Les événements majeurs du Jihad (Toutes dates en référence au calendrier conventionnel) 200 AG (avant la Guilde) : le fils de Serena Butler est assassiné par Érasme ; l’Armada de la Ligue exerce des représailles en atomisant la Terre pour détruire Omnius. 198 : première attaque organisée de l’Armée du Jihad après sa victoire sur Terre. Les Jihadi choisissent une planète au hasard, le monde non synchronisé de Bêla Tegeuse, et s’en vont glorieusement à la parade. Vorian Atréides se distingue au cours de cet affrontement dont, pourtant, l’issue est incertaine en dépit des pertes considérables dans les rangs des robots et des humains qui, finalement, doivent battre en retraite. 197 : conscient de la bascule essentielle du cours de la guerre, l’Omnius de Corrin contre-attaque et expédie une flotte massive vers Salusa Secundus. Mais l’Armée du Jihad réussit à la repousser. Le Segundo Xavier Harkonnen ressent cela comme un défi personnel à la suite de la bataille de Zimia, au cours de laquelle il a été grièvement blessé des années auparavant. Il retourne sur Bela Tegeuse pour un constat des lieux un an après l’attaque et découvre que les machines intelligentes ont reconstruit leur industrie et rétabli leurs bases comme si rien ne s’était passé. Malgré tous ses efforts et les pertes subies, le Jihad humain n’a pas progressé. 196 : Vorian Atréides est promu au rang de Segundo Supérieur. Norma Cenva modifie les boucliers d’Holtzman afin de corriger partiellement le grave problème de surchauffe lors des engagements militaires. Les défaillances thermiques restent un défaut majeur, mais les nouveaux boucliers sont sérieusement améliorés par rapport aux versions antérieures. 195 : le Massacre d’Honru. Lors d’une offensive majeure, l’Armée du Jihad tente de libérer la population du Monde Synchronisé d’Honru, mais elle est mise en déroute devant le nombre des forces robotiques qui l’attendent. Omnius utilise des tactiques plus agressives et efficaces, des vaisseaux robots suicide qui annihilent la flotte du Jihad. Cinq mille humains meurent au combat. 194 : après le Massacre d’Honru, le Grand Patriarche Iblis Ginjo et la Prêtresse du Jihad, Serena Butler, lancent un appel à d’autres volontaires pour se joindre au conflit. Iblis Ginjo soupçonne que des espions ont délibérément transmis de fausses informations sur le potentiel militaire des machines d’Honru. Il désigne une commission d’enquête dirigée par Yorek Thurr. A la suite de l’appel d’urgence pour de nouveaux enrôlements après Honru, le Segundo Xavier Harkonnen accueille son frère Vergyl Tantor, qui n’a que dix- sept ans, dans l’Armée du Jihad. 193 : la « Jipol » (Police du Jihad) est mise en place à la suite du rapport de Yorek Thurr qui pense que des espions des machines ont infiltré les Mondes de la Ligue, des traîtres humains qui ont juré allégeance à Omnius. Pour des raisons politiques, dans le but de renforcer son pouvoir, Iblis Ginjo épouse Camie Boro, descendante du dernier empereur humain qui a régné avant, le Temps des Titans, plus d’un millier d’années auparavant. 192 : les mercenaires de Ginaz offrent leurs services au titre de combattants indépendants au sein de l’Armée du Jihad. Après d’âpres discussions, le Grand Patriarche propose leur intégration. Des mercenaires d’autres planètes seront acceptés par la suite mais les combattants de Ginaz les supplantent. Le savant Tio Holtzman propose une technique « étincelle » pour ses boucliers, un système à la chorégraphie soigneusement étudiée qui désactive l’énergie des boucliers de protection durant une fraction de seconde, exactement le temps nécessaire pour que les vaisseaux du Jihad ouvrent le feu. Discrètement, Norma Cenva modifie et corrige ses données, évitant le désastre sans le révéler à son maître. 191 : purge majeure au sein de la Ligue. Sept représentants, tous opposés à Iblis Ginjo, sont accusés d’être des espions des machines. Yorek Thurr est chargé de leur interrogatoire. Le Grand Patriarche Ginjo rassemble un corps de femmes fanatiques pour protéger Serena Butler : les « Séraphines ». 190 : le Vice-roi Manion Butler se retire et demande à sa fille Serena de le remplacer à son poste. Elle est élue par acclamation mais met l’accent sur sa volonté de n’être « Vice-reine » que par intérim jusqu’à la fin de la guerre. 189 : les machines pensantes attaquent la petite colonie d’Ellram et la conquièrent. Les humains sur- vivants sont réduits en esclavage. La bataille est terminée bien avant que la Ligue n’en entende parler. Alors que Serena Butler s’apprête à prendre la parole au Parlement, elle échappe à un attentat qui coûte la vie à l’une de ses Séraphines. On la conduit dans la Cité de l’Introspection pour protéger sa vie. L’assassin présumé est abattu lors de sa capture et Yorek Thurr, lors de son enquête, découvre qu’il s’agissait d’un espion expédié par Omnius et qui avait subi un lavage de cerveau. 188 : à nouveau, les machines frappent, cette fois contre la colonie de Péridot. L’Armée du Jihad se défend avec acharnement et repousse les forces Synchronisées. Zon Noret, à la tête de ses mercenaires de Ginaz, ravage les rangs des robots mais les machines ripostent par la tactique de la terre brûlée et les comptoirs des humains sont à terme annihilés. Un groupe de soldats du Jihad impétueux désobéit aux ordres et attaque le nouveau quartier général de Corrin dans le but de détruire l’Omnius en place. Tous sont tués par les robots de défense. 187 : le Segundo Xavier Harkonnen est le fer de lance d’un mouvement dont le but est d’édifier un énorme mémorial de guerre au nom de ceux qui sont tombés pour le Jihad. Serena lui apporte son soutien et la construction commence sur Giedi Prime, le monde où les pertes en vies humaines ont été terribles mais qui est aussi le symbole d’une victoire historique contre les machines. Un monument similaire est construit sur la planète Zimia. Après les débâcles successives d’Ellram, de la colonie de Péridot et de Corrin, le Grand Patriarche Ginjo prend la parole devant le Parlement de la Ligue. La Grande Révolte dure depuis treize ans et il propose que, en cette période de guerre, soit constitué un appareil gouvernemental différent, un « Conseil du Jihad » qui couvrira l’effort de guerre dans le cadre d’une politique à la fois unitaire et visionnaire. Il suggère que tous les organismes afférant au Jihad, qu’ils soient domestiques (la Jipol) ou sur le front extérieur (l’Armée du Jihad), soient renforcés et administrés par le nouveau Conseil. Quant aux autres affaires, sociales ou commerciales, elles seront débattues devant le Parlement de la Ligue, en raison de leur non-urgence. Mais les problèmes liés au Jihad exigent des réactions rapides et un pouvoir efficace et décidé qui se perdrait dans les milliers de voix qui s’expriment au Parlement. La proposition est adoptée. 186 : autres purges d’importance dans la Ligue. La paranoïa se répand et on découvre chaque jour de nouveaux espions dissimulés dans la population. Depuis sa retraite de la Cité de l’Introspection, Serena Butler délivre des discours passionnés. 185 : Xavier Harkonnen et Vorian Atréides sont tous deux promus au grade de Primero dans l’Armée du Jihad. 184 : les machines pensantes prennent pour cible les Planètes Dissociées, plus vulnérables. Aucune force du Jihad ne leur oppose de résistance et les populations réduites sont incapables de résister à Omnius. Trois mondes sont conquis, destinés à servir de bases opérationnelles pour l’expansion des Mondes Synchronisés. 182 : Norma Cenva, obsédée par ses équations sur l’espace plissé, poursuit son travail solitaire. Le Savant Tio Holtzman engage des étudiants jeunes et décidés afin de chercher des idées neuves. Tous sont excités à la perspective de travailler avec cet immense chercheur. 181 : deux autres Planètes Dissociées — Tyndall et Bellos – tombent sous le joug des machines. Les mondes conquis par Omnius ont tous une faible population : mineurs, agriculteurs, commerçants, et le Conseil du Jihad ne parvient pas à déterminer pourquoi Omnius a pu s’y intéresser. Mais, très vite, le Primero Atréides parvient à deviner son plan : chacun de ces mondes sera pour les machines un point d’ancrage, ils constitueront une sorte de filet enveloppant les Mondes de la Ligue, de plus en plus proche, à seule fin d’une attaque majeure et coordonnée. 179 : appuyé par Xavier Harkonnen, Vorian Atréides propose que l’Armée du Jihad consacre ses ressources et sa puissance de feu à la défense des Planètes Dissociées autant qu’aux Mondes de la Ligue. Tout d’abord, le Conseil du Jihad est réticent, mais Vorian présente alors des projections tactiques des mouvements d’Omnius qui s’empare l’un après l’autre des systèmes clés de la frange. Les machines disposeront de bases pour lancer des frappes massives sur Salusa Secundus et les autres mondes clés. Iblis Ginjo considère que cette proposition permettra du même coup d’augmenter le contrôle de la Ligue. 178 : Tyndall, Monde Dissocié investi récemment par Omnius, est libéré par une contre-attaque importante et inattendue du Jihad. La bataille est conduite par Vorian Atréides et Xavier Harkonnen. Vergyl Tantor s’y distingue brillamment et reçoit deux médailles qu’il envoie à son épouse et leurs trois enfants. 177 : Les forces d’Omnius sont repérées au large du monde de IV Anbus, cible évidente de sa stratégie d’enveloppement. Le Jihad expédie une flotte importante pour défendre l’ex-planète zenchiite. Prologue Les historiens ne s’accordent pas sur les messages qui se présentent comme des détritus du lointain passé. Quand on traite de l’Histoire – une Histoire tellement ancienne et chaotique ! – plus les faits deviennent fluides, plus les récits sont contradictoires. Sur l’océan du temps et de la mémoire faillible, les héros véritables se métamorphosent en archétypes, les batailles acquièrent une importance déterminante qu’elles n’avaient pas en réalité. Les légendes et la vérité sont difficilement conciliables. En tant que Premier Historien Officiel du Jihad, je dois rédiger cet enregistrement de mon mieux, en me fondant sur les traditions orales et les documents fragmentaires préservés depuis des centaines de siècles. Quel est le plus précis ? Un document historique documenté comme le mien, ou une accumulation de mythes et de contes folkloriques ? Moi, Naam l’Aîné, vivant au temps de Muad’Dib, je dois écrire honnêtement, même si je dois m’attirer les foudres de mes supérieurs. Et vous, lisez attentivement : je commence avec le Manifeste de protestation de Rendik Tolu-Far, un document qui fut confisqué par la Jipol. « Nous sommes las de combattre – las à en mourir ! Des milliards et des milliards d’êtres ont déjà péri dans cette croisade contre les machines pensantes. Les pertes ne comprennent pas seulement les soldats en uniforme du Jihad et les mercenaires, mais aussi les colons innocents et les esclaves humains des Mondes Synchronisés. Nul ne se préoccupe de faire le compte des machines détruites. « Le suresprit Omnius a dominé de multiples planètes pendant plus d’un millénaire, or, il y a vingt-cinq ans, le meurtre de l’enfant innocent de la Prêtresse Serena Butler a déclenché une révolte massive des humains. Elle s’est servie de cette tragédie pour déclencher l’effervescence de la Ligue des Nobles et précipiter ainsi une attaque d’envergure de l’Armada et l’atomisation de la Terre. « Certes, c’était un coup majeur porté contre Omnius, mais il coûta la vie aux derniers habitants de la planète mère qui n’était plus qu’une ruine radioactive et resta inhabitable des siècles durant. Quel prix terrifiant à payer ! Ce n’était pas une victoire, pas une issue, seulement l’acte d’ouverture de ce long combat. « Durant deux décennies, la guerre sainte de Serena s’est déchaînée contre les machines pensantes. À nos frappes contre les Mondes Synchronisés répondent les incursions robotiques contre les colonies de la Ligue. Sans cesse, encore et encore. « La Prêtresse Serena offre l’image d’une femme dévote et je veux bien croire en sa pureté et sa sainteté. Elle a consacré des années à étudier les écrits et les doctrines des philosophes anciens. Nulle personne ne s’est jamais aussi longtemps entretenue avec Kwyna, la Cogitrice en résidence dans la Cité de l’Introspection. La passion de Serena est évidente et ses convictions au-delà de tout reproche, mais a-t-elle bien conscience de toutes les choses qui sont commises en son nom ? « Elle n’est guère plus qu’une figure emblématique alors qu’Iblis Ginjo est son mandataire politique. Il se présente comme le « Grand Patriarche du Jihad » et se trouve à la tête du Conseil du Jihad, le corps gouvernemental émergent qui peut intervenir au-delà des limites du Parlement. Nous avons permis une pareille situation ! « J’ai observé le Grand Patriarche durant ses discours charismatiques, je l’ai entendu transformer la tragédie vécue par Serena en arme de pouvoir. Il était lui-même maître-esclave sur Terre. Faut-il qu’ils soient tous aveugles pour ne pas voir comment il a acquis ce pouvoir politique ? Pourquoi aurait-il épousé Camie Boro, dont la lignée remonte à des milliers d’années, jusqu’au dernier despote affaibli du Vieil Empire ? Ce n’est pas vraiment par amour qu’un tel homme a épousé la descendante du dernier Empereur ! « C’est afin de débusquer les traîtres humains et les saboteurs clandestins qu’il a créé la Police du Jihad. Pensez aux milliers de personnes qui ont été arrêtées durant les dernières années – est-il possible que toutes aient trahi la cause humaine et collaborent avec les machines comme le proclame la Jipol ? Il est évident et embarrassant que nombre d’entre elles soient des opposants politiques du Grand Patriarche. « Je ne critique pas les chefs militaires, les soldats courageux, ni même les mercenaires : tous combattent dans le Jihad avec toutes leurs capacités. Les humains de l’ensemble des planètes libres se sont portés volontaires pour détruire les avant-postes des machines et contrer les représailles des robots. Mais comment pouvons-nous espérer être victorieux ? Les machines sont capables d’aligner de plus en plus d’unités de combat... et elles reviennent sans cesse à l’assaut. « Cette guerre interminable nous épuise. Quel espoir avons-nous de retrouver la paix ? N’est-il pas possible d’envisager un accord avec Omnius ? Les machines pensantes, elles, ne se fatiguent jamais. « Et elles n’oublient jamais. » 177 AG (avant la Guilde) An 25 du Jihad La faiblesse des machines pensantes réside dans le fait qu’elles croient vraiment à l’ensemble des informations qu’elles reçoivent et réagissent dans ce sens. Vorian Atréides, quatrième interview de débriefing avec l’Armada de la Ligue. À la tête d’un groupe de cinq ballistas en orbite au- dessus de la planète balafrée de canyons, le Primero Vorian Atréides étudiait les forces robotiques qui se présentaient contre lui : des vaisseaux argentés, élancés, pareils à des poissons prédateurs élégants. Efficients, fonctionnels, leur design avait été délibérément conçu pour leur donner la grâce redoutable de dagues spatiales. Ils étaient dix fois supérieurs en nombre aux vaisseaux des humains. Mais chaque ballista était protégé par des couches de boucliers Holtzman et la flotte ennemie, si elle ouvrait le feu, ne causerait aucun dommage. Les machines ne pouvaient plonger vers la surface de IV Anbus. Les défenseurs de la planète ne disposaient pas d’une puissance de riposte suffisante pour venir à bout des forces robotiques ni même les repousser, mais les Jihadi continueraient de se battre. C’était l’heure d’un nouveau face à face machines contre humains au large d’un autre monde. Durant les sept dernières années, les forces d’Omnius avaient remporté de multiples victoires et conquis les colonies isolées pour en faire autant de bases à partir desquelles elles frappaient toujours plus avant dans l’espace de la Ligue. Mais maintenant la décision avait été prise de défendre à tout prix les Planètes Dissociées, que leurs populations le veuillent ou non. A la surface de la planète, son ami, le Primero Xavier Harkonnen, était lancé dans une nouvelle démarche diplomatique auprès des Zenchiites anciens, chefs de la secte primitive bouddhislamique. Vorian doutait que Xavier puisse sérieusement avancer. Il était trop rigide, trop inflexible pour être un bon négociateur : son sens du devoir et son strict attachement aux objectifs de sa mission étaient par trop dominants dans son esprit. De plus, Xavier avait des préventions contre ces gens, et il ne faisait aucun doute qu’ils en étaient conscients. Les machines pensantes avaient des visées sur IV Anbus et l’Armée du Jihad devait les stopper. Si les Zenchiites souhaitaient rester à l’écart du conflit et ne pas coopérer avec les soldats de la Ligue venus pour défendre la race humaine, alors ils ne représentaient plus rien. Vorian, une fois, avait comparé son ami à une machine, puisqu’il voyait tout en noir et blanc, et Xavier avait froncé les sourcils d’un air glacé. Les derniers rapports révélaient que les chefs religieux de IV Anbus campaient sur leurs positions, obstinés, de même que le Primero Harkonnen. Vorian ne mettait pas en question le style de commandement de son ami, même s’il était absolument différent du sien. Il avait été élevé dans l’univers des machines et avait reçu l’éducation d’un servant. Mais depuis qu’il avait retrouvé sa nature d’humain, avec toutes ses facettes, il revivait dans cette liberté retrouvée. Il jouait avec les autres officiers, partageait leurs sports, nouait des amitiés, riait aux plaisanteries de ses camarades. Tout était tellement différent du monde où Agamemnon l’avait enfermé, de tout ce qu’il lui avait appris... Il savait que les vaisseaux robotiques ne battraient jamais en retraite à moins qu’ils n’acquièrent la conviction que, statistiquement, ils ne pouvaient gagner. Dans les récentes semaines, il avait travaillé à un plan compliqué pour briser la résistance de l’ennemi, mais il n’était pas encore prêt à le mettre en pratique. Pourtant, l’heure était proche. Ce pat sur orbite ne ressemblait en rien à ceux qu’il avait connus dans les parties qu’il jouait souvent avec les patrouilleurs jihadi ou encore les défis amusants que lui et le robot Seurat s’étaient lancés au cours de leurs interminables voyages d’étoile en étoile. Cette impasse tactique fastidieuse n’avait rien d’amusant. Il avait détecté des schémas. Avant peu, la flotte des machines s’avancerait vers eux, tel un banc de piranhas, selon une orbite rétrograde. Vorian, impeccable et altier dans son uniforme vert sombre aux parures écarlates – couleurs du Jihad, symboles de la vie mais aussi du sang répandu –, lancerait alors ses ordres aux vaisseaux sentinelles, les boucliers Holtzman seraient activés et parés à la surchauffe. Les bâtiments robots hérissés d’armes étaient pitoyablement prévisibles et Vorian savait que ses hommes pariaient souvent sur le nombre exact de bordées que l’ennemi allait tirer. Dès qu’il eut donné ses ordres, il observa attentivement les mouvements des unités. Son frère adoptif, Vergyl Tantor, commandait le ballista de tête et le fit manœuvrer en position de combat. Vergyl servait dans l’Armée du Jihad depuis dix-sept ans et n’échappait jamais à la surveillance bienveillante de Xavier. La situation n’avait pas évolué depuis une semaine et les équipages devenaient impatients à force de parader devant l’ennemi. — On pourrait penser que les machines ont fini par comprendre, grommela Vergyl sur la com. Est-ce qu’elles espèrent réellement que nous allons nous replier ? — Elles ne font que nous tester, Vergyl, répondit Vorian sans s’embarrasser des formules militaires qui lui rappelaient trop la rigidité des rapports entre machines. Quelque temps auparavant, quand les trajectoires des deux flottes s’étaient brièvement recoupées, les vaisseaux robots avaient lancé une volée de projectiles explosifs qui avaient martelé sans effet les boucliers Holtzman. Vorian n’avait même pas bronché en comptant les explosions qui se perdaient dans l’espace. Un instant, les unités s’étaient entremêlées, chaotiquement, furieusement, avant de s’éloigner. — Bon, donnez-moi le total, avait demandé Vorian. — Vingt-huit impacts, Primero, annonça l’un des officiers de passerelle. Il avait hoché la tête. C’était toujours entre vingt et trente, mais, là, il avait parié pour vingt-deux impacts. Avec les officiers des autres vaisseaux, il transmit ses félicitations et ses regrets polis d’avoir manqué deux ou trois tirs et prit les dispositions pour le règlement des paris. On allait échanger des heures de quart entre les gagnants et les perdants en même temps que les rations gastronomiques des coqueries. Ce processus s’était déjà répété trente fois. Les flottes se préparaient à un autre affrontement prévisible, mais Vorian avait un atout surprise dans la manche. La flotte du Jihad gardait une formation impeccable, imitant les machines. Il se tourna vers les hommes de la passerelle. — On repart. Préparez-vous au choc. Poussez les boucliers au maximum. Vous savez ce qu’il faut faire. Nous nous sommes suffisamment entraînés. Un bourdonnement se propagea sur la passerelle, engendré par les énormes générateurs couplés aux moteurs qui développaient les rideaux scintillants d’énergie. Les commandants des unités guettaient avec vigilance la surcharge éventuelle des boucliers, la défaillance fatale du système que les machines, jusqu’alors, n’avaient jamais soupçonnée. Vorian revint au ballista de tête. — Vergyl, tu es prêt ? — Depuis des jours, commandant. Allons-y ! Vorian se tourna vers ses spécialistes de tactique et destruction, qui étaient sous les ordres d’un des mercenaires de Ginaz, Zon Noret. — Monsieur Noret, je présume que vous avez déployé tous nos... pièges à souris ? — Le dispositif est en place, Primero. J’ai envoyé les coordonnées précises à chacune de nos unités pour qu’elles les évitent. Mais la question est : les machines vont-elles les remarquer ? — Je me charge de les occuper ! lança Vergyl. La flotte ennemie se rapprochait du point d’interception, menaçante. Les machines n’avaient aucun sens esthétique, mais leurs calculs avaient pourtant donné des bâtiments aux formes fluides et précises. Un sourire effleura les lèvres de Vorian quand il cria : « Allez ! » Les vaisseaux de guerre d’Omnius se rabattaient comme un banc de poissons prédateurs. Le ballista de Vergyl se porta soudain à leur rencontre et lança des missiles selon la nouvelle procédure de « tir clignotant » qui déclenchait l’activation et l’extinction des boucliers au rythme d’un millième de seconde en parfaite coordination avec les départs des projectiles. Le bâtiment ennemi le plus proche fut pris sous un tir intense de roquettes. Vergyl venait à nouveau de se dérober, changeait de cap pour se rabattre immédiatement vers l’essaim de vaisseaux robots comme un taureau de Salusa dans la furie de la corrida. Vorian lança l’ordre de dispersion et les vaisseaux rompirent leur formation pour s’éparpiller dans l’espace. Les machines ennemies tentèrent bien de riposter devant cette situation inattendue, mais c’est en vain qu’elles ouvrirent le feu sur les boucliers Holtzman. Vergyl lança son ballista d’avant-garde. Il avait reçu l’ordre de décharger toutes ses batteries dans une attaque éclair. Les missiles explosèrent en série sur les vaisseaux robots, causant de sérieux dommages mais sans en détruire un seul. Des hourras résonnèrent sur les circuits com. Le gambit de Vergyl n’était qu’une simple diversion. Le gros de la force suivit la trajectoire standard... droit vers le champ de mines spatiales que le mercenaire Zon Noret et son équipe avaient posées sur orbite. Les énormes mines de proximité étaient revêtues de film furtif qui les rendait quasi invisibles pour les capteurs. Des éclaireurs diligents et des scans approfondis auraient pu les détecter, mais l’attaque inattendue et violente de Vergyl avait réussi à détourner l’attention des machines. Les deux premiers vaisseaux explosèrent en pénétrant dans le champ. Les détonations fulgurantes déchirèrent leur proue, leur coque et ravagèrent les blindages des moteurs. Éjectés de leur trajectoire, ils crachèrent des flammèches en partant à la dérive. L’un d’eux percuta une autre mine. Sans comprendre ce qui se passait réellement, trois autres unités robotiques heurtèrent de nouvelles mines furtives. Les autres se déployèrent et, ignorant l’attaque de Vergyl, lancèrent des capteurs en direction des mines éparpillées et les firent exploser en quelques salves denses et précises. — Vergyl, replie-toi, lança Vorian. À tous les ballistas : regroupez-vous. On s’est bien amusés. (Il se rencogna dans son siège de commandement avec un soupir de satisfaction.) Déployez quatre kindjals éclaireurs pour évaluer les dommages infligés. Il ouvrit une ligne com privée et le visage du chef des mercenaires de Ginaz apparut sur le moniteur. — Noret, vous et vos hommes vous aurez droit à une médaille pour votre travail. Lorsqu’ils n’étaient pas en tenue de camouflage pour leurs opérations clandestines, les mercenaires portaient leur propre uniforme cramoisi et doré. L’or symbolisait la fortune qu’ils gagnaient avec, bien sûr, le sang qu’ils répandaient. Derrière eux, les unités d’Omnius filaient sur leur orbite de patrouille comme autant de requins affamés. Leurs poissons-pilotes robotiques avaient jailli des soutes et se répandaient sur les coques pour réparer les dommages. — On dirait qu’on ne leur a pas fait grand mal ! fit Vergyl tandis que le ballista rejoignait le groupe jihadi. Il semblait déçu mais ajouta : En tout cas, ils ne nous ont toujours pas pris IV Anbus. — Je voudrais voir ça. On les a trop souvent laissés faire dans les dernières années. Le moment est venu d’inverser le mouvement de cette guerre. Vorian se demandait pour quelle raison les forces robotiques attendaient si longtemps pour hausser le degré de ce conflit particulier. Cela ne correspondait pas à leur comportement habituel. En tant que fils du Titan Agamemnon, plus que n’importe quel autre humain du Jihad, il savait comment fonctionnaient les cerveaux des ordinateurs. Plus il réfléchissait, plus il avait des soupçons. Est-ce moi qui deviens trop prévisible ? Et si les robots voulaient seulement que je croie qu’ils ne vont pas changer de tactique ? Le front plissé, il appela le ballista de tête. — Vergyl ? J’ai une mauvaise impression. Disperse les éclaireurs. Qu’ils explorent les continents et dressent une carte. Je pense que les machines préparent quelque chose. Vergyl ne douta pas un instant de son intuition. — On va aller explorer la surface, Primero. S’ils ont bougé quoi que ce soit, on le saura. — Je soupçonne bien plus. Ils essaient de nous piéger – mais ils restent prévisibles, comme d’habitude. Il consulta son chronomètre en sachant qu’il disposait de quelques heures avant la prochaine rencontre orbitale. Il était inquiet. — Vergyl, en attendant, tu commandes le groupe de combat. Je vais prendre une navette pour aller voir si notre frère a réussi à s’entendre avec nos amis zenchiites. Afin de comprendre tout le sens d’une victoire, il faut d’abord que vous définissiez qui sont vos ennemis... et vos alliés. Primero Xavier Harkonnen, Conférences stratégiques. Depuis que les sectes bouddhislamiques avaient quitté la Ligue des Nobles, des siècles auparavant, IV Anbus était devenue le pôle de la civilisation zenchiite. Sa cité capitale, Darits, était le centre religieux de la secte, indépendante et isolée, largement ignorée par les étrangers qui n’accordaient que peu de valeur aux faibles ressources de cette planète peuplée par des fanatiques religieux agressifs. Les masses continentales de IV Anbus étaient parsemées de mers vastes à hauts-fonds, salées ou non. Les marées provoquées par les lunes en orbites basses soulevaient le niveau des eaux qui déferlaient régulièrement dans les terres, drainant l’humus jusqu’aux canyons étroits, érodant les grottes et les amphithéâtres de grès plus tendre. C’est à l’abri des surplombs profonds que les Zenchiites avaient édifié leurs cités. Les fleuves s’écoulaient naturellement entre les mers basses sous l’effet des marées. Les habitants de IV Anbus avaient développé un système de mathématiques exceptionnel, une riche astronomie ainsi qu’une technologie remarquable pour prévoir les mouvements complexes des marées. Les cribleurs de vase récupéraient les minéraux précieux dans les torrents boueux qui ruisselaient des canyons. Les terres basses alluvionnaires offraient un sol fertile que les agriculteurs ensemençaient durant les saisons propices avant d’obtenir des récoltes abondantes plus tard. Près de Darits, les Zenchiites avaient construit un énorme barrage en travers d’un canyon rouge, un édifice de défi pour montrer que leur foi et leur inventivité pouvaient retenir le flot puissant du fleuve. La réserve d’eau bleue était immense et les pêcheurs zenchiites sillonnaient le lac dans leurs esquifs fragiles en laissant traîner leurs grands filets qui apportaient un gain supplémentaire aux légumes et aux céréales qui poussaient sur la plaine inondée. Le barrage de Darits n’était pas simplement un mur érigé contre les eaux : il était décoré de statues de pierre colossales dues à des artistes aussi croyants que talentueux. Hauts de centaines de mètres, les monolithes jumeaux représentaient Bouddha et Mahomet dans des formes idéalisées, estompées par la légende, le temps et l’adoration extatique. Les fidèles avaient construit de gigantesques centrales hydroélectriques sur les fleuves torrentiels. Couplé avec les multiples plaques solaires qui couvraient les mesas, le barrage de Darits fournissait suffisamment d’énergie pour alimenter toutes les villes de IV Anbus qui n’étaient guère importantes selon les critères des autres mondes. La planète ne comptait que soixante- neuf millions d’habitants. Pourtant, son réseau d’alimentation énergétique et sa trame de communication fournissaient aux bourgades une infrastructure qui faisait de ce monde l’un des refuges les plus sophistiqués de la mouvance bouddhislamique. Ce qui expliquait exactement pourquoi les machines pensantes voulaient s’en emparer. Il suffirait d’un minimum d’efforts de la part d’Omnius pour transformer IV Anbus en une tête de pont à partir de laquelle il pourrait lancer des assauts de grande envergure contre les Mondes de la Ligue. Le Jihad de Serena Butler déferlait avec violence depuis plus de deux décennies. Dans les vingt-cinq années qui avaient suivi l’holocauste atomique de la Terre, le flux de la bataille avait bien des fois oscillé entre la défaite et la victoire. Mais sept ans auparavant, les machines pensantes avaient commencé à frapper les Planètes Dissociées, plus faciles à conquérir que les Mondes fortement peuplés de la Ligue. Les fermiers, les mineurs et les commerçants ainsi que les réfugiés bouddhislamiques étaient rarement en mesure de rassembler des forces suffisantes pour s’opposer à Omnius. Dans les trois premières années de l’assaut des machines, cinq planètes avaient été investies par Omnius. Lorsque Vorian avait mis au jour le plan des machines pensantes – avec l’aide de Xavier Harkonnen – il avait aussitôt demandé que le Conseil envoie une force militaire pour défendre les Mondes Dissociés. La première contre-attaque majeure avait permis de reprendre Tyndall aux machines. Toute victoire était une bonne chose. Xavier se félicitait que l’Armée du Jihad soit arrivée à temps au large de IV Anbus grâce à un avertissement émanant d’un esclavagiste tlulaxa du nom de Rekur Van. Le marchand d’humains avait effectué un raid sur ce monde et capturé des Zenchiites destinés aux marchés d’esclaves de Zanbar et Poritrin. C’est en repartant qu’il avait rencontré une patrouille robotique occupée à cartographier et analyser la planète, une opération de routine pour les machines quand elles préparaient une attaque. Le Tlulaxa s’était rendu directement sur Salusa Secundus pour prévenir de toute urgence le Conseil du Jihad. Pour parer au danger imminent, le Grand Patriarche Iblis Ginjo avait rassemblé en hâte une force d’intervention militaire. — Nous ne pouvons nous permettre de laisser encore un autre monde tomber au pouvoir démoniaque des machines pensantes ! avait-il lancé lors de la cérémonie de départ sous les vivats et les fleurs d’oranger. Nous avons déjà perdu Ellram, la colonie de Péridot, Bellos et tant d’autres. Mais au large de IV Anbus, l’Armée du Jihad a le devoir d’établir un barrage dans l’espace ! Même si Xavier avait sous-estimé le nombre de vaisseaux qu’Omnius était susceptible de dépêcher vers ce monde isolé, la flotte du Jihad avait réussi jusque-là à faire échouer l’invasion, sans avoir toutefois repoussé les robots. Profitant d’une interruption des pourparlers avec les Zenchiites, Xavier se laissa aller à jurer à mi-voix. Ceux-là mêmes qu’il voulait sauver étaient indifférents à son offre et refusaient de se battre contre les machines. La cité cachée dans les canyons rouges abritait des reliques et des manuscrits sur l’interprétation zenshia du Bouddhislamisme. Dans les cryptes caverneuses, de saints hommes veillaient sur les parchemins du Coran Sutra. Cinq fois par jour, ils priaient à l’appel des minarets accrochés au bord du vide. C’est à partir de Darits que les Anciens dispensaient leurs commentaires destinés à guider les fidèles dans les dédales ésotériques de la religion. Xavier Harkonnen avait du mal à contenir sa frustration. Il avait reçu une formation militaire, il avait commandé des engagements militaires et avait l’habitude que ses troupes obéissent à ses ordres. Mais là, il ne savait vraiment pas quoi faire devant ces pacifistes bouddhislamiques qui refusaient simplement... tout. Un mouvement de protestation anti-Jihad se propageait dans les Mondes de la Ligue. Après plus de vingt années de sang versé sans progrès marqué, les populations étaient épuisées. On avait même vu des affiches près de la crypte de Manion l’Innocent qui proclamaient : « La paix à tout prix ! » Oui, bien sûr, Xavier pouvait comprendre leur désespoir, leur lassitude, car ils avaient perdu tant de leurs proches tués par les machines pensantes. Mais là, ces Bouddhislamiques isolés de IV Anbus n’avaient jamais levé un doigt pour participer à la résistance, donnant la preuve de leur aveuglement dans la non-violence extrême. L’objectif des machines était évident et Omnius n’accorderait certainement aucune considération à des fanatiques religieux. La tâche que Xavier se devait d’accomplir était essentielle au nom du Jihad – et il avait absolument besoin d’un minimum de coopération des habitants. Jamais il n’avait songé un instant que ces gens se montreraient incapables d’apprécier ce que l’Armée du Jihad faisait pour eux. Les Anciens zenchiites, la démarche traînante, revenaient lentement dans la salle de réunion décorée de symboles religieux scintillants d’or et de gemmes. Depuis le début, leur chef, le Doyen Rhengalid, toisait Xavier de son regard de pierre. Son crâne rasé était enduit d’huiles exotiques, ses sourcils fournis avaient été brossés et teintés. Sa barbe grisonnante était dense, taillée au carré, et il la portait avec orgueil. Il avait des yeux gris-vert pâle qui contrastaient avec sa peau hâlée. Il manifestait une indifférence absolue envers la menace de la flotte robotique ou même devant la puissance de feu de l’Armée du Jihad. Il était loin de tout. Xavier fit un nouvel effort pour garder un ton calme. — Doyen Rhengalid, nous essayons de protéger votre monde. Si nous n’étions pas intervenus, si nos vaisseaux ne s’étaient pas imposés face aux machines jour après jour, vous et tous les vôtres seriez maintenant les esclaves d’Omnius. Il était installé sur le banc de bois dur en face du chef zenchiite. Rhengalid ne lui avait pas offert une seule fois un rafraîchissement, alors qu’il soupçonnait que dès que le détachement du Jihad quitterait la pièce, les doyens boiraient un verre. — Des esclaves ? Mais si vous vous préoccupez à ce point de notre bien-être, Primero Harkonnen, dites- moi donc où étaient vos vaisseaux il y a quelques mois lorsque les marchands de chair tlulaxa ont capturé nos jeunes hommes et nos femmes fertiles dans nos fermes ? Xavier s’efforça de masquer son désarroi. Il n’avait jamais souhaité faire carrière dans la diplomatie, il n’avait pas la patience nécessaire. Il se contentait de servir la cause du Jihad avec toute sa loyauté et son dévouement. Son uniforme lui rappelait jour après jour que le sang de l’humanité avait été répandu par les robots, et que le petit Manion, âgée de onze mois, avait été parmi les premiers martyrs. — Doyen, qu’avez-vous donc fait, vous, pour défendre les vôtres quand les esclavagistes ont débarqué ? J’ignorais tout de cet épisode jusqu’à maintenant et j’étais incapable de vous aider pour ce qui s’est produit dans le passé. Je peux seulement vous assurer que la vie sous la domination des machines pensantes serait pire encore. — C’est vous qui le dites, mais vous ne pouvez nier l’hypocrisie de votre propre société. Pourquoi devrais- je croire un esclavagiste plutôt qu’un autre ? Xavier reprit son souffle. Je n’ai pas assez de temps pour ça ! — Si vous tenez tant à faire revivre le passé, alors souvenez-vous que les vôtres ont refusé dès le début de combattre les machines pensantes, ce qui a coûté la liberté à des milliards d’humains et des morts innombrables. La plupart considèrent que vous avez une dette considérable envers votre peuple. — Nous n’avons aucune affection particulière pour l’un ou l’autre camp dans ce conflit, déclara le Doyen. Mon peuple ne saurait en aucun cas participer à votre guerre aussi absurde que sanglante. XAVIER RETINT IN EXTREMIS UNE RÉPLIQUE CINGLANTE. — Néanmoins, vous êtes au centre du combat et vous devez choisir votre camp. — Les tyrans humains sont-ils préférables aux tyrans mécaniques ? Qui peut le dire ? Je sais en tout cas que ça n’a jamais été notre combat, ni au début ni à présent. On venait d’ouvrir les vannes du barrage et l’eau se déversait en deux cataractes spectaculaires entre les mains du Bouddha et du Mahomet gigantesques. En entendant soudain le bruit torrentiel Xavier leva la tête et eut la surprise de voir le Primero Vorian Atréides accourir sur la chaussée de pierre. Il venait de débarquer de sa navette, souriant, vigoureux, aussi jeune que la première fois où Xavier l’avait rencontré après son évasion de la Terre tant d’années auparavant. — Xavier, tu peux essayer de les séduire autant que tu voudras, mais les Zenchiites parlent un langage différent... qui dépasse le simple sens linguistique. LE DOYEN PRIT UN AIR INDIGNÉ. — Votre civilisation impie nous a persécutés. Les soldats du Jihad ne sont pas les bienvenus parmi nous, surtout ici, à Darits, notre cité sacrée. XAVIER FIXA SON REGARD SUR LUI. — Doyen, je dois vous dire que je ne permettrai pas que les machines pensantes s’emparent de cette planète, que vous nous aidiez ou non. La chute de IV Anbus priverait les Mondes de la Ligue d’une autre base stratégique. — Primero Harkonnen, ceci est notre monde. Pas le vôtre. — Non plus que celui des machines ! cria Xavier, rouge de colère. VORIAN LUI PRIT LE BRAS, À L’ÉVIDENCE AMUSÉ. — Oh, je constate que tu as découvert de nouvelles techniques de diplomatie. — Je n’ai jamais prétendu être le négociateur idéal. VORIAN ACQUIESÇA EN SOURIANT AMICALEMENT. — Si ces gens savaient obéir à tes ordres, cela rendrait les choses nettement plus faciles, non ? — VORIAN, JE VAIS LAISSER TOMBER CETTE PLANÈTE. Le communicateur grésilla et ils entendirent la voix excitée, haletante de Vergyl Tantor. — Primero Atréides, vos soupçons étaient exacts ! Nos scans ont détecté un camp des machines pensantes sur un plateau. On dirait bien une avant-base militaire avec du matériel, un armement lourd et des robots de combat. — Beau travail, Vergyl, répondit Vorian. C’est maintenant qu’on va commencer à s’amuser. Xavier jeta un regard par-dessus son épaule au Doyen zenchiite qui avait l’air de souhaiter ne plus jamais revoir les Jihadi. — Vorian, notre boulot ici est terminé. On regagne le vaisseau amiral. Il y a pas mal de travail qui nous attend. Il n’existe rien qui constitue le futur. L’humanité affronte de multiples futurs, chacun s’articulant sur des événements en apparence inconséquents. Les chroniques muadru. Zimia était une cité superbe, le pinacle culturel de l’humanité libre. À partir du complexe des immeubles du gouvernement et de l’immense plazza du mémorial, les avenues bordées d’arbres partaient en rayons vers tous les horizons. Dans ce décor de sérénité, les hommes et les femmes, en costumes et robes, se promenaient, élégants et heureux. Iblis Ginjo promena un regard sombre sur la perspective du Hall du Parlement. Toute cette harmonie méticuleuse pouvait donner l’illusion de la sécurité, de la durabilité du décor. Mais rien n’est permanent. Rien n’est sûr. Son travail était de stimuler le peuple, de galvaniser les gens en les convainquant que les machines redoutables et malveillantes pouvaient attaquer n’importe quel monde à n’importe quel moment, qu’il existait de sinistres espions humains clandestinement dévoués à la cause d’Omnius, ici, au cœur même de la Ligue. Parfois, Iblis devait enjoliver la réalité, au nom de leur combat. C’était un personnage aux épaules larges, au visage carré, avec des cheveux drus brun foncé. Il portait un blazer noir soutaché d’or, avec des bracelets étincelants. Une dizaine d’agents de la Jipol le suivaient à quelques pas de distance, sur le qui-vive, prêts à dégainer leur arme. Car les traîtres humains, les assassins inféodés aux machines rôdaient partout. Vingt ans auparavant, Iblis Ginjo s’était donné le titre de « Grand Patriarche du Jihad de Serena Butler » et il savourait le respect de la foule à chacune de ses apparitions publiques. Il parlait en son nom, la ralliait à la cause, il lui disait ce qu’elle devait penser et comment agir jour après jour. Tout comme Vorian Atréides, Iblis avait été un servant humain acquis aux machines pensantes de la Terre. À présent, c’était un orateur et un homme d’État de premier ordre : un roi, un politicien, un chef religieux et un commandant militaire en une seule personne charismatique. Il avait su se faire un chemin dans une époque agitée, et son ascension sans précédent lui avait ouvert les cercles élitistes du pouvoir humain. Il connaissait l’Histoire et savait très clairement où il se situait. Il monta les larges marches du Hall du Parlement et entra dans le foyer au plafond haut, décoré de fresques colorées. Aussitôt, les représentants et les clercs se turent. Iblis adorait leur révérence craintive, leurs visages empourprés et leurs voix frémissantes, bégayantes parfois. Il fit une pause révérencieuse devant l’alcôve où se dressait l’autel dédié à Manion, le fils de Serena Butler assassiné par Érasme, le robot dément. Il était représenté comme un angelot, les bras ouverts pour recevoir chaque jour des fleurs fraîches, des soucis qui étaient comme autant de novae orangées et que l’on avait baptisés « Fleurs de Manion ». Le hall immense était bondé, il n’y avait pas un siège qui ne fût occupé par un noble ou un représentant planétaire. Même les travées latérales étaient noires de monde, des invités distingués installés sur les nouveaux sièges suspenseurs. Un moine en robe safran se tenait devant l’Assemblée, contrôlant un volumineux container transparent dans lequel un cerveau humain vivant flottait dans l’électrafluide bleuâtre. En regardant le cerveau du Cogitor, Iblis ressentit une onde de pur plaisir, se souvenant de l’ancien cerveau d’Eklo qui lui avait fait partager ses connaissances alors qu’Iblis n’était qu’un simple contremaître d’esclaves sur la Vieille Terre. Cette période avait été déterminante, riche en possibilités... La Cogitrice qui était là, un penseur féminin qui portait le nom de Kwyna, était plus réticente quant à l’aider ou à lui prodiguer des conseils. Ce qui n’empêchait nullement Iblis de lui rendre souvent visite dans la Cité de l’Introspection, avec l’espoir d’en apprendre plus, assis près de son container de préservation. Il n’avait rencontré que deux Cogitors dans sa vie, mais ces cerveaux qui survivaient dans leur électrafluide l’impressionnaient encore. Ils étaient tellement supérieurs à Omnius, élégants et infiniment humains... en dépit de leurs limitations physiques. Le Parlement délibérait depuis des heures, mais aucune décision importante n’avait été prise avant son arrivée. Tout avait été prévu en ce sens. Ses alliés passifs au sein des représentants de la Ligue pouvaient bloquer les décisions du gouvernement avec des détails bureaucratiques absurdes rien que pour renforcer son image d’homme efficace quand il trancherait dans les querelles byzantines. Sur le podium, pour l’instant, le représentant planétaire d’Hagal, Hosten Fru, se perdait dans un discours ronronnant à propos d’un problème commercial mesquin, une dispute entre les Entreprises VenKee et le gouvernement de Poritrin à propos de droits et de patentes de distribution pour les globes brilleurs qui avaient de plus en plus de succès. — Le concept d’origine se fonde sur le travail d’une assistante du Savant Tio Holtzman, mais les Entreprises VenKee ont commercialisé cette technologie sans accorder la moindre compensation à Poritrin. Je propose que nous chargions un comité d’enquêter sur cette affaire et de lui accorder pleine attention... Iblis sourit en lui-même. Oui, c’est cela, avec un comité, nous serons certains de n’avoir aucune résolution sur cette affaire. Hosten Fru était un politicien en apparence incompétent qui entravait le travail de la Ligue avec des problèmes ineptes, donnant l’image d’un gouvernement encombrant aussi inefficace que le Vieil Empire. Bien sûr, nul ne savait que le représentant d’Hagal était l’un des alliés secrets d’Iblis. Il le servait avec une efficacité absolue : plus le public se rendait compte de l’incapacité de l’Assemblée à résoudre des problèmes simples, surtout en période de crise, plus les décisions revenaient au Conseil du Jihad. Qu’il contrôlait... Iblis avait fait son entrée, rayonnant de confiance. Il était le mandataire de Serena Butler, le porte-parole de l’humanité et du Saint Jihad contre les machines pensantes. Durant les dix années violentes qui avaient suivi l’atomisation de la Terre, le vieux Manion Butler s’était retiré en tant que Vice-roi et avait demandé à sa fille Serena de lui succéder. Elle avait accepté mais à la seule condition d’être « Vice-reine intérimaire » jusqu’au terme de la guerre. C’est avec un plaisir immense qu’Iblis était devenu son conseiller intime, qu’il avait rédigé ses discours et fait monter la ferveur populaire pour la croisade contre les machines pensantes. La tête haute, il descendit la travée et les projecteurs transmirent l’image énorme de son visage de part et d’autre de la salle. Hosten Fru, obséquieux, servile, était cassé en deux. — Je cède mon temps de parole au Grand Patriarche. Iblis s’avança, les mains croisées, et s’inclina avec gratitude devant le représentant d’Hagal qui se retirait. Mais avant qu’il rassemble ses idées, il fut interrompu. — OBJECTION ! RESPECTONS L’ORDRE DU JOUR ! Il reconnut la femme qui venait de l’interpeller, Munoza Chen, une représentante acariâtre de Pincknon, un Monde particulièrement insignifiant de la Ligue. Il se tourna vers elle à l’instant où elle se levait, en s’efforçant de prendre une expression patiente. — Tôt dans la journée, j’ai mis en doute les responsabilités additionnelles transférées sans le protocole prévu du Parlement au Conseil du Jihad. La discussion a été ajournée en attendant qu’un membre du Conseil puisse s’adresser à cette Assemblée. Munoza Chen croisa les bras sur sa maigre poitrine et déclara : — Je pense que le Grand Patriarche Iblis Ginjo a tout pouvoir de s’exprimer au nom du Conseil. IBLIS LUI ADRESSA UN SOURIRE FROID. — Ce n’est pas pour cette raison que je suis venu m’adresser à l’Assemblée aujourd’hui, madame Chen. MAIS LA PESTE REFUSAIT DE SE RASSEOIR. — Nous avons un ordre du jour, monsieur. La procédure normale requiert que nous tentions de résoudre la question avant de passer à quoi que ce soit d’autre. Il perçut l’impatience de la foule : il savait comment l’utiliser à son avantage. Ils étaient venus pour l’écouter, lui, et non pour débattre d’une motion aussi fastidieuse qu’absurde. — Vous nous donnez là une excellente démonstration des raisons qui ont poussé à la formation d’un Conseil du Jihad afin qu’il puisse prendre rapidement les décisions nécessaires sans se perdre dans le fatras de la bureaucratie. Des grognements approbateurs montèrent de l’assistance et le sourire d’Iblis se fit plus chaleureux. Treize ans après que Serena Butler avait lancé le Jihad, le Parlement de la Ligue s’était battu pour traiter les problèmes urgents de la guerre avec le même système lourd et encombrant qu’il avait utilisé pendant les siècles de paix instable. Mais après les débâcles d’Ellram et de la colonie de Péridot, les politiciens avaient ratiociné si longtemps que d’autres protectorats étaient tombés sous le joug des machines avant que les missions de secours n’interviennent. Serena, indignée, s’était adressée au Parlement. Elle avait fait part de sa colère et (ce qui était plus grave pour le peuple) de sa déception en apprenant que des discussions mesquines avaient pris le pas sur leur véritable ennemi. Iblis Ginjo, à ses côtés, avait profité de cette initiative pour suggérer la création d’un « Conseil du Jihad » qui superviserait toutes les questions relatives à la guerre contre les machines, tandis que les problèmes commerciaux, sociaux et domestiques continueraient d’être débattus durant les interminables sessions du Parlement. Cette période de guerre justifiait un gouvernement précis et rapide. Iblis était parvenu à les convaincre : la proposition avait été adoptée à une écrasante majorité. Mais voilà que plus de dix ans après, les vieux usages politiques ralentissaient encore une fois leur progression. Ravi des réactions du public, Iblis regarda la représentante de Pincknon avec une expression de patience douloureuse. — QUELLE EST VOTRE QUESTION ? Munoza Chen ne semblait pas avoir conscience des murmures de la foule. — Votre Conseil ne cesse de trouver de nouveaux secteurs qui tombent sous sa juridiction. À l’origine, son rôle devait se limiter à la supervision de l’Armée du Jihad en privilégiant les opérations militaires tout autant que la sécurité civile représentée par la Jipol. Aujourd’hui, le Conseil se charge des réfugiés, de la distribution du ravitaillement et impose de nouveaux tarifs et de nouvelles taxes. Jusqu’où ira cette inquiétante extension de son autorité ? Iblis nota mentalement de demander au commandant de la police, Yorek Thurr, d’enquêter discrètement sur cette femme. Il serait peut-être nécessaire que quelqu’un « découvre » une preuve évidente de la « collusion » de Chen avec les machines pensantes. Yorek Thurr excellait dans ce genre de travail. Il se pouvait même qu’elle ait des problèmes de santé qui aboutiraient à une mort « regrettable ». C’EST AVEC CALME QU’IL RÉPONDIT : — L’administration des survivants et des réfugiés des zones de guerre relève à l’évidence du mandat du Conseil, de même que la formation des chirurgiens militaires, la distribution des fournitures médicales et l’expédition de vivres sur les théâtres de combat. Lorsque nous avons repris Tyndall aux machines l’année dernière seulement, le Conseil du Jihad a immédiatement déclenché les opérations de secours. En appliquant des taxes d’urgence et en réquisitionnant les produits de luxe auprès des mondes prospères de la Ligue, nous pouvons fournir à ces populations infortunées un abri, des soins et surtout de l’espoir. Si nous avions laissé le Parlement traiter ces questions urgentes, madame Chen, vous en seriez encore à la session préalable. (Il se tourna vers le podium et ajouta après coup :) Je n’ai entendu aucune plainte de la population de Tyndall. — Mais si le Conseil étend les limites de son pouvoir sans un vote de... IBLIS REPARTIT D’UN TON IRRITÉ : — Je pourrais discuter de ces questions avec vous durant des heures, mais est-ce donc là vraiment ce que tous ces gens ont envie d’entendre ? Il leva les mains et des cris et des huées bien orchestrés montèrent des rangs, certains provenaient de ses gens, bien sûr, mais beaucoup étaient spontanés. — Néanmoins, je me présente devant cette Assemblée aujourd’hui pour lui faire partager certaines révélations qui nous ont été apportées dans des inscriptions en muadru antique. Il présenta alors une plaque de pierre ancienne indentée prise entre deux feuillets de plass antichoc. — Ce fragment de rune a été exhumé sur un monde désert il y a deux siècles mais il n’avait pas été déchiffré. Jusqu’à présent ! L’assistance, intriguée, était maintenant silencieuse. Munoza Chen, ignorée de tous, soudain, hésita avant de se rasseoir maladroitement sans même retirer officiellement sa question devant le Parlement. — Ces cryptogrammes ont été gravés il y a longtemps par un prophète dans une langue appelée muadru et ont été conservés dans la roche préservée. Ces paroles anciennes sont supposées venir de la Terre, berceau de l’humanité. (Il se tourna vers l’assistant en robe jaune qui se tenait auprès du container.) La Cogitrice Kwyna, en m’assistant dans la traduction de ces runes archaïques, m’a permis de comprendre. Kwyna, voulez-vous me guider à présent ? Indécis, le moine en robe safran se leva et porta le container jusqu’à une table dorée, sur le bord du podium. Iblis vibrait d’excitation. Le moine attendait, l’air absent. Stimulé par la proximité de Kwyna, Iblis suivit du doigt les runes complexes. L’assistance gardait un silence fasciné et il commença à lire dans une langue faite de syllabes claquées ou douces et roulantes. Les sons étranges, incompréhensibles, résonnaient dans le grand hall et semblaient jeter un sort de pétrification sur tous. Quand Iblis se tut, l’assistant de la Cogitrice appuya sa paume contre le bac dans lequel flottait le cerveau vivant puis, lentement, toucha des doigts le liquide bleu pâle. Ainsi connecté, il traduisit les mots muadru avec une voix qui semblait venir de très loin, des âges révolus. La pierre runique avait été endommagée lors d’un cataclysme ancien qui avait laissé des cicatrices de brûlures et des fentes profondes, expliqua-t-il. Certains mots avaient disparu, mais ceux qui restaient lisibles évoquaient une guerre antique et effroyable au cours de laquelle bien des gens avaient péri de façon horrible. Il annonça finalement : « Je cite le prophète anonyme. « Un millénaire de tribulations passera avant que notre peuple trouve le chemin du paradis. » » Iblis avait guetté ce moment et, avec un sourire exubérant, il cria : — N’est-ce pas clair ? Les humains libres ont souffert durant mille ans sous la tyrannie des cymeks et des maîtres des machines. Vous ne voyez donc pas ? Nos tribulations vont bientôt s’achever – si nous choisissons qu’il en soit ainsi. Un tourbillon agita l’électrafluide du container et l’assistant omniprésent de la Cogitrice rapporta son message à l’assistance. — Cette pierre de runes ne contient pas l’intégrale de la prophétie. Le message est incomplet. IBLIS S’EMPRESSA D’ENCHAÎNER. — Nous devons constamment affronter le danger mais aussi la promesse de l’inconnu. L’un de nos groupes de combat s’est rendu jusqu’à IV Anbus pour s’opposer à la dernière incursion robotique – ça ne suffit pas. En tant qu’êtres humains libres, nous devons reconquérir par la force tous les Mondes Synchronisés et libérer les populations de l’esclavage. Ce n’est que par là que nous connaîtrons le terme de nos souffrances ainsi que le proclame la prophétie des runes. Ainsi qu’il est écrit, mille ans ont passé. Maintenant, nous devons trouver la voie du paradis et repousser les machines démoniaques. J’appelle à une expansion des forces du Jihad, à la construction d’autres vaisseaux de guerre, à la formation de nouveaux soldats décidés et à la multiplication des offensives contre Omnius. LE LIQUIDE BLEU S’AGITA PLUS VIOLEMMENT. — ET À PLUS DE MORTS, TRADUISIT LE MOINE. — Mais aussi plus de héros ! lança Iblis, avec une expression de ferveur. Ainsi que le dit la très sage Kwyna, nous n’avons qu’un fragment des runes. Donc, en tant qu’humains, il nous faut choisir la meilleure interprétation. Aurons-nous le cœur à payer le prix nécessaire pour que la prophétie se réalise ? Et brusquement, avant que Kwyna puisse faire une remarque, le Grand Patriarche remercia avec grandiloquence la Cogitrice et son assistant. Certes, Iblis respectait avec révérence la philosophe, mais il était triste de constater qu’elle avait passé trop de temps en contemplation et en théories philosophiques contradictoires sans comprendre les dures réalités du Jihad. Il avait des objectifs pratiques. Et l’assistance enthousiaste ne goûtait guère les arguties philosophiques. Il reprit la parole, le ton vibrant, la voix baissant à des instants précis, parfaitement calculés. — C’est avec le sang humain que nous payons notre victoire. Le petit enfant de Serena Butler a déjà versé le sien, tout comme des millions de vaillants Jihadi. La victoire ultime mérite non seulement ces pertes, elle l’exige. Il est impensable que nous perdions. C’est notre existence même qui est en jeu. Les têtes s’inclinaient et Iblis maintint son avantage avec un sourire de satisfaction. Le moine restait silencieux à côté du container de plass, mais le Grand Patriarche se dit en cet instant que Kwyna elle-même devait l’approuver. Nul ne pouvait résister à son discours, à la passion qui l’animait. Des larmes brillaient dans ses yeux, assez nombreuses pour montrer à tous la compassion qu’il éprouvait pour l’humanité entière. On peut comparer ce nouveau Jihad à un processus d’éradication nécessaire. Nous nous débarrassons des choses qui nous détruisent en tant qu’humains. Cogitrice Kwyna, Archives de la Cité de l’Introspection. Dans son cercueil de cristal, le petit garçon était paisible, intact. Comme une étincelle enfermée dans un coquillage transparent, Manion Butler était isolé de tout ce qui avait été commis en son nom. Et Serena restait recluse avec lui derrière les murailles de la Cité de l’Introspection. Elle s’agenouilla sur la pierre, en face de l’autel, ainsi qu’elle le faisait souvent. Elle avait une expression sombre et béate. Depuis longtemps, les dévotes de sa retraite avaient renoncé à installer un banc sur lequel elle pourrait s’asseoir et prier pour son enfant. Depuis vingt-trois ans, Serena avait affronté ses pensées, ses souvenirs et ses cauchemars agenouillée devant la châsse de cristal. Manion paraissait tellement serein, parfaitement à l’abri du monde. Son visage aux traits fins et ses membres fragiles avaient été brisés, écrasés en une fraction de seconde, quand le monstrueux robot Érasme l’avait projeté dans le vide. Iblis Ginjo avait veillé aussitôt à ce que son corps et son visage soient réparés par les cosméticiens. Et, là, il était tel qu’elle voulait s’en souvenir. Oui, Iblis avait fait tout ce qui était possible. S’il avait vécu, Manion serait un jeune adulte de la noblesse... En âge de se marier et d’avoir des enfants. Serena ne le quittait pas des yeux et songeait à tout ce qu’il aurait pu réussir s’il n’y avait eu les cruelles machines pensantes. Mais il avait donné naissance à un jihad qui ravageait les systèmes stellaires. Les humains des Mondes Synchronisés avaient déclenché une révolution, ils avaient attaqué les vaisseaux robots et les multiples Omnius. Déjà, des milliards de vies avaient été annihilées pour cette sainte cause. Érasme lui-même avait dû être anéanti lors de l’attaque nucléaire de la Terre qui avait détruit l’ensemble des machines sur la planète. Mais le suresprit exerçait toujours son dominion sur le reste de son domaine et les humains ne pouvaient s’autoriser un seul moment de répit. Le chagrin était resté. L’âme de Serena avait été fracassée en même temps que le corps de son enfant. Ses instants de méditation devant l’autel lui donnaient l’inspiration dont elle avait besoin pour diriger le Jihad. D’autres autels, d’autres reliquaires somptueux avaient été dressés sur Salusa Secundus ainsi que sur d’autres Mondes de la Ligue. Certains étaient décorés d’images ou de peintures du petit garçon divin, l’agneau du sacrifice, même si aucun des artistes ne l’avait jamais rencontré. Dans quelques reliquaires, on montrait des lambeaux de vêtements, des cheveux, et même de microscopiques échantillons de cellules. Serena doutait de l’authenticité de tout cela, mais elle n’avait pas demandé qu’on retire ces preuves d’adoration. La foi et le dévouement étaient plus importants que l’authenticité des reliques. Après que le Jihad eut échoué dans sa tentative de reprendre le Monde Synchronisé de Bela Tegeuse et que les machines eurent attaqué à nouveau Salusa Secundus, où elles avaient essuyé un revers, Iblis avait convaincu Serena qu’elle ne devait pas disperser son pouvoir ni risquer sa sécurité dans des activités politiques aussi mineures que les accords commerciaux et les lois secondaires. Elle devait réserver ses apparitions en public pour les grandes circonstances. Sans son inspiration, insistait-il, l’humanité aurait moins la volonté de se battre. Ainsi, elle prononçait de grands discours inspirés et les gens se précipitaient, prêts à sacrifier leur vie pour la cause, pour elle. En dépit des précautions d’Iblis, quand Serena s’était présentée pour une allocution devant le Parlement deux ans après avoir accepté le poste de Vice-reine par intérim, elle avait survécu de justesse à un attentat. L’assassin présumé avait été tué et Yorek Thurr avait découvert des éléments technologiques inusités cachés dans ses vêtements. Pour la première fois, la Ligue affrontait l’existence réelle d’espions intérieurs dévoués à Omnius : des traîtres humains qui avaient infiltré les Mondes de la Ligue. Outragés, la plupart des gens ne pouvaient concevoir ce qui poussait un être humain à jurer allégeance aux machines sans âme ni morale. Mais Iblis avait prononcé une allocution devant une foule immense, dans le square du Mémorial de Zimia. — Moi-même, j’ai vu des esclaves humains élevés sur les Mondes Synchronisés – ce n’est pas un secret que le Primero Vorian Atréides et moi-même avons subi un lavage de cerveau afin de servir Omnius. Pourtant, d’autres traîtres égoïstes peuvent être attirés par la promesse de récompenses – celle d’un corps de néo- cymek, quand ce ne sont pas des planètes entières dont ils seraient propriétaires avec leurs esclaves personnels. Nous devons être vigilants en permanence. La crainte des espions des machines cachés au cœur de la population des mondes libres avait donné une impulsion précieuse au projet de formation de la Jipol, proposée par Iblis, une force de sécurité qui contrôlait les activités des citoyens, à l’affût du moindre signe de comportement suspect. Après la tentative d’assassinat, Serena avait été conduite d’urgence dans la Cité de l’Introspection où elle vivait en solitaire depuis lors. L’antique forteresse avait été édifiée bien des siècles auparavant, à partir d’un débat sur le Bouddhislamisme et l’exil des Zensunni et des esclaves zenchiites qui avaient peiné durant des générations sur Salusa avant leur exode historique vers des Planètes Dissociées des régions inconnues. Désormais, c’était à l’École qu’affluaient les fidèles des fois éclatées pour étudier les anciens écrits, les essais religieux et les sommes philosophiques. Les disciples analysaient toutes les formes d’enseignement vénérable, depuis les mystérieuses pierres runiques muadru que l’on avait trouvées dispersées sur des planètes inhabitées, jusqu’aux traditions vagues navachrétiennes de Poritrin et Chusuk, les haïkus de Zen Hekiganshu ou de III Delta Pavonis et aux interprétations alternatives des Sutras coraniques des Zensunni et des Zenshia. Les variations étaient aussi multiples que les communautés humaines dispersées sur les planètes innombrables... Serena entendit des pas crisser doucement sur le sentier de gemmes et de gravier et, levant les yeux, elle vit approcher sa mère. L’Abbesse était accompagnée de trois jeunes femmes en robe blanche ourlée de cramoisi, comme si elles avaient effleuré une flaque de sang. Grandes et musclées, le regard brillant, l’air décidé, elles veillaient sur Livia Butler. Elles portaient une coiffe de sequins d’or et une minuscule icône du Jihad ornait leur sourcil gauche. Quatorze ans auparavant, lorsque le commandant de la Jipol avait découvert que des loyalistes d’Omnius complotaient contre Serena, il avait créé un corps d’élite de gardes féminines pour protéger la Prêtresse. Les Séraphines de Serena étaient à la fois des Amazones et des vestales et répondaient à tous ses besoins, selon la mission que leur avait assignée le Grand Patriarche Iblis Ginjo. Livia Butler s’avançait d’un pas alerte, précédant les trois Séraphines. Serena s’écarta de l’autel avec un sourire et embrassa sa vieille mère. Livia avait des cheveux de neige coupés court et était vêtue d’une longue robe sobre grège. On lisait en elle toute une vie de tragédie et d’expériences. C’est à la suite de la mort de Fredo, le frère de Serena, qu’elle avait quitté la demeure des Butler pour s’isoler dans la sagesse de Dieu. Mais elle avait été longtemps l’épouse de l’ex-Vice-roi et, à ce titre, elle s’intéressait encore aux événements de la réalité et à la politique. Elle étudiait plus particulièrement les implications et les effets du Jihad plutôt que les questions ésotériques sur lesquelles se concentrait la Cogitrice Kwyna. ELLE SEMBLAIT PRÉOCCUPÉE. — Serena, je viens juste d’écouter le discours du Grand Patriarche Ginjo. Savais-tu qu’il rameute l’Armée du Jihad pour d’autres offensives encore plus sanglantes ? Elle jeta un regard par-dessus son épaule sur les Séraphines qui s’étaient trop approchées de la dalle de pierre. Serena leur fit signe de reculer. Elles obtempérèrent, mais restèrent à proximité de l’autel, au garde-à-vous, et à portée d’oreille. Deux d’entre elles étaient familières à Livia, mais la troisième était nouvelle et venait juste d’être engagée après le rigoureux programme de formation. Serena répondit à sa mère avec les paroles qui lui étaient tellement familières : — Des sacrifices sont nécessaires pour parvenir à la victoire ultime, Mère. Mon Jihad se déchaîne depuis dix décennies, mais pas avec suffisamment d’efficacité. Nous ne pouvons accepter de rester éternellement dans l’impasse et il faut redoubler d’efforts. Livia pinça les lèvres sans prendre cependant une expression de dépit. — J’ai entendu le Grand Patriarche invoquer ces mêmes raisons et presque avec les mêmes mots. — Pourquoi pas ? (Une lueur soudaine apparut dans les yeux lavande de Serena.) Les objectifs d’Iblis se confondent avec les miens. En tant que Prêtresse du Jihad, je ne puis me charger des jeux de la politique et du pouvoir. Mettriez-vous en question mon jugement ou mon dévouement au service de l’humanité, Mère ? — Nul ne doute de tes motivations, Serena. Ton cœur est pur, même s’il est endurci. — Ce sont les machines qui ont effacé en moi la capacité d’amour. C’est Érasme qui me l’a arrachée à jamais. Livia, avec une expression de tristesse infinie, passa un bras autour de ses épaules. Les Séraphines réagirent aussitôt et glissèrent la main vers leurs armes cachées. Serena et Livia les ignorèrent. — Mon enfant, l’amour humain est une source inépuisable. Quel que soit le temps qui s’écoule, qu’il ait été volé ou abandonné, l’amour peut renaître – comme une fleur renaît d’un bulbe. Et il revient alors combler ton cœur et tes pensées. Serena inclina la tête tout en écoutant les paroles apaisantes de sa mère. — Demain, nous fêtons l’anniversaire d’Octa. Et aussi... de Fredo. Moi aussi, Serena, j’ai perdu mon fils et je sais ce que tu éprouves. Bien sûr, il est mort dans d’autres circonstances. — Oui, Mère, et c’est pour cela que vous vous êtes retirée ici. Entre tous, nul ne peut mieux me comprendre. — Certes, mais je n’ai pas accepté que mon cœur devienne de pierre, que mon amour meure en moi. Je reste fidèle à ton père, à Octa, et à toi. Viens avec moi : tu verras à quel point ses filles ont grandi. Tu as maintenant deux nièces, tu le sais. — XAVIER NE SERA PAS LÀ ? LIVIA SE REMBRUNIT. — Il se bat contre les machines sur IV Anbus. Tu l’as envoyé toi-même là-bas. Tu t’en souviens ? SERENA ACQUIESÇA D’UN AIR ABSENT. — C’était il y a si longtemps. Je suis persuadée qu’il aimerait revenir pour la soirée d’Octa. (Elle redressa soudain la tête.) Mais le Jihad compte avant tout. Nous avons fait des choix et c’est en les respectant que nous survivons. LIVIA, ATTRISTÉE, RÉPONDIT : — Il ne faut pas lui tenir rancune d’avoir épousé ta sœur. Tu ne peux passer ton temps à souhaiter que le cours des choses ait été différent. — Oui, certes, j’aurais aimé que les choses se passent différemment, mais il se peut que mes souffrances aient permis de galvaniser la race humaine. Autrement, nous n’aurions peut-être jamais eu l’énergie d’inverser le mouvement et de nous libérer des fers des machines. Je n’en veux plus à Octa, ni à Xavier. Oui, je l’ai aimé autrefois – il était le père de Manion – mais je n’étais encore qu’une jeune fille. Un peu idiote et romantique. Après tout ce qui est advenu, tout cela semble tellement... trivial. — L’amour n’est jamais trivial, Serena, fit sa mère d’un ton grondeur, même quand tu le repousses. Serena répondit alors d’une petite voix ténue qui ne rappelait en rien le timbre sonore et impératif qu’elle employait devant la foule. — Mère, je crains que le mal dont souffre mon âme prenne plus d’une vie pour guérir. LIVIA LA CONDUISIT VERS LE SENTIER. — Ma fille, c’est tout le temps dont tu disposes. Brusquement, Serena entrevit un mouvement, une forme blanche dans la direction de ses gardiennes. L’une des Séraphines venait de se jeter sur une autre, la nouvelle, avec un cri strident. L’autre réagit à une vitesse fulgurante et brandit une longue dague argentée. Livia projeta sa fille au sol. En tombant, Serena entendit près d’elle un crissement d’étoffe déchirée, un gargouillement, surprit un jaillissement de sang et ressentit presque aussitôt un impact violent. Sa mère venait de tomber sur elle pour la protéger de son corps. La troisième Séraphine se rua sur la traîtresse, agrippa sa coiffe de sequins et la lui arracha violemment, tout en lui brisant le cou avec un bruit sec. Serena vit la tache de sang qui s’agrandissait sur la robe de la première gardienne. La survivante lui annonça d’une voix haletante : — LA MENACE A ÉTÉ NEUTRALISÉE, PRÊTRESSE. Dans la seconde, elle reprit son souffle et se redressa, digne et grave. Tremblante, Livia aida sa fille à se relever. Serena vit alors les deux gardiennes mortes : celle qui l’avait défendue, égorgée, et l’autre qui gisait avec la tête bizarrement inclinée. La traîtresse. — UN ASSASSIN ? DEMANDA-T-ELLE. — Comment a-t-elle pu suivre les épreuves de formation ? répliqua Livia. — Prêtresse, intervint la Séraphine, nous devons nous mettre à l’abri dans un bâtiment voisin. Il se peut qu’on attente à nouveau à votre vie. L’alarme avait retenti et d’autres gardiennes accouraient, braquant leurs scans de toutes parts. Serena sentit ses jambes se dérober sous elle tandis qu’on les entraînait, elle et sa mère. Elle se tourna vers la jeune femme qui lui avait sauvé la vie. Son bonnet doré incliné révélait ses cheveux blonds. — NIRIEM. C’EST BIEN VOTRE NOM, N’EST-CE PAS ? — Oui, Prêtresse, répondit Niriem en rajustant sa coiffe. — A partir de maintenant, je vous nomme Séraphine en chef. Veillez à ce que le Grand Patriarche rassemble ses meilleurs officiers de la Jipol afin d’enquêter sur cet incident. — BIEN, PRÊTRESSE. Vu la gravité de l’événement, Iblis allait se sentir personnellement concerné et il pourrait bien remplacer toutes les Séraphines... à l’exception de Niriem. Serena comptait lui laisser le soin de déterminer ce qui s’était passé. Pour sa part, elle avait encore du mal à le croire. Elles entrèrent dans le refuge principal, un manoir ancien couvert de coupoles et de tourelles. — Ma fille, dit Livia, tu es depuis longtemps au courant de cette menace. Les machines sont partout. Serena avait les yeux secs et son expression était froide. — Je le sais, et elles ne cesseront jamais de comploter contre nous. La durée d’une vie humaine ne suffit pas toujours à parvenir à la grandeur. C’est afin de contrer cela que certains d’entre nous ont acquis plus de temps. Général Agamemnon, Mémoires. C’était sur le Monde Synchronisé de Corrin que les ennemis les plus redoutables de l’humanité avaient choisi de se rassembler : les robots, les cymeks, et Omnius, le suresprit lui-même. Seuls quatre des Vingt Titans d’origine avaient survécu. Il y avait mille ans de cela, redoutant leur condition de simples mortels, les tyrans humains avaient installé leurs cerveaux dans des cylindres blindés afin de préserver éternellement leur esprit, leurs pensées, leur âme. Mais dans la tourmente violente des siècles qui avaient suivi, ils avaient succombé dans des accidents ou avaient été assassinés. Lors des derniers troubles, Barberousse et Ajax avaient péri. Le Général Agamemnon, leader des Titans, avait fait payer mille fois cette dette aux humains. Il en avait broyé des légions sous ses pieds géants de robot et les avait laissés pourrir ou les avait entassés pour des autodafés énormes. Junon, sa maîtresse, l’avait aidé à concevoir toutes sortes d’atroces plans de vengeance et une véritable stratégie de la cruauté. Dante, le bureaucrate cymek doué mais sans ambition, était encore là, jouant un rôle nécessaire et modeste. Quant à Xerxès le lâche, qui avait permis à Omnius de dominer les Titans, il restait attaché à la certitude stupide qu’il pourrait encore retrouver le respect des autres. Les quatre Titans se posèrent dans leurs vaisseaux spécialement configurés. Les bras manipulateurs de l’unité d’Agamemnon installèrent son container dans son corps de marche blindé. Les tiges mentales connectèrent son esprit aux systèmes de mobilité et il déploya ses membres mécaniques arachnoïdes avant de s’ébranler lourdement sous le ciel ensanglanté. Junon, Dante et Xerxès sortirent à leur tour et suivirent leur leader vers la somptueuse villa d’Érasme qui ressemblait trait pour trait à la demeure qui avait été la sienne sur Terre avant d’être ravagée par l’Armada de la Ligue. Érasme, le robot indépendant, se considérait comme un individu cultivé, un admirateur absolu du passé glorieux de l’humanité. Il avait fait construire son domaine sur le modèle des anciens palais, même si le paysage de Corrin nécessitait certaines modifications, y compris des dispositifs de diffusion et d’aération pour éviter que les esclaves humains soient empoisonnés par les émissions concentrées de gaz souterrains. Corrin était un monde rocailleux qui, à l’origine, avait été gelé et stérile. Lorsque la primaire du système s’était dilatée pour devenir une géante gazeuse qui avait carbonisé les planètes intérieures, le morceau de banquise inhabitable qu’était la planète avait fondu. Au temps lointain du Vieil Empire, alors que les humains avaient encore quelques étincelles de génie et d’ambition, des pionniers entreprenants avaient terraformé Corrin, planté des arbres, des plantes, ensemencé des prairies avant d’importer des insectes, des animaux, puis des colons. Mais la colonie n’avait pas tenu aussi longtemps que la géante rouge, et c’étaient à présent les machines qui régnaient sous le ciel de rouille et l’œil sanguinolent du soleil mou qui se levait chaque jour sur les enclos des esclaves. Les cymeks franchirent les portails de fer forgé aux enjolivures tourmentées et s’avancèrent sous les vignes rampantes aux fleurs écarlates qui décoraient les murs et la grille du plafond à ciel ouvert. L’air, ici, devait être lourdement saturé de parfums et Agamemnon