons. L’un des Navigateurs demanda : — Pourquoi ce non-vaisseau est-il si important, Oracle ? — Parce que l’Ennemi cherche à s’en emparer. Notre grand adversaire est Omnius - à ceci près qu’il a autant changé depuis qu’il était le suresprit ordinateur que j’ai moi-même évolué par rapport à l’être humain que j’étais. Les machines ont achevé leurs projections de haute magnitude. Le suresprit sait qu’il a besoin du Kwisatz Haderach, tout comme je sais que l’Ennemi ne doit pas l’avoir. (L’Oracle laissa le silence s’installer dans l’espace, avant d’ajouter une réprimande cinglante :) Votre appétit pour l’épice n’est pas une priorité. Je dois trouver ce vaisseau. Mettant brusquement fin à la discussion, elle disparut pour regagner sa propre région de l’univers parallèle. Edrik et les Navigateurs rassemblés furent atterrés par cette réaction. De nombreux Navigateurs étaient mourants, les ressources d’épice pratiquement taries, les Administrateurs essayaient de renverser la Guilde - et l’Oracle voulait simplement retrouver un vaisseau égaré ? Vingt-deux ans après l’évasion de la Planète du Chapitre On ne peut détecter ces nouveaux Danseurs-Visages au moyen d’une analyse d’ADN, ni par quelque autre forme d’examen cellulaire. Pour autant que nous sachions, seul un Maître du Tleilax saurait voir la différence. Rapport Bene Gesserit sur les mutations humaines. Cela faisait déjà six mois que les spécialistes ixiens étudiaient les Oblitérateurs, mais ils n’avaient encore fourni aucune réponse aux Sœurs. Sur Chapitre, Murbella attendait dans son bureau en rongeant son frein. À chaque jour qui passait, les nouvelles semblaient empirer. Elle recevait régulièrement des informations sur les dégâts provoqués par la flotte des machines pensantes. Les puissants vaisseaux de l’Ennemi avançaient inexorablement à travers les systèmes solaires de la périphérie, engloutissant monde après monde tel un gigantesque tsunami. Dix autres planètes avaient été évacuées ou contaminées par des pestes bactériologiques, dix autres planètes perdues, et des masses de réfugiés affluaient dans l’Ancien Empire. Un réseau de Sœurs était chargé de contacter tous les vaisseaux de réfugiés en provenance des zones de combat. En se fondant sur les déclarations des groupes de survivants, elles établissaient une carte tridimensionnelle des mouvements de la flotte robotique. Il s’y dessinait un motif qui ressemblait à une tache de sang s’étalant à travers la Galaxie. En une manœuvre désespérée, dix-neuf non-vaisseaux de l’Ordre Nouveau déployèrent leurs trois derniers Oblitérateurs pour détruire tout un groupe de vaisseaux ennemis, empêchant ainsi provisoirement l’anéantissement d’un système habité par les humains. Mais au bout du compte, même une telle dévastation ne procura qu’un bref répit; la flotte des machines revint en plus grand nombre pour écraser finalement la planète, tuant toute la population. Maintenant qu’il ne lui restait plus aucun Oblitérateur, l’Ordre Nouveau était terriblement vulnérable. À moins que les Ixiens ne puissent l’aider. Qu’est-ce qui leur prend autant de temps ? Enfin, un ingénieur ixien vint seul sur Chapitre pour apporter des nouvelles. Lorsqu’il déclara qu’il ne parlerait qu’à la Mère Commandante en personne, on l’escorta jusqu’à la Citadelle principale où l’attendait Murbella, assise sur son trône imposant en face de la fenêtre aux carreaux maculés de sable. Elle éprouvait un certain respect pour un homme capable de court-circuiter la bureaucratie et d’en venir directement au fait. Les traits de l’ingénieur étaient banals et inexpressifs, ses cheveux bruns coupés très court, et son attitude modeste. Il dégageait une odeur étrange et désagréable, sans doute due aux effluents chimiques des usines souterraines d’Ix. Il esquissa un salut et s’approcha de Murbella. — Nos meilleurs savants et ingénieurs ont désossé et analysé les spécimens d’Oblitérateurs que vous nous avez fournis. Murbella se pencha en avant pour lui consacrer toute son attention. — Et vous êtes à même de les reproduire ? — Mieux que ça, Mère Commandante. (Son sourire assuré était dépourvu de toute chaleur, une simple imitation d’expression faciale.) Nos manufacturants comprennent les principes sous-jacents de cette arme, et sont capables d’en concentrer la puissance de destruction. Auparavant, les Honorées Matriarches avaient besoin de plusieurs vaisseaux pour déployer de multiples Oblitérateurs afin de détruire une planète. Avec notre arme améliorée, un seul vaisseau peut disposer d’une puissance de feu suffisante pour accomplir ce qui a été réalisé sur Rakis. (Il haussa légèrement les épaules.) Imaginez ce qu’un tel déploiement d’énergie pourrait faire aux cuirassés de l’Ennemi. Murbella s’efforça de dissimuler sa jubilation. — Nous avons besoin de tout ce que vous pourrez produire. Ordonnez à vos usines de se mettre immédiatement au travail sur ces armes. (Sa voix resta dure, laissant percer son impatience.) Mais pourquoi avez-vous besoin de me voir en personne, alors que vous auriez pu tout aussi bien m’envoyer un message ? (Elle étira les lèvres en un sourire narquois.) Avez-vous besoin d’une petite tape dans le dos ? Voulez-vous mes applaudissements ? Tenez, les voici. L’ingénieur ixien resta imperturbable. — Avant de lancer la production, Mère Commandante, il se pose la question du paiement. Sen, notre Manufacturant en chef, m’a demandé de vous informer qu’Ix requiert une compensation si nous devons interrompre nos productions rémunératrices pour fabriquer ces Oblitérateurs indispensables à votre guerre. — Ma guerre ? Tous les humains doivent se répartir le coût des efforts nécessaires. — Malheureusement, nous ne partageons pas cet avis. Le seul paiement que nous puissions accepter, c’est l’épice. Et la seule source d’épice, c’est votre Ordre Nouveau. — Nous avons d’autres moyens de vous payer. Murbella essaya de cacher son inquiétude. Les opérations d’extraction d’épice n’en étaient qu’à leurs débuts, et elle n’était pas sûre qu’elles suffisent à payer les montants nécessaires. Et pourquoi les Ixiens voulaient-ils particulièrement de l’épice ? Il était possible de tirer sur les comptes de l’Ordre Nouveau auprès des banques de la Guilde; on pouvait convaincre le CHOM de fournir des matières premières importantes; et les gemmones étaient plus précieuses que jamais, surtout après les événements récents sur Buzzell. Mais quand elle proposa ces différentes possibilités, le manufacturant ixien se contenta de secouer la tête. — Je ne dispose d’aucune latitude dans cette négociation, Mère Commandante. Il faut que ce soit du mélange. Aucune autre monnaie d’échange ne saurait convenir. Murbella grinça des dents, mais elle ne pouvait se permettre d’attendre plus longtemps. — Très bien, le paiement se fera en épice. Mettez-vous au travail. En quittant le Chapitre, Khrone, le Danseur-Visage, éprouvait une grande satisfaction. L’Ordre Nouveau s’était plié à ses exigences, exactement comme il l’avait prévu. Sur Ix, il avait l’oreille du Manufacturant en chef, et des Danseurs-Visages contrôlaient déjà tous les postes clés des centres de production. Khrone trouvait qu’il y avait une certaine ironie à demander un paiement en épice, alors qu’Ix avait déployé tant d’efforts technologiques pour installer des machines de navigation sur les vaisseaux de la Guilde. Grâce aux compilateurs mathématiques, le mélange n’était désormais plus nécessaire pour replier l’espace, et les Navigateurs étaient en voie de disparition rapide. Mais en insistant pour que ces’ sommes énormes soient payées uniquement en épice, et en stockant ensuite le produit, Khrone en RETIRERAIT du marché des quantités considérables, renforçant ainsi la pénurie. Ce qui obligerait encore plus de vaisseaux à se convertir aux compilateurs de pilotage des Ixiens, dans la mesure où la Guilde ne pourrait pas satisfaire les besoins de ses Navigateurs. D’ici peu, n’ayant plus les moyens de maintenir ses propres Navigateurs, la Guilde Spatiale tomberait entièrement sous le contrôle de Khrone. Il avait tout prévu dans les moindres détails pour parvenir à ce résultat. En attendant, ses Danseurs-Visages en place et lui-même feraient en sorte qu’Ix ait l’air de fournir tout ce que les Sœurs demandaient. Qu’elles livrent leurs batailles inutiles alors que la véritable guerre était déjà gagnée, juste sous leur nez! La Mère Commandante Murbella serait très satisfaite - jusqu’au moment où le voile de ténèbres s’abaisserait sur l’humanité. Pour toujours. Tout homme peut commettre des erreurs. Mais lorsqu ‘il s’agit d’un chef de la sécurité, ce n’est pas sans conséquences. Il y a des gens qui meurent. Thufir Hawat, l’original. Le Bashar et son protégé parcouraient d’un pas décidé les coursives menant au centre de maintenance vitale du non-vaisseau. — J’ai terriblement honte, Thufir. Cela fait maintenant presque un an, et je suis toujours incapable de démasquer le saboteur meurtrier. Le jeune Hawat leva les yeux vers lui, avec une vénération manifeste pour ce génie militaire. — Nous avons un nombre limité de suspects, et une zone circonscrite dans laquelle il - ou elle - pourrait se cacher. Nous avons fait tout ce qui était possible, Bashar. — Et pourtant, le saboteur est ici, quelque part. (Teg ne ralentit pas son allure.) Par conséquent, nous n’avons pas vraiment fait tout ce qui était possible, puisque nous n’avons pas trouvé la personne responsable. Ce n’est pas parce qu’il n’y a pas eu d’autres meurtres que nous pouvons baisser notre garde. Je suis convaincu que le saboteur est encore parmi nous. L’Ithaque faisait constamment l’objet de recherches et était surveillé en permanence. On avait installé de nouveaux imageurs, mais le coupable semblait avoir un talent particulier pour se cacher. Teg soupçonnait que le travail du saboteur allait bien au-delà de l’assassinat des trois gholas et des cuves axlotl. Au cours des derniers mois, de nombreux systèmes du vaisseau étaient tombés en panne de façon inexplicable - beaucoup trop pour que ce soit simplement la conséquence d’une usure naturelle ou le fait du hasard. — Notre adversaire est toujours à l’œuvre. Le ghola de Thufir releva son menton glabre dans un geste de fierté. Il était grand et mince, bien musclé, avec un front puissant; il avait laissé pousser ses cheveux en broussaille. — Alors, à nous deux, nous le trouverons. Teg lui sourit. — Dès que tu auras retrouvé tes souvenirs ainsi que ton expérience de guerrier mentat et de Maître des Assassins, tu seras un allié redoutable. — Je suis déjà redoutable. Thufir avait eu l’occasion de prouver sa valeur lorsqu’ils avaient échappé de justesse aux Belluaires, en risquant sa vie pour aider le Rabbi à se tirer des griffes des Danseurs-Visages alliés à l’Ennemi. Teg considérait que le jeune ghola avait le potentiel pour accomplir encore beaucoup plus. Teg insistait pour effectuer des inspections de sécurité quotidiennes harassantes, dont il modifiait régulièrement le parcours. Duncan Idaho, quant à lui, restait sur la passerelle de navigation d’où il guettait avec une vigilance inlassable le filet scintillant de l’Ennemi. L’Ithaque poursuivait sa course vagabonde dans le vide de l’espace. Au début, il s’était seulement agi d’échapper aux chasseurs de l’Ennemi. Duncan avait été obligé de rester caché derrière le voile du non-champ du vaisseau, car le vieil homme et la vieille femme semblaient vouloir s’emparer de lui personnellement. À présent, la population du vaisseau s’était accrue, des enfants grandissaient et recevaient l’éducation nécessaire sans avoir jamais posé le pied sur la surface d’une planète. Malgré tous les mondes colonisés au cours de la Dispersion, les systèmes habitables semblaient effectivement bien rares. Pour la première fois, Teg se demanda combien de réfugiés fuyant les Temps de la Famine étaient simplement morts sans avoir jamais pu trouver de destination. L’Ithaque n’avait pas de Navigateur de la Guilde; seule la chance les avait conduits à proximité de planètes. Pour l’instant, ils n’avaient trouvé que deux endroits où ils auraient pu fonder une colonie : un monde d’Honorées Matriarches qui avaient été entièrement anéanties par les pestes de l’Ennemi, et la planète des perfides Belluaires. Néanmoins, avec ses recycleurs, ses serres et ses cultures d’algues, l’Ithaque vieillissant aurait dû pouvoir assurer les besoins de la population actuelle du vaisseau pendant encore des siècles si nécessaire. De fait, les passagers - et leurs successeurs - pourraient rester éternellement à bord sans cesser de fuir. Est-ce là notre destinée ? se demanda Teg. Mais il s’était produit un certain nombre de fuites, de pertes et d’« accidents » assez inquiétants. Tôt ou tard, il faudrait reconstituer les réserves. En pensant aux ressources, le Bashar s’engagea dans un couloir latéral menant aux cuves de fermentation et aux cultures d’algues. La biomasse entretenue dans cette salle humide constituait la matière première pour les unités de production alimentaire. Une zone particulièrement vulnérable. Lorsqu’il ouvrit le panneau d’accès, Teg sentit l’odeur puissante du compost et des algues. Ils gravirent une échelle métallique pour accéder à une passerelle surplombant une cuve cylindrique remplie d’une boue verdâtre et visqueuse. La masse puante d’algues fertiles était capable de digérer n’importe quel composant organique, produisant ainsi de grandes quantités de matière comestible - mais au goût infect - que l’on convertissait ensuite en nourriture plus mangeable. Des ventilateurs insérés dans le plafond aspiraient l’air malodorant à travers des filtres et l’envoyaient à travers un réseau complexe de conduites assurant l’aération du non-vaisseau. Après avoir prélevé quelques échantillons et vérifié l’équilibre chimique dans les cuves, Teg conclut que tout était en ordre. Aucun signe de sabotage depuis sa dernière inspection. Le jeune homme au visage grave qui l’accompagnait dit enfin : — Je ne suis pas encore un Mentat, mais j’ai beaucoup réfléchi à ce problème de sabotage. En haussant les sourcils, Teg se tourna vers son protégé. — Et tu as obtenu une approximation du premier ordre ? — J’ai une idée. (Thufir n’essayait pas de dissimuler sa colère.) Je vous suggère d’avoir une longue conversation avec le ghola de Yueh. Il en sait peut-être plus qu’il ne veut bien l’admettre. — Yueh n’a que treize ans. Il n’a pas encore récupéré ses souvenirs. — La faiblesse est peut-être dans son sang. Bashar, nous savons que quelqu’un a commis le sabotage. (Le jeune homme avait l’air de s’en vouloir de n’avoir pas su l’empêcher.) Même le véritable Thufir Hawat n’a pas réussi à démasquer le traître de la Maison Atréides qui nous a trahis au profit des Harkonnen. Ce traître était Yueh. — Je garderai ça à l’esprit. De retour dans les coursives, ils croisèrent le vieux Scytale et son clone qui sortaient de leurs appartements. Le fait qu’ils s’isolent et pratiquent d’étranges coutumes faisait des Tleilaxu d’excellents suspects, mais Teg n’avait rien trouvé contre eux. En fait, il était convaincu que le véritable saboteur s’efforçait de s’intégrer parfaitement à son environnement pour ne pas attirer l’attention. Ce n’était qu’ainsi qu’il avait pu rester caché si longtemps. Deux femmes enceintes passèrent à côté d’eux et poursuivirent leur chemin en bavardant joyeusement. Elles faisaient partie du programme de reproduction conventionnelle de Sheeana, visant à maintenir la population des Sœurs et fournir un pool génétique suffisant au cas où le groupe de dissidentes trouverait une planète à coloniser. Teg et Thufir atteignirent enfin la salle des machines, une caverne bourdonnante, et franchirent une porte circulaire pour pénétrer dans un grand compartiment situé à l’avant. Apparemment en sécurité, mais de nouveau perdu après leur dernière plongée dans les replis de l’espace, l’Ithaque dérivait sans but, mais Duncan insistait pour que les générateurs Holtzman soient prêts à fonctionner à tout moment. Une épaisse paroi de cristoplaz séparait le Bashar et Thufir d’un groupe de trois centrales alimentant les machines. Des passerelles s’entrecroisaient sur le pourtour de la salle à l’épreuve des explosions, dans laquelle les générateurs étaient disposés côte à côte. Les deux hommes contemplèrent ces mécanismes géants capables de replier l’espace. Un véritable miracle technologique. Tous les cadrans indiquaient des valeurs acceptables. Encore une fois, aucun signe de sabotage. — Il y a encore quelque chose qui nous échappe, murmura Teg. Je le sens. Autrefois, à la fin de la Bataille de Jonction, Teg n’avait pas su pressentir l’« Arme » effroyablement mortelle que les Honorées Matriarches tenaient en réserve. Cette erreur avait failli lui coûter la victoire. Il réfléchit à leur situation présente. Quelle est l’arme mortelle que je n’arrive pas à voir cette fois-ci ? L’Humanité dispose d’une fabuleuse boussole génétique pour la guider en permanence. Notre tâche est de nous assurer qu’elle pointe toujours dans la bonne direction. Révérende Mère Angelou, célèbre Maîtresse Généticienne. Wellington ressentait le besoin profond de se faire pardonner. La zone aveugle de son esprit était emplie d’un sentiment de culpabilité. Il n’était qu’un ghola, âgé de treize ans seulement, mais il savait qu’il avait commis des actes terribles. Son histoire personnelle lui collait à la peau comme du goudron à la semelle de sa chaussure. Dans sa première existence, il avait brisé son conditionnement Suk. Il n’avait pas su protéger sa femme Wanna, et il avait laissé les Harkonnen s’en servir comme d’un pion, l’amenant à trahir le Duc Leto et provoquer ainsi la chute des Atréides sur Arrakis. Après avoir étudié les archives de son existence précédente, et appris les douloureux détails sur ce qu’il avait fait, Yueh avait cherché un réconfort dans la Bible Catholique Orange ainsi que dans d’autres religions anciennes, toutes les sectes, philosophies et interprétations élaborées au fil des millénaires. La doctrine si souvent réitérée du Péché Originel - quelle injustice! - le troublait particulièrement. Il aurait pu se trouver l’excuse du lâche en disant qu’il ne pouvait pas se souvenir, et qu’il n’était donc pas coupable, mais ce n’était pas par là que passait le chemin de la rédemption. Il fallait qu’il se tourne ailleurs. Jessica était la seule à pouvoir lui pardonner. Les huit enfants gholas du projet de Sheeana avaient été élevés et éduqués ensemble. Leurs personnalités respectives les avaient amenés à nouer des liens d’amitié spécifiques. Même avant de connaître les faits historiques qui devaient les séparer, Yueh avait essayé de se rapprocher de Jessica. Il avait lu les journaux intimes et les écrits didactiques de la Dame Jessica d’origine, la concubine du Duc Leto Atréides. Elle avait été aussi une Révérende Mère exilée, la mère de Muad’Dib, et la grand-mère du Tyran. Cette Jessica avait été une femme d’une grande force de caractère, un modèle à suivre bien que les Bene Gesserit l’aient honnie pour sa faiblesse. L’amour. Ensemble, les gholas devaient maintenant affronter un ennemi bien plus terrible que les Harkonnen. Quand les souvenirs de Jessica seraient enfin restaurés, cette menace commune suffirait-elle à l’empêcher de vouloir le tuer ? Il avait lu les mots qu’elle avait prononcés, tels que les avait notés la Princesse Irulan, et qui exprimaient sa douleur poignante : « Yueh! Yueh! Yueh! Un million de morts ne suffiraient pas pour Yueh! » Oui, elle seule pouvait lui donner quelque espoir d’être pardonné. En repartant de zéro et avec un cœur sincère, il priait pour qu’il puisse mener cette fois-ci une existence honorable. Jessica se rendait souvent dans la serre principale pour s’occuper des plantes qui servaient de complément alimentaire aux centaines de passagers. Elle avait une affinité naturelle pour ce travail, et aimait se retrouver au milieu de la terre fertile, des irrigateurs, des épaisses feuilles vertes et des fleurs aux doux parfums. Avec ses cheveux couleur de bronze et son visage ovale, noble et juvénile, elle était d’une beauté exquise. Comme ils avaient dû s’aimer, le Duc Leto et elle… avant que Yueh ne vienne tout détruire. Jessica était penchée au-dessus des fleurs et des herbes luxuriantes. Elle releva la tête et fixa Yueh d’un regard tourmenté. — Je ne vous dérange pas ? lui demanda-t-il. — Non, pas vous. C’est plutôt agréable d’être avec quelqu’un qui ne me reproche pas des actes dont je ne me souviens pas. — J’espère que vous m’accorderez la même considération, ma Dame. — Je vous en prie, Wellington, ne m’appelez pas comme ça. Du moins, pas encore. Je ne peux pas être la Dame Jessica tant que… ma foi, tant que je ne serai pas Dame Jessica. Il essaya de deviner les raisons de son humeur mélancolique. — Garimi vous aurait-elle encore sermonnée ? — Certaines Bene Gesserit ne me pardonneront jamais d’avoir enfreint les ordres stricts de la Communauté et compromis leur programme génétique. (Elle semblait réciter quelque chose qu’elle avait lu.) Les conséquences ont été de renverser un empire et de soumettre l’humanité à des milliers d’années de tyrannie, et bien des siècles encore de privations. (Elle eut un petit rire amer.) En fait, si vos propres agissements avaient conduit à la mort de Paul et à la mienne, les manuels d’histoire du Bene Gesserit vous représenteraient peut-être comme un héros. — Je ne suis pas un héros, Jessica. Il faut dire en sa faveur que le Yueh d’origine avait fourni à Jessica et Paul les moyens de survivre dans le désert après que les Harkonnen eurent pris Arrakeen de force. Il avait facilité leur évasion, mais était-ce suffisant pour sa rédemption ? Comment cela pouvait-il l’être ? Jessica commença à se promener au milieu des fleurs, humant leur parfum et vérifiant le degré d’humidité du sol. Elle avait l’habitude d’effleurer du bout des doigts le dessous des feuilles au passage. Yueh la suivit dans un petit verger de citronniers nains. Au-dessus d’eux, les panneaux des hublots teintés ne laissaient voir que la lumière d’étoiles lointaines. Il n’y avait pas de soleil à proximité. — Si elles nous haïssent tant, pourquoi les Sœurs nous ont-elles ramenées à la vie ? Jessica eut une expression d’amusement désabusé. — Les Bene Gesserit ont une très mauvaise habitude, Wellington. Même si elles savent qu’un hameçon est caché dans le ver juteux, elles le mordront quand même. Elles croient toujours pouvoir déjouer les pièges dans lesquels tombent les autres. — Mais vous-même, vous n’êtes plus une Bene Gesserit. — Non, je ne le suis plus… ou pas encore. Yueh porta la main à son front lisse et vierge de toute marque. — Nous recommençons à zéro, Jessica. Nous avons fait table rase du passé. Regardez-moi. Le premier Yueh a brisé son conditionnement Suk - mais je suis né sans le diamant tatoué. Je suis né sans tache. — Il y a peut-être des choses que l’on peut effacer. — Vous croyez ? Nous autres gholas sommes nés dans un seul but : redevenir ce que nous avons été. Mais qui sommes-nous vraiment nous-mêmes ? Les gholas ne sont-ils que de simples outils, des occupants à titre provisoire en attendant que les propriétaires légitimes reviennent ? Et si nous ne voulions pas retrouver ces existences anciennes ? Sheeana et les autres ont-elles le droit de nous y obliger ? Qu’en est-il de nous, tels que nous sommes en ce moment ? Brusquement, le réseau de panneaux solaires sembla briller plus fortement, comme si le système venait d’absorber une vague d’énergie externe. Les rangées de plantes lui semblèrent plus clairement définies, comme si ses yeux étaient soudain devenus plus sensibles. A travers la salle, il vit se former un réseau complexe de lignes iridescentes de plus en plus précises. Il se passait quelque chose - quelque chose de tout à fait nouveau. Les lignes apparurent tout autour d’eux, comme de fines mailles flottant dans l’air. Elles crépitaient d’énergie. — Jessica, qu’est-ce que c’est ? Vous le voyez comme moi ? — Des mailles… un filet. (Elle retint son souffle.) C’est ce que Duncan a dit qu’il voyait. Yueh sentit son cœur s’arrêter de battre. Les chasseurs ? Une puissante sirène d’alarme retentit, en même temps que la voix de Duncan : — Préparez-vous à l’activation des générateurs Holtzman! À chaque fois que le non-vaisseau repliait l’espace, sans Navigateur pour le guider, ils risquaient la catastrophe. Jusqu’à présent, les avertissements de Duncan n’avaient jamais été corroborés par des témoins, même si les Belluaires avaient prouvé que la menace du mystérieux Ennemi était bien réelle. Provenant des coursives du vaisseau, Yueh entendit les cris des gens qui se précipitaient vers les postes d’urgence. La nasse arachnéenne gagnait en intensité et en consistance, entourant et pénétrant le vaisseau entier. Tout le monde devait bien la voir! Il sentit le pont trembler sous ses pieds, et une sensation de vertige s’empara de lui tandis que l’immense vaisseau repliait l’espace. En regardant à travers le dôme de la serre, il aperçut des systèmes solaires, des tourbillons de formes et de couleurs… comme si le contenu de l’univers avait été déversé dans un bol et mélangé. Soudain, Y Ithaque se retrouva ailleurs, loin des mailles tentaculaires. La voix posée de Duncan se fit entendre à travers le système de communication : — Nous sommes de nouveau en sécurité, du moins pour l’instant. — Comment se fait-il que nous voyions maintenant le filet, alors qu’il était invisible jusqu’ici ? demanda Jessica. Yueh se frotta le menton, essayant de rassembler ses pensées. — L’Ennemi se sert peut-être d’une autre sorte de filet - un filet plus solide. Ou peut-être expérimente-t-il de nouvelles méthodes pour nous traquer et s’emparer de nous. Nous ne devons jamais exprimer nos doutes. Nous devons être absolument convaincues que nous pourrons l’emporter suri ‘Ennemi. Mais dans mes moments les plus sombres, seule dans mes appartements, je me pose toujours la question : est-ce réellement une foi profonde, ou simplement de la stupidité ? Mère Commandante Murbella, archives privées du Chapitre. Quand le petit conseil de la Missionaria Agressiva de Murbella se réunit de nouveau, l’atmosphère était tendue. Au cours de l’année écoulée, les Sœurs avaient envoyé sept substituts de Sheeana dans des camps de réfugiés afin d’y rallier des combattants. La tâche qui attendait ces fausses Sheeana était de convaincre des fanatiques de résister alors que la défaite semblait certaine. Les vaisseaux de l’Ennemi étaient apparemment impossibles à arrêter et se multipliaient comme les têtes d’une hydre; quel que soit le nombre que les humains arrivaient à détruire, il en venait toujours plus. Ayant disposé de milliers d’années pour préparer sa conquête finale, Omnius n’avait rien laissé au hasard. Les points lumineux sur les cartes stellaires montraient les planètes succombant les unes après les autres à l’assaut des machines pensantes. Murbella était assise dans un fauteuil dur et inconfortable à un bout de la table; la plupart des autres participantes avaient préféré des canichaises en fourrure. Debout de l’autre côté, la Bashar Janess Idaho se tenait prête à présenter son rapport. — J’ai quelques nouvelles. — Bonnes ou mauvaises ? demanda Murbella, en redoutant la réponse. — Jugez vous-même. Sa fille avait l’air hagard, épuisé, et on lui aurait donné beaucoup plus que son âge. Ayant subi l’Agonie de l’Épice et la formation approfondie du Bene Gesserit, Janess avait la capacité de ralentir les processus de modification de son corps, non pas pour des raisons esthétiques, mais pour rester forte et agile. Les combats incessants l’exigeaient. Mais malgré cela, cette crise interminable commençait à laisser des traces. Murbella remarqua que sa fille avait une cicatrice sur la joue gauche et une brûlure au bras. La Bashar s’exprimait sans montrer aucune émotion, mais Murbella sentait son agitation sous-jacente. — Avant même que les premiers vaisseaux de l’Ennemi n’aient été détectés dans le système de Jhibraith, les machines avaient déjà envoyé des sondes en éclaireurs afin de répandre des pestes. La population de Jhibraith avait déjà lancé les opérations d’évacuation, mais lorsque les premiers signes de contamination sont apparus, la Guilde a fait faire demi-tour à ses vaisseaux, refusant de s’approcher davantage. Un des long-courriers a dû être placé en quarantaine. Heureusement, la peste a pu être circonscrite à sept frégates isolées dans les soutes. Tous leurs passagers sont morts, mais les autres ont pu être sauvés. — Et la planète elle-même ? demanda Murbella. — La peste s’est rapidement propagée sur tous les continents, comme on pouvait s’y attendre. Les souches virales actuelles sont bien pires que tout ce que nous avons vu jusqu’à présent, plus mortelles encore que les pestes légendaires du Jihad Butlérien. Laera parcourut des yeux un feuillet de cristal ridulien placé devant elle. — Jhibraith a trois cent vingt-huit millions d’habitants. — Plus maintenant, dit Kiria. Janess croisa les mains, comme pour se donner de la force. — L’une de nos Sheeana était sur Jhibraith. Dès que la Guilde a mis la planète en quarantaine, elle est passée à l’action et s’est adressée aux foules, à mesure que la peste s’étendait. Les gens savaient qu’ils allaient tous mourir. Ils savaient que les machines pensantes approchaient. Mais elle les a convaincus que puisqu’ils devaient mourir, autant que ce soit en héros. — Mais si les vaisseaux de la Guilde étaient déjà partis, comment pouvaient-ils combattre ? (Kiria avait l’air sceptique.) En jetant des cailloux ? — Jhibraith possédait sa propre flotte de frégates, de cargos et de navettes de transport, mais aucun de ces appareils n’était équipé de générateurs Holtzman ni de non-champs. Tandis que la maladie fauchait la population, les survivants ont mené une course contre la montre pour constituer une force militaire locale qui puisse résister à Omnius. Ils ont dû travailler plus vite que l’épidémie qui les tuait. (Janess plissa ses lèvres en un sourire dur et froid, et poursuivit son rapport.) Notre fausse Sheeana était elle-même un véritable démon. Je sais de source sûre qu’elle a passé cinq jours d’affilée sans dormir, car les archives montrent qu’elle est apparue dans diverses villes et usines, rassemblant les citoyens et les forçant à ramper jusqu’à leurs postes de travail s’il le fallait. Personne ne se souciait d’instaurer des quarantaines, puisque tout le monde était infecté. À mesure que les gens mouraient dans les usines, on tirait leurs corps jusqu’à des fosses communes et d’immenses bûchers d’incinération. D’autres prenaient aussitôt leur place dans les ateliers. « Même lorsque la flotte Ennemie a encerclé la planète, les gens ne se sont pas arrêtés pour autant. C’est alors que notre Sheeana a disparu. (Janess regarda les participantes autour de la table et baissa la voix.) J’ai appris plus tard, par un message Bene Gesserit codé, qu’elle avait contracté la maladie et qu’elle en était morte. Murbella ne put réprimer sa surprise. — Elle en est morte ? Comment est-ce possible ? Toutes les Révérendes Mères savent comment lutter contre une infection. — Cela exige une grande concentration et des ressources physiques conséquentes. Notre Sheeana était épuisée. Si seulement elle s’était reposée un jour ou deux, elle aurait pu recouvrer ses forces et repousser la maladie. Mais elle a poursuivi sa tâche sans répit, utilisant ses dernières réserves d’énergie. Sachant que Jhibraith était condamnée, et que même si elle échappait à la peste, les machines la tueraient, Sheeana n’a jamais relâché ses efforts. La vieille Accadia hocha la tête. — Elle avait réussi à faire naître une ferveur fanatique dans la population. Elle s’est certainement rendu compte que s’ils la voyaient affaiblie et mourante, ils perdraient leur détermination. Elle a eu raison de se soustraire à la vue du public. Le mince sourire de Janess reflétait l’admiration qu’elle éprouvait. — Dès que ses symptômes sont devenus manifestes, Sheeana a prononcé un dernier grand discours, leur annonçant qu’elle allait maintenant monter au ciel. Puis elle s’est retirée, et elle est morte seule afin que personne ne puisse voir que la peste l’avait emportée. — Une magnifique histoire de courage pour nos archives historiques. (Accadia pinça ses lèvres desséchées.) Son sacrifice ne sera pas oublié. — S’il reste quelqu’un pour étudier les archives après ça, marmonna Kiria. — Et que s’est-il passé ensuite sur Jhibraith ? demanda Murbella. La population s’est-elle défendue ? — Quand l’Ennemi est arrivé, hommes et femmes se sont battus jusqu’au dernier, tels les guerriers-démons de l’Antiquité. Rien ne pouvait les arrêter. Ils sont allés à la rencontre de la flotte des machines à bord de vaisseaux pilotés par les grands-pères, les adolescents, les mères, les maris, et même par des criminels relâchés des centres de détention. Us ont tous combattu et péri avec courage. Leur férocité a réussi à faire reculer les machines. Même en l’absence d’une force militaire organisée, la population de Jhibraith a détruit plus de mille vaisseaux ennemis. Le sens des réalités obligea Murbella à dire d’une voix glaciale : — Mon enthousiasme est tempéré par le fait que, même après avoir perdu un millier de vaisseaux, les machines pensantes en ont des millions d’autres à lancer contre nous. — Pourtant, si toutes les planètes se battaient ainsi, l’humanité aurait une chance de survivre, fit remarquer Janess. L’espèce serait préservée. Choisissant ce moment pour intervenir, Kiria détacha quelques feuillets de cristal d’une autre basse de rapports et posa un holoprojecteur au milieu de la table. — Ce nouveau rapport montre pourquoi nous ne pouvons pas compter sur toutes les planètes. Nous sommes attaquées par une pourriture venue de l’intérieur aussi bien que par la flotte extérieure. Murbella fronça les sourcils. — Où as-tu trouvé ces documents ? — J’ai mes sources. (Avec un petit sourire satisfait, l’ancienne Honorée Matriarche alluma le projecteur.) Tandis que nous luttons de front contre les machines pensantes, un adversaire bien plus insidieux nous mine de l’intérieur. L’image se précisa pour montrer une scène d’émeute. — Ceci se passe sur Belos IV, mais des incidents similaires ont été documentés ailleurs. Planète après planète, l’impuissance devant la flotte de l’Ennemi qui approche déclenche des luttes politiques et des conflits armés. Les gens ont peur. Quand leurs dirigeants ne leur disent pas ce qu’ils veulent entendre, ils se révoltent, renversent leurs Premiers ministres et en mettent d’autres à la place. Le plus souvent, ils se débarrassent ensuite de leurs nouveaux dirigeants. — Nous savons déjà tout cela. (Murbella regarda Janess qui était restée debout, presque au garde-à-vous. Elle aurait bien aimé que sa fille s’asseye. Les images défilaient, montrant les citoyens de Belos IV se soulevant contre leur gouverneur qui avait plaidé pour la reddition à l’approche des machines pensantes.) Manifestement, ce n’est pas ce que la population voulait entendre. Mais en quoi cela nous concerne-t-il ? Kiria pointa un doigt griffu vers l’image. — Observez bien! Quand les émeutiers s’attaquèrent à leur dirigeant, un homme d’âge mûr, celui-ci se défendit remarquablement bien, avec une technique et une rapidité de réflexes assez rares chez un bureaucrate. En le regardant, Murbella conclut que le gouverneur avait dû suivre une formation spéciale. Ses méthodes de combat étaient inhabituelles et efficaces, mais la foule était trop nombreuse pour lui. Il fut entraîné par les rues jusqu’au balcon de son palais, d’où on le précipita sur les pavés en contrebas. Tandis qu’il gisait immobile, la foule en liesse recula. La vue se rapprocha. Le cadavre du gouverneur commença à changer et devint plus pâle. Son visage se renfonça, évoquant celui d’un épouvantail, presque informe. Un Danseur-Visage! — Nous avons toujours soupçonné les nouveaux Danseurs-Visages d’avoir des loyautés équivoques. Us se sont alliés aux Honorées Matriarches pour se retourner contre les anciens Tleilaxu. Nous en avons trouvé parmi les catins rebelles sur Gammu et sur Tleilax, et il semble maintenant que la menace soit encore pire que ce que nous imaginions. Écoutez les paroles du gouverneur. Il a recommandé de se rendre aux machines pensantes. Pour le compte de qui les Danseurs-Visages travaillent-ils vraiment ? Murbella parvint à la conclusion évidente et balaya les autres Sœurs de son regard acéré comme une lame de couteau. — Les nouveaux Danseurs-Visages sont les marionnettes d’Omnius, et ils ont infiltré nos populations. Ils sont très supérieurs aux anciens, capables de résister à presque toutes les techniques Bene Gesserit. Nous nous sommes toujours demandé comment les Tleilaxu Égarés avaient pu les créer, alors que leurs talents étaient tellement inférieurs à ceux des Anciens Maîtres. Cela semblait impossible. Laera dit froidement : — Les machines pensantes ont pu contribuer à cette création, puis elles les auront renvoyés parmi les Tleilaxu de retour de la Dispersion. — Une première vague d’éclaireurs et d’infiltrateurs, approuva Kiria. Jusqu’où s’étend leur pénétration ? Y aurait-il parmi nous des Danseurs-Visages que les Diseuses de Vérité n’auraient su détecter ? Accadia fit une grimace. — C’est effrayant de penser que nous n’aurions pas les moyens de démasquer ces nouveaux Danseurs-Visages. D’après ce que je sais, ils sont capables d’un mimétisme parfait. — Rien n’est parfait, dit Murbella. Même les machines pensantes ont leurs points faibles. Sans aucune trace d’humour, Kiria lança : — Oh, c’est assez facile de les identifier. Il suffit de les tuer, et ils reprennent leur aspect banal d’origine. — Tu proposes donc de tuer tout le monde ? — C’est de toute façon ce que l’Ennemi a l’intention de faire. L’esprit agité, Murbella se leva. Elle pouvait rester sur Chapitre avec les autres Sœurs, recevoir des rapports pendant encore un an, écouter des résumés et analyser la progression des machines pensantes sur une carte, comme s’il s’agissait d’un jeu de stratégie. Pendant ce temps, les ingénieurs ixiens s’efforceraient de construire des armes comparables aux Oblitérateurs, et les chantiers navals de la Guilde produiraient des milliers de vaisseaux, tous équipés de compilateurs mathématiques. Mais cette crise allait bien au-delà des questions de politique interne et de luttes de pouvoir. Elle décida de se rendre elle-même sur les planètes situées à la limite des zones de combat, non pas en tant que Mère Commandante, mais comme observateur attentif. Elle confierait à un conseil de Sœurs le soin de gérer les affaires courantes sur Chapitre, traiter les questions administratives et distribuer les rations d’épice à la Guilde afin de s’assurer de sa coopération. Quand Murbella annonça son intention, Laera se récria : — Mais ce n’est pas possible, Mère Commandante! Nous avons besoin de vous ici - il y a tant de choses à faire! — Je représente bien plus que le seul Ordre Nouveau. Puisqu’il n’y a personne d’autre pour endosser ce rôle, je suis responsable de l’espèce humaine tout entière. (Elle poussa un soupir.) Il faut bien que quelqu’un le soit. Notre non-vaisseau contient bien des secrets, c’est vrai, mais pas autant que ceux que nous avons en nous. Leto II le ghola. Leto II et Thufir Hawat ne s’étaient pas connus dans leurs premières existences respectives. En ce qui les concernait, ce n’était pas un inconvénient. Cela leur laissait toute latitude pour devenir amis, sans attentes ni préjugés particuliers. Leto, qui avait maintenant neuf ans, marchait d’un pas rapide devant son camarade. — Viens avec moi, Thufir Maintenant que personne ne nous surveille, je peux te montrer un endroit spécial. — Encore un ? Tu passes donc tes journées à explorer au heu d’étudier ? — Si tu comptes devenir un jour l’assistant du chef de la sécurité, tu dois tout savoir sur l’Ithaque. Peut-être que nous trouverons ton saboteur, là-bas. Leto tourna brusquement à droite pour prendre un petit ascenseur de secours. Il s’arrêta à un niveau inférieur plongé dans l’obscurité, et conduisit Thufir jusqu’à un panneau d’accès verrouillé, sur lequel était affichées des mises en garde et des interdictions dans une demi-douzaine de langues. Malgré les verrous, il l’ouvrit sans hésitation. Thufir sembla étonné, presque vexé. — Comment as-tu pu contourner les sécurités aussi facilement ? — Ce vaisseau est ancien, il y a tout le temps des systèmes qui tombent en panne. Personne ne sait que c’est le cas pour celui-ci. En se baissant, il s’engouffra dans le passage, un tunnel dans lequel un courant d’air frais sifflait à leurs oreilles. Un peu plus loin, le vent se renforça ainsi que le sifflement. Thufir renifla. — Où est-ce que ça mène ? — À un système de filtration d’air. Les parois étaient lisses et incurvées - comme dans les tunnels creusés par les vers. Un frisson parcourut Leto, peut-être au souvenir inconscient du temps où il était uni à de nombreuses truites des sables, quand il était l’Empereur-Dieu de Dune, le Tyran… Les deux garçons atteignirent les recycleurs principaux où de grands ventilateurs brassaient l’air à travers d’épaisses batteries de filtres, éliminant les particules et purifiant l’atmosphère. Les courants d’air faisaient voler les cheveux des deux gholas. D’autres couches de matériau filtrant empêchaient d’aller plus loin. C’étaient les poumons du vaisseau, qui reconstituaient et redistribuaient l’oxygène. Thufir avait récemment pris l’habitude de se teinter les lèvres avec un colorant rouge. Tandis qu’ils écoutaient le rugissement du vent dans les entrailles du vaisseau, Leto finit par lui demander : — Pourquoi mets-tu ça sur ta bouche ? D’un air un peu embarrassé, l’autre répondit : — Mon original utilisait la drogue sapho, qui donne cette couleur aux lèvres. Le Bashar veut que j’endosse pleinement le rôle. Il dit qu’il me prépare au réveil de mes souvenirs. (Thufir n’avait pas vraiment l’air ravi de la situation.) Sheeana a parlé de me forcer à me souvenir. Elle dispose d’une technique spéciale pour réactiver les gholas. — Et m n’es pas emballé à cette idée ? Thufir Hawat était un grand homme. L’autre garçon semblait toujours soucieux. — Non, ce n’est pas ça, Leto. Je ne tiens pas vraiment à récupérer mes souvenirs, mais Sheeana et le Bashar y tiennent. — Mais c’est pour ça qu’on t’a créé! (Leto avait l’air interloqué.) Pourquoi ne voudrais-tu pas retrouver ton existence précédente ? Le Maître des Assassins n’aurait pas peur d’affronter cette épreuve. — Je n’ai pas peur. C’est juste que je préférerais être ce que je choisirai d’être, et non pas une personnalité déjà toute formée. Je n’ai pas l’impression de l’avoir méritée. — Fais-moi confiance, ils feront en sorte que tu la mérites, une fois que tu seras redevenu le vrai Thufir. — Mais je suis le vrai Thufir! En douterais-tu, Leto ? En repensant au ver des sables qui attendait, tapi au plus profond de lui-même, et conscient des choses atroces dont il se souviendrait bientôt, Leto comprenait parfaitement son camarade. En nous conformant toujours aux mêmes croyances et en prenant toujours les mêmes décisions, nous tournons en rond sur le chemin de la Vie, sans aller nulle part, sans rien accomplir, sans jamais progresser. Mais avec l’aide de Dieu, nous pouvons sortir du cercle et parvenir à l’Illumination. Écrits occultes de la Charia. Waff était enfin prêt à relâcher ses nouveaux vers, et Buzzell était une planète océanique commode pour cela, située qu’elle était sur la tournée commerciale habituelle d’Edrik. Un site parfait pour l’expérimentation. Le vaisseau géant transportait des négociants en gemmones. Précédemment, lorsque les Honorées Matriarches avaient conquis Buzzell et tué la plupart des Révérendes Mères qui y vivaient en exil, les catins s’étaient approprié la fortune que représentaient les gemmones. Depuis lors, peu de ces précieux joyaux s’étaient échangés sur le marché galactique, et leur valeur était montée en flèche. Maintenant que l’Ordre Nouveau avait repris le contrôle de la planète, la production était remontée à un bon niveau. Les sorcières veillaient efficacement aux opérations et tenaient les contrebandiers à distance, de sorte que le prix des pierres précieuses était maintenant stabilisé, quoique encore élevé. Protégés par des troupes de mercenaires, les marchands du CHOM avaient commencé à en vendre de grandes quantités et engrangé des bénéfices substantiels avant que l’abondance de l’offre ne fasse baisser de nouveau les prix. Une fluctuation temporaire du marché. Les gemmones étaient belles et désirables, mais elles n’étaient pas indispensables. Par contre, le mélange, lui, était vital, comme le savaient si bien les Navigateurs. Et Waff savait que ses expériences finiraient par produire infiniment plus de richesses que ces babioles sous-marines pourraient jamais rapporter. Bientôt, si ses espoirs se concrétisaient, Buzzell servirait à bien autre chose que fournir des colifichets… Le long-courrier apparut au-dessus du monde d’azur liquide, dont la surface était ponctuée de minuscules îlots. Les océans de Buzzell étaient profonds et fertiles, une large zone où les vers génétiquement modifiés pourraient prospérer, à condition qu’ils survivent à leur baptême initial. Le Maître du Tleilax arpentait le sol métallique de son laboratoire. Edrik le préviendrait dès que les navettes commerciales et les vaisseaux de transport auraient quitté le long-courrier pour rejoindre les stations sur les îles. Une fois qu’ils seraient partis, Waff pourrait entreprendre sa véritable tâche à l’abri des regards indiscrets. Dans le laboratoire, des odeurs de sel, d’iode et de cannelle avaient remplacé les émanations acres des produits chimiques. Les cuves expérimentales de Waff étaient remplies d’une eau verdâtre, riche en algues et en plancton. Une fois relâchés dans les océans, les vers modifiés seraient obligés de trouver leurs propres sources de nourriture, mais Waff était certain qu’ils sauraient s’adapter. Dieu y pourvoirait. Telles des anguilles annelées, des formes serpentines ondulaient dans les cuves. Leurs segments étaient d’un bleu turquoise iridescent, laissant apparaître entre les anneaux une membrane rose plus tendre qui jouait le rôle d’ouïe leur permettant d’absorber l’oxygène de l’eau. Leur bouche était ronde comme celle des lamproies. Bien que dépourvus d’yeux, les nouveaux vers marins savaient naviguer à l’aide des vibrations dans l’eau, tout comme les vers de Rakis étaient attirés par les tremblements du sable des dunes. Grâce à des modèles soigneusement adaptés de chromosomes des truites des sables, Waff savait que ces créatures possédaient les mêmes réactions métaboliques que celles des vers des sables traditionnels. Par conséquent, ils devaient être également capables de produire de l’épice, mais Waff ignorait de quelle nature elle serait, et comment on pourrait la récolter. Il s’écarta des cuves et joignit ses doigts grisâtres. Ce n’était pas son problème. Il avait fait ce qu’Edrik lui avait demandé. Le Navigateur voulait simplement que les vers soient recréés. Il lui avait fallu plus d’un an de sa vie accélérée, mais si Waff parvenait à ressusciter les messagers de Dieu, sa destinée serait accomplie. Même s’il ne devait jamais retrouver une autre existence de ghola, il aurait mérité sa place au côté de Dieu au plus haut niveau du Paradis. Placés dans des conditions convenables, les spécimens de truites des sables s’étaient rapidement multipliés. Waff les avait adaptés pour obtenir une centaine de vers marins, dont il relâcherait la plupart dans les océans de Buzzell. Les créatures allaient affronter une épreuve considérable, car il est difficile pour une nouvelle espèce de survivre, surtout dans un environnement aussi inhabituel. Waff s’attendait à ce qu’un bon nombre de ses spécimens expérimentaux périssent. Peut-être la plus grande partie d’entre eux. Mais il était également convaincu que quelques-uns survivraient - suffisamment longtemps pour s’implanter dans ce milieu. Waff se hissa sur la pointe des pieds et pressa son visage contre la paroi de la cuve. — Prophète, si Tu es là, je Te donnerai bientôt un nouveau domaine. Cinq assistants de la Guilde entrèrent sans frapper. Quand Waff se retourna brusquement, les vers marins perçurent son mouvement et leurs têtes charnues vinrent frapper la vitre. Surpris, Waff se tourna de nouveau vers eux. — Les passagers ont débarqué pour se rendre sur Buzzell, dit l’un des hommes en gris. Le Navigateur Edrik nous a ordonné de suivre vos instructions. Les cinq hommes avaient une tête bizarrement déformée, un front protubérant et des traits asymétriques. N’importe quel Maître du Tleilax aurait pu remédier à ces déficiences génétiques pour que leurs descendants soient physiquement plus attractifs. Mais cela n’apporterait rien d’utile, et Waff ne s’intéressait pas aux apparences. D’un geste, il désigna les cuves aux hommes de la Guilde, qui entreprirent de les recouvrir pour le transport. — Soyez d’une extrême prudence. Ces créatures valent bien plus que vos vies. Les assistants fixèrent des poignées sur les cuves remplies de vers, et commencèrent à les transporter dans les coursives incurvées du long-courrier. Sachant qu’il ne disposait que de quatre heures pour terminer son travail avant le retour des navettes, Waff leur enjoignit de se dépêcher. Suite au schisme intervenu au sein de la Guilde entre les Navigateurs et les Administrateurs, certains groupes pourraient ne pas souhaiter qu’il crée cette nouvelle source d’épice. Les Ixiens, l’Ordre Nouveau, et même la faction bureaucratique de la Guilde, pourraient vouloir l’assassiner, chacun de son côté ou en se liguant. Waff ne savait pas pourquoi ni comment ces hommes avaient été désignés pour l’aider. S’il exprimait un doute quelconque à leur sujet, il savait que le Navigateur n’hésiterait pas à les faire tuer tous les cinq, uniquement pour satisfaire son chercheur tleilaxu. Tandis que le groupe s’approchait d’un petit appareil de transport, Waff décida que c’était exactement ce qu’il ferait. Il se débarrasserait de ces hommes, de ces témoins. Une fois l’opération terminée… Les assistants chargèrent les cuves à bord de l’appareil. En temps normal, Waff ne quittait pas le périmètre sécurisé du long-courrier, mais cette fois, il insista pour les accompagner jusqu’à la surface de la planète. Cette expérience était la sienne, et il voulait y assister en personne pour s’assurer que les vers seraient relâchés correctement. Il n’avait pas confiance dans la compétence ni dans la vigilance de ces hommes de la Guilde. C’est alors que ses soupçons se renforcèrent. Qu’est-ce qui pourrait empêcher ces hommes de s’enfuir et de révéler l’existence des vers - ou même de les vendre! - à l’une des factions adverses ? Étaient-ils d’une loyauté parfaite à l’égard d’Edrik ? Waff voyait le danger partout. Alors que le transporteur quittait la soute du vaisseau, Waff se dit, un peu tard, qu’il aurait dû exiger des gardes du corps supplémentaires, ou à tout le moins une arme personnelle puissante. À qui pouvait-il réellement se fier ? Au moyen d’appareils connectés à leur gorge, les hommes de la Guilde communiquaient en silence par voie électronique, en se transmettant directement des signaux émis par le cerveau. Waff les savait capables de s’exprimer à voix haute - pourquoi donc avaient-ils besoin d’une méthode aussi secrète ? Ils étaient peut-être en train de comploter contre lui. Il regarda le long-courrier, loin au-dessus de lui, et fit une prière pour que tout cela se termine bientôt. Le petit appareil traversa la couche de nuages en luttant contre les turbulences. Waff sentit la nausée monter en lui. Ils finirent par émerger au-dessus de l’océan qui s’étendait à perte de vue jusqu’à l’horizon. Waff consulta les cartes affichées sur les écrans de la cabine, à la recherche d’une zone tempérée où il pourrait larguer les vers expérimentaux, un endroit où la mer serait riche en plancton et en poissons. C’est ce qui donnerait à ses créatures les meilleures chances de survie. Il désigna une barre rocheuse non loin de la base principale des Sœurs, le centre de leurs opérations de récolte des gemmones. — Là-bas. L’endroit est sûr, et suffisamment proche pour nous permettre d’observer l’évolution des vers. (Il sourit en imaginant déjà les premiers rapports des témoins paniques.) Il sera intéressant d’entendre les rumeurs et les folles histoires. Concentrés sur leurs tâches, les hommes de la Guilde hochèrent simplement la tête. L’appareil de transport descendit au ras des flots et se mit en sustentation au-dessus de la houle légère. La trappe de la soute inférieure s’ouvrit et Waff descendit pour surveiller les opérations de vidange des cuves. Il sentit l’odeur salée de l’air, celle plus puissante du varech flottant à la surface, et la brise humide vint frapper son visage. Un grain se préparait. À l’aide des poignées, deux des assistants silencieux portèrent la première cuve jusqu’à l’ouverture, en retirèrent le couvercle de cristoplaz et en déversèrent le contenu, précipitant les vers marins frétillants dans les vagues où les attendait la liberté. Les créatures jaillirent comme des serpents frénétiques. Une fois immergées dans les flots verts, elles s’éloignèrent à vive allure. Waff regarda leurs corps striés onduler, puis il les vit plonger et disparaître. Les vers semblaient exulter d’avoir recouvré la liberté, heureux de ne plus être limités par des parois de cristoplaz. Il fit un geste brusque pour signifier aux hommes de la Guilde qu’ils vident les autres aquariums afin de libérer tous les vers. Waff avait conservé à bord du long-courrier une cuve remplie de spécimens, et il pourrait toujours en créer d’autres si nécessaire. Debout devant le panneau ouvert, il se mit soudain à frissonner en se rendant compte à quel point il était vulnérable. Maintenant qu’il avait relâché les vers, Edrik avait-il encore besoin de ses services ? Le Tleilaxu craignait que ses assistants silencieux ne le précipitent par-dessus bord, et qu’il ne se retrouve ainsi flottant à des kilomètres de la terre la plus proche. Prudemment, il recula au fond de la soute et s’agrippa à une barre métallique fixée à la paroi. Mais les hommes de la Guilde ne tentèrent rien contre lui, se contentant d’effectuer leurs tâches exactement comme il le leur avait demandé, et conformément aux instructions précises du Navigateur. Les craintes de Waff étaient peut-être simplement dues au fait qu’il avait l’intention de faire exécuter ces hommes. Il était naturel de les soupçonner de vouloir lui faire la même chose. Waff s’attendait à ce que les vers prospèrent dans cet environnement qui convenait bien à leur croissance et à leur reproduction. Ils commenceraient par marquer leur territoire, puis ils grossiraient jusqu’à devenir des léviathans des profondeurs. Une forme appropriée pour le Prophète. Le panneau de la soute se referma dans un sifflement sourd, et le pilote de la Guilde fit remonter l’appareil. Waff et ses assistants auraient rejoint le long-courrier bien avant le retour des navettes des marchands chargées de gemmones. Personne ne saurait ce qui venait de se passer. Le Maître du Tleilax jeta un coup d’œil par le hublot de cristoplaz pour contempler les vagues qui s’éloignaient. Il ne vit aucun signe des vers marins, mais il savait qu’ils étaient là, quelque part. Il poussa un soupir de satisfaction, confiant dans le retour de son Prophète. C’est le principe même de la bombe à retardement, une stratégie d’agression qui a longtemps fait partie de la violence humaine. C’est ainsi que nous avons inséré nos « bombes » dans les cellules des gholas, afin de déclencher des comportements spécifiques aux moments précis de notre choix. Extrait du Manuel secret des Maîtres du Tleilax. Le non-vaisseau possédait sa propre horloge interne, ses propres cycles. En ce moment, la plupart des gens dormaient, sauf le personnel de veille et quelques équipes de maintenance. Les étages étaient silencieux, l’éclairage réduit. Dans la pénombre de la salle qui abritait les cuves axlotl, le Rabbi faisait les cent pas en murmurant des prières du Talmud. Sheeana observait attentivement le vieil homme sur un écran de surveillance, toujours aux aguets pour empêcher une nouvelle tentative de sabotage. Quand le saboteur avait tué les trois gholas et leurs cuves axlotl, il avait désactivé les imageurs de surveillance, mais le Bashar Teg avait fait le nécessaire pour que cela ne soit désormais plus possible. Toute la zone était sous contrôle. En tant qu’ancien docteur Suk, le Rabbi avait accès au centre médical, où il passait souvent un moment avec ce qu’il restait de la femme qu’il avait connue autrefois, du temps où elle s’appelait encore Rebecca. Bien que le vieil homme eût su répondre à toutes les questions posées par les Diseuses de Vérité, il n’avait pas encore gagné la confiance de Sheeana. Malgré tous ses efforts, le saboteur assassin était toujours en liberté. Et l’apparition récente du filet scintillant avait amené l’Ennemi beaucoup trop près, rappelant aux passagers l’existence de cette menace bien réelle. Tout le monde l’avait vu. Ils étaient toujours en danger. Trois cuves axlotl relativement récentes étaient posées sur leurs plates-formes; des volontaires s’étaient présentées à l’appel de Sheeana, exactement comme elle s’y attendait. Ces trois nouvelles cuves produisaient actuellement du mélange sous forme liquide, collecté au goutte à goutte dans de petits flacons, mais elle avait amorcé les préparatifs pour implanter dans l’une des matrices des cellules provenant de la capsule anentropique de Scytale. Un nouvel embryon, qui ramènerait à la vie un autre personnage historique. Elle se refusait à laisser le sabotage interférer avec son projet de gholas. Le Rabbi se tenait devant l’une des nouvelles cuves, son attitude crispée indiquant clairement le dégoût qu’il ressentait. Il s’adressa à la masse de chairs : — Je te hais. Tu es contraire à la nature, contraire à Dieu. Après avoir observé encore un instant le vieil homme, Sheeana quitta la batterie d’écrans et entra dans le centre médical. Elle s’approcha silencieusement de lui. — Est-ce vraiment honorable de haïr quelqu’un qui est impuissant ? Ces femmes ne sont plus conscientes, elles ne sont plus humaines. Pourquoi les mépriser ainsi ? Il se retourna brusquement, et les lumières se réfléchirent sur les verres de ses lunettes. — Cessez donc de m’espionner. J’aimerais être seul, je veux prier pour l’âme de Rebecca. Celle-ci avait été sa préférée, disposée à engager des joutes intellectuelles avec lui; le vieil homme ne lui avait pas pardonné de s’être portée volontaire pour devenir une cuve axlotl. — Même vous, Rabbi, vous devez être surveillé. La colère empourpra sa peau au teint de vieux cuir. — Vous et vos sorcières, vous auriez dû écouter les avertissements et mettre fin à vos expériences contre nature. Si seulement les Honorées Matriarches avaient réussi à se débarrasser de Scytale quand elles ont détruit les planètes du Tleilax, toutes ses connaissances haïssables sur les cuves et les gholas auraient disparu avec lui. — Les Honorées Matriarches ont également pourchassé votre peuple, Rabbi. Le Tleilaxu et vous, vous avez un ennemi commun. — Mais ce n’est pas du tout la même chose. Nous avons été injustement persécutés tout au long de l’histoire, tandis que les Tleilaxu n’ont eu que ce qu’ils méritaient. Leurs propres Danseurs-Visages se sont retournés contre eux, à ce que j’ai compris. (Il s’écarta d’un pas de l’amas de chairs et des odeurs de composés chimiques et biologiques qui émanaient des cuves.) C’est à peine si je me souviens à quoi ressemblait Rebecca avant qu’elle ne devienne cette chose. Sheeana fouilla dans sa mémoire et demanda aux voix intérieures de l’aider. Cette fois-ci, elles acceptèrent de le faire et elle trouva ce qu’elle cherchait, comme si elle avait accédé à des images d’archives. La femme avait l’air élégante dans sa robe marron, avec ses cheveux tressés. Elle portait des lentilles de contact pour cacher ses yeux bleuis par son addiction à l’épice… Avec une expression pleine d’amertume, le Rabbi posa sa main sur la peau nue de Rebecca. Une larme coula sur sa joue. Il marmonnait la même chose chaque fois qu’il venait la voir. Une sorte de litanie personnelle. — C’est vous qui lui avez fait ça, vous les sorcières. Vous en avez fait un monstre. — Ce n’est pas un monstre, même pas une martyre. (Sheeana porta la main à son front.) Les pensées et les souvenirs de Rebecca sont ici, et dans l’esprit de bien d’autres Sœurs encore. Nous les partageons toutes. Rebecca a fait ce qui était nécessaire, et nous ferons de même. — En créant d’autres gholas ? Cela ne finira donc jamais ? — Vous vous préoccupez d’un caillou dans votre chaussure, alors que nous cherchons à empêcher une avalanche de pierres. Tôt ou tard, nous ne pourrons plus fuir devant l’Ennemi. Nous aurons besoin de toute l’ingéniosité et des talents spéciaux de ces gholas, en particulier de ceux qui sont capables de devenir un nouveau Kwisatz Haderach. Mais nous devons manier le matériel génétique avec la plus grande prudence, en le préparant et en le développant dans l’ordre qu’il faut, au rythme qu’il faut. Elle s’approcha d’une des nouvelles cuves, une jeune femme dont le corps ne s’était pas encore dégradé au point d’être méconnaissable. Une pensée troublante refusait de quitter son esprit malgré ses efforts pour l’en chasser. Un raisonnement absurde, mais qui s’était développé tout au long de la journée. Et si mes propres capacités équivalaient à celles d’un Kwisatz Haderach ? J’ai déjà le don de pouvoir contrôler les vers géants. Je possède les gènes Atréides, et je peux puiser dans des siècles de connaissances parfaites accumulées par les Sœurs. Oserais-je… ? Elle sentit les voix intérieures remonter à la surface; l’une d’elles s’éleva au-dessus des autres. La très ancienne Révérende Mère Gaius Helen Mohiam, répétant les mots qu’elle avait dits autrefois à un jeune Paul Atréides : « Oui, il est un lieu que nulle Diseuse de Vérité ne peut visiter. Un heu qui nous repousse, nous terrifie. Mais il est dit qu’un homme viendra un jour qui, avec la grâce de la drogue, verra avec son œil intérieur, qu’il verra, comme aucune d’entre nous n’a pu le faire, dans tous les passés, masculins et féminins… celui qui pourra être en plusieurs endroits en même temps… » La voix de la vieille femme faiblit et disparut, sans avoir donné le moindre conseil à Sheeana. D’un air railleur, le Rabbi interrompit le fil de ses pensées : — Et vous faites confiance à ce vieux Tleilaxu pour vous aider, alors qu’il ne cherche qu’à atteindre ses buts personnels avant de mourir? Scytale a caché ces cellules pendant tant d’années… Combien d’entre elles contiennent de dangereux secrets ? Vous en avez déjà découvert certaines qui appartenaient à des Danseurs-Visages. Parmi vos abominations de gholas, combien sont des pièges tendus par les Tleilaxu ? Elle le fixa d’un regard dénué de passion, sachant qu’aucun argument ne pourrait le faire changer d’avis. Le Rabbi fit le signe du mauvais œil et se retira précipitamment. Duncan croisa Sheeana dans un couloir désert, dans la pénombre de l’éclairage artificiel. Le système de recyclage atmosphérique du vaisseau assurait une fraîcheur confortable, mais en la voyant ainsi seule, Duncan sentit le feu lui monter aux joues. Les grands yeux de Sheeana étaient braqués sur lui comme une arme. Il ressentit comme une vague d’électricité statique sur sa peau, et il en voulut à son corps d’être aussi facilement tenté. Trois ans s’étaient écoulés depuis que Sheeana avait brisé les chaînes débilitantes qui le rattachaient à Murbella, mais ils se trouvaient encore irrésistiblement attirés l’un vers l’autre, et se livraient parfois, de façon inattendue, à des ébats sexuels aussi frénétiques que ceux qu’il avait pu avoir avec Murbella. Duncan préférait conserver le contrôle de leurs rencontres occasionnelles, et s’efforçait d’avoir toujours d’autres personnes présentes, des garde-fous pour l’empêcher de tomber du haut d’une dangereuse falaise. Il n’aimait pas être le jouet des événements… ce qui lui était déjà arrivé trop souvent. Sheeana et lui s’étaient abandonnés l’un à l’autre comme le feraient des gens terrorisés dans une zone bombardée. Elle l’avait cautérisé pour le guérir de sa faiblesse et l’avait volé à Murbella, mais il avait l’impression d’être une victime de guerre. À présent, en voyant l’expression de Sheeana changer, Duncan crut déceler en elle le même vertige que celui qu’il éprouvait. Elle essaya de paraître détachée et raisonnable. — Il vaudrait mieux ne pas le faire. Nous avons déjà trop de soucis, nous courons trop de risques. Un autre système de régénération vient juste de tomber en panne. Le saboteur… — Tu as raison. Nous ne devrions pas, dit-il d’une voix rauque. (Mais ils s’étaient déjà engagés sur un chemin sans retour. Il fit un pas hésitant vers elle. Les lumières tamisées du couloir se réfléchissaient sur les parois métalliques.) Nous ne devrions pas faire ça, répéta-t-il. Une vague de désir les submergea. En tant que Mentat, il était capable d’observer et d’évaluer, et il conclut que ce qu’ils faisaient n’était qu’une façon de réaffirmer leur humanité. Quand ils se touchèrent du bout des doigts, puis des lèvres, ils furent tous les deux perdus… Un peu plus tard, dans la cabine de Sheeana, tous deux se reposaient au milieu des draps en bataille. Une odeur de musc flottait dans l’air. Son désir assouvi, Duncan était étendu, les doigts croisés derrière la nuque. Il se sentait troublé et déçu de son comportement. — Tu m’êtes une trop grande partie de mes moyens. Sheeana haussa les sourcils dans la pénombre, l’air amusé. Son souffle était chaud contre l’oreille de Duncan. — Ah, vraiment ? Et ce n’était pas le cas avec Murbella ? (Quand il se retourna sans rien dire, elle eut un petit sourire.) Tu te sens coupable! Tu crois l’avoir trahie. Mais combien d’imprégnatrices sexuelles as-tu formées sur Chapitre ? Il répondit à sa façon. — Murbella et moi, nous étions tous deux pris au piège, et rien dans notre relation n’était délibéré. Nous avions une addiction mutuelle, deux personnes dans une impasse. Ce n’était ni de l’amour ni de la tendresse. Pour Murbella - comme pour vous toutes, les sorcières -, nos rapports sexuels étaient censés être impersonnels. Mais bon sang, j’éprouve encore des sentiments pour elle! Et la question n’est pas de savoir si je devrais ou non. « Mais toi… Tu as été comme une désintoxication brutale de mon organisme. L’Agonie a joué le même rôle en ce qui concerne Murbella, en rompant le lien qui la rattachait à moi. (Il tendit le bras et lui caressa le menton.) Cela ne doit pas se reproduire. Elle le regarda d’un air encore plus amusé. — Je suis bien d’accord que cela ne devrait pas… mais ça se reproduira quand même. — Tu es comme une arme chargée, une Bene Gesserit en pleine possession de ses moyens. Chaque fois que nous faisons l’amour, il te serait facile de tomber enceinte. N’est-ce pas ce que les Sœurs voudraient ? Tu pourrais porter mon enfant, si tu le voulais. — C’est vrai. Mais je ne l’ai pas fait. Nous sommes loin de Chapitre, et je prends mes décisions toute seule. Elle l’attira contre elle. Les scientifiques voient les vers des sables comme des sujets d’étude, tandis que les Fremen les considèrent comme leur dieu. Mais les vers dévorent tous ceux qui cherchent à obtenir des informations sur eux. Comment puis-je travailler dans ces conditions ? Le Planétologiste Impérial Pardot Kynes, archives anciennes. Sheeana se tenait dans la haute galerie d’observation où Garimi et elle s’étaient autrefois réunies pour discuter de l’avenir de leur voyage. La grande soute, longue de un kilomètre, était suffisamment vaste pour donner l’illusion de la liberté, mais beaucoup trop petite pour abriter une portée de vers. Les sept créatures grandissaient, certes, mais elles restaient d’une taille limitée, attendant la terre aride promise. Cela faisait longtemps qu’elles attendaient, trop longtemps peut-être. Vingt ans plus tôt, Sheeana avait embarqué les petits vers sur le non-vaisseau après les avoir volés dans la bande désertique qui commençait à s’étendre sur Chapitre. Elle avait toujours eu l’intention de les acclimater sur une autre planète, loin des Honorées Matriarches et à l’abri de l’Ennemi. Pendant des années, les vers avaient labouré inlassablement les sables de la soute, aussi perdus que les autres passagers de l’Ithaque… Sheeana se demanda s’ils réussiraient jamais à trouver une planète où s’arrêter, où les Sœurs pourraient fonder un nouveau Chapitre conforme à l’orthodoxie plutôt que cette organisation bâtarde qui acceptait des compromis avec les coutumes des Honorées Matriarches. Si le vaisseau ne faisait que fuir pendant encore des générations et des générations, il deviendrait impossible de trouver un monde parfait pour les vers des sables, pour Garimi et les Bene Gesserit conservatrices, pour le Rabbi et ses Juifs. Elle repensa aux recherches qu’elle avait effectuées la veille dans la Mémoire Seconde. Pendant un moment, elle n’avait pas obtenu de réponse, puis Serena Butler, l’ancienne commandante du Jihad, était venue à elle alors qu’elle commençait à s’assoupir dans sa cabine. Serena lui avait parlé de sa propre expérience, perdue et dépassée par un conflit interminable, obligée de guider des populations immenses alors qu’elle-même ne savait où aller. — Mais vous avez trouvé votre voie, Serena. Vous avez fait ce que vous aviez à faire. Vous avez fait ce qu’il fallait pour l’humanité. Tout comme tu le feras, Sheeana. À présent, en regardant les vers onduler dans le sable en contrebas, Sheeana perçut ce qu’ils ressentaient, d’une façon indéfinissable, de même qu’ils percevaient ses sentiments à elle. Rêvaient-ils de dunes sans fin, de dunes arides dans lesquelles établir leur territoire ? Le plus grand des vers, une créature de quarante mètres de long avec une gueule capable d’engloutir trois personnes de front, dominait manifestement le groupe. Sheeana lui avait donné un nom : Monarque. Les sept vers tournèrent leurs visages aveugles vers elles, en découvrant leurs dents cristallines. Les plus petits s’enfouirent dans le sable, laissant seul Monarque qui semblait appeler Sheeana. Elle regarda longuement le ver dominant, en essayant de comprendre ce qu’il voulait. Le lien qui les unissait tous deux commença à la brûler, à l’appeler. Elle descendit dans la soute de sable. Elle posa le pied sur les dunes labourées et s’approcha aussitôt du ver sans éprouver aucune crainte. Elle avait déjà affronté bien des fois les créatures dans le passé, et n’avait rien à redouter de celle-ci. Monarque la dominait de toute sa taille. Sheeana posa les mains sur ses hanches et leva les yeux vers lui. À l’époque grisante de Rakis, elle avait appris à danser au milieu des sables et à contrôler ces géants, mais elle avait toujours su qu’elle avait bien d’autres talents, qui se révéleraient le jour où elle serait prête. Le ver semblait jouer de son besoin de comprendre. Elle était celle qui savait communiquer avec les créatures, les contrôler et les comprendre. Et maintenant, afin de voir son propre avenir, il fallait qu’elle aille plus loin. Au propre comme au figuré. C’était ce que Monarque voulait. Dangereuse et effrayante, la créature exhalait une odeur puissante de fournaise interne et de mélange pur. — Alors, que faisons-nous, maintenant ? Es-tu Shaitan, ou rien qu’un imposteur ? Le ver semblait savoir exactement ce qu’elle avait en tête. Au lieu de faire rouler son corps vers elle afin qu’elle puisse l’escalader et le chevaucher, Monarque lui fit face, sa gueule ronde largement ouverte. Dans cette caverne béante, chaque croc d’un blanc laiteux était assez long pour en faire un krys. Sheeana ne trembla pas. Le ver des sables posa sa tête sur le sable fin, directement devant elle. Cherchait-il à l’attirer pour un voyage symbolique, comme Jonas et la baleine ? Sheeana lutta contre sa peur, mais elle savait ce qu’elle devait faire - non pas pour se donner en spectacle comme une saltimbanque, car elle ne pensait pas être observée, mais simplement parce qu’elle voulait comprendre. Monarque l’attendait, la gueule grande ouverte. Le ver lui-même était une sorte de portail secret qui l’attirait comme un amant menaçant. Elle franchit la herse de dents cristallines et s’agenouilla un instant dans le gosier, en aspirant l’odeur fétide du mélange. Elle se sentit prise de vertige et de nausées, à peine capable de respirer. Le ver ne bougeait toujours pas. Délibérément, elle s’engagea plus profondément, s’offrant en sacrifice tout en sachant que celui-ci ne serait pas accepté. Ce n’était pas ce que le ver attendait d’elle. Sans un regard en arrière, elle rampa pour s’enfoncer dans l’obscurité chaude et sèche. Monarque ne frémit même pas. Sheeana continua d’avancer toujours plus profondément, en respirant lentement, jusqu’à ce qu’elle devine qu’elle devait être rendue à peu près à mi-longueur du ver. Sans la chaleur provoquée par la friction sur les sables du désert, l’intérieur de la créature n’était plus une fournaise. La vision de Sheeana s’accoutuma progressivement à l’obscurité, qui n’était pas absolue. Il y avait une sorte de clarté étrange qui semblait résulter d’un nouveau sens de son esprit plutôt que de la vision classique. Elle distinguait vaguement la membrane interne rugueuse qui l’entourait, et lorsqu’elle poursuivit son chemin, l’odeur des précurseurs du mélange se fit plus forte, plus concentrée. Elle parvint enfin à une poche charnue qui aurait pu être l’estomac de Monarque, à ceci près qu’elle ne contenait pas d’acides digestifs. Comment les vers captifs parvenaient-ils à survivre ? Ici, l’odeur d’épice était plus intense que tout ce qu’elle avait jamais connu - tellement intense qu’un individu ordinaire aurait suffoqué. Mais je ne suis pas un individu ordinaire. Sheeana resta étendue là, absorbant la chaleur et laissant le mélange la pénétrer par tous les pores de sa peau. Elle sentait la conscience obscure de Monarque se mêler à la sienne. Elle prit une profonde inspiration et éprouva une immense sensation de calme, presque cosmique, comme si elle se trouvait dans le ventre de la Mère de l’Univers. Soudain, avec ce visiteur inhabituel dans son œsophage, le ver des sables plongea dans le désert artificiel et commença à se déplacer, emmenant Sheeana pour un étrange voyage. Comme connectée directement au système nerveux de Monarque, elle arrivait à distinguer ses compagnons sous les dunes. En travaillant de concert, les sept vers créaient de petites veines d’épice dans la soute du non-vaisseau. Ils se préparent. Sheeana perdit toute notion du temps. Elle se remit à penser à Leto II, dont la perle de conscience était à présent dans cette créature aussi bien que dans les six autres. Elle se demanda quel rôle elle jouait dans ce monde paranormal. Celui de l’épouse de l’Empereur-Dieu ? L’équivalent féminin de sa divinité ? Ou quelque chose de complètement différent, une entité qu’elle ne pouvait même pas imaginer ? Tous les vers détenaient des secrets, et Sheeana comprit à quel point il en était de même pour les enfants gholas. Dans leurs cellules, chacun d’eux contenait un trésor bien plus précieux que l’épice : leurs souvenirs anciens, et leurs existences. Paul et Chani, Jessica, Yueh, Leto II. Même Thufir Hawat, Stilgar, Liet-Kynes… et maintenant le bébé, Alia. Chacun avait un rôle vital à jouer, mais seulement s’ils parvenaient à se souvenir de qui ils avaient été. Elle vit chaque image, mais pas dans sa propre imagination. Les vers des sables savaient ce que contenaient ces personnages perdus. Un sentiment d’urgence la traversa comme le vent du désert. Le temps, et avec lui leurs chances de survie, s’écoulait trop vite. Elle vit défiler une succession de tous les gholas possibles, telles des armes chargées, mais sans pouvoir distinguer de quoi chacun était capable. Elle ne pouvait pas se permettre d’attendre l’Ennemi. C’était maintenant qu’elle devait agir. Le ver refit surface et, après un bref parcours sur le sable, s’arrêta brusquement. À l’intérieur, Sheeana réussit à garder l’équilibre. La créature se mit alors à contracter sa membrane interne, la repoussant ainsi doucement dehors. Sheeana sortit en rampant de la gueule du ver et se laissa tomber sur la dune. Son corps était enrobé d’une fine pellicule à laquelle adhéraient des grains de sable et de poussière. Monarque la poussa délicatement, comme une mère poule encourageant son poussin à prendre un peu d’indépendance. Désorientée par ses visions, Sheeana s’agenouilla dans le sable. Les visages des enfants gholas tournoyaient autour d’elle et se dissolvaient en lumières éclatantes. Réveillez-vous! Elle s’allongea et essaya de reprendre sa respiration. Ses vêtements et sa peau étaient imprégnés de l’essence d’épice. A côté d’elle, le ver se retourna et s’enfonça dans le sable, disparaissant aussitôt. En titubant, Sheeana se dirigea vers la porte de la soute, trébuchant souvent et perdant l’équilibre. Il fallait qu’elle aille voir les enfants gholas… Le ver lui avait communiqué un message important, quelque chose qui s’infiltrait dans sa conscience comme une sorte de Mémoire Seconde silencieuse. Quelques instants plus tard, il ne lui restait plus qu’une certitude absolue de ce qu’elle devait faire. Vous dites que nous devons tirer les leçons du passé. Mais moi. ..moi, je crains le passé, car j’y ai vécu, et je n’ai nul désir d’y retourner. Docteur Wellington Yueh, le ghola. Après s’être brossée et douchée pour se débarrasser des relents d’épice - tellement puissants que les Sœurs qui l’aidaient devaient se couvrir le nez et la bouche -, Sheeana dormit deux jours d’affilée, d’un sommeil perturbé par des rêves profonds. Lorsqu’elle en émergea enfin, elle se rendit sur la passerelle de navigation et déclara à Duncan Idaho et Miles Teg : — Les gholas sont maintenant suffisamment vieux. Même Leto II a l’âge qu’avait le Bashar quand je l’ai restauré. (L’haleine de Sheeana avait encore une puissante odeur d’épice.) Il est temps de les réveiller tous. Duncan tourna le dos à la fenêtre d’observation. — Déclencher le processus, ce n’est pas comme lancer un programme ou se remettre d’une amnésie temporaire. On ne peut pas se contenter de rédiger une directive et d’ordonner que ce soit fait. — Les enfants gholas savent depuis le début qu’un jour ou l’autre, nous l’exigerons d’eux, dit-elle. Sans leurs souvenirs anciens, sans leur génie, ils ne nous sont pas plus utiles que des enfants ordinaires. Le Bashar hocha lentement la tête. — Réactiver les souvenirs d’un ghola est une opération qui détruit et recrée la psyché. Il existe de nombreuses méthodes éprouvées, certaines plus douloureuses que d’autres, mais aucune n’est simple. Il est impossible de réveiller tous les enfants en même temps. Chaque événement critique doit être soigneusement adapté à chaque individu. Une crise intense, horrible, qui fait voler la conscience en éclats. (Une ombre passa sur le visage de Teg, un écho de souffrances anciennes.) Tu as cru utiliser une méthode douce avec moi, Sheeana… alors que je n’avais que dix ans. Duncan semblait également mal à l’aise à cette idée, mais il rejoignit Sheeana. — Elle a raison, Miles. Nous avons créé ces gholas dans un but précis, mais ce sont actuellement des pistolets sans munitions. Nous avons besoin de les charger - ce sont nos seules armes. Le filet de l’Ennemi est désormais plus solide, et il a bien failli s’emparer de nous cette fois-ci. Nous l’avons tous vu. La prochaine fois, il n’est pas dit que nous pourrons lui échapper. — Cela fait déjà trop longtemps que nous attendons, dit Sheeana d’une voix sèche, coupant court à toute discussion. — Certains gholas seront plus difficiles que d’autres, fit observer Teg. Tu risques d’en perdre quelques-uns, qui auront cédé à la folie. Es-tu prête à cela ? — J’ai subi l’Agonie de l’Épice, comme toutes les Révérendes Mères à bord de ce vaisseau. Nous avons survécu à la douleur insoutenable. — Je possède les souvenirs de ma vie précédente, dit Teg. Ceux des guerres, des atrocités, des tortures insupportables que j’ai endurées. Les détails affreux sont parfois plus vifs que les moments heureux, mais rien n’est pire que le réveil. Sheeana fit un geste de la main. — Tout au long de l’histoire, les hommes et les femmes ont tous eu leur lot particulier de souffrances, chacun croyant les siennes pires que les autres. (Elle eut un sourire sombre.) Nous commencerons par le moins précieux des gholas, bien sûr. Au cas où les choses ne se passeraient pas bien. Wellington Yueh fut convoqué pour se présenter devant les Bene Gesserit dans l’une des salles de réunion du non-vaisseau. L’adolescent longiligne avait un menton pointu et des lèvres minces. On pouvait déjà percevoir chez lui les traits burinés et le large front du visage méprisable qui était devenu, dans tous les ouvrages de référence de la Galaxie, associé au mot Traître pendant des milliers d’années. Le jeune homme était nerveux, agité. Sheeana se redressa de toute sa taille et s’approcha de lui. Il frémit devant cette présence intimidante, mais trouva le courage de ne pas reculer. — Vous m’avez fait venir, Révérende Mère. En quoi puis-je vous être utile ? — En recouvrant tes souvenirs. Demain, tu seras le premier de nos gholas à subir la réactivation. Le visage jaunâtre de Yueh pâlit. — Mais je ne suis pas prêt! — C’est pour cela que nous t’avons accordé un jour entier pour te préparer. Le ton de la Rectrice Supérieure Garimi était brusque, comme toujours. Bien que Garimi n’eût jamais accepté ce projet, elle voulait à présent en voir l’aboutissement. Sheeana savait ce qu’elle pensait. Si le processus de réactivation échouait, Garimi avait l’intention d’empêcher la production de nouveaux gholas; et si l’opération réussissait, elle plaiderait que le programme ayant atteint son but, on pouvait y mettre un terme. Elle savait que Sheeana éprouvait encore une grande curiosité pour toutes ces autres cellules contenues dans la capsule anentropique du Tleilaxu, et qu’elle projetait d’autres expériences sur les gholas. Yueh était pétrifié. Il se sentait près de s’évanouir, et il dut poser la main sur le dossier d’une chaise pour se soutenir. — Mes Sœurs, je ne veux pas récupérer mes souvenirs. Je ne suis pas celui que vous croyez avoir ressuscité. Je suis quelqu’un d’autre - moi-même. Le vieux Wellington Yueh était tourmenté de tant de façons… Même s’il a été en partie moi-même, comment pourrais-je lui pardonner ce qu’il a fait ? D’un geste, Garimi écarta cette objection. — C’est néanmoins dans ce seul but que nous t’avons ressuscité. N’attends aucune sympathie de notre part. Tu as une tâche à accomplir. Après que les rectrices eurent emmené le garçon désemparé, Sheeana se tourna vers Garimi et les deux autres Sœurs principales - Calissa et Elyen - qui avaient assisté à la conversation. — Je vais utiliser la méthode sexuelle sur lui, celle-la même qui a réussi avec le ghola du Bashar. C’est la meilleure technique que nous connaissions. — Si votre imprégnation sexuelle a pu réactiver les souvenirs du Bashar, c’est parce qu’elle l’a précipité dans une situation de crise, fit remarquer Elyen. Sa mère l’avait prémuni contre cette technique. Ce n’est donc pas elle qui a remué son passé, mais la résistance qu’il lui a opposée. — Effectivement, et c’est ainsi que pour chacun de nos gholas, nous élaborerons une agonie personnalisée qui exploitera leurs peurs et leurs faiblesses spécifiques. — Comment le sexe pourrait-il activer Yueh comme il l’a fait pour le Bashar ? demanda Garimi. — Non pas l’acte sexuel en soi, mais la résistance de Yueh. Il vit dans la terreur de recouvrer sa mémoire. S’il nous croit capables de déverrouiller ses souvenirs, il se battra avec tous les moyens qu’il possède. Et pendant qu’il résistera, j’appliquerai mes procédés les plus puissants, le précipitant dans une spirale qui lui fera franchir le gouffre le séparant de la folie. — Si cela ne marche pas, nous disposons d’autres approches, dit Garimi en haussant les épaules. La pièce était sombre, étouffante, et la terreur de Yueh était presque palpable. Il n’y avait pas un meuble à part un matelas posé à même le sol, semblable à ceux qu’utilisaient les enfants gholas pour leurs exercices physiques. Les sorcières ne lui avaient rien dit de ce qui l’attendait. D’après ses études, le jeune homme avait appris que le processus de récupération de son passé serait douloureux. Il n’était pas fort, ni même particulièrement courageux, mais la peur de souffrir n’était rien à côté de celle de retrouver son passé. La porte s’ouvrit en coulissant dans un léger sifflement de métal lubrifié. Venue de la coursive, une lumière aveuglante pénétra dans la pièce, bien plus brillante que les panneaux lumineux de cette cellule. Une silhouette féminine se découpait dans l’encadrement - Sheeana ? Il n’en distinguait que les contours, les courbes sensuelles de son corps que l’ample robe habituelle ne dissimulait plus. Quand la porte se referma, la vision de Yueh s’ajusta à la clarté plus confortable. Quand il vit que Sheeana était entièrement nue, ses craintes s’amplifièrent. — Que se passe-t-il ? Déchirée par l’inquiétude, sa voix n’était qu’un couinement. — Maintenant, tu vas te déshabiller, lui ordonna-t-elle en s’approchant. Yueh, jeune adolescent à peine pubère, déglutit. — Pas avant qu’on m’explique ce qu’on va me faire. Elle eut recours à la force impérieuse de la Voix Bene Gesserit. — Tu vas te déshabiller! Dans une réaction spasmodique, les bras et les jambes agités de tremblements, il arracha ses vêtements. Sheeana parcourut du regard son corps maigre et nu, tel un faucon examinant sa proie. Yueh eut l’impression qu’elle ne le trouvait pas à la hauteur. — Ne me faites pas de mal, gémit-il tout en s’en voulant de supplier ainsi. — Bien sûr que tu vas avoir mal, mais la douleur ne viendra pas de ce que je vais t’infliger. (Elle lui toucha l’épaule. Il ressentit comme une décharge électrique, mais il était incapable de bouger.) Ce sont tes souvenirs qui vont s’en charger. — Je ne veux pas de mes souvenirs. Je me battrai. — Bats-toi tant que tu voudras, ça ne servira à rien. Nous savons comment te réactiver. Yueh ferma les yeux et serra les dents. Il essaya de s’écarter, mais elle lui agrippa les bras pour le retenir, puis elle relâcha sa prise et commença à le toucher. Les caresses délicates étaient comme une traînée de feu laissée par une allumette enflammée sur son bras et sa poitrine. — Tes souvenirs sont enfermés dans tes cellules. Pour les réveiller, il faut que je réveille ton corps. (Elle continua de le caresser et il frémit, incapable de lui échapper.) Je vais apprendre à tes terminaisons nerveuses à faire des choses qu’elles ont oubliées. Une autre décharge électrique, et il eut le souffle coupé. Sheeana le toucha encore, et il sentit ses genoux céder sous lui, ce qui était exactement ce qu’elle voulait. Elle le poussa sur le matelas posé à terre. — Il faut que je force chaque chromosome de chacune de tes cellules à recouvrer sa pleine conscience. — Non, protesta Yueh d’une voix qui lui parut incroyablement faible. Elle se pressa contre lui, la chaleur de sa peau contre sa transpiration, et Yueh se réfugia en lui-même pour tenter de lui échapper. De tout ce qu’il avait pu apprendre de son passé, il y avait un point d’ancrage pour son courage : Wanna! Son épouse Bene Gesserit tant aimée, le maillon faible de sa longue chaîne de trahisons, et le maillon le plus solide de sa vie d’origine. Les Harkonnen maléfiques avaient compris que Wanna serait la clef leur permettant de briser son conditionnement Suk, et cela n’avait marché que parce que Yueh l’aimait de toute son âme. Les Bene Gesserit n’étaient pas censées se laisser aller à l’amour, mais il savait qu’elle l’avait aimé en retour. Il repensa à ses photos dans les archives, à tout ce qu’il avait appris sur elle au cours de ses recherches. « Oh, Wanna… » Dans son esprit, il la désirait ardemment, et tentait de se raccrocher à elle comme à une bouée de sauvetage. Sheeana se mit à lui caresser la taille, puis ses doigts glissèrent plus bas et elle l’enfourcha. Yueh n’avait plus aucun contrôle sur ses muscles, il lui était impossible de bouger. Il sentait les lèvres de Sheeana vibrer contre son épaule, contre son cou. Sheeana était une imprégnatrice sexuelle d’une grande habileté. Elle se servait de son corps comme d’une arme dont il était la cible. Une vague de sensations faillit chasser l’image de Wanna de son esprit, mais Yueh lutta contre ce que Sheeana essayait de lui faire ressentir. Il se concentra sur ce qu’il aurait fait dans l’étreinte amoureuse de Wanna. Wanna. Tandis que le rythme de leur accouplement s’accélérait, de véritables souvenirs vinrent se superposer aux informations qu’il avait pu glaner au cours de ses recherches. Il revit les moments terribles après que les Harkonnen se furent emparés de sa femme, les images de l’ignoble Baron adipeux, son voyou de neveu Rabban, Feyd-Rautha la vipère, et le Mentat Piter de Vries dont le rire semblait trempé dans le vinaigre. Faible, impuissant et désespéré, ils l’avaient obligé à assister à la torture de Wanna dans une petite pièce spéciale. Étant une Bene Gesserit, elle pouvait neutraliser la douleur et maîtriser les réactions naturelles de son corps. Mais pour Yueh, malgré tous ses efforts, il n’était pas aussi facile d’ignorer ce qui se passait. Dans le cauchemar de ses souvenirs, le Baron riait d’un rire grave et sonore. — Vous voyez la petite pièce dans laquelle elle se trouve, docteur ? C’est un jouet qui offre des possibilités fort intéressantes. (Wanna semblait hébétée. Elle se tenait debout sur ses jambes tremblantes, mais la tête à l’envers, les pieds posés sur le plafond de la pièce.) Nous pouvons nous servir de la force de gravité d’une façon qui dépend entièrement du point de vue qu’on adopte. Rabban poussa un ricanement rauque. Il manipula quelques boutons sur une console, et Wanna tomba comme une masse sur le sol de la pièce. Elle réussit à rentrer la tête dans les épaules juste à temps pour éviter d’avoir la nuque brisée. Rapide et leste comme un serpent, Piter de Vries se précipita avec un amplificateur de douleur. Au dernier moment, Rabban le lui arracha des mains et l’appliqua lui-même contre la gorge de Wanna. Elle se tordit dans des convulsions d’agonie. — Arrêtez! Arrêtez, je vous en supplie! s’écria Yueh. — Allons, docteur, allons… Vous savez bien que ça ne peut pas être aussi simple que cela… Dans sa vision, le Baron croisa ses mains potelées sur sa poitrine. Rabban manipula de nouveau les contrôles de gravité, et Wanna fut projetée comme une poupée de chiffon contre les murs de la pièce. — Quand on est trop jolie, il faut faire quelque chose pour remédier à cette situation. Wanna… Ma belle Wanna! Les souvenirs étaient maintenant terriblement précis, bien plus détaillés que ce qu’il avait pu lire dans la salle des Archives. Aucun document ne pouvait fournir une telle clarté de vision… Dans un autre compartiment de son cerveau à présent déverrouillé, il vécut un autre souvenir. Cette fois-ci, il était entièrement paralysé et obligé d’assister à une séance de beuverie du Baron, au cours de laquelle Piter promenait un amplificateur de douleur sur le corps suspendu de Wanna. Chaque éclair déclenchait un spasme d’agonie. Les autres invités s’esclaffaient de la voir souffrir ainsi dans une totale impuissance. Une fois libéré de sa paralysie, agité de tremblements et la bave coulant de ses lèvres, Yueh tenta de se débattre. Le Baron se tenait au-dessus de lui, un grand sourire éclairant son visage bouffi. Il lui tendait un pistolet. — Puisque vous êtes un docteur Suk, vous devriez tout tenter pour épargner la douleur à une patiente. Vous savez comment mettre fin aux souffrances de Wanna, docteur. Incapable de rompre son conditionnement Suk, Yueh était agité de tremblements et de spasmes. Plus que tout au monde, il voulait faire ce que le Baron lui demandait, mais… — Je… Je ne peux pas! — Mais si, bien sûr que vous pouvez. Choisissez un invité, celui que vous voudrez, peu m’importe. Vous voyez comme notre petite séance les amuse ? (Il saisit les poignets tremblants de Yueh et l’aida à pointer son arme à travers la pièce.) Mais n’essayez pas de nous jouer des tours, sinon nous ferons durer ces tourments bien plus longtemps! Yueh aurait voulu abréger les souffrances de Wanna en la tuant, plutôt que de laisser les Harkonnen se livrer à leurs plaisirs pervers. Il vit dans les yeux de sa femme une lueur d’espoir et de douleur, mais Rabban l’arrêta d’un geste. — Appliquez-vous bien, docteur. Ne vous trompez pas de cible. À travers sa vision brouillée, il distinguait de nombreux invités, et il s’efforça de se concentrer sur l’un d’eux, un aristocrate titubant qui s’adonnait manifestement au semuta. Celui-là avait vécu une longue existence, très certainement consacrée à la débauche. Mais l’idée qu’un Suk docteur puisse tuer… Il tira. Totalement sous l’emprise de la scène horrible qui se déroulait dans sa tête, Yueh ne prêtait plus aucune attention aux activités de Sheeana. Il était trempé de sueur, mais ce n’était pas tant dû à l’acte sexuel qu’à sa profonde détresse psychologique. Il se rendit compte que Sheeana l’observait. Ses souvenirs étaient si précis que son corps entier était comme une blessure béante : Wanna dans les affres de la souffrance, et la douleur aiguë qu’il avait ressentie, comme un cristal qui se brise, lorsque son conditionnement Suk avait été rompu. Tout cela s’était passé il y avait des milliers d’années! Les années commencèrent à se déployer dans son esprit maintenant avide de savoir, celles qui avaient précédé cet événement crucial, et celles qui l’avaient suivi. En même temps que ces souvenirs impitoyables remontait également en lui une sensation d’angoisse et de culpabilité, accompagnée d’un profond dégoût de lui-même. Yueh avait envie de vomir, et les larmes ruisselaient sur ses joues. Dans la pièce, Sheeana l’observait d’un air impassible. — Vous pleurez. Cela signifie-t-il que vous avez récupéré vos souvenirs ? — Oui, je les ai. (La voix de Yueh était rauque, et semblait infiniment vieille.) Et que le diable vous emporte, vous et vos sorcières… Nous n’avons vraiment aucun mal à nous trouver des ennemis, car la violence fait partie intégrante de la nature humaine. Le plus difficile pour nous est donc de choisir l’ennemi le plus significatif, car nous ne pouvons espérer les combattre tous. Le Bashar Miles Teg, étude militaire remise au Bene Gesserit. Après avoir quitté Chapitre, Murbella se rendit dans les zones de combat. C’était là qu’était la place d’une Mère Commandante. En se faisant passer pour une simple inspectrice de l’Ordre Nouveau, Murbella débarqua sur Oculiat, dans l’un des systèmes situés directement sur le chemin de la flotte des machines pensantes. Oculiat s’était trouvée autrefois aux confins de l’espace habité, un point de départ pour la Dispersion après la mort du Tyran. Objectivement, cette planète faiblement peuplée n’avait guère d’importance, une simple cible sur l’immense carte du cosmos. Mais pour Murbella, Oculiat représentait un véritable choc psychologique : une fois ce monde tombé aux mains des machines, l’Ennemi se trouverait dans l’Ancien Empire lui-même, et non plus seulement dans une région lointaine et inconnue, oubliée des vieilles cartes stellaires. Tant que les Ixiens n’auraient pas fourni leurs Oblitérateurs, et la Guilde tous les vaisseaux de guerre qu’elle avait exigés, la Mère Commandante n’aurait aucun moyen d’arrêter, ni même de ralentir, la progression des machines pensantes. Sous un ciel brumeux baigné d’une clarté jaunâtre, Murbella débarqua de son appareil. Le terrain d’atterrissage semblait désert, comme si plus personne ne s’occupait de l’entretien du spatioport. Comme si les habitants ne guettaient même plus l’Ennemi. Mais quand elle rejoignit enfin les foules agitées au centre de la ville, elle vit que la population avait déjà trouvé son propre ennemi. Une bande d’émeutiers encerclait le bâtiment administratif principal où les membres du gouvernement s’étaient barricadés. La population locale avait dressé le siège de ses dirigeants, hurlant pour exiger du sang ou une intervention divine. Du sang, de préférence. Murbella avait conscience de la force brute engendrée par leur peur, mais cette énergie n’était manifestement pas correctement focalisée. Les habitants d’Oculiat - ainsi que de toutes les planètes désespérées qui allaient devoir affronter l’Ennemi -avaient besoin de la direction éclairée des Sœurs. La population était comme une arme déjà chargée qu’il ne restait plus qu’à pointer dans la bonne direction. Malheureusement, elle échappait à tout contrôle. Voyant ce qui se passait, Murbella se précipita vers la foule, mais s’arrêta juste à temps pour ne pas s’y jeter. Ils la tailleraient en pièces, et ils le feraient au nom de Sheeana. Les apparitions et les sermons de la « Sheeana ressuscitée » avaient préparé des milliards de gens à combattre. Les Sheeana avaient allumé la colère et la ferveur des populations afin que les Sœurs puissent se servir de cette puissance brute à leurs propres fins. Mais une fois libéré, un tel fanatisme devient une force chaotique. Sachant qu’ils ne survivraient sans doute pas à l’assaut des machines, hommes et femmes plongeaient dans la violence, à la recherche d’ennemis sur lesquels ils puissent mettre la main… même au sein de leur propre peuple. — Danseurs-Visages! hurla quelqu’un. Murbella se fraya un passage jusqu’au centre de l’action en écartant les poings agités vers elle, et en cognant elle-même quelques crânes. Mais même abasourdie, la foule sauvage continuait d’avancer. — Les Danseurs-Visages! Ils nous ont manipulés tout ce temps! Ils nous ont vendus à l’Ennemi! Ceux qui reconnaissaient la combinaison noire de la Mère Commandante s’écartaient aussitôt; quant aux autres, trop ignorants ou trop enragés, Murbella dut recourir à la Voix pour les repousser. Sous le choc de cette autorité irrésistible, ils s’éloignèrent en titubant. Seule au milieu de la multitude, Murbella s’avança vers les colonnes de l’entrée du siège du gouvernement, qui constituait la cible de la populace. Elle utilisa de nouveau la Voix, mais fut incapable de tous les arrêter net. Les hurlements et les accusations s’élevaient et s’affaiblissaient ainsi qu’un ouragan. Alors qu’elle s’efforçait d’atteindre la barricade, plusieurs des émeutiers remarquèrent son uniforme et poussèrent des cris enthousiastes : — Une Révérende Mère est venue nous aider! — Tuons les Danseurs-Visages! Tuons-les tous! — Pour Sheeana! Murbella saisit par le bras une veille femme qui criait avec les autres. — Comment savez-vous qu’il s’agit de Danseurs-Visages ? — Nous le savons, tout simplement. Il n’y a qu’à voir leurs décisions, et écouter leurs discours. C’est évident que ce sont des traîtres. Murbella ne pouvait croire que les Danseurs-Visages aient été transparents au point que la populace puisse détecter leurs subtilités. Mais la foule était convaincue. Six hommes accoururent, tout essoufflés, portant une lourde poutrelle en plastacier dont ils entreprirent de se servir comme d’un bélier. A l’intérieur du bâtiment, les fonctionnaires terrorisés avaient empilé tout ce qu’ils pouvaient contre les portes et les fenêtres. Des jets de pierre venaient se briser contre la façade, mais la foule ne pouvait pénétrer aussi facilement à l’intérieur. Des poutres et des objets massifs bloquaient le passage. Manié avec la force que donnent la panique et l’hystérie, le bélier vint heurter les lourdes portes, arrachant les charnières et fracassant le bois. Quelques instants plus tard, une vague déferlante de corps humains s’engouffra par la brèche. — Attendez! leur cria Murbella. Pourquoi ne pas s’assurer d’abord que ce sont des Danseurs-Visages avant de tuer tout le monde… La vieille femme passa à côté d’elle en la bousculant, tant elle avait hâte de mettre la main sur les dirigeants. Elle marcha sur le pied de Murbella, entendit ses incitations à la prudence, et se tourna vers elle en la foudroyant du regard : — Pourquoi hésitez-vous donc, Révérende Mère ? Aidez-nous à capturer les traîtres. Ou seriez-vous vous-même un Danseur-Visage ? Les réflexes d’Honorée Matriarche de Murbella vinrent à son secours, et elle porta un coup à la gorge de la femme qui lui fit perdre connaissance. Elle n’avait pas eu l’intention de la tuer, mais alors que son accusatrice tombait sur les marches, une douzaine de personnes qui s’élançaient la piétinèrent à mort. Le cœur battant, Murbella se colla contre le mur pour éviter la ruée. Si le cri avait été repris - Danseur-Visage! Danseur-Visage! - avec des doigts pointés sur elle, la foule l’aurait tuée sans même réfléchir. Malgré ses capacités de combat supérieures, Murbella n’aurait pu se défendre contre des adversaires aussi nombreux. Elle recula encore et s’abrita derrière la grande statue d’un héros oublié des Temps de la Famine. La foule hurlante allait écraser bon nombre de ses membres pour se ruer dans le bâtiment gouvernemental. Elle entendit des cris à l’intérieur, des coups de feu et des explosions. Certains des dirigeants assiégés possédaient sans doute des moyens de défense personnels. Murbella attendit, sachant que tout serait bientôt terminé… L’attaque sanglante se calma d’elle-même au bout d’une demi-heure. La foule avait d’abord trouvé, et tué, les vingt dirigeants soupçonnés d’être des Danseurs-Visages à la solde de l’Ennemi. Ensuite, leur soif de sang n’étant pas encore étanchée, les émeutiers s’étaient retournés contre ceux de leurs membres qui n’avaient pas manifesté une ferveur meurtrière suffisante, jusqu’à ce que la plupart des violences cessent sous l’effet d’un épuisement coupable… Dressée de toute sa taille, la Mère Commandante entra dans le bâtiment et examina les fenêtres, les statues et les meubles fracassés. En jubilant, des assassins traînaient des cadavres sur les dalles polies de la galerie principale. Une trentaine d’hommes et de femmes avaient été tués, certains avec une arme à feu, d’autres battus à mort, parfois avec une telle violence qu’il était difficile de déterminer leur sexe. Les corps gisant sur les dalles affichaient une expression de surprise et d’horreur. Au milieu de ce carnage, l’un des corps était effectivement celui d’un Danseur-Visage. — Nous avions raison! Vous voyez bien, Mère Révérende! (L’un des hommes pointa le doigt vers le cadavre du changeur de forme.) Nous avons été infiltrés, mais nous avons débusqué l’ennemi et nous l’avons tué. Murbella regarda autour d’elle. Tous ces innocents assassinés pour démasquer un seul Danseur-Visage… Quel bénéfice pouvait-on attendre d’un tel massacre ? Elle essaya de l’évaluer calmement. Quels dégâts aurait pu causer ce Danseur-Visage en exposant les vulnérabilités de la planète aux forces de l’Ennemi ? Toutes ces vies ? Oui, et beaucoup plus encore, fut-elle obligée d’admettre. À en juger par son allégresse, il était évident que la population d’Oculiat considérait ce soulèvement comme une victoire, et Murbella ne pouvait le contester. Mais si de telles vagues de folie se poursuivaient parmi les citoyens, tous les gouvernements ne finiraient-ils pas par être renversés ? Même sur Chapitre ? Mais alors, qui aiderait les populations à organiser leur défense ? Les esprits faibles sont crédules. Et plus leurs processus mentaux sont faibles, plus ils sont capables de croire à des absurdités. Les esprits puissants comme le mien peuvent tourner cela à leur avantage. Baron Vladimir Harkonnen, enregistrements originaux. Bien que sans arme, le Baron toisa d’un air méprisant le molosse aux yeux rouges qui s’avançait vers lui sur le sol dallé, les crocs découverts et prêt à bondir. Fort heureusement, cela faisait déjà quelque temps que le Baron avait tué cette bête sauvage à l’aide d’un pistolet à fléchettes empoisonnées, et cette version mécanique empaillée ne faisait que suivre un scénario de reconstitution programmée. Le simulacre s’immobilisa sur un geste de sa main. Un jouet amusant. Paolo, qui avait maintenant neuf ans, faisait le tour de la salle des trophées en admirant les animaux féroces qui y étaient exposés. Le Baron avait entraîné le garçon dans de nombreuses parties de chasse au milieu des terres sauvages de Caladan, afin qu’il puisse assister lui-même aux massacres. C’était excellent pour son développement et son éducation. Rabban avait toujours raffolé de telles activités, mais Paolo avait tout d’abord été réticent à participer à ces tueries. C’était peut-être une tare génétique. Cela étant, le Baron venait progressivement à bout de sa résistance. Moyennant un solide programme de formation, et un système de récompenses et de punitions (beaucoup de punitions…), il avait presque réussi à éradiquer le fonds de bonté naturelle que possédait ce ghola de Paul Atréides. Les satellites météorologiques avaient prédit de la pluie et du vent pour le reste de la semaine. Le Baron aurait aimé repartir à la chasse, mais le froid et l’humidité rendraient l’expédition bien désagréable. Paolo et lui devaient se résigner pour l’instant à rester au château. Ils avaient tissé entre eux un lien remarquable. La Maison Atréides et la Maison Harkonnen… quelle délicieuse ironie! Mais Paolo avait beau être un clone du fils du Duc tant haï, une éducation correcte en ferait plutôt un Harkonnen. Après tout, c’est ton petit-fils, lui dit la voix railleuse d’Alia. Maîtrisant son désir de lui lancer des imprécations, le Baron observa quatre ouvriers qui hissaient à l’aide de suspenseurs un immense mastophonte empaillé sur une estrade. Encore une espèce pratiquement disparue… La bête féroce les avait chargés à travers un champ, l’automne dernier, en fouettant l’air de ses cornes dentelées. Mais le Baron et Paolo, ainsi qu’une demi-douzaine de gardes, avaient ouvert le feu avec leurs lasers, leurs disques tranchants et fléchettes empoisonnées, déchiquetant la créature avant qu’elle ne finisse par s’écrouler à terre. Quelle chasse passionnante ce jour-là! Paolo regarda les créatures animées exposées sur les estrades. — Au lieu d’aller dehors dans la nature, pourquoi ne pas chasser ici ? Nous ferons semblant qu’ils ne sont pas déjà morts. Comme ça, nous ne risquons pas de nous mouiller ni d’avoir froid. Le Baron contempla le ciel d’orage en se demandant si le temps était la vraie raison derrière les réticences de Paolo. — Je ne crains pas la douleur, mais l’inconfort, ça, c’est autre chose. (Il regarda autour de lui, évaluant les possibilités de dégâts. Puis il sourit :) Tu as parfaitement raison, mon garçon! Il aimait entendre le son de sa voix, qui devenait plus grave de jour en jour. Ils ordonnèrent aux domestiques de leur apporter un assortiment de pistolets laser et à fléchettes, d’épées et de couteaux, pour leur nouveau simulacre d’aventure. Quand tous les mécanismes eurent été activés, les animaux s’égaillèrent à travers la pièce dans une fureur frénétique. Les deux chasseurs se mirent à l’abri en imaginant le danger dans lequel ils se trouvaient, puis ils se mirent à tirer sur les créatures, brisant les os prothétiques et déchiquetant les chairs synthétiques. Pour terminer, ils activèrent l’énorme mastophonte et le regardèrent piétiner les débris. Ils finirent par le soumettre à un feu croisé de lasers, qui l’amputa de ses pattes. Dans un grand vacarme, l’animal s’effondra en faisant vrombir ses servomoteurs. Le Baron avait trouvé toute cette violence extrêmement satisfaisante, et même Paolo semblait y avoir pris plaisir. Les deux courageux chasseurs contemplèrent un instant la scène de carnage, puis ils sortirent dans le couloir en riant. Le Baron aperçut trois ouvriers qui semblaient s’efforcer d’être invisibles. — Retournez là-dedans et nettoyez-moi tout ça! Tu as toujours eu le chic pour semer la pagaille, Grand-père, tu ne trouves pas ? Le Baron se posa les mains sur les oreilles. — Mais vas-tu donc te taire, à la fin ? (Ma se mit à fredonner des petites comptines lancinantes, sans doute pour le rendre fou. Lorsque Paolo, éberlué, commença à l’accabler de questions, le Baron le repoussa en lui donnant une claque.) Fiche-moi la paix! Tu ne vaux pas mieux que ta sœur! Complètement abasourdi, Paolo s’enfuit en courant. La voix obsédante de la petite fille continua de vibrer dans l’esprit du Baron jusqu’à ce qu’il ne puisse plus la supporter. Il sortit précipitamment du château. À peine capable de voir où il allait, le Baron se cogna contre une des imposantes statues des Harkonnen et se dirigea vers le bord de la falaise. — Je vais me jeter en bas - je te le jure, Abomination - si tu ne me laisses pas tranquille! Il était parvenu au bord de la falaise balayée par les vents quand enfin la voix d’Alia fit place à un silence délicieux. Le Baron tomba à genoux sur le sentier rocheux et contempla l’abîme en contrebas avec un sentiment de vertige enivrant. Finalement, il devrait peut-être quand même sauter et aller s’écraser sur les noirs rochers humides au milieu des vagues écumantes. Si ces maudits Danseurs-Visages avaient tant besoin de lui, ils n’auraient qu’à produire un autre ghola qui ne serait peut-être pas aussi défectueux. Et le Baron Harkonnen serait de retour! Il sentit une main sur son épaule. Rassemblant ce qu’il lui restait de dignité, il releva la tête et vit un Danseur-Visage au nez camus qui le regardait fixement. À ses yeux, tous les Danseurs-Visages se ressemblaient, mais il sut aussitôt que celui-ci était Khrone. — Que me voulez-vous ? Sur un ton solennel, le Danseur-Visage déclara : — Paolo et vous allez quitter Caladan, pour ne plus jamais revenir. La grande guerre est en cours, et le suresprit a décidé qu’il avait besoin du Kwisatz Haderach auprès de lui. Omnius veut que vous complétiez l’éducation du garçon sous sa supervision, au cœur de l’empire des machines. Vous partirez pour Synchronie dès qu’un vaisseau sera prêt. Le regard du Baron passa du visage de Khrone à celui de Paolo qui était tapi derrière une statue, suffisamment près pour pouvoir écouter la conversation. Il rit intérieurement, car ce garçon était aussi obstiné que Piter de Vries! Voyant qu’il était découvert, Paolo s’approcha. — C’est de moi qu’il parle ? — Vous discuterez de sa destinée avec Paolo pendant le voyage, dit Khrone au Baron. Ne vous contentez pas de la lui expliquer. Faites en sorte qu’il y croie. — Paolo a tendance à croire tout ce qui peut nourrir sa folie des grandeurs, dit le Baron sans prêter attention au garçon. Ainsi donc, cette histoire de Kwisatz Haderach est… vraie ? Les Danseurs-Visages avaient eu beau lui expliquer enfin la vérité, cette idée lui paraissait encore absurde. Il n’était pas convaincu que ce jeune ghola puisse avoir une telle importance dans le grand déroulement des événements. Sous son aspect naturel, Khrone avait l’air sinistre. Les cernes qu’il avait sous les yeux