se félicita de n’avoir pas opté pour des capteurs olfactifs. Il n’avait aucune envie de respirer le parfum des fleurs en pareille circonstance. Dès qu’ils entrèrent dans la cour, Érasme s’avança à la rencontre de ses dignes visiteurs avec un sourire artificiel sur son visage de pleximétal. Il était vêtu d’une robe extravagante ourlée de fourrure. Il s’était inspiré du portrait d’un antique souverain humain. — Soyez les bienvenus, mes collègues. Il m’aurait plu de vous proposer des rafraîchissements, encore que je soupçonne que ce geste serait purement gaspillé avec des machines dotées d’un esprit humain. — Nous ne sommes pas là pour un cocktail, rétorqua Agamemnon. Xerxès, pour sa part, semblait déçu de ne plus avoir accès aux délices du monde réel. Dans sa vie précédente et humaine, il avait été un hédoniste convaincu. Aussi se contenta-t-il d’un soupir mécanique en admirant les lieux. Les écrans d’Omnius décoraient tous les murs et des yeux-espions dérivaient dans la salle comme des bourdons robotiques. Le nexus du suresprit était situé dans la Spire Centrale de la cité, quelque part ailleurs, mais, bien sûr, Omnius disposait de myriades de moniteurs et de capteurs qui détectaient les mouvements et les murmures les plus discrets. Agamemnon s’était habitué à cette surveillance constante au fil des années et il n’y pouvait rien contre – en attendant l’heure où il pourrait se débarrasser d’Omnius. — Nous devons discuter de cette guerre contre les humains aberrants ! gronda-t-il depuis tous les coins de la salle, comme un dieu tout-puissant. Agamemnon abaissa le niveau de réception de ses capteurs audio et les ordres du suresprit ne furent plus que de faibles piaulements. — Seigneur Omnius, je suis prêt pour de nouvelles attaques contre les hrethgir. Il me suffit de votre autorisation. — Le Général Agamemnon nous a poussés à de telles actions depuis des années, ajouta Xerxès d’un ton trop empressé. Il a toujours dit que l’humanité libre est comme une bombe à retardement. Il nous a mis en garde que si nous ne réglions pas la question des hrethgir, ils atteindraient très vite le point d’ébullition et nous causeraient des dommages graves – comme ils l’ont fait sur Terre, sur Bela Tegeuse, la colonie de Péridot et, récemment, sur Tyndall. AGAMEMNON MASQUA SON IRRITATION. — Xerxès, Omnius est parfaitement au courant de nos conversations précédentes, de même que de nos batailles avec les humains. ÉRASME RÉPONDIT D’UN TON POINTU : — Étant donné que nous n’avons pas reçu de mise à jour des dernières décisions et réflexions de l’Omnius de la Terre, nous ignorons ce qui s’est passé précisément sur cette planète durant ses jours ultimes. Et cette information est définitivement perdue. — Nous n’avons nul besoin des détails précis, gronda Agamemnon. Je suis officier militaire depuis un millier d’années. J’ai commandé des armées humaines autant que robotiques. C’est moi qui ai orchestré le renversement du Vieil Empire. — Et vous avez été le guerrier loyal et le serviteur d’Omnius dans les siècles qui ont suivi, enchaîna Érasme. Le Titan décela une trace de sarcasme dans la voix du robot sophistiqué. — Exact, fit Junon avant qu’il réponde. Les Titans ont toujours été des alliés valable et précieux pour Omnius. — Notre préoccupation essentielle est d’éviter d’autres insurrections de ce genre sur d’autres Mondes Synchronisés, dit Omnius. — Ce qui est statistiquement improbable, fit remarquer Dante. Vos yeux-espions surveillent en permanence les populations. Aucun esclave n’a la moindre chance de rallier les mouvements clandestins ainsi que l’a fait le servant Iblis Ginjo. — J’ai personnellement dirigé des opérations contre des noyaux de résistance des rebelles, dit Xerxès en s’avançant fièrement. Les humains séditieux n’iront pas plus loin. Érasme allait de long en large dans le froufroutement de sa robe. — Malheureusement, ces mesures de répression ne font qu’accroître le mécontentement des humains. L’Armée du Jihad a envoyé des agents provocateurs sur nos mondes. Ils font de la propagande clandestine pour réduire en esclavage nos travailleurs, nos artisans et même nos fidèles servants. Ils propagent des enregistrements de discours enflammés de Serena Butler à qui ils ont donné le titre de Prêtresse du Jihad. (Le visage fluide du robot prit une expression inquiète et grave.) À leurs yeux, elle est une véritable déesse, belle autant que persuasive. Lorsqu’ils écoutent ses paroles, comment pourraient-ils résister à ce qu’elle demande ? Ils sont prêts à la suivre, prêts à mourir pour elle. AGAMEMNON GROMMELA : — Nos servants ont tout ce qu’ils peuvent désirer, et pourtant ils l’écoutent. (Comme mon fils Vorian. Cet idiot.) La meilleure solution est d’exciser le cancer, d’annihiler toute insurrection dès qu’elle commence à se manifester. À terme, nous finirons par extirper les racines du mécontentement... ou alors nous devrons supprimer les humains qui sont à la source de ces problèmes une fois pour toutes. L’une et l’autre solution sont acceptables. — Par quoi souhaitez-vous que nous commencions, Seigneur Omnius ? demanda obséquieusement Xerxès. — Les sabotages et les émeutes se multiplient sur Ix. La majeure partie de ce monde a été dévolue à des industries utiles, mais les rebelles ont organisé une véritable ruche de cavernes souterraines dans la croûte planétaire. Ils s’y cachent comme des termites et frappent nos points névralgiques. — Nous ne devrions pas en avoir, remarqua Agamemnon. — Pas plus que nous ne devrions avoir des rebelles, rétorqua Omnius, si l’on considère que j’ai accru l’efficacité du réseau planétaire. Ces troubles ont provoqué de multiples problèmes et je tiens à examiner chaque option. Il se pourrait que la solution consiste à ne plus les combattre. AGAMEMNON NE PUT CONTENIR SA RAGE. — Et les laisser gagner ? Après tout ce que nous avons créé et accompli durant mille années ? — Un millénaire, cela signifie quoi au juste ? demanda Omnius. En tant que machines pensantes, nous disposons d’alternatives auxquelles les humains n’ont pas accès. Nos corps peuvent s’adapter à des environnements mortels pour les formes de vie biologiques. Si j’abandonne purement et simplement les planètes infestées par les hrethgir, je pourrai encore exploiter les innombrables lunes sans atmosphère, les planètes rocailleuses désolées. Les machines pensantes s’y multiplieront et nous pourrons étendre le domaine des Mondes Synchronisés sans rencontrer d’opposition. Érasme lui-même parut surpris par cette suggestion. — Seigneur Omnius, dit-il, les humains avaient autrefois une maxime : « Mieux vaut régner en enfer plutôt que de servir au paradis. » — Je ne sers personne. J’analyse simplement le rapport du bénéfice maximal vis-à-vis du moindre coût et du risque minimal. À moins d’éradiquer l’ensemble de l’espèce – ce qui représenterait beaucoup d’efforts – les humains ne cesseront de nous menacer avec leurs sabotages et les pertes en matériaux bruts. — Mais, Seigneur Omnius, contra Agamemnon d’un ton fervent, en quoi est-ce une victoire que de régner sur un territoire dont nul ne veut ? Si vous abandonnez les planètes que nous avons dominées, vous admettez votre échec. Vous seriez alors le Roi de l’Inconséquence. C’est une pure folie. OMNIUS NE PARUT NULLEMENT IRRITÉ. — Ce que je vise, c’est l’expansion, l’efficacité, et non des notions aussi grandioses qu’archaïques. La propagande diffusée par Serena Butler m’a amené à remettre en question la base même de mon rôle. Je ne sais comment contrôler les informations imprécises provenant de l’extérieur. Comment les esclaves peuvent-ils croire à ses déclarations sans avoir des données comme preuves ? Parce que, dit Érasme, les humains ont tendance à croire ce qu’ils veulent croire, en se fondant sur leurs sentiments, et non sur l’évidence. Considérez seulement leur paranoïa galopante : ils épient le moindre recoin d’ombre, ils regardent derrière tous les rideaux de peur de trouver d’innombrables machines espions, des milliers d’agents infiltrés derrière les lignes. Je sais que nous avons réussi à faire pénétrer quelques-uns de nos servants sur des mondes contrôlés par la Ligue, mais les humains paranoïdes sont convaincus que la majorité de leurs voisins travaillent en secret pour Omnius. Ces idées irrationnelles ne font que leur causer du tort. Junon étouffa un rire tandis que Xerxès émettait un ronflement exagérément méprisant devant la faiblesse et la vulnérabilité des hrethgir. — Revenons à la question essentielle, rappela Agamemnon en se frottant une jambe sur les dalles. Nous pouvons accuser Érasme d’avoir déclenché cette rébellion destructrice. Ce sont ses manipulations expérimentales qui ont créé les conditions qui ont mis l’étincelle aux soulèvements des humains de la Terre. ÉRASME SE TOURNA VERS L’ÉNORME CYMEK. — Général, sans la mise à jour de l’Omnius terrien, nous n’avons aucune certitude. Mais, dans les circonstances présentes, vous n’êtes pas à l’abri des reproches. L’un des plus valeureux Jihadi est votre propre fils, Vorian Atréides. Agamemnon bouillait de rage. Il se souvenait des immenses espoirs qu’il avait placés dans son treizième et dernier fils, et comment il avait supprimé les douze précédents en découvrant leurs graves déficiences. Et dans l’attaque atomique de la Terre, le sperme stocké d’Agamemnon avait été détruit. C’était une insulte à sa famille, une question très personnelle. Vorian avait été son ultime espoir, avant de devenir son plus grand sujet de honte. — Chacun peut accepter les responsabilités qu’il veut, intervint Omnius. Je ne m’intéresse guère à ces diversions sans fondement. Junon prit alors la parole d’une voix grave et hésitante. — Seigneur Omnius, depuis des siècles, les Titans ont souhaité anéantir les humains féroces, mais jamais la permission ne leur a été accordée. — CELA VA PEUT-ÊTRE CHANGER, DIT LE SURESPRIT. AGAMEMNON REPRIT LA PAROLE AVEC UN ACCENT ENFLAMMÉ. — En ce moment même, mon fils se trouve avec l’Armée du Jihad et tient tête aux forces des machines au large de IV Anbus. Autorisez-moi à prendre la tête d’un groupe de cymeks pour que j’aille traquer mon rejeton rebelle. OMNIUS ACCEPTA. — Le combat au large de IV Anbus nous coûte du temps et de l’énergie. Je m’étais attendu à une victoire facile. Général Agamemnon, veillez à ce qu’il en soit ainsi. Et dépêchez aussi vos Titans sur Ix pour écraser les émeutes. Que tous les problèmes soient réglés efficacement et rapidement. — Seigneur Omnius, dit Xerxès, je me porte volontaire pour aller sur Ix. (Apparemment, il s’imaginait qu’il serait plus facile et sûr d’écraser quelques rebelles mal organisés que d’affronter l’Armée du Jihad.) À condition d’avoir un soutien militaire ? J’aimerais aussi que Beowulf soit mon général... — Beowulf va venir avec nous, l’interrompit Agamemnon avec un plaisir malin. Beowulf était l’un des cymeks de la première génération, créés par Barberousse plus d’un siècle après la prise de pouvoir du suresprit. En tant qu’humain, Beowulf avait collaboré avec les cymeks, il avait même régné en tant que servant sur une planète secondaire. Il s’était révélé aussi précieux qu’ambitieux et c’est dans l’extase qu’il avait saisi sa chance de devenir un cymek. Agamemnon n’avait pas vraiment besoin de ses services mais il était soulagé à l’idée que Xerxès le lâche ne le suivrait pas. En plus de Junon et Dante, il comptait recruter des néo-cymeks fiables et des forces militaires robotiques pour augmenter le noyau de combat des machines sur le front de IV Anbus. Même avec cet appoint, il savait qu’ils auraient du mal à vaincre la flotte de Vorian Atréides. IL AVAIT PARFAITEMENT ÉDUQUÉ SON FILS. C’est là que le pouvoir d’analyse des machines les trahit : elles pensent n’avoir aucun point faible. Primero Vorian Atréides, Le suresprit jamais plus. Quand la flotte du Jihad survola le site d’atterrissage ennemi de IV Anbus, elle largua une pluie météoritique d’unités de brouillage. À bord de son ballista, le jeune Vergyl Tantor poussa des cris de joie dès que les premiers scans montrèrent l’avant-garde des robots au sol effondrés ou à genoux sous l’effet du brouillage de leurs circuits-gel. De retour de la cité de Darits, le Primero Harkonnen portait son nouvel uniforme vert et cramoisi avec les galons de son grade. Mais il était encore dépité à la suite de sa discussion avec les vieux Zenchiites entêtés. Pourtant, c’est avec panache qu’il lança ses ordres à la seconde vague d’assaut. Une lourde navette se porta vers le camp de base ennemi, avec à son bord des mercenaires de Ginaz, les meilleurs guerriers professionnels. Les mercenaires frappèrent à coups d’épée à champ de pulsion, de grenade de brouillage et de scorifieur. En moins d’une heure, les experts de Zon Noret nettoyèrent la base ennemie à demi construite et abattirent les derniers robots valides. Les machines n’avaient pas prévu une contre- attaque aussi rapide et violente. Sur la passerelle du vaisseau amiral, Xavier arborait un sourire satisfait. — Pour nos ennemis, c’est un échec, mais je ne pense pas un instant que ça puisse les arrêter. Vorian était allongé paresseusement près de son ami. — Ils ne sont pas assez intelligents pour savoir quand s’arrêter et nous n’avons plus qu’à les convaincre. Dans les salles d’analyse tactique, les spécialistes du Jihad étaient à demi submergés par les cartes et les rapports. Ils cherchaient à évaluer la puissance de feu des machines et à déterminer le plan d’Omnius pour s’emparer de IV Anbus. Il semblait bien que même après la destruction de leur avant-poste d’attaque, les machines projetaient de débarquer des forces importantes et de déclencher une offensive absolue au sol qui leur assurerait le contrôle de la planète tout entière. Dans la salle de commandement, les deux primeros avaient tracé le vecteur qu’auraient dû suivre les envahisseurs. Xavier attendait la réponse de son camarade. — Eh bien, est-ce que cela a un sens pour toi ? Qu’est-ce que les machines essaient de faire ? VORIAN BALAYA MACHINALEMENT UNE LONGUE MÈCHE. — Comme dans presque tous les cas, le plan des machines pensantes est direct et évident, fondé sur une force massive sans la moindre subtilité. (Il plissa les lèvres en étudiant attentivement les projections tactiques venues des postes d’analyse.) On voit nettement que la flotte robotique dispose d’une puissance de feu suffisante pour bombarder simplement IV Anbus et annihiler toutes les cités zenchiites. Facilement. Mais on dirait qu’Omnius souhaite conserver l’infrastructure de Darits et de quelques autres cités pour une conversion absolue aux Mondes Synchronisés. C’est assez primaire comparé à leur dispositif courant, mais les machines peuvent s’adapter. XAVIER AVAIT L’AIR SOMBRE. — Et cela exige plus de travail que de tout réduire en cendres. — Bien sûr, si ça prend trop de temps, les machines reviendront au plan d’origine. Selon moi, ça ne nous laisse guère de temps. Nous les clouons ici depuis trop longtemps. Xavier désigna le lacis des canyons relevé par les satellites. — Si les robots de combat ont l’intention de déployer une force d’invasion colossale pour s’emparer de Darits, de la station hydroélectrique et des circuits de communication, alors il est probable que les machinés vont investir les gorges dans cette région. Et dès qu’elles auront pénétré dans la falaise de la cité, elles y installeront comme d’habitude une copie d’Omnius. Alors, que proposes-tu, Vorian ? Même en comptant les mercenaires de Ginaz, nous ne disposons pas d’une force suffisante pour soutenir un assaut robotique. Nous ne pouvons sacrifier toutes nos unités de chasse. — Avec Omnius, nous ne pouvons pas opposer la force brute à la force brute. Il faut trouver une ruse. (Vorian sourit.) Quelque chose qui désemparera totalement les machines. — Vraiment ? Comme le tour que tu leur as joué avec ta flotte fantôme au large de Poritrin ? Je ne crois toujours pas que ça pourrait marcher ici. Vorian se mit à rire. Il préférait l’idée de vaincre la flotte ennemie par des moyens dévoyés, une astuce féroce, qu’avec des engagements militaires classiques... Non pas qu’il considérât sa manière comme plus efficace, mais il voulait avant tout limiter les pertes en vies humaines. — Xavier, j’ai toujours un plan en réserve, et j’ai presque terminé la construction de mon virus. En fait, je suis prêt à m’attaquer aux vaisseaux robotiques. Je m’en charge pendant que toi tu t’occupes des forces au sol. — Et comment vais-je m’y prendre sans déployer une « offensive absolue » ? VORIAN AVAIT UNE RÉPONSE TOUTE PRÊTE. — Envoie un message à notre flotte lui ordonnant de retirer nos forces militaires au sol. Parce que nous pensons que les machines vont lancer une attaque spatiale. L’expression incrédule de Xavier fit à nouveau rire Vorian. — Mais, Vorian, les machines ne sont pas stupides au point d’avaler ça. Même un robot peut déceler une ruse aussi grosse. — Pas si tu encodes le message. Utilise le chiffrage mathématique le plus complexe dont nous disposions. Je te garantis que les robots le perceront. Ce qui les amènera à croire ce qu’ils entendent. — Tu sais que ton père t’a légué un esprit tordu, fit Xavier en secouant la tête. Mais je suis content que tu t’en serves pour le plus grand bénéfice du Jihad. Si nous empêchons les machines d’installer un Omnius ici... (Les épaules roides, il ressentait soudain le poids de sa responsabilité.) Avant de reconnaître une défaite, je crois que je réduirais en poussière toutes les constructions de cette planète. Il en va de l’existence même de la Ligue des Nobles. Pourquoi Rhengalid refuse-t-il de se ranger à nos côtés ? Nous pouvons sauver son peuple tout en atteignant nos propres objectifs. VORIAN EUT UNE GRIMACE DE COMMISÉRATION. — Les Zenchiites voient des ennemis partout, pourtant ils sont incapables de reconnaître leurs amis. Il avait tenté de comprendre à partir d’un point de vue bouddhislamique et avait joué l’avocat du diable pour tenter d’ébranler les convictions de Xavier, mais les motivations des Zenchiites n’avaient aucun sens. — Je crois, ajouta-t-il, que le fait d’avoir été élevé par les machines pensantes me rend incapable de comprendre la religion. XAVIER TOURNA LES YEUX DES PROJECTIONS TACTIQUES. — Vorian, nous ne pouvons nous permettre le luxe de les « comprendre ». Ce genre de subtilité est réservé aux politiciens quand ils se creusent la tête dans leurs bureaux luxueux, loin des champs de bataille. Le choix des Zenchiites va avoir des répercussions sur toute l’humanité. J’aimerais bien les abandonner à leur destin, mais nous ne pouvons nous le permettre. IV Anbus ne doit pas devenir une nouvelle base d’attaque pour Omnius. Vorian lui tapota amicalement l’épaule, heureux de ne pas avoir à affronter cet homme à l’expression de granit qui était son ami. — XAVIER HARKONNEN, TU ES UN HOMME DUR. — C’est le Jihad de Serena qui a fait de moi ce que je suis. Après avoir étudié les plans au sol, Xavier choisit deux cités zenchiites comme bases pour ses troupes. Elles étaient parfaitement situées pour que les Jihadi y dressent une embuscade sur le parcours des machines qui allaient partir à l’assaut de Darits. Il avait expédié de l’artillerie lourde et un formidable arsenal de projectiles qui devaient être camouflés dans les cités indigènes. Le Tercero Vergyl Tantor, fier et ravi, avait été désigné pour commander la défense de la première cité qu’aborderait la force d’attaque des machines. Durant ses heures de repos, durant ses parties de cartes Fleur de Lys avec Vorian, il s’était souvent plaint auprès de son frère adoptif qui ne lui confiait jamais des missions importantes. Mais, cette fois, il avait plaidé sa cause avec insistance jusqu’à ce que Xavier lui confie cette première mission essentielle. — Vergyl, cette bourgade zenchiite doit disposer de tous les matériaux bruts dont tu peux avoir besoin pour tendre un piège. N’oublie pas tout ce que tu as appris en tactique. — OUI, XAVIER. — Trouve un goulot d’étranglement où tu pourras frapper sans exposer tes hommes. Surtout, frappe fort, épuise ta puissance de feu et retire-toi très vite. Le Tercero Cregh et ses troupes seront dans la deuxième bourgade et ils nettoieront ce qui restera des machines. — COMPRIS. — Dans le même temps, nous allons débarquer des mercenaires pour nettoyer les dernières poches de résistance robotiques, ajouta Vorian. Ça les changera de leur routine en orbite à faire semblant de menacer les vaisseaux ennemis. — Surtout, reprit Xavier d’un ton plus sévère, fais bien attention à toi. Ton père m’a accueilli en tant qu’orphelin, tu le sais. Et je n’ai pas envie de lui apporter de mauvaises nouvelles. Quand Vergyl débarqua à la tête de ses troupes, il avait encore l’espoir d’être bien accueilli par la population. Il resta un moment immobile, jaugeant les regards. Les Zenchiites étaient pour la plupart des fermiers et des prospecteurs qui exploitaient les strates de sable riche en minéraux précieux. Ils observaient les Jihadi avec une expression inquiète. Les transports de troupes se posaient en files serrées dans leurs champs, dégorgeant des centaines de soldats et de mercenaires de Ginaz, des ingénieurs, des artilleurs qui montaient rapidement les pièces à feu tandis que les éclaireurs se déployaient sur le terrain, en quête des emplacements les plus favorables à l’embuscade. Vergyl s’avança vers les Zenchiites en s’efforçant de garder une expression sereine. — Nous ne vous voulons aucun mal. Nous sommes venus vous protéger des machines pensantes car l’ennemi approche. IL RENCONTRA LE REGARD DUR D’UN FERMIER. — Rhengalid nous a dit que vous n’étiez pas les bienvenus parmi nous. Vous devriez repartir. VERGYL VENAIT DE SE TOURNER VERS SES HOMMES. — Désolé, j’ai des ordres. (Il ordonna à ses hommes d’inspecter les bâtiments et ajouta :) Pas question de dommages. Essayez de trouver des structures désertes que nous pourrions utiliser. Ne dérangez personne dans la mesure du possible. De vieilles femmes firent leur apparition et lancèrent des jurons. Les parents tenaient leurs enfants à l’écart quand ils ne les bouclaient pas dans leurs demeures, comme s’ils redoutaient que les ingénieurs de Vergyl les capturent dès la nuit venue. Le fermier qui affrontait Vergyl prit une expression de résignation triste. — Et si nous ne souhaitons pas que des étrangers dorment dans nos maisons ? VERGYL SAVAIT QUOI RÉPONDRE. — Nous avons des tentes. Mais nous aurions préféré compter sur votre coopération et votre hospitalité. Quand viendra le matin, vous affronterez le danger véritable. Et vous serez heureux que nous soyons ici. Peu enthousiastes, les Zenchiites ne barrèrent pas la route aux Jihadi. Les forces robotiques étaient censées déboucher des canyons en direction de Darits. Les éclaireurs avancés avaient déjà repéré le nouveau camp des machines sur le plateau, exactement comme l’avait prévu Vorian Atréides. Les armes lourdes furent très rapidement installées dans des bâtiments vides. Vergyl n’aurait pas à chasser des familles indigènes. Quant aux ingénieurs tacticiens, ils prirent grand soin d’effacer les traces de leur passage. Il y avait encore à proximité d’autres demeures désertées où les soldats pourraient passer la nuit. Vergyl, intrigué, demanda aux villageois ce qui s’était passé et n’affronta d’abord que des froncements de sourcils obtus. Mais un fermier barbu lui répondit enfin : — Les esclavagistes tlulaxa sont passés il y a quelques mois. Ils ont capturé des familles entières. Il montra les maisons abandonnées d’un geste vague. — JE SUIS DÉSOLÉ, DIT VERGYL, DÉSEMPARÉ. Dès que la nuit fut tombée, il contacta le Tercero Hondu Cregh, son homologue de la deuxième bourgade, pour qu’il lui confirme que l’embuscade était également prête chez lui. Cregh, lui aussi, n’avait eu que peu de coopération de la part de la population, mais sans rencontrer d’opposition directe. Vergyl venait de faire le tour de ses commandos qui vérifiaient la mise en place de leur armement quand il eut la surprise de voir s’approcher plusieurs fermiers zenchiites chargés de bouteilles et de cruchons. Méfiant, mais optimiste cependant, il s’avança à leur rencontre. Le fermier avec qui il s’était déjà entretenu brandit un cruchon tandis qu’une femme distribuait des coupes. — Les Sutras coraniques disent que nous devons accorder l’hospitalité à tous, y compris à ceux que nous n’avons pas invités. (Le fermier remplit une coupe d’un breuvage orange pâle.) Nous ne voulons pas violer la tradition. Vergyl accepta la coupe tandis que la femme en remplissait une autre pour son époux. Ensemble, Vergyl et le Zenchiite portèrent un toast et burent. C’était un alcool fort et amer, mais Vergyl but une deuxième gorgée. Les villageois se joignirent à eux, ainsi que d’autres Jihadi qui tenaient à ne surtout pas offenser leurs hôtes. — Nous ne sommes pas des ennemis, dit Vergyl à la ronde. Nous voulons seulement tenter de vous sauver des machines pensantes. Les Zenchiites ne semblaient guère convaincus mais Vergyl eut le sentiment d’avoir avancé en leur accordant le bénéfice du doute. Il ordonna à ses hommes de gagner leurs couchettes et de se reposer au maximum avant que les machines ne frappent aux premières heures de l’aube. Il mit en place une sentinelle devant chaque pièce d’artillerie camouflée. Il sombra lui-même dans un vague sommeil en pensant à Xavier qu’il révérait comme un héros. Déjà, dans son enfance, il avait voulu imiter son grand frère et devenir un officier du Jihad tout comme lui. À l’âge de dix-sept ans, après l’abominable massacre d’Ellram, il avait persuadé son père de signer une dispense pour s’engager dans l’Armée. Ils étaient des dizaines de milliers de jeunes volontaires pressés de se joindre au combat après les ravages cruels des machines. En dépit des protestations de son épouse, Emil Tantor avait laissé partir leur fils – en partie convaincu que, s’il refusait, le garçon s’enfuirait et serait enrôlé d’une façon ou d’une autre. Mais ainsi, légalement, il serait sous la surveillance attentive de Xavier. Après le stage d’entraînement et de formation, Vergyl avait été affecté sur Giedi Prime pour participer aux chantiers de reconstruction après la déroute des machines. Des années durant, Xavier avait empêché que son demi-frère soit muté sur le front spatial. Il avait même réussi à le faire désigner pour la construction d’un mémorial de guerre gigantesque. Sur Giedi Prime, Vergyl était tombé amoureux de Sheel. Ils s’étaient mariés treize ans auparavant et avaient deux fils, Emilio et Jisp, et une fille, Ulana. Mais Xavier n’avait pas réussi à le protéger éternellement. C’était un officier renommé et, bientôt, les exigences du Jihad l’avaient rappelé au combat. La bataille la plus violente avait été la reconquête de la Planète Dissociée de Tyndall, une contre-attaque massive du Jihad qui avait ramené ce monde déchiré par la guerre dans le domaine des humains. Vergyl s’était distingué à cette occasion et avait reçu deux médailles qu’il avait envoyées à Sheel et à leurs enfants. Et ici, sur IV Anbus, ils allaient encore une fois écraser les machines. Un rideau tomba sur son esprit et il passa dans le sommeil profond. Plus tard, à la lisière déchirée de la nuit, peu avant l’assaut des machines, il fut brusquement et violemment malade. Comme tous les autres soldats qui dormaient dans le camp. Dès que les quatre ballistas passèrent sur l’autre face de la planète, les forces mécaniques larguèrent un nouveau déploiement de robots de combat. L’ennemi avait appris et s’était adapté depuis sa première tentative d’établir une tête de pont. Les machines étaient désormais rapides et efficaces, lancées dans l’offensive à la lisière de l’aube. Les cymeks redoutables et les véhicules d’assaut avaient été regroupés et les bataillons d’Omnius s’avancèrent vers Darits, posant des sous- stations et des accélérateurs d’énergie à chaque kilomètre conquis. Plus en aval du canyon, les mercenaires de Ginaz s’étaient dispersés sous le commandement de Zon Noret. Ils suivaient la ligne des crêtes autant que les boucles des rivières en édifiant de petits barrages. À coups de charge explosive, ils abattaient des pans entiers de roche calcaire dans les gorges étroites pour ralentir l’avance des machines, tout en sachant bien que les robots disposaient d’assez de puissance de feu pour pulvériser les obstacles. D’autres mercenaires s’étaient répandus dans les lits plats des arroyos et plantaient des mines destinées à détruire les premières vagues des meks. Chacun d’eux portait un bouclier Holtzman qui était comme une armure invisible. La force de frappe des robots consistait toujours en armes à projectiles, balles ou aiguilles, que les boucliers rendaient inefficaces. Dans la seconde phase, les mercenaires étaient censés se battre au corps à corps, au corps à carcasse. LES INSTRUCTIONS DE ZON NORET ÉTAIENT CLAIRES : — Votre mission n’est pas d’annihiler l’ennemi, même si quelques dommages sont inévitables. (Il sourit.) Vous devez avant tout tirer au hasard, pour inciter les machines à progresser. Il faut les provoquer, les défier pour qu’elles soient convaincues que les indigènes de cette planète sont prêts à résister. Vous savez tous qu’on est experts à ce petit jeu. Mais cette résistance inefficace et habilement calculée devait aussi amener les robots à considérer que les humains n’avaient aucune réelle défense à leur opposer. Les combattants de Noret devaient se montrer hautement incompétents. Pendant ce temps, les robots de combat poursuivaient leur avance au sol, obéissant à leur programmation. La maison empestait le vomi et la diarrhée. Le soleil dispersait ses premiers rais brisés sur le paysage et Vergyl Tantor s’avançait en titubant dans le couloir. Les soldats se levaient l’un après l’autre en gémissant, cassés en deux, en rotant, à peine capables de se mouvoir. Sur le seuil, Vergyl cligna les yeux et toussa. Les villageois zenchiites l’attendaient et leur attitude était hautaine. — Vous... vous nous avez empoisonnés ! lança-t-il. — Ça ne durera pas, lui dit le fermier barbu. Nous vous avions prévenus. Les étrangers ne sont pas les bienvenus parmi nous. Nous ne voulons pas participer à votre guerre contre les mécaniques démoniaques. Vergyl oscilla et se retint au chambranle de la porte. — Mais... vous allez tous mourir ce matin ! Ce n’est pas nous qu’ils veulent, mais vous ! Les robots vont vous... Il fut pris d’un nouveau spasme et comprit alors que les villageois avaient dû avaler leurs propres antidotes et médicaments. Sa ligne de com grésilla et il eut du mal à crachoter une réponse. Les différents escadrons de Jihadi et les groupes d’éclaireurs rapportaient que les premiers patrouilleurs robots avaient commencé à progresser à partir de leur nouvelle tête de pont. Les mercenaires étaient en place et l’assaut était imminent. — Les machines arrivent ! cria Vergyl d’une voix rauque tout en se démenant pour réveiller ses hommes. Tous à vos postes ! Il ignorait les villageois et tentait de traîner ses soldats avachis un à un dans la clarté de l’aube. Ils avaient tous revêtu des tenues de fermier, mais elles étaient maintenant souillées. — Allez ! Tout le monde debout ! Secouez-vous ! (Il entraîna un homme à peine conscient vers une pièce d’artillerie camouflée.) A vos postes ! Armez les pièces et préparez les projectiles ! C’est alors qu’il vit que les sentinelles étaient encore recroquevillées au sol, agitées de spasmes, tout autour des batteries. Désespéré, gesticulant, il lutta de toutes ses forces pour récupérer un rien d’équilibre et de force et courut vers un bâtiment proche qui abritait une pièce d’artillerie lourde. Un soldat à demi inconscient l’accompagna et Vergyl essaya seul d’activer le système de lancement en essuyant parfois ses paupières enflammées. Le collimateur semblait faussé. L’artilleur pianota frénétiquement une fois encore sur le clavier de réglage, et poussa un cri désespéré : — Quelqu’un a arraché les câbles. Nous n’avons plus d’alimentation ! Vergyl entendit soudain les cris qui montaient d’un peu partout. Furieux, il lança : — Les gens que nous tentions de sauver nous ont poignardés dans le dos ! Sous la violence de sa fureur, il retrouva un esprit plus clair. C’est en titubant encore qu’il se retourna pour affronter les fermiers zenchiites qui le dévisageaient d’un air satisfait. — Mais qu’est-ce que vous avez fait ? hurla-t-il. Bande de crétins, qu’est-ce que vous avez fait ? Le futur, le passé et le présent s’entrelacent en un tissu qui forme n’importe quel point dans le temps. D’après « La Légende de Selim le Chevaucheur de Ver », poésie du feu zensunni Au seuil de la caverne tribale, Selim le Chevaucheur de Ver observait les douces vagues de sable de l’océan du désert, guettant l’instant où le soleil apparaîtrait sur l’horizon. A la seconde où la lumière d’or en fusion commença à se répandre entre les dunes, il sentit son pouls s’accélérer. C’était un événement inéluctable et purificateur, tout comme ses visions et sa mission dans la vie. En accueillant ce nouveau jour, Selim inspira une longue bouffée d’air sec qui parut crépiter dans ses poumons. L’aube était son moment préféré, celui où il venait de quitter son sommeil profond rempli de rêves mystérieux et de présages. Le meilleur moment pour accomplir des tâches essentielles. Un personnage grand et ascétique le rejoignit. Il avait une mâchoire carrée, des joues profondément creusées et les yeux entièrement bleus de ceux qui absorbaient l’épice depuis des années. Le loyal Jafar attendait en silence, sachant bien que Selim l’avait entendu approcher. Enfin, Selim se détourna du soleil levant et dévisagea son ami et disciple. JAFAR LUI PRÉSENTA UN PLAT. — Selim, je vous ai apporté le Mélange du matin afin que vous voyiez plus clairement encore dans l’esprit de Shai-Hulud. — Nous le servons, de même que nous servons notre futur, mais nul ne peut lire dans l’esprit de Shai-Hulud. Ne le crois jamais, Jafar, et tu vivras plus longtemps. — Il en sera ainsi que vous le dites, Chevaucheur de Ver. Selim prit l’un des biscuits faits de farine et de miel. Comme Jafar, il avait les yeux bleus, mais l’épice l’avait maintenu en vie et lui avait donné de l’énergie dans les moments de misère et d’épreuve qu’il avait connus. Le Mélange était une merveilleuse fenêtre ouverte sur l’univers, il apportait à Selim des visions et l’aidait à comprendre le destin que le Bouddhallah avait choisi pour lui. Lui et sa troupe toujours plus nombreuse d’exilés du désert obéissaient à un appel plus intense que la somme de leurs vies. — Ce matin, il y a un test, fit Jafar d’un ton égal. Biondi souhaite prouver sa valeur. Il va tenter de chevaucher un ver. Le soleil neuf révélait les empreintes secrètes de la nuit. SELIM FRONÇA LES SOURCILS. — IL N’EST PAS PRÊT. — MAIS IL INSISTE. — IL MOURRA. JAFAR HAUSSA LES ÉPAULES. — ALORS IL MOURRA. TELLE EST LA LOI DU DÉSERT. SELIM EUT UN SOUPIR RÉSIGNÉ. — Chaque homme doit affronter sa conscience et cette épreuve. Le choix final revient à Shai-Hulud. Selim avait de l’affection pour Biondi, même si l’impatience orgueilleuse du jeune homme convenait mieux à un hors-monde du spatioport d’Arrakis Ville qu’à la vie monotone du désert profond. Biondi pourrait un jour devenir l’un des proches de Selim, mais s’il n’acceptait pas les limites de ses capacités, il deviendrait un danger pour tous. Mieux valait mettre au jour cette faiblesse dès maintenant que de mettre en péril les fidèles de Selim. — Je regarderai d’ici, dit le Chevaucheur de Ver. JAFAR HOCHA LA TÊTE ET SE RETIRA. Vingt-six années auparavant, Selim avait été accusé à tort d’avoir volé de l’eau dans la citerne de la tribu. On l’avait condamné à l’exil dans le désert. Manipulés par les mensonges du fils du Naib Dharta, Mahmad, les ex-amis de Selim l’avaient chassé du refuge des falaises en l’insultant et en lui lançant des cailloux, et il s’était perdu dans les dunes pour être dévoré par un des « vers démons ». Mais Selim était innocent et le Bouddhallah l’avait sauvé à dessein. Lorsque le ver des sables avait surgi pour le dévorer, Selim avait trouvé le moyen de l’escalader pour qu’il l’emporte. Et Shai-Hulud l’avait emmené loin, très loin du village des Zensunni. Selim l’avait quitté non loin d’une station botanique expérimentale abandonnée depuis des siècles. Là, il avait trouvé de l’eau, de la nourriture et des outils inusités. Mais surtout le temps de regarder à l’intérieur de son esprit, de comprendre le sens véritable de sa mission. Dans une vision due au Mélange, à demi noyé dans la poudre rougeâtre dense rejetée lors d’une éruption d’épice, il avait appris qu’il devait empêcher le Naib Dharta et ses parasites de récolter et de distribuer le Mélange aux hors-monde. Seul, au fil des années, il avait écumé de nombreux camps et détruit les récoltes des Zensunni. Ce qui lui avait valu sa réputation légendaire de « Chevaucheur de Ver ». PEU APRÈS, IL AVAIT ACCUEILLI DES DISCIPLES. Jafar avait été le premier. Après deux décennies. Il avait quitté son village proche d’Arrakis Ville pour partir en quête de cet homme qui savait dompter les grandes bêtes du désert. Jafar était mourant quand Selim l’avait trouvé dans les dunes sous le ciel ardent, brûlé, déshydraté. Il avait ouvert ses lèvres craquelées et, plutôt que de demander de l’eau, il avait chuchoté : — ÊTES-VOUS... LE... CHEVAUCHEUR DE VER ? Selim, alors, était seul depuis plus de cinq ans. Trop seul avec une mission trop lourde. Il avait soigné Jafar avant de lui apprendre à chevaucher Shai-Hulud. Dans les années qui suivirent, ils avaient ramené à eux d’autres disciples, des hommes et des femmes endurcis qui étaient en désaccord avec les règles strictes et l’injustice qui régnaient dans les colonies des Zensunni. Selim leur avait parlé de sa mission, du devoir qu’ils avaient de mettre un terme à la récolte du Mélange et ils l’avaient écouté et l’avaient cru, car ils savaient lire la lueur qu’il avait dans son regard. Ses visions répétées sous l’effet du Mélange lui disaient que les activités de négoce des Zensunni et des hors-monde aboutiraient à la destruction de la paix sur Arrakis. La trame du temps était certes diffuse et se perdait dans un avenir lointain et vague, mais le déferlement de l’épice dans la Galaxie conduirait à terme à l’extinction des vers et à une grave crise de la civilisation humaine. Même si ses paroles étaient effrayantes, ils ne pouvaient mettre en doute sa foi quand ils le voyaient parader sur les anneaux montagneux et mouvants d’un ver des sables. Pourtant, même moi je ne peux comprendre Shai — Hulud... Le Vieil Homme du désert. Ses pensées revenaient sans cesse à cette déité légendaire qui avait pris la forme d’un ver. Lorsqu’il avait été chassé de sa tribu comme un jeune chiot, Selim n’avait aucune intention de devenir un chef. Mais à présent, après ces vingt années où il avait dû vivre et prendre ses décisions pour le groupe de fidèles qui lui était attaché, il avait retrouvé la confiance. Il était devenu un général clairvoyant qui commençait à croire au mythe de son immortalité. Il était vraiment le démon du désert. Même s’il avait voué son existence à la survie des vers d’Arrakis, il n’espérait nullement que Shai-Hulud lui montre la moindre gratitude... Jafar revint inopinément dans la chambre du haut à grand bruit, et Selim se détourna de la baie pour découvrir que son ami avait amené une fille qui lui était inconnue. Elle était efflanquée, sale, mais il y avait dans ses yeux brûlants une méfiance hautaine. Ses cheveux bruns et poussiéreux étaient courts, ses joues brûlées par le soleil, mais ses membres déliés semblaient intacts. Pourtant, une cicatrice blême, pareille à un croissant de lune, marquait son sourcil gauche, comme une trace coquette et exotique. — Regardez ce que nous avons trouvé dans le désert, Selim. Jafar était roide, stoïque, mais Selim devina une étincelle d’humour dans son regard bleu. La jeune femme s’avança comme si elle voulait prouver qu’elle n’avait pas besoin de la protection de Jafar. — Je m’appelle Marha, dit-elle. J’ai voyagé seule pour vous rencontrer. (Une expression d’incertitude et d’émerveillement se dessina soudain sur son visage et elle parut très jeune.) Je suis... très honorée de vous rencontrer, Selim Chevaucheur de Ver ! Il lui prit doucement le menton pour qu’elle le regarde bien en face. Elle était mince et salie par son long périple, mais elle avait des traits volontaires et des yeux immenses. — Vous êtes une fille bien mince. Vous ne serez guère utile pour les travaux pénibles. Pourquoi avez- vous quitté les vôtres ? — Parce que ce sont des idiots, répliqua-t-elle d’un ton violent. — Bien des gens sont des idiots quand on apprend à les connaître. — Pas moi. C’est vous que je désirais connaître. IL HAUSSA LES SOURCILS, AMUSÉ. — Nous verrons bien. (Il se tourna vers Jafar.) Où l’as-tu trouvée ? Elle était loin d’ici ? — Sous le Rocher de l’Aiguille. Elle y campait et ignorait que nous la surveillions. — J’aurais bien fini par vous repérer, fit Marha. Le Rocher de l’Aiguille était proche de leur refuge. Même s’il était impressionné, Selim ne le montra pas. — Et vous avez survécu au désert ? Seule ? Votre village est très loin d’ici ? — À huit jours de marche. J’avais des provisions, de l’eau, et j’ai chassé les lézards. — Vous voulez dire que vous avez dérobé de l’eau et des vivres à ceux de votre village ? — Je les méritais. — Je doute que votre Naib partage votre point de vue. Et il est peu probable que les vôtres vous acceptent si vous revenez. MARHA LUI DÉCOCHA UN REGARD FULGURANT. — C’est peu probable, oui. Je me suis enfuie du village du Naib Dharta, comme vous, il y a des années. SELIM SE ROIDIT ET LA TOISA. — IL EXERCE TOUJOURS SON POUVOIR SUR LA TRIBU ? — Oui, et il enseigne que vous êtes malfaisant, que vous n’êtes qu’un voleur et un vandale. SELIM EUT UN RIRE BREF ET DÉSENCHANTÉ. — Il devrait sans doute se regarder dans un miroir. Par ses manigances, il est devenu mon ennemi personnel. Marha était épuisée, assoiffée, mais elle ne se plaignait pas et ne demandait même pas l’hospitalité. Elle porta la main à son cou et montra un collier avec de nombreux feuillets métalliques. — La monnaie de l’épice vendue aux hors-monde. Le Naib Dharta m’a envoyé travailler dans le sable pour récolter l’épice et la livrer à ses amis marchands d’Arrakis Ville. Je suis en âge d’avoir un époux depuis trois ans, mais aucune femme zensunni – ni aucun homme, d’ailleurs – ne saurait avoir de compagnon avant de disposer de cinquante pièces comme celles-ci. C’est comme ça que le Naib Dharta mesure les services que nous rendons à la tribu. Selim, l’air sombre, effleura les feuillets de métal du bout du doigt avant de laisser retomber le collier d’un air écœuré. — Cet homme s’est laissé abuser par la cupidité et le faux espoir d’une existence facile. Son regard se porta vers le désert. Dans la clarté glorieuse du matin, quatre silhouettes venaient d’émerger des grottes du bas. Elles s’avançaient sur le sable, en robe et cape de camouflage, le visage masqué pour préserver l’humidité de leur haleine. LE PERSONNAGE LE PLUS PETIT ÉTAIT BIONDI. IL ÉTAIT PRÊT POUR L’ÉPREUVE. Marha eut un regard interrogateur à l’adresse de Selim. JAFAR LUI EXPLIQUA ALORS : — Selim le Chevaucheur de Ver reçoit des messages de Shai-Hulud. Il nous a ordonné de cesser de violer le désert, d’arrêter la récolte de l’épice et le commerce qui menace de nous entraîner au désastre. Pour le petit groupe que nous constituons, c’est une tâche considérable. En travaillant à la moisson du Mélange, vous avez aidé nos ennemis. OBSTINÉE, ELLE SECOUA LA TÊTE. — Mais en les abandonnant, j’ai servi votre cause. Selim la dévisagea longuement, s’attardant sur sa cicatrice en croissant de lune et ses yeux au regard intense. Il lisait une détermination de fer en elle, sans en connaître toutefois les motifs réels. — Pourquoi venir ici en quête d’une vie rude plutôt que d’aller à Arrakis Ville pour embarquer sur un vaisseau de commerce ? ELLE PARUT SURPRISE. — QU’EST-CE QUE VOUS EN PENSEZ, VOUS ? — Je pense que vous ne faites pas plus confiance aux hors-monde qu’à votre chef de tribu. — Je veux chevaucher les vers. Et vous seul pouvez me l’enseigner. — POURQUOI DONC DEVRAIS-JE LE FAIRE ? Il devina que sa volonté l’emportait sur son incertitude. — Je me suis dit que si je réussissais à vous trouver, à repérer votre cachette de hors-la-loi, vous m’accepteriez. IL PLISSA LES SOURCILS. — ÇA N’EST QUE LA PREMIÈRE PARTIE. — La plus facile, ajouta Jafar. Chaque chose en son temps, Marha. Jusqu’à présent, vous vous êtes bien débrouillée. Ils ne sont guère nombreux ceux qui parviennent à s’approcher du Rocher de l’Aiguille avant qu’on les capture. Nous en renvoyons certains vers leur tribu, avec des vivres. D’autres se perdent et errent jusqu’à leur mort sans même savoir que nous les avons observés. — VOUS LES REGARDEZ MOURIR ? JAFAR HAUSSA LES ÉPAULES. — C’est le désert. S’ils ne peuvent survivre, ils sont inutiles. — Je ne suis pas inutile. Avec un couteau, je suis bonne... J’ai tué un adversaire et j’en ai blessé plusieurs en duel. (Elle montra sa cicatrice.) C’est un homme qui m’a fait ça au spatioport. Il voulait me violer. Alors, je lui ai fait une cicatrice sur tout le ventre. Selim sortit alors sa dague cristalline et laiteuse et la montra à la fille. — Tous les chevaucheurs ont cette lame, une dent sacrée de Shai-Hulud. Marha se pencha, avec des étincelles dans les yeux. — Oh, tout ce que je pourrais accomplir avec une arme pareille ! JAFAR S’ESCLAFFA. — Nombreux sont ceux qui désireraient en posséder une, mais il faut la mériter. — DITES-MOI CE QUE JE DOIS FAIRE. Selim, à cet instant, entendit un rythme répété qui montait du désert et il se tourna vers la baie. — Avant de prendre une décision impétueuse, jeune fille, regardez le spectacle que nous vous avons réservé. — Je ne suis plus une jeune fille. Et mon nom est Marha. Pour tous les jeunes d’Arrakis, Selim était l’image du héros flamboyant et impétueux. Nombreux étaient ceux qui l’imitaient et certains devenaient à leur tour des chevaucheurs de ver, même s’il tentait toujours de les décourager, de les mettre en garde contre l’existence de renégat qui les attendait. Selim, lui, avait été visité par le Bouddhallah et il n’avait pas eu le choix. Mais eux, ils avaient leur libre arbitre. Les yeux perdus dans leur rêve, ils ne l’écoutaient jamais vraiment et, trop confiants, ils allaient droit vers leur chute. Les rares qui survivaient apprenaient la plus grande leçon de leur vie. Quelque part dans les dunes, au loin, l’appel rythmique du tambour avait commencé. Les observateurs avaient regagné l’abri des falaises. Il ne restait plus que Biondi, solitaire, assis sur la crête d’une dune, à l’endroit qu’il avait choisi pour son épreuve. Il était muni de tout ce dont il aurait besoin. Il portait l’un des nouveaux vêtements distillateurs qui recyclaient l’eau du corps et que Selim et ses fidèles avaient mis au point dans les premières années où ils affrontaient les rigueurs du désert profond. Biondi avait une corde lovée sur ses genoux, ainsi que des gaffes et des crochets. Il tapait sur son tambour, selon un rythme calculé, insistant. Marha s’avança au côté de Selim, comme si elle voulait se convaincre qu’elle était bien là, avec cet homme qui faisait partie intégrante des mythes du désert. — UN VER VA ARRIVER ? ET IL VA LE CHEVAUCHER ? — Nous verrons bien s’il y parvient. Mais Shai-Hulud va venir, oui. Comme toujours. Il discerna tout à coup le premier signe de l’approche du ver et pointa le doigt. Plus de vingt-cinq années avaient passé et il ne tenait plus le compte des vers qu’il avait appelés avant de les escalader et de se jucher entre les anneaux coriaces pour guider les monstrueuses montures selon son caprice. Biondi, lui, n’avait chevauché que deux fois un ver, accompagné d’un maître qui avait fait tout le travail pour lui. Il s’en était honorablement sorti mais il lui restait encore beaucoup à apprendre. Selim pensait qu’un mois d’entraînement supplémentaire lui aurait été immensément nécessaire. Il espérait qu’il n’allait pas perdre dans quelques instants un autre de ses jeunes partisans. Maintenant, Biondi avait son destin entre ses mains, une corde et des crochets... Il tambourinait depuis plus longtemps que nécessaire. Il ignora l’approche de la bête jusqu’à ce que son regard se porte vers l’est. Il vit alors les ondulations brillantes dans le sable, comme des rides à la surface d’un océan fauve. Il agrippa son équipement et se redressa si brusquement qu’il envoya son tambour rouler jusqu’au creux de la dune. Là, il s’arrêta et émit un dernier son. Le ver dévia légèrement de sa course et Biondi pivota au dernier instant. Le monstre était déjà sur lui dans un geyser de poussière, pulvérisant les dunes. Selim, comme toujours, fut émerveillé et souffla avec une révérence infinie : « Shai-Hulud ! » Minuscule devant le Léviathan qui chargeait, Biondi se dressait avec assurance, les muscles roidis, les mains serrées sur sa corde, ses crochets et ses gaffes. Marha tressaillit et Selim lui serra l’épaule pour l’obliger à regarder. Au dernier instant, Biondi perdit son sang-froid. Et il se détourna pour fuir. Mais aucun homme ne pouvait battre de vitesse Shai-Hulud au cœur du désert. Et le ver gigantesque goba sa victime dans un grand nuage de poussière. Selim eut à peine le temps d’entr’apercevoir la maigre silhouette gesticulante à la seconde où elle tombait dans l’abîme de la gueule du monstre. Marha était figée sur place. Jafar secoua la tête et baissa le menton, déçu et attristé. Selim hocha la tête. Il semblait plus vieux en cet instant. — Shai-Hulud a trouvé le candidat défaillant. (Il se tourna vers Marha.) Vous avez vu le danger. Est-ce qu’il ne vaudrait pas mieux regagner votre village et implorer le pardon du Naib Dharta ? — Bien au contraire, il me semble que vous avez maintenant une place libre pour un autre disciple. Parce que je souhaite plus que jamais chevaucher un ver. Endurance. Croyance. Patience. Espérance. Tels sont les mots clés de notre existence. Prière zensunni. Sur Poritrin, le nouveau projet de construction aussi extravagant qu’inutile exigeait des moyens extraordinaires, une main-d’œuvre exceptionnelle. Et, donc, des esclaves. Ishmaël était perdu dans les jets d’étincelles et les fumées qui montaient des chantiers de spationefs et des fonderies proches. Luisant de sueur, souillé de graisse et de suie, il accomplissait sa besogne avec les autres prisonniers, rivé sur les instructions qu’on leur avait données, et évitait prudemment d’attirer l’attention. C’est ainsi que les Zensunni survivaient plus ou moins bien, sous les contraintes imposées par les esclavagistes de Poritrin. Le soir, de retour dans le casernement réservé aux Bouddhislamiques, Ishmaël invitait ses frères à la prière et les encourageait à garder la foi. Il était le plus érudit des Zensunni du groupe, car il avait mémorisé davantage de paraboles et de Sutras que tous les autres. Ils avaient du respect pour lui, se laissaient guider, alors même qu’il se sentait perdu. Il savait au fond de son cœur que leur captivité cesserait un jour, sans toutefois être certain que cela se produirait avant le terme de sa vie. Il avait déjà trente et un ans. Combien de temps devrait-il encore attendre avant que Dieu libère son peuple ? ALIID AVAIT PEUT-ÊTRE RAISON APRÈS TOUT... Il ferma les yeux et murmura une brève prière avant de se remettre au travail dans les claquements métalliques et le sifflement des riveteurs laser. Au sud de Starda, le delta de l’Isana s’élargissait autour de nombreuses îles séparées par des chenaux profonds et navigables. Les barges déversaient sans cesse dans les fonderies les métaux bruts venus des mines du Nord. Depuis six mois, à la suite d’une suggestion faite par le Primero Vorian Atréides de l’Armée du Jihad, le Savant Tio Holtzman avait mis en œuvre un chantier colossal et engagé des milliers d’esclaves venus de tout le continent, et ce avec l’assentiment du Seigneur Niko Bludd. Cette œuvre à vaste échelle exigeait l’ensemble de la main-d’œuvre de Poritrin et, déjà, plus d’un millier d’ouvriers avaient été rassemblés sur les îles industrielles. Les usines aussi bruyantes que puantes transformaient les minerais en éléments de vaisseau, en plaques de blindage, en moteurs surpuissants qui formeraient de nouvelles armadas de combat. Nul ne s’était soucié d’expliquer le plan aux esclaves. Comme des fourmis, ils avaient un travail que les contremaîtres se contentaient d’observer du haut. Pour Ishmaël, ça n’était qu’une corvée de plus, aussi répugnante et fatigante que les autres. Il avait travaillé dans les champs de canne à sucre, les mines et les usines depuis cinq ans, à Starda ou aux alentours. Les Zenchiites intégristes aussi bien que les moins radicaux continuaient de se révolter régulièrement sous la pression des exigences de la guerre galactique entreprise par Serena Butler. Ishmaël n’était encore qu’un petit garçon lorsque les esclavagistes s’étaient abattus sur son paisible village de la planète Harmonthep. Ils avaient capturé les heureux fermiers zensunni pour les revendre aux planètes de la Ligue des Nobles qui toléraient l’esclavage. Depuis plus de vingt ans, Poritrin était devenue le monde d’Ishmaël, son foyer et sa prison. Et il s’était débrouillé pour s’y faire une existence supportable. Il n’avait causé aucune perturbation jusqu’à l’âge adulte et on l’avait autorisé à prendre épouse. Les maîtres esclaves, après tout, tenaient à ce que leur stock se reproduise, et ils avaient des statistiques qui prouvaient que les esclaves mariés travaillaient plus dur et qu’ils étaient plus faciles à contrôler. Très tôt, Ishmaël avait rencontré le grand amour avec Ozza la curieuse. Elle lui avait donné deux filles, Chamal, qui avait à présent treize ans, et la petite Falina, qui en avait onze. Leurs existences ne leur appartenaient pas vraiment, mais la famille d’Ishmaël, au moins, avait survécu à de nombreux transferts et affectations. Ishmaël ne savait pas si cela était dû à ses services ou à des circonstances fortuites. Depuis qu’il travaillait dans les chantiers de construction navale, les étincelles orange qui fusaient de partout et les ruissellements d’alliage en fusion lui donnaient le sentiment de se trouver en Heol, le lieu décrit dans les Sutras bouddhislamiques. Dans les vapeurs de soufre, les nuages de poussière métallique et les crassiers, les esclaves devaient porter des chiffons noircis sur leur visage s’ils voulaient continuer à respirer à peu près correctement. Non loin de lui, il vit le visage perlé de sueur et perpétuellement colérique de son ami d’enfance, Aliid, qu’il avait retrouvé sur le chantier. La violence infuse de l’autre le mettait mal à l’aise, mais l’amitié était l’un des rares liens qu’ils devaient préserver. Dans leur jeunesse, Aliid avait toujours été un problème : il ne voulait que violer les règles, commettre des actes de vandalisme, de sabotage mineurs. Ishmaël était quand même son ami et ils avaient été souvent punis et transférés. Peu avant leur adolescence, ils avaient été séparés et ne s’étaient plus revus durant dix-huit ans. Mais le vaste programme de construction de Tio Holtzman avait regroupé de nombreux esclaves dans les usines et les fonderies, et ils s’étaient retrouvés. Dans le fracas des marteaux, des riveteuses et des lampes à souder, Ishmaël opérait sur les joints des énormes plaques de coque. Avec les années, ses muscles s’étaient affermis, tout comme ceux d’Aliid. Même si ses vêtements étaient usés et sales, il se coupait régulièrement les cheveux et se rasait. Mais Aliid, lui, gardait ses cheveux noirs très longs et noués. Il s’était laissé pousser la barbe et elle était maintenant aussi noire et dense que celle de Bel Moulay, le leader zen- chiite qui avait tenté de déclencher une révolte des esclaves avant d’être démembré. Ishmaël grimpa jusqu’au niveau de son ami et l’aida à mettre la lourde plaque de métal en place. Aliid déclencha sa riveteuse tandis qu’ils vérifiaient le bon alignement de la pièce. Aliid travaillait lentement et Ishmaël en avait conscience, mais les nobles de Poritrin et les contremaîtres ne les critiquaient jamais et les sanctionnaient encore moins. Tous les vaisseaux de l’armada avaient été assemblés dans l’espace, au large de la paisible Poritrin et, désormais, des dizaines de grands bâtiments de guerre tournaient lentement en orbite, comme une horde de chiens métalliques scintillants, prêts à se ruer sur leurs proies avec leurs crocs explosifs, leur pelage hérissé d’antennes et de canons. — Est-ce qu’on est dans la marge de tolérance ? demanda Ishmaël, méfiant. Si nous ne scellons pas la coque ainsi qu’il le faut, nous risquons de provoquer la mort de milliers d’hommes d’équipage. Aliid demeura indifférent, concentré sur son outil brûlant. Il arracha le chiffon graisseux qui lui masquait le visage pour qu’Ishmaël puisse voir son sourire mauvais. — Alors je leur ferai toutes mes excuses quand j’entendrai leurs esprits lointains hurler dans les tréfonds d’Heol, où vont tous les mauvais hommes. Et puis, s’ils ne se sont même pas donné la peine de tester les composants sur orbite, ils méritent d’aller sucer le vide, après tout. Même s’il avait été désigné pour un emploi stable et avait trouvé un peu de bonheur avec sa famille, Aliid restait un garçon perturbé qui avait été muté des dizaines de fois. Dans le tumulte des chantiers, il avait parlé à son camarade de sa femme qu’il aimait passionnément, et de leur fils, dont il se souvenait à peine. Dix ans auparavant, un contremaître avait surpris Aliid en train de verser du sel dans le carburant d’une broyeuse de mine, et il avait été transféré dans un groupe de travail sur l’autre hémisphère de Poritrin. Aliid n’avait plus jamais revu son épouse ni son fils. Et il avait accumulé du ressentiment et de l’amertume. Il était évident qu’il était responsable de cette catastrophe, mais il n’écoutait aucune des mises en garde d’Ishmaël. Pour lui, les coupables étaient les gens de Poritrin. Alors pourquoi devait-il se préoccuper de la survie des équipages de tous ces vaisseaux ? Étrangement, les contremaîtres et les directeurs de chantier ne semblaient guère concernés par la qualité de la construction, eux non plus. Ils visaient plus la rapidité des travaux que la fonctionnalité des vaisseaux. Ou leur fiabilité. Ishmaël, pour sa part, travaillait vite et efficacement. Il ne voyait pas l’intérêt de discuter les instructions des contremaîtres au risque de provoquer leur courroux. Le temps s’écoulait plus facilement quand il se renfermait sur lui à l’extérieur et gardait l’étincelle de son identité bien cachée. La nuit venue, quand il récitait des Sutras à ses compagnons zensunni, il se souvenait de sa vie sur Harmonthep, de la voix de son grand-père qui avait déchiffré les mêmes écritures sacrées... Brusquement, les cloches du changement d’équipe résonnèrent et la lumière revint sur le chantier. Une averse d’étincelles plut sur le sol et la gigantesque machinerie remonta les plates-formes de travail vers le plafond. Les haut-parleurs résonnèrent dans le fracas ambiant et les phrases se perdirent. Des contremaîtres en uniforme s’étaient déployés sur les passerelles et dirigeaient les équipes vers les zones de rassemblement. — Le Seigneur Niko Bludd accorde à tous les citoyens de Poritrin, ainsi qu’aux esclaves, cette heure de repos et de méditation pour commémorer la victoire de la civilisation sur la barbarie, le triomphe de l’ordre sur le chaos. Le tumulte de la raffinerie et des chantiers s’apaisait. Les équipes se firent silencieuses et chacun se tourna vers les haut-parleurs. Les contremaîtres, eux, se contentaient d’observer les esclaves d’un air menaçant pour s’assurer qu’ils écoutaient attentivement. L’annonce reprit et les paroles du Seigneur Bludd étaient soudain plus claires : — Il y a de cela vingt-trois ans, mes Dragons ont mis un terme à un soulèvement illégal et violent instigué par le criminel Bel Moulay. Cet homme avait réussi à abuser nos vaillants esclaves et à les amener à se lancer dans un combat aussi absurde que désespéré. Par chance, notre civilisation fut à même de rétablir l’ordre légal. « Nous fêtons aujourd’hui l’anniversaire de l’exécution de ce personnage ignominieux. Nous célébrons en même temps le triomphe de la société de Poritrin et de la Ligue des Nobles. Tous les humains se doivent de rejeter leurs différences et de combattre notre ennemi commun : les machines pensantes. » Aliid plissa le front, réprimant à l’évidence un déchaînement haineux. Ishmaël lisait dans ses pensées. Les esclaves bouddhislamiques, en travaillant à l’effort de guerre, contribuaient malgré eux à l’offensive militaire contre Omnius. Mais, à leurs yeux, les esclavagistes de Poritrin et les machines étaient des démons, différents mais pareillement haïssables. — Ce soir, tous les citoyens de Poritrin sont invités à des festivités et à des réjouissances. Des radeaux vont descendre le fleuve et lancer des fleurs de feu et des fresques aériennes. Les esclaves sont invités à ces spectacles à la seule condition de rester dans les espaces qui leur ont été assignés. En travaillant tous ensemble, main dans la main, nous permettrons à Poritrin de vaincre Omnius et de nous libérer du joug des machines. Nul homme ne saurait oublier le potentiel de la race humaine. À la fin de la déclaration, les contremaîtres serviles applaudirent, mais les esclaves hésitants les imitèrent plus timidement. L’expression d’Aliid était encore plus farouche derrière sa barbe noire et il remit son chiffon huileux sur son visage. Ishmaël espérait que leurs chefs n’avaient pas remarqué son regard. Quand la nuit fut tombée et que les esclaves regagnèrent leur camp dans le delta marécageux du fleuve, le Seigneur Bludd lança ses festivités. Des centaines de ballons phosphorescents montèrent dans le ciel et des nappes de musique se déployèrent sur l’eau. Aux oreilles d’Ishmaël, même après vingt ans, les mélodies paraissaient encore atonales et étrangères. Il les écoutait pourtant calmement en compagnie de sa femme Ozza et de leurs deux filles. Si les nobles de Poritrin professaient le culte aimable et bucolique du Navachristianisme, leurs croyances profondes ne marquaient nullement leur vie quotidienne. Ils avaient des festivals et des fastes religieux, mais les classes supérieures ne montraient en rien leur foi véritable. Depuis des siècles, leur économie reposait sur l’esclavagisme, même après qu’ils avaient rejeté toute technologie sophistiquée et tout ce qui pouvait leur rappeler les machines pensantes. Les esclaves parvenaient à dérober des instants précieux, des souvenirs qui leur étaient chers. Les filles d’Ishmaël, Chamal et Falina, étaient fascinées par le spectacle, alors qu’il restait le plus souvent auprès de sa femme, perdu dans ses songeries. Cette soirée de cérémonie lui rappelait la brutale répression des Dragons en armure dorée contre les insurgés, vingt ans auparavant. Le Seigneur Bludd avait ordonné à tous les esclaves d’assister à l’exécution du leader de la rébellion. Ishmaël et Aliid, horrifiés, avaient vu les bourreaux dépouiller Bel Moulay de ses vêtements et le tailler en pièces. La révolte leur avait donné un bref espoir, mais la mort de son chef héroïque avait laissé une cicatrice sombre dans leur cœur. Finalement, Ishmaël et plusieurs autres esclaves s’étaient cotisés pour élever un mémorial pour Bel Moulay. Il vit qu’Aliid les avait rejoints. Il avait sans doute besoin de la compagnie de son ancien camarade, besoin de partager le souvenir tragique de cet événement qui avait profondément influé sur leur adolescence. Aliid s’approcha d’Ozza tandis qu’Ishmaël citait les Sutras familiers qui promettaient la liberté et, à terme, le paradis. Ils ignoraient la fanfare, les tambours militaires et les crépitements des fleurs de feu. Enfin, ainsi qu’il l’avait souvent fait – trop souvent — Ishmaël déclara : — Dieu promet que notre peuple sera libre un jour. Les flammes se reflétaient dans les grands yeux noirs d’Aliid. Quand il parla, sa voix était basse mais claire, et Ishmaël éprouva un sentiment de malaise. — JE LE JURE : UN JOUR, NOUS NOUS VENGERONS. L’invention est une forme d’art. Tio Holtzman, discours pour la remise de la Médaille de la Valeur de Poritrin. Pendant que la construction accélérée des vaisseaux de la future armada se poursuivait sur Poritrin, le Savant Holtzman, lui, était plongé dans ses travaux sur Salusa Secundus. Seul dans son laboratoire isolé dans l’un des secteurs les plus protégés, le légendaire inventeur marchait de long en large, l’air désapprobateur, les mains sur les hanches. C’était sa réaction dès qu’on attendait de lui quelque chose d’important. Derrière ses murs de forteresse et ses circuits d’alimentation électrique indépendants du reste de Zimia, le condominium gouvernemental était censé être en totale sécurité. Et théoriquement, l’Omnius otage était complètement isolé. Mais le labo n’avait pas été conçu comme Holtzman l’aurait voulu. Il préférait choisir lui-même ses outils de diagnostic, ses systèmes d’analyse et des assistants esclaves sur lesquels il pouvait faire retomber la faute en cas de problème. Cet homme de petite taille à la barbe grise tirait une certaine fierté de sa capacité à gérer les ressources. Il était convaincu de pouvoir conseiller utilement les scientifiques militaires du Jihad. Et si les mots ne lui venaient pas, il pourrait toujours se tourner vers ses assistants dévoués de Poritrin qui trouvaient toujours le moyen de l’impressionner. Au-delà des barrières de sécurité transparentes, les délégués législatifs épiaient ses moindres gestes en compagnie de la Cogitrice Kwyna qui, une fois encore, avait été arrachée à sa méditation paisible dans la Cité de l’Introspection. Holtzman sentait la peur et la colère des observateurs. Une gelsphère argentée flottait devant lui, brillant doucement tout en tournant sur le champ de suspension. L’incarnation énergétique du suresprit était totalement au pouvoir d’Holtzman. Jadis, il aurait été effrayé à la seule idée de se trouver aussi près d’Omnius, mais le plus grand ennemi du genre humain semblait maintenant une bien petite chose. Un jouet d’enfant ! Il aurait pu prendre la sphère dans sa main. Elle contenait la copie complète du suresprit, une copie qui datait quelque peu. Tout au début du Jihad, Vorian Atréides avait capturé la sphère de mise à jour du suresprit à bord d’un vaisseau robot en fuite. Au fil des années, le « prisonnier » de la Ligue des Nobles leur avait apporté des éclaircissements précieux sur les actions et les plans des machines pensantes. Les programmes du suresprit avaient été copiés, disséqués et examinés par les experts en cybernétique de la Ligue. La règle première était que toutes ces données étaient suspectes, qu’elles avaient pu être intentionnellement distordues par Omnius, même si une ruse aussi fine était censée être impossible pour le cerveau d’un ordinateur. L’Armée du Jihad avait engagé quelques opérations militaires à partir des informations acquises. Lorsqu’elle avait lancé une offensive contre le monde nuageux de Bela Tegeuse, c’était à partir de spécifications détaillées d’Omnius. Mais l’engagement n’avait pas été décisif. Vingt-trois années s’étaient écoulées depuis la dernière mise à jour des données du suresprit captif et elles étaient maintenant obsolètes. Omnius n’avait pas été capable de les prévenir de la contre-attaque de la flotte de guerre robotique sur Zimia qui, heureusement, avait été repoussée par le Primero Xavier Harkonnen. Il n’avait pas non plus prévu le Massacre d’Honru qui avait coûté la vie à des milliers de colons sans défense. Néanmoins, le cerveau prisonnier de la gelsphère avait eu une certaine valeur pour un temps. Holtzman l’observa en grattant sa tignasse. Oui, malgré toutes ces défaillances, cette chose nous fournit encore certains indices. Il suffit de savoir les interpréter. La voix synthétique d’Omnius résonna dans les haut- parleurs reliés à la gelsphère. Elle avait un accent de lassitude profonde. — Érasme me louait souvent la créativité infinie de l’imagination humaine, mais vos questions sont devenues fastidieuses. Après toutes ces années, avez-vous seulement appris de moi une seule chose que vos petits esprits soient capables de comprendre ? Holtzman glissa la main dans une poche de sa blouse. — Omnius, je ne suis pas là pour vous distraire. Certainement pas. Depuis des années, il communiquait avec Omnius. Mais, ces dernières semaines, il s’était concentré sur leurs échanges avec une intensité nouvelle. Il n’était pourtant pas parvenu à des percées essentielles, alors qu’il avait connu jadis bien des succès dans d’autres domaines. Il espérait qu’il ne s’était pas mis dans une impasse vis-à-vis des espérances irréalistes des autres. Il repensa à tout ce qui s’était passé. Vingt-cinq ans s’étaient écoulés depuis qu’il avait appelé Norma Cenva, géniale jeune fille, pour travailler à ses côtés. Elle avait alors seize ans et était dépourvue de charme. Norma était un vilain petit canard quand on songeait à la beauté sculpturale de sa mère, la puissante Sorcière de Rossak. Mais Holtzman avait lu certains articles de pointe de Norma et il avait su deviner qu’elle avait beaucoup à lui apporter. Elle ne l’avait pas déçu. Pas tout d’abord. Elle travaillait avec diligence et développait sans cesse de nouveaux concepts étranges. Ses boucliers brouilleurs protégeaient désormais les planètes des attaques des machines, mais Norma avait suggéré d’adapter cette technique à des brouilleurs portables qui s’étaient avérés précieux lors des attaques de la Ligue sur des Mondes Synchronisés. Elle avait également utilisé ses équations de champ pour développer les plates-formes à suspenseur qui étaient désormais en usage sur la plupart des mondes, ainsi que les brilleurs, ces globes lumineux flottants dont l’éclat ne faiblissait jamais. Ils étaient comme des jouets, des jouets extrêmement populaires et précieux. Dans la même période, Holtzman et son mécène le Seigneur Niko Bludd avaient développé les boucliers et les avaient mis sur le marché, ce qui avait amené de larges profits à Poritrin. Malheureusement, l’exploitation commerciale des brilleurs avait échappé à leur contrôle. Norma Cenva avait tout simplement offert cette technologie à son ami Aurelius Venport qui, à la tête de sa firme les Entreprises VenKee, avait su exploiter et distribuer les brilleurs sur l’ensemble des mondes humains. Le concept du champ de suspension et des brilleurs avait été développé par la naïve jeune femme alors qu’elle travaillait sous les auspices du grand savant, mais elle avait utilisé ses équations de champ originales. Le Seigneur Bludd avait déjà porté plainte devant le tribunal de la Ligue pour que VenKee restitue à son propriétaire une technologie qu’elle avait illégalement détournée. Il ne faisait aucun doute qu’ils allaient gagner. Tout en observant la gelsphère comme un sorcier essayant de déchiffrer un sort, Holtzman se demanda ce que Norma aurait fait. Contre son conseil, elle avait consacré des années à tenter de reconfigurer un ensemble impressionnant d’équations dérivées de la théorie originale du Savant. Elle avait refusé de lui en expliquer les détails, allant même jusqu’à suggérer qu’il ne serait peut-être pas en mesure de les comprendre. Ces remarques blessantes l’irritaient mais il devait les replacer dans leur contexte. En dépit de quelques contributions à l’effort de guerre, Norma avait perdu de vue ce qui était le plus important et elle lui était devenue inutile. Holtzman avait longtemps fait preuve de patience, pourtant il devait admettre qu’il était las. Il n’avait guère eu le choix et, peu à peu, il l’avait écartée de ses nombreux projets et s’était mis en quête d’autres assistants, de jeunes inventeurs qui visaient à percer dans la recherche. Il leur donnait désormais la priorité car il avait besoin de ces cerveaux neufs et fertiles. Norma Cenva avait dû quitter son premier laboratoire de la tour principale pour un local bien plus humble proche des docks. Ce qui semblait l’indifférer. En cet instant précis, il se demandait si elle ne pourrait pas lui souffler quelques indices pour comprendre Omnius. La sphère d’argent tournait comme une planète en modèle réduit dans la lumière du labo. Les liens du suresprit partaient dans d’innombrables directions et le cerveau complexe de l’intelligence artificielle défiait toute lecture exhaustive. Le célèbre Tio Holtzman avait besoin de prouver qu’il avait accompli quelque progrès. D’une façon ou d’une autre. En souriant, il sortit un petit émetteur. Quelque chose attend d’être découvert, à un niveau plus profond. J’en suis convaincu. — Ceci n’est qu’une faible pulsation émise par l’un de mes générateurs de brouillage. Je sais qu’il engendrera de sérieuses perturbations dans vos systèmes-gel, et que cela vous amènera peut-être à coopérer. — Je vois. Érasme m’a souvent parlé du penchant des humains pour la torture. Il y avait tout à coup des grésillements d’électricité statique dans la voix d’Omnius. Une voix s’éleva de l’alcôve d’observation. Celle du moine qui assistait Kwyna. — Savant Holtzman, cela pourrait nous conduire à des dommages irréversibles. — Ou à des réponses importantes. Après toutes ces années, il est grand temps de mettre Omnius à l’épreuve. Qu’avons-nous donc à perdre à ce stade ? — C’est trop dangereux ! lança l’un des observateurs en se levant. Nous n’avons jamais pu créer une réplique de la sphère et c’est donc notre seule et unique... — Ne vous mêlez pas de mon travail ! Ici, vous n’avez pas la moindre autorité ! C’était l’une des conditions essentielles de sa collaboration : il n’avait de compte à rendre à personne, même pas à la Cogitrice Kwyna. Malgré tout, les observateurs – particulièrement les politiciens incultes et superstitieux qui étaient sans cesse sur son dos – étaient irrités par son attitude. Il aurait préféré leur donner des rapports et des résumés écrits, qu’il aurait modifiés à sa manière. Mais là, il avait quelque chose à gagner, des idées, qu’il souhaitait explorer. — J’ai déjà été interrogé et débriefé à fond, déclara Omnius d’une voix neutre. Je suppose que vous avez su faire bon usage des informations militaires en ce qui concerne la position des flottes et la stratégie des cymeks. — Tout cela est périmé depuis trop longtemps pour être d’une quelconque utilité, mentit Holtzman. En réalité, l’Armée du Jihad avait lancé une dizaine d’attaques surprise contre les machines dans les années qui avaient suivi la capture de la gelsphère. L’ennemi robotique, en ce temps-là, se comportait d’une façon totalement prévisible dans les affrontements militaires, répétant les mêmes méthodes à chaque engagement, suivant les mêmes itinéraires galactiques, les mêmes stratégies de défense et d’attaque. Les flottes ennemies, alors, avaient réagi selon les probabilités affichées par les ordinateurs des vaisseaux. Pour le commandement du Jihad, cela revenait simplement à déterminer les probabilités de mouvement des machines. Il suffisait de mettre des pièges en place, l’appât étant les failles du Jihad susceptibles d’attirer les robots. Quand le piège se déclenchait, les forces humaines qui étaient restées cachées jusque-là se rabattaient pour le massacre final. C’est ainsi que de nombreuses flottes robotiques avaient été détruites. Mais, peu après les premières victoires du Jihad, les machines s’étaient mises à « prévoir » les pièges et il était devenu plus difficile de les tromper. Depuis sept ans, Omnius était devenu une source d’information de moins en moins valable. Avec un nouveau sourire, Holtzman se concentra à nouveau sur la sphère brillante qui tournait à hauteur de son regard. — Ça ne me plairait guère d’effacer toutes vos pensées d’un coup, comme ça, Omnius. Vous me cachez quelque chose, n’est-ce pas ? — Oh, non, jamais je ne dissimulerais quoi que ce soit à un aussi grand savant et technicien, Savant Holtzman. Il perçut la note de sarcasme dans la voix artificielle du suresprit. Comment un ordinateur pouvait-il se montrer... sarcastique ? — Les gens disent que vous êtes Satan dans une bouteille. Calmement, Holtzman régla l’émetteur et entendit la réponse aiguë d’Omnius. — Ce serait plutôt Satan entravé, je dirais. Vous ne saurez jamais les souvenirs que j’ai effacés, les pensées et les décisions que vous avez perdues. Les observateurs du gouvernement s’agitèrent. Jusqu’alors, jamais le Savant n’avait menacé la sphère. Ils ne le croyaient pas du moins : c’était un de ses assistants qui avait créé cet outil si particulier. — VOUS ÊTES PRÊT À ME LIVRER VOS SECRETS ? — Votre question est vague et dépourvue de sens. En l’absence de spécificité, je ne saurais répondre. (Omnius ne semblait pas méfiant : il venait simplement d’affirmer un fait.) Toutes les bibliothèques primitives et les bases de données de cette planète ne sauraient contenir ce que je séquestre dans mon suresprit. Holtzman se demandait ce que le Conseil du Jihad attendait de lui. Même s’il s’était toujours montré réticent, le suresprit n’avait jamais refusé vraiment de converser. Tendu, il se prépara à augmenter la puissance du pulsateur. — Il ne me déplaît pas qu’Omnius souffre, mais ce sera suffisant pour le moment, Savant Holtzman. Le Grand Patriarche Iblis Ginjo venait de pénétrer dans la salle en franchissant avec désinvolture les barrières. Il portait l’un de ces blazers noirs à parements dorés qu’il affectionnait. Sachant qu’il pouvait effacer facilement les circuits- gel d’un simple coup de brouilleur, Holtzman resta calme et l’éteignit. Il se tourna vers les barrières de plass et remarqua que trois des adjoints de la Jipol d’Iblis s’étaient mis en position d’intervention autour des délégués du gouvernement. LA VOIX D’OMNIUS SE FIT DE NOUVEAU ENTENDRE. — Je n’ai encore jamais éprouvé cette... sensation. — C’était l’équivalent de la souffrance humaine pour une machine. J’ai cru que vous alliez crier. — NE DITES PAS D’ABSURDITÉ. Holtzman déclara d’un ton incisif à l’adresse d’Iblis Ginjo : — C’est assez bizarre, mais les ordinateurs peuvent se montrer aussi entêtés que les humains. Iblis eut un mince sourire, mais il avait frissonné en entendant la voix synthétique d’Omnius. Il haïssait viscéralement le suresprit, il aurait voulu pouvoir le fracasser d’un coup de bâton. — Je n’avais pas l’intention de vous déranger, Savant Holtzman. Je suis simplement venu chercher la Cogitrice. (Il se tourna tristement vers le cerveau ancien qui flottait dans son bocal.) J’ai de nombreuses questions, de nombreuses idées. Peut-être saura-t-elle m’aider à concentrer mes pensées. — Ou à mal interpréter d’autres écritures ? dit le moine en robe safran d’un ton lourd. IBLIS SURSAUTA À CETTE RÉPLIQUE AGRESSIVE. — Si le sens des réponses n’est clair pour personne, qui peut prétendre que je les interprète mal ? — Parce que les gens meurent quand vous trouvez un sens à des runes anciennes ou à des écrits antiques. — DES GENS MEURENT DANS TOUTES LES GUERRES. — ET ENCORE PLUS DANS LE JIHAD. Le Grand Patriarche eut brièvement une expression de colère, puis sourit : — Vous voyez, Savant ? C’est exactement le genre de débat que je souhaite avoir... mais j’aimerais que nous y consacrions plus de temps en privé, si la Cogitrice le permet. IL Y AVAIT UNE ÉTINCELLE DURE DANS SES YEUX NOIRS. Frustré par son échec avec le suresprit prisonnier de la gelsphère, Holtzman rassemblait son équipement. — Malheureusement, je n’ai pas le temps de poursuivre ces interrogatoires pour le moment. Un vaisseau de ligne va bientôt partir pour Poritrin et des obligations importantes m’attendent sur ma planète. (Il regarda Iblis Ginjo.) Le... euh... projet suggéré par le Primero Atréides. LE GRAND PATRIARCHE LUI SOURIT. — Même si ce plan n’est pas exactement « scientifique », il pourrait néanmoins abuser les machines. Holtzman avait espéré quitter Zimia triomphalement, mais ces dernières semaines avaient été infructueuses. Il s’était dit que, pour le prochain séjour, il se ferait accompagner par ses meilleurs assistants. Ensemble, ils résoudraient le problème. Il avait décidé que Norma Cenva ne ferait pas partie du voyage. Même si Norma Cenva avait rencontré de grandes révélations dans la complexité du cosmos, parfois elle n’arrivait plus à distinguer le jour de la nuit, un endroit d’un autre. Peut-être ne lui était-il pas nécessaire d’identifier de telles choses puisque, à l’intérieur de son esprit, elle pouvait voyager dans l’univers tout entier. Son cerveau était-il physiquement capable d’assembler ces quantités énormes de données et d’utiliser cette information pour identifier des événements à vaste échelle et des allures complexes ? Ou bien était-ce une sorte de phénomène extra-sensoriel inexplicable qui lui permettait de transcender les capacités mentales de toute personne normale qui avait vécu avant elle ? Ou de n’importe quelle machine pensante ? Des générations plus tard, ses biographes se sont querellés pour décider si elle était oui ou non presciente, mais nul n’a jamais répondu à cette question. Norma elle-même n’aurait su trancher le débat. A sa manière réaliste, elle se serait moins préoccupée de savoir comment fonctionnait son cerveau que des performances de son esprit et des incroyables résultats de ses recherches. Norma Cenva et la Guilde Spatiale, Mémorandum confidentiel de la Guilde. Où qu’elle soit, quoi qu’elle fasse, les matériaux bruts ne cessaient d’affluer dans l’usine suractivée qu’était l’esprit de Norma. Pour des motifs qu’il ne lui avait pas expliqués, Holtzman avait fait transférer son laboratoire et ses locaux dans un bâtiment plus petit et plus modeste, tout proche des entrepôts du fleuve Isana. Les pièces étaient petites mais elle avait moins besoin de luxe que de temps et de solitude. Elle n’avait plus accès aux esclaves dont l’unique travail était de résoudre des équations. Ils avaient été assignés à d’autres fonctions plus profitables qui leur avaient été proposées par les plus jeunes et les plus ambitieux assistants du Savant. Peu importait à Norma : à vrai dire, elle préférait résoudre les mathématiques par elle-même. Elle passait ses journées à s’enfuir mentalement sur le flot incessant des numériques de haut niveau. Depuis des années, elle s’était abandonnée dans une mer d’équations qu’elle n’aurait su expliquer à Holtzman ni à tout autre théoricien de la Ligue. Elle s’était laissé emporter et, chaque fois qu’elle avait su résoudre l’énigme posée par un nouveau grain de sable sur l’immensité de la plage des mathématiques, elle s’était rapprochée de la sécurité du port. Elle allait apprendre comment plisser l’espace... Et franchir des distances immenses sans se déplacer. Elle était convaincue que c’était possible. Ostensiblement, le Savant Holtzman la gardait dans son équipe étendue au titre d’assistante, mais elle ne travaillait plus que sur ses gigantesques calculs cycliques. Rien d’autre ne l’intéressait. De temps en temps, il lui rendait visite et essayait d’engager la conversation pour savoir sur quoi elle travaillait. Mais quand elle tentait de le lui expliquer, il ne comprenait guère et ainsi passaient les années. Norma en était venue à penser qu’il préférait l’avoir sous son contrôle. Elle l’avait surpris bien des fois, même si elle ne lui avait pas fait part récemment de découvertes qu’il pouvait s’attribuer. Depuis l’avènement du Jihad, elle avait fait modifier les boucliers des vaisseaux de l’Armada pour qu’ils ne passent pas trop vite en surchauffe dès le début d’un engagement. Le facteur thermique excessif restait le défaut majeur du système Holtzman, mais les nouveaux boucliers avaient été nettement améliorés. Quatre ans plus tard, Holtzman avait proposé une technique dite de « tir clignotant », une manœuvre chorégraphique très sophistiquée qui permettait à un vaisseau de combat d’ouvrir le feu dans des interruptions d’une microseconde du champ de brouillage. Norma avait nettoyé ses équations et évité ainsi un nouvel incident fâcheux. Mais elle n’avait jamais osé le lui dire, sachant qu’il serait indigné et vindicatif. Durant ces huit dernières années, elle avait travaillé en solitaire au gré de ses recherches. Dans ses nouveaux locaux étroits, elle disposait d’un espace vital réduit pour faire la cuisine, dormir et se laver. Ces besoins étaient secondaires à ses yeux comparés aux merveilles que lui révélait son esprit supérieur. Néanmoins, Holtzman ne lui avait pas complètement coupé les subventions, qui étaient faibles, puisqu’elle ne faisait appel qu’à ses ressources mentales pour un travail essentiellement théorique. Jusque-là. Depuis trois jours, elle travaillait sans relâche sur une manipulation particulièrement complexe des équations embryonnaires d’Holtzman. Penchée sur la paillasse qui avait été adaptée à sa taille de naine, elle ne s’interrompait que rarement pour manger et boire, refusant les exigences de son organisme. Elle était née sur Rossak et sa mère commandait à toutes les Sorcières, mais elle avait été invitée sur Poritrin par le Savant, et, depuis, Poritrin était devenue sa planète. Cela remontait à bien des années, à un temps où sa mère la considérait avec mépris, déçue et blessée dans son orgueil. Mais Holtzman avait su deviner le génie de la jeune fille qu’elle était alors. Elle n’avait guère été félicitée. Mais elle était déterminée, dévouée et elle ne souffrait pas vraiment de vivre dans l’ombre du grand homme. À sa façon discrète, elle était une vraie patriote et ne souhaitait qu’une chose : que les avancées technologiques dont elle était la source bénéficient au Jihad des humains. Elle avait passé beaucoup de temps à protéger Holtzman, en fait, en supprimant ou en modifiant des incohérences qui auraient pu aboutir à des conséquences désastreuses. Elle avait agi ainsi par gratitude, puisque après tout il était son patron. Mais quand elle avait pris conscience qu’il passait son temps à fréquenter les nobles sans faire grand-chose de son côté, elle avait consacré beaucoup moins d’énergie à défendre son image pour se concentrer sur ses recherches personnelles. D’un strict point de vue scientifique, elle considérait le projet d’expansion urgente d’Holtzman comme particulièrement stupide. Bâtir une flotte de guerre énorme en orbite ! Plus qu’un coup de bluff, c’était une illusion. Même si son plan réussissait, comme le pensait le Primero Vorian Atréides, Norma jugeait que le Savant aurait dû consacrer ses capacités intellectuelles à des sujets plus excitants que les miroirs et la fumée. De ses nouveaux locaux, elle entendait maintenant les martèlements et les ronronnements des outils lourds dans les ateliers et les chantiers des marais de l’Isana, les sifflements aigus des fonderies qui se prolongeaient tard dans la nuit sur les chaînes d’assemblage, dans les gerbes d’étincelles et les jets de vapeur, nuages gris sur le fond noir de la nuit. Les silhouettes sombres des barges emportaient des montagnes de minerai vers les chantiers avant de remorquer les composants métalliques vers le large. Heureusement, quand Norma s’abîmait dans ses pensées, tout ce qui pouvait la distraire s’estompait dans le fond. Le moment vint enfin où son corps demanda un peu de répit. Elle laissa sa tête retomber sur ses liasses d’équations, comme si tous ces symboles griffonnés pouvaient pénétrer dans son esprit par simple osmose. Même dans le sommeil, son esprit semblait continuer à résoudre les formules qu’elle avait abandonnées... Les équations tournaient sans cesse dans son cerveau assoupi. A ce stade, elle était capable de le segmenter pour des tâches particulières, lui assignant des fonctions spécifiques qui aboutissaient à un processus de masse coordonné dans son cortex. Après tout ce temps, l’ensemble de la simulation d’urgence avait atteint un climax et elle avait le sentiment que son moi onirique s’élevait lentement des catacombes profondes de son esprit. Elle se redressa brusquement et faillit tomber de son siège. Ses yeux rouges s’ouvrirent, mais elle ne discerna pas immédiatement son environnement. Elle était encore dans son rêve intense, elle voyait à travers une distance infinie, comme si les pulsations de ses pensées allaient d’un côté à l’autre de l’univers, comme si elle rassemblait les parties les plus lointaines, comme si elle plissait le tissu sous-jacent de l’espace. Après toutes ces journées sans repos, son subconscient mettait enfin les pièces du puzzle en place. Enfin ! Elle sentait son corps physique, son cœur qui battait follement, si rapidement qu’il menaçait d’exploser dans sa poitrine. Elle inspira mais s’attacha à sa concentration, rivée sur son rêve. La réponse ! Quand elle s’éveilla, la révélation habitait toujours son esprit, comme un papillon pris dans un filet. Elle voyait des vaisseaux gigantesques qui traversaient l’univers sans se déplacer, guidés par des navigateurs prescients qui savaient déchiffrer leurs itinéraires à travers l’espace. Des sociétés immenses et des empires surgiraient de la fondation, et un changement fondamental s’opérerait dans la nature de la guerre, des voyages, de la politique. Jamais Tio Holtzman n’avait su voir les conséquences de ses équations. Il n’en serait plus capable maintenant. Norma ne devait par perdre de temps. Le Savant allait la mettre au défi, il alléguerait de ses mathématiques « improbables » et elle ne tenait pas à être retardée par les réponses qu’il exigerait. Elle avait travaillé trop durement et le potentiel était trop important. Cette percée n’appartenait qu’à elle, à elle seule. Elle n’avait pas intérêt à revendiquer la propriété ou même le crédit de cette découverte, mais il lui fallait s’assurer que le concept serait appliqué à pleine échelle au niveau de l’exploitation commerciale et militaire. Holtzman ne comprendrait pas l’importance extraordinaire de son travail et abandonnerait le tout à l’obscurité. Non, Norma devait trouver une autre voie. L’avenir m’attend... Elle eut un sourire, événement rare, et exhala lentement, longuement. Elle aurait dû envisager cette possibilité depuis longtemps. Elle savait exactement où se procurer les fonds nécessaires à ses recherches, au développement et à la production. En observant le passé à travers la loupe du Temps, les hommes et les femmes de l’avenir virent les héros de la Grande Révolte plus grands que nature. Cette impression n’est pas due à un défaut du cristal, non plus qu’à ce processus d’embellissement qui génère toutes les mythologies. En fait, les acteurs du Jihad étaient très proches du souvenir que nous en avons, parce qu’ils étaient nés d’une circonstance où l’humanité avait plus besoin d’eux que jamais. Princesse Irulan, La loupe du Temps Au bout de dix ans de construction, de sculpture et de polissage, le mémorial des morts du Jihad était enfin achevé. Aurelius Venport, dont les Entreprises VenKee avaient en grande partie financé le monument, avait eu droit à un siège au premier rang pour la cérémonie de dévoilement à Zimia. La nuit était fraîche et les projecteurs illuminaient la plazza en repoussant les ombres. La foule s’était amassée dans les rues et les allées alentour, maintenue à l’écart des gradins des officiels dressés dans le parc. Aurelius levait régulièrement sa flûte de cristal et buvait à petites gorgées un vin pétillant. Il n’avait jamais vraiment apprécié la douceur de cette boisson alcoolisée de Rossak, mais elle figurait aux premiers rangs des exportations de sa société. Et, à titre de promotion, il en avait fait livrer une cargaison sur Salusa Secundus pour cet événement. Le monument était surréel et impressionnant. Il se composait de deux piliers tourmentés aux courbes douces, organiques, qui représentaient l’humanité et montaient au-dessus d’un monolithe au sommet brisé. Le tout symbolisant la victoire de la vie sur les machines. Un monument identique avait été érigé sur Giedi Prime, là où tant de vies humaines avaient été perdues mais où, dans le même temps, une victoire symbolique avait été remportée sur les machines. Si les plans avaient été respectés, ce second mémorial serait dévoilé en même temps que le premier. Une décennie auparavant, alors que le Jihad avait embrasé les étoiles depuis treize ans, le Primero Xavier Harkonnen avait pris l’initiative de faire dresser un mémorial pour les innombrables victimes des robots. Dans les deux années précédentes, les machines s’étaient emparées de la petite colonie d’Ellram avant de se replier avec de lourdes pertes sur la colonie de Péridot. Des Jihadi débordants de courage et de haine avaient alors attaqué Corrin, au centre des Mondes Synchronisés et ils avaient tous péri. Martyrs de la cause humaine. Serena Butler, qui régnait encore par intérim, même si elle s’était enfermée dans la Cité de l’Introspection, avait apporté son soutien au projet des mémoriaux et avait usé de son influence auprès des responsables financiers et politiques pour obtenir des fonds. Aurelius Venport avait été sensible à son appel car il avait assisté personnellement aux attaques des machines pensantes sur Rossak, et il avait décidé de participer au projet en dépit des objections de son partenaire tlulaxa, Tuk Keedair. Depuis l’avènement du Jihad, les bénéfices des Entreprises VenKee avaient grossi de manière substantielle car leurs cargos acheminaient l’équipement et les matériaux vers les colonies menacées. Elles s’enrichissaient aussi en exportant des produits de luxe populaires comme les brilleurs et, surtout, l’épice d’Arrakis. Venport était fier de son sens des affaires, de sa capacité à flairer les bonnes occasions et à investir. La Ligue des Nobles était vaste, ouverte au commerce. Venport avait accès à la pharmacopée de Rossak, au Mélange d’Arrakis, ainsi qu’aux champs de suspension et aux brilleurs mis au point par sa chère Norma. Il avait su jouer autant que possible de ces avantages et il en était immensément satisfait. Son ex-compagne Zufa Cenva, la grande Sorcière, lui avait toujours dit qu’il ne serait bon à rien, pas plus que sa fille naine. Tous les deux, ils lui avaient prouvé qu’elle s’était trompée. Il y avait si longtemps qu’il avait été l’amant de la Sorcière et son compagnon de tous les jours. Jamais Zufa n’avait compris qu’Aurelius avec son instinct commercial ou Norma avec son don des mathématiques seraient à même de se joindre au combat. Même lorsqu’il avait participé personnellement au financement du mémorial de Zimia, il n’avait pas espéré que Zufa soit impressionnée. Elle avait depuis longtemps voué son existence et son âme au Jihad et formait des bataillons de Sorcières qui se lançaient à l’assaut des bastions cymeks comme autant de bombes psychiques suicidaires. Elle considérait, ce qui n’était pas surprenant de sa part, la donation de son ex-amant comme une dépense frivole qui aurait été mieux employée pour acheter des armes ou construire de nouveaux bâtiments de guerre. Aurelius sourit à cette idée. Zufa avait toujours été prévisible. Pourtant, sans raison logique, il l’avait aimée et admirée depuis le premier instant où ils s’étaient rencontrés. Néanmoins, en termes d’affaires, elle n’avait jamais constitué un investissement valable en capital émotionnel. L’ex-Vice-roi Manion Butler, assis près d’une ravissante jeune femme – l’une de ses petites-filles ? – rencontra le regard d’Aurelius et lui sourit cordialement. A ses côtés, le père adoptif du Primero Harkonnen, le vieil Emil Tantor, solitaire, semblait assoupi. Un serveur présenta à Aurelius une autre coupe qu’il refusa. Il se rencogna dans son siège et attendit le début du spectacle. L’assistance devenait impatiente, mais il savait que le Grand Patriarche était un roi de l’orchestration et que la cérémonie débuterait dès que l’enthousiasme déclinerait. Iblis Ginjo était arrivé à l’heure précise, flanqué de deux gardes de la Jipol à l’air menaçant. Il voulait que ses invités de marque se rassemblent tandis que la foule achetait des souvenirs tout en déposant de somptueux bouquets de soucis, la fleur de Manion. Des applaudissements crépitèrent et Aurelius, en se retournant, vit Iblis Ginjo et Serena Butler faire leur entrée côte à côte. Serena portait sa robe blanche éblouissante ourlée de mauve. Ainsi, elle semblait un ange. Le Grand Patriarche, quant à lui, arborait un sourire confiant sur son visage carré et il était vêtu d’un blazer noir brodé de fil d’or. Des halos éblouissants les enveloppaient. Iblis était suivi par son épouse discrète, effacée, Camie Boro. Il l’avait épousée non par amour mais à cause de son héritage, car elle était la descendante directe de l’ancien monarque du Vieil Empire. Iblis portait à son cou une chaîne scintillante avec un quartz bleu-vert d’Hagal. Le bijou faisait sans doute partie de la fortune de son épouse. Nul ne se faisait d’illusions quant aux ressources du Grand Patriarche qui affichait un style de vie opulent et un goût marqué pour les objets luxueux. Sa valeur pour la Ligue ne se mesurait pas en termes financiers. Il était enveloppé par son aura mythologique. IL LEVA LES MAINS ET SA VOIX AMPLIFIÉE RÉSONNA. — En découvrant ce mémorial, nous devons nous souvenir de tous ceux qui ont payé le prix ultime face aux machines démoniaques. Mais, aussi, nous devons nous rappeler pourquoi ils se sont battus. Serena s’avança à son tour et poursuivit d’une voix emphatique : — Ce monument n’est pas seulement dédié à la mémoire des héros tombés au combat, il est aussi le symbole d’une autre avancée vers notre victoire définitive sur Omnius ! Dans un éclair intense, deux faisceaux jaillirent et illuminèrent le mémorial et le parc tout entier. Un étang proche devint un miroir d’étoiles sous le ciel de la nuit, dominé par les plumets d’eau des fontaines. Les faisceaux lumineux devinrent plus intenses encore et les fontaines jaillirent plus haut tandis que les vivats de la foule se mêlaient en un grondement assourdissant. Des soucis tombèrent en une averse orange sur la pelouse. Alors, Serena Butler s’agenouilla en larmes et la moitié de l’assistance gémit et pleura sur son enfant assassiné et sur les morts du Jihad. Emporté par l’émotion générale, Aurelius se leva et applaudit. Les leaders du Jihad, pensait-il, connaissaient l’art d’impressionner la foule. Plus tard, tandis que la population de Zimia s’abandonnait à son allégresse, Iblis Ginjo et sa femme donnèrent une réception nocturne plus chic et privée dans la cour du Muséum Culturel de Salusa. Des brilleurs aux couleurs festives flottaient au- dessus des stands à ciel ouvert. Des phalènes papillonnaient autour des parterres de lys qui cernaient la cour. Les illustres invités bavardaient, désinvoltes, heureux. Resplendissante dans une tenue somptueuse soulignée de bijoux, Camie Boro, comme d’habitude, avait pris soin d’entrer en même temps qu’Iblis Ginjo, mais elle ne tenait pas à « gâcher » une soirée au bras de son époux. Elle avait ses plans personnels, ses contacts et visait à s’attirer des passe-droits, des faveurs qu’elle calculait subtilement. Iblis lui sourit avant de se tourner vers ses cibles : lui et son épouse savaient parfaitement se partager leurs devoirs. Le Grand Patriarche aperçut un personnage de haute taille, aux traits nobles, avec des yeux bleus et des cheveux noir argenté, qui se tenait près d’une cassette de plass au couvercle ouvert. À l’intérieur, il présentait des dizaines de produits à base de Mélange distillés par sa société. Nombreux étaient les nobles de la Ligue qui avaient succombé à l’attrait de cette épice rare et coûteuse, et Aurelius manquait rarement une occasion de faire preuve de sa générosité en offrant des échantillons gratuits qui lui ramèneraient de nouveaux clients. Les invités se pressaient autour de lui et désignaient tour à tour ce qu’ils désiraient goûter : bière d’épice, bonbons de Mélange, baguettes d’épice à croquer. Aurelius en avait pour tous les goûts. — Prenez, c’est gratuit. Si vous ne connaissez pas encore les bienfaits du Mélange, venez me voir. On dit que le Mélange a un effet d’accoutumance et qu’il rapporte gros, se dit Iblis en s’avançant. Il avait déjà goûté à l’épice auparavant, mais sous une forme largement diluée et sans saveur. — Président Venport, dit-il, je désirerais un échantillon petit et pur. Que je pourrais vraiment goûter. Aurelius lui sourit et se fit emphatique pour tenter d’impressionner le dignitaire. — Cette déclaration m’honore infiniment venant du Grand Patriarche du Jihad. Pour la circonstance, voyez- vous, j’ai amené ce que nous avons de meilleur. Le caviar de l’épice. (Il extirpa de sa cassette un flacon lenticulaire à peine plus grand qu’une pièce de monnaie.) Mettez cela sur votre langue. Laissez l’épice pénétrer vos sens et votre âme. Aurelius ouvrit le minuscule couvercle et Iblis regarda à l’intérieur du flacon. Il vit une poudre orangée et en prit un peu sur le bout de l’auriculaire. Il fut surpris du contact gréseux. En levant les yeux vers les brilleurs, il se rappela qu’il s’agissait aussi de produits VenKee, même si cette technologie récente était encore impliquée dans des batailles de licences. Il hésita brièvement, les yeux fixés sur le bout de son doigt. — Il y a quelques jours, devant l’Assemblée Parlementaire, n’ai-je pas entendu le Sénateur Hosten Fru évoquer un conflit entre votre société et le gouvernement de Poritrin ? Au sujet des droits sur les brilleurs ? Iblis Ginjo avait quelques doutes sur le Savant Holtzman et son richissime mécène, le Seigneur Niko Bludd, et Aurelius Venport, par contre, lui avait donné l’impression d’un homme d’affaires particulièrement roué. — Norma Cenva est une scientifique particulièrement créative qui a aidé le Savant Holtzman à conquérir le succès et la gloire. C’est aussi une amie très chère, mais nos relations sont... complexes. (Aurelius plissa les sourcils, comme s’il venait de goûter un mets amer.) C’est Norma, et elle seule, qui est à l’origine de la technologie du champ de suspension d’où sont dérivés les brilleurs, et elle l’a proposée à ma société pour le marketing. À présent que VenKee a investi une fortune pour le développement et la vente dans tous les Mondes de la Ligue – et alors que Poritrin n’a pas levé le petit doigt pour intervenir – voilà que le Seigneur Bludd considère tout à coup qu’il doit légitimement récupérer nos bénéfices. Derrière Aurelius, d’autres invités s’étaient rassemblés, espérant avoir eux aussi des échantillons, mais ils n’osaient pas interrompre sa conversation avec le Grand Patriarche. IBLIS SOURIT. — Pourtant, la technologie a été développée sur Poritrin, dans les laboratoires d’Holtzman, n’est-ce pas ? Construits par le Seigneur Bludd ? Le Sénateur Fru avance que le Conseil de Poritrin a présenté des documents signés par Norma Cenva et qui certifient que toutes les avancées technologiques qu’elle a faites pendant qu’elle était employée par Holtzman restent la propriété du gouvernement. Aurelius soupira avec un sourire indulgent qui décontenança Iblis Ginjo. — Je ne doute pas que le Savant Holtzman ait réussi à la tromper pour qu’elle signe de pareils abandons de droit. Elle n’était encore qu’une adolescente quand elle a commencé à travailler pour lui. Elle a toujours été totalement vouée à ses recherches et... jamais très douée politiquement. Iblis observait la poudre d’épice à l’extrémité de son doigt. Il avait l’impression qu’elle le piquait un peu. — ET COMMENT ALLEZ-VOUS RÉSOUDRE CECI ? AURELIUS NE SEMBLAIT PAS TROP PRÉOCCUPÉ. — Monsieur, je suis un homme d’affaires. J’ai toujours su négocier les problèmes de droits et d’exploitation. Cette affaire particulière nécessitera un peu plus d’habileté que d’ordinaire. Je trouverai un moyen de nous en dégager. (Il pencha la tête vers la main d’Iblis.) Mais ne nous laissons pas arrêter par cela. Je suis avide d’entendre votre opinion à propos du Mélange. Iblis prit conscience que les gens alentour guettaient sa réaction, qu’ils avaient probablement noté son hésitation. Il se garda bien d’afficher la moindre crainte. Il était le Grand Patriarche, il devait observer, enquêter, discuter. Il mit donc un peu de Mélange sur sa langue avant de refermer ses lèvres. — Cette forme de Mélange, la plus pure, est réputée pour avoir de multiples facettes... comme le joyau infiniment précieux que vous portez, dit Aurelius. Le Mélange propose toujours un aspect différent à ceux qui l’absorbent. Et Iblis se sentait soudain... différent. Il n’aurait su dire en quoi, pour la seule raison qu’il n’avait jamais vécu pareille expérience. Son pouls s’était accéléré, puis ralenti, et le cycle s’était répété. C’était une sensation très curieuse ! Puis il ralentit plus encore, atteignant un seuil de complète sérénité tel qu’il crut qu’il pouvait observer son cœur et son esprit. Il avait du mal à formuler ses mots. — C’est... extraordinaire... Mais où... vous procurez- vous... cette épice ? AURELIUS RESTAIT SOURIANT. — Allons, j’ai le droit de garder pour moi certains secrets commerciaux. Il offrit à Iblis un autre échantillon que le Grand Patriarche accepta sans hésiter. — Faites-moi confiance, ajouta Aurelius, même si je vous disais d’où vient l’épice, vous ne tiendriez pas à visiter ce genre d’endroit. Ne comptez pas ce que vous avez perdu. Ne comptez que ce qu’il vous reste. Sutra zensunni du Premier Ordre. Les caravanes d’épice s’étaient mises en marche à la tombée du jour, quand la chaleur avait commencé à décliner. Dans les étendues vides du désert profond, les équipages de récolte du Mélange ne se souciaient plus à cette heure des étrangers. C’était une erreur. Selim le Chevaucheur de Ver et les siens les observaient depuis des semaines. Caché avec ses hommes dans les éperons rocheux, Jafar utilisait un fragment de miroir pour prévenir Selim. Le chef était dans les blocs de rochers en contrebas et attendait accroupi auprès de Marha, la fille aux yeux immenses. Il y avait un mois qu’elle avait rejoint le groupe de rebelles et Selim ne cessait d’être impressionné par cette fille batailleuse. Elle savait déjà apprendre et prêter l’oreille à ses visions. Mais avant tout, elle obéissait à ses ordres sans poser de question, et c’est ainsi qu’elle avait réussi son épreuve. Quand elle cessait de le considérer comme un mythe, avec un émerveillement religieux, elle parvenait à le regarder avec une intensité innocente qui lui faisait vibrer le cœur. Selim se disait qu’elle serait une excellente recrue pour ses rezzous. Il savait lui sourire et encourager ses ambitions, mais il ne tenait pas à ce qu’elle devienne trop sûre d’elle, comme Biondi avant sa mort. Il désirait qu’elle demeure auprès de lui le plus longtemps possible. — Regarde bien et vois ce qu’ils font, dit-il en lui désignant du menton les silhouettes lointaines qui chargeaient des sacs sur de vieux véhicules rongés par le sable. Ils volent le Mélange de Shai-Hulud et le revendent aux hors-monde. Marha, dans l’ombre, observa d’un air sombre la caravane qui démarrait. — Vous savez, Chevaucheur, j’ai travaillé avec ces fouilleurs. Ils campent dans les rochers mais, quand vient le jour, ils se dispersent dans les dunes, récupèrent l’épice et se mettent à l’abri avant que les vers surviennent. — Shai-Hulud défend son trésor, commenta Selim, l’air déterminé et lointain. Les Zensunni croient que les vers sont des démons, mais Shaitan cause plus de mal au travers d’un homme comme le Naib Dharta que toutes les créatures du désert. Les fidèles qui ralliaient la cause de Selim apportaient toujours des nouvelles des colonies disséminées dans le bled. Marha elle-même était arrivée avec des observations et des conseils judicieux qui lui avaient donné la clé des récits contradictoires qu’il avait entendus depuis des années. Grâce au succès commercial de son négoce d’épice avec les marchands hors- monde, le Naib Dharta avait réussi à fédérer un certain nombre de tribus zensunni. Même si un tel concept mettait en péril le vœu d’isolement et d’indépendance des divers refuges, il proposait en échange de l’eau mais aussi des bénéfices. Et le Mélange était là, prêt à être récolté. IL PLISSA LES YEUX ET DEMANDA À MARHA : — CROIS-TU QUE DHARTA FASSE PARTIE DU NOMBRE ? — Le Naib a tourné le dos au désert. Son propre fils, Mahmad, a passé deux années à Arrakis Ville. Il y a attrapé une maladie hors-monde au spatioport et il en est mort. — MAHMAD EST MORT ! Tout soudain, Selim était projeté dans sa jeunesse lointaine. Il revoyait le visage du jeune garçon qui avait son âge. Mahmad, aujourd’hui, serait un homme comme lui, âgé de quarante ans d’expériences. Mais il était mort dans une cité, corrompu par le trafic du Mélange. Il plissa les lèvres, dégoûté. — ET LE NAIB DHARTA NE S’EN VEUT PAS ? Marha eut un sourire triste. Sa cicatrice en croissant de lune luisait sur son sourcil. — Non, c’est à vous qu’il en veut, Chevaucheur de Ver. Il considère que vous êtes la cause de tous ses tourments. Il secoua la tête. Ses visions avaient été tellement claires, la réponse si évidente. Mais le Naib n’avait jamais voulu l’écouter. — Nous devons faire encore plus pour mettre un terme à cette abomination, pour le bien de tous. Quand les fouilleurs de Mélange emportaient leur récolte en caravanes comme celle-ci, ils étaient vulnérables. Ils avançaient lentement sur le sable plat, au seuil des rochers. Même avec le bourdonnement des moteurs et les piétinements des hommes, les vers géants se gardaient d’approcher des falaises. Deux éclaireurs en distilles camouflés s’accroupirent auprès d’eux, silencieux comme des ombres, et Selim eut un sourire satisfait. — Jafar est en position, dit l’un d’eux après avoir retiré son tube respiratoire. Il faut agir avant que la caravane soit trop éloignée. SELIM SE REDRESSA. — Envoie le message. Frappez avec soin, comme toujours. Ne tuez personne sauf si c’est nécessaire. Nous devons leur infliger une leçon et récupérer ce qui revient à Shai-Hulud. Quelque part en lui, il souhaitait la mort du Naib Dharta ; mais il savait que la vraie revanche était d’humilier l’homme, de saper sa crédibilité en tant que chef de tribu. Une détonation violente et sourde, un nuage de poussière, une avalanche de blocs de rocher et la caravane se trouva coincée au pied des falaises. SELIM S’ÉTAIT DÉJÀ ÉLANCÉ. — MAINTENANT, NOUS DEVONS LES ARRÊTER ! Ses partisans surgissaient de leurs cachettes et attaquaient en même temps que lui dans leurs habits de camouflage, sur fond de paysage noir et brun. Les trafiquants zensunni avaient stoppé leurs véhicules à une distance prudente de l’avalanche de rochers. Avant qu’ils aient conscience de ce qui se passait, Jafar et ses hommes les cernaient. Jafar brandit un pistolet maula. Quant aux hommes de Selim, ils étaient armés de javelots, d’armes à projectiles et de frondes mortellement redoutables. Les Zensunni de la caravane étaient paralysés par la terreur. Ils devaient disposer d’armes, mais l’attitude des hommes de Selim qui se refermaient maintenant sur eux ne les encourageait guère à les utiliser. — Ceux qui osent voler à Shai-Hulud ce qui lui appartient doivent en encourir les conséquences, déclara Selim. Une femme lui répliqua, comme si elle crachait un juron : — BANDITS ! Mais un jeune adolescent se tourna vers Selim avec un regard qui n’était pas encore totalement bleu et demanda : — C’EST TOI SELIM LE CHEVAUCHEUR DE VER ? — Oui, je suis Selim et je parle au nom de Shai-Hulud. J’ai reçu une vision du Bouddhallah et nul ne peut en nier la vérité. Honte sur vous pour aider à la mort des vers des sables, à la destruction finale d’Arrakis. Il observait les visages masqués, les yeux sombres, et il vit que le Naib Dharta n’était pas parmi eux. Ainsi que l’avait dit Marha, le vieux chef ne voulait plus partager les tâches épuisantes de ceux qu’il envoyait dans le désert. Il préférait la compagnie et les distractions des marchands hors-monde. Les rebelles avaient ouvert les compartiments de stockage et sorti les sacs d’épice couleur de rouille. D’autres les avaient récupérés et avaient fait rapidement l’aller et retour entre la caravane et les rochers. Avec des mouvements vifs, comme une hase du désert, Marha se précipita sur une fille dont les vêtements et les bras étaient couverts de poussière fauve. Avec un sourire féroce, elle lui arracha un collier de lamelles d’épice. — Tu n’es pas encore mariée, Hierta ? Tu sais, tu devrais te résigner à finir en vieille fille. Elle glissa le collier dans la poche de son distille avant de lever un regard de triomphe jubilatoire vers Selim. HIERTA LA DÉVISAGEAIT D’UN AIR FÉROCE. — Marha ? Mais tu es une traîtresse ! On espérait tous que tu étais morte dans le désert, mais on dirait bien que tu es tombée sous la coupe de ce démon, ce fou ! — Ce fou, dis-tu ? Non, il a eu une illumination. SELIM INTERVINT. — Vendre l’épice de notre planète la conduira à la ruine. Les grands vers finiront par périr et avec eux notre société s’écroulera. (Il serra Marha entre ses bras.) Désormais, mon devoir sacré est de ramener ce que vous avez pris à Shai-Hulud. Il sortit alors son couteau de perle, le planta dans un sac et répandit le Mélange sur le sable comme une averse de sang séché. Quelques cailloux roulèrent sous ce nouveau ruisseau. — SELIM, NOUS AVONS TOUT ! LANÇA JAFAR. Ses hommes avaient rattrapé les fuyards et ramené les sacs de Mélange jusqu’aux rochers. Ils ne tuèrent aucun fouilleur d’épice, ils ne s’emparèrent pas de leur eau ni de leurs véhicules. Pour Selim, la possession ne signifiait rien. Le désert était toujours là, à portée de main. — N’oubliez pas ce que vous venez d’apprendre ici ! proféra-t-il. Combien de fois devrai-je vous répéter cette leçon ? Marha fut la première à reprendre le chemin de la falaise et les vigiles du désert la suivirent vers les hauteurs crevassées pour se fondre dans la nuit... Les fouilleurs d’épice s’éloignaient dans une rumeur de jurons et de plaintes mais, alors même que ses compagnons levaient le poing et lançaient des insultes aux rebelles, un jeune garçon s’attarda, le regard émerveillé. Il s’appelait Aziz et il souriait. Il n’avait jamais osé rêver de contempler le Chevaucheur de Ver ! Et de rencontrer son regard ! Aziz était le petit-fils du Naib Dharta et il avait souvent entendu parler des exploits de Selim. Même si les Zensunni de sa tribu le dépeignaient souvent comme un bandit, un méchant. Mais Selim et ses partisans savaient comment chevaucher les vers ! Et ils n’avaient jamais fait de mal à personne. Malgré tout ce que son grand-père racontait, Aziz pensait que Selim et ses gens étaient courageux, intrépides, inspirés par le Bouddhallah lui-même. Il se dit en secret qu’il voulait en savoir plus à leur propos. Le lâche ne se bat pas. L’idiot refuse de voir la nécessité. La fripouille se place en tête de l’humanité. Les Zenchiites sont tout cela en même temps. Primero Xavier Harkonnen, Dépêches militaires sur le terrain. Sans tenir compte de la réception glacée de Rhengalid, Xavier Harkonnen avait installé son quartier général dans la cité troglodyte de Darits. S’il voulait accomplir sa mission, il n’avait pas d’autre choix. L’air frais résonnait du bruit de cataracte des conduits du barrage. Des algues rouges pendaient des falaises comme des traces de sang épais. Les Anciens Zenchiites s’étaient retirés dans leurs grottes. Leur fanatisme les aveuglait, ils refusaient d’admettre qu’ils étaient en danger, même après que Xavier leur eut montré des images de l’armée robotique qui marchait vers leur sainte cité. — Mais voyez par vous-mêmes. Ces machines vont vous massacrer. Des robots bardés d’épines progressaient dans les terres labourées au bord du fleuve, accompagnés de lourds blindés d’assaut sur chenillettes. Les mercenaires de Ginaz, qui avaient abandonné leur uniforme pour se déguiser en fermiers du coin, les harcelaient régulièrement avec des projectiles explosifs avant de se replier rapidement. L’armée mécanique ne déviait pas de son objectif pour autant et continuait sa marche régulière sur la vulnérable cité de Darits. En observant les images, le Doyen Rhengalid fronça les sourcils, préoccupé, avant de redresser son menton barbu. — Nous n’avons ici rien que les machines puissent vouloir. Elles s’en apercevront vite et se retireront. Xavier, lui, avait vécu par deux fois le désastre que pouvaient causer les machines : sur Zimia et sur Giedi Prime, où il avait perdu Serena. Il avait été également témoin des massacres d’Ellram, Tyndall et Bellos. Il savait qu’Omnius voulait conquérir IV Anbus parce qu’elle constituait une base avancée vers Salusa Secundus. Peu importait aux robots que les Zenchiites soient morts ou vivants. Xavier sentait qu’il était sur le point de se mettre en colère, et il renvoya le chef zenchiite. — J’ai fait tout ce qui était en mon pouvoir pour vous venir en aide, Doyen, mais je n’ai plus le temps de continuer ces discussions. Vous avez parfaitement le droit de réciter vos Sutras si vous pensez qu’ils peuvent vous soustraire à l’ennemi, mais ne me gênez pas dans mon travail. Les mercenaires adressaient des rapports intermittents. Même avec des armes peu sophistiquées, comme celles que les Zenchiites étaient censés utiliser, ils s’étaient montrés remarquablement efficaces et avaient détruit deux fois plus de machines que prévu. Ils laissaient derrière eux des alignements de membres métalliques tordus, déchiquetés, fondus. Xavier en était venu à craindre que les commandos de Ginaz causent tellement de dégâts que les machines pensantes finissent par se méfier et battre en retraite. Mais les robots approchaient des deux premiers établissements où des pièges avaient été dressés. Il consulta les derniers messages des guérilleros et des Jihadi qui occupaient ces villages. — Tercero Tantor, donnez-moi le dernier statut. Les mercenaires nous préviennent que les machines se dirigent sur vous. Il espérait que les objections de Rhengalid fondraient comme neige au soleil quand il serait le témoin de l’assaut monstrueux de l’armée ennemie. Vergyl appela depuis le premier village d’un ton étranglé. — Primero Harkonnen, nous sommes en pleine crise ! — LES MACHINES ?... — Non, Primero, les indigènes. Cette nuit, ils nous ont empoisonnés... Ils ont saboté notre armement et nos cellules énergétiques. Mes hommes sont incapacités. Notre artillerie est hors d’usage. Les Zenchiites ont tout détruit ! Xavier sentit une frayeur glacée l’envahir. Il eut comme un vertige en entrant en communication avec le second contingent. — Ici le Tercero Hondu Cregh. Les indigènes nous ont drogués avant de couper nos câbles de communication, de voler les batteries et de fausser les dispositifs de visée. C’est de leur faute, Primero, mais... (Il toussa.) Nous étions ici pour les protéger. Et maintenant, nous n’avons plus aucun potentiel de riposte. Vergyl intervint, d’une voix brouillée mais tendue. — Xavier, les machines s’avancent sur nous à pleine vitesse. Quels sont tes ordres ? Que pouvons-nous faire ? En proie à une fureur amère, Xavier arpentait la pièce. Il résistait à l’envie d’aller apostropher Rhengalid. Il n’y avait aucun intérêt. Il ne saurait tolérer qu’on fasse du mal à son petit frère, tout particulièrement alors qu’ils tentaient d’aider ces gens. Il aboya dans le communicateur : — Tercero Tantor, Tercero Cregh, repliez-vous immédiatement. Si vous vous rendez, ils vous élimineront. Il cherchait fiévreusement une solution, les mâchoires douloureusement serrées. Le temps passait. L’armée ennemie poursuivait son avancée et, maintenant, ses deux embuscades soigneusement préparées avaient été sabotées. Elles avaient été sa chance principale pour une victoire rapide et efficace. Bien des années auparavant, sur Poritrin, les esclaves bouddhislamiques avaient saboté les générateurs des boucliers de l’Armada de la Ligue et les soldats humains seraient allés aveuglément au-devant de leur mort si Xavier n’avait pas mis au jour la trahison. Et voilà que les Zenchiites suicidaires de IV Anbus venaient à leur tour de trahir l’Armée du Jihad. Il inspira longuement, tandis que lui revenait le souvenir trop net et cruel du meurtre d’un enfant qu’il n’avait jamais connu. Puis il s’adressa à ses troupes : — Nous allons gagner mais de façon dure, si c’est cela que souhaitent les Zenchiites. Je n’abandonnerai pas cette planète à Omnius... Quel qu’en soit le prix. Vergyl répondit, avec de la peur et de l’espoir dans sa voix. — Xavier, je pense que je pourrai remettre en état une part de notre armement. Nous pourrons poursuivre les machines. Zon Noret, le commandant des mercenaires, intervint : — Primero, donnez-nous ces armes. Vous avez vu ce que nous avons réussi à faire avec les ressources locales. Nous allons frapper très fort. — Ce serait inutile. Vous ne pouvez pas accomplir ce qui nous est nécessaire. Repliez-vous et récupérez un maximum d’armement. Nous en aurons certainement besoin – mais pas aujourd’hui. J’ai des plans différents. (Il se tourna à nouveau vers le canyon. Les machines n’étaient plus très loin.) À tous les mercenaires, venez au rapport à Darits aussi vite que possible. Zon Noret, si mes souvenirs sont bons, vous avez une formation d’expert en démolition, non ? Je vais avoir besoin de vos talents. Il regardait l’énorme barrage édifié par les Zenchiites. S’ils avaient été capables de construire un ouvrage aussi efficace, pourquoi ne résistaient-ils pas à un ennemi évident ? LE TERCERO CREGH RAPPELA DU SECOND VILLAGE. — Primero, les forces robotiques viennent de passer. Nous n’avons aucune perte à signaler. — Ils ne s’occupent pas de vous pour le moment. Dès qu’ils se seront emparés de Darits et de ses infrastructures et qu’ils auront installé leurs sous-stations, ils considéreront qu’ils ont largement le temps de revenir pour éliminer les villages... Vous avez une estimation du temps qu’il leur faudra pour rallier Darits ? — DEUX HEURES TOUT AU PLUS, PRIMERO. — NOUS SERONS PRÊTS. Xavier coupa la communication et se tourna vers un de ses aides de camp. Il devait agir dans l’instant. Les Zenchiites l’avaient convaincu. — Allez trouver le Doyen Rhengalid. Dites-lui que les siens ont moins d’une heure pour évacuer la cité. Et confirmez-lui que je n’enverrai pas d’autre avertissement. Les Anciens, regroupés dans le passage couvert et embrumé au faîte de la falaise, voulaient savoir ce que Xavier entendait faire. — Je n’avais pas envisagé de me battre contre les machines de cette manière, dit-il, mais vous m’y avez forcé. J’aurais pu accomplir ma mission tout en sauvant votre cité et les vôtres. Vous ne m’avez pas laissé le choix. En entendant cela, Rhengalid leva un poing noueux. — Darits est une cité sacrée, le cœur de la religion zenchiite. Nous y conservons des textes saints, des reliques et des artefacts irremplaçables. — Vous auriez dû les mettre en sécurité dès que je vous ai prévenus, il y a une heure. Dites à votre peuple de déménager très vite. Il est inutile qu’ils meurent. Il se lança dans l’explication de son plan, avec en arrière-plan le grondement des canaux de dérivation et des déversoirs du barrage. Il y avait quelques dizaines d’années, lorsque Omnius avait lancé une offensive de grande envergure sur Zimia, la capitale de Salusa Secundus, il avait regroupé ses forces et avait dû prendre une décision grave pour protéger à tout prix les générateurs des boucliers Holtzman. Il avait sauvé la planète au prix de milliers de vies et de la destruction de quartiers entiers de la superbe métropole. Avec Darits, il se trouvait devant un choix similaire. À une bien plus grande échelle. Il avait rencontré les ingénieurs et les experts en démolition lors d’une réunion d’urgence. Il fallait déterminer l’emplacement des charges d’explosifs. Le barrage avait été construit dans les règles mais ses commandos avaient réussi à repérer des points faibles dans la structure. Zon Noret était présent, encore saignant de toutes ses blessures. Mais il les ignorait et se concentrait pour rassembler ce qu’il lui restait d’énergie. — Il va falloir au moins dix charges parfaitement positionnées. L’UN DES INGÉNIEURS REMARQUA : — Nous pourrions utiliser exclusivement des mines atomiques, Primero. Ce serait bien plus facile. Xavier secoua la tête. Il avait assisté à l’holocauste de la Terre avec l’Armada de la Ligue. — Quoi qu’aient pu faire les gens d’ici, je tiens à leur donner encore une chance. Suivant le plan de Noret, les hommes et les femmes de Ginaz, aux muscles noueux, à l’air décidé, escaladèrent les blocs de pierre géants qui couronnaient le barrage. Ils plantèrent des détonateurs et des mousses chimiques à haute puissance derrière les deux statues colossales de Mahomet et du Bouddha. L’armée des robots continuait sa progression sans se soucier d’investir les villages isolés. Il fallait d’abord installer l’Omnius réactualisé sur le réseau de Darits. Les représailles viendraient ensuite, mais Xavier avait bien l’intention de les détruire massivement avant qu’ils ne frappent. Certains Zensunni avaient pris la mise en garde de Xavier au sérieux et avaient fui la cité, mais la majorité se refusait à croire ce que les infidèles racontaient. Déchiré par la décision dramatique qu’il avait dû prendre, Xavier observait en silence le flot des réfugiés. Il avait tant de fois assisté au spectacle de la mort. Je ne peux sauver ceux qui tiennent à être des martyrs. Tout soudain, il avait les larmes aux yeux. Quel gâchis ! Pour qui donc se sacrifient-ils ? Omnius ne sera pas plus impressionné que moi. Vorian Atréides appela du vaisseau amiral en orbite sur un ton excité. — Bonne nouvelle, Xavier. J’ai presque fini ici. Paré à lancer la flotte. — Excellent, parce que les machines seront sur nous dans peu de temps. Il allait laisser son ami Primero entamer la seconde phase. Théoriquement, les machines devraient être rejetées au large de IV Anbus. Quelques instants après, l’armée redoutable des robots se présenta à l’entrée du canyon. C’était une cohorte de mécaniques multiformes, lourdement armées, implacables. Devant ce tableau de cauchemar, un humain ne pouvait penser qu’à la destruction absolue. Les soldats les plus endurcis se laissèrent aller à des cris de désespoir. Mais Xavier leur intima le silence. — Nous nous battons pour l’honneur et pour une juste cause ! Nous sommes les soldats de l’Armée du Jihad. Il donna l’ordre aux mercenaires et aux Jihadi de se mettre à l’abri. Zon Noret était au seuil du malaise, mais il refusa l’aide des hommes de Xavier. Les envahisseurs accéléraient, certains d’avoir débordé les lignes de défense des humains. Xavier attendait, le front et les tempes ruisselant de sueur. Les forces de la nature sont de notre côté, c’est un allié puissant. C’est l’eau qui va faire l’essentiel du travail pour nous. Les derniers commandos de Ginaz avaient atteint le sommet du canyon, loin du vecteur de l’onde de choc. Noret ne s’était pas laissé distancer par ses hommes. Au fond du canyon, le soleil faisait rutiler les carcasses hideuses des robots de guerre, donnant l’illusion d’un essaim mouvant d’insectes géants, grotesques. — Voilà un monde qui ne tombera pas au pouvoir d’Omnius, dit Xavier d’une voix basse et menaçante. Il redressa la tête et cria : Tu ne l’auras pas, Omnius ! IL DÉCLENCHA LUI-MÊME LA CHAÎNE D’EXPLOSIFS. Ce fut comme une rafale de coups de tonnerre entre les parois du canyon. L’une après l’autre, les charges déchirèrent le barrage. Des brèches éclatèrent en salves de pierre et de boue dans l’ouvrage titanesque, et des geysers écumants jaillirent, détruisant tout sur leur passage. Un flot de débris déferla comme un troupeau libéré sous la pression de l’immense lac de réserve. Les statues du Bouddha et de Mahomet se fracturèrent en divers endroits et se balancèrent en une étrange danse d’ivrogne. Enfin, dans un rugissement épouvantable, le barrage tout entier s’ouvrit. La muraille s’abattit, entraînant les sculptures cyclopéennes et des blocs hauts comme des immeubles dévalèrent le canyon dans les tourbillons d’eau vert et ocre. Cette arme naturelle était bien trop puissante pour les machines. Les robots hésitèrent un bref instant quand leurs capteurs leur révélèrent la muraille liquide qui approchait. Ils analysèrent trop lentement l’information et essayèrent de battre en retraite. Mais le marteau-pilon était déjà sur eux et les plus massives des carcasses de combat furent emportées comme des fétus de paille dans un ouragan. Le torrent arracha les constructions des parois, inonda les grottes, balaya la cité de Darits avec les reliques sacrées et les derniers Zenchiites qui avaient refusé de partir. L’air sombre, Xavier Harkonnen observait la scène cataclysmique du haut du canyon. L’odeur violente de la terre gorgée d’eau et de la vase montait à ses narines tandis que le réservoir se vidait dans des coulées de limon. Plus en aval, la vague ravageait les cultures et les villages isolés. J’aurais préféré que ça se passe autrement. Mais on ne m’a pas laissé le choix. Les robots avaient été emportés par le flot qui continuait à dévaler le canyon. Les navettes du Jihad descendirent vers la planète pour récupérer les forces au sol qui s’étaient regroupées. Tandis que Xavier rassemblait les mercenaires et ses troupes sur les hauteurs du canyon, des milliers de combattants clamaient leur victoire. Les Zenchiites, eux, semblaient terrassés, incrédules et défaits. Le Doyen Rhengalid, le visage taché de boue, sa barbe grise hirsute, pointa un doigt accusateur sur Xavier. — Maudit soyez-vous ! Vous avez détruit notre sainte cité, nos reliques sacrées, et vous avez détruit des milliers de vies ! Que la colère du Bouddhallah retombe sur vous et vos descendants pour un million d’années ! Tout en bas du canyon, le torrent s’était élargi pour se déverser sur les terres alentour. Les ultimes fragments du barrage qui pendaient encore sur les points d’ancrage tombèrent vers le fond. Le réservoir dégorgeait encore des torrents chargés de gravier. Xavier regarda Rhengalid sans la moindre trace de sympathie. — Il va falloir reconstruire toute votre cité. Mais vous le pouvez, car vous êtes vivants et libres. Les secrets donnent naissance à d’autres secrets. Maxime d’Arrakis. A présent qu’Agamemnon et ses Titans avaient été envoyés en mission, Corrin paraissait plus paisible et fonctionnait plus efficacement. Les deux machines pensantes auraient pu communiquer via n’importe quel nexus du suresprit, mais Omnius demanda à Érasme de se rendre dans la Spire Centrale de Corrin. Chaque fois qu’il découvrait la grande structure en aiguille, elle avait un aspect différent. Le fleximétal obéissait aux caprices d’Omnius. Ainsi, la tour mécanique semblait vivre, avec ses parois à éclipse, ses baies de plass et ses niveaux mouvants. La force du suresprit s’exerçait dans tout le labyrinthe des pièces, du sommet aigu jusqu’aux vastes chambres du sous-sol. Certes, Érasme pouvait changer d’expression avec son visage de fleximétal, mais l’Omnius de Corrin, lui, était capable de transformer des immeubles entiers. À son sens, aucune des autres copies d’Omnius ne manifestait ce genre de fantaisie. D’une certaine façon, l’ordinateur universel paraissait... excentrique. En arrivant, Érasme, obéissant, prit l’ascenseur rapide jusqu’au septième étage de la tour changeante et pénétra dans une petite pièce aveugle. Les iris des portes se refermèrent et, en explorant les alentours avec ses fibres optiques, il ne détecta aucune ouverture dans les parois ou le plafond. Il doutait pourtant que le suresprit tente de l’intimider. Est-ce que cet Omnius-là – le suresprit stratégiquement le plus central du monde des machines – avait développé des émotions, des excentricités ? Est-ce qu’il se croyait supérieur aux autres ? Dans le passé, Érasme, poussé par sa curiosité, avait posé nombre de questions à ce propos, mais le suresprit avait toujours refusé de lui répondre. L’ordinateur était sophistiqué, il avait ses bizarreries, ses idiosyncrasies – et même un ego, en dépit des dénégations d’Omnius. Érasme, le robot indépendant, trouvait cela passionnant. Omnius semblait posséder un programme qui le rendait plus impulsif, plus imprévisible, un peu comme les humains dont les agissements fantaisistes avaient conduit les machines à leur perte sur de nombreux champs de bataille. — Aujourd’hui, Érasme, nous allons discuter de religion, annonça le suresprit dans le système sonore invisible qui ceinturait la pièce. Lève une main, la paume ouverte. Le robot obéit et une gelsphère d’Omnius tomba du plafond pour se poser dans sa main. Un concentré précieux de données dans un globe argenté, léger. Et tant d’autres informations qui ne se trouvaient pas ici, en particulier la qualité d’« âme » que recherchait Érasme, avec d’autres aspects fugaces de la condition humaine. — Veuillez me charger toutes les données concernant notre sujet de discussion avant que nous commencions, dit Omnius. Depuis des siècles, Érasme avait observé la race humaine et développé des expériences qui lui avaient apporté des quantités énormes de données. Il avait proposé bien des fois au suresprit de les télécharger, mais Omnius n’avait jamais montré trop d’intérêt pour ses recherches particulières. Jusqu’à ce jour. — Pour quelle raison souhaitez-vous connaître les religions ? Ça me semble un sujet inhabituel pour vous. — Pour moi, ce que l’on appelle les croyances spirituelles ou religieuses fait partie du schéma incompréhensible du comportement humain. Néanmoins, j’ai conscience qu’ils utilisent leurs religions comme une arme contre moi. Donc, je dois analyser cela. Pour éviter toute perte de données, Érasme entra la gelsphère sur l’interface de son propre corps et transmit les informations demandées par Omnius. Il la retira dans l’instant. Il fallut un moment à Omnius pour traiter les dossiers et réfléchir. — Intéressant... Il existe de nombreuses formes de religions mais, néanmoins, celles qui possèdent les composants émotionnels les plus forts semblent fondées sur l’existence d’un Être Suprême ou d’une force conductrice. Est-ce donc là la croyance supérieure des humains ? — Je poursuis mes recherches à ce sujet, Omnius. En termes de foi, peu de choses sont certaines. Les humains placent leurs croyances et leurs vœux bien avant la logique et les faits réels. — À quoi donc mènent tes expérimentations, si tu ne peux fournir des réponses concrètes ? — Vu le comportement humain, il est difficile de formuler des réponses concrètes. Malgré tout, je m’attache à définir certaines lignes et généralisations qui pourraient s’avérer utiles. La gelsphère argentée tournait au creux de sa paume et générait de la chaleur. — Et à leurs religions ? demanda Omnius. Est-ce donc là tout ce que tu as comme mise à jour ? — Je vous ai donné un résumé historique fondé sur ce que les humains captifs m’ont appris sur leurs églises, leurs synagogues, leurs mosquées et tous leurs autels, sur les fois originelles qui se sont dissipées ou métamorphosées pour devenir les croyances contemporaines. Si vous le souhaitez, je peux dresser la liste de toutes les planètes avec leurs affiliations religieuses connues à ce jour. — C’est inutile. (La voix d’Omnius se fit plus forte.) Pourquoi déclarent-ils que le mouvement qu’ils mènent contre moi est un « jihad », une guerre sainte ? Je suis un ordinateur. Quel rapport je peux avoir avec leurs religions ? — Par convenance, ils vous ont associé avec la forme du mal qui est personnifiée dans leurs nombreux textes sacrés. Pour eux, vous êtes un démon, ce qui leur permet de proclamer que vous représentez l’ennemi de l’être Suprême qu’ils révèrent. Donc, le conflit politique se transforme en un combat religieux. — ET OÙ EST L’AVANTAGE ? — Cela permet aux émotions de dominer, plutôt que la logique selon laquelle nous opérons. Les humains sont enclins à des actes irrationnels parce que leurs religions leur fournissent le fondement qui convient. Pour eux, notre conflit devient plus qu’une guerre- une entreprise sacrée d’un ordre suprême. Il sentit un picotement dans sa main : la sphère traitait l’information à haute vitesse dans ses banques de données. — Leur Dieu pourrait-il être une forme de vie organique qui leur serait supérieure ? demanda Omnius. — De quel Dieu parlez-vous ? Le Dieu du Navachristianisme ? Du Bouddhislamisme ? De la Force Déislamique ? Des Suzerains Pan-Hindi du Septième Cercle ? Moi-même je ne distingue pas très bien les différences ? Ils sont tous sans doute des manifestations de la même déité, estompée par le temps et les informations erronées. Ou alors ce sont des dieux entièrement différents, tous. — Tes réponses sont excessivement vagues, Érasme. — Exactement. Les croyants considèrent Dieu comme une forme de vie éthérée, même si les sectes religieuses importantes rapportent dans leurs récits que les déités peuvent prendre des incarnations humaines. — Et qu’en est-il d’un Dieu des Machines ? Une telle entité pourrait-elle exister ? Érasme réfléchit à la question avant de répondre : — VOUS POURRIEZ ÊTRE UN TEL DIEU, OMNIUS. — Alors pourquoi poserais-je des questions ? (Le suresprit semblait agacé.) Si j’étais Dieu, est-ce que je ne connaîtrais pas tout ? Ce commentaire tombait en parallèle avec les observations d’Érasme, puisque les connaissances contenues dans les banques de données d’Omnius n’étaient pas complètes. Il réfléchit encore. Le suresprit aurait-il joué avec lui depuis le début ? Avait-il absorbé toutes les données rassemblées lors de ses études sur les êtres humains ? Omnius lit-il dans mon esprit en ce moment même ? — Depuis des décennies, tu élèves à part un sous- groupe d’humains, dans des enclos, comme des animaux, et aucun n’a reçu un endoctrinement religieux. La sphère d’argent s’éleva dans l’air jusqu’au plafond où elle roula lentement sur la surface blanche, comme si la gravité venait de s’inverser. — Que pensent-ils à propos de Dieu, ces gens dans tes enclos ? — Naturellement, ils ont des croyances plus primitives. Certains ont concocté des histoires au sujet d’un Etre Suprême, mais la plupart sont convaincus que cette déité les a abandonnés. Le simple concept de religion peut n’être guère plus qu’un aspect social de l’humanité, et lorsque le tissu social est détruit, ce système de croyance disparaît. La gelsphère roula au plafond, dévala un mur, fila sur le sol entre les jambes d’Érasme avant de suivre le même parcours en arrière. — Serait-il possible que tu évites la religion dans tes investigations parce que c’est un sujet trop complexe et illogique ? — Je n’ai pas étudié la question en détail, Omnius. J’ai été absorbé par de nombreux autres aspects du comportement humain. Les croyances religieuses ne constituent qu’une part mineure du caractère humain. D’après ce que j’ai observé, je conclurais que les humains sont agnostiques ou farouchement athées, sauf dans l’épreuve et la douleur intense. Ce type d’attitude se répète tout au long de leur histoire, c’est comme un mouvement de marée qui agiterait l’espèce humaine. Actuellement, les croyances religieuses s’amplifient et le Jihad sert de catalyseur. — Le besoin de religion est-il une caractéristique innée des humains ? Peut-être qu’en ignorant leur spiritualité, tu n’as pas su voir leur essence réelle. — J’en ai torturé des milliers et bien peu ont parlé de Dieu – si ce n’est pour demander pourquoi Il les avait abandonnés. Mais je ne doute pas cependant qu’alors même que Xerxès et son équipe sont en train de massacrer les rebelles d’Ix, les victimes gémissantes prient jusqu’à leur dernier souffle, même si elles sont conscientes de la futilité extrême de cet acte ultime. Ils n’avaient reçu aucune information directe en provenance d’Ix, mais les ordres du Titan avaient été suffisamment clairs. Xerxès était capable de déchaîner de vraies boucheries. Les rares survivants d’Ix réfléchiraient désormais à deux fois avant de déclencher une autre révolte. — Je ne vois toujours pas où est le concept fondamental de la religion. Quel en est le but ? Cela me semble un stimulant imaginaire destiné à contrôler le comportement à l’échelle sociale. ÉRASME RÉPONDIT LENTEMENT : — Comprendre la base de la foi c’est comme tenter de saisir un rocher humide et englué de mousse. C’est solide, ça a de la substance, mais ça glisse entre les doigts. — EXPLIQUE-TOI. — Le sentiment religieux diffère d’un humain à l’autre, même quand ils se réclament d’une même croyance. Chaque individu semble se focaliser sur un aspect différent. Il existe des nuances, des variations subtiles – comme pour l’amour, la religion varie selon les individus. — MAIS POURQUOI ? La sphère d’Omnius se mit à sillonner la pièce d’un mur à l’autre, follement, donnant l’illusion d’un serpentin frénétique, puis rebondit du sol au plafond. Et tout soudain, des duplicata apparurent, des dizaines de gelsphères du suresprit, des projectiles qui partirent dans toutes les directions, manquant de peu Érasme en clamant à tous les échos : « Pourquoi ? Pourquoi ? Pourquoi ? » Puis elles disparurent et le silence revint. Le diaphragme de la porte s’ouvrit et, obéissant, le robot à la face de fleximétal gagna l’ascenseur. De retour dans sa villa de Corrin, Érasme admit en lui-même qu’il n’avait peut-être pas assez prêté attention à la religion chez les humains, comme l’avait insinué Omnius. En ce cas, il devait s’y pencher sans plus tarder. Il avait été avant tout obsédé par la créativité humaine et son expression dans les diverses formes d’art. Mais où donc puisaient-ils leur inspiration ? D’une source supérieure ? Il se pouvait que les esclaves aient réussi à lui dissimuler leur spiritualité – même inconsciemment. De là à penser qu’ils réussissaient aussi à se cacher de lui... Depuis un porche, il observait les humains crasseux, entassés derrière leurs barrières, dans leur réserve sordide. Si Iblis Ginjo ou Serena Butler avaient appris comment déclencher le moteur caché dans les tréfonds de la psyché humaine, cela pouvait expliquer que la ferveur religieuse se soit transformée en une fièvre guerrière. Fort de cette nouvelle détermination, le robot prépara une enquête intellectuelle inédite. Quelle puissance se cachait derrière la religion ? Était-ce une arme dont les machines ne sauraient venir à bout ? Il ne se souciait guère des détails du Jihad galactique, il fallait avant tout qu’il mène à bien de nouveaux projets dans son propre intérêt... Omnius mit à sa disposition des piles d’ouvrages électroniques ou imprimés qui avaient été confisqués dans les antiques bibliothèques des humains et sur les colonies des Mondes Synchronisés conquises par les machines. Érasme téléchargea le tout dans ses banques personnelles. C’est alors qu’il pensa aux Cogitors et aux précieuses informations qu’ils détenaient. En supposant qu’il en existe un sur Corrin, un cerveau de cet âge pourrait lui apporter des révélations intéressantes. Sur Terre, il s’était quelquefois entretenu avec le Cogitor Eklo qui avait été supprimé pendant la révolte humaine. Avec sa précision électronique, Érasme se rappelait chaque mot prononcé par Eklo. Il réécouta leurs conversations en détail et parvint à une conclusion troublante : Eklo, qui était censé être neutre en tout point, lui avait dissimulé quelque chose – en protégeant constamment les humains. Malheureusement, certaines guerres sont gagnées par le camp qui se montre le plus fanatiquement religieux. Les chefs des vainqueurs savent brider la sainte énergie de la folie collective. Cogitrice Kwyna, L’art de l’agression. Iblis Ginjo traversait la plazza du gouvernement sous une faible averse d’après-midi, suivi d’une dizaine d’agents de la Jipol qui ne cherchaient pas à se protéger de la pluie. Les statues et les mausolées des martyrs du Jihad brillaient sous les projecteurs jaunes. En escaladant le large escalier du Hall du Parlement, le Grand Patriarche feignit la surprise en rencontrant quatre moines en robe safran qui descendaient avec précaution les marches. Le plus grand portait un cylindre enveloppé dans du tissu : la Cogitrice Kwyna se trouvait à l’intérieur, comme un oiseau en cage. Iblis savait qu’il allait les trouver là et il avait arrangé cette rencontre « fortuite ». Il fit signe à ses hommes qui se déployèrent aussitôt pour barrer le chemin aux moines assistants. — Oh, mais c’est merveilleux ! s’exclama Iblis. J’ai demandé à voir la Cogitrice ! Je suis persuadé que nous avons bien des idées à échanger. Il souriait, en espérant qu’il aurait le même contact qu’il avait eu avec le Cogitor Eklo avant la dramatique rébellion de la Terre. Il faisait face à un programme bien plus sophistiqué que le précédent, avec ses efforts maladroits pour inciter les esclaves à se révolter contre leurs maîtres. Il savait qu’il ne pouvait parvenir seul à ses fins et que la Cogitrice pourrait l’aider – si seulement il parvenait à l’inciter à partager son immense intellect avec lui... Jusqu’à présent, elle s’était montrée lointaine, réticente, comme si elle attendait qu’il justifie ses actions. — Kwyna a été très occupée, répondit le moine assistant qui veillait sur le container. Son visage était marqué d’une cicatrice qui allait de sa tempe à son menton. — Je comprends, de la même façon que le Jihad requiert tout mon temps. Mais nous sommes du même bord, n’est-ce pas ? Des alliés... et peut-être même des collègues ? Iblis s’avança, vibrant d’espérance, et leva un pan de tissu pour découvrir le cerveau rosâtre qui flottait dans l’électrafluide bleu. Le moine grimaça, ce qui plissa sa cicatrice. Il avait un regard hostile, mais il n’osa pas s’opposer au Grand Patriarche. — Cogitrice Kwyna ? demanda Iblis en s’adressant directement au container. J’ai besoin que vous m’éclairiez sur certains sujets. Pourquoi ne pas nous mettre à l’abri de cette triste pluie pour parler à l’aise ? Tout comme celui d’Eklo, le cerveau de Kwyna était un réservoir énorme de connaissances et de réflexions. Elle consentirait peut-être à le conseiller s’il utilisait ses informations pour une juste cause. Iblis avait lu certaines de ses déclarations ésotériques et il devait absolument confronter ses interprétations avec ses pensées véritables. Il percevait le malaise de Kwyna devant l’intensité de son intérêt, mais il brûlait de se rapprocher intellectuellement de la Cogitrice, de sa philosophie et des informations qu’elle détenait. Et il ajouta d’une voix tendue, à demi éteinte : — JE VOUS EN PRIE. — Attendez, Grand Patriarche, dit le moine avec un regard brûlant alors qu’il communiquait avec le cerveau ancien. Indifférent à la pluie qui se faisait plus drue, il s’adressa à Iblis d’une voix rauque, traduisant les paroles de la Cogitrice. — Grand Patriarche, vous souhaitez m’interroger à propos des écritures antiques. Je le lis dans votre voix, vos gestes, votre souffle. IMPRESSIONNÉ, IL ACQUIESÇA. — Je suis fasciné par les anciennes prophéties muadru, elles s’appliquent tout à fait à cette période tumultueuse. C’est à partir de mes lectures que j’ai trouvé d’innombrables justifications pour notre Guerre Sainte, notre Jihad contre les machines pensantes. Vos discours et vos écrits m’ont incité à envoyer nos braves combattants sur les champs de bataille. LA COGITRICE PARUT DÉCONCERTÉE. — Mais ces idées n’avaient aucun rapport avec votre Jihad. — N’y a-t-il pas des idées qui sont éternelles ? Les vôtres en particulier, Kwyna. La pluie tombait plus fort encore, et un sergent de la Jipol présenta au Grand Patriarche une serviette afin qu’il s’essuie le visage tout en continuant : — Dans l’un de vos manifestes, vous avez évoqué la folie collective de la guerre, le fait que les gagnants invoquent des motifs violents pour s’assurer la victoire finale. J’ai essayé de m’approcher de cet objectif, et avec un certain succès, je me plais à le dire. Mais à présent, j’aimerais passer au niveau supérieur. — Je n’ai jamais soutenu une telle tendance. Ça n’était qu’une de mes paroles détournées de leur contexte. Avez-vous vraiment lu tout le parchemin, Iblis Ginjo ? Je crois bien qu’il contient plusieurs millions de mots et il m’a fallu des siècles pour l’achever. — Je l’ai scanné pour y trouver des idées. Vous m’avez inspiré, vous savez. — Les concepts importants doivent être absorbés intégralement. N’essayez pas d’interpréter les écritures en mettant des œillères pour qu’elles correspondent à vos visées. Iblis savait très bien qu’il avait fait un choix- sélectif dans les écrits de Kwyna avant de bricoler les informations. Mais il appréciait ce dialogue avec la Cogitrice, il le considérait comme un jeu intellectuel, un défi personnel pour mesurer jusqu’à quel degré il pouvait rivaliser avec un des esprits les plus brillants de l’histoire humaine. Il avait besoin de cette tutelle qui lui avait été si salutaire avec le Cogitor Eklo, jusqu’à la terrible révolte sur Terre et le raid atomique. Il cita rapidement des passages des écritures de la « fin des temps », des runes muadru et autres testaments qui – si on les interprétait de façon très libre – proclamaient que l’humanité ne connaîtrait le paradis qu’après avoir subi mille années de souffrance... et à condition d’avoir fait des sacrifices suffisants. — Je pense qu’Ix est l’occasion pour nous de faire ces sacrifices. Mes Jihadi et les mercenaires sont prêts à payer ce prix. De même que la population d’Ix. — Le sang des innocents a toujours été la monnaie d’échange des chefs charismatiques, déclara Kwyna par la voix de son assistant. Vous citez des fragments et évoquez des artefacts bien connus pour être incomplets. Il y a donc des failles dans vos connaissances et il se peut que vos conclusions soient erronées. Tout soudain avide et excité, Iblis haussa les sourcils. — Alors vous connaissez le reste du message ? Que contiennent les autres fragments ? Il avait besoin d’un maximum de munitions en écritures. Il fallait qu’il déclenche la frénésie sur les planètes qui venaient de se réveiller, qu’il galvanise les peuples opprimés avec la promesse que le temps de leurs souffrances s’achevait. Après un long moment de silence, Kwyna demanda : — Êtes-vous sincèrement un homme de religion, Iblis Ginjo ? IL SAVAIT QU’IL NE POUVAIT MENTIR. — La religion convient à ma sainte démarche, qui est d’amener l’humanité à se soulever contre ses oppresseurs. Le moine exprima la réponse de Kwyna avec sa voix lugubre : — Avez-vous seulement écouté les nombreuses protestations contre le Jihad ? Vous avez décidé cela pour le bien de l’humanité, Grand Patriarche... ou pour vous- même ? IL RUSA. — Pour une seule personne, peut-être, mais pas pour moi. Non, c’est pour l’enfant innocent de Serena Butler, que j’ai vu assassiné par une machine pensante sans conscience. Les protestataires que vous évoquez ne voient qu’à court terme et ont un comportement absurde, alors que je ne suis que l’instrument de la victoire. Quand j’aurai réussi, c’est avec joie que je me retirerai dans l’ombre. Le moine, cette fois, traduisit le rire singulier de Kwyna. — EN CE CAS, VOUS DEVEZ ÊTRE UN ANGE. Mettant fin à l’entretien, le moine rabattit le tissu humide sur le container et déclara de sa voix propre : — Nous devons regagner la Cité de l’Introspection, Grand Patriarche. Il ne faut pas déranger plus longtemps l’Ancienne. Comme s’il s’arrachait à une transe, Iblis prit conscience des gens qui passaient autour de lui, en escaladant les marches luisantes de pluie. Il aurait voulu passer plus de temps avec le super cerveau, il avait besoin de conseils, d’indications de la part de cette brillante intelligence – mais le moine s’éloignait déjà. Il se dit que lui aussi était en retard, que Serena Butler allait bientôt prendre la parole devant l’Assemblée pour un de ses nouveaux discours inspirés qu’il avait personnellement rédigé. Sans se préoccuper de ses vêtements trempés, il se rua à l’intérieur. La sécurité était hautement assurée, mais il ne se souciait pas d’actes de violence ni de tentatives d’assassinat. IL N’AVAIT RIEN PROGRAMMÉ. Serena Butler composait une image angélique dans son exquise robe blanche décorée de joyaux. Elle avait une fleur de souci sur son revers, un collier d’or au cou et se présentait comme l’émanation d’une femme encore jeune