devinrent encore plus foncés tandis qu’il manifestait son déplaisir. — J’y crois, ainsi qu’Omnius. Qui êtes-vous pour en douter ? Tu dois y croire, cher Grand-père, dit la voix agaçante. Du fait des gènes qu’il possède, Paul Atréides a le potentiel pour être infiniment plus grand que tu ne pourras jamais l’être, quelle que soit ton incarnation. Le Baron refusa de répondre, que ce soit à voix haute ou dans ses pensées. Ne pas prêter attention à l’Abomination était souvent une bonne façon de la faire taire. Et voilà qu’ils allaient se rendre sur Synchronie, la résidence d’Omnius. Il avait hâte de voir l’empire des machines pensantes. De nouveaux défis, de nouvelles opportunités… Malgré l’accumulation des souvenirs de sa première existence, les histoires concernant les machines pensantes et le Jihad Butlérien étaient bien trop lointaines pour le concerner. Il avait beau éprouver un profond ressentiment à l’égard des Danseurs-Visages, il était néanmoins très satisfait de se trouver du côté du plus fort. Plus tard, depuis la navette qui les conduisait au vaisseau en orbite, le Baron observait la côte, les villages, les nouvelles cheminées d’usine et les zones dévastées par l’exploitation minière. Tout excité, Paolo allait d’un hublot à l’autre. — Le voyage va être long ? — Je ne suis pas pilote. Comment le saurais-je ? Les machines pensantes doivent être très loin, sinon cela fait longtemps que les humains auraient découvert leur existence. — Qu’est-ce qui va se passer, quand on sera là-bas ? — Demande à un Danseur-Visage. — Ils refusent de me parler. — Alors, pose la question à Omnius quand tu le rencontreras. En attendant, trouve de quoi te distraire. Paolo vint s’asseoir à côté du Baron dans le compartiment des passagers et entreprit de goûter à tous les paquets de sucreries. — Je suis spécial, tu sais. Ils m’ont soigneusement préparé, ils me surveillent tout le temps. C’est quoi exactement, un Kwisatz Haderach ? ajouta-t-il en s’essuyant la bouche du revers de la main. — Ne va pas te plonger dans leurs folies, mon garçon. Le Kwisatz Haderach, ça n’existe pas. C’est une légende, un mythe, avec des centaines d’explications dans autant de prophéties. Tout le programme génétique du Bene Gesserit n’est qu’une absurdité. Puisant dans les profondeurs de sa mémoire, il lui revint qu’il avait lui-même fait partie de ce programme de reproduction, obligé de féconder cette ignoble sorcière Mohiam. Il l’avait humiliée au cours de l’opération, mais elle s’était vengée en lui transmettant la maladie débilitante qui avait fait de lui un être obèse et boursouflé. — Ça ne peut pas être une absurdité. J’ai des visions, surtout quand je prends des comprimés d’épice. Je me revois souvent un couteau sanglant à la main, et je suis victorieux. Je me vois me précipitant pour prendre ma récompense - du mélange, mais beaucoup plus que du mélange. Je me vois aussi étendu à terre, baignant dans mon sang. Laquelle des deux visions est la bonne ? Je ne sais plus où j’en suis! — Tais-toi et dors un peu. Ils vinrent s’amarrer à un vaisseau anonyme, en orbite haute autour de Caladan. Il ne portait pas le blason de la Guilde, et il n’y avait pas de Navigateur à son bord. Les portes d’un hangar s’ouvrirent toutes grandes, attirant la navette à l’intérieur de la soute glacée et dépourvue d’atmosphère. Des silhouettes argentées s’approchèrent et guidèrent le petit appareil vers un arceau d’arrimage. Des robots… des démons de l’Antiquité! Ah, l’histoire fantastique de Khrone avait donc peut-être un fond de vérité. Le Baron sourit au jeune garçon qui regardait par le hublot. — Toi et moi, Paolo, nous allons faire un voyage intéressant. Une dague dans son fourreau ne sert à rien dans le combat. Un pistolet maula sans projectiles ne vaut guère mieux qu’une massue. Et un ghola sans ses souvenirs n’est rien d’autre que de la chair et des os. Paul Atréides, journaux secrets du ghola. Maintenant que le ghola du Dr Yueh avait récupéré ses souvenirs, Paul Atréides savait qu’il devait tenter des méthodes plus innovantes pour recouvrer les siens. Paul était l’aîné des enfants gholas, celui qui semblait avoir le plus grand potentiel, mais Sheeana et les observatrices du Bene Gesserit avaient choisi Yueh pour une première expérience. Cependant, contrairement au docteur Suk, Paul voulait bel et bien retrouver son passé. Il souhaitait ardemment se souvenir de sa vie et de son amour pour Chani, de son enfance auprès du Duc Leto et de Dame Jessica, de son amitié avec Gurney Halleck et Duncan Idaho. Mais il continuait d’être hanté par des visions prescientes de sa double mort. Et il commençait à s’impatienter. Comment les passagers du non-vaisseau pouvaient-ils croire qu’il restait encore du temps pour la prudence ? À peine quelques mois plus tôt, ils avaient encore échappé de justesse au filet de l’Ennemi, plus brillant et plus solide qu’auparavant. Autre aspect préoccupant, ils n’avaient toujours pas réussi à mettre la main sur le saboteur. Même s’il ne s’était plus rien passé de très spectaculaire après le meurtre des trois cuves axlotl et des bébés gholas, le danger restait présent. Paul savait que l’Ithaque avait besoin de lui, et il en avait assez de n’être qu’un simple ghola. Il avait une idée, une idée dangereuse et risquée, mais qu’il était prêt à tenter sans aucune hésitation. Ses véritables souvenirs flottaient au loin comme un mirage, juste au-delà de l’horizon vibrant de chaleur. Avec sa fidèle Chani à son côté, il se tenait devant la porte d’accès à la grande soute de sable. Il n’avait confié ses intentions à personne d’autre. Au cours des deux dernières années, le Bashar et son assistant Thufir Hawat avaient fait de leur mieux pour renforcer les mesures de sécurité, mais il n’y avait pas de garde à l’entrée de la soute. On considérait les sept vers comme suffisamment dangereux pour assurer leur propre protection. Seule Sheeana pouvait se promener parmi eux sans risque, et la dernière fois qu’elle l’avait fait, elle-même avait été brièvement avalée. Le regard de Paul s’attarda un instant sur le beau visage aux traits fins de Chani, sur sa masse de cheveux roux foncé. Même s’il n’avait pas su que son destin était d’être avec elle, il aurait trouvé la jeune fille fremen remarquablement séduisante. A son tour, elle examina méthodiquement sa nouvelle combinaison spéciale et ses outils. — Tu as vraiment l’air d’un guerrier fremen, Usul. Après avoir étudié les archives et adapté une unité de production dans une des salles des machines, Chani lui avait fabriqué un authentique distille - sans doute le premier depuis des siècles - et fourni une corde, des grappins de faiseur et des écarteurs. Paul trouvait le contact de ces outils étrangement familier. D’après la légende, Muad’Dib avait appelé un ver monstrueux pour sa première chevauchée dans le désert. La croissance des créatures de la soute avait beau être limitée par leur captivité, elles n’en étaient pas moins énormes. La porte d’accès s’ouvrit et ils s’engagèrent dans le désert artificiel. Lorsqu’il sentit les odeurs minérales et la chaleur sèche sur son visage, il dit à Chani : — Reste ici, tu y seras en sécurité. Je dois agir seul, sinon cela ne servira à rien. Si j’affronte le ver et que je le chevauche, cela me permettra peut-être de déclencher mes souvenirs. Chani ne fit rien pour le retenir. Elle comprenait la nécessité aussi bien que lui. Il gravit la pente jusqu’au sommet de la première dune, laissant ses empreintes dans le sable, puis il leva les bras et cria : — Shai-Hulud! Je suis venu te chercher! Dans un espace aussi restreint, il n’avait pas besoin de marteleur pour attirer les vers. Quelque chose sembla changer dans l’atmosphère de la soute. Il sentit un mouvement dans les dunes et aperçut sept formes serpentines qui s’approchaient. Au heu de s’enfuir, il courut vers elles, repérant un endroit d’où il pourrait faire son approche et grimper sur l’un des vers. Il avait le cœur battant et la gorge sèche malgré le masque du distille qui lui couvrait la bouche et le nez. Paul avait visionné de nombreux holofilms afin d’étudier les techniques des Fremen. En théorie, il savait ce qu’il avait à faire, de même qu’il connaissait - en théorie toujours - les détails factuels de son passé. Mais il y a une grande différence entre des connaissances théoriques et l’expérience vécue. A présent, ainsi vulnérable au milieu des sables, il comprit qu’il n’est pas de meilleure façon d’apprendre que de faire, et qu’il en tirerait beaucoup plus que de vieilles archives poussiéreuses. Je vais bien apprendre, se dit-il en chassant ses craintes. Dans un grand sifflement de sable labouré, le premier ver se dirigeait droit sur lui. La taille de ces créatures semblait encore plus inimaginable à mesure qu’ils approchaient au milieu des dunes. Rassemblant tout son courage, Paul se força à affronter cette épreuve. Levant son grappin et son écarteur, il s’accroupit pour se préparer au premier saut. Le bruit que faisait le monstre en s’approchant était tel qu’il n’entendit pas tout de suite la femme crier. Du coin de l’œil, il aperçut Sheeana courant à travers les dunes. Elle vint s’interposer juste au moment où le plus grand des vers surgissait dans un nuage de poussière et se dressait au-dessus d’eux, son immense gueule ronde brillant de toutes ses dents cristallines. Sheeana tendit les mains vers lui en criant : — Arrête, Shaitan! Le ver hésita et tourna sa tête imposante à droite et à gauche, comme interloqué. — Arrête! Celui-ci n’est pas pour toi. (Elle posa la main sur la poitrine de Paul pour le repousser derrière elle.) Il n’est pas pour toi, Monarque. Tel un enfant boudeur, le ver des sables recula, sans cesser de pointer sa tête aveugle vers eux. — Allez, espèce de petit idiot, va-t’en vite d’ici! siffla Sheeana entre ses dents, en ajoutant juste ce qu’il fallait de Voix pour que Paul obéisse aussitôt sans réfléchir. Duncan Idaho attendait à l’entrée de la soute, l’air furieux. Quant à Chani, elle semblait soulagée et soucieuse à la fois. Sheeana escorta Paul jusqu’à eux. — Ce ver aurait pu te détruire! — Je suis un Atréides. Je devrais être capable de les contrôler tout comme vous! — Je n’ai pas l’intention de vérifier cette théorie avec toi. Tu es beaucoup trop important. De tous les gholas, que nous restera-t-il si tu sacrifies ainsi bêtement ta vie ? — Mais si vous me protégez trop, vous n’obtiendrez jamais ce dont vous avez besoin. En chevauchant un ver, mes souvenirs me seraient revenus, j’en suis certain. — Vous avez restauré Yueh, fit remarquer Chani. Pourquoi pas Usul ? Il est plus âgé. — Yueh n’est pas indispensable, et nous n’étions pas sûres de ce que nous faisions. Nous avons déjà des plans spéciaux pour réveiller Liet-Kynes et Stilgar, et si nous réussissons, d’autres gholas suivront - y compris Thufir Hawat et toi, Chani. Un jour, Paul aura sa chance. Mais seulement quand nous serons absolument certaines. — Et si nous n’avions plus assez de temps pour ça ? fit Paul, qui s’éloigna en époussetant le sable de son distille. Duncan fut tiré de son sommeil par un bruit de sonnette à la porte de sa cabine. Il crut tout d’abord que Sheeana était revenue le voir malgré leurs scrupules. Il fit coulisser la porte, prêt à lui résister. C’était Paul, vêtu d’un uniforme militaire de la Maison Atréides, ce qui inspira aussitôt un sentiment de respect et de loyauté à Duncan, exactement comme l’avait escompté le jeune homme en s’habillant ainsi. Le ghola avait maintenant à peu près le même âge que l’original lorsque Arrakeen était tombée aux mains des Harkonnen, et que le premier Duncan avait péri en tentant de les protéger, lui et sa mère. — Duncan, tu dis que tu étais mon ami le plus proche. Tu as connu Paul Atréides. Aide-moi, maintenant. Le jeune homme saisit une poignée en ivoire délicatement sculpté et tira de son fourreau une dague de cristal bleuté. Duncan la regarda, ébahi. — Un krys ? On dirait… C’est un vrai ? — Chani l’a fabriqué à partir d’une dent de ver que Sheeana a trouvée dans la soute. L’air émerveillé, Duncan tâta la lame, notant à quel point elle était dure et effilée. Il passa le pouce sur le tranchant en s’entaillant délibérément le doigt. Il laissa une goutte de sang tomber sur la dague laiteuse. — Selon les anciennes traditions, on ne doit jamais tirer un krys de son fourreau sans lui faire goûter le sang. — Je sais. L’air manifestement troublé, Paul lui reprit l’arme des mains et la glissa dans son étui. Après une brève hésitation, il en vint enfin à ce qui l’avait amené ici : — Pourquoi les Bene Gesserit ne veulent-elles pas me réveiller, Duncan ? Tu as besoin de moi. Tout le monde à bord a besoin de moi. — Oui, mon jeune maître Paul. Nous avons besoin de toi, mais nous avons besoin de toi vivant. — Vous avez besoin de mes talents, et le plus tôt possible. J’ai été le Kwisatz Haderach, et ce ghola possède les mêmes gènes. Imagine tout ce que je pourrais faire pour vous aider. — Le Kwisatz Haderach… (En soupirant, Duncan s’assit sur son lit.) Les Sœurs ont consacré des siècles à sa création, mais en même temps il les terrifiait. Il est censé pouvoir relier l’espace et le temps, distinguer l’avenir aussi bien que le passé, dans des endroits où même une Révérende Mère n’ose aller. Par la force ou par la ruse, il peut forger une union entre les factions les plus diverses. Il dispose de toutes sortes de pouvoirs formidables. — Quels que soient ces pouvoirs, Duncan, il me les faut. Et pour cela, j’ai besoin de mes souvenirs. Essaie de convaincre Sheeana de me laisser essayer. — Elle fera ce qu’elle voudra, et quand elle voudra. Tu surestimes mon influence auprès des Sœurs. — Mais si le filet de l’Ennemi finissait par nous enserrer entièrement ? Si le Kwisatz Haderach était votre seul espoir ? — Leto II était lui aussi un Kwisatz Haderach, même si ni toi ni ton fils n’avez vraiment répondu aux attentes des Bene Gesserit. Les Sœurs ont très peur de ceux qui manifestent des pouvoirs inhabituels. (Il rit.) Après la Dispersion, quand les Sœurs ont ramené le grand Duncan Idaho à la vie, certaines m’ont même accusé d’être un Kwisatz Haderach. Elles ont fait assassiner onze de mes gholas, soit par des hérétiques du Bene Gesserit, soit par des comploteurs du Tleilax. — Mais pourquoi ne veulent-elles pas de ces pouvoirs ? J’aurais cru… — Oh, elles les veulent bien, ces pouvoirs, mais uniquement à condition d’en avoir le contrôle parfait. Il ressentait une profonde affection pour le jeune homme, qui semblait tellement désespéré et perdu. — Je ne peux rien faire sans mon passé, Duncan. Aide-moi à le retrouver! Tu en as vécu une partie avec moi. Tu te souviens, toi. — Oui, je me souviens très bien de toi. (Duncan joignit les mains derrière sa nuque et s’inclina en arrière.) Je me souviens de ton baptême sur Caladan, peu de temps après que tu as failli être assassiné dans les intrigues impériales. Je me souviens comment la famille entière du Duc Leto s’est trouvée en danger dans la Guerre des Assassins. J’ai eu le grand honneur d’être choisi pour t’emmener en lieu sûr, et nous sommes allés tous les deux dans les régions sauvages de Caladan. Nous y avons vécu cachés parmi les indigènes, avec ta grand-mère Héléna qui avait été exilée. C’est à cette époque-là que nous sommes devenus si proches, toi et moi. Oui, je m’en souviens très bien. — Moi, je ne me souviens de rien, soupira Paul. Duncan avait l’impression d’être pris dans une boucle sans fin de ses vies antérieures. Caladan… Dune… les Harkonnen… Alia… Hayt. — Sais-tu vraiment ce que tu me demandes, pour tes souvenirs et ta vie passée ? Lorsque les Tleilaxu ont créé mon premier ghola, c’était pour en faire un assassin. Ils m’ont manipulé parce que j’étais ton ami. Ils savaient que tu ne pourrais pas me repousser, même si tu soupçonnais un piège. — Jamais je ne t’aurais repoussé, Duncan. — J’avais déjà levé mon couteau, prêt à frapper, mais au dernier moment, je suis entré en collision avec moi-même. Hayt, l’assassin programmé, est devenu le fidèle Duncan Idaho. Tu ne peux pas imaginer les souffrances que cela a représenté! (L’air grave, il pointa le doigt vers le jeune homme.) Il faudra une crise similaire pour restaurer ton passé. Paul serra la mâchoire. — Je suis prêt à l’affronter. Je ne crains pas la douleur. En fronçant les sourcils, Duncan lui dit : — Mon jeune Paul, tu mènes une existence trop confortable, car tu as Chani avec toi. Elle assure ton équilibre et ton bonheur… et c’est un sérieux handicap. Par contre, regarde ce qui est arrivé à Yueh. Il a résisté à ses souvenirs de toutes les fibres de son être, et c’est ce qui l’a fait basculer. Mais toi… quel levier peuvent-elles utiliser contre toi, Paul Atréides ? — Nous trouverons bien quelque chose. — Es-tu vraiment prêt à l’accepter ? (Duncan se pencha vers lui, sans manifester aucune pitié.) Imagine que tu ne puisses récupérer ton passé qu’à condition de perdre Chani ? Qu’il faille qu’elle agonise dans tes bras avant que tu puisses de nouveau te souvenir ? Ce dont j’ai besoin par-dessus tout, c’est que mon père sache que je n’ai pas échoué. Je ne veux pas qu’il meure en pensant que j’étais indigne de ses gènes. Le ghola Scytale, interrogatoire de sécurité à bord du non-vaisseau. — Il faut le fabriquer selon des normes précises, insistait le vieux Tleilaxu, dont la voix se brisa. Des normes précises! — Je vais m’en occuper, Père. Le jeune ghola, qui n’avait que treize ans, se chargeait lui-même des soins du vieux Maître. Celui-ci était assis dans un fauteuil rigide, refusant de s’allonger tant qu’on n’aurait pas fabriqué un cercueil traditionnel pour y déposer son corps. Il avait verrouillé ses appartements austères afin que nul autre ne puisse y pénétrer. Il n’avait aucunement l’intention d’être interrompu ou harcelé pendant ses derniers instants. Les organes, les membres et la peau du Maître du Tleilax se dégradaient de plus en plus rapidement. Il y voyait un parallèle avec le non-vaisseau, dont les systèmes tombaient en panne à mesure qu’une partie de l’atmosphère s’échappait dans l’espace, et que de l’eau disparaissait mystérieusement ainsi que des réserves de nourriture. Certains réfugiés parmi les plus paranoïaques voyaient du sabotage dans le moindre panneau lumineux qui clignotait, et nombreux étaient ceux qui tournaient vers le Tleilaxu leurs regards soupçonneux. C’était pour lui une autre raison de grommeler. Au moins, il ne serait bientôt plus là. — Je croyais t’avoir entendu dire que la fabrication de mon cercueil avait déjà commencé. Ces choses-là ne peuvent se faire dans la précipitation. L’adolescent baissa la tête. — Ne vous inquiétez pas. Je respecte strictement les lois de la Charia. — Montre-le-moi, alors. — Votre propre cercueil ? Mais il est destiné à contenir votre corps seulement après que… quand vous… Le vieux Scytale le foudroya de son regard sombre. — Débarrasse-toi de ces émotions inutiles! Tu t’impliques trop dans le processus. C’est indigne. — Mais, Père, ne suis-je pas censé vous être attaché ? Je vois vos souffrances… — Arrête de m’appeler «Père». Pense à moi comme si j’étais toi. Une fois que tu seras devenu moi, je ne serai pas mort. Il est inutile de te lamenter. Chacune de nos incarnations peut être laissée de côté, du moment que la chaîne des souvenirs reste ininterrompue. Le jeune Scytale s’efforça de recouvrer son aplomb. — Vous restez un père pour moi, quels que soient les souvenirs enfouis dans mon esprit. Ces émotions que je ressens, disparaîtront-elles quand mon ancienne existence aura été restaurée ? — Bien sûr que oui. Dans cet instant merveilleux, tu comprendras la vérité - ainsi que tes devoirs. (Scytale agrippa le jeune homme par sa chemise et l’attira vers lui.) Où sont donc tes souvenirs ? Et si je mourais demain, hein ? Le vieux Scytale savait que sa fin était proche, mais il avait exagéré la gravité de son état dans l’espoir de provoquer son remplacement. La fabrication prématurée du cercueil était une autre tentative pour déclencher une crise. Si seulement ils avaient pu être tous les deux sur Tleilax, où l’immersion totale dans les traditions sacrées de la Grande Croyance aurait suffi à réactiver le plus obstiné des gholas… Mais ici, à bord d’un non-vaisseau sans Dieu, les difficultés paraissaient insurmontables. — Jamais le processus n’aurait dû prendre aussi longtemps. — Je n’ai pas su répondre à vos attentes. Un éclair traversa les yeux embrumés du vieux Scytale. — Non seulement mes attentes, mais celles de tout ton peuple. Si tu ne réactives pas tes souvenirs, notre race - toute notre histoire et tout le savoir emmagasiné dans mon esprit - disparaîtra de l’univers. Es-tu prêt à assumer cette responsabilité ? Je refuse de croire que Dieu ait pu ainsi se détourner de nous. C’est triste à dire, mais notre destinée dépend entièrement de toi. Le ghola semblait abattu, comme si un poids insupportable venait d’être posé sur ses épaules. — Je fais tout ce que je peux dans ce but, Père. (Il avait utilisé ce mot délibérément.) Et tant que je n’aurai pas réussi, vous devrez faire tout ce que vous pourrez pour rester en vie. Ah, il manifeste enfin un peu de caractère, se dit Scytale avec amertume. Mais ce n’est pas suffisant. Quelques jours plus tard, le ghola se tenait à côté du lit de mort de son père, son propre lit de mort. C’était comme s’il s’était désincarné et observait sa vie lui filer doucement entre les doigts. Le garçon ressentait une curieuse impression de détachement. Depuis qu’il avait émergé de la cuve axlotl, Scytale n’avait aimé qu’une personne au monde : lui-même… aussi bien celui qu’il avait été que celui qu’il allait être. Cet homme dont l’organisme se décomposait lui avait fourni les cellules de son propre corps, des cellules qui contenaient tous ses souvenirs et ses vies passées, tout le savoir des Tleilaxu. Mais il ne lui avait pas donné la clef pour les activer. Le jeune ghola avait beau déployer tous ses efforts, ses souvenirs refusaient obstinément de se manifester. Il serra la main du vieil homme dans la sienne. — Pas encore, Père. J’essaie, pourtant, j’essaie. Le vieux Scytale fixa sa jeune copie de ses yeux presque aveugles. — Pourquoi… me déçois-tu à ce point ? Yueh avait retrouvé sa vie antérieure, et en ce moment même, deux autres gholas - Stilgar et Liet-Kynes - subissaient la torture mentale. Comment de simples sorcières pouvaient-elles réussir là où un Maître du Tleilax restait impuissant ? Les Bene Gesserit n’auraient jamais dû être aussi expertes dans l’art de provoquer des avalanches de souvenirs. Si Scytale en était incapable, les Tleilaxu seraient relégués aux poubelles de l’Histoire. Le vieil homme fut saisi d’une quinte de toux sifflante, et le jeune garçon se pencha vers lui, les larmes ruisselant sur son visage. Le vieux Scytale cracha un peu de sang. Sa déception et son désespoir étaient presque palpables. Une sonnette insistante à la porte annonça l’arrivée de deux docteurs Suk. Le Rabbi, au nez chaussé de lunettes, était manifestement dégoûté de devoir être là, tandis que le jeune Yueh semblait encore secoué par le récent retour de ses souvenirs. Scytale lut dans leurs yeux qu’ils savaient tous deux que le vieux Maître allait bientôt mourir. Il y avait d’autres praticiens Suk parmi les sorcières, mais Scytale avait insisté pour n’être soigné que par le Rabbi, et uniquement en cas d’absolue nécessité. Tous étaient des powindah impurs, mais au moins le Rabbi n’était pas une femelle répugnante. Mais Scytale devrait peut-être préférer Wellington Yueh au vieux Juif. Le Maître du Tleilax devait cependant se soumettre à certains examens médicaux, ne serait-ce que pour rester en vie jusqu’à ce que son « fils » soit réactivé. Scytale releva la tête. — Allez-vous-en! Nous sommes en prière. — Vous croyez que ça me plaît, de soigner des gholas ? De sales Tleilaxu ? Vous croyez que je suis content d’être ici ? Pour ce qui me concerne, vous pouvez bien mourir tous les deux! Mais Yueh s’approcha avec une trousse médicale, écartant doucement le jeune Scytale pour vérifier les paramètres vitaux du mourant. Debout derrière Yueh, le Rabbi observait avec des yeux de vautour. — Il n’en a plus pour bien longtemps, maintenant. Quel prêtre étrange, se dit le jeune Scytale. Même au milieu des relents de désinfectant, de médicaments et de maladie, il dégageait toujours lui-même une odeur bizarre. — Nous ne pouvons pas faire grand-chose, déclara Yueh sur un ton plein de compassion. En haletant, le vieux Scytale lâcha d’une voix rauque : — Un Maître du Tleilax ne devrait pas être aussi faible et décrépit. C’est… c’est inconvenant. Son jeune ghola essaya encore de déclencher le flot de ses souvenirs, de les forcer à surgir dans son esprit par la seule force de sa volonté, comme il l’avait déjà tenté si souvent. Le passé essentiel devait être là, quelque part, profondément enfoui. Mais il ne perçut pas le moindre frémissement, pas la moindre lueur d’espoir. Et si, en fait, mes souvenirs n’étaient pas vraiment là ? Il y avait peut-être eu une terrible anomalie dans le processus de sa création. Son pouls s’accéléra sous l’effet d’une panique grandissante. Plus beaucoup de temps. Jamais assez de temps. Il essaya de chasser cette idée de son esprit. Son corps pouvait fournir tout le matériel cellulaire qu’il fallait pour créer d’autres gholas de Scytale, et effectuer autant d’essais que nécessaire. Mais si ses propres souvenirs n’avaient pas réussi à remonter à la surface, pourquoi un ghola identique réussirait-il sans l’aide de l’original ? Je suis le seul à avoir connu le Maître aussi intimement. Il aurait voulu pouvoir secouer Yueh, exiger de savoir comment il avait réussi à se souvenir de son passé. Ses larmes, qui coulaient maintenant en abondance, tombaient sur la main du vieil homme, mais Scytale savait qu’elles étaient insuffisantes. La poitrine de son père se contracta dans un râle d’agonie presque imperceptible. Les équipements de vie se mirent à bourdonner avec plus d’intensité, et les aiguilles s’agitèrent sur les cadrans. — Il est tombé dans le coma, annonça Yueh. Le Rabbi hocha la tête. Tel un bourreau décrivant son programme, il dit : — Trop faible. Il va mourir, maintenant. Scytale sentit son cœur se serrer. — Il a perdu espoir en moi. Son père ne saurait jamais s’il avait finalement réussi… Il allait disparaître rongé par l’inquiétude. La dernière grande calamité dans la longue succession des désastres qui avaient frappé la race des Tleilaxu. Il saisit la main du vieil homme. Elle était froide, trop froide. Il sentit la vie qui s’échappait. J’ai échoué! Comme assommé, Scytale tomba à genoux à côté du Ut. Dans son désespoir écrasant, il sut avec une certitude absolue qu’il ne parviendrait jamais à ressusciter ses souvenirs récalcitrants. Pas tout seul. Perdus! À jamais perdus! Tout ce qui constituait la race illustre des Tleilaxu. Il ne put supporter l’étendue du désastre. La conscience de sa défaite vint lui déchirer le cœur comme du verre brisé. Soudain, le jeune Tleilaxu sentit quelque chose changer en lui, suivi d’une explosion entre les tempes. Il poussa un grand cri sous l’effet de la douleur atroce. Il crut d’abord qu’il était lui-même en train de mourir, mais au lieu d’être englouti par les ténèbres, il perçut de nouvelles pensées traversant son esprit comme une traînée de poudre. Un torrent de souvenirs indistincts commença à se déverser, mais Scytale était capable de s’arrêter sur chacun d’eux, juste le temps de l’absorber et de le réintégrer dans ses synapses. Tous ces précieux souvenirs retrouvaient enfin leur place. La mort de son père avait rompu la digue. Scytale récupérait enfin tout ce qu’il était censé savoir, la base de données vitale d’un Maître du Tleilax, tous les antiques secrets de sa race. Empli de fierté et d’une dignité retrouvée, il se releva. Il essuya ses larmes et contempla la copie de lui-même, abandonnée sur le Ut. Ce n’était rien d’autre qu’une carcasse desséchée. Il n’avait plus besoin de ce vieillard. Il y a dans ces enfants gholas des âmes anciennes qui ressemblent aux voix de la Mémoire Seconde. La tâche qui nous attend est d’accéder à ces âmes et de les exploiter. Journal de bord, inscription de Duncan Idaho. Dans son corps d’adolescent dégingandé, empli des souvenirs d’une longue vie et de la honte de ses actes passés, Wellington Yueh marchait lentement, chaque pas le rapprochant du moment tant redouté. Il sentait sur son front une brûlure là où un diamant aurait dû être tatoué. Au moins, il n’avait plus à arborer ce mensonge. Il savait que s’il voulait vraiment que cette nouvelle vie soit différente de la précédente, avec toutes ses erreurs, il lui fallait regarder en face les atrocités qu’il avait commises. Aujourd’hui, des milliers d’années plus tard et de l’autre côté de l’univers, la Maison Atréides revivait autour de lui : Paul Atréides, Dame Jessica, Duncan Idaho, Thufir Hawat. Au moins, le Duc Leto n’avait pas été ressuscité en ghola. Pas encore. Yueh ne pensait pas être capable de regarder en face l’homme qu’il avait trahi. Affronter celle qui avait été sa concubine serait déjà assez difficile comme ça. Yueh poursuivit son chemin d’un pas lourd vers les appartements de Jessica. Il entendit un rire d’enfant et une voix de femme. Soudain, la petite Alia déboucha d’une cabine et se précipita dans une autre, poursuivie par une rectrice courroucée. La petite fille était extrêmement précoce pour ses deux ans, avec une trace du génie qui avait caractérisé la première Alia; la saturation d’épice dans la cuve axlotl avait opéré un changement, mais elle ne possédait pas la Mémoire Seconde complète de son modèle d’origine. La rectrice referma la porte derrière elle. Ni l’une ni l’autre ne prêtèrent attention à Yueh. Alia était le ghola le plus récent; le projet avait été interrompu après le meurtre affreux des trois cuves et des fœtus. Voilà au moins un crime que je n’ai pas sur la conscience. Mais les Bene Gesserit allaient bientôt reprendre l’opération. Elles discutaient déjà des cellules qu’elles allaient implanter dans les nouvelles cuves axlotl. Irulan ? L’Empereur Shaddam lui-même ? Le Comte Fenring… ou pire encore ? Yueh frémit à cette idée. Il craignait que les sorcières n’aillent au-delà de ce qui était réellement nécessaire, et ne se mettent simplement à jouer avec des vies, leur infernale curiosité leur faisant abandonner toute prudence. Il s’arrêta un instant devant la porte de Jessica et rassembla son courage. J’affronterai ma peur. N’était-ce pas une partie de cette Litanie que les sorcières récitaient si souvent ? Dans leurs incarnations actuelles de gholas, Jessica et Yueh avaient été suffisamment proches pour pouvoir se considérer comme des amis. Mais depuis qu’il était redevenu le docteur Yueh, tout avait changé. J’ai maintenant une deuxième chance, se dit-il. Mais le chemin qui mène à ma rédemption est long, et la pente très abrupte. Il sonna, et Jessica vint lui ouvrir. — Ah, bonjour, Wellington. J’étais justement en train de lire un hololivre avec mon petit-fils, qui évoque les premières années de Paul. Un de ces innombrables journaux que la Princesse Irulan ne cessait d’écrire… Elle le fit entrer, et il vit Leto II assis en tailleur sur le tapis. Le petit garçon était d’un tempérament solitaire, mais il venait fréquemment passer un moment avec sa « grand-mère ». Yueh sursauta lorsqu’elle referma la porte derrière eux, comme si elle scellait son destin et le privait de toute possibilité de s’échapper. Les yeux baissés, il poussa un profond soupir et dit: — Je viens m’excuser auprès de vous, ma Dame. Bien que je sache que vous ne pourrez jamais me pardonner. Jessica le prit par les épaules. — Nous avons déjà discuté de cela. Vous ne pouvez pas porter la responsabilité de ce qui s’est passé il y a si longtemps. Ce n’était pas vraiment vous. — Si, c’était moi, parce que je me souviens de tout, maintenant! Nous autres gholas n’avons été créés que dans un seul but, et nous devons en assumer les conséquences. Jessica le regarda d’un air impatient. — Nous savons tous ce que vous avez fait, Wellington. Je l’ai accepté, et cela fait longtemps que je vous ai pardonné. — Mais me pardonnerez-vous encore, une fois que vous aurez retrouvé vos souvenirs ? Le moment viendra où ces chambres de la mémoire s’ouvriront dans votre esprit et raviveront les terribles blessures anciennes. Nous devons faire face au sentiment de culpabilité que nos prédécesseurs nous ont légué, car sinon, nous serons dévorés par les actes que nous n’avons jamais commis. — C’est un territoire inconnu pour nous tous, mais je soupçonne que nous avons tous beaucoup à nous faire pardonner. Elle cherchait à le consoler, mais il ne pensait pas le mériter. Leto interrompit sa lecture et leva les yeux vers eux Jessica caressa doucement la joue de Yueh. — Il m’est impossible de comprendre ce que vous avez subi, ni ce que vous endurez encore. Je le saurai bien assez tôt, j’imagine. Mais vous devriez vous attacher à ce que vous voulez devenir, et non pas à ce que vous craignez d’être. Présenté ainsi, cela paraissait si simple, mais malgré tous ses efforts, il avait été corrompu autrefois. — Et si je commettais de nouveau un acte abominable dans cette nouvelle existence ? L’expression de Jessica se durcit. — Alors, personne ne pourrait plus rien pour vous. Vous croyez avoir les yeux ouverts, et pourtant vous ne voyez pas. Admonestation du Bene Gesserit. Sur Buzzell, les brisants venaient s’écraser contre le récif non-en projetant un rideau d’écume. Sur le rivage, en compagnie de la Sœur Corysta, la Mère Commandante Murbella observait les ébats des Phibiens dans les eaux profondes. Les créatures amphibies, à la peau luisante et lisse, plongeaient dans les rouleaux et surgissaient de nouveau à la surface. — Ils aiment leur liberté retrouvée, dit Corysta. Comme les dauphins des océans de l’ancienne Terre, pensa Murbella en admirant leurs corps athlétiques. Humains… et pourtant si différents. — Cela m’intéresse plus de les voir récolter des gemmones, dit-elle en tournant son visage vers la brise chargée de sel. (Des nuages gris se formaient, mais l’air restait chaud et humide.) Nos dettes de guerre sont écrasantes. Nous avons largement épuisé nos lignes de crédit, et certains de nos fournisseurs parmi les plus importants exigent un paiement sûr - en gemmones, par exemple. Au cours des mois qui avaient suivi son départ d’Oculiat, la Mère Commandante avait voyagé de planète en planète, examinant les défenses de l’humanité. Les rois, présidents et seigneurs de la guerre locaux, prenant conscience du grand danger qui les menaçait, avaient accepté de fournir des vaisseaux de guerre qui venaient s’ajouter à ceux que la Guilde construisait dans les arsenaux de Jonction. Chaque gouvernement, chaque groupement de planètes alliées, mettait tous ses moyens en œuvre pour inventer ou acquérir de nouvelles armes utilisables contre l’Ennemi, mais rien d’efficace n’avait encore été trouvé pour l‘instant Les Ixiens continuaient de tester les Oblitérateurs, dont la fabrication s’était révélée plus difficile qu’ils ne l’avaient cru au départ. Murbella exigeait toujours plus d’efforts, de matériel et de sacrifices. Cela ne suffirait pas. Et la guerre se poursuivait. Les pestes se répandaient. Les flottes robotiques détruisaient chaque planète humaine qu’elles rencontraient. À la limite de l’une des zones principales de combat, trois nouvelles Sheeana avaient mobilisé les populations prises entre marteau et enclume, mais en vain. Pour l’instant, depuis qu’Omnius avait lancé ses vaisseaux à travers l’espace, Murbella ne pouvait prétendre à une seule victoire indiscutable. Dans ses moments les plus sombres, les chances lui paraissaient faibles et les obstacles insurmontables. Des milliers d’années auparavant, lorsque les combattants du Jihad Butlérien avaient eux-mêmes dû faire face à une situation impossible, les humains n’avaient pu triompher qu’en payant un prix effroyable. Ils avaient déversé d’innombrables armes atomiques qui avaient détruit non seulement les machines pensantes, mais également des centaines de milliards d’êtres humains retenus en esclavage. Cette victoire à la Pyrrhus avait laissé une tache indélébile sur l’âme humaine. Et voilà qu’à présent, malgré ce sacrifice monumental, Omnius était de retour, telle une mauvaise herbe dont on ne peut jamais vraiment détruire les racines. À en juger par le rythme de progression des machines pensantes, il ne faudrait guère qu’un an ou deux avant que l’humanité ne soit contrainte à une confrontation finale. Une fois que les manufacturants d’Ix auraient enfin fourni les Oblitérateurs, toutes les forces militaires constituées sur les différentes planètes formeraient une ligne de front dans l’espace. Pour Murbella, ce moment ne viendrait jamais assez tôt. — Depuis deux ans, notre production de gemmones n’a cessé d’augmenter de mois en mois. (Tout en parlant, Corysta ne quittait pas des yeux les créatures aquatiques.) Les Phibiens sont beaucoup plus productifs maintenant que les Honorées Matriarches ne sont plus là pour les torturer. Et ils ne jouaient jamais comme ça autrefois. Ils se sentent désormais chez eux dans les océans de Buzzell, qui ont été si longtemps leur prison. Corysta avait été autrefois une Mère Génitrice exilée sur cette planète pour avoir voulu garder son bébé pour elle, ce qui constituait un crime aux yeux du Bene Gesserit. Elle dirigeait maintenant avec une grande compétence les opérations de récolte des gemmones. Elle veillait à ce que les pierres précieuses soient convenablement triées, nettoyées et emballées avant d’être remises aux intermédiaires du CHOM. — Il n’empêche qu’il nous faut encore plus de gemmones. — J’en parlerai aux Phibiens, Mère Commandante. Je leur expliquerai que nous sommes dans un grand besoin, et que l’Ennemi approche. Pour moi, ils accepteront de travailler encore plus. (Le sourire de Corysta était indéchiffrable.) Je le leur demanderai à titre personnel. — Et vous pensez que ça marchera ? Corysta haussa les épaules. Les Phibiens continuaient déjouer dans les flots, jaillissant bien haut dans les airs et replongeant aussitôt. Corysta leur fit un signe de la main en riant. Ils semblaient savoir qu’elle les regardait. Le soleil faisait miroiter l’eau. Ces Phibiens donnaient-ils une sorte de spectacle ? Soudain, une forme massive et serpentine émergea des profondeurs près des créatures absorbées dans leurs jeux. Une tête aveugle s’éleva au-dessus des vagues, pourvue d’une gueule ronde garnie de dents cristallines étincelantes. Elle pivota lentement, détectant des vibrations à l’aide de ses branchies latérales. On aurait dit un serpent de mer des légendes anciennes. Murbella retint son souffle. À sa grande stupéfaction, cet animal ressemblait à un ver des sables de Rakis - mais d’une dizaine de mètres de long seulement, et avec des adaptations lui permettant de vivre dans l’eau. C’était impossible! Un ver marin ? Corysta descendit précipitamment au bas des rochers et s’avança dans les vagues. Les Phibiens avaient déjà vu le monstre et tentaient de s’enfuir. Le ver s’élança sur eux comme une flèche, ses anneaux verdâtres brillant dans le soleil. Deux autres monstres sinueux émergèrent des profondeurs et se mirent à tourner autour des Phibiens. Ceux-ci se regroupèrent en une formation défensive; l’un des mâles, qui avait une cicatrice au front, sortit un couteau à large lame, l’outil utilisé pour détacher les cholistères du fond de l’océan. Les autres Phibiens brandirent également les leurs. Des armes dérisoires contre de tels serpents de mer… Alors que l’eau lui arrivait à mi-cuisse, Corysta glissa sur les rochers couverts d’algues. Murbella courut pour la rejoindre, le regard fixé sur ce qui se passait au milieu des vagues. — Que sont ces créatures ? — Des monstres! Je n’ai jamais rien vu de tel! Le Phibien balafré poussa un long hululement et frappa la surface de l’eau de sa main palmée. Ses compagnons s’égaillèrent aussitôt comme un banc de poissons apeurés, certains plongeant sous l’eau tandis que d’autres s’éloignaient rapidement au milieu des rouleaux. Bien que dépourvus d’yeux, les vers savaient exactement où étaient les Phibiens. D’une rapide détente de leurs longs corps serpentins, ils s’élancèrent à leur poursuite, les chassant vers le rivage rocheux. Murbella et Corysta virent le plus grand des vers engloutir l’un des Phibiens dans sa gueule écumante. Les autres vers attaquèrent à leur tour tels des requins affolés par le sang. Murbella agrippa Corysta par l’épaule pour l’empêcher d’aller plus loin dans les brisants. Elles étaient impuissantes à empêcher cette violence. — Mon Enfant de la Mer, gémit Corysta. Les vers marins s’agitaient et projetaient d’immenses gerbes d’écume tandis qu’ils dévoraient leurs proies. Des vagues sanglantes vinrent lécher les jambes de Murbella, qui entraîna Corysta en pleurs jusqu’au rivage. Une planète n’est pas qu’un simple objet d’étude. C’est aussi un outil, ou même une arme, dont nous pouvons nous servir pour marquer la Galaxie de notre empreinte. Liet-Kynes, l’original. Maintenant que Stilgar et Liet-Kynes avaient retrouvé leurs souvenirs de gholas, ils étaient devenus les experts du vaisseau en recyclage extrême, permettant aux fugitifs de tirer le maximum de leurs ressources réduites. Les systèmes vitaux de l’Ithaque avaient été conçus par des génies de la Dispersion, des descendants de ceux qui avaient survécu aux effroyables Temps de la Famine. La technologie utilisée était d’une très grande efficacité et aurait dû permettre aux occupants du non-vaisseau de vivre en autarcie pendant de très longues périodes, même avec une population croissante. Mais pas avec ces actes de sabotage. Grand et mince, avec le corps d’un jeune homme et les yeux pleins d’expérience d’un naib, Stilgar semblait prêt pour une expédition dans le désert. Liet-Kynes et lui avaient d’abord noué des liens d’amitié du fait de leurs centres d’intérêt communs, et ces liens s’étaient renforcés lorsqu’ils avaient retrouvé leur passé. Liet refusait de parler de la façon dont Sheeana avait procédé avec lui - c’était un sujet trop intime pour être confié même à un ami proche. Quant à Stilgar, il ne pouvait oublier ce que les sorcières lui avaient fait subir. Jusqu’au plus profond de son être, c’était un homme du désert d’Arrakis. Sous la supervision de la Rectrice Supérieure Garimi, il avait lu son histoire personnelle, jeune commando luttant contre les Harkonnen, puis naib, et enfin fidèle compagnon de Muad’Dib. Mais pour réactiver ses souvenirs de ghola, les Sœurs avaient essayé de le noyer. Au bord d’un bac d’eau recyclée, Sheeana et Garimi lui avaient attaché des poids aux chevilles. Il avait tenté de résister, mais il n’était pas de taille à lutter contre les deux sorcières. — Qu’est-ce que j’ai fait ? Pourquoi me traitez-vous ainsi ? — Retrouve ton passé, lui avait dit Sheeana, ou bien meurs. — Sans tes souvenirs, tu ne nous es d’aucune utilité. Autant te noyer, avait ajouté Garimi. Et elles l’avaient jeté à l’eau. Incapable de se débarrasser du lest fixé à ses chevilles, Stilgar avait rapidement coulé. Il s’était débattu de toutes ses forces, mais l’eau qui l’entourait était plus oppressante qu’un nuage de poussière dans une tempête de sable. En levant les yeux, il n’avait pu distinguer que les vagues silhouettes des deux femmes. Aucune n’avait esquissé le moindre geste pour l’aider. Il avait les poumons en feu, et un voile de ténèbres commençait à descendre devant ses yeux. Stilgar continuait de se débattre, mais il s’affaiblissait rapidement. Il avait désespérément besoin de respirer. Il aurait voulu crier - il avait besoin de crier - mais il n’y avait pas d’air. Des bulles s’échappaient en rugissant de sa bouche ouverte. Vint un moment au-delà du supportable, et il aspira profondément, emplissant ses poumons d’eau. Il ne voyait pas comment sortir de cette cuve… … qui, soudain, ne fut plus une cuve mais une rivière, large et profonde. Il se rendit compte qu’il était sur l’une des planètes où il avait combattu pendant le jihad de Muad’Dib. Il accompagnait un régiment de Caladan, et il leur avait fallu franchir cette rivière à gué. L’eau était plus profonde que prévu, et tous avaient perdu pied. Ses compagnons, qui savaient nager pratiquement depuis la naissance, n’avaient eu aucun problème pour rejoindre l’autre rive, et en avaient même ri. Mais Stilgar avait été entraîné vers le fond. Il avait également avalé de l’eau et failli se noyer. Finalement, Sheeana hissa Stilgar hors de la cuve et entreprit de pomper le contenu de ses poumons. Un docteur Suk vint ranimer le jeune ghola, tout en adressant de vifs reproches aux deux Sœurs. Elles le firent rouler sur le côté et il se mit à recracher des gorgées d’eau amère. Il eut juste la force de se mettre à genoux. Quand il tourna son regard noir vers Sheeana, ce n’était plus un garçon de onze ans. C’était le Naib Stilgar. Plus tard, quand il vit que Liet avait lui aussi été réactivé, il n’osa pas demander à son ami quelle terrible épreuve il avait dû subir… À présent, ils se rendaient dans la grande soute pour voir les vers des sables, comme ils le faisaient si souvent. La haute galerie d’observation était un de leurs endroits préférés, surtout maintenant. Les gigantesques vers éveillaient en eux des sentiments ataviques très forts. En approchant, Stilgar sentit le parfum réconfortant de l’air chaud et sec, auquel se mêlaient des odeurs distinctes de cannelle et de ver des sables. Il sourit un instant avec nostalgie, avant de froncer les sourcils. — On ne devrait pas pouvoir sentir ces odeurs. Liet hâta le pas. — Cet environnement doit être parfaitement préservé. Si les joints d’étanchéité sont défectueux, l’humidité risque de pénétrer dans la soute. Encore une défaillance du vaisseau, après tant d’autres! Ils se précipitèrent dans la salle de maintenance où ils trouvèrent le jeune Thufir Hawat en train de diriger des travaux de réparation. Deux Sœurs du Bene Gesserit et Lévi, l’un des réfugiés juifs, étaient en train de poser de nouveaux panneaux de cristoplaz en appliquant des joints épais autour des fenêtres. Thufir semblait soucieux. Stilgar s’avança d’un air menaçant. La surveillance des vers des sables et des systèmes de recyclage était une tâche qui lui revenait ainsi qu’à Liet. — Que faites-vous ici, Hawat ? Thufir eut l’air surpris devant le ton d’accusation du Fremen. — Quelqu’un a versé de l’acide sur les joints. Le produit corrosif a non seulement détruit l’enduit, mais également une partie du cristoplaz et des parois métalliques. — Nous sommes intervenus à temps, dit Lévi. Nous avons aussi trouvé un engin à retardement qui aurait vidé l’un de nos réservoirs d’eau dans la soute, suffisamment pour l’inonder. Stilgar trembla de rage. — Les vers n’y auraient pas survécu. — J’ai vérifié ces systèmes moi-même, dit Liet, pas plus tard qu’il y a deux jours. Ce n’est pas une simple panne. — Non, dit Thufir. Notre saboteur s’est remis à l’œuvre. Tandis que Stilgar promenait son regard soupçonneux sur le groupe, Liet se dépêcha d’aller vérifier les cadrans de contrôle de l’environnement. — Il ne semble pas y avoir de dégâts irréversibles. Toutes les valeurs sont dans des plages acceptables. Les épurateurs vont rapidement rétablir l’atmosphère au niveau souhaitable. Stilgar mit un soin particulier à inspecter les nouveaux joints, qu’il trouva corrects. Liet et lui échangèrent un regard signifiant qu’ils devaient se méfier de tous. Sauf de nous deux, décida Stilgar. Autrefois, au cours de leur première existence, ils avaient vécu ensemble de nombreuses aventures dans leur lutte contre les abominables Harkonnen. Comme son père, Liet avait mené une double vie, prêchant des rêves grandioses au peuple du désert tout en remplissant ses fonctions de Planétologiste Impérial et d’Arbitre du Changement. Liet était également le père de Chani. Le ghola de la jeune fille ne pouvait encore se souvenir de lui, mais lui se souvenait d’elle, et il la regardait en éprouvant un étrange sentiment d’amour à travers les siècles. Incommodé par les odeurs acres d’acide et de mastic, Stilgar se détourna de la baie d’observation, le visage sombre. — Désormais, je dormirai ici. Je ne laisserai pas Shai-Hulud mourir, pas tant qu’il me restera un souffle de vie. — Je travaille avec le Bashar, dit Thufir. Il doit forcément y avoir des indices, un début de piste, qu’il ne nous reste plus qu’à trouver. Le liquide corrosif provient des réserves sécurisées, il doit donc y avoir des empreintes digitales ou des traces génétiques. (Ce Thufir-là n’avait pas les lèvres teintées de rouge par le sapho, sa peau n’était pas grise, et ses yeux ne contenaient pas la sagesse et l’expérience accumulées avec le temps, comme dans les portraits anciens.) Les imageurs ont peut-être saisi le saboteur lorsqu’il s’est introduit dans le pont d’observation. Une fois que nous l’aurons capturé, nous pourrons dormir plus tranquilles. — Non, répliqua Stilgar. Même dans ce cas, jamais je ne baisserai ma garde. Dans une recrudescence soudaine, les sabotages se poursuivirent de multiples façons et un peu partout dans l’immense vaisseau, mettant les nerfs des passagers à rude épreuve. Les Bene Gesserit restaient vigilantes, tandis que le Rabbi rassemblait un nombre croissant de fidèles en leur parlant d’espions et d’assassins qui rôdaient à bord. Duncan analysait les enregistrements et élaborait des projections. Il continuait de se demander si l’un des Belluaires ne se trouvait pas à bord, après avoir survécu à la collision de son appareil avec le non-vaisseau. Où diable ce saboteur pouvait-il bien se cacher ? Après des années de recherches, Duncan et Teg se trouvaient à court d’idées. Comment cet adversaire parvenait-il à échapper aux imageurs de surveillance, aux interrogatoires des Diseuses de Vérité et aux fouilles méthodiques ? À l’occasion de quelques incidents suspects, on avait pu discerner une silhouette brouillée se déplaçant dans des zones interdites, mais les techniques d’amplification graphique n’avaient pas permis de préciser suffisamment les traits du visage. Le saboteur semblait savoir exactement où et quand frapper. Toute une succession de petites pannes et d’incidents mineurs, mais dont l’accumulation finissait par affaiblir le vaisseau et épuiser ses occupants. A une occasion, les imageurs avaient détecté ce qui semblait être un homme avançant furtivement dans un couloir près d’une batterie d’épurateurs à oxygène et de circulateurs d’air. Vêtu d’une tenue sombre et d’une cagoule lui cachant la plus grande partie du visage, il tenait à la main un long couteau argenté et une barre métallique. Son corps était penché en avant pour lutter contre le puissant courant d’air. Soudain, l’homme s’était glissé prestement dans la salle principale de recyclage, où d’immenses ventilateurs propulsaient l’air à travers d’épais rideaux de fibres imprégnées de biogel pour en éliminer les impuretés, avant de l’envoyer dans le vaisseau par un réseau de conduites. Comme saisi d’une rage subite, le saboteur inconnu se mit à taillader les filtres poreux puis à les arracher de leur cadre, neutralisant ainsi leur capacité à purifier l’air. Son acte de destruction sauvage terminé, il fit demi-tour pour s’enfuir. Pas une seule image ne permettait de distinguer son visage; il n’était même pas possible de déterminer si le vandale masqué était un homme ou une femme. Le temps que le personnel de sécurité se précipite dans cette zone, le saboteur avait disparu. Duncan n’avait même pas besoin de murmurer la réponse évidente : c’était un Danseur-Visage. Il avait soigneusement passé au crible tous les enregistrements concernant les vaisseaux kamikazes des Belluaires, notant les endroits où ils s’étaient écrasés contre la coque de Y Ithaque ainsi que la façon dont la mort des pilotes avait été confirmée et ce que l’on avait fait des cadavres. L’un de ces changeurs de forme avait dû réussir à s’échapper de son épave en flammes. Pire encore, ils étaient peut-être plusieurs à avoir survécu. Il flottait dans l’air humide des relents d’algues et de déchets. Duncan se tenait sur la passerelle glissante au-dessus d’une des plus grandes cuves, dont le contenu entier était mourant. Empoisonné. À côté de lui, s’agrippant d’une main à la balustrade, Teg examinait les analyses chimiques défilant sur son écran portatif. Il fronça les sourcils. — Des métaux lourds, de puissantes toxines, toute une liste de composés chimiques mortels que même ces algues ne peuvent assimiler. Il retira une poignée dégoulinante du matériau visqueux. La substance, qui avait été autrefois verte et fertile, était maintenant brunâtre et se décomposait rapidement. — Le saboteur essaie de détruire nos sources de nourriture, dit Duncan. Tout comme notre atmosphère. — Dans quel but ? Pour nous tuer, semble-t-il. — Ou simplement pour nous réduire à l’impuissance. Duncan jeta un dernier coup d’œil à la cuve. Il était furieux, et avait l’impression d’avoir été violé. — Mets les équipes au travail pour vidanger et nettoyer le bac. Il faut le décontaminer au plus vite et récupérer des composants d’amorçage dans les autres cuves pour fertiliser la biomasse. Nous devons la stabiliser avant que d’autres problèmes ne surviennent. Duncan était seul sur la passerelle de navigation quand une nouvelle catastrophe se produisit. Au fil des années, les passagers avaient appris à ne plus faire attention aux légères vibrations du non-vaisseau dans sa course. Mais soudain, une violente secousse et une modification évidente de cap faillirent le faire tomber de son fauteuil. Il appela aussitôt Teg et Thufir, et se précipita à la console de contrôle pour observer l’espace environnant. Il craignait une collision avec un débris spatial, ou quelque anomalie gravitationnelle. Mais il ne repéra aucune trace d’impact, aucun obstacle à proximité. L’Ithaque était manifestement en train de tourner sur lui-même, et il s’efforça de le stabiliser à l’aide des nombreux réacteurs auxiliaires placés autour de la coque. Il réussit à ralentir la rotation, mais sans pouvoir l’arrêter complètement. Tandis que l’immense vaisseau continuait de pivoter, il aperçut une traînée d’argent étincelante, comme une écharpe de brume, qui s’échappait de la poupe. L’un des trois réservoirs d’eau principaux de l’Ithaque avait été délibérément vidangé. L’immense jet d’eau avait été assez puissant pour dévier l’Ithaque de sa trajectoire. Le déplacement du ballast du vaisseau avait provoqué sa rotation. À mesure que l’eau s’échappait, telle la queue d’une comète, la diminution du moment d’inertie aggravait encore leur situation. Les réserves du vaisseau! Duncan manipula fébrilement les commandes pour prendre le contrôle de la trappe du réservoir, en espérant que le mystérieux saboteur s’était contenté de l’ouvrir normalement plutôt que de se servir d’une des mines mortelles entreposées dans l’armurerie. Teg fit irruption sur la passerelle au moment même où Duncan était enfin parvenu à refermer la trappe et à conserver ce qu’il restait d’eau dans le réservoir. Le Bashar se pencha au-dessus des écrans, l’air soucieux. — Il y avait là assez d’eau pour une année entière! Il promena nerveusement son regard gris autour de lui. Duncan se mit à arpenter le pont en observant le voile de brume de l’eau dispersée. — Nous pourrions en récupérer une partie, en la recueillant sous forme de glace, et dès que j’aurai stabilisé l’Ithaque… Mais c’est alors qu’il vit d’autres lignes apparaître, des fibres multicolores étincelantes qui commençaient à se rassembler autour du vaisseau comme une toile d’araignée. Le filet de l’Ennemi! Une fois encore, il brillait suffisamment pour que Teg puisse le voir, lui aussi. — Ah, bon sang! Pas maintenant! Duncan retourna précipitamment à son fauteuil de pilote et activa les générateurs Holtzman. Avec un ou plusieurs saboteurs à bord, ceux-ci avaient peut-être été piégés pour exploser, mais il n’avait pas le choix. Il força les machines énigmatiques à replier l’espace bien avant d’avoir réfléchi au cap qu’il convenait de prendre. Le non-vaisseau, tournoyant toujours sur lui-même, se retrouva ailleurs. Ils survécurent. Duncan se tourna vers Teg et dit en soupirant : — De toute façon, nous n’aurions pas pu récupérer grand-chose de toute cette eau perdue. Même les systèmes de recyclage sophistiqués du vaisseau avaient leurs limites, et les agissements du saboteur les amenaient maintenant - comme il le souhaitait - à une conclusion inévitable. Après des années sans escale, il leur fallait reconstituer les réserves du vaisseau dès qu’ils auraient repéré une planète acceptable. La tâche n’était pas simple, dans cette vaste Galaxie aux distances inconcevables. Ils n’en avaient trouvé aucune depuis celle des Belluaires. Mais Duncan savait bien que ce n’était pas là le seul problème. Lorsqu’ils trouveraient enfin cette planète, ils seraient obligés de s’exposer à l’Ennemi - une fois de plus. Synchronie est plus qu’une machine, plus au ‘une métropole; c’est l’extension du suresprit lui-même. Elle se déplace et se transforme sans cesse en d’autres configurations. Au début, j’ai cru qu’il s’agissait d’une tactique défensive, mais cela semble impliquer une autre force, une étincelle créatrice surprenante. Ces machines sont extrêmement bizarres. Baron Vladimir Harkonnen, le ghola. La métropole qui s’étalait sous leurs yeux était belle à sa façon, industrielle et métallique : des angles aigus et des courbes lisses, et une débauche d’énergie lorsque ses structures se déplaçaient en étincelant, comme une gigantesque machine parfaitement réglée. Des bâtiments anguleux et des tours sans fenêtres couvraient chaque mètre carré. Le Baron n’apercevait aucune verdure repoussante, pas de fleurs ni de paysages bariolés, pas une feuille ni le moindre brin d’herbe. Synchronie était un symbole trépidant de productivité, ainsi que des profits et du pouvoir politique qui pourraient en résulter si les machines pensantes venaient à s’intéresser un jour à ce genre de choses. Vladimir Harkonnen aurait peut-être l’occasion de montrer à Omnius comment s’y prendre. Après le long voyage qui les avait amenés de Caladan, le Baron et Paolo prirent un tram pour se rendre au centre de la cité des machines en perpétuelle transformation. Le ghola Atréides avait le nez collé à la vitre, ouvrant de grands yeux pleins de curiosité. Ils étaient entassés dans le compartiment avec une escorte de huit Danseurs-Visages. Le Baron n’avait jamais compris la nature du lien qui unissait les changeurs de forme à Omnius et au nouvel Empire Synchronisé. Le tram aérien suivait un câble énergétique invisible, sifflant entre les bâtiments comme une balle de fusil. Tandis qu’ils pénétraient plus profondément dans la ville, d’immenses édifices montaient, descendaient ou se déplaçaient de côté ainsi que des pistons, menaçant d’écraser le tram au passage. Le Baron remarqua que lorsque ces bâtiments à moitié vivants se mettaient à onduler comme des herbes robotiques, les Danseurs-Visages bougeaient à l’unisson, un sourire placide sur leur visage cadavérique, comme s’ils participaient à une sorte de ballet. Telle une aiguille passant par une série complexe de trous, le tram se dirigea vers une immense tour qui se dressait au centre de la cité comme un éperon émergeant des mondes souterrains. Le véhicule finit par s’arrêter en cliquetant au milieu d’une esplanade spectaculaire. Dévoré de curiosité, Paolo se faufila hors de la cabine. Malgré l’incertitude et la crainte qui lui rongeaient les entrailles, le Baron s’émerveilla du spectacle des nombreux bûchers allumés à des emplacements d’une précision géométrique autour de la grande tour, et sur lesquels des humains étaient attachés à des poteaux comme les martyrs de l’Antiquité. Manifestement, au cours de leurs conquêtes, les machines s’étaient procuré des sujets d’expérience. Le Baron eut le souffle coupé devant une telle extravagance. Ces robots semblaient avoir vraiment beaucoup de potentiel, et une imagination débordante. Il se mit à songer à l’immense flotte de robots sillonnant méthodiquement, toujours plus profondément, l’espace colonisé par les humains. D’après ce que Khrone lui avait expliqué, quand les machines pensantes auraient enfin obtenu un Kwisatz Haderach obéissant à leurs ordres, Omnius croyait que les termes de la prophétie mécanique seraient satisfaits et que sa défaite deviendrait impossible. Le Baron s’amusait de voir comme ces machines pensantes considéraient le monde en termes d’absolus. On aurait pu penser qu’après quinze mille ans, elles auraient acquis un peu plus de subtilité… Paolo s’était laissé entraîner dans un tourbillon de mégalomanie. Il revenait au Baron d’alimenter ce délire, tout en gardant à l’esprit qu’il était lui-même dans une situation dangereuse. Il fallait qu’il reste concentré et vigilant. Ne sachant pas ce qui l’attendait, la gloire ou une mort ignominieuse, le Baron s’entendait sans cesse rappeler qu’il n’était qu’un catalyseur pour Paolo. D’une importance secondaire… Ah oui, vraiment ? Alia émergea du fond de sa conscience pour l’interrompre et l’assurer que les machines se débarrasseraient simplement de lui une fois sa tâche accomplie. Quand il protesta avec véhémence, elle hurla : Tu vas nous faire tuer, Grand-père! Repense à ta première vie… tu n’as pas toujours été un imbécile aussi crédule! Le Baron secoua vigoureusement la tête pour essayer de la chasser de son esprit. Cette Alia qui le tourmentait était peut-être l’effet d’une tumeur appuyant sur une zone cognitive de son cerveau. La petite Abomination était profondément retranchée à l’intérieur de son crâne. Un chirurgien robot pourrait peut-être l’extirper de là… Les Danseurs-Visages leur firent traverser une plate-forme d’où ils descendirent sur la place. Tout étourdi, Paolo se mit à courir en dansant de joie. — Tout ça est à moi ? Où est ma salle du trône ? (Il se retourna vers le Baron.) Ne te fais pas de souci - je te trouverai une place parmi mes courtisans. Tu as été bon pour moi. Était-ce là une dernière trace de l’honneur des Atréides ? Le Baron fronça les sourcils. Les Danseurs-Visages le poussèrent vers un tube élévateur, tandis que Paolo s’y engageait de lui-même. Mais au heu de monter au sommet de la tour, comme le Baron s’y était attendu, l’ascenseur plongea en chute libre vers les entrailles de l’enfer. Réprimant son envie de hurler, le Baron dit : — Si tu es vraiment le Kwisatz Haderach, Paolo, tu devrais peut-être apprendre à utiliser tes pouvoirs… maintenant! Le garçon se contenta de hausser les épaules. Il ne semblait pas avoir conscience du danger de leur situation. Sans la moindre secousse, la cabine s’arrêta et ses parois disparurent aussitôt, révélant une immense salle souterraine. Comme à l’extérieur, rien ne semblait rester en place. Les murs pivotants et le sol en cristoplaz donnèrent le tournis au Baron, comme s’il se trouvait dans le vide de l’espace. Une brume s’éleva et se solidifia en un fantôme sans visage, deux fois plus grand qu’un homme normal. La forme brumeuse s’arrêta devant eux et agita les bras, déplaçant un air glacé qui sentait le métal et l’huile. Deux yeux brillants apparurent, et une voix grave se fit entendre : — Ainsi donc, voici notre Kwisatz Haderach. Paolo releva le menton et récita ce que le Baron lui avait appris, en y mettant un ton passionné : — Je suis celui qui saura voir toutes choses en tous lieux à la fois, celui qui guidera les multitudes. Je suis le raccourci du chemin, le sauveur, le messie, celui dont on parle dans les légendes innombrables. Des paroles s’écoulèrent de la brume. — Tu possèdes un charisme que je trouve fascinant. Les humains manifestent une tendance irrésistible à suivre ceux qui possèdent charme et beauté. Convenablement manié, tu pourrais constituer pour nous un outil de destruction efficace. (La créature impalpable éclata de rire, créant un tourbillon glacé autour d’elle. Puis elle braqua ses yeux surnaturels sur le Baron.) Vous veillerez à ce que le garçon soit coopératif. — Oui, bien sûr. Etes-vous Omnius ? — Je parle au nom du suresprit. (La brume s’agita et se transforma en un robot aux surfaces polies, un large sourire menaçant sculpté sur le visage.) Pour des raisons de commodité, je me suis donné le nom d’Erasmus. Les murs se déplacèrent ainsi qu’un kaléidoscope, laissant apparaître des centaines de robots de combat postés tout autour de la salle, tels d’étranges scarabées. Leurs yeux métalliques scintillaient avec une même hostilité. — Je devrais peut-être vous interroger maintenant… ou plus tard, peut-être ? L’indécision est un trait particulièrement humain, vous savez. Mais nous avons tout le temps devant nous. (Le sourire du robot était bien en place sur son visage de platine.) Ah, j’adore vos expressions toutes faites… Vingt-trois ans après l’évasion de la Planète du Chapitre Même en tenant compte des facultés mentales incroyablement avancées d’un Navigateur, je ne puis oublier le lien fondamental qui nous rattache au reste de l’humanité : cette vieille émotion qu’on appelle l’espérance. Le Navigateur Edrik, message à l’Oracle du Temps resté sans réponse. Les quatre appareils spécialisés de la Guilde avaient la forme de frelons, des engins hérissés de capteurs volant à basse altitude au-dessus des vagues de Buzzell. Leurs scanneurs étaient pointés vers les profondeurs de l’océan à la recherche du moindre mouvement. À bord de l’appareil de tête, Waff observait la surface à travers les hublots de cristoplaz brouillés d’écume, dans l’espoir d’apercevoir les vers marins. L’excitation du Tleilaxu était palpable. Les vers étaient forcément là, quelque part, grossissant chaque jour. Cela faisait tout juste un an qu’il avait relâché les créatures, et d’après les rumeurs que la Guilde avait recueillies, les vers marins semblaient avoir prospéré. Aucune des sorcières Bene Gesserit vivant sur ces îlots rocheux ne comprenait d’où venaient ces créatures serpentines. Et maintenant, se dit Waff avec un frisson d’anticipation, il était temps de récolter ce qu’il avait semé. Il était impatient de les voir, de s’assurer qu’il avait bien rempli sa mission sacrée. Le ciel était couvert et des traînes de brume flottaient au-dessus de l’océan. A intervalles réguliers, les équipes d’observation larguaient des pulseurs soniques dans l’eau. Les signaux bourdonnants ainsi émis permettaient de repérer les mouvements des grandes créatures sous-marines, et devraient en principe attirer les vers marins tout comme les marteleurs des Fremen avec les énormes monstres sur Rakis. Près de Waff, dans le cockpit, cinq hommes de la Guilde surveillaient en silence leurs cadrans tandis que de petites plates-formes de chasse tournaient un peu plus bas, en restant à proximité des frelons. Elles retournaient de temps en temps vérifier les endroits où les pulseurs avaient été largués. Les léviathans des profondeurs tirés des écritures anciennes n’étaient pas seulement le jugement de Dieu sur les infidèles powindah. Ils constituaient le retour du Prophète, le Messager de Dieu ressuscité des cendres de Rakis sous une nouvelle forme adaptable. Il n’avait pas fallu six mois pour que les premiers vers soient repérés. Au début, les histoires rapportées par les récolteurs de gemmones s’étaient heurtées à l’incrédulité, jusqu’à ce que les vers marins se mettent à attaquer au large des îlots habités. D’après les témoins - et les Bene Gesserit étaient remarquablement formées aux observations précises -, les monstres étaient devenus bien plus gros que ce que Waff avait prévu. En vérité, c’était un signe de Dieu que son travail était béni! Tant qu’ils trouvaient à se nourrir, les vers continuaient de grandir et de se multiplier. Ils semblaient préférer les grandes cholistères servant à produire les gemmones, et détruisaient les bancs entretenus par les Phibiens. Le peuple aquatique s’était organisé pour tenter de repousser les monstres marins, mais en vain. Waff sourit. Bien sûr qu’ils n’avaient pas réussi… On ne peut pas modifier un chemin que Dieu a tracé. Les sorcières en colère avaient mené des expéditions de chasse à bord de bateaux, guidées par les Phibiens assoiffés de vengeance. Elles avaient supplié le Chapitre de leur fournir des armes pour tuer les vers marins. Mais à présent que l’Ennemi attaquait des centaines de planètes à la périphérie de l’Ancien Empire, et que la plupart des ressources de l’Ordre Nouveau étaient englouties par les usines d’Ix et de Jonction, les moyens faisaient cruellement défaut. Les Bene Gesserit avaient besoin des gemmones pour financer la construction et le remplacement de leurs armées plus vite que l’Ennemi ne parvenait à les détruire, mais si les vers marins produisaient ce que Waff espérait, les créatures auraient infiniment plus de valeur que des pierres précieuses. Il y aurait bientôt de nouvelles sources d’épice, dont une variété bien plus puissante. Waff pouvait transplanter les créatures sur n’importe quelle planète océanique, où elles prospéreraient sans avoir besoin de reconfigurer tout l’écosystème. Étant donné leur monopole actuel sur le mélange, ce développement n’allait pas du tout plaire aux Sœurs. Une plate-forme s’approcha du frelon de tête, tandis que les assistants de la Guilde scrutaient leurs moniteurs. — Nous détectons des ombres à différentes profondeurs. De nombreuses traces. Nous ne sommes plus très loin. Waff se précipita de l’autre côté de l’appareil et observa les vagues agitées. Les balises à pulsion continuaient d’émettre leur chant de sirène, et les plates-formes de chasse voletaient aux alentours. — Tenez-vous prêts à intervenir dès que vous aurez repéré un ver. Je veux absolument en voir un. Prévenez-moi aussitôt. Il remarqua deux Phibiens à la peau luisante, qui semblaient intrigués par les balises et toute cette agitation. L’un d’eux leva sa main palmée en un signal incompréhensible tandis que les frelons et les plates-formes de chasse passaient au-dessus de lui. — Ver marin en surface, annonça l’un des assistants. Cible acquise. Le petit Tleilaxu se précipita dans le cockpit. Au-dessous d’eux, une longue forme sombre apparut, émergeant des flots telle une immense baleine. — Nous devons le capturer et le tuer. C’est la seule façon de voir ce qu’il y a à l’intérieur. — Oui, fit l’homme de la Guilde. Waff plissa les yeux, plus que jamais incapable de comprendre ces gens-là. L’assistant approuvait-il ses propos, ou acquiesçait-il simplement aux ordres ? Cette fois-ci, peu lui importait. Il jeta un coup d’oeil à la carte projetée sur un écran et remarqua que leurs recherches les avait amenés à proximité d’un des îlots habités. Une fois qu’il se serait assuré du succès des nouveaux vers, il ne serait plus nécessaire de garder le secret. Les sorcières ne pouvaient rien contre les vers marins, ni contre ce qu’ils produisaient. Elles ne pouvaient pas mettre fin à son travail. Aujourd’hui, quand son équipe aurait capturé un spécimen et confirmé le résultat de ses expériences, la vérité éclaterait au grand jour. Nous allons montrer à ces sorcières ce qu’il y a sous les vagues, et les laisser tirer leurs propres conclusions. Le frelon de tête ralentit dans un bourdonnement de moteurs. Aussitôt que les anneaux ruisselants du ver marin émergèrent des flots, les chasseurs de Waff tirèrent une volée de harpons supersoniques du haut de leurs plates-formes en sustentation. Les pointes munies de barbillons s’enfoncèrent dans le monstre avant qu’il n’ait pu se rendre compte du danger et replonger dans les profondeurs. Les harpons s’ancrèrent dans les parties tendres des segments tandis que la bête se débattait. Waff ressentit une joie profonde en même temps qu’un sentiment de compassion. Derrière le frelon de tête, les trois autres appareils lancèrent à leur tour des harpons sur la créature prisonnière et entreprirent de la haler au moyen de câbles à hyperfïlaments. — Ne l’abîmez pas trop! cria Waff. Il avait de toute façon l’intention de tuer le monstre - un sacrifice nécessaire au nom du Prophète -, mais si la carcasse et les organes internes étaient trop endommagés, la dissection deviendrait difficile. Le groupe de frelons se mit en vol stationnaire au-dessus des vagues, les câbles tendus et vibrants tandis que la créature continuait de lutter. Un fluide laiteux se répandit dans l’eau et se dissipa avant que le chercheur du Tleilax n’ait pu ordonner à l’un de ses assistants d’en recueillir des échantillons. D’autres vers marins tournaient autour de leur congénère tels des requins affamés. Le ver faisait vingt mètres de long - une croissance extraordinaire sur une période aussi courte. Waff était impressionné. Si les créatures se reproduisaient aussi vite qu’elles grossissaient, elles grouilleraient bientôt dans les océans de Buzzell! Il ne pouvait pas en demander plus. L’animal blessé s’épuisait rapidement. Dans le bourdonnement des moteurs peinant sous la charge, les appareils de la Guilde entreprirent de tirer la créature affaiblie vers le récif le plus proche, qu’on distinguait à peine à travers les bancs de brume. Les petites plates-formes retournèrent vers les frelons, où elles allèrent s’amarrer dans les soutes encombrées. L’île était l’un des principaux avant-postes des Sœurs pour le traitement des gemmones, et comportait des baraquements, des entrepôts et une aire d’atterrissage capable de recevoir de petits vaisseaux spatiaux. Que les sorcières profitent donc du spectacle! Volant en formation, les frelons halèrent le ver captif jusqu’au rivage. Une vingtaine de Phibiens apparurent au milieu des vagues, armés de lances et de tridents rudimentaires - comme s’ils croyaient pouvoir tenir tête aux créatures géantes! En poussant des cris menaçants, ils s’attaquèrent au ver empêtré dans ses câbles et commencèrent à le larder de coups. Irrité par cette intervention intempestive, Waff se tourna vers ses assistants. — Chassez-les de là! À l’aide de petits canons montés sur le pont du frelon, les hommes de la Guilde se mirent à tirer sur les Phibiens et en tuèrent deux. Les autres plongèrent aussitôt, laissant un moment les deux corps sanglants flotter au milieu des vagues, mais quelques-uns revinrent bientôt. Lorsqu’ils essayèrent de récupérer leurs camarades, un autre ver marin se précipita pour dévorer les deux cadavres. Le bourdonnement des frelons attira un groupe de femmes sur les quais alors que le ver capturé entrait enfin dans le port du village. Des Sœurs vêtues de noir sortirent de leurs baraquements, croyant peut-être que des contrebandiers ou des représentants du CHOM venaient d’arriver. Suite aux récentes déprédations causées par les vers marins, la production de gemmones était au point mort. Les cases de tri et les tapis de conditionnement étaient vides et silencieux. La poitrine gonflée d’orgueil, Waff sauta à bas de la rampe et s’avança sur la jetée de métal et de pierre tandis que les hommes de la Guilde hissaient la créature annelée sur le quai principal. Sa queue étroite pendait dans l’eau. Épuisé par sa lutte, ses fluides vitaux s’écoulant par de nombreuses blessures, le ver captif dépensa ce qu’il lui restait d’énergie dans un dernier soubresaut. Bien qu’il eût réussi, avec l’aide de ses serviteurs, à la capturer et à la maîtriser, Waff était encore impressionné de se trouver si près de cette magnifique créature. Sept Phibiens flottaient au pied des piliers du ponton, braquant leurs yeux emplis de curiosité vers le monstre échoué. Ils marmonnaient entre eux de leur voix gargouillante et sifflante, et semblaient médusés. D’un air triomphant, Waff contempla l’immense créature ruisselante. Une sorte de boue visqueuse se répandait sur le quai, et un flot de liquide laiteux jaillit de sa gueule. Ses longues dents acérées étaient très fines, comme des aiguilles. Le ver marin ne dégageait pas des relents de poisson mais une odeur à la fois aigre et douceâtre, avec un soupçon d’arôme de cannelle. Parfait! Quelques femmes s’approchèrent de Waff. — Jusqu’ici, nous n’avons jamais réussi à capturer ni à tuer un de ces vers, lui dit une Sœur vêtue d’une robe marron, qui se présenta sous le nom de Corysta. (Elle semblait ravie que le léviathan soit mort.) Ils ont causé d’immenses dégâts dans les océans. — Et ils continueront de le faire. Apprenez à adapter vos opérations en conséquence. (Avec désinvolture, Waff se détourna d’elle pour donner des instructions à son équipe, puis il ordonna à Corysta et aux autres Bene Gesserit de se mettre en retrait.) Nous sommes ici strictement pour les affaires de la Guilde. Ne tentez pas de vous interposer. Le ver marin avait beau être mort, son corps continuait d’être agité de soubresauts sous l’effet d’impulsions nerveuses résiduelles. Waff ordonna à ses assistants d’immobiliser la carcasse à l’aide de filins, pour qu’il puisse la disséquer sans être gêné. Us apportèrent également un couteau-laser, une scie en shigavrille hyperfine, des écarteurs et des pelles. Waff régla son couteau-laser à la puissance maximum, puis il l’empoigna à deux mains et lui fit décrire un grand arc de cercle qui entailla profondément le ver. Les segments dégoulinants se séparèrent, et les assistants se précipitèrent pour maintenir la blessure ouverte à l’aide des écarteurs, exposant ainsi la structure interne. Waff exultait au milieu de ce carnage. Le Prophète devait être content de lui. Il s’était préparé à ce travail en tuant et en autopsiant deux des petits spécimens d’origine dans son laboratoire, de sorte que la disposition générale de leurs organes lui était familière. Les vers étaient assez simples sur le plan biologique, et il lui était plus facile de travailler à grande échelle. L’eau et les fluides visqueux continuaient de se répandre sur le quai en l’éclaboussant. En d’autres circonstances, il aurait pu éprouver du dégoût, mais il s’agissait là de l’essence sacrée du Prophète. Le petit Tleilaxu inspira plus profondément, et soudain - distinct au milieu des odeurs -, il sentit l’arôme puissant, vital, du mélange pur. Aucun doute là-dessus. Il enfonça les bras jusqu’aux épaules dans la masse d’organes, identifiant à tâtons les structures principales d’après leur forme et leur texture, tandis que ses assistants évacuaient les abats sur le quai avec de grandes pelles. Les sorcières et les Phibiens observaient la scène, fascinés, mais Waff ne faisait guère attention à eux. Continuant d’ignorer les Sœurs médusées et impuissantes, il entailla plus profondément le ver sur sa longueur, puis il se mit à fourrager dans les déchets puants jusqu’à ce qu’une masse violette, pareille à un foie, s’en détache. Waff recula pour respirer un instant, puis il se pencha pour tâter l’organe. Après avoir réglé son couteau-laser au minimum, il l’incisa légèrement. Une puissante odeur de cannelle s’en échappa, si dense qu’on pouvait la voir sous forme de vapeur. Waff chancela, presque saisi de vertige par l’intensité du mélange. — De l’épice! Cette créature est imbibée de mélange! De l’épice extrêmement concentrée. Les Sœurs échangèrent des regards et s’approchèrent, pleines de curiosité. — De l’épice ? Les vers marins produisent de l’épice ? Les hommes de la Guilde se tenaient à côté de Waff et de sa prise ruisselante, bloquant le passage des Bene Gesserit. — Les vers marins ont détruit nos bancs de gemmones! s’écria l’une des femmes. Waff les toisa avec mépris. — Ces créatures ont peut-être détruit une économie sur Buzzell, mais elles en ont créé une autre bien plus importante. Ses assistants ramassèrent l’organe saturé de mélange et le transportèrent jusqu’à l’un des frelons. Waff allait devoir procéder à des tests plus approfondis, mais il était d’ores et déjà certain de ce qu’il allait trouver. Là-haut, à bord du long-courrier en orbite, Edrik le Navigateur allait être satisfait. Trempé de la tête aux pieds et couvert de déchets gluants, Waff se dépêcha de regagner son appareil. Certains voient î’épice comme un bienfait, d’autres comme une malédiction. Mais pour tous, c’est une nécessité. Le Planétologiste Pardot Kynes, carnets originaux d’Arrakis. Après son épuisant périple à travers l’Ancien Empire qui l’avait menée de planète en planète, d’abord sur celles qui se préparaient à la bataille, puis sur Jonction et ses chantiers navals, et enfin sur Buzzell avec sa production de gemmones, la Mère Commandante retourna sur Chapitre avec une détermination renouvelée. Elle s’était absentée de longs mois, et ses appartements de la Citadelle lui semblaient ceux d’une étrangère. Des acolytes et des serviteurs harassés se précipitèrent pour décharger ses affaires de son vaisseau. Après avoir frappé poliment à la porte, une acolyte entra. La jeune fille avait des cheveux bruns coupés court et un sourire timide. — Mère Commandante, les Archives vous envoient ces cartes mises à jour. Elles attendaient votre retour. Elle tendit les minces feuillets couverts de lignes finement tracées, puis elle recula d’un pas sous l’effet de la surprise quand elle remarqua l’imposant robot de combat désactivé, placé dans un coin de la pièce tel un trophée de guerre. — Merci. Ne fais pas attention à cette machine - elle est morte, comme le seront bientôt toutes les autres. Murbella prit les documents des mains de l’acolyte. En la regardant plus attentivement, elle se rendit compte que c’était sa fille Gianne, le dernier enfant qu’elle avait eu avec Duncan. Une autre de ses filles, Tanidia, également élevée par l’Ordre Nouveau, avait été envoyée sur une autre planète pour travailler avec la Missionaria. Savent-elles seulement qui sont leurs parents ? Des années plus tôt, elle avait fait le choix de le révéler à sa fille Janess, et celle-ci s’était plongée dans l’étude et l’analyse de son célèbre père. Mais Murbella avait laissé ses deux autres filles recevoir l’éducation plus traditionnelle chez les Bene Gesserit. Gianne semblait hésitante, comme si elle espérait que la Mère Commandante attendait autre chose d’elle. Bien qu’elle sût déjà la réponse, Murbella lui demanda : — Quel âge as-tu, Gianne ? La jeune fille parut surprise qu’elle connaisse son prénom. — J’ai vingt-trois ans, Mère Commandante. — Et tu n’as pas encore subi l’Agonie. Ce n’était pas une question. Il arrivait que la Mère Commandante ait envie d’intervenir dans l’éducation de sa fille, mais elle avait toujours su résister à la tentation. Une Bene Gesserit n’était pas censée se laisser aller à de telles faiblesses. La jeune fille eut l’air un peu embarrassée. — Les rectrices me disent que je gagnerais à me concentrer un peu plus. — Alors, déploie tous tes efforts dans ce sens. Nous avons besoin de toutes les Révérendes Mères que nous pourrons trouver. (Elle jeta un coup d’œil au robot menaçant.) La guerre ne fait qu’empirer. Estimant que le temps était trop précieux pour qu’elle le perde à se reposer, Murbella demanda à voir ses conseillères, Kiria, Janess, Laera et Accadia. Les Sœurs se présentèrent, s’attendant à une réunion, mais Murbella les emmena aussitôt hors de la Citadelle. — Faites préparer un orni. Nous partons immédiatement pour la ceinture désertique. Laera, qui tenait dans les bras une pile de rapports, prit la nouvelle assez mal. — Mais, Mère Commandante, vous avez été absente si longtemps… De nombreux documents requièrent votre attention. Il y a des décisions à prendre, des instructions à… — C’est moi qui décide des priorités. Kiria réprima une remarque sarcastique quand elle vit que la Mère Commandante avait l’air parfaitement décidée. Elles s’entassèrent dans un orni et attendirent qu’on procède aux fastidieux préparatifs de décollage. Murbella ne tenait pas en place. — Si je n’ai pas quelqu’un tout de suite, je piloterai ce fichu engin moi-même. On lui amena rapidement un jeune pilote. Quand l’orni décolla enfin, elle se tourna vers ses conseillères : — La Guilde exige des sommes exorbitantes pour les vaisseaux que nous faisons construire. Ix n’accepte d’être payé qu’en mélange, et maintenant que la production de gemmones sur Buzzell n’est plus économiquement viable, tout repose sur l’épice. C’est la seule monnaie d’échange qui puisse apaiser la Guilde. — « Apaiser » la Guilde ? cracha Kiria. Quelle est cette folie ? Nous devrions en prendre le contrôle par la force et l’obliger à fournir les armes et les vaisseaux dont nous avons besoin. Sommes-nous les seules à comprendre la nature de la menace ? Les machines pensantes arrivent! Janess fut abasourdie par cette suggestion. — Si nous attaquions la Guilde, nous déclencherions une guerre civile au pire moment qui soit. — Avons-nous les ressources suffisantes pour payer ces vaisseaux ? demanda Laera. Nos emprunts auprès de la Banque de la Guilde dépassent déjà les limites du raisonnable. — Nous faisons tous face à un ennemi commun, dit la vieille Accadia. On pourrait s’attendre à ce que la Guilde et Ix acceptent de… Murbella serra les poings. — Ce n’est pas une question d’altruisme ni de cupidité. Même avec les meilleures intentions du monde, les ressources et les matières premières n’apparaissent pas simplement comme un arc-en-ciel après l’orage. Il faut nourrir les populations, ravitailler les vaisseaux, produire et utiliser de l’énergie. L’argent n’est qu’un symbole, c’est l’économie qui fait tourner la machine. Nous devons payer les violons du bal. L’orni filait dans le ciel, secoué par le vent sec et chargé de poussière bien avant que le désert n’apparaisse. Murbella contemplait le paysage par le hublot, certaine que les dunes ne s’étendaient pas aussi loin sur le continent la dernière fois qu’elle était venue. C’était comme une inondation à l’envers, une sécheresse absolue qui se déployait par vagues. Au cœur du désert, les vers grandissaient et se reproduisaient, entretenant le cycle vital en une spirale toujours croissante. La Mère Commandante se tourna vers la femme assise derrière elle. — Laera, j’ai besoin d’une évaluation complète de nos opérations de récolte d’épice. Il me faut des chiffres. Combien de tonnes de mélange produisons-nous ? Quel est le niveau de nos stocks, et combien pouvons-nous en exporter ? — Nous produisons de quoi satisfaire nos besoins, Mère Commandante. Nous continuons d’investir pour développer nos activités, mais nos dépenses ont considérablement augmenté. Kiria marmonna une remarque amère sur les Ixiens et leurs factures incessantes. — Nous allons peut-être devoir faire venir des travailleurs de l’extérieur, fit remarquer Janess. Ce sont des obstacles qu’on peut surmonter. L’orni se dirigea vers des volutes de sable et de poussière projetées par une moissonneuse. Aux alentours, tels des loups encerclant un animal blessé, plusieurs vers s’approchaient de la machine, attirés par les vibrations. L’équipe de production était déjà en train de boucler les opérations, les mineurs se précipitant à bord de l’énorme engin tandis qu’au-dessus d’eux, des transporteurs s’apprêtaient à le hisser hors de portée dès que les vers seraient trop près. — Vous devez exploiter le désert à fond, en extraire le moindre gramme d’épice, déclara Murbella. — C’est ce qui a été demandé autrefois à Rabban la Bête, du temps de Muad’Dib, dit Accadia. Et il a échoué de façon spectaculaire. — Mais Rabban n’avait pas les Sœurs avec lui, répliqua Murbella. Elle pouvait voir Laera, Janess et Kiria se livrer à de rapides calculs. Combien d’ouvriers pouvait-on réaffecter aux opérations dans le désert ? Combien de prospecteurs et de chasseurs de trésor étrangers pouvaient-elles accepter sur Chapitre ? Et quelle quantité d’épice suffirait à convaincre la Guilde et les ingénieurs ixiens de continuer à fabriquer les vaisseaux et les armes dont elles avaient si désespérément besoin ? Le pilote, qui était resté silencieux jusque-là, s’adressa à Murbella. — Puisque nous sommes ici, Mère Commandante, voulez-vous que je vous emmène à notre station de recherche ? L’équipe de planétologistes est en train d’étudier le cycle du ver des sables, le rythme de progression du désert, et les différents paramètres permettant d’optimiser nos récoltes d’épice. — « La compréhension est un préalable indispensable au succès », dit Laera en citant la vieille Bible Catholique Orange. — Oui, j’aimerais inspecter cette station. Les travaux de recherche sont absolument nécessaires, mais dans la période que nous traversons, il faut qu’ils aient un intérêt pratique. Nous ne pouvons pas nous payer le luxe d’études fantaisistes nées des lubies d’un scientifique étranger. Le pilote reprit de l’altitude et accéléra vers la grande région désertique. On distinguait à l’horizon une crête noire, un récif de rochers constituant un endroit sûr où les vers ne pouvaient aller. La station de Shakkad avait été ainsi baptisée en l’honneur de Shakkad le Sage, un dirigeant d’une époque antérieure au Jihad Butlérien. Presque perdu dans les brumes de la légende, le chimiste de Shakkad avait été le premier à identifier les propriétés gériatriques du mélange. Et maintenant, loin de la Citadelle du Chapitre et à l’abri de toute interférence, une cinquantaine de savants, de Sœurs et d’assistants vivaient et travaillaient ici. Ils installaient des appareils météorologiques, s’aventurant dans les dunes pour mesurer les variations chimiques durant les explosions d’épice, et surveiller la croissance et les déplacements des vers des sables. Quand l’orni se posa sur une petite falaise plate servant de terrain d’atterrissage, un groupe de scientifiques vint à leur rencontre. L’équipe de chercheurs rentrait justement des confins du désert où ils avaient prélevé des échantillons et posé des capteurs météorologiques. Ils portaient des distilles couverts de sable, copies conformes de ceux utilisés autrefois par les Fremen. Les scientifiques de la station de Shakkad étaient en majorité des hommes, et certains parmi les plus âgés avaient effectué de courtes expéditions sur Rakis, la planète carbonisée. Trente ans s’étaient écoulés depuis la destruction écologique de la planète-désert, et peu d’experts aujourd’hui pouvaient se vanter d’avoir connu les vers des sables et les conditions d’origine de Dune. — En quoi pouvons-nous vous être utiles ? demanda le chef de la station, un hors-planète, en relevant ses lunettes de protection poussiéreuses sur son front. Ses yeux de hibou commençaient à se teinter de bleu. Depuis son arrivée dans ce poste avancé, son régime quotidien avait contenu de l’épice. Il dégageait une odeur aigre assez désagréable, comme si, dans cet environnement de sécheresse absolue, il prenait sa mission tellement au sérieux qu’il ne se douchait plus régulièrement. — Aidez-nous à produire plus de mélange, répondit Murbella sans détour. — Vos équipes ont-elles tout ce qu’il leur faut ? demanda Laera. Avez-vous besoin de provisions ou de personnel supplémentaire ? — Non, non. Nous voulons simplement être seuls et pouvoir travailler librement. Ah, il nous faut aussi du temps. — Je peux vous satisfaire sur les deux premiers points, mais pour ce qui est du temps, c’est un luxe dont aucun de nous ne dispose. Nous sommes capables de vaincre notre ennemi, naturellement, mais cela vaut-il la peine de remporter la victoire sans comprendre les faiblesses de notre adversaire ? Une telle analyse constitue la partie la plus intéressante. Erasmus, carnets de notes de laboratoire. La cathédrale des machines sur Synchronie n’était qu’un échantillon de ce que le reste de la Galaxie allait devenir. Omnius était satisfait des progrès réalisés par sa flotte robotique au cours des années écoulées, conquérant les planètes les unes après les autres, mais Erasmus savait qu’il restait encore tant de choses à faire… La voix d’Omnius se mit à résonner bien plus fort que nécessaire, comme il aimait souvent le faire. — C’est l’Ordre Nouveau qui nous oppose la plus grande résistance, mais je sais comment en venir à bout. Des éclaireurs ont confirmé la localisation secrète de Chapitre, et j’y ai déjà envoyé des sondes porteuses de virus. Ces femmes auront bientôt complètement disparu. (Omnius avait l’air de s’ennuyer.) Veux-tu que je te montre la carte stellaire, simplement pour que tu voies tout ce que nous avons déjà conquis ? Pas un seul échec. Qu’il le veuille ou non, des projections apparurent dans l’esprit d’Erasmus. Autrefois, le robot indépendant avait eu la liberté de choisir ce qu’il voulait transférer depuis le suresprit. Mais ces derniers temps, Omnius avait trouvé des moyens de court-circuiter ses processus de décision et de forcer ses systèmes internes à recevoir des données, en se frayant un chemin à travers de multiples pare-feu. — Ce ne sont là que des victoires symboliques, rétorqua Erasmus en adoptant délibérément son déguisement de vieille femme, avec sa tenue de jardinage. Je suis heureux de voir que nous avons atteint les frontières de l’Ancien Empire, mais nous n’avons pas encore gagné la guerre pour autant. J’ai consacré des milliers d’années à étudier ces humains entêtés mais pleins de ressources. Ne crois pas avoir remporté la victoire tant que nous ne la tiendrons pas dans nos mains. Souviens-toi de ce qui s’est passé la dernière fois. Les échos du ricanement incrédule d’Omnius se répercutèrent dans toute la métropole de Synchronie. — Par définition, nous sommes supérieurs à cette humanité imparfaite. (Au travers de ses milliers d’yeux de surveillance, il examina le déguisement d’Erasmus.) Pourquoi persistes-tu à adopter cette forme embarrassante ? Elle te fait paraître faible. — Ce n’est pas mon apparence physique qui détermine ma force. C’est mon esprit qui fait de moi ce que je suis. — Ton esprit ne m’intéresse pas non plus. Je veux simplement gagner cette guerre. Il faut que je la gagne. J’ai besoin de la gagner. Où est le non-vaisseau ? Où est mon Kwisatz Haderach? — Quand tu parles comme ça, on croirait entendre le Baron Harkonnen. Serais-tu en train de l’imiter inconsciemment ? — C’est toi qui m’as fourni les projections mathématiques, Erasmus. Où est le surhomme ? Réponds-moi. Le robot eut un petit rire. — Tu as déjà Paolo. — Ta prophétie garantissait aussi qu’il y avait un Kwisatz Haderach à bord du non-vaisseau. Je veux les deux versions -une redondance qui m’assurera de la victoire. Et je ne veux pas que les humains en aient un. Je veux pouvoir les contrôler tous les deux. — Nous trouverons le non-vaisseau. Nous savons déjà qu’il contient beaucoup de choses intéressantes, comme un Maître du Tleilax, par exemple. C’est peut-être le dernier encore en vie, et j’aimerais beaucoup bavarder avec lui - tout comme toi, d’ailleurs. Il faut que le Maître voie comment tous ces Danseurs-Visages nous ont modelés, nous ont construits, pour que nous soyons plus proches des dieux. En tout cas, plus proches que les humains ne sauraient l’être. — Nous continuerons de déployer notre filet. Et nous trouverons ce vaisseau. Dans toute la ville, en une manifestation spectaculaire de l’impatience du suresprit, d’immenses bâtiments s’écroulèrent et des carcasses métalliques se télescopèrent. Les grondements de tonnerre et les vibrations du sol sous ses pieds n’impressionnèrent guère le robot indépendant. Il n’avait que trop souvent assisté à de telles démonstrations théâtrales. Omnius aimait beaucoup ce genre de mise en scène, pour le meilleur et, souvent, pour le pire. Erasmus essayait cependant de tempérer les excès du suresprit. L’avenir en dépendait… celui qu’Erasmus avait décidé. Il explora les projections qu’il avait élaborées à partir de centaines de milliards de données. Tous ses résultats étaient soigneusement ajustés pour correspondre parfaitement aux prophéties qu’il avait lui-même formulées. Omnius croyait à tout ce qu’on lui présentait. Le suresprit crédule se reposait trop sur des informations filtrées, et le robot savait parfaitement en jouer. À condition de bien ajuster tous les paramètres, Erasmus était absolument certain que les millénaires à venir prendraient une bonne tournure. Ceux qui voient ne comprennent pas toujours. Ceux qui prétendent comprendre sont parfois les plus aveugles de tous. L’Oracle du Temps. Ce qu’il subsistait de l’ancienne forme corporelle de Norma Cenva était enfermé dans une salle construite autour d’elle et modifiée au cours de milliers d’années. Mais son esprit ne connaissait pas de limites physiques. Elle n’était rattachée à la chair que par un lien des plus ténus, une sorte de générateur biologique de pensée pure. L’Oracle du Temps. Ses liaisons mentales avec le tissu de l’univers lui permettaient de se déplacer n’importe où en suivant la trame de possibilités infinies. Elle voyait le futur et le passé, mais pas toujours de façon très claire. Son cerveau était tel qu’il pouvait toucher l’Infini et presque - presque… - l’englober. Son ennemi juré, le suresprit, avait mis en place un vaste réseau électronique à travers le tissu de l’espace, un maillage tachyonique complexe que la plupart des gens ne pouvaient voir. Omnius s’en servait comme d’un filet pour traquer sa proie, mais il n’avait pas encore réussi à capturer le non-vaisseau. Il y avait très longtemps de cela, Norma avait créé l’ancêtre de la Guilde pour lutter contre les machines pensantes. Depuis, la Guilde avait suivi son propre chemin en s’éloignant de Norma, tandis qu’elle-même se déployait à travers le cosmos. La politique interplanétaire, la lutte pour le pouvoir entre la faction des Navigateurs et celle des Administrateurs humains, le monopole exercé sur des ressources précieuses telles que les gemmones, la technologie ixienne ou l’épice - ces problèmes ne la concernaient pas. Pour veiller sur l’humanité, elle devait investir une grande partie de son capital mental. Elle avait conscience du désarroi dans lequel la civilisation était plongée, et n’ignorait pas le grand schisme qui s’était produit au sein de la Guilde. Elle aurait bien admonesté les Administrateurs pour avoir déclenché une telle crise, si seulement elle avait pu se souvenir de la façon de s’adresser à des êtres aussi minuscules. Même avec ses Navigateurs aux facultés mentales avancées, Norma trouvait épuisant d’utiliser des mots suffisamment simples pour être compris. Il fallait qu’ils sachent qui était le véritable Ennemi, pour qu’ils prennent leur part du combat. Si l’Oracle du Temps ne s’occupait pas des priorités les plus importantes, personne ne le ferait à sa place. Personne d’autre, dans tout l’univers, n’en était capable. Grâce à sa prescience, elle percevait ce qui comptait le plus : trouver le non-vaisseau errant. Le Kwisatz Haderach final était à son bord, et le nuage noir de Kralizec avait commencé à déverser ses torrents. Mais Omnius poursuivait le même but, et pourrait bien y parvenir avant elle. Elle avait perçu les récents conflits opposant les Bene Gesserit aux Honorées Matriarches. Elle avait auparavant assisté à la Dispersion d’origine et aux Temps de la Famine, ainsi qu’à l’existence prolongée et à la mort dramatique de l’Empereur-Dieu. Mais ces événements n’avaient guère été plus qu’un bruit de fond. Trouver le non-vaisseau. Ainsi qu’elle l’avait toujours prédit et redouté, l’ennemi inlassable était de retour. Les machines pensantes avaient peut-être évolué, mais même si elles avaient changé d’apparence, l’Ennemi restait l’Ennemi. Et Kralizec était déjà bien engagé. Tandis que sa prescience se propageait tant à l’extérieur qu’à l’intérieur, des ondulations du temps se formaient autour d’elle, rendant plus difficiles des prévisions précises. Elle avait rencontré un tourbillon, un puissant facteur aléatoire qui pouvait modifier le cours des événements de multiples façons : un Kwisatz Haderach, un être aussi « anormal » que Norma Cenva elle-même, une variable incontrôlable. Omnius voulait guider et maîtriser cet humain spécial. Cela faisait des années qu’Omnius et ses Danseurs-Visages cherchaient à s’emparer du non-vaisseau, mais Duncan Idaho avait jusqu’ici réussi à leur échapper. Même l’Oracle avait été incapable de le retrouver. Norma avait fait de son mieux pour contrecarrer les desseins de l’Ennemi à chaque stade. Elle avait sauvé le non-vaisseau et espérait avoir protégé ses occupants, mais elle avait ensuite perdu le contact. Il y avait à bord de l’Ithaque quelque chose de plus efficace qu’un non-champ pour égarer ses recherches. Elle ne pouvait qu’espérer que les machines pensantes étaient aussi aveugles qu’elle. L’Oracle poursuivait ses explorations en déployant de délicates sondes mentales. Hélas, le non-vaisseau n’était tout simplement nulle part. D’une façon mystérieuse, ses passagers parvenaient à le lui cacher… à moins qu’il n’ait été détruit. Bien que sa prescience ne fût pas parfaitement claire, Norma savait que le temps était désormais compté pour tout le monde. Le moment crucial allait bientôt arriver. Il lui fallait donc rassembler ses alliés. Ces imbéciles d’Administrateurs avaient reconfiguré une grande partie de leurs immenses vaisseaux en y installant des contrôles artificiels - des sortes de machines pensantes - de sorte qu’elle ne pouvait plus les faire venir en utilisant ses facultés paranormales. Mais elle avait encore à sa disposition un millier de ses fidèles Navigateurs. Elle les préparerait à la bataille, la bataille finale. Dès qu’elle aurait trouvé le non-vaisseau… L’Oracle du Temps déploya son esprit et projeta ses pensées dans le vide de l’espace, comme un pêcheur jette son filet, jusqu’à ce que la douleur neurale devienne inouïe. Elle redoubla d’efforts en repoussant ses limites au-delà de tout ce qu’elle avait pu atteindre jusqu’ici. Aucune souffrance n’était trop grande. Elle mesurait parfaitement les conséquences d’un échec. Autour d’elle, une immense horloge égrenait les secondes. Il doit bien y avoir un endroit où nous pourrons nous considérer comme chez nous, en sécurité, et où nous pourrons enfin nous reposer. Le Bene Gesserit a envoyé tant de Sœurs dans sa propre Dispersion avant que les Honorées Matriarches n’arrivent… Se sont-elles toutes perdues, elles aussi ? Sheeana, journaux confidentiels du non-vaisseau. L’Ithaque poursuivait sa course vagabonde, très éprouvé par les dégâts récemment subis. Et le saboteur restait insaisissable. Que pouvons-nous faire de plus pour le démasquer ? Même les projections mentat les plus élaborées de Duncan ne débouchaient sur aucune idée nouvelle. Une fois de plus, Miles Teg et Thufir Hawat envoyèrent des équipes pour inspecter, et même fouiller de fond en comble, les cabines de tous les passagers, en quête de preuves incriminantes. Le Rabbi et ses fidèles s’étaient plaints d’une telle intrusion dans leur intimité, mais Sheeana avait exigé leur coopération pleine et entière. Dans la mesure du possible, Teg avait interdit l’accès à certaines zones de l’immense vaisseau à l’aide de barrières électroniques, mais le saboteur s’était révélé assez ingénieux pour les franchir. En supposant même qu’il n’y ait pas d’autres incidents, l’état actuel de dysfonctionnement des supports vitaux, du recyclage atmosphérique et des systèmes de production de nourriture ne permettrait pas aux passagers de tenir plus de quelques mois avant de devoir s’arrêter quelque part pour reconstituer les réserves. Mais cela faisait des années qu’ils n’avaient pas trouvé de planète appropriée. Duncan se posait la question : Quelqu’un cherche-t-il à nous détruire… ou veut-il nous forcer à nous rendre sur une planète en particulier ? Ne possédant ni cartes stellaires ni système de navigation fiable, il dut encore se fier à son don de prescience. Encore un pari risqué. En fermant les yeux, il activa les générateurs Holtzman pour replier l’espace, faisant tourner une fois de plus la grande roulette cosmique… Et le non-vaisseau émergea, intact mais toujours égaré, à la périphérie d’un système solaire. L’étoile était un soleil jaune entouré d’un collier de planètes dont l’une, de type terrestre, orbitait dans la zone habitable. Il devait au moins y avoir de l’oxygène et de l’eau qu’on pourrait charger sur l’Ithaque. La chance était peut-être avec eux… Ses compagnons étaient venus rejoindre Duncan sur la passerelle de navigation et regardaient s’approcher ce monde inconnu. Sheeana passa aux aspects pratiques : — Quel genre de planète avons-nous là ? Une atmosphère respirable ? De la nourriture ? Un endroit où nous pourrions nous établir ? Duncan était satisfait de ce qu’il voyait par la fenêtre d’observation. — C’est ce qu’indiquent les instruments. Je propose d’y envoyer immédiatement une équipe. — Il ne s’agit pas seulement de reconstituer nos réserves, dit Garimi d’un ton bourru. La question n’est pas là. Nous devrions envisager de rester ici, si cette planète correspond bien à ce que nous cherchons. — Nous avions dit la même chose pour la planète des Belluaires, fit remarquer Sheeana. — Si le saboteur a cherché à nous faire venir ici, dit Duncan, nous devons être très prudents. Je sais bien que ce saut dans les replis de l’espace était aléatoire, mais je reste inquiet. Ceux qui nous pourchassent ont déployé un filet immense. Je ne peux pas écarter aussi facilement la possibilité qu’il s’agisse d’un piège. — Ou de notre salut, fit Garimi. — Nous allons devoir nous en assurer par nous-mêmes, intervint Teg. (Il manipula les commandes de la passerelle pour afficher des images à haute résolution sur les grands écrans.) Il y a de l’oxygène et de la végétation en abondance, surtout dans les hautes latitudes. Des signes évidents d’habitation, de petits villages et des villes moyennes, la plupart loin au nord. Les scanneurs météorologiques à grande échelle indiquent que le climat planétaire est fortement perturbé. (Il pointa du doigt vers des formations nuageuses, de vastes régions de plaines et de forêts agonisantes, de grands lacs et des mers intérieures se transformant en cuvettes de poussière.) Il y a très peu de nuages au niveau de l’équateur. L’humidité atmosphérique y est minimale. Stilgar et Liet-Kynes, toujours fascinés par de nouvelles planètes, vinrent rejoindre le groupe sur la passerelle. Kynes retint son souffle. — Ce monde est en train de se transformer en désert. Un désert artificiel! — J’ai déjà vu quelque chose de semblable, dit Sheeana en examinant ce qui avait dû être une région de forêts magnifiques, à présent balafrée de bandes marron clair. On dirait le Chapitre. — Ne serait-ce pas l’une des planètes qu’Odrade voulait ensemencer ? demanda Stuka, qui se tenait toujours au côté de Garimi. Ces mondes où elle voulait relâcher des truites des sables ? Nous pourrions peut-être y trouver nos Sœurs… — Des Sœurs qui n’ont pas été corrompues, dit Garimi avec une lueur d’espoir dans les yeux. — C’est très possible, fit Sheeana. Il faut que nous allions voir. Cette planète est sans doute bien plus qu’un simple endroit où reconstituer nos réserves. — Une nouvelle colonie… (L’enthousiasme de Stuka était contagieux.) C’est peut-être le monde que nous cherchions pour rétablir le Chapitre. Une nouvelle Dune! Duncan acquiesça : — Nous ne pouvons pas laisser passer une occasion pareille. Si mon instinct nous a amenés ici, c’est qu’il y a une raison. Sommes-nous les derniers survivants ? L’Ennemi aurait-il maintenant détruit le reste de l’humanité dans l’Ancien Empire ? Si c’est le cas, nous devons impérativement fonder le plus de colonies possible. Duncan Idaho, journal de bord du non-vaisseau. En restant cachées des habitants de la planète, plusieurs équipes de Bene Gesserit s’attelèrent avec efficacité à la tâche considérable de reconstituer les réserves d’air, d’eau et de divers composés chimiques. Elles mirent tous les moyens en œuvre, vaisseaux miniers, extracteurs d’oxygène et cargos-citernes. C’était une priorité absolue pour l’Ithaque. Stilgar et Liet-Kynes avaient insisté pour aller inspecter la bande désertique qui se développait. Devant la passion qu’ils Usaient sur les visages des deux gholas réactivés, ni Teg ni Duncan n’avaient eu le cœur de refuser. Tous partageaient un optimisme prudent sur l’environnement qu’ils allaient trouver, et Sheeana se demandait si ce n’était pas un endroit où elle pourrait enfin relâcher ses sept vers des sables captifs. Quant à Duncan, s’il ne pouvait pas lui-même quitter la protection du non-vaisseau - car il se serait alors exposé aux chasseurs de l’Ennemi -, il n’avait aucune raison d’empêcher les autres de trouver enfin leur terre promise. Cette planète serait peut-être la bonne. Le Bashar Teg était aux commandes de la navette, en compagnie de Sheeana et d’une Stuka enthousiaste. Celle-ci avait toujours rêvé d’établir un nouveau centre du Bene Gesserit plutôt que d’errer sans fin dans l’espace. Garimi avait laissé sa fidèle compagne s’occuper des explorations préliminaires tandis qu’elle-même restait à bord du non-vaisseau pour élaborer des plans avec ses Sœurs ultraconservatrices. Stilgar et Liet-Kynes étaient impatients de poser le pied sur le sable du désert - un vrai désert, avec un vrai ciel et des dunes infinies. Teg se dirigea droit vers la zone aride dévastée, là où se déroulait une véritable bataille écologique. S’il s’agissait bien d’une des planètes séminales d’Odrade, le Bashar savait comment les truites des sables voraces étaient capables de s’approprier toute l’eau, goutte après goutte, entraînant diverses réactions de l’écosystème : modification du climat, migration de la faune vers des régions encore intactes tandis que la flore tentait d’évoluer pour résister, généralement en vain. Les truites agissaient bien trop rapidement pour qu’une planète ait le temps de s’adapter. Sheeana et Stuka observaient le paysage à travers les hublots de cristoplaz. Pour elles, ce désert était un signe de succès, le triomphe de la Dispersion d’Odrade. Aux yeux des Bene Gesserit, dont la prudence était extrême, même un désastre écologique de cette ampleur était un «dégât acceptable» s’il permettait de recréer Dune. — Le changement est tellement rapide… dit Liet-Kynes avec une note de crainte respectueuse dans la voix. — Aucun doute, Shai-Hulud doit déjà être ici, ajouta Stilgar. Stuka répéta les mots que Garimi avait si souvent prononcés : — Cette planète sera notre nouveau Chapitre. Toutes les privations que nous avons endurées ne sont rien en regard. Grâce aux informations détaillées contenues dans les Archives, les passagers de l’Ithaque disposaient de toute l’expertise nécessaire pour s’établir ici. Oui, une colonie. Teg aimait assez ce mot, car il symbolisait l’espoir d’un avenir meilleur. Mais il savait aussi que Duncan devrait continuer de fuir, à moins qu’il ne choisisse d’affronter directement l’Ennemi. Le mystérieux couple de vieillards avec son filet cherchait toujours à s’emparer de lui, ou de quelque chose à bord du non-vaisseau, ou peut-être du vaisseau entier. La navette descendit en rugissant à travers le ciel d’azur. Au milieu d’une bande désertique, les dunes s’étendaient à perte de vue. Le soleil se réfléchissait sur le sable dans une atmosphère desséchée, et les turbulences thermiques secouaient l’appareil. Teg se débattait aux commandes. A l’arrière, Stilgar rit doucement. — On croirait chevaucher un ver des sables. Liet-Kynes pointa le doigt vers une large tache couleur de rouille qui indiquait la présence d’une éruption souterraine. — Une explosion