et pleine de vie, même si elle était entrée dans son âge mûr. Ce qui était extraordinaire si l’on considérait qu’elle refusait le traitement de jouvence d’Aurelius Davenport. Iblis ne perdait pas un instant du spectacle. Serena ne quittait que très rarement la Cité de l’Introspection et chacun de ses discours était un événement qui faisait date. Vingt humains libérés, des rebelles qui avaient été récupérés sur le nouveau front de combat d’Ix, étaient assis dans les premiers rangs au titre de pièces à conviction vivantes. Ils regardaient la Prêtresse avec adoration. Grâce aux efforts de propagande d’Iblis, tous les humains de l’univers habité – même ceux qui étaient en captivité dans les geôles des machines – avaient entendu parler de cette femme exemplaire et de son enfant martyr. Serena était devenue une missionnaire entièrement dévouée à sa tâche et qui se battait sans relâche pour unifier les humains de toutes les planètes contre les ignobles machines pensantes. Quand le public redevint silencieux, la voix de Serena, s’éleva, forte et mélodieuse. — Nombre d’entre nous ont été les témoins directs de la bravoure, des sacrifices et du sang versé pour renverser la pire dépravation de l’univers. Certains d’entre vous sont d’authentiques héros. Elle appela dix hommes et dix femmes par leur nom et cita leurs prouesses au combat. Tous étaient des civils survivants de batailles terriblement meurtrières. — Approchez-vous. Venez à moi, clama Serena en étendant les bras. Et, dans toute la salle, la foule se leva et applaudit. Les réfugiés affluèrent vers la Prêtresse et elle leur effleura le front comme pour les bénir. Des larmes ruisselaient sur les visages, y compris le sien. Serena reprit, d’un ton déterminé et proche de la colère : — J’ai vu ce que jamais une mère ne devrait voir ; j’ai vu mon enfant si joli assassiné sous mes yeux. Pensez à vos enfants tout comme au mien. Ne laissez pas les machines faire cela à d’autres petits, je vous supplie. En écoutant Serena, ses phrases, son intonation et sa diction parfaitement maîtrisées, Iblis eut un frisson de fierté. Les larmes qui brillaient sur ses joues étaient une touche finale exceptionnelle, et il ne doutait pas qu’elles étaient réelles. Il hocha la tête en voyant l’effet magique qu’elle produisait sur le public. Les hommes et les femmes étaient fascinés. Il avait décidé de l’engager sur la voie du fanatisme professionnel et elle s’était montrée une élève d’exception. Dans un premier temps, elle avait suivi de bon gré ses instructions et les résultats avaient été appréciables, enrichissants. Mais dès qu’elle avait commencé à renâcler, il avait dû imaginer des « menaces » contre sa vie. C’est ainsi qu’il avait réussi à lui imposer les Séraphines choisies par lui comme garde rapprochée. Mais elle avait continué de se montrer trop indépendante et il avait monté une tentative d’assassinat qui avait abouti à l’élimination d’un fidèle au cours de sa capture. Dès lors, pour sa « protection », Serena était demeurée derrière les murs de la Cité de l’Introspection où il ne la quittait pas de l’œil. Elle y était en sécurité absolue et ne dépendait que de lui seul. Tout était en ordre. Personne n’avait remarqué son arrivée et il se rendit rapidement jusqu’au foyer de repos pour enfiler des vêtements secs. A l’instant où il allait repartir, le commandant de la Jipol se glissa en silence dans la pièce. — Grand Patriarche, j’ai le plaisir de vous informer que nous avons mené à bien notre mission en ce qui concerne Munoza Chen. Tout est en place. Du bon travail bien net. Yorek Thurr était un petit homme basané et chauve avec une moustache noire. Il avait de petits yeux sans expression et portait un pourpoint vert sombre. Expert en garrot, dague, stylet et autres armes silencieuses, Thurr n’avait pas son pareil pour se déplacer furtivement et il était constamment à la disposition du Grand Patriarche. Pour Iblis, c’était un élément de premier ordre. IL LUI ACCORDA L’HONNEUR D’UN SOURIRE SATISFAIT. — JE SAVAIS POUVOIR COMPTER SUR VOUS, THURR. Depuis la création de la Jipol, Yorek Thurr s’était révélé un informateur précieux capable de détecter les vrais espions, les humains discrets mais efficaces qui travaillaient en secret pour les Mondes Synchronisés. Depuis qu’Iblis avait utilisé un homme de paille pour effrayer les membres de la Ligue, il avait été surpris par le nombre de traîtres que Thurr avait démasqués. Des dizaines de citoyens éminents avaient été impliqués et exécutés, ce qui avait déchaîné la paranoïa des humains libres. La Jipol avait très vite joué un rôle prééminent et Yorek Thurr avait pris du galon jusqu’à en être le chef incontesté. Parfois, Iblis lui-même le redoutait. Munoza Chen s’était constamment plainte et avait maintes fois résisté aux ordres d’Iblis. Il l’avait très vite soupçonnée d’être un agent des machines pensantes. Pourquoi se serait-elle ainsi opposée aux décisions déterminantes du Conseil du Jihad ? Oui, la réponse était évidente. Dès qu’elle lui avait tenu tête en public, son espérance de vie avait chuté. Par définition, quiconque s’élevait contre le Jihad était un allié des machines. Simple bon sens. Il était responsable de trois billions de vies et il n’avait guère le temps de travailler dans la subtilité. Son but premier était de faire avancer son mouvement et de le protéger et il devait pratiquer des coupes efficaces dans l’opposition. Le Jihad avait été lancé depuis des décennies et ne cessait de s’amplifier. Mais, pour Iblis, il n’allait encore pas assez vite et n’était pas allé assez loin. Tous ceux qui contrariaient ses desseins étaient traqués et finissaient par être piégés sournoisement. Au fil des ans, après les premières purges majeures où avaient été impliqués sept représentants de la Ligue des Nobles – qui, tous, assez bizarrement, avaient été des rivaux ou des contestataires –, les gens en étaient venus à craindre qu’une machine intelligente se cache sous leur lit. Cinq ans plus tard, après une nouvelle série de purges, Iblis avait supprimé toute résistance fâcheuse. Il ne subsistait qu’une infime opposition interne et, louée soit la Jipol, Munoza Chen ne mettrait plus de grains de sable dans la croisade contre les machines... Iblis, après avoir quitté Yorek Thurr, retourna dans le Hall de l’Assemblée. Dès qu’il entra, il la vit lever les bras et demeurer un instant immobile, comme inspirée, poignante, puis le regarder avant de dire : — Nous n’avons plus le droit de nous soustraire aux devoirs de l’humanité ou de nous reposer : nous devons nous battre ! Elle avait à peine achevé son discours que les portes du Hall s’ouvrirent pour laisser déferler une troupe de jeunes gens en uniforme vert et cramoisi du Jihad. Sous les vivats du public, ils furent bientôt plusieurs milliers de nouveaux volontaires prêts à sacrifier leur vie pour la cause du Jihad. Avec une grâce angélique, Serena se précipita vers eux et les embrassa, certaine de les envoyer nombreux à la mort. — MES JIHADI ! S’ÉCRIA-T-ELLE ENTRE DEUX SANGLOTS. Iblis acquiesça, ravi. Il avait prévu chaque seconde de cette chorégraphie, Serena allait encore plus loin, comme sous l’effet d’une réaction spontanée. Le concept était d’elle, lui avait travaillé sur les détails. Nous formons une grande équipe. Cependant, en observant attentivement la Prêtresse Serena, il prit conscience d’un dilemme. Il avait tout fait pour qu’elle travaille à sa place, et elle venait de prononcer l’allocution la plus vibrante de sa vie. Néanmoins, pour son bien-être, il devait la surveiller de plus près. Il ne tenait pas à ce qu’elle pense trop par elle- même... ou trop pour elle-même. Nous sommes des idiots quand nous pensons que la bataille est finie à jamais. Un ennemi défait peut nous amener à abaisser notre garde... pour notre peine éternelle. Primero Xavier Harkonnen, Dépêches militaires sur le terrain. Dans son siège de commandement, sur la passerelle du vaisseau-amiral, Vorian étudiait les photos transmises par les satellites : l’énorme torrent d’eau déferlait dans les canyons de IV Anbus après l’éclatement du barrage. Il secoua la tête avec un sourire amer. La victoire au prix d’un désastre absolu. Et maintenant ? Après les opérations au sol, le Tercero Vergyl Tantor et les autres officiers de la flotte avaient regagné leurs ballistas et s’étaient remis en formation, prêts pour la dernière phase qui aurait lieu dans l’espace. Si tout se déroulait selon le plan de Vorian, la flotte d’Omnius allait être repoussée à jamais de ce monde blessé. Vorian sourit par avance : la navette du Primero Harkonnen venait de s’amarrer au vaisseau et il montait déjà vers la passerelle. À mon tour maintenant. Il allait montrer à Xavier comment gagner : en rusant plutôt qu’en détruisant. Dès que Xavier apparut, pantelant et défait, son ami lui décocha un regard de défi marqué d’une étincelle de malice. — Regarde comment je peux neutraliser la flotte des machines sans gaspiller des vies humaines. Sur son ordre, le vaisseau amiral se porta à l’avant- garde de l’Armada du Jihad. Xavier passa la main dans ses cheveux rouquins, déjà grisonnants aux tempes. — Ces pertes, là en bas, n’auraient pas dû être nécessaires, Vorian. Il existe certaines gens qui choisissent d’être des victimes alors qu’elles ont d’autres options. (Visiblement perturbé, il essaya de se détendre.) Même si nous nous en étions sortis avec quelques égratignures, les Zenchiites nous auraient malgré tout reproché nos efforts pour les sauver. VORIAN EUT UN RIRE BREF. — Mon ami, nous ne faisons pas cela par gratitude, mais pour l’avenir de la race humaine. (Il se tourna vers son poste de commandement et lança aux cinq ballistas :) Activez les boucliers Holtzman à l’intensité maximale. Augmentez la vitesse orbitale afin que nous soyons au contact des vaisseaux robots une heure avant leurs prévisions. — Pour ça, ils vont être surpris ! répondit Vergyl depuis son vaisseau. XAVIER PRIT UN TON GRAVE ET MESURÉ. — Les machines pensantes devraient probablement se montrer... déconcertées et incapables de recalculer leur stratégie dans le laps de temps qu’il leur restera, Tercero Tantor. Ce qui n’a rien à voir avec une réaction émotionnelle. — Comme ton petit frère te l’a dit, ajouta Vorian, ils vont quand même être surpris. Sur l’écran, le jeune officier semblait lutter contre un malaise. Tout en observant les vaisseaux du Jihad qui se plaçaient en formation de combat, Vorian railla : — Vergyl, je pense que tu auras besoin d’une petite permission après ça. — Rien de grave... Juste l’hospitalité trop généreuse de nos amis zenchiites. Mais si ta sympathie va jusqu’à me concéder quelques points lors de notre prochaine partie... — Messieurs, intervint Xavier, concentrons-nous sur la bataille. Si les forces robotiques au sol avaient été anéanties par l’inondation, les vaisseaux d’Omnius, eux, restaient intacts. Et les cinq ballistas furent pris sous un feu intense, protégés par les boucliers, et plongèrent comme des souris enragées pour affronter les taureaux saluséens du suresprit dans l’arène infinie de l’espace. En contournant la faucille éclairée de IV Anbus, Vorian eut un sifflement appréciateur. La flotte aux reflets métalliques semblait plus redoutable que jamais, là, dans la nuit de la planète. Mais c’est d’un ton décidé qu’il s’adressa à l’équipage. — Les machines fonctionnent selon une perception rigide de la réalité. Si on les chatouille un peu, on peut corriger cette réalité. (Il passa sur le circuit général.) A tous : double vérification du statut des boucliers et accélération jusqu’à la vélocité de collision ! Les hommes étaient graves, inquiets, mais décidés à se battre jusqu’à la victoire. — Je suis sûr que les robots ont intercepté ton message, Vorian ! transmit Vergyl. Euh... j’espère que tu as mieux qu’un assaut suicide. — Nous ferons ce que nous devons faire, petit frère, répliqua Xavier. Les deux flottes se rapprochaient à chaque seconde, à une vitesse folle, et Vorian régla les contrôles de communication pour émettre un message bref et encodé à destination du centre de contrôle et de commandement des robots. Avant d’ajouter sur la fréquence ouverte : — Dites à notre flotte cachée d’intervenir et d’éperonner ces unités ! (Il agrippa ses accoudoirs avec un sourire confiant.) Regarde bien ça, Xavier. INCRÉDULE, XAVIER SECOUA LA TÊTE. — Vorian, j’étais convaincu de te battre à la guerre des nerfs n’importe quand. Mais je crois maintenant que ta colonne vertébrale est en titane pur. — Ça me plairait assez de gagner quelques parties durant notre long voyage de retour vers Salusa. Tu devrais te distraire un peu avec tes hommes d’équipage, tu sais, essayer de les soulager d’une partie de leur solde... ou de leur en donner un petit peu de la tienne. — Primero Atréides, rétorqua Xavier d’un ton brusque, contente-toi de commander ton vaisseau. Il se cramponna à la rambarde à l’instant où les unités du Jihad fondaient sur les robots comme une volée de boulets de canon. Au dernier instant, la flotte robotique rompit le cap, quitta son orbite et se dispersa. Les cinq ballistas protégés par leurs boucliers foncèrent dans un secteur d’espace vide et les bâtiments de guerre d’Omnius filèrent vers le large, abandonnant à jamais IV Anbus. L’équipage se déchaîna en vivats hystériques et, avec un rire délirant, Vergyl lança dans le circuit : — XAVIER, JE N’EN CROIS PAS MES YEUX ! Vorian se tourna vers son équipage avec une expression d’impatience simulée. — Bien, nous avons fait fuir Omnius, mes amis – alors qu’attendons-nous ? Vous préférez rester là à vous congratuler ou bien voulez-vous griller quelques robots ? Les hommes applaudirent, enthousiastes et confiants, cette fois. Vorian lança son ballista, suivi de Vergyl. Les cinq vaisseaux se lancèrent à la poursuite des machines, vers les franges du système d’Anbus. Xavier, les bras croisés, attendait des explications. Vorian l’affronta en souriant. — J’ai envoyé un message avec des données fausses vers le réseau de capteurs des machines. Je me suis contenté de modifier quelques relevés pour leur faire croire que nos ballistas étaient lourdement armés, indestructibles... et soutenus par une force plus importante et invisible récemment arrivée des chantiers de Poritrin. — COMME ÇA, ÇA PARAÎT FACILE. VORIAN GROMMELA. — Certainement pas ! Tout doit être parfait dans le moindre détail pour résister à l’analyse serrée des capteurs redondants. Je doute que je refasse jamais ça, parce qu’Omnius va comprendre le truc et le guetter désormais. XAVIER RESTAIT SCEPTIQUE. — Et qu’est-ce que voient les machines maintenant ? On dirait que tu as réussi à les hypnotiser. — Maintenant, les robots pensent que nous avons des dizaines de vaisseaux de combat protégés par des champs d’invisibilité. Ils ne peuvent pas les voir, encore moins les détruire, mais ils « savent » qu’ils sont là, prêts à ouvrir le feu sur leurs bâtiments. Ils ont calculé leurs chances et ils ont choisi la fuite. — Tactique brillante, apprécia Xavier. Mais fondée sur une probabilité extrêmement mince. — Ni mince, ni brillante – tout simplement sournoise. Je l’ai répété souvent : on peut tromper les machines. Nous avons eu de la chance que mon père ne fasse pas partie de la flotte. Les cymeks sont bien plus soupçonneux. Agamemnon aurait fait la différence et il aurait sûrement compris qu’il s’agissait d’un coup de bluff. Au bout d’une demi-heure de poursuite, un technicien demanda à parler en privé aux deux Primeros et les informa que les boucliers Holtzman étaient menacés de surchauffe et de défaillance. Les systèmes n’étaient pas prévus pour fonctionner longtemps à une telle intensité. VORIAN CROISA LES BRAS SUR SA POITRINE. — Je pense que nous pouvons désactiver les boucliers. Nous n’avons plus besoin d’eux. (Il retransmit le même ordre aux autres ballistas et ajouta :) Alors pourquoi ne pas ouvrir le feu ? Les ballistas venaient de s’abattre sur les machines robotiques dans une série de bordées lourdes. Deux unités furent très vite annihilées. Mais les machines étaient capables d’endurer des poussées maximales et, très vite, la flotte robotique se dispersa et les unités du Jihad durent mettre fin à la poursuite. VERGYL COMMENTA SUR LE CIRCUIT : — Je dirais que c’est le meilleur des antidotes contre les poisons zenchiites. Les cinq ballistas contournaient une dernière fois IV Anbus, prêts à mitrailler l’adversaire une dernière fois quand ils se heurtèrent à un groupe de vaisseaux en pleine accélération. Ils étaient d’un modèle absolument différent, sans défense ni système furtif, comme s’ils s’attendaient à rencontrer un détachement des machines pensantes. Vibrant de confiance, Vergyl Tantor transmit sur la fréquence de sécurité encodée : — Ah, une dernière chance ! J’ai comme l’impression qu’on va donner une leçon à ces maudites machines ! Qui est prêt à parier avec moi sur celle que je vais descendre en premier ? — Tercero Tantor, restez à l’écart et attendez les renforts, le prévint Xavier, même s’il n’était guère inquiet depuis qu’il avait assisté à la première déconfiture totale de la force robotique. MAIS VERGYL, QUANT À LUI, VIBRAIT DE CONFIANCE. — Tout ce que je veux, c’est chasser ces dernières mécaniques de ce système ! Il plongeait droit vers les nouveaux adversaires en tirant ses premières salves. Et il ajouta : — Xavier, rappelle-toi, quand je n’étais qu’un petit garçon et que tu m’as dit que je serais un héros et que je devrais sauver une planète tout entière pour être digne d’une femme comme Serena Butler. Maintenant, tu crois que je peux impressionner Sheel ?... VORIAN FIT SOUDAIN PIVOTER SON SIÈGE ET HURLA : — Attendez ! Regardez leur profil ! Ce sont des vaisseaux cymeks ! Je ne peux pas utiliser ma programmation contre eux ! — Vergyl, rabats-toi ! cria Xavier. Le Primero Atréides vient de me dire que sa ruse ne va pas fonctionner... Les cymeks étaient parés à un affrontement violent avec les Jihadi. Et ils ouvraient déjà le feu sur le ballista de Vergyl. Le jeune Tercero réagit rapidement. Il tenta de ramener ses boucliers surchauffés en ligne, mais certains champs de débordement clignotèrent très vite et craquèrent sous la première salve de l’ennemi. Six projectiles percèrent la défense du ballista et touchèrent la coque et les moteurs. Vorian avait déjà lancé le vaisseau amiral en direction de la zone d’engagement. Xavier, lui, penché sur la console de communication, lançait ses ordres : — À tous les vaisseaux en état, convergez sur ce point et défendez... Une deuxième salve éventra le ballista de Vergyl, l’un des cônes exhausteurs se brisa et l’ensemble du moteur fut déchiré et alla exploser dans l’espace. Les flammes criblèrent les boucliers intermittents et rebondirent vers le vaisseau, provoquant de nouveaux dégâts. — DEMANDE ASSISTANCE ! CRIA VERGYL. Les quatre autres ballistas étaient au maximum de leur vitesse, mais leurs boucliers étaient surchauffés à la suite de la bataille, et inefficaces. Xavier, malade d’inquiétude, était agrippé à la rambarde de la passerelle. Il savait que Vorian faisait tout son possible et il n’avait pas à intervenir sans ses ordres. VERGYL REVINT EN LIGNE D’UN TON FRÉNÉTIQUE : — Alerte d’urgence ! Lancement des capsules d’évacuation ! Xavier, tu pourras me le reprocher autant que tu veux... Les vaisseaux cymeks, voyant approcher les unités du Jihad et sachant que le temps était compté, frappèrent une troisième fois, des explosions ouvrirent la coque et lacérèrent les ponts. Le ballista géant, déchiqueté, explosa dans le vide. L’atmosphère intérieure fusa en longs jets de brume éblouissante, puis de neige, en contraste avec les flammes jaunes des réservoirs de carburant. Les modules d’évacuation jaillirent dans l’espace, dont trois venaient de la passerelle. — Assure la sécurité des capsules, dit Xavier. Priorité rouge. — ON A BESOIN DE FEU DE COUVERTURE. Vorian comprenait l’angoisse de Xavier en face du terrible danger que courait son frère, et il avait passé lui-même beaucoup de temps avec le jeune Tercero, des instants de bonheur à rire et à jouer ensemble, à écouter les songeries de cet homme nostalgique qui parlait de sa femme et de ses enfants restés sur Giedi Prime. — BON DIEU ! METTEZ-VOUS EN FORMATION ! Les ballistas étaient enfin à distance de tir. Les cymeks subirent dans l’instant des dégâts majeurs mais refusèrent de rompre le combat. Bien au contraire, les cerveaux humains cybernétiques, impitoyables, se lancèrent à la poursuite des capsules d’évacuation. Vorian, en tant que fils du Général Agamemnon, ne savait que trop ce que l’ennemi ferait de ses prisonniers. Avant que les ballistas interviennent, les vaisseaux cymeks avaient déjà avalé une dizaine de capsules, comme des piranhas. Mais, sous le feu roulant de la flotte du Jihad, ils battirent en retraite avec leurs prisonniers condamnés à une fin atroce. Obéissant à une dernière réaction et sans savoir qui s’était trouvé dans les capsules, Vorian lança dans le communicateur : — Ainsi les cymeks ne sont plus que des lâches qui fuient le combat ? Ici le Primero Vorian Atréides. Je me moque bien de vous ! Mon père, le Général Agamemnon, m’a enseigné que les humains étaient inférieurs, que les cymeks sortaient toujours vainqueurs de la bataille. Si c’est le cas, pourquoi fuyez-vous ? Ce fut la voix de son père qui lui répondit, lourde comme une huile brûlante, et il tressauta. — Vorian, je t’ai aussi enseigné que le fait de blesser un ennemi est plus satisfaisant qu’une victoire directe. Nous verrons quel degré de souffrance nous allons pouvoir infliger à nos invités. Je suppose que tu as des amis parmi eux ? Je me réjouis par avance de m’amuser avec eux. Les vaisseaux cymeks se perdaient sur le fond des étoiles et Xavier Harkonnen poussa un long cri de désespoir en pensant à son demi-frère qu’il ne reverrait plus jamais. VORIAN RÉPLIQUA : — Père, revenez et nous nous battrons ! Il faut en finir. Auriez-vous peur de moi ? — Pas du tout, Vorian. Je prends seulement du plaisir... à tes dépens. Les puissantes unités cymeks s’éloignaient de IV Anbus et Agamemnon resta indifférent au défi de son fils. Bientôt, elles furent invisibles. Il existe un million de façons de poser la même question, et un million de façons d’y répondre. Cogitors, Le Postulat Fondamental. Enfermé dans une bulle d’air au centre d’un des quatre vaisseaux des Titans, Vergyl Tantor flottait en apesanteur. Il était impuissant, perdu dans un cauchemar, la peau gluante de transpiration, les yeux brûlants d’inquiétude, tentant de masquer son expression sous un faible rictus de bravoure. Même dans cette situation, il s’accrochait encore à l’espoir que Xavier viendrait à son secours. Mais, au fond de lui, il savait que c’était un rêve impossible. Il ne reverrait jamais Shell, ses fils, sa petite fille... À l’extérieur de la bulle, les cerveaux désincarnés se réjouissaient au fur et à mesure que leurs tiges de pensées leur transmettaient des données visuelles qu’ils traitaient. Agamemnon, Junon, Dante et leur nouveau compagnon Beowulf scannaient leur victime dans toutes les gammes du spectre en s’amusant follement. Quant aux autres prisonniers humains, ils avaient été supprimés. Depuis peu, Junon avait mis au point des amplificateurs de souffrance très intéressants qu’elle avait testés sur des esclaves. Agamemnon avait tenu à en emporter sur IV Anbus où ils pourraient être utilisés pour la première fois. Il avait nourri le secret espoir de capturer son fils Vorian qui méritait le châtiment le plus dur qu’un humain puisse subir... et même au-delà... MAIS IL DEVRAIT SE CONTENTER DE CE PRISONNIER. Vergyl Tantor avait le titre d’officier et servait sous les ordres de son fils renégat. A ce titre, il pouvait livrer aux cymeks de précieuses informations sur l’Armée du Jihad. Jusque-là, il avait refusé de parler, mais ce n’était qu’une simple question de temps... et de degré de douleur. Avec plaisir, Agamemnon découvrit les ruisselets de transpiration sur la peau sombre de Vergyl. Les scans indiquaient que la température de la victime montait et que son pouls s’accélérait. Parfait. Au temps lointain de leur gloire, Junon et lui avaient perfectionné les modalités d’un interrogatoire efficace. Il comprenait les motivations fanatiques des hrethgir, il était au courant de leurs activités clandestines sur les Mondes Synchronisés les plus faibles, tels qu’Ix, où Xerxès devait se livrer à une véritable boucherie. Il avait aussi reconnu, avant Omnius, que la nature fondamentale du conflit galactique avait atteint un degré nouveau. Les humains féroces ne se contentaient plus de la défensive. Ils étaient passés ouvertement à l’agression. Même si le prisonnier ignorait tout des conséquences, il méritait d’être torturé... C’était là un test excellent et très instructif des amplificateurs de Junon. Si seulement c’était Vorian... — Alors, Vergyl Tantor, qu’allons-nous faire de vous ? (Les mots d’Agamemnon résonnèrent comme le tonnerre dans la bulle de survie et le jeune homme tenta faiblement de se boucher les oreilles.) Est-ce que nous devrions vous laisser partir ? VERGYL PLISSA LE FRONT SANS ÉMETTRE UN SON. BEOWULF, AVIDE DE PARTICIPER, SUGGÉRA : — Peut-être que nous devrions le larguer dans l’espace sans support vital, rien que pour voir s’il retrouve le chemin de Salusa Secundus. — On lui prête un de nos corps spatiaux, proposa Dante d’un ton sec. Bien entendu, il faudra d’abord lui ôter son cerveau. Est-ce que nous aurions apporté un container supplémentaire ? — Une idée intéressante, commenta Junon. Ouiii. Faire d’un de ces combattants fanatiques un néo-cymek. (Elle regarda autour d’elle.) Qui se porte volontaire pour l’opération de découpe ? Presque simultanément, les quatre cymeks brandirent des rasoirs et leurs griffes de métal grattèrent la surface de plass de la bulle de survie. — Vous seriez prêt à répondre à nos questions, maintenant ? demanda Junon. Elle ponctua sa question d’une décharge de souffrance et le prisonnier fut agité de soubresauts si violents que le craquement de ses jointures fut perceptible. Vergyl, le regard perdu, vitreux, s’enferma dans le silence. Dante, qui d’ordinaire n’était pas le plus violent des cymeks, surprit ses compagnons en tirant une fléchette qui perça avec précision une joue du prisonnier, fracassant ses dents avant de se ficher au fond de sa bouche. Il cracha du sang, mais ses cris furent enregistrés par les capteurs tympaniques. Il hurla les noms de sa femme et de ses enfants : Sheel, Emilio, Jisp, Ulana. Apparemment, il n’avait pas le moindre espoir qu’ils lui viennent en aide, mais en bloquant l’image de leurs visages dans son esprit, il retrouvait quelque force. Junon lança une nouvelle impulsion de douleur dans le système nerveux de leur prisonnier en déclarant d’un ton clinique : — Il a l’impression que toute la partie inférieure de son corps est en feu ? Je peux continuer à stimuler ça autant que je le veux. Ouiii... Nous pourrions peut-être alterner le plaisir et la souffrance tout en augmentant notre contrôle. Vergyl luttait contre les impulsions de douleur et il parvint à extirper la fléchette de sa joue et à la rejeter avec dédain. Ce qui plut infiniment à Agamemnon : son prisonnier était effrayé et n’avait d’autre choix que de répliquer au plus fort de son martyre. La fléchette était partie à la dérive dans la bulle. IL DIT ALORS : — Tercero Tantor, combien de temps pouvez-vous arrêter votre respiration ? La plupart des fragiles humains n’atteignent guère qu’une minute au plus, mais vous me semblez jeune et résistant. Pourriez-vous tenir trois minutes, voire quatre... Brusquement, le couvercle de la bulle glissa, laissant le prisonnier ensanglanté dans le vide atmosphérique. L’air s’enfuit en grondant. Avant que Vergyl dérive dans le vide, Agamemnon lui implanta un petit harpon dans la cuisse, relié à un filin, et Vergyl resta captif comme un poisson tournoyant au large. — Et voilà, fit Agamemnon. Je ne voudrais pas que tu t’éloignes trop de nous... Le hurlement de Vergyl se perdit dans le vide. Le froid absolu le frappa comme plusieurs marteaux de glace et les cellules de son corps cédèrent. Agamemnon leva son bras de métal, tira violemment sur le filin et les barbes du harpon s’enfoncèrent dans la cuisse de sa victime. Le cymek la ramena jusqu’à la bulle qu’il scella avant de déclencher l’arrivée d’air. Vergyl, recroquevillé, haletait pour tenter de respirer. La douleur était effroyable et il manquait d’oxygène. Les mains à demi paralysées, il tenta d’arracher le harpon. Des gouttelettes de sang se répandirent en tournoyant. — Des méthodes un peu vieillottes, remarqua Dante. Nous n’avons pas suffisamment utilisé les nouveaux instruments de Junon. — Mais nous n’en avons pas encore fini avec lui. Ça risque de prendre du temps. Sans avertissement, Agamemnon rejeta Vergyl dans le froid total de l’espace tandis que Junon jouait avec ses amplificateurs de douleur. Le jeune officier qui souffrait les affres de l’agonie se démenait frénétiquement comme s’il essayait de retourner son corps. Il saignait des oreilles et du nez mais restait conscient et combatif. Quand il revint à nouveau dans la bulle, il cracha du sang et jura entre deux gargouillements. Il était secoué par un tremblement incoercible. Agamemnon introduisit un bras manipulateur dans la bulle pour attirer Vergyl à lui. Il posa une main artificielle sur son crâne et le cribla d’aiguilles qui touchèrent les tissus cérébraux délicats. Vergyl hurla, gémit le nom de Xavier, et devint flasque. — C’est l’extase de la souffrance, commenta Junon. Vraiment délicieux. LES CYMEKS APPROUVÈRENT DANS UN MURMURE. — Ces sondes peuvent être utiles pour un interrogatoire direct, dit Beowulf à Junon. J’ai participé à leur mise au point et le robot Érasme s’est servi de nombreux esclaves pour tester le système. Malheureusement, les données ne sont pas formatées pour que les machines puissent les assimiler directement. — Mais moi je peux, fit Agamemnon. Ce cerveau humain est rempli d’exagérations, de mensonges et de propagande absurde émise par cet agitateur professionnel, Iblis Ginjo. Il croit à tout. — Ce n’est guère qu’une information inutile, dit Junon avec un soupir factice. Nous devrions le tuer. Laisse-moi faire, mon amour. Tu veux bien ? — Vergyl Tantor, dit Agamemnon, parlez-moi de mon fils Vorian Atréides. C’était votre ami ? Quelqu’un que vous respectiez ? Le prisonnier entrouvrit à peine les paupières et ses lèvres frémirent. Avec ses capteurs soniques hypersensibles, Agamemnon l’entendit répondre dans un chuchotement : — Le Primero Atréides est... un grand héros... du Jihad. Vous, les machines démoniaques, il vous traînera... devant... la justice des humains. Agamemnon enfonça un peu plus les sondes et Vergyl lança une plainte épouvantable. Deux filaments surgirent à l’intérieur des cavités oculaires et les enfoncèrent. — LAISSEZ-MOI MOURIR ! CRIA VERGYL. — Le moment venu. D’abord, il faut que vous aidiez Junon à tester ses appareils à pleine capacité. JUNON RONRONNA : — CE QUI PEUT PRENDRE UN PEU DE TEMPS. En fait, une partie de la journée s’écoula avant que Vergyl Tantor rende l’âme, au grand désappointement des cymeks qui envisageaient sans cesse des tests aussi nouveaux qu’intéressants... Avec tous leurs vaisseaux, leur artillerie et la force militaire qu’ils possèdent, nos commandants oublient souvent que ce sont les idées qui constituent les armes les plus redoutables. Cogitrice Kwyna. Au sommet de la haute tour de la Cité de l’Introspection, Serena Butler vivait dans la sécurité et l’isolement avec le souvenir de la cruelle expérience qu’elle avait connue quand son fils de onze mois avait été assassiné sous ses yeux. Durant les années qui avaient suivi, la vieille Cogitrice Kwyna avait été sa conseillère, son mentor et son professeur, et aussi sa table d’harmonie. Mais il y avait encore certains problèmes qui n’avaient pas de réponse. La philosophe désincarnée avait connu une existence humaine bien remplie, et depuis mille ans, elle réfléchissait à ce qu’elle avait appris. En dépit de ses efforts, Serena pouvait à peine supporter un fragment des révélations violentes de Kwyna... mais elle savait pourtant qu’elle devait essayer. Depuis qu’elle avait été capturée par les machines lors de sa mission humanitaire sur Giedi Prime et qu’elle était devenue l’esclave domestique du monstrueux robot Érasme, sa vie n’avait plus eu aucun sens, non plus que l’existence de la race humaine. Elle ne devait pas s’abandonner totalement à ses questions ni à ses doutes. Elle priait en espérant que Kwyna pourrait l’aider à calmer ses tourments pour lui permettre de voir clairement... Arrivée au sommet de la tour de Kwyna, elle congédia sa Séraphine qui se retira avec les loyaux assistants de la Cogitrice. Tous avaient l’habitude de ses visites fréquentes et la Prêtresse n’avait pas à se justifier. Niriem, sa plus dévouée Séraphine, la quitta à regret et s’attarda sur le seuil avec un regard triste. Elle hésita un instant avant de partir. Et Serena se retrouva encore une fois seule avec Kwyna. Avec un sourire, elle laissa ses paupières se fermer. Elle savait que le cerveau ancien et fatigué appréciait aussi ces séances, même si les pensées de Kwyna étaient prudentes, comme si la Cogitrice ne voulait pas trop révéler de ce qu’elle savait. Chaque fois que Serena avait un entretien mental avec la philosophe, son propre esprit s’emplissait d’une avalanche de réponses à des questions qu’elle n’avait même pas eu conscience de poser. Par la suite, il lui fallait plusieurs jours pour absorber ce qui avait martelé son esprit, et plus de temps encore pour rejeter les doutes que chaque explication avait éveillés. Elle ne pouvait s’arrêter, même si elle avait le sentiment que son cerveau était au maximum de sa capacité, que son crâne allait exploser sous la pression. Un jour, elle disposerait de toutes les solutions dont elle avait besoin. Le cerveau de Kwyna aux circonvolutions complexes flottait dans l’électrafluide bleuté. La solution chimique complexe qui entretenait son alimentation et son énergie vitale émettait des bulles et des sifflements légers. C’est dans cet état que la philosophe fondatrice de la Cité de l’Introspection avait passé des siècles. Lentement, mais avec impatience, Serena plongea les doigts dans l’électrafluide. Elle inspira profondément et se dressa une paroi mentale pour maintenir au large toutes les distractions possibles. Désormais, les paupières closes, elle était entièrement connectée à la Cogitrice. Leur conversation allait être la plus privée qu’elles pouvaient concevoir. La voix et les pensées de Kwyna se déversèrent en elle et Serena sourit doucement sous la caresse douce de cette rivière de sagesse. — Serena, je sens que ta force mentale augmente à chacune de tes visites, pianota la Cogitrice au fond de son esprit. Mais je crains que tu ne sois trop obligée de dépendre de moi. Tu veux que les réponses te soient données plutôt que de tenter de les trouver par toi- même. — Tout n’est que vide autour de moi, Kwyna, et vous êtes mon unique étincelle d’espoir. Je dois trop souvent aller à tâtons comme une femme égarée dans le brouillard. Ne me refusez pas vos lumières. KWYNA HÉSITA AVANT DE RÉPONDRE : — IBLIS GINJO PENSE QUE C’EST LUI TON PHARE. — Oui, il m’est d’un grand soutien. Il a assumé de nombreuses responsabilités que je n’aurais pu affronter moi-même. Il maintient la dynamique du Jihad et concentre les forces de lutte. Il trouve les réponses que vous ne pouvez me donner. Kwyna semblait réticente sur ce sujet, mais elle répliqua : — Le Grand Patriarche ne découvre pas les réponses ainsi que je te l’ai demandé, Serena. Pas plus qu’il ne les reçoit d’une personne plus sage que lui. Iblis Ginjo crée de toutes pièces les réponses qu’il souhaite entendre et les justifie ensuite par un retour en arrière. SERENA ÉTAIT TROUBLÉE, SUR LA DÉFENSIVE. — IL FAIT CE QUI EST NÉCESSAIRE. — Nécessaire ? Est-ce bien vrai ? Telle n’est pas la réponse que je te donnerai, Serena. Tu dois découvrir par toi-même le chemin à suivre pour échapper au chagrin et à la folie. Serena sentit revenir sur elle les ombres des souvenirs anciens. — Kwyna, en ce temps-là, vous étiez déjà mon phare. Alors que le Jihad faisait rage au nom de son fils Manion, Serena s’était réfugiée dans la contemplation pour tenter de supporter son malheur. Elle avait partagé derrière les murs de la Cité de longues heures avec sa mère, Livia. Livia avait perdu son jeune fils Fredo, le jumeau d’Octa, emporté par une maladie foudroyante. Livia lui avait dit maintes fois qu’elle comprenait sa peine immense, mais Serena refusait de la croire. C’était une chose que de perdre un jeune adolescent brillant à la suite d’une maladie dont nul n’était responsable, mais une autre que de voir son enfant innocent tué par le robot Érasme dans une crise de fureur. Kwyna seule avait su la conseiller vraiment, alors. Le cerveau ancien qui flottait dans sa cuve bleue aurait pu paraître distant, moins proche des tragédies humaines, mais Serena avait trouvé en sa compagnie un espoir de guérison que ne pouvait lui donner sa mère. — Kwyna, vous êtes une bonne amie, un bastion de savoir au sein de la Ligue des Nobles. Si tous les autres étaient seulement aussi objectifs et dévoués, nous n’aurions plus à nous préoccuper de voir le Jihad échouer faute de décisions. Elle était préoccupée par les protestations qui s’élevaient contre le Jihad, par ces gens qui demandaient que les courageux combattants de l’humanité se retirent purement et simplement de la ligne de feu. À leurs yeux, cette guerre de vingt-trois ans contre Omnius n’avait que trop duré, même si elle était un élan épique opposé au suresprit pervers et malveillant. Les machines pensantes étaient en guerre depuis plus de mille années alors que la croisade des humains avait moins d’un quart de siècle. Le peuple avait une attention à court terme, qui était sans doute en rapport avec la brièveté de la vie humaine. Ils craignaient de ne connaître que la guerre durant leur vie. — On dirait que c’est le Grand Patriarche qui parle et non Serena Butler, railla Kwyna. Est-ce donc là l’essentiel de la leçon que tu as retenu de ma philosophie ? Tu es résolue et déterminée à continuer le combat contre les machines ? — Je ne suis pas une Cogitrice. J’ai encore un corps humain, avec une existence brève et trop de choses à accomplir. Je veux l’action plutôt que la contemplation. Elle sentit le cerveau de Kwyna puiser sous ses doigts. — Alors c’est ce que tu dois faire, Serena Butler. Tu dois agir. Serena se remémorait tous les moyens qu’elle avait utilisés pour tenter d’aguerrir son peuple. Elle avait marché en tête des cortèges, honoré les morts, elle avait parlé aux blessés, à ceux qui étaient dans la détresse, visité des camps et dépensé sans compter sa part de la fortune des Butler. Le peuple l’adorait mais elle voulait faire plus encore. Elle entendit une rumeur à l’extérieur et rompit le contact avec Kwyna. Les doigts ruisselants, elle se retourna et cligna les yeux dans le soleil brillant qui entrait à flots par les hautes fenêtres. Elle vit Niriem la Séraphine les bras rigides, immobile dans ses robes blanches. — Prêtresse Butler, nous venons de recevoir un message de l’espace. La flotte du Jihad revient de IV Anbus. Serena sourit. Xavier et Vorian seraient donc là sous peu. — Contactez le Grand Patriarche. Nous devons préparer l’accueil qui convient à nos héros. Après toutes les batailles auxquelles il avait participé, après ses affrontements multiples avec l’ennemi robotique, Xavier Harkonnen redoutait l’épreuve qui l’attendait sur Salusa Secundus. Mais il ne pouvait se soustraire à cette obligation douloureuse. Depuis qu’il était entré dans la Militia Salusane, le devoir, l’honneur et le sens de la responsabilité avaient façonné son caractère. Dès que la flotte se posa près de la capitale de la Ligue, il s’élança sur un destrier blanc vers la résidence des Tantor, la demeure où il avait passé son enfance. Il n’avait pas pris une heure de sommeil mais ce qu’il avait à faire ne pouvait attendre. Avec les ans, le grand manoir avait été réduit. C’était là que Xavier, à l’âge de huit ans, avait été recueilli par le vieil Emil Tantor et son épouse Lucille qui l’avaient élevé comme un fils avant de l’adopter officiellement. Plus tard, ils avaient eu un fils légitime. VERGYL. Quelques dizaines d’années après, Xavier avait épousé Octa et avait quitté la résidence des Tantor. Et Vergyl avait rejoint l’Armée du Jihad. Six ans plus tôt, Lucille Tantor avait trouvé la mort dans un accident de planeur, et son époux s’était retrouvé seul. Dans les années qui avaient suivi, Emil s’était résigné à habiter dans une des dépendances du manoir avec quelques domestiques. Le manoir des Tantor aurait dû revenir à Vergyl. Mais il ne serait plus désormais que la demeure d’une jeune veuve et de ses enfants... Xavier mit pied à terre devant le porche ornementé. Le cœur noué, il entra pour aller à la rencontre de celui qu’il avait toujours appelé son père. La terrible nouvelle dont il était porteur pourrait bien le terrasser, mais la lui cacher ne serait pas un service honorable à lui rendre. Xavier espérait seulement qu’il avait fait suffisamment vite pour qu’Emil n’ait pas déjà entendu les rumeurs dans la solitude de sa résidence. Les serviteurs, impressionnés par son uniforme vert et cramoisi de l’Armée du Jihad, le précédèrent vers le patio où se trouvait Emil Tantor, sous un pavillon. Des colibris voletaient alentour dans la buée dorée de leurs ailes. Ils tenaient compagnie au vieil homme, penché sur un livre antique de légendes et de récits à reliure de cuir. — Je me souviens du temps où vous nous lisiez des histoires à haute voix, à Vergyl et moi, dit Xavier. Emil leva la tête avec un sourire étincelant. Ses cheveux semblaient un nuage de fumée pâle venu d’un feu d’écorces vertes. Il avait la peau sombre et ridée, mais ses yeux noirs étaient encore brillants, sans la moindre trace de fatigue. Il posa son livre et se leva avec des mouvements quelque peu hésitants. — Xavier, mon garçon ! Quelle agréable surprise ! Qu’est-ce qui t’amène... Il s’interrompit, comme s’il comprenait. Il avait décelé quelque chose dans l’attitude de Xavier, le chagrin que retenait son regard, son uniforme et son attitude rigide. Son hésitation intense comme son silence. — OH, NON, FIT-IL. PAS MON FILS. Xavier, à cet instant seulement, parut réciter un rapport militaire auquel lui-même ne croyait pas. — Nous avons vaincu les machines pensantes lors de la bataille de IV Anbus. Nous avons sauvé le monde de la domination d’Omnius et interdit aux machines d’établir une autre base dans la brèche qu’elles avaient ouverte dans le territoire de la Ligue. (Il reprit sa respiration.) Mais alors que nous pensions que la bataille était finie et notre victoire assurée, nous avons été attaqués par un groupe de cymeks. Ils nous ont infligé des dégâts importants et nous avons subi des pertes. Ils ont détruit plusieurs ballistas ainsi que des destroyers javelots... Et ils ont capturé Vergyl. — Ils l’ont capturé ? fit Emil Tantor, se raccrochant à un mince fil d’espoir. Il y a encore un espoir qu’il soit vivant ? Xavier, réponds-moi franchement. XAVIER DÉTOURNA LES YEUX. — Nous autres les humains, nous vivons sur l’espoir. C’est ce qui nous sépare des machines pensantes. Mais, en vérité, il s’était battu depuis tant d’années contre les robots et les cymeks qu’il ne connaissait que trop bien leur précision et leur cruauté. Au fond de son cœur, il savait que jamais son demi-frère ne survivrait. Même s’il avait été déporté vers un des Mondes Synchronisés, comment Xavier et les forces du Jihad auraient-ils pu espérer le libérer ? Quand il poursuivit, sa voix craqua sous l’émotion. — J’aimerais pouvoir vous dire qu’il a eu une mort rapide, propre et sans souffrance – j’étais là-bas, mais trop loin de lui. Je n’ai rien pu faire pour sauver mon propre frère. Emil accepta sa réponse en silence, ne mettant pas en doute le fait que Vergyl ne reviendrait jamais. Il leva la main et serra fortement le poignet de Xavier. — Pourrais-tu me dire au moins s’il est mort en brave ? XAVIER ACQUIESÇA, DES LARMES DANS LES YEUX. — ÇA, JE PEUX VOUS LE JURER SANS HÉSITER. Il prit le vieil homme par le bras et l’accompagna lentement, pas à pas, douloureusement vers la petite maison. Là, ils s’assirent sur le banc, devant la pelouse et ouvrirent l’une des plus vieilles bouteilles de Mervignon pour trinquer à la mémoire de Vergyl. — Tu as toujours été un exemple pour ton frère, Xavier. Il voulait être comme toi. Après Ellram, j’ai dû signer une dispense spéciale pour lui afin qu’il rejoigne le Jihad, parce qu’il n’avait alors que dix-sept ans. Ta mère faisait de graves réserves à ce propos, et tout en m’inquiétant pour sa vie, je redoutais plus encore sa déception si j’avais tenté de le retenir ici. Je savais qu’il essaierait de s’engager malgré mes efforts, même si je devais mentir, alors je n’ai eu plus qu’un seul souhait : qu’il soit au moins protégé par le nom de sa famille et par les rapports que vous aviez. — J’AURAIS DÛ MIEUX LE PROTÉGER. — Xavier... c’était un homme. Tu ne pouvais pas le cajoler. — Je suppose que non. (Xavier avait un regard lointain. Un colibri doré voleta devant lui.) Durant ses premières années, j’ai tout fait pour qu’il reste en poste sur Giedi Prime, affecté à la garde du mémorial en construction. Je pensais qu’il y serait plus en sécurité. — Ton frère a toujours voulu être dans le feu de l’action. Xavier se souvenait. Sur Giedi Prime, le jeune et brillant Cuarto Vergyl Tantor s’était épris de Sheel, qu’il avait épousée alors qu’il n’avait que vingt-trois ans. Emil but une nouvelle gorgée de vin rouge et eut un long soupir apaisé. — Je suppose que j’ai désormais une excuse pour que Sheel et mes petits-enfants viennent s’installer ici. Il faut que quelqu’un me tienne compagnie, et ça me fera du bien d’entendre à nouveau des voix jeunes. XAVIER HOCHA LA TÊTE. — Je veillerai à ce qu’ils reviennent ici aussitôt que possible, Père, et je promets... (Il reprit son souffle et acheva :) Je promets de revenir aussi souvent que je le pourrai. Le vieil homme lui tapota le dos de la main en souriant. — Ça me ferait plaisir, Xavier. Tu es le seul fils qu’il me reste désormais. Même pour ses victoires, un homme doit payer le prix. Dicton de la Vieille Terre. Les deux héros de la guerre, côte à côte sur la plazza du Mémorial de Zimia, offraient un contraste absolu. Ils avaient tous deux la quarantaine et portaient le même uniforme du Jihad, mais Xavier semblait plus âgé avec les pattes-d’oie qui marquaient ses yeux et ses cheveux grisonnant aux tempes. Par contraste, Vorian Atréides avait la peau lisse et des muscles souples. Il était le fils d’Agamemnon et avait reçu un programme d’extension de vie qui faisait de lui un homme peu ordinaire. Et puis, les deux amis avaient des caractères différents, ils s’acquittaient de leurs devoirs chacun à sa façon. L’un et l’autre vouaient un amour certain à Serena Butler et avaient combattu dans le Jihad en tant qu’officiers. Leurs grades étaient similaires, de même que les médailles épinglées sur leur poitrine comme sur les plaques qui décoraient leur bureau, même si techniquement parlant Vorian était inférieur à Xavier. En cet instant où il affrontait la foule, cette mer de visages, Xavier sentait l’âge et l’expérience peser sur ses épaules. Tout autour de lui, des fleurs fraîches de souci décoraient les monuments, les statues et les autels improvisés à la mémoire de Manion l’Innocent. Les citoyens de la Ligue considéraient la résistance de IV Anbus comme une victoire déterminante qui empêcherait les machines pensantes de s’avancer dans le territoire des humains. Et le Grand Patriarche Iblis Ginjo avait appelé à un jour de fête pour accueillir les soldats du Jihad. Mais certains ne retrouveraient jamais les leurs... Comme Vergyl... La Prêtresse du Jihad s’avança alors dans la foule, les bras levés pour saluer ses fidèles. Pure vision de force et de beauté, elle était comme toujours entourée de ses invincibles Séraphines, des gardes de la Jipol et de ses serviteurs. Iblis Ginjo marchait auprès d’elle, la tête haute, impressionnant dans son uniforme noir soutaché d’or. Xavier avait une opinion lucide sur l’homme. Le Grand Patriarche partageait ses vues en général, mais il était prêt à accepter des options moralement ambiguës pour parvenir à ses fins. Il aurait aimé que Serena en ait conscience, mais elle s’était de plus en plus isolée du monde et croyait les rapports altérés de ses conseillers. Une centaine de Jihadi en uniforme étaient alignés au garde-à-vous sur un côté de l’estrade. Certains portaient les marques des combats, le regard halluciné, des médipacs sur la peau. Tous auraient droit à des médailles, bien sûr, mais Xavier pensait qu’il aurait mieux valu leur accorder du repos après cette campagne épuisante. Les troupes au sol et les mercenaires de Ginaz avaient subi de lourdes pertes et les quelques rescapés du ballista de Vergyl étaient blessés, pour la plupart gravement brûlés. Un autre vaisseau rapide venait de rapatrier des réfugiés d’Ix, le Monde Synchronisé où les rebelles du sous-sol faisaient face aux cymeks. Les meilleurs chirurgiens militaires et les docteurs les plus doués de Zimia travaillaient au coude à coude et ils en auraient pour longtemps. Serena monta sur l’estrade, suivie d’Iblis. Elle s’avança sans crainte mais ses gardes en robe blanche étaient plus vigilantes que jamais depuis la tentative d’assassinat de la Cité de l’Introspection, prêtes à se mettre dans la ligne de tir en cas d’urgence. Serena et Iblis firent face à Xavier et Vorian, sans cesser de saluer la foule avec des gestes solennels de bénédiction. Puis Iblis imposa le silence et Serena posa son regard sur les deux Primeros. Xavier ressentit un choc électrique devant ses yeux lavande, son visage toujours aussi beau, presque béatifique. Elle semblait sous l’effet d’une transe mystique... Ou d’une drogue ? — Nous sommes rassemblés ici pour une cérémonie exceptionnelle. (La voix de Serena montait en échos depuis les enceintes dissimulées.) La valeureuse défense de IV Anbus restera dans les annales du Jihad comme un symbole de fierté absolue. Un jour, il n’y aura plus de machines pensantes, un jour nul ne tourmentera plus nos âmes. Nous vivons un moment de défi intense et j’appelle chacun de vous à faire son devoir. En fait, non, je vous demande de faire plus que votre devoir. Bien plus. Elle se tourna avec ferveur vers le Grand Patriarche et Xavier lut dans son regard de l’adoration et du respect. Bien plus que ce que l’homme méritait. Savait-elle qu’Iblis la manipulait, qu’il ne lui disait que ce qu’elle souhaitait entendre ? LA VOIX D’IBLIS RÉSONNA SUR LA PLAZZA. — Ainsi que nous l’avons déjà prouvé sur Terre, sur Giedi Prime, sur la colonie de Péridot, sur Tyndall, et récemment sur IV Anbus, nous pouvons vaincre Omnius ! Planète après planète. Nous allons reconquérir tous les Mondes Synchronisés... et pour cela, nous avons besoin d’autres volontaires encore. Chaque Monde de la Ligue doit nous fournir un contingent pour que nous menions tous à bien cette juste guerre. Des fils, des sœurs venus de tous les systèmes, de toutes les régions, de toutes les ethnies. J’en appelle à Ginaz pour que les meilleurs de ses mercenaires combattent dans nos rangs : ils se sont montrés si braves et efficaces. Avec votre aide, les machines pensantes vont s’effondrer comme sous l’effet d’une réaction en chaîne dans tout le cosmos ! Une crispation douloureuse monta dans le ventre de Xavier qui pensait à Vergyl, mais il maintint son attitude stoïque. Inflexible et droit, image fidèle du soldat loyal, il adressa un salut militaire à la foule. Tous les Mondes de la Ligue des Nobles étaient en alerte maximale. Par deux fois, durant les vingt-cinq dernières années, Zimia avait été la cible d’attaques massives. Il y avait eu d’abord un premier assaut conduit par les cymeks alors que Serena n’était encore qu’un membre junior du Parlement, puis plusieurs attaques de représailles après l’annihilation atomique de la Terre. Chaque fois, l’humanité avait survécu. Sur la mer houleuse du Jihad de Serena Butler qui déferlait sur les mondes, il n’existait pas de havre sûr. Son peuple ne s’arrêterait jamais avant d’avoir rejeté hors de l’univers la malédiction des machines pensantes. Pour toujours. Elle visita plus tard un hôpital à l’extérieur de Zimia, plus décidée que jamais. Malgré les parterres de fleurs et les signes de révérence à l’égard de son enfant mort, la vision des blessés sur leurs lits ne fit que renforcer son sentiment d’urgence. Les gens étaient vulnérables, leurs corps fragiles pouvaient être facilement détruits par les machines. Son fils assassiné était l’exemple le plus choquant, mais le petit Manion n’avait pas été le premier enfant victime des robots, et il ne serait certainement pas le dernier. Et puis, il n’avait pas souffert autant que bien d’autres. Elle savait ce dont Érasme et Omnius étaient capables. Mais la mort de Manion avait déclenché cet énorme élan de millions de gens prêts à se battre contre les machines, rassemblés sous la seule et unique bannière du genre humain. Elle portait une simple blouse d’infirmière avec l’insigne rouge de la main ouverte de la Ligue sur un revers. Elle s’arrêtait devant chaque blessé et savait trouver des mots rassurants en souriant tout en effleurant les mains tendues. Un homme avait perdu ses bras dans une salve d’artillerie et il était plongé dans le coma. Serena s’attarda auprès de lui et posa sa main sur son visage cireux tout en lui murmurant à quel point elle était fière de son sacrifice. Un jeune docteur au teint hâlé entra alors, s’approcha et lut les indices de survie. Il portait un badge et Serena lut : « Dr Rajid Suk ». L’un de plus renommés parmi les chirurgiens militaires. — Je suis navré, dit-il, mais cet homme ne peut vous entendre. — OH, MAIS SI. Sous ses doigts, elle sentit la joue du patient frémir. Ses paupières se levèrent. Il geignit de souffrance, désemparé. Les autres parlaient déjà de miracle. — Il existe de nombreux moyens de guérison, fit le docteur Suk en se tournant vers ses collègues. Serena, vous avez tiré cet homme du coma. L’homme poussa une longue plainte en prenant conscience de la gravité de ses blessures. Les sondes et les cathéters se réajustèrent automatiquement pour améliorer les indices de survie. Une infirmière lui posa un tampon de sédatif sur la poitrine. Peu à peu, il se calma et lança un regard implorant à Serena. Elle lui massa doucement le front tout en murmurant... Un instant plus tard, quand l’homme se fut rendormi, elle s’adressa au docteur Suk. — ON VA LUI REMPLACER LES MEMBRES ? — Au fil des batailles, nous commençons à manquer d’organes, de membres et autres. Les fermes d’organes tlulaxa ne suivent pas la demande. (Il secoua tristement la tête.) Avant que ce soit son tour, il devra attendre un an, sinon plus. Elle leva le menton avec une détermination rageuse. — Je vais aller m’entretenir avec les représentants de Tlulax. Ils se proclament nos alliés et ils doivent développer leurs fermes d’organes pour fournir ce que nous demandons, quel qu’en soit le prix. C’est l’ensemble de l’humanité qui se bat et ils doivent faire cause commune avec elle, en oubliant les bénéfices. Il s’agit de sauver ceux qui ont risqué leur vie pour notre liberté ! (Elle haussa la voix afin que tous les blessés puissent l’entendre.) Je vous garantis que vous recevrez tous les membres et les organes dont vous avez besoin ! Je vais l’exiger personnellement des Tlulaxa. PAS UN SEUL D’ENTRE EUX NE DOUTA DE SA DÉCISION. Ce même soir, quatre hommes de la Jipol escortèrent Iblis Ginjo pour une visite improvisée dans une maison de plaisir où résonnaient les notes étranges d’une musique atonale, dans les vapeurs d’encens. Là, ils trouvèrent Rekur Van, l’esclavagiste tlulaxa, vautré dans des coussins, comme en méditation, le regard perdu dans les halos de lumière qui soulignaient les silhouettes fluides de jeunes filles graciles. Sans y avoir été invité, Iblis se laissa tomber sur un coussin près du marchand de chair. Rekur Van émit un grognement d’irritation et posa la part de gâteau à l’orange qu’il grignotait entre ses longs doigts. Les hommes de la Jipol s’assirent autour de lui et son regard noir se fit inquiet. — J’ai besoin de votre aide, dit Iblis d’un ton discret. (C’était à la suite d’un de ses raids sur IV Anbus que Rekur était venu rapporter spontanément la présence menaçante des machines dans le système de la planète.) J’ai sauvé l’un de vos terrains de chasse favoris. En échange, il faut que vous fassiez quelque chose pour moi. Un serveur s’approcha avec une démarche précieuse, mais Iblis le renvoya et les hommes de la Jipol le raccompagnèrent prestement. REKUR VAN RÉPONDIT PAR UNE GRIMACE. — EST-CE QUE J’AI LE CHOIX ? — Serena Butler a promis aux blessés du Jihad d’augmenter les ressources en bras, enjambes, en organes, pour ceux qui en ont un besoin urgent. Les Tlulaxa doivent fournir ce qui nous est nécessaire. — Mais nous n’en avons pas la capacité, fit l’esclavagiste en plissant le front. Comment pouvez-vous l’autoriser à dire des choses pareilles ? Vous avez perdu le contrôle du Jihad ? — Je n’étais pas présent, mais sa déclaration a été officiellement enregistrée, et cet ordre doit être exécuté. La Prêtresse du Jihad ne peut revenir sur ses engagements. Il faut immédiatement que les fermes d’organes tlulaxa accroissent leurs livraisons. — Ça ne sera pas facile. Nous allons avoir besoin de davantage de matériaux bruts. Veillez à ce que ce soit fait. Peu m’importe comment. Mon bureau vous fournira les autorisations dont vous pouvez avoir besoin... Et à cause de la nature très particulière de cette « requête », je puis vous assurer que l’Armée du Jihad vous garantit une prime. Disons... cinq pour cent de plus que votre commission habituelle ? Rekur Van, qui avait d’abord été dépassé par l’ampleur de la demande, eut enfin un sourire. — Dans l’urgence, n’importe quoi est possible pour le Jihad. — Bien sûr que oui. Votre vaisseau est au spatioport de Zimia ? — Oui, fit le Tlulaxa en époussetant les miettes de son torse. J’ai fini mon travail ici et j’ai l’intention de décoller dans trois jours. IBLIS SE LEVA EN SE DRESSANT DE TOUTE SA HAUTEUR. — Vous partez immédiatement. Les gardes de la Jipol aidèrent Rekur Van à décoller de son coussin sans douceur. Et, avec Iblis, ils l’accompagnèrent vers la sortie de la maison de plaisir. — Jusqu’à ce que ce soit fait, déclara Iblis, la Ligue des Nobles ne traitera plus aucune affaire avec vous. Il avait donné le même ordre aux commandants des écoles de mercenaires de Ginaz. Les êtres humains étaient la ressource de base du Jihad dans son combat contre les monstres mécaniques et il tenait à ce que les ressources soient en permanence disponibles. Rekur Van paraissait inquiet, fébrile, comme s’il guettait un possible chemin de fuite. — VOUS M’IMPOSEZ UN MARCHÉ DUR. IBLIS SOURIT. — JE N’AI À CŒUR QUE LES INTÉRÊTS DE L’HUMANITÉ. Un outil forgé dans l’ignorance peut devenir la plus dangereuse des armes. Maître d’Escrime Jav Barri. Sous le ciel brumeux de l’après-midi, l’île centrale de l’archipel de Ginaz sommeillait. Le grand soleil jaune se dilatait sur l’horizon bleu-vert de la mer. Sur la grève intérieure, les eaux tièdes venaient lécher la plage. La sérénité des lieux fut brisée par le bruit des armes. Jool Noret regardait son père attaquer et parer face à un redoutable robot de combat. Zon Noret était un athlète aux os durs et aux muscles noueux. Il était pieds nus et ses longs cheveux gris jaunissants flottaient furieusement sur sa nuque. Il bondit avec une clameur sauvage, frappant d’estoc et de taille avec son épée à pulsion. L’arme, conçue comme une lame parfaitement équilibrée, était équipée d’une cellule génératrice qui lançait des décharges destructrices et précises. Capables de surcharger et de neutraliser les circuits-gel des machines pensantes. Son adversaire mek était un véritable cyclone de parade et d’attaque pourvu de six bras métalliques, de plaques blindées et de jambes de force non conductrices destinées à protéger ses circuits de contrôle. Le mercenaire vétéran s’exerçait sans cesse pour montrer les techniques de combat à son fils tout en affinant toujours un peu plus les siennes. Mais Zon prenait cela comme un jeu : il avait participé à tant de combats sanglants du Jihad – récemment sur IV Anbus, où il avait été blessé. Son père porta une nouvelle attaque et son épée projeta des jets d’étincelles en frappant l’un des bras du robot et en touchant une section mineure mais vulnérable du circuit intégré. Et l’un des bras du cymek retomba, inerte. JOOL EUT UN CRI DE JOIE. — UN DE TES MEILLEURS DUELS ! — Pas vraiment, mon fils. (Zon Noret, haletant, fit quelques pas en arrière.) Quand on se bat pour sa survie, c’est là qu’on donne le meilleur de ses capacités. Suivant le règlement, Chirox, le robot de combat, pouvait reparamétrer ses systèmes après une minute de répit, mais Jool considéra que le bras incapacité devrait entrer en atelier. Il prit deux inspirations profondes, puis repartit à l’attaque dans une furia de coups. LE MEK SE DÉFENDIT AVEC SES CINQ BRAS INDEMNES. Un siècle auparavant, un intrépide éclaireur de Ginaz avait trouvé un vaisseau robot endommagé et récupéré le mek de combat dont les circuits-gel avaient été effacés. Une fois reprogrammé, Chirox était devenu un instructeur mécanique de l’archipel de Ginaz. Il servait à l’entraînement au combat corps-à-corps contre les machines. Il n’était désormais plus fidèle au suresprit et il avait ainsi formé quatre générations de combattants, y compris Zon Noret. Et Jool, l’un des nombreux fils du vétéran, suivrait le même chemin. Chirox avait à peu près la forme d’un humain. Trois paires de bras se dégageaient de son torse et chaque main était armée avec des couteaux et des épées dont la taille variait. Des fibres optiques étaient serties sur son visage qui était moulé et non fait de pleximétal miroir, car il avait été conçu uniquement pour le combat rapproché. En un sens, Chirox était une machine pensante... mais à cause de ses contrôles mécaniques rigides, de ses fonctions supplémentaires, il ne pouvait être classé comme tel. Il appartenait aux quelques unités robotiques entretenues par les forces de la Ligue des Nobles au titre d’alliés militaires. La famille Noret et ses élèves considéraient Chirox comme leur sensei, un maître en arts martiaux et en techniques de combat. Depuis les premiers jours du Jihad, de nombreux robots d’Omnius étaient morts à cause des enseignements de Chirox. Le jeune Jool, accroupi dans le sable, observait son père avec le regard intense de ses yeux de jade. Il avait des cheveux décolorés par le soleil, des pommettes hautes et un menton pointu. Il était d’une maigreur trompeuse car il pouvait se lancer dans un exercice plus rapidement que son père. Mais, pour l’heure, il épiait tous les gestes de Zon Noret, la danse fulgurante de l’acier énergétique qui zébrait l’air de figures complexes avant de plonger et de résonner chaque fois sur l’exosquelette du sensei. Comme toujours, il admirait son père. Il avait entendu tellement de récits sur ses exploits dans la guerre du Jihad. Jool aurait aimé être sur le front de IV Anbus lorsque le barrage avait éclaté et balayé l’armée des machines. Son père avait fait partie des premiers mercenaires qui avaient offert leurs services au Jihad, huit ans après la destruction nucléaire de la Terre. Dans la société de Ginaz, les familles avaient des enfants en grand nombre qui pouvaient rejoindre les rangs des guerriers, et la culture n’encourageait pas les parents à rester en étroit contact avec leurs rejetons. Le vétéran Zon était une exception, tout particulièrement en ce qui concernait Jool. Il était un héros légendaire et sa lignée était recherchée, aussi s’était-il convaincu d’avoir de nombreux enfants à son retour des champs de bataille. Jool était sans conteste le meilleur de ses quatorze frères et sœurs et peut-être de sa génération. En devinant son potentiel, son père s’était tout particulièrement occupé de lui. Il voyait en Jool son successeur dans l’élite du Corps de Ginaz, qui comptait les plus valeureux mercenaires de la Galaxie. D’autres mondes proposaient aussi des soldats de métier, mais ceux de Ginaz étaient les plus meurtriers. Tout en reconnaissant que les humains avaient un ennemi en commun, les mercenaires de Ginaz tenaient à leur indépendance et refusaient d’entrer dans la hiérarchie de l’Armée du Jihad, ce qui faisait d’eux des éléments incontrôlables. Les Jihadi avaient opté pour un matériel de combat lourd et des attaques à longue portée alors que les guerriers de Ginaz préféraient rester au contact des robots. Ils étaient donc des mercenaires, qui vendaient parfois leurs services pour des missions suicide, des commandos de première ligne quand l’importance de la mission était majeure. Zon avait été sur le front de défense lorsque les machines avaient frappé la colonie de Péridot. Les forces humaines avaient vaillamment défendu la planète et les mercenaires de Ginaz y avaient perdu quatre-vingts pour cent de leurs effectifs. Finalement, les envahisseurs avaient été repoussés, mais Omnius avait ordonné à ses machines de pratiquer la politique de la terre brûlée en battant en retraite. La colonie humaine avait été gravement ravagée mais le reste de la planète n’était pas tombé entre les griffes mécaniques des robots. Trois ans plus tôt, Zon avait été brûlé et blessé lors d’un combat avec des machines à bord d’un vaisseau d’attaque, et il avait été obligé de se retirer dans l’archipel de Ginaz pour sa convalescence. C’est alors qu’il avait remarqué les dons exceptionnels de son fils. Maintenant qu’il était remis, il s’apercevait que Jool arrivait à surpasser son propre père. Mais à présent, sous les yeux de son fils, le vétéran frappait, feintait et parait plus vite que jamais auparavant. Jool devinait à quel point il voulait repartir au combat. Peu lui importait vers quel secteur de la Galaxie. Le Jihad avait constamment besoin de soldats. C’est alors que Chirox le robot s’exprima d’une voix douce et calme qui ne reflétait en rien l’intensité de leur duel. — Je vous conseille la prudence, Maître Zon Noret. — Absurde ! répliqua Zon avec un mépris orgueilleux. Continue à te battre au mieux de tes capacités. LE ROBOT N’AVAIT PAS LE CHOIX. — Maître Zon Noret, j’ai été programmé pour vous enseigner l’escrime, mais je ne peux vous obliger à tenir compte de mes avertissements ou de mes leçons. Et il se remit en position de défense avec ses bras multiples armés de couteaux et de glaives. Le vétéran méprisait l’instruction de base et prétendait qu’elle freinait le développement de l’art inné du combat. Et il ajoutait : — La meilleure façon d’apprendre et de développer sa technique est encore d’observer. La mémorisation ne vous apprendra rien au niveau du combat de terrain. Il n’y a que la pratique. Jusqu’à ce que vous n’existiez plus en tant qu’individu. Il ne doit exister aucune séparation entre le corps et l’esprit. Vous devez finir par n’être plus que des mouvements de combat vivants et fluides. Le mercenaire idéal, absolu. Le père de Jool avait certes été acclamé parmi les siens et il aurait bientôt sa place au sein du Conseil des Vétérans, mais en s’exerçant sans cesse en secret, Jool avait déjà dépassé les performances de son père. Zon Noret était le seul avec une poignée de recrues à utiliser pleinement les ressources de Chirox. Les vétérans les plus conservateurs considéraient le robot comme dangereux, mais Zon avait toujours été convaincu que c’était le meilleur moyen de combattre et de vaincre l’ennemi réel des humains. Jool avait appris comment le robot réagissait et déchiffrait la programmation de combat. Un an auparavant, alors que son père était instructeur sur une autre île de l’archipel, Jool avait installé sur Chirox un module algorithmique qui faisait du robot un mek « surchargé », tout à fait supérieur à sa programmation de combat originelle. Désormais, Chirox pouvait suivre l’évolution de son adversaire et s’améliorer en même temps que lui. L’unique limitation était le seuil extrême des capacités du jeune Noret. Jool s’entraînait avec Chirox tard dans la nuit ou lorsqu’il était certain qu’ils seraient seuls sur la plage. Ses muscles étaient encore imprégnés d’une lassitude brûlante : le mek et lui avaient combattu jusqu’à l’aube. Et son père, qui montrait quelques signes de vieillissement, avait dormi durant tout l’exercice. Jool comptait bien surprendre un jour son père avec une étonnante démonstration de ses talents, mais il n’était pas encore satisfait de ses capacités. Il voulait devenir le meilleur mercenaire que Ginaz ait jamais connu. Il savait qu’il en avait le potentiel à condition de vaincre ses inhibitions. Un dernier rempart d’instinct de protection était quelque part en lui comme une paroi de verre. Malgré tout, il restait le meilleur au combat. Chirox le robot l’avait déclaré lui-même, lui qui avait formé les plus grands des Maîtres d’Escrime. Et une machine intelligente ne pouvait qu’être objective... Mais, pour l’heure, sous le soleil ardent, il observait les parades et les attaques de son père de même que le talent du sensei. Zon se battait avec furia, comme si, à son âge, il essayait de se prouver à lui-même qu’il avait encore toute son ardeur. Il avait même réussi à placer quelques bottes que Jool ignorait jusqu’alors. Ce qui le fit sourire. Néanmoins, Chirox dominait son adversaire humain. Ses cinq bras valides s’agitaient en un tourbillon et Zon avait du mal à résister. Le vétéran était à l’évidence épuisé. — Cela n’est pas sage, Maître Zoret, dit Chirox. Votre force et votre volonté diminuent. Il n’y a guère de temps que vous vous êtes remis de vos blessures de guerre. Irrité, Zon Noret fit claquer plusieurs fois son épée sur la carcasse du robot dont les bras s’agitèrent, sur la défensive. — Chirox, j’ai combattu de vraies machines pensantes. Elles se battent toujours au maximum de leurs capacités, même face à un vieil homme. — Vous n’êtes pas encore vieux, mon père ! s’exclama Jool, conscient d’une trace d’hypocrisie dans sa voix. À bout de souffle, Zon se tourna vers lui en écartant ses longs cheveux clairs de son visage en sueur. — La vieillesse est un terme tout relatif quand on l’applique aux guerriers endurcis, mon fils. Et il se lança dans une nouvelle attaque, ferraillant dans un fracas qui évoquait un forgeron cognant sur son enclume. Le robot lança deux de ses bras en avant et les lames s’éclipsèrent, remplacées par ses doigts mécaniques avec lesquels il tenta de saisir son adversaire. Zon les paralysa d’un revers d’épée, neutralisa sa jambe droite dans la même action et Chirox ne put que pivoter dans le sable sans pouvoir s’écarter. Il sortit dans l’instant de nouvelles lames tranchantes de son corps mécanique, vibrantes et bourdonnantes, mais Zon esquiva. C’est à cette seconde que Jool prit conscience avec frayeur qu’il avait oublié d’annuler le module de surcharge du mek. Avec ce programme d’algorithmes, Chirox disposait de ressources bien supérieures à ce que Zon avait jamais dû affronter. Jool était inquiet, soudain. Le combat avait repris, intense, et les systèmes de sécurité et de restriction de Chirox étaient désactivés. Il bondit sur ses pieds. Et tout se passa en un instant. Zon avait lancé son pied pour frapper le robot et tenter de le déséquilibrer. Mais Chirox tenait bon. JOOL SE RUA ENTRE LES DEUX COMBATTANTS. Le vétéran n’avait pas conscience du danger. Il venait de se dérober, échappant de peu aux bras trancheurs du robot, mais le mek déchaîné revenait déjà à l’assaut et Zon Noret se tordit la cheville en retombant. Jool hurla : — CHIROX, STOP ! À la seconde où le sensei plantait un couteau dans la poitrine du vieux guerrier. Jool était dans ses dernières foulées quand le robot se redressa, comme incrédule. Zon Noret était tombé sur le sable, haletant, crachant son sang. Le mek recula et coupa tous ses systèmes. Jool s’agenouilla auprès de son père et le prit par les épaules. — PÈRE... — Je ne l’ai pas vu venir, fît Zon d’une voix rauque. Je ne l’ai pas vu. LE SENSEI RESTAIT IMMOBILE À L’ÉCART. MAIS IL DIT : — Je regrette profondément ce que j’ai fait. Je n’avais nullement l’intention de vous tuer. JOOL SE PENCHA SUR SON VIEUX PÈRE ENSANGLANTÉ. — Vous allez vous remettre, lui dit-il, alors même qu’il voyait que la plaie était mortelle. Ce n’est qu’une plaie de plus, père. Et vous en avez eu tant au cours de votre vie. Nous allons appeler un chirurgien. Il se redressa en levant la main, mais Zon lui saisit le poignet. Puis, il se tourna vers le mek, les cheveux collés sur ses tempes. — Sensei Chirox, tu as fait... très précisément ce que je t’avais ordonné de faire. (Un instant, les mots se perdirent dans son souffle haletant.) Tu as combattu avec mesure, comme je te l’avais ordonné. Et puis, aussi... tu m’as appris bien des choses. Il leva les yeux sur son fils dans le bruit doux du ressac et des oiseaux de mer. Le soleil s’inclinait vers l’horizon, déployant un éventail extravagant de couleurs. LE VÉTÉRAN, ALORS, SERRA LA MAIN DE SON FILS. — Je crois que le moment est venu de transmettre mon esprit à un autre combattant, Jool, et de lui indiquer la voie. Je veux que tu pardonnes à Chirox. Et je veux aussi que tu deviennes le plus grand guerrier de Ginaz. — Il en sera fait selon votre volonté, Père, dit Jool entre deux sanglots. Zon Noret ferma les yeux. Son fils ne supportait plus de voir sa plaie sanglante. — Jool, récite la litanie avec moi. Tu la connais. D’une voix hésitante, le jeune homme dit alors : — Vous me l’avez apprise, Père. Tous les combattants de Ginaz connaissent les dernières instructions. — BIEN... ALORS, DIS-LES. Zon Noret laissa échapper un long soupir pendant que son fils récitait la Litanie du Mercenaire Vaincu. — C’est ainsi et seulement ainsi que nous honorons la mort du guerrier : porte ma volonté, poursuis mon combat. Le moment se prolongea, et puis Zon Noret s’effondra entre les bras de son fils. Alors, silencieux, rigide, le robot sensei se figea au garde-à-vous. Plus longtemps après, empli d’un chagrin tranquille, Jool se pencha sur le corps de son père. Puis il se redressa, fit face au robot et inspira plusieurs fois, longuement, pour apaiser son âme. Il se concentra et saisit enfin l’épée à pulsion de son père sur le sable de la grève. — Désormais, Chirox, dit-il, tu devras faire mieux, beaucoup mieux, avec moi. Ceux qui refusent de se battre contre les machines sont des traîtres à la cause humaine. Et ceux qui ne se servent pas de toutes les armes possibles sont des idiots. Zufa Cenva, conférence devant les Sorcières. En promenant son regard sur la canopée verdoyante de la jungle de Rossak, Zufa Cenva ne pouvait s’empêcher de repérer les cicatrices terribles laissées par l’attaque épouvantable des cymeks, vingt ans auparavant. Après la destruction du Titan Barberousse, les cymeks avaient revêtu en vue de leur attaque vengeresse leurs corps les plus massifs, les plus armés pour fondre sur Rossak. Pendant que la flotte robotique attaquait les stations orbitales, les cymeks avaient frappé au sol, incendiant la jungle et pilonnant les cités troglodytes. En une seule journée, Zufa avait perdu l’élite de ses jeunes Sorcières qui s’étaient sacrifiées pour lancer tout à tour l’holocauste psychique qui avait fini par exterminer toutes les machines... La forêt féconde aux feuillages violets et argentés était revenue et avait effacé ou masqué les traces de violence bien plus vite que Zufa n’avait guéri les brûlures de son esprit. Depuis, elle avait continué à former les femmes de Rossak qui montraient les meilleurs potentiels télépathiques. Elle leur enseignait comment développer leur puissance psychique jusqu’à être capables de susciter des ondes de choc mentales qui pouvaient pulvériser les cymeks et les Titans eux-mêmes. Avec le temps, la Sorcière de Rossak avait vu nombre de ses filles aller à la mort au nom de l’humanité face aux machines pensantes. Aux yeux de Zufa, les cymeks étaient l’ignominie absolue. Ils avaient autrefois été humains, mais leur soif d’ambition et leur désir d’immortalité les avaient amenés dans le camp d’Omnius. Ils étaient devenus des traîtres, tout comme les agents infiltrés qu’Iblis Ginjo et ses vigilants officiers de la Jipol repéraient jour après jour sur les Mondes de la Ligue. Mais les humains de la Ligue, de plus en plus, se demandaient quand cesserait l’effusion de sang du Jihad. Zufa avait un point de vue différent. Elle savait qu’elle n’abandonnerait pas le combat aussi longtemps que nécessaire. Elle continuerait à créer et à mettre à la disposition du Jihad ses combattantes redoutables. Pourtant, en regardant les jeunes filles dispersées sur les falaises de Rossak, dont les plus âgées avaient à peine quatorze ans, elle avait envie de pleurer. Tant de Sorcières avaient déjà accompli leur devoir suicidaire que les élèves devenaient de plus en plus jeunes chaque année. Elles étaient peut-être douées mais elles n’étaient encore que des enfants. Elle prit sur elle pour ne pas montrer son chagrin en parcourant du regard la jeune promotion. Elles avaient le regard brillant, l’air décidé, et le vent qui balayait les plaines inhabitables pour s’infiltrer dans les canyons profonds et fertiles soulevait leurs longs cheveux blonds. Zufa aurait tant aimé pouvoir sauver ses volontaires... mais elle savait que rien ne les arrêterait, rien sinon une victoire totale sur les machines. — J’ai mis tous mes espoirs en vous, dit-elle. Je ne peux vous cacher le danger qui vous attend. Même si vous réussissez, vous mourrez. Et également si vous échouez. Plus grave encore, vous mourrez en vain. Si je m’adresse à vous, c’est justement pour que votre vie et votre mort ne soient pas vaines, pour que vous ayez chacune à votre manière participé à la destruction d’Omnius et de ses suppôts mécaniques. Les filles hochèrent la tête, attentives. Elles étaient très jeunes, mais savaient qu’elles ne participaient pas à un jeu. Dans le lointain, les volcans couronnés de rouge déversaient leur lave sur les plaines hostiles tout en crachant d’épaisses colonnes de fumée sulfureuse dans l’atmosphère toxique. Les gorges profondes abritaient des écosystèmes florissants dans le sol volcanique et l’eau filtrée qui avait bouilli dans les aquifères. L’environnement de Rossak était saturé d’agents contaminateurs qui n’avaient pas été totalement chassés de la chaîne alimentaire : des mutagènes et des tératogènes se mêlaient aux éléments chimiques bénéfiques. Les grossesses étaient à haut risque et s’achevaient souvent par une fausse couche. On ne comptait plus les bébés qui naissaient terriblement déformés, alors que d’autres, telles ces jeunes Sorcières, venaient au monde avec un don mental, des talents télépathiques qu’on ne voyait jamais sur les autres Mondes de la Ligue. Zufa avait terriblement souhaité avoir une fille qui ait ces mêmes pouvoirs, à qui elle pourrait passer le flambeau. Elle avait choisi ses compagnons avec grand soin, leur avait fait passer des tests ADN pour savoir lequel serait le plus apte à lui donner cette descendante, mais elle avait échoué chaque fois. Après avoir rompu avec Aurelius Venport, elle n’avait plus jamais pris d’amant. Il lui avait jadis paru être le candidat parfait, mais sa semence ne lui avait apporté que des fausses couches difficiles. Elle vieillissait et atteindrait bientôt la limite de procréation, même avec la fertilité et le métabolisme amélioré des Sorcières. Les recherches pharmaceutiques d’Aurelius, la distillation de certains champignons et plantes à bulbes des forêts mystérieuses avaient diminué radicalement le taux de difformités à la naissance et augmenté la fertilité. Zufa trouvait ironique que ce soit Aurelius qui ait apporté ces améliorations après l’avoir tellement déçue. Elle repoussa ces sombres pensées. Et, fermant les yeux, elle se concentra sur les tâches urgentes. Elle donna ses instructions aux jeunes Sorcières, elle leur dit où et comment frapper. Les mains tendues, les yeux fixes, elles étaient comme de petites écolières. Elles amassaient la force volatile produite par leurs jeunes cerveaux et l’électricité statique crépitait dans leurs cheveux. L’activité de Zufa était importante, et l’Armée du Jihad lui adressait régulièrement les rapports des missions de reconnaissance. Les mercenaires envoyaient des vaisseaux rapides pour observer les mouvements des forces adverses et, en particulier, les théâtres de destruction des cymeks. Ainsi, les Sorcières étaient tenues au courant en permanence et Zufa pouvait désigner la guerrière la plus appropriée, l’arme qui convenait pour lancer une attaque télépathique qui annihilerait les machines à cerveau humain. Mais, depuis des mois, les nouvelles étaient négatives. Les cymeks avaient compris sa tactique et n’envoyaient plus d’éléments isolés. Bien au contraire, ils se faisaient encadrer de lourdes escortes et s’étaient dotés d’une force de frappe considérable, tout particulièrement les Titans survivants. Et il était devenu difficile pour une Sorcière solitaire de s’approcher suffisamment pour que le bombardement mental soit efficace. Zufa devrait donc attendre et affiner la formation de ses élèves jusqu’à trouver l’occasion parfaite. Elle refusait de gaspiller la vie de ses jeunes Sorcières aussi douées que décidées. Elles étaient la ressource essentielle de Rossak. Quand les filles eurent achevé leurs exercices, elle se dressa, rayonnante de fierté légitime. — Excellent. Je crois que vous avez compris le concept. Maintenant, regardez-moi. Elle leva les mains, ferma les yeux et écarta les doigts. Un tissu ténu au faible éclat argenté se développa en crépitant. — Accéder à la puissance n’est pas réellement difficile, dit-elle d’une voix éteinte, les lèvres pâles. Le plus difficile est de la contrôler. Vous devez devenir une arme précise, pareille à une lame dans la main d’un assassin professionnel. Et non pas un accident destructeur. Les filles l’imitèrent, tendirent leurs mains dans des jets d’étincelles et des ruisseaux de crissements. Certaines se mirent à rire avant de se reprendre pour se concentrer sur la gravité de l’exercice. Zufa sentit qu’elles avaient conscience de leur pouvoir et du danger qu’il représentait. Plus que tout, elle aurait souhaité que sa fille unique soit présente avec ces patriotes. Mais Norma n’avait pas leur talent. Elle n’avait aucune trace du pouvoir des Sorcières et elle était totalement aveugle sur le plan télépathique. Elle gâchait sa vie dans des concepts et des équations, brillait dans les mathématiques plutôt que de tenter de développer ses dons latents. Tio Holtzman, le Savant de Poritrin, l’avait prise sous son aile et Zufa lui en était reconnaissante. Mais apparemment, après quelques années, il semblait qu’il ne voulait plus de Norma et il l’avait rejetée pour qu’elle puisse travailler seule sur ses idées sans gêner quiconque. Zufa n’avait pas complètement rompu les liens avec sa fille, elle hésitait cependant à la revoir pour éprouver les mêmes désappointements qu’avant. Elle avait investi en elle trop d’espoirs. Elle se disait que, dans la courte période de temps qui lui était impartie, elle avait une chance d’avoir un autre enfant si elle parvenait à trouver un homme dont le schéma ADN correspondait au sien. Ainsi, elle serait sauvée in extremis. Pour l’heure, les filles qu’elle avait devant elle étaient les seules qui lui appartenaient. Elle ouvrit les paupières et prit conscience du vent qui soufflait dans ses cheveux avec violence, comme un ouragan étouffé par le silence. Ses élèves semblaient intimidées, fascinées, et elles reculèrent en la fixant du regard. Zufa leur sourit. — C’EST BIEN. MAINTENANT, NOUS RECOMMENÇONS. 176 AG (avant la Guilde) An 26 du Jihad Une année après la bataille de IV Anbus. Plus j’étudie le phénomène de la créativité humaine, plus il me paraît mystérieux. Le processus de la découverte d’idées nouvelles m’échappe sans cesse et il est difficile à comprendre. Si nous échouons dans cette tentative, les machines pensantes seront condamnées. Érasme, Notes de laboratoire Lorsque la lettre enthousiaste de Norma Cenva lui parvint, Aurelius Venport ne perdit pas de temps et détourna l’un de ses vaisseaux de commerce pour une escale particulière sur Poritrin. Même s’il était directeur des Entreprises VenKee et surchargé de demandes urgentes, il souhaitait avant tout revoir son amie Norma. Il avait toujours éprouvé de la tendresse pour elle et il y avait tant d’années qu’il ne l’avait pas retrouvée. Norma était une fille ouverte qui savait lire en Aurelius ce que les autres ne voyaient jamais, en ne tenant pas compte de ses activités politiques, de ses relations ou de sa richesse. Tout le monde faisait le siège des Entreprises VenKee, tout le monde en attendait des profits. En contraste total, la fille naine de Zufa lui avait offert une authentique amitié, ce qui lui manquait douloureusement dans sa vie de commerçant. Et puis, il était excédé par les procès mesquins interminables du Seigneur Bludd contre VenKee qui exigeait sans cesse des droits dérivés sur les brilleurs, menaçant de geler les comptes de sa société. Tout cela était ridicule. Mais, légalement, le noble personnage de Poritrin pouvait avoir gain de cause. Les procès en série risquaient d’assécher les caisses de VenKee, et Aurelius avait demandé un entretien avec Bludd, dans la cité de Starda, pour négocier un compromis. AVANT TOUT, IL VOULAIT REVOIR NORMA. À une époque, quand elle était la disciple préférée de Tio Holtzman, elle avait eu de vastes laboratoires en haut de la résidence du Savant. Mais il avait usé d’elle sans relâche, il lui avait pris ses idées et ses découvertes. Par la suite, la pauvre Norma s’était perdue dans des recherches tellement ésotériques qu’elle avait été incapable de produire des découvertes à une cadence suffisante. Et Holtzman l’avait reléguée dans des quartiers inférieurs, non loin des champs de boue de l’îsana. Elle était depuis vingt-cinq ans sur Poritrin, mais elle était encore une « visiteuse scientifique » dont les publications pouvaient être refusées n’importe quand. Pourquoi Holtzman la gardait-il ? Sans doute uniquement pour s’attribuer ce qu’elle pouvait mettre au point sous ses auspices. De l’autre côté du delta, dans les usines et les gigantesques chantiers, on fabriquait les derniers composants de la flotte géante qui était en assemblage au large de Poritrin. L’air était saturé de fumée, d’odeurs métalliques, et tout était noyé dans un fracas assourdissant qui devait empêcher Norma de se concentrer. Aurelius se demandait comment elle pouvait travailler dans cette situation. Il se présenta devant ses appartements et son labo, juste au-dessus des champs de boue malodorants, et nota les détails subtils de sa chute dans la hiérarchie professionnelle qu’elle n’avait probablement pas relevés elle-même. Il secoua la tête, dégoûté et irrité devant la manière dont Holtzman avait traité cette fille si gentille. Une fille ? Il prit conscience avec un certain choc que Norma devait avoir quarante ans. Dans la clarté humide, il pressa le bouton de contrôle. Selon la tradition de Poritrin, il s’attendait à ce qu’un esclave bouddhislamique lui ouvre. Puis, il se rappela que Norma n’appréciait guère le travail forcé. Dans sa dernière lettre, elle lui avait paru très excitée sur le nouveau concept qu’elle avait développé après des années d’effort et d’impasses, et il sourit avec fierté en songeant à son intelligence exubérante. Tout entière concentrée sur son idée et son invitation, Norma avait laissé son écriture se détériorer plus gravement que jamais, comme si ses pensées couraient bien plus vite que sa main. Aurelius avait survolé les calculs mathématiques et les projections qui montraient comment modifier l’effet Holtzman pour qu’il distorde l’espace. Il ne doutait pas que les concepts de Norma soient exacts mais, en tant que négociant, il s’intéressait plus aux rapports commerciaux et aux possibilités de vaincre ses concurrents qu’aux détails d’exploitation d’un produit. Norma s’était toujours montrée brillante, mais rarement pratique. Un long moment s’était écoulé et personne ne lui avait ouvert. Il sonna à nouveau. Il savait que Norma devait être perdue dans ses calculs, ses équations, ses symboles. Il se sentait un peu coupable de la déranger, mais il était décidé à patienter aussi longtemps que nécessaire. Elle ne devait pas s’attendre à le voir, même si les annonces des mouvements portuaires avaient mentionné l’arrivée d’un bâtiment de VenKee. Ses affaires l’avaient obligé à rester un mois de plus sur Salusa et les voyages spatiaux étaient tellement lents... Sous l’effet de l’enthousiasme de Norma, il avait contacté son associé dans la commercialisation du Mélange, Tuk Keedair, et lui avait demandé de le rejoindre sur Poritrin. L’ex-marchand d’esclaves avait des affaires à traiter à Starda, de toute manière, et Aurelius aurait peut-être besoin de son opinion... Mais, au préalable, il devait regarder Norma droit dans les yeux tandis qu’elle lui expliquait ce concept d’espace plissé. Il se reposait sur son instinct pour se faire une opinion. Il était impatient de lire le plaisir et la surprise sur son petit visage. Il ne fut pas déçu. Elle venait enfin d’apparaître sur le seuil, clignant les yeux dans la lumière, et il sentit son cœur battre plus vite. — Norma ! s’exclama-t-il avant même qu’elle l’ait reconnu. IL LA PRIT DANS SES BRAS EN RIANT. Les cheveux bruns de la petite femme étaient décoiffés comme souvent, mais il vit des étincelles de joie dans son regard. Elle avait vieilli, tout comme lui, même si l’absorption fréquente d’épice avait réduit de façon spectaculaire le processus. — AURELIUS, TU AS EU MA LETTRE. ET TU ES VENU. Il se rappelait leurs longues explorations dans la jungle mauve et argenté de Rossak, leurs conversations sans fin, les idées novatrices qu’ils partageaient. Il avait fait jouer ses relations pour que ses théories soient publiées et distribuées partout. Quand Holtzman l’avait appelée pour en faire son assistante, Aurelius avait payé son voyage jusqu’à Poritrin. Zufa Cenva, toujours malveillante, prétendait qu’ils s’entendaient si bien « parce que les inadaptés se retrouvent toujours ». Souriant, il lui passa la main dans les cheveux d’un geste moqueur et tendre. — J’ai hâte d’en savoir plus sur ta dernière découverte. Elle me paraît très excitante. Il faut aussi que je m’occupe de ce conflit avec le Seigneur Bludd au sujet des globes brilleurs. Elle le précéda jusqu’à son minable repaire. La pièce était aussi en désordre qu’il l’avait prévu, encombrée de maquettes et de tracés complexes. Dans une alcôve, des chaises à suspenseur flottaient selon des angles bizarres autour d’une petite table couverte de plans, d’assiettes et de feuilles de calculs. Norma fit un peu de ménage pour qu’Aurelius puisse s’installer. Il était son hôte mais aussi son ami, et il l’aida. Puis il tomba sur une pile d’avis juridiques. En lisant son nom dans le texte d’une plainte officielle, il sentit son cœur s’accélérer. L’avis émanait d’un avocat qui représentait le Seigneur Bludd et Tio Holtzman. — NORMA, C’EST QUOI CES DOCUMENTS ? — Je ne sais pas, répondit-il, d’un air absent. (Elle s’approcha et ajouta :) Oh, ceux-là. Rien d’important. — Ils t’ont été signifiés il y a près d’un an. On te menace d’une action en justice si tu quittes ton emploi auprès d’Holtzman, et plus particulièrement si tu travailles pour mon compte. — Oui, oui, je suppose que c’est ça. Mais j’ai été trop occupée. Mon projet est bien plus important que ces histoires de justice. — Norma, ma chère et naïve Norma, dans le monde réel, aucun projet n’est plus important que les problèmes juridiques. (Aurelius avait le visage rouge, tout soudain.) Tu n’aurais pas dû laisser traîner cette affaire. Je vais m’en occuper. IL PRIT LA LIASSE DE DOCUMENTS. — OH, MERCI, FIT NORMA. Il promena son regard dans la pièce et remarqua le manque de confort, l’équipement pauvre, l’espace restreint. Tout cela était une insulte à cette femme qui avait su développer les inventions les plus célèbres du Savant. L’éclairage était douteux, le mobilier ancien et les étagères menaçaient de craquer. Il se promit de lui trouver très vite un autre espace de travail. — Norma, je sais que tu n’aimes pas employer des esclaves, mais je vais voir si je peux t’obtenir une femme de ménage. — Mais non, ça va, du moment que je peux travailler en paix. Il se demanda secrètement ce qu’il devait à Norma et à quel point il croyait en elle. Il ferma les yeux et « écouta » son cœur, ses sensations viscérales, son métabolisme. La réponse était évidente. J’ai besoin de l’aider. Que son nouveau concept du cosmos ait ou non un potentiel commercial, il se promit de l’arracher aux griffes du scientifique égoïste... même s’il avait à payer le prix fort. Il fallut peu de temps à Aurelius Venport pour s’apercevoir qu’il nourrissait le même mépris pour Tio Holtzman et le Seigneur Niko Bludd. Durant les dizaines d’années où il avait découvert, développé et mis sur le marché ses produits pharmaceutiques de Rossak – un commerce qui était devenu un véritable empire commercial –, Aurelius Venport avait affronté des négociateurs à la dent dure, des fournisseurs désagréables et même des thugs du gouvernement. Il ne gardait aucun ressentiment à l’égard de ses concurrents légitimes : il était parvenu à les comprendre et à se mettre d’accord avec eux. Mais il se fiait à son instinct profond quand il traitait avec les gens, et dès qu’il rencontra Bludd et Holtzman, il éprouva un frisson prémonitoire. Il était évident que le grand Savant était une sorte d’escroc qui avait bâti sa réputation sur le dos des autres. Quant au Seigneur Bludd, il se vautrait dans le luxe, non pas pour sa descendance ou pour se faire un nom dans l’Histoire, mais pour accroître sa richesse et jouir de tous les plaisirs. Pourtant il avait besoin de passer un accord avec ces deux personnages. Il entra dans une salle remplie de miroirs et de brilleurs à facettes – des reproductions illégales, nota-t-il – et s’avança vers une longue table qui aurait mieux convenu à un banquet qu’à une réunion d’affaires. En bout de table, le Seigneur Bludd, rondouillard, était enveloppé dans des robes somptueuses aux manches vagues. Une tenue qui ne devait rien avoir de confortable, se dit Aurelius. Des anneaux précieux brillaient dans ses longs cheveux et sa barbe était ondulée avec préciosité, comme une sculpture faite de poils minutieusement bouclés. Holtzman arborait des robes blanches classiques dans lesquelles il semblait plus à l’aise que dans la blouse traditionnelle du vrai scientifique. Les autres sièges étaient occupés par des représentants du Conseil et des avocats de Poritrin qui évoquaient des oiseaux de proie. Aurelius les scruta brièvement et s’assit avec un lourd soupir. — Seigneur Bludd, Savant Holtzman, je suis venu de mon plein gré à propos d’un sujet qui vous concerne l’un et l’autre. Je souhaite sincèrement discuter avec vous de solutions éventuelles à notre conflit. (Il fronça les sourcils en dévisageant tour à tour les avocats.) Si vous voulez bien m’accorder la faveur de renvoyer ces auditeurs superflus, nous pourrons discuter entre hommes et je suis certain que nous finirons par nous entendre. Indignés, les avocats se levèrent, comme éjectés par des ressorts. Le Savant Holtzman semblait décontenancé mais il ne fit aucun commentaire. Par contre, le Seigneur Bludd était sur la défensive. — Directeur Venport, j’ai choisi personnellement ces experts. Je me repose entièrement sur leur... — Dans ce cas, vous pourrez faire appel à eux pour tout accord auquel nous aboutirons. Plus tard. Mais si vous insistez pour que nous procédions selon les formes habituelles, nous savons vous et moi que cette affaire traînera durant des années et qu’elle nous coûtera très cher. (Il eut un sourire charmeur.) Vous ne souhaitez donc pas entendre d’abord ce que j’ai à dire ? Il croisa les bras et attendit, faisant clairement comprendre à ses interlocuteurs qu’il n’y aurait pas de négociations avant que le gang des juristes quitte les lieux. Bludd se tourna vers ses conseillers qui clamèrent en un chœur disparate : « Mon Seigneur, nous vous mettons fermement en garde... » « Ceci est totalement irrégulier et douteux... » « Qu’essaie-t-il de dissimuler qu’il ne souhaite pas... » Le Seigneur Bludd les congédia d’un claquement de doigts avant de commander des rafraîchissements. Aurelius le dévisagea. Visiblement l’autre comprenait qu’ils progresseraient plus vite et tranquillement derrière les portes closes. Holtzman s’éclaircit la gorge et s’empara de quelques vieux documents placés devant lui. — Avant que vous ne commenciez, Directeur Venport, je pense que vous devez comprendre que les Entreprises VenKee n’ont aucun droit. (Il brandit un feuillet.) Voici une décharge signée de la main de Norma Cenva quand elle s’est présentée pour travailler avec moi. Elle y reconnaît que toutes les technologies et les idées qu’elle pourrait développer en m’assistant sont la propriété des citoyens de Poritrin qui sont libres de les utiliser comme ils l’entendent. Elle n’a aucunement le droit de vous céder une licence commerciale d’extrême valeur. Aurelius étudia le document. Les termes étaient identiques à ceux qu’il avait employés pour soudoyer le Sénateur Hosten Fru sur Salusa Secundus. Rien de surprenant. Il reposa le document sans être impressionné. — Je ne mets pas en doute que la signature de Norma soit authentique. Savant Holtzman. Pouvez- vous me fournir la preuve que Norma avait pleinement accès à un conseil juridique et à une assistance professionnelle avant de signer un document aussi ridicule ? Pouvez-vous aussi me prouver qu’elle avait alors l’âge légal pour une telle décharge ? Si j’en crois mes archives – et elles sont très précises, je peux vous le jurer vu que c’est moi qui ai pris les dispositions pour qu’elle débarque ici, sur Poritrin, à la suite de votre convocation –, elle n’avait alors que seize ans. (Aurelius tapota sur la table.) Dites-moi, Seigneur Bludd, vous tenez vraiment à ce que cette affaire soit jugée devant le tribunal de la Ligue ? Des serviteurs arrivèrent avec des mets et des boissons et Aurelius attendit patiemment. Il ne tenait pas à ce que des oreilles étrangères surprennent leur conversation, même s’il avait la certitude que le noble seigneur de Poritrin enregistrait chacune de ses paroles. Ce qu’aucun jury n’accepterait, puisqu’il n’avait pas consenti personnellement à cette surveillance. — Messieurs, reprit-il, Norma Cenva est un génie et aussi une femme précieuse. Je doute que vous lui accordiez le respect, le confort et la liberté de mouvements qu’elle mérite. — Norma a été dépendante de notre bonne volonté durant des années, rétorqua Holtzman. Durant cette longue période, elle ne nous a rien apporté de valable depuis... depuis... (Il haussa les épaules.) Il faut que je consulte mes dossiers. — Cela n’est pas surprenant si l’on considère l’espace de travail pauvre et dégradant que vous lui avez accordé. — MAIS AVANT, ELLE... — Il suffit ! lança le Seigneur Bludd. Peu importent les circonstances, l’industrie des brilleurs a été lancée ici, sur Poritrin. J’ai payé la recherche sur mes fonds. Les Entreprises VenKee n’ont aucun droit à revendiquer. — J’accepte à la base votre objection, dit Aurelius en s’efforçant de garder une note conciliatrice dans son ton. Je suis prêt à céder une part des bénéfices de VenKee sur la vente des brilleurs... (Il leva un doigt impératif devant les visages ravis et surpris de Bludd et Holtzman.) A la condition que Norma soit libérée de ses obligations envers le Savant Holtzman. — Je suis d’accord, dit aussitôt Holtzman, comme s’il était sur le point d’éclater de rire. Ce qui lui valut un regard furieux de Bludd qui se tourna vers Aurelius en plissant le front. — Et, en retour, acceptez-vous de partager vos bénéfices sur les brilleurs à perpétuité ? Aurelius soupira. Il n’avait pas l’habitude de négocier sur des bases aussi offensantes. — Non, pas à perpétuité, dit-il d’un ton inflexible. (Aucun homme n’aurait osé suggérer une telle proposition.) Nous allons établir un pourcentage fixe ainsi qu’un terme fixe. À PARTIR DE LÀ, ILS SE MIRENT RÉELLEMENT AU TRAVAIL. Il savait qu’il devait absolument protéger l’innocente et naïve Norma contre les imbroglios futurs avec ces personnages rusés, l’isoler de ses travaux infructueux du passé. Il avait d’ores et déjà calculé combien ce conflit juridique allait probablement lui coûter. Le tribunal de la Ligue, soudoyé par les nobles de Poritrin, allait certainement imposer un « compromis » qui coûterait beaucoup à Aurelius à long terme. Pour l’heure, il souhaitait éponger ses pertes et cesser de gaspiller du temps. Après des heures de palabres, il accepta de céder un tiers de ses bénéfices sur le commerce des brilleurs à Poritrin durant vingt ans à la condition que le camp adverse ne l’attaque pas pour les droits déposés. Sachant combien le marché des brilleurs – en expansion permanente – leur rapportait, Bludd et Holtzman se montrèrent agréablement surpris. Il était évident qu’ils voyaient là un afflux d’argent qui ne leur avait coûté aucun effort, puisque Norma Cenva s’était déjà chargée du développement depuis des années et qu’Aurelius Venport avait assumé les frais de construction des ateliers de production. Vingt ans constituaient un délai assez long, mais Aurelius savait considérer un projet dans son ensemble. On continuerait d’utiliser les brilleurs durant des siècles, peut-être un millénaire. Et vingt ans, dans un tel contexte, se réduisaient à une dimension ridicule. Il ne faisait aucun doute que les descendants du Seigneur Bludd se lamenteraient un jour du marché stupide qu’il avait conclu ce jour même. — Cependant, fit Aurelius en se penchant, le ton plus dur, il y a une stipulation que je considère comme absolument non négociable. Désormais, vous ne devrez plus contester ou mettre en doute le droit qu’a Norma Cenva d’installer son laboratoire personnel et vous ne pourrez l’empêcher de poursuivre ses recherches à son gré. HOLTZMAN PRIT UN AIR HAUTAIN. — Du moment que je ne les finance pas. Elle n’a rien produit de tangible depuis des années, remarquez bien. LE SEIGNEUR BLUDD TRITURA SA BARBE À BOUCLETTES. — Je vais demander à mes avocats de rédiger un accord spécifiant que Norma sera propriétaire légitime de tout ce qu’elle inventera à partir de ce jour. Aurelius acquiesça. Il savait déjà que ce marché allait lui coûter une fortune, mais il n’avait aucun doute ni arrière-pensée car il avait foi en Norma et lui faisait absolument confiance tout en l’adorant. Pourtant, il éprouvait un malaise par rapport à la déclaration d’Holtzman. Norma était effectivement restée stérile depuis des années sur un problème qui pouvait s’avérer improductif à terme. Il ne comprenait pas clairement les implications de ses équations sur l’espace plissé, mais il se calma en se rappelant tout l’argent que Norma lui avait d’ores et déjà rapporté avec son invention des brilleurs. Il avait tellement plus foi en elle qu’en sa mère, son ex-maîtresse, Zufa. — J’espère que ce problème est maintenant réglé ? demanda le Seigneur Bludd en haussant les sourcils. Aurelius se leva, pressé de quitter la résidence du noble de Poritrin, sachant bien que l’affaire venait à peine de commencer. Quand il débarqua sur le spatioport de Starda, Tuk Keedair avait l’air fatigué et tendu. Il expliqua à Aurelius les sabotages constants et autres problèmes causés par un groupe de hors-la-loi sur Arrakis. — J’ai entendu dire qu’un autre marchand d’esclaves tlulaxa était arrivé récemment ici, sur Poritrin, pour acheter des domestiques ? Je pourrais peut-être le persuader d’aller dans ce trou d’enfer pour rafler tous ces bandits. — Personne ne s’en plaindrait, dit Aurelius en souriant. Il expliqua à son tour la dernière avancée de Norma et pourquoi il avait insisté pour que son associé vienne l’entendre lui-même. Ils se rendirent au laboratoire de Norma dans un véhicule de surface. Keedair était sceptique mais intrigué. — Un prototype de vaisseau coûtera beaucoup plus que quelques échantillons de brilleurs, Aurelius. Mais si cette idée de raccourci spatial se révèle exploitable, le potentiel de bénéfice est... époustouflant. Le Tlulaxa ne tenait pas à connaître les détails mathématiques, il ne considérait que le concept et son développement. Il caressa sa longue tresse comme s’il palpait déjà sa nouvelle richesse. AURELIUS LUI PRIT LE BRAS. — Si le système se révèle possible – et applicable – toutes les marchandises de l’univers circuleront en une fraction de temps. Les cargaisons d’épice d’Arrakis iront aussi vite que les moissonneurs zensunni. Des drogues périssables pourront être expédiées à partir de Rossak sur les marchés de la Ligue qui n’attendent que ça. Aucun autre commerçant ne pourra se vanter de meilleurs services dans l’univers humain. Ils suivirent un débarcadère aux planches grinçantes et retrouvèrent bientôt Norma. — VEUILLEZ M’EXCUSER POUR CET ACCUEIL, DIT-ELLE. Aurelius eut l’impression que les tables étaient encore plus encombrées que la dernière fois. — Dans des années, nous nous souviendrons de cette journée et de cet humble endroit où nous avons discuté pour la première fois du plus vertigineux concept de l’histoire des voyages spatiaux. KEEDAIR RESTAIT RÉSERVÉ, PRESQUE MÉFIANT. — Vous n’avez parlé à personne de ce concept ? Pas au Savant Holtzman ou au Seigneur Bludd ? GÊNÉE, NORMA SECOUA LA TÊTE. — Le Savant Holtzman ne comprend pas ses propres calculs. Le Principe d’Holtzman marche, dit-elle. (Il y avait un mépris teinté de tristesse dans sa voix.) Et je veux être certaine que ce projet sera fructueux. Le Savant ne va pas toujours au bout de ses développements à grande échelle. Il lui arrive parfois de... de se perdre dans la jungle de ses équations. (Elle alla jusqu’à la fenêtre et contempla les usines et les chantiers navals du delta.) Il a passé toute l’année dernière à construire d’énormes vaisseaux sur orbite. Une idée du Primero Atréides... — OUI, ON LES A VUS EN ARRIVANT, DIT AURELIUS. Les trajectoires orbitales étaient saturées par les nouveaux bâtiments de guerre et ils avaient rencontré un réel problème d’encombrement spatial. KEEDAIR ÉTAIT SIDÉRÉ. — Pourquoi construire toutes ces coques ? Quelqu’un d’autre va réaliser les installations mécaniques ? NORMA SEMBLAIT MAL À L’AISE. — C’est censé être un secret et seules quelques rares personnes connaissent le plan dans son ensemble. Les esclaves des chantiers et les ouvriers de construction ne travaillent que sur une faible portion de l’ensemble. Personne ne sait que tout ça n’est qu’un gigantesque bluff, une sorte de bouffonnerie. (Elle soupira.) Les coques resteront vides et tous ces faux vaisseaux continueront d’orbiter comme une vraie armada. J’admets que l’astuce peut réussir, mais pour quelle raison un esprit brillant comme Holtzman gaspillerait-il son intellect sur ce genre de piège ? Ça ne requiert aucune science, ça n’est que du camouflage. Elle abaissa un siège à flotteur, s’y installa et s’éleva au niveau de la table. — C’est pour cette raison que je t’ai écrit, Aurelius. J’ai consacré une partie de ma vie à ces équations sur l’espace plissé. Elles doivent être prises ail sérieux. Il faut que ce projet soit réalisé et je suis la seule qui puisse y parvenir. Keedair posa les mains à plat sur la table, le regard brillant. — Expliquez-nous les grandes lignes, s’il vous plaît. Dites ce que vous projetez. LES YEUX NOISETTE DE NORMA S’ÉTRÉCIRENT. — Dans mon esprit, je vois d’immenses vaisseaux qui traversent l’espace en un clin d’œil. Je vois de puissantes armées transportées en quelques instants pour prendre par surprise les machines pensantes. Aurelius vit l’intensité de son expression, sa conviction et sa sincérité. — Je te crois, Norma. Suffisamment pour investir autant d’argent qu’il te faudra, même si je ne comprends pas vraiment tout. (Il sourit.) En fait, j’investis dans toi. Elle lui avait déjà donné une estimation des fonds nécessaires. Aurelius avait augmenté cette somme de la moitié avant de la doubler. Norma n’était pas coutumière des délais imprévus et des détails annexes coûteux. — Tu n’es désormais plus au service du Savant Holtzman, lui annonça-t-il. J’ai conclu tous les arrangements nécessaires et tu n’as plus à t’en préoccuper. Tu peux quitter Poritrin dès que tu le désireras... et travailler où tu voudras. Ravie, elle vint dans ses bras. Il avait un sourire lumineux de bonheur. Elle était toujours aussi spontanée et sincère. — C’est gentil, mais ça me plaît bien de travailler ici, sur Poritrin ! J’y suis depuis vingt-sept ans. Je ne peux vraiment pas faire mes bagages et partir n’importe où. — Pourquoi pas sur Rossak ? dit Keedair. Vous venez de là-bas, non ? Aurelius pensa aussitôt à Zufa et au désappointement méprisant qu’elle affichait en présence de sa fille, et il secoua la tête avant que Norma réponde. — Non, ça ne serait certainement pas une bonne idée. — Notre investissement initial et les dépenses de mise en route seront d’autant réduits si nous n’avions pas à tout déménager hors-monde, remarqua le Tlulaxa. NORMA SE TAPOTA LA TEMPE. — Tout est là, dit-elle en regardant malicieusement Aurelius. Mais je préfère ne pas gaspiller tout ce temps et ces efforts. Il n’y a pas un endroit plus proche où je pourrais continuer à travailler ? AURELIUS SOURIT. — J’avais prévu ça et j’ai déjà reniflé les environs pour te trouver un nouveau refuge. Ce qu’il te faut, c’est de l’espace et de la lumière. L’essentiel, quoi. J’ai des visées sur des entrepôts miniers abandonnés et une usine de traitement des minerais dans un canyon, plus en amont sur le fleuve. Je crois qu’on pourrait transformer ça en un site de test à grande échelle pour un vaisseau interstellaire. LE REGARD EXCITÉ, KEEDAIR FAISAIT SES CALCULS. — Les Entreprises VenKee disposent d’une infrastructure pour vous faire parvenir les fonds nécessaires. Nous allons avoir besoin d’un état détaillé des dépenses que vous envisagez au départ, puis mois par mois. Norma semblait déconcertée, comme si elle préférait retourner à ses formules plutôt que de poursuivre l’entretien. — D’accord, je vais déterminer les projections d’un budget de recherche et de développement dès que vous m’aurez dit quand nous pouvons commencer. — Il est également impératif, ajouta Keedair d’un ton plus ferme, que vous gardiez ce projet absolument secret. Nous savons déjà que le Savant Holtzman est avide de vos idées et de vos brevets. Il va nous falloir un système de sécurité absolument étanche pour tous ceux qui travailleront sur cette opération. Je suggère que nous engagions une unité de mercenaires privés qui n’auront aucun lien avec le Seigneur Bludd, non ? IL GUETTAIT LA RÉACTION D’AURELIUS, QUI ACQUIESÇA. Norma semblait troublée par toutes ces implications. Dans son esprit ésotérique, elle n’avait jamais songé à de tels problèmes. Aurelius lui serra doucement l’épaule pour la rassurer. — Norma, tu as déjà été lésée de sommes considérables en laissant Holtzman et le Seigneur Bludd exploiter les boucliers personnels et les générateurs de brouillage. Ils étaient en partie tes concepts. Holtzman n’aurait pas réussi seul. ELLE PARUT SURPRISE. — Mais c’était ma contribution à l’effort de guerre. — Et ce sont les autres qui en ont profité. Grâce à toi, Bludd est maintenant l’un des hommes les plus riches de la Ligue. Ma chère Norma, je ne veux pas qu’on profite plus longtemps de toi... Si ce projet voit le jour grâce aux investissements privés de VenKee, il doit rester notre propriété. En affaire, il en est ainsi. — Je ferai ce que tu me dis, Aurelius. Je te fais confiance. Est-ce que tu pourras bientôt me laisser construire mon prototype ? Tous les calculs sont là, dans ma tête. IL PASSA UN BRAS AUTOUR DE SES PETITES ÉPAULES. — J’ai ma façon d’accélérer les choses. Avec mon sympathique associé, nous avons récemment acheté un vieux cargo pour gonfler notre flotte de vaisseaux de commerce. Il est au radoub sur Rossak. Plutôt que d’acheter un autre vaisseau, est-ce que tu saurais réaménager un bâtiment existant pour y installer tes nouveaux moteurs ? Keedair pourrait le ramener ici dès que tes nouveaux labos seront prêts. Il se tourna vers le Tlulaxa qui approuva. Norma rayonnait, vibrante de joie, jeune et pleine d’espoirs nouveaux. — LE PLUS TÔT SERA LE MIEUX ! S’ÉCRIA-T-ELLE. Là où une personne trouve des raisons de se réjouir, une autre désespère. Priez pour être la première. Interprétation zensunni d’un Sutra bouddhislamique. Après une année d’efforts intenses, des dépenses colossales financières et en ressources humaines, après des morts innombrables d’esclaves victimes d’accidents, les derniers composants de l’armada leurre étaient enfin assemblés au large de Poritrin. Les travaux étaient presque achevés et les fonderies du delta étaient sur le point de fermer. Tard dans l’après-midi, les contremaîtres convoquèrent toutes les équipes d’esclaves à leurs postes. Les prisonniers émergèrent des hangars enfumés, hagards et crasseux et se rassemblèrent sur le terrain pavé d’où partaient les derniers vaisseaux lancés sur orbite. Des centaines d’âmes perdues en rangs vagues. Ishmaël savait que ses amis et lui seraient affectés à de nouvelles tâches. Comme toujours, il était mal à l’aise à l’idée d’un changement, il craignait d’être séparé d’Ozza et de leurs deux filles, tout comme Aliid avait été arraché à sa famille. Pourtant, il se raccrochait à l’idée que le Bouddhallah protégerait sa famille. Les esclavagistes de Poritrin n’avaient aucune raison de les séparer. Mais chaque jour, sur le chantier, Aliid bouillonnait en son for intérieur : ses plaies émotionnelles n’avaient pas cicatrisé. — Il y a longtemps, ils m’ont pris ma femme et notre enfant nouveau-né. Peu m’importe ce qu’ils vont faire de moi. Ishmaël redoutait la réaction de son ami à la moindre provocation. Alors qu’il n’était encore qu’un enfant, le grand-père d’Ishmaël l’avait incité à avoir une foi absolue en Dieu, à considérer comme pure arrogance de vouloir arracher son destin personnel des mains du Bouddhallah. Mais l’incertitude laissait des aiguilles de glace en lui... Quant à Aliid, il rejetait ces conditions. Les chefs d’équipe aboyèrent leurs ordres pour essayer de rassembler les esclaves en bon ordre pour la réunion, et Ishmaël en profita pour se glisser vers l’équipe chargée de la finition et du polissage où travaillait sa femme. Il effleura le bras d’Ozza et elle lui prit la main. Elle n’avait pas besoin de le regarder, elle savait qu’il était là, tout près d’elle. Les esclaves étaient trop nombreux pour que les contremaîtres fassent attention à eux en particulier ou se soucient de différencier les groupes. Il leur aurait fallu une journée complète. Ishmaël et Ozza n’eurent pas à choisir : ils furent poussés jusqu’au podium où deux hommes de petite taille encadraient le chef de chantier. Sous le soleil éblouissant, Ishmaël avait quelque mal à ajuster son regard au sortir de la caverne de la fonderie plongée en permanence dans la pénombre. — Je me demande s’ils vont nous annoncer une autre grande commémoration de leur merveilleuse société, chuchota Ozza à son oreille. — JE CRAINS QUE LES CIRCONSTANCES SOIENT PIRES. Il observait les deux étrangers. Deux Tlulaxa, les ignobles esclavagistes. Le plus jeune avait des traits fins, un visage sombre et creusé, des yeux très rapprochés. Ishmaël s’arrêta vraiment sur le plus âgé avec sa longue tresse grise qui pendait comme un garrot sur son épaule. Il portait une boucle d’oreille sur l’oreille opposée, un triangle de bronze. Vingt ans avaient passé, Ishmaël n’avait été qu’un enfant terrifié alors... mais il n’avait pas oublié le visage de celui qui avait dirigé le raid sur Harmonthep. Son cœur s’accéléra : la colère et la peur montaient en lui. Une peur neuve et violente, une colère légitime, froide. Il avait juré de se venger. Il allait écraser cet homme. En cet instant, il aurait voulu bondir sur le podium et refermer ses doigts fébriles sur la gorge du Tlulaxa. C’est ce qu’aurait fait son ami Aliid. Aliid, qui raillait toujours la patience et la foi aveugle d’Ishmaël. Mais les Sutras des Zensunni ne lui avaient pas enseigné la vengeance. Son grand-père aurait été profondément déçu de sa réaction. Ceci est entre les mains de Dieu, pas entre les miennes. Mais comment puis-je pardonner et oublier ? Ozza se tourna vers lui et ses doigts l’effleurèrent doucement. Elle semblait inquiète. — QU’Y A-T-IL, ISHMAËL ? — CET HOMME... JE... Il s’interrompit, incapable de lui raconter ce qui s’était passé jadis. Son grand-père, il le savait, aurait insisté pour qu’il se résigne et pardonne. Il lui aurait dit que le Bouddhallah lui donnait une leçon précieuse, qu’on sortait grandi de chaque expérience, de chaque épreuve. Dieu ne garantissait pas une vie douce et paisible à tous ses fidèles – du moins pas dans ce monde. Les Sutras prescrivaient aux Zensunni d’accepter, d’endurer en attendant que le Bouddhallah choisisse le bon moment. MAIS C’ÉTAIT TELLEMENT DIFFICILE... Après avoir subi une demi-heure de chaos, les centaines d’esclaves rassemblés autour du podium finirent par se ranger plus ou moins en bon ordre. Ishmaël entendit le chef de chantier s’adresser au plus jeune des deux Tlulaxa. — Rekur Van, ce sont tous les esclaves de nos équipes de travail présents sur le site. Ils ont été assignés à la construction des vaisseaux depuis des mois. Nous ne pouvons nous en passer. — MALGRÉ TOUT, JE COMPTE LES VOIR. Le grand Tlulaxa émacié promena son regard sombre sur la mer de visages. Tuk Keedair, l’esclavagiste qui avait enlevé Ishmaël et tant d’autres Zensunni innocents sur Harmonthep, semblait s’ennuyer. Il n’était apparemment pas ici pour acheter de nouveaux esclaves mais pour une tout autre raison. Rekur Van arpentait le podium avec un petit appareil qui enregistrait des images de la foule et les analysait. — On m’a donné pour mission de dresser l’inventaire de votre personnel en captivité. Tous ces esclaves sont susceptibles de servir dans l’Armée du Jihad. Quant à nous, Tlulaxa, nous avons un besoin urgent d’esclaves en bonne santé issus de souches diverses et avec des tissus divers. C’est notre priorité absolue. (Voyant l’inquiétude du chef de chantier, il ajouta dans un grondement sourd :) Si vous avez des objections, je peux produire un ordre de mission signé de la main du Grand Patriarche en personne. — Sans doute, Rekur, fit Keedair d’un ton posé, patient, mais il n’est pas nécessaire d’insister sur la première alternative, la moins agréable. Un autoskif franchit les hauts-fonds du delta en grondant et traversa le terrain jusqu’au podium. Colérique, agité, Tio Holtzman interpella les deux Tlulaxa. — Pour quelle raison interrompez-vous le travail de mes esclaves sur ce projet essentiel ? Tout retard serait inexcusable. — Nous avons une excuse valable, Savant Holtzman, rétorqua Rekur Van sur un ton tout aussi impérieux. Le Jihad a un besoin urgent d’esclaves et il se trouve que Poritrin est le monde le plus proche sur mon itinéraire. Et les Tlulaxa exigent de nouveaux candidats en grand nombre. Ishmaël, la gorge serrée, serra le bras de sa femme. Ils cherchèrent leurs enfants dans la foule, mais Chamal et Falina avaient été assignées dans d’autres équipes et ils ne les virent nulle part. — Vous ne les prendrez pas ici, lança Holtzman. Tous ces travailleurs ont été engagés pour un projet vital qui concerne la défense de Poritrin et nos usines d’armement. Vous devez chercher vos esclaves ailleurs. — Mais je suis là, Savant Holtzman, et j’ai besoin d’eux immédiatement. — Moi aussi. (Holtzman renifla bruyamment.) Pourquoi ne pas aller rafler ces lâches de IV Anbus ? Je crois savoir qu’ils ont refusé de se battre contre les machines qui attaquaient leurs villages... et qu’ils ont même commis des actes de sabotage contre les vaillants Jihadi. Ne sont-ils pas désignés pour servir la race humaine ? — Cela prouve sans doute qu’ils sont inférieurs. Et puis, ils étaient dispersés et leur population est... très loin de satisfaire la demande. C’était par les rumeurs et les informations qui circulaient lentement entre les mondes que les esclaves de Poritrin avaient récemment été au courant de la bataille de IV Anbus, cette victoire qui avait coûté la perte d’innombrables vies humaines et de reliques sacrées. Tous les Bouddhislamiques, y compris les Zensunni et les Zenchiites, révéraient la cité sainte de Darits où étaient conservés les manuscrits originaux des Sutras coraniques. Les esclaves avaient tous été bouleversés d’apprendre les ravages causés par les robots mais aussi par les forces du Jihad. En regardant alentour, Ishmaël remarqua que les humains de l’encadrement semblaient indifférents. Pourquoi leur ferveur religieuse serait-elle acceptable alors qu’ils méprisent la nôtre ? Il observait attentivement le plus vieux des deux Tlulaxa qui jouait le rôle d’arbitre entre le marchand d’esclaves arrogant et l’inventeur indigné. Ishmaël le méprisait mais il devait admettre que Tuk Keedair paraissait plus intelligent et plus doué pour les relations publiques. — Rekur, tu peux avoir des esclaves sur de nombreuses planètes. Il y a des Bouddhislamiques dans des coins reculés. Ces prisonniers que tu vois sont déjà employés au service de l’humanité. Je ne vois aucune raison de les détourner du Savant Holtzman. Rekur Van le dévisagea d’un air furieux comme s’ils étaient des rivaux. — Et toi, Tuk Keedair, qu’est-ce que tu fais là ? Pour moi, tu n’es plus un marchand de chair, tu préfères vendre de l’épice et des brilleurs avec ton ami étranger, cet Aurelius Venport. Pourquoi tu te mêles de cette mission qui est extrêmement importante pour moi ? — Mon associé et moi, nous avons monté une nouvelle affaire. Ton commerce n’est plus le seul qui soit légitime dans l’Armée du Jihad. (D’un geste paternel, Keedair posa la main sur l’épaule de son cadet.) Écoute bien, je sais où tu pourrais rafler encore plus d’esclaves, un groupe énorme et juteux qui est nuisible pour moi et, par extension, à la Ligue des Nobles. Viens, je vais t’expliquer comment les traquer, les capturer, et tout le monde sera content. Est-ce que le monde désertique d’Arrakis te dit quelque chose ?... Toujours méfiant mais quelque peu apaisé, Rekur Van accepta d’accompagner Keedair en dehors du podium. Ishmaël, instinctivement, attira Ozza contre lui. Son cœur continuait de battre la chamade et il sentait qu’ils avaient évité de peu le désastre. Lui, sa femme et ses enfants pourraient demeurer ensemble. Il était malheureux d’être ici, captif sur Poritrin, mais il savait au fond de lui que le pire aurait été d’être au service des Tlulaxa. Holtzman avait l’air satisfait et il observa les travailleurs assemblés en levant les mains. — Pourquoi restez-vous là ? Il faut que nous finissions ce chantier dans les délais ! Retournez au travail ! En dépit de leur précision informatique, les machines pensantes peuvent être abusées de bien des façons. Primero Vorian Atréides, le suresprit, jamais plus. Le bluff extravagant des « vaisseaux creux » de Poritrin était l’idée du Primero Vorian Atréides, qui s’était réclamé de sa connaissance de la pensée des machines. Mais Tio Holtzman avait décidé d’améliorer le piège en son absence... ce qui lui permettrait d’en revendiquer en grande part le crédit. A supposer que cette ruse particulièrement épique aboutisse. Le Savant était inquiet mais il avait parié qu’il serait acclamé et couvert d’honneurs à la suite de cette opération. Il en avait grandement besoin, après la longue période vide qui avait suivi ses premiers succès. Avec un peu de chance, le Seigneur Bludd allait le couvrir de médailles et le peuple tout entier l’acclamerait. On ferait de lui le sauveur de Poritrin... Tout en dînant en compagnie du Seigneur Niko Bludd sur le balcon de la grande tour qui dominait la cité, Holtzman observait les gens qui poursuivaient tranquillement leur vie. Les classes supérieures de Poritrin s’étaient toujours montrées d’un laxisme surprenant, persuadées que rien de grave ne pouvait leur arriver. Elles obéissaient aux enseignements de passivité du Navachristianisme, plus pour les apparences que par conviction profonde. Le climat était paisible, les ressources abondantes, on mangeait bien et les esclaves domestiques se chargeaient de vos besoins. Le cours calme de l’Isana était une métaphore toute trouvée pour la vie des citoyens de Starda. Holtzman craignait que cet état de choses change radicalement quand la flotte robotique surgirait. A peine quelques instants auparavant, un messager militaire avait délivré un cylindre-message au Seigneur Bludd. Il en avait pris connaissance, puis avait longuement caressé sa barbe bouclée. — Ma fois, Tio, nous allons voir si votre stratagème est efficace. Il semble qu’une importante flotte de machines se dirige vers le système de Poritrin. Holtzman se sentit pâlir et faillit s’étrangler. Le Seigneur Bludd semblait d’une assurance impériale, convaincu que le meilleur Savant de l’univers ne pouvait les abandonner. Holtzman espérait qu’il mériterait la confiance aveugle de son noble ami. BLUDD GLOUSSA DE RIRE DEVANT SON AIR INQUIET. — Ne vous en faites pas, Tio. Même si l’on compte les dépenses ruineuses de votre projet, les bénéfices que nous tirons des brilleurs de VenKee nous les remboursent dix fois. Les vaisseaux de guerre factices tournaient désormais en orbite au large de Poritrin, des centaines de ballistas et de destroyers javelots qui offraient l’image impressionnante d’une invincible armada, des chiens de garde féroces qui patrouillaient sans cesse. Des dizaines de vaisseaux du Jihad – authentiques et opérationnels ceux-là – étaient stationnés sur le spatioport de Starda, prêts à intervenir. Et les Jihadi étaient en garnison à proximité, avec les mercenaires de Ginaz. Mais toute cette force ne suffirait pas si le bluff échouait. Holtzman se força à grignoter un peu de poisson épicé de l’Isana en espérant que Bludd ne remarquait pas son hésitation. — Il est temps de lancer notre petit spectacle. Donnons l’ordre à nos unités de redéfinir les orbites des vaisseaux. Je conseillerai d’en garder la moitié dans l’ombre de la planète en tant que surprise supplémentaire. Depuis des mois, l’Armée du Jihad avait envoyé des données de désinformation sur les réseaux de communication pour qu’elles soient interceptées par Omnius, y compris des descriptifs détaillés. Car cela servait aux objectifs d’Holtzman : de la propagande anti-machines destinée aux combattants de l’ombre d’Ix... des signaux visant la flotte robot qui avait battu en retraite au large de IV Anbus... et plus encore. Si ces informations atteignaient les objectifs visés, les armées robotiques seraient convaincues que le grand Holtzman avait déployé son système de boucliers autour de Poritrin pour protéger les puissants vaisseaux du Jihad, chaque coque formidable étant pourvue d’une cuirasse aussi invisible que résistante. Une telle technologie ne pouvait qu’attirer Omnius. Poritrin était un appât. — J’ai donné l’ordre dès que j’ai été averti par nos vaisseaux-sentinelles, dit Bludd. Je suis convaincu qu’ils étaient hors de vue bien avant que les capteurs des robots les aient détectés. Puis, souriant, il proposa qu’ils restent sur place : ils pourraient observer l’affrontement confortablement installés dans la salle de projection de Bludd. Holtzman scruta les cartes et les grilles de la sphère planétaire, les tracés des orbites, et constata que tous les vaisseaux étaient en position. Il acquiesça. C’est alors que des formes scintillantes entrèrent comme des projectiles dans le champ du moniteur, et Bludd déclara, ravi : — Ah ! Les machines qui viennent de surgir vont avoir une grosse surprise ! Il était à l’évidence plus confiant que le Savant qui n’osait pas vraiment exprimer ses réserves. La flotte qui approchait de la zone de combat était composée de centaines de bâtiments de guerre hérissés de pièces d’artillerie lourde à la puissance de feu ravageuse. Elle ralentit quand les sondeurs entrèrent en jeu. Holtzman, au même instant, passa une main fébrile sur son front, écartant une mèche de cheveux poissée de sueur. L’ennemi disposait d’une force trois fois supérieure à celle de Poritrin. Mais si les machines croyaient à la fausse image d’une armada titanesque, l’obstacle serait surmonté. — Maintenant, souffla-t-il, nous allons voir si la ruse peut être supérieure à la technologie. Lui et le Seigneur Bludd écoutèrent les transmissions, les ordres brefs, les mises en garde, les annonces de statut des vaisseaux. Les unités du Jihad se mettaient en place, gagnant leurs positions tactiques tout autour de Poritrin. A l’image, elles constituaient une armada formidable, invincible. Formant un front parfaitement rectiligne, les robots progressaient implacablement vers leur objectif, le gros des défenses réelles de la planète. Les vaisseaux leurres restaient sur leurs positions. Les panneaux électroniques rougeoyaient sur leurs coques, comme s’ils venaient d’activer leurs postes de combat. Les capteurs annonçaient qu’un armement de complément était prêt à être déployé. Un nombre mineur de ces vaisseaux disposait d’un armement, mais les boucliers Holtzman les mettaient à l’abri des sondeurs robotiques. — Tous les systèmes sont activés, annonça un officier tacticien. Une rafale de réponses jaillit des vaisseaux du Jihad, y compris des leurres. — PARÉ À ANNIHILATION DES FORCES D’INVASION. — ARMEMENT FONCTIONNEL. — ATTENDS ORDRE D’OUVRIR LE FEU. — ATTAQUE CONCENTRÉE EN DÉPLOIEMENT. Les voix se mêlaient, se superposaient, messages composites enregistrés par tous les commandants, coordonnées et transmises dans un torrent de signaux pour duper les robots. Holtzman consulta les projections tactiques. Les vaisseaux des machines lui semblaient comme autant de diamants sous la lumière violente du soleil. Il aurait aimé savoir ce que les robots croyaient avoir détecté. Normalement, abusés par leurs sondes, ils devaient estimer que cette incroyable flotte du Jihad les dépassait largement en force de frappe. Il avait la gorge nouée. Pour remporter la victoire, la flotte de Poritrin n’avait pas besoin de détruire les machines. Potentiellement, la ruse à long terme était préférable puisqu’elle pouvait être utilisée sur d’autres mondes... Et les vaisseaux factices pouvaient être construits à moindre coût. Et si Omnius admettait que Poritrin était protégée par une flotte invincible, il s’en écarterait pour diriger ses attaques vers des cibles plus vulnérables. En théorie... Mais les machines poursuivaient leur avancée, comme si elles soupçonnaient la vérité. Et Holtzman retenait son souffle : est-ce que les robots pouvaient disposer d’un système de scanning assez sophistiqué pour mettre au jour le bluff ? Est-ce qu’il avait pu oublier certains facteurs ? Il avait jadis commis de fausses hypothèses et des erreurs nombreuses, que Norma Cenva lui avait reprochées grossièrement et cruellement. Désormais, au moins, il l’avait écartée de sa route, elle travaillait pour elle et gaspillait l’argent de quelqu’un d’autre. Il avait désormais tellement d’autres assistantes capables qui l’avaient assuré que tout était désormais pris en compte. Il n’y avait aucun risque d’erreur. Néanmoins, si quelque chose avait été oublié, Poritrin était condamnée. Et Holtzman aussi. — On lance l’opération, dit-il d’une voix aiguë et à demi éteinte. Notre second groupe doit s’avancer avant que l’ennemi soit à distance de tir. Bludd se contenta de sourire. Tous les commandants et les superviseurs avaient des instructions détaillées. La moitié des vaisseaux leurres en orbite lancèrent leurs moteurs et accélérèrent, se précipitant comme une meute d’acier vers la face diurne de Poritrin. Soudain, pour les machines, les forces de défense planétaires venaient de doubler. — Voilà qui va leur donner à réfléchir ! lança joyeusement un commandant sur la fréquence ouverte. Holtzman se sentit soulagé en observant le diagramme tactique : les pièces se mettaient en place. Quelques combattants poussèrent des hourras, et leurs voix modulées, dupliquées et amplifiées donnaient l’impression qu’ils étaient des centaines. — VOILÀ LE TROISIÈME DÉTACHEMENT. — Ça va être drôlement encombré, dans le coin ! — On va faire de la place en déblayant toute cette quincaillerie ! Le troisième détachement était jusque-là resté caché derrière la petite lune de Poritrin. Il approchait à vitesse maximale, prenant la flotte d’Omnius par-derrière. Les batteries d’artillerie lourde étaient parées. — Faites décoller les vaisseaux de combat du spatioport ! cria Bludd. Il se régalait visiblement de chaque phase de la riposte. Les bâtiments au sol – les seuls qui étaient réellement opérationnels et armés – montèrent au-dessus de Starda pour rallier les essaims de vaisseaux leurres. Les envahisseurs s’immobilisèrent, comme si les robots enregistraient cette nouvelle situation. Puis, ils se mirent en formation de défense. — Attendez, dit un officier d’un ton dur. Préparez- vous à ouvrir le feu. Exterminez ces saletés de machines si elles font quoi que ce soit. — ILS NOUS SONDENT À NOUVEAU. — MONTRONS-LEUR CE QU’ON EN PENSE. Mêlés aux vaisseaux leurres, les unités réelles crachèrent leurs premières bordées. Les machines n’avaient aucun moyen de savoir que les autres vaisseaux n’étaient pas armés. Enfin, sans un message, sans riposter, la flotte robotique battit en retraite. Les machines se retirèrent à pleine vitesse. Pour parapher cet instant de triomphe, les vaisseaux du Jihad s’élancèrent à leur poursuite et désintégrèrent deux bâtiments adverses. En riant, Bludd tapota amicalement le dos du Savant. — Tio, je n’ai jamais douté une seconde de vous. Avec votre talent et votre intuition, je savais que ces stupides mécaniques n’avaient aucune chance ! — Oui, elles sont stupides, n’est-ce pas ? fit Holtzman avec un timide sourire. Après la déroute de la flotte robotique, on fêta la victoire de façon somptueuse et ludique. L’ambiance était au soulagement, au plaisir et presque à l’hystérie. Niko Bludd avait tout arrangé de façon grandiose, les fêtes étaient des déchaînements de joie pure, les parades et les spectacles se succédaient et il y avait tant à voir et à apprécier que ce vaste carnaval prenait une allure monotone au fil des jours et des nuits. Lorsqu’ils portaient un toast avec leur rhum d’épice, certains des nobles, pourtant, n’oubliaient pas le nom de Vorian Atréides, mais ils le citaient au passage, négligemment. Flanqué du Savant gonflé d’orgueil, le Seigneur Bludd, en état d’ébriété, tenait des discours sonores en se tapant sur la poitrine. — La liberté est un droit humain fondamental ! ne cessait-il de répéter. Mais les esclaves bouddhislamiques, eux, n’avaient aucune raison de se réjouir. Quelques enfants zensunni étaient sortis des quartiers d’habitation qui cernaient les périmètres des usines et des fonderies du delta, à présent en sommeil. Bouche bée, ils regardaient les spectacles de lumière et d’artifices en écoutant les échos sourds de la musique. Mais les esclaves adultes étaient demeurés dans les baraquements et se consolaient en évoquant leur culture et leurs souvenirs. Les fêtes se succédaient et les fusées explosaient comme des chrysanthèmes géants au-dessus de l’Isana, et Ishmaël et ses compagnons échangeaient des récits sur le passé de leur peuple. Ils se rappelaient les paraboles, les légendes, citaient les écrits de sagesse des Sutras coraniques et retrouvaient la mémoire des Zensunni et des Zenchiites qui avaient erré de monde en monde en quête de havres de survie dans la mer galactique. Ils avaient tourné le dos à la guerre des démons mécaniques et des incroyants. L’un et l’autre camp ne méritaient pas leur soutien, car les Bouddhislamiques étaient choisis par Dieu et ils étaient les gardiens de la sagesse du paradis. Et les tribulations les avaient forcés à garder la foi. — Nous devons rester forts, déclara Ishmaël à ses compagnons. Plus forts que les étrangers. C’est alors qu’Aliid, dissimulé dans les ombres qui dansaient à la lisière du cercle de feu, les surprit tous en déclarant : — Sans doute, Ishmaël, mais ailleurs, les Zensunni et les Zenchiites sont libres. Si Bel Moulay était encore des nôtres, tous les esclaves seraient regroupés sous sa bannière. Il nous montrerait le chemin pour nous enfuir de cette planète. — Mais il n’est pas ici, répliqua Ishmaël assis en position de méditation. La révolte lui a valu d’être exécuté, et nous en avons payé le prix depuis des années. — Bel Moulay est mort sans aucun doute, grommela Aliid, mais pas moi. — Je n’aurai pas l’audace de forcer la main à Dieu, mon ami, dit Ishmaël. Un jour prochain peut-être nous trouverons un monde où nous pourrons habiter et nous défendre. Nos vies seront telles que le Bouddhallah les souhaite. Aliid parut sceptique, mais les autres regardèrent Ishmaël avec des yeux pleins d’espérance. Il avait fait des promesses à tous ces gens depuis tant d’années qu’il n’arrivait même plus à se persuader lui-même qu’il espérait encore. IL S’EFFORÇA DE PRENDRE UN ACCENT PLUS FERME. — ENFIN, NOUS AURONS CE JOUR-LÀ UNE MAISON. Le sable protège la propreté de la peau et de l’esprit. Poésie du feu zensunni. Deux jours après qu’il eut épuisé sa réserve d’eau, le jeune Aziz crut qu’il allait mourir. Il errait depuis longtemps entre les rochers rabotés dans les rafales de vent de sable. Ses lèvres et ses yeux étaient incrustés de poussière et il commençait à voir des mirages, des images de cauchemar, sans espoir de secours. Le Naib Dharta lui avait confié une mission importante et il ne disposait que de quelques heures pour l’accomplir. Sa situation était critique. Et si j’échoue ? Si je meurs sans avoir délivré mon message ? Le père d’Aziz, Mahmad – fils unique de Dharta –, avait toujours été fidèle à la tribu et il avait travaillé sans répit avec les hors-monde du spatioport. Il avait été en charge du commerce de l’épice et il avait traité directement avec Tuk Keedair et Aurelius Venport qui revendaient l’épice à la Ligue des Nobles. Quatre ans auparavant, Mahmad avait contracté une étrange maladie disséminée par un voyageur débarqué à Arrakis Ville, qui avait sombré dans le délire avant de mourir. Certains Zensunni conservateurs des villages lointains avaient proféré que c’était là le châtiment de ceux qui fréquentaient les étrangers. Le Naib avait pleuré son fils, car il en était ainsi sur Arrakis où la mort de chaque jour faisait partie de la bataille permanente pour l’indépendance tout comme la guerre contre l’ennemi... Ignorant dans quelle direction il allait, Aziz avançait en titubant dans la chaleur féroce sans détecter le moindre signe des chevaucheurs. Il espérait que les bandits du désert viendraient à sa rescousse... très vite. Le commerce de l’épice avait apporté la richesse et une existence confortable aux villageois zensunni. Ils dépendaient désormais plus de ce qu’ils achetaient à Arrakis Ville que de ce qu’ils pouvaient arracher au désert. Dans ces étendues arides, Aziz avait très vite découvert qu’il n’avait pas suffisamment appris les enseignements de survie traditionnels. Il faisait tout ce qu’il pouvait pour être repéré. Il allumait des phares la nuit et jouait avec le soleil dans des miroirs durant la journée. Il ne pouvait croire que Selim le laisserait périr ici, si jeune encore. Le Chevaucheur rebelle l’avait regardé droit dans les yeux lors de son dernier rezzou et Aziz savait qu’il avait un cœur généreux, malgré ce que son grand-père racontait... Selim et ses bandits posaient à Dharta bien plus de problèmes que les maladies contractées avec les hors- monde. D’année en année, les attaques de caravanes chargées de Mélange avaient radicalement diminué les bénéfices du village. Et le Naib s’entêtait à refuser de s’excuser auprès de Tuk Keedair pour la baisse de productivité quand il se rendait à Arrakis Ville. — Les bandits sont un problème interne, répétait-il. Laissez-nous nous en charger. Vexé, Keedair avait menacé d’envoyer des équipes de traqueurs et d’assassins hors-monde dans le désert profond. Mais le grand-père d’Aziz avait promis de s’occuper des bandits, car il voulait garder ses relations d’affaires intactes tout en préservant le village. Et c’est le cœur lourd, apparemment, qu’il avait envoyé son petit-fils seul dans le désert en quête des bandits, pour leur proposer une trêve. Alors qu’il se préparait trois jours auparavant, à l’heure du crépuscule, son grand-père le Naib lui avait dit devant les dernières braises du foyer : — Selim appartenait à notre tribu. Il n’était encore qu’un garçonnet quand il s’est rendu coupable de vol d’eau et qu’il a été exilé dans le désert. Nous croyions qu’il allait périr mais il se trouve qu’il a survécu. — Oui, Grand-Père, avait répondu Aziz, le regard brillant dans l’ombre de la caverne. Et ensuite, il a appris à chevaucher les grandes bêtes du désert. Le vieil homme s’était souvenu et ses yeux bleus étaient devenus plus humides. — Depuis ce temps, tandis que nous apprenions à récolter et à revendre l’épice, Selim le Chevaucher a rassemblé une bande de criminels qui a imposé le règne de la terreur sur les moissonneurs. Je sais qu’il me déteste pour le châtiment que j’ai prononcé, et il est grand temps que l’un ou l’autre d’entre nous pardonne. (Le Naib s’était interrompu avant d’ajouter :) Ou ne tue l’autre. Le vieux Dharta était las et brisé, et Aziz en avait eu le cœur serré. Il s’était juré en secret de trouver un moyen de résoudre le problème, de réduire la fracture entre le Naib et Selim le Chevaucheur de Ver. — Nous devons mettre fin à ce conflit absurde et rester unis dans notre intérêt commun. Autrement, les hors-monde nous diviseront et feront notre conquête. Même un rebelle comme Selim ne peut souhaiter une telle chose. Aziz, il faut que tu le trouves et que tu lui répètes ce que je viens de te dire. Tout gonflé de sa nouvelle responsabilité, le jeune garçon était donc parti dans le désert, prêt à affronter les dangers avec espoir et détermination. Mais il cheminait depuis des jours et subissait le poids accablant du bled. Il était terrassé, desséché, désespéré. Il voulait se laisser tomber et mourir. Marha, accompagnée de deux rebelles, avait épié le jeune Zensunni dans sa démarche vacillante. Elle avait cessé depuis quelque temps de faire le compte de toutes les fautes qu’il avait commises et elle savait qu’il ne tarderait plus à mourir. Selim lui avait appris que l’incompétence et l’inattention conduisaient à la mort sur Arrakis. Le désert avait déjà testé ce garçon et ne le trouvait pas à sa mesure. Durant les générations précédentes, les nomades zensunni avaient appris à vivre au diapason de leur environnement hostile, mais Selim et les siens avaient fait un pas de plus, et ne dépendaient que de ressources encore plus maigres que celles des vieilles tribus. La bande de Selim ne vivait que grâce à son instinct, son expérience dans l’art de survivre et avait rejeté l’eau, les objets de luxe et les outils décadents que les commerçants hors-monde déversaient sur le port d’Arrakis Ville. Marha avait rejoint la bande de Selim depuis presque une année. Elle avait appris à se servir des armes blanches, à survivre aux tempêtes, à trouver des refuges dans le bled et, surtout, à appeler Shai-Hulud et à le chevaucher. Elle avait désormais son propre krys, la dent à l’éclat opalin d’un ver géant. Avec elle, elle aurait pu trancher la gorge du garçon perdu plutôt que de le laisser agoniser des jours durant. C’est alors qu’elle avait reconnu le petit-fils du Naib Dharta. Certaine que Selim désirerait lui parler, elle avait pris la décision de le garder en vie... Elle laisserait Selim décider de son sort. C’est par une nuit claire, sous le ciel étoilé, que les bandits se rabattirent sur le garçon qui tremblait de soif et d’épuisement dans un creux de rocher. Dans l’instant, Aziz fut persuadé que Marha et les autres appartenaient à son délire. Les silhouettes obscures n’échangeaient que des cliquetis et il était tellement affaibli qu’il leva à peine la tête. Ils l’enlevèrent sans qu’il résiste et, après lui avoir donné une gorgée d’eau, ils l’emportèrent comme une branche de bois mort. Il essaya de balbutier son nom mais ne réussit qu’à émettre un coassement. Il sourit faiblement, les lèvres craquelées et marquées de sang. — JE SAVAIS BIEN QUE VOUS ALLIEZ VENIR... Le repaire de Selim était éloigné, mais les hors-la-loi savaient voyager vite. Dès qu’ils furent arrivés, Marha veilla à ce qu’Aziz soit installé dans une petite alcôve isolée. Là, elle lui donna à boire et à manger avant de l’abandonner au sommeil réparateur. Selim était parti attaquer de lointains champs d’épice et ne serait pas de retour avant une autre journée. Bien longtemps après, Aziz se réveilla dans la pénombre de la chambre fraîche taillée dans le rocher. Il se redressa d’un coup et faillit s’évanouir. Il retomba, les yeux grands ouverts, scrutant les ombres pour tenter de s’orienter. Il sursauta quand Marha l’interpella : — Ce n’est pas souvent que nous allons à la rescousse des idiots. Tu as eu de la chance que Shai-Hulud ne te dévore pas. Comment as-tu osé t’aventurer dans le désert sans être préparé ? Elle s’approcha avec une flasque d’eau et le fit boire. Malgré ses cloques sur la peau et ses yeux enfoncés, il parvint à lui sourire. — Il fallait que je rencontre Selim le Chevaucheur. (Il inspira profondément pour retrouver un peu de force.) Je suis... — Je sais qui tu es. Le petit-fils du Naib Dharta. Seule ta valeur d’otage m’a empêchée de ne pas répandre l’eau de ton corps. Il se peut que Selim désire de torturer à mort pour se venger des crimes commis par ton grand-père. LE GARÇON S’AGITA. — Mon grand-père est un brave homme ! Il veut seulement... — Le Naib a chassé Selim de sa tribu alors qu’il savait pertinemment que c’était un autre garçon qui était coupable des crimes dont on l’accusait. Il n’a pas hésité à vouloir la mort d’un orphelin innocent pour sauver un membre plus important de la tribu. Celui qui avait commis le crime se savait coupable, de même que ton grand-père. Mais c’est Selim qui a dû payer. Aziz était troublé, soudain. À l’évidence, personne ne lui avait jamais dit cela à propos de son grand-père. — CE N’EST PAS L’HISTOIRE QUE J’AI ENTENDUE. MARHA HAUSSA LES ÉPAULES, L’AIR SÉVÈRE. — Le Naib Dharta a rejeté les usages du désert pour les accommodements hors-monde. Ceux de ton village vivent dans le mensonge. Je ne suis pas surprise que tu les croies. Dans l’ombre, il la détaillait, les yeux plissés, et il la reconnut enfin en voyant la cicatrice sur son sourcil. — Vous étiez avec eux, mais vous vous êtes enfuie. Je vous ai vue quand vous avez attaqué notre caravane d’épice. ELLE REDRESSA LA TÊTE. — JE VEUX ÊTRE LA FEMME DE SELIM. Cette assertion violente la surprit elle-même, mais elle avait pris sa décision le mois d’avant. Et puis, tous les membres s’en rendaient compte. SA VOIX SE FIT PLUS DURE. — Je combats ceux qui cherchent à détruire Shai-Hulud en exploitant l’épice pour l’envoyer hors-monde. Le Naib Dharta est notre principal ennemi. AZIZ LUTTA POUR SE REDRESSER. — Mais je suis porteur d’un message de mon grand- père. Il souhaite faire la paix avec Selim le Chevaucheur. Nous n’avons pas besoin de poursuivre cette lutte. MARHA PLISSA LE FRONT AVEC DÉDAIN. — C’EST À SELIM D’EN DÉCIDER. Une nouvelle fois, Aziz s’éveilla dans l’alcôve et il lui fallut un moment pour prendre conscience que quelqu’un se tenait derrière lui, silencieux. Ce n’était pas Marha. — ETES-VOUS... SELIM LE CHEVAUCHEUR ? — Nombreux sont ceux qui me cherchent et seuls quelques-uns me trouvent. Et bien peu repartent raconter leur histoire. — Des histoires, j’en ai entendu, fit Aziz, se sentant soudain plus courageux. (Il s’assit.) Je vous ai déjà vu, quand vous avez attaqué notre caravane d’épice. Vous n’avez fait de mal à personne. Je pense que vous êtes un homme d’honneur. — À la différence de ton grand-père. (Selim alluma un panneau brilleur et la clarté surprit Aziz.) Je ne doute pas que tu révères ton grand-père, mon garçon. Tu crois qu’il est forcément bon puisqu’il dirige la tribu. Mais ne le considère pas comme un héros. Et ne crois surtout pas ce qu’il dit des héros. Aziz découvrit que le visage de Selim, même parcheminé et creusé, était d’une jeunesse surprenante. Il avait des yeux durs pleins d’intelligence et une expression plus majestueuse que dans son souvenir. Sa vision et le sens de son destin devaient être limpides dans son esprit. Le garçon retint son souffle, essayant de superposer cette image aux légendes qu’il avait entendues. Mais, devant cet homme plus grand que la vie, il fut à court de termes. — Je crois comprendre que tu as un message à me délivrer. Qu’est-ce que le Naib Dharta peut bien avoir à me dire ? Aziz avait le cœur battant : c’était assurément la chose la plus importante qu’il ait accomplie de sa vie. — Il m’a ordonné de vous dire qu’il vous pardonne tous les crimes que vous avez commis en tant qu’enfant. La tribu n’a plus aucun grief contre vous et mon grand- père serait heureux de vous accueillir à nouveau au village. Il souhaite que nos deux communautés se ressoudent et qu’elles vivent en paix. SELIM PARTIT D’UN GRAND RIRE. — Le Bouddhallah m’a confié une mission. J’ai été désigné pour ce grand travail. (Il avait un sourire sans joie et ses yeux bleus étaient brillants.) Dis à ton grand- père que je pardonnerai ses fautes à sa tribu quand elle aura cessé de moissonner l’épice. ÉTONNÉ, AZIZ LUI DIT ALORS : — Mais notre peuple ne survit qu’en vendant l’épice. Nous n’avons pas d’autre moyen... — Mais si, il y a d’autres moyens de survivre. Il a toujours existé d’autres chemins, d’autres solutions. Ceux qui me suivent l’ont démontré clairement ces dernières années. Les Zensunni ont vécu sur Arrakis depuis des générations avant de devenir dépendants des luxes hors-monde. Mais tu n’es qu’un gamin. Je ne pense pas que tu puisses comprendre. (Selim se leva.) Retrouve tes forces et je te reconduirai jusqu’à ton grand-père. Vivant et indemne. (Il sourit.) Je doute que le Naib Dharta aurait fait preuve de pareille courtoisie. Dans le silence du désert, le soleil était comme un marteau de plomb en fusion. — SI TU COURS, TU MEURS, DIT SELIM. Aziz était assis à son côté sur la crête d’une dune poudreuse, face à l’océan de sable. — Je ne peux pas courir, dit-il, les jambes flageolantes. LE CHEF REBELLE EUT UN SOURIRE AMUSÉ. — N’oublie pas ça, alors, quand la panique déferlera dans ton esprit et que tes pieds seront prêts à décoller. Selim planta ses crocs, ses harpons et ses tiges dans la croûte fauve du sable et s’accroupit auprès d’un percuteur. Il enfonça la tige dans le sable et, avec des gestes vifs, il martela la surface. Le son puissant qui lui répondit fut comme une explosion. Le tambour de sable propageait les ondes à fréquence grave jusqu’au cœur de la dune, à travers les strates de sable et d’épice... jusqu’au labyrinthe où circulait le ver énorme et vigilant. Selim avait fermé les paupières et marmonnait un appel hypnotique à Shai-Hulud. Aziz, le ventre douloureux, attendait. Il ne pouvait oublier sa promesse au Chevaucheur. Il avait confiance en Selim. Il devina les premières rides dans le sable, très loin entre les dunes, puis discerna les ondes de choc en surface, des boucles sombres dans la poudre de safran et d’ocre, comme des calligrammes à la surface d’Arrakis. — LÀ ! JE LE VOIS ! IL APPROCHE ! SELIM N’AVAIT PAS CESSÉ DE TAMBOURINER. — SHAI-HULUD RÉPOND TOUJOURS À L’APPEL. Le sillage d’ombre se rabattait vers sa proie et il arracha alors le tambour du sable, rassembla ses outils et fit un geste