d’épice! On ne peut pas s’y tromper, c’est bien la forme et la couleur. (Il sourit à son ami Stilgar.) Je suis mort dans une explosion comme celle-là. Maudits soient les Harkonnen qui m’ont laissé mourir ainsi! On distinguait des monticules de sable qui se déplaçaient, mais aucune créature n’apparut. — Si ce sont bien des vers, ils sont plus petits que ceux que nous avons dans la soute, dit Stilgar. — Ils sont quand même impressionnants, ajouta Liet. — Ils ont eu moins de temps pour parvenir à maturité, fit remarquer Sheeana. Lorsque la Mère Supérieure Odrade a envoyé des volontaires pour sa Dispersion, la désertification de Chapitre était déjà bien avancée. Et nous ne savons pas combien de temps il a fallu aux Sœurs pour parvenir jusqu’ici. Au-dessous d’eux, ils distinguaient nettement les marques de l’expansion rapide de la bande désertique, comme des rides à la surface d’un étang. À la périphérie, on pouvait voir les endroits où toute végétation avait péri et où la terre s’était transformée en poussière balayée par le vent. L’invasion du désert laissait sur son passage des forêts fantômes et des villages engloutis. Volant à basse altitude et scrutant le terrain avec inquiétude, Teg découvrit des toits à moitié ensevelis, le faîte de bâtiments jadis majestueux, mais à présent noyés sous les sables du désert. Il eut un choc en apercevant brièvement un ponton et une partie de navire renversé au sommet d’une dune brûlée par le soleil torride. — J’ai hâte de rencontrer nos Sœurs du Bene Gesserit, dit Stuka avec enthousiasme. Elles ont manifestement rempli leur mission avec succès. — Elles nous accueilleront sans doute à bras ouverts, reconnut Sheeana. Après avoir vu la ville engloutie par les sables, Teg doutait que les habitants d’origine de la planète eussent apprécié ce que les Sœurs réfugiées y avaient fait. Tandis que la navette longeait la limite nord du désert, les scanneurs détectèrent de petites huttes et des tentes dressées juste au-delà des dunes. Teg se demanda à quelle fréquence ces villages nomades étaient obligés de se déplacer. Si la zone aride s’étendait aussi rapidement que sur Chapitre, ce monde devait perdre des milliers d’hectares chaque jour - et le processus devait s’accélérer à mesure que les truites continuaient de voler l’eau si précieuse. — Posez-vous près d’un de ces villages, Bashar, lui dit Sheeana. Il est possible qu’une de nos Sœurs perdues se trouve à la limite des dunes pour observer la progression du désert. — Je meurs d’envie de sentir de nouveau du vrai sable sous mes bottes, marmonna Stilgar. — Tout cela est vraiment fascinant, dit Liet. Teg décrivit une boucle autour d’un des villages nomades, et des gens accoururent en pointant du doigt vers la navette. Tout excitées, Sheeana et Stuka avaient le nez collé contre le cristoplaz des hublots, cherchant des yeux les robes noires caractéristiques des Bene Gesserit, mais elles n’en virent aucune. Une formation rocheuse dominait le village, un rempart contre les vents de sable et de poussière. Des groupes se tenaient au sommet et agitaient les bras, mais Teg n’aurait su dire si ces gestes étaient amicaux ou hostiles. — Regardez, ils se couvrent la tête et le visage avec des étoffes et des filtres, dit Liet. La sécheresse croissante les oblige à s’adapter. Pour survivre aux confins des dunes, ils apprennent à conserver l’humidité de leur corps. — Nous pourrions leur montrer comment fabriquer de vrais distilles, dit Stilgar en souriant. Cela fait bien longtemps que je n’en ai pas porté. J’ai passé une douzaine d’années sur ce vaisseau à me gâcher les poumons avec de l’eau. J’ai vraiment hâte de pouvoir de nouveau goûter de l’air bien sec! Teg trouva une zone dégagée où poser la navette. Sans savoir précisément pourquoi, il se sentit inquiet en voyant les indigènes accourir. — Ce sont manifestement des camps de nomades. Pourquoi ne vont-ils pas plus loin à l’intérieur des terres, là où le climat est plus favorable ? — Les gens s’adaptent, dit Sheeana. — Mais pourquoi seraient-ils obligés de le faire ? Bien sûr, la bande désertique s’étend, mais il y a encore de nombreuses forêts, et même des villes, non loin d’ici. Ils pourraient se mettre à l’abri des dunes pendant encore quelques générations. Et pourtant, ils s’obstinent à rester ici. Avant même que le sas ne se fût ouvert pour laisser entrer une bouffée d’air desséché, les nomades entouraient déjà l’appareil. Toutes deux vêtues des robes sombres traditionnelles du Chapitre pour que leurs Sœurs réfugiées puissent les reconnaître, Sheeana et Stuka sortirent hardiment les premières. Teg les suivit, accompagné de Stilgar et de Liet. — Nous sommes des Bene Gesserit, dit Sheeana aux nomades assemblés, en utilisant le galach universel. Y a-t-il parmi vous des Sœurs de notre Communauté ? En protégeant ses yeux de la luminosité, elle scruta les quelques visages de femmes qu’elle distinguait autour d’elle, mais il n’y eut aucune réaction. — Il serait peut-être préférable d’essayer un autre village, murmura Teg. Tous ses sens tactiques étaient en alerte. — Pas encore. Un vieil homme s’approcha en écartant son masque filtrant de son visage. — Vous cherchez des Bene Gesserit ? Ici, sur Qelso ? Bien qu’assez épais, son accent était compréhensible. Malgré son âge, il paraissait en bonne santé et plein d’énergie. Prenant les choses en mains, Stuka s’avança. — Celles qui portent une robe noire, comme nous. Où sont-elles ? — Elles sont toutes mortes, répondit l’homme avec un éclair dans le regard. Les soupçons de Stuka vinrent trop tard. Avec la vivacité d’un serpent, le nomade lança avec une précision mortelle un couteau qu’il tenait caché dans sa manche. Réagissant à un signal invisible, la foule se rua en avant. Stuka essaya maladroitement d’arracher le poignard planté dans sa poitrine, mais ses doigts refusaient de lui obéir. Elle tomba à genoux, et roula sur le côté au bas de la rampe. Sheeana battait déjà en retraite. Teg cria à Liet et à Stilgar de retourner dans l’appareil tandis qu’il dégainait l’un des étourdisseurs qu’il avait pris dans l’armurerie du non-vaisseau. Une grosse pierre vint frapper Stilgar à la tête et Liet se porta au secours de son ami, en essayant de le ramener vers la navette. Teg tira une salve d’énergie argentée qui abattit une partie de la foule, mais d’autres couteaux et des pierres s’abattirent sur eux. Des nomades enragés prirent la rampe d’assaut et se ruèrent sur Teg. Des mains lui saisirent le poignet avant qu’il n’ait pu de nouveau faire feu, et quelqu’un lui arracha son arme des mains. D’autres saisirent Liet par les épaules et l’entraînèrent loin de l’appareil. Sheeana se battait en assénant une avalanche de coups puisés dans son répertoire de combat Bene Gesserit. Le sol autour d’elle fut bientôt jonché de corps. En poussant un rugissement, Teg s’apprêtait à passer dans son mode de métabolisme hyperaccéléré qui lui aurait permis d’esquiver facilement les attaques, lorsqu’un rayon argenté provenant de son arme traversa l’air dans un bruit cristallin, abattant le Bashar, et aussitôt après, Sheeana. Les villageois attachèrent aussitôt les mains de leurs quatre prisonniers avec des cordes solides. Malgré les coups sévères qu’il avait reçus, Teg reprit rapidement conscience et constata que Liet et Stilgar avaient été ligotés ensemble. Le corps de Stuka gisait toujours au bas de la rampe, tandis que des nomades fouillaient l’appareil et s’emparaient de leur butin. Un groupe d’hommes souleva le corps de Stuka. Le vieil homme récupéra son couteau en le lui arrachant de la poitrine d’un coup sec, puis il l’essuya sur sa robe avec une expression de profond dégoût. Il jeta un regard noir au cadavre, puis il cracha et s’approcha des prisonniers d’un pas décidé. Après avoir examiné les trois hommes, il secoua la tête d’un air désapprobateur. — Je ne me suis pas présenté. Vous pouvez m’appeler Var. Sheeana leva vers lui des yeux pleins de défi. — Pourquoi nous traitez-vous ainsi ? Vous avez dit que vous connaissiez l’ordre des Bene Gesserit. Le visage de Var se tordit dans une grimace, comme s’il avait espéré ne pas avoir à s’adresser à elle. Il se pencha au-dessus de Sheeana. — Oui, nous connaissons les Bene Gesserit. Elles sont venues ici il y a quelques années, pour lâcher leurs créatures diaboliques sur notre monde. C’est pour réaliser une expérience, nous ont-elles dit. Une expérience ? Regardez ce qu’elles ont fait de notre magnifique planète! Ce n’est plus que du sable dont on ne peut rien tirer. (Le couteau à la main, il se contenta de regarder Sheeana un long moment, puis il le remit dans son fourreau.) Quand nous avons enfin compris ce que ces femmes étaient en train de faire, nous les avons toutes tuées, mais il était trop tard. À présent, notre planète se meurt, et nous nous battrons pour protéger ce qu’il en reste. Le premier principe du commerce est de savoir identifier un besoin, puis de trouver la façon de le satisfaire. Quand des besoins acceptables ne se présentent pas d’eux-mêmes, un bon commerçant s’efforce d’en créer par tous les moyens possibles. Directive commerciale principale du CHOM. Quand un autre Navigateur mourut dans sa cuve, il y eut bien peu d’Administrateurs de la Guilde Spatiale pour regretter sa perte. On se contenta de ramener le long-courrier géant jusqu’aux chantiers navals de Jonction pour l’équiper d’un compilateur mathématique ixien. C’était considéré comme un grand progrès. Ayant eu de longues années de pratique, Khrone n’avait aucun mal à dissimuler sa joie devant un tel spectacle. Pour l’instant, chaque étape de son vaste plan s’était parfaitement déroulée, les dominos tombant les uns après les autres. Sous son déguisement habituel d’inspecteur technique ixien, le chef de la Myriade des Danseurs-Visages attendait sur une plate-forme de cuivre au-dessus du vacarme des chantiers, tandis qu’une brise tiède faisait tournoyer les fumées industrielles autour de lui. À son côté, l’Administrateur humain Rentel Gorus ne parvenait pas aussi bien à cacher sa satisfaction. Clignotant de ses yeux laiteux, il leva la tête vers la baie de pilotage de l’antique vaisseau. — Ardrae était l’un des plus anciens Navigateurs opérant encore dans notre flotte commerciale. Malgré la réduction drastique de ses fournitures d’épice, il s’est accroché à la vie beaucoup plus longtemps que nous ne le pensions. Un petit homme replet, qui représentait le CHOM, s’exclama : — Ah, les Navigateurs! Maintenant que ces parasites disparaissent l’un après l’autre et cessent de pomper nos ressources, les bénéfices de la Guilde devraient augmenter de façon substantielle. Sans qu’il ait eu besoin de le lui demander, son assistant Mentat se mit à réciter : — Connaissant la durée de vie de ce Navigateur, et en tenant compte du mélange initial nécessaire au déclenchement de sa mutation et de sa conversion, j’ai calculé la quantité totale d’épice qu’il a consommée au service de la Guilde. Sur la base des fluctuations de cours dues à l’abondance relative pendant les années tleilaxu, puis de la montée en flèche provoquée par les pénuries récentes, la Guilde aurait pu s’acheter pour le même montant trois long-courriers équipés d’une capacité de non-champ intégrale. L’homme du CHOM poussa un grognement dégoûté tandis que Khrone restait silencieux. Il trouvait plus efficace de se taire et d’écouter. On pouvait compter sur les humains pour tirer leurs propres conclusions (généralement erronées), du moment qu’on les orientait dans la bonne direction. En savourant ses secrets, Khrone se mit à penser aux nombreux ambassadeurs dépêchés par la Guilde sur le front de bataille pour tenter de négocier des traités de non-agression avec les machines pensantes, dans l’espoir de pouvoir se déclarer neutres dans le conflit et assurer la survie de la Guilde. Mais un bon nombre de ces émissaires avaient été en fait des Danseurs-Visages de Khrone, qui n’avaient évidemment abouti à rien. Les autres - les humains - n’étaient jamais revenus de ces rencontres. Maintenant que Richèse avait été si commodément oblitérée par les Honorées Matriarches rebelles (secrètement guidées par les Danseurs-Visages de Khrone), les humains n’avaient plus d’autre choix que de se tourner vers Ix et la Guilde pour obtenir la technologie dont ils avaient besoin. Les chantiers navals de Jonction avaient toujours été des complexes immenses permettant de construire d’énormes vaisseaux interstellaires. La flotte défensive de Murbella se développait à un rythme remarquable, mais Khrone savait que même cet effort ne servirait pas à grand-chose contre la puissance et l’étendue extraordinaires des forces militaires d’Omnius, qu’il avait mis des milliers d’années à constituer. Les usines de fabrication d’Ix (également sous le contrôle des Danseurs-Visages) continuaient de retarder la mise au point et les modifications des Oblitérateurs sur lesquels reposait la défense de l’Ordre Nouveau. Et comme chaque nouveau vaisseau de la Guilde était piloté par un compilateur mathématique ixien à la place d’un Navigateur, la Mère Commandante et ses alliés pouvaient s’attendre encore à quelques surprises… — Nous construirons d’autres vaisseaux pour compenser l’obsolescence des Navigateurs, promit l’Administrateur Gorus. Notre contrat avec l’Ordre Nouveau semble ne pas avoir de limites. Nous n’avons jamais fait d’aussi bonnes affaires. — Et pourtant, les échanges interplanétaires se sont considérablement réduits, fît remarquer le représentant du CHOM en s’adressant aussi bien à Khrone qu’à Gorus. Comment les Sœurs comptent-elles payer tous ces vaisseaux et ces armements coûteux ? — Elles ont satisfait à leurs obligations en fournissant davantage de mélange, répondit Gorus. Khrone put enfin donner un coup de pouce à la conversation dans la direction qu’il souhaitait. — A ce compte-là, pourquoi ne pas accepter qu’elles payent en chevaux, en pétrole ou je ne sais quelle substance inutile et désuète ? Puisque vos Navigateurs sont mourants et que vos vaisseaux fonctionnent à la perfection avec les compilateurs mathématiques ixiens, la Guilde n’a plus besoin de mélange. À quoi peut-il bien vous servir ? — C’est vrai, fit l’homme du CHOM, sa valeur a fortement baissé. Au cours des vingt-cinq dernières années, après la destruction de Rakis, des mondes du Tleilax et de bien d’autres encore, ceux qui pouvaient s’offrir de l’épice à des fins récréatives se sont réduits à un très petit nombre. (Il jeta un coup d’œil vers son Mentat, qui confirma d’un hochement de tête.) Les Sœurs du Chapitre ont peut-être le monopole sur les ventes de mélange, mais en le rationnant d’une main de fer, en réduisant les quantités d’épice disponibles pour la consommation populaire, elles ont tué leur propre marché. Peu de gens en ont encore réellement besoin aujourd’hui. Maintenant que les consommateurs potentiels ont appris à s’en passer, seront-ils si désireux que cela de renouveler leur addiction ? — Probablement, répondit Gorus. Il suffirait de baisser encore le prix, et nous aurions un afflux de clients enthousiastes. — Les sorcières contrôlent encore Buzzell, fit remarquer le Mentat. Elles ont d’autres moyens de payer. L’homme du CHOM haussa les sourcils d’un air dédaigneux, et émit quelques bruits grossiers. — Des articles de luxe en temps de guerre ? Ce n’est pas un très bon investissement. — Par ailleurs, il ne leur est plus aussi facile de fournir des gemmones, ajouta Gorus, depuis que des monstres marins détruisent les bancs de coquillages et attaquent leurs équipes de récolte. Khrone écoutait avec une grande attention. Ses espions lui avaient fourni des rapports troublants, mais intéressants, concernant des événements étranges qui se déroulaient sur Buzzell, ainsi que sur un projet secret des Navigateurs qui pouvait y être mené. Il avait exigé des informations supplémentaires. Il observait maintenant les mâchoires d’une grande grue en train de forcer l’ouverture du poste de pilotage de l’immense long-courrier. D’énormes palans montés sur des suspenseurs se tendirent et gémirent en retirant la lourde cuve de cristoplaz du Navigateur. L’extraction était lente et difficile, et un coin de la cuve heurta le bord de la brèche pratiquée dans la coque. Une plaque métallique s’en détacha et tomba en tourbillonnant, puis elle ricocha sur la coque dans une grande gerbe d’étincelles et poursuivit sa chute, jusqu’à ce qu’elle aille s’écraser au sol. Des volutes de gaz d’épice orange s’échappèrent de la cuve endommagée. Dix ans plus tôt, une telle quantité d’épice aurait suffi à acheter un palais impérial. À présent, le représentant du CHOM et l’Administrateur Gorus regardèrent sans rien dire le gaz se dissiper dans l’atmosphère. Gorus utilisa un minuscule microphone fixé à son col pour donner ses instructions : — Déposez la cuve devant nous. Je veux la contempler un instant. La grue souleva la lourde cuve, la balança pour l’écarter de la coque du long-courrier et la déplaça au-dessus de la plateforme d’observation. Les suspenseurs la firent alors descendre lentement sur la travée de cuivre, où elle se posa avec un bruit sourd. Le gaz d’épice continuait de s’échapper par une fissure dans l’épaisse paroi de cristoplaz. L’odeur étrangement métallique et viciée des vapeurs de mélange indiqua à Khrone que le Navigateur avait dû les respirer jusqu’à l’épuisement de leur teneur en épice. Sur un ordre bref de l’Administrateur aux yeux laiteux, des ouvriers silencieux dévissèrent une valve au bas de la cuve, laissant le reste de son contenu s’échapper dans un sifflement de mort. L’atmosphère de la cuve se mit à tourbillonner et à s’éclaircir, laissant apparaître une forme affaissée. Bien sûr, Khrone avait déjà eu l’occasion de voir des Navigateurs, mais celui-ci était flasque, grisâtre, et tout à fait mort. Avec sa tête bulbeuse et ses petits yeux, ses mains palmées et sa peau de batracien, il ressemblait à un gros fœtus difforme. Cela faisait plusieurs jours qu’Ardrae était mort, faute de mélange. Bien que la Guilde eût désormais des stocks d’épice en abondance, l’Administrateur Gorus avait cessé depuis quelque temps d’approvisionner les Navigateurs. — Regardez bien, messieurs, un Navigateur mort. C’est un spectacle qui va devenir rare. — Combien de survivants y a-t-il encore à bord de vos long-courriers ? demanda Khrone. Gorus parut évasif. — Parmi les vaisseaux qui figurent encore à notre inventaire, il n’en reste que treize. Ils sont sous surveillance, et nous guettons leur mort. — Que voulez-vous dire par « encore à votre inventaire » ? demanda l’homme du CHOM. Gorus hésita un instant, puis finit par avouer : — Il restait quelques vaisseaux pilotés par des Navigateurs, des vaisseaux que nous n’avions pas encore eu l’occasion d’équiper de compilateurs mathématiques. Ils ont… comment vous dire ? Au cours des derniers mois, ils ont disparu. — Disparu ? Combien de long-courriers ? Chaque vaisseau représente une fortune colossale! — Je n’ai pas les chiffres précis. Le ton du représentant du CHOM se durcit. — Donnez-nous votre meilleure estimation. — Cinq cents, peut-être un millier. — Un millier ? À son côté, le Mentat resta silencieux, mais il semblait aussi étonné et choqué que l’homme du CHOM. Dans un effort pour avoir l’air de maîtriser la situation, Gorus ajouta sur un ton dégagé : — Quand ils sont privés d’épice, les Navigateurs deviennent prêts à tout. Ce n’est pas étonnant qu’ils se laissent aller à des actes irrationnels. Khrone lui-même était inquiet, mais il se garda bien de le montrer. Ces disparitions ressemblaient à un vaste complot impliquant la faction des Navigateurs, un développement qu’il n’avait pas prévu. — Avez-vous une idée de l’endroit où ils ont pu aller ? L’Administrateur de la Guilde feignit l’indifférence. — Cela n’a aucune importance. Une fois leurs réserves d’épice épuisées, ils vont mourir. Regardez donc ces chantiers, et voyez ce que nous produisons chaque jour. D’ici peu, nous aurons largement compensé la perte de ces vaisseaux et de ces Navigateurs technologiquement dépassés. N’ayez crainte. Après tant d’années de dépendance à une substance unique, la Guilde a pris une bonne décision commerciale. — Grâce à vos partenaires sur Ix, fit observer Khrone. — Oui, grâce à Ix. Après un court moment de calme relatif, les chantiers navals redevinrent très bruyants. Les soudeurs se mirent au travail et de lourds engins hissèrent des composants en place. Une plateforme de transport large de cinq cents mètres apporta deux groupes de générateurs Holtzman. Les trois hommes continuèrent d’observer un long moment en silence ces magnifiques activités. Aucun d’eux ne jeta même un dernier regard au corps pathétique du Navigateur dans sa cuve. L’humanité croit à toutes sortes de choses. La principale est le concept de «foyer». Archives du Bene Gesserit, Analyse des facteurs de motivation. Lorsque le long-courrier d’Edrik eut à se rendre de nouveau sur Buzzell, le vaisseau repartit en emportant quelque chose d’infiniment plus précieux que des gemmones. Caché au niveau des laboratoires secrets, il y avait un paquet de la substance extraordinairement concentrée extraite de l’étrange organe du ver marin. Avec un bel optimisme, Waff l’avait baptisée « ultra-épice ». Les tests avaient montré que sa puissance dépassait tout ce que l’on connaissait jusqu’ici. Ce produit remarquable allait tout changer pour la faction des Navigateurs. Le Maître du Tleilax était lui aussi conscient de l’importance de sa découverte et comptait bien l’exploiter à son avantage. Sans même avoir été convoqué, il franchit les cordons de sécurité de la Guilde et se rendit dans les niveaux réservés au Navigateur. Ignorant superbement les avertissements, Waff ouvrit les lourdes portes et s’approcha de la cuve de cristoplaz où Edrik flottait dans son précieux nuage de gaz d’épice. Maintenant qu’il avait réussi à recréer au moins une portée de vers, Waff n’était plus obligé de supplier. Il pouvait désormais formuler ses propres exigences. Son existence limitée de ghola ne lui laissait que peu de temps pour réaliser les objectifs vitaux qu’il s’était fixés, et il commençait à désespérer d’y parvenir. Il avait largement passé le cap où il était en pleine possession de ses moyens, et son corps entamait une descente rapide vers la dégénérescence et la mort. Il ne lui restait sans doute guère plus d’un an à vivre. D’un air de défi inflexible, Waff s’adressa à Edrik : — Maintenant que mes vers marins sont capables de produire de l’épice sous une forme accessible aux Navigateurs de la Guilde, je veux que vous m’emmeniez sur Rakis. Il n’avait désormais plus rien à perdre, et tout à gagner. Il croisa ses bras fluets sur sa poitrine avec un air triomphant. Edrik flotta lentement jusqu’à la paroi de cristoplaz. Les volutes de gaz orangé avaient un effet hypnotique. — Le nouveau mélange n’a pas encore été testé en pratique. — Aucune importance. Les tests chimiques sont probants. La voix d’Edrik s’amplifia à travers les haut-parleurs. — Je suis soucieux. Dans sa forme originelle, le mélange possède des qualités complexes qu’aucune analyse en laboratoire ne peut déceler. — Vous vous inquiétez inutilement, répliqua Waff. L’épice fournie par les vers marins dépasse en puissance tout ce que vous connaissez. Essayez-la vous-même, si vous ne me croyez pas. — Tu n’es pas en position d’exiger quoi que ce soit. — Personne d’autre que moi n’aurait pu accomplir ce que j’ai fait. Buzzell sera votre nouvelle source de mélange. Les chasseurs de vers marins pourront récolter de l’ultra-épice bien au-delà de vos besoins, et les Navigateurs ne dépendront plus des sorcières du Bene Gesserit ni du marché noir. Et peu vous importe si les Sœurs décident d’exploiter elles-mêmes les vers et tentent d’établir un nouveau monopole. En modifiant les vers plutôt que la planète, nous pouvons les transplanter n’importe où. Je vous ai ouvert la voie de la liberté. (Waff éleva la voix.) Et maintenant, j’exige d’être payé en retour. — Nous t’avons permis de survivre après la défaite des Honorées Matriarches sur Tleilax. N’est-ce pas là une récompense suffisante ? En poussant un soupir conciliant, le ghola tleilaxu écarta les mains. — Ce que je vous demande ne vous coûtera pas grand-chose, et vous en retirerez un grand honneur, la bénédiction de Dieu. Une expression de mécontentement passa sur le visage difforme du Navigateur. — Que désires-tu, petit homme ? — Je vous le répète : emmenez-moi sur Rakis. — C’est absurde. Cette planète est morte, dit Edrik d’une voix posée. — C’est sur Rakis que ma dernière incarnation a péri, vous pouvez donc considérer cela comme un pèlerinage. (Les mots se bousculèrent dans la bouche de Waff, qui en dit plus qu’il n’aurait voulu.) Dans mon laboratoire, j’ai créé d’autres vers avec ce qu’il me restait de spécimens de truites des sables. Je les ai renforcés pour qu’ils puissent survivre dans les environnements les plus hostiles. Je peux repeupler Rakis et ramener le Prophète… Il s’interrompit brusquement. Dès les premières rumeurs selon lesquelles les vers marins prospéraient sur Buzzell, Waff avait consacré ses efforts aux dernières truites des sables qui lui restaient de son stock d’origine. Il n’avait déjà pas été simple de sculpter leurs chromosomes pour obtenir des vers capables de survivre dans un environnement marin somme toute accueillant, mais il était encore bien plus difficile d’adapter les monstres au monde dévasté de Rakis. Waff n’avait cependant pas reculé devant la difficulté. Son véritable objectif avait toujours été de ramener les vers des sables là où était vraiment leur place. Le Messager de Dieu doit retourner sur Rakis. Edrik agitait doucement ses mains palmées en considérant cette requête. — Notre Oracle nous a récemment envoyé un message demandant à tous ses Navigateurs de quitter la Guilde et de se joindre à elle dans une grande bataille. Telle est désormais ma priorité. — Je vous en supplie, emmenez-moi sur Rakis. (Comme un rappel de sa mort prochaine, un élancement douloureux traversa sa poitrine et son dos. Waff dut déployer tous ses efforts pour ne pas laisser paraître sa peur de mourir et son angoisse d’échouer. Il lui restait si peu de temps…) Est-ce vraiment trop demander ? Accordez-moi cette dernière faveur au terme de ma vie. — C’est vraiment tout ce que tu souhaites ? Mourir là-bas ? — Je consacrerai mes dernières forces à mes spécimens de vers des sables. Il existe peut-être une méthode pour les réintroduire sur Rakis et régénérer les écosystèmes. Imaginez un instant que je réussisse : vous auriez une source de mélange supplémentaire. — Ce que tu y trouveras ne va pas te plaire. Même avec des recycleurs d’humidité, des abris et du matériel, il est encore plus difficile qu’autrefois de survivre sur Rakis. Tes espoirs sont irréalistes. Il ne reste plus rien sur cette planète. Waff essaya vainement de ne pas laisser paraître son désespoir. — C’est sur Rakis que sont mes racines, c’est ma boussole spirituelle. Edrik réfléchit un instant, et finit par dire : — Je peux replier l’espace pour rejoindre Rakis, mais je ne te promets pas d’y revenir. L’Oracle m’a appelé. — J’y resterai aussi longtemps que nécessaire. Dieu pourvoira à mes besoins. En toute hâte, Waff retourna à ses appartements privés. Comptant séjourner sur la planète déserte, très probablement pour le reste de sa vie, il réquisitionna tout le matériel et les provisions suffisants pour tenir plusieurs années, afin d’être parfaitement autonome sur ce monde désolé. Une fois ses instructions transmises, il se tourna vers ses cuves où grouillaient les nouveaux vers renforcés, impatients d’être libérés. Rakis… Dune… telle était sa destinée. Il sentait au plus profond de son être que Dieu l’appelait, et s’il devait périr sur cette planète… qu’il en soit ainsi. Une chaude sensation de satisfaction le traversa. Il comprenait enfin quelle était sa place dans l’univers. La sphère noircie aux reflets cuivrés apparut sur les écrans d’observation du long-courrier. Waff avait été tellement occupé à rassembler fébrilement son équipement qu’il n’avait même pas senti l’activation des générateurs Holtzman lorsque l’espace avait été replié. Edrik le surprit en lui fournissant des provisions supplémentaires ainsi qu’une petite équipe de fidèles assistants de la Guilde pour l’aider à installer son campement et mener ses expériences. Le Navigateur voulait peut-être avoir ses hommes en place pour l’informer de l’éventuel succès du Tleilaxu avec ses nouveaux vers. Peu importait à Waff, du moment qu’ils le laissaient tranquille. Sans même se présenter aux membres silencieux de sa nouvelle équipe, Waff leur ordonna de transporter ses spécimens de vers hors du laboratoire, ainsi que ses abris autodéployants et tout le matériel dont ils auraient besoin pour survivre sur le monde de cendres. L’un des assistants, un homme silencieux au visage lisse, se chargea de piloter la navette. Avant même qu’ils n’aient atteint la surface désolée de Dune, le long-courrier avait déjà quitté son orbite. Edrik ne voulait pas perdre une seconde pour répondre à l’appel de l’Oracle du Temps, avec sa cargaison d’ultra-épice et ses nouvelles d’espoir pour tous les Navigateurs. Quant à Waff, il n’avait d’yeux que pour le paysage dévasté et sans vie de la planète légendaire. Les bactéries sont comme de petites machines, remarquables par les effets qu’elles produisent sur des systèmes biologiques beaucoup plus grands. De la même manière, les humains se comportent comme des organismes nocifs au sein des systèmes planétaires, et c’est sous cet angle qu’il convient de les étudier. Erasmus, carnets de notes de laboratoire. Quand la peste virulente atteignit le Chapitre, les premiers cas se manifestèrent parmi les travailleurs mâles. Sept hommes furent frappés de façon si soudaine que leur expression, dans leurs derniers instants, reflétait davantage la surprise que la douleur. Dans le Grand Hall où les plus jeunes des Sœurs prenaient leurs repas, la maladie se propagea également. Le virus était si insidieux que la phase la plus contagieuse se produisait un jour avant l’apparition des premiers symptômes. C’est ainsi que l’épidémie avait déjà enfoncé ses griffes dans la chair des plus vulnérables quand l’Ordre Nouveau prit enfin conscience de la menace. Ils furent des centaines à périr au cours des trois premiers jours, plus d’un millier à la fin de la semaine; au bout de dix jours, les victimes étaient innombrables. Le personnel d’assistance, les enseignants, les visiteurs, les marchands étrangers, les cuisiniers, et même les Révérendes Mères déchues, tous tombaient tels des épis de blé sous la faux de la Mort. Murbella fit venir ses proches conseillères pour élaborer immédiatement un plan d’action, mais d’après l’expérience qu’elles avaient des épidémies sur d’autres planètes, elles savaient qu’aucune mesure de prévention, aucune quarantaine ne servirait à quoi que ce soit. Les portes de la salle de réunion avaient été soigneusement verrouillées afin que les Sœurs plus jeunes et les acolytes ne puissent avoir connaissance des débats qui s’y menaient. — La survie de l’Ordre Nouveau est notre préoccupation majeure, même si tous les autres habitants de Chapitre doivent mourir autour de nous. Murbella était bouleversée en pensant à toutes les acolytes, aux équipes de récolte d’épice dans les dunes, aux conducteurs d’engins, architectes et ouvriers, météorologistes, jardiniers des serres, banquiers, artistes, employés des archives, pilotes, techniciens et assistants médicaux. Tout ce qui constituait les fondements du Chapitre. Malgré ses efforts pour rester objective, la voix de Laera se brisa : — Les Révérendes Mères savent précisément contrôler leurs processus cellulaires pour lutter contre cette maladie. Nous pouvons nous servir de nos défenses métaboliques pour repousser l’épidémie. — En d’autres termes, quiconque n’a pas subi l’Agonie de l’Épice mourra, dit Kiria. C’est ce qui est arrivé aux Honorées Matriarches. C’est pour cette raison que nous nous sommes d’abord attaquées aux Bene Gesserit : nous voulions apprendre à nous protéger des assauts bactériologiques. — Est-il possible de se servir du sang des Bene Gesserit survivantes pour fabriquer un vaccin ? demanda Murbella. Laera secoua la tête. — Non. C’est au niveau de chaque cellule que les Révérendes Mères repoussent les virus. Il n’y a pas d’anticorps que nous puissions partager avec d’autres. — Ce n’est pas si simple que cela, dit Accadia de sa voix rauque. Une Révérende Mère ne peut focaliser ses défenses biologiques internes que si elle possède l’énergie suffisante pour le faire, et si elle a le temps et la faculté de se concentrer sur elle-même. Mais cette peste nous oblige à consacrer nos forces à soigner les malheureuses victimes. — Si vous commettez cette erreur, vous mourrez, tout comme notre Sheeana sur Jhibraith, intervint Kiria avec une note de mépris dans la voix. Nous, les Révérendes Mères, nous devons nous occuper de nous-mêmes et de personne d’autre. De toute façon, les autres n’ont aucune chance, et nous devons nous faire à cette idée. Murbella ressentait déjà les premiers signes d’épuisement, mais dans son état de tension nerveuse, elle eut besoin d’arpenter la salle de réunion. Il fallait qu’elle réfléchisse. Que pouvait-on faire contre un adversaire aussi minuscule et aussi mortel ? Seules les Révérendes Mères survivront… D’une voix ferme, elle s’adressa à ses conseillères : — Rassemblez toutes les acolytes qui semblent presque prêtes à pouvoir subir l’Agonie. Avons-nous suffisamment d’Eau de Vie ? — Pour toutes ces acolytes ? s’écria Laera. — Pour chacune d’elles. Pour toutes les Sœurs qui ont la moindre chance de survivre. Administrez-leur le poison, en espérant qu’elles seront capables de le convertir et de subir l’Agonie avec succès. C’est alors seulement qu’elles pourront lutter contre l’épidémie. — Elles seront nombreuses à mourir dans cette tentative, la mit en garde Laera. — Si on ne fait rien, elles mourront toutes de la peste. Même si la plupart d’entre elles doivent succomber à l’Agonie, ce sera quand même une amélioration, répliqua Murbella. Elle réussit à rester impassible. C’était de cette façon que sa propre fille Rinya était morte bien des années auparavant. Avec un léger sourire sur ses lèvres desséchées, Accadia acquiesça : — Une Bene Gesserit préférera mourir de l’Agonie plutôt que d’une maladie déclenchée par notre Ennemi. Il s’agit d’un geste de défi, et non de soumission. — Faites le nécessaire, conclut Murbella. Dans les maisons de la mort, elle restait sourde aux gémissements des malades et des mourants. Les médecins du Chapitre disposaient de médicaments et de puissants analgésiques, et les acolytes du Bene Gesserit avaient été formées à neutraliser leur douleur. Mais la peste était suffisamment effroyable pour venir à bout du conditionnement le mieux ancré. Murbella supportait mal de voir les Sœurs incapables de maîtriser leurs souffrances. Elle en avait honte, non pas à cause de leur faiblesse, mais parce qu’elle n’avait pas su empêcher que tout cela se produise. Elle s’approcha d’une rangée de lits improvisés occupés par de jeunes acolytes. Certaines semblaient terrorisées tandis que d’autres étaient déterminées. Il flottait dans la salle une odeur de cannelle rance, acre et déplaisante. Les sourcils froncés et le regard attentif, la Mère Commandante observa deux Révérendes Mères au visage impassible qui emportaient sur une civière le corps d’une jeune femme enveloppé d’un drap. — Encore une qui n’a pas supporté l’Agonie ? Les Révérendes Mères acquiescèrent. — C’est la soixante et unième aujourd’hui. Elles meurent aussi rapidement que les victimes de la peste. — Et combien de succès ? — Quarante-trois. — Quarante-trois qui pourront lutter contre l’Ennemi. Telle une mère attentionnée, Murbella parcourut les rangées de lits, observant les Sœurs frappées par la maladie. Certaines dormaient d’un sommeil paisible, désormais conscientes de leur corps, tandis que d’autres se débattaient dans un coma profond duquel il n’était pas sûr qu’elles puissent sortir un jour. Au bout d’une rangée, une adolescente à l’air apeuré était allongée. Elle se redressa sur ses coudes tremblants et croisa le regard de Murbella. Même dans son état de maladie avancé, ses yeux brillaient. — Mère Commandante, dit-elle d’une voix rauque. Murbella s’approcha de la jeune fille. — Comment t’appelles-tu ? — Baleth. — Tu attends de subir l’Agonie ? — J’attends de mourir, Mère Commandante. On m’avait amenée ici pour que je prenne l’Eau de Vie, mais avant qu’on n’ait pu me l’administrer, les symptômes de la maladie se sont manifestés. Je serai morte avant la fin du jour. Elle semblait pleine de courage. — Ainsi, elles ne veulent pas te donner l’Eau de Vie ? Tu ne vas même pas tenter l’Agonie ? Baleth baissa la tête. — Elles disent que je n’y survivrais pas. — Et tu les crois ? Tu n’es pas assez forte pour essayer ? — Si, je me sens assez forte, Mère Commandante. — Alors, je préférerais que tu meures en tentant l’épreuve plutôt qu’en y renonçant. En regardant Baleth, il lui revint le souvenir poignant de Rinya… déterminée et sûre d’elle, tout comme Duncan. Mais sa fille n’avait pas du tout été prête, et elle était morte sur la table d’Agonie. J’aurais dû l’obliger à attendre. C’est à cause de mon orgueil que je l’ai poussée. J’aurais dû attendre. Et la plus jeune des filles de Murbella, Gianne… qu’était-elle devenue ? La Mère Commandante s’était tenue à l’écart des activités de la jeune femme, préférant laisser la communauté des Sœurs s’occuper de son éducation. Mais dans cette période de crise, elle décida de demander à quelqu’un, Laera peut-être, de s’informer sur elle. Pour l’instant, Baleth semblait pleine d’espoir, ses yeux fiévreux tournés vers la Mère Commandante. Murbella ordonna aux docteurs Suk de s’occuper immédiatement de la jeune fille. — Celle-ci dispose de moins de temps que les autres. À voir l’expression sceptique des médecins, Murbella comprit qu’elles considéraient l’opération comme un pur gâchis de la précieuse Eau de Vie, mais elle tint bon. Baleth prit le tube rempli d’un liquide visqueux, lança un dernier regard à la Mère Commandante et avala la substance toxique. Elle s’allongea en fermant les yeux et commença son combat… Il ne dura pas longtemps. Baleth mourut dans sa tentative courageuse, mais Murbella n’en éprouva aucun remords. Les Sœurs ne doivent jamais renoncer à lutter… Le mélange était une substance rare et précieuse, mais bien plus rare encore était l’Eau de Vie. Au bout du quatrième jour du plan désespéré de Murbella, il devint évident que les ressources du Chapitre n’y suffiraient pas. Les unes après les autres, les Sœurs absorbaient le poison, et elles étaient nombreuses à périr dans leur combat pour convertir la toxine mortelle qui se répandait dans leurs cellules, essayant de modifier leur corps. La Mère Commandante chargea ses conseillères de déterminer la quantité exacte de poison nécessaire pour déclencher l’Agonie. Certaines Révérendes Mères avaient suggéré de diluer la substance, mais si la quantité était insuffisante pour être mortelle - et donc efficace -, tout le projet serait réduit à néant. Des dizaines de Sœurs moururent encore. Plus de soixante pour cent de celles qui avaient absorbé le poison. Kiria proposa une solution, dure mais d’une logique implacable. — Évaluons chaque candidate, et ne donnons l’Eau de Vie qu’à celles qui semblent avoir les meilleures chances de succès. Nous ne pouvons pas nous en remettre simplement au hasard. Chaque dose que nous donnons à une femme qui échoue est un gâchis. Nous devons être sélectives. Murbella n’était pas d’accord. — Elles n’ont aucune chance si elles ne tentent pas l’Agonie. Le principe même de l’opération est d’administrer la substance à tout le monde - et les plus fortes survivront. Elles se trouvaient dans l’un des dortoirs de fortune aménagés dans tous les bâtiments qui pouvaient accueillir les victimes. Des Révérendes Mères à l’air épuisé passèrent à côté d’elles, transportant quatre corps sans vie. Comme il n’y avait plus assez de draps, les cadavres étaient découverts, et l’on pouvait lire sur leur visage les souffrances inouïes que ces Sœurs avaient endurées. Sans prêter attention aux mortes, Murbella s’agenouilla auprès du lit d’une jeune femme qui avait survécu. La Mère Commandante devait considérer le total des victimes sous un angle complètement différent. Si toutes devaient mourir, il ne servait à rien de compter les mortes. Dans cette optique, le seul total qui comptait était celui des survivantes. Les victoires. — Si nous n’avons plus assez d’Eau de Vie, utilisons d’autres poisons. (Murbella se releva péniblement, ignorant les odeurs et les bruits autour d’elle.) Le Bene Gesserit a découvert que l’Eau de Vie était le produit le plus efficace pour déclencher l’Agonie, mais les Sœurs se servaient jadis d’autres composés chimiques mortels - tout ce qui pouvait précipiter le corps dans une crise absolue. (Elle promena son regard sur ces jeunes étudiantes qui avaient espéré devenir un jour des Révérendes Mères. A présent, chacune avait une chance, mais une chance seulement.) Empoisonnez-les d’une façon ou d’une autre. Empoisonnez-les toutes. Si elles survivent, leur place est ici. Une jeune Sœur accourut vers elle, une de celles qui avaient récemment survécu à la transformation. — Mère Commandante! On vous demande immédiatement aux Archives! Murbella se retourna : — Accadia a trouvé quelque chose ? — Non, Mère Commandante. Elle… Vous verrez vous-même. (La jeune fille déglutit péniblement.) Il faut vous dépêcher! La vieille femme n’avait même plus la force de quitter son bureau. Entourée de lecteurs de shigavrille et de piles de feuillets de cristal ridulien, elle était affaissée dans son grand fauteuil. Elle respirait difficilement et semblait à peine capable de bouger Elle ouvrit les yeux. — Vous êtes venue… juste à temps. Horrifiée, Murbella regarda l’archiviste. Accadia avait contracté la peste, elle aussi. — Mais vous êtes une Révérende Mère! Vous pouvez repousser la maladie! — Je suis vieille et lasse. J’ai dépensé mes dernières forces à examiner nos archives et nos projections afin de dresser une carte de la progression de cette épidémie. Nous pourrions peut-être l’empêcher de s’étendre à d’autres planètes. — J’en doute. L’Ennemi répand le virus partout où il y trouve un intérêt stratégique. Murbella avait déjà décidé de faire venir plusieurs autres Révérendes Mères afin qu’elles Partagent avec Accadia. Ses souvenirs et ses immenses connaissances devaient être préservés. Accadia se redressa péniblement dans son fauteuil. — Mère Commandante, cette épidémie ne doit pas vous obséder au point de ne pas en reconnaître les implications. (Elle se mit à tousser. Des taches livides marquaient sa peau, un symptôme avancé de la maladie.) Cette peste n’est qu’une incursion préliminaire, une action préparatoire. Sur de nombreuses planètes, elle serait suffisante, mais l’Ennemi doit maintenant connaître assez bien les Sœurs pour savoir que nous pouvons lui résister, dans une certaine mesure tout du moins. Il s’apprête à nous attaquer par d’autres moyens une fois que nous aurons été affaiblies. Murbella sentit son sang se glacer dans ses veines. — Si les machines pensantes détruisent l’Ordre Nouveau, les autres fragments d’humanité survivants n’auront aucune chance de leur résister. Nous constituons l’obstacle le plus important qu’Omnius ait à surmonter. — Ah, vous saisissez donc enfin les implications ? (La vieille femme prit la main de la Mère Commandante pour s’assurer qu’elle comprenait bien.) Jusqu’ici, cette planète est toujours restée cachée, mais les machines pensantes doivent désormais connaître la localisation du Chapitre. Je parie que leur flotte spatiale est déjà en route. Le rêve de l’un est le cauchemar de l’autre. Proverbe de l’antique Kaïtin. Après avoir emporté le corps de Stuka, les nomades séparèrent Sheeana et Teg de Stilgar et Liet-Kynes. Ils semblaient ne pas considérer les deux garçons - âgés de douze et treize ans -comme une menace, ignorant qu’il s’agissait de redoutables guerriers fremen dont les souvenirs incluaient de nombreux raids menés contre les Harkonnen. Teg reconnut la tactique employée. — Leur vieux chef veut d’abord interroger les plus jeunes. Var et ses troupes endurcies pensaient sans doute qu’il serait plus facile de faire pression sur des adolescents, incapables de résister à un interrogatoire poussé. On emmena Teg et Sheeana dans une tente faite d’une solide toile en plastique marquée par les intempéries. C’était une étrange combinaison de construction primitive et de technologie avancée, conçue pour être facilement transportable. Le garde referma le rabat, mais resta en faction dehors. La tente, qui ne comportait aucune fenêtre, était entièrement vide : ni couvertures ni coussins, pas de meubles ni d’objets. Teg l’arpenta un instant, et finit par s’asseoir à côté de Sheeana sur la terre battue, qu’il se mit à creuser. Il trouva rapidement deux gros cailloux aux arêtes tranchantes. Avec sa clarté d’esprit de Mentat, il entreprit d’évaluer leur situation. — Ne nous voyant pas revenir, et sans nouvelles de notre part, Duncan va forcément envoyer une autre équipe sur la planète. Il sera bien préparé. Je sais que cela peut paraître banal, mais les secours vont arriver. (Il savait que ces nomades ne résisteraient pas longtemps à une attaque militaire directe.) Duncan est compétent, je l’ai bien formé. Il saura exactement ce qu’il doit faire. Sheeana regardait fixement l’entrée de la tente, comme plongée dans une transe de méditation. — Duncan a vécu des centaines de vies, et il se souvient de chacune, Miles. Je ne crois pas que tu aies pu lui apprendre grand-chose de nouveau. Teg serra l’un des cailloux dans son poing, et ce geste sembla l’aider à se concentrer. Même dans cette tente vide, il voyait mille possibilités de s’échapper. Sheeana et lui auraient facilement pu sortir de la tente, tuer le garde et se frayer un chemin jusqu’à leur navette. Teg n’aurait peut-être même pas besoin de recourir à sa vitesse accélérée. — Ces gens ne sont pas de taille à nous résister, mais je me refuse à abandonner Stilgar et Liet. — Ah, le Bashar toujours loyal… — Je ne t’abandonnerai pas non plus. Mais je crains que ces nomades n’aient immobilisé notre vaisseau, ce qui compliquerait certainement notre plan d’évasion. Je les ai entendus le fouiller. Sheeana continuait de fixer la toile sombre de la tente. — Miles, les possibilités d’évasion ne me préoccupent pas tant que de savoir pourquoi ils nous ont laissés en vie. Surtout moi, si ce qu’ils ont dit sur les Sœurs est exact. Es ont d’excellentes raisons de me haïr. Teg essaya d’imaginer l’incroyable exode et la réorganisation des populations sur cette planète. En l’espace de quelques années seulement, les habitants des villes avaient dû voir les dunes de sable envahir les champs, anéantir les vergers et s’approcher inexorablement des limites des cités. Ils avaient été contraints de fuir la zone désertique comme on tente d’échapper à un incendie qui progresse lentement. Mais les nomades de Var… S’agissait-il de pillards, de marginaux ? De gens exclus des grands centres de population ? Pourquoi tenaient-ils à rester aux confins du désert, où ils étaient sans cesse obligés de lever le camp et de battre en retraite ? Quel but poursuivaient-ils ? Ils étaient technologiquement compétents, et la colonisation de Qelso devait être très ancienne, remontant sans doute à l’époque de la Dispersion. Ils disposaient de véhicules terrestres et d’engins aériens rapides leur permettant de parcourir le désert. S’il ne s’agissait pas d’exilés, les hommes de Var reconstituaient peut-être leurs provisions dans les lointaines villes du Nord. Au cours des heures qui suivirent, Teg et Sheeana échangèrent à peine quelques mots. Ils écoutaient les bruits étouffés venant du dehors, le vent desséché agitant la toile, le crissement du sable. Il semblait y avoir une grande activité : des équipes partant dans le désert, des allées et venues, des machines qu’on mettait en marche. Teg écoutait attentivement tous ces bruits et les cataloguait dans son esprit afin de se créer une image mentale des opérations. Il entendit une foreuse creuser un puits, puis un bruit de pompe transférant l’eau dans de petites citernes. À chaque fois, après un bref gargouillement de liquide, le flot se réduisait à un filet et s’arrêtait presque aussitôt. Il savait que ce genre de problème, causé par les truites des sables, avait été un fléau pour les forages sur Arrakis. L’eau était présente dans les couches suffisamment profondes, mais elle était bloquée par les petits Faiseurs voraces. A la façon des plaquettes qui se forment sur une plaie, les truites recouvraient rapidement le point d’extraction. En entendant les plaintes résignées des nomades, Teg comprit que ce problème leur était familier. Quand la nuit tomba, le garde vint soulever le rabat et un jeune homme couvert de poussière entra dans la tente. Il apportait un petit repas de pain dur et de fruits secs, ainsi qu’un morceau de viande blanche au goût de gibier. Avec précaution, il remit une ration d’eau à chacun des prisonniers. Sheeana regarda sa tasse munie d’un couvercle étanche. — Ils sont en train d’apprendre les principes de conservation extrême. Ils commencent à comprendre ce que leur monde va devenir. Avec un mépris évident pour sa robe de Bene Gesserit, le jeune homme se contenta de la fixer un instant, puis il sortit sans un mot. Toute la nuit, Teg resta éveillé à écouter et à échafauder des plans. Cette oisiveté forcée était exaspérante, mais la patience lui semblait préférable à une action inconsidérée. Ils n’avaient aucune nouvelle de Liet ni de Stilgar, et il craignait que les deux garçons ne soient morts, comme Stuka. Avaient-ils été tués au cours de l’interrogatoire ? Sheeana était assise à côté de lui, dans un état de vigilance accrue, ses yeux brillant dans l’ombre. Pour autant que Teg pût en juger, le garde en faction devant leur tente ne s’éloignait jamais de son poste, et ne bougeait même pas. Toute la nuit, les nomades continuèrent de dépêcher des groupes à bord d’engins de reconnaissance, comme si le camp était une base d’opérations militaires. À l’aube, le vieux Var s’approcha de la tente, dit quelques mots au garde et souleva le rabat. Sheeana se redressa, prête à bondir; Teg banda ses muscles, prêt lui aussi à combattre. Le chef des nomades fixa Sheeana de son regard noir. — Vous et vos sorcières, nous ne vous pardonnons pas ce que vous avez fait à Qelso. Nous ne vous pardonnerons jamais. Mais Liet-Kynes et Stilgar nous ont convaincus de vous laisser la vie sauve, du moins tant que vous aurez des choses à nous apprendre. Le vieil homme aux traits burinés les fit sortir sous le soleil éclatant. Le sable balayé par le vent leur criblait le visage. Autour du campement, les arbres étaient déjà morts. Pendant la nuit, les dunes avaient encore progressé de quelques mètres au-delà de la barrière rocheuse. Chaque bouffée d’air était d’une sécheresse craquelante, même dans la fraîcheur relative du matin. — Vous avez mis à mort les autres Bene Gesserit, dit Sheeana, et tué Stuka, notre compagne. Est-ce maintenant mon tour? — Non. Je vous ai dit que je vous laisserais en vie. Var les emmena à travers le campement. Des hommes étaient déjà en train de démonter les grands entrepôts de toile pour les éloigner des dunes. Un gros camion chargé de caisses passa à côté d’eux en grondant. Un avion ventru vira dans le ciel et vint se poser en bordure de l’étendue de sable. Une sorte de cargo-citerne, peut-être ? Var les conduisit jusqu’à un grand bâtiment central, un assemblage de cloisons métalliques surmonté d’un toit conique. À l’intérieur, il y avait une grande table couverte de diagrammes. Aux murs étaient fixés divers documents, dont une grande carte en papier plastifié qui occupait un pan entier. Elle représentait une projection topographique hyper détaillée du continent. Des marques successives montraient nettement la progression régulière de la bande désertique. Des hommes assis autour de la table s’échangeaient les rapports et élevaient la voix pour se faire entendre dans le brouhaha des conversations. Stilgar et Liet-Kynes, vêtus de combinaisons poussiéreuses, saluèrent de la main les deux prisonniers. Ils semblaient détendus et satisfaits. Un coup d’oeil suffit à Teg pour comprendre que Stilgar et Liet avaient passé toute la journée précédente dans la tente de commandement. Le vieux chef vint se placer entre eux, laissant Teg et Sheeana debout. D’un grand coup de poing sur la table, Var mit fin à la cacophonie. Tous s’arrêtèrent aussitôt de parler, quoique avec un certain agacement, et se tournèrent vers leur chef. — Nous avons écouté nos nouveaux amis nous décrire ce que notre monde va forcément devenir, leur dit-il. Nous connaissons tous les légendes de Dune, où l’eau était plus précieuse que le sang. (Il avait les traits tirés.) Si nous échouons, si les vers prennent possession de notre planète, elle ne sera précieuse qu’aux yeux des étrangers. L’un des hommes se tourna vers Sheeana et lança : — Maudites soient les Bene Gesserit! Les autres lui jetèrent également des regards menaçants, mais elle resta impassible. Liet et Stilgar semblaient dans leur élément. Teg se souvint des discussions avec les Bene Gesserit sur le lancement du projet de gholas, comment les compétences oubliées de ces personnages historiques pourraient un jour se révéler de nouveau utiles. Il en voyait là un parfait exemple. Ces deux survivants majeurs des anciens temps d’Arrakis savaient certainement comment faire face à la crise que ces gens devaient affronter. Le chef aux cheveux gris leva les mains, et sa voix était aussi sèche que l’atmosphère : — Après la mort du Tyran, il y a bien longtemps, mes ancêtres se sont enfuis dans la Dispersion. Quand ils ont atteint Qelso, ils ont cru avoir trouvé l’Éden. Et c’est vrai, Qelso a été un paradis pendant les quinze cents ans qui ont suivi. Les hommes jetèrent des regards furieux vers Sheeana. Var expliqua comment les réfugiés avaient établi une société florissante, construit de grandes villes, cultivé la terre, extrait des minerais. Ils n’avaient pas eu le désir de s’étendre au-delà de ce qui leur était nécessaire, ni de partir à la recherche de leurs frères perdus qui s’étaient échappés durant les Temps de la Famine. — Mais tout a changé il y a quelques dizaines d’années. Des visiteurs sont arrivés… des Bene Gesserit. Nous les avons aussitôt accueillies à bras ouverts, heureux d’avoir des nouvelles d’ailleurs. Nous leur avons offert un nouveau foyer. Elles sont devenues nos invitées. Mais ces ingrates ont violé notre planète entière, et à présent, elle se meurt. Un homme poursuivit lui-même l’histoire en serrant les poings : — Les truites des sables se sont multipliées, échappant à tout contrôle. D’immenses forêts et de vastes plaines sont mortes en quelques années - quelques années seulement! De grands incendies se sont allumés dans les régions dévastées, le climat s’est modifié, et une grande partie de notre monde s’est transformée en poussière. Teg prit la parole en utilisant son ton de commandement. — Si Liet et Stilgar vous ont parlé de notre non-vaisseau et de notre mission, vous savez que nous ne transportons pas de truites des sables, et que nous n’avons aucune intention de nuire à votre planète. Nous ne nous sommes arrêtés ici que pour reconstituer nos réserves vitales. — En fait, nous avons fui le centre de l’Ordre des Bene Gesserit car nous n’étions pas d’accord avec leurs objectifs ni avec leurs dirigeantes, ajouta Sheeana. — Mais il y a sept grands vers des sables dans votre soute, lança Var sur un ton accusateur. — C’est vrai, mais nous ne les relâcherons pas ici. Liet-Kynes dit d’une voix posée, comme on s’adresse à des enfants pour les raisonner. — Comme nous vous l’avons déjà dit, une fois déclenché, le processus de désertification est une réaction en chaîne. Les truites n’ont pas de prédateur naturel, et elles accaparent l’eau à une telle vitesse qu’aucune créature ne peut s’adapter suffisamment vite pour lutter contre elles. — Nous nous battrons quand même, rétorqua Var. Vous voyez la simplicité de nos conditions de vie dans ce camp. Nous avons renoncé à tout pour rester ici. — Mais pourquoi ? demanda Sheeana. Même au rythme auquel s’étend le désert, vous avez des années pour vous préparer. — Nous préparer ? Vous voulez dire nous soumettre ? Vous pouvez bien considérer notre combat comme perdu d’avance, mais c’est quand même un combat. Si nous ne pouvons pas arrêter le désert, nous pourrons au moins le ralentir. Nous nous battrons contre les vers et contre les sables. (Les hommes autour de la table se mirent à murmurer entre eux.) Quoi que vous puissiez dire, nous essaierons de nous opposer par tous les moyens à l’avancée du désert. Nous tuerons les truites, nous chasserons les nouveaux vers. (Var se leva, et tous les autres firent de même.) Nous sommes des commandos, et nous avons juré de retarder la mort de notre planète. Le désert continue de m’appeler. Il chante dans mes veines comme une chanson d’amour. Liet-Kynes, Planétologie : Nouveaux traités. Tôt le lendemain matin, Var emmena son groupe de combattants déterminés jusqu’à une aire d’atterrissage constituée de briques d’argile cuite. — Aujourd’hui, mes nouveaux amis, nous allons vous montrer comment on tue un ver. Peut-être même deux. — Shai-Hulud, fit Stilgar qui semblait profondément mal à l’aise. Les Fremen vénéraient les vers géants, autrefois. — Les Fremen dépendaient des vers et de l’épice, répondit doucement Liet. Ce n’est pas le cas pour ces gens. — A chaque démon que nous éliminons, nous donnons à notre planète un peu plus de temps pour survivre. Var tourna les yeux vers le désert comme si sa haine pouvait repousser les sables. Stilgar suivit le regard du vieil homme au milieu des dunes encore à moitié cachées dans l’ombre, essayant d’imaginer ce paysage du temps où il était recouvert d’une végétation luxuriante. Le soleil apparut derrière un escarpement. Ses rayons se réfléchirent sur le fuselage argenté d’un vieil appareil garé sur une aire de pierres concassées et de ciment aggloméré. Les nomades ne se donnaient pas la peine de construire des terrains d’atterrissage ou des spatioports permanents, que les dunes auraient fini par engloutir tôt ou tard. Malgré les protestations des deux garçons, Sheeana et Teg durent rester dans le camp comme otages, sous une étroite surveillance. Liet et Stilgar avaient été autorisés à participer à la chasse du fait de leurs précieuses connaissances du désert. Aujourd’hui, ils allaient pouvoir faire la démonstration de leurs compétences. Les commandos de Var grimpèrent dans le vieil avion. L’appareil avait manifestement affronté bien des tempêtes dans le passé, et son entretien laissait à désirer : sa coque était éraflée, l’intérieur sentait l’huile et la sueur, et les sièges étaient durs comme du bois, avec de simples barres ou des sangles pour permettre aux passagers de se tenir. Stilgar se sentait très à l’aise au milieu de cette vingtaine d’hommes au visage grave et aux traits burinés. Son œil exercé décelait en eux une certaine tension indiquant qu’ils étaient prêts à l’action, mais leur corps n’était pas assez endurci pour les adaptations qu’ils allaient devoir bientôt affronter. Malgré le rapide changement climatique, et même en vivant dans leurs camps à la lisière des dunes, ces nomades ne se rendaient pas encore compte de la véritable nature impitoyable du désert. Ils allaient devoir apprendre suffisamment vite pour faire face aux privations croissantes. Liet et lui pourraient leur servir de professeurs… pour autant qu’ils acceptent de les écouter. Liet vint s’asseoir à côté de son ami et s’adressa aux hommes de Var avec enthousiasme : — Pour l’instant, l’atmosphère de Qelso contient encore assez d’humidité pour ne pas nécessiter de mesures extrêmes. Mais bientôt, vous devrez veiller à économiser ne serait-ce qu’un dé à coudre d’eau. — Nous pratiquons déjà un régime de conservation des plus stricts, rétorqua l’un des hommes, comme si Liet l’avait insulté. — Ah, vraiment ? Vous ne recyclez pas votre sueur, ni votre respiration ou votre urine. Vous importez de l’eau des latitudes plus élevées, là où il en reste en abondance pour l’instant. De nombreuses régions de Qelso pratiquent encore l’agriculture, et les gens mènent une existence relativement normale. — Oui, confirma Stilgar, les choses vont empirer. Votre peuple va devoir considérablement s’endurcir avant que la planète atteigne son nouveau point d’équilibre. C’est aujourd’hui le début de votre nouvelle formation sur le terrain. Les hommes se mirent à marmonner d’un air perplexe en entendant de tels propos de la part de garçons aussi jeunes, mais Liet respirait l’optimisme : — La situation n’est pas si grave. Nous pouvons vous apprendre à fabriquer des distilles, à conserver chaque souffle, chaque goutte de sueur. Vos instincts de combattants sont admirables, mais ils ne servent à rien contre les vers des sables. Vous allez devoir apprendre à survivre au milieu des géants qui vont bientôt prendre le contrôle de votre planète. C’est un changement d’attitude absolument indispensable. — Les Fremen ont pratiqué ainsi pendant très longtemps, dit Stilgar. C’est un mode de vie honorable. Les commandos s’agrippèrent aux courroies et écartèrent les pieds pour se préparer au décollage. — C’est ça qui nous attend ? On va boire de la sueur et de la pisse recyclées, et vivre enterrés dans des grottes ? — Seulement si nous échouons, dit le vieux Var. Je préfère croire que nous avons encore une chance de réussir, même si cela peut paraître naïf. (Il referma la porte de l’appareil et se sangla dans le siège du pilote.) Alors, si cette perspective ne vous enchante pas, nous ferions mieux d’empêcher ce désert de s’étendre encore. L’avion décolla et vira pour survoler les forêts fantômes et les dunes récentes qui engloutissaient les dernières prairies. Les moteurs crachotaient de temps à autre tandis qu’ils se dirigeaient vers une région au sud-ouest où l’on avait signalé la présence de vers des sables. Avec ses réservoirs surchargés, l’appareil ressemblait à un vieux hanneton fatigué. — Nous arrêterons l’avancée des dunes, déclara l’un des jeunes commandos. — Et ensuite, vous essaierez d’arrêter le vent. (Stilgar se retint à une sangle alors qu’une turbulence thermique secouait la carlingue.) D’ici quelques années seulement, votre planète ne sera plus que sable et roches. Vous espérez un miracle pour repousser le désert ? — Ce miracle, nous le créerons nous-mêmes, répliqua Var au milieu des murmures d’approbation de ses hommes. Ils survolèrent les dunes désertiques jusqu’à ne plus rien voir d’autre qu’une immensité de sable jaune jusqu’à l’horizon. Stilgar tapa du doigt sur le hublot de cristoplaz éraflé en criant pour se faire entendre par-dessus le bruit des moteurs : — Prenez le désert tel qu’il est, non pas comme un endroit à craindre et à haïr, mais comme une source d’énergie pour créer un empire. — Il y a déjà de petits vers dans le désert, ajouta Liet, qui ont produit des quantités de précieux mélange qui n’attendent plus que d’être récoltées. Comment avez-vous pu survivre si longtemps sans épice ? — Cela fait quinze cents ans que nous n’en avons plus besoin, depuis que nous sommes arrivés sur Qelso, cria Var depuis le cockpit. On apprend à se passer de ce qu’on ne peut plus avoir. — L’épice, on s’en fiche pas mal! intervint l’un des commandos. Moi, c’est des arbres, des récoltes et des troupeaux que je me fiche pas du tout. Var poursuivit : — Les premiers colons avaient emporté de grandes quantités d’épice, et trois générations ont dû lutter contre leur addiction jusqu’à ce que les réserves soient épuisées. Et que s’est-il passé alors ? Eh bien, puisque nous étions obligés de vivre sans, c’est ce que nous avons fait. Pourquoi nous exposerions-nous de nouveau à cette monstrueuse dépendance ? Mon peuple se porte bien mieux sans cette drogue. — Utilisé avec précaution, le mélange possède des qualités importantes, dit Liet. Pour la santé, la prolongation de la vie, éventuellement la prescience. Et vous pourriez en tirer un bon prix, si vous arrivez à renouer le contact avec le CHOM et le reste de l’humanité. À mesure que Qelso va se dessécher, il vous faudra vous approvisionner sur d’autres planètes pour subvenir à vos besoins essentiels. S’il reste des survivants après l’attaque de l’Ennemi d’Ailleurs, se dit Stilgar en repensant à la menace permanente du filet scintillant. Mais ces gens-là se souciaient beaucoup plus de leur ennemi local, de leur lutte contre le désert pour tenter d’arrêter ce qui ne pouvait pas l’être. Il se souvint du grand rêve de Pardot Kynes, le père de Liet. Pardot avait effectué tous les calculs nécessaires et conclu que les Fremen pourraient transformer Dune en un immense jardin, mais seulement au prix d’efforts intenses sur plusieurs générations. D’après les archives historiques, Arrakis était effectivement devenue une planète verdoyante pendant quelque temps, avant que les nouveaux vers n’en reprennent possession et ne recréent le désert. La planète semblait incapable de trouver un point d’équilibre. Le vieil appareil volait à basse altitude, dans le bourdonnement de ses moteurs. Stilgar se demanda si le bruit de leur passage pouvait attirer des vers, mais en scrutant les dunes hypnotiques, il n’aperçut que deux ou trois plaques de sable de couleur rouille indiquant l’emplacement de récentes explosions d’épice. — Je largue les vibrateurs! cria Var en éjectant des cylindres à pulsion - l’équivalent des marteleurs d’autrefois - par les petites baies situées sous le cockpit. Ça devrait bien en attirer un ou deux! Dans une gerbe de sable et de poussière, les marteleurs plongèrent dans les dunes et commencèrent à émettre leurs signaux. Après s’être assuré que les appareils fonctionnaient correctement, Var choisit deux autres emplacements dans un rayon de cinq kilomètres. Stilgar ne comprenait pas pourquoi l’avion semblait encore surchargé. Tandis qu’ils survolaient la zone à la recherche d’un ver, Stilgar décrivit l’époque légendaire de Dune, quand Paul Muad’Dib et lui avaient mené une armée de Fremen déguenillés à la victoire contre des forces bien supérieures. — Nous nous sommes servis de la puissance du désert. Voilà ce que nous pouvons vous enseigner. Une fois que vous aurez compris que nous ne sommes pas vos ennemis, nous pourrons apprendre beaucoup de choses ensemble. Guidés par la main ferme de Stilgar, ces nomades pourraient prendre conscience de leurs possibilités. Avec le réveil de la population viendrait la renaissance de la planète : de grandes zones de plantations et de verdure permettraient de circonscrire la progression du désert. Us y parviendraient peut-être, à condition de trouver - et de maintenir - une forme d’équilibre. Stilgar se souvint de ce que le père de Liet lui avait dit un jour : Les extrêmes conduisent inévitablement au désastre. Ce n’est qu’à travers l’équilibre que nous récoltons pleinement les fruits de la nature. Il regarda plus attentivement par le hublot et aperçut des rides familières à la surface du sable, provoquées par un mouvement souterrain qui déplaçait les dunes. — Le Signe du Ver! — Préparez-vous à notre premier affrontement de la journée, dit Var avec un large sourire sur son visage tanné. La livraison d’hier soir nous a laissé assez d’eau pour deux cibles - mais il faut d’abord les trouver. De l’eau! C’était de l’eau que transportait l’avion. Les hommes se levèrent et se rendirent à des tourelles de tir placées sur les côtés de l’appareil, où avaient été installées des lances d’incendie. Le pilote fit un virage sur l’aile pour retourner vers le premier groupe de marteleurs. Alors que les commandos s’apprêtaient à passer à l’action, Stilgar réfléchit à cet étrange retournement de situation. Pardot Kynes avait évoqué la nécessité de comprendre les impacts écologiques, le fait que les humains n’étaient que les intendants de la terre et non ses propriétaires. Nous devons faire sur Arrakis ce qui n’a jamais été tenté à l’échelle d’une planète. Nous devons nous servir de l’homme comme d’une force écologique constructive, en insérant des formes de vie adaptées : une plante ici, un animal là, un homme à tel endroit… pour transformer le cycle de l’eau et créer un nouveau type d’environnement. Le combat d’aujourd’hui était exactement le contraire. Stilgar et Liet allaient empêcher le désert d’engloutir la planète Qelso. Par le hublot, Stilgar vit se former un monticule : un ver attiré par un marteleur. Liet vint le rejoindre. — J’estime qu’il doit bien faire dans les quarante mètres. Il est plus grand que les vers de Sheeana dans la soute de Y Ithaque. — Ces vers ont grandi dans le désert profond, dit Stilgar. Shai-Hulud veut cette planète. — Pas si j’ai mon mot à dire, répliqua Var. Mais comme pour lui lancer un défi, une énorme tête émergea des sables juste au-dessous de l’appareil, cherchant à repérer d’où pouvaient venir ces vibrations. De longs tuyaux dépassaient de la carlingue à l’avant et à l’arrière. Les commandos agrippèrent les crosses de leurs armes, des lances d’incendie qu’ils pouvaient faire pivoter. L’avion perdit de l’altitude. — Tirez quand vous serez en position, mais ne gaspillez pas vos réserves. L’eau est très efficace comme ça. Les combattants lâchèrent sur le ver des sables des jets à haute pression, qui s’avérèrent plus meurtriers que des obus d’artillerie. Totalement surprise, la créature se tordit et tourna la tête en tous sens, saisie de convulsions. La carapace épaisse de ses segments se fendit, révélant la chair rose plus tendre en dessous, que l’eau brûlait comme un acide. Le ver roula sur le sable humide, manifestement à l’agonie. — Ils sont en train de tuer Shai-Hulud, dit Stilgar qui se sentait gagné par la nausée. Liet, qui était également stupéfait, fit toutefois remarquer : — Il est normal que ces gens cherchent à se défendre. — Ça suffit comme ça! cria Var. Il est mort - ou c’est tout comme! À contrecœur, les hommes arrêtèrent de tirer en lançant des regards haineux vers la créature agonisante. Incapable de s’enfoncer suffisamment dans le sable pour échapper à l’humidité mortelle, le ver continuait de se tordre tandis que l’avion tournait autour de lui. Finalement, il eut un dernier spasme et cessa de bouger. Stilgar hocha la tête d’un air grave. — Oui, la survie dans le désert a ses nécessités, et il y a de terribles décisions à prendre. Il devait accepter le fait évident que ce ver n’avait pas sa place sur Qelso. Aucun ver des sables n’avait sa place ici. Sur le chemin du retour, ils rencontrèrent un second ver, attiré par les vibrations de leurs moteurs. Les commandos vidèrent sur lui leurs réservoirs d’eau, et ce ver périt encore plus vite que le précédent. Assis l’un à côté de l’autre, Liet et Stilgar restèrent longtemps silencieux, repensant à ce qu’ils venaient de voir et au combat auquel ils avaient accepté de se joindre. — Même si elle n’a pas encore recouvré ses souvenirs d’autrefois, finit par dire Liet, je suis content que ma fille Chani n’ait pu assister à ce spectacle. Malgré l’humeur euphorique des nomades, les deux jeunes garçons murmurèrent des prières fremen, en se souvenant d’Arrakis. Stilgar réfléchissait encore à ce qu’ils venaient de voir et de faire lorsque Var poussa un cri d’alerte. Ils se trouvaient soudain au milieu d’une nuée d’appareils inconnus. Vous ne voyez que désolation, laideur et hostilité. C’est parce que vous n’avez pas la foi. Autour de moi, je vois un paradis en puissance, car Rakis est la planète natale de mon Prophète bien-aimé. Waff du Tleilax. Lorsqu’il aperçut pour la première fois Rakis, les ruines sinistres semèrent la consternation dans le cœur de Waff. Mais quand le long-courrier d’Edrik l’y déposa avec sa petite équipe d’assistants de la Guilde, il éprouva un plaisir intense à fouler de nouveau le sol de la planète désertique. Il sentait l’appel divin jusqu’au plus profond de sa chair. Dans sa vie précédente, il s’était trouvé sur ce sable même, face à face avec le Prophète. En compagnie de Sheeana et de la Révérende Mère Odrade, il avait chevauché un ver géant jusqu’aux ruines du Sietch Tabr. Sa mémoire de ghola était corrompue et incertaine, parsemée de lacunes agaçantes. Waff n’arrivait pas à se souvenir de ses derniers instants, lorsque les catins avaient encerclé la planète et déployé leurs effroyables Oblitérateurs. Avait-il vainement tenté de trouver un abri, jetant derrière lui un dernier regard, ainsi que la femme de Loth, pour voir la cité condamnée ? Avait-il vu des explosions et des murs de flammes déchirer le ciel et s’abattre sur lui ? Mais c’étaient les cellules d’un autre ghola de Waff qui avaient été produites dans une cuve axlotl de Bandalong, selon le procédé classique. Le conseil secret du kehl avait programmé l’immortalité des Maîtres du Tleilax bien avant que quiconque eût entendu parler des Honorées Matriarches. Sans transition aucune, Waff s’était retrouvé en possession des souvenirs de sa vie antérieure à l’issue d’une séance grand-guignolesque, au cours de laquelle ces femmes assoiffées de violence avaient assassiné ses frères un par un jusqu’à ce que le dernier - lui-même - parvienne à un état de crise suffisant pour abattre ses barrières de ghola et révéler son passé. Une partie, en tout cas. Mais ce n’était que maintenant qu’il pouvait voir l’Apocalypse que les catins avaient déchaînée sur ce monde sacré. L’écosystème de Rakis avait été entièrement détruit. La moitié de son atmosphère s’était échappée dans l’espace, son sol était devenu stérile et la plus grande partie de sa faune avait péri - depuis le microscopique plancton des sables jusqu’aux vers géants. En comparaison, l’ancienne Dune aurait paru accueillante. Le ciel était d’un rouge sombre légèrement orangé. Tandis que la navette survolait la région à la recherche d’une zone un peu moins hostile que les autres, Waff examinait une série de rapports météorologiques. Le taux d’humidité était anormalement élevé. À une époque de son passé géologique, il y avait eu des étendues d’eau sur la surface d’Arrakis, mais les truites des sables s’en étaient emparées. Au cours du bombardement, les mers et les rivières souterraines avaient dû se vaporiser lorsqu’elles avaient été arrachées des profondeurs. Les armes effroyables des Honorées Matriarches ne s’étaient pas contentées de transformer les dunes en un paysage lunaire : elles avaient également projeté dans l’atmosphère d’immenses nuages de poussière qui n’étaient pas encore entièrement retombés, même des dizaines d’années après. Les tempêtes de Coriolis devaient être encore pires qu’autrefois. Son équipe et lui seraient sans doute obligés de porter des combinaisons spéciales de protection et des masques respiratoires. Quant à leurs abris, il faudrait les rendre étanches et les pressuriser. Mais peu importait à Waff. Était-ce vraiment pire que de devoir porter un distille ? Une question de degré, peut-être, mais pas fondamentalement plus difficile. La navette tournait autour des ruines d’une vaste métropole qui s’était appelée Arrakeen du temps de Muad’Dib, puis la Cité festive d’Onn pendant le règne de l’Empereur-Dieu, et plus tard encore - après la mort de Leto II - Keen, la ville entourée de douves. N’ayant plus à préserver ses secrets maintenant que les vers marins s’étaient établis avec succès sur Buzzell, Waff était heureux d’avoir quatre assistants à sa disposition pour l’aider dans la tâche difficile qui l’attendait sur cette planète dévastée par les Oblitérateurs. En observant la surface, il aperçut des formes géométriques irrégulières là où il y avait eu autrefois des avenues et de grands bâtiments. Plus surprenant encore, dans la pénombre du jour voilé, il repéra de nombreuses lumières artificielles ainsi que quelques constructions sombres qui semblaient récentes. — On dirait qu’il y a un campement, là-bas. Qui d’autre aurait l’idée de venir sur Rakis ? Que peuvent-ils bien y chercher ? — La même chose que nous, dit l’homme de la Guilde. L’épice. Waff secoua la tête. — Non, il en reste trop peu, du moins tant que nous n’aurons pas fait revenir les vers. Et personne d’autre que moi n’en est capable. — Des pèlerins, peut-être ? Il reste peut-être des gens désireux d’accomplir le hadj, suggéra un autre assistant. Waff savait qu’une myriade de sectes et de cultes étaient nés sur Rakis. — À mon avis, dit un troisième, il doit plutôt s’agir de chasseurs de trésors. Waff murmura une citation des écrits occultes de la Charia : « Quand la cupidité et le désespoir se combinent, les hommes sont capables d’exploits surhumains - même si c’est pour les mauvaises raisons. » Il envisagea un instant de chercher un autre endroit pour installer leur camp de base, mais il jugea finalement qu’ils auraient plus de chances de survivre dans ce milieu hostile s’ils mettaient leurs ressources en commun avec ces étrangers. Il ne savait pas quand Edrik viendrait les rechercher - il n’était même pas certain qu’il revienne -, ni le temps nécessaire pour mener à bien ses travaux, ni même combien de temps il lui restait à vivre. Il avait l’intention de passer ses derniers jours ici. La navette se posa à la limite du campement sans s’être annoncée, et les hommes de la Guilde attendirent les instructions de Waff. Le Tleilaxu ajusta ses lunettes pour se protéger les yeux du vent corrosif et débarqua de l’appareil. Pour les longs trajets à l’extérieur, il lui faudrait sans doute porter un masque à oxygène, mais il fut surpris de constater que l’atmosphère de Rakis était tout à fait respirable. Six hommes sortirent du campement et s’avancèrent vers lui. Ils étaient grands et sales, avec des chiffons enroulés autour de la tête. Ils étaient armés de couteaux et de pistolets maula très anciens. Leurs yeux étaient veinés de rouge, leur peau rugueuse et craquelée. L’homme qui menait le groupe avait des cheveux noirs en bataille, un torse imposant et une panse qui semblait solide comme le roc. — Vous avez de la chance que je sois curieux de savoir pourquoi vous êtes venus ici, dit-il. Sinon, on vous aurait descendus avant même que vous vous posiez. Waff leva les bras. — Nous ne sommes pas une menace pour vous, qui que vous soyez. Cinq hommes levèrent leur pistolet maula, et le sixième fendit l’air de la lame de son couteau. — On a pris possession de Rakis. Toute l’épice est à nous. — Vous avez pris toute une planète ? — Ouais, toute cette foutue planète. (Le chef rejeta ses cheveux en arrière.) Mon nom, c’est Guriff, et voilà mes prospecteurs. De l’épice, il en reste plus beaucoup dans cette foutue croûte brûlée, mais elle est à nous. — Alors, je vous la laisse bien volontiers, fit Waff en esquissant un petit salut. Nos intérêts sont différents. Nous sommes une équipe de chercheurs géologiques et d’archéologues. Nous voulons prendre des mesures et effectuer quelques expériences pour déterminer l’étendue des dégâts provoqués dans l’écosystème. Ses quatre assistants attendaient à côté de lui dans un parfait silence. Guriff éclata d’un bon gros rire : — Il en reste pas grand-chose, de l’écosystème! — Mais alors, d’où vient l’oxygène que nous respirons ? Waff savait que Liet-Kynes avait posé cette question autrefois, intrigué par le fait que la planète ne possédait qu’une flore très limitée, et aucun volcan susceptible de générer une atmosphère. L’homme le regarda sans rien dire. Manifestement, il n’y avait jamais réfléchi. — Est-ce que j’ai l’air d’un planétologiste, moi ? Allez-y, étudiez tout ça si vous voulez, mais faut pas vous attendre à ce qu’on vous aide. Ici, sur Rakis, il faut savoir se débrouiller tout seul, ou alors on est mort. Le Tleilaxu haussa les sourcils. — Et si nous voulions partager un peu de notre café d’épice avec vous, en signe d’amitié ? Je crois comprendre que l’eau est plus abondante qu’autrefois. Après un bref coup d’œil à ses prospecteurs, Guriff répondit : — On accepte votre hospitalité avec plaisir, mais on n’a pas l’intention de vous rendre la politesse. — Ce n’est pas grave, nous maintenons notre proposition. Dans la cabane poussiéreuse de Guriff, Waff puisa dans ses propres réserves de mélange (ce qu’il lui restait de ses expériences sur les vers des sables) pour faire le café. Guriff et ses hommes ne manquaient pas cruellement d’eau, même s’ils dégageaient une forte odeur de crasse. Il flottait aussi dans l’air une fumée à l’arôme sucré, une drogue que Waff n’aurait su identifier. Obéissant à ses instructions, les quatre hommes de la Guilde installèrent les abris apportés du long-courrier, dressant des tentes blindées et des enclos de laboratoire. Waff ne voyait aucune raison de les aider. Après tout, il était un Maître du Tleilax, et ces hommes étaient ses assistants. Il les laissa donc vaquer à leurs tâches. Lorsqu’ils entamèrent une deuxième cafetière d’épice, Guriff commença à se détendre un peu. Il ne faisait pas confiance au petit Tleilaxu, mais il ne semblait faire confiance à personne. Il prit bien soin de préciser qu’il n’éprouvait aucune haine particulière pour ceux de la race de Waff, et que ses prospecteurs n’en voulaient pas spécialement aux gens de condition sociale inférieure. Guriff ne s’intéressait qu’à Rakis. — Tout ce sable et ce plasbéton fondus… En s’attaquant à la croûte vitrifiée, on a réussi à atteindre les fondations des bâtiments les plus résistants de Keen. (Guriff montra un plan qu’il avait dessiné.) On récupère ce qu’on peut, il y a sûrement des trésors cachés. On a trouvé ce qu’on pense être la première Citadelle du Bene Gesserit - quelques abris barricadés remplis de squelettes. (Il sourit.) On est aussi tombés sur ce temple incroyable que les Prêtres du Dieu Fractionné avaient construit. Il est tellement énorme qu’on pouvait pas le rater. Plein de babioles, mais pas assez pour couvrir nos frais. Le CHOM espère qu’on va trouver quelque chose de bien plus extraordinaire, mais en attendant, ils ont l’air satisfaits de pouvoir vendre du « sable authentique de Rakis » à des imbéciles crédules. Waff ne dit rien. Edrik et les Navigateurs s’étaient procuré de grandes quantités de ce sable pour ses premières expériences. — Mais on a encore pas mal à creuser, poursuivit Guriff. Keen était une grande ville. Dans son existence précédente, Waff avait eu l’occasion de voir ces bâtiments avant qu’ils ne soient détruits. Il savait le luxe ostentatoire déployé par ces Prêtres naïfs dans les pièces et les tours… Comme si Dieu se souciait de telles futilités! Guriff et ses hommes allaient effectivement y trouver des trésors en abondance. Mais ce n’étaient pas les vrais trésors. — Le temple des Prêtres a été beaucoup plus endommagé que les autres bâtiments. C’était peut-être une cible directe de l’attaque des Honorées Matriarches. (Les lèvres épaisses du prospecteur s’étirèrent en un sourire.) Mais dans les niveaux inférieurs du temple, on a trouvé des coffres contenant des solaris et des réserves de mélange. Une bonne prise. Plus qu’on s’y attendait, mais pas tant que ça. C’est autre chose qu’on cherche, quelque chose de bien plus important. Le Tyran avait constitué un énorme stock d’épice, profondément enterré sous la région polaire du Sud - j’en suis absolument certain. Waff prit un air sceptique en buvant une gorgée de café. — En quinze cents ans, personne n’a réussi à trouver ce trésor. Guriff leva un doigt, remarqua une petite peau qui dépassait et se mit à la mordiller. — Pourtant, le bombardement a peut-être suffisamment bouleversé la croûte pour mettre au jour la cachette. Et, grâces soient rendues aux dieux, il n’y a plus de vers pour venir nous harceler. Waff se contenta d’un grognement évasif. Pas encore. Sans même prendre le temps de se reposer, sachant que son temps était compté, le Tleilaxu se lança dans les préparatifs de son travail. Ses assistants semblaient convaincus que le Navigateur reviendrait les chercher un jour ou l’autre, mais Waff n’en était pas si sûr. Il était enfin sur Rakis, et il en éprouvait une joie profonde. Tandis que les hommes de la Guilde finissaient de connecter les générateurs et de s’assurer de l’étanchéité des abris préfabriqués, Waff retourna dans la navette, maintenant presque vide. Dans la soute, il sourit affectueusement à ses magnifiques spécimens. Les vers renforcés étaient petits mais féroces. Ils semblaient prêts à affronter un monde mort. Leur monde. Autrefois, les Fremen avaient su faire venir les vers des sables pour les chevaucher, mais ces créatures d’origine avaient disparu après que les opérations de terraformage entreprises par Leto II eurent transformé Arrakis en un monde de jardins, de verdure, de rivières et de nuages dans le ciel. Un tel environnement avait été fatal aux vers géants. Mais quand l’Empereur-Dieu avait été assassiné, son corps s’était fractionné en d’innombrables truites des sables, et le processus de désertification avait redémarré. Les nouveaux vers des sables s’étaient révélés bien plus féroces que les précédents, s’attelant à la tâche immense de recréer la planète Dune d’autrefois. Le défi qui attendait Waff était infiniment plus difficile. Ses créatures modifiées avaient été renforcées pour résister aux environnements les plus hostiles, avec une gueule et des arêtes crâniennes suffisamment puissantes pour percer les dunes vitrifiées. Elles seraient capables de s’enfoncer profondément sous la surface noircie; elles allaient grossir et se reproduire… même dans cet enfer désertique. Waff contempla la cuve grouillante de vers. Chaque spécimen mesurait bien deux mètres, et semblait robuste. Sentant sa présence, les vers s’agitèrent davantage. Par le hublot, Waff jeta un coup d’œil au ciel qui prenait la teinte marron foncé du crépuscule. Au loin, des tempêtes faisaient tourbillonner la poussière. — Soyez patients, mes chéris, dit-il. Je vais bientôt vous libérer. Nous serions bien naïfs de croire que nous pouvons contrôler une substance précieuse. Ce n’est que par la ruse et une vigilance de tous les instants que nous parvenons à empêcher nos concurrents de s’en emparer. Rapport interne de la Guilde Spatiale. Edrik éloigna son long-courrier des ruines de Rakis. Il ne s’intéressait plus désormais au Maître du Tleilax : Waff avait rempli son rôle. Ce qui comptait à présent, c’était que l’Oracle du Temps avait convoqué tous les Navigateurs survivants, et Edrik avait d’excellentes nouvelles à leur annoncer. Maintenant que les vers marins proliféraient sur Buzzell, l’ultra-épice allait devenir disponible en abondance. Cette variété remarquablement concentrée se révélerait peut-être très supérieure à l’épice classique : un mélange terriblement puissant qui permettrait aux Navigateurs de survivre en se passant de la faction des Administrateurs cupides ou des sorcières du Chapitre. Enfin libres! Il avait trouvé amusant de voir Waff emporter ses spécimens de vers sur Rakis dans l’espoir d’y amorcer un nouveau cycle de production d’épice. Il doutait que le Tleilaxu parvienne à ses fins, mais une source alternative de mélange serait toujours la bienvenue. De toute façon, jamais plus les Navigateurs ne se retrouveraient étranglés par les luttes de pouvoir. Les quatre hommes qu’Edrik avait désignés pour accompagner Waff étaient des espions qui le tiendraient régulièrement informé des progrès du Tleilaxu. Dans sa cuve, Edrik sourit avec satisfaction : il avait pensé à tout. Sa première cargaison d’ultra-épice de Buzzell soigneusement stockée dans sa chambre forte, le Navigateur s’apprêtait à guider son long-courrier dans le vide spatial. L’Oracle elle-même le féliciterait pour ces excellentes nouvelles. Toutefois, avant même d’avoir pu se diriger vers son lieu de rendez-vous, il vit se former des rides dans l’espace environnant. En examinant ces distorsions, Edrik comprit ce qu’elles signifiaient. Un instant plus tard, des dizaines de vaisseaux de la Guilde apparurent tel un essaim d’abeilles, émergeant des replis de l’espace pour entourer son long-courrier. Edrik envoya un message sur le canal que seuls ses collègues Navigateurs devaient pouvoir capter. — Expliquez votre présence. Mais il ne reçut aucune réponse de ces imposants vaisseaux. Après avoir examiné les glyphes et les cartouches dessinés sur les coques immenses, il sut qu’il s’agissait des nouveaux modèles de la Guilde guidés par les compilateurs mathématiques ixiens. Les vaisseaux s’approchèrent. Percevant une menace, Edrik transmit avec inquiétude : — Quelle est votre justification ? Les appareils de la Guilde formaient un voile étouffant autour de son long-courrier. Le silence de ces énormes vaisseaux était bien plus inquiétant que s’il avait reçu un ultimatum. Leur proximité interférait avec ses générateurs Holtzman, l’empêchant de s’échapper en repliant l’espace. Une voix se fit enfin entendre, monocorde et pourtant pleine d’assurance. — Nous voulons votre cargaison d’épice. Nous allons monter à bord de votre vaisseau afin de l’inspecter. Edrik essaya d’analyser la nature de ces ennemis en parcourant un dédale de possibilités. Ces vaisseaux semblaient appartenir à la faction des Administrateurs. Ils fonctionnaient à l’aide d’appareils ixiens, et n’avaient donc pas besoin de Navigateurs ni de mélange. Mais pourquoi voulaient-ils confisquer l’ultra-épice ? Pour empêcher les Navigateurs de s’en servir ? Pour s’assurer que la Guilde reste entièrement dépendante des appareils de navigation ixiens ? Ou s’agissait-il d’un adversaire complètement différent ? Des vaisseaux pirates du CHOM espérant s’emparer d’une nouvelle substance précieuse ? Des sorcières du Chapitre souhaitant conserver leur monopole sur le mélange ? Mais comment des étrangers pouvaient-ils connaître l’existence de l’ultra-épice ? Tandis que son long-courrier flottait dans l’espace, immobile et impuissant, des petites vedettes d’intervention émergèrent des soutes des vaisseaux environnants. Edrik n’avait pas d’autre choix que de les laisser aborder. Un homme portant les insignes de la Guilde - mais qu’Edrik ne connaissait pas - pénétra dans le long-courrier et monta jusqu’au niveau d’accès restreint après avoir franchi sans aucune difficulté les différentes barrières de sécurité. Six robustes gardes du corps l’accompagnaient. Le chef de la troupe eut un sourire condescendant en s’arrêtant devant la cuve du Navigateur : — Votre nouvelle épice offre des possibilités fascinantes. Nous vous demandons de nous la remettre. La voix d’Edrik retentit à travers les haut-parleurs : — Allez donc en chercher vous-mêmes sur Buzzell. — La question ne se pose même pas, répliqua l’homme toujours impassible. Nous avons été informés de la puissance de cette substance, et nous pensons qu’elle peut remédier à notre situation difficile. Nous allons l’emporter au cœur de l’empire des machines pensantes. Les machines pensantes ? Qu’est-ce que la faction des Administrateurs pouvait avoir à faire avec l’Ennemi ? — Vous ne pouvez pas la prendre, répéta Edrik comme s’il avait son mot à dire. L’homme de la Guilde fit un geste vers ses gardes du corps, qui sortirent de sous leurs robes grises de lourds marteaux. Leur chef hocha doucement la tête d’un air approbateur. Pris de panique, Edrik battit en retraite au fond de sa cuve, mais il n’avait nulle part où aller. Peu importait à ces hommes qu’il soit condamné à mourir s’il était exposé à l’air libre. De leurs bras puissants, ils soulevèrent leurs marteaux et les abattirent sur les épaisses parois de cristoplaz. Des lézardes apparurent, dessinant des motifs en toile d’araignée, et le gaz d’épice orange s’échappa par les brèches en sifflant. Les gardes ne réagirent pas à ce flot de mélange qui leur arrivait en plein visage, alors qu’une telle concentration aurait suffi à faire chanceler un homme normal. Leur chef observait l’opération comme un homme guettant l’approche d’un orage, tandis que la cuve d’Edrik continuait de se vider. Quand la pression devint insuffisante pour le porter, le Navigateur s’effondra au fond de la cuve. Il leva faiblement ses mains palmées pour exiger des explications, d’une voix qui n’était plus guère qu’un soupir. L’homme de la Guilde et ses assistants ne daignèrent pas lui répondre. Pris de convulsions, Edrik se tordait sur le sol. Il tendit un bras sans force pour tenter de ramper, mais l’atmosphère d’épice était maintenant trop ténue. C’est à peine s’il arrivait à bouger ou même à respirer. Mais il ne mourut pas tout de suite. L’homme de la Guilde s’approcha de la paroi fracassée et son visage se transforma. Khrone dit à ses Danseurs-Visages : — Allez chercher l’épice concentrée. Grâce à cette substance, Omnius va pouvoir activer son Kwisatz Haderach. Ils partirent fouiller le vaisseau et trouvèrent rapidement le stock de mélange modifié. Quand les gardes déguisés revinrent, Khrone prit l’un des lourds paquets et le huma profondément. — Excellent. Assurez-vous que toutes nos équipes ont bien quitté ce long-courrier. Quand nous serons à l’abri, détruisez le vaisseau et tous ses occupants. Il se tourna calmement vers Edrik qui agonisait dans sa cuve. Seules de minces fumeroles de gaz roussâtre s’échappaient encore par les fissures. — Vous avez rempli votre rôle, Navigateur. Que cela vous soit une consolation. Le Danseur-Visage se retira avec une expression triomphante. Edrik continuait d’aspirer péniblement des goulées d’air dans lesquelles il ne restait plus qu’une faible trace de mélange. Le temps que les vaisseaux de la Guilde se mettent en formation dans l’espace, c’est tout juste s’il était encore conscient. Les vaisseaux adverses ouvrirent le feu. Le long-courrier d’Edrik explosa avant qu’il n’ait pu maudire ses ennemis. Il est un art de raconter les légendes, et un art de les vivre. Dicton de l’antique Kaïtin. Les opérations de reconstitution des réserves de l’Ithaque s’étaient déroulées dans les hautes latitudes encore prospères du Nord, à bonne distance des centres de population. Garimi avait géré ce processus complexe en utilisant des dizaines d’appareils pour faire la navette avec les hangars, tandis que Duncan restait sur la passerelle de commandement. Il s’y sentait piégé, incapable de quitter le non-vaisseau à cause du voile de protection qu’il lui assurait. Il avait horreur de rester en retrait tandis que les autres faisaient le travail dangereux… et il ne savait même pas ce que le couple de vieillards lui voulait. Il n’avait aucune idée de ce qui se passait dans l’Ancien Empire, ni du côté de Murbella et du Chapitre. Il savait seulement que l’Ennemi était toujours à sa recherche… et il continuait de se cacher comme il le faisait depuis des années. Était-ce vraiment le meilleur moyen de combattre, la meilleure façon de protéger l’humanité ? Il avait ainsi dérivé aussi longtemps que l’Ithaque, et les eaux de l’incertitude semblaient ces derniers temps plus insondables que jamais. Cela faisait maintenant deux jours qu’il n’avait plus de nouvelles de Teg ou de Sheeana. Si leur équipe s’était contentée d’un premier contact avec les indigènes, quelqu’un aurait déjà dû envoyer un rapport sur la situation. Duncan craignait un piège du genre de celui que les Belluaires leur avaient tendu sur leur planète. Miles Teg avait été successivement son mentor et son élève, et quant à Sheeana… ah, Sheeana. Ils avaient été amants et adversaires sexuels. Elle l’avait guéri et sauvé, et il éprouvait naturellement de l’affection pour elle. Il avait essayé de se protéger en le niant, mais elle ne l’avait pas cru, et il ne l’avait pas cru lui-même. Ils savaient qu’ils étaient unis par un lien unique en son genre, différent de celui que Murbella et lui s’étaient imposé. En observant le paysage de la planète, il eut l’impression d’entendre un appel. Il distinguait de nombreuses villes au milieu des forêts subsistant encore dans les hautes latitudes nord et sud. C’est là qu’il aurait dû être pour affronter d’éventuels dangers avec les autres, et non pas coincé à bord de l’Ithaque, obligé de se cacher. Combien de temps encore suis-je censé attendre ? Du temps où il était Maître d’Escrime de la Maison Atréides, jamais il n’aurait hésité. Si le jeune Paul Atréides avait été en danger, Duncan se serait jeté dans la mêlée pour venir à son secours, sans tenir compte des menaces intangibles du couple de vieillards. Comme le disaient les sorcières dans leur sempiternelle Litanie : J’affronterai ma peur. Et il était grand temps pour lui de le faire. Il ferma les yeux pour ne pas voir le désert qui s’étendait à travers le continent comme une plaie béante. Cette fois-ci, je ne peux pas rester sans rien faire. Il fit venir Thufir Hawat et Garimi, qui avait fini de reconstituer les réserves de Y Ithaque et venait de regagner le non-vaisseau avec tous ses appareils. Duncan se leva à leur entrée. — Nous allons nous porter au secours de l’équipe d’exploration, leur annonça-t-il, et nous allons le faire maintenant. J’ignore le genre de forces militaires dont disposent les habitants, mais nous les affronterons si le Bashar a des problèmes. Thufir avait les yeux brillants et le feu aux joues. — Je piloterai un des appareils. Duncan resta ferme. — Non. Tu obéiras à mes ordres. Garimi avait été surprise par la déclaration de Duncan, mais elle approuva en entendant cette remontrance adressée à Thufir. — Avez-vous des instructions à nous donner avant que nous partions ? Dois-je prendre le commandement de la mission ? — Non… je vais m’en charger personnellement. (Avant que les deux autres n’aient pu protester, Duncan se dirigea d’un pas décidé vers l’ascenseur, les obligeant à le suivre.) J’en ai assez de devoir me cacher. Ma stratégie était de fuir sans me faire repérer, et d’avoir toujours un temps d’avance sur cet étrange filet. Mais en procédant de la sorte, j’ai abandonné une trop grande partie de moi-même. Après tout, je suis Duncan Idaho! (Il éleva la voix en pénétrant dans l’ascenseur.) J’ai été le Maître d’Escrime de la Maison Atréides et le prince consort de Sainte Alia du Couteau. J’ai été le conseiller et le compagnon de l’Empereur-Dieu. Si l’Ennemi est quelque part là-bas, je ne vais pas laisser l’humanité l’affronter seule. Si Sheeana et le Bashar ont besoin de mon aide, je vais la leur apporter. Thufir se raidit, puis il s’autorisa un sourire de satisfaction. — Cela fait longtemps que vous auriez dû quitter Y Ithaque, Duncan. Je ne vois pas ce que vous avez accompli en restant ici. On ne peut pas dire que le non-champ ait assuré une protection parfaite. Garimi semblait heureuse de l’attitude de Duncan. — Mes équipes de récupération ont bien étudié cette planète, qui semble un bon endroit pour nous installer. Est-ce que cela signifie que vous renoncez à vous opposer à mes efforts, et que vous allez nous laisser enfin fonder une colonie ? Les portes de l’ascenseur se refermèrent et ils entamèrent leur descente vers le niveau des hangars où les nombreux appareils refaisaient le plein de carburant. — Cela reste à voir. Maintenant que Stilgar et Liet étaient partis au petit matin, Teg prit son mal en patience. À l’heure qu’il était, Duncan devait déjà avoir tiré les conclusions qui s’imposaient. — Tu crois qu’ils vont nous tuer, finalement ? Sheeana était étonnamment calme, comme si elle s’était résignée à l’inévitable. — Toi, peut-être. C’est à toi qu’ils en veulent, répondit-il sans le moindre humour. Ils avaient obtenu le droit de s’asseoir dehors, mais ils restaient sous l’étroite surveillance de leurs gardes. Sheeana but une petite gorgée de l’eau qu’on leur avait donnée. — C’est une plaisanterie ? — Non, une distraction. (Teg jeta un coup d’œil vers le ciel.) Nous devons faire confiance à Duncan pour décider de la réaction appropriée. — Il nous croit peut-être capables de nous débrouiller tout seuls. Duncan a foi en nos capacités. — Moi aussi. Si cela s’avérait nécessaire, je pourrais massacrer ces gens. (C’est à dessein qu’il avait utilisé ce mot. Massacrer. Comme il l’avait fait avec les Honorées Matriarches dans leur forteresse de Gammu.) Et cela ne me prendrait pas plus d’une seconde, comme tu le sais bien. Sheeana l’avait vu en action contre les Belluaires lorsqu’il l’avait aidée à s’échapper en compagnie de Thufir et du Rabbi. Elle avait pu constater aussi à quel point cette explosion d’énergie l’avait complètement épuisé. — Oui, Miles, je sais. Et j’espère que ce ne sera pas nécessaire. Ils entendirent au loin le bourdonnement aigu du petit avion revenant du désert. L’ouïe particulièrement fine de Teg lui permit de reconnaître les crachotements caractéristiques des moteurs. Les villageois s’attroupèrent près de l’aire d’atterrissage pour accueillir les chasseurs. Deux petits points apparurent dans le ciel, volant à basse altitude, bientôt suivis de nombreux autres, telle une volée d’oiseaux migrateurs dispersés. Le bourdonnement devint un rugissement. Teg se mit la main en visière et identifia plusieurs des appareils. — Ce sont des navettes minières et des vedettes du non-vaisseau. C’est donc ainsi que Duncan a l’intention de nous secourir. Il essaie de les impressionner. On dirait qu’il a utilisé tous les appareils que nous possédons. — En tout cas, nous disposons d’une puissance de feu nettement supérieure. Duncan aurait pu choisir la méthode directe et nous récupérer par la force des armes. En voyant les appareils s’approcher, Teg sourit. — Il est beaucoup plus malin que ça. Comme moi, il préfère éviter les bains de sang, surtout dans un conflit qu’il ne comprend pas entièrement. Est-ce moi qui lui ai appris cette leçon, ou bien lui qui me l’a apprise ? Le Bashar repensa à ses existences antérieures, mais sans y trouver de réponse. Une bonne quarantaine d’appareils vinrent se poser sur une large étendue plane à la limite du village. Ce n’étaient pas des engins de guerre ni des vaisseaux d’attaque blindés, même si quelques-uns étaient équipés d’armes défensives. Le Bashar s’éloigna des tentes, accompagné de Sheeana, pour se diriger vers la plus grosse des navettes. Personne n’essaya de les arrêter; les nomades étaient bien trop médusés par ce spectacle. Teg fut surpris de voir Duncan Idaho en personne descendre la rampe du vaisseau de tête, vêtu de son uniforme traditionnel de la Maison Atréides, jusqu’aux bottes soigneusement cirées et l’insigne en forme de nova correspondant à son rang militaire. Si les Qelsans avaient quitté l’Ancien Empire quinze cents ans auparavant, il y avait peu de chances qu’ils reconnaissent ces symboles, mais Teg trouvait que cet uniforme conférait à son ami une magnifique aura de commandement, et lui donnait certainement beaucoup d’assurance. Duncan balaya du regard le groupe de villageois ébahis, et finit par apercevoir Teg et Sheeana. Son soulagement pouvait se lire sur son visage lorsqu’il s’approcha d’eux. — Vous êtes encore vivants. Et indemnes ? — Pas Stuka, répondit Sheeana avec une certaine amertume. — Tu n’aurais pas dû quitter le non-vaisseau, dit Teg. Te voici vulnérable, maintenant, les chasseurs au filet peuvent te voir. — Eh bien, qu’ils me trouvent, répliqua Duncan. (Son visage était impassible, comme s’il était arrivé à une conclusion inévitable.) Cette poursuite interminable, ce jeu de cache-cache, tout cela ne mène à rien. Je ne peux pas vaincre l’Ennemi si je ne l’affronte pas. Sheeana lança un regard inquiet vers le ciel, comme si elle s’attendait à ce que le vieil homme et la vieille femme apparaissent tout à coup. — Garimi aurait pu diriger l’attaque, ou même Thufir. Mais tu t’es laissé dominer par tes émotions. — J’en ai tenu compte quand j’ai pris ma décision, qui est la bonne. (Le visage de Duncan s’empourpra soudain, comme s’il cachait la vraie réponse, et il se hâta de donner une explication.) J’ai communiqué avec Stilgar et Liet-Kynes à bord de leur appareil à l’aide de notre réseau direct. Nous les avons interceptés au-dessus du désert, et j’ai donc une bonne idée de ce qui se passe ici. Je sais comment ils ont tué Stuka - et pourquoi. — Tu es surpris de me trouver encore en vie, n’est-ce pas ? fit Sheeana. Et soulagé aussi, j’espère… Teg l’interrompit. — La mort de Stuka est une tragédie due à une réaction excessive. Ces gens nous ont pris pour ce que nous n’étions pas. — Oui, Miles, fit Duncan en hochant la tête. Et si j’avais moi aussi réagi de façon excessive avec une puissance de feu supérieure, cela aurait provoqué d’autres morts et une tragédie encore plus grande. C’est peut-être ainsi que j’aurais agi dans l’une de mes vies antérieures, mais il m’a suffi de réfléchir à ce que toi, tu aurais fait. Stilgar et Liet sortirent de l’avion-citerne en compagnie du groupe de commandos. Les deux jeunes gholas semblaient plus assurés, et leurs yeux brillaient d’une nouvelle animation. Le naib des Fremen et le planétologiste avaient trouvé sur Qelso quelque chose qui leur redonnait de l’énergie et les transportait dans une autre époque. Teg comprenait bien ce qu’ils avaient dû endurer depuis qu’ils avaient recouvré leurs souvenirs. Ils avaient mené une existence protégée et confortable à bord de l’Ithaque, obligés de se contenter de lire les archives concernant leur passé et d’aller observer les vers des sables dans la soute, comme s’il s’agissait d’animaux dans un zoo. Mais ces gholas se souvenaient de la véritable Arrakis. La vie de Stilgar et de Kynes n’avait pas été plus confortable ni plus sûre à cette époque tumultueuse, mais elle avait apporté une certaine clarté dans la définition de ce qu’ils étaient. D’autres sortirent des appareils venus de l’Ithaque : Thufir, Garimi et une douzaine de Sœurs, de robustes ouvriers du Bene Gesserit, des enfants de la deuxième génération nés à bord du non-vaisseau et qui posaient pour la première fois le pied sur une véritable planète. Cinq des fidèles du Rabbi se tenaient sous le soleil brûlant, contemplant d’un air émerveillé le vaste paysage autour d’eux. Puis le vieil homme lui-même sortit en clignant ses yeux de hibou derrière ses lunettes. D’un air admiratif, Var regarda cette armada et ses nouveaux compagnons, Stilgar et Liet. Il leva le menton. Apparemment, Duncan s’était également entretenu avec le chef du village pendant le vol de retour du désert. — Duncan Idaho, vous savez les épreuves que nous affrontons, et ce que nous avons été amenés à faire. Nous sommes les seuls à tenter d’empêcher la mort de cette planète. Ce n’est pas nous qui avons amené le désert ici. Vous n’avez pas le droit de nous condamner. — Je ne vous ai pas condamnés pour la lutte que vous menez, mais je ne peux pas accepter ce que vous avez fait à notre compagne. Les Bene Gesserit qui sont venues sur votre planète autrefois ont agi sans réfléchir aux conséquences que cela aurait pour vous. Il semble maintenant que vous ayez fait de même. Le vieux chef secoua la tête. Une flamme de colère et d’indignation brûla dans son regard. — Nous avons tué les sorcières responsables d’avoir introduit les truites des sables sur ce monde. Quand nous avons trouvé une autre sorcière, nous l’avons tuée elle aussi. Duncan mit brusquement fin à ce qui s’annonçait comme une discussion stérile. — Nous allons emmener nos amis et vous quitter. Je vous laisse poursuivre votre combat inutile contre un désert que vous ne pouvez vaincre. Teg et Sheeana s’avancèrent, pressés de quitter cet endroit. Mais Liet et Stilgar ne bougèrent pas. Ils se regardèrent, puis Stilgar redressa les épaules et s’adressa à Duncan : — Bashar… Liet et moi, nous avons réfléchi. Nous sommes ici dans le désert… Ce n’est pas notre désert, mais c’est ce qui s’en rapproche le plus. Nous avons été ramenés à la vie pour remplir un rôle. Les talents de nos vies passées peuvent être une ressource vitale dans un endroit comme celui-ci. Liet-Kynes enchaîna, comme si Stilgar et lui avaient préparé leur discours. — Regardez autour de vous. Pouvez-vous imaginer un monde où nos capacités seraient encore plus nécessaires ? Nous sommes des guerriers formés à lutter contre l’impossible. Nous avons l’expérience du combat dans le désert. En tant que planétologiste, je connais les meilleures façons de contrôler la progression des dunes, et j’en sais plus sur le cycle des vers des sables que n’importe qui. Stilgar ajouta, sur un ton de plus en plus enthousiaste : — Nous pouvons leur montrer comment construire des sietches dans le désert le plus aride, et leur apprendre à fabriquer de vrais distilles. Un jour, qui sait, nous pourrons même chevaucher de nouveau les vers des sables. (Sa voix se brisa.) Personne ne peut arrêter le désert, mais nous pouvons aider ces gens à survivre. Vous autres, retournez sur le non-vaisseau, mais les Qelsans ont besoin de nous deux. Sheeana, qui s’apprêtait à embarquer dans un appareil, se retourna, manifestement mécontente. — C’est impossible. Nous avons besoin de vous à bord de l’Ithaque, comme de tous les autres gholas. Chacun de vous a été créé, élevé et formé pour nous aider à combattre l’Ennemi. — Mais personne ne sait comment, Sheeana, fit remarquer Duncan, ému par les propos des deux jeunes gens. Nul d’entre nous ne peut dire avec certitude pourquoi nous avons besoin de Stilgar et de Liet, ni en quoi consiste exactement notre combat. — Nous ne sommes pas vos outils, ni de simples pions qu’on déplace sur un échiquier, fit Stilgar en croisant résolument les bras sur sa poitrine. Peu importe la façon dont nous avons été créés, nous sommes des êtres humains dotés de libre arbitre. Je n’ai jamais demandé à servir les sorcières du Bene Gesserit. Liet ne fut pas en reste. — C’est ce que nous voulons faire, et qui peut dire que ce n’est pas notre destinée ? Nous pourrions sauver une planète, ou tout du moins sa population. N’est-ce pas là un but suffisamment important ? Teg ne les comprenait que trop bien. Ces deux gholas avaient trouvé quelque chose à quoi se raccrocher, un combat qu’ils pouvaient mener en utilisant leurs compétences particulières. Lui-même avait été créé pour servir de pion, et c’est ce rôle qu’il était obligé de jouer. — Laisse-les aller, Sheeana. Tu as déjà assez de sujets d’expérience comme ça à bord. Thufir Hawat s’approcha du Bashar, soulagé de voir que son mentor était indemne. Il jeta un regard troublé vers Sheeana. — Est-ce tout ce que nous sommes pour eux, Bashar ? Des sujets d’expérience ? — Oui, en un sens. Et maintenant, nous devons retourner dans notre cage. Il avait hâte de quitter cette planète agonisante avant que d’autres problèmes ne se présentent. — Pas si vite, fit le vieux Rabbi en s’avançant. Mon peuple n’a rien à voir avec votre fuite éperdue dans l’espace. Nous avons toujours voulu une planète où nous installer. Celle-ci vaut toujours mieux que les ponts métalliques et les petites cabines de l’Ithaque — Qelso se meurt, fit remarquer Sheeana. Le Rabbi et ses compagnons se contentèrent de hausser les épaules. Var et quelques-uns des villageois semblèrent se renfrogner. — Nos ressources ne sont pas extensibles. Vous n’êtes les bienvenus ici que si vous avez l’intention de combattre le désert avec nous. Isaac, l’un des Juifs les plus robustes, acquiesça : — Si nous décidons de rester ici, nous travaillerons et nous nous battrons. Notre peuple a appris à survivre lorsque le reste de l’univers est dressé contre lui. Où que j’aille, quoi que je laisse derrière moi, mon passé m’accompagne toujours ainsi qu’une ombre. Duncan Idaho, journal de bord du non-vaisseau. Liet-Kynes et Stilgar retournèrent brièvement sur l’Ithaque pour y récupérer de la documentation et du matériel dont ils auraient besoin pour observer l’évolution climatique de Qelso. Liet réussit même à convertir quelques-unes des bouées de détection en satellites météorologiques, que le non-vaisseau déploya en orbite. Il alla faire ses adieux aux autres enfants gholas qui avaient grandi avec lui - Paul Atréides, Jessica, Leto II… et Chani, sa propre fille. Saisi d’une émotion soudaine, Liet prit la main de la jeune femme qui avait physiquement trois ans de plus que lui. — Chani, lui dit-il en souriant. Un jour, tu te souviendras de moi tel que j’étais sur Arrakis - travaillant dans les sietches, jouant mon rôle de Planétologiste Impérial ou d’Arbitre du Changement, mettant en œuvre le rêve de mon père pour les Fremen et pour Dune. La jeune fille avait une expression concentrée, comme si elle s’efforçait de capter un fragment de souvenir en l’écoutant. Il lui relâcha la main et caressa son front, puis ses cheveux roux foncé. — J’étais peut-être un grand meneur d’hommes, mais je crains de ne pas avoir été un très bon père. C’est pourquoi, avant de partir, je veux te dire que je t’aime. Je t’aimais autrefois, et je t’aime encore maintenant. Quand tu te souviendras de moi, souviens-toi aussi de tout ce que nous avons partagé. — Je m’en souviendrai. Si je me souvenais de tout maintenant, je voudrais sans doute retourner avec toi dans le désert. Usul aussi. À côté d’eux, Paul secoua la tête. — Non, ma place est ici. Notre combat est plus grand qu’un seul désert. Stilgar prit son ami par le bras pour lui faire signe de se dépêcher. — Cette planète est bien assez grande pour nous. Je sens dans mon âme que c’est la raison pour laquelle nous avons été créés, Liet et moi, même si Sheeana ne s’en rend pas compte. Peu importe la façon dont les choses nous apparaissent aujourd’hui, un jour viendra peut-être où nous verrons que cela fait partie de la grande bataille. Pendant ce temps, le Rabbi s’adressait à ses cinquante-deux fidèles enthousiastes. Isaac et Lévi avaient repris un bon nombre des responsabilités du vieil homme et, à son signal, ils ordonnèrent aux Juifs de rassembler leurs affaires personnelles et d’aller chercher des abris préfabriqués dans les immenses réserves de l’Ithaque Les navettes les emmenèrent bientôt à la surface, où ils débarquèrent et entreprirent de décharger leur cargaison selon les instructions d’Isaac. Var déambulait au milieu de toute cette activité, en jetant un regard d’envie sur ces appareils dont Duncan s’était servi pour sa démonstration de force. — Ces navettes minières nous seraient très utiles pour transporter la nourriture et l’eau à travers le continent. — Non, fit Sheeana en secouant la tête. Ces appareils appartiennent à l’Ithaque Nous pourrions en avoir besoin. Var lui lança un regard furieux. — Ce ne serait qu’une bien modeste compensation pour avoir provoqué la mort de toute une planète. — Je n’ai pas contribué à la mort de votre monde. Mais vous, par contre, vous avez tué Stuka de sang-froid avant même… Teg passa rapidement en mode mentat pour inventorier le matériel et les réserves dont ils disposaient à bord du non-vaisseau. Il murmura à Sheeana : — Bien que nous n’ayons aucune responsabilité dans les dommages infligés à cette planète, nous y avons reconstitué nos réserves et une partie des passagers va s’y installer. Il ne serait pas déraisonnable de faire un geste en contrepartie. (Voyant que Sheeana acquiesçait, Teg se tourna vers Var :) Nous pouvons vous laisser deux navettes, pas plus. — Et deux experts du désert, lança Liet. Stilgar et moi. — Sans compter une main-d’œuvre robuste et enthousiaste. Vous serez content d’avoir les Juifs avec vous. Teg avait remarqué à quel point les fidèles du Rabbi étaient durs au travail. Il était convaincu qu’ils prospéreraient sur cette planète, même si le climat devait devenir plus hostile. Mais il était également possible qu’ils décident un jour que Qelso n’était finalement pas leur terre promise. Ce ne fut une surprise pour personne lorsque Garimi et ses compagnes conservatrices annoncèrent leur intention de quitter elles aussi le non-vaisseau. Plus d’une centaine de Sœurs demandèrent l’autorisation de s’installer sur Qelso, malgré le désert qui l’envahissait progressivement. Elles projetaient d’y établir les fondations de leur nouvelle communauté. À bord de l’Ithaque, Garimi fit part de ce choix à Sheeana, plus par politesse que pour en débattre. Mais la population de Qelso ne voulut pas en entendre parler. Lorsque la navette des Sœurs atterrit, les nomades les attendaient les armes à la main. Les bras croisés sur la poitrine, Var s’adressa à elles : — Nous acceptons Liet-Kynes et Stilgar parmi nous, ainsi que les Juifs. Mais les sorcières du Bene Gesserit ne sont pas les bienvenues ici. — On ne veut pas de sorcières! crièrent les autres Qelsans avec des lueurs de meurtre dans les yeux. Si nous mettons la main sur elles, nous les tuerons! Sheeana, qui avait accompagné le groupe pour lui faire ses adieux, tenta de prendre la défense de Garimi : — Nous pourrions les emmener à l’autre bout du continent. Vous n’auriez jamais affaire à leur colonie. Je vous promets qu’elles ne vous causeront aucun ennui. Mais les Qelsans furieux refusaient de l’écouter. — Les gens de votre espèce n’agissent que dans l’intérêt de la communauté des Sœurs, reprit Var. Nous les avons accueillies autrefois, à notre profond regret éternel. Désormais, les Qelsans n’agissent que pour le bien de Qelso. Aucun membre de votre communauté n’est le bienvenu ici. Je ne peux pas être plus clair sur ce point, à moins de recourir à la violence. Soulevant un petit nuage de poussière à chaque pas, le Rabbi s’approcha de la navette au milieu des tentes et des bâtiments préfabriqués. Il essuya son front trempé de sueur en s’arrêtant devant Teg et Sheeana, qu’il regarda d’un air gêné. — Je crois que mon peuple va se plaire ici, dit-il, par la grâce de Dieu. (Il frappa de sa botte le sol poussiéreux.) Nous sommes faits pour avoir de la bonne terre solide sous nos pieds. — Vous semblez troublé, Rabbi, remarqua Sheeana. — Non, pas troublé, mais triste. (Teg lui trouva l’air abattu, et ses yeux semblaient plus rouges que d’habitude, comme s’il avait pleuré.) Je ne reste pas avec eux. Je ne peux pas quitter le non-vaisseau. Isaac passa le bras autour des épaules du vieil homme en un geste de réconfort. — Ce sera notre nouvel Israël, Rabbi, sous mon commandement. Ne voulez-vous pas reconsidérer votre décision ? — Pourquoi ne restez-vous pas avec votre peuple ? demanda Teg. Le Rabbi baissa les yeux et de grosses larmes coulèrent sur la terre stérile. — J’ai une obligation bien plus grande envers l’une de mes ouailles, que je n’ai pu sauver. À voix basse, Isaac expliqua à Sheeana et Teg : — Il tient à rester auprès de Rebecca. Elle n’est désormais plus qu’une cuve axlotl, mais il refuse de la quitter. — Je veillerai sur elle pour le restant de mes jours. Mes fidèles sont en de bonnes mains. Isaac et Lévi représentent leur futur, tandis que moi, je suis leur passé. Les autres Juifs entourèrent le Rabbi pour lui faire leurs adieux. Puis le vieil homme en pleurs rejoignit Teg, Sheeana et les autres à bord de la navette, qui les ramena au non-vaisseau. Vingt-quatre ans après l’évasion de la Planète du Chapitre Nous sommes blessées, mais non vaincues. Nous souffrons, mais nous pouvons supporter la douleur. Nous sommes poussées vers la fin de notre civilisation et de notre histoire… mais nous restons des êtres humains. Mère Commandante Murbella, s’adressant aux survivantes du Chapitre. Tandis que l’épidémie commençait à toucher à sa fin, les survivantes - toutes des Révérendes Mères - luttaient pour maintenir la cohésion de la Communauté des Sœurs. Vaccins, traitements immunitaires, régimes ou quarantaines, rien n’avait d’effet sur la maladie, et la population continuait de mourir. Il n’avait fallu que trois jours à Murbella pour que son cœur se transforme en pierre. Elle avait vu périr autour d’elle des milliers d’acolytes pleines de promesses, des étudiantes appliquées qui n’avaient pas encore suffisamment appris pour devenir des Révérendes Mères. Elles mouraient de la peste ou de l’Agonie qu’on les obligeait à subir. En ce qui concernait Kiria, sa cruauté d’ancienne Honorée Matriarche avait repris le dessus. En de nombreuses occasions, elle avait plaidé avec véhémence que c’était une perte de temps de s’occuper des malades. — Nous ferions bien mieux de consacrer nos ressources à des choses plus importantes, à des activités qui ont quelque chance de succès! Murbella ne pouvait contester la logique de son raisonnement, mais elle ne partageait pas son opinion. — Nous ne sommes pas des machines pensantes. Nous sommes des êtres humains, et nous prenons soin des humains. La triste ironie de la situation était qu’à mesure que les gens mouraient, il y avait besoin de moins en moins de Révérendes Mères pour s’occuper des malades restants. Progressivement, ces femmes pouvaient se tourner vers d’autres activités cruciales. Dans la grande salle pratiquement vide de la Citadelle, Murbella contemplait le paysage par la haute fenêtre voûtée derrière son trône. Le Chapitre avait été autrefois un bâtiment administratif complexe, une ruche bourdonnante, le cœur palpitant de l’Ordre Nouveau. Avant que la peste ne les frappe, la Mère Commandante Murbella avait dû prendre des centaines de mesures défensives, surveiller la progression de la flotte de l’Ennemi, traiter avec les Ixiens et la Guilde, avec les réfugiés et les seigneurs de la guerre, tous ceux qui pouvaient combattre à ses côtés. Elle distinguait au loin les collines brunes et les vergers mourants, mais ce qui retenait son attention, c’était le silence étrange et angoissant de la ville elle-même. Les dortoirs et les bâtiments de maintenance, le spatioport, les marchés et les jardins, le bétail… des centaines de milliers de gens auraient dû s’en occuper. Mais la plupart des activités normales autour de la Citadelle avaient cessé. Û restait trop peu de survivants pour pouvoir même assurer l’ensemble des tâches essentielles. Le monde était pratiquement désert, et l’espoir avait été étouffé en quelques jours seulement. Tout était allé si vite! Il flottait dans l’air une puanteur de mort mêlée à celle des fumées noires s’élevant de dizaines de bûchers. Ce n’étaient pas des bûchers funéraires, car il y avait d’autres méthodes pour disposer des corps, mais simplement des foyers d’incinération pour les vêtements et les divers matériels contaminés, en particulier les fournitures médicales infectées. Dans un moment de colère - assez puéril, elle devait le reconnaître -, Murbella avait fait venir deux Révérendes Mères épuisées. Elle leur avait ordonné de se procurer des grappins à suspenseurs et de déménager le robot de combat qui se trouvait dans ses appartements privés. Bien sûr, cela faisait des années que la machine désactivée n’avait pas bougé, mais Murbella en était venue à penser que le robot la narguait. — Emportez cette chose et détruisez-la. Je hais tout ce qu’elle représente. Les femmes dociles avaient paru soulagées en exécutant ses ordres. La Mère Commandante donna ensuite de nouvelles instructions : — Puisez dans nos réserves de mélange et distribuez de l’épice à toutes les survivantes. Les femmes en bonne santé se consacraient au soin des malades, bien que la tâche fût désespérée. Les Révérendes Mères étaient épuisées d’avoir travaillé sans répit pendant des jours. Même avec le contrôle métabolique enseigné par les Sœurs, elles étaient presque à bout. Mais le mélange les aiderait à continuer. Autrefois, à l’époque du Jihad Butlérien, les propriétés palliatives du mélange avaient permis de lutter efficacement contre les effroyables pestes disséminées par les machines. Cette fois-ci, Murbella ne s’attendait pas à ce que l’épice puisse guérir ceux qui avaient déjà contracté la maladie, mais au moins elle permettrait aux Révérendes Mères survivantes d’effectuer les tâches ingrates qu’on exigeait d’elles. Murbella avait besoin de chaque gramme d’épice pour payer la Guilde et les Ixiens, mais le besoin de ses Sœurs était plus important encore. Si l’Ordre Nouveau disparaissait de Chapitre, qui d’autre mènerait le combat au nom de l’humanité ? Une dépense de plus, après tant d’autres. Mais si nous ne le faisons pas maintenant, nous ne pourrons jamais nous payer la victoire. — Allez-y, dit-elle. Distribuez tout ce qui sera nécessaire. Tandis qu’on exécutait ses ordres, elle se livra à quelques calculs et se rendit compte avec effarement qu’il ne restait de toute façon pas assez de Révérendes Mères pour épuiser leurs stocks d’épice… Toute son équipe d’assistantes avait été dispersée, et elle se sentait seule. Murbella avait déjà instauré des mesures d’austérité, réduit fortement les services et éliminé toute activité superflue. La plupart des Révérendes Mères avaient survécu à la peste, mais il n’était pas certain qu’elles puissent survivre à ses conséquences. Ayant convoqué celles d’entre elles qui étaient des Mentats, elle leur donna pour instruction d’évaluer les activités vitales et de formuler un plan opérationnel d’urgence utilisant le personnel le mieux qualifié pour les tâches essentielles. Où pouvait-on trouver la main-d’œuvre nécessaire pour la maintenance du Chapitre, la reconstruction et la poursuite du combat ? Il serait peut-être possible de convaincre certains des réfugiés désespérés de venir ici, une fois disparus les derniers vestiges de la peste. Murbella commençait à être lasse de simplement lutter pour se rétablir. Le Chapitre n’était qu’un minuscule champ de bataille à l’échelle galactique de l’immense conflit. La plus grande menace subsistait, celle de la flotte de l’Ennemi qui s’approchait, frappant planète après planète et chassant les réfugiés devant elle comme un incendie de forêt fait fuir les animaux affolés. La bataille à la fin de l’univers. Kralizec… Une Révérende Mère accourut, un rapport à la main. C’était une très jeune femme, une de celles qui avaient été obligées de subir l’Agonie avant l’heure, mais elle avait survécu. Ses yeux étaient maintenant légèrement teintés de bleu, une couleur qui s’étendrait à mesure qu’elle consommerait de l’épice. Elle avait un regard tourmenté qui pénétra Murbella au plus profond de l’âme. — Vos statistiques horaires, Mère Commandante, dit-elle en lui tendant une basse de cristaux riduliens sur lesquels étaient inscrites des colonnes de noms. Au tout début, à leur manière froide et pragmatique, ses conseillères s’étaient contentées de lui communiquer quelques chiffres et un résumé, mais Murbella avait exigé de connaître les détails. Chaque victime de la peste était une personne, et chaque acolyte ou travailleur de Chapitre était un soldat perdu à la cause dans le combat contre l’Ennemi. Elle se refusait à les déshonorer en les réduisant à de simples totaux. Jamais Duncan Idaho n’aurait accepté une chose pareille. — Il y avait encore quatre Danseurs-Visages parmi eux, ajouta la messagère. Murbella serra les mâchoires. — De qui s’agissait-il ? Quand la jeune femme lui donna les noms, Murbella les reconnut à peine. C’étaient des Sœurs discrètes, qui n’attiraient pas l’attention sur elles… exactement comme le feraient des espions des Danseurs-Visages. Pour l’instant, on en avait trouvé seize parmi les victimes. Elle s’était toujours doutée que même l’Ordre Nouveau avait été infiltré, et elle en avait désormais la preuve. Mais, par une ironie du sort que les machines pensantes étaient incapables d’apprécier, les Danseurs-Visages étaient eux aussi vulnérables à l’effroyable épidémie. Ils mouraient aussi facilement que les humains. — Mettez leurs corps de côté avec les autres, pour être disséqués et analysés. Qui sait, nous apprendrons peut-être quelque chose qui nous permettra de les détecter. Tandis que la jeune femme attendait, Murbella entreprit de parcourir la longue liste de noms. Elle sentit un frisson glacé la parcourir en découvrant un certain nom dans la troisième colonne de l’un des feuillets. Elle eut l’impression d’avoir reçu un coup sur la tête. Gianne. Sa propre fille. Le dernier enfant qu’elle avait eu avec Duncan Idaho. Pendant des années, la jeune fille avait repoussé le moment de subir l’Agonie, n’étant jamais tout à fait prête pour cette épreuve. Gianne avait été une enfant prometteuse, mais ce n’était pas suffisant. Malgré cela, elle avait été obligée - comme des milliers d’autres - d’absorber le poison, sa seule chance de survivre. Murbella chancela sous le choc. Elle aurait dû être au côté de Gianne, mais dans la confusion ambiante, personne n’avait prévenu la Mère Commandante que sa fille allait recevoir l’Eau de Vie. D’ailleurs, la plupart des Sœurs ne savaient même pas que Gianne était sa fille. Les assistantes épuisées et débordées l’ignoraient certainement. Murbella avait établi ses priorités comme une vraie Bene Gesserit, et n’avait pas dormi pendant plusieurs jours d’affilée. J’aurais dû être avec elle pour la soutenir et l’aider, quand bien même je n’aurais rien pu faire d’autre que la regarder mourir. Et pourtant, personne ne l’avait informée. Personne ne savait que Gianne était spéciale. J’aurais dû m’informer de ce qu’elle devenait, mais j’ai toujours remis cela à plus tard. Au milieu de tant d’événements qui se déroulaient autour d’elle, Murbella avait négligé l’existence de sa propre fille. D’abord Rinya, et maintenant Gianne, toutes deux perdues dans la périlleuse Agonie. Il ne lui restait plus que deux filles : Janess, qui luttait sur le front de bataille contre les machines pensantes, tandis que sa sœur Tanidia, qui ignorait l’identité de ses parents, était partie rejoindre la Missionaria. Toutes deux étaient exposées au danger, mais au moins elles éviteraient sans doute de contracter l’horrible maladie. — Deux de mes filles sont mortes, dit-elle tout haut bien que la messagère ne pût comprendre. Oh, qu’est-ce que Duncan penserait de moi ? Murbella reposa le rapport. Elle ferma les yeux un instant, prit une profonde inspiration et se redressa. — Conduis-moi auprès d’elle, dit-elle en désignant le nom dans la liste des victimes. La jeune femme regarda le feuillet et réfléchit rapidement. — Les corps de cette colonne ont été transportés au spatioport. En ce moment même, on est en train de les charger dans des omis. — Dépêchons-nous. Il faut absolument que je la voie. Murbella sortit précipitamment en jetant un coup d’œil derrière elle pour s’assurer que la jeune femme la suivait. La Mère Commandante se sentait saisie d’un engourdissement inquiétant, mais elle devait absolument y aller. Elles prirent une voiture pour se rendre au spatioport, au milieu d’une nuée d’omis bourdonnants. En chemin, la jeune Révérende Mère avait activé son communicateur et demandé des informations à voix basse. Elle avait alors indiqué au chauffeur le chemin d’accès à emprunter. Sur toutes les aires d’atterrissage, des corps étaient chargés à bord de gros omis de transport qui décollaient aussitôt remplis. En des temps plus normaux, lorsque des Bene Gesserit mouraient, on les enterrait dans les vergers ou les jardins luxuriants. Les corps se décomposaient et servaient d’engrais. À présent, ils s’amoncelaient si rapidement que même les gros omis arrivaient à peine à tenir le rythme nécessaire pour les évacuer. La jeune assistante indiqua au chauffeur une zone où un orni vert foncé était en cours de chargement. Les cadavres s’entassaient dans la grande soute. — Elle doit être dans celui-là, Mère Commandante. Voulez-vous… voulez-vous qu’on le décharge pour que vous puissiez la trouver et l’identifier ? En descendant de la voiture, Murbella se sentit comme hébétée, mais elle s’arma de courage. — Non, ça ne sera pas nécessaire. Ce n’est que son corps, après tout, pas vraiment elle. Mais je vais quand même céder à mes sentiments en l’accompagnant dans les dunes. Laissant la jeune Révérende Mère à ses autres tâches, Murbella grimpa dans l’orni et s’assit à côté de la femme aux commandes. — Ma fille est à bord, dit-elle simplement. Puis elle se tut et regarda tristement par le hublot. L’orni se mit à vibrer sous la poussée des réacteurs et décolla dans un grand bruissement d’ailes. Il leur faudrait une demi-heure pour se rendre dans la zone désertique, soit une heure d’absence au total que la Mère Commandante pouvait difficilement se permettre. Mais elle en avait terriblement besoin… Même les Sœurs les plus aguerries étaient profondément affectées par cette tragédie - mais pas au point d’abdiquer complètement. Grâce aux enseignements du Bene Gesserit, elles étaient capables de maîtriser leurs émotions de base et d’agir dans l’intérêt commun. Cependant, après avoir vu quatre-vingt-dix pour cent de la population succomber en quelques jours, l’ampleur du désastre - de l’extermination - faisait vaciller les barrières les plus solides chez certaines Sœurs. Il revenait à Murbella de maintenir le moral des survivantes. Les machines pensantes ont trouvé une méthode cruelle et efficace pour détruire nos armes humaines, mais on ne nous désarme pas aussi facilement! — Nous y sommes, Mère Commandante, dit le pilote d’une voix suffisamment forte pour être entendue dans le vrombissement des ailes. Murbella rouvrit les yeux. Autour d’elle s’étendait le désert parsemé de petites volutes brunes de sable et de poussière soulevées par le vent. Quelle que soit la quantité de restes humains que les Sœurs y déversaient, il semblait rester intact et virginal. Elle vit d’autres omis évoluant dans le ciel, descendant au-dessus des dunes et ouvrant leurs soutes pour larguer leur chargement… Des centaines de corps enveloppés de tissu noir dans chaque appareil. Les cadavres des Sœurs tombaient dans le sable comme des bûches carbonisées. Les éléments naturels disposeraient des corps avec bien plus d’efficacité que des bûchers funéraires. L’aridité les dessécherait, et le passage des vers des sables n’en laisserait que les os. Dans de nombreux cas, les vers les dévoreraient, tout simplement. Une forme de pureté. L’orni de Murbella survola un petit bassin au milieu des vagues de dunes, soulevant des nuages de poussière avec ses ailes. Le pilote actionna une manette et les trappes de la soute s’ouvrirent dans un gémissement sourd, déversant les corps enveloppés de tissu. Les cadavres étaient rigides et l’on ne pouvait voir leur visage, mais pour Murbella, il s’agissait encore d’individus. L’une de ces formes anonymes était sa propre fille… née juste avant que Murbella subisse elle-même l’Agonie, juste avant qu’elle perde Duncan pour toujours. Elle ne se faisait aucune illusion : même si elle avait été au côté de Gianne, elle n’aurait rien pu faire pour l’aider à survivre. Le passage de l’Agonie de l’Épice était un combat strictement personnel. Mais Murbella aurait quand même voulu être avec elle. Les corps allèrent s’abattre sans cérémonie dans le sable fin. Murbella vit des formes serpentines s’agiter - deux grands vers attirés par les vibrations de orni ou par les chocs des cadavres sur le sable. Les deux créatures ouvrirent leurs gueules béantes et dévorèrent les corps, puis elles replongèrent dans les dunes. Le pilote reprit suffisamment d’altitude pour pouvoir virer, et Murbella put observer l’horrible festin qui se déroulait dans le désert. Le pilote porta la main à son communicateur et reçut un message. Elle fit un petit sourire à Murbella. — Mère Commandante, nous avons au moins une bonne nouvelle. Après avoir vu le dernier corps disparaître, il en aurait fallu beaucoup pour lui remonter le moral, mais Murbella attendit. — L’une de nos stations de recherche dans le désert profond a survécu. Il s’agit de la station de Shakkad. Elle est située suffisamment loin dans le désert, et n’a eu aucun contact avec la Citadelle. Le virus l’a épargnée. Murbella se souvint de la petite équipe de scientifiques et de leurs assistants. — J’avais moi-même fait en sorte qu’ils puissent travailler en paix. Je veux qu’ils restent totalement isolés, sans aucun contact, quel qu’il soit! Il suffirait que l’une de nous s’en approche pour les infecter tous. — La station de Shakkad n’a pas les provisions suffisantes pour tenir bien longtemps, dit le pilote. Nous pourrions organiser un parachutage. — Non, surtout pas! Nous ne pouvons pas leur faire courir le moindre risque de contamination. (Elle eut une pensée pour ces gens qui vivaient au milieu d’un champ de mines. Mais une fois l’épidémie passée, ils réussiraient peut-être à survivre. Une poignée seulement.) Si leurs réserves de nourriture s’épuisent, ils pourront toujours augmenter leur consommation de mélange. Ils devraient avoir de quoi tenir quelque temps. Même si certains d’entre eux doivent mourir de faim, ce sera toujours mieux que de les voir tous succomber à cette maudite peste. Le pilote ne fit aucune objection. En continuant de contempler le désert, Murbella prit conscience de ce qu’elle et les Sœurs étaient devenues. Elle marmonna quelques mots, inaudibles dans le bourdonnement des moteurs : — Nous sommes les nouveaux Fremen, et la Galaxie assiégée est notre désert. L’orni s’éloigna dans le ciel pour retourner à la Citadelle, laissant les vers à leur festin. La haine se développe dans le sol fertile de la vie même. Vieux dicton. Le non-vaisseau avait quitté le chaos de la planète Qelso, laissant derrière lui une partie de ses occupants, de ses espoirs et de son potentiel. Sur ce monde, Duncan avait pris un risque énorme en osant quitter le vaisseau pour la première fois depuis des décennies. Avait-il révélé sa présence ? L’Ennemi saurait-il maintenant le trouver grâce à cet indice ? C’était bien possible. Duncan avait décidé de ne plus se cacher comme un lâche, mais il n’allait pas pour autant mettre en danger la population innocente de cette planète. Un autre saut dans l’espace lui permettrait de brouiller sa piste. Et c’est ainsi qu’une fois de plus, l’Ithaque avait plongé à l’aveugle dans les replis de l’espace. À travers un épais hublot de cristoplaz, Scytale avait regardé Qelso s’éloigner et disparaître soudain dans le néant. On ne l’avait pas autorisé à quitter le vaisseau. D’après ce qu’il avait pu en voir, il aurait aimé s’installer sur cette planète malgré le désert qui ne cessait de s’étendre. Trois mois s’étaient écoulés depuis. Bien qu’il eût récupéré l’intégralité de ses souvenirs, Scytale se prenait parfois à regretter son père, son prédécesseur, son autre lui-même. Son esprit contenait désormais tout ce dont il avait besoin… mais il en voulait plus. Dans son nouveau corps, le Maître du Tleilax pouvait espérer vivre encore un siècle avant que les anomalies génétiques cumulatives n’entraînent de nouveau sa dégénérescence. Mais une fois ce siècle écoulé, il serait encore le dernier Maître du Tleilax, l’unique gardien de la Grande Croyance. À moins qu’il ne puisse utiliser les cellules des membres du Conseil des Maîtres contenues dans sa capsule anentropique. Peut-être les sorcières l’autoriseraient-elles un jour à se servir des cuves axlotl dans ce but, qui était celui-là même que les Tleilaxu avaient eu en tête à l’origine. En orbite autour de Qelso, il s’était interrogé avec angoisse : devait-il s’établir sur cette planète et y créer une nouvelle patrie pour les Tleilaxu ? Pourrait-il y aménager les laboratoires et l’équipement nécessaires ? Recruter des fidèles parmi la population ? Un tel pari avait-il des chances de réussir ? Le jeune Scytale avait consulté les Écritures, longuement médité, et avait finalement décidé d’y renoncer, tout comme l’avait fait le Rabbi. Il était peu probable qu’il puisse avoir accès sur Qelso à la technologie axlotl dont il avait besoin. Sa décision avait été parfaitement logique. Par contre, le désarroi et la colère du Rabbi n’étaient pas aussi facilement explicables. Personne ne l’avait contraint au choix qu’il avait fait. Depuis que le vaisseau avait quitté la planète et ses déserts qui la rongeaient, le vieil homme parcourait les coursives et semait la discorde comme un poison. Il était le dernier de sa race à bord. Exactement comme Scytale. Le vieux prêtre prenait ses repas avec les autres réfugiés, passant son temps à se plaindre de la façon indigne dont il était traité, et des difficultés que son peuple aurait à s’établir sur la nouvelle Sion sans ses conseils avisés. Garimi et ses partisanes, qui avaient été violemment repoussées de la planète, n’exprimaient aucune sympathie pour ses doléances. En observant son comportement, Scytale en avait conclu que le Rabbi était le genre d’homme qui rejette toujours la faute sur les autres afin de passer pour un martyr. Comme il ne voulait pas quitter cette cuve axlotl qui avait été Rebecca autrefois, il s’accrochait à sa haine envers les Bene Gesserit et les rendait responsables de ses propres erreurs de jugement. Ma foi, se dit Scytale, ce n’était pas la haine qui manquait le plus à bord. Dans ses appartements privés, Wellington Yueh contemplait son reflet dans un miroir - le teint cireux, les lèvres foncées et le menton pointu. Ce visage étroit était plus jeune que dans son souvenir, mais il était reconnaissable. Depuis qu’il avait recouvré la mémoire de son passé, il avait laissé pousser ses cheveux noirs pour pouvoir les nouer derrière la nuque dans un anneau Suk improvisé. Mais il ne s’acceptait pas encore pleinement. Il lui restait une étape décisive à franchir. Il tenait à la main un scripteur rempli d’une encre noire qui laisserait une marque permanente. Ce ne serait pas vraiment un tatouage, et il ne comporterait pas d’implant ni de Conditionnement Impérial, mais cela devrait quand même convenir. Sa main ne tremblait pas, et il se mit à dessiner d’un geste assuré. Je suis un docteur Suk, un chirurgien. Je suis capable de dessiner une figure géométrique simple. Un diamant, parfaitement centré sur le front. Sans aucune hésitation, il dessina un dernier trait, relia les lignes et se mit à les remplir. Quand il eut terminé, il s’examina de nouveau dans le miroir et croisa le regard de Wellington Yueh, docteur Suk et médecin personnel de la Maison Vernius, puis de la Maison Atréides. Le Traître. Il reposa son scripteur, enfila une blouse de médecin et se dirigea vers le centre médical. Comme le vieux Rabbi, il était aussi qualifié que les médecins du Bene Gesserit pour suivre les patients et s’occuper des cuves axlotl. Récemment, conformément à son programme, Sheeana avait lancé la production d’un autre ghola à partir de cellules provenant de la capsule anentropique du Maître du Tleilax. Maintenant que Stilgar et Liet-Kynes les avaient quittés, elle se sentait en droit de le faire. Soucieuse des questions de sécurité, elle avait refusé de révéler le nom de l’enfant en gestation. Les Bene Gesserit affirmaient toujours qu’elles avaient besoin des gholas, tout en étant incapables d’expliquer clairement pourquoi. Le succès qu’elles avaient obtenu en restaurant les souvenirs de Yueh, Stilgar et Liet-Kynes n’avait pas encore été suivi de résultats similaires avec les autres gholas. Certaines des sorcières, dont la Rectrice Supérieure Garimi en particulier, continuaient d’exprimer les plus graves réserves concernant Jessica et Leto II, à cause de leurs crimes passés. Elles avaient donc tenté de réactiver les souvenirs de Thufir Hawat. Yueh ignorait la méthode utilisée par les sorcières pour abattre les murs de la mémoire de Hawat, mais elle s’était retournée contre elles. Au heu de se réveiller, Hawat avait été saisi de convulsions. Le vieux Rabbi, qui assistait à l’opération, s’était précipité pour s’occuper du jeune ghola, repoussant les sœurs et leur adressant les plus vifs reproches pour les risques insensés qu’elles avaient pris. Mais Yueh, tout comme Scytale, avait recouvré l’intégralité de ses connaissances d’autrefois. Ce n’était plus un enfant, il n’avait plus à attendre de devenir quelqu’un. Un jour, il avait rassemblé tout son courage et supplié Sheeana de lui donner du travail. — Vous autres sorcières, vous m’avez obligé à me souvenir de ma vie précédente. Je vous ai implorées de ne pas le faire, mais vous avez insisté pour me réveiller. En même temps que mes souvenirs et ma honte, j’ai également recouvré mes talents. Laissez-moi redevenir un docteur Suk. Il n’avait pas été sûr que les Bene Gesserit accepteraient, surtout avec la menace permanente que faisait peser le saboteur inconnu… mais devant le refus automatique de Garimi, Sheeana avait décidé de donner suite à sa demande. On lui avait accordé l’autorisation de faire des rondes dans le centre médical, à condition qu’il reste sous surveillance. Devant l’entrée de la salle principale des cuves axlotl, deux agents de sécurité examinèrent attentivement Yueh, puis le laissèrent passer. Aucune des deux femmes n’avait fait de commentaire sur son nouveau tatouage en forme de diamant. Il se demanda si quelqu’un savait encore ce que cette marque symbolisait. Dans un silence pensif, Yueh entreprit d’inspecter les cuves. Plusieurs d’entre elles produisaient du mélange pour les réserves du vaisseau, mais il y en avait une qui était manifestement gravide. La gestation de ce fœtus anonyme allait se dérouler sous une surveillance renforcée. Yueh était persuadé qu’il ne s’agissait pas d’une nouvelle tentative de recréer Gurney Halleck, Xavier Harkonnen ou Serena Butler. Ce n’était sans doute pas non plus une nouvelle copie de Liet-Kynes ou de Stilgar. Non, cette fois-ci, Sheeana devait avoir quelqu’un d’autre en tête - quelqu’un qui pourrait, selon elle, être d’un grand secours pour l’Ithaque. Connaissant la nature impulsive de Sheeana, Yueh s’interrogeait avec inquiétude sur l’identité du bébé. Les Sœurs n’étaient pas à l’abri de mauvaises décisions - comme elles l’avaient amplement prouvé en le faisant revenir! Il n’arrivait pas à croire qu’elles aient pu l’imaginer en sauveur ou en héros, mais il avait pourtant été leur premier sujet d’expérience. Sur cette base, la curiosité des sorcières pourrait-elle se tourner vers certains personnages abominables des pages les plus sombres de l’histoire ? L’empereur Shaddam ? Le Comte Fenring ? Rabban la Bête ? Ou même le méprisable Baron Harkonnen ? Yueh imaginait d’avance les justifications de Sheeana. Elle plaiderait sans doute que même les pires personnalités avaient le potentiel de fournir de précieuses informations. Quels serpents venimeux ont-elles l’intention de lâcher parmi nous ? Dans le centre médical principal, à l’écart des cuves, il trouva le Rabbi. Le vieil homme grommelait tout en assemblant une trousse médicale. Depuis son refus de rester sur Qelso, il passait des heures à côté de la cuve qu’il appelait Rebecca. Il haïssait ce qui lui avait été infligé, mais il semblait soulagé que ce ne fût pas elle qui ait été choisie pour produire le nouveau ghola. Ne voulant pas qu’il passe trop de temps parmi les cuves axlotl, les Sœurs lui avait confié diverses tâches pour l’occuper. — Je vais faire passer une batterie de tests à Scytale, marmonna-t-il à l’adresse de Yueh. Sheeana veut s’assurer qu’il n’y a pas de problèmes - une fois de plus. — Je peux le faire à votre place, Rabbi. Je ne suis pas surchargé de travail. — Non. C’est l’un de mes rares plaisirs ces temps-ci que de planter des aiguilles dans le Tleilaxu. (Son regard se porta sur le nouveau tatouage de Yueh, mais il ne fit aucun commentaire.) Venez, marchons un peu. Il empoigna fermement Yueh par le bras pour l’entraîner dans les coursives, à l’écart des Bene Gesserit omniprésentes. Quand ils furent suffisamment éloignés pour qu’il se sente en sécurité, le vieil homme se pencha plus près et murmura d’une voix de conspirateur : — Je suis certain que Scytale est notre saboteur, bien que je n’en aie encore aucune preuve. D’abord l’original, et maintenant son ghola. C’est la même chose. Maintenant que ses souvenirs sont restaurés, le jeune Scytale poursuit son travail clandestin visant à détruire notre vaisseau. Qui peut faire confiance à un Tleilaxu ? Qui peut faire confiance à qui que ce soit ? pensa Yueh. — Pourquoi voudrait-il endommager le vaisseau ? — Nous savons qu’il prépare un mauvais coup. Demandez-vous pourquoi il a stocké des cellules de Danseurs-Visages dans sa capsule anentropique en plus de toutes les autres - y compris les vôtres. À quoi pourraient-elles lui servir ? Ça ne vous paraît pas suspect, ça ? — Sheeana a confisqué ces cellules et les a mises en lieu sûr. Personne n’y a accès. — En êtes-vous vraiment certain ? Il cherche peut-être à nous tuer tous pour pouvoir recréer une armée de Danseurs-Visages à ses ordres. (Le Rabbi secoua la tête. Derrière ses lunettes, ses yeux rougis reflétaient la colère.) Et ce n’est pas tout. Les sorcières poursuivent leurs propres manigances. Pourquoi croyez-vous qu’elles refusent de révéler l’identité du nouveau fœtus ? Duncan lui-même sait-il ce qu’il y a dans cette cuve ? (Il tourna la tête vers le centre médical pour s’assurer qu’il n’y avait pas d’imageurs de surveillance.) Mais vous, vous pouvez le savoir. Yueh était intrigué et curieux, mais il ne dit pas au Rabbi qu’il partageait ses doutes. — Comment cela ? Moi aussi, elles refusent de me le dire. — Mais elles ne vous surveillent pas comme elles me surveillent! Les sorcières craignent que je n’interfère avec leur projet, mais à présent que vous avez recouvré vos souvenirs, vous êtes leur fidèle petit ghola. (Le Rabbi lui glissa dans la main un disque de plastique recouvert d’un feuillet transparent. Une fine couche de matière translucide était étalée au centre.) Vous avez accès aux scanneurs. Voici des échantillons de cellules provenant de la cuve gravide. Personne ne m’a vu les prélever, mais je n’ose pas les analyser moi-même. Yueh empocha discrètement le disque. — Je ne sais pas si je tiens vraiment à le savoir… — Pouvez-vous vraiment vous permettre de rester dans l’ignorance ? À vous de décider. Sa mallette médicale à la main, le Rabbi s’éloigna en marmonnant pour se rendre dans la cabine du Tleilaxu. L’échantillon dans la poche de Yueh lui semblait peser une tonne. Pourquoi les Sœurs tenaient-elles secrète l’identité du nouveau ghola ? Que pouvaient-elles bien encore manigancer ? Il dut attendre plusieurs heures avant de trouver l’occasion de se glisser dans l’un des petits laboratoires du non-vaisseau. En tant que docteur Suk, il était autorisé à se servir des équipements médicaux, mais il s’efforça de travailler le plus vite possible. À l’aide du système de catalogage d’ADN, il compara les cellules du nouveau fœtus ghola avec le recensement effectué par les Sœurs lorsqu’elles avaient récupéré la capsule anentropique de Scytale. Il trouva rapidement l’identification correspondante, et quand il lut la réponse, il eut un mouvement de recul. — Non, c’est impossible! Elles n’oseraient pas! Mais au fond de lui-même, en se souvenant des tourments que Sheeana lui avait infligés pour réactiver sa mémoire passée, il n’avait aucun doute que les sorcières étaient capables de tout. Il comprenait maintenant pourquoi Sheeana avait refusé de révéler l’identité de ce ghola. Et pourtant, ce choix n’avait aucun sens. Les Sœurs avaient tant d’autres possibilités bien supérieures… Pourquoi ne pas essayer encore une fois de ramener Gurney Halleck ? Ou bien Ghanima, pour tenir compagnie à ce pauvre Leto II ? Dans quel but pouvaient-elles bien avoir besoin de - il eut un frisson de dégoût - Piter de Vries ? C’était certainement parce que les Bene Gesserit aimaient jouer avec des jouets dangereux, ressusciter des gens qui leur serviraient de pions sur leur grand échiquier. Il savait bien le genre de sujets qu’elles aimaient étudier, uniquement pour satisfaire leur infernale curiosité. La personnalité maléfique de Piter de Vries résultait-elle d’un patrimoine génétique corrompu, ou du fait qu’il avait été dévoyé par les Tleilaxu ? Qui mieux qu’un Harkonnen pouvait penser comme l’Ennemi ? Y avait-il des éléments permettant de présumer qu’un nouveau Piter de Vries tournerait aussi mal s’il n’était pas cette fois-ci exposé à l’influence délétère du Baron ? Il voyait déjà l’expression condescendante de Sheeana. « Nous avons besoin d’un autre Mentat. Ce n’est certainement pas vous, Wellington Yueh, qui allez tenir rigueur à un ghola des crimes de son existence passée ? » Il n’arrivait toujours pas à y croire. Il serra fortement les paupières, et crut même sentir son faux tatouage lui brûler le front. Il se souvint d’avoir été forcé de regarder tandis que cet ignoble Mentat infligeait des tortures interminables à sa Wanna. Et quand cet homme lui avait plongé son poignard dans le dos, en remuant la lame… Piter de Vries! Il sentait encore l’acier lui déchiqueter les organes, une blessure mortelle, l’un des derniers souvenirs de sa première existence. Le rire de Piter de Vries résonnait dans sa tête, ainsi que les cris de Wanna dans sa salle d’agonie… Et Yueh avait été incapable de l’aider. Piter de Vries ? Yueh se sentit gagné par le vertige, à peine capable d’absorber cette information. Il ne pouvait pas laisser renaître un tel monstre. Quelques jours plus tard, Yueh se rendit au centre médical et s’approcha de la seule cuve gravide. Elle ne portait pour l’instant qu’un bébé innocent. Même s’il s’agissait de Piter de Vries, ce ghola n’avait commis aucun des crimes de l’original. Mais il le fera! C’est un être dévoyé, maléfique, cruel. Les Sœurs allaient l’élever et tout faire pour réactiver sa mémoire. Et il sera alors de retour! Cependant, Yueh était pris au piège de sa propre logique. Si le ghola de Piter - comme d’ailleurs tous les gholas - était incapable d’échapper à la trame de son destin, n’en serait-il pas de même pour lui ? Était-il donc condamné à les trahir tous ? Allait-il encore commettre une erreur tragique… ou devait-il tout sacrifier pour en empêcher une autre ? Il avait envisagé un instant d’en parler à Jessica, mais il y avait renoncé. C’était son fardeau à lui. Cette décision devait être la sienne. Il avait effectué seul l’analyse génétique de l’échantillon que le Rabbi lui avait remis, et il en avait vu le résultat. Il devait agir seul. Bien qu’il fût un docteur Suk, formé et conditionné à sauver des vies, il lui fallait accepter que la mort d’un seul monstre puisse épargner la vie de nombreux innocents. Piter de Vries! Dans sa vie précédente, il avait indirectement provoqué la mort du Mentat Dévoyé en fournissant une dent creuse remplie de gaz empoisonné au Duc Leto, qui l’avait mordue en sa présence. Yueh avait commis tant d’erreurs, causé tant de souffrances et de déceptions. Même Wanna l’aurait haï pour ce qu’il avait fait aux Atréides et à lui-même. Mais aujourd’hui… une deuxième vie, une deuxième chance. Wellington Yueh avait enfin l’occasion de se racheter. Chacun des enfants gholas ressuscites était censé avoir une raison d’être importante. Il était convaincu d’avoir trouvé la sienne. Le diamant noir qu’il s’était dessiné sur le front rendait sa décision encore plus difficile. Dans sa mémoire retrouvée, il revoyait clairement le jour où il était devenu un véritable docteur Suk, après avoir subi le Conditionnement Impérial au travers du régime de l’École Interne. Il avait alors prononcé le serment solennel : « Un Suk ne peut donner la mort à un être humain. » Et pourtant, le serment de Yueh avait été rompu, par la faute des Harkonnen. Par la faute de Piter de Vries. Quelle ironie que ce parjure lui permette maintenant de tuer celui-là même qui avait brisé son conditionnement! Il était désormais libre de tuer. Yueh avait déjà l’instrument de mort dans la poche de sa blouse. Son plan était prêt, et il n’avait rien laissé au hasard. Comme les imageurs de surveillance couvraient le centre médical et les cuves axlotl, il lui était impossible d’agir en secret comme l’avait fait le vrai saboteur. Tout le monde à bord de l’Ithaque saurait qui avait tué le ghola de Piter de Vries. Et il en accepterait les conséquences. La sueur perla sur son front tandis qu’il traversait la salle. Sous les yeux attentifs des Bene Gesserit, il devait faire vite, sinon ces sorcières diaboliques ne manqueraient pas de remarquer sa nervosité. Yueh sortit son appareil, tourna un bouton en faisant mine de le régler, puis il inséra la sonde dans la cuve comme pour prélever un échantillon biologique. C’est ainsi qu’il administra une dose mortelle d’un poison violent. Pour l’instant, personne ne soupçonnait quoi que ce soit. Voilà. C’est fait. La méthode était particulièrement appropriée car de Vries avait été lui-même un expert en poisons subtils. Et il n’existait aucun antidote contre celui-là; Yueh avait pris ses précautions. Dans quelques heures, le ghola de Piter de Vries se recroquevillerait et mourrait. Ainsi que la cuve, malheureusement, mais il n’avait pu faire autrement. Un sacrifice nécessaire. Yueh sortit en hâtant le pas, avec un petit sourire glacial. Demain, tout serait fini. Thufir Hawat et le Bashar Teg allaient visionner les holos de surveillance et interroger les gardes. Ils sauraient qui était le coupable. Contrairement au véritable saboteur, Yueh n’avait pas pu supprimer les images. Ils allaient l’arrêter. Malgré tout, pour la première fois depuis la restauration de sa mémoire, Wellington Yueh se sentait en paix avec lui-même. Il pouvait enfin savourer le goût subtil de la rédemption. Envoyez une commission d’enquête sur Buzzell afin de comprendre pourquoi les exportations de gemmones se sont effondrées de façon aussi spectaculaire. Cette raréfaction de l’offre, associée au déclin vertigineux de la production de mélange suite à l’épidémie du Chapitre, est fortement suspecte, surtout lorsqu ‘on sait que les sorcières sont impliquées dans ces deux activités. Au fil des millénaires, nous avons appris à ne pas les croire sur parole. Directive du CHOM. Maintenant qu’il avait mis la main sur l’échantillon d’ultra-épice, Khrone savait exactement ce qui vivait désormais dans les océans fertiles de Buzzell. Il n’y avait aucun doute… Les Navigateurs avaient élaboré un plan tout à fait inattendu en relâchant une nouvelle espèce de vers capables de produire du mélange. Il avait voulu se rendre compte de la situation par lui-même. Le chef de la Myriade des Danseurs-Visages se souciait fort peu de la baisse des revenus procurés par les gemmones, mais son déguisement de fonctionnaire du CHOM lui imposait de feindre un profond mécontentement. — Des monstres ? (Debout sur le quai principal, il foudroya du regard la femme qui l’accompagnait, une certaine Corysta.) Des serpents de mer ? Vous n’avez pas trouvé de meilleure excuse à votre incompétence ? Khrone rajusta sur ses épaules sa robe noire d’administrateur et contempla l’océan d’un air furieux. Au milieu des vagues, des Phibiens vigilants plongeaient pour récolter les pierres précieuses parmi les bancs de cholistères, dont un bon nombre avaient déjà été dévorés par les vers marins affamés. Des vedettes blindées patrouillaient dans les baies, mais elles se révéleraient certainement insuffisantes si l’une des énormes créatures venait à attaquer. La Révérende Mère Corysta se tenait bien droite, nullement intimidée par ce faux officiel. — Il ne s’agit pas d’une excuse, monsieur. Personne ne sait d’où viennent ces vers, ni pourquoi ils sont apparus maintenant. Mais ils existent bel et bien. Des vaisseaux de chasse de la Guilde ont traîné une carcasse jusqu’ici, si vous voulez la voir. — Fariboles! Ce genre d’histoire est manifestement dans l’intérêt de l’Ordre Nouveau. (Sans tenir compte de ses protestations, il fît signe à Corysta de l’accompagner sur le sentier rocailleux qui longeait la côte. Ses semelles crissaient sur les cailloux. Il mit le pied dans une flaque, examina un instant ses chaussures, puis il poursuivit son chemin.) Le CHOM vous soupçonne de créer une pénurie artificielle afin de faire monter les prix. Vous avez des obligations financières. Depuis des années, votre Communauté fait construire à grands frais des vaisseaux, des armes et divers équipements militaires. Vos pertes sont astronomiques. — Ce sont les pertes de Y humanité, monsieur, répliqua sèchement Corysta. — Et voici à présent que le Chapitre est mis à genoux par une épidémie de peste. Il semble que l’Ordre Nouveau ne puisse plus faire face à ses obligations financières. C’est pourquoi le CHOM ne vous considère désormais plus comme un client solvable. Corysta tourna son visage vers la brise marine. — Ce sont des affaires dont vous devriez discuter avec la Mère Commandante. — Oui, c’est ce que je devrais faire, mais comme elle se trouve actuellement sur une planète en quarantaine, je peux difficilement aller lui rendre visite, vous ne croyez pas ? Votre Communauté est en train de se désagréger sous l’effet d’attaques extérieures et de luttes intestines. Des femmes attendaient sur une rampe au bord de l’eau, prêtes à accueillir un groupe de Phibiens épuisés qui portaient un filet rempli de petites gemmones irrégulières. Un coup d’œil suffit à Khrone pour se rendre compte que ces pierres étaient de qualité médiocre, mais elles constituaient néanmoins une cargaison qu’il pourrait confisquer en contrepartie de factures impayées. — Vos Phibiens ont-ils peur des monstres marins ? Ne pourraient-ils pas se rendre sur des bancs de coquillages plus riches ? — Ils récoltent ce qu’ils peuvent, monsieur. Il n’existe pas de bancs plus riches. Les monstres ont dévoré un grand nombre de cholistères. Nos plantations sous-marines sont dévastées. Quant aux Phibiens, c’est vrai, ils ont peur, et non sans raison. Ils sont nombreux à s’être fait massacrer. (Corysta regarda froidement Khrone. Celui-ci appréciait le caractère d’acier de cette femme, pour qui il éprouvait un certain respect.) Nous avons quelques holos pour le prouver, si vous doutez de mes paroles. — Peu importe que je croie ou non à votre histoire. Je veux seulement savoir ce que les Sœurs ont l’intention de faire à ce sujet. Khrone savait pertinemment qu’elles ne pouvaient rien faire. Les vers marins finiraient par ruiner le commerce des gemmones sur Buzzell, privant la Mère Commandante d’un autre de ses atouts au moment même où elle avait tant besoin d’argent pour acheter la loyauté d’alliés et se procurer de l’équipement vital. Privées d’informations, les Sœurs exilées sur Buzzell ignoraient encore le véritable potentiel de ces vers. Les propriétés chimiques essentielles du mélange qu’il avait dérobé seraient mille fois plus efficaces sur les récepteurs nerveux des humains. Ah, voilà qui devrait faire l’affaire! Khrone se demanda si la Guilde Spatiale était même au courant de la destruction du long-courrier d’Edrik. Sans doute pas. Tant de leurs Navigateurs avaient déjà disparu, alors un de plus, un de moins… Si nécessaire, en plaçant de faux indices ici et là, Khrone pourrait facilement faire porter la responsabilité sur une attaque des machines pensantes. Omnius constituerait un excellent bouc émissaire, à défaut d’autre chose. La Myriade des Danseurs-Visages avait planté ses griffes partout. Les Ixiens étaient en train de fabriquer ce qui était censé être des armes, et pompaient les réserves d’épice du Chapitre; et maintenant, c’était la fortune en gemmones des Sœurs qui disparaissait. La Guilde se reposait entièrement sur les appareils de navigation informatisés pour ses nouveaux vaisseaux, et les Navigateurs ne disposaient d’aucune autre source de mélange. Tous les ennemis des Danseurs-Visages succomberaient. Il allait y veiller. Les Tleilaxu Égarés et les Maîtres originels avaient déjà été anéantis. Khrone tenait les Ixiens dans le creux de sa main. Viendraient ensuite l’Ordre Nouveau, la Guilde, et le reste de l’humanité. Et enfin, une fois qu’ils auraient vaincu les machines pensantes, il ne resterait plus que les Danseurs-Visages. Ce qui était largement suffisant. Très content de lui, Khrone s’approcha de la rampe et arracha le filet de gemmones des mains des femmes occupées à les trier. — Votre production a fortement baissé, et trop de marchands du CHOM ont dû repartir les mains vides. Corysta l’avait rejoint. — J’espère pouvoir engager des chasseurs professionnels pour traquer les vers marins. Il est possible que nous trouvions quelque chose d’intéressant… qui sera peut-être encore plus précieux que les gemmones. Ainsi donc, cette femme avait déjà des soupçons sur l’ultra-épice ? — J’en doute fort, répliqua-t-il. Khrone prit le filet de gemmones brutes et s’en retourna à la plate-forme d’atterrissage. En repensant à son immense échiquier, il décida qu’il était temps pour lui de retourner au cœur de l’empire des machines pensantes. Il remettrait l’ultra-épice à Omnius et le laisserait poursuivre son rêve absurde de créer et de contrôler son propre Kwisatz Haderach. Au bout du compte, cela ne lui servirait à rien. Nous sommes persuadés que la confession devrait conduire au pardon et à la rédemption. Mais au contraire, elle ne fait généralement que susciter de nouvelles accusations. Dr Wellington Yueh, réflexion codée. Il régnait dans la salle une odeur fétide de mort. Duncan ne pouvait détacher son regard de la chair inerte et glacée de la cuve axlotl, et des signes de nécrose manifeste. La rage et l’impuissance lui rongeaient les entrailles. Et qui aurait été cet enfant ? Sheeana ne le lui avait même pas dit. Maudites soient ces sorcières et leurs secrets! — Ne touchez à rien! ordonna Teg. Allez tout de suite me récupérer les enregistrements de surveillance. Cette fois-ci, nous démasquerons le saboteur. L’une des Sœurs se précipita pour aller chercher les films. Pendant ce temps, le jeune Thufir avait fait établir un cordon de sécurité autour de la cuve et du fœtus ghola ravagés par le poison. Pratiquement remis de la tentative de restauration de ses souvenirs, qui avait failli se terminer de façon désastreuse, il appliquait maintenant à la lettre les méthodes que le Bashar lui avait enseignées. Le poison corrosif avait entièrement détruit le fœtus et rongé la paroi de la matrice qui le maintenait en vie. La cuve était alors tombée au sol, et une flaque jaunâtre s’étalait autour des chairs mortes. Sheeana s’adressa à l’une des Sœurs : — Faites venir Jessica. Immédiatement. Duncan lui lança un regard interrogateur. — Pourquoi Jessica ? Serait-elle suspecte ? — Non, mais elle va en être profondément affectée. Je ne devrais peut-être même pas le lui dire… L’une des Bene Gesserit apporta enfin à Teg un holotube de surveillance. — Je vais l’examiner seconde par seconde. Il doit forcément contenir un indice permettant d’identifier le traître qui se cache parmi nous. — Ce ne sera pas nécessaire. C’est moi qui ai tué le ghola. (C’était la voix d’un jeune homme. Tous se retournèrent et virent le visage grave du docteur Wellington Yueh.) J’y étais obligé. (Thufir le saisit aussitôt par le bras, et Yueh n’opposa aucune résistance. Il se tenait bien droit, prêt à affronter toutes les questions qu’on allait lui lancer.) Punissez-moi si vous voulez, mais je ne pouvais pas laisser naître un autre Mentat Dévoyé. Piter de Vries n’aurait fait que provoquer d’autres souffrances, et encore plus de sang aurait coulé. Alors que Duncan avait aussitôt saisi les implications des aveux de Yueh, Sheeana parut perplexe. — Piter ? De quoi parlez-vous ? Yueh ne se débattit pas sous la poigne de Thufir. — J’ai été témoin autrefois du mal qu’il a fait, et je ne pouvais pas le laisser revenir. Plus jamais. C’est alors que la jeune Jessica, tout essoufflée, fit irruption dans la salle avec la petite Alia sur ses talons. Celle-ci avait un regard vif, plein d’une maturité et d’une intelligence qu’aucune petite fille de trois ans n’aurait dû normalement posséder. Elle tenait dans les bras une poupée dodue qui ressemblait étonnamment à une version juvénile du Baron Harkonnen. L’un des bras était presque arraché. Leto II suivait sa grand-mère, l’air curieux et préoccupé. Sheeana ne comprenait toujours pas. — Qu’est-ce que Piter de Vries vient faire dans cette histoire ? Yueh fit une moue de dégoût. — N’essayez pas de m’abuser avec vos mensonges. Je sais très bien qui était ce ghola. — Ce bébé n’était pas Piter de Vries, déclara Sheeana d’une voix posée. C’était le Duc Leto Atréides. On aurait dit que Yueh venait de recevoir un coup sur la tête. — Il n’y avait aucune place pour le doute… J’ai effectué une comparaison génétique! Debout sur le seuil, Jessica avait assisté à cet échange. Son expression était passée par une lueur d’espoir avant de sombrer dans la tristesse la plus profonde. — Mon Leto ? Yueh essaya de se mettre à genoux, mais Thufir le retint fermement. — Non! C’est impossible! Avec une compréhension d’adulte, Alia essaya de prendre la main de sa mère, mais celle-ci s’écarta de sa fille pour se dresser, menaçante, devant Yueh. — Vous avez tué mon Duc ? Encore une fois ? Le docteur Suk se prit la tête entre les mains. — C’est impossible. J’ai vu les résultats moi-même. C’était Piter de Vries. — Au moins, nous avons trouvé notre saboteur, intervint Thufir Hawat en redressant le menton. — Jamais je n’aurais tué le Duc! s’écria Yueh. J’aimais Leto… — Et maintenant, vous l’avez assassiné par deux fois, lança Jessica en ponctuant chaque mot d’un doigt vengeur. Leto, mon Leto… La remarque de Thufir finit par pénétrer l’esprit de Yueh. — Mais je n’ai pas tué les trois autres gholas! protesta-t-il. Je n’ai pas commis d’autre sabotage! — Comment vous croire ? dit Teg. Tout cela exige une enquête approfondie. Je vais examiner tous les indices à la lumière de cette nouvelle information. Sheeana était manifestement troublée, mais ses paroles surprirent tout le monde. — Mon propre Sens de Vérité me porte à le croire. La cuve de chair et le fœtus gisaient à terre et commençaient à se décomposer. Les tissus étaient couverts de longues traînées noires qui allaient rejoindre la mare jaunâtre qui les entourait. Yueh tenta de se jeter dans ce poison corrosif, comme s’il espérait pouvoir se suicider. D’une poigne de fer, Thufir l’en écarta. — Il est encore un peu trop tôt pour ça, Traître! — Il ne peut rien sortir de bon de cette affaire, déclara le Rabbi depuis l’entrée de la salle médicale. Personne ne l’avait entendu arriver. Yueh lui lança un regard désespéré. — J’ai analysé les prélèvements que vous m’aviez donnés… le bébé était bien Piter de Vries! Le vieux prêtre recula comme un oiseau effarouché. Il semblait indigné à l’idée même qu’on puisse le soupçonner d’avoir provoqué ce jeune homme instable. — Oui, je vous ai bien remis un échantillon que je m’étais procuré dans le laboratoire axlotl. Mais je n’ai fait que poser une question… Jamais je ne vous ai suggéré de recourir au meurtre! Un meurtre! Moi qui suis un homme de Dieu, et vous un médecin… un docteur Suk! Qui aurait pu imaginer… ? (Il secoua la tête. Sa barbe grise semblait particulièrement peu soignée aujourd’hui.) Cette cuve que vous avez tuée aurait pu être Rebecca! Jamais je n’aurais suggéré une chose pareille. Les gens présents dans la pièce échangèrent des regards, s’accordant en silence sur le fait que, finalement, Yueh devait bien être le saboteur. — Ce n’était pas moi! s’écria-t-il. Pas les autres fois! Pourquoi avouerais-je pour cette fois-ci, et pas pour les autres ? Mon crime est le même. — Ce n’est pas du tout le même, dit Jessica d’une voix nouée par l’émotion. C’était mon Duc… Elle se retourna et quitta la pièce, sous le regard implorant de Yueh. Chaque être humain, si altruiste ou pacifique qu’il puisse paraître, possède la faculté de se livrer à une violence extrême. C’est une qualité que je trouve particulièrement fascinante, car elle peut rester en sommeil pendant de longues périodes et se révéler brusquement. Voyez, par exemple, leurs femmes traditionnellement dociles. Quand ces créatures qui peuvent donner la vie décident au contraire d’y mettre fin, leur férocité est magnifique à observer. Erasmus, notes de laboratoire. Sur Chapitre, l’assemblée des Révérendes Mères dégénéra rapidement en une réunion meurtrière. Kiria se leva d’un bond en repoussant sa canichaise. Ses yeux lançaient des éclairs. — Mère Commandante, vous devez faire face aux réalités. Le Chapitre est plus que décimé. Les Ixiens n’ont toujours pas fourni les Oblitérateurs qu’ils nous avaient promis. Nous ne pouvons tout simplement pas gagner cette guerre. Dès que nous l’aurons reconnu, nous pourrons commencer à établir des plans réalistes. Murbella regarda calmement l’ancienne Honorée Matriarche de ses yeux embrumés de fatigue. — Par exemple ? La Mère Commandante devait s’occuper de tant de crises permanentes, d’obligations et de problèmes insolubles, qu’elle pouvait à peine se concentrer sur les rapports venant de la Citadelle, à présent presque déserte. La peste était passée sur le Chapitre, et tous ceux qui devaient mourir étaient déjà morts. A part la station de Shakkad, les seuls survivants de la planète étaient les Révérendes Mères. Pendant ce temps, les machines pensantes poursuivaient leur avancée dans l’espace, pénétrant toujours plus profondément dans l’Ancien Empire - bien que, en envoyant des sondes pour propager l’épidémie sur Chapitre, elles aient rompu avec le schéma prévisible de leur progression. Omnius avait certainement conscience de l’importance de l’Ordre Nouveau; une victoire décisive sur Chapitre pourrait mettre fin aux combats dispersés que menait le reste de l’humanité. — Emportons ce dont nous avons besoin, dit Kiria, copions nos Archives, et disparaissons dans le grand inconnu pour fonder de nouvelles colonies. Les machines pensantes sont inlassables, certes, mais nous sommes rapides et imprévisibles. Pour la survie de l’humanité et la préservation de notre Communauté, nous devons nous disperser, nous reproduire, et rester en vie. Les autres Révérendes Mères se contentaient d’observer en silence. Murbella sentit la rage monter en elle. — Ces vieilles attitudes se sont révélées désastreuses à maintes reprises. Nous ne pouvons pas survivre simplement en nous enfuyant ou en nous reproduisant plus vite qu’Omnius ne peut nous tuer. — De nombreuses Sœurs partagent mon avis - du moins, celles qui ont survécu. Vous nous avez dirigées pendant près d’un quart de siècle, et vos stratégies ont toutes échoué. La plus grande partie de notre population est morte. Cette crise nous oblige à envisager de nouvelles possibilités. — D’anciennes possibilités, veux-tu dire. Nous avons beaucoup trop de travail devant nous pour perdre du temps à ressasser ces vieux débats. Le test d’identification génétique des Danseurs-Visages est-il enfin prêt à être distribué ? Ce test est vital pour tous les gouvernements planétaires. Nos scientifiques ont passé des semaines à étudier les cadavres, et nous devons envoyer… — N’essayez pas de changer de sujet, Mère Commandante! Si vous refusez de prendre la décision rationnelle qui s’impose, si vous ne voyez pas que nous devons nous adapter aux circonstances, alors je remets en question votre commandement et je vous défie au combat! Abasourdie, Laera s’écarta de la table, tandis que Janess observait sa mère sans manifester aucune émotion. Une fois l’épidémie passée, la jeune bashar était revenue du front de bataille. Murbella s’autorisa un petit sourire en faisant face à Kiria. Chacune de ses paroles était trempée dans l’acide. — Je pensais que nous en avions fini depuis longtemps avec ces bêtises. (Nombreuses étaient celles qui l’avaient défiée autrefois, et elle les avait toutes tuées. Mais Kiria était prête à tenter sa chance.) Choisis le moment et l’endroit. — Choisir ? Ah, Mère Commandante, c’est bien vous, ça… toujours reporter à plus tard ce qui doit être fait maintenant. Rapide comme l’éclair, Kiria bondit en lançant un pied en avant. Murbella parvint à l’esquiver en pliant le buste en arrière, avec une souplesse qui l’étonna elle-même. L’arête mortelle du pied de Kiria passa à un cheveu de son œil gauche. Son adversaire atterrit souplement, toujours debout et prête à poursuivre le combat dans la salle du conseil. — Il n’est pas question de choisir le moment ni l’endroit pour se battre, lança-t-elle. Nous devons toujours être prêtes, toujours nous adapter. Elle s’élança de nouveau, les mains tendues en avant et les doigts raides comme des poignards pour déchirer la gorge de Murbella. D’une torsion du corps, celle-ci s’écarta juste au moment où Kiria frappait. Avant qu’elle n’ait pu réagir, Murbella lui saisit le bras et accompagna son mouvement, déséquilibrant Kiria et la projetant contre la table du conseil. Les feuilles de cristal ridulien s’éparpillèrent. Kiria fit un roulé-boulé et heurta une canichaise. Dans un réflexe rageur, elle lui donna un coup de poing qui transperça le placide animal et répandit son sang sur le plancher. C’est à peine si le meuble vivant poussa un gémissement de douleur avant de mourir. Murbella sauta sur la table et, d’un coup de pied, projeta un holovisionneur sur son adversaire. Un coin de l’appareil toucha Kiria au front, et la blessure se mit à saigner abondamment. La Mère Commandante se baissa, prête à affronter une riposte, mais Kiria plongea sous la table et se releva aussitôt pour la renverser. Quand Murbella tomba, Kiria bondit sur elle et lui serra la gorge de ses mains nerveuses, une méthode d’assassinat primitive mais efficace. Les doigts raidis, Murbella porta une manchette au flanc de son adversaire avec suffisamment de force pour lui fracturer deux côtes, mais au même instant, elle entendit le bruit sec de ses propres doigts qui se brisaient. Au heu de s’écarter, comme Murbella s’y attendait, Kiria se contenta de grogner de douleur, puis elle souleva la Mère Commandante par la nuque et les épaules et lui cogna la tête contre le sol. Murbella entendit ses oreilles tinter et sentit son crâne se fendre. Des papillons noirs se mirent à voleter devant ses yeux, tels de minuscules vautours attendant de pouvoir se repaître d’une carcasse fraîche. Il ne fallait pas qu’elle perde conscience, elle devait continuer de lutter, sinon Kiria allait la tuer. Et si elle était vaincue maintenant, ce ne serait pas seulement sa vie qui serait perdue, mais toute la Communauté des Sœurs. Le sort de l’espèce humaine se jouait sans doute en ce moment même. Janess observait sa mère avec angoisse, mais Laera et les autres Révérendes Mères avaient été bien formées : elles n’interviendraient pas. L’union avec les Honorées Matriarches avait exigé certaines concessions de la part des Bene Gesserit, et l’une d’elles était le droit de défier la Mère Commandante pour lui succéder. Kiria continuait de l’étrangler, et Murbella faisait des efforts désespérés pour respirer. Bloquant la douleur de ses doigts brisés, elle frappa de ses paumes les oreilles de Kiria. Assourdie par le coup, celle-ci relâcha un instant sa prise, et Murbella lui arracha un œil de son doigt recourbé, lui couvrant le visage de sang et d’une sorte de liquide glaireux. Kiria s’écarta en se tordant de douleur et tenta de se relever, mais Murbella l’attaqua aussitôt, faisant pleuvoir sur elle une avalanche de coups de poing et de pied. Son adversaire n’était pas encore vaincue pour autant. Kiria toucha Murbella au sternum d’un coup de talon et lui frappa l’abdomen d’une manchette en revers. Murbella sentit quelque chose se déchirer dans son ventre, sans pouvoir en mesurer la gravité. Puisant dans ses dernières réserves, elle réussit à repousser Kiria d’un coup d’épaule. Les lèvres de l’Honorée Matriarche étaient étirées, découvrant ses gencives et ses dents rougies par le sang. Kiria rassembla toutes ses forces pour attaquer, sans se soucier de son œil crevé. Mais alors qu’elle prenait appui sur un pied, elle glissa dans le sang répandu par la canichaise. Elle ne fut déséquilibrée qu’un court instant, mais cela suffît pour donner un avantage à Murbella. Sans hésiter, la Mère Commandante porta un coup si violent que son poignet se brisa - tout comme la nuque de Kiria. L’Honorée Matriarche était déjà morte quand elle s’écroula à terre. Avec une expression inquiète, Janess s’approcha de Murbella qui titubait, prête à aider sa mère, sa supérieure. Murbella leva le bras. Son poignet fracturé pendait mollement, mais elle maîtrisa sa grimace de douleur. — Je suis parfaitement capable de tenir debout toute seule. Quelques Révérendes Mères parmi les plus jeunes avaient reculé et se tenaient le dos au mur, les yeux écarquillés. Murbella aurait tellement voulu pouvoir s’allonger à côté de sa victime pour s’abandonner à son épuisement et sa douleur. Mais c’était hors de question - pas avec toutes ces Révérendes Mères qui l’observaient. Elle ne pouvait pas se permettre de manifester la moindre faiblesse, surtout pas maintenant. Elle s’efforça de reprendre son souffle et fit appel à ses dernières réserves d’endurance pour dire d’une voix calme : — Je retourne dans mes appartements pour me rétablir. (Puis, un ton plus bas :) Janess, demande aux cuisines de m’apporter une boisson énergétique. (Elle jeta un regard indifférent au cadavre de Kiria, puis se tournant vers Janess, Laera et les autres spectatrices médusées :) Ou peut-être quelqu’un souhaite-il me défier maintenant pour profiter de mon état ? D’un air provocateur, elle leva son poignet brisé. Personne ne répondit. Terriblement meurtrie, Murbella n’aurait su dire comment elle put retourner dans ses appartements. Elle marchait d’un pas lent, mais elle n’accepta aucune aide. Sentant sa détermination, les autres Révérendes Mères la laissèrent tranquille. Dans sa chambre faiblement éclairée, la boisson d’épice l’attendait. Combien de temps m’a-t-il fallu pour parvenir jusqu’ici ? Dès la première gorgée, elle sentit une vague d’énergie la parcourir. Elle eut une pensée reconnaissante pour Janess : sa fille avait fait préparer une boisson extrêmement concentrée. Après avoir laissé un mot demandant qu’on ne la dérange pas, elle verrouilla sa porte et but le reste du mélange. L’épice accéléra les réparations internes qu’elle avait déjà entamées en explorant mentalement l’étendue des dommages. Laissant enfin les ondes de douleur parcourir ses sens, elle évalua méthodiquement ce que Kiria lui avait fait. La gravité des dégâts internes l’effraya. Jamais elle n’avait été aussi près de perdre un combat. Les autres Révérendes Mères vont-elles se rallier à moi - ou se mettre à flairer ma faiblesse ainsi qu’une bande de hyènes affamées ? Elle ne pouvait pas se permettre de perdre son temps et son énergie à combattre ses Sœurs. Il n’en restait déjà plus beaucoup après l’épidémie. Et si les Danseurs-Visages les avaient de nouveau infiltrées ? Un de ces changeurs de forme, entraîné à des techniques de combat inhabituelles, pourrait-il se faire passer pour une Honorée Matriarche, défier Murbella et la tuer ? Si un Danseur-Visage devenait la Mère Commandante de l’Ordre Nouveau… alors, tout serait perdu. Elle s’allongea, ferma les yeux et se plongea dans une transe de guérison. Il n’y avait pas une minute à perdre. Il fallait qu’elle recouvre la plénitude de ses forces. Les armées d’Omnius avaient localisé la planète et ne tarderaient pas à arriver. Chacun de nous projette une ombre… Certaines sont plus sombres que d’autres. Écrits occultes de la Charia. Pendant que Yueh était aux arrêts et soumis à des interrogatoires, il se produisit un autre acte de sabotage. Les Sœurs du Bene Gesserit convoquèrent les passagers dans le grand auditorium pour une réunion d’urgence. Garimi semblait particulièrement agitée; Duncan Idaho et Miles Teg étaient concentrés et vigilants. Scytale, toujours à l’écart du groupe, les observait attentivement. Que s’était-il donc passé ? Et vont-ils m’accuser, cette fois-ci ? S’agissait-il de quelque chose de plus grave que le meurtre d’un autre ghola et d’une cuve axlotl ? Quelqu’un avait-il été tué, ou un réservoir d’eau vidé dans l’espace comme la dernière fois, dilapidant les ressources constituées sur Qelso ? Les réserves d’épice contaminées ? Les cuves d’algues détruites ? Les vers des sables blessés ? Le Tleilaxu se cala dans son siège pour observer les passagers qui affluaient des couloirs et s’installaient par petits groupes liés par l’amitié ou des opinions partagées. Il en émanait une tension presque palpable. Plus de deux cents personnes étaient rassemblées, manifestant pour la plupart de la curiosité, de l’inquiétude ou de la crainte. Seules quelques rectrices étaient restées dans des secteurs isolés en compagnie des plus jeunes enfants nés au cours du voyage. Les autres enfants étaient assez grands pour être traités comme des adultes. C’est le Bashar lui-même qui annonça la nouvelle : — Des mines explosives ont disparu de l’armurerie sécurisée. Huit sur les cent douze que nous possédons - largement de quoi infliger des dégâts considérables à Y Ithaque. Il y eut un bref silence, aussitôt suivi de murmures, d’exclamations et d’accusations. — Les mines, répéta Teg. Sur Chapitre, elles avaient été placées autour de ce vaisseau pour le détruire automatiquement au cas où quelqu’un tenterait de s’en emparer. À présent, huit d’entre elles ont disparu. Sheeana vint se mettre à côté du Bashar. — J’ai désactivé moi-même ces mines pour pouvoir nous échapper dans ce vaisseau. Nous les avions stockées en heu sûr, mais voilà qu’elles ont disparu. — Il est possible qu’elles aient été larguées dans l’espace… ou cachées à bord du vaisseau comme autant de bombes à retardement, dit Duncan. C’est cette deuxième hypothèse qui me semble la bonne, et je crois que notre saboteur a encore d’autres projets en tête. Le Rabbi poussa un long gémissement. — Vous voyez ? Encore une preuve d’incompétence! Ah, j’aurais dû rester sur Qelso avec mon peuple! — C’est peut-être vous qui avez volé les mines, lança sèchement Garimi. Il prit un air horrifié. — Vous osez m’accuser ? Un saint homme de ma stature ? Yueh dit d’abord que je l’ai manipulé pour qu’il tue un bébé ghola, et voilà maintenant que vous dites que c’est moi qui ai volé ces explosifs ? Scytale voyait bien que ce frêle vieillard aurait été incapable de soulever ne fût-ce qu’une seule de ces mines, — Yueh a été sous la surveillance constante de Thufir Hawat et de moi-même, dit Teg. Même s’il a tué la cuve axlotl et le fœtus, il ne peut pas avoir volé les mines. — A moins qu’il n’ait un complice, fit observer Garimi. Cette remarque déclencha une nouvelle vague de murmures. — Nous découvrirons qui les a prises, intervint Sheeana pour mettre fin à cet échange. Et où elles sont cachées. — Cela fait trois ans que nous avons droit à ce genre de promesses, répliqua Garimi en jetant un regard lourd de signification vers Teg et Thufir. Mais notre sécurité a été totalement inefficace. Paul Atréides était assis à l’un des premiers rangs, à côté de Jessica et de Chani. — Sommes-nous certains que les mines n’ont disparu que récemment ? À quelle fréquence vérifie-t-on l’armurerie ? Il est possible que Liet-Kynes et Stilgar les aient prises sans nous le dire, pour s’en servir dans leur combat contre les truites des sables. — Nous devrions quitter le vaisseau, dit le Rabbi. Trouver une autre planète, ou retourner sur Qelso. (Sa voix se mit à trembler.) Si vous, les sorcières, vous… vous n’aviez pas pris Rebecca, je serais en sécurité parmi mon peuple, à l’heure qu’il est. Nous aurions tous pu nous installer là-bas. Garimi fronça les sourcils d’un air furieux. — Rabbi, voilà maintenant des années que vous encouragez la contestation avec vos petites remarques destructrices, sans jamais rien proposer de concret. — Je dis la vérité telle que je la vois. Le vol de ces mines n’est que l’épisode le plus récent d’une longue série de sabotages. C’est uniquement par chance que ma Rebecca vit encore, après le meurtre de quatre autres cuves axlotl. Et qui a endommagé les systèmes vitaux, les réservoirs d’eau ? Qui a contaminé les cuves d’algues et détruit les filtres de purification d’air ? Qui a versé de l’acide sur les joints de la baie d’observation, dans la soute des vers ? Il y a un criminel parmi nous, qui s’enhardit chaque jour! Pourquoi êtes-vous incapables de le démasquer ? Scytale restait silencieux et discret, se contentant d’écouter la discussion. Tout le monde craignait qu’il n’y ait d’autres sabotages, et ces mines volées suffiraient à paralyser le grand vaisseau, ou même le détruire. Le Tleilaxu n’avait aucun doute que les soupçons finiraient par se porter sur lui, à cause de sa race, mais il était à même de prouver son innocence. Il avait des enregistrements du laboratoire, des images de surveillance, un alibi solide. Il n’en restait pas moins que quelqu’un avait bien commis ces actes de sabotage. Quand cette réunion épuisante se termina enfin, le Rabbi passa devant Scytale d’un air digne, en lui disant qu’il allait veiller au chevet de Rebecca « afin de m’assurer que personne n’essaie de la tuer! ». Au passage, Scytale sentit l’odeur habituelle du Rabbi, une odeur étrange et subtilement différente. Instinctivement, Scytale émit un sifflement à peine perceptible, une mélodie complexe remontant des profondeurs de ses vies antérieures. Le Rabbi ne lui prêta aucune attention et quitta la salle de son pas raide. Scytale fronça les sourcils. Il ne pouvait en être certain, mais le vieil homme n’avait-il pas marqué une légère hésitation ? Dieu est Dieu, et Il est le seul à pouvoir donner la vie. Si Dieu Lui-même n’a pas la force de survivre, il ne nous reste plus que le désespoir. Écrits cryptiques de la Charia. Chaque exploration de Rakis aboutissait au même constat. Seules des poches insignifiantes de l’écosystème avaient survécu. La planète était déserte et hantée, mais elle semblait pourtant manifester son propre désir de vivre. Contre toutes probabilités, et comme un défi à la science, Rakis s’accrochait encore à son atmosphère ténue et à ses dernières traces d’humidité. Les prospecteurs endurcis de Guriff avaient accepté avec joie les provisions que Waff et ses assistants de la Guilde leur avaient offertes en témoignage d’amitié. La motivation première de Waff avait été de s’assurer que ces hommes le laisseraient tranquille pour mener ses innocentes « investigations géologiques ». A intervalles irréguliers, des vaisseaux du CHOM venaient les ravitailler et faire le point sur leurs recherches, mais Guriff ignorait quand le prochain devait venir. Le Maître du Tleilaxu disposait de suffisamment de nourriture pour tenir des années, pour autant que son organisme détérioré puisse survivre aussi longtemps. Par-dessus tout, il fallait qu’il s’occupe de ses vers. Ainsi qu’il l’avait espéré, les prospecteurs passaient leurs dures journées et leurs nuits à se concentrer sur leurs propres excavations, dans l’espoir de trouver la cache de mélange légendaire du Tyran. Des petits appareils de reconnaissance spécialement équipés bravaient le climat hostile des régions polaires, chargés de capteurs et de sondes, tandis que les hommes effectuaient des forages d’exploration dans leur vaine recherche de traces d’épice. L’immense caisson provenant du long-courrier d’Edrik avait contenu un véhicule à large châssis capable d’affronter les terrains les plus difficiles. Une fois les prospecteurs partis, Waff appela les quatre hommes de la Guilde pour qu’ils viennent l’aider. À l’abri des regards curieux, ils chargèrent péniblement les grands bacs remplis de sable à bord de l’engin. Waff s’apprêtait à effectuer un pèlerinage dans le désert carbonisé et vitrifié qui avait été autrefois un océan de dunes. — Je relâcherai les spécimens moi-même. Je n’ai pas besoin de vous. (Il ordonna à ses assistants de retourner dans leurs tentes de survie.) Restez ici et préparez notre nourriture - et assurez-vous de respecter scrupuleusement les rites appropriés. (Il leur avait donné des instructions précises sur les techniques à utiliser.) Une fois que j’aurai libéré les vers, j’ai l’intention de revenir ici pour fêter l’événement. Il ne voulait pas que Guriff et ses prospecteurs, ni ces hommes de la Guilde en qui il n’avait aucune confiance, puissent participer à un moment aussi intime et sacré. Aujourd’hui, il allait ramener le Prophète sur Rakis, sur la planète où était Sa place. Vêtu d’une combinaison de protection, il tapa les coordonnées et se mit en route avec les deux grandes cuves de sable à l’arrière de son véhicule, droit vers l’est dans l’aube orangée. Ici, le paysage était maculé, érodé et presque méconnaissable, mais Waff savait exactement où il allait. Avant de venir sur Rakis, il avait exhumé des cartes très anciennes qu’il avait dû soigneusement recalibrer en orbite, car le champ magnétique de la planète avait été modifié par les Oblitérateurs des Honorées Matriarches. Il y avait de cela bien longtemps, le Messager de Dieu l’avait transporté jusqu’au Sietch Tabr. Les vers devaient le considérer comme sacré, et Waff ne voyait pas de meilleur endroit pour relâcher ses créatures modifiées et renforcées. C’est là qu’il se rendait à présent. La lumière diffuse du ciel chargé de poussière peignait le sol vitrifié de couleurs étranges. Dans les cuves derrière lui, Waff entendait les vers s’agiter et se cogner contre les parois, impatients de parcourir le désert immense. Chez eux, enfin… Lorsqu’il était encore à bord du long-courrier, Waff avait pu observer les créatures et mesurer leur taux de croissance en laboratoire. Il savait que les vers étaient dangereux, et que leur séjour prolongé dans ces cuves trop étroites sapait leurs forces. Même dans des conditions parfaitement contrôlées, il avait été incapable de reconstituer leur environnement optimal, et les spécimens s’étaient affaiblis. Les choses n’allaient pas aussi bien qu’il l’aurait souhaité. Mais il était plein d’espoir. Maintenant qu’il était sur place, tout irait bien. Rakis, la Planète Sacrée! Il ne pouvait qu’espérer que ce monde de dunes blessé saurait fournir ce qu’un Maître du Tleilax n’avait pu faire, un atout intangible pour les vers, pour le Prophète. Lorsque Waff atteignit la plaine et vit les rochers fondus, il lui revint en mémoire la chaîne de montagnes qui avait protégé le tombeau souterrain de la cité des Fremen. Une croûte vitrifiée - des particules de roche transformées en verre par les explosions d’armes incompréhensibles - recouvrait désormais ce qui avait été autrefois une immense étendue de sable. Mais les vers sauraient ce qu’ils avaient à faire. A l’arrière du véhicule, Waff ferma un instant les yeux pour adresser une prière à son Dieu et à Son Prophète. Puis il retira les parois de cristoplaz et laissa le sable se déverser. De longues formes serpentines s’échappèrent des cuves, tels des ressorts qui se détendent, et se répandirent sur le sol. Waff observa avec étonnement les anneaux épais de leurs corps et la fluidité de leurs mouvements. — Va, Prophète! Reprends possession de ta planète! Huit vers glissèrent sur le sol lisse. Huit, un chiffre sacré pour les Tleilaxu. Les créatures enfin libres s’égaillèrent dans toutes les directions, sous les yeux émerveillés de Waff. Il espérait qu’ils sauraient percer le sable vitrifié afin de creuser des tunnels dans le sous-sol plus tendre, ainsi qu’il l’avait prévu. Chacun des spécimens avait un petit traceur implanté dans le corps, qui lui permettrait de suivre leurs déplacements et de poursuivre ses recherches. Soudain, les vers rebroussèrent chemin et commencèrent à tourner autour du véhicule en se rapprochant toujours davantage. Comme des chasseurs. Dans un réflexe de peur, Waff se figea. Les vers étaient certainement assez gros pour pouvoir l’attaquer et le tuer. — Prophète, ne me fais pas de mal. Je t’ai ramené sur Rakis. Tu es libre à présent d’en faire de nouveau Ton royaume. Les vers dressèrent leurs têtes aveugles et se mirent à osciller. Essaient-ils de me communiquer un message ? Waff s’efforça de le comprendre. Ces mouvements hypnotiques étaient-ils une sorte de danse ? Ou une manœuvre de prédateur ? Il resta immobile et attendit. Si cet environnement était trop hostile pour eux, si le Prophète avait besoin de le dévorer pour survivre, Waff était parfaitement prêt à offrir la chair de son corps en dégénérescence. Si ce devait être la fin, qu’il en soit ainsi. Soudain, comme répondant à un signal silencieux, les vers firent demi-tour d’un même mouvement et s’éloignèrent rapidement, leurs anneaux épais raclant la surface des dunes de verre. Ils s’arrêtèrent un peu plus loin, et brisèrent la croûte épaisse d’un coup de leur tête puissamment armée. Ils plongèrent aussitôt, creusant leurs tunnels dans les sables stériles des profondeurs. Le retour dans le désert! Waff sentit sa poitrine se gonfler de joie. Il savait qu’ils survivraient. En retournant à son véhicule, il se rendit compte qu’il avait les larmes aux yeux. Une fois les troupes en place et la bataille finale engagée, l’issue peut se décider en quelques instants seulement. Rappelez-vous ceci : le temps que le premier coup de feu ait été tiré, la moitié de la bataille est déjà terminée. La victoire ou la défaite sont déterminées par les préparatifs effectués au cours des semaines, voire des mois qui ont précédé. Bashar Miles Teg, demande d’attribution de ressources adressée au Bene Gesserit. Le Manufacturant en chef Shayama Sen avait accepté l’invitation du Chapitre, mais le dignitaire ixien resta à bord de son vaisseau en orbite haute, bien au-dessus des opérations de remise en état. Il ne voulait pas courir le risque d’être exposé aux derniers vestiges de la peste, même si l’épidémie semblait terminée. Murbella fut obligée de se déplacer pour aller lui formuler ses exigences - mais en étant astreinte aux procédures de quarantaine les plus strictes. Emprisonnée dans sa sphère personnelle de décontamination, tel un spécimen de laboratoire dans sa cuve, elle se sentait ridicule et impuissante. L’enveloppe extérieure de la sphère avait beau avoir été déjà brûlée par son passage dans l’atmosphère puis exposée au vide de l’espace, elle dut subir encore une irradiation et des procédures de stérilisation une fois en orbite. Sécurités, duplications… Cette paranoïa est justifiée, dut-elle reconnaître. Murbella n’en voulait pas à Sen de prendre des précautions aussi extraordinaires, mais il n’en restait pas moins que cet Ixien allait devoir s’expliquer sur de nombreux points. Tandis qu’elle attendait dans une pièce isolée du vaisseau de la Guilde (un de ceux guidés par un compilateur mathématique, et non par un Navigateur), Murbella se prépara mentalement. Elle était encore meurtrie après son duel avec Kiria, mais elle était convaincue que sa réponse violente à ce défi stupide avait été nécessaire. Aucune des autres Sœurs désemparées ne chercherait maintenant à la provoquer, et son rôle de Mère Commandante resterait incontesté. Une fois de plus, Murbella maudit les Honorées Matriarches rebelles pour leur destruction aveugle des immenses chantiers navals et usines d’armement de Richèse. Si cela ne s’était pas produit, l’humanité aurait pu consolider des défenses dignes de ce nom grâce aux productions conjuguées d’Ix et de Richèse. Mais maintenant qu’lx était le centre industriel principal, le Manufacturant en chef pensait pouvoir dicter ses conditions. Quels imbéciles à courte vue! Shayama Sen entra dans la grande pièce aux parois métalliques et s’installa dans un fauteuil confortable en face de Murbella. Il semblait content de lui et plein d’assurance, tandis qu’elle se sentait comme une bête en cage. — Vous m’avez fait mander, Mère Commandante, me distrayant ainsi de notre travail ? Malgré les difficultés intrinsèques de sa position, Murbella essaya de dominer la discussion. — Manufacturant en chef, vous avez eu trois ans pour reproduire les Oblitérateurs que nous vous avons remis, mais tout ce que nous avons obtenu pour l’instant en contrepartie de nos versements en mélange, ce sont des rapports d’expériences, et promesses sur promesses. L’Ennemi a détruit plus d’une centaine de planètes, et ses vaisseaux de guerre continuent d’avancer. Le Chapitre lui-même a failli être exterminé par l’épidémie récente. Sen inclina poliment la tête. — Nous sommes parfaitement au courant de la situation, Mère Commandante, et je vous exprime mes condoléances. Il se leva pour se verser un peu d’eau d’une carafe, puis se mit à arpenter la grande salle de réunion, affichant avec insistance sa liberté de mouvements. Murbella sentit ses joues et son cou s’empourprer de colère. Comment cet homme pouvait-il rester si calme alors que la civilisation menaçait de s’écrouler ? — Nous exigeons les armes que vous nous avez promises -et sans plus de délai. Sen tapota ses ongles aux circuits imprimés, et contempla la sphère de quarantaine d’un air impassible. — Mais nous n’avons pas encore reçu l’intégralité du paiement, et nous entendons dire que votre Ordre Nouveau traverse une mauvaise passe financière. Si nous continuons de consacrer toutes nos ressources à ces Oblitérateurs, et s’il s’avère que vous êtes incapables de… — La quantité de mélange dont nous sommes convenus sera à vous aussitôt que vous aurez installé les Oblitérateurs sur nos nouveaux vaisseaux de guerre. Vous le savez très bien. Il ne fallait surtout pas que Sen apprenne qu’elle en avait déjà distribué une grande partie à ses Sœurs pour les aider à lutter contre l’épidémie. — Ah, mais si votre épice est contaminée par la peste, à quoi pourra-t-elle nous servir ? Avez-vous d’autres moyens de paiement ? Murbella était stupéfiée par son aveuglement. — L’épice n’est pas contaminée. Nous sommes prêtes à appliquer toutes les mesures de stérilisation que vous exigerez. — Et si ces mesures en détruisent l’efficacité ? — Alors, nous vous remettrons toute l’épice d’origine pour que vous la décontaminiez vous-mêmes par toutes les méthodes que vous voudrez. Cessez de discuter de telles absurdités alors que l’extinction de la race humaine est imminente! Sen parut scandalisé. — Vous parlez d’absurdités ? Les propriétés de l’épice sont complexes, et pourraient être affectées par des mesures aussi agressives. La substance n’est d’aucune valeur pour nous si nous ne pouvons pas l’utiliser. — Le virus de la peste a une durée de vie très limitée. À moins de pouvoir se transférer à un autre hôte, la maladie disparaît rapidement. Stockez l’épice sur une lune sans atmosphère pendant un an, si vous voulez. — Mais les difficultés que cela implique, la gêne que cela entraîne… Je crois que ces circonstances nécessitent une renégociation du prix. Si la paroi de sa sphère ne l’en avait pas empêchée, Murbella l’aurait tué pour son insolence. — Avez-vous seulement une idée des ravages que l’Ennemi a déjà causés ? Shayama Sen pinça les lèvres. — Je vais me dispenser d’entrer dans des subtilités, Mère Commandante. C’est à cause d’une provocation des Honorées Matriarches que l’Ennemi a lancé son armada contre elles, puis contre nous tous. Votre association avec les catins résulte de votre propre folie, et l’humanité entière en paie le prix. Ix n’a aucun motif de querelle avec ces envahisseurs robotiques. En fait, puisqu’ils descendent des premières machines pensantes, il est possible que les Ixiens aient plus de points communs avec eux qu’avec des femelles meurtrières et manipulatrices. Ah… Elle commençait à comprendre. Tout en écoutant la voix sèche de la Présence Intérieure d’Odrade et celle des milliers de Révérendes Mères qui cherchaient fébrilement à lui prodiguer des conseils, Murbella se força à rester calme. L’Ixien cherchait manifestement à faire monter les enchères. Mais pourquoi ? Dans le but de distraire son attention ? Progressait-il moins vite qu’il ne le prétendait dans la mise au point des Oblitérateurs ? La production était-elle en retard sur les prévisions ? Elle adopta une tactique qui devrait, du moins l’espérait-elle, mettre fin à ces bêtises. — Je vous accorde une augmentation de trente pour cent sur votre allocation d’épice, qui sera placée dans un fonds géré par une banque de la Guilde de votre choix. Cela devrait suffire à compenser les éventuelles gênes occasionnées, je pense ? Mais notez bien que le versement dépendra de la livraison effective des armes prévues dans notre contrat. La Guilde nous a déjà livré nos nouveaux vaisseaux. Alors, maintenant, où sont mes Oblitérateurs ? Shayama Sen s’inclina pour signifier qu’il acceptait la proposition et qu’il retirait ses objections. — Nos planètes de production tournent à plein régime. Nous pouvons commencer immédiatement à installer les Oblitérateurs à bord de vos nouveaux vaisseaux. — Je vais transmettre les instructions nécessaires. (Murbella tournait à l’intérieur de sa bulle de décontamination comme un tigre de Laza. Les odeurs de désinfectant qui diffusaient à travers les filtres à air lui donnaient la nausée. Il devait y avoir un problème au niveau des recirculateurs.) Qu’est-ce qui nous prouve que vos armes fonctionneront bien comme vous nous l’avez promis ? — Vous nous avez fourni les modèles originaux, et nous les avons reproduits exactement. Si les originaux fonctionnaient, il en sera de même pour les copies. — Les originaux fonctionnaient parfaitement. Vous avez bien vu ce qu’il reste de Rakis et de Richèse! — Vous n’avez donc rien à craindre. — À partir de maintenant, j’insiste pour mettre en place dans vos usines des inspectrices et des surveillantes de production du Bene Gesserit. Elles veilleront à la qualité de vos opérations et vous protégeront des sabotages. Shayama Sen hésita un instant devant cette exigence, mais sans trouver d’objection légitime. — Du moment que vos femmes n’interfèrent pas avec la bonne marche de nos affaires, nous leur autoriserons l’accès. Est-ce tout ? — Nous voulons également assister à un test avant de nous engager dans la bataille. Sen sourit de nouveau. — Vous voudriez que nous anéantissions un monde uniquement pour vous satisfaire ? Hmm… Je vois que votre Ordre Nouveau n’a pas entièrement renoncé aux pratiques des Honorées Matriarches. (Il rit doucement.) Je vous fournirai les enregistrements des essais que nous avons déjà effectués, et nous pourrons même organiser une nouvelle démonstration si vous le souhaitez. — Nous examinerons vos documents, Manufacturant en chef. Transmettez-les au Chapitre, et préparez ce test pour que je puisse le voir de mes propres yeux. L’Ixien tapota de nouveau ses ongles de silicone - un tic agaçant. — Très bien. Je trouverai un planétoïde à détruire pour votre amusement. Murbella vint presser son visage sur la paroi transparente de sa sphère. — Il y a encore une chose sur laquelle je dois insister. On a découvert des Danseurs-Visages sur de nombreuses planètes, manipulant les gouvernements et affaiblissant nos défenses. Certains ont même réussi à infiltrer le Chapitre. Il me faut l’assurance que vous n’en êtes pas un vous-même. Sen fit un pas en arrière sous l’effet de la surprise. — Vous m’accusez d’être un Ennemi, un agent des changeurs de forme ? Murbella le regarda calmement. Son indignation ne pouvait en aucune façon la convaincre. Elle actionna une commande interne et un petit récipient scellé s’ouvrit à la base de sa bulle. C’était une unité de stérilisation, un autoclave et un bain chimique. De la vapeur s’en dégageait encore. — Voici un appareil de test que nous avons inventé. Après avoir étudié des échantillons de Danseurs-Visages trouvés parmi nos morts, nous avons effectué des analyses génétiques et mis au point cet indicateur infaillible. Vous allez immédiatement -sous mes yeux - vous soumettre à ce test, Manufacturant en chef. — Il n’en est pas question, répondit-il en grimaçant. — Si, vous allez le faire, ou bien vous ne recevrez plus un gramme de mélange. Sen se remit à arpenter la pièce en fronçant les sourcils. — En quoi consiste ce test ? Que fait-il exactement ? — Il est presque entièrement automatique. (Murbella lui en expliqua le principe et les étapes très simples.) En prime, nous sommes prêtes à autoriser Ix à fabriquer ces kits en grande quantité. Il y a des gens soupçonneux qui voient des Danseurs-Visages partout. Vous pourriez réaliser un bénéfice substantiel en les vendant. Sen réfléchit. — Vous avez peut-être raison. Sous le regard attentif de Murbella, il s’exécuta en se tenant suffisamment près de la bulle pour qu’elle puisse observer chacun de ses mouvements. D’après ce qu’en savaient les Révérendes Mères, il n’était pas facile de tricher dans ce test, et le Manufacturant en chef n’avait pas eu le temps matériel de s’y préparer. Murbella attendit avec un profond intérêt, et fut soulagée quand les indicateurs confirmèrent que Shayama Sen était parfaitement humain. Ce n’était pas un Danseur-Visage. Avec une expression agacée, il lui tendit la languette chimique. — Alors, êtes-vous satisfaite, à présent ? — Oui. Et je vous conseille d’effectuer ce test sur tous vos ingénieurs principaux et vos chefs d’équipe. Ix constitue une bonne cible d’infiltration pour l’Ennemi. Encore une raison pour que mes Sœurs surveillent ces opérations cruciales. Sen parut réellement troublé, comme si cette éventualité ne lui était pas venue à l’esprit. — Je me rends à vos arguments, Mère Commandante. J’aimerais beaucoup voir moi-même ces résultats. — Eh bien, ajoutez-les aux données que vous nous enverrez sur les essais d’Oblitérateurs. En attendant, préparez-vous à installer vos armes sur tous les nouveaux vaisseaux sortant des arsenaux de Jonction. Nous allons lancer notre grande offensive contre la flotte des machines pensantes. Toute créature dotée de sensations a besoin d’un lieu de sérénité extrême que l’esprit puisse parcourir ensuite dans ses souvenirs, et où le corps brûle du désir de retourner. Erasmus, notes contemplatives. — Cela fait maintenant plus d’un an que tu vis parmi nous, Paolo, et il est temps que je te montre l’endroit le plus cher à mon cœur. (Le robot indépendant agita son bras métallique, et ses robes majestueuses flottèrent autour de lui.) Et vous aussi, Baron Harkonnen, naturellement. Le Baron fronça les sourcils. — Un endroit cher à votre cœur ? fit-il d’une voix lourde de sarcasme. Nul doute que nous serons enchantés de découvrir ce qu’un robot peut considérer comme tel. Depuis que Paolo et lui étaient arrivés sur Synchronie, les machines pensantes ne l’impressionnaient plus, et il avait cessé de les craindre. Elles lui paraissaient lourdes et pompeuses, pleines de redondances et dénuées de spontanéité. Comme Omnius pensait avoir besoin de Paolo ainsi que du Baron pour tenir le garçon en main, tous deux pouvaient raisonnablement se sentir en sécurité. Mais le Baron éprouvait quand même le besoin de manifester sa force de caractère et de tourner les événements à son avantage. À l’intérieur de la salle de la cathédrale, maintenant familière, les murs se couvrirent d’un océan de couleurs, comme si une armée de peintres invisibles s’étaient mis au travail. Remplaçant le métal et le marbre, des teintes de vert et de marron se condensèrent pour devenir des arbres et des oiseaux d’un réalisme saisissant. La voûte oppressante s’ouvrit vers le ciel, et une étrange musique synthétique se fit entendre. Un sentier de gravier étincelant traversait un jardin luxuriant, avec des bancs confortables disposés à intervalles réguliers. Un étang couvert de nénuphars apparut à côté. — Mon jardin de contemplation, annonça Erasmus en affichant son sourire artificiel. J’aime beaucoup cet endroit. Il est cher à mon cœur. — Bon, au moins, les fleurs ne puent pas trop, dit Paolo qui avait arraché l’un des chrysanthèmes pour le renifler, puis qui l’avait jeté au bord du chemin. Une année de formation attentive avait enfin permis au Baron de faire de la personnalité de ce garçon quelque chose dont il pouvait être fier. — Tout cela est ravissant, fit le Baron avec un petit sourire. Et totalement dénué d’intérêt. Attention à ce que tu lui dis, Grand-père, le mit en garde la voix d’Alia. Ne va pas nous faire tuer. C’était une de ses rengaines. — Quelque chose vous dérange, Baron ? demanda Erasmus. Cet endroit est conçu pour la paix et la contemplation. Tu vois ce que tu as fait! Sors de mon crâne! Mais je suis coincée ici avec toi. Tu ne peux pas te débarrasser de moi. Je t’ai tué autrefois avec le gom jabbar, et je peux recommencer, moyennant une simple petite manipulation. — Je constate que vous êtes souvent victime de pensées troublantes, fit Erasmus en s’approchant de lui. Voudriez-vous que je vous ouvre le crâne et que j’en examine l’intérieur ? Je pourrais résoudre votre problème. Ne joue pas à ça avec moi, Abomination! Je pourrais très bien accepter sa proposition! Il se força à sourire en répondant au robot indépendant. — Ce n’est que mon impatience de savoir exactement comment nous pouvons collaborer avec Omnius. Votre guerre contre l’humanité dure déjà depuis quelque temps, et cela fait un an que nous sommes vos invités. Quand pourrons-nous enfin jouer le rôle pour lequel vous nous avez fait venir ? Paolo donna un coup de pied dans une motte de terre, qui vint maculer le sentier de pierres précieuses. — Oui, Erasmus, quand est-ce qu’on va pouvoir s’amuser ? — Tu le verras bien assez tôt. Le robot fit tournoyer ses robes et guida ses compagnons à travers le jardin. Paolo venait de fêter son onzième anniversaire, et c’était à présent un jeune garçon robuste, bien musclé et magnifiquement formé au combat. Grâce à l’influence permanente du Baron, il ne restait en lui pratiquement aucune trace de son ancienne personnalité Atréides. Erasmus lui-même s’était occupé de l’entraînement de Paolo contre des mécas de combat, tout cela en vue de le préparer à devenir le présumé Kwisatz Haderach. Mais le Baron n’arrivait toujours pas à comprendre pourquoi. En quoi cet obscur personnage religieux de l’histoire ancienne pouvait-il intéresser les machines ? Erasmus leur fit signe de s’asseoir sur un banc. La musique synthétique et le chant des oiseaux augmentèrent de volume, gagnant en intensité jusqu’à devenir deux mélodies entremêlées. L’expression du robot se modifia encore, comme s’il était perdu dans une rêverie. — N’est-ce pas magnifique ? C’est une de mes compositions personnelles. — Très impressionnant. Le Baron détestait cette musique, qu’il trouvait trop lisse et paisible. Il préférait des morceaux plus cacophoniques et discordants. — Au cours des millénaires, j’ai créé de merveilleuses œuvres d’art et bien des illusions. Le visage et le corps d’Erasmus se transformèrent, et il prit une apparence parfaitement humaine. Même ses vêtements bariolés et inutiles se modifièrent, et le robot redevint une vieille femme corpulente vêtue d’une robe à fleurs et tenant à la main un petit transplantoir. — C’est l’un de mes aspects favoris. Je l’ai amélioré au fil des années, en puisant de plus en plus dans les vies que me rapportent mes Danseurs-Visages. Elle se mit à creuser la terre simulée près du banc et entreprit d’arracher des mauvaises herbes qui, le Baron en était certain, n’étaient pas là l’instant d’avant. Un ver de terre émergea de l’humus et la vieille femme le coupa en deux avec son outil. Les deux morceaux se tortillèrent un moment, puis disparurent. La femme avait une voix douce, un peu comme celle d’une grand-mère lisant des histoires à ses petits-enfants le soir avant qu’ils s’endorment. — Il y a bien longtemps - c’était au cours de votre première existence, cher Baron -, un chercheur du Tleilax nommé Hidar Fen Ajidica créa une épice artificielle qu’il baptisa amal. Malgré les graves effets négatifs de cette substance, Ajidica en consomma de grandes quantités. Il en résulta qu’il devint progressivement fou, et qu’il en mourut. — Ça m’a tout l’air d’un échec, dit Paolo. — Ah, c’est vrai, Ajidica a échoué d’une façon spectaculaire, mais il a quand même réalisé quelque chose de très important. Appelons ça une retombée annexe. Il a créé une race de Danseurs-Visages considérablement améliorés, afin de s’en servir comme d’émissaires spéciaux qui iraient peupler un nouveau domaine. Il les a envoyés dans l’espace profond en éclaireurs, en colonisateurs, pour préparer le terrain. Il est mort avant d’avoir pu les rejoindre. Le pauvre imbécile… La vieille femme laissa son instrument planté dans le sol. Quand elle se releva, elle se posa la main sur les reins comme pour soulager une douleur. — Ces nouveaux Danseurs-Visages ont repéré notre empire des machines, et Omnius m’a autorisé à les étudier. J’ai passé des générations à travailler avec eux, et j’ai appris à en extraire des informations. Ce sont de magnifiques machines biologiques, bien supérieures aux précédentes. Oui, elles se révèlent extrêmement utiles pour nous aider à remporter notre dernière bataille. En jetant un coup d’œil autour de lui, le Baron distingua d’autres silhouettes dans ce jardin d’illusions, d’humbles jardiniers qui semblaient humains. Les nouveaux Danseurs-Visages ? — Ainsi, vous avez conclu une alliance avec eux ? La vieille femme pinça les lèvres. — Une alliance ? Ce sont des domestiques, et non des partenaires. Les Danseurs-Visages ont été créés pour servir. À leurs yeux, Omnius et moi sommes comme des dieux, des Maîtres bien plus grands que les Tleilaxu. (Erasmus sembla réfléchir un instant.) J’aurais bien aimé qu’ils m’amènent un de leurs Maîtres avant que les Honorées Matriarches ne les éliminent presque tous. Nous aurions eu une conversation des plus enrichissantes. Paolo en revint au seul sujet qui l’intéressait. — En tant que Kwisatz Haderach ultime, je serai un dieu, moi aussi. Erasmus éclata de rire, un rire caquetant de vieille femme. — Prends garde à la mégalomanie, jeune homme. Elle a conduit bien des humains à leur perte - comme Hidar Fen Ajidica, par exemple. J’espère obtenir bientôt une clef qui t’aidera à réaliser ton potentiel. Il nous faut libérer le dieu qui est tapi dans ton corps. Et cela nécessite un catalyseur puissant. — Qu’est-ce que c’est ? demanda Paolo. — J’oublie toujours à quel point les humains peuvent être impatients! (La vieille femme épousseta le devant de sa robe à fleurs.) Voilà pourquoi j’apprécie tant les Danseurs-Visages. Je vois en eux la possibilité d’améliorer l’espèce humaine. Ils pourraient constituer le genre d’humains que même des machines pensantes pourraient supporter. Le Baron ricana. — Les humains ne seront jamais parfaits! Croyez-moi, j’en ai connu beaucoup, et ils ne manquent jamais de vous décevoir d’une façon ou d’une autre. Rabban, Piter… même Feyd l’avait déçu à la fin. N’oublie pas de t’inclure dans le lot, Grand-père! C’est une simple petite fille qui t’a tué avec une aiguille empoisonnée. Ha! Ha! Vas-tu te taire, à la fin ? Le Baron se gratta nerveusement le haut du crâne, comme pour creuser dans la chair et l’os afin d’en extirper Alia. Elle se tut. — Je crains que vous n’ayez raison, Baron. Les humains ne sont peut-être pas récupérables, mais il ne faudrait pas laisser Omnius le croire, sinon il les détruira tous. — Je croyais que c’était justement ce que vos machines étaient en train de faire, fit remarquer le Baron. — Oui, dans une certaine mesure. Omnius est actuellement à la limite de ses capacités, mais une fois que nous aurons trouvé le non-vaisseau, je suis certain qu’il se mettra à l’ouvrage pour de bon. La vieille femme entreprit de faire des trous dans le jardin et d’y repiquer des plants qui apparaissaient simplement dans sa main. — Qu’est-ce que ce vaisseau égaré a donc de si spécial ? demanda le Baron. — Nos projections mathématiques nous donnent à penser que le Kwisatz Haderach se trouve à bord. — Mais je suis le Kwisatz Haderach! protesta Paolo. Vous m’avez déjà! La vieille femme lui adressa un petit sourire amusé. — Tu es notre plan de secours, jeune homme. Omnius préfère la sécurité de la redondance. S’il existe deux Kwisatz Haderach potentiels, il les veut tous les deux. Avec une expression de mécontentement, le Baron fit craquer ses phalanges. — Vous pensez donc qu’il y a un autre ghola de Paul Atréides sur ce vaisseau ? C’est bien peu vraisemblable! — J’ai simplement dit qu’il y avait un autre Kwisatz Haderach à bord du vaisseau. Cela étant, puisque nous possédons nous-mêmes un ghola de Paul Atréides, il pourrait bien en exister un autre. Avançons-nous toujours sur le Sentier d’Or, ou nous en sommes-nous écartés ? Pendant trente-cinq siècles, nous avons prié pour être délivrés du Tyran, mais maintenant qu’il a disparu, avons-nous oublié comment vivre sans une tutelle aussi sévère ? Savons-nous prendre les décisions nécessaires, ou sommes-nous condamnés à nous perdre dans le désert pour y mourir de nos propres insuffisances ? Mère Supérieure Darwi Odrade, Réflexions sur mon épitaphe, Archives scellées du Bene Gesserit, enregistrées avant la Bataille de Jonction. Dans un état d’agitation extrême, Garimi avait refusé de s’asseoir dans l’appartement privé de Sheeana, malgré plusieurs invitations à le faire. Même le tableau de Van Gogh accroché au mur ne semblait pas l’intéresser. Le vol des mines avait exacerbé des tensions jusque-là souterraines. Les fouilles fébrilement menées par des équipes de recherche n’avaient rien donné. Sheeana savait que la sévère Rectrice Supérieure avait ses propres soupçons, et un certain nombre de personnes à blâmer. — Le Bashar et vous, vous avez conclu un bien mauvais marché sur Qelso, dit Garimi. Vous y avez laissé tous ces gens et tout ce matériel, et vous n’avez rien obtenu en échange! — Nous avons reconstitué nos réserves. — Et si de nouveaux sabotages détruisent nos systèmes vitaux ? Liet-Kynes et Stilgar étaient les seuls capables d’assurer la conservation, le recyclage et les réparations nécessaires. Qu’allons-nous faire si nous avons besoin d’eux ? As-tu l’intention de produire deux autres gholas ? Sheeana ne fit qu’augmenter la colère de sa compagne en répondant par un sourire amusé. — C’est ce que nous pourrions faire, bien sûr, mais je croyais que tu soupçonnais tous les enfants gholas… Tu veux pourtant faire revenir Liet et Stilgar ? Et puis, Liet avait peut-être raison. C’est peut-être leur destin à tous deux de rester sur Qelso. — Il est maintenant évident que ce ne sont pas eux les saboteurs - bien que je ne sois pas entièrement convaincue en ce qui concerne Yueh. Sheeana contempla un instant les taches de couleur dont l’artiste ancien avait fait une image d’une telle puissance. Van Gogh avait été un génie. — J’ai pris les mesures nécessaires en fonction de nos besoins et de nos priorités. — Il s’en faut de beaucoup! Tu t’es pliée aux exigences de cette bande de nomades assassins qui ne voulaient pas de Bene Gesserit sur leur planète. Nous aurions pu y fonder une nouvelle école - mais à présent, voilà que le vaisseau pourrait exploser à tout moment! Ah, nous voici au cœur de ce qui la préoccupe réellement. — Tu sais très bien que j’étais parfaitement d’accord pour que tu t’installes sur cette planète avec tes fidèles. (Elle eut un petit rire forcé.) Mais je n’avais aucune