impératif à Aziz pour qu’il le suive. — Il faut nous mettre en position. Tu vas marcher comme si tu volais, et surtout pas en cadence. Sou- viens-toi de ce que tu es ! Ils suivirent rapidement la crête. La bête immense se dirigeait toujours vers les échos récents les plus forts, puis elle se dressa en répandant une double cataracte de sable et de poussière jaunâtre comme si elle perdait une couche de peau, pareille à un serpent titanesque en mue. Jamais Aziz ne s’était trouvé aussi près d’un démon. L’odeur du Mélange était suffocante, un parfum lourd et épicé de cannelle, de silex et de soufre. Il sentit la sueur couler sur son front : il gaspillait son eau sous l’émotion. Exactement comme le Chevaucheur l’avait prévu, il était prêt à détaler en hurlant, mais il s’efforça de rester immobile en priant le Bouddhallah, vigilant, surexcité, presque au bord de l’évanouissement. Selim rassembla ses outils et s’élança à l’instant précis où le ver se dressait. Il planta sa lance puis ses crochets dans la chair tendre, entre deux segments cor- nés et y attacha les cordes tout en criant à l’adresse d’Aziz : — GRIMPE ! ATTRAPE LA CORDE ! Le garçon l’entendit à peine dans le grondement du monstre, le crépitement du sable, mais il comprit. Le cœur noué dans la gorge, brûlant d’adrénaline, il se rua en avant. Il grinçait des dents et luttait pour ne pas inhaler la terrible odeur. Cramponné aux nœuds de la corde, il escaladait la bête, les bottes rivées sur la carapace. — Selim avait dompté Shai-Hulud, il n’en doutait pas. Il le rejoignit sur la crête tandis que le ver géant ondulait sur les vagues des dunes. Aziz eut de la peine à réprimer son excitation émerveillée. Il chevauchait un ver en compagnie de Selim lui-même, ils filaient dans les rafales de sable droit vers son village, ainsi que les légendes l’avaient prédit. Selim était le maître des démons du bled ! Il était soumis à des émotions conflictuelles. Il respectait son grand-père, mais doutait qu’un homme comme le Chevaucheur puisse raconter des mensonges. Il avait encore plus de considération pour lui qu’auparavant. Il éprouvait une sorte de vénération pour Selim, une émotion qui l’engourdissait. Après toutes ces années passées à écouter les légendes sur Selim, le personnage avait pris substance et il était plus merveilleux encore. Le voyage se passa en un tourbillon flou. Aziz savait que jamais il n’oublierait ce moment de frayeur et d’ébahissement. Selim lui expliqua comment se laisser tomber dans le sable et s’écarter de la turbulence des anneaux énormes de la bête à demi épuisée. Aziz obéit et se retrouva sur une dune, la démarche incertaine, se dirigeant vaguement vers les falaises de son village. Les genoux tremblants, les muscles déchirés, vibrant de fatigue et de joie, il gravit un sentier raboteux, conscient que les villageois l’observaient depuis le seuil de leurs cavernes. Il rapportait la réponse irréductible à la proposition du Naib et il s’arrêta pour observer le Chevaucheur qui repartait vers le désert profond sur le grand ver dont la reptation s’était ralentie. Le hors- la-loi légendaire retournait vers sa vie prestigieuse de bandit. Les êtres humains peuvent toujours s’améliorer. C’est l’un des avantages qu’ils ont sur les machines pensantes... en attendant que je trouve un moyen d’imiter tous leurs sens. Et leur sensibilité. Érasme, Réflexions sur les biologiques intelligents. Érasme le robot gardait précieusement les enregistrements de ses conversations. Omnius, lui, avait aussi sa banque où il stockait leurs entretiens, mais Érasme le soupçonnait d’avoir trafiqué certains détails. Le robot indépendant préférait laisser ses pensées courir et se développer plutôt que de recevoir un flux permanent de mise à jour d’Omnius. Comme le suresprit, il était une machine pensante évolutive – mais à sa différence, il avait son propre agenda. Installé sur la terrasse de sa villa de Corrin dans le coucher de soleil rougeoyant, il admirait le panorama des montagnes abruptes et dénudées dans le lointain. Des siècles auparavant, il les avait explorées et il se souvenait des canyons, des pentes abruptes, des aplombs crevassés. Durant les premières années de son existence de machine, il s’y était retrouvé piégé dans une crevasse et c’était dans cette circonstance qu’il avait développé son caractère indépendant. Mais, désormais, il n’avait plus à escalader les montagnes ni à explorer les étendues hostiles. Au lieu de cela, il dressait la carte des paysages inconnus de la psyché humaine. Il avait devant lui tant de possibilités d’apprendre qu’il avait dû établir des priorités, surtout depuis qu’Omnius lui avait ordonné de se concentrer sur le phénomène de la ferveur religieuse qui était apparemment une forme de folie. Une esclave apparut, chargée de chiffons et de bouteilles. Elle était belle, épanouie, bien nourrie, la peau sombre et les yeux verts. Érasme se leva, ôta sa robe carmin et la laissa retomber sur les dalles d’ardoise. — JE SUIS PRÊT, DIT-IL. La fille se mit alors au travail et, lentement, patiemment, polit sa peau de platine à l’éclat doux. Il remarqua alors avec plaisir que l’éclat rouge du soleil géant courait comme le reflet vivant d’un foyer sur son corps et il en fut séduit. Le métal fluide de son visage dessina un sourire. Mais son expression changea quand la voix grave d’Omnius résonna au-dessus de lui. — Je t’ai trouvé. (Un œil-espion descendit vers lui.) On dirait bien que tu te relaxes. Serais-tu en train d’imiter un de ces humains décadents du Vieil Empire ? Peut-être même l’Empereur lui-même ?... — Ce n’est que pour mieux étudier ces espèces, Omnius. Et pour vous servir. Pendant cette procédure de maintenance, j’ai tenu compte des données que j’avais recueillies à propos des religions humaines. — Dis-moi ce que tu as trouvé, puisque tu fais désormais autorité en la matière. Érasme leva un bras pour permettre à l’esclave de le polir plus facilement. Elle employait un produit non abrasif et une peau de chamois berissi d’une extrême douceur. Elle se concentrait sur son travail avec une patience docile, surtout si l’on considérait que la fille qui l’avait précédée avait égratigné par mégarde la peau de pleximétal d’une jambe du robot avec son ongle et qu’il lui avait fracassé le crâne avec un pot de fleurs. Fasciné, il avait regardé le sang s’écouler en quantité jusqu’à ce que la fille cesse de se débattre et de frémir... — Je ne me considère pas encore comme absolument compétent dans le domaine des religions humaines. Pour parvenir à mes fins, j’aurais besoin d’expériences de première main sur leurs rites. Il y a peut-être une qualité intangible qui m’a échappé dans les données que j’ai accumulées, car je n’y trouve aucune réponse. Il faut que je parle à de vrais prêtres, à des mollahs, des rabbins. L’histoire écrite ne convient pas à une approche aussi subtile que nécessaire. — Les milliers de faits que tu as accumulés ne t’ont donc rien appris ? — L’accumulation des archives ne conduit pas toujours à la compréhension. Je sais que les humains se battent souvent à propos de la religion. Ils ne sont guère enclins à des compromis à ce sujet. — Les humains sont combatifs par nature. Même s’ils clament leur amour de la paix et de la prospérité, ils adorent se battre. — Voilà une analyse impressionnante, commenta Érasme. — Étant donné que nous sommes dans l’incapacité de discuter de religion avec les humains, crois-tu qu’ils aient pu inventer de toutes pièces cette querelle religieuse, ce Jihad ? L’esclave humaine avait fini de polir son maître. Elle se retira sur le côté, attendant ses ordres. Il la congédia d’un geste et elle se retira en hâte. — Intéressant. Mais vous devez prendre conscience que notre manque de religion est un véritable anathème aux yeux de ces zélateurs. Pour eux, nous sommes des athées, des démons sans dieu. Les humains adorent donner des étiquettes car cela leur permet de ranger l’adversaire dans une catégorie... ce qui, invariablement, aboutit à la déshumanisation de l’autre. Dans notre cas, très cher Omnius, la déshumanisation s’est accomplie d’elle-même. — Les hrethgir nous résistent depuis des siècles, mais la nature de leurs luttes a changé fondamentalement quand ils les ont inscrites dans leur religion. Ils sont devenus alors plus irrationnels qu’auparavant, et plus hypocrites. Ils nous haïssent parce que nous réduisons des humains en esclavage, alors même qu’ils gardent des humains comme eux en captivité. Érasme acquiesça en dirigeant son regard vers l’œil- espion, une attitude qu’il avait apprise au contact des humains. — Même si nous ne mangeons pas de la chair, Omnius, nous devons plus ou moins nous battre à leur manière. Nous devons nous montrer imprévisibles, ou du moins capables de prévoir leurs tactiques de combat. — VOILÀ DES IDÉES TRÈS INTRIGANTES. — Des schémas sans schéma, insista Érasme. Il m’apparaît que nos ennemis sont massivement déments. Le zèle religieux qui alimente leur Jihad est comme une infection qui ravagerait leur esprit collectif. — Mais ils ont remporté tellement de victoires inattendues, se lamenta Omnius. Ils ont détruit la Terre et défendu la colonie de Péridot, Tyndall et IV Anbus, ainsi que les chantiers de Poritrin, auxquels je tenais beaucoup. — La rébellion permanente sur Ix est tout aussi problématique, ajouta Érasme. En dépit des millions de morts, le Jihad continue d’infiltrer la révolte comme s’il ne tenait pas compte des pertes ou des bénéfices. Quand donc vont-ils comprendre qu’un monde ne vaut pas autant de pertes ? — Les humains sont des animaux, déclara Omnius. Il n’y a qu’à les voir dans tes enclos. Érasme s’avança jusqu’au bord de la terrasse et observa les sordides baraquements des esclaves. Quelques-uns, sales et squelettiques, allaient et venaient derrière la haute clôture, traînant les pieds dans la boue. C’était l’heure de la distribution de nourriture et ils attendaient, une expression avide sur leurs visages bovins. Le mécanisme se déclencha, démasquant les portes internes, et les rations tombèrent à grand bruit, comme du gravier brunâtre. Ils ont une existence tellement pathétique, songea Érasme, sans éducation, sans intelligence. Mais le plus misérable d’entre eux devait posséder un potentiel suffisant pour devenir un lumineux génie humain. L’absence d’occasions favorables ne rendait pas nécessairement stupide un individu, elle modifiait son intelligence afin qu’il se consacre plus à la survie qu’à la créativité. — Omnius, vous n’appréhendez pas pleinement la situation. Commençons avec n’importe quel humain en bonne santé. S’il est pris en charge à l’âge de la formation, alors que son système mental reste souple, n’importe lequel de ces êtres misérables peut être éduqué. Si on lui en donne l’occasion, l’enfant le plus immonde peut devenir brillant et quasiment notre égal. Un œil-espion volait au-dessus du robot indépendant, scrutant les enclos en vue rapprochée. — N’IMPORTE LEQUEL ? J’EN DOUTE. — POURTANT, JE L’AI VÉRIFIÉ. D’autres yeux convergèrent vers les enclos où, maintenant, les loques humaines se pressaient autour de la nourriture. Une image apparut sur un objectif devant Érasme et Omnius lui dit : — Observe de près cet enfant, tout contre la clôture, celui aux cheveux emmêlés avec un pantalon déchiré. Il me semble le plus sauvage et le plus crasseux de tous. Vois ce que tu peux faire de lui. Je parie qu’il restera un animal en dépit de tes efforts et de ton talent. Érasme ne fit aucun commentaire : il se souvenait de son pari avec l’Omnius de la Terre qui avait été le déclencheur inattendu de la première rébellion des esclaves. La dernière mise à jour du suresprit avait été détruite dans l’annihilation atomique de la Terre et celui de Corrin ignorait les détails de ce pari avorté. Érasme gardait son secret pour lui seul. — Je ne souhaite pas parier avec le grand suresprit, dit-il. Mais j’accepte néanmoins ce défi. Je vais faire de ce garçon humain un être civilisé, cultivé et intelligent – bien supérieur à n’importe quel servant. — Alors disons qu’il s’agit bien d’un défi, confirma Omnius. Érasme avait déjà remarqué ce garçon sauvage à cause de sa tendance primitive à l’obstination. C’était une créature féroce, avec un grand potentiel de violence. Selon les registres, il avait neuf ans et était donc encore malléable. Il se souvenait encore de son défi à propos de l’excitante Serena Butler, si cultivée, si sophistiquée, un défi qui, avec cette femme et son enfant, avait abouti à des événements imprévus, désastreux. Celui qui frappe trop vite frappe deux fois. Maître d’Escrime Jav Barri. — APPRENEZ-MOI À TUER LES MACHINES. Avant chaque séance d’entraînement, Jool Noret demandait la même chose à son mek sensei, et Chirox faisait de son mieux pour plaire à son maître. Avec son module algorithmique d’adaptabilité, le robot de combat était un instructeur remarquablement intuitif si l’on considérait qu’il était simplement programmé et conçu pour massacrer les humains. Jool se lança dans le duel avec une volonté qu’il n’avait jamais montrée avant la perte de son père. Il ne s’entraînait plus : c’était une obsession à laquelle il s’abandonnait. Il avait été la cause de la mort tragique de Zon Noret et, pour apaiser sa conscience, il avait décidé d’infliger à l’Omnius plus de dommages que deux Maîtres d’Escrime. Tel était désormais son fardeau. Il n’avait jamais souhaité qu’un malheur arrive à son vieux père, mais la philosophie rude de Ginaz lui avait enseigné qu’il n’y avait pas d’accidents ni d’excuses pour les échecs. Chaque événement résultait d’une séquence d’actions. Les intentions étaient sans rapport avec les résultats réels. Jool n’avait à s’en prendre qu’à lui-même, nul ne saurait accepter ses excuses ou le soutenir dans sa responsabilité. Sa culpabilité était à ce point une partie intégrante de lui-même qu’elle était devenue un vecteur de force. Dans son dernier souffle, son père lui avait ordonné de devenir un grand combattant, le meilleur que Ginaz ait jamais connu. SON DEVOIR ÉTAIT LA VENGEANCE. Une force et un talent neufs montaient en lui, même au plus haut de son talent, réveillés par sa passion et sa volonté. Selon les croyances de Ginaz, l’esprit d’un ancien mercenaire inconnu habitait son corps avec lui, une entité réincarnée mais inconsciente de l’être. Il sentait cette présence ancestrale comme un flux ardent dans ses veines et ses muscles quand il affrontait Chirox avec toutes les armes possibles, des tiges à impulsions au combat à main nue, en passant par le bâton. Les fibres optiques du sensei passèrent au jaune scintillant lorsqu’il éleva son degré de performance pour rester au niveau de son élève. — Vous êtes aussi vif qu’une machine, Jool Noret, et aussi résistant qu’un humain. Ces deux facteurs unis font de vous un adversaire redoutable. Noret attaqua avec l’épée à pulsion de son père pour paralyser le sensei un composant après l’autre, sans essuyer plus d’une égratignure. — J’ai l’intention de devenir le fléau d’Omnius, sa bête noire, lança-t-il en frappant de plus en plus vite, de plus en plus fort, dominant les capacités surchargées du mek qui s’adaptait pourtant au rythme du duel. Enfin, dans une ultime botte, il eut raison de la machine. Sur la grève où son père avait trouvé la mort, il frappa la jambe gauche du robot, puis la droite avant de s’en prendre à son torse blindé et de neutraliser ses six bras jusqu’à ce que Chirox ne soit plus qu’une statue métallique tordue. Seules les fibres optiques vivaient encore dans le visage de la machine, telles des étoiles dans un écran nocturne. Sans joie ni férocité, simplement exalté, Jool bondit en l’air et lança un violent coup de pied dans le torse du mek qui bascula sur le sable. — Et voilà, je t’ai battu. (Il se pencha sur son professeur mécanique.) Encore une fois. Le robot lui répondit d’une voix plate dépourvue d’émotion, mais Noret y décela une trace de fierté. — Maître Noret, votre module d’adaptation a atteint sa capacité maximale. Jusqu’à ce que vous décidiez de me programmer avec d’autres compétences, vous avez absorbé tout ce que je pouvais vous enseigner. (La jambe gauche de Chirox trembla : les circuits se réglaient.) Vous êtes prêt à affronter n’importe quelle machine pensante. Sur l’île principale de l’archipel de Ginaz, Jool Noret, sévèrement contrôlé, affronta d’autres mercenaires avec des panoplies strictement limitées, et la plupart de ses adversaires survécurent. Chacun des membres du Conseil des Vétérans avait connu son père et avait combattu à ses côtés, mais le fils devait mériter encore l’honneur et le respect. C’était pour lui le seul moyen d’aboutir et d’aller rejoindre le Jihad pour affronter Omnius et régler sa dette personnelle. La population de Ginaz était disséminée sur des centaines d’îles et d’îlots qui représentaient une surface considérable. Les indigènes auraient pu profiter d’une vie paisible : les poissons abondaient, les arbres regorgeaient de fruits et les noix se laissaient cueillir en abondance sur le sol volcanique mais, au lieu de cela, ils avaient fondé une société guerrière rigoureuse qui s’était affirmée auprès de la Ligue des Nobles. Les jeunes natifs de Ginaz se servaient du terrain accidenté des îles pour former leurs talents de combattants. Ils s’étaient toujours opposés aux machines pensantes depuis l’avènement des Titans. La société de Ginaz, isolée, avait été la seule à rejeter les robots à programmation corrompus que le Titan Barberousse avait lancés contre le Vieil Empire durant la conquête initiale. En un quart de siècle, le Jihad de Serena Butler avait atteint son summum fébrile et Ginaz avait dû fournir de plus en plus de guerriers prêts à mourir au combat. Tout comme le suresprit se dupliquait et transmettait ses mises à jour au gré des destructions, chaque mercenaire de Ginaz pensait qu’après sa mort son esprit de guerrier serait transféré comme une banque de données dans le corps de son successeur. C’était plus qu’une simple réincarnation, une poursuite directe de la bataille... le relais transmis d’un guerrier à un autre. La société insulaire avait perdu tant de jeunes gens dans les conflits qu’elle avait dû s’adapter et devenir plus fertile encore. Les élèves de Ginaz allaient d’île en île et procréaient sans discernement. On considérait comme un devoir normal que tout candidat ait trois enfants au moins avant de rallier le Jihad. L’aîné était appelé à remplacer le père, l’autre la mère, quant au troisième il avait pour devoir spirituel de prendre la place de ceux qui ne pouvaient se reproduire. Les femmes des mercenaires qui étaient enceintes au cours d’une longue mission revenaient à Ginaz dans les derniers mois de leur grossesse et éduquaient les autres. Elles accouchaient et se reposaient avant de repartir pour de nouveaux théâtres d’opérations. Les batailles contre les machines n’avaient pas de fin. Les anciens du Conseil des Vétérans, comme Zon Noret, avaient été considérés comme d’excellents reproducteurs à la suite de leurs prouesses et de leurs blessures au combat. Jool adhérait à cette croyance et estimait qu’il était porteur de gènes particulièrement forts. Nombreux étaient les enfants de la guerre qui n’avaient jamais connu l’identité de leur père. Et parfois de leur mère. Jool Noret était l’un des rares dont le père était revenu pour revendiquer sa paternité et suivre l’éducation et l’entraînement de son fils. Un an plus tard, à cause de sa vanité et de son inattention, il avait été responsable de la disparition de Zon, le plus doué des mercenaires dont le Jihad avait tant besoin. Combien cette faute avait-elle coûté à l’effort de guerre ? Pour lui, cette perte avait été un drame atroce et il doutait que sa conscience puisse être de nouveau claire un jour. Accablé, obsédé, il devait se battre désormais comme deux mercenaires et même plus à lui seul. Il n’avait plus qu’à attendre que son père se réincarne dans le corps d’un vaillant guerrier pour se relancer dans le combat... C’était la fin de l’après-midi et il attendait le moment du dernier duel sur le sable chaud. Le désir d’aller servir le Jihad avec tous les moyens qu’il avait acquis était comme une fièvre. Quelque part en lui, il portait l’esprit d’un camarade inconnu, non éveillé. Mais aujourd’hui même, si le Conseil des Vétérans le jugeait digne de servir, il allait découvrir quel esprit brûlait au fond de lui. Le nouveau groupe de mercenaires potentiels mêlait les spécialités. Certains avaient prouvé leur efficacité au combat corps à corps contre les machines, d’autres avaient développé des talents plus ésotériques en sabotage ou destruction. Les nouveaux espoirs s’affrontaient sur un secteur isolé de la plage cernée de rochers. Les mercenaires ne se qualifiaient pas uniquement en triomphant de leur adversaire mais en faisant la démonstration d’un talent qui était la preuve que l’âme d’un vrai guerrier survivait en eux. Une poignée d’élèves échouèrent dans leur prestation. PAS JOOL NORET. Les rejetés s’éloignaient l’un après l’autre, les yeux baissés, comme s’ils abandonnaient et, en les observant, Jool sut que ces combattants facilement découragés n’auraient guère été fiables dans des conditions de combat réel. Certains autres, qui avaient échoué de peu, avaient encore une étincelle de détermination et de résistance. Ils avaient perdu cette fois, certes, mais ils étaient impatients de retrouver leurs instructeurs. Pour en apprendre plus, améliorer leurs qualités et se présenter de nouveau à l’épreuve finale. Au matin, Jool Noret se retrouva avec six compagnons choisis par le Conseil des Vétérans. Ils se rassemblèrent autour d’un feu de bois flotté sur la plage, sous les palmes dures. Un jeune garçon muet s’avança solennellement, portant une cuve remplie de disques de corail poli. Quand il la posa, ils s’entrechoquèrent comme les os d’un squelette. Jool cligna des yeux dans le soleil équatorial. — Vous allez tous continuer à vous battre, annonça le chef des vétérans, un manchot qui coiffait ses longs cheveux gris en une tresse épaisse. Maître Shar ne pouvait plus participer à la guerre, mais il avait voué son existence à la formation de guerriers qui causeraient bien plus de dommages aux machines que ce qu’il avait enduré. Il se considérait comme trop vieux pour continuer à se battre et avait refusé le bras artificiel que lui avaient proposé les chirurgiens. Il préférait qu’on le donne à un jeune soldat. En dépit de son handicap, il gardait une certaine agilité et il était capable de renouer sa tresse chaque matin. — C’est la dernière fois que vous êtes rassemblés devant moi en tant qu’élèves, proféra-t-il en promenant un regard de glace sur les sept jeunes guerriers. Quand vous quitterez Ginaz, vous serez des mercenaires valeureux, dignes représentants des valeurs de notre école et de son brillant passé. Acceptez-vous tous cette grave responsabilité ? Jool et ses camarades clamèrent leur accord à l’unisson. Alors, Maître Shar les appela l’un après l’autre. Jool fut le quatrième à s’avancer devant le Conseil des Vétérans. — Jool Noret, tu as bénéficié d’une formation peu orthodoxe. Ton père était l’un des fleurons les plus redoutables de tous les mercenaires de Ginaz. Lui- même avait été formé par le mek Chirox. Tes collègues ici-bas avaient appris leur art sous la férule de vétérans. Ressens-tu cela comme un désavantage ? La culpabilité était encore tapie dans les tréfonds de l’esprit de Jool quand il répondit : — Non, Maître Shar, bien au contraire, c’est pour moi un avantage. C’est une machine qui m’a enseigné comment détruire les machines. Quel professeur pourrait en connaître autant sur notre ennemi juré ? — Pourtant, ce mek a tué Zon Noret, gronda une femme grisonnante et musclée dans les rangs des Vétérans. JOOL SE CONCENTRA SUR SA VOLONTÉ. — Pour compenser la disparition de mon père, je me dois de détruire deux fois plus d’ennemis. Un vieux gnome couvert de cicatrices, aux dents cassées, se pencha et interpella Jool : — Ce mek a été récupéré sur un vaisseau de guerre robotique et reprogrammé. Vous ne redoutez pas qu’il cache des instructions secrètes destinées à vous rendre vulnérable ? — Mon mek sensei a déjà formé quatre générations de mercenaires qui se sont révélés les meilleurs de Ginaz et j’ai fait le serment de le surpasser. J’ai appris à tuer des machines, à détecter tous les points névralgiques connus des robots et des cymeks de combat. (La litanie montait en lui et sa voix acquit une force effrayante.) J’ai grandi dans la connaissance du Jihad de Serena Butler. J’ai eu connaissance de tous les rapports de bataille sur les Mondes Synchronisés, de nos triomphes et de nos échecs. Tout mon esprit est voué à l’élimination d’Omnius. Je n’ai aucun doute en moi : je suis né pour ça. LE MAÎTRE SHAR SOURIT. — Nous n’avons pas de doute non plus. (Il pointa le doigt vers la cuve remplie de disques de corail.) Si tu possèdes l’âme d’un guerrier, le moment est venu de t’avancer. Choisis. Voyons lequel des mercenaires tombés au combat a transféré ses dons et ses ambitions en toi. Jool baissa les yeux sur les disques qui, pour la plupart, portaient le nom gravé d’un mercenaire tombé sur les champs de bataille. Mais quelques-uns étaient blancs, porteurs d’une âme neuve. Jool ferma les yeux et plongea la main dans la cuve. Quelque part, un disque de corail portait le nom de son père, mais il savait qu’il n’en était pas digne. Il ne supporterait pas de le tirer au hasard. Il rassembla son courage, serra les doigts et brandit le disque sous le soleil ardent. Ouvrant les yeux, il lut un nom qui ne lui était guère familier : Jav Barri. Il allait explorer les archives de Ginaz et découvrir les hauts faits de Jav Barri. Mais, pour l’heure, peu lui importait ce que l’ex-mercenaire avait accompli. Avec la mémoire de son père, ce que lui avait appris le mek sensei et l’esprit du mercenaire qui était désormais en lui, Jool allait conquérir ses titres – ou bien mourir. LE MAÎTRE SHAR REPRIT LA PAROLE : — Vous êtes tous assermentés pour détruire les machines pensantes. Tel est votre devoir sacré et vous serez largement rémunérés pour tous les sacrifices infligés. Demain, vous partirez pour Salusa Secundus, où vous serez incorporés dans l’Armée du Jihad. (Sa voix se brisa :) Je veux être fier de vous. Les mots sont magiques. Zufa Cenva, Réflexions sur la Grande Révolte. Iblis s’était installé sur un promontoire herbu, au large de la capitale de la Ligue, pour prononcer un nouveau discours. L’autel placé derrière lui contenait un autre fragment minuscule et « authentique » du vêtement que le petit Manion avait porté le jour de son assassinat. Camie Boro, la femme d’Iblis, à la beauté glacée, se tenait sur le côté, immobile, comme pétrifiée. Dernière descendante de la ligné impériale, elle était la base du pouvoir de son époux et la mère de leurs trois enfants. Elle aimait se présenter devant la foule en tant que compagne du Grand Patriarche. Mais les paroles d’Iblis importaient avant tout aux gens. Et, comme d’habitude, il savait les manipuler. Yorek Thurr et ses officiers de la Jipol avaient déjà, discrètement et fermement, repoussé un groupe de protestataires anti-Jihad. C’était parfait. Enflammé, Iblis recula jusqu’aux quelques marches qui accédaient à l’autel. Arrivé au sommet, il se tourna vers le public qui s’étendait jusqu’aux limites de la pelouse. De lourds nuages s’étaient accumulés dans le ciel de Salusa, mais il semblait bien que les fidèles d’Iblis étaient venus pour les disperser avec leurs drapeaux et leurs grandes fleurs de souci en papier. SES AMPLIFICATEURS CACHÉS SE DÉCLENCHÈRENT. — Aujourd’hui est un jour de liesse, car nous avons à célébrer une victoire exceptionnelle ! Une force de machines pensantes colossale s’est abattue sur le monde de Poritrin, mais les armés du Jihad ont résisté et l’ont repoussée ! Les robots ont fui en désordre et aucun humain n’a péri durant cet engagement ! Cette nouvelle était tellement inattendue après des décennies de massacres et de bulletins de pertes funestes que la foule marqua un instant prolongé de silence avant d’éclater en applaudissements. Iblis, alors, se redressa, ravi, au diapason de son public. — C’est un triomphe absolu, et je dois me rendre sur Poritrin pour les féliciter tous en personne. En tant que Grand Patriarche du Jihad, il est de mon devoir de représenter la Prêtresse Serena Butler pour cette fête de la liberté permanente. Il attendit que les clameurs s’éteignent et rassembla ses forces et sa volonté pour le dernier éclat. — Pourtant, à la suite de notre victoire, nous ne devons pas faiblir mais plutôt acquérir une vigueur nouvelle. Pour chaque vie perdue, un autre rebelle est mort en affrontant les machines, et cela nul ne saurait l’ignorer. « Nous avons été témoins de la résistance farouche des esclaves d’Ix, la place forte d’Omnius et son polygone industriel vital. Depuis des années, ils se sont révoltés et ont détruit les machines quand ils le pouvaient, et nous les avons aidés. Ce n’était pas suffisant. Nous devons payer le prix nécessaire pour vaincre l’ennemi de l’humanité. Je vous annonce donc que le Jihad a décidé, avec l’assentiment de la Prêtresse Serena Butler, que nous allions libérer Ix une fois pour toutes, quoi que cela nous coûte ! Encore éblouie par la victoire de Poritrin remportée sans effusion de sang, l’assistance ne comprenait pas vraiment à quel point la reconquête d’Ix serait difficile. Iblis savait que des humains seraient massacrés durant l’opération militaire, mais les polygones industriels constitueraient une prise précieuse pour la Ligue des Nobles. Il avait plaidé sa cause et s’était servi de ses talents de persuasion pour obtenir le soutien du Conseil. Les ateliers et les laboratoires d’Ix justifiaient cet assaut plus que toute autre planète sous la coupe d’Omnius. Les richesses technologiques ne feraient que renforcer la Ligue. — Depuis un an, nos commandos ont infiltré Ix et ont galvanisé les forces de la résistance intérieure. Les esclaves humains qui se sont barricadés dans les catacombes ne cessent de harceler les cymeks et les robots. Nos Jihadi ont distribué des armes et des brouilleurs de circuits-gel. La guérilla est prête à se battre. Mais cela ne suffit pas. Nous devons faire plus encore. Il sourit, orgueilleux et déterminé. À ses côtés, Camie Boro était campée fièrement, mais elle ne lui adressait que rarement la parole quand ils étaient en public. Ils avaient contracté des noces blanches pour des raisons politiques et n’éprouvaient aucune passion physique l’un pour l’autre. — Il existe une autre justification de la plus haute importance, reprit Iblis Ginjo. La très estimée Cogitrice Kwyna a déclaré : « Ceux qui vivent dans les souterrains du monde ne doivent pas redouter le jour. Ils se sentent à l’abri dans l’ombre, mais ils ne seront pas libérés jusqu’à ce qu’ils trouvent leur voie vers le soleil, » Il est évident qu’elle parle d’Ix ! Les applaudissements redoublèrent, mais Iblis n’en restait jamais là : il aimait s’assurer vraiment du soutien de la foule. Ses hommes, en tenue banalisée, parcouraient la salle et lui rapportaient discrètement par radio les réactions plus ou moins enthousiastes. En entendant le résultat, il eut un large sourire et se souvint encore une fois avec ravissement du chemin qu’il avait parcouru depuis qu’il n’avait été qu’un contremaître soumis, persécuté par le Titan Ajax. Sur Ix, depuis des mois, ses agents et les mercenaires de Ginaz avaient incité le peuple à se soulever et à renverser l’Omnius local, comme cela s’était passé durant la « Grande Victoire » de la Vieille Terre. Incapable de comprendre la mentalité des émeutiers, l’Omnius d’Ix n’avait même pas employé la contre-propagande pour lutter contre les slogans souvent ridicules des humains. La manipulation de l’information était un concept qui lui échappait. Iblis pouvait utiliser cela à son avantage. — Si nous pouvons reprendre un Monde Synchronisé, proféra-t-il, ça signifie que nous pouvons en rependre un autre. Et un autre encore ! Nous n’avons plus à hésiter désormais, quel que soit le prix à payer ! C’est le moins que nous puissions faire, pour Serena Butler et son enfant martyr ! Le peuple agita frénétiquement des drapeaux à l’effigie de Serena et de Manion, représenté comme un ange, tout en clamant : — SERENA ! SERENA ! MANION L’INNOCENT ! Iblis, quand il prononçait ce genre de discours vindicatif, se concentrait au fond de lui sur sa colère légitime, sa rage viscérale qui le poussait à réduire l’ennemi inhumain en lambeaux de métal. Et il avait la conviction que tous ces gens, là, devant lui, motivés, déchaînés étaient ses outils. A la base, le Grand Patriarche était un représentant de commerce, riche d’une idée qu’il voulait absolument vendre aux masses populaires. Pour être efficace aux yeux de tous, il se devait de « croire » vraiment dans son produit, ne serait-ce que pour convaincre les autres. Ainsi, il s’était convaincu lui-même. Il sourit. Les hommes de sa Jipol avaient fait leur travail avec efficacité et filtré les candidats possibles. Avant peu, ils seraient nombreux à partir pour Ix... Et les pertes seraient innombrables. Il était conscient qu’il allait utiliser toutes ces vies comme de la chair à canon, mais tel était le prix douloureux à payer pour la conquête. Il avait besoin de tous ces zélateurs et aussi de temps. On ne parlerait plus de défaite, mais seulement de « victoires » et de « victoires morales ». Le Grand Patriarche remarqua au premier rang la Grande Sorcière Zufa Cenva. Droite, rigide, elle se distinguait dans la cohue comme une statue sous un projecteur. Comme d’habitude, elle avait le regard fixé sur lui, mais elle semblait détachée, et il en fut troublé. Il avait déjà remarqué sa présence lors d’autres rassemblements du Jihad. Que voulait-elle ? Zufa Cenva se retrouva avec ses sœurs sur la pente herbue de la colline. Elle leur avait demandé d’observer attentivement pour qu’elles confirment ses soupçons. Le parfum des fleurs d’oranger flottait sur la foule comme l’arôme d’un parfum toxique des jungles de Rossak. Elle avait le regard vigilant, autant que celui des espions de la Jipol dispersés dans l’assistance. En observant Iblis Ginjo, elle imagina qu’il était entouré d’un halo d’ondes hypnotiques. Elles émanaient de son corps et s’allongeaient comme des tentacules pour effleurer le public au fil de son discours. Ginjo savait choisir ses mots mais leur effet cumulé semblait plus important que le contenu du discours. Il était un champion de la synergie. Aujourd’hui, il semblait en pleine forme et jouait avec les émotions du public comme un vrai maestro. Zufa se dit que s’il leur demandait de sauter du bord d’une falaise, ils le feraient en riant. Il leva les bras et ouvrit les mains au moment précis. Il ne priait que rarement et n’employait presque jamais de mots religieux, mais il obtenait un effet similaire. Zufa soupçonnait que ça n’était pas dû à la pratique mais à autre chose. — Vous voyez, déclara-t-elle aux jeunes Sorcières, il ne connaît pas lui-même son propre pouvoir. Il pense que ses talents sont instinctifs, rien de plus. Magnifique. Zufa était à la tête de la délégation de Rossak et elle s’intéressait depuis longtemps au remarquable magnétisme personnel d’Iblis Ginjo. Elle avait décelé autre chose en lui, un pouvoir secret qu’elle et ses sœurs gardaient pour elles. La lignée de ce mâle était fascinante et remontait jusqu’aux racines de la jungle de Rossak. À l’évidence, le Grand Patriarche avait des facultés innées de télépathie, une caractéristique que l’on rencontrait rarement chez les mâles. Il était possible qu’il porte la lignée masculine qu’elle avait recherchée pour ses desseins. Elle n’était certes plus très jeune, mais avec les traitements de fertilité développés par VenKee et testés par les autres Sorcières, elle savait qu’elle pouvait encore procréer. Elle avait l’espoir de donner le jour à une fille normale dont elle serait fière. Le Grand Patriarche pouvait-il être le donneur de sperme approprié ? Il ignorait quels étaient ses ancêtres, mais elle avait la certitude maintenant qu’il descendait des indigènes de Rossak, qu’il avait été capturé par les machines bien des années auparavant et déporté sur d’autres mondes. Si seulement il avait reçu l’éducation psychique à laquelle Zufa et les autres Sorcières avaient eu droit... Elle était déterminée à ne pas lui révéler sa véritable nature jusqu’à ce qu’elles en profitent. Elle espérait pouvoir exercer son influence sur lui et se servir de ses dons pour utiliser le potentiel d’Iblis Ginjo à son avantage. Après tout, il avait épousé la cause des Sorcières, même si ce n’était que pour des raisons personnelles : l’oblitération des machines pensantes. Mais il faudrait au préalable l’examiner attentivement et le manipuler avec une prudence extrême. ET ELLE PENSA : Je crois que c’est l’homme le plus dangereux que j’aie rencontré. Les pensées deviennent des armes. Les philosophies sont des motifs précis pour les guerres. Les bonnes intentions constituent l’arsenal le plus destructeur. Cogitrice Kwyna, Archives de la Cité de l’Introspection. Serena Butler, dans une attitude béate, s’avança au- devant de ses fidèles Séraphines en jupes de tulle et coiffes de résille, répétant pour la dernière fois sa prestation en public. Elle était la flamme et le foyer du Jihad. Niriem, après avoir écouté l’enregistrement de son discours, hocha la tête. Mais Serena se posait la question : sa loyale Séraphine cheftaine était-elle capable de douter de la grande guerre sainte du moment que les machines étaient détruites ? Depuis le départ d’Iblis Ginjo, Serena avait décidé de rédiger quelques discours particulièrement inspirés pour la Cité de l’Introspection. Par nature, les humains avaient une fâcheuse tendance à focaliser sur des buts à long terme si on ne leur rappelait pas constamment le schéma d’ensemble. Il fallait en permanence les stimuler, les encourager. Dans les mois qui allaient suivre, ses allocutions allaient être diffusées sur les Mondes de la Ligue. VenKee avait d’ores et déjà signé avec le Conseil du Jihad pour la diffusion gratuite des meetings via leurs vaisseaux de commerce. Serena et ses filles étaient rassemblées dans un fortin. Depuis la tentative d’assassinat qui l’avait visée deux ans auparavant, les Séraphines étaient plus que jamais filtrées, et certaines avaient été congédiées à la suite d’une enquête serrée. Niriem était maintenant la seule admise en garde rapprochée. — Les machines peuvent tomber en panne, se désintégrer, acheva Serena. Leurs programmes peuvent se détériorer, se bloquer, alors que le cœur d’un humain bat très longtemps. En dépit des quelques lignes qu’Iblis avait ajoutées à son discours, elle savait que les machines ne seraient pas vaincues avant la fin de la nuit. La population exténuée, humiliée et dégradée d’Ix se battait depuis des années, et avec la menace de l’offensive du Jihad, conduite par Xavier, elle perdrait un grand nombre de ses chefs. Iblis lui avait assuré que c’était là un sacrifice nécessaire. Elle baissa les yeux comme pour bénir ce qu’elle contemplait : des officiers du Jihad venaient d’éteindre les moniteurs et se précipitaient pour remettre aux volontaires du Jihad le nouveau message enregistré destiné à la population d’Ix. Ils seraient nombreux à ne jamais revenir. SERENA VIT ALORS SA MÈRE SUR LE SEUIL. — Bravo, Serena, lui dit-elle, je suis convaincue que les rebelles d’Ix vont te croire à cent pour cent, même si les robots continuent de les massacrer. FROISSÉE, SERENA RÉPONDIT : — Ce combat ne sera gagné que lorsque les adversaires se seront donnés à fond, cœur et âme, Mère. Je veux seulement les motiver. LIVIA BUTLER PLISSA LE FRONT. — Le Grand Patriarche, je le crois bien, ne t’a pas dit tout ce qui se passait sur Ix. (Elle leva la main vers la Séraphine qui écoutait, l’air réjoui.) Laissez-nous. Je désire parler à ma fille en privé. — Nous avons l’ordre de protéger la Prêtresse, protesta Niriem. SERENA LUI DIT ALORS : — JE N’AI PAS À ME PROTÉGER DE MA MÈRE. — Prêtresse, nous devons aussi vous protéger de vos propres doutes. Le Jihad ne saurait souffrir de faiblesses internes. — Vous m’obéissez ou bien donnez-vous vos propres ordres ? fit Serena. Allez... Les jeunes Séraphines se retirèrent, silencieuses et sombres. Livia Butler n’avait pas bougé et elle déclara : — Avant même de quitter Poritrin, le Grand Patriarche nous a fait part de ses intentions concernant Ix, mais il a dressé ses plans depuis longtemps, parce qu’il avait depuis longtemps jeté son dévolu sur les usines, les ateliers et les polygones industriels. Vous ne pouvez imaginer le massacre qu’il a d’ores et déjà déclenché en votre nom. Ix a coûté bien des vies mais ce sera plus grave encore. Serena, stupéfiée, ouvrait grand ses yeux lavande. — Mais comment connaissez-vous tout cela, Mère ? Iblis ne m’en a jamais parlé. Sans un mot, Livia lui présenta un pack d’images. Le sceau brisé à côté de l’insigne de la Jipol indiquait que le contenu était ultrasecret. — Ces clips ont été récupérés par un mercenaire chargé des actes terroristes. Les images ont été récupérées par un Ixien nommé Handon, qui fait partie des groupes de rebelles et de saboteurs. — ET VOUS L’AVEZ EU COMMENT ? — Ce pack était destiné à Yorek Thurr, dans l’Assemblée de la Ligue, mais plus précisément, il est arrivé entre les mains d’un ancien représentant qui était autrefois particulièrement loyal à ton père. Tu connais la bureaucratie : elle a régressé jusqu’au temps du Vieil Empire. Il a pensé que l’ex-Vice-roi devait en avoir connaissance et je me suis dit que toi aussi, Serena, tu devais visionner ces images. Il faut que tu saches ce qui se passe au sein du Jihad. Les protestataires ont d’excellents motifs pour remettre en question les tactiques de cette guerre. — Ce ne sont que des lâches qui ne comprennent rien aux buts meurtriers des machines. Livia lui mit le pack entre les mains d’un geste ferme. — REGARDE. C’EST TOUT. L’air sombre, le front plissé, Serena activa le système et fit défiler les scènes cauchemardesques enregistrées sur Ix. Des massacres en couleurs. Des bataillons de robots bardés de lasers, de scies et de lances s’abattant sur des foules d’humains. Des familles de réfugiés reculant dans des boyaux souterrains tandis qu’un cymek – le Titan Xerxès – piétinait et déchirait tous ceux qu’il rencontrait. AU SEUIL DU MALAISE, SERENA PARVINT À BALBUTIER : — Mère, je sais bien que cette guerre est cruelle et douloureuse, mais nous devons continuer de combattre et gagner. — Certes, mais il faut aussi que tu comprennes, mon enfant, qu’Ix est une boucherie qui n’est nullement nécessaire. Iblis Ginjo a dupé les rebelles en les incitant à attaquer les robots assassins sans la moindre chance de survivre ou de faire reculer l’envahisseur ennemi. Nous leur avons fourni quelques armes, mais pas en en quantités suffisantes, crois-moi. Iblis a admis la futilité de cette campagne depuis plus d’un an, mais il continue à les berner en leur expédiant tes messages. — Ils sont destinés à renforcer leur moral, à les enflammer. — Mais oui, et c’est en ton nom que des centaines de milliers d’hommes sont morts. Ils t’ont invoquée, toi et ton fils martyr, comme si vous étiez des déités capables de les protéger. Et ils se sont sacrifiés devant les machines. Tu n’étais pas censée voir ces images abominables, mais je tenais à ce que tu saches que tu avais tout ce sang sur tes mains. Serena eut un regard dur à l’adresse de sa mère, mais revint aussitôt aux images. Elle revint aux grottes sanglantes, aux ruelles calcinées des zones industrielles, aux labyrinthes enfumés où des bataillons de résistants affrontaient au corps à corps des escouades de machines blindées dans des tourbillons de flammes. Plus loin, elle découvrit des viaducs et des boulevards parsemés de cadavres déchiquetés coincés sous des carcasses robotiques disloquées. — Que voudriez-vous que je fasse, Mère ? demanda-t-elle, les larmes aux yeux. Est-ce que nous devons abandonner Ix ? L’EXPRESSION DE LIVIA S’ADOUCIT QUELQUE PEU. — Non, mais si nous récupérons Ix avec une armée, est-ce que nous aurons l’occasion de nous en réjouir ? C’est un champ de bataille lamentable. Nous allons perdre tant de vies et de matériel que nous ferions mieux d’attaquer les machines sur Corrin, leur monde capital ! SERENA ÉTAIT TROUBLÉE. — Il faudra que j’en discute avec Iblis dès son retour de Poritrin. Il m’expliquera ses raisons. Peut-être n’avons-nous pas su les comprendre. Je suis persuadée qu’elles sont bonnes et... — Il les a prises sans te consulter, Serena. Comme il l’a fait trop souvent ! Es-tu vraiment la Prêtresse du Jihad ou bien... une simple figure de proue ? Serena fut piquée au vif, mais elle resta un long instant sans répondre. — Iblis est à la fois mon mentor et mon conseiller et il a toujours été un soutien important. Mais vous avez raison... je ne devrais pas être tenue dans l’ombre quant aux décisions majeures qu’il prend. — Le Grand Patriarche ne reviendra pas avant deux mois. Tu ne dois pas attendre aussi longtemps. C’est à toi de décider de la façon dont tu vas agir dès maintenant. (La vieille Abbesse prit sa fille par le bras.) Viens avec moi. Quand elle a entendu ce rapport, la Cogitrice Kwyna a exprimé le vœu de te parler. De façon urgente. Serena et Livia escaladèrent les marches de la haute tour de pierre qui avait été construite pour abriter la Cogitrice. Toutes les fenêtres étaient ouvertes et une brise fraîche passait dans la pièce. Le container de Kwyna était installé sur son piédestal au centre, et ses assistants se tenaient à proximité, attendant ses instructions. Depuis longtemps, Serena s’était fiée aux conseils de la philosophe. Elle lui avait apporté son soutien mental et moral dans la période noire qui avait suivi la perte de son enfant et le drame de sa séparation avec Xavier Harkonnen. Livia attendit sur le seuil alors que sa fille s’avançait. — Vous avez demandé à me parler, Kwyna. J’attends toujours la lumière et le soulagement de votre part. Deux moines au crâne rasé soulevèrent le couvercle du container et firent signe à Serena de tendre la main. — KWYNA SOUHAITE VOUS PARLER DIRECTEMENT. Serena, alors, ferma à demi les paupières et plongea ses longs doigts dans le fluide bleu. Elle effleura la surface caoutchouteuse des circonvolutions cérébrales et, à son contact, des liens ioniques fusionnèrent avec ses neurones et le canal psychique fut établi. — Tu connais les faits et les mots, dit la Cogitrice au cœur de son esprit. Tu connais les justifications d’Iblis Ginjo... mais les crois-tu ? — Que voulez-vous dire, Kwyna ? s’exclama Serena à haute voix. — J’ai évité de donner de nouvelles béquilles philosophiques à Iblis, mais il persiste à déformer mes paroles, à altérer les écritures anciennes. Au lieu de tirer des enseignements de mes diagnostics, il n’écoute que sa volonté et utilise le contexte pour justifier ses propres décisions. Les pensées de la Cogitrice semblaient engluées par la lassitude. Serena était sur le point de repousser ces accusations, mais le respect profond qu’elle avait pour la Cogitrice l’empêcha de retirer sa main du fluide vital. — Kwyna, je suis convaincue que le Grand Patriarche n’a à cœur que les intérêts supérieurs de l’humanité. Je vais m’entretenir avec lui, bien sûr, et je suis certaine qu’il m’expliquera tout. — Celui qui manipule la vérité pour prouver la clarté de sa pensée est capable du pire. Serena Butler, n’êtes-vous pas frappée par le fait que les décisions de cet homme amènent des martyrs à marcher vers la mort avec votre nom sur les lèvres ? SERENA SE ROIDIT. — Ce sont des combattants du Jihad. Même s’ils étaient tous massacrés, ils garderaient la conviction que leur mort valait la peine. De même que moi. ELLE ENTENDIT ALORS LA VOIX DE LIVIA DERRIÈRE ELLE : — Oh, Serena... Les vies humaines n’ont aucune valeur à tes yeux ? MAIS KWYNA POURSUIVAIT, INCISIVE, IMPRÉCATRICE : — Le Grand Patriarche incite les autres à la violence par tous les moyens qu’il considère comme nécessaires, parce qu’il croit que son objectif justifie les méthodes qu’il emploie. Pour lui, Ix est un nouveau trophée à décrocher, et n’appartient en rien à un quelconque plan pour gagner la guerre. Il n’est nullement pressé d’en finir avec ce conflit, et il sait que les tragédies peuvent rapporter autant que les victoires. Mais vous, Serena, vous devriez souhaiter la destruction rapide d’Omnius. Iblis Ginjo, pour sa part, considère le Jihad comme la source de son pouvoir. Pour Serena, cette déclaration était douloureuse, presque insupportable. — Je vis et je réfléchis depuis plus de vingt siècles et je dispense mes connaissances à ceux qui les méritent. Je me sens personnellement responsable des morts innombrables et inutiles de cette guerre. Serena laissa courir ses doigts sur les contours complexes du cerveau de Kwyna. — Ceux qui assument un rôle important ont des tâches lourdes, je le sais. — Mais je n’ai pas choisi ce rôle, rétorqua Kwyna. Tout comme vous, j’ai été manipulée par Iblis Ginjo. J’ai livré mes pensées pour le mieux-être de l’humanité, mais on les a distordues, on les a corrompues. Je comprends maintenant pourquoi certains de mes camarades Cogitors ont choisi de se retirer à jamais des mouvements des civilisations. J’aurais sans doute dû suivre Vidad et les autres il y a bien longtemps. SERENA, SURPRISE, DEMANDA : — Parce qu’il existe d’autres Cogitors encore vivants ? Comment se sont-ils retirés à jamais ? — Vidad était autrefois mon ami, mon partenaire d’entraînement mental, un esprit avec lequel je pouvais débattre sans fin. Mais, avec cinq autres Cogitors, il a décidé de rompre tous les liens avec les humains et les machines et de se vouer à la sérénité éternelle et à la pureté absolue de la pensée. A cette époque, nous l’avons méprisé car il fuyait les obligations et leurs révélations. Nous l’avons accusé de se cacher comme un couard, de se réfugier dans ses tours d’ivoire. Il a accepté tous nos reproches, mais n’a pas changé sa décision. Nul n’a plus entendu parler de lui depuis des siècles. Serena perçut l’épuisement de Kwyna à l’instant où le cerveau ancien ajouta : — J’aurais dans doute dû contacter les Cogitors des tours d’ivoire, mais il faut à présent que je trouve une autre option. Aussi je vous ai convoquée, Serena Butler, pour vous déclarer cela afin que vous compreniez. — Et vous pensez qu’il est si simple de comprendre ? La réalité est ce qu’elle est. Et j’ai vécu suffisamment longtemps. Je ne désire plus partager mes pensées avec d’autres je ne veux plus que l’on déforme mes déclarations de sagesse. Quand j’aurai disparu, Iblis trouvera encore d’autres moyens d’utiliser mes doctrines perdues, mais je n’ai nullement l’intention de lui fournir d’autres armes qu’il pourra détourner à son bénéfice. Serena, effrayée, demanda : — Vous m’avez été fidèle. J’ai beaucoup appris de vous et je me fie à vos conseils. La voix de Kwyna, qui montait entre les doigts de Serena, se fit plus douce. — Je sais que ton cœur est sincère, mais je suis lasse après ces deux millénaires, sais-tu. Désormais, je ne te protégerai plus. Tu vas dépendre de tes pensées et tu vas t’envoler du nid de ta destinée, Serena. — ATTENDEZ ! QUE VOULEZ-VOUS DIRE PAR LÀ ? — IL EST TEMPS POUR MOI DE... M’INTERROMPRE. L’électrafluide bleu vira au rouge, comme si le cerveau ancien de la Cogitrice avait une hémorragie. Et Serena ressentit un froid terrible dans son cerveau. Un choc soudain, assourdissant, glaçant. Et les pensées profondes de la Cogitrice, sans que ses assistants soient intervenus, s’estompèrent, s’éteignirent peu à eu. Après deux mille ans de réflexions sur le sens de l’existence, Kwyna laissait s’écouler l’essence de son esprit dans l’univers pour qu’elle se fonde avec les étoiles, les courants complexes du cosmos. Pour qu’elle s’efface, disparaisse. SERENA ÔTA BRUSQUEMENT SA MAIN DU FLUIDE. — J’AI FAIT QUOI ? S’ÉCRIA-T-ELLE. — Bien des choses ont conduit à cette tragédie, lui dit alors Livia d’un ton amer. Iblis Ginjo entre autres, de même que le Jihad, par sa nature même. Serena retenait ses larmes et elle s’éloigna du cerveau mort de l’antique philosophe. Son amie. — Tant de choses ont été commises en mon nom. SA MÈRE EUT UN REGARD SÉVÈRE. — Serena, tu as eu un quart de siècle pour méditer et tirer les leçons de ta tragédie. Désormais, il faut prendre tes propres décisions. Serena se redressa et leva le menton tout en se tournant vers la fenêtre. La brise était devenue glacée. Oui, Mère. Je sais à présent ce que je dois faire. Elle regarda les moines désolés en robe safran, muets, avant de se tourner vers sa Séraphine vigilante et fidèle en robe cramoisie. — Oui, c’est à présent à moi qu’il revient de conduire le saint Jihad. Mieux vaut faire envie que pitié. Vorian Atréides, Mémoires sans honte. Pour Xavier Harkonnen, la résidence des Butler était hantée par les fantômes de ses souvenirs et des occasions perdues. Mais elle était aussi la demeure de sa femme adorée, Octa, et de leurs deux filles Rœlla et Omilia. Octa avait maintenant quarante-quatre ans et elle avait conservé toute sa beauté, sa tendresse et sa douceur. Elle était une mère attentive, dévouée et paisible, tout à l’opposé de sa sœur Serena. Qu’est-ce que j’ai pu faire pour la mériter ? se demandait souvent Xavier. Depuis qu’il s’était retiré de son poste de Vice-roi, Manion Butler avait vécu avec eux. Il s’occupait des vergers et du cellier. Il adorait ses petits-enfants et avait toujours du plaisir à discuter politique et batailles avec son gendre. Mais, depuis quelque temps, ces conversations avaient dérivé vers de banals souvenirs du « bon vieux temps » et Serena était un personnage lointain, presque étranger. Xavier, en arrivant sur le perron, découvrit au loin, au-delà des oliviers et des vignes, un cavalier à l’horizon. Octa le rejoignit dans la cour et il referma la main sur sa taille. Elle se serra contre lui, calme, apaisé, et il songea qu’ils étaient mariés depuis vingt-cinq années à présent. Octa suivit son regard en plissant les yeux pour reconnaître le visiteur qui s’approchait. — Tu ne m’as pas dit que Vorian serait des nôtres. Je devais aller rendre visite à Sheel chez les Tantor. La veuve de Vergyl et ses trois enfants étaient récemment arrivés de Giedi Prime et s’étaient installés dans le vaste domaine solitaire d’Emil Tantor. Octa s’était dépensée pour aider la jeune femme dans son malheur. Xavier caressa les longs cheveux blond-roux de son épouse, marqués de quelques mèches grises. — Je voulais seulement que nous discutions un peu. Si je t’avais dit qu’il venait, tu aurais rameuté toutes les servantes et organisé un banquet. Je te connais. ELLE LUI RETOURNA SON SOURIRE. — C’est vrai. Et maintenant, vous allez devoir vous contenter de viande froide et d’œufs durs. IL L’EMBRASSA SUR LE FRONT. — Mais tu nous feras servir les meilleurs vins de la cave. Demande à ton père de s’en occuper : il s’y connaît bien plus que nous. — C’est seulement parce qu’il prend son devoir de goûteur très au sérieux. Je vais aller lui demander s’il a encore ces bonnes bouteilles qui datent de son mariage avec mère. Octa regagna le manoir après avoir levé la main à l’adresse de Vorian qui venait de faire son entrée dans la cour sur un vigoureux destrier salusan. Xavier avait maintenant quarante-sept ans et il se sentait moins souple qu’avant, mais son esprit retenait avec plus de précision qu’autrefois les détails de ses relations avec les autres. Par contraste, Vorian Atréides combinait le meilleur de la jeunesse mêlé à la sagesse de l’expérience. Il semblait ne pas avoir vieilli d’un jour depuis son évasion de la Terre dans son adolescence, quelques décennies auparavant. Il avait encore la peau lisse, les cheveux noirs et brillants, mais on lisait quand même dans son regard des souvenirs plus violents que tous ceux de n’importe quel jeune homme. Bien des années auparavant, il avait expliqué à Xavier le traitement d’« extension vitale » auquel son père Agamemnon l’avait soumis, considérant cette torture comme une récompense. Vorian mit pied à terre et flatta l’encolure de sa monture. Deux panseurs se précipitèrent pour étriller le destrier et lui peigner la crinière. Le vieux Manion veillait à ce que tout soit effectué à la perfection. Xavier leva la main pour accueillir son ami, mais Vorian lui donna une claque amicale dans le dos. — Alors tu l’aimes, Xavier ? Ça fait partie des cinq montures que je viens juste d’acheter. Tout à fait exceptionnelles ! Il suivit du regard celle qui entrait en trottant dans les écuries des Butler. — Je pensais que tu aurais du mal à les monter, Vorian. Tu ne connais guère les chevaux et... — Mais j’aime le chaos. J’ai gaspillé une partie de ma vie avec les machines, et pour moi, c’est une expérience unique et excitante de monter un animal qui semble y prendre plaisir. (Il leva les yeux vers le ciel avec une expression de tristesse.) À présent que j’y pense, Erasme lui aussi avait des chevaux. Parfois, il m’envoyait une calèche pour me conduire jusqu’à sa villa. Pauvres bêtes... mais il les traitait bien, probablement. Il préférait faire souffrir les humains. Quand ils parvinrent à la véranda du balcon qui donnait sur la salle du Soleil d’Hiver, Octa avait déjà ordonné à ses domestiques de disposer sur un plateau de la viande, des fromages et des œufs mollets garnis d’aromates, ainsi qu’une bouteille de vin rouge et deux verres déjà pleins qui dégageaient leur tanin. XAVIER ÉTOUFFA UN RIRE. — Quelquefois, je me demande si Octa n’est pas aussi télépathe que les Sorcières de Rossak. Vorian se laissa tomber dans un fauteuil et posa les pieds sur la rambarde avec nonchalance. Xavier tourna son regard vers les forêts sombres du Domaine Butler. — Vorian, pourquoi tu ne prendrais pas une épouse ? Elle saurait te domestiquer et te donner une occasion d’avoir du bonheur à chaque retour sur Salusa. VORIAN EUT UN SOURIRE AMER. — Me domestiquer, moi ? Mais comment pourrais-je infliger une telle punition à une pauvre petite femelle innocente ? Je me contente des quelques filles qui m’attendent un peu partout. — DANS CHAQUE PORT, TU VEUX DIRE. — Pas vraiment. Je ne suis pas le coureur interstellaire que tu crois, Xavier. (Vorian but une gorgée de vin et soupira de plaisir.) Mais il se pourrait bien que j’en choisisse une, après tout. Il resta dans le vague. Il avait tout le temps devant lui et il imaginait difficilement de passer des années avec une seule femme. Vorian avait été au service d’Omnius, mais Serena Butler avait radicalement changé sa façon de voir l’univers. En humain. Il avait rallié la cause du Jihad non pas comme un idiot aveugle ou un fanatique inconditionnel, mais au titre de commandant militaire, avec les talents exceptionnels que le Général Agamemnon lui avait enseignés. Depuis qu’il avait échappé au joug d’Omnius et déclaré sa loyauté à la cause de l’humanité libre, Vorian se sentait plus vivant qu’il ne l’avait jamais imaginé. D’ordinaire, il aimait fréquenter les soirées et raconter ses exploits, ses batailles, sa vie avec son terrible père cymek et son adolescence sous la domination des machines pensantes. Il avait constamment autour de lui un auditoire attentif, fasciné. Mais, en cet instant, les deux amis n’avaient personne à convaincre ou impressionner. Ils savouraient le vin et le panorama des oliveraies et des vignes. Comme toujours, durant ces moments rares entre deux missions du Jihad, ils évoquaient leurs succès, leurs échecs et parlaient de leurs camarades Jihadi et des mercenaires disparus. — Nos problèmes sont dus à ce qu’Iblis s’acharne à rameuter la ferveur de ses fidèles plutôt qu’à définir une stratégie militaire coordonnée. Il déclenche un incendie sans parvenir à l’objectif essentiel. Pour ma part, je pense que notre Grand Patriarche se contente de se faire briller. XAVIER HOCHA LA TÊTE. — Le Jihad a démarré depuis des dizaines d’années et la lutte contre Omnius depuis des dizaines de siècles. Nous devons à tout prix maintenir la pression et combattre encore plus intensément sinon nos armées sont condamnées au désespoir. Une année s’était écoulée depuis la mort atroce de Vergyl Tantor qu’ils ressentaient encore l’un et l’autre. Un drame épouvantable. Xavier avait beaucoup aimé son frère adoptif et il avait tout fait pour le guider dans sa carrière militaire. Quant à Vorian, il avait accueilli avec bonheur l’amitié de Xavier et en avait profité pour nouer des liens avec des gens de rangs sociaux inférieurs, à la différence de Xavier. Xavier, parfois, avait éprouvé un pincement de jalousie en voyant Vorian et Vergyl rire comme des complices. Mais il était trop tard désormais pour que lui et son petit frère redressent les choses... Vorian avait toujours le regard fixé sur les collines. — Les machines ne pensent qu’à leur plan d’ensemble. Je ne crois pas que ce soit le cas de l’armée du Jihad. Il existe une possibilité pour qu’Omnius gagne – non pas grâce à la force militaire des machines mais à cause de l’apathie de nos forces défaillantes. Ils avaient discuté des rapports en provenance d’Ix où la situation était absolument critique. Les robots assassins et les Titans cymeks avaient déclenché un génocide absolu comme ils l’avaient fait sur Terre. Et le Grand Patriarche avait appelé un peu tardivement à une contre- offensive, selon Xavier. L’Armée du Jihad ne pouvait abandonner les valeureux résistants d’Ix. Xavier lui- même s’était proposé pour diriger la force d’invasion. Et des milliers de recrues avaient répondu aux exhortations d’Iblis Ginjo, dans la joie et l’exubérance. — Ceux qui se battent sur Ix sont des citoyens, des gens, dit Vorian d’un air sombre. Ils défendent leur liberté, leurs vies. Nous ne pouvons pas les écarter de manière discriminatoire. XAVIER SECOUA LA TÊTE. — Il est inutile que les insurgés d’Ix deviennent des agneaux sacrificiels si un leader se manifeste. J’en prends la responsabilité. Personnellement. Vorian dégusta un œuf épicé et se lécha les doigts avant de répondre. — Si je comprends bien, tu veux la victoire à tout prix. Ce que tu as prouvé sur IV Anbus. Mais notre Jihad serait plus efficace en se portant sur des objectifs qui causeraient des pertes graves aux machines sans contrepartie de vies humaines. La mission ilienne est... je dirais une erreur absolue. Iblis l’a préconisée uniquement parce qu’il veut que les polygones industriels ne soient pas endommagés. — C’est l’industrie qui fabrique l’armement et les vaisseaux, Vorian. Elle est l’impulsion du Jihad. — Oui, mais qu’en sera-t-il face à une coalition, dans le cas où Omnius opterait pour la meilleure stratégie ? — Tu veux dire que nous devrions nous servir de stratagèmes fourbes, comme ceux que tu as utilisés sur IV Anbus ? Et pour ta flotte fantôme de Poritrin ? — Ces deux tactiques se sont montrées efficaces, non ? Je te l’ai déjà dit tant de fois. Notre avantage essentiel est que nous sommes imprévisibles ! (Il finit son vin d’une seule gorgée et prit la bouteille pour les resservir.) Prends l’astuce de Poritrin, par exemple. Nous ne pouvions pas perdre les labos d’Holtzman, mais nous n’avions pas les moyens d’expédier un contingent de l’Armada en orbite. Et je suis arrivé au but visé à un coût très bas, sans perdre une seule vie humaine. Il suffit de comprendre comment les machines pensent. — Cher camarade, je ne suis pas aussi bon que toi à ce petit jeu. Et tu as vécu longtemps avec elles. Il y eut un brusque éclair dans les yeux gris de Vorian. — CE QUI VEUT DIRE ? — QUE JE NE L’ENTENDAIS PAS COMME TOI. ILS TRINQUÈRENT ET VORIAN CONCLUT : — Pour toi comme pour moi, espérons seulement qu’Omnius paiera pour ce qu’il a fait. Le but de Vorian était d’entretenir la perplexité des machines. Pour cela, il avait développé ses dons innés bien au-delà de ceux qu’Agamemnon lui avait enseignés. Il ne souhaitait pas que son père devine ses prochains coups et il avait besoin de garder un tour d’avance, tout comme dans un pari stratégique dans un round final de Fleur de Lys. Il composa les codes d’accès à la salle du laboratoire blindé où la copie d’Omnius avait été reliée minutieusement aux sous-stations de l’ordinateur. Les Salusans évitaient avec une crainte superstitieuse l’immeuble qui était pour eux la prison du suresprit démoniaque. Vorian s’installa devant le moniteur d’entrée et le haut-parleur d’Omnius. Il n’était qu’un simple humain qui avait été autrefois un servant du suresprit, et il le tenait totalement en son pouvoir. Sa vie avait connu un changement extraordinaire. — Vorian Atréides, dit Omnius. C’est vous, et vous seul entre tous ces humains barbares et inconscients qui devez admettre que le Jihad est une folie. Vous aviez compris les objectifs et l’efficience des Mondes Synchronisés, et il fallu que vous déclariez votre loyauté à ce mouvement malfaisant et destructeur, ce qui est un défi absolu à la logique. — Non, Omnius, cela défie seulement votre compréhension. Parce que les machines pensantes ne peuvent apprécier la valeur de la liberté. — Erasme m’a prouvé qu’on ne pouvait se fier à aucun humain. J’aurais dû éliminer tous ceux de votre espèce sur les Mondes Synchronisés. J’ai manqué cette occasion, malheureusement. — Et vous en payez le prix maintenant, Omnius, et vous continuerez de le payer jusqu’à ce que les machines pensantes aient été éliminées et que les humains rétablissent leurs colonies sur les mondes de leur choix. — C’EST UNE IDÉE TRÈS DÉRANGEANTE. Vorian avait été éduqué dans les Mondes Synchronisés et la programmation lui était familière, il avait même développé des systèmes ségrégatifs. Depuis plus d’une année, il travaillait sur les secteurs de mise à jour d’Omnius, il extrayait et manipulait les données. Le suresprit comprenait parfois ce qu’il faisait mais, le plus souvent, Vorian savait effacer et trafiquer toute trace des changements qu’il avait bricolés. Des années durant, il avait observé, sondé les questions fastidieuses, mornes et souvent ineptes de cette copie du système d’exploitation du suresprit. Les savants de la Ligue, y compris Holtzman, redoutaient trop les risques que cela impliquait et craignaient d’endommager le cerveau central de cette copie d’Omnius. Mais à quoi d’autre était destiné le suresprit ? Vorian savait ce qu’il faisait et préférait saisir cette chance d’une victoire possible. Il avait toujours été indépendant, il n’avait obéi qu’à ses impulsions et avait parfois réussi. Si son plan marchait, les Mondes Synchronisés réagiraient avec violence, c’était certain. Mais c’était un risque à prendre et il ne tenait pas à ce que quiconque se mêle de sa stratégie. Personne ne pouvait l’aider, de toute manière. Lorsque Xavier appareillerait pour Ix avec sa flotte, Vorian serait prêt, il l’espérait, à en finir avec ses sournoises altérations de la mise à jour du suresprit. Les spécialistes en cybernétique de la Ligue en avaient extrait tous les renseignements possibles. Même le Savant Holtzman avait été incapable d’en apprendre plus de la gelsphère argentée. Vorian allait faire d’Omnius une arme mortelle contre les machines. Et ses autres représentations sur les divers Mondes Synchronisés ne comprendraient pas ce qui leur arrivait. Froid, solennel mais avec une tonalité d’indignation, Omnius déclara : — Si vous parvenez à vos visées, Vorian Atréides, vous aurez à supporter les conséquences de cette folie. Vous prendrez très vite conscience que les humains, avec leurs déficiences, ne remplaceront jamais les machines pensantes. Est-ce vraiment cela que vous souhaitez ? AVEC UN SOURIRE MALICIEUX, VORIAN RÉPLIQUA : — Nous possédons un avantage sur vous, Omnius, un avantage que vous ne pouvez comprendre et qui sera la cause de votre chute. — ET QU’EST-CE DONC ? Vorian se rapprocha de l’écran comme s’il s’apprêtait à achever une bonne plaisanterie. — Nous, les humains, nous sommes infiniment inventifs... et trompeurs. Les machines n’ont pas conscience qu’elles peuvent être abusées. Omnius n’émit aucune réponse après avoir traité cette information. Vorian savait que les humains, eux aussi, pouvaient être abusés, mais le suresprit ne pouvait penser en ces termes. Aucune machine dans l’univers n’en était capable. L’armée nourrit la technologie, et la technologie engendre l’anarchie en distribuant de terribles machines de destruction. Bien avant le Jihad, un seul homme était à même de créer et de déchaîner une violence qui pouvait ravager une planète entière. Cela s’est passé ! Pourquoi croyez-vous que l’ordinateur est devenu l’anathème ? Serena Butler, Les ralliements de Zimia. Leur nombre diminuant, les cymeks voyaient leur conspiration contre Omnius faiblir. Leurs chances de réussite et l’avènement d’un nouvel ge des Titans s’éloignaient d’année en année. Ils avaient été vingt au départ pour renverser le Vieil Empire, mais après la disparition d’Ajax, de Barberousse, Alexandre, Tamerlan, Tlaloc et des autres, ils n’étaient plus que quatre. CE QUI NE SUFFIRAIT PAS À ANNIHILER OMNIUS. Agamemnon avait parfois envisagé de détruire simplement les yeux-espions pour fuir vers le fond de l’univers et ne jamais revenir. Il emmènerait avec lui Junon, sa maîtresse, ainsi que Dante et peut-être ce crétin de Xerxès. Ils se tailleraient un empire à eux, loin de l’oppression du suresprit. Mais c’était un projet absurde, voué à l’échec total. Le général cymek doutait qu’Omnius se lance à leur poursuite, et il était incapable de concevoir le principe de la vengeance. Agamemnon et ses frères d’armes avaient été les Titans, les vaillants conquérants du Vieil Empire. S’ils se perdaient dans les ténèbres de la galaxie, si leur simple quarteron ne régnait plus sur rien, ce serait un destin plus lamentable et honteux que l’oblitération absolue. Non, ce qu’Agamemnon voulait, c’était conquérir les Mondes Synchronisés. Il visait la domination suprême. A leur retour des diverses missions de déprédation, après avoir allumé des foyers de rébellion au hasard des Mondes Synchronisés, les derniers Titans tinrent conseil dans l’espace profond. Agamemnon attendait depuis un certain temps cette rencontre clandestine. Il avait rarement réussi à orchestrer leur plan sous la surveillance permanente des yeux- espions d’Omnius. Beowulf, le nouveau cymek, se joignit à eux. Mais il était encore sous surveillance et ils devraient se montrer particulièrement vigilants. Agamemnon mettait du temps à accorder sa confiance à quiconque, même à un autre cymek qui avait été persécuté depuis des siècles. Les Titans étaient astreints à la méfiance. Malgré tout, le général était intrigué par l’audace de Beowulf. Leurs vaisseaux se relièrent et les écoutilles formèrent une station spatiale géométrique loin de tout système stellaire. Les soleils lointains dessinaient des serpentins de diamants multicolores à des centaines d’années-lumière de distance. Agamemnon installa son container dans son corps blindé et sortit du vaisseau pour rejoindre Junon de l’autre côté du sas. Ils se rendirent côte à côte vers le centre de rendez-vous sur leurs membres segmentés. Dante leur ouvrit le diaphragme d’entrée. Beowulf était déjà présent en compagnie de Xerxès, encore tout excité des massacres qu’il avait commis sur Ix. Ou bien était-il avide de passer à l’action, mais Agamemnon était habitué aux réactions exagérées du plus faible des Titans. Plus vite il repartirait pour Ix, plus Agamemnon serait rassuré. Des yeux-espions flottaient autour d’eux, enregistrant chaque instant de leur réunion. Agamemnon se sentait nerveux comme il l’avait été depuis onze siècles sous cette surveillance omniprésente. — Nous saluons le Seigneur Omnius, dit-il d’un ton morne. De toute façon, le suresprit ne savait pas interpréter les inflexions de voix. — Bien au contraire ! lança Beowulf. Maudit soit- il ! Que le suresprit se ratatine et que tous les Mondes Synchronisés tombent en raine jusqu’à ce que les cymeks les reconquièrent et régnent à nouveau. Stupéfaite, Junon recula dans sa carapace de crabe, même si elle partageait l’opinion de Beowulf. Les yeux- espions scintillants les observaient et Agamemnon, inquiet, s’interrogea sur le châtiment qu’Omnius leur réserverait quand il aurait analysé l’enregistrement. Les cymeks ne pouvaient pas détruire les yeux-espions avant de faire leur rapport au suresprit au risque de compromettre leurs plans qu’ils construisaient depuis des siècles. Grâce aux anciennes restrictions de programme de Barberousse, le suresprit ne pouvait supprimer aucun des vingt Titans d’origine. En dépit de sa vulnérabilité, il avait été assez brave pour encourir une sentence de mort. Et Xerxès ne put masquer sa joie. — TU AS RÉUSSI, BEOWULF ? APRÈS TOUT CE TEMPS ? — La reprogrammation a été classique. L’astuce, c’était de ne pas éveiller les soupçons d’Omnius. (Il leva un doigt mécanique vers les yeux-espions.) Ils sont en train d’enregistrer une version complètement artificielle de notre réunion, une discussion innocente à propos des rebelles humains. Omnius sera satisfait, et nous pourrons discuter à l’aise. — JE... JE NE COMPRENDS PAS, HASARDA DANTE. — Je soupçonne qu’on nous a trompés, mon amour, dit Junon à Agamemnon. — Attends et écoute, répliqua-t-il, stoïque, toutes ses fibres optiques braquées sur Beowulf. — C’est moi qui lui ai confié cette tâche, dit enfin Xerxès avec fierté. Beowulf hait Omnius autant que nous et il vit sous sa domination depuis aussi longtemps que nous. Je crois que ses talents seront utiles à nos plans. Au moins, désormais, nous avons une chance réelle. AGAMEMNON LAISSA ÉCLATER SA RAGE. — Vous avez monté un complot à vous seuls contre Omnius et vous voulez nous y impliquer ? Xerxès, tu es encore plus idiot que je ne le pensais. Tu veux nous anéantir tous ? — Non, non, Agamemnon. Beowulf est un programmeur génial, tout comme l’était Barberousse. Il a découvert un moyen de créer une boucle d’instruction qui charge de faux enregistrements dans les yeux- espions. Et comme ça, nous pouvons nous retrouver n’importe où sans qu’Omnius voie la différence. BEOWULF S’AVANÇA. — Général Agamemnon, j’ai été formé par votre ami Barberousse. Il m’a appris à manipuler les machines et j’ai continué à étudier depuis des siècles en secret. J’avais l’espoir que les Titans s’irritaient du joug du suresprit, tout comme moi... mais je ne l’ai su vraiment que lorsque Xerxès m’a approché. — Xerxès, grommela Agamemnon, tu nous as fait courir un risque terrible. Mais Dante intervint, car il était le plus logique, le plus méthodique, et savait mettre au jour l’évidence. — A quatre, nous sommes trop peu nombreux pour accomplir notre tâche. Mais si d’autres cymeks se joignaient à nous, nous aurions un peu plus de chances de venir à bout d’Omnius. — Et encore plus de chances d’être trahis par l’un de nous. JUNON APPROUVA. — Nous avons besoin de sang nouveau, mon amour. Si nous ne recrutons pas de nouveaux conspirateurs, nous allons encore gaspiller un millénaire à bavarder et à nous lamenter... Du moins ceux d’entre nous qui survivront. Avec Beowulf, nous pouvons au moins progresser. En dressant des plans fréquemment et en toute liberté, nous progresserons plus en quelques mois que nous ne l’avons fait durant des décennies. XERXÈS, TOUJOURS INQUIET, FIT REMARQUER : — Si nous ne prenons pas de risques, nous ne vaudrons pas plus que les humains apathiques qui se vautraient dans la décadence du Vieil Empire. Beowulf attendit le jugement des conspirateurs. Agamemnon se dit que, de tous les néo-cymeks, Beowulf était au premier degré. En dépit du comportement unilatéral de Xerxès, il ne pouvait refuser une offre aussi tentante, et il dit enfin : — Très bien. Cela va nous permettre de souffler et de peaufiner nos plans. (Il se tourna vers les autres, y compris Beowulf, indécis.) Nous allons travailler tous ensemble à la chute d’Omnius. Au moins, nous aurons fini d’attendre. Il existe un certain équilibre de la victoire... et de la défaite. Iblis Ginjo, Options pour une Libération Totale. Le Grand Patriarche devait débarquer d’un moment à l’autre sur Poritrin et le