intention d’entrer en guerre avec les habitants de Qelso. Nous pouvons toujours former d’autres spécialistes des systèmes de support. Ce vaisseau va survivre, comme il l’a fait pendant des décennies. Manifestement peu d’humeur à se laisser faire, Garimi répliqua : — Survivre ? Mais comment ? En créant un autre ghola pour nous sauver ? C’est toujours ta solution, que ce soit une Abomination comme Alia, un traître comme Yueh ou Jessica, ou encore un Tyran comme Leto II. Pandore avait au moins eu le bon sens de refermer sa boîte. — Et moi, je veux l’ouvrir toute grande. Je veux faire revenir le passé historique, surtout Paul Atréides… et Thufir Hawat. Nous pourrions certainement bénéficier des connaissances du Maître d’Armes de la Maison Atréides en matière de sécurité. — Hawat a échoué de façon spectaculaire la dernière fois que tu as essayé de restaurer ses souvenirs. — Eh bien, nous essaierons encore. Chani pourrait constituer un excellent levier en ce qui concerne Paul. Jessica est également mûre pour être réactivée. Même Leto II est prêt. Une lueur de rage brilla dans les yeux de Garimi. — Tu joues avec le feu, Sheeana. — Je forge des armes. Et pour cela, le feu est nécessaire. (Sheeana détourna la tête, signifiant à Garimi que la discussion était terminée.) Depuis le temps que j’entends tes opinions, je commence à les connaître par cœur. Je dîne avec les gholas, ce soir. Ils auront peut-être de nouvelles idées. Furieuse, la femme aux cheveux noirs suivit Sheeana hors de l’appartement et dans les couloirs qui menaient au réfectoire. De façon inattendue, elles croisèrent Leto II qui sortait d’un ascenseur, seul et silencieux comme d’habitude. Le jeune garçon, qui avait maintenant douze ans, se promenait souvent ainsi dans le non-vaisseau. À présent, il regardait les deux femmes sans rien dire. Quel enfant étrange, toujours préoccupé et pensif… Avant que Sheeana n’ait pu la retenir, la Rectrice Supérieure s’approcha de Leto d’un air menaçant. Garimi avait trouvé une nouvelle cible pour sa colère et sa frustration. — Alors, Tyran, où est ton Sentier d’Or ? Où nous a-t-il menés ? Si tu avais une telle prescience, pourquoi ne nous as-tu pas mis en garde contre les Honorées Matriarches et l’Ennemi ? — Je ne sais pas. (Il semblait réellement perplexe.) Je ne me souviens pas. Garimi le dévisagea d’un air dégoûté. — Et si tu te souvenais, serais-tu l’Empereur-Dieu, le plus grand boucher de tous les temps ? Sheeana croit que tu pourrais nous sauver, mais moi, je dis que le Tyran pourrait tout aussi bien nous détruire. C’est ce que tu sais faire de mieux. Je ne veux pas de toi ni de ton ego monstrueux, Leto II. Ton Sentier d’Or n’est qu’une impasse pour les aveugles, et il se termine dans un bourbier. — Ce n’est pas le Sentier d’Or de ce garçon, dit Sheeana en agrippant le bras de sa compagne d’une poigne d’acier. Laisse-le tranquille. Leto s’écarta d’elles et s’enfuit dans le couloir. Garimi lança un regard triomphant à Sheeana, qui n’eut que mépris pour cet accès de colère irrationnel. Leto sentait ses yeux et ses oreilles brûler des accusations de la Rectrice Supérieure, mais il refusa de verser une larme. On ne doit pas gaspiller de l’eau pour essayer de noyer ses émotions, il savait au moins cela de l’ancienne Dune. En s’éloignant de Sheeana et de l’insupportable Rectrice Supérieure, ainsi que de tous ceux qui croyaient savoir ce qu’ils devaient attendre de lui, le jeune garçon réfuta en silence tout ce que Garimi avait dit, essayant d’occulter ce qu’il savait bien lui-même. J’ai été l’Empereur-Dieu, le Tyran. J’ai créé le Sentier d’Or mais tant que mes souvenirs restent enfouis, je ne peux pas vraiment comprendre de quoi il s’agit! Malgré tout ce qu’il avait appris sur son existence antérieure, Leto ne se sentait rien d’autre qu’un garçon de douze ans qui n’avait pas demandé à renaître. Il emprunta le tube de transport pour descendre dans les niveaux inférieurs, à la recherche d’un endroit où il pourrait se sentir plus en sécurité. Il envisagea d’abord de se glisser dans le souffle rugissant des salles de recyclage atmosphérique et des conduits de purification d’air, mais tous les accès en étaient barrés depuis que le Bashar Teg et Thufir, l’ami de Leto, avaient renforcé les mesures de sécurité. Avant cette rencontre déplaisante avec Garimi, Leto avait prévu de rejoindre Thufir pour sa séance d’entraînement habituelle. Bien que l’autre ghola eût maintenant dix-sept ans, et qu’il fût très pris par ses obligations auprès du Bashar, il affrontait encore fréquemment Leto au combat. Malgré son jeune âge et sa petite taille, Leto était un adversaire redoutable, même contre quelqu’un de plus grand et plus fort que lui. Au cours des dernières années, chacun des garçons avait trouvé en l’autre un partenaire à sa mesure. Mais pour l’instant, Leto avait besoin d’être seul. Parvenu au niveau inférieur du vaisseau, il se rendit à la porte d’accès principal de l’immense soute. Les imageurs de surveillance devaient déjà l’avoir repéré. Il avala sa salive. Il avait observé les vers des sables pendant des heures à travers le cristoplaz, mais il n’avait jamais osé y pénétrer seul. Deux jeunes gardes, un homme et une femme, se tenaient dans le hall, surveillant l’accès du niveau. En voyant le garçon s’approcher, ils se raidirent. — Cette zone est interdite au personnel non autorisé. — Elle m’est interdite ? Savez-vous qui je suis ? — Vous êtes Leto le Tyran, l’Empereur-Dieu, dit la jeune femme comme si elle répondait à une question posée par une rectrice. Elle s’appelait Debray, l’une des filles des Bene Gesserit nées dans l’espace après l’évasion du non-vaisseau. — Et ces vers font partie de moi-même. Avez-vous oublié vos leçons d’histoire ? — Ils sont dangereux, fit remarquer son collègue. Vous ne devriez pas entrer là-dedans. Leto les fixa de son regard plein d’assurance. — Si, c’est ce que je devrais faire, et surtout maintenant. J’ai besoin de fouler le sable, de sentir le mélange et les vers. (Il plissa les yeux.) Cela pourrait bien déclencher la restauration de mes souvenirs, comme le souhaite Sheeana. Debray fronça les sourcils en réfléchissant à cette remarque. — Sheeana a effectivement dit que tous les moyens devaient être envisagés pour réactiver les gholas. Le garde se tourna vers sa compagne. — Appelle d’abord Thufir Hawat pour l’en informer. Ça n’est absolument pas réglementaire. Leto s’approcha de la porte massive. — Je veux simplement jeter un coup d’œil. Je n’irai pas très loin. Les vers restent toujours au milieu, non ? (Sans hésiter, il actionna la commande d’ouverture.) Je connais bien ces vers. Thufir comprendra. Lui non plus, il n’a pas encore récupéré ses souvenirs. Avant que les gardes n’aient pu faire un geste, Leto se précipita dans la soute. Le sable sous ses pieds semblait crépiter, comme chargé d’électricité statique. Il faisait chaud et l’atmosphère était si sèche qu’elle lui brûlait la gorge. Les puissantes odeurs minérales et le parfum de cannelle lui emplissaient les narines. À l’autre bout de la soute longue de un kilomètre, les vers géants commencèrent à s’approcher. Le simple fait de se tenir ainsi au milieu des sables transporta le jeune garçon en un heu qu’il avait étudié en détail dans la bibliothèque du non-vaisseau. La véritable Arrakis, qui s’était transformée de désert en jardin au cours de sa très longue existence. A présent, la chaleur sèche commençait à lui cuire la peau. Pour se calmer, il aspira profondément l’air imprégné de l’odeur du mélange. Sans même chercher à éviter de faire du bruit, Leto s’avança plus loin dans les sables où il enfonçait maintenant jusqu’aux chevilles. Sans prêter attention aux avertissements que lui lançaient les gardes, il continua de s’éloigner de la paroi métallique. Ainsi donc, c’était là ce qui se rapprochait le plus d’un vrai désert pour ces vers. Lorsqu’il atteignit la crête de la première dune et qu’il put apercevoir les limites de la soute, Leto imagina ce qu’avait dû être la beauté d’Arrakis autrefois. Il aurait voulu pouvoir s’en souvenir. La dune sur laquelle il se tenait était beaucoup plus petite qu’une vraie, et les sept vers de la soute étaient également minuscules comparés à leurs ancêtres. Devant lui, le plus gros des vers s’approchait en labourant les sables, suivi des six autres. Leto sentit un lien entre ces vers et lui. C’était comme si ces magnifiques créatures percevaient sa souffrance mentale et voulaient l’aider, bien que ses souvenirs fussent encore verrouillés quelque part dans son esprit de ghola. Leto fut surpris de sentir des larmes couler sur ses joues… non pas des larmes de colère envers Garimi, mais des larmes de joie et d’admiration. Des larmes! Il était incapable d’arrêter ce flot d’humidité. Peut-être que s’il mourait à l’instant au milieu des sables, sa chair irait se mêler à celle des vers, et il laisserait derrière lui tous ses espoirs et ses craintes. Ces vers étaient ses descendants, et chacun d’eux contenait une pépite de sa conscience d’autrefois. Nous ne formons qu’un. Leto leur fit signe de venir à lui. Bien sûr, ses cellules de ghola n’avaient pas encore libéré les souvenirs accumulés pendant les milliers d’années qu’il avait vécues autrefois, mais ces vers des sables devaient eux aussi détenir des souvenirs enfouis. — Est-ce que vous rêvez ? Est-ce que moi, je suis quelque part en vous ? Lorsqu’ils ne furent plus qu’à cent mètres, les vers s’arrêtèrent et replongèrent sous les dunes, l’un après l’autre. Leto sentit que leur présence n’était pas menaçante mais… protectrice. Ces vers le reconnaissaient! Leto entendit une voix familière l’appeler. Il se retourna et aperçut le ghola de Thufir Hawat devant la porte, qui lui faisait signe de revenir. — Fais attention, Leto! Ne provoque pas les vers! Tu es mon ami, mais s’il y en a un qui te dévore, ne compte pas sur moi pour aller te rechercher dans son gosier! Thufir accompagna sa remarque d’un petit rire, mais il avait l’air terriblement inquiet. — J’ai juste besoin de passer un moment seul avec eux. Leto perçut un mouvement sous les sables. Il n’éprouvait aucune crainte pour sa propre sécurité, mais il ne voulait pas exposer son ami au danger. Il sentit une forte bouffée de cannelle, l’odeur de l’épice. — Va-t’en! cria-t-il à Thufir. Tout de suite! C’est alors que Thufir, luttant contre sa peur, s’approcha du jeune garçon. Quand il n’en fut plus qu’à quelques mètres, il lui lança : — Tu cherches à te suicider, c’est ça ? Il jeta un coup d’œil vers la porte d’accès, se demandant apparemment s’il pourrait l’atteindre suffisamment vite en cas de besoin. Son visage était crispé par l’inquiétude. Il semblait terrorisé à la fois pour Leto et pour lui, comme s’il luttait contre une impulsion contraire à ses instincts. Et pourtant, il avança encore d’un pas, comme attiré par son ami. — Thufir, reste en arrière. Tu es beaucoup plus en danger que moi. Les vers avaient repéré que quelqu’un d’autre se trouvait dans leur domaine. Mais ils semblaient bien plus agités que s’il ne s’était agi que d’un simple intrus. Leto sentait leur haine, une réaction profonde et instinctive. Il se précipita vers Thufir pour le sauver. Son ami semblait toujours lutter contre lui-même. Une immense gerbe de sable jaillit, et les vers encerclèrent les deux garçons, émergeant des dunes basses et balançant leurs têtes rondes et aveugles, comme si elles cherchaient quelque chose. — Leto, il faut partir d’ici, dit Thufir d’une voix rauque en tirant son ami par la manche. Allez, viens! — lis ne me feront aucun mal. Et j’ai l’impression… l’impression que je pourrais les faire partir. Mais ils sont profondément troublés. C’est… à cause de toi ? Leto sentit que quelque chose lui échappait. Les vers se ruèrent simultanément sur les deux garçons. Thufir s’écarta précipitamment de Leto, mais il perdit l’équilibre dans le sable mou. Leto essaya de le rejoindre, mais le plus gros des vers surgit entre eux deux, faisant jaillir le sable et la poussière. Une autre créature dressa son corps sinueux de l’autre côté de Thufir, qui était resté paralysé. Le jeune ghola poussa un cri déchirant, qui ne ressemblait absolument pas à l’ami que Leto avait connu. Il n’avait même rien d’humain. Les vers des sables frappèrent Thufir, mais ils ne le dévorèrent pas. Comme dans une rage vengeresse, le plus gros ver s’abattit sur lui, écrasant son corps dans le sable. Le ver suivant se dressa et roula sur le cadavre disloqué. Pour faire bonne mesure, un troisième broya à son tour le corps sans vie. Les trois vers reculèrent alors, comme fiers de ce qu’ils venaient d’accomplir. Leto s’avança en titubant vers les restes macabres, indifférent à la menace des vers. Il glissa le long d’une dune labourée et tomba à quatre pattes à côté du corps à moitié enseveli. — Thufir! Mais ce qu’il vit n’était pas le visage familier de son ami. Ce visage-ci était pâle avec des traits à peine formés, des cheveux sans couleur et une expression inhumaine. Les petits yeux noirs contemplaient l’infini. Leto recula sous le choc. Thufir était un Danseur-Visage. Voici mon masque - il est tout à fait semblable au vôtre. Nous ne pouvons voir à quoi ressemblent nos masques tant que nous les portons. La Roue des Illusions, commentaire du Tleilax. La hiérarchie du non-vaisseau était bouleversée, mais également effarée. Même Duncan Idaho n’arrivait pas à comprendre comment une telle chose avait pu se produire. Depuis combien de temps le Danseur-Visage espionnait-il les occupants de l’Ithaque ? L’horrible cadavre déchiqueté ne laissait aucune place au doute. Thufir Hawat, un Danseur-Visage ? Comment est-ce possible ? Le guerrier-mentat d’origine avait servi la Maison Atréides. Hawat avait été un ami fidèle et sincère de Duncan - mais pas cette copie. Pendant ces trois mois de sabotage et de meurtres -peut-être plus encore -, Duncan n’avait pas su détecter le Danseur-Visage qui se cachait sous les traits de Hawat, et le Bashar Teg non plus, lui qui avait été son mentor. Les Sœurs du Bene Gesserit n’avaient rien vu non plus, ni les autres enfants gholas. Mais comment est-ce possible ? Une question plus grave encore se posait, assombrissant les pensées de Duncan comme une éclipse solaire : Nous avons trouvé un Danseur-Visage… Mais y en a-t-il d’autres ? Il se tourna vers le petit groupe que formaient Sheeana, Leto II qui semblait accablé, et les deux gardes consternés qui regardaient fixement le cadavre de cet inconnu. — Nous devons garder le secret jusqu’à ce que nous ayons pu contrôler tout le monde à bord, dit-il. Nous devons les surveiller, trouver un moyen quelconque de les détecter… Sheeana acquiesça. — S’il y a d’autres Danseurs-Visages à bord, nous devons agir avant qu’ils ne découvrent ce qui vient de se passer. (En recourant à la Voix du Bene Gesserit, sur un ton qui équivalait à un véritable choc verbal, elle dit aux gardes :) Ne parlez de cela à personne. Les deux gardes se figèrent aussitôt. Sheeana était déjà en train d’échafauder des plans pour procéder à une vérification complète de tous les occupants du vaisseau. L’esprit mentat de Duncan s’activait à essayer de comprendre ce qui s’était passé, mais les questions lancinantes résistaient à tous ses efforts d’explication rationnelle. Une question dominait toutes les autres : Comment savoir si un test est vraiment efficace ? Thufir avait déjà subi l’interrogatoire des Diseuses de Vérité, comme tout le monde. Apparemment, ces nouveaux Danseurs-Visages étaient capables de déjouer le Sens de Vérité des sorcières. Si, à un moment donné, un Danseur-Visage avait remplacé le jeune ghola, comment une telle substitution avait-elle pu se produire sans que Duncan le sache ? Quand s’était-elle effectuée ? Le véritable Thufir Hawat était-il tombé par hasard sur un Danseur-Visage clandestin, au détour d’un couloir sombre ? Peut-être était-ce l’un des survivants des Belluaires kamikazes, dans le cadre d’une ruse à long terme ? Sinon, par quel autre moyen un Danseur-Visage avait-il pu s’introduire à bord de Y Ithaque ? Au moment de s’emparer de l’identité d’une victime, un Danseur-Visage s’imprégnait d’une copie exacte de sa personnalité et de ses souvenirs. Le résultat était une duplication parfaite de l’original. Et pourtant, le faux Thufir avait risqué sa vie pour venir en aide au jeune Leto II devant les vers des sables. Pourquoi ? Quelle part de Thufir ce Danseur-Visage contenait-il vraiment ? Le vrai ghola de Thufir avait-il réellement existé ? Au début, en voyant ce Danseur-Visage, Duncan s’était senti soulagé que le saboteur assassin eût été enfin démasqué. Mais après une rapide analyse mentat, il avait recensé plusieurs cas de sabotage pour lesquels le ghola de Thufir Hawat disposait d’un solide alibi. Duncan s’était même trouvé avec lui lors de plusieurs attaques. La projection résultante aboutissait à une conclusion irréfutable. Il y a au moins deux Danseurs-Visages parmi nous. Duncan et Teg se retrouvèrent dans une petite pièce aux murs tapissés de cuivre, conçue pour des réunions confidentielles. Elle était à l’abri de toutes les méthodes d’espionnage connues. À certains détails subtils, on pouvait penser qu’elle avait été initialement prévue pour servir de salle d’interrogatoire. Les Honorées Matriarches l’avaient-elles souvent utilisée dans ce but, torturant pour obtenir des informations, ou simplement pour s’amuser ? Au garde-à-vous, le visage impassible, Teg et Duncan faisaient face à trois Révérendes Mères - Sheeana, Garimi et Elyen - qui venaient d’absorber les dernières doses encore disponibles de la drogue de vérité. Elles étaient armées et extrêmement méfiantes. Sheeana prit la parole. — Sous divers prétextes, nous avons pu isoler chaque occupant du vaisseau en nous servant de plusieurs couches d’observateurs. La plupart des gens croient que nous cherchons les mines explosives disparues. Pour l’instant, très peu sont au courant de ce qui s’est passé avec Thufir Hawat. Si d’autres Danseurs-Visages se trouvent à bord, ils ne savent sans doute pas qu’ils risquent d’être démasqués. — Il y a encore peu, j’aurais dit que tout cela était absurde. Mais à présent, aucun soupçon ne me semble exagéré, dit Duncan en croisant le regard du Bashar, qui acquiesça. — Ma transe de vérité est plus profonde qu’auparavant, dit Elyen d’une voix qui semblait lointaine. — La dernière fois, nous n’avons peut-être pas formulé les bonnes questions, fit Garimi en posant les coudes sur la table. — Eh bien, interrogez-nous donc, dit Teg. Plus vite nous serons lavés de ces soupçons, plus vite nous pourrons nous atteler à extirper ce cancer. Nous avons besoin d’une autre méthode de test. En temps normal, une Bene Gesserit correctement formée aurait dû pouvoir démasquer un imposteur en une ou deux questions seulement, mais cet interrogatoire extraordinaire dura une heure. Sheeana et ses Sœurs se devaient de faire les choses à fond, car elles cherchaient à constituer un groupe de toute confiance. Elles devaient donc faire mieux que la fois précédente. Les trois Révérendes Mères étaient aux aguets du moindre signe de dissimulation. Duncan et Teg n’en montrèrent aucun. — Nous vous croyons, dit enfin Garimi. À moins que vous ne nous donniez une raison de changer d’avis. Sheeana acquiesça. — Pour l’instant, nous admettons que vous êtes tous les deux ce que vous affirmez être. Teg eut un petit sourire amer. — Et nous, nous sommes prêts à reconnaître que vous êtes toutes les trois ce que vous dites. Pour l’instant. — Les Danseurs-Visages sont des caméléons. Ils peuvent changer d’aspect, mais il leur est impossible de modifier leur ADN. Maintenant que nous disposons d’échantillons de cellules prélevées sur le cadavre de l’imposteur, nos docteurs Suk devraient pouvoir mettre au point un test fiable. — C’est du moins ce que nous croyons. Depuis la mort de son protégé, le Bashar semblait profondément troublé. Il ne prenait plus rien pour argent comptant. En fronçant les sourcils, Garimi intervint : — La réponse évidente est que Hawat était un Danseur-Visage dès la naissance, soigneusement implanté et manipulé par notre Maître du Tleilax. Qui mieux que le vieux Scytale connaît les Danseurs-Visages ? Nous savons que sa capsule anentropique en contenait des cellules. Si cette hypothèse est la bonne, la mascarade a duré près de dix-huit ans. Sheeana poursuivit : — Un jeune Danseur-Visage est certainement capable d’imiter un bébé humain dès la naissance. En grandissant, il aura adopté une apparence basée sur les archives du jeune guerrier-mentat des Atréides. Comme aucun d’entre nous - même pas toi, Duncan - ne se souvient du Hawat d’origine lorsqu’il était adolescent, le déguisement n’avait pas besoin d’être parfait. Duncan savait qu’elle avait raison. Dans sa première existence, lorsqu’il avait échappé aux Harkonnen et qu’il s’était rendu sur Caladan, Thufir Hawat était déjà un guerrier âgé. Duncan se souvenait de sa première entrevue avec lui. Il n’était encore qu’un jeune garçon d’écurie dans le château de Caladan, chargé de s’occuper des taureaux de Salusa que le vieux Duc Paulus aimait combattre à l’occasion de grands spectacles. Quelqu’un avait drogué les taureaux pour les rendre enragés, et le jeune Duncan avait essayé de donner l’alarme, mais personne ne l’avait cru. Après que Paulus eut été éventré à coups de cornes, Hawat avait mené l’enquête en personne et traîné le jeune Duncan devant une commission d’enquête, puisque tout semblait indiquer qu’il était un espion à la solde des Harkonnen… Et voilà que ce Thufir avait été un Danseur-Visage! Duncan avait encore du mal à se faire à cette réalité indéniable. — Mais alors, dit-il, tous les jeunes gholas pourraient être des Danseurs-Visages, eux aussi. Je vous propose de convoquer Scytale. C’est désormais notre principal suspect. — Ou bien, coupa Teg d’une voix cassante, c’est peut-être notre meilleur atout. Comme l’a dit Garimi, qui mieux que lui peut connaître les Danseurs-Visages ? Quand on amena le Maître du Tleilax dans la chambre aux parois de cuivre, Duncan et Teg allèrent s’asseoir de l’autre côté de la table. Ils faisaient désormais partie du comité d’inquisition destiné à éradiquer l’infiltration des Danseurs-Visages. Scytale semblait effrayé et mal à l’aise. Le ghola tleilaxu n’avait que quinze ans, mais il paraissait beaucoup plus âgé. Son visage de lutin, ses dents pointues et son teint gris lui donnaient un air étrange et suspect, mais Duncan savait que ce n’était de sa part qu’une réaction instinctive basée sur des superstitions primitives et son expérience du passé. Une fois Scytale installé, Elyen se pencha vers lui. Elle semblait la plus sévère des Révérendes Mères. — Qu’avez-vous fait, Tleilaxu ? Quel but poursuivez-vous ? Comment avez-vous tenté de nous trahir ? demanda-t-elle brutalement, en utilisant un soupçon de Voix suffisant pour faire tressaillir Scytale. — Je n’ai rien fait. — Vous et votre prédécesseur génétique, vous saviez très bien ce que vous développiez dans les cuves axlotl. Nous avons vérifié les cellules avant de vous laisser les utiliser, mais vous avez réussi à nous tromper en ce qui concerne Thufir Hawat. Elles lui montrèrent des images du cadavre du Danseur-Visage. Duncan put constater que la surprise du Tleilaxu n’était pas feinte. — Tous les enfants gholas ont-ils également été ainsi détournés ? demanda Sheeana. — Aucun, je vous assure, répondit Scytale. À moins qu’ils n’aient été remplacés après avoir été transvasés des cuves. Elyen observait attentivement le Tleilaxu. — Il dit la vérité. Je ne détecte aucun des indicateurs habituels. Sheeana et Garimi se consultèrent du regard et hochèrent la tête. Puis Sheeana ajouta : — À moins qu’il ne soit lui-même un Danseur-Visage. — C’est peu vraisemblable, fit remarquer Duncan, pour la simple raison que pratiquement personne n’a confiance en lui. Un Danseur-Visage choisirait de remplacer quelqu’un qui puisse s’intégrer plus facilement à notre groupe. — Quelqu’un comme Thufir Hawat, dit Teg. Le jeune Scytale semblait profondément troublé. — Ces nouveaux Danseurs-Visages ont été ramenés de la Dispersion. Les Tleilaxu Égarés prétendaient les avoir modifiés d’une façon que nous ne pouvions comprendre. Je suis consterné d’apprendre que même moi, je suis incapable d’en détecter un. Croyez-moi, je n’ai pas soupçonné Hawat un seul instant. — Mais alors, comment un Danseur-Visage peut-il s’être introduit à bord, s’il ne provient pas d’une des cellules de votre capsule anentropique ? demanda Sheeana. — Le Danseur-Visage se faisait peut-être déjà passer pour l’un de nous lorsque nous avons quitté le Chapitre, dit Duncan d’un air songeur. Avons-nous réellement vérifié l’identité des cent cinquante réfugiés, à l’époque ? Teg ne semblait pas convaincu. — Mais pourquoi attendre plus de vingt ans avant d’agir ? Cela n’a aucun sens. — C’était peut-être un agent en sommeil, suggéra Sheeana. Ou bien le Danseur-Visage est resté déguisé en quelqu’un d’autre pendant très longtemps, et ce n’est que récemment qu’il a pu remplacer Thufir ? — Oui, c’est ça, cherchez un bouc émissaire à persécuter, dit Scytale avec amertume en se tassant sur sa chaise trop grande. Un Tleilaxu, de préférence. Une flamme brillait dans les yeux de Sheeana. — Par mesure de précaution, nous avons isolé les enfants gholas dans des chambres séparées, où ils ne peuvent pas faire de dégâts si l’un d’eux est un Danseur-Visage. J’ai déjà demandé à nos docteurs Suk de prélever des échantillons sanguins. Ils ne peuvent s’échapper. Duncan se demanda si une telle véhémence ne signifiait pas qu’elle était elle-même un Danseur-Visage. Il l’observa attentivement, et continua de la surveiller. Il allait désormais devoir épier tout le monde, et tout le temps. Garimi balaya du regard le petit groupe. — Je vais rester en faction sur la passerelle de navigation afin d’assurer la surveillance du vaisseau tandis qu’on amènera chaque passager dans la grande salle. Rassemblez-les tous, vérifiez que personne ne manque à l’appel, pas même les enfants. Verrouillez les portes et testez-les tous, un par un. Découvrez la vérité. — Quels tests probants pourrions-nous utiliser ? demanda Teg. Sur nous tous ? Scytale intervint de sa voix flûtée. — Je crois pouvoir mettre au point une méthode fiable. À partir d’un échantillon des tissus du Danseur-Visage Hawat, je vais préparer un panel de comparaison. Il existe certaines… techniques que je pourrais utiliser. Ce Danseur-Visage appartient à la nouvelle espèce ramenée par les Tleilaxu Égarés, et il diffère donc des anciens, mais avec cet échantillon… — Et pourquoi vous ferions-nous confiance ? lança Garimi. Votre propre intégrité n’a pas été démontrée. — Il faut bien que vous fassiez confiance à quelqu’un, répondit tristement Scytale. — Ah, vous croyez ça ? — J’accepte de me soumettre à la surveillance de vos experts pendant tous les préparatifs. Duncan jeta un coup d’oeil au Maître du Tleilax. — La proposition de Scytale me paraît excellente. — Il y a encore une autre possibilité, reprit le Tleilaxu. Quand les Danseurs-Visages ont trahi mes collègues sur Tleilax et sur nos autres planètes, certains d’entre nous ont eu le temps de se défendre. Nous avons créé une toxine qui cible exclusivement les Danseurs-Visages - un poison sélectif. Si vous me donnez l’accès aux laboratoires, je pourrai recréer cette toxine et la diffuser sous forme gazeuse. — Dans quel but ? demanda Teg. (Puis son visage s’éclaira.) Ah, oui, en l’introduisant dans le conditionnement d’air de l’Ithaque, nous tuerions ainsi tous les Danseurs-Visages qui peuvent se trouver parmi nous. — Il en faudrait des quantités énormes pour saturer l’atmosphère du vaisseau, dit Duncan. Il se livra aussitôt à un rapide calcul mentat afin d’estimer le volume d’air contenu dans le gigantesque vaisseau, la concentration de gaz minimum susceptible de tuer les changeurs de forme, et les risques d’affecter la santé des autres passagers. Garimi n’en croyait pas ses oreilles. — Vous proposez de laisser ce Tleilaxu répandre un gaz inconnu dans notre vaisseau ? Mais ce sont eux qui ont créé les Danseurs-Visages! Scytale lui répondit d’une voix pleine de mépris. — Vous autres sorcières, vous ne réfléchissez pas. Ne voyez-vous pas que je fais face moi-même à une terrible menace ? Il s’agit des nouveaux Danseurs-Visages, ceux qui ont été introduits par les Tleilaxu Égarés - nos ignobles cousins qui ont collaboré avec les Honorées Matriarches pour exterminer tous les anciens Maîtres comme moi. Réfléchissez un peu! S’il y a d’autres Danseurs-Visages à bord de l’Ithaque, je suis encore plus en danger que n’importe qui. Vous ne comprenez donc pas ? — Le gaz que propose Scytale ne doit être envisagé qu’en dernier ressort, dit Duncan. Sheeana regarda autour d’elle. — Je l’autorise à se mettre au travail sur la toxine, mais je préférerais pouvoir identifier directement les Danseurs-Visages. — Et les interroger, ajouta Garimi. Scytale éclata de rire. — Vous croyez vraiment pouvoir interroger un Danseur-Visage ? — Ne sous-estimez jamais les Bene Gesserit. Sheeana acquiesça. — Tant que nous n’aurons pas démasqué les autres infiltrateurs éventuels, et jusqu’à ce que nous soyons certains qu’il n’y a plus de Danseurs-Visages parmi nous, notre seul recours est de toujours rester en groupes suffisants pour que les changeurs de forme ne puissent pas nous attaquer sans être repérés. — Et si les Danseurs-Visages forment déjà une majorité écrasante ? demanda Teg. — Dans ce cas, nous sommes perdus. Durant l’opération de bouclage, chaque enfant ghola fut soumis à un test. Leto II passa en premier. Quand les vers des sables s’étaient attaqués à Thufir Hawat, reconnaissant en lui un Danseur-Visage, l’effarement de Leto avait semblé réel. Les imageurs le montraient contemplant avec incrédulité le corps disloqué qui avait repris son aspect impersonnel de Danseur-Visage. Mais Thufir s’était manifestement mis en danger lorsqu’il s’était approché de Leto, alors qu’il n’avait aucune raison de le faire. Pourquoi un Danseur-Visage s’était-il ainsi exposé à un risque personnel, à moins que la copie ne soit tellement parfaite que même ses sentiments d’amitiés étaient réels ? Leto, le ghola du Tyran, était extraordinaire sous bien des aspects. Mais ce n’était pas un Danseur-Visage, comme le démontrèrent les analyses génétiques effectuées par Scytale. Paul Atréides passa également le test avec succès, ainsi que Chani, Jessica et la petite Alia, qui semblait intriguée par les aiguilles et les échantillons. Malgré les soupçons habituels qui planaient sur lui, Wellington Yueh était bien celui qu’il prétendait être. Une fois que Scytale eut terminé les tests sanguins et cellulaires, Sheeana n’était pas encore satisfaite. — Même si nous pouvons maintenant faire confiance aux enfants gholas, cela signifie simplement que les autres Danseurs-Visages - s’ils existent - sont cachés parmi les autres passagers. — Nous allons donc tester tous les autres, dit Garimi. Ou nous servir du gaz toxique de Scytale. Je suis prête à me soumettre à tous les tests qu’on voudra, aussi souvent qu’on voudra, et je suggère que nous fassions tous de même. Scytale leva les mains d’un air inquiet. — Ce test est très complexe. Je vais devoir préparer suffisamment de kits pour tous les passagers, et cela va me prendre un temps considérable. — Eh bien, nous y mettrons tout le temps qu’il faudra, conclut Sheeana. Ce serait trop dangereux d’agir autrement. Pourquoi la destruction nous fascine-t-elle autant ? Lorsque nous assistons à une terrible tragédie, nous croyons-nous plus malins parce que nous avons réussi à y échapper ? Ou notre fascination puise-t-elle sa source dans le frisson et la peur que nous inspire le fait de savoir que notre tour viendra peut-être ? Mère Supérieure Odrade, Documentation des conséquences. Murbella et Janess - la mère et la fille, la Mère Commandante et la Bashar Suprême - étaient en orbite autour de la planète morte de Richèse. Elles se trouvaient à bord d’un petit vaisseau d’observation, isolées des équipes de techniciens qui se méfiaient encore de la peste de Chapitre. La maladie avait à présent disparu, mais les Ixiens refusaient d’être à proximité de Murbella et Janess, qui y avait été exposées. Seules dans leur petit appareil, les deux femmes avaient cependant une vue parfaite de l’essai en cours. Cinq ans plus tôt, les vaisseaux des Honorées Matriarches rebelles venues de Tleilax avaient bombardé Richèse, réduisant en cendres non seulement la population entière, mais également les usines d’armement et la flotte de guerre destinée à l’Ordre Nouveau. Mais maintenant qu’il ne restait plus rien sur la planète, elle constituait une cible parfaite pour la démonstration que les Ixiens allaient faire de l’efficacité de leurs nouveaux Oblitérateurs. Murbella activa le réseau de communication et s’adressa aux quatre vaisseaux de test qui l’accompagnaient. — Cette opération vous procure une certaine jubilation, n’est-ce pas, Manufacturant en chef ? À l’écran, Shayama Sen haussa les sourcils et prit un air parfaitement innocent. — Nous procédons à l’essai de l’arme que vous nous avez commandée. Plutôt que de nous croire sur parole, vous avez souhaité assister à une démonstration. Nous devons vous prouver que notre technologie fonctionne comme nous l’avons promis. — Et la rivalité entre Ix et Richèse n’a rien eu à voir avec votre choix de cible, bien sûr ? Elle avait du mal à retenir son sarcasme. — Richèse n’est plus qu’une note en bas de page des livres d’histoire, Mère Commandante. La satisfaction que les Ixiens ont pu éprouver devant le sort malheureux de leurs rivaux s’est depuis longtemps dissipée. (Sen marqua une pause, puis il ajouta :) Nous devons toutefois admettre que l’ironie de la chose ne nous échappe pas. Depuis sa dernière visite en orbite de Chapitre, le dirigeant des usines ixiennes semblait subtilement différent. Récemment, quand Sen était revenu pour fournir une documentation complète des essais réalisés sur Ix, il avait semblé surpris, presque gêné. Suite aux soupçons formulés par Murbella, il avait appliqué le test cellulaire à toutes ses équipes, avec pour résultat que vingt-deux Danseurs-Visages avaient été démasqués, tous employés dans des activités critiques. Murbella aurait aimé les interroger, peut-être même leur appliquer une sonde T ixienne. Mais ceux des Danseurs-Visages qui n’avaient pas été tués immédiatement s’étaient suicidés à l’aide d’une sorte d’implant situé dans leur cerveau. Cette occasion manquée mettait en rage la Mère Commandante, mais de toute façon, les Sœurs n’auraient probablement pas appris grand-chose de ces changeurs de forme. Elle se réjouissait cependant d’avoir pu mettre en place huit inspectrices de toute confiance pour surveiller désormais l’avancement des opérations. — Notre planning de production est très serré, Mère Commandante, conformément à vos exigences, transmit Sen. Nous équipons les vaisseaux de Jonction aussi vite que nous le pouvons. Après avoir examiné les essais concluants de ces quatre Oblitérateurs, vous devez bien reconnaître que notre technologie est fiable. — Cela peut paraître dommage de gâcher une telle puissance de destruction sur une cible qui n’à aucun rapport avec notre véritable ennemi, dit Janess, mais il nous faut des preuves. Murbella et elle avaient vu les films des essais précédents, mais ils pouvaient très bien avoir été falsifiés. — Je tiens à le voir de mes propres yeux, confirma Murbella. Nous pourrons ensuite mobiliser nos forces pour résister à l’avance des machines. — Nous déployons maintenant les missiles, transmit l’un des pilotes ixiens. Observez attentivement. Quatre boules de feu jaillirent des quatre vaisseaux, et les Oblitérateurs incandescents plongèrent vers la planète dévastée. Ils grossirent à mesure qu’ils s’approchaient et projetèrent des ondes lumineuses dont l’intensité ne faisait que croître. Murbella resta silencieuse en observant la rapidité effrayante des fronts de flammes. Elle continua de regarder sans ciller, jusqu’à ce qu’elle sente des picotements dans les yeux. La planète s’embrasa comme un tison dans un souffle de vent. Des crevasses se formèrent à travers les continents, et des torrents de flammes jaillirent des gouffres ainsi formés. Elle dit enfin à sa fille, sans se soucier d’être entendue des Ixiens : — Si nous déployons une telle arme au milieu de la flotte des machines pensantes, nous devrions pouvoir leur infliger des dégâts inimaginables. — Nous avons peut-être réellement une chance, dit Janess. La voix de Shayama Sen les interrompit. — Vous supposez que les machines pensantes seront assez stupides pour voler en formation tellement serrée qu’une seule arme suffira à les détruire. — Nous en savons beaucoup sur le plan de bataille de l’Ennemi, et sur la façon dont sa flotte avance. Comme ses vaisseaux ne disposent pas de générateurs Holtzman, ils progressent méthodiquement de cible en cible, l’une après l’autre. Avec ces machines pensantes, nous n’avons pas beaucoup de surprises à craindre. (Murbella jeta un coup d’œil à sa fille, puis à la planète en feu, avant de donner sèchement ses ordres aux Ixiens.) Très bien, inutile de gaspiller davantage d’Oblitérateurs. Lorsque nous pourrons enfin les lancer contre les vaisseaux des machines, la démonstration sera suffisante en ce qui me concerne. J’en veux au moins dix sur chacun de nos nouveaux vaisseaux. Je ne veux plus aucun délai! Nous n’avons déjà que trop attendu. — Il en sera fait selon vos désirs, Mère Commandante. Murbella se mordit nerveusement les lèvres en regardant Richèse continuer de brûler. Cela ne ressemblait pas vraiment au Manufacturant en chef d’être aussi coopératif sans exiger un paiement supplémentaire. Mais après tout, peut-être qu’après avoir vu tant de mondes détruits, les Ixiens avaient enfin reconnu leur véritable ennemi. Peu importe que nous les voyions ou non, il y a partout des filets qui enserrent nos vies individuelles et collectives. Il est parfois nécessaire de les ignorer afin de rester sains d’esprit. Journal de bord, inscription de Duncan Idaho. Il y avait des Danseurs-Visages à bord. Dans ses appartements, en compagnie de la petite Alia et de Leto, qui avait maintenant douze ans, Jessica se sentait de nouveau très maternelle - après tant de siècles. Ils avaient tous les trois en commun un passé et des liens du sang, mais aucun souvenir. Pas encore. Jessica avait l’impression qu’ils n’étaient que des acteurs apprenant leur texte et jouant leur rôle, et s’efforçant d’être ce qu’on attendait d’eux. Son corps n’avait que dix-sept ans, mais elle se sentait beaucoup plus vieille tandis qu’elle réconfortait les deux enfants. — Qu’est-ce que c’est, un Danseur-Visage ? demanda la petite fille de trois ans tout en jouant avec le couteau aiguisé qu’elle portait à la ceinture. (Depuis qu’elle savait marcher, elle avait éprouvé une fascination pour les armes et demandait souvent la permission de s’entraîner à leur maniement plutôt que déjouer à des jeux de son âge.) Est-ce qu’ils vont nous attaquer ? — Ils sont déjà à bord, dit Leto. (Il n’était pas encore tout à fait remis de ses émotions, et n’arrivait pas à croire que Thufir ait pu être un Danseur-Visage sans qu’il s’en doute un instant.) C’est pour ça qu’on teste tout le monde. — On n’en a pas encore trouvé d’autres, précisa Jessica. Thufir et elle avaient été transvasés la même année. Dans la crèche, elle avait été élevée avec le ghola du guerrier-mentat, et n’avait remarqué aucun changement dans sa personnalité. Il semblait impossible que Thufir ait pu être un Danseur-Visage dès l’origine. Le véritable Hawat, Maître des Assassins et ancien maître d’armes de la Maison Atréides, avait mené d’innombrables campagnes victorieuses, tout comme le Bashar Miles Teg, et avait servi trois générations d’Atréides. Rien d’étonnant à ce que Sheeana et les Bene Gesserit l’aient considéré comme un allié précieux. C’est pour cela qu’elles avaient voulu le ramener à la vie, et la raison pour laquelle la réactivation de ses souvenirs avait échoué était à présent très claire : Thufir n’était pas vraiment Thufir, et ne l’avait peut-être même jamais été. Et maintenant - à moins de trouver des cellules non suspectes pour produire un nouveau ghola -, les occupants de l’Ithaque ne pourraient plus jamais avoir accès aux talents tactiques et aux capacités de Mentat de Hawat. En fait, Jessica se rendait compte que pendant tout ce temps, le projet de gholas n’avait presque rien produit qui pût les aider. Seuls Yueh, Stilgar et Liet-Kynes avaient retrouvé leurs vies précédentes, mais ces deux derniers étaient partis. Quant à Yueh, malgré ses talents de docteur Suk, il n’était pas d’une grande utilité. Il a tué mon Duc Leto… encore une fois. Avec la menace des Danseurs-Visages, la disparition des mines explosives et les différents sabotages, il devenait encore plus urgent de disposer des anciens talents des gholas. Les enfants gholas qui n’avaient pas encore été réactivés devaient posséder des capacités spéciales. Jessica savait qu’ils avaient tous été ressuscites dans un but précis. Chacun d’entre eux. Paul, Chani et elle, avaient l’âge qu’il fallait. Même Leto était suffisamment vieux pour cela. Il n’était pas possible de se contenter de mesures prudentes et d’étapes progressives. Plus maintenant. Elle soupira. Si ce n’était pas maintenant, quand donc leurs capacités historiques seraient-elles utiles ? Il faut que je retrouve mes souvenirs! Jessica avait encore tant à offrir pour aider les occupants de l’Ithaque, si seulement on lui en donnait l’occasion. Sans sa vie d’origine, elle avait l’impression d’être une coquille vide. Elle se leva si brusquement qu’elle fit sursauter Alia et Leto. — Vous deux, retournez dans vos chambres, leur dit-elle sur un ton péremptoire. J’ai quelque chose de très important à faire. Ces Bene Gesserit sont des lâches, même si elles ne s’en rendent pas compte. Mais elles ne peuvent plus se permettre de l’être. Par certains côtés, Sheeana était impétueuse et hardie, mais elle pouvait également pécher par excès de prudence. Jessica connaissait cependant quelqu’un qui n’hésiterait pas un instant à la faire souffrir. — Qui vas-tu voir ? demanda Leto. — Garimi. La Révérende Mère dévisagea un moment Jessica d’un air impassible, puis elle sourit lentement. — Pourquoi ferais-je une chose pareille ? Êtes-vous folle ? — Non, simplement pragmatique. — Vous rendez-vous seulement compte de la douleur que cela implique ? — J’y suis prête, dit Jessica. Elle regarda Garimi, ses cheveux noirs et bouclés, son visage ingrat; Jessica, au contraire, était l’idéal de la beauté classique, conçue par les Bene Gesserit pour jouer le rôle de séductrice dans le cadre de leur programme génétique. Après sa mort, ses traits avaient été reproduits pendant des siècles. — Et je sais, Rectrice Supérieure, que si quelqu’un est capable de m’infliger cette douleur, c’est bien vous. Garimi semblait partagée entre l’amusement et l’embarras. — J’ai imaginé d’innombrables façons de vous tourner le couteau dans la plaie, Jessica. J’ai souvent réfléchi au tort que votre conduite a causé à l’ancienne Communauté des Sœurs. Vous avez fait échouer notre programme de création du Kwisatz Haderach et donné naissance à un monstre que nous n’avons pu contrôler. Après Paul, en conséquence directe de votre rébellion, nous avons souffert pendant des milliers d’années sous la domination du Tyran. Pourquoi voudriez-vous que je réactive vos souvenirs ? Vous nous avez trahies. — C’est ce que vous dites. (Chaque parole de Garimi était comme une pierre qu’elle lui lançait. Cette femme s’était acharnée sur elle pendant des années, ainsi que sur le pauvre Leto II. Jessica connaissait toutes ces accusations, et comprenait bien la façon dont les Sœurs de la faction conservatrice la considéraient. Mais elle n’avait jamais eu à supporter à ce point la haine et la rage que cette femme lui manifestait à présent.) Ce que vous dites est révélateur, Garimi. L’ancienne Communauté des Sœurs. Où sont donc vos pensées ? Nous vivons déjà dans le futur. — Cela ne compense pas les terribles souffrances dont vous avez été la cause. — Vous insistez pour dire que je devrais me sentir coupable. Mais comment le pourrais-je, puisque je ne me souviens de rien ? Vous suffît-il de m’avoir comme souffre-douleur, un bouc émissaire pour tous les torts censés avoir été commis dans le passé ? Sheeana veut restaurer mes souvenirs pour que je puisse apporter mon aide. Mais vous, Garimi, vous devriez être tout aussi désireuse de me réveiller. Avouez-le… quel meilleur châtiment pouvez-vous imaginer que de me noyer dans le souvenir des actes impardonnables que j’ai commis contre les Sœurs ? Réveillez-moi! Obligez-moi à voir tout cela par moi-même! Garimi tendit la main et lui saisit le poignet. Jessica essaya instinctivement de se libérer, mais en vain. Le visage de la Rectrice Supérieure se durcit. — Je vais Partager avec toi. Je vais te donner tous mes souvenirs et mes pensées pour que tu saches vraiment. (Elle se pencha vers Jessica.) Je vais décharger dans ton cerveau les centaines de générations qui ont vécu après ton crime, pour que tu puisses en voir pleinement les conséquences. Elle attira Jessica contre elle. — Non, c’est impossible, dit Jessica en essayant de s’écarter. Seules les Révérendes Mères peuvent Partager. Les yeux de Garimi brillaient comme de l’acier. — Et tu es une Révérende Mère - ou du moins, tu l’as été. Il y en a donc une qui vit en toi. (Saisissant Jessica par la nuque, elle lui agrippa les cheveux et l’attira encore plus près, lui appliquant le front contre le sien.) Je peux y arriver, je suis assez forte pour cela. Comprends-tu pourquoi je vais le faire ? Le chagrin et le remords seront peut-être suffisants pour te paralyser! Jessica continuait de résister. — Ou… ils me… rendront… plus forte. Elle voulait recouvrer ses souvenirs, certes… mais jamais elle n’avait eu l’intention de recevoir toute l’expérience de Garimi ou de ces ancêtres innombrables qui avaient subi les persécutions de l’Empereur-Dieu de Dune, son propre petit-fils. Ni de tous ceux qui avaient survécu aux Temps de la Famine, luttant pour surmonter leur addiction au mélange qu’ils ne pouvaient plus se procurer. Les horreurs vécues par ces générations avaient laissé de profondes cicatrices dans l’âme humaine. Jessica ne voulait rien de tout cela. Garimi affirme que j’en suis la cause. Elle sentit quelque chose pénétrer dans son esprit et s’efforça de résister, mais Garimi était la plus forte et l’obligea à accepter le Partage, libérant et déversant les souvenirs. Jessica sentit des marteaux frapper l’intérieur de son crâne suffisamment fort pour le briser et s’en échapper. Elle entendit un craquement sec dans les ténèbres, et se demanda si Garimi avait gagné… Encore secouée, Jessica - la véritable Jessica, concubine du Duc Leto Atréides, Révérende Mère du Bene Gesserit - regarda autour d’elle avec un étonnement qu’elle n’aurait jamais cru possible. Bien qu’elle ne vît que les cloisons du non-vaisseau, elle se souvenait de la vie merveilleuse qu’elle avait eue avec le Duc et leur fils Paul. Elle se souvenait du ciel bleu nacré de Caladan, et des levers de soleil spectaculaires sur Arrakis. Finalement, elle l’avait emporté sur Garimi. Chancelant sous le poids de ses connaissances retrouvées, elle laissa derrière elle la Rectrice folle de rage et quitta ses appartements. Cette avalanche de souvenirs était à la fois un bienfait et un nouveau fardeau, car elle n’avait pas son Duc Leto bien-aimé à son côté. Ce sentiment de vide soudain lui donna l’impression de plonger dans un gouffre sans fond. Leto, mon Leto! Pourquoi les Sœurs ne t’ont-elles pas ramené toi aussi, en même temps que Paul et Chani ? Et quant à toi, Yueh, sois maudit pour me l’avoir pris par deux fois! Elle se sentait terriblement seule, le cœur vidé et l’esprit simplement rempli de souvenirs. Elle était décidée à trouver le moyen de se rendre utile aux Sœurs, une fois de plus. De retour dans ses appartements, elle trouva Alla qui l’attendait. Avec son intelligence bien au-dessus de son âge, la petite fille la dévisagea calmement et lui déclara : — Maman, j’ai dit au docteur Yueh que tu allais récupérer tes souvenirs. Maintenant, il a encore plus peur de toi. Tu pourrais le tuer d’un seul regard. Je lui ai couru après et je lui ai donné un coup de pied pour toi. Jessica résista à son réflexe de haine pour Yueh. Le vieux Yueh. — Tu ne dois pas agir ainsi. Surtout pas maintenant. Le Traître avait eu raison de redouter la restauration de ses souvenirs, même si elle connaissait déjà ses crimes et les lui avait pardonnes. Mais c’était avec ma tête, pas avec mon cœur. Ses sentiments et ses souvenirs retrouvés s’enfonçaient dans sa chair comme autant de poignards. Une vague d’émotion l’envahit soudain, et elle ne put s’empêcher de prendre Alia dans ses bras et de la serrer très fort. Puis elle regarda sa fille pour la première fois. — Je suis de nouveau ta mère. Pour être utilisable, un test doit être défini au préalable. Quels en sont les paramètres ? Quelle est sa précision ? Trop souvent, un test ne fait qu’analyser celui qui s’en sert. Manuel des Acolytes du Bene Gesserit. La mort du Danseur-Visage Hawat ne pouvait pas être tenue secrète bien longtemps. Tous les occupants du vaisseau avaient été recensés et enfermés tandis que Sheeana, avec son petit groupe de personne dûment testées, procédait à un recensement complet, identifiait et approuvait des équipes de sécurité, avant de pouvoir enfin rassembler tout le monde dans le grand hall. Cette immense salle pouvait facilement loger des centaines de personnes, pendant des jours si nécessaire, à condition d’y stocker suffisamment de vivres. Pendant ce temps-là, Garimi restait sur la passerelle de navigation et surveillait seule l’ensemble de l’Ithaque. Maintenant que tout le monde - c’est-à-dire tous les occupants connus - était enfermé dans la grande salle, il y avait de bonnes chances que les éventuels traîtres cachés à bord s’y trouvent également. Au cours des jours à venir, après une série de tests méticuleux, on devrait pouvoir démasquer les autres Danseurs-Visages, s’il en restait. Au début, les plus jeunes des enfants nés au cours du voyage semblaient considérer tout cela comme un jeu, mais ils se lassèrent vite et commencèrent à s’agiter; les gens s’inquiétaient et devenaient soupçonneux en voyant que seuls une poignée d’individus avaient le droit d’aller et venir pour des missions mystérieuses. Et pourquoi cet affreux petit Tleilaxu en faisait-il partie ? De nombreux passagers considéraient encore Scytale avec un mépris non dissimulé, mais il était habitué à un tel traitement. La race des Tleilaxu avait toujours été l’objet de mépris et de soupçons. Et maintenant, qui étaient les véritables coupables ? Les docteurs Suk et lui avaient travaillé la veille sans relâche à assembler suffisamment de kits analytiques pour pouvoir établir un comparatif génétique sur chaque individu. Comme plan de secours, il avait fabriqué assez de gaz toxique anti-Danseur-Visage pour remplir de nombreuses bonbonnes, bien que Sheeana ne fût pas prête à autoriser une opération aussi hasardeuse - du moins, pas encore. On ne lui faisait pas suffisamment confiance, et le gaz restait sous la stricte surveillance des Bene Gesserit. Il ne leur faisait pas tout à fait confiance non plus. Après tout, il était un Maître du Tleilax, peut-être même le dernier survivant. En secret, il avait préparé un autre test beaucoup plus étonnant et absolument garanti, en sachant très bien ce qu’il faisait. Il n’en avait parlé à personne. Lorsque tout fut prêt, Scytale alla s’asseoir au premier rang. Il s’attendait à assister à un processus de révélation important. Devant lui se tenaient les Bene Gesserit, les docteurs Suk, les archivistes et les rectrices. Dans la salle, Teg était assis à côté du Rabbi et de deux Sœurs. Les enfants gholas étaient installés quelques rangs plus loin. Ils avaient déjà tous été testés. Duncan Idaho attendait près d’une des portes verrouillées, et des Bene Gesserit mâles gardaient les autres issues. Sheeana s’adressa aux passagers assemblés, en utilisant le tranchant de la Voix. Ses paroles furent claires et déterminées : — Nous avons découvert un Danseur-Visage parmi nous, et nous pensons qu’il y en a d’autres dans cette salle. Il y eut un silence médusé, qui se prolongea tandis qu’elle essayait de croiser le regard de chaque individu. Scytale ne fut pas surpris de ne voir personne s’avancer. Le vieux Rabbi paraissait à la fois indigné et perdu sans ses fidèles autour de lui. Assis à côté de lui, Teg lui dit d’être patient. Le vieil homme le foudroya du regard, mais sans protester. — Nous avons élaboré un test infaillible, poursuivit Sheeana. (Sa voix était sonore, mais semblait lasse.) C’est un processus fastidieux, qui va prendre beaucoup de temps, mais vous allez tous devoir vous y soumettre. — J’espère qu’aucun d’entre vous n’a d’autres tâches qui l’attendent, ajouta Duncan en se croisant les bras et en souriant d’un air décidé. Nous garderons les issues jusqu’à la fin des tests. Scytale et les docteurs Suk s’avancèrent sur la scène, munis de kits, de seringues et de tampons chimiques. — À mesure que vous passerez le test avec succès, les rangs de nos alliés dignes de confiance grossiront. Aucun Danseur-Visage ne peut échapper à cet examen. — Qui était ce Danseur-Visage que vous avez démasqué ? demanda l’une des Sœurs avec une certaine inquiétude dans la voix. Et qu’est-ce qui vous fait penser qu’il y en a d’autres parmi nous ? Quelles preuves avez-vous ? Quand Sheeana expliqua comment les vers avaient tué Thufir Hawat, des murmures effarés parcoururent la salle. Depuis son siège, le Bashar déclara, sur un ton empreint de dégoût et de regret : — Nous savons que le faux Thufir ne peut pas avoir commis tous les actes de sabotage que nous avons détectés. Il était à mes côtés lorsque plusieurs de ces incidents se sont produits. — Qu’est-ce qui nous dit que vous n’êtes pas tous des Danseurs-Visages ? (Le Rabbi s’était levé et regardait d’un air furieux Sheeana, les docteurs Suk et surtout Scytale.) Votre attitude m’a toujours paru incompréhensible. Teg le tira par la manche pour l’obliger à se rasseoir. Sans prêter attention à la question du vieil homme, Sheeana pointa du doigt vers une passagère. — Nous allons maintenant pouvoir commencer. Deux docteurs Suk s’approchèrent avec leurs kits de test, et Sheeana ajouta : — Mettez-vous tous à l’aise. Cela va prendre un certain temps. Mais pour Scytale, tout ce processus n’était qu’une diversion… et même les Bene Gesserit l’ignoraient. Se sentant pris au piège, un Danseur-Visage dans la salle essaierait de trouver un moyen d’échapper à la détection. C’est pourquoi le Maître du Tleilax devait intervenir au plus vite, avant que les changeurs de forme n’aient eu le temps d’agir. Les yeux fixés sur la foule, il prit dans sa main le petit appareil qu’il avait apporté. Le processus analytique qu’il avait mis au point était certes fiable, mais Scytale avait basé son plan secret sur ce qu’il savait des anciens Danseurs-Visages créés par les premiers Maîtres du Tleilax. Il avait tablé sur le fait que les nouveaux changeurs de forme issus de la Dispersion avaient avec eux des points communs, tout du moins au niveau des réflexes de base. Après tout, ils provenaient tous du même concept initial. Si c’était bien le cas, il devait être capable de les démasquer à l’aide d’un test annexe, plus rudimentaire… mais suffisamment inattendu pour jouer en sa faveur. Dans la salle, les docteurs Suk procédaient à leur premier test sur une Sœur docile. Elle avait la main tendue, attendant qu’on lui prélève une goutte de sang. Sans prévenir, Scytale déclencha son émetteur de sifflements suraigus, des modulations intenses pratiquement indétectables par une oreille humaine. Les Danseurs-Visages d’origine communiquaient avec les Tleilaxu à l’aide d’un langage codé constitué de tels sifflements, une séquence secrète de notes programmées dans leur structure neurologique. Scytale pensait que ces sons irrésistibles amèneraient un Danseur-Visage à abandonner son déguisement, ne serait-ce qu’un instant. Soudain, le vieux Rabbi vacilla et son corps se mit à trembler. Son visage ridé s’adoucit derrière sa barbe. Il poussa un cri de surprise indignée et se leva d’un bond. Tout à coup, ce ne fut plus un vieillard, mais une créature nerveuse, souple et incroyablement sauvage. Son visage était plat avec des yeux enfoncés dans leurs orbites et un nez camus, comme un masque de cire à moitié fondue. — C’est un Danseur-Visage! cria quelqu’un. Telle une tornade, le Rabbi se jeta sur les Bene Gesserit. Ne sous-estimez jamais votre ennemi… ni vos alliés. Miles Teg, Mémoires d’un Commandant en chef. À cause de ses jérémiades continuelles, de son attitude négative et de son apparence fragile, tout le monde à bord avait eu tendance à ignorer le vieux Rabbi, ou à le sous-estimer. C’est ce que Miles Teg avait fait. Aussi rapide et mortel qu’un rayon laser, le Danseur-Visage asséna au Bashar un coup qui lui aurait brisé le crâne si Teg n’avait pas réussi à l’esquiver en partie, dans un réflexe d’une rapidité presque inhumaine. Le choc fut toutefois suffisant pour l’étourdir un instant. Le Rabbi tua aussitôt les deux Sœurs assises de l’autre côté, puis il se dirigea droit vers la sortie la plus proche, se frayant un chemin à l’aide d’un déluge de coups mortels. Fouillant dans des poches secrètes de son costume sombre, le Danseur-Visage sortit deux petites dagues. Les lames ne mesuraient guère plus de quelques centimètres, mais il les lança avec précision. Les pointes effilées, très certainement empoisonnées, pénétrèrent la gorge des Bene Gesserit mâles qui gardaient la porte. Le Rabbi poussa leurs corps de côté et se précipita dans le couloir. Scytale examina attentivement la foule pour s’assurer que la fuite de cet ennemi n’avait pas servi de diversion pour d’autres Danseurs-Visages éventuellement cachés dans l’assemblée. Il ne vit aucun changement de forme. Sheeana lança des ordres pour qu’on se mette à la poursuite du Rabbi. — Nous savons qui il est, mais il pourrait de nouveau se transformer. Il faut absolument le retrouver le plus vite possible. L’une des Sœurs essaya de contacter Garimi par l’intercom du vaisseau pour la prévenir, mais elle n’obtint pas de réponse. — Le système est endommagé, dit-elle. — Réparez-le. Sheeana comprit que pendant cette quarantaine dans la grande salle, le Rabbi avait eu largement le temps d’effectuer d’autres sabotages subtils. Le docteur Yueh accourut auprès de Teg qui se tenait la tête en gémissant doucement, et se pencha sur lui pour s’assurer de son état. À côté de lui, les deux Sœurs étaient manifestement mortes. Le médecin ghola semblait plus abattu que satisfait d’avoir été innocenté. Tout en examinant Teg, il murmura, comme s’il essayait de comprendre la situation : — C’est le Rabbi qui m’a donné l’échantillon de cellules du bébé ghola. Il a dû subtiliser des cellules de Piter de Vries dans la réserve, et il s’est joué de moi. Il savait ce que je ferais, comment je réagirais. Duncan regarda un instant Yueh et Teg, puis il se tourna vers Sheeana. — Le lien me semble évident, maintenant. Thufir Hawat et le Rabbi. Comment ai-je pu être aussi aveugle ? Sheeana comprit aussitôt. — Ils sont descendus tous les deux sur la planète des Belluaires! — Oui, dit Duncan. Hawat et le Rabbi sont restés seuls pendant la chasse des Honorées Matriarches. Vous avez tous dû vous battre pour rejoindre la navette après avoir découvert que les Belluaires étaient des Danseurs-Visages. — Bien sûr. (Sheeana avait un visage grave.) Ces deux-là ont surgi de la forêt au dernier moment. Il semblerait qu’ils n’ont pas réellement échappé aux Belluaires… — Mais alors, le Rabbi et Thufir… — Tous deux morts depuis longtemps, remplacés par des Danseurs-Visages de la planète, qui se seront débarrassés de leurs corps au cours de la chasse. Parvenant enfin à sa concentration de Mentat, Duncan passa aussitôt à la conclusion suivante. — Cela fait donc plus de cinq ans que les substitutions ont eu heu. Cinq ans! Pendant tout ce temps, les copies du Rabbi et de Hawat ont dû guetter leur chance, tuant les gholas et les cuves axlotl, sabotant nos systèmes de support vital et nous obligeant à faire escale sur Qelso, où nous serions plus susceptibles d’être repérés par l’Ennemi. A-t-il maintenant retrouvé notre piste ? Jusqu’ici, nous avons réussi à échapper au filet, mais maintenant que les Danseurs-Visages ont été démasqués… Sheeana blêmit. — Et les mines volées ? Qu’est-ce que le Rabbi en a fait ? Il peut les déclencher à tout moment, s’il remet la main dessus. Teg, qui commençait à recouvrer ses esprits bien qu’il fût encore un peu étourdi, se dirigeait déjà vers la porte. — Ce Danseur-Visage sait qu’il doit absolument s’emparer du non-vaisseau avant que nous ne parvenions à le tuer. Il a dû se rendre directement à la passerelle de navigation. — C’est là qu’est Garimi, dit Sheeana. Espérons qu’elle saura l’arrêter. Le temps que le Danseur-Visage parvienne à la passerelle, il avait repris son déguisement de Rabbi. Il possédait tous les souvenirs, les expériences et les détails de la personnalité du vieil homme, et bien plus encore. C’est un Rabbi frêle et apparemment terrifié qui fit irruption dans la salle de contrôle, faisant sursauter Garimi. — Que faites-vous ici ? demanda-t-elle. Il avait les yeux écarquillés et semblait attendre d’elle qu’elle le protège. Il avait perdu ses lunettes. — Un Danseur-Visage! dit-il en haletant. (Il s’approcha d’elle en chancelant.) Il est en train de tuer les Bene Gesserit! Garimi se tourna aussitôt vers le panneau de communication pour contacter Sheeana… et c’est alors que le Rabbi frappa. Son coup mortel visait la nuque, mais Garimi avait perçu son mouvement et réussit à l’esquiver au dernier moment. Le poing du Rabbi la toucha à l’épaule. Elle glissa à bas de son fauteuil et le Rabbi se jeta sur elle. Garimi lui décocha un coup de pied destiné à lui fracturer un genou, mais il fit un bond en arrière avec l’agilité d’une panthère. Il poussa un grognement bestial tandis que Garimi se relevait et se mettait en position défensive. — Vous êtes très fort, Rabbi, dit-elle en grimaçant. Même maintenant que je sais ce que vous êtes, c’est à peine si j’arrive à détecter en vous la puanteur des Danseurs-Visages. D’un coup sec, le Rabbi arracha un fauteuil boulonné au sol et s’en servit pour tenter de faucher Garimi. Elle se baissa aussitôt et saisit le fauteuil alors qu’il passait en sifflant au-dessus de sa tête. Elle le tira suffisamment fort pour déséquilibrer son adversaire, qui roula au sol. Quand le Rabbi se releva, il se transforma en féroce Futar. Ses muscles saillirent, ses dents pointues s’allongèrent et ses griffes fendirent l’air. Garimi recula en titubant pour échapper à son emprise mortelle et réussit à activer le communicateur d’un coup de paume de la main. — Mes Sœurs! Il y a un Danseur-Visage sur la passerelle de navigation! Le Futar plongea sur elle et lacéra ses robes de ses griffes aiguisées comme des rasoirs. Par une série de coups de poing désespérés, plus destinés à blesser son adversaire qu’à se protéger elle-même, Garimi réussit à lui briser les côtes. D’un coup de pied dans lequel elle avait mis toutes ses forces, elle lui fit sauter un fémur de l’articulation de la hanche. Mais alors qu’il s’écroulait, le Futar réussit à faire un roulé-boulé, pivota sur lui-même et avant que Garimi n’ait pu savourer un instant sa victoire, il lui brisa la nuque. Elle s’effondra sans un murmure. Avec une cruauté gratuite, il lui déchira la gorge avant de reprendre calmement sa forme banale de Danseur-Visage. D’un revers de manche, il essuya le sang qui coulait sur son visage. Bien que blessé au-delà de ce que ses facultés de changeur de forme lui permettaient de soigner, le Rabbi s’approcha en rampant des contrôles principaux de l’Ithaque. Il réussit enfin à se redresser en chancelant. Entendant des bruits de pas dans la coursive, il isola la passerelle de navigation, activa les verrouillages d’urgence et enclencha le protocole de protection contre les mutineries. Pendant les années où il avait maintenu son déguisement, le Danseur-Visage avait réussi à se procurer en cachette des cellules épidermiques de Duncan Idaho, de Sheeana et du Bashar Miles Teg. Ses mains se transformèrent, reproduisant les empreintes d’identification nécessaires pour que les systèmes hyper sécurisés du non-vaisseau obéissent à ses instructions. Les portes devraient à présent résister à toute tentative d’intrusion. Les Bene Gesserit finiraient bien par trouver un moyen de pénétrer dans la salle de contrôle, mais d’ici là, il aurait rempli sa mission. Les machines pensantes, ses maîtres, seraient averties. Et elles viendraient. Il avait appris autrefois à faire fonctionner les générateurs Holtzman. Après avoir estimé les coordonnées du mieux qu’il put, et sans se soucier de l’absence d’un Navigateur, le Danseur-Visage replia l’espace et fit plonger Y Ithaque à travers la Galaxie. Le non-vaisseau émergea dans un secteur stellaire différent, non loin de la flotte d’Omnius. Il reconfigura les systèmes de communication pour activer une balise de localisation. Ses supérieurs reconnaîtraient le signal. Les machines pensantes réagiraient rapidement. Le Danseur-Visage sentait déjà s’approcher le filet tachyonique invisible. Cette fois-ci, il n’y aurait pas d’échappatoire possible. Le non-vaisseau était bel et bien pris au piège. Même de petits adversaires peuvent être mortellement dangereux. Rapport analytique du Bene Gesserit sur la Question du Tleilax. Le temps que Duncan, Sheeana et Teg atteignent la passerelle de navigation, tous les accès avaient été totalement bloqués. La passerelle était imprenable. Elle avait été conçue pour pouvoir résister à une armée. Quelques instants plus tard, d’autres Sœurs arrivèrent après être d’abord passées par l’armurerie où elles s’étaient procuré des armes de poing - pistolets à aiguilles empoisonnées et étourdisseurs - ainsi que de puissants chalumeaux à laser. Rien de tout cela ne permettrait de se lancer à l’assaut. À leur tour, les enfants gholas rejoignirent le groupe assemblé devant la passerelle inaccessible. Parmi eux se trouvaient Paul, Chani, Jessica, Leto II et la petite Alia. Duncan perçut le changement lorsque le non-vaisseau plongea dans les replis de l’espace. — Il est aux commandes! Nous nous déplaçons! — Garimi est donc morte, conclut Sheeana. — Le Danseur-Visage va nous mener tout droit à l’Ennemi, dit Teg. — Le moment est venu d’utiliser le gaz toxique de Scytale pour tuer ce Danseur-Visage, déclara Sheeana en se tournant vers deux des Sœurs. Allez chercher le Tleilaxu et conduisez-le à notre réserve protégée. Prenez une des bonbonnes, et nous répandrons le gaz dans la passerelle. — Nous n’avons pas le temps, dit Duncan. Il faut trouver le moyen d’y pénétrer! D’une voix étrangement calme et pleine d’intelligence, Alia intervint : — Moi, je peux y arriver. Duncan regarda la petite fille, fi était troublé par les souvenirs en écho que cette enfant lui évoquait. Le Duncan d’origine ne l’avait pas connue lorsqu’elle était jeune - les Sardaukars l’avaient tué alors que Jessica n’en était encore qu’au début de sa grossesse. Il conservait toutefois des souvenirs précis d’une Alia plus âgée qui avait été sa maîtresse dans une autre vie. Mais tout cela faisait partie de l’Histoire. On aurait aussi bien pu dire que c’était désormais du domaine de la légende ou du mythe. Il se baissa pour lui parler. — Comment t’y prendrais-tu ? Nous n’avons pas beaucoup de temps. — Je suis suffisamment petite. D’un geste de la tête, la fillette indiqua l’étroite gaine de ventilation aboutissant à la salle de contrôle. Alia était encore beaucoup plus fluette que Scytale. Sheeana était déjà en train de retirer la grille. — Tu vas te heurter à des déflecteurs, des filtres et des barreaux. Comment comptes-tu les franchir ? — Donnez-moi un chalumeau. Et un pistolet à aiguilles. Je vous ouvrirai la porte dès que je pourrai. De l’intérieur. Quand Alia eut tout ce dont elle avait besoin, Duncan la hissa pour qu’elle puisse accéder au minuscule tunnel. Elle n’avait pas encore quatre ans, et elle était légère comme une plume. Jessica la regardait, avec un air de maturité qu’elle n’avait pas auparavant. Même en voyant sa fille exposée à un tel danger, elle n’émit pas la moindre protestation. Calme et déterminée, la fillette serra le laser entre ses dents, glissa le pistolet dans sa chemise et commença à ramper dans la gaine de ventilation. La distance qui séparait les deux salles n’était pas considérable, mais chaque mètre était un combat. Elle relâcha son souffle pour vider ses poumons, s’efforçant de se faire aussi petite que possible pour pouvoir se faufiler dans le boyau étroit. Dehors, les autres se mirent à taper contre la porte pour faire diversion. Ils braquèrent leurs puissants chalumeaux sur l’épaisse porte blindée, faisant jaillir des gerbes d’étincelles et dégageant une épaisse fumée. Mais il leur fallait des efforts extraordinaires pour progresser ne serait-ce que d’un millimètre. Le Danseur-Visage devait savoir qu’il leur faudrait des heures pour pénétrer dans la salle de contrôle. Alia était sûre que le Danseur-Visage ne s’attendait pas à une embuscade de sa part. Elle parvint à la première défense, une rangée de barreaux en plastacier garnis d’un écran filtrant. L’épais matelas était imbibé de produits chimiques neutralisants et recouvert d’un mince film électrostatique permettant d’extraire toutes les drogues et autres poisons qu’aurait pu contenir l’air arrivant sur la passerelle. Avec ce filtre en place, le gaz toxique de Scytale n’aurait eu aucune chance de faire son effet. Les coudes serrés au corps, Alia prit le chalumeau qu’elle tenait entre les dents et réussit à découper les barreaux en quelques gestes saccadés du poignet. Elle déposa doucement l’écran devant elle en prenant soin de ne faire aucun bruit, puis elle rampa par-dessus. Les angles vifs lui écorchèrent la poitrine et les jambes, mais Alia était indifférente à la douleur. Elle franchit de la même façon une deuxième grille, et se retrouva enfin devant la dernière ouverture, d’où elle put observer le Danseur-Visage à travers le grillage. Elle le voyait changer parfois d’aspect, prenant tantôt la forme du vieux Rabbi, tantôt celle d’un Futar, mais le Danseur-Visage affichait surtout ses traits inexpressifs. Avant même d’avoir aperçu le corps ensanglanté de Garimi, Alia sut qu’elle ne devait pas sous-estimer son adversaire. Du bout de son chalumeau incandescent, elle découpa les petites vis qui retenaient le dernier écran. Aussi silencieusement que possible, elle le maintint en place et se tortilla pour prendre son pistolet dans sa chemise. Elle aspira profondément et attendit le bon moment pour passer à l’action. L’effet de surprise va être très bref, je dois en profiter au maximum. Le Danseur-Visage s’activait aux commandes, probablement pour transmettre un message au mystérieux Ennemi, sans doute d’autres de ses congénères. Alia savait que chaque seconde qui passait mettait Y Ithaque encore plus en danger. Le Danseur-Visage releva brusquement la tête et braqua son regard sur la grille d’aération. Il avait senti la présence d’Alia. Sans hésiter, elle repoussa l’écran vers lui comme un projectile. Il l’esquiva, réagissant exactement comme elle l’avait espéré. Toujours allongée dans la gaine de ventilation, elle pointa le pistolet devant elle et tira à sept reprises. Trois des aiguilles mortelles atteignirent leur cible : deux dans les yeux du Danseur-Visage, et la troisième dans la carotide. Il fut secoué d’un spasme, se tordit un instant dans des convulsions et s’écroula à terre. Alia sauta hors du conduit et jeta un coup d’œil pour vérifier que Garimi était bien morte avant de s’approcher tranquillement de la porte. De ses doigts agiles, elle désactiva les contrôles de sécurité interne et ouvrit le panneau blindé. Elle vit Duncan et Teg qui attendaient devant la porte, l’arme au poing, craignant ce qui allait en sortir. La petite fille croisa leur regard d’un air impassible. — Notre Danseur-Visage n’est plus un problème. Par-dessus l’épaule d’Alia, ils purent voir la forme inhumaine gisant à côté d’un fauteuil renversé. De petits filets de sang s’écoulaient des aiguilles plantées dans ses yeux, et un collier écarlate lui entourait le cou. Le corps de Garimi était étendu non loin de là. Sheeana regarda Alia en plissant les yeux. — Je vois que tu es un parfait assassin. La fillette resta imperturbable. — C’est ce qu’on m’a déjà dit. N’avez-vous pas créé les enfants gholas pour tirer parti de leurs talents ? C’est ce que je sais faire de mieux. Duncan était aussitôt allé à la console de contrôle du non-vaisseau pour évaluer les dégâts causés par le faux Rabbi. Il déploya tous ses sens et fut atterré de voir les mailles mortelles du filet scintillant apparaître et s’intensifier autour d’eux. Irrésistible. Le piège était suffisamment brillant et puissant pour que tous le voient. Teg se précipita à une station de détection. — Duncan! Des vaisseaux approchent… une nuée de vaisseaux! Le Danseur-Visage nous a menés tout droit dans les griffes de l’Ennemi. Nous sommes repérés, et le filet nous enserre. — Après tant d’années, nous voilà pris dans ses mailles, dit Duncan en balayant du regard ses compagnons. Nous allons enfin savoir qui est réellement notre Ennemi. L’humanité que nous avons en commun devrait, par définition, faire de nous des alliés. Mais la triste réalité, c’est que ce sont nos similarités mêmes qui semblent constituer de vastes différences et des obstacles insurmontables. Mère Commandante Murbella, s’adressant à l’Ordre Nouveau. Le temps manquant cruellement, il était impossible d’effectuer des vérifications et des essais complets sur les milliers de vaisseaux de la Guilde nouvellement équipés. Les Oblitérateurs produits en masse furent chargés à bord des lourds cuirassés construits sur Jonction ainsi que dans dix-sept arsenaux satellisés. Les équipages se préparèrent à rejoindre les lignes du front. Tout frais émoulus des conscriptions réalisées sur des centaines de planètes menacées, les commandants novices n’avaient reçu qu’une formation élémentaire, à peine suffisante pour résister à l’Ennemi dans les nombreux secteurs vulnérables où l’humanité comptait dresser sa ligne de résistance dans l’espace. Murbella savait que, malgré leur détermination et leur courage, et quel que soit l’entraînement qu’ils recevaient ou la pratique qu’ils pouvaient acquérir, la plupart des combattants seraient annihilés. Dans les mois qui avaient suivi l’épidémie de Chapitre, la Mère Commandante avait ouvert ses portes aux réfugiés venant des planètes évacuées. Au début, ceux-ci avaient craint de s’installer sur un monde sortant de quarantaine, mais ils avaient bientôt commencé à affluer. Étant donné le peu de choix qui s’offraient à eux, ces groupes disparates avaient accepté le refuge que leur offrait l’Ordre Nouveau, effectuant en contrepartie les tâches indispensables à l’effort de guerre. La politique et les anciennes factions avaient été laissées de côté. À présent, chacun consacrait sa vie à se préparer au dernier combat de résistance contre l’avance des forces d’Omnius. Depuis Buzzell, la Révérende Mère Corysta avait transmis une information incroyable : les vers marins géants qui dévastaient les bancs de gemmones produisaient également une sorte d’épice. Murbella avait aussitôt soupçonné une expérience menée par la Guilde. Il était impossible que ce fût un phénomène naturel. Corysta avait proposé d’organiser une chasse aux vers afin de récolter l’épice, mais la Mère Commandante ne pouvait pas se projeter aussi loin dans le futur. Une nouvelle source de mélange n’aurait d’importance que si l’espèce humaine survivait à l’Ennemi. La Mère Commandante Murbella avait convoqué un grand conseil de guerre rassemblant les délégués des planètes en première ligne, celles qui couraient le danger le plus immédiat d’être attaquées par les machines pensantes. Malgré leurs protestations indignées, chacun des émissaires avait dû se soumettre au test cellulaire visant à démasquer d’éventuels Danseurs-Visages. Murbella ne voulait courir aucun risque; ces insidieux changeurs de forme pouvaient s’être infiltrés n’importe où. Dans la grande salle de la Citadelle, elle longea d’un pas décidé la longue table en bois d’elacca pour prendre sa place désignée. A l’aide de ses facultés d’observation inculquées par le Bene Gesserit, elle examina les participants, tous conduits ici par le désespoir. Elle s’efforça de voir en ces représentants, dans leurs différents costumes et uniformes, des chefs militaires, les généraux de la dernière grande bataille de l’humanité. Les gens réunis dans cette salle allaient commander les groupes de vaisseaux constitués à la hâte et tenter d’opposer une résistance en des milliers de confrontations. Mais avaient-ils l’étoffe des héros qu’il fallait pour le salut des humains ? Quand elle se tourna pour faire face aux délégués, Murbella put lire de l’appréhension dans leurs yeux, et sentir l’odeur de la peur. L’immense flotte de l’Ennemi progressait comme un front d’incendie à travers la Galaxie, engloutissant les planètes les unes après les autres. Elle si dirigeait inexorablement vers Chapitre et les autres planètes au cœur de l’Ancien Empire. Après s’être rendue sur différents mondes menacés afin d’inspecter leurs préparatifs, Murbella avait conclu des alliances avec les dirigeants planétaires, seigneurs de la guerre, conglomérats commerciaux et diverses unités gouvernementales de moindre importance. La vision de Leto II, le Sentier d’Or, avait fragmenté l’humanité, si bien qu’elle n’avait plus de chef charismatique unique. Murbella devait maintenant remédier à cette situation. La diversité avait pu être autrefois la voie de la survie, mais à présent, si tous ces mondes et ces armées ne pouvaient coopérer pour lutter contre un ennemi bien plus puissant, l’humanité tout entière périrait. Si la prescience du Tyran était aussi extraordinaire qu’on le disait, pourquoi n’avait-il pas su prévoir l’existence du grand empire des machines, même si c’était dans un futur très lointain ? Comment l’Empereur-Dieu avait-il pu ignorer qu’un autre combat titanesque attendait l’humanité ? Murbella eut un léger frisson. À moins qu’il ne l’ait su… et que tout se passe exactement comme le Tyran l’avait prévu ? Au prix d’efforts considérables, elle avait remporté une première victoire interne lorsque les différents dirigeants avaient accepté le principe que la meilleure défense reposait sur un plan unifié - celui de Murbella - plutôt que sur des centaines d’actions de résistance isolées et sans espoir. Pour bien faire passer son message, elle avait dû se frayer un chemin à coups de hache au travers des tentacules obstinés de diverses bureaucraties planétaires. Rien n’était facile, dans cette guerre. Consciente du poids de ses responsabilités, Murbella donna un coup sec sur une grosse pierre ronde posée sur la table. Le bruit se répercuta dans la salle, et tous les délégués se tournèrent vers elle. — Vous savez tous pourquoi vous êtes ici, dit la Mère Commandante. Nous devons livrer notre dernier combat, en un millier d’endroits dans l’espace. Beaucoup d’entre nous vont mourir… mais sinon, nous mourrons tous. Nous n’avons donc pas vraiment le choix. Les seules questions qui se posent sont de savoir quand nous mourrons, et comment. Préférons-nous mourir libres, en nous battant jusqu’au bout… ou mourir vaincus et pourchassés comme des rats ? La grande salle résonna soudain d’une cacophonie de voix, d’accents et de diverses langues, bien que Murbella eût insisté pour que tous s’expriment en galach, la langue commune. Elle se servit de la Voix pour dominer la clameur : — Les machines arrivent! Si nous collaborons, si nous ne fuyons pas devant nos adversaires, nous avons peut-être encore les moyens de les arrêter. Elle remarqua la présence d’officiels de la Guilde et d’ingénieurs ixiens. Étant donné le programme de livraison très serré, la construction de certains vaisseaux avait été quelque peu bâclée, mais sa poignée d’inspectrices et de surveillantes de production avaient contrôlé les opérations. — Nos vaisseaux et nos armes sont maintenant prêts, mais avant d’aller plus loin, j’ai une question qui s’adresse à vous tous. (Elle balaya l’assemblée de son regard perçant. Si elle avait été encore une Honorée Matriarche, ses yeux auraient eu un éclat orange.) Avez-vous la détermination et le courage de faire ce qui est nécessaire ? — Et vous ? beugla un homme barbu venu d’une minuscule planète d’un lointain système. Murbella frappa de nouveau sa pierre sonique. — Mon Ordre Nouveau supportera l’essentiel du premier choc frontal avec les machines pensantes. Nous les avons déjà combattues dans de nombreux systèmes et nous avons détruit nombre de leurs vaisseaux. Nous avons aussi survécu à la peste qu’elles ont propagée ici, sur Chapitre. Mais cette guerre ne peut se gagner sur des champs de bataille dispersés. (Elle fit un geste, et Janess activa les commandes.) Regardez tous. Au grand étonnement de l’assemblée, une projection holographique apparut, remplissant la grande salle de la Citadelle des cartes détaillées de nombreux systèmes solaires. Une tache sombre s’étendait, indiquant les conquêtes des machines. On aurait dit un mascaret engloutissant chaque système sur son chemin. Les ténèbres de la défaite et de l’extermination étaient tombées sur la plupart des systèmes connus dans les secteurs de la Dispersion. — Nous devons concentrer nos efforts. Comme il n’utilise pas de générateurs Holtzman pour replier l’espace, l’Ennemi progresse de système en système. Nous connaissons la trajectoire de sa flotte, et nous pouvons donc nous mettre directement en travers de sa route. (Murbella se leva au milieu des simulations d’étoiles et de planètes. Elle pointa le doigt vers les brillantes étoiles et les planètes habitées qui se trouvaient sur le chemin de l’Ennemi.) Nous devons établir notre barrage ici, là, et là encore… partout! Ce n’est qu’en coordonnant l’ensemble de nos vaisseaux, de nos «commandants et de nos armes que nous pouvons espérer arrêter l’Ennemi. (Elle balaya d’un revers de la main tous les points lumineux qui scintillaient devant l’invasion des machines.) Tout autre choix ne serait que lâcheté. — Vous nous traitez de lâches ? rugit le barbu. Un marchand se leva. — Il est certainement possible de négocier… Murbella le coupa aussitôt. — Les machines pensantes ne désirent pas conquérir un monde en particulier. Elles ne cherchent pas non plus à acquérir de l’épice, ni des pierres précieuses ou d’autres richesses. Il n’y a rien que nous puissions leur offrir en échange de la paix. Elles se refusent à tout compromis et nous pourchasseront sans relâche où que nous allions. (En regardant le marchand, elle ajouta :) Si vous fuyez aujourd’hui, vous réussirez peut-être à survivre quelque temps. Mais il n’y aura pas de salut pour vos enfants, ou vos petits-enfants. Les machines les massacreront jusqu’au dernier. Considérez-vous votre vie comme plus précieuse que la leur ? Si c’est le cas, alors, oui, je vous traite de lâches. Malgré les murmures dans la salle, personne ne protesta. Sur la carte géante, des lumières multicolores apparurent le long de la frontière séparant les secteurs conquis par les machines des planètes vulnérables de l’humanité. Murbella promena son regard sur les délégués assemblés. — Chacun de vous a la responsabilité d’empêcher l’Ennemi de franchir cette ligne. Si vous échouez, cela signifiera la mort de l’espèce humaine. La vraie loyauté est une force inébranlable. Le problème est de déterminer précisément envers qui un individu est loyal. Très souvent, c’est uniquement envers lui-même. Duncan Idaho, Un Millier de Vies. Le chef de la Myriade des Danseurs-Visages arriva sur Synchronie, apportant avec lui le cadeau que le suresprit attendait depuis si longtemps. Les machines pensantes continuaient de considérer Khrone comme un simple domestique, un vulgaire coursier. Omnius et Erasmus n’avaient jamais imaginé un instant que les changeurs de forme puissent échafauder leurs propres plans indépendamment de l’humanité comme des machines pensantes. Une naïveté et une indifférence tout à fait caractéristiques. Le suresprit allait recevoir avec joie ce nouveau mélange qui lui permettrait d’avancer dans ses projets grandioses. En même temps, cela empêcherait les machines de nourrir des soupçons au sujet de Khrone et de ses Danseurs-Visages. Il avait l’intention d’en tirer tout le bénéfice possible. Par leur brutalité et leur arrogance, le « vieil homme et la vieille femme » avaient depuis longtemps donné aux nouveaux changeurs de forme d’excellentes raisons de ne plus être loyaux. Erasmus se prenait pour une sorte de Danseur-Visage, tout en étant beaucoup plus… et se croyait semblable à un humain, mais en bien plus grand… Il pensait également ressembler à Omnius… en infiniment plus puissant. Khrone et sa Myriade n’avaient jamais vraiment fait allégeance aux machines pensantes. Il ne voyait pas plus de raisons d’accepter d’être l’esclave de machines que de se soumettre à la domination des Tleilaxu d’origine, ceux qui avaient créé les premiers changeurs de forme bien des siècles auparavant. Des alliés obligés, des partenaires de seconde zone… Le suresprit n’était qu’une couche de plus dans la grande pyramide de ceux qui croyaient contrôler les Danseurs-Visages. Après avoir déployé tant d’efforts, Khrone avait hâte de pouvoir enfin laisser de côté toute cette mascarade. Cela ne l’amusait plus de porter ses innombrables déguisements et de tirer les multiples ficelles de son écheveau complexe. Mais bientôt, sans doute… Seul à bord de son petit vaisseau, il se dirigeait droit vers le cœur de l’empire des machines. La localisation de Synchronie était inscrite dans les gènes de tous les nouveaux Danseurs-Visages, comme une sorte de balise. En pénétrant dans l’espace aérien au-dessus de la métropole technologique, Khrone laissa ses pensées vagabonder et retourner sur Ix. Les manufacturants et les ingénieurs avaient réalisé avec succès leur démonstration spéciale sur la planète morte de Richèse, et de nouveaux Oblitérateurs sortaient à présent des chaînes de production. La Mère Commandante avait été impressionnée par la puissance de ces armes, et le spectacle l’avait parfaitement convaincue. Pauvre idiote! Mais elle n’était pas aussi stupide dans d’autres domaines. Lors d’une rencontre avec le Manufacturant en chef Shayama Sen, Murbella l’avait obligé à se soumettre à un test afin de prouver qu’il n’était pas un Danseur-Visage. Dans ces conditions, Khrone se félicitait de ne pas l’avoir fait remplacer comme il en avait été tenté bien des fois dans le passé. Les Danseurs-Visages contrôlaient déjà tous les postes importants sur Ix, et quand le Manufacturant en chef s’était mis à distribuer les tests biologiques aux principaux ingénieurs et chefs d’équipe (sans se douter un seul instant qu’il puisse y avoir une majorité de Danseurs-Visages parmi eux), la Myriade avait dû agir précipitamment. Lorsque Sen avait annoncé avec indignation les soupçons de l’Ordre Nouveau, les infiltrateurs avaient finalement été obligés de le tuer et de prendre sa place. Ils s’étaient déjà occupés de ces agaçantes Bene Gesserit venues pour surveiller les opérations. Et c’est ainsi que la mascarade s’était poursuivie sans aucune anicroche. Les nouveaux Danseurs-Visages avaient rapidement remplacé les quelques véritables humains restant encore parmi les dirigeants d’Ix. Ensemble, ils avaient élaboré les procédures de tests nécessaires, choisi les boucs émissaires indispensables, falsifié les données afin de les rendre convaincantes et soumis l’ensemble au Chapitre, conformément aux exigences de Murbella. Tout était parfaitement en ordre. Après avoir survécu à l’épidémie de peste, l’Ordre Nouveau avait pris l’initiative d’obliger tous les combattants à se regrouper sous une seule bannière contre la flotte des machines pensantes, pour défendre l’humanité tout entière plutôt que leur simple petite planète. Les centaines de nouveaux vaisseaux sortant des arsenaux de Jonction étaient équipés d’Oblitérateurs en quantité suffisante pour livrer un dernier combat contre la flotte d’Omnius. Jusqu’à présent, les forces du suresprit n’avaient rencontré que peu de résistance, et faisaient route maintenant vers la planète du Chapitre. Pour la dernière fois. En fait, Khrone avait presque été tenté de laisser gagner les Révérendes Mères et leurs alliés. Avec suffisamment d’Oblitérateurs en état de fonctionner, elles pourraient très bien mettre la flotte robotique en déroute. Les humains et les machines pensantes pourraient facilement s’exterminer mutuellement. Mais cette solution était vraiment trop… simple. Kralizec exigeait beaucoup mieux que cela! Cette fois-ci, le changement fondamental de l’univers allait le débarrasser de ses deux rivaux, laissant tout ce qu’il restait de l’Ancien Empire aux mains des Danseurs-Visages. Khrone avait parfaitement confiance dans l’avenir tandis qu’il posait son vaisseau au milieu du dédale complexe de flèches cuivrées, de tourelles dorées et de structures argentées. Les bâtiments s’écartèrent pour permettre à son vaisseau d’atterrir. Quand le petit appareil eut terminé sa course sur une plaine de mercure, Khrone en sortit et huma l’air qui sentait la fumée et le métal brûlant. Il ne daigna même pas jeter un regard autour de lui, n’ayant pas de temps à perdre. Le monde central des machines n’était qu’un décor de théâtre. Il soupçonnait Erasmus d’y être pour quelque chose, même si Omnius était tellement imbu de sa personne qu’il voulait sans aucun doute que ses machines se prosternent devant lui comme devant un dieu - quitte à devoir les programmer en conséquence. Des plaques rectangulaires apparurent au sol, formant une allée qui guida Khrone vers sa destination dans la magnifique cathédrale aux voûtes immenses. La tête haute, il s’avança en tenant son précieux paquet, se refusant à avoir l’air d’un suppliant convoqué par son seigneur et maître. Khrone se considérait plutôt comme investi d’une mission importante qu’il achevait de mener à bien. Omnius serait satisfait de posséder l’ultra-épice concentrée, qu’il allait pouvoir utiliser sur son clone de Kwisatz Haderach… Dans le grand hall prétentieux, le ghola du Baron Harkonnen se tenait devant un échiquier pyramidal à neuf niveaux, face au jeune Paolo. L’air furieux, le Baron renversa une tour sur l’un des niveaux supérieurs. — Ce coup n’est pas autorisé, Paolo. — Mais ça m’a permis de gagner, non ? répliqua le jeune homme en croisant les bras, l’air très content de lui. — En trichant. — C’est une nouvelle règle. Si nous sommes vraiment aussi importants que tu le dis, nous devrions avoir le droit de fixer nous-mêmes les règles. Un éclair de colère traversa le visage du Baron, qui finit par éclater de rire. — Je vois ton raisonnement… Je vois aussi que tu apprends vite. Quand Khrone s’avança, les deux gholas se tournèrent vers lui avec la même expression de dégoût. — Ah, c’est vous. (Le Baron semblait très différent de ce qu’il avait été lorsque les Danseurs-Visages l’avaient torturé.) Je ne pensais pas vous revoir un jour. Vous vous ennuyez sur Caladan ? Khrone ne leur prêta pas attention. Il avait remarqué que les deux machines pensantes principales avaient repris leur apparence de vieux couple vêtu de tenues de jardinage. Pourquoi étaient-ils déguisés ainsi ? Était-ce à l’intention de ces deux gholas ? Ici, les machines pensantes n’avaient pas besoin de se cacher. Khrone n’avait jamais réussi à trouver d’explication logique à leur comportement. C’était peut-être hé au fait qu’Omnius et Erasmus voulaient recevoir toutes les vies que Khrone avait rassemblées et stockées au cours de sa récente mission parmi les humains. Ils envisageaient toujours avec plaisir le moment de pouvoir partager les expériences de leurs « ambassadeurs » chaque fois qu’un délégué des Danseurs-Visages revenait de son long périple. Cela semblait leur procurer un sentiment de supériorité, et donnait sans doute au robot indépendant l’illusion de faire partie de l’espèce humaine. — Regarde, il a apporté quelque chose, fit remarquer Paolo. Un cadeau pour nous, peut-être ? Khrone s’approcha du couple de vieillards. Le visage de la femme avait une expression bestiale et vorace lorsqu’elle se pencha vers lui. — Je vois que ce n’est pas qu’un simple paquet que vous nous apportez, Khrone. Cela fait déjà quelque temps que vous n’êtes pas venu à Synchronie. Montrez-nous les personnalités que vous avez acquises. Chacune d’entre elles contribue à nous rendre plus grands. — J’en ai assez, dit le vieil homme en se détournant. Je commence à les trouver assez déplaisantes. Elles se ressemblent toutes. — Comment peux-tu dire une chose pareille, Daniel ? Chaque être humain est différent, si merveilleusement confus et imprévisible. — C’est exactement ce que je veux dire. Ils sèment tous la confusion. Et je ne suis pas Daniel, je suis Omnius. Kralizec approche, et nous n’avons plus de temps à perdre en jeux préliminaires. — J’aime encore parfois me considérer comme Marty. De bien des façons, je trouve cela plus agréable que le nom ou le déguisement d’Erasmus. La vieille femme fit un pas vers Khrone. Le Danseur-Visage n’osa pas reculer, bien qu’il fût révulsé par ce qui allait suivre. Les doigts noueux de la femme posés sur son front lui firent l’effet de griffes. Elle appuya plus fort, et Khrone frémit, incapable de s’opposer à cette intrusion. Chaque fois qu’un Danseur-Visage imitait une forme humaine, il analysait l’original et en extrayait sa trame génétique ainsi qu’une copie exacte de ses souvenirs et de sa personnalité. Les machines pensantes avaient lâché les Danseurs-Visages dans l’Ancien Empire pour infiltrer les humains. À mesure qu’ils remplaçaient des gens importants pour tenir leur rôle, ils rassemblaient toujours plus de vies. Chaque fois que l’un d’eux retournait dans l’empire des machines, Erasmus tenait particulièrement à ajouter ces existences à son immense base de données et d’expériences. Contraints à la servilité, Khrone et ses camarades fournissaient ces informations. Mais si les machines pensantes pouvaient ainsi récupérer les existences que les Danseurs-Visages avaient copiées, elles ne pouvaient pas pour autant s’emparer de leur personnalité profonde. Khrone pouvait donc conserver ses secrets alors même qu’il transférait tout ce qu’il avait été au cours des dernières années - un ingénieur d’Ix, un représentant du CHOM, un membre de l’équipage d’un vaisseau de la Guilde, un docker sur Caladan, et bien d’autres encore. Quand le processus fut terminé, la vieille femme retira sa main. Elle arborait un grand sourire sur son visage ridé. — Ah, voilà des vies bien intéressantes! Omnius voudra certainement les partager. — Cela reste à voir, grommela le vieil homme. Khrone se sentait épuisé. Il respira profondément et se redressa. — Ce n’est pas pour cette raison que je suis venu, dit-il. (Il avait honte de sa voix faible et tremblante.) Je me suis procuré une substance spéciale que vous trouverez infiniment précieuse pour votre projet de Kwisatz Haderach. Il tendit le paquet d’ultra-épice comme on offre un présent à un roi, ce qui était exactement ce qu’Omnius attendait de lui. Le vieil homme prit le paquet et l’examina attentivement. Le Danseur-Visage regarda Paolo d’un air condescendant. — Cette variété puissante de mélange activera forcément la prescience de n’importe quel Atréides. Vous aurez alors votre Kwisatz Haderach, ainsi que je l’ai toujours promis. Il est inutile de poursuivre plus longtemps le non-vaisseau. Omnius trouva la remarque amusante. — C’est étrange que vous disiez cela justement maintenant. — Que voulez-vous dire ? À côté de lui, la vieille femme sourit. — Aujourd’hui est un grand jour, car nos deux projets arrivent à terme. Notre patience et notre prévoyance ont porté leurs fruits. Et maintenant, qu’allons-nous faire de deux Kwisatz Haderach ? Khrone sursauta. — Vous dites qu’il y en a deux ? — Après toutes ces années, le non-vaisseau est enfin pris au piège. Khrone réprima sa surprise et se raidit. — Voilà une… heu… excellente nouvelle. — Tous les événements culminent en même temps, dit la vieille femme en se frottant les mains. Cela me rappelle un mouvement d’une symphonie que j’ai composée autrefois. Le vieil homme se mit à arpenter la salle en tenant le paquet entre les mains. Il le huma. Paolo se détourna du jeu d’échecs. — Vous n’avez pas besoin d’un autre Kwisatz Haderach puisque vous m’avez, moi. Donnez-moi l’épice tout de suite! Erasmus lui adressa un sourire plein d’indulgence. — D’ici quelque temps, peut-être. Nous allons d’abord voir ce que le non-vaisseau nous réserve, et qui est le Kwisatz Haderach à son bord. Voilà qui promet d’être intéressant. — Où se trouve le non-vaisseau ? demanda Khrone en se concentrant sur la question principale. Êtes-vous absolument certains de l’avoir capturé ? — En ce moment même, répondit Erasmus, nos croiseurs sont en train de l’encercler, et les agents que nous avons à son bord ont pris les mesures nécessaires pour qu’il ne puisse pas s’échapper encore une fois. Vos Danseurs-Visages ont fait un excellent travail, Khrone. Omnius l’interrompit. — Et à une échelle bien plus vaste, nos plus grands cuirassés se rapprochent des humains dans leur Ancien Empire. Bientôt, nous aurons conquis Chapitre, mais ce n’est que l’une de nos nombreuses cibles simultanées. — La bataille devrait être très spectaculaire, dit Erasmus qui semblait plus ironique qu’enthousiaste. Le suresprit déclara gravement : — Notre triomphe sera assuré dès que les conditions idoines auront été remplies, conformément à nos prédictions mathématiques. Le succès est imminent. Avec une expression de jubilation sur son visage de fluidométal, Erasmus dit à Paolo et au Baron : — Deux Kwisatz Haderach valent mieux qu’un! Le temps est un bien beaucoup plus précieux que le mélange. Même l’homme le plus riche de l’univers ne peut s’acheter quelques minutes de plus à ajouter à chaque heure. Duc Leto Atréides, dernier message de Caladan. Un filet arachnéen scintillant de mille couleurs enveloppait L’Ithaque. Même en poussant ses moteurs à fond, le non-vaisseau ne pouvait s’en dégager. Pour tenter de reprendre le contrôle et d’échapper à ce piège étrange, Duncan activa les générateurs Holtzman et se prépara à déchirer les mailles chatoyantes. C’était la seule possibilité qui leur restait. Jetant un regard furieux vers le cadavre du Danseur-Visage gisant sur le pont, Sheeana ordonna à deux Sœurs : — Dégagez-moi cette chose de la passerelle! Un instant plus tard, elles avaient emporté le corps ensanglanté du changeur de forme. Maintenant que tous pouvaient voir le filet, Duncan concentra ses facultés de Mentat pour étudier le maillage qui les emprisonnait. Il chercha fébrilement la moindre faiblesse dans cette structure puissante, mais ne trouva rien qui ressemble à un défaut, aucun endroit par lequel ils puissent se glisser. Il allait donc devoir recourir à la force brute. Quelques années plus tôt, il avait réussi à se dégager du filet en utilisant les générateurs Holtzman d’une façon que ses concepteurs n’auraient jamais imaginée. Il avait pu ainsi placer L’Ithaque exactement sous l’angle et à la vitesse nécessaires pour pénétrer le tissu de l’espace. Ce n’était pas sans rappeler une technique de Maître d’Escrime, un lent mouvement de la lame pour traverser un bouclier personnel. — Nous accélérons, dit-il. Teg se pencha sur la console de navigation, la sueur perlant au front. — Ça va être très juste, Duncan. (L’immense vaisseau tendit les fils multicolores, en déchira plusieurs et commença à prendre de la vitesse.) Nous y sommes! Duncan eut un bref moment d’espoir, un sentiment de triomphe. Une explosion secoua le vaisseau, puis une autre, et une autre encore. Des vibrations et des ondes de choc parcoururent la coque et les ponts comme si un titan frappait l’Ithaque à grands coups de marteau. La passerelle de navigation trembla. En s’agrippant à son fauteuil, Duncan afficha les écrans de diagnostic. — Qu’est-ce que c’était que ça ? L’Ennemi nous tire dessus ? Les explosions avaient précipité Teg à terre, mais il réussit à se relever et s’appuya à la console pour conserver l’équilibre. — Les mines volées! Je crois que nous venons de les retrouver. (Les mots se bousculaient dans sa bouche.) Thufir ou le Rabbi ont dû les régler pour se déclencher… Comme pour confirmer son hypothèse, une autre explosion secoua le pont, plus proche que les précédentes. L’Ithaque bascula, hors de tout contrôle maintenant que ses moteurs étaient paralysés. Les générateurs de gravité artificielle étant déconnectés, le pont s’inclina. Duncan se sentit complètement désorienté tandis que le vaisseau se mettait à pivoter. Le filet scintillant augmenta d’intensité et se resserra autour d’eux comme un garrot. Finalement, dans le lointain, des vaisseaux de l’Ennemi apparurent tels des chasseurs s’approchant d’un piège qu’ils ont tendu. Duncan examina fixement les écrans d’observation externe. Qui donc les avait poursuivis pendant si longtemps ? Les Danseurs-Visages ? Une espèce non humaine inconnue et cruelle ? Qui pouvait être assez terrifiant pour pousser les Honorées Matriarches à retourner dans l’Ancien Empire ? — Ces salopards croient nous tenir, dit Duncan en serrant les poings. — Parce que tu penses qu’ils ne nous tiennent pas vraiment ? (Le Bashar était atterré par l’affichage des indicateurs de dégâts, illuminant de nombreuses sections du vaisseau comme des guirlandes de fête.) Les mines ont détruit nos systèmes les plus vitaux, et nous dérivons dans l’espace. À l’aide de sa concentration de Mentat, Duncan examina les écrans de sa console de commandement. Les affichages complexes montraient le filet qui les enserrait complètement. Il pointa du doigt vers un nœud dans le diagramme, une zone de signaux électroniques modulés. À première vue, cette maille ne semblait pas différente des autres, mais en l’étudiant plus attentivement, il pensa avoir trouvé une faiblesse. — Regarde ça, dit-il à Teg. Celui-ci se pencha fébrilement. — Une faille possible ? — Si seulement nous pouvions nous déplacer! (Duncan se mit à faire les cent pas devant les commandes, cherchant désespérément une idée.) Il faudrait pratiquement une danse aléatoire pour nous sortir de ce labyrinthe… à condition que ce vaisseau puisse voler. — Si nous nous y mettions tous, il nous faudrait une semaine pour effectuer les réparations. Nous n’avons pas le temps. (Le Bashar indiqua les écrans tactiques affichant les données transmises par les capteurs à longue portée.) Des vaisseaux ennemis approchent. Ils savent que nous sommes pris au piège. Duncan accepta de voir la réalité en face. — Les générateurs Holtzman sont hors service. Pas moyen de réparer à temps, pas moyen de s’échapper. (Il tapa du poing sur le panneau à côté de la maille enchevêtrée, le point faible du filet affiché sur les diagrammes de la console.) Et pourtant, je sais que je pourrais y arriver. Pourquoi ce fichu vaisseau ne veut-il pas voler ? Teg jeta un coup d’œil aux clignotants des capteurs indiquant l’approche de l’Ennemi, regarda défiler à l’écran les rapports automatiques recensant les dégâts, et sut exactement ce qu’il fallait faire. Lui seul en était capable. — Je peux réparer le vaisseau, dit-il. (Il n’avait pas le temps de s’expliquer.) Tiens-toi prêt. Et il disparut simplement. Miles Teg accéléra son métabolisme pour passer en hypervitesse, le processus qu’il avait appris après avoir survécu aux tortures insoutenables infligées par les Honorées Matriarches et leurs séides. Autour de lui, le temps ralentit. C’était une situation dangereuse car son organisme allait avoir des besoins extrêmes en énergie, mais il n’avait pas le choix. Les clignotants d’alarme devinrent des pulsations très lentes, un cycle par seconde. Cela lui aurait pris trop de temps de reconsulter les archives techniques sur les systèmes du vaisseau, mais ce n’était pas nécessaire - il les avait déjà étudiées à fond. Grâce à sa mémoire de Mentat, il s’en souvenait parfaitement, et il se mit donc au travail. Seul. Bien qu’il fût déjà en mode accéléré, Teg s’efforça de courir le plus vite possible. Sur chaque niveau du vaisseau, il croisait des passagers immobiles comme des statues, affichant des expressions étonnées ou inquiètes. Il se hâta de rejoindre le premier site endommagé. Là où la première mine avait explosé, il contempla avec effarement et consternation le métal tordu, les cratères et les systèmes vaporisés. Il passa de site en site pour évaluer l’étendue des dégâts et déterminer quels systèmes étaient indispensables à leur évasion. Les infiltrateurs des Danseurs-Visages avaient soigneusement choisi les emplacements des huit mines, et chaque explosion avait porté un coup terrible au non-vaisseau : navigation, systèmes de support vital, générateurs Holtzman, armes défensives. Teg fit aussitôt des choix. Son existence l’avait préparé aux situations d’urgence; sur un champ de bataille, on ne peut pas se permettre d’hésiter. Si Duncan ne pouvait pas faire voler l’Ithaque tout de suite, ils n’auraient plus jamais besoin des systèmes de support vital. Sinon, quelqu’un pourrait toujours les réparer plus tard. Un risque acceptable. Les générateurs de non-champ étaient désactivés. Les générateurs Holtzman. Quatre des huit mines avaient été placées pour endommager les moteurs indispensables au repli de l’espace. Le saboteur avait d’abord amené le non-vaisseau à proximité de la place forte de l’Ennemi, puis il l’avait paralysé à l’aide des mines explosives. Toujours en hypervitesse, Teg procéda à une analyse complète des dégâts et établit un plan de réparation en faisant appel à ses facultés de Mentat. Il inventoria les stocks de matériel, de pièces détachées et d’appareillage d’urgence. Il fallait qu’il travaille le plus rapidement possible avec le matériel à sa disposition; il n’avait personne pour l’aider. Il commença par reconnecter et reprogrammer les systèmes d’armement afin qu’ils tirent des salves sur les vaisseaux en approche. Cela pourrait leur faire gagner de précieuses minutes. Teg poursuivit son travail. Les voyants d’alarme continuaient de s’allumer et de s’éteindre tels des soleils qui se lèvent et se couchent. Une heure s’écoula dans son système de référence, alors qu’en temps réel, cela ne faisait que quelques secondes qu’il avait quitté la passerelle. Il fallait maintenant qu’il s’occupe des générateurs, absolument essentiels pour qu’ils puissent s’évader. Les connexions principales avaient été rompues et les catalyseurs Holtzman sortis de leur logement, un défaut d’alignement qui les rendait inutilisables. Deux caissons de réaction étaient percés. Une des explosions avait failli ouvrir une brèche dans la coque. Teg resta un instant atterré, les bras tremblants, persuadé qu’il ne pourrait pas réparer de tels dégâts. Mais il écarta ces pensées négatives et se remit au travail. Tous ses muscles tremblaient d’épuisement, et ses poumons brûlaient de devoir respirer si rapidement que les molécules d’oxygène avaient à peine le temps de se déplacer. Il ne devrait pas être trop difficile de réparer la coque. Teg courut aux secteurs de maintenance où il trouva des plaques de rechange. Comme il lui était impossible de faire fonctionner les engins de levage du vaisseau à la même vitesse que lui, il avait décidé de se servir de suspenseurs. Il appliqua les projecteurs de zéro-gravité sur les lourdes plaques et les transporta rapidement à travers les couloirs, en prenant soin d’éviter les passagers pétrifiés. À chaque seconde qui passait, les vaisseaux de l’Ennemi se rapprochaient. Certains occupants du vaisseau venaient juste d’apprendre que les mines avaient explosé. Teg accéléra encore, accompagné des suspenseurs. En quelques « heures » selon son horloge métabolique, c’est-à-dire quelques instants seulement en temps réel, il répara les dégâts infligés à la coque, qui auraient pu compromettre le fonctionnement du générateur. Son corps ruisselait de sueur, et il n’était pas loin de s’effondrer. Mais malgré son état d’épuisement total, il ne pouvait pas se permettre de ralentir. Jamais il ne s’était enfoncé aussi profondément dans ce puits de métabolisme brûlant. Son organisme ne pourrait pas supporter bien longtemps un tel rythme. Mais il devait continuer, car sinon le vaisseau serait capturé et ils mourraient tous. La faim plantait ses crocs dans son estomac. Il ne pouvait pas rester comme ça. Pour pouvoir se concentrer et faire ce qu’il avait à faire, il devait absolument s’alimenter. La faim au ventre, sans réduire son hypervitesse, il se rendit dans les magasins du vaisseau où il trouva des barres énergétiques et des tablettes de nourriture concentrée. Il les dévora jusqu’à satiété, puis il repartit en courant pour s’occuper d’une zone dévastée après l’autre, brûlant les calories aussi vite qu’il arrivait à les absorber. Teg passa ainsi plusieurs jours en temps subjectif à accomplir ces travaux hautement spécialisés. Pour des observateurs extérieurs, pris dans les glaces du temps normal, il ne s’était écoulé qu’une minute ou deux. Lorsque la tâche se révélait impossible, le Bashar s’efforçait de réévaluer ce dont le vaisseau avait besoin pour fonctionner. Quelles étaient les réparations minimum nécessaires pour que Duncan puisse s’engager dans la maille faible du filet ? L’explosion des mines avait provoqué des dégâts en chaîne. Plutôt que de se perdre dans les détails, Teg gardait en tête le besoin immédiat et se forçait à se concentrer sur ce qui était possible, même si les chances étaient faibles. Trente ans plus tôt, Teg et ses vaillants compagnons s’étaient emparés de ce vaisseau sur Gammu. Depuis lors, l’Ithaque avait admirablement fonctionné, mais il avait été impossible d’effectuer dans les chantiers de la Guilde les opérations d’entretien normalement nécessaires. Des pièces usées n’avaient pas été remplacées; des systèmes étaient tombés en panne au fil du temps ou par suite de négligences, quand ce n’était pas à cause des saboteurs. Limité au matériel et aux pièces qu’il pouvait trouver dans les baies de maintenance, Teg examinait et rejetait différentes méthodes de réparation. Les voyants d’alarme continuaient de clignoter lentement. Teg se déplaçait trop rapidement pour pouvoir interpréter les ondes sonores. En temps réel, on devait entendre des hurlements de sirènes, des cris et des ordres contradictoires. Après avoir remis en état l’un des catalyseurs Holtzman, Teg s’accorda un instant de répit pour examiner un écran d’observation. Au milieu des lignes de balayage, il vit que les vaisseaux de l’Ennemi étaient enfin arrivés, massifs et puissamment armés… toute une flotte d’appareils monstrueux hérissés d’armes, de réseaux de capteurs et d’antennes diverses. Bien qu’il se sentît déjà complètement épuisé, Teg comprit qu’il devait encore accélérer. Il se précipita dans la salle où était stocké le mélange et fractura les verrous d’un simple geste du poignet. Il retira des paquets brun foncé de la substance concentrée et se livra un instant à un calcul mentat. Compte tenu de son hypermétabolisme et du rythme sans précédent de ses réactions biochimiques, quelle était la dose correcte susceptible d’agir le plus rapidement possible ? Il décida de prendre trois gaufrettes - trois fois plus que ce qu’il avait jamais absorbé jusque-là - et les avala d’un coup. Tandis que le mélange se répandait dans son organisme et envahissait ses sens, il se sentit revivre, plein d’énergie et capable de réaliser l’impossible. Ses muscles et ses nerfs étaient en feu, et ses pieds laissaient des traces sur le sol derrière lui. Quelques instants plus tard, il avait déjà réparé une autre partie du générateur. Mais pendant ce temps, la flotte ennemie avait continué de se rapprocher et le non-vaisseau était toujours incapable de voler. Teg jeta un coup d’œil à ses avant-bras et vit que sa peau commençait à se rétracter, comme s’il dévorait chaque gramme d’énergie contenu dans sa chair. Les vaisseaux ennemis tirèrent une salve de missiles destructeurs. Des sphères d’énergie se dirigèrent vers Y Ithaque tels des nuages d’orage s’approchant avec une lenteur inexorable. Toutes ses réparations n’auraient servi à rien si le vaisseau était touché. L’Ithaque risquait même d’être détruit. Teg se précipita aux commandes défensives. Heureusement, il avait commencé par remettre en état une partie de l’armement. Les systèmes défensifs de l’Ithaque avaient beau être lents, les manettes de déclenchement, elles, étaient suffisamment rapides. Teg riposta par une volée de missiles dispersés, comme un bouquet de feu d’artifice. Puis il projeta des faisceaux d’énergie soigneusement calculés pour intercepter et neutraliser les projectiles ennemis. Mais aussitôt après, il abandonna la console de tir et retourna précipitamment s’occuper du générateur Holtzman suivant. Le Bashar Teg avait l’impression d’être une chandelle presque entièrement consumée, dont il ne resterait plus qu’un petit tas de cire fondue. Malgré tous ses efforts, leur destin semblait scellé. Comment exprimer notre gratitude à un homme qui a accomplir impossible ? Bashar Alef Burzmali, Chant funèbre pour un soldat. Sur la passerelle de navigation, Duncan resta un instant à regarder les projections des capteurs après la disparition de Miles. Il savait ce que le Bashar devait faire en ce moment. Après la série d’explosions internes, l’Ithaque flottait immobile dans l’espace, entouré des vaisseaux de l’Ennemi hérissés de plus d’armes qu’il n’en avait jamais vu, même sur une flotte de guerre des Harkonnen. Les mines avaient désactivé le générateur de non-champ, laissant le grand vaisseau visible et vulnérable. Après une fuite qui avait duré près d’un quart de siècle, ils se trouvaient pris au piège. Peut-être était-il temps qu’il rencontre enfin les étranges chasseurs. Qui étaient ces mystérieux adversaires invincibles ? Il n’avait jusque-là rien vu d’autre que les silhouettes spectrales d’un couple de vieillards. Et à présent… Sur les écrans devant lui, la faille du filet impalpable trembla, se referma presque, et finit par réapparaître, comme pour le provoquer. Duncan dit à voix haute, mais plutôt pour lui-même, comme une sorte de prière : — Tant qu’il nous reste un souffle de vie, nous avons une chance. Notre tâche est d’identifier cette chance, même si elle n’est que fugitive et difficile à saisir. Teg avait dit qu’il allait remettre les systèmes en état. Duncan connaissait les capacités que le Bashar avait soigneusement tenues secrètes. Pendant des années, Teg avait caché ses talents aux Bene Gesserit, car celles-ci redoutaient que de tels dons ne fussent le signe précurseur d’un Kwisatz Haderach. Ces capacités pouvaient maintenant les sauver. — Ne nous laisse pas tomber, Miles. Les vaisseaux ennemis tirèrent une salve de missiles contre le non-vaisseau. À peine Duncan eut-il le temps de pousser un juron et de se préparer au choc que soudain, un tir de barrage incroyablement rapide et d’une précision parfaite intercepta les projectiles de l’Ennemi. Aucun ne parvint à atteindre l’Ithaque. Duncan n’en revenait pas. Qui avait déclenché cette salve de riposte ? Dans son état actuel, le non-vaisseau était incapable de la moindre réaction défensive. Un frisson de joie le parcourut. Miles! Tout à coup, les panneaux de contrôle de la passerelle se rallumèrent; des voyants se mirent à clignoter en vert. L’un après l’autre, les systèmes redevenaient opérationnels. Percevant un mouvement sur sa gauche, Duncan se tourna brusquement. Le Bashar se matérialisa sous ses yeux, mais c’était un Miles Teg différent. Ce n’était plus le jeune ghola que Duncan avait élevé et formé, mais un homme effroyablement épuisé, l’air aussi vieux et desséché qu’une momie. Teg semblait sur le point de s’écrouler. Il avait poussé son organisme bien au-delà des limites qu’un homme normal peut supporter. — Systèmes… activés. (La voix haletante de Teg lui coûtait plus d’énergie qu’il ne lui en restait.) Vas-y! Tout se passa en une fraction de seconde, comme si Duncan était lui même dans un référentiel de temps accéléré. Son premier réflexe fut de prendre son ami dans ses bras. Teg était mourant, peut-être même déjà mort. Le vieux Bashar ne pouvait même plus tenir debout. — Vas-y, bon sang! Ce furent les dernières paroles que Teg put prononcer. Avec sa clarté d’esprit de Mentat, Duncan se tourna aussitôt vers les panneaux de commandes, déterminé à ce que les actes héroïques du Bashar n’aient pas été vains. D’abord les priorités. Ses doigts parcoururent les touches du pupitre de pilotage comme une araignée affolée. Teg s’écroula à terre comme un pantin désarticulé, plus vieux encore que le premier Bashar dans ses derniers instants sur Rakis. Miles! Toutes ces années passées ensemble, à échanger leurs connaissances, chacun comptant sur l’autre. Au cours des nombreuses existences de Duncan, peu de gens avaient eu autant d’importance pour lui. Il écarta ces tristes pensées de son esprit, mais sa mémoire de Mentat conservait chaque souvenir avec une précision photographique. Miles! Teg n’était plus à présent qu’une enveloppe desséchée sur le sol métallique. Duncan n’avait pas le temps de se laisser aller à la colère ni au chagrin. Le non-vaisseau se mit à accélérer. Duncan discernait encore le moyen d’échapper au filet cruel, mais il lui fallait à présent affronter également toute une flotte de vaisseaux de l’Ennemi. Ceux-ci venaient de tirer une deuxième salve. Le nœud défectueux du filet semblait l’appeler. Duncan s’y dirigea aussi vite que ses réflexes humains le lui permettaient. Le non-vaisseau commença de déchirer les mailles rétives. — Allez! s’écria Duncan comme pour y ajouter la force de sa volonté. Des missiles ricochèrent sur la coque de l’Ithaque qui se mit à rouler et tanguer. Duncan déployait tous ses talents de pilote pour en conserver le contrôle. Les générateurs Holtzman étaient brûlants et les écrans de diagnostic affichaient de nombreuses erreurs et défaillances de systèmes, mais aucune n’était fatale dans l’immédiat. Duncan se rapprochait de la faille. Les vaisseaux de l’Ennemi ne pouvaient plus le détourner, et n’étaient pas assez rapides pour venir l’intercepter. D’autres mailles se déchirèrent, et Duncan sentit qu’il allait réussir. Il reporta son attention sur les générateurs et appliqua une accélération bien au-delà de ce que les systèmes autorisaient normalement. En effectuant ses réparations de fortune, Teg ne s’était guère soucié d’incorporer des sécurités ni des protections. Avec une vitesse accrue, le vaisseau se dégagea du filet qui l’enserrait. — On va y arriver! cria Duncan au Bashar gisant à terre, comme si son ami pouvait encore l’entendre. Un vaisseau ennemi, une sorte de torpille géante, s’élança. Aucun être humain n’aurait pu effectuer une manœuvre aussi rapide, un changement de trajectoire impliquant des accélérations qui lui auraient brisé les os comme des allumettes. Poussant ses réacteurs à fond, l’attaquant brûla tout son carburant en un instant pour se propulser en travers du chemin de l’Ithaque Avec des commandes déjà endommagées, Duncan ne put l’éviter à temps. Le non-vaisseau était trop immense, et son inertie trop grande. Le vaisseau kamikaze de l’Ennemi vint racler le dessous de la coque de l’Ithaque, le déviant de sa trajectoire et endommageant de nouveau ses moteurs. Sous ce choc inattendu, le non-vaisseau se mit à pivoter sur lui-même. Quant au vaisseau ennemi, il finit par exploser et l’onde de choc projeta l’Ithaque encore plus loin, hors de tout contrôle… droit dans ce qu’il restait de mailles du filet. Duncan poussa un cri de dépit et de rage. Incapable de replier l’espace, le non-vaisseau recula en faisant gémir ses réacteurs. Les panneaux de contrôle de la passerelle passèrent au rouge, puis s’éteignirent. Une autre petite explosion interne endommagea encore les générateurs Holtzman. L’Ithaque se retrouva immobilisé dans l’espace. Une fois de plus. — Je suis désolé, Bashar, dit Duncan qui avait le cœur brisé. N’ayant plus rien d’autre à faire, il alla s’agenouiller près du corps de son ami. Un message apparut sur l’écran principal, une transmission puissante en provenance des cuirassés qui les encerclaient. Même dans son état, hébété de chagrin, Duncan fut surpris de voir enfin le vrai visage de l’Ennemi. Le visage de fluidométal d’un robot apparut à l’écran. — Vous êtes nos prisonniers. Votre vaisseau n’est désormais plus capable de se déplacer de façon autonome. Nous allons vous livrer au suresprit Omnius. Des machines pensantes! Duncan essayait de comprendre ce qu’il voyait et entendait. Omnius ? Le suresprit ? Derrière l’Ennemi, sous l’apparence d’un aimable couple de vieillards, se cachaient donc des machines pensantes ? Impossible! Cela faisait des milliers d’années que celles-ci étaient interdites, et le dernier suresprit avait été détruit au cours de la Bataille de Corrin, qui avait mis fin au Jihad Butlérien. Des machines ? Alliées aux nouveaux Danseurs-Visages ? Les vaisseaux de l’Ennemi se rapprochèrent comme des hyènes autour d’une carcasse fraîche. Certains se plaignent d’être hantés par leur passé. Quelle bêtise! Pour ma part, j‘y prends un plaisir extrême. Baron Vladimir Harkonnen, le ghola. Pris au piège par la flotte des machines, l’Ithaque était prisonnier avec ses générateurs endommagés et ses armes impuissantes. Duncan ne pouvait rien faire d’autre qu’attendre et pleurer la mort de son ami. Il se sentait envahi par les souvenirs. Il se déplaçait comme un automate, se reposant sur sa concentration de Mentat même pour les gestes les plus simples. Sheeana était auprès de lui sur la passerelle de navigation. Elle avait beau se targuer de sa pureté de Bene Gesserit, capable de ne pas se laisser aller aux sentiments, elle semblait profondément émue lorsque Duncan et elle soulevèrent le corps de Teg. Duncan n’arrivait pas à croire que les restes du Bashar puissent être aussi légers et fragiles. Il semblait n’être fait que de tendons et de toiles d’araignée, de feuilles mortes et d’os creux. — Miles a donné sa vie pour nous, dit-il. — C’est la deuxième fois, dit Sheeana. A cette remarque, Duncan repensa à toutes les vies que lui-même avait données aux Atréides. — Cette fois-ci, son sacrifice n’a servi à rien, dit-il d’une voix âpre. Miles a brûlé sa vie entière en un instant pour effectuer les réparations dont nous avions besoin, et je n’ai pas réussi à nous libérer du filet. Il n’aurait pas dû faire ça. Sheeana le fixa d’un regard dur. — Il n’aurait pas dû essayer? Nous sommes des êtres humains. Nous devons tout tenter, même quand toutes les chances sont contre nous. Il n’y a jamais de garantie absolue. Chaque acte de notre vie est un pari. Le Bashar s’est battu jusqu’au bout parce qu’il pensait avoir une chance. J’ai l’intention de faire comme lui. Duncan regarda un instant le visage momifié de son ami, repensant à la détermination que le vieux Bashar lui avait insufflée lorsqu’il était lui-même un jeune ghola. Sheeana avait raison. Duncan n’avait pas réussi à dégager l’Ithaque et à s’enfuir, mais Miles et lui avaient au moins montré à l’Ennemi que les humains sont imprévisibles et pleins de ressources, et qu’il ne faut pas les sous-estimer. Et ce n’était pas fini. Au heu d’une capture facile, les machines pensantes avaient été obligées de sacrifier l’un de leurs plus gros vaisseaux rien que pour les arrêter. — Emportons son corps dans l’un des petits sas d’évacuation, dit-il. (Les déplacements de l’Ithaque étant désormais strictement contrôlés par les vaisseaux de l’Ennemi qui les entraînaient, il ne servait à rien de rester aux commandes.) Je n’ai pas l’intention de laisser les machines s’en emparer. La dépouille du Bashar allait s’envoler seule dans le cosmos. Les autres passagers étaient pris au piège, peut-être destinés aux expériences des machines pensantes ou à ce que les deux vieillards avaient en tête depuis des décennies qu’ils les pourchassaient. Mais pas Miles. Cela constituait encore une petite victoire… et suffisamment de petites victoires peuvent permettre de gagner la guerre. lis parvinrent dans une des chambres d’éjection, que Duncan reconnut : c’était dans ce sas qu’il avait évacué les dernières possessions de Murbella, des objets qui lui étaient restés collés à la peau comme des toiles d’araignée jusqu’à ce qu’il se résigne enfin à s’en défaire. Ils y déposèrent le corps de Teg et refermèrent le sas. Par le hublot d’observation, Duncan le regarda un instant pour lui faire ses adieux. — Ce n’est pas la cérémonie que j’aurais souhaitée pour lui. La dernière fois, le Bashar a eu Rakis tout entière pour lui tenir heu de bûcher funéraire. Mais nous n’avons pas le temps. (Avant de se raviser, Duncan appuya sur le bouton d’évacuation, l’écoutille extérieure s’ouvrit et le corps fut projeté dans le vide.) Nous devrions convoquer tout le monde et préparer nos défenses. — Quelles défenses ? — Tout ce qui pourra nous venir à l’esprit. Propulsé par une centaine de vaisseaux robotiques, le non-vaisseau désemparé fut contraint de se poser sur Synchronie, où les bâtiments s’écartèrent afin de lui ménager un espace suffisant. Désormais visible, l’Ithaque descendit lentement, telle une bête sauvage ligotée, le trophée de chasseurs de gros gibier. Le Baron Harkonnen trouvait ce spectacle merveilleux. Du haut d’un balcon situé dans l’une des grandes tours capricieuses d’Omnius, il observait l’énorme vaisseau dont la configuration ne lui était pas familière. Il était massif, mais pas aussi impressionnant qu’il l’aurait cru. Son aspect était plus organique que celui des immenses long-courriers de la Guilde ou des vaisseaux mortels des Sardaukars, ou encore des appareils militaires des Harkonnen ou de ses propres frégates familiales. Il semblait y avoir une sorte d’évolution convergente, quelque chose d’étrangement semblable aux courbes des bâtiments des machines pensantes. Un étrange vaisseau, avec d’étranges passagers. D’après les premiers rapports transmis par les éclaireurs robotiques qui l’avaient capturé, de nombreux occupants étaient des gholas de son propre passé, des souvenirs agaçants ressuscites de l’Histoire, exactement comme Erasmus l’avait soupçonné - Dame Jessica, un autre Paul Atréides, un obscur Maître d’Escrime nommé Duncan Idaho, et Dieu sait qui d’autre encore… Apparemment, les gholas s’étalaient dans ce vaisseau comme autant de crachats… C’est un Paolo très excité qui se tenait à côté de lui sur le balcon, devant le spatioport improvisé qui attendait l’arrivée de l’Ithaque — Est-ce qu’on va tous les tuer, Grand-père ? Je ne veux pas qu’il y ait un autre Kwisatz Haderach. Le seul, c’est moi. Je devrais prendre tout de suite l’ultra-épice que Khrone a apportée. — Si cela ne tenait qu’à moi, mon cher enfant… mais Omnius l’interdit. Sois patient. Même s’il y a une autre version de Paul Atréides à bord, il est probablement tendre et plein de compassion. Il n’a pas eu la chance d’être endurci par mes soins. (Les lèvres épaisses du Baron se tordirent en une moue de dégoût. Paolo ne se rendait pas compte lui-même à quel point sa personnalité profonde avait changé.) Tu n’auras aucun mal à le vaincre. — Je l’ai déjà vu, répondit Paolo. De véritables rêves de prescience… et maintenant, je comprends ce qui va se passer. — Tu n’as donc aucun souci à te faire. Les bâtiments d’Omnius se balancèrent comme des roseaux, puis enveloppèrent le non-vaisseau dans une sorte d’immense berceau de métal vivant. Le processus d’atterrissage parut interminable. Était-il vraiment indispensable de l’enserrer ainsi dans tant de griffes métalliques ? À voir les dégâts infligés aux générateurs, les fugitifs ne pourraient jamais faire redécoller leur vaisseau. Mais Omnius avait une certaine tendance à procéder avec brutalité. Ce que le Baron comprenait très bien. Quelques instants plus tard, Erasmus apparut sur le balcon, déguisé une fois de plus en matrone corpulente. En jetant un regard nonchalant vers le robot, le Baron déclara : — Je vais me rendre à bord du non-vaisseau. Je tiens à être le premier à… (ses lèvres s’étirèrent en un mince sourire) … accueillir nos visiteurs. Les yeux de la vieille femme pétillèrent. — Est-ce vraiment bien raisonnable, Baron ? Nous ne savons pas avec certitude qui se trouve à bord. Vous pourriez être en danger si quelqu’un vous reconnaissait. Au cours de votre existence antérieure, un bon nombre de gens n’ont pas été entièrement satisfaits de vous. — Je n’ai certainement pas l’intention d’y aller sans protection! À dire vrai, je compte sur vous pour me fournir une escouade de sécurité. Quelques-unes de vos sentinelles-robots, peut-être… ou mieux encore, un contingent armé de Danseurs-Visages. Paolo peut rester ici, où il est en sécurité, mais pour ma part, je vais monter à bord. (Il mit les mains sur les hanches.) En fait, je l’exige. Erasmus semblait amusé. — Dans ce cas, nous ferions mieux de vous donner des Danseurs-Visages. Allez-y, Baron, vous serez notre ambassadeur. Je suis sûr que vous saurez faire preuve de toute la diplomatie que la situation exige. Nous affronterons l’Ennemi, et nous mourrons si nous devons mourir. Cela étant, je préfère nettement tuer ce que nous devons tuer. Mère Commandante Murbella, message transmis aux forces humaines de défense. Dix mille vaisseaux de la Guilde contre une infinité de vaisseaux de l’Ennemi. Pour cette confrontation, la Mère Commandante avait dûment préparé tous les seigneurs de la guerre, dirigeants politiques et autres généraux autoproclamés, ainsi que ses Sœurs implacables - ce qu’il en restait. Déployés en travers du chemin des forces robotiques, ses défenseurs humains établirent leurs positions. Des hommes de la Guilde avaient été dépêchés à la dernière minute pour compléter les équipages de nombreux vaisseaux et les conduire aux points de rendez-vous prévus dans l’espace. Les commandants militaires novices, formés par Murbella, étaient aussi prêts qu’il était possible de l’être. Venus de planètes déjà écrasées sous la botte des machines, tels des soldats fantômes, des réfugiés aux yeux rougis s’étaient massivement portés volontaires. Chaque appareil était chargé d’Oblitérateurs produits par les usines ixiennes. Malheureusement, Omnius avait eu des siècles pour se préparer. Telle une force de la nature, la flotte des machines pensantes avançait, sans jamais dévier de sa trajectoire, sans se soucier de la puissance des défenses planétaires qui lui étaient opposées. Les machines écrasaient simplement tout ce qui se trouvait sur leur chemin. Pour que le plan de Murbella puisse réussir, il fallait stopper les vaisseaux de l’Ennemi en chaque point de la ligne de front, dans chaque système solaire. Aucune bataille locale ne serait secondaire. Elle avait réparti ses défenseurs en une centaine de flottilles comportant chacune cent nouveaux vaisseaux de guerre de la Guilde. Ces groupes de combat étaient positionnés en une multitude de points dispersés en dehors des systèmes habités, prêts à repousser l’Ennemi qui approchait. Constituant la dernière ligne de défense, cent nouveaux vaisseaux de Murbella patrouillaient dans l’espace à proximité de Chapitre, avec un certain nombre d’appareils plus anciens en renfort. Elle savait qu’Omnius considérait la planète comme un objectif prioritaire. En attendant l’heure de vérité, la Mère Commandante observait ses vaisseaux, qu’elle trouvait magnifiques. Ils formaient une ligne redoutable, et les combattants à bord attendaient la confrontation avec plus d’assurance que de crainte. Mais d’après les estimations de l’Ordre Nouveau, les machines pensantes les dominaient à plus de cent contre un. Pour renforcer leur moral, les combattants avaient regardé les holos montrant les essais des nouveaux Oblitérateurs réalisés par les Ixiens sur Richèse, la planète morte. Ils avaient pu admirer la force destructrice de ces armes puissantes. Des observatrices du Bene Gesserit avaient surveillé les chaînes de production ixiennes, et des techniciens avaient contrôlé les armes complexes après leur installation dans la flotte de Murbella. Elle se raccrochait à l’espoir que cette dernière ligne de défense saurait mettre en déroute les forces d’Omnius. Plus que jamais, la Mère Commandante aurait aimé avoir de nouveau Duncan Idaho à ses côtés pour cette bataille finale. Ressentant la solitude du chef, elle fut tentée un instant de se plier aux superstitions humaines et d’adresser une prière à quelque ange gardien invisible, mais elle se ressaisit. Il faut que ce plan réussisse! Ses énormes vaisseaux patrouillaient aux limites de l’orbite planétaire, sans savoir d’où la flotte ennemie allait venir. Sur Chapitre, dans les camps temporaires établis sur les continents dévastés par l’épidémie de peste, les réfugiés avaient hâte de pouvoir quitter la planète. Mais quand bien même il y aurait eu des vaisseaux pour les transporter, ils n’avaient nulle part où aller. Chaque appareil en état de fonctionner avait été réquisitionné pour affronter les machines pensantes. L’humanité avait rassemblé tout ce qu’elle pouvait. — Vaisseaux ennemis en approche, Mère Commandante, dit l’Administrateur Gorus en recevant un message sur la console de capteurs. Sa natte de cheveux blancs semblait quelque peu défaite, et son teint était encore plus pâle que d’habitude. On l’avait persuadé de rester à bord du vaisseau amiral sur le champ de bataille principal, une sorte de garantie des nouveaux vaisseaux que ses usines avaient produits. Cette situation ne semblait pas particulièrement lui plaire. — Exactement comme nous l’avions prévu, dit Murbella. Déployez nos vaisseaux pour obtenir la zone de tir la plus large possible. Nous devons frapper l’Ennemi d’un seul coup avant qu’il ne puisse réagir. Les machines ont beau être adaptables, elles sont rarement capables de gérer l’imprévisible. Gorus la regarda avec aigreur. — Est-ce une évaluation basée sur les archives anciennes, Mère Commandante ? Une extrapolation de la façon dont Omnius réagissait il y a quinze mille ans ? — Oui, dans une certaine mesure, mais je fais confiance à mes instincts. L’approche des vaisseaux robotiques puissamment armés évoquait une pluie de météores. Les appareils monstrueux étaient des milliers contre la malheureuse centaine que possédait l’Ordre Nouveau. Tout le long de la ligne défensive, dans une centaine de systèmes solaires, Murbella savait que les combattants humains devaient faire face à la même situation d’infériorité. — Préparez-vous à lancer les Oblitérateurs. Arrêtez l’Ennemi avant qu’il n’ait pu se rapprocher de Chapitre. Murbella se croisa les bras sur la poitrine. À travers l’intercom, chaque capitaine confirma qu’il était prêt. Les vaisseaux des machines ralentirent, comme si elles étaient curieuses de savoir quel était ce petit obstacle placé en travers de leur route. Elles vont nous sous-estimer, pensa Murbella. — Optimisez les cibles. Visez les regroupements les plus importants. Agrégez les explosions. — Cibles acquises, Mère Commandante, dit Gorus. Son message fut aussitôt retransmis par ses techniciens en charge des capteurs. Murbella devait absolument éliminer les machines pensantes avant qu’elles n’aient eu le temps d’ouvrir le feu. — Lancez les Oblitérateurs, dit-elle en s’efforçant à rester calme. Telles des étincelles d’argent, les Oblitérateurs jaillirent des tubes de lancement en direction du front de vaisseaux ennemis, mais leur éclat s’estompa rapidement. Il n’y eut aucune explosion, alors même que certaines des armes lourdes avaient atteint leur cible. Les vaisseaux robotiques semblaient attendre quelque chose. Murbella regarda autour d’elle. — Assurez-vous que les Oblitérateurs sont bien armés. Pourquoi ne se passe-t-il rien ? Lancez la deuxième salve! Des alarmes retentirent. Affolé, Gorus se mit à courir d’une console à l’autre, appelant à grands cris les hommes de la Guilde sur les ponts supérieurs. Une Révérende Mère à l’air exténué se précipita dans la salle de contrôle et s’arrêta net devant Murbella. — Nos Oblitérateurs n’ont aucun effet. Ils ne fonctionnent pas. — Mais ils ont été testés! Nos Sœurs ont surveillé les chaînes de production. Comment pourraient-ils être défectueux ? C’est alors que les moteurs des cent vaisseaux du Chapitre s’arrêtèrent d’un seul coup. Les lumières vacillèrent, et l’on n’entendit plus le bourdonnement des réacteurs de maintien en position. — Que se passe-t-il ? s’écria Gorus. Un sabotage ? Avons-nous été trahis ? Comme si elles avaient attendu précisément ce moment, les machines s’approchèrent. D’une voix creuse, un homme de la Guilde annonça sur l’écran de communication : — Les systèmes de navigation ne répondent plus, Administrateur. Nous n’avons plus accès à nos commandes. Nos vaisseaux sont… hors service. Des voyants d’alarme éclairèrent le pont d’une lueur angoissante. — Les machines auraient-elles trouvé le moyen de neutraliser nos systèmes ? Gorus se tourna vers Murbella. — Il ne s’agit pas d’un brouillage, Mère Commandante. Nos… nos vaisseaux ne fonctionnent plus, tout simplement. Soudain, les forces ennemies furent sur eux, un millier de vaisseaux qui auraient facilement pu écraser les défenseurs humains. Murbella se prépara à mourir. Ses combattants ne pouvaient pas se défendre, ni défendre Chapitre qu’elle avait juré de protéger. Mais au lieu de les attaquer, la flotte robotique passa lentement à côté d’eux, comme pour se moquer de leur impuissance. Les machines ne se donnaient pas la peine de tirer, comme si les défenses de l’Ordre Nouveau ne justifiaient même pas cet effort! Loin derrière, juste à la limite du système solaire, une autre vague de machines pensantes apparut, se dirigeant droit vers Chapitre. La situation devait être identique à travers les cent systèmes où elle avait si soigneusement préparé la bataille de la dernière chance. — Elles le savaient! Ces maudites machines savaient que nos Oblitérateurs ne fonctionneraient pas! Comme si les vaisseaux de Murbella n’étaient qu’un simple caillou sur son chemin, la flotte d’Omnius les contourna pour atteindre la planète des Sœurs, à présent dépourvue de toute protection. Pas un seul des nouveaux vaisseaux de la Guilde n’avait un Navigateur à son bord; la plupart d’entre eux avaient disparu avec leurs long-courriers. Chaque vaisseau des groupes de combat de Murbella dépendait d’un compilateur ixien pour sa navigation. Des compilateurs mathématiques! Des ordinateurs… des machines pensantes. Les Ixiens! Murbella se maudit en silence d’avoir péché par excès de confiance dans ces nouveaux Oblitérateurs et dans sa propre capacité à prévoir la stratégie de l’Ennemi. — Suivez-moi, Administrateur. Je veux voir moi-même ces Oblitérateurs Elle saisit Gorus par le bras, avec une force suffisante pour lui faire un bleu. } Guidés par l’éclairage de secours, ils se rendirent rapidement sur le pont où les armes avaient été installées. Là, brillant comme des œufs d’argent dans des rangées de casiers, étaient stockés les incinérateurs de planètes fabriqués par Ix. Un homme de la Guilde s’approcha, l’air désemparé. — Nous avions vérifié les armes, Administrateur, et elles ont été correctement installées. Les commandes de déclenchement fonctionnent… mais nous venons d’en lancer des douzaines à l’instant, et aucune n’a explosé. — Mais pour quelle raison ? — Parce que… parce que les Oblitérateurs eux-mêmes… Murbella s’approcha d’une des armes dont la coque externe avait été ouverte. Sous un réseau complexe de câbles et de composants délicats, la charge de l’Oblitérateur avait fondu dans l’enveloppe du mécanisme, le rendant totalement inopérant. L’arme avait été neutralisée. — L’engin est inutilisable, Mère Commandante, dit Gorus. Il a été saboté. — Mais j’ai vu les tests moi-même! Comment est-ce possible ? — Un mécanisme à retardement aura tout coupé à un moment prédéterminé, ou la flotte de l’Ennemi a pu transmettre un signal de désactivation. Une ruse quelconque que nous ne pouvions prévoir. Murbella était atterrée. Elle avait commis une erreur fatale, celle-la même qui, d’après elle, aurait dû provoquer la perte des machines : elle n’avait pas su se préparer à l’imprévisible. Gorus et elle ouvrirent un autre Oblitérateur, et le trouvèrent dans le même état que le précédent. Elle sentit son cœur se glacer. Ces armes avaient été fabriquées pendant des années par les Ixiens, pour un coût en mélange qui avait bien failli ruiner l’Ordre Nouveau. Elle avait été bernée, et sa flotte paralysée par les Ixiens avant même que la bataille ne commence. — Qu’en est-il de nos générateurs ? — Nous pouvons les faire fonctionner, à condition de nous passer des compilateurs mathématiques. — Je me fiche bien des compilateurs! Trouvez le moyen de récupérer quelques Oblitérateurs Ils sont tous désactivés ? Sans exception ? — La seule façon de le savoir, Mère Commandante, serait de les ouvrir et de les examiner un par un. — Nous pourrions aussi les lancer tous, en espérant que quelques-uns fonctionnent encore. Murbella hocha lentement la tête. C’était effectivement une possibilité. Au point où ils en étaient, cela ne leur coûterait rien. Il fallait qu’elle trouve un moyen de lutter, et elle espérait que ses autres groupes de combat étaient dans une meilleure situation qu’elle… mais elle en doutait. En l’absence Oblitérateurs efficaces, toutes les planètes sur le front de bataille étaient désormais totalement vulnérables, et leur destruction prochaine était une certitude. Et tout cela par sa faute. Certains disent que le simple fait de survivre est la meilleure vengeance qui soit. Pour ma part, je préfère quelque chose d’un peu plus élaboré. Baron Vladimir Harkonnen, le ghola. Sous l’inspiration du moment, le Baron ordonna aux dix Danseurs-Visages qui l’accompagnaient de se transformer en Sardaukars du vieil Imperium. Il ne savait pas si quelqu’un saurait goûter la plaisanterie - les modes changent si facilement, et l’histoire oublie de tels détails -, mais cela lui conférerait une aura de commandement. Au cours de sa vie d’origine, il avait remporté une victoire éclatante sur la Maison Atréides grâce à l’appui de Sardaukars clandestins. Laissant le jeune Paolo - au demeurant fort agité - en compagnie d’Erasmus, prétendument « pour sa propre sécurité », le Baron revêtit un uniforme d’apparat parsemé de galons dorés et de médailles. Une dague de cérémonie pendait à sa ceinture, et il avait dissimulé un étourdisseur à large faisceau dans sa manche, pour pouvoir y accéder facilement. Les faux Sardaukars avaient beau être ses gardes du corps, il ne leur faisait pas particulièrement confiance non plus. On n’est jamais trop prudent… Lorsque le Baron et son escorte parvinrent au non-vaisseau captif, il leur fut impossible de trouver un accès dans la coque longue de un kilomètre - un moment particulièrement embarrassant, mais il en fallait plus pour arrêter Omnius. Guidées par le suresprit, certaines parties des bâtiments environnants se transformèrent en de gigantesques outils qui, après avoir percé la coque, écartèrent les plaques et les poutrelles métalliques pour ouvrir une large brèche d’accès. Il était plus facile et plus rapide d’utiliser la force brute que de chercher une porte et d’en déchiffrer les codes. Le Baron et ses gardes s’engagèrent au milieu des débris en baissant la tête pour éviter les câbles et les gerbes d’étincelles. Tout en restant vigilants au cas où une embuscade leur aurait été tendue, ils parcoururent les coursives avec une assurance apparente. Plusieurs des yeux-espions d’Omnius étaient partis devant eux en reconnaissance pour explorer les passages et dresser un plan de l’intérieur du vaisseau. Les occupants devaient forcément se rendre compte qu’il ne leur restait plus qu’à se rendre. Que pouvaient-ils faire d’autre ? Malheureusement, au cours de son existence précédente, le Baron avait eu une expérience considérable des fanatiques, comme ces bandes de Fremen déments sur Arrakis. Il était bien possible que, dans le cas présent, ces pauvres minables aient l’intention d’opposer une résistance pathétique et désespérée, et qu’ils finissent par se faire tous massacrer, y compris le prétendu Kwisatz Haderach qui se trouvait parmi eux. Paolo resterait le seul candidat, et tout irait bien. Ils rencontrèrent d’abord Duncan Idaho et une Bene Gesserit au regard plein de défi, qui dit s’appeler Sheeana. Au milieu d’un large couloir, ils attendaient le groupe d’abordage. Le Baron ne se souvenait que très vaguement de l’homme, d’après les archives de la Maison Atréides : un Maître d’Escrime de Ginaz, l’un des plus fidèles soldats du Duc Leto, qui avait été tué sur Arrakis en protégeant la fuite de Paul et de Jessica. Au rictus qui apparut sur le visage d’Idaho, il comprit que ce ghola avait également récupéré ses souvenirs. — Ho! Ho! Je vois que vous me connaissez! Idaho resta où il était. — Je me suis échappé de Giedi Prime alors que je n’étais encore qu’un enfant, Baron. J’ai battu Rabban au cours d’une de ses chasses. J’ai vécu bien des vies depuis. Cette fois-ci, j’espère que vous mourrez sous mes yeux. — Ma foi, vous parlez bien hardiment. Vous me rappelez ces roquets que l’Empereur Shaddam aimait avoir auprès de lui : toujours à japper et grogner de façon agaçante, mais si faciles à écraser sous le talon. (Sous la protection de ses Danseurs-Visages Sardaukars, il s’avança pour jeter un coup d’œil plus loin.) Combien de passagers avez-vous à bord ? demanda-t-il sèchement. Faites-les tous venir pour que je les inspecte. — Ils sont déjà rassemblés, répondit Sheeana. Nous nous sommes préparés à votre visite. Le Baron poussa un soupir. — Et j’imagine que vous avez des commandos et des snipers embusqués à tous les étages ? Vous aurez sans doute également falsifié les fichiers personnels. Une résistance puérile qui peut nous occasionner quelques maux de tête, mais qui ne vous rapportera rien. Nous avons suffisamment de troupes pour vous exterminer. \ — Ce serait stupide de notre part de chercher à résister, dit Sheeana, en tout cas pas avec des méthodes aussi banales. Le Baron fronça les sourcils, et la voix d’Alia résonna dans sa tête. Elle s’amuse à des petits jeux avec toi, Grand-père! — Toi aussi, siffla-t-il entre ses dents, surprenant tout le monde. — Cinq cents de nos hommes vont nous rejoindre, dit le faux commandant Sardaukar. Des détecteurs mobiles vont explorer chaque cabine de chaque niveau, et s’il y a quelque chose à trouver, nous le trouverons. Nous localiserons le Kwisatz Haderach. — Un Kwisatz Haderach ? demanda Idaho. C’est donc ça que cherchaient ces vieillards ? À bord de ce vaisseau ? Si cela vous amuse de perdre votre temps, vous êtes les bienvenus. — Si nous avions un surhomme à bord, ajouta sèchement Sheeana, vous n’auriez jamais pu nous capturer. Cette remarque troubla le Baron. Au fond de son esprit, il entendit cette maudite Alia ricaner de le voir ainsi pris de court. Le feu lui monta aux joues, mais il réussit à ne pas réagir tout haut. Quel imbécile il faisait, de discuter avec la voix inaudible d’une persécutrice invisible! D’autres passagers débouchèrent des couloirs du non-vaisseau et se rassemblèrent devant lui, telles des troupes attendant d’être passées en revue. Un des nouveaux venus le mettait particulièrement mal à l’aise. C’était un jeune ghola de petite taille, au teint cireux et au visage crispé, dont les yeux brûlaient de haine pour le Baron, qui n’arrivait pas à le reconnaître. Qu’avait-il bien pu lui faire, à celui-là ? Regarde un peu mieux, Grand-père. Tu ne le reconnais vraiment pas ? Il a failli te tuer! Je te jure qu’un jour, je t’arracherai de mon crâne! D’un air impassible, il examina de nouveau ce ghola à la mine renfrognée, et comprit soudain ce que signifiait ce diamant noir grossièrement dessiné sur son front. — Par ma foi, mais c’est Yueh! Mon cher docteur Yueh, quel plaisir de vous revoir. Je n’ai jamais eu l’occasion de vous dire à quel point vous avez aidé la cause des Harkonnen, autrefois. Je suis heureux de trouver un allié inattendu à bord de ce vaisseau. Yueh était frêle et semblait inoffensif, mais la lueur dans ses yeux était proprement assassine. — Je ne suis pas votre allié. — Vous n’êtes qu’un petit ver de terre méprisable. Je n’ai eu aucun mal à vous manipuler autrefois, et je peux recommencer quand je voudrai. Le Baron fut surpris de constater que le petit homme ne se démontait pas. Cette version de Yueh semblait plus forte… Les leçons de son passé ignominieux l’avaient peut-être transformé. — Vous n’avez plus aucun moyen de pression sur moi, Baron. Vous n’avez pas Wanna. Et même si vous l’aviez, je ne répéterais pas mes erreurs anciennes. D’un air de défi, il leva son menton pointu en croisant les bras sur sa maigre poitrine. Le Baron se détourna brusquement du docteur Suk quand d’autres prisonniers arrivèrent. Une jeune fille aux cheveux de bronze, qui devait avoir dans les dix-huit ans, ressemblait exactement à la ravissante Dame Jessica. La façon dont elle le regardait avec dégoût indiquait que ce ghola, lui aussi, avait recouvré sa mémoire. Jessica savait-elle qu’elle était en réalité sa fille ? Quelles amusantes conversations ils pourraient avoir ensemble! Aux côtés de Jessica, dans une attitude protectrice, se tenaient une fille plus jeune, vêtue à la façon des Fremen, et un jeune homme aux cheveux bruns - une parfaite image de Paolo, en un peu plus âgé. — Eh bien, serait-ce là le jeune Paul ? Un autre Paul Atréides ? Il lui suffirait d’un revers de sa dague, une simple égratignure de la pointe empoisonnée, et le Kwisatz Haderach rival ne serait plus qu’un souvenir. Mais le Baron tremblait en imaginant la réaction d’Omnius. Bien sûr, il voulait que Paolo parvienne à sa position de pouvoir, mais il n’avait pas l’intention de se sacrifier pour ce garçon. Après tout, même si le Baron l’avait élevé et formé, c’était toujours un Atréides. — Bonjour, Grand-père, dit Paul. Je me souviens de toi en beaucoup plus vieux et beaucoup plus gros. Le Baron trouva ce ton et cette attitude assez déplaisants. Pire encore, il eut une étrange sensation de vertige… comme si Paul était depuis toujours destiné à prononcer ces mots, comme s’il avait prévu cette situation dans une dizaine de visions différentes. Pourtant, le Baron se contenta d’applaudir d’un air ironique. — La technologie ghola n’est-elle pas merveilleuse ? On se croirait à la fin d’un de ces spectacles de jonglerie affreusement ennuyeux que l’Empereur aimait tant donner. Tout le monde revient pour donner un bis, c’est ça ? » Paul se raidit. ) — La Maison Atréides a écrasé les Harkonnen il y a bien longtemps, et provoqué l’extinction de leur race. Je m’attends à ce qu’il en soit de même cette fois-ci. — Ho! Ho! (Bien qu’amusé, le Baron ghola resta où il était. Il fit signe à son garde Sardaukar.) Faites le nécessaire pour qu’un médecin et un dentiste les examinent avant qu’ils ne s’approchent de moi. Qu’on regarde particulièrement les dents. Vérifiez qu’elles ne contiennent pas de capsules de poison. Ayant accompli l’objectif de sa visite, le Baron s’apprêtait à quitter le non-vaisseau quand tout à coup, parmi les réfugiés rassemblés, il remarqua une petite fille au côté d’un jeune garçon d’une douzaine d’années. Elle observait la scène en silence. Les deux enfants avaient un air d’Atréides. Il se figea en reconnaissant Alia. Non seulement cette enfant assoiffée de sang l’avait piqué avec le gom jabbar empoisonné et hantait maintenant ses pensées, mais voilà qu’elle se tenait devant lui! Regarde, Grand-père… Maintenant, on va pouvoir te tourmenter aussi bien de l’extérieur que de l’intérieur! La voix d’Alia dans sa tête le transperça comme un pic à glace. Le Baron réagit aussitôt, sans se soucier des conséquences. Tirant sa dague de son fourreau, il saisit la petite fille par le col et leva son arme. — Ils t’ont appelée l’Abomination! Sans un cri, Alia se débattit comme un animal enragé. Ses pieds menus s’enfoncèrent avec une force surprenante dans l’estomac du Baron, qui en eut le souffle coupé. Il vacilla, puis, sans hésiter une seconde, il enfonça la pointe empoisonnée dans le flanc de la petite fille. La lame pénétra facilement. Il arracha le couteau de la plaie et la poignarda de nouveau, cette fois-ci dans le cœur. Jessica poussa un cri déchirant. Paul se précipita, mais il était trop tard. Duncan rugit de colère et d’angoisse, et se jeta sur le garde Sardaukar devant lui, le tuant net d’une manchette à la gorge. Il brisa la nuque d’un autre garde, puis il se rua sur le Baron telle une bête sauvage. Celui-ci n’eut même pas le temps d’avoir peur, car ses gardes l’entourèrent aussitôt tandis que quatre autres retenaient Duncan. Les faux Sardaukars restants braquèrent leurs armes sur les prisonniers pour les tenir en respect. Le Baron recouvra son calme et contempla d’un air moqueur la petite fille qui agonisait dans ses bras : — Voilà pour ta peine. Tu m’avais tué, et maintenant c’est ton tour. En riant de voir tout ce sang sur ses mains, il la jeta à terre comme une poupée de chiffon. Et dans sa tête, pas même un murmure de celle qui le persécutait. Était-elle partie, elle aussi ? Les prisonniers avaient une expression meurtrière et désespérée qui inquiéta un instant le Baron. Mais sous la protection de ses faux Sardaukars, il recula en souriant. Les deux gardes morts avaient retrouvé leur aspect de Danseurs-Visages, mais aucun des prisonniers n’eut l’air surpris. Toute cette racaille d’Atréides se regroupa autour de la petite fille assassinée tandis que les Sardaukars ramassaient les corps de leurs camarades. Sheeana retint Duncan qui s’apprêtait à se lancer dans une autre attaque suicidaire. — Une mort suffit, Duncan. — Non, dit-il, ça ne suffit pas. Ce n’est qu’un début. (D. réussit à se contrôler au prix d’un effort manifeste.) Mais nous sommes bien obligés d’en rester là pour l’instant. Le Baron éclata de rire, et les Danseurs-Visages l’entraînèrent avec eux. Il remarqua leur air désapprobateur. — Eh quoi ? Je n’ai pas à me justifier auprès de vous. Au moins, me voilà débarrassé de cette Abomination une bonne fois pour toutes. Débarrassé, dis-tu ? Un ricanement de petite fille résonna dans sa tête comme du verre brisé. On ne se débarrasse pas de moi aussi facilement! J’étais déjà enracinée dans ton esprit bien avant que ce ghola ne naisse. La voix se fit plus forte. Et maintenant, je vais te torturer encore plus qu’avant. Tu ne me laisses pas le choix, Grand-père… Je vais être obligée d’être ta conscience. Le Baron hâta le pas en essayant d’ignorer cette présence moqueuse. Dans une guerre totale, l’enjeu est total… Gagner, c’est tout sauver, et succomber, c’est tout perdre. Un guerrier de la Vieille Terre. Tandis que les machines pensantes maintenaient un cordon de sécurité autour du non-vaisseau, Sheeana regarda Jessica emporter le corps de la petite Alia. Comme elle devait souffrir… Maintenant que ses souvenirs avaient été restaurés, Jessica savait au plus profond d’elle-même qui Alia était vraiment, et comprenait son immense potentiel. Et quelle ironie amère : Sainte Alia du Couteau… tuée avec un couteau. Jessica tenait l’enfant serrée dans ses bras, tremblant de tout son corps en s’efforçant de contenir ses sanglots. Quand elle leva les yeux vers Sheeana, celle-ci put y voir une lueur meurtrière. Duncan se tenait à côté de Jessica, son visage un masque de rage froide. — Nous aurons notre revanche, ma Dame. Nous sommes si nombreux à haïr le Baron qu’il ne saurait vivre encore bien longtemps. Même Yueh, assis à l’écart, semblait aussi tendu et dangereux qu’une arme prête à tirer. Paul et Chani se tenaient par la main pour se réconforter mutuellement. Leto II observait la scène en silence, l’esprit sans doute traversé d’un tourbillon de pensées contradictoires. Le jeune garçon donnait toujours l’impression d’être beaucoup plus que ce que son apparence laissait supposer, comme un iceberg dont la masse est cachée sous la surface. Sheeana s’était longtemps dit qu’il était peut-être le plus puissant des gholas qu’elle avait créés. Jessica puisa dans ses forces intérieures et releva dignement la tête. — Nous allons l’emmener dans mes appartements. Duncan, tu veux bien m’aider ? Le docteur Yueh, qui cherchait à tout prix à se faire pardonner, les accompagna. Partagée entre la colère, la frustration et l’angoisse, Sheeana considéra la situation. Non seulement ils avaient perdu le Bashar, mais Alia avait été assassinée, et les trois gholas essentiels - Paul, Chani et Leto II - n’avaient toujours pas recouvré leurs souvenirs. Stilgar et Liet-Kynes étaient restés sur Qelso, et Thufir Hawat avait été un Danseur-Visage. Alors même qu’ils faisaient enfin face à l’Ennemi, et qu’il fallait que les enfants gholas puissent accomplir leur destinée, il lui manquait beaucoup trop de ses « armes »! Elle n’avait que Yueh et Jessica… et Scytale, pour autant qu’elle puisse compter sur le Tleilaxu. Sheeana était au bord de l’épuisement. Ils avaient fui pendant tant d’années, emportant avec eux leurs espoirs et leurs projets, sans en voir jamais la fin. Ce qui se passait en ce moment n’était pas du tout ce qu’ils avaient espéré. La voix douce et lointaine de Serena Butler s’éveilla de nouveau en elle, sous l’effet de la colère ressentie en apprenant la véritable nature de l’Ennemi. Elle parlait en connaissance de cause. Les machines diaboliques ont toujours voulu exterminer l’humanité. Elles sont incapables d’oublier. — Mais elles ont été détruites, dit Sheeana à voix haute. Apparemment non. Des milliards de gens sont morts pendant le Jihad Butlérien, mais il semble que cela n’ait pas suffi. Au bout du compte, moi-même je n’ai pas suffi. — Je suis ravie de vous rencontrer enfin, dit une voix râpeuse. Une vieille femme s’avança dans le couloir, un large sourire illuminant son visage ridé. Malgré son âge apparent, ses mouvements étaient souples et elle dégageait une aura menaçante. Sheeana comprit immédiatement qu’il devait s’agir de la mystérieuse vieille femme qui les avait pourchassés inlassablement. — Duncan nous a parlé de vous. La femme sourit d’une façon déconcertante, comme si elle pouvait lire les pensées et les intentions les plus secrètes de Sheeana. — Vous avez été un gibier particulièrement agaçant. Toutes ces années perdues. Avez-vous deviné ma véritable identité, maintenant ? — Vous êtes l’Ennemi. Soudain, la vieille femme se transforma. Son visage, son corps et ses vêtements ondulèrent comme du métal liquide. Sheeana crut d’abord qu’il s’agissait d’un Danseur-Visage, mais la tête et le corps se mirent à briller comme du platine poli, et les vêtements de la matrone devinrent une toge de riche étoffe. Son visage était lisse, avec le même sourire sur des traits totalement différents. Un robot. Au plus profond de sa conscience, Sheeana sentit un grand tumulte dans la Mémoire Seconde. Au milieu des clameurs, la voix familière de Serena Butler s’éleva pour crier, Erasmus! Détruis-le! Au prix d’un gros effort, elle réussit à écarter les voix de la Mémoire Seconde et dit : — Vous êtes Erasmus. Celui qui a tué l’enfant de Serena Butler, déclenchant ainsi le Jihad contre les machines pensantes. — Ah, on se souvient donc encore de moi après si longtemps… Le robot semblait très content. — Serena se souvient très bien de vous, c’est vrai. Elle est en moi, et elle vous hait. Le visage du robot s’éclaira de joie. — Serena Butler est là ? Ah, oui, je suis au courant pour votre Mémoire Seconde. Les Danseurs-Visages nous ont rapporté de nombreuses Bene Gesserit. La clameur des mémoires s’éleva de nouveau dans l’esprit de Sheeana. — Je suis Serena Butler, et elle est moi. Même après tant de milliers d’années, la douleur est toujours aussi vive. Nous ne pouvons oublier ce que vous avez détruit, ni ce que vous avez déclenché. — Ce n’était qu’une seule vie - rien de plus qu’un bébé. En toute logique, ne voyez-vous pas à quel point la réaction de l’humanité a été excessive ? Le robot avait l’air tellement raisonnable… Sheeana sentit un changement dans le ton et le rythme de sa propre voix, comme si une force intérieure prenait le contrôle de son corps. — Une seule vie ? Rien de plus qu’un bébé ? (C’était maintenant Serena qui s’exprimait, dominant la multitude des autres voix. Sheeana la laissa faire. Après si longtemps, Serena pouvait enfin affronter son pire ennemi.) Cette vie a conduit à la défaite militaire de l’Empire Synchronisé tout entier. Le Jihad Butlérien était en lui-même un Kralizec. L’issue de cette guerre a modifié le cours de l’univers. Erasmus semblait enchanté de la comparaison. — Ah, voilà qui est intéressant. Et la fin du Kralizec actuel inversera peut-être ce résultat, et rétablira le règne des machines pensantes. Si c’est le cas, nous serons beaucoup plus efficaces cette fois-ci. — C’est ainsi que vous prévoyez l’issue de Kralizec ? — Ce serait ma préférence. Il faut qu’un changement fondamental se produise. Puis-je compter sur vous pour m’aider ? — Jamais. La voix projetée par Serena était froide et implacable. En regardant le robot indépendant, Sheeana comprit mieux encore qu’elle faisait partie de quelque chose d’infiniment plus grand et plus important qu’une seule vie, qu’elle était reliée à un vaste continuum d’existences qui remontaient dans le passé et qui, l’espérait-elle, s’étendaient également dans le futur. Un ensemble remarquable, mais réussirait-il à survivre ? — Il y a dans vos yeux une flamme qui m’est familière. Si une partie de vous est effectivement Serena Butler, alors il faudra que nous reparlions ensemble de toute cette époque. Les capteurs optiques d’Erasmus scintillaient. — Elle ne souhaite pas prolonger la conversation avec vous, dit Sheeana en utilisant sa propre voix. Erasmus ignora la rebuffade. — Conduisez-moi à vos appartements privés. On apprend tellement de choses sur la personnalité d’un humain quand on est chez lui. — Je refuse. Le robot durcit le ton. — Soyez raisonnable. Ou faut-il que je décapite quelques-uns de vos compagnons pour vous encourager à coopérer ? Demandez à Serena Butler, puisqu’elle est dans votre tête - elle sait très bien que j’en suis capable. Sheeana le foudroya du regard sans répondre. Le robot poursuivit d’une voix posée : — Mais une simple conversation avec vous dans vos appartements pourrait assouvir provisoirement mon appétit. Vous préférez sûrement cela à un carnage ? Sheeana fit signe aux autres de rester là, puis elle tourna le dos au robot et se dirigea vers l’un des ascenseurs qui fonctionnaient encore. Erasmus la suivit d’une démarche presque dansante. Dans l’appartement de Sheeana, le robot fut intrigué par le tableau de Van Gogh. Chaumes à Cordeville était l’une des reliques les plus anciennes de la civilisation humaine. Erasmus examina l’œuvre attentivement, d’un air admiratif. — Ah, oui! Je m’en souviens très bien. C’est moi-même qui l’ai peint. — Il s’agit de l’œuvre d’un artiste terrien du XIXesiècle, Vincent Van Gogh. — J’ai étudié avec beaucoup d’intérêt la vie de ce fou qui vivait en France, mais je peux vous assurer que c’est l’un des tableaux que j’ai peints moi-même il y a quelques milliers d’années. J’ai copié l’original en m’attachant scrupuleusement au moindre détail. Sheeana se demanda s’il était possible qu’il dise la vérité. Erasmus décrocha le tableau et l’examina de plus près, passant le bout de ses doigts métalliques sur la mince plaque de cristoplaz qui en protégeait la surface. — Oui, je me souviens bien de chaque touche, chaque coup de brosse, chaque nuance de couleur. C’est réellement l’œuvre d’un génie. Sheeana retint son souffle. Elle savait à quel point ce tableau était ancien et d’une valeur inestimable. À moins que ce ne soit effectivement un faux. — L’original était l’œuvre d’un génie. Si ce que vous dites est vrai, alors vous n’avez fait que copier le chef-d’œuvre de quelqu’un d’autre. Il ne peut y avoir qu’un seul original. Les capteurs optiques du robot scintillèrent comme une galaxie. — Si c’est exactement le même, alors les deux tableaux sont des œuvres géniales. Si ma copie est parfaite, jusqu’au plus petit coup de pinceau, ne peut-on dire alors qu’il s’agit d’un second original ? — Van Gogh était un homme doué de créativité et d’inspiration. Vous n’avez fait qu’imiter son travail. Vous pourriez aussi bien dire qu’un Danseur-Visage est une œuvre d’art. Erasmus sourit. — Certains le sont. Brusquement, de ses mains puissantes, le robot déchira la toile et brisa le cadre en minuscules fragments. Comme pour mettre un point final à ce geste grotesque, Erasmus pivota sur lui-même et écrasa les débris à coups de talon, en disant : — Mettez cela sur le compte d’un tempérament d’artiste. Avant de quitter Sheeana, il ajouta : — Omnius va bientôt convoquer votre Kwisatz Haderach. Cela fait longtemps que nous attendons ce moment. Quelle différence y a-t-il entre données et mémoire ? J’ai l’intention de le découvrir. Erasmus, notes de laboratoire. Les souvenirs que le robot indépendant avait de Serena étaient encore frais dans sa mémoire, comme si les événements ne remontaient qu’à quelques jours. Serena Butler… quelle femme fascinante. Et de même qu’Erasmus avait survécu à travers les millénaires sous forme d’un paquet de données presque détruites mais qui avaient pu être récupérées, de même les souvenirs et la personnalité de Serena existaient toujours d’une certaine façon, dans les Mémoires Secondes des Bene Gesserit. Ce qui soulevait une question intéressante : aucune Bene Gesserit ne pouvait descendre directement de Serena Butler, puisque Erasmus avait tué son unique enfant. D’un autre côté, il ne pouvait être absolument certain de ce qu’il était advenu des nombreux clones expérimentaux qu’il avait produits au fil des années. Il avait à maintes reprises essayé de recréer Serena, mais sans succès. Mais sur ce non-vaisseau, les humains avaient produit des gholas récupérés de leur passé, tout comme lui-même avait fait revenir le Baron Harkonnen et une version de Paul Atréides. Erasmus savait qu’un tube anentropique caché dans le corps d’un Maître du Tleilax avait contenu un trésor de cellules anciennes soigneusement préservées. Il était convaincu qu’un véritable Maître du Tleilax saurait recréer Serena, là où ses propres tentatives rudimentaires avaient échoué. Erasmus et Omnius avaient absorbé suffisamment de Danseurs-Visages pour éprouver un respect instinctif à l’égard des capacités d’un Maître. Le robot indépendant savait exactement où aller avant de quitter le non-vaisseau. Il trouva le centre médical et les salles axlotl où l’intégralité des cellules historiques avaient été répertoriées et stockées. Si Serena Butler se trouvait parmi elles… Il fut surpris d’y trouver un Tleilaxu. Le petit homme, qui semblait agité et épuisé, avait déconnecté l’ensemble des systèmes de support vital des cuves axlotl. Grâce à ses capteurs olfactifs, Erasmus décela les odeurs de produits chimiques, de précurseurs de mélange et de chair humaine. Il sourit. — Vous devez être Scytale, le Maître du Tleilax! Cela fait bien longtemps… Scytale pivota sur lui-même, et sembla effrayé à la vue du robot. Erasmus se rapprocha et dévisagea le Tleilaxu. — Un enfant ? Que faites-vous ici ? Le Tleilaxu se redressa de toute sa taille. — J’ai détruit les cuves et le mélange qu’elles produisaient. J’ai été obligé de révéler cette technique pour pouvoir marchander. Mais je ne laisserai pas des machines pensantes et des traîtres de Danseurs-Visages me la voler… nous la voler. Erasmus ne semblait aucunement se soucier de la destruction des cuves axlotl. — Mais vous me paraissez très jeune. — Je suis un ghola. J’ai recouvré mes souvenirs. Je suis tout ce qu’étaient mes incarnations précédentes. — Mais oui, bien sûr. Quel processus merveilleux que de pouvoir vous perpétuer à travers une succession de gholas. Nous autres machines, nous comprenons très bien ces choses-là, même si nous utilisons des méthodes beaucoup plus efficaces pour transférer et sauvegarder les données. Son regard se fixa sur la bibliothèque génétique qui contenait toutes les cellules de gholas potentiels… Serena Butler… Remarquant le centre d’intérêt du robot, le Tleilaxu bondit pour s’interposer. — Prenez garde! dit-il. Les sorcières ont installé des détecteurs de sécurité sur ces échantillons de gènes pour que personne ne puisse les modifier ou les voler. Le stockage est équipé d’un système d’autodestruction. (Il plissa ses petits yeux noirs de rongeur. Si ce Maître était en train de bluffer, il était remarquablement convaincant.) Je n’ai qu’à tirer l’un de ces compartiments, et l’ensemble sera baigné de suffisamment de rayons gamma pour détruire tous les échantillons. — Mais pourquoi ? demanda le robot, qui semblait perplexe. Après que les Bene Gesserit vous ont pris ces cellules et les ont utilisées à leurs propres fins ? Ne vous ont-elles pas contraint à coopérer ? Etes-vous vraiment prêt à vous ranger à leurs côtés ? (Il tendit sa main de platine.) Joignez-vous plutôt à nous. Je vous récompenserais richement si vous m’aidiez à produire un certain ghola en particulier… D’un geste menaçant, Scytale posa la main sur l’un des nombreux compartiments de cellules. Bien que tremblant de tous ses membres, il semblait parfaitement déterminé. — Oui, je suis prêt à me ranger à leurs côtés. Je serai toujours du côté opposé aux machines pensantes. — Intéressant… De nouveaux ennemis concluent des alliances inattendues. Le Tleilaxu ne bougea pas. — En dernière analyse, dit-il, nous sommes tous des êtres humains… mais pas vous. Erasmus rit doucement. — Et que dites-vous des Danseurs-Visages ? Ils sont quelque part entre les deux, n’est-ce pas ? Ce ne sont pas les changeurs de forme que vous avez créés il y a si longtemps, mais des machines biologiques bien supérieures que j’ai aidé à mettre au point. Et grâce à elles, Omnius et moi, nous sommes de fait les plus grands des Danseurs-Visages… entre autres choses. — N’avez-vous pas remarqué que les Danseurs-Visages ne sont plus fiables ? demanda Scytale, qui ne bougeait toujours pas. — Ah, mais ils restent fiables en ce qui me concerne, dit Erasmus. — En êtes-vous si sûr ? Le robot esquissa un pas en avant, à titre d’essai. Les doigts de Scytale se crispèrent sur la poignée du tiroir d’échantillons. Erasmus amplifia sa voix : — Stop! (Il recula pour laisser un peu de champ au Maître du Tleilax. Il aurait largement le temps de revenir plus tard et de tester sa loyauté.) Je vous laisse à vos échantillons. Cela faisait quinze mille ans qu’Erasmus attendait Serena. Il pouvait donc attendre encore un peu. Pour l’instant, il fallait qu’il retourne dans la salle de la cathédrale afin d’organiser le dernier spectacle. Le suresprit n’était pas tout à fait aussi patient qu’Erasmus pour ce qui était d’atteindre son objectif final. Viens, mangeons et chantons ensemble. Nous partagerons une bonne bouteille en riant de nos ennemis. Extrait d’une ancienne ballade composée par Gurney Halleck. Le suresprit ordinateur envoya ses troupes pour aller chercher Paul dans l’Ithaque et l’amener dans la cathédrale centrale des machines. Des gardes robotiques du dernier modèle envahirent les couloirs comme une nuée d’insectes argentés. En s’approchant de Paul, l’un d’eux lui dit : — Venez avec nous jusqu’à la cathédrale principale. Chani prit Paul par le bras et s’y agrippa, comme si elle aussi avait soudain des mains métalliques. — Je ne te laisserai pas partir, Usul. En examinant cette escorte inhumaine, il lui dit : — Nous ne pouvons pas les empêcher de m’emmener. — Alors, j’y vais avec toi. (Quand il essaya de l’en dissuader, elle l’interrompit :) Je suis une Fremen. Crois-tu pouvoir me l’interdire ? Tu ferais aussi bien de combattre ces machines. En réprimant un petit sourire, il se tourna vers les machines de métal poli qui cliquetaient devant lui. — Je suis prêt à vous accompagner sans opposer de résistance, à la seule condition que Chani puisse venir avec moi. De retour de ses appartements où le corps d’Alia était maintenant posé sur le lit étroit, Jessica vint se placer entre Paul et les robots. Ses vêtements étaient encore maculés de sang. — C’est mon fils. J’ai déjà perdu une fille aujourd’hui, et je ne peux pas supporter l’idée de le perdre, lui aussi. Je vous accompagne. — Nous sommes ici pour escorter Paul Atréides jusqu’à la cathédrale principale, dit l’un des robots dont le visage informe évoquait une pluie d’orage tombant sur une vitre de Caladan. Il n’y a pas d’autres restrictions. Paul considéra cela comme un accord. Pour une raison quelconque, Omnius voulait le voir, bien qu’il n’ait pas encore recouvré ses souvenirs. Apparemment, les autres passagers et l’équipage n’intéressaient pas le suresprit. Paul avait-il été l’objet de la chasse dès le début ? Comment était-ce possible ? Les machines pensantes avaient-elles réussi à savoir qu’il serait à bord ? Paul saisit Chani par la main et lui dit : — Je ne sais pas quel sort nous est réservé, mais tout sera terminé d’ici peu. Depuis toujours, nos destinées nous ont propulsés vers cet instant, comme des trains à suspenseurs dont on aurait perdu le contrôle. — Nous l’affronterons ensemble, mon amour, répondit-elle. Il aurait tant voulu pouvoir se souvenir de toutes les années passées auprès d’elle… et qu’elle s’en souvienne aussi. — Et Duncan ? demanda-t-il. Et Sheeana ? — Nous devons partir, maintenant, dirent les robots à l’unisson. Omnius nous attend. — Ils seront au courant bien assez tôt, dit Jessica. Avant de s’en aller, Paul insista pour prendre le krys que Chani lui avait façonné. Tel un guerrier Fremen, il le portait fièrement à la ceinture. Il savait bien que cette dent de ver des sables ne pourrait rien contre les machines pensantes, mais elle lui donnait l’impression d’être le légendaire Muad’Dib - l’homme qui avait vaincu de puissants empires. Il lui revint cependant à l’esprit cette terrible vision récurrente, ce fragment de mémoire ou de prescience dans lequel il gisait à terre dans un heu étrange, mortellement blessé… et regardant au-dessus de lui une version plus jeune de lui-même qui riait d’un air triomphant. Il cligna des yeux pour s’efforcer de se concentrer sur la réalité du moment, et non sur des éventualités ou sur sa destinée. Tout en suivant les robots insectoïdes, il essaya de se convaincre qu’il était prêt à faire face à ce qui l’attendait. Avant que les trois gholas n’aient quitté le vaisseau par la brèche faite par les machines, Wellington Yueh tenta de se frayer un chemin à travers la rangée de robots d’escorte. — Attendez! Je veux… il faut que j’y aille avec vous. (Il chercha fébrilement un prétexte.) Si quelqu’un venait à être blessé, je suis le meilleur docteur Suk disponible. Je pourrai vous aider. (Il baissa la voix pour ajouter d’un ton suppliant :) Le Baron y sera, et il voudra certainement me voir. Luttant toujours contre le sentiment de haine qui avait resurgi en elle, Jessica répondit d’une voix âpre et amère : — Nous aider ? Comme vous avez aidé Alia ? Yueh reçut ces mots comme autant de gifles. — Laisse-le venir avec nous, Mère. (Paul semblait résigné.) Le docteur Yueh a été un fidèle compagnon et le mentor du Paul d’origine. Je ne vais pas repousser un allié ou un témoin de ce qui va se passer. Ils suivirent les robots et se retrouvèrent sur une route de métal liquide qui les transporta comme sur des plaques flottantes. Des appareils semblables à des chauves-souris sillonnaient le ciel, et des yeux-espions aux multiples facettes observaient sous tous les angles la progression du groupe. Derrière eux, l’immense non-vaisseau avait été incorporé dans la métropole des machines. Des bâtiments métalliques à l’architecture fluide avaient poussé autour de la coque de l’Ithaque telles des branches de corail enserrant l’épave d’un navire au fond des océans de Caladan. Les bâtiments semblaient se modifier à chaque pensée fugitive du suresprit. — Cette ville est vivante, dit Paul, et intelligente. Ce n’est qu’une immense machine qui s’adapte sans cesse. Dans un murmure, sa mère cita les écritures anciennes : — Tu ne créeras point de machine à l’image de l’esprit humain. Des haut-parleurs apparurent dans les murs argentés des énormes bâtiments autour d’eux, et une voix synthétique répéta les paroles de Jessica sur un ton moqueur : — «Tu ne créeras point de machine à l’image de l’esprit humain. » Quelle étrange superstition! (Le rire semblait avoir été enregistré ailleurs, puis déformé et rejoué ici.) J’ai hâte de vous rencontrer. Les robots d’escorte les conduisirent à l’intérieur d’une immense structure aux murs chatoyants et aux arches incurvées, qui renfermait de grands jardins. Une fontaine de lave spectaculaire projetait dans un bassin des gerbes écarlates de liquide brûlant. Au milieu de la grande salle de la cathédrale, deux vieillards les attendaient. Ils portaient des vêtements amples et confortables, et dans ce bâtiment impressionnant, ils semblaient bien petits et inoffensifs. Paul décida de ne pas laisser à ses geôliers le temps de prendre l’initiative. — Pourquoi m’avez-vous fait venir ici ? Que voulez-vous ? — Je veux aider l’univers, dit le vieil homme en descendant les marches de marbre. Nous sommes dans la dernière phase de Kralizec, le grand tournant qui va changer l’univers pour toujours. Tout ce qui l’a précédé prendra fin, et tout ce qui suivra dans l’avenir se fera sous ma direction. La vieille femme expliqua : — Pensez au chaos qui a prévalu pendant les millénaires de la civilisation humaine. Quelles créatures brouillonnes vous faites! Nous autres, les machines pensantes, nous aurions su gérer tout cela bien plus efficacement. Nous avons appris ce qui s’est passé avec votre Empereur-Dieu Leto II, la Dispersion et les Temps de la Famine. — Au moins, il a su faire régner la paix pendant trente-cinq siècles, ajouta le vieil homme. De ce point de vue-là, il ne s’est pas trop mal débrouillé. — C’était mon petit-fils, dit Jessica. On l’a appelé le Tyran à cause des décisions difficiles qu’il a prises. Mais quels que soient les ravages qu’il a pu provoquer, ils ne sont rien à côté de ce que vos machines pensantes ont commis pendant le Jihad Butlérien. — Vos accusations sont un peu faciles. Est-ce nous qui sommes la cause de toute cette destruction, ou des humains comme Serena Butler ? On pourrait en discuter longuement. (Soudain, la vieille femme abandonna son déguisement, tel un serpent qui se débarrasse de sa peau. Le visage de fluidométal du robot - mâle, à présent - arborait un large sourire.) Depuis le début, les machines et les hommes sont en conflit, mais nous seules sommes capables d’observer le long déroulement de l’Histoire, nous seules pouvons comprendre ce qu’il faut faire et trouver le moyen de le mettre en œuvre. N’est-ce pas là une analyse correcte de votre Kralizec légendaire ? — Ce n’est qu’une interprétation parmi beaucoup d’autres, dit Jessica. — Mais c’est la bonne. En ce moment même, nous nous livrons à une tâche nécessaire… nous arrachons les mauvaises herbes du jardin. C’est une excellente analogie. Les mauvaises herbes n’apprécient pas ce processus, et le terreau sera un peu perturbé quelque temps, mais au bout du compte, le jardin s’en trouvera grandement amélioré. Cette confrontation entre les machines et les humains n’est que la manifestation concrète d’un conflit très ancien que vos philosophes ont décrit comme la lutte entre le cœur et la raison. Omnius avait conservé son aspect de vieillard, car il ne possédait pas d’autre représentation physique familière. — Dans l’Ancien Empire, reprit-il, un certain nombre de vos congénères tentent de nous livrer un dernier combat. Cette résistance est vaine, car mes Danseurs-Visages ont fait le nécessaire pour que leurs armes ne fonctionnent pas. Même vos machines de navigation sont sous mon contrôle. Ma flotte s’approche déjà de Chapitre. — Notre vaisseau n’a eu aucun contact avec la Guilde ni avec le Chapitre depuis que je suis né, et même bien avant, dit Paul d’un air indifférent. (Il désigna Chani, Jessica et Yueh, des gholas nés comme lui sur le non-vaisseau.) Aucun de nous n’est allé dans l’Ancien Empire. — Alors, permettez-moi de vous le montrer. D’un geste de la main, le vieil homme fit apparaître une holo-image complexe affichant d’innombrables étoiles et indiquant jusqu’où son immense flotte avait progressé. Paul fut sidéré par l’étendue de la conquête et des dévastations; Omnius ne cherchait certainement pas à exagérer ce que ses machines avaient fait… il n’en avait pas besoin. Des centaines de planètes avaient déjà été détruites ou réduites en esclavage. D’une voix qui se voulait rassurante, Erasmus ajouta : — Heureusement, la guerre va bientôt prendre fin. Le vieil homme s’approcha de Paul. — Et maintenant que je t’ai, l’issue ne fait plus aucun doute. La projection mathématique nous assure que le Kwisatz Haderach modifiera l’issue de la bataille à la fin de l’univers. À présent que je vous contrôle tous les deux, nous allons pouvoir mettre fin à ce conflit. Erasmus s’avança pour examiner Paul, tel un savant étudiant un spécimen rare. Ses capteurs optiques scintillèrent. — Nous savons que vous avez le potentiel contenu dans vos gènes. Il ne nous reste plus qu’à déterminer lequel des deux Paul Atréides fera le meilleur Kwisatz Haderach. L’optimisme est peut-être la meilleure arme que possède l’humanité. Sans lui, nous ne tenterions jamais l’impossible, ce qui - contre toute probabilité -mène parfois au succès. Mère Commandante Murbella, discours aux Sœurs rassemblées. Sans Oblitérateurs ni aucun moyen de naviguer, les vaisseaux des forces humaines flottaient dans l’espace telles des victimes prêtes à être sacrifiées sur l’autel, tout le long de la dernière ligne de défense qui avait été tracée. À bord de son vaisseau amiral, la Mère Commandante Murbella lançait des ordres tandis que Gorus, l’Administrateur de la Guilde, exigeait des miracles de la part de ses subordonnés. Sur les écrans de la passerelle de navigation, Murbella vit les cuirassés des machines pensantes croiser les malheureux vaisseaux de l’Ordre Nouveau, en route pour aller détruire la planète du Chapitre. Cette même absence totale de combat devait se reproduire dans la centaine de positions occupées le long de la ligne de front, et les systèmes habités par les humains étaient désormais entièrement vulnérables. Murbella avait bel et bien perdu son pari. Ce qui dominait ses pensées, c’était sa responsabilité à l’égard de l’humanité, envers ce qu’il restait de l’Ordre Nouveau… et envers son cher Duncan perdu depuis si longtemps. Était-il toujours vivant, se souvenait-il même encore d’elle ? Cela faisait maintenant près de vingt-cinq ans… Murbella savait ce qu’elle devait faire - pour lui, pour elle, et pour tous ceux qui avaient survécu jusqu’ici à cette guerre épique. Sans se laisser dominer par sa rage instinctive d’Honorée Matriarche, Murbella se tourna brusquement vers Gorus. Elle agrippa l’Administrateur par le col et le secoua si fort que sa natte vint lui fouetter le visage. — Quelles autres armes y a-t-il sur vos vaisseaux de la Guilde ? — Quelques missiles, Mère Commandante. Des charges explosives. De l’artillerie offensive classique… mais ce serait du suicide! Seuls les Oblitérateurs nous auraient permis de porter un coup fatal à l’Ennemi! Elle le repoussa avec dégoût, et il tomba à terre. — C’était déjà une mission suicide! Comment pouvez-vous être encore aussi lâche maintenant que nous n’avons plus le choix ? — Mais… mais, Mère Commandante… nous perdrions notre flotte, et nos vies! — Manifestement, l’héroïsme ne fait pas partie de vos qualités premières. (Elle se tourna vers un assistant de la Guilde qui s’efforçait de se faire tout petit et, utilisant la puissance de la Voix pour faire bonne mesure, elle lui ordonna :) Préparez le lancement des Oblitérateurs. Saturez l’espace environnant. Les saboteurs en ont peut-être oublié quelques-uns. L’homme de la Guilde s’activa aux commandes des armes, en se souciant à peine de sélectionner des cibles. Il projeta dix Oblitérateurs, puis dix autres encore. Aucun n’explosa, et les vaisseaux robotiques continuèrent d’avancer. À voix basse, Murbella dit : — Maintenant, lancez tous les missiles standard que nous possédons. Et quand nous aurons épuisé tout notre armement conventionnel, nous nous servirons de nos vaisseaux comme de béliers pour percuter les leurs. — Mais pourquoi, Mère Commandante ? protesta Gorus. Nous ferions mieux de battre en retraite et de nous regrouper plus tard, pour élaborer un autre plan d’attaque. Nous devons au moins survivre! — De toute façon, si nous ne remportons pas la victoire aujourd’hui, nous ne survivrons pas bien longtemps. Nous avons beau être largement dominés en nombre, nous pouvons au moins détruire une partie de la flotte des machines. Je me refuse tout simplement à abandonner le Chapitre! Gorus se remit péniblement debout. — À quoi cela servira-t-il, Mère Commandante ? Les machines se contenteront de remplacer leurs vaisseaux détruits. Tandis qu’ils discutaient, d’autres Oblitérateurs furent déployés. Pour l’instant, aucun n’avait fonctionné. — Cela servira à leur montrer que nous sommes encore capables de nous battre. C’est ce qui fait de nous des êtres humains, c’est ce qui nous donne un sens. L’Histoire n’aura pas à retenir que nous avons abandonné Chapitre pour aller nous cacher au moment de la grande confrontation finale entre l’humanité et les machines pensantes. — L’Histoire ? Qui restera-t-il pour l’écrire ? À trois minutes d’intervalle, six petits appareils équipés de générateurs Holtzman apparurent successivement dans la zone de combat au-dessus de Chapitre, venant des autres groupes de vaisseaux. Ils transmirent des messages urgents et demandèrent de nouvelles instructions à la Mère Commandante. — Nos Oblitérateurs ne fonctionnent pas! — Tous nos systèmes de navigation sont désactivés. — Comment les combattre maintenant, Mère Commandante ? — Nous les combattrons avec tout ce que nous avons, répondit-elle avec assurance. C’est alors qu’un immense éclair aveuglant engloutit une bonne cinquantaine de vaisseaux de l’Ennemi, les vaporisant instantanément en une prodigieuse gerbe de feu. L’onde de choc fut ressentie même à bord des vaisseaux de la Guilde les plus éloignés. Murbella retint son souffle, puis elle éclata de rire. — Regardez! Un des Oblitérateurs fonctionnait encore! Lancez tout ce qui reste! Mais à sa grande surprise, l’espace environnant se mit à scintiller et à se craqueler, dégorgeant soudain des centaines de vaisseaux géants. Ces appareils ne faisaient pas partie de la flotte de défense humaine. Murbella crut tout d’abord que l’Ennemi avait envoyé une autre armada dévastatrice, mais elle reconnut rapidement le cartouche dessiné sur les coques incurvées. Des long-courriers de la Guilde! Jaillissant de toutes parts des replis de l’espace, ils encerclèrent la première vague massive de vaisseaux robotiques. — Administrateur, pourquoi ne nous avez-vous rien dit ? demanda Murbella d’une voix cassante. Il doit bien y avoir un millier de vaisseaux! Gorus semblait aussi stupéfait qu’elle. Une voix de femme retentit à travers le réseau de communication qui reliait les défenseurs de Murbella. — Je suis l’Oracle du Temps, et j’amène des renforts. Les compilateurs mathématiques ont corrompu de nombreux vaisseaux de la Guilde, mais ce sont mes Navigateurs qui pilotent ces long-courriers. — Des Navigateurs ? (L’Administrateur aux cheveux blancs semblait consterné.) Nous pensions qu’ils étaient tous morts, faute d’épice. D’une puissante voix chantante, l’Oracle poursuivit : — Et mes vaisseaux - contrairement à ceux fabriqués par ces traîtres de manufacturants ixiens - possèdent un armement opérationnel complet. Nos Oblitérateurs fonctionnent parfaitement. Nous les avions pris sur d’anciens vaisseaux des Honorées Matriarches, et nous les avions cachés pour assurer notre propre défense. Nous comptons maintenant nous en servir. Murbella sentit ses joues s’empourprer. Elle s’était toujours doutée que les Honorées Matriarches rebelles devaient posséder beaucoup plus d’Oblitérateurs que ce qu’on avait trouvé. Ainsi donc, les Navigateurs les avaient cachés pendant tout ce temps! Réagissant à l’arrivée des renforts, la flotte d’invasion d’Omnius modifia sa formation, mais les machines étaient incapables de saisir l’ampleur et la puissance de l’étonnant adversaire auquel elles devaient maintenant faire face. Elles ne manœuvrèrent pas suffisamment à temps lorsque les long-courriers de l’Oracle crachèrent des boules de feu aveuglantes, provoquant une série d’explosions qui ressemblaient à des supernovae en miniature. Chaque éclair de lumière incandescente vaporisait des groupes entiers de vaisseaux de l’Ennemi, victimes d’une trop grande confiance dans leur supériorité. Les forces robotiques tentèrent de se défendre en se dispersant, mais leur réaction se révéla inefficace, comme si les fonctions de contrôle des machines avaient été désactivées. Le suresprit avait préparé son plan méthodiquement, le révisant inlassablement et incorporant toutes sortes de stratégies pour différentes éventualités. Mais Omnius n’avait pas prévu celle-là. — Les machines pensantes sont depuis longtemps mes ennemis jurés, déclara l’Oracle de sa voix spectrale. Sous les yeux de Murbella, qui observait la scène avec une grande satisfaction, des Oblitérateurs parfaitement ciblés annihilaient d’innombrables vaisseaux de l’Ennemi. Si seulement les Honorées Matriarches s’étaient servies autrefois des armes qu’elles avaient volées contre les machines pensantes, quand il était encore temps! Mais ces femmes avaient toujours été incapables de faire front contre un ennemi commun. Elles avaient préféré conserver ces armes et en utiliser la puissance destructrice pour se battre entre elles, et anéantir des planètes rivales. Quel gâchis! Les explosions qui se chevauchaient, chacune suffisamment forte pour embraser une planète, se succédaient sur le front de la flotte des machines. Une douzaine de long-courriers s’enfoncèrent plus profondément dans le système de Chapitre pour donner la chasse aux vaisseaux de l’Ennemi qui avaient déjà atteint l’orbite planétaire. — Nous allons faire tout notre possible pour les autres planètes de votre ligne de défense, dit l’Oracle. Aujourd’hui, l’Ennemi va souffrir. Murbella n’avait pas encore tout à fait pris conscience de ce qui se passait autour d’elle, lorsqu’elle constata que la vague initiale des forces robotiques n’était plus qu’un nuage de débris dispersés. Pour autant qu’elle pût en juger, les vaisseaux de guerre de l’Ennemi n’avaient même pas eu l’occasion de lancer un seul missile sur les défenseurs de l’humanité. Quelques long-courriers disparurent brusquement, plongeant dans les replis de l’espace pour porter secours aux autres défenseurs de la dernière chance. Là, ils largueraient leurs Oblitérateurs et poursuivraient leur route pour d’autres combats contre l’Ennemi. Tout le long de la ligne de front, à chaque endroit où Murbella avait placé ses groupes de combattants, les Navigateurs frappaient, et disparaissaient aussitôt… Murbella ordonna sèchement à l’Administrateur Gorus : — Ouvrez-moi un canal de communication! Comment peut-on parler à votre Oracle ? Gorus était abasourdi par la tournure des événements. — On ne sollicite pas une audience auprès de l’Oracle. Personne n’a jamais pris l’initiative de la contacter. — Elle vient juste de nous sauver la vie! Laissez-moi lui parler. — Nous pouvons essayer, dit-il d’un air sceptique en faisant signe à l’un de ses assistants. Mais je ne vous promets rien. L’homme en robe grise s’activa sur le tableau de contrôle des communications, jusqu’à ce que Murbella l’écarte d’un coup d’épaule. — Oracle du Temps… qui que vous soyez! Joignons nos forces pour éradiquer les machines pensantes. Pour toute réponse, il y eut un long silence, pas même un bruit de fond, et Murbella céda au découragement. Gorus lui lança un regard plein de suffisance, comme s’il avait su parfaitement qu’il en serait ainsi. La Mère Commandante vit alors arriver une deuxième vague d’assaut des machines pensantes, maintenant que leur attaque initiale avait été repoussée. Et cette fois-ci, les vaisseaux de l’Ennemi n’allaient pas s’abstenir de tirer pour se moquer des humains… — D’autres machines arrivent… — Je dois partir, annonça l’Oracle tandis que les long-courriers commençaient à disparaître l’un après l’autre comme des bulles de savon qui éclatent. Mon combat principal va se dérouler sur Synchronie. — Attendez! cria Murbella. Nous avons besoin de vous! — On a besoin de nous ailleurs. Ce n’est pas ici que Kralizec doit se conclure. J’ai enfin repéré le non-vaisseau où se trouve Duncan Idaho, ainsi que la localisation secrète d’Omnius. Je dois maintenant m’y rendre pour mettre fin à tout ceci en détruisant le suresprit. Pour toujours. Murbella chancela un instant en entendant cette nouvelle inattendue. On a retrouvé le non-vaisseau ? Duncan est vivant! Quelques instants plus tard, le dernier long-courrier disparut dans les replis de l’espace, laissant la Mère Commandante et ses vaisseaux affronter seuls la vague d’assaut. Les machines pensantes continuaient d’approcher en masse. Chacun de nous a ses ambitions et ses objectifs personnels, que ce soit en bien ou en mal. Mais notre véritable destinée est déterminée par des forces sur lesquelles nous n’avons aucune maîtrise. Le Manifeste des Atréides, brouillon initial (paragraphe supprimé par le comité Bene Gesserit). Dans la grande cathédrale des machines, le métal d’un des murs se mit à couler comme une cataracte, et deux silhouettes apparurent dans l’ouverture ainsi formée. Cela faisait déjà quelques heures que le Baron Vladimir Harkonnen avait assassiné Ma, mais il avait encore du mal à réprimer son sourire de satisfaction. Ses petits yeux d’araignée étincelaient. Le docteur Yueh regarda fixement cet homme qui était sa bête noire. Paul n’avait pas besoin de ses souvenirs de ghola pour reconnaître le compagnon du Baron - un jeune homme mince, à peine sorti de l’enfance, mais à la musculature nerveuse entretenue par un entraînement permanent. Le regard était plus dur, les traits plus marqués, mais Paul connaissait bien ce visage : c’était celui qu’il voyait tous les jours dans son miroir. Derrière lui, Chani poussa un cri étranglé, qui se transforma aussitôt en un grondement venu du plus profond de sa gorge. Elle avait reconnu Paul en plus jeune, mais elle avait également remarqué la terrible différence. Le sang se figea dans les veines de Paul, saisi d’un sentiment glacé du cours inexorable des événements maintenant que tout devenait clair. Sa vision presciente en chair et en os! Ainsi, les machines pensantes avaient produit un autre ghola de Paul Atréides afin qu’il leur serve de pion dans leur jeu cosmique, un second Kwisatz Haderach en puissance pour leur propre usage. Il comprenait à présent ces rêves récurrents dans lesquels il se voyait éclater d’un rire triomphant et consommer de l’épice, tandis qu’un autre lui-même gisait à terre, poignardé et agonisant dans le sang qui s’écoulait de sa blessure sur un sol étrange. Un sol exactement comme celui de la grande salle voûtée où il se trouvait en ce moment même. Ce sera l’un de nous deux… — Il semblerait que nous ayons une pléthore d’Atréides, dit le Baron. (En le tenant fermement par l’épaule, il poussa son protégé en avant, puis il ajouta d’un air de s’excuser, comme si le détail pouvait intéresser quelqu’un :) Nous appelons celui-ci Paolo. Le jeune ghola le repoussa. — D’ici peu, vous m’appellerez Empereur, ou Kwisatz Haderach - enfin, celui des deux titres qui me vaudra le plus de respect. Le vieil homme et Erasmus semblaient trouver cette scène particulièrement amusante. Paul se demanda combien de fois il avait été pris au piège du destin inexorable. Combien de fois s’était-il vu mourir poignardé ? À présent, il regrettait amèrement de devoir affronter cette terrible épreuve en n’étant que l’ombre du Paul Atréides d’autrefois, démuni de ses souvenirs comme de ses talents. Je dois me suffire à moi-même. En ricanant, le plus jeune des deux gholas s’approcha de son alter ego qui se tenait immobile et attentif. Sans aucune crainte, Paul examina son image dans le miroir. Malgré leur différence d’âge, ils avaient à peu près la même taille, et lorsque Paul croisa le regard de son double, il sut qu’il ne devait pas sous-estimer ce « Paolo ». Le jeune homme était une arme aussi précise et mortelle que le krys que Paul portait à la ceinture. Dans un geste protecteur, Jessica et Chani se rapprochèrent de Paul, prêtes à frapper. Avec ses souvenirs restaurés, sa mère était une Révérende Mère à part entière. Quant à Chani, bien qu’elle n’eût pas retrouvé sa vie précédente, elle avait démontré lors des entraînements qu’elle possédait des talents considérables pour le combat, comme si elle sentait couler du sang Fremen dans ses veines. Paolo plissa le front et parut hésiter un instant, puis il se tourna vers Jessica avec un sourire méprisant. — Êtes-vous censée être ma mère ? La Dame Jessica! Ma foi, vous êtes peut-être plus vieille que moi - mais ça ne fait pas de vous une véritable mère. Jessica le dévisagea un bref instant. — Je connais ma famille, répliqua-t-elle, quel que soit l’ordre dans lequel ses membres ont été recréés. Et tu n’en fais pas partie. Paolo traversa la pièce pour s’approcher de Chani, en grimaçant d’un air dédaigneux. — Et toi… je te connais aussi. Tu étais censée être le grand amour de ma vie, une Fremen de si peu d’importance que l’Histoire n’a presque rien retenu de sa jeunesse. La fille de Liet-Kynes, hein, c’est ça ? Totalement insignifiante jusqu’à ce que tu deviennes la compagne du grand Muad’Dib. Paul sentit les ongles de Chani s’enfoncer dans son bras tandis qu’elle lui disait, en ignorant l’autre ghola : — Ce que nous a appris le Bashar est exact, Usul. La valeur d’un ghola n’est pas forcément inhérente à ses cellules. Le processus peut déraper et aboutir à un résultat horrible… comme c’est manifestement le cas pour ce jeune monstre. — C’est plus une question d’éducation, intervint le Baron. Imaginez comme l’univers aurait été changé si le Muad’Dib d’origine avait été formé différemment au maniement du pouvoir - si j’avais pu l’élever comme j’ai essayé de le faire avec cet adorable garçon, Feyd-Rautha. — Cela suffit comme ça, coupa Omnius. En ce moment même, mes vaisseaux de guerre affrontent - ou devrais-je plutôt dire qu’ils exterminent ? - les pitoyables vestiges des défenses humaines. D’après mes toutes dernières informations, l’humanité tente d’opposer une ligne de résistance à travers l’espace. Cela me permettra de les détruire d’un seul coup et d’en finir une bonne fois pour toutes avec cette affaire. Erasmus hocha doucement la tête et dit aux humains réunis dans la grande salle : — Encore quelques siècles, et vos propres factions belliqueuses auraient de toute façon taillé l’humanité en pièces. Le vieil homme jeta un regard agacé au robot indépendant. — Maintenant que je possède le Kwisatz Haderach ultime, toutes les conditions sont remplies. Le moment est venu de mettre un terme à ce conflit. Il n’est plus nécessaire de réduire en poussière toutes les planètes habitées. (Ses lèvres s’étirèrent en un étrange sourire.) D’un autre côté, ce serait assez amusant. Erasmus regardait Paul et Paolo d’un air songeur. — Bien que génétiquement identiques, vos âges, vos expériences et vos souvenirs sont différents. Techniquement, notre Paolo est un clone produit à partir de cellules sanguines conservées sur une dague. Mais cet autre Paul Atréides… Quelle est l’origine de vos cellules ? Où le Tleilaxu les a-t-il trouvées ? — Je l’ignore, répondit Paul. D’après Duncan, les deux vieillards avaient entamé leur poursuite implacable bien avant que le projet de gholas n’ait été envisagé, avant même que le vieux Scytale n’ait révélé l’existence de sa capsule anentropique. Comment le suresprit avait-il pu savoir que Paul réapparaîtrait ici ? Les machines avaient-elles mis en place un jeu complexe ? Avaient-elles élaboré une forme de prescience artificielle très sophistiquée ? Erasmus fredonnait d’un air pensif. — Peu importe, dit-il enfin, je crois que vous avez tous les deux le potentiel pour devenir le Kwisatz Haderach dont nous avons besoin. Mais lequel se révélera le meilleur ? — Moi, fit Paolo en se rengorgeant. Nous le savons tous très bien. On avait manifestement inculqué à ce jeune ghola une foi profonde dans le rôle qu’il devait jouer, et il manifestait une assurance absolue - mais cette assurance s’appuyait sur de réelles capacités, et non sur sa seule imagination. — Et comment allez-vous le déterminer ? demanda Jessica en jaugeant du regard les deux garçons. Une porte s’ouvrit sur le côté, près de la fontaine de métal en fusion, et un homme vêtu d’une simple combinaison noire apparut, tenant dans ses mains un coffret d’acajou rouge sang sur lequel était posé un petit paquet. Son visage était émacié, avec des traits banals. — Ah, Khrone, enfin! Nous vous attendions. — Me voici, seigneur Omnius. Khrone jeta un rapide coup d’œil vers le petit groupe et, en signe de soumission ou au contraire pour exprimer son indépendance, ses traits s’effacèrent pour révéler le visage pâle aux yeux enfoncés d’un Danseur-Visage. Il posa le coffret sur le sol et défit l’emballage translucide qui recouvrait une sorte de pâte d’un brun bleuté parsemé de paillettes dorées. — Ceci est une variété d’épice concentrée et extraordinairement puissante. (Le Danseur-Visage se frotta le bout des doigts et les porta à ses narines, comme s’il trouvait l’odeur agréable.) Elle a été récoltée à partir d’un ver modifié qui vit dans les océans de Buzzell. Les sorcières ne tarderont pas à comprendre la situation et à monter leurs propres opérations pour capturer les vers et en extraire l’épice. Mais pour l’instant, je suis le seul à posséder un échantillon de cette ultra-épice. Sa puissance devrait suffire à plonger le Kwisatz Haderach - l’un de vous deux - dans une transe de prescience parfaite. Vous allez acquérir des pouvoirs que seule la prophétie pouvait annoncer. Vous verrez tout, vous saurez tout, et deviendrez ainsi la clef du point culminant de Kralizec. Erasmus prit la parole sur un ton presque enjoué. — Après avoir observé la façon dont l’espèce humaine a tout gâché une fois que nous n’étions plus là pour maintenir les choses en ordre, je crois sincèrement que l’univers a besoin d’être changé. Le robot se baissa pour prendre le coffret d’acajou, dont il souleva le couvercle délicatement ciselé. Une dague au manche finement incrusté d’or était posée à l’intérieur. Il la sortit du coffret avec une expression de respect. Il y avait une tache de sang sur la lame. Derrière Paul, sa mère retint son souffle. — Je reconnais cette dague! J’en garde un souvenir aussi net que si c’était hier. C’est l’Empereur Shaddam qui l’avait personnellement offerte au Duc Leto, et quelques années plus tard, lors du procès de Shaddam, Leto la lui a rendue. — Oh, il y a beaucoup plus à en dire. (Les yeux du Baron pétillaient de malice.) Je crois que l’Empereur a donné cette dague à mon adorable neveu Feyd-Rautha quand il s’est battu en duel avec votre fils. Malheureusement, Feyd n’a pas vraiment eu le dessus dans ce combat. — J’adore les histoires à rallonge, ajouta Erasmus. Plus tard encore, Hasimir Fenring l’a utilisée pour poignarder l’Empereur Muad’Dib, qu’il a failli tuer. Ainsi, comme vous le voyez, cette dague a un long passé fascinant. (Il la leva de sorte que les lumières de la grande salle se reflétaient sur la lame.) L’arme parfaite pour nous aider à choisir, ne croyez-vous pas ? Paul tira de son fourreau le krys que Chani lui avait fabriqué. Le manche était tiède dans sa main, et la lame incurvée était parfaitement équilibrée. — J’ai mon arme personnelle. Aussitôt, Paolo recula avec agilité et regarda le Baron, Omnius et Erasmus, comme s’il s’attendait à les voir se précipiter à son secours. Il arracha la dague au manche doré des mains du robot et pointa la lame aiguisée vers Paul. — Et que sont-ils censés faire avec ces armes ? demanda Jessica, bien que la réponse fût évidente pour tout le monde. Le robot la regarda d’un air surpris. — Mais voyons, il est tout à fait approprié de résoudre ce problème d’une façon particulièrement humaine : un duel à mort, bien sûr! N’est-ce pas parfait ? Le ver est dehors, où tous peuvent le voir, et le ver est en moi, il fait partie de moi. Prenez garde, car je suis le Ver. Prenez garde! Leto II, enregistrements de sa propre voix à Dar-es-Balat. Après que Paul et ses compagnons eurent été emmenés hors de l’Ithaque, Sheeana trouva Leto II dans sa cabine. Recroquevillé dans le noir, le jeune garçon tremblait fiévreusement. Elle crut tout d’abord qu’il était terrorisé d’avoir été abandonné, mais elle se rendit rapidement compte qu’il était réellement malade. En la voyant, le garçon fit un effort pour se relever. Il vacillait et son front luisait de sueur. Il la regarda d’un air suppliant. — Révérende Mère Sheeana! Vous êtes la seule… la seule qui connaissiez les vers. (Ses grands yeux noirs s’agitaient sans cesse.) Est-ce que vous les entendez ? Moi, je les entends. Elle fronça les sourcils. — Les entendre ? Je ne… — Les vers des sables, dans la soute! Ils m’appellent, ils creusent dans mon esprit, ils me déchirent de l’intérieur. Sheeana leva la main pour obtenir le silence et se concentra. Shaitan l’avait toujours comprise, mais elle n’avait jamais réellement reçu de message des créatures, même la fois où elle avait essayé de s’intégrer à elles. Mais à présent, en déployant ses facultés, elle sentit un martèlement dans sa tête ainsi qu’à travers les parois du vaisseau endommagé. Depuis la capture de l’Ithaque, elle avait mis ce genre de sensations sur le compte de son profond sentiment d’échec après leur longue fuite. Mais elle commençait à comprendre… Comme si des ongles raclaient l’ardoise de sa peur, quelque chose se creusait un chemin dans son subconscient. Des pulsations subsoniques, une sorte d’invitation. Les vers des sables. — Nous devons aller dans la soute, déclara Leto. Ils nous appellent. Ils… Je sais maintenant ce qu’il faut faire. Sheeana saisit le jeune garçon par les épaules. — De quoi s’agit-il ? Que devons-nous faire ? En se montrant du doigt, il répondit : — Une partie de moi-même se trouve à l’intérieur des vers. Shai-Hulud nous appelle. À présent que le non-vaisseau était enserré dans les bâtiments de métal vivant, les machines pensantes ne lui prêtaient plus guère attention. Apparemment, leur but avait été de trouver et de contrôler le Kwisatz Haderach… ce qui n’était pas aussi simple que cela, comme les Sœurs l’avaient découvert autrefois. Maintenant qu’il détenait Paul Atréides dans sa cathédrale des machines, Omnius semblait croire qu’il possédait désormais tout ce dont il avait besoin. Les autres passagers n’étaient que des prisonniers de guerre sans importance. Les Bene Gesserit avaient programmé la création de leur surhomme au fil de centaines de générations, orientant subtilement les lignées et les combinaisons génétiques afin de produire le messie tant attendu. Mais après que Paul Muad’Dib se fut retourné contre elles, réduisant à néant leur programme, les Sœurs s’étaient juré de ne plus jamais lâcher un autre Kwisatz Haderach dans l’univers. Cependant, les enfants jumeaux de Muad’Dib étaient nés avant qu’on ait vraiment mesuré toute l’étendue du désastre. L’un de ces jumeaux, Leto II, avait été un Kwisatz Haderach, comme son père. Une clef tourna dans l’esprit de Sheeana, libérant d’autres pensées. Leto, ce petit garçon de douze ans à l’air si solennel, constituait peut-être un point aveugle pour les machines! N’était-ce pas lui, en fait, le Kwisatz Haderach ultime qu’elles cherchaient ? Omnius avait-il seulement envisagé que les machines aient pu se tromper ? Son pouls se mit à battre plus vite. Les prophéties étaient réputées pour leur ambiguïté. Erasmus n’avait peut-être pas vu ce qui lui crevait les yeux! Dans la Mémoire Seconde, elle entendit Serena Butler rire à cette possibilité, et elle décida de se raccrocher à cet espoir, aussi mince fût-il. — Allons donc dans la soute, dit-elle en prenant Leto par la main, et tous deux se hâtèrent de rejoindre le niveau inférieur par les coursives et les puits antigravité. En s’approchant, Sheeana entendit des grondements de tonnerre de l’autre côté des portes massives. Les vers en furie chargeaient sur toute la longueur de la soute pour venir percuter les parois. Lorsqu’ils atteignirent enfin le sas d’accès, le jeune Leto semblait près de s’effondrer. — Nous devons y aller, dit-il le visage enfiévré. Les vers… Il faut que je leur parle, que je les calme. Jusqu’à ce jour, Sheeana n’avait jamais eu peur des vers des sables, mais cette fois-ci, elle hésita, craignant que dans leur état sauvage, les créatures ne les épargnent pas, Leto et elle. Mais le jeune garçon avait déjà actionné les commandes et la lourde porte coulissa sur le côté. Une brise chaude et sèche leur souffla au visage. Leto s’engagea dans les dunes en s’enfonçant dans le sable jusqu’aux genoux. Sheeana se hâta de le rejoindre. Quand Leto leva les bras en criant, les sept vers se ruèrent sur lui comme des prédateurs enragés, menés par le plus gros de tous - Monarque. Sheeana sentit l’onde chaude de leur colère, leur besoin de détruire… mais quelque chose lui disait que cette rage n’était pas dirigée contre eux. Les créatures se redressèrent au-dessus des deux humains. — Les machines pensantes sont dehors, dit-elle à Leto. Est-ce que les vers… est-ce qu’ils accepteront de combattre pour nous ? Le jeune garçon semblait profondément désemparé. — Ils suivront le chemin que je leur tracerai, mais je n’arrive pas à le voir moi-même! En le regardant, Sheeana se demanda une fois de plus s’il pouvait être le Kwisatz Haderach ultime, le maillon de la chaîne qu’Omnius n’avait pas su voir. Et si Paul Atréides n’était qu’une feinte dans le duel final entre la machine et l’homme ? Leto se secoua, rassemblant ses forces d’un air décidé. — Mais le moi que j’étais avant, l’Empereur-Dieu, possédait une prescience extraordinaire. Il avait peut-être également prévu ce qui se passe en ce moment, et préparé les vers en conséquence. J’ai… confiance en eux. À ces mots, les vers se penchèrent à l’unisson, comme pour le saluer. Leto vacilla un instant, et les vers accompagnèrent son mouvement en se balançant. L’espace d’un instant, les parois de la soute semblèrent disparaître au loin, et les dunes de sable s’étendirent à l’infini des temps. Le plafond disparut dans un tourbillon de poussière vertigineux. Et soudain, tout redevint comme avant. Leto s’écria : — Le Sentier d’Or vient à ma rencontre! Il est temps de libérer les vers - ici et maintenant. Sheeana sentit qu’il disait vrai, et elle savait ce qu’il fallait faire. Tous les systèmes étaient encore programmés pour obéir à ses ordres. — Les machines ont désactivé les armes et les moteurs, mais je peux encore ouvrir les portes de la soute. Ils retournèrent précipitamment dans la salle des commandes où elle tapa ses instructions. Des mécanismes se mirent en marche en bourdonnant et en grondant. Dans un immense grincement de métal, une brèche apparut dans la paroi de la soute. Depuis le couloir où ils se tenaient, Sheeana et Leto regardèrent les gigantesques panneaux inférieurs s’ouvrir comme deux mâchoires serrées qu’on écarte de force. Des tonnes de sable se déversèrent en une puissante cataracte qui projeta les vers au-dehors, dans les rues de la métropole des machines. La prescience ne révèle pas d’absolus, mais seulement des possibilités. La meilleure façon de savoir ce que l’avenir nous réserve est de le vivre en temps réel. Extrait de Conversations avec Muad’Dib, par la Princesse Irulan. — Un duel ? Cela n’a aucun sens. (Le Baron regarda autour de lui en fronçant les sourcils.) C’est du gâchis. Naturellement, je suis convaincu que mon cher Paolo n’aura aucun mal à vaincre son rival, mais enfin, Omnius, pourquoi ne pas garder les deux Kwisatz Haderach ? — Je ne veux que le meilleur, répondit le suresprit. — Et nous ne serions pas sûrs de pouvoir les contrôler tous les deux lorsqu’ils en viendraient à se battre pour la suprématie avec leurs nouveaux pouvoirs, dit Erasmus. — Le vainqueur recevra l’ultra-épice, déclara Omnius. Et quand il l’aura absorbée, j’aurai mon véritable Kwisatz Haderach ultime. Je pourrai alors mettre fin à toutes ces bêtises, et entreprendre mon véritable travail de remodelage de l’univers. Chani tenait toujours Paul par le bras. — Comment pouvez-vous être sûr que votre Kwisatz Haderach est bien l’un de ces deux-là ? — Vous souffrez peut-être d’une forme de délire, fit remarquer Yueh. Paolo lui lança un regard noir. — Et pourquoi coopérerais-je, si je gagne ? demanda Paul. Mais sa protestation s’étrangla dans sa gorge sous l’effet des visions récurrentes. Il croyait savoir ce qui allait se passer, ou tout du moins en partie. — Parce que nous avons la foi, dit le Baron. Ce monstre d’impiété fut le seul à rire de sa plaisanterie. Paolo se mit à tracer des arabesques dans l’air avec la pointe de son arme. — J’ai la dague de l’Empereur! Elle t’a poignardé autrefois. — Cela ne se reproduira plus. C’est aujourd’hui mon moment de triomphe. Mais Paul sentait bien la vacuité de ses paroles, la vulnérabilité qui se cachait derrière la bravade. Il ne voyait aucun moyen d’échapper à ce duel, et il n’était même pas sûr de le vouloir. Il chassa de son esprit les éclairs de vision. Cette ignoble version de lui-même devait être excisée comme une tumeur cancéreuse. Le moment était venu. Paul se concentra pour se préparer au combat. Il embrassa Chani, en la regardant à peine. La dague qu’elle lui avait fabriquée à partir d’une dent de ver était parfaitement équilibrée dans sa main. Il s’était entraîné au maniement du krys à bord du non-vaisseau, et il savait se battre. Je ne dois pas avoir peur. La peur tue l’esprit. Le jeune Paolo étira les lèvres en un mince sourire. — Je me rends bien compte que tu as eu les visions, toi aussi! Tu vois, encore un point où on se ressemble. — Des visions, j’en ai eu beaucoup. J’affronterai ma peur. — Pas comme celles-là. Le petit sourire entendu de son adversaire était agaçant, et troublant… Paul rassembla sa détermination. Il n’allait pas donner à Paolo la satisfaction de le voir manifester de la crainte ou une quelconque hésitation. Des robots de vif-argent apparurent et repoussèrent les observateurs humains sur un côté de la grande salle. Le Baron recula et rejoignit Khrone, regardant tour à tour le jeune Paolo et la plaque d’ultra-épice si tentante. Il se passait la langue sur les lèvres d’un air gourmand, comme s’il voulait la goûter lui-même. Sur le sol lisse de l’aire de combat, Paul était en position à deux mètres de Paolo. Son jeune adversaire faisait passer sa dague d’une main à l’autre en souriant de toutes ses dents blanches. Pour se calmer, Paul passa en revue toutes les leçons importantes qu’il avait apprises : les postures Bene Gesserit et l’enseignement du prana-bindu, l’entraînement musculaire précis et les rigoureux exercices d’attaque auxquels Duncan et le Bashar avaient soumis tous les enfants gholas. Il s’adressa à sa peur : Je lui permettrai de passer sur moi et à travers moi. C’était ici que tout allait se décider. Il était convaincu que s’il était à la hauteur et remportait ce duel, ses pouvoirs de Kwisatz Haderach remonteraient à la surface, et il serait alors capable de vaincre les machines pensantes. Mais si c’était Paolo le vainqueur… Il ne voulait même pas envisager cette possibilité. — Usul, souviens-toi du temps où tu étais avec les Fremen, lui lança Chani. Souviens-toi de ce qu’ils t’ont appris! — Il ne se souvient de rien, sale petite garce! (Paolo fendit l’air d’un revers de sa dague, comme pour trancher la gorge d’un adversaire invisible.) Mais moi, je suis parfaitement entraîné, je suis une machine de combat. Le Baron applaudit, mais mollement. — Personne n’apprécie vraiment les vantards, Paolo… à moins, bien sûr, que tu ne gagnes, prouvant ainsi à tout le monde que tu ne faisais qu’énoncer un fait. Paul se refusait à se laisser dominer par ses visions. Si je suis réellement le Kwisatz Haderach, je saurai les modifier. Je me battrai. Je serai partout à la fois. Le jeune Paolo devait avoir pensé la même chose, car il plongea soudain vers Paul, rapide comme une vipère. Surpris par ce début inattendu du combat, Erasmus s’écarta prestement en faisant voler ses robes autour de lui. Il avait apparemment eu l’intention d’énoncer les règles du duel, mais Paolo avait décidé d’en faire une simple bagarre de rue. Paul se pencha en arrière, souple comme un roseau, et la lame passa en sifflant à un centimètre de son cou. Le jeune Paolo ricana : — C’était juste un coup d’essai! (Il leva sa dague pour faire voir la tache rouge sur la lame.) J’ai un temps d’avance sur toi, car cette arme a déjà goûté ton sang! — C’est plus ton sang que le mien, murmura Paul. Il s’avança en faisant danser la lame de son krys devant lui. L’autre ghola réagit en imitant les mouvements de Paul, comme s’ils étaient reliés par une connexion télépathique. Il tenta un coup au flanc, auquel Paul réagit par une esquive de côté. Était-ce là une forme de prescience, se demanda Paul, dans laquelle chacun prévoyait inconsciemment les coups de son adversaire, ou chacun connaissait-il le style de combat de l’autre, et était capable de le reproduire parfaitement ? Leur entraînement et leur éducation avaient été totalement différents, et pourtant… Entièrement absorbé par le duel, Paul ne percevait plus qu’une sorte de bruit de fond indistinct. Au début, il avait entendu des encouragements et des cris d’inquiétude venant de sa mère et de Chani, mais il les avait ignorés. Avait-il le potentiel pour devenir le Kwisatz Haderach ultime qu’Omnius recherchait ? Voulait-il vraiment l’être ? Il avait lu les archives historiques, il savait les souffrances et les bains de sang dont Paul Muad’Dib et Leto II avaient été la cause en tant que Kwisatz Haderach. Qu’est-ce que les machines tenteraient d’accomplir, une fois qu’elles posséderaient un Kwisatz Haderach encore plus puissant ? Une partie de Paul, encore inaccessible, avait déjà la faculté de voir là où personne d’autre ne le pouvait - dans le passé masculin aussi bien que féminin. Quels autres pouvoirs sommeillent encore en moi ? Oserai-je les découvrir ? Si je remporte ce duel, qu’est-ce que les machines exigeront ensuite de moi ? Il avait l’impression d’être un gladiateur de l’ancienne Terre, obligé de prouver sa valeur dans une arène. Et il avait une faiblesse mortelle : Omnius retenait en otages Chani, Jessica, Duncan et bien d’autres. Si Paul venait à recouvrer ses souvenirs, son attachement pour eux serait encore plus fort. C’était manifestement de cette façon qu’Omnius comptait obliger Paul à coopérer, au cas où il remporterait ce duel. L’amour qu’il éprouvait pour ses compagnons ne ferait que grandir, et ils souffriraient par sa faute. Du fait que le suresprit ordinateur était infiniment plus patient que les humains, les machines pourraient torturer et tuer ces otages en toute impunité, puis prélever des cellules et produire de nouveaux gholas. Et cela indéfiniment! Erasmus ferait peut-être revenir sa sœur Alia, son père le Duc, ou Gurney, ou encore Thufir. Pour les tuer, les ressusciter, et les tuer de nouveau. À moins que Paul Atréides, le Kwisatz Haderach, n’accède à leurs exigences, les machines pensantes feraient de son existence un enfer éternel. Ou du moins était-ce leur intention. Il comprenait à présent le dilemme de son destin. Et il se vit de nouveau baignant dans une mare de sang. Il était possible que certaines choses ne puissent être modifiées. Mais s’il était vraiment un Kwisatz Haderach, il devrait être capable de déjouer des stratégies aussi mesquines. Il continua de se battre dans un déchaînement de passion, le corps trempé de sueur dans sa frénésie. Paolo lui lança un coup de pied et fendit l’air avec la dague de l’Empereur. Paul plongea à terre en faisant un roulé-boulé, et son adversaire se précipita sur lui. Son arme s’abattit avec une telle force que le coup aurait été mortel si Paul n’avait pas réussi à l’esquiver au dernier moment. La lame lui déchira la manche et traça un mince filet de sang sur son épaule gauche, puis elle frappa le sol dallé avec un bruit métallique. Le poignet engourdi par le choc, Paolo faillit lâcher son arme. Sur le sol poli, Paul pivota et plaça ses jambes sous son adversaire, puis il donna un puissant coup de pied en l’air. Il avait un avantage physique sur ce garçon de douze ans. Saisissant son adversaire par le poignet, il réussit à se relever, mais Paolo lui agrippa l’autre, l’empêchant d’abattre son krys. Paul utilisa alors sa force supérieure pour les rapprocher tous les deux de la fontaine de lave. — Ce n’est… pas… très… original! Le plus jeune des deux gholas avait la respiration sifflante. Il se débattait tandis que Paul continuait de le pousser en arrière. La chaleur intense de la fontaine commençait à les envelopper. S’il réussissait à projeter Paolo dans le métal en fusion, est-ce qu’il se tuerait lui-même… ou trouverait-il au contraire le salut ? Paul lisait très clairement dans son adversaire, et il était incapable de le haïr. Au fond d’eux-mêmes, tous deux étaient Paul Atréides. Paolo n’était pas foncièrement mauvais… mais il avait été corrompu par les choses terribles qu’on lui avait faites et qu’on lui avait enseignées, et non de par sa propre volonté. Paul ne se laissait cependant pas affaiblir par son empathie pour son rival, car