Seigneur Bludd avait prévu un nouveau festival populaire pour célébrer la victoire sur les machines pensantes. Il avait fait dresser des stands sur les berges de l’Isana. Sous les drapeaux du triomphe, les tables de festin étaient surchargées de mets. Dans toute cette agitation, Aurelius Venport avait pris la décision de débarquer discrètement sa cargaison à destination du nouveau laboratoire de Norma. Tuk Keedair était retourné sur Rossak pour récupérer le vaisseau dans les hangars et il avait rallié le système de Poritrin au moment prévu. À l’heure du retour d’Iblis Ginjo, un événement populaire, Aurelius était sûr qu’ils allaient pouvoir livrer leur marchandise sans attirer l’attention. Car ils devaient avant tout garder un profil bas dans cette opération. Il n’avait pas vraiment intérêt à se réjouir ce soir. Les bénéfices des inventions d’Holtzman – celles de Norma, à vrai dire, et légalement – avaient énormément enrichi Poritrin. Dix fois plus qu’un milliardaire extravagant aurait pu dépenser en une dizaine d’existences. Aurelius était confiant : le projet de Norma sur l’espace plissé rapporterait des sommes inimaginables. Le vaste hangar de la nouvelle unité de recherche n’était pas encore vraiment installé mais Norma avait déjà pris ses quartiers tout au fond. Sa priorité avait été de convertir l’espace bureau des anciens ateliers d’exploitation minière pour poursuivre ses études et ses calculs. Aurelius eut un sourire triste en songeant à elle. Norma, à la différence de la plupart des humains, ne cherchait pas la gloire ni le confort, elle se vouait entièrement à sa mission intellectuelle. Elle ne perdait jamais sa cible de vue, concentrée, décidée, inflexible. Aurelius ne tenait pas à déranger le génie, et il s’occupa de tous les détails de l’installation avec ses équipes qui faisaient l’aller et retour entre le port et les locaux. Soucieux de renforcer la sécurité, il avait décidé que les esclaves chargés de restaurer le hangar et les ateliers de l’industrie minière ne devaient pas demeurer suffisamment sur place pour deviner le projet sur lequel Norma allait travailler. Pour l’heure, le Seigneur Bludd était ravi et fier, persuadé d’avoir remporté une victoire financière facile sur Aurelius. Ce dernier en était conscient et, malin, il accentua son avantage en demandant à Bludd d’user temporairement des services des esclaves les plus dévoués sur la base d’une prime pour les travailleurs les plus efficaces. Il ne se faisait pas d’illusion : le noble seigneur lui avait compté bien plus que le tarif des prisonniers bouddhislamiques, mais Aurelius n’avait pas le temps de former une nouvelle équipe de travailleurs de force. Il devait respecter le calendrier de retour vers Arrakis pour retrouver la horde de hors-la-loi qui exploitaient les moissons d’épice du Naib Dharta. Dans l’immédiat, Tuk Keedair demeurerait provisoirement sur Poritrin en compagnie de Norma. C’était un surveillant impitoyable et il s’assurerait que les esclaves se dévouent pour Norma afin qu’elle atteigne ses objectifs à temps. Comme toujours, elle avait des réserves quant à l’exploitation des esclaves, mais Aurelius, vu les circonstances, n’avait pas le choix. Les Bouddhislamiques étaient l’unique main-d’œuvre disponible sur Poritrin. En fin d’après-midi, Aurelius regagna le laboratoire isolé et amarra son bateau dans le canyon étroit. Plus loin, les hauts-fonds interdisaient la navigation. Les nouveaux locaux de Norma et l’entrepôt adjacent occupaient une grotte immense qui avait été jadis située derrière une chute d’eau. Mais la chute avait disparu depuis longtemps, tout comme la rivière tributaire qui l’alimentait et que le Seigneur Niko Bludd avait détournée pour les besoins agricoles de Starda. La grotte était à ciel ouvert mais protégée par un vaste hangar dont la construction était en voie d’achèvement sur le plateau. Un ascenseur rapide et silencieux avait été installé sur la paroi de la falaise et Aurelius se retrouva tout en haut en un clin d’œil. Le hangar, soutenu par des piliers massifs, brillait dans les derniers rayons du soleil. La toiture à encorbellement avait été déployée sur les côtés pour que le vaisseau prototype puisse se poser. Aurelius hocha la tête, satisfait. Il espérait avoir le temps de vérifier que l’installation était opérationnelle avant de repartir pour Arrakis. Il franchit le portail sous le regard de trois gardiens locaux qu’il avait engagés et alla interroger le contremaître sur l’état des travaux. Les esclaves faisaient brièvement la pause pour manger, se reposer et prier. Ils reprendraient leur travail jusque tard dans la nuit. Norma apparut sur le seuil de ses bureaux, clignant les yeux dans le soleil mourant, surprise que la journée se soit déjà écoulée. Aurelius vint à elle en souriant et la serra tendrement contre lui, ce qui était inhabituel. Norma avait les cheveux hirsutes. Elle n’était pas coquette et ne faisait jamais semblant d’être jolie, ce qui, à ses yeux, la rendait encore plus attirante. — Mon vaisseau arrivera-t-il ce soir, Aurelius ? Ou bien est-ce que je me trompe de jour ? J’ai un peu perdu la notion du temps. — Il sera là dans moins d’une heure, Norma. (Il désigna le toit.) Le hangar me semble prêt à le recevoir. ELLE JUBILA SOUDAIN. — Alors, je peux passer à la phase de test de mon projet ? Il acquiesça, sa main s’attardant doucement sur son épaule. Elle lui sourit et son cœur se réchauffa un peu plus. — Le Seigneur Bludd m’a promis de réquisitionner une équipe d’esclaves qualifiés dans les constructeurs de la dernière flotte spatiale. Ils ont l’expérience requise et ils n’auront qu’une simple formation de base. — C’est parfait, parce que je ne pourrai pas passer mes journées à leur donner des instructions, dit Norma. — Tuk Keedair va s’en charger. Il va également amener ici un contingent de mercenaires de la sécurité de VenKee. Ils surveilleront les locaux et empêcheront les actes de sabotage possibles. (Son regard se porta en aval du fleuve.) Ils tiendront aussi le Seigneur Bludd et Holtzman à l’écart au cas où ils viendraient renifler par ici. — Je ne me suis jamais préoccupée de la sécurité. — Mais Holtzman, si. Ses Dragons ne quittaient jamais ses labos. — Aurelius, il y a des années que le Savant Holtzman ne me prête plus attention. Pourquoi viendrait-il se mêler de mes travaux ? — Simplement parce qu’il n’a qu’une petite fraction du génie inventif qu’on lui prête, qu’il ne saurait cacher très longtemps la vérité et qu’il a conscience de la petite merveille qu’il a perdue en te laissant partir. Gênée par le compliment, Norma se tourna vers les bâtiments alentour comme si elle ne les avait pas encore remarqués. — ET TOI, OÙ VAS-TU ALLER, AURELIUS ? Il soupira en prenant conscience qu’elle n’avait pas enregistré ce qu’il lui avait dit. — Norma, je te l’ai déjà expliqué. Il faut que je retourne sur Arrakis pour régler certains problèmes dans notre commerce de l’épice. Keedair aura le beau rôle en restant ici auprès de toi. Norma plissa le front. Elle avait atteint l’âge mûr, mais son expression lui rappelait toujours la petite fille de Rossak qu’il avait très vite adorée. — Aurelius, j’aurais tellement aimé que tu restes ici. Plutôt que cet... esclavagiste tlulaxa. IL PARTIT D’UN GRAND RIRE. — Norma, tu n’as pas besoin d’aimer Keedair. Laisse-le seulement faire son travail. (Il soupira.) Aie confiance en moi, j’aimerais bien rester ici. Mais j’ai tant à faire... Et je craindrais aussi de me sentir si bien avec toi que j’en oublierais mes devoirs. Elle gloussa de rire, soudain détendue, et Aurelius se demanda s’il n’était pas en train de se piéger, de la séduire d’une certaine manière. Il ne lui fallut qu’un instant pour décider que c’était effectivement ce qu’il faisait. Ils avaient tant d’années d’amitié derrière eux qu’il se demanda s’il devait être franchement surpris. Le responsable de la construction surgit brusquement. — Nous venons de recevoir un signal, monsieur le Directeur. Le vaisseau a été autorisé à se poser et traverse actuellement l’atmosphère. Tuk Keedair est aux commandes. Aurelius acquiesça, à peine surpris que son partenaire ait décidé de piloter lui-même l’appareil. Après tout, il avait sillonné la galaxie durant des années, il avait pillé les Planètes Dissociées et capturé des milliers d’esclaves : un simple cargo ne devait pas lui poser de problème. — REGARDE, NORMA. LE VOILÀ ! Il pointa le doigt sur le point scintillant qui descendait vers la planète dans les couleurs pastel du crépuscule. Son éclat devint plus intense quand la coque s’embrasa dans l’atmosphère et Norma entendit le bruit sourd de l’onde de choc. Le vaisseau était massif, il avait été conçu à l’origine pour les voyages interstellaires au long cours et n’était censé se poser que rarement, le transfert de la cargaison étant assuré par des navettes. C’était un engin relativement lent et technologiquement peu développé. Keedair grommela quelques réflexions méprisantes sur les vaisseaux antiques bons pour la casse. A l’évidence, Aurelius avait eu de bonnes raisons de désarmer celui-là. Le cargo se posa enfin dans le hangar, habilement piloté par l’esclavagiste. Aurelius avait observé la manœuvre avec une certaine méfiance, car il n’était pas certain que le gabarit du vaisseau soit compatible avec la surface du toit déployé. Mais il vit qu’il restait encore quelques mètres de débattement. Il imaginait ce qui se passait dans l’esprit de Norma qui avait assisté à l’atterrissage avec une expression émerveillée. Elle avait vu les plans du cargo et avait déjà calculé les modifications qu’elle devait apporter. Mais en cet instant, son imagination s’enflammait. — Le modèle des futurs vaisseaux interstellaires, souffla-t-elle. Ce que je vais accomplir va changer tout l’univers. Elle ne détournait pas le regard, fascinée, et Aurelius se sentit plus confiant. Les équipes au sol installaient les ancrages et les stabilisateurs. Norma tendit une petite main et il la prit tendrement. — Aurelius, dit-elle, il y a tant d’années que j’attends. J’ai du mal à y croire, tu sais. J’ai encore beaucoup de travail mais, au moins, nous avons vraiment commencé. Le Grand Patriarche Iblis Ginjo s’attendait à ce que sa venue suscite une certaine effervescence dans Starda et une réception spectaculaire. De nombreuses planètes étaient en guerre avec les machines et, selon le calendrier, la campagne d’Ix devait atteindre son point culminant. Mais il ne tenait pas à risquer ouvertement sa vie. Poritrin s’imposait donc comme le monde idéal pour une visite officielle depuis que les robots s’étaient enfuis en débandade. Iblis avait fomenté la rébellion initiale sur Terre et prouvé ainsi qu’il n’avait rien d’un lâche. Désormais, il était l’homme clé du Conseil du Jihad et il ne devait surtout pas prendre de risques. Certes, sa présence sur les théâtres de combat aurait considérablement renforcé le moral des soldats, mais le Grand Patriarche devait avant tout se montrer sur les lieux de victoire incontestée. Comme Poritrin. Flanqué de son loyal lieutenant de la Jipol, Yorek Thurr, Iblis débarqua sur le spatioport de Starda et s’avança vers la petite délégation officielle qui était venue l’accueillir. Il remarqua que le Seigneur Bludd n’était pas là et marmonna un commentaire désagréable à l’intention d’un jeune assistant de Poritrin qui s’était précipité vers lui. — Vous êtes parfaitement à l’heure, Grand Patriarche. Il nous reste encore deux heures avant la cérémonie des Médailles de Gloire, ce qui laisse suffisamment de temps à vos habilleurs pour vous préparer à la rencontre avec le Seigneur Bludd. Le jeune assistant portait une veste de smoking noir et blanc assortie d’une cape, la tenue à la mode sur les mondes nobles. Ils embarquèrent sur une aérobarge pour gagner l’amphithéâtre où une place attendait Iblis, sur le côté de la scène, en compagnie de soixante-dix politiciens et représentants de la noblesse. Sur les pelouses alentour, il y avait au moins quatre cent mille personnes, les yeux levés vers les écrans qui flottaient sur des suspenseurs Holtzman. On avait dressé en hâte des autels à la gloire de Manion l’Innocent sur les monticules des berges. Une nouvelle statue avait été dévoilée, énorme et assez absurde, représentant un chérubin à l’apparence bouddhiste assis sur un robot fracassé. Le Seigneur Niko Bludd était assis au premier rang, illuminé par les projecteurs de scène. Ce prétentieux personnage se considérait comme le centre de ce rassemblement. Entre-temps, le Savant Holtzman s’était avancé jusqu’au centre de la scène et recevait son prix sous les applaudissements. Il rayonnait et saluait la foule. Iblis, quant à lui, affichait un sourire glacé. Dans son esprit, il tenait son agenda à jour et il avait toujours un projet important en perspective. Pour lui, la vie était dramatiquement brève et il y avait tant de choses à accomplir. Il inspira profondément et décida d’ignorer le mépris dans lequel Niko Bludd l’avait tenu. Pour le moment. Une telle situation, avec tant de gens convaincus d’une possible victoire sur les machines, ne manquerait pas de lui donner une occasion dont il saurait profiter. Les bonnes intentions peuvent être aussi destructrices qu’un conquérant malveillant. Dans l’un et l’autre cas, le résultat est identique. Lamentation zensunni. Aliid considérait son ami Ishmaël comme un idiot. Incrédule et méprisant, il gronda : — Tu attendais sincèrement de la gratitude de leur part ? Je ne peux pas dire que j’admire ta foi aveugle, mais elle m’amuse. Il n’y avait aucun humour dans son sourire, rien que de la menace. Dans les mois qui avaient suivi la déroute des machines face à la flotte artificielle, les esclaves avaient quitté les chantiers de boue et avaient été divisés en petits groupes. La plupart avaient retrouvé leurs propriétaires d’origine et travaillaient à nouveau dans les cannaies ou les mines. Aliid était resté avec l’équipe de la manufacture de Starda car aucun de ses précédents propriétaires ne l’avait réclamé. Au début, Ishmaël s’était réjoui à l’idée de passer plus de temps avec son compagnon d’enfance, mais très vite il avait déchanté. — C’est notre travail surhumain qui a permis la construction de cette armada de leurres, Aliid. C’est grâce à notre effort que Poritrin a été sauvée. (La détresse et la déception étaient présentes dans chaque parole d’Ishmaël.) Même les nobles égoïstes et vaniteux comme le Seigneur Bludd devraient le reconnaître. — Tu n’es qu’un esclave, et lui est un noble. Il n’a rien à reconnaître, c’est à nous de nous soumettre. Mais Ishmaël ne l’avait pas entendu. Les esclaves n’avaient pas eu droit à un seul moment de repos, à un supplément de ration, pas plus qu’à de meilleurs traitements ou des soins médicaux, à aucune concession religieuse par rapport à leur foi bouddhislamique. Rien. C’était monstrueusement injuste mais, visiblement, seul Ishmaël avait osé espérer quelque chose. Ishmaël se souvenait des leçons de son grand-père, dans sa jeunesse. « Si tu souhaites parler de tes ennuis à celui qui t’a causé du tort, ne te plains pas s’il ne parvient pas à résoudre ta situation de son plein gré. » Ishmaël avait gardé ces paroles dans son cœur. Les Sutras coraniques enseignaient que l’âme et le cœur humains – même chez les incroyants – recelaient un noyau de bonté et de pitié fondamental. Depuis qu’il était esclave, il était demeuré trop longtemps passif, en acceptant son statut inférieur. Il avait passé trop de nuits à réciter des promesses creuses en s’attachant à des rêves faciles, aussi vides que les vaisseaux leurres qui avaient effrayé la flotte robotique. Lui et ses camarades avaient rendu un service indéniable à Poritrin et il savait qu’il était grand temps pour lui de ne plus se préoccuper du Seigneur Bludd. Seul Dieu pouvait le guider et lui dicter ce qu’il devait dire. Il comptait bien prouver à Aliid et à tous les Zensunni qui pouvaient l’écouter autour du feu que ses croyances étaient fondées et sincères. Exaspéré, Aliid l’arrêta avant qu’il profère des déclarations innocentes qui pouvaient engendrer un désastre. — Ami, essaie au moins de dresser un plan ! Comment vas-tu faire en présence du Seigneur Bludd ? Tu ne vas quand même pas aller frapper comme ça à sa porte pour lui faire part de tes intentions. — Il est un Seigneur, et en tant que tel, il doit prêter l’oreille à une plainte légitime. — Mais tu n’es qu’un esclave, pas un citoyen. Il n’a aucune raison de t’écouter. Sers-toi de ton imagination, Ishmaël. Tu as travaillé pour le Savant Holtzman, tu connais ses habitudes et ses relations avec le Seigneur Bludd. Tu n’as qu’à te servir de ça pour trouver une excuse, sinon tu n’arriveras jamais à l’approcher. Ishmaël réfléchit aux possibilités. Il n’aimait pas plus les mensonges que les tricheries, mais Aliid avait raison. Dans cette situation, c’était le moyen nécessaire de parvenir à ses fins. Au changement d’équipe, il regagna le baraquement avec les autres. Il se lava, se changea, embrassa son épouse et, enfin prêt, il prit une série de dossiers qu’il avait dérobés dans les bureaux désaffectés avant de se diriger vers les tours coniques de la demeure du Seigneur Bludd. Il arborait une expression de respect mais pas de soumission. Et Bouddhallah suivait ses pas, en lui conférant sa force. Les deux Dragons qui étaient de garde au bas de la tour posèrent sur lui un regard sceptique. Ishmaël prit son ton le plus amène, choisit ses mots avec prudence et essaya de ne pas mentir tout en se montrant astucieux. — Je me nomme Ishmaël et je dois voir le Seigneur Bludd. — Quoi ? Tu es un esclave et tu veux voir le Seigneur Bludd ? Tu as rendez-vous ? — Tu sais, enchaîna son collègue, le Seigneur Bludd n’accorde pas audience aux esclaves. Ishmaël se demanda si le Bouddhallah allait l’aider à écarter ces deux Dragons. Mais une telle intervention divine était hautement improbable. SOUS L’ÉLAN DE L’AUDACE, IL MONTRA SES DOSSIERS. — Je suis l’un des esclaves du Savant Holtzman. Il a coutume d’envoyer des gens tels que moi livrer des documents écrits. (Il hésita brièvement avant de finir par un mensonge absolu :) C’est lui qui m’a chargé de les livrer ici même. Il a insisté sur l’urgence et que je ne devais sous aucun prétexte revenir sans les avoir remis en main propre au Seigneur Bludd. LE PLUS GRAND DES DEUX DRAGONS GROMMELA : — Tout ce qui concerne Holtzman est urgent ! (Il fronça les sourcils en regardant Ishmaël.) Mais il n’a pas le temps de te recevoir aujourd’hui. CE QUI NE DÉCONCERTA NULLEMENT ISHMAËL. — Vous devriez peut-être expliquer cela au Savant Holtzman lui-même. Il ne me croira pas si je lui déclare que le Seigneur Bludd a refusé de réceptionner ces dossiers. Il reprit son souffle et attendit, confiant que sa foi lui conférait la sérénité et la confiance. APRÈS UN INSTANT, L’AUTRE DRAGON DÉCLARA : — Nous avons toujours autorisé les livraisons de dossiers. On ne sait jamais... Si le Savant avait découvert une nouvelle modification des boucliers ?... SON COLLÈGUE HOCHA LA TÊTE À REGRET. — Oui, peut-être qu’on devrait laisser Bludd le jeter dehors personnellement. Ishmaël réagit dans l’instant, salua et franchit le portail d’un pas confiant et les gardes s’écartèrent. Ébloui par son audace, il pénétra dans le vaste manoir du maître de la cité, dont les ancêtres avaient retenu en esclavage des générations de Bouddhislamiques. Dès qu’il fut à l’intérieur, il se heurta à un chambellan au regard sévère qui le scruta attentivement, à cause de sa peau sombre et de sa vêture de Zensunni, mais, une fois encore, le nom de Tio Holtzman et les dossiers qu’il apportait suffirent à résoudre les doutes et les questions. L’un des gardes était revenu sur ses pas, mu par une arrière-pensée, et demanda au chambellan : — Je suis désolé, monsieur, mais si vous souhaitez que je vous en débarrasse... L’officier royal secoua la tête avant de revenir à Ishmaël. — Tu es certain que tu dois livrer cela au Seigneur Bludd maintenant ? Il n’aura guère le temps de les consulter, tes dossiers. Dans moins d’une heure, il a un banquet avec des peintres hors-monde qui sont venus pour évoquer Starda sous des lumières différentes. (Le chambellan leva les yeux vers le chronomètre mural.) Et puis, si c’était tellement important, le Savant Holtzman aurait demandé un rendez-vous pour toi. Est-ce que tu es vraiment certain... — Je suis désolé, monsieur, l’interrompit Ishmaël. IL N’AJOUTA AUCUNE EXPLICATION, MAIS RESTA CAMPÉ SUR PLACE. — Le Seigneur Bludd ne peut t’accorder que très peu de temps. — Une fraction de générosité me suffira grandement. Je vous remercie. — Puis-je vérifier si tu n’as pas d’arme sur toi ? demanda le Dragon. — MAIS BIEN ENTENDU. Après la fouille, Ishmaël dut attendre dans un couloir de réception rempli d’échos, sur un banc de pierre lisse aussi beau qu’inconfortable. Il resta silencieux et patient. Il récita dans sa tête ses Sutras préférés, les vers qu’il avait appris sur les genoux de son grand-père. Il avait depuis longtemps cessé de souhaiter que le cours de sa vie change, il avait vraiment réussi à s’en sortir quand les raiders s’étaient abattus sur les marais d’Harmonthep. Pour le meilleur et le pire, sa vie était désormais ici, sur Poritrin, avec sa femme qu’il aimait et leurs deux filles si jolies... Après plus d’une heure, on l’accompagna jusqu’en haut d’une volée de marches et il se retrouva devant l’appartement en terrasse du Seigneur Bludd. Il avait l’esprit agité et il avait très chaud. Avec un peu de chance, il pourrait peut-être toucher le cœur du vieux seigneur qui régissait Poritrin. Il saurait peut-être trouver les mots pour le convaincre. Dans une chambre où flottait l’odeur des chandelles et des encens, des courtisans aidaient le seigneur à la barbe bouclée à revêtir un gilet molletonné, des manchettes de dentelle ainsi qu’une chaîne en or. Ses cheveux d’un roux doré étaient striés de gris. Un tatouage de petits cercles semblables à des bulles marquait le coin d’un œil. On vaporisa de l’eau parfumée sur ses joues et sa chevelure. Un personnage grêle épousseta la robe du Seigneur avec l’air intense d’un philosophe étudiant la clé du savoir universel. Le Seigneur Bludd se tourna vers Ishmaël en soupirant. — Eh bien, ce n’est pas si souvent que Tio m’envoie un de ses élèves et, d’ordinaire, il ne se montre pas aussi insistant, ou même régulier en ce qui concerne ses rapports. Que veut-il donc ce soir ? Le moment est particulièrement mal choisi. IL TENDIT LA MAIN VERS LES DOSSIERS. Ishmaël prit un ton calme et doux et aussi courtois que possible. Respectueux mais empreint d’une certaine confiance, comme s’il s’imaginait être l’égal du seigneur. Conscient de l’importance de chaque mot, il rassembla son énergie intérieure et dit : — Peut-être y a-t-il un malentendu, Seigneur Bludd. Ce n’est pas le Savant Holtzman qui m’a envoyé ici. Je me nomme Ishmaël et je suis venu de mon propre chef afin de m’entretenir avec vous. Les courtisans se figèrent sur place, choqués. Bludd adressa un regard de dégoût à Ishmaël avant de se tourner vers son chambellan qui, à son tour, décocha un regard menaçant aux Dragons de la garde. Du coin de l’œil, Ishmaël vit le chambellan s’approcher pour l’expulser, mais Bludd fit un signe et demanda d’un ton agacé : — Pourquoi es-tu venu ici si ce n’est pour le compte du Savant Holtzman ? (Il brandit les dossiers.) Et qu’y a-t-il là-dedans ? Ishmaël sourit et prépara sa réponse avec l’espoir d’attendrir le cœur du noble personnage par la raison et la sympathie. — Seigneur, depuis des générations mon peuple a servi et protégé Poritrin. Mes camarades esclaves et moi-même avons travaillé sur la plupart des projets du Savant Holtzman qui a sauvé d’innombrables citoyens du joug des machines pensantes. Durant l’année écoulée, nous avons peiné sans répit pour construire votre flotte de vaisseaux leurres. Le Seigneur Bludd plissa le front presque douloureusement, comme s’il venait d’avaler par mégarde un bonbon trop acide. Puis, avec un sourire cruel, il répliqua : — C’EST AINSI QUE L’ON DÉFINIT LE STATUT D’ESCLAVE. CE QUI FIT RIRE LE CHAMBELLAN. MAIS ISHMAËL NE TROUVA RIEN DE DRÔLE À CELA. — Nous sommes des êtres humains, Seigneur Bludd. (Il s’efforça au calme, déterminé.) Nous avons donné notre sueur et notre sang pour protéger votre vie. Nous avons participé à vos réjouissances. Grâce à nos efforts, Poritrin est restée indépendante et les machines pensantes ont fui. — Grâce à vos efforts ? (Bludd était soudain rageur face à l’audace de ce Zensunni.) Vous avez fait très exactement ce que vos maîtres vous avaient ordonné de faire, rien de plus. C’est nous qui avons vu approcher la menace. C’est nous qui avons mis au point les moyens de défense. Et nous encore qui avons dressé les plans de bataille et fourni les ressources. Vous autres, vous n’avez eu qu’à mettre tout ça en place, comme vous en aviez reçu l’ordre. — Mon Seigneur, vous sous-estimez et rabaissez ce que vos captifs ont fait pour... — Que veulent donc les tiens ? Ma gratitude éternelle ? Absurde ! Vous avez sauvé vos propres vies, pas seulement les nôtres. Cela devrait vous suffire. Tu aurais préféré pourrir au fond d’une prison des machines, avant d’être disséqué par des robots curieux ? Tu devrais remercier ton dieu que je ne sois pas l’archidémon Érasme. IL AGITA SES MANCHETTES ET RENVOYA SES SERVITEURS. — A présent, esclave, retire-toi. Je ne veux plus t’entendre et n’essaie surtout pas de venir me parler à nouveau. Ta duperie devrait te valoir d’être exécuté. Je suis le Seigneur de Poritrin, à la tête d’une famille qui a régné ici depuis des générations, alors que toi... tu n’es qu’un immigré frileux et lâche qui ne doit l’asile et le couvert qu’à mon bon gré. Ishmaël était douloureusement offensé, mais il avait déjà souvent entendu ce genre d’insulte. Il aurait voulu protester, défendre sa cause plus avant, mais le regard de colère terne qu’il lisait dans les yeux du Seigneur Bludd lui disait que ce serait sans effet. Il avait échoué. Aliid, sans doute, avait raillé à juste titre sa foi naïve. J’ai sous-estimé la différence, l’étrangeté totale des pensées de cet homme. Je ne comprends absolument pas le Seigneur Bludd. Est-il seulement humain ? Depuis quelque temps, durant les palabres nocturnes autour du feu, Aliid s’était montré plus vindicatif et violent, encourageant ses frères à suivre la voie tracée par Bel Moulay. Il était prêt à déclencher une autre rébellion, sans se soucier du bain de sang qu’elle provoquerait. Chaque fois qu’Ishmaël tentait de le raisonner, d’invoquer la raison contre le désir de vengeance, Aliid le rabrouait. Après sa rencontre avec le Seigneur Bludd, Ishmaël était moins convaincu de ses arguments. Il avait fait de son mieux pour plaider sa cause mais le Seigneur Bludd avait refusé de l’écouter. Il s’inclina avec révérence en espérant qu’il ne changerait pas d’avis pour le faire exécuter sur-le-champ, et se retira lentement. Les Dragons lui agrippèrent brutalement les bras en jurant à voix basse. Il ne se débattit pas et ne protesta pas non plus car ils étaient bien capables de le battre à mort. Sa foi avait été violemment ébranlée et ses convictions candides étaient maintenant floues. Mais il ne regrettait pas d’avoir essayé. Pas encore. Quelques jours après, les nouveaux ordres leur parvinrent. Ishmaël et de nombreux frères qui avaient travaillé sur les chantiers de construction navale étaient réassignés sur d’autres sites. Ishmaël et Aliid, ainsi qu’une centaine d’autres, étaient affectés sur le fleuve, loin en amont, sur un projet indépendant dirigé par Norma Cenva, la femelle géniale de Rossak qui avait longtemps été l’assistante du Savant Holtzman. Les Dragons avaient reçu des instructions explicites pour qu’Ishmaël soit séparé de sa famille. Le sergent l’interpella d’une voix rauque : — Ta femme et tes filles seront affectées ailleurs... (Il eut un sourire mauvais sous son casque d’écaillés dorées.) Probablement sur trois sites différents. ISHMAËL SE SENTIT DÉFAILLIR, INCRÉDULE. — Non, c’est impossible ! (Ozza et lui étaient ensemble depuis quinze ans.) Je n’ai rien fait de mal... Les gardes lui saisirent les bras, mais il se dégagea et courut vers sa compagne en pleurs qui serrait Chamal et Falina contre elle. Le Seigneur Bludd avait manifesté son irritation et les soldats avaient saisi la première occasion de punir Ishmaël. Ils brandirent leurs tétaniseurs et lui frappèrent sans vergogne les genoux, le dos, les épaules et la nuque. Ishmaël n’était pas un homme violent, et il s’effondra en gémissant. Ozza, ruisselante de larmes, se précipita vers lui en insultant les gardes. Mais ils la repoussèrent. Ses deux filles tentèrent de les contourner et Ishmaël, redoutant qu’elles ne soient enlevées par les Dragons pour leur plaisir bestial, cria : — Non, n’avancez pas. Je vais les suivre. Nous trouverons bien un moyen de nous revoir. Ozza serra ses filles contre elle en lançant un regard brûlant de haine aux Dragons. Elle avait sans doute envie de leur arracher les yeux. Mais elle connaissait son mari et ne voulait pas qu’on le fasse encore souffrir. — ISHMAËL, MON AMOUR, NOUS NOUS RETROUVERONS. Lentement, Aliid se rapprocha de son ami, le regard noir. Les Dragons parurent s’amuser de sa fureur. Ishmaël émit une vague plainte en luttant pour ne pas tomber sous la vague de douleur qui l’accablait. Tandis qu’on les entraînait, il se tourna tant bien que mal vers Ozza et leurs filles en songeant qu’il les voyait sans doute pour la dernière fois. Aliid avait été séparé autrefois de sa famille et ne l’avait jamais revue. Il se pencha vers Ishmaël et chuchota en chakobsa, le seul langage que les autres esclaves ne pouvaient comprendre : — Je te le dis, ce sont des monstres. Et Bludd est le pire de tous. Tu comprends maintenant pourquoi ta foi simpliste ne suffirait pas dans ce cas ? ISHMAËL SECOUA LA TÊTE. En dépit de tout, il n’était pas prêt à rejeter les croyances zensunni qui étaient le fondement de sa vie. Après son échec, tous ceux qui avaient écouté ses paraboles et ses Sutras du soir l’abandonneraient-ils ? Il affrontait une épreuve douloureuse et se demandait quelle serait la réponse ultime. 175 AG (avant la Guilde) An 27 du Jihad Une année après la victoire de Poritrin La guerre : une usine qui produit la désolation, la mort et des secrets. Déclaration d’un protestataire anti-Jihad. Le Primero Harkonnen n’appréciait guère le long vol vers Ix. L’enthousiasme bruyant des nouvelles recrues à bord du ballista amiral avait fait place peu à peu à la crainte d’affronter les machines sur un Monde Synchronisé qu’elles avaient depuis longtemps investi. Tous, dans l’Armada, connaissaient les enjeux et les dangers de la bataille qui les attendait. Xavier avait une mission claire et précise. Depuis longtemps, les rebelles d’Ix se battaient contre la force massive des cymeks et des robots tueurs. La flotte qu’il commandait était susceptible d’inverser les chances. Les humains ne pouvaient se permettre un échec. S’il parvenait à arracher cette planète des griffes d’Omnius, il retrouverait un sommeil plus tranquille. Un monde à la fois. Octa n’avait guère apprécié de le voir repartir pour une nouvelle mission du Jihad. Depuis qu’ils s’étaient mariés, il n’avait cessé de la laisser seule pour aller risquer sa vie. Mais elle connaissait l’enjeu de cette guerre sans fin. Elle avait été témoin de la férocité des machines pensantes sur sa sœur Serena. La guerre changeait les mentalités, les populations. Il fallait une force pour protéger les innocents. Xavier et Vorian étaient de ceux qui risquaient leur vie pour ce seul but. Dans une guerre, tout le monde devait faire des sacrifices. Avant le départ de son époux, elle avait préparé un festin avec leurs amis les plus proches. Elle avait invité Serena, mais la Prêtresse du Jihad ne se risquait que rarement dans des réunions privées, même au sein de sa famille. Le Grand Patriarche avait décliné l’invitation, tout comme Serena, sous le prétexte qu’il était débordé. Ceux qui ne connaissaient pas Octa la considéraient comme une femme discrète et timide qui vivait dans l’ombre du prestigieux Primero Harkonnen. Mais quand elle était concentrée et décidée, Octa avait la volonté et la rigidité d’un commandant militaire. Elle avait donc rassemblé impérativement ses cuisiniers et ses domestiques pour que la réception soit parfaite. Le vieux Manion Butler passa une bonne heure dans son cellier pour sélectionner ses bouteilles les plus prestigieuses. Dans la soirée, Rœlla et Omilia, les deux filles de Xavier, les rejoignirent avec leurs maris. Rœlla avait maintenant vingt-six ans et sa sœur deux ans de moins. Omilia avait amené sa fille qu’Octa adorait. Elle regarda tristement la fillette qui souriait à Xavier. Il avait perdu son fils, mais il était tellement fier de ses deux filles. — Quelquefois, dit Octa, je me demande si je n’aurais pas aimé avoir un autre enfant. Xavier observa sa femme : à quarante-cinq ans, elle était encore superbe. Elle avait conservé cet éclat de jeunesse qui l’avait attiré. — Personne n’a dit que tu étais trop âgée pour ça, dit-il. — TU SAIS BIEN QUE C’EST PEU PROBABLE. — Oui, mais ce n’est pas une raison pour ne pas essayer. Il se tourna vers les invités, mal à l’aise, le cœur serré. Son père adoptif, Emil Tantor, était accompagné de Sheel, la veuve de Vergyl, et de ses trois enfants. Xavier ne parvenait pas à croire que trois ans avaient passé depuis la débâcle de IV Anbus. Il sentait encore en lui les cicatrices de culpabilité qu’avait laissées la capture de Vergyl par les cymeks. Son frère n’avait alors que trente-quatre ans, mais il retrouvait sans cesse l’image du jeune homme souriant avec lequel il avait partagé tant de jeux, tant de conversations intimes. Vergyl et Sheel auraient mérité une existence douce, tendre et longue. Mais la fin de Vergyl avait été comme la capture de Serena. Les machines pensantes déchiraient les vies. Maudit soit ce Jihad ! Xavier était transporté de joie à l’idée de retrouver son père tout autant que la famille de Vergyl, mais il se sentait maladroit et ne savait quoi dire. Le nouvel enfant d’Omilia semblait attrister Sheel, et son père paraissait plus sombre qu’à l’ordinaire, se souvenant sans doute que sa propre femme, Lucille, était morte dans un accident de planeur peu avant de rencontrer la fille de Vergyl pour la première fois... Quand les hors-d’œuvre furent disposés, Octa entonna la prière. Elle remercia Dieu pour avoir épargné leurs vies, pour leur avoir donné ces mets et pour protéger Xavier durant sa mission sur Ix, mais aussi pour délivrer l’humanité d’Omnius et de toutes les machines pensantes. Xavier avait cru que cette soirée serait joyeuse, que tous ceux qu’il aimait seraient présents pour lui souhaiter bonne chance. La mission Ix était périlleuse, il ne se rendrait certainement pas en cas de revers face aux robots et il savait que d’autres Jihadi, tout comme lui, vivaient cette soirée en famille. Et qu’ils seraient nombreux à ne pas retrouver les leurs. Octa surprit son expression un instant avant que l’on serve le plat principal, et elle fit entrer un trio de jeunes musiciens zimiens qui chantèrent doucement tandis que les conversations se prolongeaient autour de la table. Mais ces aimables troubadours n’éveillèrent en Xavier que le souvenir des morts. Et en particulier de Fredo, le frère jumeau d’Octa, qui avait toujours rêvé d’être un artiste. Il espérait déceler les mêmes réactions sur le visage de son épouse, mais elle écoutait avec plaisir la musique, de même que les autres invités. Tout le monde bavardait, écoutait fugacement, puis riait, sauf lui. Octa était radieuse, à vrai dire. Il se dit que plus tard, dans les moments les plus noirs de la bataille, il emporterait d’elle cette image. Octa resterait seule mais elle livrerait sa propre bataille en solitaire pour maintenir la bonne humeur dans sa maison : l’arme unique dont elle pouvait se servir. Elle l’avait employée chaque fois que Xavier était parti au front. Trop souvent. Quelques années après l’holocauste atomique de la Terre par l’Armada de la Ligue, Xavier avait conduit la première offensive « officielle » du Jihad de Serena Butler. Des Mondes Synchronisés avaient été choisis au hasard et les vaisseaux de guerre étaient partis pour Bela Tegeuse dans la liesse populaire. Au combat, Vorian Atréides s’était distingué et avait gagné un grade supérieur tout en prouvant qu’il était désormais digne de lutter pour la cause humaine. Durant cette bataille historique, des milliers de robots avaient été oblitérés et l’infrastructure des machines pensantes avait été gravement endommagée. Mais l’ennemi mécanique ne cessait de revenir à l’assaut. Il fallait en conclure que cela n’avait été qu’une escarmouche planétaire, et les forces de l’humanité avaient dû se replier afin de panser leurs plaies. Un an après, et sans en avoir reçu l’ordre, Vorian s’était infiltré dans le système de Bela Tegeuse pour revenir avec un rapport accablant : les machines avaient tout reconstruit et continuaient d’oppresser la population survivante comme si rien ne s’était passé. Après tous ces combats terribles, tous ces morts, le Jihad n’avait pas réellement progressé. C’est à la suite des conflits de la Terre et de Bela Tegeuse, néanmoins, que les suresprits d’Omnius avaient pris conscience que la nature du conflit avait changé. En réaction, l’Omnius de Corrin avait expédié une force d’attaque vers Salusa Secundus, mais la nouvelle Armée du Jihad – conduite par Xavier en personne – l’avait repoussée. Xavier avait considéré cela comme une revanche sur la bataille de Zimia où il avait été gravement blessé bien des années auparavant. Il espérait une nouvelle chance sur Ix. Il avait profité de nombreuses occasions durant le quart de siècle qui avait suivi l’holocauste de la Terre. Il avait frappé un nouveau coup chaque fois et libéré des populations multiples tout en écrasant l’adversaire robotique. Si ses troupes gardaient leur énergie et leur volonté de se battre, il pourrait réussir à nouveau. Durant le long voyage, il avait imposé un entraînement strict à ses hommes pour que leurs réflexes ne s’émoussent pas. Les mercenaires de Ginaz, forts de leur indépendance, se plaisaient à faire la démonstration de leur art du combat aux soldats réguliers. Xavier passait des heures à les observer tous, à juger leur technique. Il sélectionnait ainsi les meilleurs. Le nouveau contingent de Ginaz se révélait particulièrement intéressant. Jamais encore il n’avait commandé autant d’experts dans le combat à mains nues. Ils montraient tous un immense respect pour le nommé Jool Noret, un jeune homme mystérieux, au regard intense, constamment en combinaison noire. Le teint hâlé, les yeux couleur de jade et les cheveux blanchis par le soleil, ce jeune mercenaire était arrivé récemment de l’archipel de Ginaz. Il était élancé, musculeux, pareil à un fouet vivant. Il maniait comme personne les armes blanches et projetait des lames à la vitesse de l’éclair. Solitaire, taciturne, il ne parlait que rarement à ses camarades de combat. Mais Xavier avait remarqué qu’il participait à tous les exercices, même les plus basiques, sans se préoccuper de sa sécurité ou de son bien-être. Il semblait croire à son invulnérabilité. Un don du ciel ou une malédiction. Au milieu de ses collègues mercenaires, dans la salle commune bondée, il attirait les regards. Il se contorsionna pour prendre des postures okuma avant de se dresser, rigide, en contemplation face à la paroi. Brusquement, il se releva, tourbillonna et lança les mains en avant tout en dégageant ses armes traditionnelles : un bâton et une boule tétanique reliée comme un bola à une chaîne fine fixée à son poignet. Ça ressemblait à un exercice mais les mercenaires qui l’admiraient prirent cela avec gravité. Quatre d’entre eux l’attaquèrent, mais Noret les repoussa en quelques passes aussi efficaces que surprenantes. Pour finir, il lança en l’air tout son arsenal, abattit deux attaquants en quelques coups avant de récupérer ses armes comme un jongleur et de les fourrer dans les poches secrètes de sa combinaison. Ses collègues étaient apparemment terrassés mais pas vraiment blessés, et prêts à l’affronter à nouveau. Mais il ne faisait aucun doute qu’il les vaincrait une fois encore. Deux jours après, Xavier approcha Noret. Il désirait en savoir plus sur lui. En voyageant d’un théâtre de bataille à un autre, jamais il n’avait fraternisé aisément avec ses hommes, au contraire de Vorian. Son vieil ami avait toujours partagé les repas et les récits de ses soldats, il avait joué à Fleur de Lys avec eux durant des heures, et il avait gagné ou perdu sans orgueil ni rancune. Mais c’était au-delà des capacités de Xavier. Il était un officier chargé de commander. Quand il s’avançait dans les entreponts, tout le monde se mettait au garde-à-vous, impeccablement, et il n’avait droit à aucun sourire, aucune plaisanterie amicale. Il avait installé entre eux et lui une barrière infranchissable de respect. Et, entre eux, ses hommes le surnommaient : « Baguette et Règlement ». Il n’avait pas l’intention de se faire un ami en la personne de Jool Noret. Le jeune mercenaire, quand il le rejoignit, était occupé à ranger avec soin ses habits et ses armes exotiques dans un compartiment. Xavier ne put s’empêcher d’admirer ses gestes fluides et vifs dans cette circonstance banale. La pièce était presque déserte à cette heure de la relève. Xavier s’avança vers Jool sans faire le moindre bruit, dans le ronflement des moteurs et la rumeur des conversations dans les coursives. Le jeune mercenaire se raidit : il l’avait entendu sans le voir. Xavier s’avança ouvertement, les bras croisés sur son torse. — Jool Noret, j’ai observé vos prestations au combat. Vous faites preuve d’une technique très intéressante. — MOI AUSSI JE VOUS AI OBSERVÉ, PRIMERO. Xavier avait préparé cette rencontre depuis le début. Il ne restait qu’une semaine avant qu’ils pénètrent dans le système ixien et lancent l’offensive. — Je pense que vous possédez des dons que vous pouvez transmettre à mes hommes, des techniques qui augmenteraient leurs chances de survie quand ils affronteront les machines. JOOL NORET DÉTOURNA LE REGARD. — Je ne suis pas un professeur. J’ai encore beaucoup trop à apprendre. — Mais les hommes vous respectent et ont envie d’apprendre. Vous pourriez sauver bien des vies. Le jeune mercenaire posa sur lui son regard éperdu et sombre. — Ce n’est pas la raison qui m’a incité à me battre pour le Jihad. Je veux seulement détruire les machines pensantes et mourir bravement au combat. Xavier ne parvenait pas à deviner quels démons hantaient ce jeune homme. — Je préférerais que vous vous battiez en brave et que vous surviviez pour détruire encore d’autres ennemis, Jool Noret. Et si vous m’aidez à aguerrir mes Jihadi, je pense que nous serons encore plus proches de la victoire. Jool garda longtemps le silence avant de répondre. — Je ne tiens pas à être un professeur. C’est une tâche de trop en plus de celles que je dois déjà assumer. Je ne veux pas que leur sang me retombe sur les mains s’ils ne savent pas se battre avec talent. (Il regarda son officier avec une expression de regret.) Mais... malgré tout... je ne refuse pas qu’ils m’observent, s’ils le souhaitent. Xavier hocha la tête. Il ne souhaitait pas dans l’instant insister pour découvrir ce qui perturbait à ce point ce jeune mercenaire. — Ça ira. Ils apprendront peut-être quelque chose. Et s’il y a un résultat, je veillerai à ce que vous soyez récompensé au retour. — Non, je ne veux pas cela non plus, dit Noret, l’air dur et presque menaçant. Laissez-moi seulement tuer autant de machines que je le pourrai. Attention à vos amis bien intentionnés. Ils peuvent être aussi dangereux que vos ennemis. Général Agamemnon, Mémoires. Après le départ de Xavier pour Ix, Vorian affronta plusieurs hypothèses, l’esprit agité. La force brutale était une tactique ancienne, dépassée, et absolument pas efficace s’ils visaient la destruction d’Omnius. Il y avait dans son regard une étincelle espiègle tandis qu’il étudiait diverses solutions, dressait des plans qui pouvaient s’avérer plus redoutables que l’Armada du Jihad. C’était plus qu’une simple compétition entre les deux amis. Des stratagèmes habiles pouvaient sauver d’innombrables vies humaines. Le plus discrètement possible, Vorian demanda un vaisseau éclaireur monoplace. Comme toujours, les officiers s’inquiétèrent. Ils le mirent en garde contre les risques qu’il allait courir et insistèrent pour qu’il ait une escorte de chasseurs. Vorian se contenta de rire et les congédia. Ils ignoraient ce qu’il avait fait de la gelsphère, désormais cachée dans son cockpit. Personne n’était au courant. Pas encore. Quand il fut au large, il régla son instrumentation de vol sur un monde qu’il n’avait jamais espéré visiter de son plein gré : la Terre. Le berceau de l’humanité, qui n’était plus désormais qu’un globe calciné et radioactif. Il savait ce qu’il y trouverait... mais il devait y aller. Quand il l’atteignit, il survola l’atmosphère tempétueuse, sondant les continents sans vie. Sur la face nocturne, ils n’étaient que de vastes lacs noirs, sans la moindre trace de civilisation, mais quand il ressurgit sur la face diurne, il remarqua des bancs de nuages blancs, des océans brumeux, des terres brunes avec de rares traces de verdure. Il se souvint de ses nombreuses escales à bord du Voyageur du Rêve. Il se revit en compagnie du robot Seurat, abordant le monde natal des humains, devenu le fief principal d’Omnius. A chaque passage, il avait été fasciné par les réseaux étincelants, les polygones industriels, les cités déployées jusqu’à la courbure de l’horizon, les spatioports, les satellites de défense, les ports maritimes. L’immense carte électromagnétique. Qui avait été effacée. Des décennies avaient passé et la Terre restait morte. Elle n’était plus qu’une énorme cicatrice, un tragique mémorial à la guerre entre les humains et les machines. C’était là qu’il avait été éduqué, qu’il avait pris connaissance des Mémoires de son père. C’était là aussi qu’il avait été abusé par la version déformée de l’Histoire selon Agamemnon. Et puis, Serena lui avait ouvert les yeux, il avait découvert les mensonges, il avait traversé les apparences pour voir au-delà. Avant de s’enfuir et de renaître. Dans sa vie nouvelle, citoyen de la Ligue des Nobles, Vorian s’était pris de passion pour l’Histoire. Il avait lu les écrits sur l’humanité ancienne, ceux en particulier qui concernaient le véritable Agamemnon, le général de la guerre de Troie tel qu’il était dépeint dans l'Iliade d’Homère. Il voulait dissocier le mythe de l’Histoire, l’information réelle des légendes. Mais, parfois, des contes difficilement crédibles se révélaient porteurs d’idées intéressantes. En étudiant Agamemnon, il avait été particulièrement captivé par le récit portant sur le cheval de Troie... Les scientifiques de la Ligue n’auraient pas compris, ou bien ils auraient procédé à des tests interminables. Un luxe qu’on ne pouvait s’offrir en temps de guerre. Nostalgique mais décidé, Vorian quitta les parages de la Terre pour sa véritable destination. Suivant une trajectoire qu’il avait empruntée avec l’Armada pour la bataille de la Terre, il se risqua aux limites du système solaire. C’était dans cette région, alors qu’il n’était encore qu’un humain récemment converti et sujet à la méfiance, qu’il s’était lancé à la poursuite d’un vaisseau de mise à jour du suresprit qui tentait de s’échapper. Après avoir désactivé le robot capitaine, il avait laissé le bâtiment partir à la dérive... durant vingt-cinq années. Il le recherchait à présent, sondant systématiquement les régions de l’espace où il avait pu se mêler aux débris cométaires, loin de la lumière du soleil. — Ne vous cachez pas, Vieux Métallocerveau, dit- il. Revenez jouer avec moi. Il songeait qu’il aurait dû placer une micro balise sur le vaisseau, autrefois. Ce qui lui aurait évité de se servir des ordinateurs et de ses calculs personnels pour le repérer. Il procédait lentement, méticuleusement, passant au peigne fin toutes les orbites possibles. Et il finit par détecter la signature métallique du vaisseau robotique. — AH, VOUS VOILÀ !... Avec un sourire dur, il manœuvra pour amarrer les deux vaisseaux. Dans le labo de Zimia, depuis des mois, il avait modifié l’Omnius prisonnier, il avait ajouté des erreurs, des boucles et des mines virtuelles dans son programme. Il allait maintenant se servir de la gelsphère pour introduire des corruptions dans les Mondes Synchronisés. Et, contre son gré, son vieux camarade Seurat l’aiderait. Il prit un masque respiratoire avant d’ouvrir l’écoutille d’accès du vaisseau robot. Il savait que son vieux camarade était toujours là, plongé dans le sommeil provoqué par la décharge du brouilleur. Lors de sa trahison, Vorian n’avait pas été très fier de lui. Seurat avait été un compagnon fidèle, un ami bizarre, certes, mais authentique, avec lequel il avait partagé tant de longs voyages interstellaires. Il ressentait encore une certaine tendresse pour le robot cuivré, mais il était tout entier voué à son devoir de soldat du Jihad, déterminé, certain de la légitimité de la cause humaine. En dépit de ses qualités ludiques, Seurat restait une machine pensante, l’ennemi juré des êtres vivants... et donc de lui, Vorian Atréides. En pénétrant dans le vaisseau, il eut le sentiment d’être un intrus. L’air glacial semblait lui résister, et il progressait difficilement, silencieusement, redoutant de déranger la moindre chose. Il ne devait surtout pas laisser une trace de son passage. L’habitacle brillait de l’éclat du givre spatial : l’humidité ambiante s’était cristallisée, mais Vorian ne laissait pas d’empreintes sur le sol rainuré. Il entra dans le cockpit et vit la forme humanoïde familière du capitaine Seurat. Son visage miroitant refléta l’image déformée de Vorian quand il se pencha sur lui. — Je constate qu’on m’a attendu, murmura Vorian pour repousser la vague de nostalgie qui montait en lui. Je ne vous ai pas laissé dans une posture très digne, je le crains. Désolé, Vieux Métallocerveau. Il ouvrit le compartiment secret où il avait dérobé l’Omnius de mise à jour un quart de siècle auparavant. Il prit la gelsphère qu’il avait apportée et la replaça sur le berceau vide, exactement là où il l’avait prise. Les scientifiques de la Ligue l’avaient analysée et interrogée durant deux décennies et demie, mais il avait méticuleusement effacé la mémoire. Le cerveau de mise à jour lui-même, trafiqué, ne pouvait savoir ce qu’il avait subi. Avec un sourire malicieux, Vorian referma le compartiment. Les informations de la gelsphère seraient totalement légitimes, et aucune machine ne pourrait déceler les modifications qu’il avait apportées. Il se demanda fugacement quel serait le sort de Seurat quand Omnius découvrirait que le robot pilote avait introduit involontairement la mort dans le camp des machines. Il ne pouvait qu’espérer que son partenaire de jeux n’aurait pas la mémoire effacée dans la crise de dépit du suresprit. Ce serait une triste fin pour un amateur de calembours mécaniques stupides... Omnius aurait peut-être l’idée de le réactiver, s’il survivait au chaos que le Vieux Métallocerveau allait provoquer. Vorian aurait aimé être présent à ce moment-là... Il prit grand plaisir à redémarrer les systèmes de Seurat. Il aurait souhaité rester encore un moment pour bavarder avec son vieux camarade et lui apprendre à gagner une partie de Fleur de Lys, ou à lui raconter une des histoires tordues que les Jihadi faisaient courir à propos d’Omnius. Mais ça n’était pas possible. Dans quelques jours, le robot sortirait de son long sommeil... en espérant que les circuits-gel allaient s’autoréparer... ET VORIAN ATRÉIDES SERAIT ALORS TRÈS LOIN. Il regagna son vaisseau. Nul ne s’en apercevrait avant un certain temps, mais il était convaincu qu’il venait de porter un coup fatal aux Mondes Synchronisés. Après des années de bain de sang, il était temps qu’Omnius se détruise lui-même. Vorian savourait d’avance l’ironie de cette fin... Il y a un temps pour attaquer et un temps pour attendre. Extrait d’une mise à jour de l’Omnius de Corrin. Iblis Ginjo avait dûment accompli sa mission sur Poritrin, pourtant on lui demanda de se rendre sur Ix, où les combats faisaient rage. Le Seigneur Bludd insista : cela remonterait le moral des Jihadi qui faisaient le sacrifice de leur vie pour la cause des humains. Mais Iblis rejeta cette proposition sans même en référer à Yorek Thurr. Dans les conditions troubles qui régnaient sur Ix, il courrait un trop grand danger. La révolte des humains sur ce Monde Synchronisé, attisée par ses agitateurs de la Jipol, s’était déclenchée bien avant que la flotte du Jihad intervienne. Même si les forces de l’humanité l’emportaient, il y aurait des dizaines de milliers de morts dans les rues. Et si le Primero Harkonnen échouait, le prix à payer serait inimaginable. Non, Iblis ne tenait pas du tout à se rendre là-bas. Le risque était trop important, physiquement et politiquement. Quand les Ixiens auraient remporté la victoire finale, et après que les Jihadi auraient nettoyé la planète des dernières machines, le Grand Patriarche ferait son entrée triomphante dans la capitale. Et c’est à lui, il le comptait bien, que reviendrait le mérite de cette libération glorieuse. À partir de là, Ix serait un cri de ralliement pour toutes les offensives, comme Poritrin. Si Harkonnen était dans les temps, la force du Jihad ne tarderait pas à frapper sur Ix. Mais à une telle distance, toute communication était exclue. Et Iblis Ginjo devrait attendre quelque temps avant de connaître les résultats. Il séjourna encore un mois sur Poritrin et arrangea des rendez-vous avec des nobles. Certains étaient venus d’Ecaz et d’autres Mondes de la Ligue pour le festival qui avait été reporté. Malgré la menace des machines, les patriciens n’étaient pas d’humeur à discuter de problèmes sérieux. Ils voulaient avant tout savourer leur victoire, même si elle ne représentait qu’une faible avancée vers la solution ultime. En présence de ces idiots, Iblis atteignit le comble de la colère et annonça qu’il allait quitter la planète pour résoudre des problèmes autrement plus importants pour le Jihad. Courtois, le Seigneur Bludd protesta contre ce départ prématuré, mais Iblis devinait que cela lui était indifférent. Il quitta donc enfin Poritrin en compagnie de deux officiers de la Jipol, de l’imperturbable Yorek Thurr et d’une jeune femme sergent récemment engagée dans la police privée d’Iblis, Floriscia Xico. Thurr prit les commandes du vaisseau avec Floriscia comme copilote. Iblis se retira dans sa luxueuse cabine pour se relaxer et dresser des plans. Le voyage serait long. Il se laissa tomber dans un fauteuil moelleux et lança le simulateur bioholo. Il voulait en apprendre plus sur la foi islamique entre le Deuxième et le Troisième Mouvements du Vieil Empire. Ce qui l’intéressait avant tout, c’était le premier Jihad, qu’il souhaitait comprendre en profondeur. Immergé dans les temps anciens, il se vit lui-même comme le compagnon fictif du grand homme, sans pouvoir cependant lui parler. Le prophète en robe blanche haranguait la foule des fidèles depuis la crête d’une dune. Brusquement, l’image vacilla, puis clignota et devint floue jusqu’à ce que les murs de la cabine réapparaissent. Et les voix des temps anciens furent brisées. Les voix qui résonnaient sur le circuit com étaient bien réelles. L’alarme retentit et Iblis fut rejeté dans le monde vrai. On le secouait en lui hurlant à l’oreille. Il découvrit le visage empourpré de Floriscia Xico. — Grand Patriarche, il faut que vous montiez immédiatement sur la passerelle ! Il s’élança derrière elle en luttant pour se réorienter. Par la baie avant, il vit un énorme astéroïde qui bouchait tout l’espace et se rapprochait en tournoyant. — Il ne suit pas une orbite normale, monsieur, lui dit Yorek Thurr sans détourner les yeux du moniteur tactique. Dès que je tente de l’esquiver, il modifie sa trajectoire et son accélération est à l’évidence artificielle. Iblis s’efforça au calme, comme il le devait en face de son fidèle second. Thurr et la jeune Xico semblaient exceptionnellement inquiets. — Notre vaisseau possède des moteurs d’appoint, suggéra Iblis. Nous pouvons distancer n’importe quel astéroïde. — Théoriquement, mais son accélération est constante, monsieur. Il vient droit sur nous. — RIDICULE. CE N’EST QU’UN ASTÉROÏDE ET IL... Sur le rocher colossal, un grand cratère flamboya et le vaisseau fut ébranlé, comme s’il venait d’être capturé par un filet de pêche. Les rampes lumineuses s’assombrirent tandis que le pont tressautait. — Nous sommes dans un rayon tracteur ! lança Thurr. Une gerbe d’étincelles jaillit de la console, Iblis entendit une explosion dans les ponts inférieurs, en direction de la chambre des moteurs. Et soudain, les consoles de commande s’éteignirent. L’astéroïde était de plus en plus proche, tournoyant à pleine vitesse. Floriscia Xico s’affaissa dans son siège comme si elle venait de s’évanouir. Furieux, Thurr secoua ses commandes. — NOS MOTEURS SONT NEUTRALISÉS ! NOUS DÉRIVONS. SON CRNE CHAUVE ÉTAIT LUISANT DE SUEUR. Ils plongeaient vers un cratère béant. Le bolide cosmique était un énorme vaisseau déguisé. A qui pouvait-il donc appartenir ? Effrayé, furibond, Iblis Ginjo avait la gorge nouée. Tout s’arrêta, y compris les systèmes de secours. Ils étaient dans l’obscurité. Un vent glacial semblait souffler sur eux tandis que le vaisseau était avalé par le faux astéroïde. La vie biologique est une force insidieuse et puissante. Même quand on croit qu’elle a été effacée, elle possède le moyen de se dissimuler... et de se régénérer. Et lorsque l’esprit humain se combine avec cet instinct de survie ultime, nous avons un formidable ennemi. Omnius, Données du Jihad. Loin du système solaire de la Terre, le petit vaisseau de mise à jour, ses moteurs éteints, flottait au seuil d’un nuage cométaire diffus. La conscience affluait dans le cerveau de Seurat, mais elle était encore vague. Il ignorait où il se trouvait et combien de temps avait passé. Les systèmes s’étaient réactivés à bord du bâtiment gelé et le givre, lentement, tombait en pluie des parois sur le robot capitaine encore paralysé. Quelque part au fond de sa conscience, Seurat sentait les gouttelettes et les entendait, il percevait la condensation brumeuse de l’air autour de lui. Des schémas mentaux en dissonance lui rappelaient une ancienne méthode de torture pratiquée sur Terre, mais la plupart de ses circuits mémoriels étaient encore inaccessibles. Il ne pouvait savoir où il était et ne se rendait pas compte de l’écoulement du temps. Il était à bord du vaisseau de mise à jour quand sa mémoire s’était brutalement arrêtée. Un programme de probabilité lui annonçait : C’est là que je dois être maintenant. Il se rappela alors sa dernière mission. Sans bouger encore, il absorba le peu d’informations disponibles. Les gouttelettes continuaient de pleuvoir sur lui. Elles étaient comme la rosée du matin. L’habitacle est en train de fondre. Donc, j’ai dû être gelé. Ce qui signifie qu’il s’est écoulé suffisamment de temps pour que les systèmes standard soient coupés et que la température chute. Ses circuits internes n’étaient pas complètement rétablis et il se demanda si les circuits-gel de son cerveau avaient été endommagés. Il se reposa la question du temps passé. En sondant ses tracés mentaux, il s’aperçut qu’ils s’ouvraient de plus en plus vite à chaque instant. J’ai été désactivé. Le processus de retour à la vie lui paraissait lent. Il activa méticuleusement un programme secondaire de constat de dommages. Sa mémoire était encore chaotique, la plupart des secteurs inaccessibles, mais il savait qu’il se réanimait bit par bit. Est-ce un rêve ? Le résultat d’un dysfonctionnement des circuit-gel ? Les machines pourraient rêver ? Le programme de probabilité élargit ses fonctions et lui annonça, comme une voix intérieure : Ceci est réel. Il entendit des bruits secs, des claquements, des ronronnements à haute fréquence. C’est alors que son programme central redevint conscient et lui présenta dans le désordre une série de souvenirs disparates. Finalement, il obtint un rapport interne sur les derniers instants avant son extinction : sa fuite de la Terre dans l’attaque atomique de la Ligue... la poursuite... Vorian Atréides... Le servant humain avait endommagé le vaisseau, il était monté à bord et l’avait désactivé avec violence. La plupart de ses capteurs externes n’étaient pas encore opérationnels, mais il ne détectait pas la présence d’entités intelligentes dans l’habitacle, humaines ou robotiques. L’agresseur avait disparu. Il prenait conscience que sa longue interaction avec le fils humain d’Agamemnon l’avait rendu vulnérable aux actions des humains, au pandémonium qu’ils étaient susceptibles de déchaîner. En se souvenant de son copilote, Seurat avait du mal à le concevoir comme un ennemi, même si Vorian l’avait frappé... par deux fois ! Pourquoi mon ami m’a-t-il fait ça ? Comprendre les motivations des humains n’était pas le point fort de Seurat. Cela ne faisait même pas partie de sa programmation. Le robot capitaine fonctionnait avec les outils dont Omnius l’avait doté. Le plus essentiel était de découvrir si les dommages qu’il avait subis étaient irréversibles : pourrait-il récupérer ses fonctions initiales ? Comme s’ils réagissaient pour lui répondre, d’autres systèmes se réveillèrent, de plus en plus rapidement. Il en était à plus de quatre-vingts pour cent de fonctionnalité. Même avec le taux extrêmement faible de prévisibilité, il avait toujours préféré les missions en compagnie de Vorian Atréides à ses vols solitaires. Il n’est pas comme les autres humains absolument bornés que j’ai rencontrés. Brusquement, la totalité de ses programmes se réveilla et il subit cela comme un choc. On l’informa d’erreurs en combinaison lente qui lui apportèrent des éclaircissements sur les problèmes les plus préoccupants. Ses fibres optiques scintillaient, pleinement réactivées, l’inondant d’images nettes et précises de l’habitacle froid et désert du vaisseau. Ses fonctions mentales s’accélérèrent puis s’apaisèrent dans le murmure doux des systèmes qui s’autovérifiaient, filtraient les données et rejetaient les éléments corrompus. Il décela sur les parois, les panneaux de contrôle et le tapis du pont des indices de corrosion, d’usure, de désuétude. Il essaya de sonder une nouvelle fois pour savoir combien de temps s’était écoulé depuis sa désactivation. Il n’avait aucune certitude. Est-ce que l’Armada de la Ligue était toujours au large de la Terre, assiégeant le suresprit ? Omnius avait-il réussi à fuir ? Seurat avait reçu pour instruction de récupérer la sphère de mise à jour et de quitter les parages de la Terre avant que les vaisseaux du Jihad lancent leur frappe atomique. Est-ce que la sphère est en sûreté ? Ou ai-je échoué dans cette mission primordiale ? Il localisa le compartiment où devait se trouver la copie d’Omnius. Les mains encore malhabiles, il l’ouvrit et découvrit la gelsphère, apparemment intacte. Une vague de soulagement se propagea dans tous ses systèmes. Il avait réussi à sauvegarder la copie du suresprit de la Terre, l’unique exemplaire des pensées finales de l’Omnius central. Vorian ne l’avait pas dérobée, même s’il en avait eu l’occasion. Qui pouvait comprendre les humains ? Peu importait. La sphère était là, en sécurité, et il pouvait à nouveau veiller sur elle. Sa mission restait la même : la livrer. En quelques minutes qui lui semblèrent interminables, ses systèmes achevèrent leur autodiagnostic et les réparations de routine. Seurat put alors se concentrer sur les commandes du vaisseau. Il fut soulagé de découvrir que les moteurs étaient à nouveau fonctionnels, même si les sous-systèmes restaient encore froids. Vorian Atréides, se dit-il, s’était contenté de le paralyser, sans aucun doute pour l’empêcher de s’échapper. Mais, au gré du temps, les circuits-gel de Seurat s’étaient rétablis d’eux-mêmes. Le panneau de contrôle s’illumina d’un arc-en-ciel de bandes chromatiques puissantes dans un concert de bips et de sifflements émis par l’ordinateur de bord. Seurat eut l’impression que toute une bande de créatures naines venait de se répandre dans les mécanismes de commande. Le chronomètre lui apprit enfin que vingt-cinq années standard, temps terrestre, avaient passé depuis qu’il avait été désactivé. Vingt-cinq années ! Il relança les moteurs à plein régime et se dirigea vers les mondes les plus proches avec une infinie prudence. Les capteurs à longue distance le renseignaient en permanence sur tout signe de présence de la redoutable Armada de la Ligue. Il était impossible que la bataille se poursuive encore : l’attention des humains ne résistait pas aussi longtemps. Ou bien Omnius avait balayé l’ennemi, et dans ce cas la sphère de mise à jour que transportait Seurat était obsolète... Ou le suresprit avait été détruit et les informations de mise à jour étaient plus essentielles que jamais. Seurat dirigea son vaisseau vers le monde voilé de nuages qui avait été jadis la Terre. Survolant les continents, il constata que les magnifiques cités robotisées de jadis n’étaient plus que des étendues noires, fracassées, fondues, noirâtres. Il détecta un taux de radioactivité excessif mais aucun signal, aucune trace d’énergie, et ses appels radio restèrent sans réponse. Quant à la vie biologique, elle était totalement absente. La Terre avait été détruite. Et les machines pensantes annihilées. Les humains avaient ravagé le berceau de leur espèce et jamais plus ils ne pourraient revenir y vivre. SEURAT TROUVA LÀ UNE FAIBLE CONSOLATION. Alors qu’il survolait une dernière fois les plaines vitrifiées, les lits creux des fleuves, les montagnes brûlées, une pensée le frappa, brutale comme un coup dans ses éléments essentiels. La Terre avait été détruite. Ce qui signifiait qu’il possédait sans doute la seule copie de mise à jour de l’Omnius de la Terre. La seule et unique copie. Il entreprit alors de faire le tri des priorités. Si aucune machine n’avait en fait survécu à l’holocauste, alors aucun des Omnius en fonction n’avait pu avoir accès aux données cruciales contenues dans la mise à jour dont il était responsable. Sa mission était la clé de l’avenir. Ses programmes internes lui annoncèrent à l’unisson : Tu as un autre devoir à accomplir. Il pianota alors un nouvel itinéraire pour le plus proche des Mondes Synchronisés. C’était là qu’il livrerait la gelsphère qui recelait les ultimes pensées de l’Omnius de la Terre. Il devait poursuivre la tournée de mise à jour, comme il en avait reçu l’ordre un quart de siècle auparavant. Bientôt, les données seraient partagées par tous les suresprits et ce serait comme si l’Omnius de la Terre n’avait jamais été détruit par les hrethgir. Le triomphe des humains aurait été de courte durée et Seurat aurait le mérite de la dernière plaisanterie sur Vorian Atréides. Ce serait tellement intéressant si je pouvais télécharger et partager des informations issues des formes de vie biologique intelligentes, tout comme un ordinateur engrange des données. Tant de conjectures inutiles, tant de recherches seraient ainsi épargnées, car je pourrais alors consacrer du temps à explorer en profondeur l’esprit de mes sujets. En un certain sens, cela a toujours été l’objectif de mes expériences sur les humains, et je suis parvenu à un certain degré à me fondre en eux, à penser comme eux. Mais les humains ont des degrés de comportement et de pensée tour à tour faibles ou profonds, et pour ma part, je n’ai rencontré que les degrés faibles. Chacune des portes psychiques que j’ai ouvertes m’a révélé une autre porte, puis une autre et une autre encore... Et aucune n’avait la même clé. Ces humains sont des créatures complexes, mystérieuses. Quel défi suprême ce serait que d’en construire une à partir d’un simple échantillon ! Érasme, Réflexions sur les biologiques intelligents. Élever des enfants n’aurait pas dû être une épreuve aussi pénible, frustrante, avec son manque absolu de coopération et sa lenteur extrême, ridicule. Les progénitures des humains, normalement, auraient dû vouloir tout apprendre de leurs aînés pour atteindre leur vrai potentiel. Si chaque parent humain avait eu le mal qu’Érasme avait pour se faire comprendre des plus jeunes éléments de ses enclos d’esclaves, la race humaine se serait éteinte bien avant d’avoir inventé les machines pensantes. Mais de telles pensées ramenaient sans cesse le robot indépendant à ses devoirs personnels. Est-ce qu’il pouvait vraiment se tromper ? Ce concept ne lui plaisait guère. Il devait encore apprendre. C’était tout. Il se disait qu’Omnius aurait quand même pu choisir un autre sujet. Le processus d’éducation était vraiment trop difficile. Par opposition aux humains, une machine pensante était pleinement fonctionnelle dès qu’on l’activait. Et les robots, infiniment plus utiles que les humains, exécutaient ce qu’on leur demandait. Ils suivaient le fil de leurs pensées et s’acquittaient efficacement de toutes les tâches selon des séquences logiques. Mais en ce qui concernait ce féroce rejeton humain... En dépit des efforts d’Érasme qui se comportait en mentor exemplaire, il restait... l’incarnation du chaos. Et Érasme ne pouvait demander conseil à quiconque. Pour la énième fois, il regretta que Serena Butler ne soit plus à ses côtés. Chaque robot était relié à un réseau contrôlé par le suresprit, un labyrinthe de circuits parfaitement organisé qui fonctionnait à l’unisson, apportant à l’ensemble des Mondes Synchronisés un état de compréhension toujours plus vaste, sensible et ordonné. Les humains, par contre, restaient attachés à leur concept de « libre arbitre » qui les rendait capables de commettre des erreurs affreuses, aberrantes, pour donner ensuite des excuses ineptes. À l’opposé, leur liberté d’agir leur conférait une créativité, une imagination qui étaient la source d’œuvres merveilleuses, de réussites exceptionnelles dont la majorité des machines n’auraient pas été capables. Autant d’avantages dans leur camp... Mais... cet adolescent... cette créature choisie par Omnius n’avait rien de tout cela. Ce garçon se distinguait à peine d’un animal. À lui seul, il semblait ne vouloir qu’une chose : accélérer l’entropie de l’univers jusqu’à un très haut degré. — ARRÊTE ÇA, GILBERTUS ALBANS. Il avait crié cela bien des fois, mais le garçon ne semblait pas comprendre les instructions les plus élémentaires. Érasme lui avait choisi son nom après avoir étudié l’Histoire classique et sélectionné des sons qui lui semblaient respectables, chargés d’importance. Pourtant, jusque-là, le nom de l’enfant ne correspondait pas du tout à son comportement ni à sa totale incapacité à obéir aux ordres les plus élémentaires. Le jeune rebelle écoutait toujours ce qu’on lui disait et ne faisait jamais rien de ce qu’on attendait de lui. Parfois, Érasme se demandait si c’était par stupidité ou par refus entêté. Gilbertus venait de renverser un des pots de fleurs du robot et dispersa à coups de pied la terre cuite, le terreau et la plante. — Arrête immédiatement ! répéta Érasme d’un ton nettement plus sévère. Mais ce fut sans effet. Pourquoi cet enfant résistait- il ? Il n’avait rien à gagner de tout ce qu’il détruisait. Il semblait seulement tirer du plaisir à accomplir ce que le robot indépendant lui avait interdit de faire. Gilbertus fracassa un autre pot avant de détaler vers la serre et de se faufiler jusqu’à sa chambre. Érasme se lança à sa poursuite dans un grand froissement de robes. Il se dit qu’Omnius avait dû se réjouir de cet épisode par le biais de ses yeux multiples. Quand Érasme rejoignit le garçon dans sa chambre, Gilbertus avait déjà déchiré les draps de son lit, crevé les oreillers et les avait lancés de l’autre côté de la pièce. Puis il arracha les rideaux diaphanes et enleva ses vêtements, un à un. — Arrête, Gilbertus Albans ! proféra Érasme en donnant une expression paternelle et sévère à son visage de métal fluide. En réaction, le garçon féroce jeta son slip souillé à la face miroitante du robot. CELA EXIGEAIT UN CHANGEMENT DE TACTIQUE. Dans le chaos, une escouade de robots domestiques intervint pour nettoyer la chambre. Ils récupérèrent les draps lacérés et les vêtements épars. Dans la serre, d’autres éléments mécaniques avaient jeté les débris des pots et balayé le terreau et les débris de terra cota. Ricanant, Gilbertus Albans, nu, sautait sur le lit en émettant des bruits grossiers, évitant habilement les robots. Mais ils n’avaient pas encore esquissé le moindre geste pour le neutraliser. Pas encore. En l’observant, Érasme sut enfin quoi faire. On avait donné au garçon les plus beaux habits, mais il ne semblait pas leur accorder la moindre valeur, c’était évident. Patiemment, le robot indépendant avait tenté de lui enseigner les bonnes manières, la responsabilité sociale et autres règles de comportement acceptables. Malgré tout, Gilbertus passait son temps à briser les objets de valeur, à semer le désordre dans sa chambre, à déchirer les livres. Et il ignorait totalement ses études. Le garçon ne voulait pas l’écouter, alors le robot déclara calmement : — Pour moi, ce n’est guère efficace de réparer les dommages que tu causes. Mon comportement clément et mes gestes de bonté n’ont eu aucun effet discernable. Il émit un signal silencieux et les robots domestiques s’emparèrent de Gilbertus en quelques gestes rapides et le maintinrent fermement. — Nous allons maintenant commencer un cours de stricte supervision et de châtiment, dit Érasme en s’écartant devant les robots. Qu’on le conduise jusqu’à mes laboratoires. Nous verrons bien si nous pouvons corriger son comportement. Après des siècles de vivisection et d’observation minutieuse de milliers d’humains dans la souffrance, il savait exactement comment leur instiller la peur et la douleur. Il avait acquis un tel talent dans cette technique qu’il pouvait se montrer d’une cruauté brutale sans causer de lésions permanentes chez ses sujets. Si possible, il ne voulait pas blesser et encore moins tuer cet insupportable adolescent. Non par pitié, mais parce que Gilbertus était un défi qu’il devait relever. Et puis, il ne voulait pas reconnaître son échec devant Omnius. Bien sûr, il pouvait essayer les drogues ou les interventions chirurgicales au niveau cérébral, mais il se disait que de telles options risquaient d’élargir par trop les limites de l’accord passé avec le suresprit. Il décida de les garder en réserve. Le garçon se débattait toujours, hostile et rageur, inquiet mais pas vaincu. Érasme comprit qu’il devrait le garder plus longtemps que prévu. — Gilbertus Albans, moi seul ai deviné ton potentiel, et je suis bien décidé à ne pas renoncer. (Ils se dirigeaient vers les salles de chirurgie.) Cela va me faire souffrir encore plus que toi. Mais n’oublie pas : je fais cela pour ton bien. Ce commentaire lui semblait illogique, même s’il appliquait une technique nouvelle et imitait les déclarations que faisaient souvent les parents humains avant de punir leur progéniture. Ils entrèrent dans les laboratoires et le garçon montra enfin de la peur. Le robot lui dit alors d’un ton parfaitement neutre : — À partir de maintenant, tu vas être très attentif à tes leçons. Grâce à leurs sens et à leurs esprit, les humains anticipent des fragments de la réalité à venir. Malgré leurs calculs infinis, les machines pensantes sont loin d’en être capables ni même de comprendre comment cela fonctionne. Titan Hécate, Journaux d’une renégate. Iblis Ginjo avait le sentiment terrible d’avoir été avalé par une gigantesque baleine spatiale. Tous les systèmes étaient neutralisés, les panneaux et les moniteurs étaient noirs, paralysés et froids. Avec ses deux compagnons, ils se trouvaient dans une caverne profonde et obscure, quelque part dans les profondeurs d’un mystérieux astéroïde artificiel. NOUS SOMMES PERDUS, SE DIT LE GRAND