sinon, Paolo n’hésiterait pas un instant à le tuer. Mais Paul - parce qu’il était Paul - était décidé à lutter de toutes les fibres de son être pour préserver l’avenir de l’humanité. Omnius et Erasmus observaient le combat, sans encourager l’un quelconque des adversaires. Ils étaient prêts à accepter le vainqueur, quel qu’il soit. Les yeux enfoncés de Khrone, semblables à des noyaux d’olive, ne recelaient aucune émotion. Le Baron fronçait les sourcils. Paul préféra ne pas regarder du côté de Chani ou de sa mère. L’air était surchauffé par la fontaine de lave rugissante, et le corps de Paul, déjà couvert de sueur, devint encore plus glissant. Paolo, souple et nerveux, sut en tirer parti en se tordant dans l’emprise de Paul qui commençait à céder. Soudain, alors qu’ils se trouvaient juste au bord du bassin, le jeune ghola plia les genoux pour se laisser tomber de tout son poids. Paul réagit trop fortement et s’en trouva déséquilibré. Il porta un coup de genou dans le ventre de son adversaire, mais le jeune Paolo avait encore des réserves. Quand Paul brandit son krys, Paolo leva lui-même sa dague et frappa la main de Paul avec le pommeau. Dans un réflexe convulsif, Paul lâcha le krys qui heurta le rebord du bassin et plongea dans le métal en fusion. Fini. Avec la puissance de la vision qui le dominait, plus forte que le simple fait de savoir qu’il allait mourir, Paul prit conscience de ce qu’il aurait dû savoir depuis le début : Je ne suis pas le Kwisatz Haderach qu’Omnius veut. Ce n’est pas moi! Le temps sembla ralentir et se figer. Était-ce pareil pour le Bashar Teg lorsqu’il s’accélérait ? Mais Paul Atréides ne pouvait pas se déplacer plus vite que les événements autour de lui. Ils le retenaient prisonnier et l’enserraient comme les bras d’acier de la Mort. Avec un sourire venimeux, le jeune Paolo abaissa sa dague au pommeau d’or en un arc parfait et, dans un geste d’une lenteur consommée, il la plongea dans le flanc de Paul. Faisant glisser la lame entre les côtes de son adversaire, il continua de pousser la pointe mortelle à travers le poumon, jusqu’à ce qu’elle transperce le cœur. Paolo retira alors sa dague d’un geste brusque, et le temps reprit son cours normal. Dans le lointain, Paul entendit Chani hurler. Le sang jaillit de la plaie, et Paul s’affaissa contre le rebord de la fontaine brûlante. La blessure était mortelle, cela ne faisait aucun doute. La clameur de la voix presciente dans sa tête ne servait à rien. Elle semblait se moquer de lui. Je ne suis pas le Kwisatz Haderach ultime! Il glissa à terre comme une poupée de chiffon, et vit à peine Jessica et Chani qui accouraient. Tenant Yueh par le col, Jessica traînait le docteur Suk derrière elle pour qu’il s’occupe de son fils ensanglanté. Paul n’aurait jamais cru qu’un corps pouvait contenir autant de sang. Il leva les yeux, et à travers le voile qui commençait à se former, il put distinguer un Paolo ivre de triomphe, brandissant la dague ruisselante. — Tu le savais bien, que je te tuerais! Tu aurais aussi bien pu enfoncer la dague toi-même. C’était une parfaite reproduction de ses visions. Il était étendu à terre, et sa vie s’échappait aussi vite que son corps le lui permettait. Il entendit le rire tonitruant du Baron Harkonnen. C’était un bruit insupportable, mais Paul ne pouvait rien faire pour l’arrêter. Lorsqu ‘ils se déverseront d’un coup, mes souvenirs seront comme une tempête de sable - et tout aussi destructeurs. Qui peut contrôler le vent ? Si je suis vraiment l’Empereur-Dieu, alors je peux le contrôler. Ghola de Leto II, dernière mission préparatoire confiée au Bashar Miles Teg. Jaillissant de la soute, le sable et les vers commencèrent à se déverser dans la métropole robotique si parfaitement organisée. À côté de Leto, Sheeana regardait la soute se vider dans un bruit assourdissant. Grâce à son lien étrange avec les vers, l’esprit de Leto accompagnait les créatures tandis qu’elles faisaient irruption dans la cité étincelante. Debout à l’entrée de la soute immense, il ressentit une vague de soulagement et de liberté. Sans un mot, il plongea dans la mer de sable pour suivre les vers dans leur exode sauvage, tel un nageur pris dans un courant et rapidement emporté vers le large. Sheeana ouvrit la bouche et écarquilla les yeux de surprise. — Leto! Qu’est-ce que tu fais ? Arrête! Même s’il l’avait voulu, il n’aurait pu s’arrêter pour lui répondre. Le courant de sable l’entraînait dans les profondeurs, exactement là où il voulait aller. Leto fut englouti et ses poumons s’adaptèrent aussitôt, de même que tous ses sens. Comme les vers, il voyait sans yeux et percevait les créatures devant lui comme à travers une eau claire. C’était pour cela qu’il était né, et pour cela qu’il était mort, tant de milliers d’années auparavant. Des souvenirs résonnaient en lui comme des échos du passé. Ils ne provenaient pas de sa mémoire viscérale, mais ils allaient bien plus loin que les connaissances qu’il avait acquises en consultant les archives de l’Ithaque. Ce qu’il avait lu concernait un autre jeune homme, un autre Leto II, mais qui était également lui. Une pensée émergea de son esprit : Ma peau n’est pas la mienne. En ce temps-là, il avait été couvert de truites des sables entrelacées, dont les corps membraneux étaient mêlés à sa chair et à son système nerveux. Elles lui avaient donné de la force, lui permettant de courir comme le vent. Bien qu’il fût encore dans sa forme humaine, Leto U se souvenait de ses pouvoirs fantastiques, non pas dans sa mémoire de ghola mais grâce à la perle de conscience que l’Empereur-Dieu d’origine avait laissée dans chacun des vers qui descendaient de lui. Ils se souvenaient, et Leto se souvenait avec eux. Les livres d’histoire avaient été rédigés par tant de gens qui le haïssaient et qui ne comprenaient pas ce qu’il avait été contraint de faire. Ils condamnaient ce qu’ils qualifiaient de cruauté et d’inhumanité chez le Tyran, et sa propension à tout sacrifier pour l’extraordinaire Sentier d’Or. Mais aucun de ces écrits - même pas ses propres journaux testamentaires - ne rendait compte de la joie et de l’exaltation d’un jeune homme disposant d’un pouvoir aussi inattendu et merveilleux. A présent, Leto s’en souvenait parfaitement. En nageant dans le flot de sable, il rejoignit les sept vers géants et remonta à la surface. Sachant instinctivement ce qu’il devait faire, il s’approcha en titubant du plus gros des vers, Monarque. Il lui saisit le bout de la queue et sauta sur ses segments qu’il entreprit d’escalader tel un sauvage de Caladan grimpant à un palmier. Au contact du ver des sables, ses mains et ses pieds semblaient avoir acquis un pouvoir d’adhésion extraordinaire, comme s’il faisait désormais partie de la créature… ce qui, d’une certaine façon, était bien le cas. Fondamentalement, les vers des sables et lui ne faisaient qu’un. Sentant que Leto les avait rejoints, les vers s’arrêtèrent et restèrent immobiles tels des soldats attendant les ordres. Leto s’installa au sommet du crâne incurvé de Monarque et balaya du regard l’immensité complexe des structures de métal vivant. Une forte odeur de cannelle flotta jusqu’à ses narines. Depuis son point d’observation, il vit la ville de Synchronie redéployant ses bâtiments pour former d’immenses barricades afin de bloquer le passage des vers des sables. Leto possédait désormais son armée, des machines de guerre vivantes, et il allait la déployer contre l’Ennemi de l’humanité. Enivré par la puissante odeur d’épice, Leto s’accrochait aux segments du ver, qui s’écartèrent pour révéler une chair tendre et rose qu’il trouva attirante. Son corps brûlait du désir d’éprouver cette sensation dans sa plénitude, d’avoir un contact direct. Leto glissa ses mains nues entre les segments et les plongea dans la membrane. Il eut alors l’impression de toucher le centre nerveux du ver, d’avoir les doigts reliés au réseau neuronique qui reliait ces créatures primitives. Le contact lui fit l’effet d’une décharge électrique. C’était là sa place, depuis le commencement des temps. Sur son ordre, les vers des sables se dressèrent encore plus haut, tels des cobras furieux que la douce musique du charmeur de serpent ne fascine plus. Leto les avait désormais sous son contrôle. Les sept vers des sables s’apprêtaient à dévaster les rues de la cité des machines, et Omnius ne pourrait rien faire pour les en empêcher. Maintenant que l’esprit de Leto était incorporé à celui de Monarque, il se trouvait submergé de sensations intenses, et il se souvint d’un épisode similaire vécu par l’autre Leto II quelques milliers d’années plus tôt. Il sentit de nouveau le frottement du sable sous son long corps sinueux. Il savoura la délicieuse sécheresse de l’ancienne Arrakis, et sut ce que cela signifiait d’être l’Empereur-Dieu, la synthèse de l’homme et du ver des sables. Ce moment avait été le point culminant de son existence. Mais l’avenir lui réservait-il quelque chose d’encore plus grand ? Du temps qu’il était un enfant ghola élevé à bord du non-vaisseau, Leto II n’avait jamais vraiment su comment le Tleilaxu avait pu obtenir ses cellules d’origine. Les avait-il prélevées lors d’un de ces examens médicaux auxquels Ghanima et lui étaient régulièrement soumis ? Si c’était le cas, une fois réactivé, un ghola de Leto n’aurait possédé que les souvenirs d’un enfant ordinaire, le fils de Muad’Dib. Mais si les cellules de la capsule anentropique de Scytale avaient été dérobées au véritable Empereur-Dieu ? Un frottis improbable effectué sur son gigantesque corps vermiforme ? Ou un échantillon de tissu prélevé par l’un de ses fidèles lorsqu’il avait emporté la carcasse atrophiée du Tyran, après qu’il eut été noyé dans le fleuve Idaho ? À présent que son esprit ne faisait plus qu’un avec celui de Monarque et des vers qui l’entouraient, Leto se rendit compte que tout cela n’avait aucune importance. Cette union extraordinaire avait libéré l’intégralité du contenu de son corps de ghola ainsi que chaque perle de conscience profondément enfouie dans les vers des sables. Leto U était enfin véritablement redevenu lui-même, tout en restant l’enfant ghola perturbé qu’il avait été - un petit garçon solitaire et un empereur au pouvoir absolu, avec le sang de milliards d’êtres humains sur la conscience. Il comprenait à présent, dans le moindre détail, tous les siècles de décisions qu’il avait dû prendre, son terrible chagrin, et sa détermination. Ils me surnomment le Tyran sans comprendre ma bonté ni la raison profonde de mes actes! Ils ne savent pas que j’avais, dès le début, prévu ce grand combat final. Au cours des dernières années de son règne, l’Empereur-Dieu s’était tellement éloigné de l’humanité qu’il avait oublié d’innombrables merveilles, et en particulier la douce influence de l’amour. Mais maintenant, en chevauchant Monarque, le jeune Leto se souvint à quel point il adorait Ghanima, sa sœur jumelle, les merveilleux moments qu’ils avaient partagés dans l’incroyable palais de leur père, et comment ils avaient été destinés à régner sur le vaste empire de Muad’Dib. Leto était tout ce qu’il avait été autrefois, mais beaucoup plus encore, renforcé qu’il était par les véritables souvenirs de sa première existence. Grâce à sa nouvelle vision, tandis que les précurseurs d’épice sécrétés par le corps du ver coulaient dans ses veines, il pouvait désormais contempler le magnifique Sentier d’Or. Mais même en cet instant de révélation remarquable, il ne pouvait distinguer nettement toutes les ramifications devant lui. Certaines restaient cachées. Juché sur le ver des sables, le jeune Leto sourit d’un air décidé, et par un simple acte de pensée, il lança son armée serpentine en avant. Les léviathans des sables se ruèrent au milieu des bâtiments, se jetant contre les barricades et les abattant. Rien ne pouvait les arrêter. Les mains toujours enfoncées dans sa chair, Leto II chevauchait Monarque en poussant des cris de joie. Il regardait devant lui avec des yeux devenus soudain entièrement bleus, des yeux qui voyaient ce que les autres ne pouvaient voir. Maintenant que j’ai chevauché un ver des sables, et que j’ai pu éprouver l’immensité de son existence, je comprends le sentiment de crainte et de respect qu’ont pu éprouver les anciens Fremen, et pourquoi ils en ont fait leur Dieu, Shai-Hulud. Maître du Tleilax Waff, lettre au Conseil des Maîtres de Bandalong, expédiée juste avant la destruction de Rakis. Les deux derniers spécimens de vers de Waff moururent dans le terrarium aride. Lorsqu’il avait relâché ses premiers vers expérimentaux dans le désert, Waff avait conservé ces deux-là dans son laboratoire modulaire, comptant poursuivre ses recherches afin d’améliorer leurs chances de survie. Les choses ne s’étaient pas bien passées. Waff priait tous les jours avec ferveur, méditant sur les textes sacrés qu’il avait emportés et demandant conseil à Dieu sur la meilleure façon de s’occuper du Prophète ressuscité. Les huit premiers spécimens étaient maintenant en liberté, creusant des tunnels dans le sable vitrifié tels des explorateurs sur une planète morte. Le Maître du Tleilax espérait qu’ils survivraient dans cet environnement dévasté. Pendant leurs derniers jours, les deux petits vers qui étaient restés dans son laboratoire devinrent progressivement amorphes, incapables d’absorber les produits nutritifs qu’il leur donnait, bien que ceux-ci fussent parfaitement équilibrés chimiquement pour leur apporter tous les éléments nécessaires. Waff se demandait si ces créatures étaient capables d’éprouver du désespoir. Lorsqu’elles soulevaient leur petite tête ronde hors du sable de leur cuve, on eût dit qu’elles avaient perdu le goût de vivre. En moins d’une semaine, elles moururent toutes les deux. Malgré son respect pour ces créatures et pour ce qu’elles représentaient, Waff avait absolument besoin de données scientifiques pour l’aider à améliorer les chances de survie des autres vers. Puisque ses spécimens étaient morts, il n’avait plus de scrupules à disséquer leur corps, écartant les segments et incisant les organes internes. Dieu comprendrait. Si lui-même réussissait à vivre suffisamment longtemps, il pourrait entamer la phase suivante, dès qu’Edrik serait revenu. A condition qu’il revienne, avec son long-courrier et tout l’équipement de recherche qu’il y avait à bord… Ses assistants de la Guilde proposaient de l’aider - avec insistance - mais Waff préférait travailler seul. Maintenant que ces hommes avaient installé le campement, le Maître du Tleilax n’avait plus besoin d’eux. En ce qui le concernait, ils pouvaient tout aussi bien rejoindre Guriff et ses chasseurs de trésors dans leur quête de stocks d’épice, là-bas, dans le désert polaire. Quand l’un des hommes de la Guilde apparut, le visage inexpressif, pour demander son attention, Waff perdit le fil délicat de ses pensées. — Qu’est-ce que c’est ? Qu’y a-t-il ? — Le long-courrier devrait déjà être revenu. Il y a quelque chose d’anormal. Les Navigateurs de la Guilde ne sont jamais en retard. — Il n’a pas promis qu’il reviendrait. Quand le prochain vaisseau du CHOM doit-il venir ? Je n’ai pas d’objection à ce que vous y embarquiez. En fait, je vous y encourage… — Le Navigateur ne se soucie sans doute pas de vous, Tleilaxu, mais à nous, il l’a promis. Waff ne releva pas l’insulte. — Il reviendra donc, un jour ou l’autre, ne serait-ce que pour voir comment mes nouveaux vers se comportent. L’assistant fronça les sourcils en voyant la créature écorchée sur la table de dissection. — Vos petits animaux n’ont pas l’air florissants. — Je vais retourner voir aujourd’hui les spécimens que j’ai relâchés. Je m’attends à les trouver en bonne santé, et plus forts que jamais. Une fois l’assistant reparti, Waff se changea pour revêtir une combinaison de protection et monta à bord de son véhicule tout-terrain. Les voyants de localisation lui indiquaient que les vers ne s’étaient guère éloignés du Sietch Tabr. Il s’efforça de rester optimiste en se disant qu’ils avaient dû trouver une couche sablonneuse habitable et qu’ils s’installaient dans leur nouveau territoire. À mesure que les vers se multiplieraient sur Rakis, ils en laboureraient la terre et recréeraient le désert dans toute sa splendeur d’antan. Des vers, des truites et du plancton des sables… et du mélange. Le grand cycle écologique serait rétabli. Tout en récitant ses prières rituelles, Waff traversa l’étrange désert de verre noir. Ses muscles tremblaient et ses os le faisaient souffrir. Ainsi que les unités de production d’une usine endommagée, ses organes dégénérescents luttaient pour le maintenir en vie. L’organisme déficient de Waff pouvait lâcher d’un jour à l’autre, mais il n’avait pas peur. Il était déjà mort auparavant - en fait, à de nombreuses reprises. Mais précédemment, il avait toujours eu l’assurance et la certitude qu’un nouveau ghola l’attendait. Cette fois-ci, bien qu’il fût convaincu qu’il ne ressusciterait pas, Waff était satisfait de ce qu’il avait accompli, de l’œuvre qu’il laissait derrière lui. Les diaboliques Honorées Matriarches avaient tenté d’exterminer le Messager de Dieu sur Rakis, mais Waff allait Le faire revenir. Quel plus grand exploit un homme pouvait-il espérer accomplir dans une vie ? Dans autant de vies qu’on pouvait imaginer ? Guidé par les signaux de localisation, il s’éloigna des montagnes érodées pour se diriger vers les dunes. Ah, les nouveaux vers des sables avaient dû s’engager en terrain découvert à la recherche de sable frais, où ils pourraient s’enfouir et recommencer à vivre! Mais ce qu’il découvrit l’emplit d’effroi. Il repéra facilement les huit petits vers. Beaucoup trop facilement. Waff s’arrêta et descendit précipitamment de son véhicule. Il avait du mal à respirer dans cette atmosphère ténue et brûlante, il avait la gorge et les poumons en feu. À moitié aveuglé par les larmes, il s’avança… Ses chers vers des sables gisaient à terre et bougeaient à peine. Ils avaient réussi à percer la croûte vitrifiée et à creuser le sous-sol sablonneux, mais ils en étaient ressortis. Et à présent, ils agonisaient. Waff s’agenouilla près de l’une des créatures affaiblies. Elle était flasque, grisâtre, agitée de faibles tremblements. Une autre avait réussi à se dresser suffisamment pour se hisser sur un bloc de roche, où elle semblait maintenant incapable de bouger. Du bout des doigts, Waff appuya sur ses anneaux. Le ver tressaillit en émettant un sifflement. — Vous ne pouvez pas mourir! Vous êtes le Prophète, et vous êtes sur Rakis, votre sanctuaire sacré! Il faut que vous viviez! (Waff sentit son corps se crisper de douleur, comme si sa propre vie était liée à celle des vers.) Non, vous ne pouvez pas mourir, pas encore une fois! Mais il semblait bien que la dévastation infligée à ce monde dépassait les capacités des vers. Si même le grand Prophète-En-Personne ne pouvait pas l’endurer, alors les Temps de la Fin étaient bien là. Il en avait entendu parler dans de très anciennes prophéties : Kralizec, la grande bataille à la fin de l’univers. Le moment crucial où tout changerait. Sans le Messager de Dieu, l’humanité serait certainement perdue. Les derniers jours arrivaient. Waff pressa son front contre le corps poussiéreux et amolli de la créature agonisante. Il avait fait tout ce qu’il avait pu. Rakis ne reverrait peut-être plus jamais les vers géants. C’était peut-être effectivement la fin. D’après ce qu’il voyait de ses propres yeux, il était forcé de reconnaître que le Prophète était bel et bien déchu. Les gens s’efforcent d’atteindre la perfection, ce qui peut paraître un objectif honorable, mais la perfection est dangereuse. Être imparfait, mais humain, est de loin préférable. Mère Supérieure Darwi Odrade, arguments de défense devant le Conseil du Bene Gesserit. Paolo se détourna du ghola inférieur de Paul Atréides qui agonisait à terre. Il était heureux de l’avoir emporté, mais beaucoup plus intéressé par son autre priorité. Il avait prouvé sa valeur à Omnius et Erasmus, et l’ultra-épice était désormais à lui. Elle lui permettrait de libérer toutes ses facultés de prescience, l’élevant ainsi au niveau suivant où il accomplirait sa magnifique destinée - comme le Baron le lui avait ressassé pendant si longtemps. Paolo avait fini par se convaincre que c’était ce qu’il souhaitait, écartant les doutes et les réserves qui pouvaient encore venir le troubler. Sur le pourtour de la grande salle de la cathédrale, des robots de vif-argent se tenaient prêts à attaquer les autres humains au cas où Omnius leur en donnerait l’ordre. Il reviendrait peut-être à Paolo de le leur ordonner lui-même, une fois qu’il aurait assumé le contrôle. Il entendait le rire satisfait du Baron, les sanglots de Chani et de Jessica… sans être tout à fait sûr de ce qui lui faisait le plus plaisir. Par-dessus tout, il exultait d’avoir enfin la preuve de ce qu’il avait toujours su : je suis l’Élu! C’était lui qui changerait le cours de l’univers et qui déterminerait l’aboutissement de Kralizec, lui qui guiderait le nouvel âge de l’humanité et des machines. Le suresprit savait-il seulement à qui il allait avoir affaire ? Paolo se permit un petit sourire amusé; jamais il ne serait un simple jouet aux mains des machines pensantes. Omnius allait bientôt apprendre ce que les Bene Gesserit avaient découvert autrefois : un Kwisatz Haderach ne se laisse pas manipuler! Paolo glissa la dague ensanglantée dans sa ceinture, s’approcha du Danseur-Visage d’un pas décidé et tendit la main pour réclamer le prix de sa victoire. — Cette épice est à moi. — Comme vous voudrez, dit Khrone avec un léger sourire en lui tendant la plaquette au parfum de cannelle. Sans même prendre le temps de la savourer, Paolo en avala rapidement une grosse bouchée, bien plus qu’il n’aurait dû. Il voulait les pouvoirs que cette substance allait libérer, et il les voulait tout de suite. Le goût était amer et puissant. Avant que le Danseur-Visage n’ait pu lui reprendre l’épice, Paolo en avala une autre bouchée. — N’en prends pas tant que ça, mon garçon! dit le Baron. Tu ne dois pas t’empiffrer. — C’est toi qui parles de s’empiffrer ? La réplique de Paolo fit rire grassement le Baron. Agonisant sur le sol dallé, Paul Atréides gémissait doucement. À côté de son bien-aimé, les doigts rouges de son sang, Chani leva les yeux d’un air désespéré. Jessica tenait la main de son fils, le visage crispé de douleur. Paolo se mit à trembler. Pourquoi Paul mettait-il si longtemps à mourir ? Il aurait dû tuer son rival plus proprement. Agenouillé à côté de Paul, Yueh tentait fébrilement d’arrêter le flot de sang, mais le visage préoccupé du docteur Suk ne laissait aucun espoir. Sa formation médicale avancée ne pouvait suffire. Le coup de couteau de Paolo avait fait tous les dégâts nécessaires. Ces gens n’avaient désormais plus d’importance. U n’avait fallu que quelques secondes pour que Paolo sente le puissant mélange se répandre dans ses veines comme une explosion de laser. Ses pensées étaient plus rapides, plus précises. L’ultra-épice faisait son effet! Son esprit était empli d’une certitude que d’autres auraient qualifiée de mégalomanie ou d’orgueil démesuré. Mais Paolo savait qu’il s’agissait simplement de la Vérité. Il se redressa de toute sa taille, comme s’il grandissait aussi bien physiquement que mentalement et dominait tous ceux qui l’entouraient dans la salle. Son esprit se déploya dans le cosmos. Même Omnius et Erasmus lui faisaient l’effet d’être des insectes, embourbés dans leurs rêves grandioses mais en fin de compte minuscules. Comme s’il se tenait au sommet d’une immense montagne, Paolo baissa les yeux vers le Baron, ce serpent égoïste qui l’avait dominé pendant tant d’années et qui l’avait « éduqué ». Tout à coup, celui qui avait été autrefois le chef tout-puissant de la Maison Harkonnen lui sembla ridicule et insignifiant. Khrone, qui observait la scène, se tourna d’un air hésitant vers le vieil homme qui représentait le suresprit. Paolo pouvait lire en chacun d’eux avec une aisance incroyable. — Je vais vous dire ce que je vais faire à présent. À ses propres oreilles, la voix de Paolo retentissait comme celle d’un dieu. Même le grand Omnius devait trembler devant lui. Les mots sortaient de sa bouche avec la puissance d’une tempête de Coriolis cosmique, portés par le courant d’ultra-épice. — Je vais remplir mon mandat. La prophétie disait vrai : je vais changer l’univers. En tant que Kwisatz Haderach ultime, je connais ma destinée - comme vous la connaissez tous, car ce sont vos actions qui ont conduit à cette prophétie. (Il sourit.) Même les tiennes, Omnius! Le vieillard fronça les sourcils d’un air irrité. À son côté, le robot Erasmus se contenta d’un sourire plein d’indulgence, attendant de voir ce qu’allait faire le surhomme tout nouvellement créé. Paolo n’avait aucun doute sur ses visions de domination, de conquête et de contrôle absolu. Fondées sur la prescience, elles se déployaient devant lui dans les moindres détails. Le jeune homme poursuivit son discours. — Maintenant que j’ai pris possession de mes véritables pouvoirs, il n’est plus nécessaire que la flotte des machines élimine les planètes humaines. Je peux toutes les contrôler. (Il agita la main.) Oh, bien sûr, nous devrons peut-être en détruire une ou deux afin de démontrer notre force - ou simplement parce que nous en sommes capables -, mais nous conserverons la plus grande partie de la population en vie, pour qu’elle nous serve de matériau de base. Il s’interrompit un instant pour reprendre son souffle, le cerveau empli de nouvelles idées qui gagnaient en puissance à chaque instant. — Une fois que nous aurons englouti le Chapitre, nous accéderons aux archives génétiques des Sœurs. Nous pourrons alors mettre en œuvre mon plan magistral consistant à produire des humains parfaits, combinant toutes les caractéristiques qu’il me plaira. Des ouvriers et des penseurs, des géniteurs, des ingénieurs, et même, parfois, des dirigeants. (Il se tourna brusquement vers Omnius.) Et toi, Omnius, tu me construiras une immense infrastructure. Nous ne devons pas accorder trop de liberté à nos humains parfaits, sinon ils gâcheront tout. Nous devrons éliminer les lignées génétiques par trop rebelles. (Il ricana.) En fait, les Atréides sont les moins contrôlables de tous, et je serai donc le dernier de la lignée. Maintenant que je suis là, l’Histoire n’a plus besoin de nous. (Il regarda autour de lui, mais ne vit pas l’homme qui lui était venu à l’esprit.) Et tous ces Duncan Idaho… Ce qu’ils peuvent être agaçants! Paolo parlait de plus en plus vite, emporté par les visions enivrantes procurées par l’épice. En voyant les expressions interloquées sur les visages autour de lui, même sur celui du Baron, le jeune homme se demanda si quelqu’un arrivait encore à le comprendre. Ils lui paraissaient désormais si primitifs… Et si ses pensées étaient tellement vastes qu’elles dépassaient même les capacités de compréhension des machines pensantes les plus complexes ? Ah, voilà qui serait vraiment merveilleux! Il se mit à faire les cent pas dans la salle, sans voir les signes et les regards du Baron. Ses mouvements devinrent plus saccadés. — Oui, c’est ça! La première étape est de faire table rase de tout ce qui est vieux, inutile et dépassé. Nous devons dégager la route pour laisser place à ce qui est nouveau et parfait. Voilà un concept que les machines pensantes peuvent comprendre et adopter. Erasmus, qui l’observait attentivement, remodela son visage de fluidométal et prit les traits du vieil homme qui représentait Omnius. Son expression reflétait une totale incrédulité, comme s’il considérait les déclarations de Paolo comme une plaisanterie, les rodomontades d’un enfant instable. Paolo sentit une bouffée de rage monter en lui. Ce robot ne le prenait pas au sérieux! Il continuait de voir l’immense toile du futur se déployer devant lui, à grands coups de pinceau révélés par le pouvoir incroyable de l’ultra-épice. Certains événements à venir apparaissaient avec une précision chirurgicale, et il discernait des détails de plus en plus complexes. Le mélange concentré était encore plus puissant qu’il ne l’avait imaginé, et l’avenir se focalisait dans son esprit en un enchevêtrement de détails fractals formant une tapisserie infinie, et pourtant parfaitement prévisible. Au milieu de ce tourbillon de pensées, quelque chose d’autre se libéra de ses cellules : tous les souvenirs de sa vie d’origine qui y étaient enfouis. Dans un rugissement qui couvrit un instant la clameur des autres pensées qui affluaient, il se souvint soudain parfaitement de Paul Atréides. Même si Paolo avait été élevé par le Baron et corrompu par les machines pour tenter d’en faire leur marionnette, il n’en restait pas moins Paul au plus profond de son être. Il balaya la salle du regard, voyant désormais chacun sous un point de vue différent : Jessica, sa chère Chani, et lui-même gisant dans une mare de sang, encore faiblement agité de tremblements et luttant dans un dernier souffle. Était-ce lui qui avait fait ça… une étrange forme de suicide ? Non, c’était Omnius qui l’y avait forcé. Mais comment pouvait-on forcer le Kwisatz Haderach à faire quoi que ce soit ? Les détails de son combat avec Paul se bousculaient dans son esprit, et il ferma les yeux pour essayer de chasser ces images troublantes. Il ne voulait pas être au service d’Omnius. Il haïssait le Baron Harkonnen. Il se refusait à être la cause d’une telle destruction. Il avait le pouvoir de tout changer. Après tout, n’était-il pas le Kwisatz Haderach ultime ? Grâce à l’ultra-épice et à ses gènes Atréides, Paolo possédait à présent une prescience infiniment plus grande que tout ce que l’humanité avait jamais connu. Aucun événement, même le plus insignifiant, ne pouvait lui échapper. Comme s’il avait un tableau vivant sous les yeux, il savait qu’il pouvait tout voir de la tapisserie du futur. Le plus petit détail, s’il le voulait! Aucune zone ne restait inexplorée, il n’y avait aucune ombre ni repli mystérieux dans la topographie des événements à venir. Paolo cessa d’arpenter la salle de son pas saccadé et porta son regard au-delà des murs de la grande cathédrale des machines, submergé par des pensées que nul autre ne pouvait comprendre. Ses yeux n’avaient pas simplement la teinte bleu sur bleu de l’épice… Ils étaient devenus noirs, vitreux et impénétrables, comme un paysage de dunes carbonisées. Derrière lui, il entendit la voix du Baron : — Qu’est-ce que tu as, mon garçon ? Reprends donc tes esprits! Mais les visions continuaient d’assaillir Paolo comme des balles de mitrailleuse. Il ne pouvait pas les esquiver, seulement les recevoir, comme un homme invincible affrontant une terrible puissance de feu. Dehors, dans la grande cité des machines, il entendit un immense fracas. Des sirènes d’alarme retentirent, et les robots de vif-argent réagirent en se précipitant hors de la salle. Paolo savait exactement ce qui se passait, et pouvait le voir sous tous les angles. Et il savait à quoi aboutirait chaque action, quels que soient les efforts d’Omnius, des humains ou des Danseurs-Visages pour tenter de modifier le cours des événements. Désormais incapable de bouger, Paolo continuait de contempler des instants qui étaient encore à venir, faisant la part entre ceux sur lesquels il pouvait influer, et ceux qui échappaient à son contrôle. Chaque seconde se divisait en un milliard de nanosecondes, puis se dilatait et se déployait à travers un milliard de systèmes solaires. L’étendue de sa vision menaçait de le submerger. Que se passe-t-il ? se demanda-t-il. Simplement ce que nous avons mérité, chuchota la Voix Intérieure de Paul. Avec ses yeux neufs, Paolo voyait chaque instant se déployer autour de la cité des machines et au-delà de la planète, dans toute l’étendue de l’Ancien Empire, jusqu’aux confins de la Dispersion et du vaste empire des machines pensantes. Une autre nanoseconde s’écoula. L’ultra-épice lui avait fait don de la révélation absolue. Il voyait le temps s’étendre dans l’avenir aussi bien que dans le passé à partir du point focal de sa conscience. La prescience parfaite. Emporté par le raz-de-marée de sa propre puissance, Paolo commença à distinguer beaucoup plus qu’il ne le souhaitait. Il revit chaque battement de cœur plus de mille fois, chacun des actes de chaque individu - chaque créature - de l’univers tout entier. Il sut comment chaque instant évoluerait jusqu’à la fin des temps et, à rebours, ce qui l’avait précédé jusqu’au commencement de l’univers. Il observa Paul Atréides dans ses spasmes d’agonie et le vit se figer dans le halo écarlate de la flaque de sang sur les dalles, les yeux plongés dans l’infini. Paolo, qui avait tant désiré être le Kwisatz Haderach ultime qu’il s’était fait assassin pour y parvenir, fut pétrifié par le manque total d’intérêt de sa propre existence. Il connaissait à présent chaque souffle et chaque battement de cœur de toute l’histoire et de tout l’avenir de l’univers. Une autre nanoseconde s’écoula. Comment un être humain pouvait-il supporter une telle monotonie ? Paolo était pris au piège d’un chemin prédéterminé, comme un programme informatique qui tourne en boucle. Aucune surprise, aucun choix possible, aucun mouvement. Sa prescience absolue l’avait rendu totalement impuissant. Il se vit tomber au ralenti et rester étendu sur le dos, incapable de parler ni de bouger, incapable même de cligner des yeux. Un fossile vivant. C’est alors que Paolo eut la dernière révélation, la plus terrible de toutes. Il n’était finalement pas le véritable Kwisatz Haderach ultime. Ce n’était pas lui. Il n’accomplirait jamais ce qu’il avait rêvé. Les veines parcourues par un torrent d’épice, son passé plongé dans les ténèbres, Paolo ne pouvait plus que regarder fixement l’avenir, qu’il avait déjà vu des milliers de fois. Une autre nanoseconde s’écoula. On peut toujours trouver un champ de bataille, si on cherche suffisamment bien. Bashar Miles Teg, Mémoires d’un vieux commandant. Des volutes de poussière et de sable tourbillonnaient dans les couloirs du non-vaisseau, mais les vers étaient partis, et Leto avec eux. La lumière du soleil du monde des machines pénétrait dans la soute vide par les ouvertures béantes. Encore hébétée, Sheeana écoutait le bruit des immenses créatures se frayant un chemin à travers les bâtiments de Synchronie. Elle brûlait du désir de les rejoindre. Ces vers des sables étaient aussi à elle. Mais Leto était plus proche d’eux, il faisait partie d’eux, et eux faisaient partie de lui. Duncan Idaho s’approcha d’elle. Elle se retourna. L’odeur de sable s’accrochait à son visage et à ses vêtements. — C’est Leto, dit-elle. Il est… avec les vers. Il lui sourit d’un air déterminé. — Voilà une chose à laquelle les machines ne s’attendront pas. Même Miles aurait été surpris. (Il la saisit par le bras et î’éloigna de l’ouverture de la soute.) À présent, c’est à nous de faire quelque chose d’aussi spectaculaire. — Ce sera difficile de faire mieux que Leto. Duncan s’arrêta un instant. — Nous avons passé des années à fuir ce couple de vieillards, et je n’ai pas l’intention de continuer à me tourner les pouces dans ce vaisseau-prison. Notre armurerie est remplie d’armes entreposées là par les Honorées Matriarches. Il nous reste également les mines dont les Danseurs-Visages ne se sont pas servis pour saboter Y Ithaque. Sortons, et passons à l’attaque! Elle perçut sa détermination d’acier, et retrouva la sienne. — Je suis prête. Et nous avons à bord plus de deux cents personnes formées aux techniques de combat du Bene Gesserit. (Dans son esprit, Serena Butler fit défiler des visions de terribles combats opposant les humains aux robots, des massacres vertigineux. Malgré ces horreurs, Serena ressentait une étrange exaltation.) Tout a été programmé dans nos gènes depuis des milliers d’années. Comme l’aigle et le serpent, le taureau et l’ours, la guêpe et l’araignée, les humains et les machines pensantes sont des ennemis mortels. Après qu’ils eurent fui pendant des décennies, et échappé plusieurs fois de justesse au filet tachyonique, l’heure du dernier combat avait sonné. Las de se sentir impuissants, les prisonniers de Y Ithaque se rendirent en masse dans l’armurerie. Tous étaient impatients de se battre, tout en sachant à quel point leurs chances étaient minces. Duncan était enthousiaste. L’armement disponible n’était pas très impressionnant. Beaucoup d’armes ne tiraient que des fléchettes, des aiguilles affûtées comme des rasoirs qui ne seraient guère efficaces contre des robots de combat blindés. Mais Duncan distribua de vieux modèles de pistolets laser, des lance-missiles à pulsion et des fusils à balles explosives. Des escouades de démolition pourraient placer les mines restantes contre les fondations des bâtiments et les faire exploser. Le Maître du Tleilax, Scytale, se fraya un chemin dans le couloir encombré pour rejoindre Sheeana. Il semblait avoir quelque chose d’important à lui dire. — Souvenez-vous, nous n’avons pas que des robots à affronter. Omnius dispose également d’une armée de Danseurs-Visages. Duncan tendit un fusil à aiguilles à la Révérende Mère Calissa, qui semblait d’humeur aussi belliqueuse qu’une Honorée Matriarche. — Voilà qui devrait faucher pas mal de Danseurs-Visages. Le petit Tleilaxu eut un mince sourire. — J’ai quelque chose d’autre qui pourra vous aider. Avant que nous soyons capturés, j’avais commencé à fabriquer la toxine ciblée contre les Danseurs-Visages. J’en ai produit soixante bonbonnes, au cas où nous aurions eu besoin de saturer l’atmosphère du vaisseau. Lâchez le gaz contre les Danseurs-Visages dans la ville. Les humains risquent d’en être légèrement incommodés, mais il est absolument mortel pour les changeurs de forme. — Et nos armes pourraient faire le reste - ou nos mains nues, dit Sheeana. (Elle se tourna vers les autres passagers.) Allez chercher les bonbonnes! Il y a un combat qui nous attend! Une farouche armée d’humains déferla par la brèche de la coque de l’Ithaque. Sheeana était à la tête de ses Bene Gesserit. Les Révérendes Mères Calissa et Elyen menaient d’autres groupes à travers les rues sans cesse modifiées, à la recherche de cibles vulnérables. Les Révérendes Mères, les acolytes, les Bene Gesserit mâles, les rectrices, les ouvriers, tous se ruaient dehors en portant des armes dont certaines n’avaient jamais été utilisées jusque-là. Poussant un puissant cri de guerre, c’est un Duncan armé jusqu’aux dents qui chargea dans les rues de l’étrange métropole. Dans sa première existence, il n’avait pas survécu assez longtemps pour pouvoir se joindre à Paul Muad’Dib et ses Fedaykin dans leurs raids sanglants contre les Harkonnen. L’enjeu était beaucoup plus vital aujourd’hui, et il avait bien l’intention de faire la différence. Il régnait dans les rues de Synchronie un désordre indescriptible. Les bâtiments eux-mêmes se tordaient violemment. Les vers des sables de Leto avaient creusé des tunnels sous les fondations, perforant le métal vivant et faisant s’effondrer des tours immenses. À travers la Galaxie, la flotte robotique d’Omnius était engagée dans de nombreuses batailles cruciales. Duncan eut une pensée pour Murbella, qui devait être là-bas, quelque part - si elle vivait encore -, à lutter contre les machines pensantes. Les rues grouillaient de robots de combat. Ils surgissaient d’entre les bâtiments, tirant avec des armes qu’ils assemblaient à partir de leur propre corps. Les Bene Gesserit se dispersèrent pour se mettre à l’abri. Leurs rayons laser perçaient l’armure des robots, et leurs balles explosives les faisaient voler en éclats. Duncan se précipita dans la mêlée, faisant appel à ses anciens talents de Maître d’Escrime pour attaquer la première ligne de robots. Il se servait d’un petit lance-missiles ainsi que d’une masse d’arme sonique qui assénait un coup mortel à chaque fois qu’il touchait une machine de combat. Accourant de toutes parts, des Danseurs-Visages s’attaquèrent aux humains tandis que les robots se concentraient sur les vers des sables destructeurs. Les premiers rangs des changeurs de forme avancèrent, le visage inexpressif et indéchiffrable, équipés d’armes conçues par les machines. Lorsque les premières bonbonnes les atteignirent et qu’il s’en échappa des volutes de gaz verdâtre, les Danseurs-Visages affolés ne comprirent pas ce qui leur arrivait. Très vite, ils commencèrent à s’écrouler, le corps tordu de convulsions et la chair du visage se détachant des os. Prenant enfin conscience du danger, ils battirent précipitamment en retraite tandis que les combattants de Sheeana projetaient d’autres bonbonnes dans leurs rangs. Les Bene Gesserit poursuivirent leur progression. Leurs équipes de démolition posèrent des mines au pied de ceux des immenses bâtiments qui n’avaient pas réussi à s’éloigner à temps. Les puissantes explosions abattirent les tours de métal. Sheeana avait ordonné à toutes ses équipes de se mettre à l’abri pendant l’opération. Une fois le travail terminé, les troupes humaines reprirent leur progression dans la ville. Duncan décida de rester en arrière. Au centre de la cité, l’énorme cathédrale étincelante l’attirait comme un aimant, comme si toute l’intensité des pensées du suresprit y était concentrée. Il savait que Paul Atréides était dans ce bâtiment, luttant peut-être pour survivre, ou peut-être mourant. Jessica s’y trouvait également. Un instinct impérieux, né des souvenirs de sa première vie, poussait Duncan à s’y rendre. Il fallait qu’il soit au côté de Paul dans le repaire de l’Ennemi. — Sheeana, continue d’occuper les machines. Même le suresprit ne peut combattre sur une infinité de fronts à la fois. (D’un signe de tête, il indiqua la cathédrale.) C’est là que je vais. Elle n’eut pas le temps de répondre que Duncan était déjà parti. C’était déjà un tourment de devoir endurer mes erreurs dans ma vie précédente. Et voilà que je suis condamné à revivre sans cesse mon passé. Dr Wellington Yueh, notes d’entretien prises par Sheeana. Dans son corps d’adolescent, mais chargé du fardeau d’un très vieil homme, le docteur Suk était agenouillé auprès de Paul. Il lui avait appliqué tous les traitements d’urgence à sa disposition, tout en sachant qu’il ne pouvait sauver le jeune Atréides. Une technique spéciale lui avait permis de réduire en grande partie l’hémorragie, mais il finit par secouer tristement la tête : — La blessure est mortelle. Je ne peux que prolonger son agonie. Malgré son acte de trahison dans sa vie antérieure, Yueh avait aimé le fils du Duc. Dans ces jours anciens, il avait été un professeur et un mentor pour Paul. Il s’était assuré que le garçon et sa mère aient une chance de survivre dans le désert d’Arrakis après la prise de pouvoir par les Harkonnen. Même en pleine possession de ses connaissances de docteur Suk, Yueh n’avait pas l’équipement nécessaire pour aider ce Paul-ci. Le poignard avait traversé le péricarde et pénétré le cœur. Par la seule force de sa volonté, le jeune homme s’accrochait encore à la vie, mais il avait perdu beaucoup trop de sang. Son cœur en était à ses derniers battements. Malgré les chances que lui offrait une seconde vie, Yueh n’arrivait pas à échapper à ses échecs et trahisons antérieurs. Il n’avait cessé de souffrir en lui-même, ressassant ses erreurs passées. Les Sœurs du non-vaisseau l’avaient ressuscité à des fins secrètes qu’il n’avait jamais réussi à élucider. Pourquoi était-il ici ? Certainement pas pour sauver Paul. Il ne pouvait plus rien pour lui. À bord de l’Ithaque, il avait tenté d’agir en fonction de ce qu’il croyait juste et nécessaire, mais il n’avait fait que provoquer un autre drame, et causer encore plus de souffrances. Il avait tué le fœtus du Duc Leto, et non pas celui d’un autre Piter de Vries. Il savait que le Rabbi/Danseur-Visage l’avait manipulé, mais il se refusait à y trouver une excuse pour son acte. Chani était assise au côté de Paul, prononçant son nom d’une voix rauque assez inhabituelle. Yueh sentit que quelque chose en elle avait changé. Il y avait dans son regard une dureté d’acier qu’il n’avait jamais vue dans les yeux de la jeune fille de seize ans qu’il connaissait. Il comprit soudain que le fait horrible de tenir dans ses bras le corps ensanglanté de Paul avait déclenché la crise nécessaire pour que Chani recouvre ses souvenirs de ghola - juste à temps pour comprendre l’immensité de la perte qu’elle allait subir. Yueh eut un instant de vertige en pensant à la cruauté du destin. De son côté, le Baron s’agitait, d’abord interloqué, puis irrité, et maintenant désespéré. — Paolo, mon garçon, réponds-moi! Il était accroupi à côté du garçon au regard vitreux. D’un geste rageur, il leva la main comme pour frapper cette pâle copie de Paul Atréides, mais Paolo ne réagit pas. Erasmus observait la scène avec une intense curiosité. Ses capteurs optiques étincelaient. — Il semble qu’aucun de nos deux gholas de Paul Atréides ne soit le Kwisatz Haderach que nous espérions. La précision de nos prédictions laisse à désirer. Remarquant la confusion dans laquelle le Baron était plongé, Yueh sut qu’il ne lui restait plus qu’une chose à faire. En s’efforçant de recouvrer son calme, il se releva et s’approcha du Baron. — Je suis un docteur Suk, dit-il. (Ses vêtements étaient trempés du sang de Paul.) Je pourrais peut-être aider. — Hein ? Vous ? fit le Baron avec un rictus de dédain. Jessica regardait fixement le médecin, et Chani semblait prête à le frapper pour le punir d’avoir abandonné Paul. Mais Yueh ne s’intéressait qu’au Baron. — Voulez-vous que je vous aide, oui ou non ? Le Baron s’écarta. — Bon, d’accord, mais dépêchez-vous, bon sang! Avec des gestes mécaniques, Yueh s’accroupit et passa les mains sur le visage de Paolo. Il sentit la moiteur glacée de la Il ne voyait rien. Quelqu’un lui tenait la main, mais il le sentait à peine. Il entendit la voix d’une jeune femme. — Je suis là, Usul. (Chani. Elle était au cœur de ses souvenirs, et il fut heureux qu’elle soit à son côté.) Je suis là, mon bien-aimé, moi tout entière, avec tous mes souvenirs. Reviens, je t’en supplie. Une voix plus ferme attira son attention, comme si des liens la rattachaient à son esprit. — Paul, tu dois m’écouter. Souviens-toi de ce que je t’ai appris. (La voix de sa mère. Jessica…) Souviens-toi de ce que la véritable Dame Jessica a enseigné au véritable Paul Atréides. Je sais ce que tu es. Tu possèdes le pouvoir. C’est pour cela que tu n’es pas encore mort. Il réussit à trouver des mots au fond de sa gorge, qui remontèrent sur ses lèvres comme des bulles de sang. Il fut étonné du son de sa propre voix. — Pas possible… Je ne suis pas… le Kwisatz Haderach… l’ultime… Il n’était pas le surhomme qui changerait le cours de l’univers. Paul ouvrit les yeux et se vit étendu au milieu de la grande salle de la cathédrale des machines. Cette partie de son rêve de prescience s’était révélée exacte. Il avait vu Paolo rire de triomphe et absorber l’épice - mais maintenant, Paolo était lui-même allongé sur les dalles comme une statue abattue, figé et inconscient, le regard plongé dans l’infini. Quant au Baron, il avait été assassiné, et l’on pouvait voir sur son visage une expression d’irritation incrédule. Ainsi donc, la vision était exacte, mais tous les détails ne lui avaient pas été révélés. Il semblait y avoir une certaine agitation du côté d’Omnius et d’Erasmus. Paul tourna vers eux son regard voilé. Des yeux-espions voletaient autour d’eux et affichaient des images. Le vieil homme semblait impatient tandis que Khrone, le Danseur-Visage, avait l’air inquiet. Paul entendit des cris. Toute cette cacophonie tissait des fils étrangement incompréhensibles dans la tapisserie bourdonnante de son esprit. — Des vers des sables nous attaquent… véritables démons… bâtiments détruits. — … saccage… des troupes affluent du non-vaisseau… un gaz empoisonné qui tue… Le vieil homme dit calmement : — J’ai envoyé des robots de combat et des Danseurs-Visages pour les affronter, mais il est possible que cela ne soit pas suffisant. Les vers des sables et les humains provoquent des dégâts considérables. Erasmus intervint. — Rassemblez davantage de Danseurs-Visages, Khrone. Vous ne les avez pas tous envoyés au combat. — Ce serait sacrifier mon peuple inutilement. Si nous combattons les humains, leur poison nous tuera. Si nous attaquons les vers des sables, nous serons écrasés. — Eh bien, vous serez donc empoisonnés ou écrasés, dit Erasmus avec désinvolture. Il est inutile de vous inquiéter. Nous pourrons toujours fabriquer d’autres Danseurs-Visages. Les traits de Khrone se brouillèrent un instant et un nuage traversa son visage informe. Il tourna les talons et quitta la grande salle. Pendant ce temps, Yueh avait soulevé la tête de Paul et lui appliquait des techniques Suk. Mais Paul referma les yeux et se laissa retomber en arrière, replongeant dans sa souffrance. Il se vit de nouveau danser au bord de l’abîme qui s’élargissait devant lui. — Paul. (La voix de Jessica se faisait insistante.) Souviens-toi de ce que je t’ai dit sur les Sœurs du Bene Gesserit. Tu n’es peut-être pas le Kwisatz Haderach ultime que les machines recherchent, mais tu es quand même un Kwisatz Haderach. Tu le sais bien, et ton corps le sait aussi. Certains de tes pouvoirs sont les mêmes que ceux d’une Révérende Mère. Une Révérende Mère, Paul! Mais il avait trop de mal à se concentrer sur ses paroles, ou à se souvenir… Tandis qu’il s’enfonçait de plus en plus dans l’inconscience, la voix de sa mère s’estompa. Il n’entendait plus les battements de son cœur. Qu’avait-elle voulu dire ? Si Jessica pouvait maintenant se souvenir de sa vie passée, elle se souvenait aussi de l’Agonie de l’Épice. Les Révérendes Mères avaient toutes la capacité innée de modifier leur métabolisme, de manipuler et de transformer les molécules contenues dans leur sang. C’était ainsi qu’elles sélectionnaient leurs grossesses, et qu’elles convertissaient l’Eau de Vie empoisonnée. C’était pour cela que les Honorées Matriarches s’étaient aussi furieusement lancées à la recherche du Chapitre - parce que les Révérendes Mères étaient capables de résister aux terribles épidémies propagées par les machines. Pourquoi sa mère voulait-elle qu’il s’en souvienne ? Prisonnier des ténèbres, Paul sentait le vide de son corps. Plus une goutte de sang. Le silence. Autrefois, sur Arrakis, il avait enduré sa version personnelle de l’Agonie, le premier mâle à y être parvenu. Pendant des semaines, il était resté dans un coma profond et les Fremen l’avaient tenu pour mort. Mais Jessica avait insisté pour qu’on le maintienne en vie. Il avait vu cet endroit sombre où aucune femme ne pouvait se rendre, et c’est là qu’il avait puisé sa force. Oui, Paul avait bien cette capacité en lui. Il était lui aussi un Bene Gesserit. Il appuya sur sa douleur comme sur un levier, pour tenter d’ouvrir sa vie, sa première existence - les souvenirs de Paul Atréides, de Muad’Dib, de lui-même en tant qu’Empereur, et plus tard Prédicateur. Il remonta ce flot jusqu’à son enfance et sa première formation avec Duncan Idaho sur Caladan, lorsqu’il avait failli être tué au cours de la Guerre des Assassins, dans laquelle son père s’était retrouvé piégé. Il se souvint de l’arrivée de sa famille sur Arrakis, alors même que son père le Duc Leto savait que cette planète était un traquenard tendu par les Harkonnen. Les souvenirs affluaient dans son esprit : la destruction d’Arrakeen, sa fuite dans le désert avec sa mère, la mort du premier Duncan Idaho… la rencontre avec les Fremen, son combat au couteau avec Jamis, le premier homme qu’il ait jamais tué… la première fois qu’il avait chevauché un ver des sables, la création de l’armée des Fedaykin et les raids menés contre les Harkonnen… Son passé s’accéléra - le renversement de Shaddam et de son empire, le déclenchement de son jihad, son combat pour maintenir la stabilité de l’espèce humaine sans avoir à emprunter le sentier obscur… Mais il n’avait pas réussi à échapper aux luttes politiques, aux tentatives d’assassinat, aux espoirs de reconquête du pouvoir nourris par l’Empereur Shaddam en exil, aux ambitions de la fille de Feyd-Rautha et de Dame Fenring… et puis le Comte Fenring lui-même avait essayé de l’assassiner… À présent, son corps n’était plus vide. Au contraire, il était empli d’expériences, de grandes connaissances et de capacités nouvelles. Il se souvenait de son amour pour Chani et de son mariage blanc avec la Princesse Irulan, et aussi du premier ghola de Duncan, qui s’appelait Hayt, et de la mort de Chani lorsqu’elle avait accouché de ses jumeaux, Leto II et Ghanima. La douleur d’avoir perdu Chani était encore infiniment plus grande que celle qu’il ressentait en ce moment même. S’il devait mourir ici, dans ses bras, il lui infligerait la même douleur. Il se souvint d’être parti errer dans le désert, privé de sa prescience… et d’avoir survécu. D’être devenu le Prédicateur. D’être mort dans une rue poussiéreuse au milieu de la foule. Il était maintenant tout ce qu’il avait été autrefois : Paul Atréides, et les différents déguisements qu’il avait portés, chacun des masques de légende, chaque force et chaque faiblesse. Mais par-dessus tout, il possédait à présent les capacités d’une Révérende Mère, la maîtrise de son corps au niveau infinitésimal. Tel un phare guidant un navire, sa mère lui avait permis de trouver son chemin dans les ténèbres. Au milieu des derniers battements de son cœur, il explora les profondeurs de son corps. Il trouva la blessure faite par le poignard, vit les dégâts mortels qu’il avait provoqués, et constata que les défenses de son organisme étaient incapables de les réparer seules. Il allait devoir prendre en charge lui-même le processus de guérison. Bien que, l’instant d’avant, il ait eu l’impression d’être devenu immatériel et de s’effacer, il se reconcentra et devint une partie de son propre cœur, qui avait maintenant cessé de battre. Il vit que la lame de Paolo lui avait ouvert le ventricule droit, d’où le sang s’était écoulé à flots. L’aorte avait également été touchée, mais elle n’avait plus de sang à transporter. Paul rassembla les cellules et referma les blessures. Puis il entreprit de récupérer, goutte à goutte, le sang qui s’était répandu dans les cavités de son corps, pour le réabsorber dans ses tissus. Paul se ramenait littéralement à la vie. Paul n’aurait su dire combien de temps sa transe avait duré. Elle lui avait paru aussi infinie que le coma dans lequel il était tombé lorsqu’il avait touché du bout de la langue une simple goutte de l’Eau de Vie empoisonnée. Soudain, il sentit de nouveau le contact de Chani, de sa main tiède serrant la sienne. Lui-même n’avait plus froid et ne tremblait plus. — Usul! (Il put entendre le chuchotement de Chani et perçut l’incrédulité dans sa voix.) Jessica, quelque chose a changé! — Il fait ce qu’il doit faire. Quand il trouva enfin la force de battre des paupières, Paul Muad’Dib Atréides rejoignit le monde des vivants, portant désormais en lui aussi bien son ancienne existence que sa nouvelle. En plus de ses souvenirs et de ses pouvoirs, il rapportait également une révélation encore plus fantastique… C’est alors que Duncan Idaho, le feu aux joues et couvert de sang, fit irruption dans la grande salle de la cathédrale en repoussant les robots-sentinelles sur son passage. D’un simple geste, Erasmus leur ordonna de le laisser passer. Duncan écarquilla les yeux en voyant Paul soutenu par sa mère et par Chani, au milieu d’une mare de sang. Le docteur Yueh semblait stupéfait devant ce miracle. Duncan courut vers eux. Essayant de rassembler ses pensées, Paul replaça la scène dans le contexte de ses nouvelles connaissances. Il avait beaucoup appris en mourant une première fois, en ressuscitant en tant que ghola, et en manquant de mourir une seconde fois. Il avait toujours possédé un don de prescience phénoménal. Maintenant, il en savait encore plus. Malgré sa survie et sa résurrection miraculeuses, il n’était pas le Kwisatz Haderach parfait, et Paolo non plus, manifestement. Tandis que sa vision s’éclaircissait, il se concentra sur une révélation que personne n’avait eue - ni Omnius ni Erasmus, ni Sheeana ni aucun des gholas. — Duncan, dit-il d’une voix rauque. Duncan, c’est toi! Après une brève hésitation, son vieil ami s’approcha, ce loyal guerrier des Atréides qui avait subi le processus de ghola plus souvent que n’importe qui dans l’histoire de l’humanité. — C’est toi qu’ils cherchent, Duncan. C’est toi. Même la prescience a ses limites. Personne ne saura jamais tout ce qui aurait pu être. Révérende Mère Darwi Odrade. Le bras passé autour de ses épaules, Chani berçait doucement Paul en tremblant de joie et de soulagement. Les interdits des Fremen étaient si profondément ancrés en elle que même devant cette blessure mortelle, même en le voyant pratiquement mourir dans ses bras, elle n’avait pas versé une seule larme. Dans la cathédrale des machines, Duncan s’efforçait d’absorber la révélation que Paul venait de lui faire. — Moi… ? Je suis le Kwisatz Haderach ? Paul hocha faiblement la tête. — Le dernier. Le Kwisatz Haderach parfait. Celui qu’ils cherchaient. Le vieil homme qui incarnait Omnius adressa au robot indépendant un regard accusateur. — Si cette affirmation est correcte, tu as commis une erreur, Erasmus. Tu n’as pas pris en compte le fait que les humains pourraient de nouveau détourner le cours du destin. Tu as dit que tes calculs prédictifs étaient exacts. Le robot ne se départit pas de son calme. Il avait même l’air content de lui. — C’est ton interprétation de mes calculs qui était erronée. Le Kwisatz Haderach ultime était bien à bord du non-vaisseau, comme je l’ai toujours dit. Tu en as tiré la conclusion simpliste que celui que nous cherchions devait être Paul Atréides. Quand le Danseur-Visage a trouvé le couteau taché du sang de Muad’Dib, tu as considéré, à tort, que c’était une confirmation. L’esprit de Duncan voulait rejeter ce qu’il entendait. Même s’il était vraiment le Kwisatz Haderach ultime, que pouvait-il faire de cette information ? Avec une grimace dédaigneuse, le vieil homme regarda le corps paralysé de Paolo et le cadavre du Baron. — Tous ces efforts consacrés à notre clone ne nous ont procuré aucun avantage. C’est un gâchis considérable. Erasmus modela son visage de fluidométal en une expression de sympathie et s’adressa au nouveau venu. — Je savais qu’il y avait une raison à l’attirance que j’éprouvais pour vous, Duncan Idaho. Si vous êtes réellement le Kwisatz Haderach, vous êtes en situation de pouvoir modifier le cours de l’univers. Vous êtes le point de basculement, l’annonciateur du changement. Vous pouvez décider de mettre fin à ce conflit qui oppose les humains et les machines pensantes depuis des milliers d’années. Duncan comprit que Yueh, Jessica, Chani et Paul avaient désormais rempli leur rôle, et que c’était sur lui que se portait maintenant l’attention. Erasmus se rapprocha du groupe. — Kralizec signifie la fin de bien des choses, mais cette fin ne doit pas nécessairement être destructrice. Ce n’est qu’un changement fondamental. À partir d’aujourd’hui, plus rien ne sera pareil. — Pas destructrice, dites-vous ? (Jessica éleva le ton.) Vous avez dit que vos vaisseaux attaquent en ce moment même des mondes de l’Ancien Empire. Vous avez déjà anéanti et conquis des centaines de planètes! Le robot resta imperturbable. — Je n’ai pas prétendu que notre approche était la seule, ni même la meilleure. Le vieil homme lança un regard furieux à Erasmus, comme s’il venait d’être insulté. Soudain, l’atmosphère au-dessus de la grande métropole des machines fut déchirée par le fracas de l’air déplacé par un millier de long-courriers de la Guilde, apparus tels des nuages d’orage. La flotte d’immenses vaisseaux émergeant des replis de l’espace disposait d’un armement suffisant pour raser le continent. Le déguisement d’Omnius se brouilla un instant, sa concentration distraite par ce spectaculaire retournement de situation. À travers la ville de Synchronie, les robots bourdonnants combattaient les vers des sables qui poursuivaient leur œuvre de destruction sauvage. Ils allaient maintenant devoir se défendre contre ce nouvel ennemi au-dessus d’eux. Dans la cathédrale, Erasmus se transforma pour reprendre son aspect de brave vieille femme, comme s’il espérait avoir ainsi l’air plus convaincant ou compatissant. — J’ai estimé les probabilités au-delà des limites de mes calculs initiaux. Je crois que vous possédez le pouvoir, Duncan Idaho - empêchez ces vaisseaux de la Guilde de nous détruire. — Ah, je t’en prie, fit Omnius. Arrête de dire n’importe quoi. Duncan regarda autour de lui et croisa les bras. — Je ne crains pas la Guilde ni ses Navigateurs. Si je dois mourir pour mettre un terme à tout ceci, alors je suis prêt. Yueh ajouta courageusement : — Tous ici, nous sommes déjà morts une fois. — Cela n’a aucune importance, dit le vieil homme qui ne semblait pas particulièrement inquiet. Qu’ils détruisent Synchronie. Je suis dispersé en de nombreux endroits. Ils peuvent bien anéantir cette planète, ce nexus, ils ne pourront jamais m’éradiquer. Je suis le suresprit, et je suis partout. Il y eut un craquement sec au milieu de la grande salle, et une image floue émergea des replis de l’espace au-dessus des dalles maculées de sang. On distinguait dans cette transmission chatoyante une sorte de fantôme brouillé, qui se solidifia progressivement jusqu’à devenir une femme sculpturale d’une beauté classique parfaite. Puis elle se transforma en une sorte de nabot chétif à la tête hypertrophiée et au visage disgracieux. L’image bascula encore et ne fut plus qu’un visage de femme flottant dans l’air. On aurait dit qu’elle ne se souvenait plus exactement de ce à quoi elle devait ressembler. Duncan comprit immédiatement de qui - ou de quoi - il s’agissait. — L’Oracle du Temps! Le visage pivota pour examiner les humains et les robots assemblés dans la grande salle, avant de se rapprocher de lui. — Duncan Idaho, je t’ai trouvé. Je t’ai cherché pendant des années, mais ton non-vaisseau et ton… étrangeté t’ont protégé. Duncan avait cessé de se poser des questions sur l’avalanche d’événements bizarres qui se produisaient autour de lui. — Pourquoi venez-vous seulement maintenant ? — Tu n’es sorti qu’une seule fois de ton vaisseau, sur la planète Qelso, mais je n’ai pas été assez rapide pour te suivre. J’ai perçu de nouveau ta présence quand le non-vaisseau a été endommagé et capturé. Maintenant que les machines pensantes ont lancé leur attaque, j’ai pu remonter les fibres du filet tachyonique jusqu’à Omnius, et d’Omnius à toi. Je suis venue avec mes Navigateurs. — Quelle est cette apparition ? demanda le suresprit. Je suis Omnius. Quittez immédiatement ma planète! — Autrefois, on m’appelait Norma Cenva. Maintenant, je suis infiniment plus que cela - beaucoup plus qu’un réseau d’ordinateurs ne saurait comprendre. Je suis l’Oracle du Temps, et je vais où il me plaît. Dans son déguisement de vieille femme, Erasmus tendit le bras comme un enfant curieux, mais sa main ridée traversa l’image. — Étonnant comme la plupart des humains intéressants sont des femmes, murmura-t-il d’un air pensif. Il agita un instant les doigts dans le visage spectral, qui n’en fut pas modifié. L’Oracle continua de l’ignorer, et poursuivit : — Duncan Idaho, tu es enfin parvenu à ta révélation. Kwisatz Haderach, j’ai tenté de te protéger. Avant toi, Paul Muad’Dib et son fils Leto, l’Empereur-Dieu, n’étaient que des prophètes imparfaits. Ils se sont eux-mêmes rendu compte de leurs faiblesses. Mais à présent, à travers une confluence dans le cosmos, le nexus de tous les nexus, tu es devenu la singularité d’un nouvel univers, le point vital à partir duquel toutes choses se déploieront pour le reste de l’éternité. Les espoirs de l’humanité - et beaucoup plus encore - sont concentrés en toi. Toujours aussi interloqué, Duncan demanda : — Mais comment ? Je ne me sens pas vraiment différent. — Le Kwisatz Haderach est un « raccourci du chemin », un personnage suffisamment puissant pour imposer un changement fondamental et nécessaire dans le cours du futur, non seulement pour le bien de l’humanité, mais aussi pour celui des machines pensantes. — Oui, vous possédez le pouvoir, Duncan Idaho. (Erasmus semblait aussi encourageant que l’Oracle.) Je compte sur vous pour faire le bon choix. Vous savez ce qui conviendra le mieux à l’univers, et vous savez également que les machines pensantes peuvent contribuer à enrichir la civilisation tout entière. Duncan s’émerveillait de cette prise de conscience de sa nouvelle identité, et de la façon dont ses pensées se déployaient autour de cette révélation stupéfiante. Après tant d’existences vécues comme ghola, il connaissait enfin sa destinée. Son esprit était totalement éveillé. Il percevait le temps comme un vaste océan s’étendant dans le cosmos et, à l’aide de ses pouvoirs naissants, il se voyait capable d’analyser chaque molécule, chaque atome et particule subatomique. La prescience parfaite viendrait bientôt, mais pas tout de suite, pas trop vite, ou sinon, elle le conduirait à la même paralysie que celle qui avait affecté Paolo. Déjà, son esprit fonctionnait beaucoup plus vite que celui d’un Mentat, et il se sentait capable de se déplacer à des vitesses qui auraient stupéfié le Bashar lui-même. Je suis le Kwisatz Haderach ultime. Il n’y en aura pas d’autre après moi. L’image de l’Oracle trembla un instant, et reprit l’aspect de la femme magnifique. — Après ta première mort, Duncan Idaho - alors que tu combattais pour sauver les Atréides et le premier Kwisatz Haderach -, les puissances de l’univers ont fait en sorte que tu sois ressuscité en ghola, et encore bien des fois après cela. L’Empereur-Dieu avait compris une partie de ta destinée, et il a contribué à ce que ce grand moment arrive. La fin de son Sentier d’Or est le commencement d’autre chose. — Je suis lié au Sentier d’Or ? — Oui, mais tu es destiné à aller beaucoup plus loin. Paul semblait recouvrer rapidement ses forces. Jessica était à ses côtés. Elle s’adressa à l’étrange apparition. — Mais Duncan ne faisait partie d’aucun programme génétique! Comment a-t-il pu évoluer en Kwisatz Haderach ? L’Oracle poursuivit : — Duncan, à chacune de tes résurrections, tu t’es rapproché un peu plus de la complétude. Au lieu d’être développé dans un programme génétique, tu as suivi un processus d’évolution personnelle. À chaque réincarnation, tu as acquis de nouvelles connaissances et de nouveaux talents, et accru ton expérience - tout comme un sculpteur crée lentement une statue parfaite en taillant un grand bloc de marbre à petits coups de son ciseau. En te maintenant dans ton corps, tu as accompli un développement tachyonique, un voyage évolutionniste hyper rapide qui t’a propulsé vers ta destinée. Duncan avait vécu d’innombrables existences pendant des milliers d’années. Non seulement les Tleilaxu avaient modifié ses gènes pour lui donner les capacités de combattre les Honorées Matriarches, mais ils avaient également combiné ses cellules afin qu’il puisse conserver le souvenir de toutes ses vies précédentes, sans exception. Disposant de tous ses souvenirs, il avait acquis une expérience et une sagesse sans égales. Ce Duncan Idaho en savait plus que le plus avancé des Mentats ou que le suresprit Omnius, et comprenait mieux la nature humaine que le grand Tyran Leto II lui-même. À chaque renaissance, Duncan était resté le même individu tout en se perfectionnant et en filtrant constamment les impuretés, comme s’il passait à travers un tamis pour ne conserver que ses meilleures qualités, faisant de lui l’Élu. Il sourit en pensant à l’ironie de la chose. Il avait réussi uniquement parce que les Tleilaxu avaient interféré avec son patrimoine génétique, alors qu’il était certain que les Maîtres n’avaient jamais eu l’intention de créer un sauveur de l’humanité. Dévorant les données, l’esprit mentat de Duncan confirma sa conclusion. L’Oracle du Temps avait raison. — Oui, je suis effectivement le Kwisatz Haderach! (Il aurait aimé que Miles Teg soit à ses côtés.) Et qu’en est-il de la grande bataille, Kralizec ? — Nous y sommes engagés en ce moment même. Mais Kralizec n’est pas seulement une bataille… C’est un moment de changement. (L’image vacilla un instant.) Et tu en es le point culminant. — Et le reste de l’humanité ? Murbella… Ils ont besoin de savoir. Comment comprendront-ils ce qui s’est passé ? — Mes Navigateurs vont les informer, et peut-être même amener leurs dirigeants ici. Mais d’abord, je dois éliminer une menace dont nous aurions dû nous débarrasser il y a quelques milliers d’années. Un ennemi que je combattais déjà depuis dix mille ans lorsque tu es né. L’Oracle se glissa vers Omnius. Le vieillard avait l’air indigné. Quand elle fut devant lui, sa voix résonna comme le tonnerre. — Je dois faire en sorte que les machines pensantes ne puissent plus faire de mal à qui que ce soit. C’était ma mission autrefois, du temps où je n’étais qu’une simple femme, lorsque j’ai inventé le concept des générateurs de replis de l’espace et que j’ai découvert les propriétés d’expansion mentale du mélange. Omnius, je vais te supprimer. Le suresprit se mit à rire, d’un rire chevrotant de vieillard. Son déguisement légèrement voûté se mit à grandir, et se transforma en géant penché au-dessus de l’image de l’Oracle. — Tu ne peux pas me supprimer, car je ne suis pas une créature de chair. Je suis de Y information pure, et mon existence est répartie là où se déploie le filet tachyonique. Je suis partout. L’image de la femme esquissa un sourire. — Et moi, je suis beaucoup plus que cela. Je suis l’Oracle du Temps. À présent, entends mon rire. (Norma Cenva se mit à rire, longtemps et fort, d’un rire si étrange que même Omnius recula d’un pas.) On m’entend à travers les systèmes solaires et les âges de l’univers, à travers l’espace et le temps, bien plus loin que ton filet ne peut aller. Omnius recula encore d’un pas. L’Oracle poursuivit : — J’ai d’abord paralysé ta flotte. Maintenant, je vais t’arracher comme la mauvaise herbe que tu es, et me débarrasser de toi. — C’est impossible… Le vieil homme commença à se dissoudre tandis que le suresprit ordinateur se retirait dans son propre réseau. — Je vais t’extirper… chaque brin d’information de chaque nœud de ton réseau. L’image nébuleuse de l’Oracle se déploya et enveloppa Omnius. Celui-ci faillit heurter Erasmus, qui s’écarta prestement de son chemin. Sur son visage de vieille femme, on pouvait lire un mélange de curiosité et de stupéfaction. — Je vais t’emmener en un lieu où de telles informations ne seront plus compréhensibles, et où les lois de la physique ne s’appliquent pas. Duncan entendit le cri de rage du suresprit, mais comme étouffé. Dans le grand hall, les robots-sentinelles au corps d’insecte qui avaient tenté de venir au secours d’Omnius semblaient étrangement lents et désorientés. — Il existe de nombreux univers, Omnius. Duncan Idaho en a visité plus d’un, et il connaît l’endroit dont je parle. Je l’en ai sauvé il y a bien longtemps, lui et son non-vaisseau. Toi, par contre, tu ne pourras jamais t’en échapper. Duncan observait ce combat incompréhensible qui se déroulait sous ses yeux. Effectivement, après avoir volé le non-vaisseau pour s’enfuir de Chapitre, il s’était enfoncé dans les replis de l’espace pour éviter d’être capturé, et s’était retrouvé dans un univers bizarrement déformé. Il en frissonnait encore. — Plus rien ne peut te sauver, Omnius. — C’est impossible! hurla le vieil homme, qui perdit son aspect humain et ne fut plus qu’une vague silhouette scintillante. — Oui, c’est impossible. Merveilleusement impossible. L’air crépita de nuages d’électricité statique tandis que l’Oracle commençait à envelopper la machine pensante comme dans une sorte de filet. L’espace d’un instant, Duncan vit le visage de Norma se superposer à celui du vieil homme, puis les deux visages n’en firent plus qu’un : celui de l’Oracle. La femme sourit, et l’air s’emplit de longues fibres étincelantes qu’elle rassembla autour d’elle comme on revêt un manteau élégant. Puis elle s’arracha de la réalité et disparut dans le néant incompréhensible, emportant avec elle toute trace d’Omnius. Pour toujours. Vous voyez des ennemis partout, mais moi, je ne vois que des obstacles… et je sais ce qu’il faut faire avec des obstacles. Déplaçons-les ou écrasons-les, pour pouvoir poursuivre notre chemin. Mère Commandante Murbella, s’adressant à l’Ordre Nouveau. Dans un déploiement inattendu d’Oblitérateurs, les Navigateurs avaient détruit la flotte de l’Ennemi, mais une seconde vague de vaisseaux robotiques s’approchait maintenant de la planète du Chapitre. Après avoir localisé Duncan Idaho et le non-vaisseau perdu, l’Oracle s’était aussitôt rendue sur Synchronie avec la plupart de ses long-courriers, n’en laissant qu’une petite partie pour aider à la protection des autres planètes habitées. Ne sachant pas comment ces missions s’étaient déroulées, il était possible que certaines de ces planètes soient encore vulnérables. Une chose était sûre : en orbite autour de Chapitre, Murbella et ses défenseurs devaient affronter seuls les machines restantes. Pendant tous ces événements, la Mère Commandante n’avait guère eu le temps de beaucoup réfléchir au fait que Duncan était toujours vivant. L’Administrateur Gorus grommela : — Elles ne s’arrêteront donc jamais ? — Non. (Murbella se tourna vers lui, agacée d’être obligée d’énoncer une évidence.) Ce sont des machines pensantes. En orbite autour de la planète du Bene Gesserit, ses cent vaisseaux de la dernière chance étaient entourés des épaves de milliers de vaisseaux robotiques. Ce combat avait causé à l’Ennemi des pertes significatives, mais malheureusement, cela ne suffisait pas. Cette fois-ci, la vague de vaisseaux d’Omnius ne se contenterait pas de narguer les défenseurs humains, comme l’avait fait la première. Murbella ne s’attendait à aucune pitié de leur part, et n’avait guère d’espoir non plus pour les vaisseaux regroupés dans les autres points stratégiques de la ligne de front. Les machines avaient l’intention de détruire Chapitre ainsi que toutes les autres planètes se trouvant sur leur chemin. Elle maudit ces vaisseaux de la Guilde produits par les arsenaux de Jonction et qui refusaient de fonctionner, tout comme ces armes inutiles fabriquées par les Ixiens. Il fallait qu’elle trouve elle-même autre chose. — Il n’est pas question que nous restions ici sans rien faire, à attendre simplement d’être égorgés comme des agneaux à l’abattoir! — Les compilateurs mathématiques assuraient notre pilotage dans les replis de l’espace et les opérations standard de… Elle s’écria : — Fichez-moi en l’air tous ces satanés compilateurs! Nous piloterons nos vaisseaux nous-mêmes! — Mais nous serons incapables de voir où nous allons! Nous risquons des collisions! — Alors, que ce soit des collisions avec l’Ennemi! Elle se demanda un instant si les machines ressentiraient une soif de vengeance quand elles verraient les épaves de la première vague d’assaut. Avec des Honorées Matriarches, il n’y aurait eu aucun doute là-dessus. L’Ennemi continuait d’approcher. Murbella examina les projections tactiques complexes. Un aussi grand nombre de vaisseaux n’était assurément pas nécessaire pour conquérir Chapitre, dont la population était insignifiante. À l’évidence, le suresprit avait compris l’intérêt qu’il y a à intimider et impressionner son adversaire, ainsi que les avantages du surdimensionnement. Dans le centre de contrôle du long-courrier, deux hommes de la Guilde étaient en pleine discussion avec Gorus. L’un affirmait qu’il était impossible de déconnecter le compilateur mathématique, tandis que l’autre mettait en garde contre les risques d’une telle opération. Murbella mit fin au débat en se servant du pouvoir irrésistible de la Voix. Les deux techniciens tressaillirent et exécutèrent aussitôt ses ordres. Les forces robotiques disposaient d’une puissance de feu qui excédait largement la sienne, mais cela ne pouvait en rien retenir Murbella de faire ce qu’elle avait à faire. Au contraire, elle laissa monter en elle sa colère d’ancienne Honorée Matriarche. Ce n’était plus le moment de calculer des probabilités. L’heure était venue de déployer tous les moyens de destruction dont ses combattants disposaient. Ils avaient de meilleures chances maintenant qu’au début de l’affrontement. Si tous combattaient comme des Honorées Matriarches enragées, ils pourraient infliger à l’Ennemi des dégâts conséquents. Il était possible qu’ils soient tous anéantis, mais s’ils donnaient un peu de temps supplémentaire à l’Oracle et à ses Navigateurs pour vaincre Omnius, Murbella considérait que ce serait une victoire. Elle aurait simplement tant voulu revoir Duncan une dernière fois… Elle se tourna vers le grand écran où s’affichait le spectacle des vaisseaux ennemis en approche. — Mettez toutes les armes en batterie, et préparez-vous à foncer sur eux. Dès que nous aurons épuisé notre armement conventionnel, nos propres vaisseaux seront notre dernier recours. Nous sommes cent, et nous devrions en détruire au moins autant. Jusqu’ici, Gorus avait qualifié cette stratégie de suicidaire. À présent, il semblait vouloir essayer quelque chose de stupide pour arrêter Murbella. — Pourquoi ne pas négocier avec les robots ? Ne serait-il pas préférable de nous rendre ? Nous ne pouvons pas les empêcher de détruire leurs cibles! Murbella regarda l’Administrateur comme un aigle fixe sa proie. Même les Sœurs qui avaient été au départ de pures Bene Gesserit réagissaient maintenant avec la force sauvage des Honorées Matriarches. Elles ne reculeraient jamais. — Et vous fondez cette suggestion sur le succès de vos émissaires auprès des machines pensantes ? Tous ces émissaires qui ont disparu ? (Les paroles de Murbella semblaient trempées dans l’acide.) Administrateur, si vous souhaitez trouver une autre solution, je serai heureuse de vous éjecter d’un sas et de vous laisser voler dans le vide. Tandis que votre dernier souffle explosera de vos poumons, vous pourrez peut-être formuler votre proposition personnelle de reddition. Allez-y, je vous en prie, si vous êtes sûr que les machines pensantes vous écouteront. L’homme de la Guilde se tassa sur lui-même. Autour de lui, les Sœurs s’installèrent aux commandes, prêtes à fondre sur l’Ennemi. Mais avant que Murbella n’ait pu en donner l’ordre, la voix de Janess se fit entendre sur l’intercom. — Mère Commandante! Il se passe quelque chose du côté des vaisseaux robotiques. Regardez! Murbella examina les images à l’écran. Les vaisseaux de l’Ennemi n’avançaient plus en formation serrée. Ils avaient ralenti et commençaient à se disperser, comme s’ils n’avaient plus aucun but, tels des navires abandonnés par leur équipage et dérivant sur un vaste océan cosmique. Comme s’ils n’avaient plus de chef. Stupéfaite, Murbella contempla la flotte des machines pensantes figée dans l’espace. Même lorsqu ‘il s’est trouvé prisonnier de sa propre légende, Muad’Dib a fait remarquer que la grandeur est éphémère. Pour un véritable Kwisatz Haderach, il n’y a pas de mise en garde contre l’orgueil, pas de règles à suivre ni d’exigences à satisfaire. Il prend et donne toutes choses à sa guise. Comment avons-nous pu croire un seul instant que nous pourrions contrôler une telle créature ? Analyse du Bene Gesserit. Une fois l’Oracle disparue, Erasmus resta un moment à contempler l’espace vide au milieu de la grande salle voûtée, la tête légèrement penchée de côté. — Omnius est parti. (La voix du robot semblait creuse aux oreilles de Duncan Idaho.) Il ne reste plus aucune trace du suresprit dans le réseau des machines pensantes. Duncan sentit son esprit s’accélérer et se déployer pour absorber de nouvelles informations. Le terrible Ennemi qu’il avait perçu pendant si longtemps - la menace créée par les provocations des Honorées Matriarches - n’était plus. En effaçant le suresprit, en l’arrachant de cet univers pour le transporter ailleurs, l’Oracle avait paralysé l’immense flotte robotique, livrée à elle-même maintenant que plus aucune force ne la contrôlait. Et nous sommes toujours là. Duncan ne savait pas exactement ce qui avait changé en lui. Était-ce simplement qu’il connaissait désormais sa raison d’être ? Avait-il toujours eu accès à ce potentiel sans le savoir ? En admettant que Paul ait raison, quelque chose était resté en sommeil au plus profond de lui-même, à travers toutes ses vies, un pouvoir latent qui n’avait fait que grandir à chaque itération de son existence. Et maintenant, comme dans un programme génétique, il fallait qu’il trouve le moyen de l’activer. Paul et son fils Leto U avaient connu à la fois le bienfait et la malédiction de la prescience. À présent que leurs souvenirs étaient réactivés, ils pouvaient tous deux prétendre être des Kwisatz Haderach. Miles Teg avait possédé cette capacité phénoménale de pouvoir se déplacer à des vitesses inconcevables, et aurait sans doute pu devenir lui-même un Kwisatz Haderach. Les Navigateurs qui se trouvaient en ce moment à bord des long-courriers au-dessus de Synchronie utilisaient leur esprit pour voir à travers les replis de l’espace, et guider leurs grands vaisseaux sur des chemins sûrs. Les Bene Gesserit étaient capables de contrôler leur corps au niveau cellulaire. Tous étaient allés au-delà des facultés traditionnelles, manifestant ainsi la capacité potentielle de l’humanité à se dépasser elle-même. En tant que Kwisatz Haderach ultime, Duncan pensait être capable de tous ces exploits, et de bien d’autres encore, et d’atteindre le sommet des facultés humaines. Les machines pensantes n’avaient jamais compris jusqu’où pouvait aller l’humanité, bien que leur « projection mathématique » eût attribué au Kwisatz Haderach le pouvoir de mettre fin à Kralizec et de modifier l’univers. Il se sentait plein d’assurance, certain de trouver un moyen d’opérer des changements immenses et grandioses… mais pas sous le contrôle des machines. Ce moyen, Duncan le trouverait par lui-même. Il serait un Kwisatz Haderach indépendant et tout-puissant. Il regarda froidement la vieille femme dans sa robe à fleurs, avec son tablier de jardinage maculé de terre. Son visage semblait fatigué, comme si elle avait dû s’occuper des autres toute sa vie. — Une partie d’Omnius m’a quitté, mais il en reste quelque chose, dit Erasmus. (Il abandonna son déguisement humain pour redevenir le robot indépendant, drapé dans son élégante toge de pourpre et d’or.) Je peux apprendre beaucoup de vous, Duncan Idaho. En tant que nouveau Dieu-Messie de l’humanité, vous êtes pour moi le meilleur spécimen d’étude qui soit. — Je ne suis pas un spécimen destiné à vos analyses de laboratoire. Trop de gens l’avaient traité ainsi, pendant trop de ses vies passées. — Un simple lapsus, dit le robot en souriant comme s’il cherchait à dissimuler sa violence latente. J’ai longtemps souhaité acquérir une compréhension parfaite de ce que cela signifie d’être humain. Et maintenant, il semble que vous ayez toutes les réponses que j’ai cherchées avec tant d’assiduité. — Je reconnais la légende dans laquelle je vis. Duncan se souvint de Paul Atréides tenant des propos semblables. Paul s’était senti pris au piège de son propre mythe, qui était devenu une force incontrôlable. Duncan, lui, ne craignait pas les forces qui émergeraient, qu’elles lui soient favorables ou contraires. Avec sa vision pénétrante, il pouvait voir au travers et autour d’Erasmus et de ses gardes. À l’autre bout de la salle, il observa Paul Atréides qui se relevait péniblement après sa terrible épreuve, soutenu par Chani et Jessica. Paul alla se servir un peu d’eau d’une carafe posée sur une table près du corps du Baron. Dehors, le fracas de l’affrontement entre les vers des sables et les défenseurs robotiques commençait à s’atténuer dans le lointain. Les immenses créatures avaient épargné la cathédrale des machines, mais elles avaient causé des dégâts considérables dans la métropole de Synchronie. Autour de la grande salle, les robots de vif-argent se tenaient immobiles et attentifs, prêts à utiliser leurs armes intégrales dont on pouvait voir briller les chargeurs. Même en l’absence du suresprit, Erasmus pouvait ordonner à ces machines de faire pleuvoir un déluge de feu sur le groupe d’humains. Le robot indépendant pouvait très bien vouloir les tuer tous, par pur esprit de vengeance. Oui, il pourrait bien faire cet effort… — Ni vous ni vos robots ne pouvez quoi que ce soit contre nous, l’avertit Duncan. Vous êtes tous beaucoup trop lents. — Soit vous péchez par excès de confiance, soit vous avez parfaitement conscience de ce dont vous êtes capable. (Le sourire de fluidométal se durcit très légèrement, et les capteurs optiques brillèrent un peu plus.) La seconde hypothèse est peut-être la bonne, ou peut-être pas. Sans savoir comment, Duncan eut la certitude qu’Erasmus avait l’intention de déchaîner contre eux toute la puissance destructrice dont il disposait, et de commettre le plus de ravages possible. Avant que le robot n’ait eu le temps d’esquisser un geste, Duncan fut sur lui avec la même rapidité que Miles Teg autrefois, faisant basculer Erasmus en arrière. Le robot s’écroula sur les dalles, ses armes neutralisées. Était-ce un simple test ? Encore une expérience ? En contemplant le robot étendu à ses pieds, Duncan sentit son cœur battre à tout rompre et une chaleur intense envahir son corps. Mais il n’était pas épuisé… Il exultait. Il était capable de se battre ainsi contre toutes les machines qu’Erasmus pourrait vouloir lancer contre lui. À cette pensée, il laissa là le robot et fit le tour de la salle en hypervitesse, assénant aux robots-sentinelles de rapides coups de pied et de poing, laissant derrière lui des monceaux de débris. C’était tellement facile pour lui, maintenant. Avant même que les derniers morceaux de métal n’aient touché le sol, il était de retour auprès d’Erasmus, le dominant de toute sa taille. — J’ai perçu vos doutes et vos intentions, dit Duncan. Avouez-le. Même pour une machine pensante comme vous, il fallait une preuve supplémentaire, n’est-ce pas ? Étendu sur le dos et observant par une ouverture du dôme les centaines de long-courriers de la Guilde dans le ciel de Synchronie, Erasmus dit : — En admettant que vous soyez le surhomme que nous avons si longtemps attendu, pourquoi ne me détruisez-vous pas, tout simplement ? Omnius ayant déjà disparu, vous n’avez plus qu’à vous débarrasser de moi pour assurer la victoire de l’humanité. — Si la solution était aussi simple, il n’y aurait pas besoin d’un Kwisatz Haderach pour la mettre en œuvre. (Duncan surprit Erasmus, et se surprit lui-même, en tendant la main au robot pour l’aider à se relever.) Pour mettre fin à Kralizec et réellement modifier l’avenir, il ne suffit pas d’exterminer l’un des deux camps. Erasmus examina son corps et sa toge pour s’assurer de son apparence, puis il releva les yeux en faisant un large sourire. — Il se pourrait bien que nos esprits soient sur la même longueur d’onde… ce que je n’ai jamais vraiment réussi à obtenir avec Omnius. Quand le moment sera venu d’ôter nos masques, nos ennemis seront étonnés de ce qui a pu être dissimulé sous leurs yeux depuis le tout début. Khrone, communiqué à la Myriade des Danseurs-Visages. Maintenant que l’Oracle était partie, plusieurs des long-courriers replièrent l’espace et disparurent du ciel de Synchronie, sans une explication ni un adieu. À travers la cité, les vers des sables continuaient de détruire les bâtiments de métal vivant. Omnius ne leur ayant jamais accordé d’autonomie, les défenseurs robotiques étaient incapables de fonctionner correctement, faute de pouvoir se connecter au suresprit. Dans la salle voûtée de la cathédrale régnait un profond silence. Soudain, les grandes portes s’ouvrirent avec fracas. Vêtu de noir et suivi d’une foule de Danseurs-Visages, Khrone fit son entrée. Une nuée de clones au visage inexpressif envahirent la salle. Le gaz empoisonné de Scytale avait tué un certain nombre de changeurs de forme, mais beaucoup avaient évité de participer à la bataille. Dans l’immense métropole des machines, d’innombrables Danseurs-Visages avaient feint de lutter contre les vers des sables, puis s’étaient discrètement retirés des barricades que les soldats robotiques avaient dressées. Khrone avait éprouvé un grand plaisir à voir les vers détruire les grandes tours de fluido-métal et écraser des milliers de machines pensantes. Ils déblaient le chemin, ce qui va nous faciliter la tâche. Khrone s’avança en esquissant un sourire de squelette. — C’est pour moi une source d’amusement inépuisable de voir les déductions erronées de ceux qui prétendent nous contrôler. Dans son esprit, la victoire des Danseurs-Visages était désormais assurée. — Expliquez-vous, Khrone, dit Erasmus avec une curiosité polie. Sans prêter attention aux humains, Khrone s’arrêta devant le robot indépendant, auprès duquel se tenait Duncan Idaho. — Cette guerre dure depuis cinq mille ans, dit-il. De toute façon, ce n’est pas Omnius qui en a eu l’idée. — Oh, notre guerre a commencé bien avant cela, fit remarquer Erasmus. Nous nous sommes échappés après la Bataille de Corrin, il y a quinze mille ans. — Je faisais allusion à une guerre complètement différente, Erasmus - une guerre dont vous ne vous êtes même pas rendu compte. Dès que les premiers Danseurs-Visages améliorés ont été envoyés à travers la Galaxie par notre créateur, Hidar Fen Ajidica, nous avons entrepris nos manipulations. Quand nous avons découvert votre empire des machines, nous vous avons laissés nous fabriquer en grand nombre. Et pourtant, dès l’instant où Omnius nous a accueillis, nous sommes devenus ses véritables maîtres. Nous avons partagé avec vous toutes les existences que nous avons rassemblées, vous laissant croire que vous deveniez progressivement supérieurs aux Danseurs-Visages et aux humains. Mais pendant tout ce temps, nous avons conservé le contrôle. — Il existe un diagnostic pour votre état mental, dit le Dr Yueh. Vous avez la folie des grandeurs. Les lèvres de Khrone s’étirèrent, découvrant des dents parfaites. — Mes déclarations sont basées sur des informations précises et correctes. On peut difficilement parler de folie. Erasmus continuait d’arborer une expression amusée que Khrone trouvait insupportable. Il éleva la voix : — Vous, les machines pensantes, vous nous avez aidés à réaliser nos objectifs de Danseurs-Visages, tout en croyant que nous étions vos serviteurs. Mais c’était exactement le contraire. Vous étiez en fait nos outils. — Au départ, toutes les machines ont été des outils, fit remarquer Duncan Idaho en regardant Erasmus et le chef des Danseurs-Visages. Khrone ne fut pas impressionné pour autant. C’était donc lui, l’homme qui s’était révélé être le Kwisatz Haderach final ? Par ailleurs, il n’arrivait pas à comprendre pourquoi le robot indépendant n’avait pas l’air plus inquiet, alors qu’il se targuait de pouvoir afficher des émotions artificielles. Khrone poursuivit néanmoins : — Selon vos instructions, Erasmus, les usines biologiques pilotées par les machines pensantes ont fabriqué des millions de Danseurs-Visages améliorés. Au début, nous sommes partis en éclaireurs dans la société humaine, et nous avons rapidement infiltré les confins de la Dispersion, puis l’Ancien Empire. Nous n’avons eu aucun mal à faire croire aux Tleilaxu Egarés que nous étions leurs alliés. Partout où il restait des humains, des Danseurs-Visages se sont discrètement installés. Nous vivons longtemps, et nous avons beaucoup accompli. — Exactement comme nous vous l’avions ordonné, dit Erasmus que ce long discours semblait ennuyer. — Exactement comme nous le voulions! répliqua sèchement Khrone. Les Danseurs-Visages sont partout, avec une mentalité de ruche plus avancée que les liens extrasensoriels des humains, plus puissante même que le réseau d’Omnius. Ainsi, facilement et rapidement, nous avons atteint nos buts. — Et également les nôtres, dit Erasmus. Exaspéré par l’entêtement du robot à refuser de reconnaître sa défaite, Khrone sentit la rage monter en lui. — Pendant des siècles, nous nous sommes préparés pour le jour où nous pourrions enfin éliminer Omnius. Nous n’aurions jamais imaginé que l’Oracle du Temps le ferait à notre place. (Il rit doucement.) Votre empire est tombé. Nous sommes supérieurs aux machines pensantes. Et maintenant que la flotte d’Omnius et les épidémies qu’il a propagées ont mis l’humanité à genoux, nous pouvons activer nos organisations secrètes de Danseurs-Visages - partout, simultanément. Nous allons prendre le contrôle. (Il posa fermement ses poings sur les hanches.) Tout est déjà fini pour les machines, comme pour les humains. Derrière lui, tous les Danseurs-Visages identiques étaient totalement inexpressifs, avec les mêmes traits que ceux de Khrone. — Un plan intéressant et machiavélique, dit Erasmus. Dans d’autres circonstances, je vous aurais volontiers applaudi pour votre ingéniosité et votre duplicité. — Même si vous réussissiez à regrouper vos robots pour nous tuer sur Synchronie, cela ne vous servirait à rien. Je suis reproduit partout. (Le Danseur-Visage eut un ricanement moqueur.) Pendant tout le temps qu’Omnius croyait ensemencer l’univers pour réaliser sa propre conquête, les véritables germes de sa chute étaient là, sous son nez mécanique. Erasmus se mit à rire. Il commença par un gloussement qu’il avait récupéré dans une très ancienne base de données, puis il y ajouta des composants glanés dans d’autres enregistrements. Les sons qui en résultaient lui plaisaient beaucoup, et il était persuadé que les autres les trouveraient convaincants. Au cours de sa très longue existence, ce robot inhabituel avait consacré beaucoup d’efforts à l’étude des humains et de leurs émotions. Le rire l’intriguait particulièrement. Une des premières étapes, qui avait nécessité des siècles de profonde méditation, avait consisté à essayer de comprendre le concept d’humour et à déterminer les circonstances qui pouvaient déclencher chez les humains cette étrange réaction sonore. C’est au cours de ce processus qu’il avait constitué une collection de ses rires préférés. Un délicieux répertoire. À présent, il les jouait tous à travers ses émetteurs vocaux, au grand étonnement de Khrone. Mais Erasmus se rendit compte que même ces gloussements, ricanements et gros éclats de rire qu’il aimait tant étaient insuffisants pour exprimer l’hilarité qu’il éprouvait en ce moment. — Qu’y a-t-il de si drôle ? demanda Khrone, furieux. Pourquoi riez-vous ? — Je ris parce que même vous, vous ne vous rendez pas compte du tour que je vous ai joué. Erasmus rit encore, mais cette fois-ci d’un rire combinant les nuances de ses meilleurs enregistrements. C’était là son véritable sens de l’humour personnel, quelque chose d’authentiquement original. Après une étude aussi longue et difficile, Erasmus était heureux de la révélation qu’il venait d’avoir. Cela justifiait bien toutes les tribulations de Kralizec! Le robot indépendant se tourna vers Duncan Idaho. Celui-ci, après avoir entendu le récit de toutes ces trahisons qui en cachaient d’autres, avait le regard lointain de l’homme qui cherche à assembler des pièces de puzzle mal assorties. Erasmus savait que Duncan n’avait aucune idée de la façon dont il pouvait atteindre son plein potentiel. Comme tant d’autres êtres humains! Le robot allait devoir guider celui-là. Sans plus s’occuper de Khrone, il s’adressa à Duncan : — Je ris parce que les différences fondamentales entre les humains et les Danseurs-Visages sont comiques. Je ressens une grande affection pour votre espèce - j’y vois beaucoup plus que des spécimens ou des animaux familiers. Vous n’avez jamais cessé de m’étonner. En dépit de toutes mes prédictions les plus élaborées, vous réussissez encore à agir de façon inattendue! Et même quand vos actions se font au détriment des machines pensantes, je ne peux m’empêcher de les apprécier pour leur caractère unique. Khrone et sa cohorte de Danseurs-Visages se rapprochèrent, comme s’ils s’attendaient à éliminer facilement ce petit groupe de robots et d’humains. — Vos propos et votre rire n’ont aucun sens, déclara-t-il. Jessica soutenait toujours Paul, qui était encore très affaibli, tandis que délicat avait ramassé la dague ensanglantée dont s’étaient servis Paolo et le docteur Yueh. Chani avait recouvré les souvenirs de son passé et tenait son arme comme une véritable Fremen, prête à défendre son compagnon. Erasmus eut un petit sourire. Sa confrontation avec Duncan n’avait montré que le sommet de l’iceberg des pouvoirs du Kwisatz Haderach. Le robot avait trouvé cet épisode terriblement excitant car il avait été à deux doigts de mourir, ou du moins l’équivalent pour une machine. Les Danseurs-Visages allaient avoir une très grosse surprise s’ils croyaient que Duncan Idaho et ces autres humains se laisseraient vaincre facilement. Mais Erasmus leur réservait une surprise plus grande encore. — Ce que je veux dire, mon cher Khrone, c’est qu’alors que les humains peuvent me surprendre, les Danseurs-Visages, eux, sont tristement prévisibles. C’est vraiment dommage. J’avais espéré quelque chose de plus original de votre part. Khrone fronça les sourcils, et tous les autres Danseurs-Visages imitèrent aussitôt son expression, comme en une longue série de miroirs. — Nous avons déjà gagné, Erasmus. Les Danseurs-Visages contrôlent chaque point stratégique, et vous n’avez aucun endroit où vous cacher. Nous allons nous soulever en masse sur toutes les planètes de l’humanité et toutes celles des machines. Nous regarderons le chemin de destruction derrière nous, et nous verrons que nous sommes désormais seuls. — Pas si je décide de vous en empêcher. (Le visage de fluidométal adopta une expression de déception.) Omnius était peut-être convaincu que vous n’étiez que des marionnettes dociles entre nos mains, mais moi, je ne l’ai jamais cru. Qui peut faire confiance à un Danseur-Visage ? Chez les humains, c’est devenu une expression proverbiale. Vous et vos semblables avez agi exactement comme je l’avais prévu. Comment aurait-il pu en être autrement ? Vous êtes ce que vous êtes. C’est pratiquement programmé en vous. (Le robot secoua tristement la tête.) Tandis que vous poursuiviez vos machinations, mettant vos espions en place et installant vos bases, je vous ai observés patiemment. Vous pensiez être cachés d’Omnius, mais vous n’avez pas été assez malins. J’ai vu tout ce que vous faisiez, et je vous ai laissés faire parce que je trouvais vos petites manigances tout à fait amusantes. Khrone adopta une position de combat, comme s’il s’apprêtait à attaquer le robot à mains nues. — Vous ne savez rien de nos activités! * — Ah, mais qui donc tire maintenant des conclusions à partir de données insuffisantes ? Depuis la fin du Jihad Butlérien, lorsque Omnius et moi avons été envoyés ici pour un long exil au cours duquel nous avons recréé l’empire des machines, j’ai toujours assumé le contrôle. J’ai laissé Omnius continuer de croire qu’il dirigeait tout et qu’il prenait toutes les décisions, mais même dans sa première incarnation, il n’a jamais été qu’un vantard, infatué de lui-même et têtu comme une mule. Encore plus que la plupart des humains! (Le robot pivota sur lui-même, faisant tournoyer la riche étoffe de sa toge.) Le suresprit n’a jamais appris à s’adapter, et ne s’est jamais donné la peine de reconsidérer ses erreurs, et c’est pourquoi j’ai refusé de le laisser tout gâcher encore une fois. J’ai donc pris le contrôle du programme des Danseurs-Visages dès que vous avez mis le pied sur nos planètes extérieures. Khrone avait conservé une expression de défi, mais sa voix semblait moins assurée. — Oui, vous nous avez fabriqués… et vous nous avez rendus plus forts qu’avant. — Je vous ai fabriqués, et j’ai eu la sagesse d’incorporer un programme de sécurité dans chacun d’entre vous. Vous êtes des machines biologiques, développées et manipulées pendant des milliers d’années selon mes spécifications précises. (Erasmus se rapprocha de Khrone.) Un outil ne devrait jamais se prendre pour la main qui le tient. Le rapport de forces semblait à l’avantage des Danseurs-Visages, et Khrone ne battit pas en retraite. Ses traits se modelèrent en un masque de rage démoniaque. — Vos mensonges ne peuvent rien contre nous. Ce programme de sécurité n’existe pas. Erasmus poussa un profond soupir. — Vous vous trompez encore une fois. En voici une preuve. D’un hochement de tête précis, il activa le virus d’interruption implanté génétiquement dans chaque Danseur-Visage « amélioré ». Comme un jouet jeté par un enfant capricieux, le Danseur-Visage à côté de Khrone s’affaissa au sol, tel un pantin désarticulé. Son visage afficha fugitivement une expression d’incrédulité avant de reprendre son aspect neutre. Khrone le regarda médusé, incapable de comprendre. — Qu’est-ce que… — Et une autre, dit Erasmus en hochant de nouveau la tête. La foule de Danseurs-Visages s’écroula aussitôt comme une armée fauchée par la mitraille, laissant Khrone seul devant cette défaite écrasante. Le robot indépendant attendit encore un instant, pour ménager son effet, puis il conclut : — Et une dernière… Nous n’avons plus besoin de vos services. Le visage grimaçant de rage et de désespoir, Khrone se jeta sur Erasmus - et tomba sur le sol dallé, aussi mort que ses congénères. Erasmus se tourna vers Duncan Idaho. — Et voilà, Kwisatz Haderach. Comme vous pouvez le constater, je maîtrise les composantes principales de notre grand jeu. Je n’irai pas jusqu’à prétendre que mes pouvoirs sont aussi grands que les vôtres, mais dans ce cas précis, ils ont une certaine utilité. Duncan ne semblait pas du tout impressionné. — Quel est le rayon d’action de votre virus d’interruption ? — Je peux le déployer aussi loin que je veux. Bien que l’Oracle du Temps ait extrait Omnius du filet tachyonique, les mailles de cet immense réseau existent encore dans le tissu de l’univers. (Erasmus agita encore la tête et transmit un signal.) Et voilà. Je viens d’envoyer le code déclencheur à chaque Danseur-Visage à travers la civilisation humaine. À présent, ils sont tous morts. Il y en avait des dizaines de millions, vous savez ? — Tant que ça! s’exclama Jessica. Paul siffla entre ses dents. — Comme un jihad silencieux. — Vous n’auriez jamais pu identifier la plupart d’entre eux. Avec leurs empreintes mémorielles, certains croyaient même être de véritables humains. À travers ce qu’il reste de votre ancien empire, beaucoup de gens doivent être surpris en voyant leurs camarades, dirigeants, amis et conjoints mourir brusquement et se transformer en Danseurs-Visages. (Erasmus éclata de rire.) D’une seule pensée, j’ai éliminé nos ennemis. Notre ennemi commun. Comme vous le voyez, Duncan Idaho, nous ne sommes pas forcément opposés, vous et moi. Duncan secoua la tête. Il éprouvait une étrange sensation de dégoût. — Une fois de plus, les machines pensantes considèrent le génocide comme la solution la plus simple à un problème. Ce fut au tour d’Erasmus d’être surpris. — Ne sous-estimez pas les Danseurs-Visages. Ils étaient… malfaisants. Oui, c’est le mot juste. Et comme chacun d’eux faisait partie de la conscience collective de la ruche, ils l’étaient tous sans exception. Ils vous auraient détruits, et nous avec. — Nous avons déjà entendu ce genre de propagande, dit Jessica. En fait, c’est ce qu’on invoque comme raison principale pour justifier la destruction totale des machines. Duncan regarda les corps de ces Danseurs-Visages, conscient de tout le mal que les changeurs de forme avaient commis pendant des siècles, qu’ils aient été guidés par le suresprit ou par leur intérêt personnel. Les Danseurs-Visages avaient tué Garimi, saboté le non-vaisseau, et causé la mort de Miles Teg… Il se tourna vers le robot et le fixa du regard. — Je ne peux pas vraiment dire que je sois désolé, mais il n’y avait rien d’honorable dans ce que vous venez de faire. Je ne puis l’approuver. N’allez pas croire que nous ayons une dette envers vous. — Bien au contraire, c’est moi qui vous dois tant! s’écria Erasmus qui pouvait à peine contenir son enthousiasme. Vous avez exactement la réaction que j’espérais. Après des milliers d’années d’étude, je crois enfin comprendre ce que signifient l’honneur et la loyauté - surtout chez vous, Duncan Idaho, qui êtes l’incarnation parfaite de ces concepts. Même après un événement aussi manifestement favorable à votre espèce, vous soulevez des objections morales à mes actes. Oh, c’est merveilleux! Le robot regarda les Danseurs-Visages et examina l’expression d’étonnement incrédule sur le visage de Khrone. — Ces créatures étaient exactement le contraire. Quant à mes camarades robotiques, eux non plus ne sont ni honorables ni loyaux. Ils se contentent d’obéir aux instructions, car c’est ainsi qu’ils ont été programmés. Vous m’avez montré ce que j’avais besoin de savoir, Kwisatz Haderach. Je vous dois beaucoup. Duncan s’approcha de lui, cherchant un moyen d’accéder aux nouvelles capacités qui sommeillaient en lui. Il ne lui suffisait pas de savoir qu’il était le Kwisatz Haderach tant attendu. — C’est très bien, dit-il, parce que maintenant, je veux quelque chose de vous. Il peut suffire d’une décision, d’un instant, pour faire la différence entre la victoire et la défaite. Bashar Miles Teg, Mémoires d’un vieux commandant. — C’est un piège, dit Murbella en contemplant la vaste flotte de l’Ennemi toujours immobile. Ça ne peut pas être autre chose. Les vaisseaux humains étaient toujours dominés à cent contre un, mais les machines pensantes semblaient passives. La Mère Commandante se figea en retenant son souffle, s’attendant à être annihilée d’un instant à l’autre. Mais l’Ennemi n’agissait toujours pas. — Cette attente est insoutenable, murmura-t-elle. — Tous les systèmes de secours sont prêts, Mère Commandante, comme vous l’avez ordonné, annonça l’une des jeunes Sœurs au visage blême. C’est peut-être notre seule chance de leur infliger des dégâts. — Nous devrions ouvrir le feu! s’écria l’Administrateur Gorus. Détruisons-les pendant qu’elles sont impuissantes! — Non, dit une autre Sœur. Les machines essaient de nous faire abandonner nos positions défensives. C’est une ruse. Sur la passerelle de navigation, tous avaient le regard fixé sur l’adversaire immobile et sombre. C’est à peine s’ils osaient respirer. Mais les vaisseaux robotiques se contentaient de flotter dans le vide glacial. — Elles n’ont pas besoin de nous tendre de piège, dit enfin Murbella. Regardez-les! Elles peuvent nous détruire quand elles veulent. C’est la violence stupide et instinctive des Honorées Matriarches qui est la cause première de cette guerre. (La Mère Commandante plissa les yeux et examina attentivement l’immense flotte de cuirassés qui restait parfaitement immobile.) Cette fois-ci, je vais prendre le temps de réfléchir avant d’ouvrir simplement le feu. Les yeux de Murbella brillaient tandis qu’elle s’efforçait de comprendre. Elle se souvint du temps où ses yeux étaient d’un vert hypnotique - un attrait qui l’avait aidée à prendre Duncan au piège. Comme c’est étrange, les pensées qui vous hantent lorsque la mort attend à la porte… A l’époque où Duncan avait réussi à s’évader de Chapitre, personne ne connaissait l’identité de l’Ennemi d’Ailleurs. L’Oracle venait maintenant de dire que Duncan se trouvait à Synchronie, au cœur de l’empire des machines pensantes. Était-il parvenu à s’en échapper ? Si Duncan vivait encore, elle était prête à tout lui pardonner. Comme elle avait envie de le revoir, de le serrer dans ses bras! Ce pénible silence se prolongea. Encore une minute insupportable, suivie d’une autre. Murbella avait observé la progression de la flotte des machines de planète en planète, et la dévastation qu’elles avaient laissée derrière elles. Elle avait vu les épidémies de peste qu’elles avaient propagées, et enterré sa propre fille, Gianne, ainsi que tant d’autres Sœurs, dans le désert de Chapitre. — Quelle qu’en soit la raison, dit-elle, les machines n’ont jamais été aussi vulnérables. Du vaisseau où elle se trouvait, Janess acquiesça. — S’il nous faut mourir au combat, autant le faire en entraînant avec nous le maximum de vaisseaux de l’Ennemi! Murbella s’était déjà préparée à ce moment. Elle lança ses ordres d’une voix incisive. — Très bien. Je ne sais pas pourquoi, mais nous bénéficions d’un répit inespéré. Nous avons beau ne pas être nombreux, nous serons comme des loups aux crocs aiguisés. Nous nous fierons uniquement à nos yeux et à nos talents. Un homme de la Guilde, qui avait embarqué dans le vaisseau à la dernière minute, réagit vivement. Il avait un visage bouffi et son crâne chauve était couvert de tatouages. — Pour viser correctement, il faut pouvoir effectuer des manœuvres précises! C’est impossible sans système d’aide! Murbella le foudroya du regard. — Je préfère compter sur mes yeux que sur les systèmes des Ixiens. J’ai déjà été bernée une fois aujourd’hui. Visez les plus gros vaisseaux. Détruisez leur armement, neutralisez leurs moteurs, et passez aux suivants. Janess adressa un message à la flotte de défenseurs. — Les épaves de tous ces vaisseaux ennemis pourront nous abriter si jamais les machines ripostent. Le chauve émit de nouveau une objection. — Chacun de ces débris constitue un grave risque pour la navigation. Aucun être humain n’a les réflexes assez rapides. Nous avons besoin de réactiver les appareils ixiens, au moins en partie. Même Gorus le regarda d’un air interrogateur. Soudain, poussant un cri, l’homme s’écarta de sa console technique et s’écroula à terre. Près de lui, un autre de ces récents membres d’équipage s’écroula sans un bruit, mort sur le coup. Un troisième s’affaissa sur le pont supérieur de navigation. Pensant que leurs vaisseaux étaient l’objet d’une attaque invisible par quelque arme silencieuse et mortelle, les Sœurs réagirent rapidement pour essayer de comprendre ce qui se passait. Murbella se précipita auprès du corps de l’homme tatoué et le fit rouler sur le dos. Elle vit son visage bouffi se transformer et prendre les traits inexpressifs d’un Danseur-Visage. Gorus contemplait la scène, comme s’il comprenait enfin la façon dont il avait été trahi. Les deux autres corps s’étaient également transformés. Des Danseurs-Visages, eux aussi! Murbella lança un regard furieux à l’Administrateur. — Vous m’aviez garanti que tout le monde avait été testé! — Je vous ai dit la vérité! Mais dans la hâte de lancer votre nouvelle flotte, il est possible qu’on en ait oublié quelques-uns. Et si certains des testeurs étaient eux-mêmes des Danseurs-Visages ? Elle se détourna de lui avec dégoût. Des transmissions arrivèrent en masse des autres vaisseaux, toutes l’informant de la mort soudaine de Danseurs-Visages qui se trouvaient à bord. Au milieu de cette activité fébrile, la voix claire et forte de Janess se fit entendre : — Il y avait cinq Danseurs-Visages sur mon vaisseau, Mère Commandante. Tous sont morts, à présent. Pendant ce temps, les vaisseaux de l’Ennemi continuaient de dériver lentement, alors qu’ils auraient facilement pu lancer leur attaque contre Chapitre et remporter la victoire. Les pensées tourbillonnaient dans la tête de Murbella, qui s’efforçait de comprendre ce nouveau mystère. Il y avait parmi nous des Danseurs-Visages qui travaillaient pour le compte d’Omnius. Mais pourquoi sont-ils tous morts aussi soudainement ? Peu de temps auparavant, l’Oracle avait retiré ses nombreux long-courriers de ce champ de bataille pour se rendre à Synchronie… et rejoindre Duncan. Avec ses Navigateurs, avait-elle réussi à porter un coup à l’Ennemi qui s’était ensuite propagé dans sa flotte entière ? Ou était-ce Duncan lui-même ? Quelque chose semblait avoir neutralisé la flotte des machines pensantes et tous leurs espions changeurs de forme. Murbella indiqua les cadavres des Danseurs-Visages autour d’elle. — Débarrassez-moi de ces monstruosités, ordonna-t-elle. Sans chercher à cacher leur profond dégoût, quelques Sœurs se chargèrent d’emporter les corps émaciés. Murbella se concentra sur l’écran d’observation avec une telle intensité qu’elle sentit des picotements dans les yeux. Son passé d’Honorée Matriarche la poussait à frapper et à tuer avec une rage frénétique, mais toute sa formation Bene Gesserit lui criait d’essayer d’abord de comprendre. Un changement fondamental venait de se produire. Même les voix de sa Mémoire Seconde ne pouvaient la conseiller. Jusqu’ici, elles étaient restées silencieuses. Des messages urgents arrivèrent des populations restées sur Chapitre, exigeant des nouvelles du front et demandant combien de temps encore elles pouvaient espérer survivre. Murbella les ignora, car elle n’avait pas de réponse à leur donner. Janess transmit une proposition audacieuse : — Mère Commandante… Ne devrions-nous pas essayer d’aborder l’un des vaisseaux de l’Ennemi ? C’est sans doute notre meilleure chance de découvrir ce qui s’est passé. Avant qu’elle n’ait pu répondre, l’espace se déforma de nouveau autour d’eux. Quatre énormes long-courriers émergèrent dans la zone jonchée d’épaves, si près des défenseurs humains que Murbella ordonna aussitôt une manœuvre d’esquive. Le pilote d’un des vaisseaux voisins réagit trop brutalement et faillit entrer en collision avec celui de Janess. Un autre alla percuter une des épaves de la première vague d’assaut des machines. Un troisième défenseur réagit instinctivement en ouvrant le feu sur la flotte ennemie silencieuse. Une volée de missiles explosifs s’abattit sur le nez conique d’un cuirassé tout proche. Une série d’explosions se propagea le long de la coque du vaisseau robotique. Des alarmes retentirent et Murbella se demanda si les machines allaient riposter dans une démonstration de force. L’heure n’était plus à la prudence. — Préparez-vous à faire feu! À tous les vaisseaux, préparez-vous à faire feu! Envoyez-leur tout ce que vous avez! Mais même devant une telle provocation, la flotte d’Omnius resta immobile, sans réagir. Le vaisseau ennemi endommagé dériva lentement, toujours enveloppé de flammes. Il alla percuter un autre vaisseau robotique, puis il rebondit et les deux appareils s’écartèrent l’un de l’autre en tournoyant. L’Ennemi n’avait pas lancé un seul missile pour riposter. Murbella n’arrivait toujours pas à y croire. C’est alors que la voix étrangement calme d’un Navigateur se fit entendre. — L’Oracle du Temps nous a envoyés ici pour localiser le commandant des forces humaines. Murbella se fraya un passage pour se rendre à un poste de communication. — Je suis la Mère Commandante de l’Ordre Nouveau… de l’humanité tout entière. — J’ai pour ordre de vous escorter jusqu’à Synchronie. Je vais maintenant prendre le contrôle de vos générateurs de replis de l’espace. Avant que les hommes de la Guilde n’aient eu le temps de rejoindre leurs postes, le bourdonnement des générateurs Holtzman se fit plus aigu, et Murbella éprouva une sensation de déplacement familière. Il serait par trop simpliste d’affirmer que les humains sont les ennemis de toutes les machines pensantes. Je m’efforce de comprendre ces créatures, mais elles restent mystérieuses pour moi. Cela ne m’empêche pas de les admirer. Erasmus, fichiers personnels, base de données sécurisée. — Vous voulez quelque chose de moi ? (Erasmus semblait trouver les propos de Duncan amusants.) Et comment allez-vous m’obliger à obéir ? L’homme esquissa un sourire. — Si vous comprenez vraiment ce qu’est l’honneur, robot, je n’aurai pas besoin de vous y contraindre. Vous ferez ce qui est juste, et vous vous acquitterez de votre dette. Erasmus sembla vraiment ravi. — Qu’attendez-vous d’autre de moi ? N’est-il pas suffisant que j’aie éliminé tous les Danseurs-Visages ? — Omnius et vous, vous êtes responsables de bien plus de méfaits que ces changeurs de forme. — Des « méfaits » ? C’étaient quand même un peu plus que des méfaits, non ? — Et pour les expier, il y a une chose que vous devez faire. Toute l’attention de Duncan se concentrait sur le robot. Les cadavres des Danseurs-Visages tout comme les bruits de destruction dans la ville le laissaient indifférent. Paul, Chani, Jessica et Yueh l’observaient en silence. — Je suis le dernier Kwisatz Haderach, dit-il en sentant ses capacités naissantes enfouies en lui jusqu’au niveau de son ADN, mais j’ai pourtant besoin de comprendre beaucoup plus. Je comprends déjà les humains - sans doute mieux que quiconque -, mais pas les machines pensantes. Donnez-moi une bonne raison de ne pas toutes les éliminer, maintenant qu’elles sont affaiblies. C’est ce que le suresprit nous aurait fait. — Oui, c’est vrai. Et vous êtes bien le dernier Kwisatz Haderach. La décision vous appartient. Erasmus semblait attendre quelque chose, et ses capteurs optiques scintillaient comme une nuée d’étoiles. — Existe-t-il une approche qui ne nécessite pas l’extermination de l’un des deux camps ? Un changement fondamental de l’univers… Kralizec. (Duncan réfléchit un instant en se frottant le menton.) La flotte d’Omnius contient des millions de machines pensantes. Elles n’ont pas été détruites, mais elles n’ont plus rien pour les guider, c’est bien ça ? Et je crois que votre empire comporte des centaines de planètes, dont un bon nombre ne pourraient jamais accueillir des populations humaines. Ses robes flottant autour de lui, le robot de platine se mit à arpenter la grande salle voûtée, enjambant les corps des Danseurs-Visages éparpillés telles des marionnettes dont on aurait coupé les fils. — Votre estimation est correcte. Avez-vous l’intention de les trouver et de les détruire toutes, en espérant qu’aucune ne vous échappe ? Maintenant que le suresprit a disparu, il est même possible que certaines des machines les plus complexes développent une personnalité autonome au cours d’une longue période de privation, ainsi que je l’ai fait moi-même. Jusqu’où avez-vous confiance dans vos capacités ? Duncan le suivait de près. À plusieurs reprises, Erasmus le regarda par-dessus son épaule en passant par une étrange série d’expressions, allant du froncement de sourcils interrogateur au sourire hésitant. Y avait-il là un soupçon de crainte, ou n’était-ce qu’une feinte ? Duncan finit par dire : — Vous me demandez si je veux la victoire… ou la paix. Ce n’était pas une question. — Vous êtes le surhomme. Je le répète - c’est à vous de choisir. — Au fil de plus d’existences que je ne saurais compter, j’ai appris à être patient. (Duncan prit une profonde inspiration en utilisant une vieille technique de Maître d’Escrime pour concentrer ses pensées.) Je suis en position unique pour rassembler les deux camps. Les humains et les machines sont meurtris et affaiblis. Dois-je retenir comme solution l’extermination d’un de ces deux camps ? — Ou le rétablissement des deux ? (Erasmus s’arrêta et fit face à Duncan avec une expression indéchiffrable.) Dites-moi, où est précisément le dilemme ? Omnius a été arraché à cet univers, et les machines pensantes n’ont plus rien pour les guider. D’un seul geste rapide et décisif, j’ai totalement éradiqué la menace des Danseurs-Visages. Je ne vois pas ce qui reste à résoudre. La prophétie ne s’est-elle pas révélée exacte ? Duncan sourit. — Comme dans bien des prophéties, les détails sont suffisamment vagues pour convaincre n’importe quel esprit crédule que tout avait été « prédit ». Le Bene Gesserit, avec sa Missionaria Protectiva, maîtrisait parfaitement cette technique. (Il dévisagea le robot.) Tout comme vous, je crois. Erasmus parut surpris et impressionné. — Que voulez-vous dire par là ? — En tant que responsable des « projections mathématiques » et des « prophéties » qui en résultaient, vous aviez toute latitude pour écrire les prédictions que vous vouliez. Omnius les a toutes crues. — Seriez-vous en train de dire que j’ai inventé ces prophéties ? demanda Erasmus. Peut-être comme un moyen de guider un suresprit qui s’obstinait à suivre une voie étroite et bornée ? Peut-être pour nous amener précisément là où nous en sommes ? C’est une hypothèse fort intéressante. Digne d’un véritable Kwisatz Haderach. L’expression réjouie du robot semblait plus authentique que jamais. Avec un léger sourire, Duncan dit : — En tant que Kwisatz Haderach, je sais qu’il y a - et qu’il y aura toujours, même si j’évolue encore - des limites à mes connaissances et à mes capacités. (Il tapota la poitrine du robot.) Répondez-moi. Avez-vous manipulé les prophéties ? — Les humains ont élaboré d’innombrables projections et légendes bien avant que j’existe. Je me suis contenté d’adapter celles que je préférais, puis j’ai effectué les calculs complexes qui aboutiraient aux projections désirées et je les ai remises au suresprit. Avec sa myopie habituelle, Omnius n’y a vu que ce qu’il voulait voir. Il s’est convaincu lui-même qu’à la « fin », un « grand changement dans l’univers » nécessitait une « victoire » pour lui. Et que pour cela, il avait besoin du Kwisatz Haderach. Omnius a appris beaucoup de choses, mais il a surtout trop bien appris l’arrogance. (Les robes d’Erasmus flottèrent autour de lui.) Peu importe ce qu’Omnius ou les Danseurs-Visages ont pu croire… c’est moi qui ai toujours tout dirigé. Le robot leva les bras et montra d’un geste la cathédrale de métal vivant qui les entourait, la ville entière de Synchronie et, au-delà, le reste de l’empire des machines. — Nos forces ne sont pas totalement dépourvues de chef. Maintenant que le suresprit est parti, je contrôle les machines pensantes. Je possède tous les codes, et je connais tous les programmes subtilement interconnectés. Duncan eut alors une idée, un mélange de prescience et d’intuition, avec une bonne dose de pari. — Ou bien ce pourrait être le Kwisatz Haderach qui en prenne le contrôle. — Cette solution me paraît beaucoup plus élégante. (Une étrange expression traversa le visage de fluidométal.) Vous m’intéressez, Duncan Idaho. — Donnez-moi les codes et les accès dont j’ai besoin. — Je peux vous donner bien plus que cela… et effectivement, vous aurez besoin de beaucoup plus. Tout un empire de machines, des millions de composants. Il faudrait que je puisse partager avec vous une… globalité, tout comme mes Danseurs-Visages me faisaient partager toutes ces existences merveilleuses. Mais pour un Kwisatz Haderach, c’est exactement ce qui conviendrait. Avant que le robot ne puisse de nouveau éclater de rire, Duncan prit la main de platine qui dépassait de la riche étoffe. — Alors, Erasmus, fais-le. Il s’approcha encore et posa son autre main sur le visage du robot, dans un geste étrangement intime. Sa prescience semblait le guider. — Duncan, dit Paul, c’est dangereux. Tu le sais. — Je ne suis pas en danger, Paul. C’est moi qui suis dangereux. Duncan se colla presque contre Erasmus. Il sentait toutes les possibilités tourbillonner en lui. Il y avait bien quelques zones indistinctes dans le futur, des pièges qu’il n’était peut-être pas capable de prévoir, mais il était confiant. Le robot hésita un instant, comme s’il se livrait à un calcul, puis il serra la main de Duncan et, dans un geste symétrique, posa l’autre main sur son visage. Duncan fronça ses sourcils noirs en éprouvant d’étranges sensations. Le contact du métal frais était étrangement mou, presque inquiétant, et il avait l’impression de s’y enfoncer. Il déploya son esprit vers le territoire inconnu des pensées du robot indépendant, tandis qu’Erasmus faisait de même avec lui. Les doigts du robot s’allongèrent et commencèrent à envelopper la main de Duncan comme un gant. Le fluidométal gagna le poignet et remonta sur l’avant-bras, en déclenchant une sensation de froid intense. Erasmus dit alors : — Je sens la confiance grandir entre nous, Duncan Idaho. Les secondes s’écoulèrent. Duncan n’aurait su dire si c’était lui qui puisait dans l’esprit du robot, ou si c’était Erasmus qui lui remettait tout ce dont le Kwisatz Haderach naissant avait besoin. Et bien que les deux fussent maintenant étroitement mêlés, Duncan savait qu’il devait aller encore plus loin. Une substance métallique visqueuse couvrait son bras, tout comme les truites des sables avaient englouti le corps du jeune Leto II, des milliers d’années auparavant. J’entends la sonnerie de clairon de l’Éternité qui m’appelle. Leto Atréides H, enregistrements de Dar-es-Balat. Maintenant que le suresprit Omnius était parti et que la ville des machines avait subi des dégâts considérables, les composants principaux de Synchronie s’immobilisèrent. Les bâtiments ne se déplaçaient plus comme les pièces d’un puzzle géant, et n’évoluaient plus en formes étranges. Tel un immense moteur en panne, la ville s’était brusquement arrêtée, laissant de nombreuses avenues bloquées, des structures à moitié enfouies ou transformées seulement en partie. Des voitures de tram étaient restées suspendues en l’air, se balançant au bout de câbles électroniques invisibles. Les rues étaient jonchées de cadavres de Danseurs-Visages et de débris de robots de combat. Des colonnes de flammes et de fumée s’élevaient dans le ciel. Victorieuse, mais épuisée, Sheeana contemplait la ville avec une expression d’étonnement et de joie. Alors qu’elle parcourait une rue dévastée, elle aperçut un jeune garçon solitaire au pied des immenses tours exotiques. Après sa transformation, Leto II semblait lui aussi épuisé, mais également infiniment plus puissant qu’autrefois. Après les avoir guidés dans la ville, il avait quitté les vers des sables, mais il faisait encore partie d’eux. Observant Leto qui se tordait le cou pour regarder se balancer l’une des voitures de tram, Sheeana remarqua en lui quelque chose d’étrange, une présence qu’il n’avait pas auparavant. Elle comprit. — Tu as recouvré tes souvenirs. — Dans le moindre détail. Je les ai passés en revue. (Les yeux de Leto étaient chargés de siècles. Ils étaient maintenant bleu sur bleu à cause de l’extraordinaire saturation d’épice dans le corps des vers qu’il avait contrôlés.) Je suis le Tyran. Je suis l’Empereur-Dieu. Sa voix semblait plus puissante, mais elle était teintée d’une profonde lassitude. — Tu es aussi Leto Atréides, le frère de Ghanima, le fils de Muad’Dib et de Chani. Il lui répondit par un sourire, comme si elle l’avait soulagé d’une partie de son fardeau. — Oui, cela aussi. Je suis tout ce qu’était mon prédécesseur - et tout ce que sont les vers des sables. La perle de rêve qu’ils contenaient a été ouverte. Il ne dort plus. Sheeana repensa au petit garçon si sage qu’elle avait connu à bord de l’Ithaque. Son passé avait été pire que celui des autres, et ce garçonnet innocent avait maintenant complètement disparu. — Je me souviens de chaque mort dont j’ai été la cause. Je me souviens de toutes. Je me souviens de tous mes Duncan, et des raisons pour lesquelles chacun d’eux est mort. Il leva les yeux et la prit par le bras pour l’entraîner vers la carcasse tordue d’un bâtiment à moitié enterré. Quelques secondes plus tard, le câble de sustentation au-dessus d’eux se rompit, et la voiture de tramway vint s’écraser exactement à l’endroit où ils s’étaient tenus auparavant. Des cadavres de Danseurs-Visages étaient étalés au milieu des débris. — Je savais qu’elle tomberait, dit Leto. — Chacun de nous a ses talents particuliers, dit Sheeana avec un doux sourire. Ils escaladèrent tous les deux les décombres d’un immeuble effondré pour avoir une meilleure vue de la ville. Une multitude de robots erraient au milieu des ruines fumantes et des poutrelles brisées, comme s’ils attendaient des instructions. — Je suis un Kwisatz Haderach, dit Leto d’une voix lointaine. Mon père l’était également. Mais tout est très différent, maintenant. Est-ce que j’avais prévu tout cela il y a si longtemps ? Est-ce que cela faisait partie de mon Sentier d’Or ? Comme s’il les avait appelés, quatre vers des sables surgirent du sol jonché de débris et se dressèrent au-dessus des amas de ruines. Sheeana entendit un grand fracas, et les trois derniers vers apparurent, renversant des bâtiments et se frayant un passage au milieu des carcasses calcinées. Les vers se rassemblèrent autour des deux humains. Ils semblaient avoir encore grossi. Le plus grand de tous, celui qu’elle avait appelé Monarque, leva la tête vers eux. Sans manifester aucune crainte, Leto redescendit pour s’approcher de la créature. — Mes souvenirs me sont revenus, dit-il à Sheeana en s’avançant, mais pas ceux de mes rêves lorsque j’étais l’Empereur-Dieu, du temps où l’homme et le ver ne faisaient qu’un. Monarque posa sa tête au pied du tas de ruines et ses compagnons firent de même, tels des sujets se prosternant devant leur roi. Le souffle des créatures emplissait l’air d’une odeur de cannelle. Leto tendit la main pour caresser le bord arrondi de la gueule de Monarque. — Et si nous recommencions à rêver ensemble ? Ou devrais-je te laisser retourner à ton paisible sommeil ? Également sans crainte, Sheeana posa elle aussi la main sur la carapace épaisse de ses anneaux. En soupirant, le jeune garçon ajouta : — Les gens que j’ai connus jadis me manquent beaucoup, surtout Ghanima. Ton programme de gholas ne me l’a pas rendue. — Nous n’avons pas tenu compte des aspects personnels, dit Sheeana. J’en suis désolée. Des larmes perlèrent dans les yeux bleu foncé de Leto. — J’ai tellement de souvenirs douloureux du temps où je ne m’étais pas encore uni aux truites des sables. Mon père s’est refusé à faire le choix que j’ai moi-même accepté - il n’a pas voulu payer le prix du sang pour le Sentier d’Or, mais je me suis cru plus malin. Ah, comme la jeunesse peut être arrogante! (Devant Leto, la gueule du ver immense était comme une caverne remplie d’épice.) Heureusement, je sais comment retourner dans le rêve du Tyran, le rêve de l’Empereur-Dieu. (En regardant Sheeana, il ajouta :) Je goûte une dernière fois l’humanité. Puis il s’engagea dans la gueule béante en se bissant pardessus la barrière de dents cristallines. Sheeana comprit ce qu’il voulait faire. C’est ce qu’elle avait tenté autrefois, mais sans succès. Le ver engloutit Leto II et recula. Le jeune garçon avait disparu. Sheeana vacilla sur ses jambes tremblantes. Elle savait qu’elle ne reverrait jamais Leto. Mêlé à la chair de Monarque, il était redevenu une perle de conscience et serait avec les vers pour l’éternité. — Adieu, mon ami. Mais le spectacle n’était pas terminé. Les autres vers rejoignirent Monarque et tous se dressèrent au-dessus de Sheeana. Elle resta immobile, à la fois fascinée et horrifiée. Allaient-ils la dévorer, elle aussi ? Elle se prépara à son sort, mais sans éprouver aucune crainte. Du temps où elle était une petite fille, après qu’un ver eut détruit son village sur Rakis, elle s’était élancée dans le désert en hurlant des insultes à l’énorme créature et en exigeant d’être mangée. — Eh bien, Shaitan - tu me trouves appétissante, maintenant ? Mais les vers ne voulaient pas d’elle. Ils commencèrent à s’enrouler les uns autour des autres en grouillant comme un nœud de vipères. Maintenant que Leto était en eux, les vers se transformaient. Six des vers enveloppèrent celui qui avait avalé le garçon, en se tordant et en entrelaçant leurs corps sinueux comme des lianes autour d’un tronc. Sheeana regrimpa précipitamment sur le tas de gravats pour se mettre à l’abri. Les anneaux charnus des vers commencèrent à s’interpénétrer et à se métamorphoser en une forme beaucoup plus grosse. Il devint difficile de les distinguer. Leurs segments se rejoignirent et se fondirent pour aboutir à un ver des sables extraordinaire : un colosse encore plus énorme que le plus grand des monstres légendaires de Dune. Sheeana trébucha et tomba en arrière sur l’amas de décombres, mais elle ne pouvait détacher son regard de l’immense ver des sables qui se dressait et oscillait devant elle, et dont le corps s’étendait maintenant sur des centaines de mètres. — Shai-Hulud, murmura-t-elle. Elle avait délibérément évité d’utiliser le mot Shaitan, comme elle l’avait toujours fait jusqu’ici, car c’était bel et bien le Vieil Homme du Désert qu’elle avait devant elle, un dieu. L’odeur enivrante du mélange était plus forte que jamais. Elle crut d’abord que le léviathan allait finalement la dévorer, elle aussi, mais le ver géant se détourna et s’abattit sur le sol dans un bruit de tonnerre, puis il s’enfonça sous la ville des machines. Son nouveau royaume. Un frisson d’extase parcourut Sheeana. Elle savait que le ver allait se fractionner sous la surface. Le produit de cette union entre Leto et les vers des sables résisterait beaucoup mieux à l’humidité, ce qui permettrait aux créatures de survivre et de réaménager une partie de la planète des machines pour en faire leur propre domaine. Un jour, des vers des sables grandiraient et prospéreraient sur ce monde, parcourant ses profondeurs, toujours vigilants… Pour vaincre les humains, une possibilité est de devenir comme eux et d’être impitoyables, en les pourchassant et en les massacrant jusqu ‘au dernier. Exactement comme ils ont tenté de le faire avec nous. Erasmus, base de données sur la violence humaine. — Avec ma curiosité, mes milliers d’années d’existence et la connaissance que j’ai des humains aussi bien que des machines, dit pensivement Erasmus tandis que Duncan et lui étaient unis physiquement et mentalement, ne suis-je pas l’équivalent mécanique d’un Kwisatz Haderach ? Le Raccourci du Chemin pour les machines pensantes ? Je peux être en plusieurs endroits à la fois, et je vois une infinité de choses qu’Omnius lui-même n’avait jamais imaginées. — Tu n’es pas un Kwisatz Haderach, dit Duncan. Il eut conscience que ses camarades se précipitaient vers lui. Mais le métal liquide recouvrait maintenant ses épaules et son visage, et il n’avait aucun désir de s’en arracher. Duncan laissa se poursuivre cette réaction physique entre le robot et lui. Il n’avait nulle envie de s’échapper. Il était le nouveau porte-drapeau de l’humanité, et il avait besoin de progresser. C’est pourquoi il ouvrit tout grand son esprit et laissa les informations s’y engouffrer. Une voix résonna dans sa tête, plus puissante que le tourbillon de souvenirs et les flots de données. Je peux imprimer en toi tous les codes clefs que tu recherches, Kwisatz Haderach. Tes neurones et ton ADN forment la structure d’une nouvelle base de données en réseau. Duncan savait que c’était le point de non-retour. Vas-y, fais-le. Les vannes mentales s’ouvrirent, déversant à flots dans son esprit les expériences du robot ainsi que des données factuelles parfaitement organisées. Et Duncan commença à percevoir les choses d’un point de vue totalement différent. Au cours de milliers d’années d’étude et d’expérimentation, Erasmus s’était efforcé de comprendre les humains. Comment pouvaient-ils rester aussi mystérieux ? À côté de l’extraordinaire étendue des expériences du robot, même les nombreuses existences de Duncan semblaient insignifiantes. Les visions et les souvenirs formaient un tourbillon rugissant autour du Kwisatz Haderach, qui comprit qu’il lui faudrait encore toute une autre vie pour simplement commencer à les trier. Il vit Serena Butler avec son bébé, et la réaction étonnante de la multitude humaine à ce qu’Erasmus pensait n’être qu’une simple mort sans importance… des foules hurlantes se soulevant dans un combat qu’elles n’avaient aucune chance de gagner. Ces humains étaient irrationnels et désespérés, mais en fin de compte, ils avaient été victorieux. C’était incompréhensible. Illogique. Et pourtant, ils avaient accompli l’impossible. Pendant quinze mille ans, Erasmus avait brûlé du désir de comprendre, mais il lui avait manqué la révélation fondamentale. Duncan sentait à présent le robot qui creusait en lui à la recherche du secret, non pas dans un esprit de conquête ni de domination, mais simplement pour savoir. Duncan avait du mal à se concentrer au milieu de tant d’informations. Il finit par s’écarter et sentit le fluidométal se retirer de lui, mais pas complètement, car sa structure cellulaire avait été modifiée pour toujours. Saisi d’une révélation soudaine, il comprit qu’il était un nouveau suresprit, mais d’une nature totalement différente. Erasmus ne l’avait pas trompé. Avec des yeux reliés à des centaines de milliards de capteurs, Duncan pouvait voir tous les vaisseaux de l’Ennemi, les drones de combat et les robots-ouvriers, chaque rouage de l’impressionnant empire des machines. Et il pouvait tout arrêter instantanément. S’il le voulait. Quand Duncan redevint lui-même, dans son corps relativement humain, il examina la grande salle à travers ses propres yeux. Erasmus se tenait devant lui avec un sourire de satisfaction apparemment sincère. — Que s’est-il passé, Duncan ? demanda Paul. Duncan relâcha sa respiration. — Rien que je n’aie souhaité moi-même, Paul. Mais ça y est, je suis de retour. Yueh se précipita à son côté. — Comment vous sentez-vous ? Nous avons cru que vous étiez prisonnier d’un coma comme… comme lui, dit-il en désignant Paolo, toujours paralysé. — Je suis indemne… mais je ne suis plus le même. (Duncan jeta un coup d’œil circulaire sur la grande salle voûtée, puis son regard se porta au-delà, vers l’immense cité, avec une sensation nouvelle d’émerveillement.) Erasmus a tout partagé avec moi… même ce qu’il y a de meilleur en lui. — C’est parfaitement résumé, dit le robot qui semblait manifestement très heureux. Lorsque tu t’es fondu en moi et que tu t’es enfoncé toujours plus profondément, tu t’es rendu vulnérable. Si j’avais voulu gagner la partie, j’aurais pu m’emparer de ton esprit et le programmer afin que tu fasses exactement ce qui profiterait aux machines et à moi-même. Tout comme je l’ai fait avec les Danseurs-Visages. — Mais je savais que tu ne le ferais pas, dit Duncan. — Prescience, ou confiance ? (Un sourire malicieux apparut sur le visage du robot.) Les machines pensantes sont désormais sous ton contrôle. Elles sont à toi, Kwisatz Haderach - toutes, moi compris. Tu as maintenant tout ce dont tu as besoin. Avec le pouvoir que tu détiens, tu changeras l’univers. C’est Kralizec. Tu vois ? Finalement, nous avons fait en sorte que la prophétie s’accomplisse. Apparemment seul au milieu des vestiges d’un immense empire, Erasmus se remit à déambuler dans la grande salle. — Tu peux arrêter définitivement toutes les machines pensantes, si telle est ta préférence, et les éliminer à jamais. Ou bien, si tu en as le courage, tu peux en faire quelque chose de beaucoup plus utile. Jessica intervint : — Arrête-les toutes, Duncan. Finissons-en tout de suite! Pense aux milliards d’humains qu’elles ont assassinés, et à toutes les planètes qu’elles ont détruites. Duncan contempla ses mains d’un air étonné. — Est-ce la façon honorable de procéder ? Erasmus conserva délibérément un ton neutre : — Pendant des milliers d’années, j’ai étudié les humains pour essayer de les comprendre… Je les ai même imités. Mais les humains se sont-ils jamais donné la peine de se demander ce que les machines pensantes pouvaient accomplir ? Vous vous êtes contentés de nous mépriser. Votre Grande Convention, avec son terrible interdit « Tu ne créeras point de machine à l’image de l’esprit humain », est-ce vraiment ce que tu souhaites, Duncan ? Gagner cette guerre en nous détruisant jusqu’au dernier, tout comme Omnius voulait la gagner en vous exterminant ? Ne trouvais-tu pas le suresprit haïssable pour son attitude bornée ? Auras-tu la même attitude ? — Tu poses beaucoup de questions, fit remarquer Duncan. — Et c’est à toi de choisir l’unique réponse. Je t’ai donné tout ce dont tu avais besoin. Erasmus recula d’un pas et attendit. Duncan ressentit une pression intérieure nouvelle, peut-être déclenchée par Erasmus. De multiples possibilités défilaient dans son esprit, chacune accompagnée d’un océan de conséquences. Sa conscience grandissante lui montra que pour mettre fin à Kralizec, il lui fallait combler le gouffre ancestral entre l’homme et la machine. À l’origine, les machines pensantes avaient été créées par l’homme, mais bien qu’étroitement liés, les deux camps n’avaient cessé de vouloir se détruire. Il fallait qu’il trouve un terrain d’entente entre eux plutôt que d’en laisser un dominer l’autre. Duncan percevait l’immense trajectoire historique, une évolution sociale aux proportions épiques. Des milliers d’années plus tôt, Leto II s’était uni à un gigantesque ver des sables, acquérant ainsi des pouvoirs encore plus fabuleux. Des siècles plus tard, sous la direction de Murbella, deux groupes de femmes antagonistes avaient réuni leurs forces, fusionnant leurs cultures en une unité plus résistante. Même Erasmus et Omnius avaient été deux facettes d’une même identité, la créativité et la logique, la curiosité et les faits scientifiques. Duncan comprit qu’il fallait instaurer un équilibre. Le cœur humain et le cerveau des machines. Ce qu’il avait reçu d’Erasmus pouvait devenir une arme, ou un outil. Il fallait qu’il l’utilise correctement. Je dois servir de synthèse entre l’homme et la machine. Il regarda Erasmus droit dans les yeux, et cette fois-ci, le robot et lui se connectèrent sans qu’un contact physique soit nécessaire. Le Kwisatz Haderach avait conservé en lui une image spectrale d’Erasmus, tout comme les Révérendes Mères possèdent les voix intérieures de leur Mémoire Seconde. En inspirant profondément, Duncan aborda la question essentielle. — Quand Omnius et toi avez choisi de vous manifester sous l’aspect d’un couple de vieillards, vous avez mis en évidence les différences qui existaient entre vous. Toi, Erasmus, tout en conservant ton indépendance, tu as eu accès à l’immense base de données du suresprit, à son intelligence, tandis qu’Omnius a pu apprendre de toi ce qu’était le cœur, ce que cela signifie d’éprouver des sentiments humains - la curiosité, l’inspiration, le sens du mystère. Mais même toi, tu n’as pu acquérir tous les aspects humains que tu recherchais. — Mais maintenant, je le peux. Avec ton consentement, bien sûr. Duncan se tourna vers Paul et les autres. — Après le Jihad Butlérien, la civilisation humaine est allée trop loin en interdisant totalement l’intelligence artificielle. Mais en prohibant l’utilisation d’ordinateurs, nous nous sommes privés d’un outil précieux. Cette réaction excessive a conduit à une situation instable. L’Histoire nous a montré que des interdictions aussi absolues et draconiennes ne peuvent être maintenues. D’un air sceptique, Jessica intervint : — Pourtant, la suppression des ordinateurs pendant de si nombreuses générations nous a obligés à devenir plus forts et à acquérir notre autonomie. Pendant des milliers d’années, l’humanité a progressé sans constructions artificielles pour réfléchir et décider à sa place. — Comme les Fremen, quand ils ont appris à vivre sur Arrakis, dit Chani avec une fierté évidente. C’est une bonne chose. — Oui, mais cela a eu également pour conséquence de nous lier les mains et de nous empêcher de concrétiser d’autres potentiels. Sous prétexte que la marche à pied développe les muscles de nos jambes, devons-nous nous priver de véhicules ? La mémoire s’améliore par un entraînement régulier, mais faudrait-il pour autant s’interdire de noter ou d’enregistrer ses pensées ? — Il n’est pas nécessaire de jeter le bébé avec l’eau du bain, pour reprendre une de vos expressions anciennes, dit Erasmus. J’ai jeté un bébé du haut d’un balcon, autrefois. Les conséquences ont été extrêmes. — Nous ne nous sommes pas réellement passés des machines, dit Duncan en cristallisant ses réflexions. Nous les avons seulement redéfinies. Les Mentats sont des humains dont le cerveau est entraîné à fonctionner comme celui des machines. Les Maîtres du Tleilax se sont servis de corps de femmes comme cuves axlotl - des machines de chair pour fabriquer des gholas ou de l’épice. Quand Paul le regarda, Duncan trouva que le visage du jeune homme paraissait en fait terriblement âgé. La récupération de sa vie antérieure l’avait encore plus épuisé que sa blessure mortelle. Étant lui-même un Kwisatz Haderach, mais aussi Muad’Dib, l’Empereur et le Prédicateur Aveugle, Paul comprenait le dilemme de Duncan mieux que quiconque dans la salle. Il hocha doucement la tête. — Personne ne peut décider à ta place, Duncan. Celui-ci porta son regard dans le lointain. — Nous pouvons faire beaucoup plus. Je le vois bien, maintenant. Humains et machines, coopérant pleinement, sans qu’un camp soit l’esclave de l’autre. Je me tiendrai entre les deux, comme une sorte de passerelle. Le robot réagit avec un profond enthousiasme. — Ah, Kwisatz Haderach, tu le vois, à présent! Tu m’as aidé à comprendre en même temps que toi. Toi aussi, tu as raccourci mon chemin. (Son corps de fluidométal se modifia comme une version mécanique d’un Danseur-Visage, et redevint celui de la vieille femme ridée.) Ma longue quête est achevée. Enfin, après des milliers d’années, je comprends tant de choses. En fait, ajouta-t-il avec un petit sourire, il n’y a plus grand-chose qui m’intéresse. La vieille femme s’approcha de Paolo, toujours étendu avec le regard perdu dans l’infini. — Ce Kwisatz Haderach raté est une leçon pour moi. Ce garçon a payé le prix d’un excès de connaissances. (Les yeux immobiles de Paolo semblaient commencer à se dessécher. Il finirait sans doute par dépérir et mourir de faim, perdu dans le labyrinthe infini de la prescience absolue.) Je n’ai pas envie de m’ennuyer. C’est pourquoi je te demande, Kwisatz Haderach, de m’aider à comprendre quelque chose que je n’ai jamais pu éprouver moi-même, le dernier aspect fascinant de l’humanité. — Est-ce une demande, dit Duncan, ou une exigence ? — Il s’agit d’une dette d’honneur. (De sa main noueuse, la vieille femme tapota la manche de Duncan.) Tu réunis maintenant en toi ce qu’il y a de meilleur chez les humains et les machines. Permets-moi de faire ce que seules les créatures vivantes peuvent faire. Guide-moi jusqu’à ma propre mort. Duncan ne s’était pas attendu à cela. — Tu veux mourir ? Comment pourrais-je t’y aider ? La vieille femme haussa ses épaules osseuses. — Toutes tes vies et toutes tes morts ont fait de toi un expert dans ce domaine. Regarde en toi-même, et tu comprendras. Au cours des millénaires qui avaient suivi le Jihad Butlérien, Erasmus avait parfois envisagé de distribuer des copies de sauvegarde de lui-même, ainsi que l’avait fait Omnius, mais à chaque fois, il y avait renoncé. Cette sécurité aurait rendu son existence beaucoup moins stimulante et intéressante. Après tout, il était un robot indépendant, et il se devait donc d’être unique. Duncan vit que parmi les codes et les commandes permettant de contrôler l’armée des machines pensantes, il y avait les commandes de fonction vitale qui régulaient Erasmus. Il pouvait désactiver le robot indépendant aussi facilement que celui-ci l’avait fait avec les Danseurs-Visages. — Je suis curieux de savoir ce qui se trouve de l’autre côté du gouffre qui sépare la vie de la mort, dit Erasmus en regardant Khrone et les cadavres de ses congénères gisant sur les dalles de la grande salle. Mais ce n’était pas aussi simple que d’actionner un interrupteur ou de transmettre un code. Duncan avait vécu et était mort un millier de fois, et personne n’en savait plus que lui sur la vie et la mort. Erasmus voulait-il lui faire découvrir si un robot avait ou non une âme, maintenant que chacun d’eux avait pénétré les pensées de l’autre ? — Tu veux que je te serve de guide, dit Duncan, et non pas simplement d’exécuteur. — Ah, mon ami, comme c’est bien dit. Je crois que tu comprends. (La vieille femme le regarda avec un sourire qui semblait à présent légèrement angoissé.) Après tout, Duncan Idaho, tu l’as fait tellement souvent. Mais pour moi, c’est la première fois. Duncan lui posa la main sur le front. La peau était tiède et sèche. — Quand tu voudras, dit-il. La vieille femme s’assit sur les marches de pierre et croisa les mains sur ses genoux en fermant les yeux. — Crois-tu que je reverrai jamais Serena ? — À cela, je n’ai pas de réponse. Par un ordre mental, Duncan activa l’un des nouveaux codes en sa possession. Puisant dans son propre esprit pour y chercher l’expérience de ses nombreuses morts, il montra à Erasmus ce qu’il savait, même s’il ne le comprenait pas tout à fait lui-même. Il n’était pas sûr que le robot puisse le suivre. Erasmus allait devoir se frayer son propre chemin. Duncan et lui se séparèrent enfin, chacun poursuivant un voyage complètement différent. Le corps âgé s’affaissa doucement sur les marches, et un long soupir s’échappa des lèvres de la vieille femme. Son visage prit un instant une expression de sérénité absolue, puis devint totalement immobile, les yeux fixés droit devant elle. Dans la mort, le robot avait conservé sa forme humaine. Tant qu’il y a de la vie, il y a de l’espoir…ou du moins c’est ce que disent les écritures anciennes. Mais pour le vrai croyant, il y a toujours de l’espoir, et cela ne dépend pas de la vie ni de la mort. Maître du Tleilax Scytale, Mes interprétations personnelles de la Charia. Sous le ciel brûlé de Rakis, le désespoir de Waff le transporta en un lieu aussi sinistre et aride que le paysage dévasté qui l’entourait. Non loin de là, sur une dune vitrifiée, il ne restait plus qu’un seul de ses précieux vers renforcés à s’agiter encore dans les derniers soubresauts de la vie. Tous les autres étaient déjà morts. Waff avait failli à son Prophète. Les modifications cellulaires qu’il avait effectuées s’étaient révélées insuffisantes, et il ne disposait plus des spécimens de truites des sables ni de l’équipement nécessaires pour créer de nouveaux vers expérimentaux. Il sentait les derniers grains s’écouler dans le sablier de sa vie. Son corps ne tiendrait pas assez longtemps pour lui permettre d’essayer une nouvelle lignée de vers hybrides, quand bien même il en aurait les moyens. Seul l’espoir de restaurer ces vers des sables sur Rakis lui avait donné la force de résister aux dégâts internes de son corps de ghola accéléré, mais à présent, il se sentait décliner rapidement. Levant le poing vers le ciel, il se mit à crier dans l’air desséché pour exiger des réponses de Dieu, bien qu’aucun mortel n’ait le droit de le faire. Puis il frappa le sol craquelé de ses mains et se mit à pleurer. Ses vêtements étaient sales et son visage maculé de suie. Les cadavres de ses spécimens de vers gisaient sur ce qui avait été autrefois des dunes magnifiques. Ils symbolisaient parfaitement la fin de tout espoir. Rakis était damnée à jamais, si le Prophète lui-même ne voulait plus y vivre. C’est alors que Waff sentit un grondement sourd venu des profondeurs de la terre. La vibration se fit plus forte et il releva la tête, étonné, en clignant ses yeux pleins de larmes. Le dernier ver tressaillit dans son agonie comme s’il sentait lui aussi qu’un événement important se préparait. Un craquement de tonnerre retentit dans l’air qui sifflait à ses oreilles, et une lézarde commença à se former dans le sol vitrifié. Waff se releva d’un bond et observa, médusé, la crevasse qui s’agrandissait. D’autres fissures se dessinèrent à la surface comme sur une plaque de cristoplaz qui aurait reçu un choc. Les dunes se mirent à trembler et à se soulever comme sous l’effet d’une poussée souterraine. Waff recula en titubant. À ses pieds, le ver des sables s’agita comme pour le prévenir qu’il allait mourir - et le Maître du Tleilax aussi. Une série d’explosions fit jaillir des geysers de sable au milieu des dunes. Les crevasses s’élargirent, révélant des formes qui s’agitaient dans les profondeurs. Comme dans un rêve éveillé, Waff distingua d’énormes segments incrustés de pierres et de poussière. D’immenses colosses se dressèrent dans une cataracte de sable. Des vers géants. De véritables vers des sables, des monstres de la taille de ceux qui parcouraient autrefois le désert, du temps où cette planète s’appelait encore Dune. Une légende qui renaissait! N’en croyant pas ses yeux, Waff était paralysé, et pourtant rempli d’espoir et d’admiration plutôt que de crainte. Étaient-ce là les survivants des vers d’origine ? Comment pouvaient-ils être encore vivants après l’holocauste ? — Prophète, tu es revenu! Il en vit d’abord cinq, puis douze autres vers émergèrent d’un coup. Autour de lui, le sol fracturé grouillait de vers des sables. Des centaines! Cette planète morte était comme une immense coquille d’œuf se craquelant pour donner naissance à des poussins. S’échappant de leur nid souterrain, les vers des sables se dirigèrent aussitôt vers le campement établi plus loin, dans les ruines de Keen. Waff pensa qu’ils allaient engloutir Guriff et ses prospecteurs, et dévorer les hommes de la Guilde. Les vers des sables reprenaient possession de Rakis. En pleine extase, Waff s’avança en titubant et leva les mains en un geste d’adoration : — Mon merveilleux Prophète, me voici! Le Messager de Dieu était tellement immense que Waff se sentait comme un minuscule grain de poussière indigne d’être remarqué. Sa foi redevint intacte, et il comprit que ses efforts sur Rakis n’avaient jamais eu la moindre importance. Il avait eu beau s’acharner sur ses truites des sables pour ensemencer ces dunes mortes avec des vers renforcés, Dieu avait Son plan - Dieu a toujours Son plan… Il montrait la voie en produisant un torrent de vie, comme la révélation ineffable du s’tori. Et c’est alors que Waff comprit enfin ce qu’il aurait dû savoir depuis le début, ce que tout Tleilaxu aurait dû comprendre : si chacun des vers des sables issus du corps immense de l’Empereur-Dieu Leto II contenait effectivement une perle du Prophète, ne possédaient-ils pas forcément eux-mêmes le don de prescience ? Et par conséquent, comment auraient-ils pu ne pas prévoir l’arrivée des Honorées Matriarches et la menace de destruction pesant sur Rakis ? Tout à sa joie, Waff tapa dans ses mains. Bien sûr! Les vers géants avaient pressenti les terribles Oblitérateurs. Prévenus que Rakis deviendrait un désert calciné et guidés par la prescience de Leto II, certains des vers des sables avaient creusé des tunnels pour se mettre à l’abri dans les profondeurs de la terre, peut-être à des kilomètres sous la surface. Protégés des pires destructions. Ce monde est capable de se débrouiller tout seul, pensa Waff. Ici, les problèmes étaient toujours venus de l’arrogance des humains. Rakis était une planète-désert, et c’est ce qu’elle aurait dû rester si l’orgueil et l’ambition des hommes ne l’avaient pas transformée. Les efforts déployés pour « améliorer » Dune avaient conduit à l’extinction apparente des vers géants, jusqu’à ce que la mort de Leto II leur permette de revenir. Après quoi les humains - les Honorées Matriarches - avaient de nouveau détruit l’écosystème. Rakis avait été meurtrie, piétinée, violée… mais en fin de compte, ce monde magnifique s’était sauvé lui-même. Pendant tout ce temps, le Prophète y était resté et avait puissamment contribué à la survie de Dune. À présent, tout était comme cela devait être, et Waff ressentait un plaisir immense. Deux vers des sables s’approchèrent du Tleilaxu, qui restait immobile, comme captivé. En labourant le sol, les créatures engloutirent les carcasses flasques des vers expérimentaux, les dévorant comme s’il s’agissait de simples miettes de pain. Ne se sentant plus de joie, Waff tomba à genoux et se mit à prier. Au dernier moment, il leva les yeux et regarda dans la gueule géante, avec ses flammes qui couvaient dans ses profondeurs et ses dents de cristal. U sentit les émanations d’épice. Avec un sourire de béatitude, le Maître du Tleilax tourna son visage vers le ciel et s’écria : — 0 mon Dieu, je suis enfin à Toi! Avec la vitesse et la violence d’un long-courrier de la Guilde qui s’écrase, le ver s’abattit sur lui. Waff aspira une dernière bouffée d’épice et ferma les yeux d’extase tandis que la gueule caverneuse du monstre l’engloutissait. Waff ne fit plus qu’un avec son Prophète. La vie consiste à décider à chaque instant ce qu’on va faire ensuite. Je n’ai jamais eu peur de prendre des décisions. Duncan Idaho, Un Millier de Vies. Par l’une des brèches du grand dôme de la cathédrale, Duncan vit le ciel clignoter un instant comme un motif changeant à l’intérieur d’un kaléidoscope. D’innombrables vaisseaux apparurent côte à côte, remorqués par les long-courriers des Navigateurs. Avant même d’avoir reçu un quelconque message, Duncan perçut la présence de quelqu’un de très spécial à bord de l’un de ces nouveaux venus. Son esprit décuplé lui montra son visage, à peine changé après toutes ces années. Murbella! Une ancienne partie de lui-même était terrifiée à l’idée d’être de nouveau près d’elle, mais il était désormais beaucoup plus que cela. Il avait hâte de la revoir. Un millier de vaisseaux de la faction des Navigateurs flottaient au-dessus de Synchronie, ne sachant plus quel rôle jouer maintenant que l’Oracle était partie. Utilisant ses capacités récemment acquises, Duncan communiqua avec eux dans un langage servant de dénominateur commun. Les Navigateurs le comprendraient à leur manière spécifique, tout comme le feraient les machines pensantes et les humains. Duncan avait à peine besoin de puiser dans ses connaissances hyper développées pour parvenir à ce résultat. Changements importants. Changements nécessaires. Les vaisseaux humains envoyèrent des navettes à terre. En regardant par les hautes fenêtres du dôme, Duncan aperçut les points brillants traversant le ciel, et sut que Murbella serait à bord de l’une d’elles. Elle serait la première à se poser, et il la reverrait. Près de vingt-cinq ans… un infime déplacement de la grande aiguille de l’horloge du temps, mais qui semblait avoir duré une éternité. Il l’attendit donc. Mais c’est Sheeana qui entra dans la grande salle, fatiguée et éprouvée par le combat qu’elle venait de mener dans la cité des machines. Son regard se fit interrogateur lorsqu’elle vit le sang répandu sur le sol, les robots-sentinelles détruits, les corps inertes du Baron et de Paolo. D’un seul coup d’œil vers les quatre jeunes gholas, Sheeana vit que Paul et Chani avaient recouvré leurs souvenirs. Elle remarqua le corps sans vie de la vieille femme, affaissé sur les marches, et elle la reconnut aussitôt. S’exprimant par la bouche de Sheeana, la voix intérieure de Serena Butler se fit entendre, véhémente : — Erasmus a tué mon bébé innocent. Il est responsable de… Duncan la coupa aussitôt. — Sur la fin, j’ai cessé de le haïr. Je crois que j’avais plutôt pitié de lui. Cela m’a rappelé quand l’Empereur-Dieu est mort. Erasmus était corrompu et arrogant, et pourtant étrangement innocent, car il n’était motivé que par une insatiable curiosité… mais il était incapable d’assimiler ce qu’il avait déjà compris. Sheeana contempla un instant la vieille femme, s’attendant à ce qu’elle ouvre tout à coup les yeux et que sa poigne d’acier la saisisse. — Erasmus est donc vraiment mort ? — Tout à fait. — Et Omnius ? — Parti pour toujours. Et les machines pensantes ne sont plus nos ennemies. — C’est donc toi qui les contrôles, maintenant ? Elles ont été vaincues ? Elle semblait complètement abasourdie. — Ce sont des alliées… des outils… des partenaires plutôt que des esclaves, et tellement différentes… Nous allons devoir assimiler un paradigme entièrement nouveau, et redéfinir pas mal de choses. Lorsque les drones-messagers firent entrer Murbella dans la pièce, accompagnée de quelques Sœurs et d’hommes de la Guilde, Duncan laissa de côté toutes les questions et se contenta de la dévisager. Elle s’arrêta net. — Duncan… tu n’as pratiquement pas changé en plus de vingt ans. Cette remarque le fit rire. — J’ai changé, et bien plus qu’aucun instrument ne saurait le mesurer. Tous les robots, dans la cité tout entière, se tournèrent vers Duncan en entendant cette remarque. Murbella et lui s’embrassèrent de façon machinale, sans savoir si ce contact raviverait leurs sentiments d’autrefois. Mais chacun perçut très bien à quel point l’autre avait changé. Le fleuve du temps avait creusé entre eux un gouffre profond. En la tenant dans ses bras, Duncan ressentit une douce tristesse en pensant au mal qu’elle lui avait fait en le rendant dépendant de son amour. Rien ne pourrait redevenir comme avant entre eux, surtout pas maintenant qu’il était le Kwisatz Haderach. Il était aussi le guide des machines pensantes, mais pas leur nouveau suresprit ni leur maître. Il ne savait même pas comment elles pouvaient exister sans une force pour les contrôler. Elles allaient devoir s’adapter ou mourir, comme les humains avaient si bien réussi à le faire pendant des millénaires. Duncan reconnut l’étincelle qui s’était allumée dans les yeux de Sheeana. Elle traduisait une inquiétude sincère, et non de la jalousie, une faiblesse à laquelle aucune Bene Gesserit ne se laisserait aller. En fait, Sheeana était une Bene Gesserit tellement convaincue qu’elle avait volé le non-vaisseau de Chapitre et s’était enfuie avec ses réfugiées, plutôt que d’accepter les changements imposés par Murbella à la Communauté des Sœurs. Il s’adressa aux deux femmes : — Nous nous sommes libérés des pièges que nous nous étions tendus les uns aux autres. J’ai besoin de toi, Murbella - et de toi aussi, Sheeana. Et l’avenir a besoin de nous tous bien plus que je ne saurais l’exprimer. Une infinité de pensées mécaniques traversèrent son esprit, et il prit soudain conscience que d’innombrables planètes humaines avaient besoin d’une aide que lui seul pouvait apporter. D’une simple instruction mentale, il fit sortir les robots-gardiens en rangs serrés, comme à la parade. Il déploya ensuite son esprit le long des chemins vides du filet tachyonique et à travers l’univers, établissant une connexion instantanée avec tous les vaisseaux des défenseurs humains ainsi qu’avec ceux des machines d’Omnius - les siennes, à présent. Il les plongea tous simultanément dans les replis de l’espace pour les faire venir sur l’ancienne planète des robots. Tous se retrouveraient ici, sur Synchronie. — Toi, Murbella, tu es née libre, puis tu as été formée pour être une Honorée Matriarche, et tu es finalement devenue une Bene Gesserit afin de réunir les deux factions. De même que tu as été la synthèse des Honorées Matriarches et des Bene Gesserit, je suis maintenant la fusion entre l’humanité libre et les machines pensantes. J’ai un pied dans chaque camp, je comprends les deux, et je crée un avenir dans lequel l’un et l’autre pourront prospérer. — Et… qui es-tu, Duncan ? demanda Sheeana. — Je suis à la fois le Kwisatz Haderach ultime et une nouvelle forme de suresprit… et je ne suis ni l’un ni l’autre. Je suis autre chose. Murbella lança un regard inquiet vers Sheeana, puis elle se tourna de nouveau vers lui. — Duncan! Les machines pensantes étaient déjà nos ennemies mortelles bien avant le Jihad Butlérien - cela fait plus de quinze mille ans. — J’ai l’intention de défaire ce nœud gordien de malentendus. — Des « malentendus » ? Les machines pensantes ont massacré des milliards d’êtres humains. À elle seule, l’épidémie sur Chapitre a… — C’est ce que coûtent l’inflexibilité et le fanatisme borné. Il est souvent nécessaire qu’il y ait des pertes. Les Honorées Matriarches et les Bene Gesserit, les humains et les machines pensantes, le cœur et l’esprit. Nos différences ne nous rendent-elles pas plus forts, au lieu de nous détruire ? (La profusion d’informations qu’Erasmus lui avait transmises était tempérée par la sagesse acquise au cours de ses nombreuses vies.) Notre conflit a atteint son terme et son point d’équilibre. (Il plia les doigts et sentit la multitude de machines pensantes qui l’écoutaient, et attendaient.) Nous avons désormais le pouvoir d’accomplir tant de choses… Grâce à sa prescience parfaite et à ses capacités de calcul, Duncan savait comment instaurer une paix éternelle. Maintenant qu’il tenait les humains et les machines pensantes en équilibre dans le creux de sa main, il était à même de les contrôler entièrement et de s’emparer de leurs pouvoirs afin de les empêcher de se faire la guerre. Il pouvait imposer une coopération entre les long-courriers de la faction des Navigateurs, les vaisseaux modifiés par les Ixiens et la flotte des machines pensantes. Sa prescience lui permettait d’entrevoir l’avenir commun de l’humanité et des machines pensantes, et chaque étape du chemin qui permettrait de le concrétiser. Un pouvoir vertigineux, plus grand encore que celui de l’Empereur-Dieu et d’Omnius réunis. Mais le pouvoir avait fini par corrompre Leto II. Comment Duncan pouvait-il assumer cette charge plus grande encore ? Même s’il agissait par pur altruisme, il y aurait toujours des mécontents. Finirait-il lui aussi par être corrompu, malgré toutes ses bonnes intentions? L’Histoire retiendrait-elle son nom comme celui d’un despote encore pire que l’Empereur-Dieu ? Devant cette avalanche de questions et de responsabilités, Duncan se jura de tenir compte des leçons de ses nombreuses existences, pour le bien et la survie de l’humanité comme des machines pensantes. Kralizec… Oui, l’univers avait effectivement changé. Il est terrible pour une mère de devoir enterrer sa fille. Il n’est pas de plus grande douleur, pas même l’Agonie du Bene Gesserit. Et maintenant, j’ai dû enterrer ma fille pour la seconde fois. Dame Jessica, Lamentation pour Alla. Une simple victime parmi des milliards. Plus tard, tandis qu’elle contemplait tristement le corps de sa fille, Jessica comprit qu’une seule petite fille avait autant d’importance que toutes les autres réunies. Chaque vie avait de la valeur, que ce soit celle d’un enfant ghola ou d’une personne née de façon naturelle. Le combat titanesque qui modifiait le cours de l’univers, la défaite des machines pensantes et la survie de l’espèce humaine, tout cela lui paraissait insignifiant. Sa seule préoccupation était de préparer le corps d’Alia pour son enterrement. En touchant ce petit visage pâle, en caressant son front et ses fins cheveux noirs, des souvenirs lui revinrent. Une Abomination, c’est ainsi qu’on avait appelé Alia : dès sa naissance, elle avait possédé toute l’intelligence et la mémoire génétique d’une Révérende Mère. La boucle de son existence était maintenant bouclée. Dans sa vie d’origine, la petite fille avait tué le Baron Harkonnen avec le gom jabbar; plus tard, devenue adulte et hantée par la présence intérieure maléfique du Baron, Alia s’était suicidée en se jetant par une fenêtre du temple au-dessus des rues d’Arrakeen. Et maintenant, le Baron réincarné avait tué l’Alia réincarnée, avant même qu’elle ait pu atteindre les pleines capacités qu’elle méritait. C’était comme si ces deux êtres étaient unis pour toujours en un combat mortel, à une échelle mythique. Une larme coula sur la joue de Jessica avec la grâce d’une goutte de pluie. Elle ferma les yeux, et se rendit compte qu’elle était longtemps restée figée dans la même position, perdue dans ses souvenirs. Elle n’avait même pas entendu son visiteur approcher. — Puis-je vous être utile en quoi que ce soit, ma Dame ? — Laissez-moi. Je veux être seule. (Mais quand elle vit qu’il s’agissait du Dr Yueh, elle se radoucit.) Je suis désolée, Wellington. Oui, entrez. Vous pouvez m’aider. — Je ne voudrais pas vous importuner… — Vous avez mérité le droit d’être ici, lui dit-elle avec un pâle sourire. Pendant un long moment, ils restèrent côte à côte, sans dire un mot. Finalement, reconnaissante de sa seule présence, Jessica lui dit : — Il y a longtemps, lorsque vous habitiez avec nous dans le Château de Caladan, j’avais de l’affection pour vous. Vous étiez très discret sur votre vie privée, et quand vous nous avez trahis, je vous ai haï plus que je ne l’aurais cru possible. Il baissa tristement la tête. — Ma Dame, je me jetterais dix mille fois sur un poignard si je pouvais ainsi effacer les actes que j’ai commis et les souffrances que je vous ai infligées. — L’Histoire ne peut qu’aller en avant, Wellington. On ne peut lui faire faire marche arrière. — Ah, vraiment ? Mais nous-mêmes, n’avons-nous pas été retirés des poubelles de l’Histoire ? Ils enveloppèrent le corps frêle d’Alia dans un drap en guise de linceul. Sur l’ancienne Arrakis, les Fremen pratiquaient un rite solennel consistant à récupérer l’eau d’un corps dans un distille funèbre et à la partager avec les membres de la tribu. Sur Caladan, la tradition avait été d’utiliser un bûcher funéraire ou d’immerger le corps dans l’océan. Pendant l’errance de l’Ithaque dans l’espace, les morts avaient été solennellement éjectés dans le vide. Mais ici, dans la métropole des machines, Jessica ne savait quelle était la meilleure façon d’honorer sa fille. — Nous n’avons plus vraiment de tradition funéraire, et je ne sais pas quoi faire. — Nous ferons ce que nous pourrons. Les symboles n’ont aucune importance, c’est la pensée qui compte. Les derniers échos de la bataille de Synchronie s’étaient dissipés et les survivants du non-vaisseau étaient partis explorer la ville pour y découvrir le nouveau visage de l’univers, quand Jessica et Yueh rejoignirent Paul, Chani et Duncan pour former leur procession funèbre. Paul et Jessica portaient le petit corps enveloppé de son linceul par les rues que les vers des sables avaient tant saccagées, et où les explosions au cours du combat contre les Danseurs-Visages avaient détruit d’innombrables bâtiments. — Un corps aussi petit… et un tel potentiel perdu à jamais, dit Paul. Ma sœur me manque terriblement, même si, cette fois-ci, je n’ai pas pu la connaître autant que je l’aurais aimé. Duncan menait le groupe. Il avait provisoirement laissé de côté ses autres responsabilités. — Je ne me souviens pas de la petite fille d’origine, mais je me souviens de la femme qu’elle a été. Elle m’a blessé et elle m’a aimé, et je l’ai aimée passionnément. Us n’avaient pas beaucoup à marcher. Jessica avait choisi une tour à moitié détruite, une pyramide trapue qui constituerait un monument funèbre approprié. Jessica et Paul firent leurs adieux pendant la procession, de sorte que lorsqu’ils atteignirent le bâtiment effondré, ils n’eurent plus qu’à franchir une brèche trapézoïdale et écarter les décombres pour aménager un espace où ils déposèrent Alia Atréides. Debout à côté du corps de l’enfant, Jessica lui fit encore un dernier adieu. Paul prit la main de sa mère dans la sienne, et Jessica la lui serra très fort. Après un long silence douloureux, elle se tourna vers Duncan. — Nous avons fait tout ce que nous avions à faire. — Je vais m’occuper du reste, dit-il. Lorsque tous se furent retirés de la pyramide, Duncan leva les mains, doigts écartés, et son visage prit une expression lointaine. Autour d’eux, les bâtiments de métal vivant se mirent à trembler et à osciller, à grandir et à s’incurver. Les restes de la pyramide se replièrent autour du corps d’Alia, puis les murs se renforcèrent en prélevant sur les autres structures des alliages étincelants. Tel un magnifique monument de cristal et de vif-argent, la tour pyramidale commença alors à s’élever rapidement vers le ciel dans un bruit de tonnerre, un geyser de métal vivant. La structure s’affina et sa surface polie devint un miroir parfait. Duncan guidait les structures semi-vivantes avec infiniment plus de soin et de concentration que le suresprit. Quand il eut terminé, il avait créé un tombeau monumental, un mémorial, une œuvre d’art qui stupéfierait tous ceux qui la verraient. Cette tombe laissa sur Synchronie une marque qui n’égalerait jamais celle que la mort de sa fille avait laissée dans le cœur de Jessica. Certains problèmes sont plus faciles à résoudre avec une approche optimiste. L’optimisme apporte un éclairage sur des possibilités qui resteraient invisibles autrement. Sheeana, Réflexions sur le Nouvel Ordre. Après ces événements dramatiques, les humains rassemblés sur Synchronie commencèrent à croire que l’espèce humaine allait survivre. Quand Sheeana observait Duncan, il lui paraissait étrangement distant, ce qui n’était toutefois pas étonnant. Son regard se portait de côté et d’autre, comme s’il était en des milliers d’endroits à la fois. Tandis que la Mère Commandante Murbella faisait venir des navettes de ses vaisseaux de guerre en orbite, et que la Guilde fournissait des contingents d’ouvriers et d’administrateurs afin d’aider à la remise en état de l’étrange métropole, Sheeana regardait des robots autoguidés effacer de la salle de la cathédrale toute trace des duels sanglants. Les réfugiés de l’Ithaque s’étaient installés dans leur vaisseau éventré, qui ne pourrait jamais retourner dans l’espace quand bien même Duncan obligerait les bâtiments environnants à relâcher leur emprise. Des drones-messagers et des yeux-espions, que Duncan dirigeait personnellement, guidaient des groupes à travers les rues dévastées pour les conduire à une grande assemblée où ils pourraient discuter du nouvel univers. Les Bene Gesserit transfuges de Sheeana appréhendaient de devoir faire face à Murbella, l’ancienne Honorée Matriarche. Mais la Mère Commandante avait beaucoup appris au cours des vingt-cinq années qui avaient suivi le schisme. Autrefois, si elle avait eu connaissance des plans d’évasion de Sheeana, elle aurait aussitôt tué sa rivale. Sheeana se demandait ce que Murbella pensait de toutes ces années où Duncan s’était langui pour elle. L’aimait-elle encore ? D’ailleurs, l’avait-elle jamais vraiment aimé ? Les Révérendes Mères Elyen et Calissa entrèrent dans l’immense salle de la cathédrale, menant un groupe de gens harassés et inquiets. Des équipages de la Guilde venus des vaisseaux en orbite se présentèrent également. L’Administrateur Gorus se trouvait parmi eux. Il semblait vidé de son énergie, ayant perdu tout contrôle sur les événements. Il était silencieux, et semblait plutôt suivre ses collègues que les mener. Lorsque le bruit de leurs conversations se réduisit à un murmure proche du silence, Duncan alla prendre place au milieu de la salle, là où Omnius et Erasmus avaient autrefois dirigé leurs machines pensantes. Bien qu’il n’eût recours à aucun système d’amplification, sa voix résonna à travers la salle. — Ce destin, ce grand aboutissement de Kralizec, est ce que nous avons cherché en vain pendant tant d’années. (Il promena son regard sur Sheeana et les réfugiées du Bene Gesserit.) Votre long périple touche à sa fin, car voici la terre promise dont vous rêviez. Cette planète est désormais la vôtre. Utilisez ce qu’il reste de Synchronie pour y fonder un ordre Bene Gesserit entièrement nouveau, qui sera votre base loin du Chapitre. Les Sœurs rassemblées semblaient stupéfaites. Même Sheeana ne s’était pas attendue à une telle proposition de la part de Duncan. — Mais c’est le centre de l’empire des machines! s’écria Calissa. Le bastion d’Omnius! — C’est maintenant le vôtre. Prenez-en possession, et bâtissez votre avenir. Sheeana avait compris. — Duncan a parfaitement raison. C’est en relevant des défis que notre communauté de Sœurs se renforce. L’univers a changé, et notre place est ici, quelles que soient les difficultés que nous aurons à affronter. Même les vers des sables se sont installés sur Synchronie, en s’enfonçant dans les profondeurs de la terre. (Elle sourit.) Ils en ressortiront peut-être au moment où nous nous y attendrons le moins. Il faut que quelqu’un reste ici pour garder un œil sur le Tyran restauré. Sheeana crut sentir le sol trembler sous ses pieds, comme si un géant se déplaçait sous les fondations. De nombreux robots avaient été détruits ou endommagés au cours de l’attaque des vers des sables, mais il en restait des milliers en parfait état de marche. Sheeana savait que les Sœurs du Bene Gesserit disposeraient de toute la main-d’œuvre qu’elles pourraient désirer, si les machines acceptaient de travailler avec elles. Murbella prit la parole à son tour. — Je vais retourner sur Chapitre. Cela demandera quelques efforts pour annoncer la nouvelle réalité. (Elle jeta un coup d’œil vers Sheeana.) Ne t’inquiète pas. Il n’y a pas de raisons que mon Ordre Nouveau soit en conflit avec ta base du Bene Gesserit sur Synchronie. Il y a toujours eu de nombreuses écoles et différents courants de pensée. Dans des conditions d’équilibre convenables, la rivalité engendre la force et l’innovation - du moment que nous évitons l’acrimonie des querelles et la destruction mutuelle. Sheeana savait que Duncan retournerait sur Chapitre avec Murbella, du moins pour un temps. Sous sa supervision, Murbella saurait gérer la réintroduction et l’intégration d’une nouvelle technologie dans une société florissante. À condition que ce soit fait correctement, Sheeana ne voyait pas de raisons que les humains craignent de collaborer avec les machines pensantes, pas plus qu’ils ne devaient craindre la religion elle-même, ni la concurrence entre les groupes de Bene Gesserit. N’importe quel groupe peut se révéler dangereux, si on s’y prend mal. Mais Sheeana allait rester ici. Elle ne voyait pas l’intérêt de retourner sur Chapitre. Elle dit à Murbella : — Bien avant que les Honorées Matriarches ne détruisent Rakis, les Bene Gesserit avaient fait de moi le personnage central d’une religion fabriquée de toutes pièces. Pendant des décennies, j’ai été obligée de me cacher pendant que la Missionaria propageait des mythes à mon sujet. J’ai laissé la légende se perpétuer sans moi. À quoi bon l’arrêter maintenant ? Je suis donc d’accord pour qu’on la maintienne, si elle peut apporter quelque réconfort aux gens. Ma place est sur cette planète. Elle vit que Scytale était là, lui aussi. En fin de compte, le dernier des Maîtres du Tleilax s’était révélé d’un grand secours en combattant à ses côtés plutôt que contre elle. — Scytale, voulez-vous rester avec nous ? Acceptez-vous de vous joindre à notre nouvelle congrégation ? Nous aurons grand besoin de vos connaissances et de votre expertise génétique. Après tout, nous voulons fonder une colonie, et nous ne sommes que quelques centaines. — Je pense que d’autres vous rejoindront bientôt, dit Murbella. Le petit Tleilaxu fut surpris de cette proposition. — J’accepte volontiers, et je vous remercie. Mon peuple n’a plus nulle part où aller, même pas Bandalong la Sacrée. (Il sourit à Sheeana.) À vos côtés, je pourrai peut-être accomplir quelque chose qui en vaille la peine. Duncan se mêla au groupe des réfugiées du Bene Gesserit. — Vous serez des jardiniers posant les dalles sur le chemin de notre destinée. Un certain nombre d’entre nous vont maintenant retourner sur leurs planètes natales, mais vous, vous resterez ici. Avec un sentiment de tendresse, Sheeana posa la main sur le bras de Duncan. Il était fait de chair et de sang, c’était un être humain, mais elle savait qu’il était encore beaucoup plus que cela. Et ses paroles avaient un profond accent de vérité. — Grâce à toi, Duncan, mes Sœurs et moi, nous sommes enfin chez nous. Le pire, quand on retourne en arrière, c’est que le passé n’est jamais exactement comme dans vos souvenirs. Paul Atréides, Carnet de notes d’un ghola. Dans l’Ancien Empire, les derniers défenseurs de Chapitre attendaient, tendus et vigilants, mais les jours passaient, et rien ne changeait. Les vaisseaux des machines n’avaient pas bougé, et la Bashar Janess Idaho n’avait plus reçu aucune nouvelle des long-courriers qui avaient emmené la Mère Commandante. Des vedettes rapides assuraient la liaison avec les autres flottes réparties sur la ligne de front de la dernière chance, mais la situation était partout la même. Tous attendaient. Personne ne savait ce qui se passait. Janess réagit avec inquiétude et consternation quand elle vit surgir des replis de l’espace une nuée de vaisseaux de toutes tailles et de tous types. Elle alerta aussitôt par l’intercom ceux des vaisseaux de défense restés en orbite. Elle ne reconnut pas tout de suite le modèle de ces appareils, mais elle finit par y distinguer de petits vaisseaux humains et robotiques qui avaient été remorqués par les générateurs Holtzman des immenses long-courriers. — Identifiez-vous! lança Janess à cette armada inattendue. Sur la passerelle de son grand vaisseau de guerre, Murbella sourit à Duncan. — C’est ta… c’est notre fille. Il haussa les sourcils et effectua mentalement un rapide calcul. — Une des jumelles ? — C’est Janess. (Murbella plissa légèrement le front.) L’autre, Rinya, n’a pas survécu à l’Agonie. J’avais oublié que tu ne le savais pas. Tanidia, notre troisième, se porte bien. Elle travaille avec la Missionaria parmi les réfugiés. Mais nous avons perdu Gianne, notre dernière, qui est née juste avant que je ne devienne une Révérende Mère. Elle est morte dans l’épidémie de Chapitre. Duncan maîtrisa son émotion. Comme il était étrange de ressentir un véritable chagrin en apprenant la mort de deux enfants qu’il n’avait jamais connus. Il avait même ignoré leur nom jusqu’à ce jour. Il essaya d’imaginer à quoi avaient pu ressembler ces deux jeunes femmes. En tant que Kwisatz Haderach et suresprit, il pouvait accomplir beaucoup de choses… presque tout. Mais il ne pouvait pas faire revenir ses filles. Il examina les traits de Janess à l’écran : des cheveux noirs et un visage rond qui provenaient de ses gènes, un regard intense et une expression déterminée qui montraient que jamais elle ne se déroberait devant les difficultés. Une synthèse de Murbella et de lui-même. Il activa l’intercom. — Bashar Janess Idaho, ici Duncan Idaho, ton père. Je suis avec la Mère Commandante. Murbella se pencha pour apparaître à l’écran. — Tout va bien, Janess. La guerre est finie. Tu n’as rien à craindre de nous. Janess restait méfiante. — Il y a des vaisseaux des machines pensantes avec vous. — Ce sont mes vaisseaux, désormais, dit Duncan. La bashar ne se laissa pas démonter. — Qu’est-ce qui me prouve que vous n’êtes pas des Danseurs-Visages ? C’est Murbella qui lui répondit. — Janess, lorsque nous avons affronté les machines pensantes, et que nous avons découvert que nous avions été trompées par les Ixiens et les Danseurs-Visages, nous étions prêtes à sacrifier nos vies dans un dernier baroud d’honneur. Ne sois pas si pressée de mourir maintenant que nous avons enfin retrouvé l’espoir. L’image de Janess les regarda fixement. Duncan était fier de la prudence dont sa fille faisait preuve. — Retrouvons-nous tous dans la grande salle de la Citadelle, lui proposa-t-il. C’est un bon endroit pour discuter de l’avenir. (Il sourit d’un air songeur.) En fait, je n’ai jamais vu l’intérieur de la Citadelle quand j’étais sur Chapitre… J’ai été obligé de rester tout le temps dans le non-vaisseau. Janess hésita encore un instant, puis elle hocha brusquement la tête. — Nous posterons des gardes. Duncan regrettait déjà ses compagnons du non-vaisseau, mais ils avaient tous d’autres rôles importants à jouer, d’autres endroits où aller. Paul et Chani retourneraient sur Arrakis, là où avait toujours été leur place. Jessica avait choisi Caladan, et elle en avait surpris plus d’un en demandant à Yueh de l’y accompagner. Et sur Synchronie, la capsule anentropique de Scytale contenait toujours une profusion de précieuses cellules. Duncan avait déjà décidé de la première demande qu’il ferait au Maître du Tleilax. Les bouleversements et les changements, les répercussions et les adaptations nécessaires, tout cela prendrait des dizaines d’années, voire des siècles. Il aurait besoin de l’aide et des conseils d’un grand homme. Il avait besoin de retrouver Miles Teg à ses côtés… Tandis que le vaisseau s’approchait de la ville principale de Chapitre, Duncan comprit qu’il ne pourrait jamais se sentir chez lui sur cette planète, malgré le temps qu’il y avait passé. Au cours de ses réincarnations génétiques, il avait connu bien des endroits et bien des gens. La prescience évolutive de Duncan, sa connexion mentale avec des gigamilliards d’yeux répartis dans le cosmos et reliés par le filet tachyonique du suresprit, tout cela faisait qu’il était désormais chez lui dans l’univers entier. Tu commences à comprendre la responsabilité fascinante que je t’ai aidé à assumer, dit une voix familière dans son esprit. Erasmus! J’aurais pu te rendre les choses beaucoup plus difficiles, Kwisatz Haderach. Mais j’ai choisi de coopérer avec toi. Ce que tu entends n’est qu’un écho de moi-même, un simple observateur. Tu pourras accéder à moi quand tu voudras. Utilise mes connaissances comme une base de données. Un simple outil. Je suis curieux de voir ce que tu vas faire. — Vas-tu maintenant me hanter comme un démon ? Considère-moi comme un conseiller, mais mes recherches se poursuivent. Je serai toujours là pour te guider, et je suis sûr que tu ne me décevras pas. — Comme la Mémoire Seconde des sorcières, mais en beaucoup plus grand, et plus facilement accessible. Tu es ici au service des humains et des machines pensantes — et de l’avenir. Tout est soumis à tes ordres. Duncan rit doucement à ce petit duel amical entre eux deux. Erasmus se trouvait en position subalterne, mais il conservait cependant une sorte d’amour-propre presque humain, bien qu’il ne fût qu’un écho et un conseiller. Duncan et Murbella arrivèrent à la Citadelle et pénétrèrent dans l’immense hall, côte à côte. Des yeux-espions les suivaient, ainsi que deux robots-sentinelles. La présence de ces machines troubla profondément les gens qui attendaient dans la grande salle, mais à l’avenir, les humains allaient devoir apprendre à abandonner leurs craintes et leurs préjugés. Privé d’Omnius, l’empire des machines continuait de fonctionner, mais sans aucune unité d’esprit ou d’objectif. Duncan allait les diriger, mais il se refusait à perpétuer ce cycle d’esclavage sans fin. Les machines avaient le potentiel pour être davantage que des outils ou des marionnettes, et beaucoup plus qu’une simple force de destruction. Certaines n’étaient que cela, mais d’autres robots plus complexes et des mécanismes de conseil pourraient évoluer vers quelque chose de bien supérieur. Erasmus lui-même était devenu indépendant et avait acquis une personnalité unique lorsqu’il était resté longtemps isolé de l’influence normalisatrice du suresprit. Avec autant de machines pensantes réparties sur autant de planètes, d’autres personnalités importantes se dégageraient, si on leur en donnait l’occasion. Si on les guidait. Si Duncan le leur permettait. Il fallait qu’il trouve un point d’équilibre. Le fauteuil imposant de la Mère Commandante était placé devant une haute fenêtre donnant sur le paysage aride et mourant. Janess se tenait à côté, prête à inviter Murbella à s’y asseoir. Près d’une centaine de gardes de l’Ordre Nouveau étaient postés dans la salle, au niveau d’alerte maximum. Même si tous les Danseurs-Visages espions avaient été démasqués et tués, Janess n’avait pas l’intention de relâcher sa vigilance. Duncan était fier de sa fille. Janess s’inclina solennellement. — Mère Commandante, nous sommes heureuses de vous revoir. Je vous en prie, reprenez votre place. — Ce n’est plus seulement ma place. Duncan, ta fille a été élevée selon les principes du Bene Gesserit, mais elle a aussi tenu à tout apprendre sur toi. Elle s’est formée elle-même à devenir l’équivalent d’un Maître d’Escrime de Ginaz. Traversé de pensées douces-amères à l’idée de tout ce qu’il avait manqué, Duncan serra la main de sa fille. Elle avait une poigne agréablement ferme. Jusqu’à cet instant, ils avaient été des étrangers unis par les liens du sang et une même ferveur patriotique. Leur véritable relation ne faisait que commencer. Murbella avait mené un long combat sanglant pour réunir deux factions opposées, celle des Honorées Matriarches et celle des Bene Gesserit, après quoi elle avait dû se débattre avec des groupes humains disparates afin de constituer un ensemble uni. À une plus grande échelle, et grâce à ses nouveaux pouvoirs, Duncan allait forger une union encore bien plus vaste Tout cela formait la trame serrée d’une tapisserie comme l’Histoire n’en avait jamais connu, et Duncan saisissait enfin toute l’étendue de la puissance qu’il venait d’acquérir. Il n’était pas le premier humain à posséder une puissance supérieure, et il se jura de ne jamais oublier ce qu’il avait appris du temps où il n’était qu’un pion entre les mains de l’Empereur-Dieu, Leto II. L’humanité n’oublierait jamais les milliers d’années vécues sous ce règne terrible, et la mémoire raciale de Duncan contenait une carte lui signalant les pièges, ce qui lui permettrait de les éviter. Le grand Tyran avait été victime d’une faiblesse qu’il n’avait su identifier. Sous le poids de sa terrible responsabilité, Leto II s’était coupé de sa propre humanité. Au contraire, Duncan se raccrochait au fait que Murbella serait avec lui, ainsi que Sheeana. Il pourrait également parler avec sa fille Janess, et peut-être même avec son autre fille, Tanidia. De plus, il possédait le souvenir de ses grands amis fidèles, des dizaines de femmes qu’il avait aimées, et de toute une succession de camarades, d’épouses, de familles, de bonheurs et de convictions. Duncan était le Kwisatz Haderach ultime, le possesseur de pouvoirs immenses, mais il avait été aussi un être humain dans ce qu’il a de meilleur. Existence après existence. Il n’avait pas à craindre de se sentir étranger alors qu’il pouvait au contraire être empli d’amour. Mais cet amour ne serait pas d’une nature conventionnelle. Son amour devrait se déployer beaucoup plus loin, et s’étendre à toutes les personnes vivantes et à toutes les machines pensantes. Aucune forme de vie intelligente n’était supérieure à une autre. Et Duncan Idaho était bien plus grand que la simple chair qui constituait son corps. Épilogue En temps de guerre, soyez attentifs aux ennemis inattendus et aux alliés improbables. Bashar Miles Teg, dernières entrées dans le journal de bord. Plus d’une année s’était écoulée sur Qelso. Le désert contre nature continuait de s’étendre à mesure que les truites des sables se reproduisaient et accaparaient de plus en plus d’eau de la planète. Bien que leur combat pût sembler sans espoir, les commandos de Var résistaient toujours aux forces qui tuaient leur environnement. Stilgar et Liet-Kynes faisaient de leur mieux pour les aider dans leur lutte. Ces deux gholas, des fils de Dune, considéraient que leur tâche la plus importante était de montrer aux nomades comment survivre en coopérant avec le désert plutôt qu’en essayant de lui résister. Dans les mois qui avaient suivi leur arrivée sur la planète, les sables s’étaient étendus encore plus loin dans les forêts et les plaines du continent. Le campement de Var avait dû être déplacé à plusieurs reprises pour échapper à l’avancée des dunes, et le désert continuait de les suivre. Bien qu’ils eussent réussi à mer des dizaines de vers des sables avec leurs canons à eau et leurs bombes à humidité, il en fallait plus pour arrêter Shai-Hulud. Les vers continuaient de grandir malgré tous les efforts des commandos de Qelso. Aux premières lueurs de l’aube, Liet sortit de sa chambre aux murs de pierre et s’étira. Stilgar et lui n’étaient encore que des adolescents, mais ils se souvenaient d’avoir été autrefois des adultes, et d’avoir été mariés. Parmi les femmes des commandos de Qelso, beaucoup accepteraient de les épouser, mais Liet n’avait pas encore décidé s’il pouvait justifier de se marier et d’avoir des enfants. Il aurait peut-être une autre fille, qu’il appellerait Chani… Malgré tous les efforts de Liet-Kynes pour remodeler Qelso, ce monde ne serait jamais Dune. Le paysage fertile laissait place à des vagues de sable, mais ce ne serait pas pareil. Arrakis avait-elle été une planète fertile, dans les temps très anciens ? Une civilisation supérieure, aujourd’hui oubliée, y avait-elle transporté des truites et des vers des sables, tout comme l’avait fait la Mère Supérieure Odrade quand elle avait envoyé ses Bene Gesserit sur Qelso ? Peut-être s’agissait-il des Muadru, ce peuple qui avait laissé des symboles mystérieux à travers la Galaxie sur des rochers et des falaises, et sur les parois de grottes. Liet n’en savait rien. Son père s’était peut-être intéressé à ce mystère, mais pour sa part, il pensait avoir l’esprit plus pratique. Tout en se préparant à une nouvelle journée de labeur, il jeta un coup d’œil à Stilgar, dont les yeux commençaient à prendre la teinte bleu sur bleu. Pendant des années, la population de Qelso s’était délibérément abstenue d’utiliser le mélange, mais Stilgar l’avait désigné comme une récompense sacrée fournie par le désert, un cadeau de Shai-Hulud. Il avait organisé de petits groupes qui allaient récolter l’épice pour leur usage personnel, et Liet savait que cette substance était comme une chaîne de velours - agréable à porter, jusqu’à ce qu’on essaie de la rompre. Deux adolescentes leur apportèrent leur petit déjeuner sur un plateau. Elles savaient exactement ce que Stilgar et Liet préféraient pour leur repas du matin. Elles étaient ravissantes et aguichantes, mais tellement jeunes… Liet savait qu’elles ne voyaient que son corps d’adolescent, ignorantes de toutes les années qu’il transportait dans son esprit. C’était dans ces moments qu’il ressentait profondément l’absence de son épouse Faroula, la mère de Chani. Mais tout cela était si loin… Stilgar, quant à lui, restait toujours le même. Après qu’ils eurent terminé le café et les gâteaux, Liet se leva et donna une tape sur l’épaule de son ami. — Aujourd’hui, nous irons dans les dunes profondes pour y planter des capteurs météorologiques. Nous avons besoin d’un maillage plus serré pour suivre l’évolution du dessèchement. — Pourquoi cette obsession des détails ? Le désert est le désert. Il sera toujours chaud et sec, et il continuera de s’étendre sur Qelso. (L’ancien naib ne voyait rien de vraiment tragique ni d’anormal dans l’agonie de l’écosystème. Pour lui, cela faisait partie de l’ordre naturel des choses.) Quoi que tu fasses, Shai-Hulud continuera d’établir son domaine. — Le savant cherche toujours à savoir, répliqua Liet. Son compagnon n’avait rien à répondre à cela. A bord d’un des appareils laissés par l’Ithaque, Liet s’était rendu plus au nord, là où la planète était encore intacte. Il s’y dressait des forêts majestueuses, les rivières coulaient à flots et le sommet des montagnes était couronné de neige. Les villes et les bourgades étaient encore florissantes dans les vallées et au flanc des collines, même si la population savait bien qu’elles ne tarderaient pas à disparaître. Chaque jour, les commandos de Var avaient en tête ce rappel poignant de tout ce qu’ils avaient perdu. Mais ce n’était pas ainsi que Stilgar voyait les choses. Avec un groupe de volontaires, les deux amis revêtirent leurs distilles et les ajustèrent. Les commandos s’engagèrent en file indienne dans le désert. Liet les entraînait à adopter la démarche irrégulière qui évitait d’attirer l’attention des vers. Les rayons du soleil devenaient rapidement plus ardents et se réfléchissaient sur le sable, mais ils poursuivaient stoïquement leur chemin, apprenant à vivre dans cet environnement. Au loin, Liet aperçut une volute de fumée brunâtre qui indiquait une explosion d’épice, et il lui sembla voir les rides signalant le déplacement d’un ver. Stilgar poussa un cri en pointant du doigt vers le ciel. Aussitôt, les hommes du désert se regroupèrent instinctivement en formation défensive. Des centaines d’immenses vaisseaux descendaient vers eux. Ils étaient constitués de plaques anguleuses hérissées d’armes, et propulsés par des moteurs énormes. Ces appareils ne ressemblaient à rien de ce que Liet connaissait. Des vaisseaux de l’Ennemi ? Il espéra un instant que l’Ithaque était parmi eux, mais aucun ne ressemblait au non-vaisseau, et ils évoluaient dans une formation inhabituelle, de façon parfaitement coordonnée. Les vaisseaux se posèrent dans le désert en aplatissant les dunes et en projetant d’immenses gerbes de sable. Les pilotes ne semblaient guère se soucier du risque d’attirer des vers des sables. Liet, qui contemplait bouche bée ces engins incroyables, n’avait aucun doute que leurs armes pourraient repousser une attaque des vers comme on chasse des moustiques d’un revers de la main. D’un air interrogateur, les commandos se tournèrent vers les deux gholas. Mais Liet n’avait aucune réponse à leur apporter. Quant à Stilgar, malgré la disproportion des forces en présence, il semblait prêt à passer à l’attaque si nécessaire. Au milieu de bourdonnements et de grincements inquiétants, les vaisseaux déployèrent des pieds de support et se hissèrent sur de puissants ancrages. De nombreuses portes s’ouvrirent alors dans les coques, d’où émergea une armée de machines : des engins de levage, des concasseurs, des excavatrices. Les titans mécaniques autopropulsés, équipés de chenilles, commencèrent à ramper au milieu des dunes. Derrière eux, en rangs serrés, des robots trapus sortirent à leur tour. Ils avançaient d’un pas inflexible, tels de redoutables guerriers… ou s’agissait-il de robots-ouvriers ? Des assistants ? Les commandos ne disposaient que d’armes légères. Les plus zélés sortirent leurs lance-missiles, puis ils s’agenouillèrent dans le sable et pointèrent leurs armes. — Attendez! leur cria Liet. Un panneau s’ouvrit au sommet du plus grand des vaisseaux, et il en sortit une pâle silhouette qui s’avança sur une plate-forme d’observation. C’était une silhouette humaine. Quand l’homme les appela, sa voix résonna en de multiples échos retransmis par les milliers de haut-parleurs installés sur toutes les machines. — Stilgar et Liet-Kynes! N’allez pas si vite pour nous considérer comme des ennemis! — Qui êtes-vous ? lui lança Stilgar avec un air de défi. Descendez nous rejoindre, que nous puissions parler face à face! — J’avais cru que vous me reconnaîtriez. Et Liet le reconnut. — C’est Duncan! Duncan Idaho! Encadré d’une garde d’honneur de robots, et suivi d’un groupe d’humains vêtus d’uniformes que Liet ne put identifier, Duncan vint les rejoindre sur la dune. — Liet et Stilgar, nous vous avions laissés ici pour affronter l’assaut du désert. Vous aviez dit que c’était votre vocation. — Ça l’est toujours, répondit Stilgar. — Et les Juifs ? Sont-ils ici avec vous ? — Non, ils ont fondé leur propre sietch. Ils sont heureux et prospères. Les humains qui accompagnaient Duncan s’avancèrent, des femmes vêtues d’un simple justaucorps noir et des hommes vêtus de façon identique, qui semblaient sur un pied d’égalité avec elles. L’une des femmes portait des insignes et donnait une impression d’autorité. Duncan la présenta comme étant sa fille Janess. — J’ai affronté l’Ennemi et les machines pensantes, dit-il, et j’ai mis fin à la guerre. (Il tendit les mains, et tous les robots se tournèrent vers lui. Les vaisseaux eux-mêmes semblaient vivants et conscients de chacun des gestes de Duncan.) J’ai trouvé le moyen de tous nous unir. — Vous vous êtes rendu aux machines pensantes, dit Stilgar sur un ton acide. — Pas du tout. J’ai décidé de prouver mon humanité en les épargnant. Dans de nombreux systèmes planétaires, elles sont en train d’accomplir de grandes choses et de réaliser des travaux impressionnants sur des planètes inhospitalières aux humains. Désormais, nous travaillons tous dans un but commun, et c’est pourquoi je les ai amenées ici pour vous aider. — Nous aider ? s’exclama l’un des commandos. Comment pourraient-elles nous aider ? Ce ne sont que des machines. — Ce sont nos alliées. Vous êtes confrontés à une tâche insurmontable. En vous fournissant autant de robots qu’il vous faudra, je peux vous aider à accomplir ce dont vous avez besoin. (Les pupilles noires de Duncan étincelaient tandis qu’il observait à travers un millier d’yeux à la fois.) Nous pouvons ériger une barrière contre le désert, pour empêcher les truites des sables de se développer davantage et conserver ainsi l’eau sur une partie du continent. Shai-Hulud aura son domaine, tandis que le reste de Qelso restera relativement intact. Les humains pourront poursuivre leur existence et apprendre progressivement à vivre dans le désert, mais seulement s’ils choisissent de le faire. — C’est impossible, dit Liet. Comment une équipe de robots-ouvriers pourrait-elle lutter contre la marée de sable du désert ? — Ne les sous-estime pas… ni moi non plus, dit Duncan avec un sourire plein d’assurance. Je remplis à la fois le rôle de Kwisatz Haderach et celui d’Omnius. Je guide toutes les factions de l’humanité et je contrôle l’Empire Synchronisé. (Puis il ajouta, en haussant les épaules :) Le sauvetage d’une planète est largement dans mes capacités. Liet n’en croyait pas ses oreilles. — Vous pouvez arrêter le désert et faire reculer les vers ? — Qelso sera à la fois un désert et une forêt, tout comme je suis à la fois un humain et une machine. Sur un geste et un ordre mental de Duncan, les énormes machines se mirent en marche en grondant sur le sable, pour se diriger vers la limite entre les dunes et le paysage encore intact. Liet et Stilgar suivirent Duncan qui marchait en tête du convoi. En tant que planétologiste, ghola et être humain, Liet avait de nombreuses questions à poser. Mais pour l’instant, en regardant les machines qui se mettaient au travail, il décida d’attendre et de voir ce que l’avenir tenait en réserve. Lorsque Leto II a visualisé son Sentier d’Or, il a pressenti la direction que l’humanité devait prendre, mais il avait des points aveugles. Il n’a pas su voir qu’il n’était pas le Kwisatz Haderach ultime. Commission d’enquête du Bene Gesserit. Cela faisait maintenant onze ans que Jessica était rentrée chez elle, et elle avait pu se rendre compte progressivement que certaines choses n’allaient pas. Cette planète avait beau être Caladan, elle ne ressemblait pas à la planète que son Duc et elle avaient tant aimée autrefois. Par un soir d’orage, alors qu’elle parcourait les salles du château restauré, tous les détails incongrus finirent par lui devenir insupportables. Elle s’arrêta dans un passage et ouvrit un petit secrétaire en bois d’elacca délicatement sculpté, une antiquité qu’un décorateur avait placée là. Cette fois-ci, elle examina l’intérieur raffiné et, dans un geste impulsif, elle appuya sur un tenon en bois qui dépassait d’un coin. À sa grande surprise, un compartiment secret s’ouvrit, dans lequel elle trouva une statuette bleue représentant un griffon. Elle avait peut-être été rangée là par le Baron ghola, car le griffon était l’emblème traditionnel de la Maison Harkonnen. Il avait dû l’y cacher comme une sorte de rappel de tout ce que ce château avait d’artificiel et de faux. Elle contempla un instant cette statuette, cette anomalie, et repensa à tous les efforts qu’elle avait déployés depuis son retour sur Caladan. Elle avait engagé des équipes locales pour démanteler les engins de torture du Baron et les laboratoires immondes que Khrone avait fait installer dans les salles souterraines. Pendant tout ce temps, elle avait travaillé à leurs côtés, transpirant tandis qu’elle frottait pour effacer chaque tache, chaque odeur, chaque trace de cette présence indésirable. Mais le Château de Caladan empestait encore de souvenirs. Comment pouvait-elle recommencer sa vie à zéro alors qu’il subsistait autour d’elle tant de rappels du passé - ou du moins ces échos déformés ? Derrière elle, le Dr Yueh s’était approché en silence. — Vous sentez-vous bien, ma Dame ? Elle se tourna vers le docteur Suk. Son visage jaunâtre affichait une expression de profonde sollicitude, et ses lèvres sombres étaient plissées tandis qu’il attendait une réponse. — Où que je me tourne, il y a quelque chose qui me rappelle le Baron. (En fronçant les sourcils, elle regarda la petite figurine qu’elle tenait dans sa main.) Certains objets de ce château sont authentiques, comme ce bureau avec les armoiries du faucon, mais la plupart ne sont que des copies médiocres. Jessica se décida enfin. Elle s’approcha d’une fenêtre au bout du couloir et l’ouvrit pour laisser pénétrer l’air du soir. En un geste théâtral, elle lança la statuette de griffon dans la mer écumante. Les vagues ne tarderaient pas à l’éroder et à la réduire en miettes. Une fin appropriée pour ce symbole des Harkonnen. Un vent froid et humide se glissa dans le couloir, apportant avec lui de grosses gouttes de pluie. Dehors, les nuages qui couraient dans le ciel se déchirèrent un instant pour révéler à l’horizon un croissant de lune dont la froide lumière jaune se reflétait sur les eaux. Un instant plus tard, Jessica arracha une tapisserie qu’elle n’avait jamais aimée. Elle faillit la lancer elle aussi par la fenêtre, mais, ne voulant pas polluer cette magnifique planète, elle préféra la jeter par terre et se promit de la mettre aux ordures le lendemain matin. — Peut-être devrais-je simplement faire tout abattre, Wellington. Pourrons-nous jamais nous débarrasser de cette souillure ? Yueh parut scandalisé par cette suggestion. — Ma Dame, c’est le berceau ancestral de la Maison Atréides. Qu’aurait dit le Duc Leto si… — Ce n’est qu’une reconstruction truffée d’erreurs. Une bourrasque écarta de son visage ses cheveux couleur de bronze. — Nous perdons peut-être trop de temps à essayer de recréer ce que nous voyons dans nos anciens souvenirs, ma Dame. Pourquoi ne pas construire votre propre maison, et l’aménager à votre goût? Elle cligna des yeux dans la pluie froide qui lui giflait le visage. Sa robe vert de jade et le tapis étaient trempés. — J’ai cru que cet endroit aiderait mon Leto, qu’il y trouverait du réconfort, mais j’ai peut-être plus pensé à moi qu’à lui. Un garçonnet de dix ans aux cheveux noirs de jais arriva en courant. Ses yeux gris s’écarquillèrent d’étonnement et d’excitation quand il vit la fenêtre ouverte. Il fut encore plus surpris de voir que ni Jessica ni Yueh ne réagissaient devant cette pluie qui mouillait les tapis et les tapisseries. — Que se passe-t-il ? — Je me demandais si nous ne devrions pas habiter ailleurs, Leto. Que dirais-tu si je nous trouvais une maison normale dans le village ? Nous y serions peut-être plus heureux, loin de ce luxe inutile. — Mais je l’aime, ce château! C’est un château de Duc! Jessica n’arrivait pas à considérer Leto comme un enfant. Il portait un pantalon de pêcheur et une chemise rayée, tout comme le jour où elle avait débarqué sur Caladan, une concubine achetée au Bene Gesserit. Le jeune noble lui avait posé son couteau sur la gorge, par défi… Yueh sourit. — Un Duc… Ces titres ne veulent plus rien dire depuis que l’Imperium a disparu. La population de Caladan a-t-elle même encore besoin d’un Duc ? Jessica réagit de façon instinctive, sans avoir vraiment réfléchi à cette idée. — Le peuple a encore besoin de dirigeants, quel que soit le titre qu’on leur donne. Et nous pouvons être de bons dirigeants, comme la Maison Atréides l’a toujours été dans le passé. Mon Leto fera un excellent Duc. Le garçon écoutait avec toute son attention, les yeux brillants. Sous ses traits juvéniles, Jessica pouvait déjà percevoir ceux de l’homme qu’elle avait aimé. Ce jeune Atréides était l’un des premiers gholas de la nouvelle génération produite par Scytale. Le bébé avait été transporté sur Caladan et y avait été baptisé - tout comme le Paul d’origine. Après avoir quitté Synchronie, Jessica et Yueh avaient essayé de se rétablir, en s’efforçant en même temps de redonner un peu de lustre à ce paisible monde aquatique. Les fils entremêlés de leurs vies initiales et de leurs existences de gholas faisaient d’eux d’étranges alliés, deux personnes ayant des tragédies et des passés en commun. Finalement, bien qu’il lui fût impossible de retrouver sa chère Wanna, Yueh avait réussi à trouver une sorte de paix intérieure. Mais Jessica, elle, savait que son véritable Duc l’attendait. Une fois qu’il serait devenu un homme et qu’il aurait recouvré ses souvenirs, son âge physique n’aurait aucune importance. Cette union entre Jessica et Leto serait inhabituelle, mais guère plus étrange que les relations entre les différents gholas qui avaient grandi à bord de l’Ithaque Étant une Bene Gesserit, Jessica était capable de ralentir son propre processus de vieillissement. De plus, grâce au mélange désormais disponible sur Chapitre, Buzzell et Qelso, ils pourraient bénéficier tous les deux d’une grande longévité. Elle formerait Leto et, le moment venu, elle l’aiderait à déclencher son réveil. De façon miraculeuse, il redeviendrait l’homme qu’elle avait aimé, avec toutes ses pensées et ses souvenirs. Il lui suffisait d’attendre encore une dizaine d’années. Une Bene Gesserit savait être patiente. Jessica prit la petite main dans la sienne. Cette fois-ci, il n’y aurait aucune raison politique qui puisse s’opposer à leur mariage, si c’était ce qu’il souhaitait, et si elle le souhaitait aussi. La seule chose qui comptait pour elle, c’était qu’ils seraient de nouveau ensemble. — Tout sera pareil quand tu te souviendras enfin, Leto. Et tout sera différent. Le futur est tout autour de nous, et il ressemble beaucoup au passé. MÈRE SUPÉRIEURE SHEEANA, À L’INAUGURATION DE L’ÉCOLE ORTHODOXE DE SYNCHRONIE. Après les terribles dégâts qu’il avait subis, l’Ithaque ne volerait jamais plus, et le groupe dissident de Sheeana en avait fait son quartier général. Avec l’aide de robots de construction, des architectes humains pleins de créativité avaient réaménagé le non-vaisseau en un bâtiment imposant et unique en son genre. La passerelle de navigation, au niveau supérieur, avait été ouverte et transformée en tour d’observation. C’est là que se tenait la Mère Supérieure Sheeana, contemplant l’immense cité reconstruite de Synchronie. En puisant dans les profondeurs de ses souvenirs, elle établit des parallèles avec l’une des premières écoles du Bene Gesserit sur Wallach IX, fondée elle aussi dans un environnement urbain. Ici, on avait conservé de nombreuses tours des machines, dont certaines se déplaçaient encore comme avant et transformaient des matières premières dans des usines automatiques. Des années auparavant, Duncan et ses machines l’avaient assistée dans la reconstruction de l’étrange métropole. Il avait cependant pris soin de maintenir un équilibre entre son aide « miraculeuse » et la nécessité de laisser les humains remporter leurs succès par eux-mêmes. Sheeana et lui avaient parfaitement conscience du danger d’une trop grande dépendance, et il n’avait pas l’intention de les laisser se reposer sur lui pour des choses qu’ils pouvaient faire eux-mêmes. Dans la mesure du possible, l’humanité devrait se charger de régler ses problèmes toute seule. En parallèle, des groupes distincts de machines pensantes avaient commencé à se former, chacun avec des objectifs réalistes et s’installant dans des sites inhabitables par des humains : des planètes carbonisées, des astéroïdes gelés, des lunes désertes. La Galaxie était immense, et seule une petite partie était propice à la vie biologique. L’empire avait infiniment plus de place qu’il ne lui en fallait pour s’étendre. Certains robots commençaient à manifester des traits caractéristiques, des personnalités uniques. Duncan avait émis l’idée qu’avec le temps, ils pourraient bien devenir les plus grands penseurs et philosophes que l’histoire ait jamais connus. Sheeana n’était toujours pas convaincue, et elle s’était juré que ses propres recrues, spécialement formées, lui prouveraient qu’il avait tort en se révélant supérieures. Chaque mois, de nouvelles candidates se présentaient au centre du Bene Gesserit orthodoxe de Synchronie, tandis que d’autres préféraient rejoindre l’Ordre Nouveau de Murbella, sur Chapitre. Après avoir surmonté quelques difficultés initiales, les deux ordres travaillaient désormais en harmonie. Les méthodes plus strictes de Sheeana attiraient une catégorie différente d’acolytes, ce qui n’aurait pas manqué de plaire à Garimi. Loin de Synchronie, la communauté de Murbella possédait ses propres attraits. Dans ce nouvel univers, il y avait largement la place pour les deux points de vue. À présent, le programme génétique classique des Bene Gesserit de Sheeana battait son plein, et cela lui faisait chaud au cœur de voir chaque jour autant de femmes enceintes. Elle venait juste d’en compter sept dans la foule qui allait et venait devant le quartier général. Ce spectacle renforçait sa confiance dans l’expansion et la continuité de son ordre dans l’avenir de l’humanité. Plus tard dans la journée, le Maître du Tleilax Scytale contacta Sheeana alors qu’elle se trouvait sur la passerelle de navigation, dont elle avait fait la base de ses opérations. Scytale l’appelait d’un de ses laboratoires sur Synchronie, et semblait pour une fois plutôt réjoui qu’harassé. — J’ai fini de répertorier les cellules restantes, et j’ai éliminé toute trace de contamination par les Danseurs-Visages. Nous devrions réintroduire certains de ces gènes dans la lignée du Bene Gesserit. — Après Duncan, nous ne produirons plus de Kwisatz Haderach. Ce n’est même pas la peine d’en discuter. En ce qui la concernait, il y avait beaucoup de choses qu’il n’était pas nécessaire de refaire… — Je parle simplement de préserver nos connaissances. C’est comme si nous avions trouvé des semences de plantes depuis longtemps oubliées, mais magnifiques. Nous ne devrions pas nous contenter de les jeter. — Non, sans doute pas, mais nous devons mettre en place des mécanismes de sécurité draconiens. Scytale ne parut pas gêné par les contraintes que Sheeana voulait lui imposer. — Je crois sincèrement que la race des Tleilaxu retrouvera tout le savoir perdu. (Il s’empressa d’ajouter :) Avec quelques changements en mieux, bien sûr. — Pour le progrès de l’humanité, dit Sheeana. Elle n’avait jamais vu Scytale travailler autant. Il s’était servi des cellules de la capsule anentropique pour recréer des gholas du dernier Conseil du Tleilax, et les petits Tleilaxu le suivaient partout, comme une volée de canetons derrière leur mère. Scytale élevait ce groupe d’une façon différente de la méthode traditionnelle pour des Tleilaxu mâles. Dans des quartiers séparés, il élevait également des Tleilaxu femelles - à partir de cellules découvertes récemment -, mais qui ne seraient jamais soumises aux effroyables conditions dégradantes que leurs ancêtres avaient dû subir. Jamais plus les femelles Tleilaxu ne seraient obligées de devenir des cuves axlotl, de sorte qu’il n’y avait aucune chance de recréer des ennemis féroces et assoiffés de vengeance comme l’avaient été les Honorées Matriarches. En particulier, Sheeana et ses Sœurs exerceraient une surveillance étroite des membres du Conseil afin de s’assurer qu’ils ne corrompent pas le peuple des Tleilaxu comme autrefois. Il y avait encore des cuves axlotl, bien sûr. Certaines femmes se portaient volontaires pour des raisons personnelles, tandis que d’autres laissaient des instructions pour que leur corps soit converti en cas d’accident grave. Comme toujours, le Bene Gesserit était capable de satisfaire ses propres besoins. Après son entretien avec Scytale, la Mère Supérieure se tourna vers les larges baies de la passerelle de navigation. À l’horizon, au-delà des nouvelles limites de la ville resplendissante, le sol était labouré et retourné, et de nombreuses structures géométriques datant du temps d’Omnius gisaient à terre et n’étaient plus que des ruines. Sheeana régla le pouvoir grossissant d’une des fenêtres. D’où elle se tenait, elle pouvait voir le nouveau désert et l’un des vers qui se dressait parmi les décombres en balançant sa tête aveugle. La créature s’abattit soudain sur un pan de mur qu’elle fit voler en éclats. Tels des vers de terre déterminés creusant l’humus, les vers des sables avaient entrepris de convertir les bâtiments abandonnés pour retrouver le désert qu’ils préféraient. Bientôt, se dit Sheeana, elle irait là-bas pour leur parler à nouveau. Elle regarda la fillette à côté d’elle et lui prit sa petite main. Un jour, peut-être, elle pourrait même s’y rendre avec sa protégée, le jeune ghola de Serena Butler. Il n’était jamais trop tôt pour la préparer à son rôle. Le désert a une beauté que je ne pourrai jamais oublier, quand bien même je vivrais mille vies. Paul Muad’Dib Atréides. Dans la lumière dorée de l’aube, deux silhouettes avançaient sur la crête d’une dune, d’un pas irrégulier pour ne pas attirer les immenses vers des sables. Elles marchaient côte à côte, inséparables. Il faisait chaud, sur Dune, mais moins qu’autrefois. À cause des immenses dégâts subis par l’environnement, le climat était plus frais et l’atmosphère moins dense. Mais depuis le retour des vers, avec les truites et le plancton des sables qui faisaient éclater la couche vitrifiée recouvrant les dunes, l’ancienne planète commençait à renaître. Comme le disait souvent le père de Chani, Liet-Kynes, tout sur Dune était lié, formant un écosystème qui incluait la terre, l’air et l’eau disponible. Et grâce à Duncan Idaho, un large contingent de machines spécialement renforcées poursuivait le processus d’excavation à des latitudes où les vers des sables n’étaient pas encore revenus. Méthodiquement, l’armée mécanique préparait l’ancien sable, section par section, pour permettre aux vers d’étendre leur territoire. Des plantations massives et des travaux de fertilisation, accomplis par les tracteurs et les excavatrices des machines pensantes, avaient permis de stabiliser le sol calciné et d’établir une nouvelle matrice biologique, tandis que les courageux colons de Paul surveillaient les progrès de la végétation et travaillaient aux côtés des machines. Au travers de ses pensées déployées dans l’univers, Duncan s’assurait que les machines pensantes comprenaient bien ce que Dune avait été autrefois, avant que des étrangers ne viennent perturber son écosystème. La technologie utilisée à mauvais escient avait dévasté la planète-désert, et c’était la technologie qui permettrait de la restaurer. Paul s’arrêta à une centaine de mètres d’une formation rocheuse où une équipe avait découvert les ruines d’un sietch abandonné. Avec l’aide d’un petit groupe de colons déterminés, Chani et lui avaient reconstitué de leurs propres mains cet habitat des Fremen. Pour revenir aux modes de vie anciens. Dans les temps révolus, il avait été le légendaire Paul Muad’Dib à la tête d’une armée de Fremen. À présent, il était heureux d’être un Fremen moderne, le chef d’une communauté de sept cent cinquante-trois personnes qui s’étaient aménagé des refuges austères au milieu des rochers, en passe de devenir des sietches prospères. Paul et Chani venaient fréquemment ici en avion, avec des équipes d’exploration. Plein d’optimisme, Paul entrevoyait le magnifique potentiel de Dune. Près du sietch exhumé, il avait découvert une grotte souterraine qu’ils avaient l’intention d’irriguer et d’équiper d’un éclairage artificiel, afin d’y faire pousser des herbes, des légumes, des arbustes et des fleurs. De quoi subvenir aux besoins de la petite population de nouveaux Fremen, sans pour autant mettre en danger l’écosystème du désert que les vers recréaient, année après année. Un jour, peut-être, il pourrait même de nouveau chevaucher les vers géants. Paul se retourna pour contempler le soleil jaune pâle qui se levait au-dessus de l’océan de sable. — Dune se réveille. Tout comme nous. Chani sourit. Elle voyait en lui l’Usul bien-aimé de ses souvenirs aussi bien que le ghola avec qui elle avait grandi. Elle aimait chacun de ces deux Paul. Son ventre était juste un peu gonflé, là où leur futur bébé commençait à manifester sa présence. Dans cinq mois, ce serait le premier enfant né sur cette planète depuis la recolonisation récente. Dans sa seconde existence, Chani n’avait pas à craindre les plans machiavéliques de l’Empereur, les contraceptifs cachés ni la nourriture empoisonnée. Sa grossesse serait normale, et l’enfant - à moins que ce ne soit les enfants, si le ciel leur accordait encore des jumeaux - aurait un grand potentiel sans la malédiction d’une destinée terrible et inflexible. Chani, qui était encore plus en rapport que Paul avec le climat, tourna le visage vers la brise fraîche. Le lever de soleil commençait à s’enrichir de couleurs cuivrées dues à la poussière qui se soulevait. — Nous ferions mieux de retourner au sietch, Usul. Une tempête se prépare. Il la regarda glisser sur le sable d’un pas gracieux, ses cheveux roux flottant derrière elle. Chani se mit à fredonner la chanson de marche des amoureux sur le sable, les paroles accompagnant parfaitement le rythme syncopé de ses pas. Parle-moi de tes yeux Et je te parlerai de ton cœur. Parle-moi de tes pieds Et je te parlerai de tes mains. Parle-moi de ton sommeil Et je te parlerai de ton réveil. Parle-moi de ton désir Et je te parlerai de ton besoin. Quand ils furent à mi-chemin des rochers, le vent se leva et le sable commença à leur fouetter le visage. Paul prit Chani par les épaules en faisant de son mieux pour la protéger de son corps. — Oui, c’est une belle tempête qui se prépare, dit-elle lorsqu’ils atteignirent enfin le sietch où ils purent s’abriter. Une tempête purifiante. Dans la faible lumière d’un globe luminescent, l’excitation teintait son visage de rose. La prenant par le bras, Paul la fit se tourner vers lui pour lui essuyer le sable autour des yeux et de la bouche. Puis il l’attira contre lui et l’embrassa. En riant, Chani sembla fondre dans ses bras. — Ah, dit-elle, tu as enfin appris à t’occuper correctement de ta femme! — Ma Sihaya, répondit-il en la serrant contre lui, cela fait cinq mille ans que je t’aime. Remerciements Comme pour tous nos romans précédents touchant à l’univers de Dune, de nombreuses personnes nous ont aidés à améliorer autant que possible ce manuscrit. Nous voudrions remercier Pat LoBrutto, Tom Doherty, Paul Stevens et Tor Books; Carolyn Caughey de Hodder & Stoughton; Catherine Sidor, Louis Moesta et Diane Jones de Worldfire, Inc.; Penny Meritt, Kim Herbert et Byron Merritt de Herbert Properties LLC; Mike Anderson du site dunenovels.com, ainsi que le Dr Attila Torkos pour son travail de recherche et de vérification de la cohérence. Nous avons bénéficié par ailleurs du soutien de nombreux fans des nouveaux romans de Dune, en particulier John Silbersack, Robert Gottlieb et Claire Roberts du Trident Media Group; Richard Rubinstein, Mike Messina, John Harrison et Emily Austin-Bruns de New Amsterdam Entertainment; Ron Merritt, David Merritt, Julie Herbert, Robert Merritt, Margaux Herbert et Theresa Shackelford de Herbert Properties LLC. Et comme toujours, ces livres n’auraient jamais vu le jour sans l’aide et le soutien constants de nos épouses, Janet Herbert et Rebecca Moesta Anderson. Table des matières dunenovels.com