PATRIARCHE. Ses deux acolytes de la Jipol avaient juré de le protéger, mais pour l’heure ils ne pouvaient rien faire. Floriscia Xico était blême et les bouclettes auburn de ses cheveux coupés court étaient poisseuses de sueur. Elle avait les yeux fixés sur Iblis Ginjo comme s’il avait le pouvoir de déclencher le feu de Dieu sur la monstruosité qui les retenait captifs. Yorek Thurr lui- même, qui avait accompli tant de missions périlleuses pour son maître et avait débusqué des centaines d’espions au sein de la Ligue, offrait l’image de la terreur. Iblis se gardait de montrer sa faiblesse. Pour essayer d’oublier son appréhension, il foudroya les deux autres du regard et éructa : — La Jipol a affronté d’innombrables dangers sans jamais faillir à son serment de fidélité envers moi et la cause du Jihad de Serena Butler. Et un simple astéroïde ferait de vous deux des idiots superstitieux et craintifs ? Ils ne répondirent pas. Ils guettaient le silence. Que faire d’autre ? Soudain, des lumières étranges entourèrent le vaisseau, comme filtrées par des objectifs de cristal. La grotte où ils se trouvaient scintillait en milliers de soleils que se renvoyaient les facettes de roche lisse. La jeune Floriscia leva la main devant ses yeux tandis que Yorek Thurr observait les alentours avec curiosité. Iblis se tenait derrière eux. Il vit des lambeaux de brame flotter dans la clarté. On dirait que l’astéroïde a avalé aussi une part des cieux... Finalement, de nouvelles lumières clignotèrent autour du sas et une voix féminine apaisante résonna sur la passerelle. — Stoppez ce vaisseau, Iblis Ginjo. Je souhaite rencontrer le Grand Patriarche en personne. Ne soyez donc pas timide : je me suis donné beaucoup de mal pour cette petite fête. Le sergent Xico se tourna vers Iblis, ébahie, mais Thurr, lui, avait un regard dur. — JE VOUS ACCOMPAGNE, GRAND PATRIARCHE. Iblis s’efforça de paraître courageux et déterminé et il interpella Floriscia Xico : — Sergent, cessez de vous montrer apeurée. Il est certain que cette... cette entité... n’a pas l’intention de nous détruire. Du moins pas pour le moment. Les systèmes du vaisseau étaient désactivés, mais le sas s’ouvrit et ils sentirent une brise douce à l’odeur métallique. L’atmosphère de l’astéroïde semblait stérile et stagnante, mais respirable. Iblis n’était pas certain qu’ils survivraient, mais il décida de jouer la carte de la bravoure. S’il existait un moyen de se sortir de cette situation, ce ne pouvait être que son pouvoir de persuasion. Comme s’il allait à la rencontre d’un important plénipotentiaire d’un monde de la Ligue, il s’avança en levant la main. Yorek Thurr le suivit à distance, et Floriscia, après une brève hésitation, était décidée à prouver qu’elle soutenait son supérieur en dépit de son extrême nervosité. Iblis s’arrêta, les mains sur les hanches, inspira profondément et promena le regard sur les lieux avec intérêt avant de crier : — POURQUOI NOUS AVOIR CAPTURÉS ? Ses paroles résonnèrent en échos avant de se perdre dans le silence. Ils entendirent alors un brait métallique et une silhouette humaine surgit d’une alcôve d’ombre dans l’une des parois miroitantes. Elle ressemblait à une machine, mais Iblis n’aurait su la comparer à tout ce qu’il avait vu durant sa carrière de servant et de contremaître d’esclaves sur Terre. La monstruosité qui s’avançait vers eux sur ses jambes segmentées et graciles était belle. Sa tête pourvue de fibres optiques séduisantes se dressait sur un long cou tapissé d’écaillés perlées avec de longues plaques angulaires semblables à des ailes de papillon prismatiques. Ses membres supérieurs étaient délicats et incurvés comme les appendices préhensiles d’une mante religieuse. La machine à forme humaine était pour Iblis une sorte de dragon robotique, redoutable mais esthétiquement séduisant. Une cymek. Il entendit le cri étouffé de Yorek Thurr et s’étonna de cette réaction de la part de son adjoint toujours froid et immuable. La machine dragon scruta brièvement ses prisonniers avant de s’avancer dans le cliquetis de ses pieds. Iblis se dit qu’elle était bien moins effrayante que les monstrueux guerriers qu’il avait connus. Floriscia Xico, à cet instant, poussa un cri en braquant son arme. Mais la cymek dragon leva en un éclair un bras hérissé d’antennes et de lentilles. Une onde d’énergie se répandit dans l’air métallique et le sergent de la Jipol s’effondra au sol. — Vous autres, les hrethgir, vous n’avez absolument pas changé, dit la cymek. Allons, est-ce que c’est une façon de se présenter ? Si nous commencions cette conversation sans violence, qu’en pensez-vous ? (Elle s’avança en se déhanchant vers Xico, inerte.) Ajax disait toujours que les femelles réagissaient de façon outrancière. Mais il m’a fallu des éons de temps pour comprendre qu’il n’était pas stupide et qu’il avait raison. Toutes les questions qui s’étaient accumulées dans l’esprit d’Iblis se déversèrent soudain. — Comment savez-vous qui je suis ? Et qui êtes- vous, vous ? Pourquoi avez-vous capturé notre vaisseau ? Que voulez-vous ? LES YEUX VERT MÉTALLISÉ DE LA CYMEK BRILLÈRENT. — Depuis des années, j’accumule les informations et votre Jihad est ce qui m’a le plus distraite depuis longtemps. Un vrai spectacle, comme les tournois de gladiateurs que nous organisions au Temps des Titans. Que je ne regrette pas, d’ailleurs. — ALORS QUI ÊTES-VOUS DONC ? NOMMEZ-VOUS. À chaque vibration, les yeux à facettes de la cymek dragon lançaient des arcs-en-ciel qui éclaboussaient les rochers à facettes comme des averses colorées. — Tristement, je ne m’étonne pas que mon histoire ait sombré dans l’obscurité durant le dernier millénaire. Je doute qu’Agamemnon ait rédigé des biographies étincelantes à mon égard comme il l’a fait pour les autres Vingt Titans du début. Et Ajax ne me regrette probablement pas. — VOUS ÊTES UN TITAN ? La cymek se réjouissait. Elle avait donné beaucoup d’indices et Iblis avait passé la première partie de sa vie à travailler pour les cymeks, il avait subi les sarcasmes et les brutalités des Titans. Cette cymek s’exprimait comme si elle avait passé beaucoup de temps avec Agamemnon et les autres. Mais Iblis n’avait pas connu tous les Titans survivants. Cela n’avait pas de sens. — Vous n’avez pas deviné ? reprit la cymek, presque moqueuse et poseuse. Très bien... Je suis Hécate. — Hécate ! s’exclama Thurr. C’est impossible !... IBLIS ÉTAIT TOUT AUSSI STUPÉFAIT. — L’une des premières esclavagistes de l’humanité ? — Oh, je suis loin d’avoir été la première. L’humanité a toujours eu ses esclavagistes. Iblis se souvenait : Hécate avait été l’amante d’Ajax il y avait mille ans, mais elle avait quitté les Titans pour partir vers une destination inconnue. Personne ne l’avait revue depuis des siècles. — Ainsi vous nous considérez comme les esclavagistes de l’humanité ? Quelle sombre réputation alors qu’il ne s’agissait que d’un péché de jeunesse. J’étais téméraire et impétueuse en ce temps-là. Mais il y a des limites aux nouveaux paradigmes de l’hédonisme. (Hécate souffla avec nostalgie.) Les choses ont tellement changé et j’ai eu largement le temps de repenser à tout. J’ai grandi, si l’on peut dire. Si vous ruminez pendant mille ans, vous verrez... En affectant un calme qu’il ne ressentait pas vraiment, Iblis s’assit au côté de la cymek dragon en prenant soin de ne pas frôler ses ailerons. Elle le dominait d’une taille et il avait le sentiment que sa tête n’allait pas tarder à exploser sous l’effet des possibilités qui se pressaient comme des orages dans son imagination. — Vous avez raison, Hécate. Nous avons sans aucun doute bien des choses à nous dire. Thurr n’accorda pas un second regard à Xico inconsciente, comme si elle n’avait plus du tout d’importance. Il leva un regard noir et vide vers Iblis avant de se tourner vers Hécate pour demander : — Nous avons besoin de savoir où vous étiez. Vous êtes encore avec les Titans ? Ou Omnius ? LA CYMEK EUT UN RENIFLEMENT DE MÉPRIS. — Omnius n’existait même pas quand j’ai quitté le Vieil Empire. Quant aux Titans... pourquoi irais-je retrouver ces vieux crétins ? Je ne tiens pas à répéter mes erreurs du passé. — Il semble pourtant que vous ayez surveillé tout ça de près, marmonna Thurr. Vous en savez peut-être beaucoup sur les Mondes Synchronisés. IBLIS ESSAYAIT D’APPRÉCIER LA SITUATION. — Hécate, j’ai entendu beaucoup d’histoires à votre sujet, mais je ne sais pas où est la vérité. Pourquoi avoir abandonné les Titans ? Qu’est-ce que vous désirez maintenant ? Hécate s’inclina comme si elle s’apprêtait à raconter une histoire. Et la peur d’Iblis se mua en curiosité, en fascination. — Au tout début, j’ai rejoint Tlaloc et ses rebelles parce que j’étais habitée par l’idée du pouvoir et de la grandeur. C’était une époque où je m’ennuyais, où je me laissais facilement impressionner. Quand ils ont recruté Ajax comme conseiller militaire, il m’a emmenée avec lui. Et quand les Titans ont renversé l’Empire, je me suis laissé séduire par le pouvoir : nous habitions de grands domaines, nous avions des serviteurs, des garde-robes somptueuses et plein de bijoux. C’était tellement agréable, quoique un rien superficiel... Iblis s’efforça de classer cette information avec son image de l’ex-Titan solitaire qui avait rejeté le luxe de la conquête. — Je... je connaissais Ajax, dit-il enfin en redressant le menton et en se demandant s’il était prudent d’en dire tant à Hécate. C’était une brute. — Oh, bien plus que ça. Un tueur avide de sang, psychotique. Un vrai salaud. — Mais vous étiez sa maîtresse, dit Iblis. Et vous voulez maintenant que nous vous fassions confiance et que nous acceptions votre amitié ? Thurr demanda à son tour d’un ton menaçant, le regard méfiant : — Qu’est-ce qui a pu vous attirer en lui ? Il était vraiment un homme différent avant de faire partie des Titans ? — Oh, il a toujours possédé une grande violence en lui, mais il était également capable de décrocher les trésors et les présents que je désirais. Avec lui, je me sentais différente, supérieure, mais c’est probablement parce que j’étais vaniteuse alors. « Et plus tard, en écoutant les grands discours de Tlaloc, j’ai commencé à mieux sentir les choses. Mais à cette époque, je n’y ai pas vraiment prêté attention. Il faut que vous compreniez que Tlaloc était un grand visionnaire. Agamemnon, Junon et Barberousse étaient obnubilés par la conquête du pouvoir. Et je les ai suivis. La gloire ne m’attirait pas vraiment. Je voulais seulement profiter du luxe, être une Impératrice, un peu comme votre épouse, Iblis Ginjo. (Il sursauta et elle s’interrompit en balançant sa tête charmante et effrayante.) Mais je ne suis plus la même personne. Plus du tout. La jeune Floriscia reprenait conscience, mais Iblis et Yorek Thurr ne lui accordaient pas la moindre attention. — A terme, reprit Hécate, je me suis dit que ce que je convoitais n’avait pas de sens. (Elle eut un rire en trille, un rire heureux.) Si j’avais su comprendre cela bien avant, le Temps des Titans aurait changé de cours. Quand je suis devenue une cymek, je me suis lassée des trésors et des bijoux. Les joyaux les plus merveilleux ne sont plus les mêmes quand on les observe avec les fibres optiques et les capteurs multispectres. Je me suis portée vers d’autres valeurs, et j’avais plus de temps devant moi qu’un simple humain mortel ne peut l’imaginer. — Une cymek qui a retrouvé la raison, murmura Thurr comme s’il ne parvenait pas à accepter ce concept. — Est-ce bien différent d’un Cogitor ? Je me rappelle mon centième anniversaire... Un siècle ! Ça me semble très loin, mais je l’ai passé dix fois. Pourtant, dans mon corps de cymek, je me sens aussi vive et jeune qu’autrefois. J’ai décidé de m’améliorer, d’étudier la philosophie et la littérature, de faire le bien comme les autres gens. Oui, il est vrai que le Vieil Empire a considérablement diminué le potentiel de la race humaine. Un gaspillage grave de temps, une régression. Il a bien failli éteindre à jamais l’esprit humain et l’impulsion créative. « Mais en tant que cymek, je me suis interrogée : à quoi bon avoir l’immortalité en tant que telle ? Le simple fait d’exister durant des siècles m’apparaissait comme absurde. L’avenir était désert, informe. Hécate fit pivoter sa tête, comme si elle examinait son reflet dans les facettes des rochers. — Je m’étais éloignée d’Ajax. Dans nos corps de cymeks, nous n’avions plus besoin de rapports physiques. Et il n’était – il faut bien le reconnaître – qu’un con absolu. Je devais être stupide et aveugle pour ne pas l’avoir vu dès le début. J’ai grandi, j’ai changé, mais Ajax est resté une sombre brute. J’ai compris qu’il ne changerait jamais. Il était plus fort, avec de moins en moins d’inhibitions, et son penchant pour le sang m’était devenu insupportable. Cet abominable massacre de Walgis durant la Première Rébellion hrethgir a été trop... et je l’ai quitté. Je les ai tous quittés. Je n’avais pas besoin d’eux, en fin de compte. Je leur ai dit ce qu’ils pouvaient faire de leur dominion. « J’avais tranquillement construit un vaisseau ainsi que des corps de rechange pour mon container de préservation. J’avais l’intention de me lancer dans un grand voyage de découverte de l’univers. Une croisière galactique avec tout le temps devant moi. Je ne peux pas dire que les Titans se montrèrent désolés de me voir partir. (Hécate s’interrompit en agitant ses bras métalliques.) Et deux ans plus tard, Omnius accéda au pouvoir. THURR DEMANDA D’UNE VOIX RAUQUE : — Et vous êtes restée au large depuis mille ans ? C’est donc pour ça que les cymeks ne vous connaissaient plus. — Je suis certaine qu’ils ont tout fait pour oublier. Mais je suis revenue il y a un demi-siècle et j’ai obtenu des informations. J’ai flairé un peu partout, pourriez- vous dire. J’ai vu ce qu’avait fait Omnius. C’est... un gâchis différent de celui provoqué par les Titans. — Il n’en reste que quelques-uns, risqua Iblis, prudemment. Vous savez qu’Ajax lui-même est... mort ? — Oui, je sais, répliqua Hécate, soudain pétulante. Et je sais aussi que c’est vous qui l’avez tué. Iblis sentit une poigne glacée serrer son cœur. Il n’osait pas répondre, certain que ses excuses seraient lamentables, et il n’osait pas lui mentir non plus. ELLE PARTIT D’UN GRAND RIRE SYNTHÉTIQUE. — Ne cherchez pas à vous dérober : je devrais vous remercier pour ça. La plupart des victimes potentielles d’Ajax le feront à ma place, un jour. Franchement, je dois dire que je suis surprise qu’il ait duré aussi longtemps. Je n’ai jamais compris durant toutes ces années du règne des Titans. Je trouve pathétique qu’un seul homme gaspille autant d’occasions. (Elle leva à nouveau les bras.) La question est : allez-vous saisir votre chance ? LA GORGE NOUÉE, IL DEMANDA : — Qu’attendez-vous de moi, Hécate ? De quelle chance parlez-vous ? — Je sais tout de votre Jihad et de vous, Iblis Ginjo. Ou bien dois-je être plus respectueuse et vous appeler Grand Patriarche ? Un titre intéressant – vous l’avez trouvé vous-même ? C’est la raison pour laquelle je vous ai traqué. Je pense que nous pouvons accomplir bien des choses ensemble. Un espoir nouveau envahit Iblis, mais il ne le montra pas. — Avez-vous un plan ou une vision à long terme ? Ou est-ce seulement que vous vous ennuyez ? — N’ai-je pas le droit d’avoir mes motifs personnels ? J’ai sans doute ruminé ma haine des Titans durant toutes ces années et à présent je veux rentrer. Le Jihad pourrait être une occasion de participer. Est-ce tellement important du moment que je vous aide à remporter la victoire ? Iblis se tourna vers Thurr. Ils ne savaient pas comment mettre en doute sa logique. Floriscia Xico reprenait lentement conscience, désorientée. — Réfléchissez. Alors que mes malheureux collègues étaient forcés de servir Omnius, je suis restée libre et indépendante. Quand Agamemnon découvrira que j’ai décidé d’apporter mon aide à de simples hrethgir, il va bouillir dans son électrafluide ! Mais je suis devenue quelque peu repentante. Maintenant que les humains ont décidé de contre-attaquer de toutes leurs forces, je veux être de la fête. Iblis entrevoyait brusquement des possibilités nouvelles, inattendues. Cette cymek dragon pouvait se révéler une alliée remarquable ! — Voir un des Titans d’origine avec nous serait un avantage certain, Hécate. Je ne refuserai pas votre aide. Vous pourriez être... une arme secrète. — Une arme secrète ! gloussa Hécate. J’aime cette idée ! Mais la partie politique de l’esprit d’Iblis lui soufflait qu’une telle camarade de combat pouvait déclencher une réaction redoutable de la part des éléments les plus superstitieux du peuple. Il devait tenir compte de l’ardeur des Jihadi et de leur haine absolue envers les machines pensantes, quelle que soit leur apparence. Le Parlement de la Ligue et le Conseil du Jihad allaient se perdre dans une foule d’arguments et ne manqueraient pas de rejeter cette occasion inespérée. Jour après jour, les critiques à l’égard du Jihad se faisaient plus corrosives, les gens en avaient assez du combat et appelaient à une sorte de paix magique instantanée. Comment réagiraient-ils en apprenant le rôle que jouait Hécate ? Mais la renégate semblait aussi excitée que changeante. Elle pourrait bien prendre ombrage de l’hostilité des humains désorganisés et leur retirer son soutien. — Pour l’heure, mieux vaudrait garder secret notre accord, déclara enfin Yorek Thurr, comme s’il lisait dans les pensées du Grand Patriarche. Nous éviterons ainsi les arguties de la Ligue et les querelles politiques. — Ah, mais vous êtes des hommes pratiques. Auriez-vous une tâche précise à me confier ? Je suis impatiente de commencer. — Oui ! s’exclama Iblis, le regard brillant. Vous pouvez nous aider à changer une cause perdue en victoire. IL EXPLIQUA ALORS CE QU’IL AVAIT EN TÊTE. La guerre révèle le pire de la nature humaine, et le meilleur. Maître d’Escrime Jav Barri. Alors que la flotte de Xavier Harkonnen allait affronter les machines au large d’Ix, Jool Noret et ses commandos livraient une bataille décisive dans les labyrinthes de grottes qui se déployaient sous la croûte planétaire. Ils avaient reçu leurs ordres du Primero avant d’embarquer à bord de la navette pour plonger vers la surface. — Cinq groupes séparés vont tenter de se frayer un chemin dans les tunnels, sous le nexus central de l’Omnius. Chacun d’eux emportera une ogive de destruction compacte. Votre mission est de frapper le blockhaus d’Omnius. Avec de la chance, au moins un groupe devrait y parvenir. — Est-ce que ces atomiques ne vont pas faire de nombreuses victimes ? demanda Jool Noret. — Oui, je le reconnais. Omnius tente d’exterminer tous les humains des catacombes. Une bombe oblitératrice est conçue pour dégager une intense vaporisation locale qui devrait neutraliser les circuits-gel. C’est un engin tactique et le nombre de victimes sera réduit, de même que les dégâts au niveau des polygones industriels seront limités. (Au fond de lui, il était inquiet mais ne le montrait pas.) C’est le mieux que nous puissions tenter. Nous avons besoin d’être très précis. C’est la raison pour laquelle j’envoie cinq groupes. Ça ne va pas être facile. En fait, c’était une mission suicide, avec de très faibles chances de succès. Jool Noret avait été le premier à se porter volontaire... Mêlé à ses Jihadi, Noret lança sa dernière grenade à pulsion. Elle claqua en roulant sur la pente légère en direction de l’escouade de robots assassins qui les mitraillait. Elle explosa, déclenchant une impulsion de brouillage Holtzman qui transforma les machines de combat en carcasses crépitantes, paralysées. Mais les tunnels sinueux et les épaisses parois de roche provoquaient une dissipation trop rapide de l’effet de brouillage. Et les robots ne cessaient d’affluer en masse. Sans poser de question, sans prendre le temps de souffler, Noret fonça en avant avec ses armes et l’épée à pulsion de son père. Les grenades étaient un moyen trop facile de vaincre et il préférait abattre ses ennemis un à un, et même au corps à corps. ILS ÉTAIENT TELLEMENT NOMBREUX. Il n’était encore qu’un jeune mercenaire et, s’il ne commandait pas son groupe de combat, il conduisait la charge, bondissant par-dessus les restes enchevêtrés des robots fumants. Les profondeurs de la grotte résonnaient encore des ultimes échos de l’onde de choc. Dans son sillage, les Jihadi s’étaient arrêtés pour donner des coups de pied dans les carcasses et Noret, impératif, leur fit signe d’avancer. — Dépensez plutôt votre énergie sur de vrais adversaires, pas sur ceux que vous avez déjà liquidés ! Selon les plans des survivants ixiens, les catacombes se situaient sous les polygones industriels et les centres d’informatique. Le contact du groupe de mercenaires, un personnage sombre et émacié du nom d’Handon, avait perdu ses compagnons, sa femme et ses enfants dans l’effroyable orgie sanglante déclenchée par le Titan Xerxès. Le malheureux leur avait donné des détails horrifiants avant de les guider dans le dédale de boyaux étroits. Si les mercenaires parvenaient à placer leur ogive dans le complexe fortifié du suresprit, Ix serait définitivement libérée. Handon n’était plus vêtu que de loques, ses membres étaient squelettiques et ses cheveux longs, sales et hirsutes. Il gardait pourtant une expression décidée. — PAR LÀ. NOUS Y SOMMES PRESQUE. Il vivait depuis six mois dans le sous-sol de la cité, évitant les robots. Mais il avait quand même réussi à en abattre trente et un. — Inutile de dire, fit-il avec un sourire sombre, que je suis un homme très recherché. Plus avant dans les tunnels, les robots avaient capturé des otages humains et les hommes du commando entendaient leurs cris déchirants. Au lieu de se servir de leurs prisonniers comme monnaie d’échange, les machines les massacraient avec l’espoir mécanique que les mercenaires allaient battre en retraite, terrifiés. Handon laissa échapper un gémissement. En voyant approcher les humains, les robots levèrent leurs armes incendiaires et s’apprêtèrent à lancer des explosifs. — Parés à vous disperser ! lança l’officier du groupe. Réactivez les boucliers ! Handon se blottit derrière les mercenaires qui, en activant leurs boucliers, formaient une barrière infranchissable. Utilisés sur de longues périodes, les boucliers étaient peu fiables et les hommes étaient obligés de les désactiver après un engagement. Les robots lancèrent une première volée de charges explosives. Le plafond du tunnel fut secoué et des lézardes coururent dans les parois. Les boucliers repoussèrent l’onde de choc et quelques rares débris arrosèrent les mercenaires. — PREMIÈRE LIGNE : COUCHEZ-VOUS ! Les robots avaient cessé le feu et les hommes s’écartèrent. Jool Noret se rua alors en avant en criant, armé d’un lanceur lourd, et tira dans les rangs des mécaniques. Des pans entiers de roche tombèrent du plafond, mais il ne recula pas et ne chercha pas à se protéger avec son bouclier personnel. Il continua de tirer sans répit jusqu’à ce qu’il ait abattu tous les robots assassins. Il s’interrompit enfin, haletant, avant de faire signe à Handon. — On avance, vite ! Conduisez-nous à l’objectif ! Les mercenaires le suivirent en activant leurs boucliers pour se protéger des chutes de fragments de rocher. Ils n’avaient progressé que de quelques mètres quand la voûte céda et s’effondra. Les murs suivirent dans une lourde vague de gravats et de poussière, comme si une marée minérale montait du cœur d’Ix. Quelques hommes se retournèrent vers le barrage de pierres, désemparés, mais Noret leur lança : — Nous ne risquons pas de nous replier par ce chemin ! Et les robots qui nous traquent vont être bloqués. — Vite ! Venez ! les exhorta Handon, terrifié. La citadelle d’Omnius se trouve juste au-dessus de nous. Derrière eux, les ingénieurs artificiers dégagèrent l’ogive atomique. Elle était de dimensions réduites selon les standards planétaires, pourtant elle devrait annihiler une grande partie de la cité qu’Omnius s’était construite. Le Primero Harkonnen avait déclenché l’offensive spatiale, certes, mais la bataille essentielle se déroulait dans les profondeurs. Et Jool Noret savait que, s’il réussissait, il aurait anéanti Omnius. Le suresprit lui- même. Handon leur désigna des échelons de métal dans un puits ouvert dans la voûte. — Par là ! C’est notre dernière chance ! (Il les précéda.) Je vais enfin avoir ma vengeance après tout ce que nous avons enduré ! Jool Noret escalada les premiers échelons, soudain soupçonneux. Le mek sensei Chirox lui avait appris à être toujours sur ses gardes et à ne jamais se considérer comme étant en sécurité. Ils atteignirent le dôme du nexus du suresprit, le pavillon central de son bastion. Les murs et le plafond étaient tapissés de tubulures, de relais, de cylindres de refroidissement entrelacés comme les racines d’une horrible forêt industrielle. Les hommes du groupe arrivaient, chargés de l’ogive qu’ils déposèrent enfin sur le sol métallique. Épuisés, ils désactivèrent leurs boucliers en surchauffe avant de se mettre au travail. Jool Noret explora les alentours du regard, s’attendant à repérer des robots de défense dans cet ultime bastion. Puis il revint au centre de la chambre, attiré par des impulsions électriques qui secouaient l’ensemble du dispositif. La gelsphère de l’ordinateur était installée sur un piédestal luminescent. Il n’avait détecté aucune sentinelle, aucune machine de mort. Ce qui lui semblait très suspect. Il s’accroupit prudemment et garda son bouclier activé, même s’il clignotait, au seuil de la fonctionnalité. Les ingénieurs venaient d’ouvrir le compartiment de l’ogive atomique. Une fille entra en contact avec les vaisseaux en orbite. — Primero Harkonnen, ici le groupe trois. Nous sommes en position. Envoyez la navette de récupération immédiatement. Il ne nous reste plus que quelques minutes. — Elle part, répondit un officier du ballista. Vous êtes en avance. — HANDON NOUS A GUIDÉS, DIT NORET. — Vous avez des nouvelles des autres groupes ? demanda la fille tout en configurant le détonateur nucléaire. — Nous avons perdu tous les contacts, répondit l’officier du ballista. Vous êtes le dernier. Nous ne savions pas si quelqu’un allait réussir. — Mais oui, on a réussi, grommela Noret en songeant brièvement à tous ses camarades mercenaires tombés au combat. (Seuls les mercenaires de Ginaz étaient capables d’accomplir de telles missions.) Maintenant, on va envoyer ces machines dans cinq enfers différents. Soudain, comme si le suresprit les avait épiés jusque-là, les lacis de tuyauteries, de câbles et de composants des parois se défirent, se séparèrent dans un fracas de cliquetis menaçants. Des armes se démasquèrent et se braquèrent sur les mercenaires : des lanceurs de projectiles, des canons laser, des arbalètes électroniques chargées de barbules... — ATTENTION ! Noret agrippa Handon et l’attira derrière son bouclier. Mais les autres ne réagirent pas aussi rapidement. Une grêle de lames acérées et de balles en fusion les prit par le travers et les transforma en charpie sanglante sous le regard épouvanté de Noret. — LAISSEZ-MOI ! HURLA HANDON EN SE DÉBATTANT. — Vous laisser ? Mais je vous protège ! Est-ce que vous voulez... Handon lui lança un coup de pied pour tenter de lui échapper. Noret jura, mais l’autre parvint à se dégager et cria : — OMNIUS ! PROTÉGEZ-MOI ! Furieux, Noret abattit le canon de son arme sur les jambes d’Handon et eut la satisfaction d’entendre un os craquer avant que l’autre hurle de douleur. Puis il le ramena contre lui, à l’abri de son bouclier tandis que les machines continuaient de tirer sur le commando. — VOUS M’AVEZ CASSÉ LES JAMBES ! — J’aurais dû vous tuer tout de suite, alors considérez que vous avez eu de la chance ! Sous la pluie incessante de projectiles et de lames, les corps des Jihadi étaient secoués de spasmes. Un lac de sang se formait lentement. — POUR LE MOMENT, AJOUTA JOOL NORET. Son bouclier était soumis à une rafale permanente de projectiles aigus qui ne pouvait franchir le champ Holtzman, mais le système s’échauffait dangereusement. Il aurait voulu riposter, mais le bouclier l’en empêchait. Et il ne voulait pas lâcher le traître. Il cria une bordée de jurons à l’adresse d’Omnius et regarda les corps démembrés de ses hommes. Ils avaient été massacrés en un instant. Handon se démenait pour tenter d’échapper à sa poigne de fer. Noret vit l’ogive atomique abandonnée près des cadavres lacérés des deux ingénieurs. Une navette ne tarderait pas à descendre, détournée de la bataille par le Primero Harkonnen pour venir à leur rescousse. Il se dit qu’il aurait dû leur demander de ne pas se préoccuper de leur sort. Ils auraient pu réussir si Handon ne les avait pas attirés dans un piège mortel. Sans éteindre le bouclier, il rabattit un bras sur la gorge décharnée de l’autre. — Nous nous battons au nom de la liberté du genre humain. Pourquoi tout gâcher ? Handon essayait de résister, mais les blessures de ses jambes sapaient ses dernières forces. — Je connais trois techniques pour t’égorger avec mes ongles, murmura Noret à son oreille. Et deux rien qu’avec mes dents. Est-ce que je te tue tout de suite ou bien tu m’expliques comment Omnius peut te récompenser pour la vie de tes camarades, de ta compagne et de tous ceux que tu aimais ? HANDON CRACHA : — L’amour est une émotion juste bonne pour les loques hrethgir. Quand j’aurai aidé Omnius à mater cette insurrection, il fera de moi un néo-cymek. Et j’aurai des siècles de vie devant moi. — TU N’EN AS QUE POUR QUELQUES MINUTES. Noret consulta son chronomètre. Il savait qu’il devait calculer avec prudence ses prochains mouvements. La navette ne tarderait plus. Mais il ne savait pas combien de temps encore son bouclier pouvait résister au seuil de surchauffe. Il devait faire vite. LA VOIX D’OMNIUS ÉCLATA ALORS DANS LA SALLE. — Tu vas échouer. Tu n’as pas la moindre chance de succès. — REVOIS TES STATISTIQUES. Noret poussa Handon vers l’ogive. Avant leur mission, on leur avait appris à se servir des anciennes atomiques prises dans le stock de Zanbar. Cette ogive était une simple unité de terrain avec un rayon de vaporisation d’un kilomètre. CE QUI ÉTAIT PARFAITEMENT SUFFISANT. Omnius n’avait pas cessé de tirer sur l’unique cible qu’il avait en face de lui. Noret sentait avec inquiétude monter la température du bouclier. Handon lui avait fait perdre un temps précieux. Il se baissa et arracha un câble de flexor de la trousse d’un de ses camarades morts. Il attacha rapidement les bras d’Handon dans son dos avant de passer le câble autour de ses épaules et de lui nouer les mains sans douceur. Puis il prit le risque de se pencher hors du champ de protection, s’empara du bouclier d’un autre mercenaire méconnaissable et l’activa à côté du sien. Il renforça ainsi l’énergie de son bouclier défaillant. — Ça devrait me donner suffisamment de temps – plus qu’il ne te reste à vivre. (Il repoussa Handon.) Voilà, si tu es tellement loyal, Omnius ne va pas te hacher menu. Bien que je doute que même un suresprit soit capable de calculer la trajectoire de ces projectiles et les ricochets. LE TRAÎTRE FICELÉ TOMBA, ET RAMPA SUR LE SOL. — Omnius ! Arrêtez de tirer ! Faites attention, vous risquez de me toucher ! IL GUETTA UNE RÉPONSE EN GEIGNANT DE DOULEUR. Le feu diminua, mais une balle ricocha et toucha l’épaule gauche d’Handon avec le bruit d’une pierre tombant dans la boue. Il roula sur lui-même avec une plainte aiguë, mais il avait les bras immobilisés et ne put toucher sa blessure. Noret se pencha jusqu’à l’ogive et acheva la séquence du détonateur. Il le régla sur huit minutes et verrouilla les contrôles. Désormais, nul ne pourrait empêcher l’explosion nucléaire. Dans un ultime geste de vengeance, il se servit d’un autre câble pour ligoter le traître sur l’ogive. Il lui colla le visage contre le compteur pour qu’il puisse lire les secondes qui le rapprochaient de sa fin. ET IL LUI DIT : — VEILLE LÀ-DESSUS POUR MOI, TU VEUX BIEN ? Il prit un explosif et le lança vers l’une des écoutilles de la salle. Elle éclata en débris et il plongea en courant dans le corridor, en espérant qu’il n’avait pas oublié le plan des lieux qu’il avait mémorisé minutieusement. Son nouveau bouclier clignota et s’éteignit. Il était grillé, hors d’état. Omnius rameutait d’autres robots, mais Noret n’avait plus le temps de les affronter. Il comptait les secondes. Il se dit qu’il aurait dû prévenir la navette de secours et rester ici à attendre jusqu’à son dernier souffle la destruction du suresprit et de ses sbires mécaniques. Mais s’il réussissait à survivre en anéantissant le suresprit d’Ix, n’accomplirait-il pas son serment de vengeance ? Il était trop tard pour se perdre en réflexions. D’un moment à l’autre, les Jihadi risqueraient encore une fois leur vie pour le récupérer sain et sauf et il leur devait bien ce dernier effort. Il courait éperdument, bousculant et renversant les robots de combat qui tentaient de lui barrer la route. Il accéléra en hurlant et lança un coup de pied qui arracha la tête d’une des mécaniques. Il retrouvait en cet instant tout ce que lui avait appris le mek sensei Chirox. L’esprit de Jav Barri était en lui et ses artères ne charriaient plus que de l’adrénaline. Il savait qu’il aurait encore pu détruire des dizaines de robots, mais il devait aller encore plus vite, éviter le combat, atteindre le bout du tunnel avant l’explosion. Il surgit enfin dans l’air frais, ébloui par le soleil brumeux. Il ne jeta même pas un regard à son chronomètre. Au-dessus de lui, des éclairs multicolores zébraient le ciel comme si un orage électrique se déchaînait. Mais il n’y avait pas le moindre nuage gris. La bataille faisait rage. Son localisateur sifflait en silence dans les fréquences électromagnétiques. Il ne pouvait l’entendre, mais les machines, elles, étaient capables de le détecter comme une cloche d’alerte en même temps que la navette. Il la discerna enfin comme un oiseau de proie argenté, les ailes roides. Il courut vers un espace découvert entre les entrepôts et les usines fumantes. Il agita les bras pour attirer l’attention du pilote. Des robots venaient de surgir des portes en arcade des hangars à machines. Ils allaient ouvrir le feu d’une seconde à l’autre avant de se ruer à l’assaut pour l’achever. La navette venait vers lui dans le grondement de ses moteurs. L’écoutille s’ouvrit à l’instant où il se mettait à courir. Deux Jihadi lui firent signe de se hâter. Il bondit à l’intérieur alors que la navette n’avait pas encore touché le sol et leur cria de décoller immédiatement. — VITE ! NOUS N’AVONS PLUS BEAUCOUP DE TEMPS ! — Vous êtes seul ? Mais où est passé le reste de votre groupe ? LE PILOTE SE REFUSAIT À REPARTIR. — IL N’Y EN A PAS D’AUTRES. IL TENDIT UNE MAIN ET ILS L’AIDÈRENT À SE RELEVER. — L’ogive est en place et armée. Omnius a sans doute des robots capables de bloquer le détonateur, mais ils n’y arriveront pas... pas cette fois. Il nous reste deux minutes avant l’explosion. On y va ! Ils refermèrent l’écoutille et, la seconde d’après, l’accélération les cloua sur le pont tandis que la navette escaladait le ciel d’Ix. Jool Noret soupira et s’adossa à la paroi. Une nova éclata derrière les hublots, se transforma très vite en une boule ardente, et il mit la main sur ses yeux. Tout un secteur de la cité avait été oblitéré. En lieu et place d’Omnius, il n’y avait plus qu’un cratère vitrifié. Il faudrait du temps aux Ixiens pour s’en remettre. Ils connaîtraient encore des moments rudes, mais étaient définitivement libérés du suresprit. L’Armée du Jihad devrait quand même débarquer pour maintenir une force de protection sur ce nouveau monde reconquis. Noret se permit un sourire amer en essayant de se détendre. Il avait rempli sa mission. C’était maintenant au tour des vaisseaux de l’Armada d’entrer en action. Il avait certes fait un travail magnifique, pourtant il n’était pas certain d’avoir tenu sa promesse de se battre à la fois pour lui et son père, de combler le vide qu’il avait dans le cœur. Il avait survécu... pour causer d’autres dévastations. L’esprit de Jav Barri l’habitait et Jool Noret avait prouvé qu’il était digne d’être un mercenaire de Ginaz. Son père et le mek sensei Chirox seraient fiers de lui. ÇA N’ÉTAIT QU’UN DÉBUT. La vermine engendre la vermine. Omnius, Données du Jihad. Quand l’explosion nucléaire secoua Ix, le Primero Xavier Harkonnen se dit que c’était l’occasion rêvée de se replier avec l’ensemble de la flotte du Jihad. Mais il rejeta cette idée. Les machines pensantes allaient reprendre leurs zones industrielles et toute l’offensive humaine n’aurait abouti à rien. Il maintint donc les vaisseaux en orbite géostationnaire au-dessus du foyer atomique mourant. Les kindjals éclaireurs lui transmettaient des rapports réguliers sur les positions des divisions militaires qui étaient prêtes à résister à une attaque au sol. Les rebelles ixiens, eux, affluaient en masse, enfin sortis des catacombes. Xavier avait espéré que l’annihilation du suresprit planétaire allait totalement désorienter les machines pensantes. Malheureusement, les robots de combat obéissaient à un programme autonome et convergeaient sur l’ennemi sans avoir besoin de la supervision d’Omnius. Et les vaisseaux robots en orbite commençaient également à se regrouper. Selon les communications qu’ils avaient interceptées, ils étaient sous le commandement d’un cymek. L’un des premiers Titans. Très mauvais. Il se rappelait les premiers engagements de Bela Tegeuse, quand l’Armée du Jihad avait dû se replier avec l’espoir d’avoir causé assez de dommages à l’ennemi pour déclarer victoire... pour apprendre quelque temps après qu’ils avaient battu en retraite trop tôt et perdu chaque centimètre de terrain gagné au départ. Quelle honte ce serait si la victoire d’Ix n’avait débouché sur rien, elle aussi ! L’Armée du Jihad avait absolument besoin des ressources et des polygones industriels de la planète. — Tenez-vous prêts, dit-il à l’équipe de la passerelle, qui relaya son ordre au reste de la flotte. Il observa un moment le va-et-vient des vaisseaux de secours entre la flotte et la surface d’Ix. Et il sut que le temps passait trop vite. Il devait se retirer ou commencer le combat sans plus attendre. Une image fugace du visage de Serena s’imposa à son esprit et il pensa à leur enfant assassiné. Face à un adversaire aussi brutal, il n’y avait pas d’autre choix que de riposter. Atermoyer signifiait d’autres morts. Ici, ou ailleurs, sur toutes les planètes où les machines étaient présentes. Les forces d’Omnius devaient être stoppées à n’importe quel prix. — La victoire ou rien, grommela-t-il assez fort pour que ses hommes l’entendent. Nous ne repartirons pas avant qu’Ix ne soit plus menacée. Pas avant que ses habitants soient absolument et définitivement libres. Le Titan Xerxès avait totalement accès aux industries d’Ix et disposait de plus de vaisseaux et de puissance de feu que l’irritante flotte des hrethgir, mais il n’avait pas encore pris la décision d’attaquer. Pas encore. L’essaim des vaisseaux robots était à présent moins agité et se portait vers de nouvelles positions, plus rapprochées des humains. Il souhaitait regrouper ses unités de combat jusqu’à ce qu’il dispose d’un avantage écrasant pour porter un coup décisif. Xerxès se dit qu’il allait réduire l’agressive Armada du Jihad en poussière, ainsi qu’il le faisait pour les insectes humains qu’il broyait sous ses blocs de marche quand il massacrait les populations, jusqu’à ce qu’ils rendent sa démarche glissante. Il aurait souhaité qu’Agamemnon soit là pour voir ça. Il n’avait jamais eu réellement droit au respect du commandant militaire des Titans, et il n’avait jamais dirigé de campagne victorieuse depuis la chute du Vieil Empire. Mais il restait un Titan... et maintenant que l’Omnius d’Ix avait été détruit, il était le seul et unique chef de cette planète. Pour l’occasion, Xerxès avait choisi sa forme mécanique la plus impressionnante, celle d’un reptile aérien prédateur de la lointaine préhistoire de la Terre, avec une tête pointue féroce articulée, des crocs luisants et des capteurs optiques vigilants et cruels : des yeux de prédateur. Il simulait le vol d’un condor, même dans le vide spatial, et il était aussi vaste qu’un vaisseau de combat. Dans les profondeurs de cette redoutable carcasse, il y avait le container de préservation de son cerveau. Et ce cerveau était agité de rêves somptueux et brûlants sur sa glorieuse victoire contre les hrethgir fanatiques. Des rêves qui se terminaient par un cérémonial où il avait droit à l’admiration du Général Agamemnon. C’était une vieille histoire : il avait toujours voulu plaire à son commandant sans jamais y parvenir. C’est donc sous son apparence de reptile volant des âges oubliés que le Titan allait et venait entre les escadrons de ses vaisseaux en formation de combat. Les néo-cymeks et les bâtiments lourds reflétaient la lumière crue des vents solaires. Xerxès se dit que c’était comme un matin de victoire dans l’espace interstellaire et que cette fois l’Armada du Jihad ne pouvait l’arrêter. Il allait effacer tous ces petits humains qui étaient nés sur Terre si longtemps après l’oiseau formidable dont il avait copié le corps. — Les vaisseaux ennemis sont en position, annonça un officier néo-cymek en langage codé. C’est à cet instant que Xerxès repéra un vaisseau noir et argent qui arrivait du fond de l’espace, une unité en mission qui transportait la mise à jour d’Omnius. Xerxès transmit aussitôt ses ordres pour que le vaisseau se place en orbite à l’extérieur du système avec les machines sentinelles. Rencontre inespérée. Dans moins d’un jour, il serait à même de restaurer le suresprit d’Ix. Quelle victoire ! Pendant que le Titan et les néo-cymeks reculaient sous la protection de la flotte, les unités d’attaque se portèrent en formation précise au contact des humains condamnés à la déroute. Parfait. Xerxès décida que les chances étaient maintenant largement en sa faveur et il donna l’ordre d’assaut. — Mode opérationnel maximal. Tous les vaisseaux en avant-garde. Après ce que ces vermines ont fait à Omnius, n’épargnez rien, quelles que soient nos pertes. Il faut balayer les hrethgir. Et puis, se dit-il, nous pourrons toujours fabriquer d’autres machines après coup. Sous le cristoplass de la passerelle du ballista amiral, Xavier s’était perdu dans un instant de rêverie mélancolique, devant les archipels d’étoiles qui composaient le fond serein et trompeur de la galaxie. En contrebas, des sillons orange marquaient les trajectoires des vaisseaux de secours du Jihad qui montaient de la planète pour rallier la flotte. Mais la sécurité et la paix n’existaient pas ici. Son esprit dériva vers Octa et leurs filles, vers le tranquille manoir de Salusa Secundus, avec ses vignes et ses oliveraies. Il se rappelait le vieux Manion, le temps des vendanges et le vin nouveau et une chaleur douce apaisa quelque peu ses craintes. Si seulement il survivait à ces événements pour retrouver les siens, sa maison... Une voix nerveuse l’arracha à son doux paysage intérieur. — Primero, ils refont mouvement. Ils sont encore plus nombreux qu’auparavant. Cinq fois plus que nous, et je crois qu’ils ont décidé d’attaquer. À travers le plass, Xavier vit des milliers de vaisseaux robots qui montaient de la surface d’Ix. Ils semblaient suffisamment nombreux pour occulter les étoiles. — Primero, nous n’avons récupéré que la moitié de nos vaisseaux de secours. Les pertes sont... XAVIER INTERROMPIT L’OFFICIER. — JE NE VEUX PAS ENTENDRE PARLER DES PERTES. Nous en aurons bien plus dans quelques minutes. Il aboya ses ordres et se tourna vers les projections tactiques. Il appela les configurations de la flotte et vit les ballistas se placer en position défensive. Les mercenaires avaient réussi leur mission et Xavier exigerait que l’Armée du Jihad fasse de même. Le dispositif d’armement était activé et les panneaux étaient passés à l’orange. Il espérait que les boucliers avaient suffisamment refroidi pour résister à un long engagement et que les systèmes de tir clignotant de Tio Holtzman étaient prêts. Sa formation d’officier et son expérience personnelle lui avaient appris que le succès ou l’échec dépendaient autant de la chance que de l’habileté stratégique. Les boucliers protégeraient les vaisseaux durant le premier assaut, mais même dans ses projections les plus prudentes, les plus pessimistes, il n’avait prévu un nombre aussi incroyable de machines de guerre. L’ennemi pouvait revenir plusieurs fois à la charge et, à terme, la flotte du Jihad céderait... vaisseau après vaisseau. Il prit le ton le plus ferme dont il était capable pour déclarer : — Nous allons tenir et contre-attaquer à la première occasion. Les rebelles d’Ix ont affronté des situations plus graves et ils ont réussi à survivre durant plus d’une année. La flotte robotique venait de se scinder en deux. La première vague arrivait sur l’armada humaine comme un bélier gigantesque. Ils entendirent la voix du Titan Xerxès sur la fréquence ouverte : il voulait être certain que les humains l’entendent. — Les hrethgir ne peuvent qu’espérer retarder l’inévitable. Coupons-leur la retraite. Xavier avait disposé ses unités légères sur le front et les vit vaciller sous l’impact des premières bordées de la force d’assaut. Derrière, les boucliers déployés des premiers ballistas clignotèrent à l’instant où ils ripostaient et désintégraient les vaisseaux suicide, repoussant la première attaque. Un escadron de vaisseaux néo-cymeks surgit. Ils suivaient des trajectoires bizarres sous la conduite d’une machine en forme d’oiseau de proie aussi vaste qu’un ballista. C’était indéniablement elle qui commandait l’escadron. Les vaisseaux robots se regroupèrent pour la seconde phase d’attaque. — Tenez bon ! lança Xavier. Maintenez la formation, sinon nous sommes tous perdus ! Quand l’essaim déferla sur eux, il comprit qu’ils ne pourraient résister à un autre choc. Il pensa au vaisseau de son frère Vergyl qui avait été détruit par les cymeks au large de IV Anbus et son cœur se serra. Quelqu’un devrait apprendre à Emil Tantor que son dernier fils avait disparu. A l’intérieur de l’astéroïde géant contrôlé par Hécate, Iblis Ginjo était anxieux. Il espérait que la femelle cymek excentrique – son alliée, après tout ?... – allait les tirer d’affaire, comme promis. Elle avait abandonné sa forme de dragon et avait logé le container qui contenait son cerveau dans les systèmes complexes qui contrôlaient le rocher géant qui croisait entre les étoiles. — HÉCATE, QUE SE PASSE-T-IL ? Iblis, les poings crispés, explorait éperdument du regard la salle aux rochers miroitants où était emprisonné leur vaisseau. Même au sein de l’astéroïde, il sentait l’accélération violente. LA VOIX D’HÉCATE TINTA AVEC DOUCEUR. — Cher Iblis, je fais très exactement ce que vous m’avez demandé de faire. Veuillez observer : votre « arme secrète » est sur le point de frapper. SON RIRE RÉSONNA COMME UN CARILLON DE GLACE. Une des facettes de cristal se mit à briller et devint un écran sur lequel apparut l’image du système dont ils approchaient à pleine vitesse. — Regardez, nous avons atteint Ix, et il semble que vos inquiétudes aient été fondées. Un vrai désastre ! Votre Armée du Jihad a opposé une extraordinaire résistance à l’ennemi – regardez toutes ces épaves en orbite – mais elle ne va pas tarder à être anéantie. — Faites quelque chose ! implora Iblis. Nous avons beaucoup investi dans la libération d’Ix. Cela nous a pris des années et nous devons être victorieux. — Je vais faire ce que je peux, répliqua Hécate avec une note musicale dans la voix. Seigneur, j’avais oublié à quel point les humains peuvent se montrer impatients. L’astéroïde géant s’abattit du haut de l’écliptique vers Ix. Les vaisseaux les entouraient dans les traits de feu, sur les orbites encombrées. Silencieux, concentré, le chef de la Jipol observait la situation, imperturbable. PAR CONTRASTE, FLORISCIA XICO S’AGITAIT, ANXIEUSE. — Mais que peut donc faire cet astéroïde dans une bataille, Grand Patriarche ? Hécate est une cymek, mais elle est seule face à une armada. Iblis ne se donna pas la peine de lui faire remarquer que ce bloc de pierre énorme pouvait fracasser tous les vaisseaux robotiques, mais il espérait que le plan d’Hécate était plus habile qu’une brutale collision. — Sergent, regardez, observez. Laissez cette femme Titan nous impressionner. LA VOIX CRISTALLINE RÉSONNA. — Je serais tombée bien bas si je désirais impressionner un homme comme vous, Iblis Ginjo. Je fais cela pour mes raisons propres... et je crois que j’ai trouvé un moyen suffisamment dramatique pour effectuer ma rentrée en scène. Ce sera un moment de gloire. Junon va maudire mon audace, j’en suis certaine. Les tuyères de l’astéroïde, vastes comme des cratères, puisèrent avec une lueur intense, le propulsant en accélération maximale vers les machines de guerre qui harcelaient la flotte du Jihad. — Maintenant, vous allez voir ce dont je suis capable avec mes lanceurs kinétiques. — Nos boucliers sont en train de craquer, Primero ! lança un officier artilleur. Xavier l’avait déjà constaté, mais il n’y avait rien à y faire. — Nous avons perdu le contact avec le troisième ballista, commandant. Les scanners montrent une épave et des centaines de capsules de survie... — Donnez-moi un état de l’armement, demanda Xavier, refusant de sombrer dans le désespoir. Le meilleur scénario. Combien de ces salopards nous pouvons éliminer avant de... Brusquement, au-delà de la silhouette prodigieuse et terrifiante de rapace du Titan, Xavier découvrit un objet encore plus énorme qui fondait sur eux à toute allure du haut de l’écliptique orbitale. — Par tous les enfers... qu’est-ce que c’est que ce truc ? Donnez-moi un scan préliminaire. — On dirait... un astéroïde, Primero. Trajectoire et vélocité... Incroyable ! C’est comme un roc manipulé par les dieux et il fonce droit sur le cœur de la flotte ennemie ! La trajectoire, la vélocité, la température de surface et autres données apparurent en bas de l’écran. La masse du bolide était des centaines de fois supérieure à celle des vaisseaux robotiques. — Impossible, souffla Xavier. Aucun astéroïde ne vole comme ça ! Sur l’autre hémisphère, ils découvrirent les brasiers blanc bleuté des tuyères. Certains vaisseaux ennemis commençaient à changer de cap. La confusion se répandait devant l’irruption de ce menaçant visiteur. Des messages codés assaillirent l’astéroïde et les machines pensantes échangèrent des torrents de données. Comme en réaction, les cratères de la surface craquelée crachèrent une gerbe de projectiles sphériques qui filèrent dans l’espace à une vitesse incroyable. Avant que les robots aient pu riposter, les engins kinétiques avaient détruit deux des principaux bâtiments. L’astéroïde poursuivit sa course ravageuse. Colossal, il surpassait en vitesse tous les vaisseaux. Il s’enfonça dans le gros de la flotte et écrasa les unités blindées comme de simples insectes. Les néo-cymeks furent les premiers à se disperser, et le Titan condor essaya de battre en retraite. L’astéroïde le percuta et Xerxès partit sur une orbite de détresse. Les Jihadi, incrédules, lancèrent des hourras en voyant l’astéroïde modifier brusquement sa trajectoire pour revenir à l’assaut et fracasser d’autres vaisseaux. Les machines ripostaient par des salves qui ne causaient que de légers dommages en surface, parmi les cratères. En guise de représailles, le mystérieux attaquant surgi de nulle part lança une nouvelle bordée de sphères qui semèrent la destruction et le chaos. Aucun des vaisseaux de la flotte du Jihad ne fut atteint. Xavier ne prit pas le temps de se demander pourquoi les dieux du Destin étaient de son côté, pas plus qu’il ne s’interrogea sur ce revers de la chance. Il ne pouvait se plaindre d’avoir un allié inattendu. Pour le moment tout au moins. Il reprit son souffle. Il savait que ses hommes ne voulaient qu’une chose, décrocher, maintenant qu’on leur avait accordé une seconde chance. Mais il n’avait pas l’intention d’abandonner la bataille pour Ix, au nom de tous les sacrifices que la population avait dû faire. — Regroupez-vous et sélectionnez d’autres cibles. Frappez les machines pendant qu’elles sont désorganisées. C’est un moment décisif. Le vaisseau amiral se porta en tête, endommagé, avec ses boucliers hors d’état. Et Xavier le relança dans la bataille, entre les épaves et les tempêtes de projectiles. Le danger était évident : l’étrange astéroïde pouvait très bien se retourner contre les forces humaines. Les néo-cymeks lançaient des appels frénétiques à leur leader Titan, mais Xerxès était déjà très loin du système d’Ix, lancé à pleine accélération pour tenter de sauver sa vie. Tout à coup, le gigantesque intrus, après avoir détruit la moitié de la flotte robotique à lui seul, pivota dans l’espace et disparut avant même que Xavier ait pu poser des questions ou exprimer sa gratitude. Il resta seul dans l’espace, face à l’ennemi, et reprit le combat avec une virtuosité violente. L’astéroïde d’Hécate était déjà loin du système ixien, sous la poussée de ses moteurs à fusion. — Et voilà, Grand Patriarche. Je pense que j’ai joué mon rôle et montré ce que je peux faire. C’est une excellente chose que je sois intervenue au bon moment. — Vous ne les avez pas tous détruits, fit Yorek Thurr, d’un ton dur. HÉCATE SEMBLAIT AMUSÉE. — Oh, mais votre Primero va venir à bout de la débandade. Je ne tiens pas à le priver totalement du plaisir de la victoire. — Vous avez fait du bon travail, Hécate, dit Iblis, savourant déjà ce que la Ligue allait pouvoir tirer de ce Monde Synchronisé enfin reconquis. Les industries d’Ix vont apporter une impulsion massive à notre effort de guerre. FLORISCIA XICO ÉCLATA. — C’était incroyable ! Toutes les populations vont être tellement heureuses d’apprendre qui est notre nouvelle alliée ! Iblis s’assombrit. Il réfléchit aussitôt à un moyen de maîtriser la situation et d’intégrer la cymek repentie dans la stratégie du Jihad. L’expression de reconnaissance et de ferveur du sergent Xico ne lui avait pas échappé. Yorek Thurr, peu enclin aux longues réflexions, passa rapidement à une conclusion. Sans prévenir Iblis de ses intentions, il se plaça derrière Xico, excitée et joyeuse. — Floriscia, dit-il, vous avez dûment servi la Jipol, ronronna-t-il à son oreille. À partir de maintenant, vous êtes sur la liste. — LA LISTE ? FIT-ELLE EN FRONÇANT LES SOURCILS. — LA LISTE DES MARTYRS. Et il enfonça une courte dague à la base de sa nuque, tranchant la mœlle épinière entre deux vertèbres. Xico fut instantanément paralysée et mourut avec un faible sursaut et une petite goutte de sang. Il la souleva dans la faible gravité de l’astéroïde et la laissa glisser sur le sol métallique. Elle était roide, les yeux ouverts. Iblis se tourna vers son adjoint, stupéfait et furieux. — Mais qu’est-ce que vous faites ? Elle était une de nos... — Elle était à l’évidence incapable de garder le silence. Vous ne l’avez pas senti dans sa voix ? Dès notre retour sur Salusa, elle aurait annoncé la nouvelle à tout le monde. (Le petit homme chauve leva les yeux et vit son reflet dans une myriade de facettes, son regard méfiant, mobile.) Hécate est notre arme secrète. Personne ne sait – et personne ne doit savoir – qu’elle est notre alliée. Pas encore. Si elle reste dans l’ombre, nous gardons l’élément de surprise. Ce Titan femelle sera pour une part dans le coup de grâce que nous allons porter aux machines pensantes. Iblis regarda longuement le commandant de la Jipol. Il avait absolument raison. — QUELQUEFOIS, YOREK, VOUS ME TERRIFIEZ. — Mais je ne vous décevrai jamais, répliqua l’autre. Des plans, des stratagèmes, des diatribes... Il semble que nous passons nos vies en discussion et que nous ne consacrons aucun moment à une action significative. Nous ne devons pas laisser échapper les occasions qui nous sont données. Général Agamemnon, Journaux de bataille. DES SOUVENIRS. Seurat en avait beaucoup, tous parfaitement triés et classés, disponibles instantanément pour la révision et la réflexion. C’était absolument différent des souvenirs internes des êtres humains, éparpillés au hasard, récupérables par association d’idées. Si Seurat souhaitait accéder à ses énigmes et à ses plaisanteries, il les connaissait sur le bout de son doigt mécanique. S’il voulait retrouver l’effet que ses plaisanteries avaient eu sur les autres machines ou les humains, il disposait d’archives. Et de bien d’autres moyens d’accès. Mais, pour le moment, aucun ne lui apportait le réconfort. Il se sentait étrangement solitaire dans ce voyage de mise à jour. Dans la bibliothèque de son cerveau à circuits-gel, il avait un journal des expériences qu’il avait vécues durant ses croisières régulières entre les Mondes Synchronisés. Ses informations avaient une base large mais pas extrêmement profonde. Il n’était en interaction avec les mondes d’Omnius qu’au niveau superficiel, dans le strict cadre des paramètres de sa mission. Avec un quart de siècle de retard, sa prochaine étape serait Bela Tegeuse, une petite planète sans réelle importance dans le réseau d’Omnius. Le suresprit local serait le premier à recevoir une copie des dernières pensées de l’Omnius de la Terre défunt. Même si la « mise à jour » des données que Seurat allait livrer était depuis longtemps obsolète, elle contenait néanmoins des informations vitales, les enregistrements réels de ce qui s’était passé sur le monde anéanti, les dernières décisions prises par le suresprit. Après avoir accompli sa mission sur Bela Tegeuse, Seurat continuerait sa ronde des mondes. Et bientôt, tout serait à nouveau en ordre. Il était seul sur la passerelle et sondait l’espace infini, les lointains systèmes stellaires. C’était là-bas qu’existaient son passé, son présent et son futur, une longue séquence d’événements qui était censée être absolument fiable, installée par les téléchargements indulgents du suresprit. Mais les machines ne pouvaient que développer des programmes sur les issues probables, et non les certitudes. Les interactions de Seurat et de Vorian Atréides avaient introduit un élément non prévu. C’est très dérangeant. Dans les circuits-gel de son cerveau, Seurat rencontra une pensée qui n’était pas de lui : un implant d’Omnius, l’un des milliers de sous-systèmes de données qui le guidaient sur les trajectoires correctes telles qu’elles avaient été définies par le suresprit. Mais je dispose de mes propres pensées. Seurat éprouva une brève impression de tiraillement quand son programme personnel essaya de s’imposer. Le cerveau du commandant du Voyageur du Rêve se heurta à un rideau de défense intense... Des implants d’Omnius qui lui interdisaient de quitter le programme. Seurat avait longtemps fait équipe avec un servant humain et il avait développé ses flexibilités pour mieux converser avec ces créatures irrationnelles qu’étaient les humains. Il possédait même un noyau émotionnel rudimentaire qui simulait certains sentiments basiques des humains, juste assez pour entrer en interaction avec eux. C’était du moins ce qui avait été prévu. Mais Seurat regrettait les moments agréables qu’il avait partagés avec Vorian Atréides, leurs parties de jeux de stratégie, leurs plaisanteries. Combien faut-il d’humains pour accoucher d’une bonne idée ? Une des plaisanteries qui venaient d’émerger dans sa conscience. Personne ne peut compter jusque-là, même Omnius. Vorian n’avait jamais protesté contre ce genre de sarcasme, il n’avait jamais montré le moindre signe de révolte. Pas plus que des symptômes avant-coureurs de dérèglement mental... Jusqu’à cette violente rébellion des esclaves sur Terre. Ensuite, il avait foudroyé son capitaine robot et volé le Voyageur du Rêve. Seurat se demandait s’il n’aurait pas dû noter le moindre signe d’aberration. Et aussi comment Vorian avait pu se retourner contre un système qui l’avait élevé et éduqué jusqu’à devenir adulte. Une pensée se glissa entre toutes les autres : J’espère qu’il est en vie, sain et sauf. Le vaisseau venait de franchir la frange du système de Bela Tegeuse et descendait vers la planète gris-bleu, un monde un peu crépusculaire, éloigné de son soleil. Seurat avait constaté les ravages causés sur Terre par les armes radioactives, aussi descendit-il avec une prudence toute particulière. Après être entré en contact avec les stations au sol, il activa ses rehausseurs d’image pour analyser les conditions de surface. Tout lui parut normal, et il guida le vaisseau jusqu’à la cité centrale de Comati, une forteresse de métal à la base des massifs montagneux glacés. Les robots de maintenance s’avancèrent rapidement vers lui. Vu l’urgence de sa mission, Seurat leur demanda un examen rapide. Ils prirent livraison de la gelsphère avec une révérence robotique assez bien imitée des humains et transférèrent son contenu dans une interface nodale d’Omnius. Les données seraient ensuite téléchargées dans le réseau planétaire du suresprit. La copie s’effectua correctement et, en quelques instants, l’Omnius de Bela Tegeuse absorba les informations des derniers moments de son équivalent sur Terre. — Seurat, vous avez rendu un service immense aux Mondes Synchronisés, déclara Omnius. Sur ce, il rejeta une copie de ses données antérieures. Le processus fonctionnait comme une bande de convoyage sans fin : Seurat et d’autres capitaines de vaisseaux de mise à jour transmettaient les informations d’une planète à l’autre pour que le réseau de l’ordinateur reste aussi synchronisé que possible. Pressé de reprendre sa mission, Seurat ne tarda pas à décoller et laissa Bela Tegeuse derrière lui... Dans les heures qui suivirent, alors qu’il avait quitté le champ de communication, des choses commencèrent à se produire sur Bela Tegeuse. Des pannes en chaîne, des blocages, des désastres en série. Codes d’atterrissage transposés, systèmes de tuyères mal réglés, cafouillages informatiques et autres paralysèrent très vite le réseau de communication et l’infrastructure. Le Monde Synchronisé était désormais gravement handicapé. Mais Seurat était en route pour le bastion du prochain Omnius, pressé de livrer ses données de mise à jour... sans savoir qu’il répandait le code modifié comme une épidémie, plus rapidement que n’importe quel signal de détresse que les planètes du suresprit auraient pu se transmettre. — Intelligence artificielle n’est pas le terme qui convient, grommela Agamemnon. Même les ordinateurs sophistiqués tels qu’Omnius sont absolument stupides quand ils affrontent des questions particulières. — Et pourtant, mon amour, remarqua Junon, ils nous ont asservis depuis dix siècles. Ce qui fait quoi de nous ? Les Titans, une fois encore, s’étaient réunis dans l’espace pour un autre rendez-vous clandestin auquel avait été invité le nouveau conjuré, Beowulf. Les yeux- espions du suresprit évoluaient dans un autre compartiment du vaisseau, leurs lentilles brillantes et leurs capteurs au maximum de réception ; enregistrant des images et des sons habilement trafiqués pour tromper Omnius. Après la grande confusion de Bela Tegeuse, deux autres Mondes Synchronisés au moins avaient connu des pannes et des incidents majeurs. Les Omnius locaux, désorganisés, détériorés, devenaient fous et coupaient le réseau de liaison. Les Titans soupçonnaient qu’il pouvait s’agir d’une nouvelle forme d’attaque, encore incompréhensible, de l’Armée du Jihad. Agamemnon suivait les événements avec un optimisme empreint de curiosité, attendant tranquillement d’autres agressions contre Omnius. — Je n’ai rien contre n’importe quel moyen susceptible d’affaiblir la domination du suresprit. — Pourtant, il serait bon de comprendre ce qui se passe, remarqua Dante. Nous pourrions peut-être nous en servir pour notre cause. — Et que pensez-vous de cet ennemi nouveau et mystérieux qui m’a attaqué sur Ix et a anéanti une bonne partie de la flotte ? demanda Xerxès. Il y avait une note geignarde dans sa voix artificielle. Il avait retrouvé sa forme de rapace plus ou moins endommagée et était encore sous le coup de la frayeur qu’il avait éprouvée lorsque l’astéroïde artificiel avait surgi. — Même après la destruction du noyau central d’Omnius par les atomiques, nous aurions pu gagner la bataille spatiale, mais ce léviathan a changé le rapport des forces. Je soupçonne qu’il était... contrôlé par un cymek. Je pense même que... (Xerxès ménagea une pause.) Je pense qu’il pouvait s’agir d’Hécate. Les autres émirent des sons incrédules. Beowulf, avide de s’exprimer, protesta. — Hécate est partie depuis des siècles. Elle est sans doute morte d’ennui dans l’espace profond. — C’ÉTAIT UNE IDIOTE ÉGOCENTRIQUE, AJOUTA JUNON. ELLE DÉPLOYA UNE MAIN ARTIFICIELLE À PARTIR DE SON ÉPAULE POUR RÉAJUSTER UNE ARTICULATION. — Pourtant, dit Dante, elle a été la seule d’entre nous à avoir l’intelligence de fuir avant qu’Omnius impose son joug. Hécate est restée indépendante alors que nous avons dû le servir durant tout ce temps. — Il n’y en a plus pour longtemps, dit Beowulf. DES ÉTINCELLES BLEUES DANSAIENT FRÉNÉTIQUEMENT AUTOUR DE SON CONTAINER. DANTE SE MONTRAIT CURIEUX. — Tu as une preuve de ce que tu avances, Xerxès ? Si l’on considère le nombre de néo-cymeks qui ont été créés durant les derniers siècles, pourquoi soupçonnes-tu Hécate plutôt que... n’importe quel autre déviant ? — UN AUTRE DÉVIANT ? RÉPÉTA JUNON, AMUSÉE. — Parce que lorsque j’ai été endommagé et que je suis parti à la dérive, quelqu’un est entré en communication avec moi. La voix était celle d’une femme, simulée je vous l’accorde. Elle utilisait ma fréquence personnelle. Elle me connaissait, elle m’a parlé de Tlaloc et des Titans en les appelant par leur nom véritable. Le général cymek en avait suffisamment entendu. — Tu te concoctes des fantômes pour excuser ton échec. Tu rejettes la faute sur l’Armée du Jihad mais cela ne suffit pas à nous convaincre que tu es responsable de la perte d’Ix. — Pourquoi toujours douter de moi, Agamemnon ? J’ai travaillé depuis mille ans à réparer mon erreur... — Un million d’années ne sauraient te valoir le pardon. Je devrais démanteler tes capteurs et t’expédier au fond de l’espace, aveugle et sourd pour le reste de l’éternité. Hécate te tiendrait peut-être compagnie. Bizarrement, Beowulf s’interposa pour apaiser la situation. — Général Agamemnon, nous ne sommes plus très nombreux. Est-ce bien le moment de nous quereller ? Omnius et le Jihad ne nous suffisent-ils pas comme ennemis ? Je pensais que le célèbre Général Titan aurait réagi plus brillamment. Agamemnon garda un silence hostile. Puis il déclara enfin : — Tu as raison, Beowulf. (Cette assertion surprit ceux qui le connaissaient depuis des éons de temps.) J’aurai largement l’occasion de discuter de mes griefs avec Xerxès quand nous aurons retrouvé toute notre gloire. — Et que j’aurai eu le temps de faire mes preuves, ajouta Xerxès. — En dépit de mes premiers doutes, dit Agamemnon, je dois dire que j’ai reçu des confirmations de diverses sources et je compte les partager avec vous. Xerxès ne se trompe pas : Hécate est apparemment de retour, mais elle se comporte de manière incontrôlable... comme toujours. (Il se tourna vers Beowulf.) Partage tes idées avec nous. Nous autres les Titans, nous discutons depuis des générations de nos plans. Le plus jeune membre de notre groupe doit nous apporter des concepts frais. Écoutons-le. — Général, les néo-cymeks tels que moi peuvent se retourner contre Omnius s’ils pensent que nous pouvons gagner. Nous avons accompli bien plus que ce que nous espérions quand nous n’étions que des servants dans notre corps d’humain. Mais les néos ne peuvent aller plus loin dès lors qu’Omnius les contrôle. Dans un deuxième Temps des Titans, nous pourrions bien devenir les maîtres. — Mais à quel point pouvons-nous leur faire confiance si leur allégeance change aussi facilement ? s’inquiéta Junon. Les néos n’ont jamais été libres. Ils n’étaient jamais que des servants humains que l’on récompensait en en faisant des cymeks. Ils ne doivent leur puissance physique et leur longévité qu’à Omnius, pas à nous. Un pareil salaire appelle en retour une certaine loyauté, non ? La tourelle de la tête d’Agamemnon pivota, ses fibres optiques brillèrent fugacement et il demanda : — Pourquoi ne pas recruter des néo-cymeks à l’extérieur ? Pourquoi ne pas les créer à partir de candidats humains qui nous jureraient allégeance ? Nous sommes peu nombreux mais nous représentons des possibilités infinies. Si je trouve un moyen de garder tout cela secret, nous arriverons à rassembler une force à nous, qui nous sera totalement dévouée, et nous n’aurons plus à nous inquiéter de la trahison. Les Titans tombèrent d’accord et Beowulf relança la discussion sur les moyens dont ils disposaient pour mettre ce plan à exécution. Agamemnon ne leur fit pas part de l’aiguillon du doute qui titillait encore ses pensées. Il n’était pas aussi assuré qu’il le prétendait : il avait été trahi par son propre fils, Vorian Atréides. Alors, comment faire confiance aux autres humains ? Avec la diversification de l’humanité, on aurait pu croire que les religions allaient proliférer. Il n’en fut rien. Il y a presque moins de dieux qu’il y en avait à une certaine époque – mais plus de façons de les vénérer. Iblis Ginjo, Analyses privées. Bouleversée par la perte de la Cogitrice Kwyna et ses paroles terribles, Serena Butler entreprit d’assumer un rôle plus actif en tant que Prêtresse du Jihad. Durant les trois mois où le Grand Patriarche était parti pour Poritrin, elle avait quitté sa retraite de la Cité de l’Introspection pour se promener parmi les siens. Pour la première fois depuis des dizaines d’années, elle commençait vraiment à regarder autour d’elle. Non pas pour sa sécurité mais pour reprendre le contrôle de ce qu’on faisait en son nom. Plutôt que de rédiger des discours pour toucher l’âme de ses fidèles ou visiter les hôpitaux militaires, elle prenait désormais ses décisions personnellement, assumait ses propres risques – en se demandant pourquoi elle n’avait pas toujours agi ainsi. C’est mon Jihad. Elle commençait peu à peu à se sentir revivre. Quand Iblis revint enfin des fêtes de Poritrin, elle avait déjà révisé de nombreuses politiques du Conseil du Jihad. En l’apprenant, le Grand Patriarche fut abasourdi et ne sut comment réagir. Serena restait souriante en lui racontant ses remaniements, mais elle jouait avec les émotions d’Iblis. Elle savait qu’il avait soudain une nouvelle image d’elle, avec ses yeux lavande qui le transperçaient comme jamais auparavant. Peu importait la part de pouvoir qu’il s’était octroyée : Iblis Ginjo était maintenant coincé par ses propres déclarations. Il avait passé des années à lui répéter qu’elle était l’inébranlable initiatrice du Jihad, et il n’avait d’autre choix que de s’accommoder de ses nouvelles prérogatives. Mais il était évident que ça ne lui plaisait pas du tout... Elle participa à ses côtés à une session exceptionnelle du Conseil du Jihad dans une tour à haute sécurité qui avait été édifiée à proximité de l’ancien Hall du Parlement. Des officiers de l’Armée du Jihad étaient présents, en grand uniforme vert et cramoisi, aux côtés des officiels et des consultants militaires et industriels, des représentants planétaires, et de Maître Shar, le manchot qui parlait au nom des mercenaires de Ginaz. Dans un coin de la salle, Serena vit aussi Rekur Van, le marchand tlulaxa qui avait fourni au Jihad les organes de remplacement et les tissus produits par les fermes organiques. Son peuple énigmatique avait bien voulu répondre à l’appel de Serena quand elle l’avait approché et demandé son secours pour les vétérans de IV Anbus. Les Tlulaxa étaient des humains, après tout. Bizarres, certes, mais néanmoins de souche humaine. La veille, Xavier Harkonnen était revenu avec les survivants de la bataille d’Ix, épuisé mais victorieux. Il avait laissé une flotte de surveillance en orbite au large du Monde Synchronisé enfin libre, avec des équipes de secours, des médecins et des ingénieurs chargés de fouiller dans les ruines des cités. La Ligue devait maintenir là-bas une vigilance extrême. Et des renforts de défense étaient nécessaires de toute urgence. Même avec ces réserves, les nouvelles qu’avait apportées Xavier étaient surprenantes et positives : ils avaient vaincu les machines démons. Serena lui avait donné un baiser très chaste sur le front, qui n’avait eu pour effet que de le troubler. Il se tenait à la table du meeting, rigide, l’air décidé et sombre, comme s’il ne croyait pas encore qu’il était en vie. Serena elle-même avait quelque mal à se rappeler le jeune Xavier, l’officier impétueux, avide de faire carrière... L’homme qui avait sauvé Zimia de la destruction en s’opposant aux cymeks... Il y avait de cela vingt-huit ans. Elle était alors une jeune femme amoureuse et optimiste, aveugle aux horreurs et aux responsabilités que l’univers faisait peser sur les êtres... Sur le mur opposé, une image sainte représentait Manion, ceint d’une auréole. Son regard candide semblait refléter tous les yeux des humains ayant existé. En tant que symbole, l’enfant mort avait plus accompli que bien d’autres humains durant leur vie entière. Il était temps d’annoncer l’ordre du jour. Serena avait pris place en bout de table, là où le Grand Patriarche siégeait d’ordinaire, sans lui demander son avis. Il la regardait avec un sourire plein de révérence, mais détournait parfois la tête en fronçant les sourcils. Deux lieutenants de la Jipol étaient installés dans le fond, en tenue banalisée. Serena n’aimait guère la dureté de leur comportement. Iblis Ginjo avait apporté de nombreux changements au fil des ans, imposés par son omniprésente Jipol. Au départ, des éléments du Jihad avaient été portés disparus dans le Massacre d’Honru, suite à une défaillance des services de renseignement. Iblis avait demandé une enquête. Yorek Thurr en avait été chargé. C’était un policier jeune, intelligent et ambitieux. Il avait très vite découvert que des humains déloyaux étaient à l’origine de l’intoxication. À la suite de la création de la Police du Jihad, Yorek Thurr avait rapidement escaladé les échelons jusqu’au commandement grâce à son talent exceptionnel pour détecter les humains qui entretenaient des liens insidieux avec Omnius. Plus tard, les purges répétées avaient imposé un climat de vigilance et de paranoïa dans la population. Dans la Cité de l’Introspection, isolée des affaires du monde, Serena avait eu à peine conscience des changements, et elle s’en voulait à présent. Elle avait voué son cœur et sa détermination à la cause du Jihad, mais elle avait eu la maladresse de semer les graines d’un gouvernement guidé par l’ambition humaine et non par la cruauté des ordinateurs. Et elle avait d’autres sujets de préoccupation. Avant tout, elle n’avait pas eu conscience du coût humain considérable de la guerre, auquel Iblis se référait comme « pertes prévues », ou « taux gérables ». Comme si les morts et les blessés n’étaient que des statistiques. À ses yeux, cela lui semblait plus proche du raisonnement d’une machine que d’un esprit humain. Et elle fit part de ses sentiments à Iblis et à tous ceux qui l’entouraient. Elle se leva pour annoncer l’ordre du jour. Forte, décidée. — Après une longue réflexion et à la suite de mes entretiens avec mes conseillers, j’annonce ce jour une aube nouvelle pour notre Jihad, une lumière au bout de ce long et sombre tunnel qu’était l’existence des humains asservis. Iblis fut décontenancé, mais garda les mains croisées, imperturbable. Des rouages tournaient dans son cerveau. Il devait s’efforcer de précéder les surprises que Serena pouvait encore lui réserver. — Il est temps pour nous de modifier l’objectif de mon Jihad. Notre Grand Patriarche a fait un travail prodigieux en forgeant l’arme de notre Saint Jihad. Mais après avoir fui Omnius, je suis revenue sur Salusa et, durant toutes ces années, je n’ai pas été aussi efficace que j’aurais dû l’être. Des murmures de désapprobation coururent autour de la table, mais elle leva la main. — Je n’aurais jamais dû me cacher après ces quelques tentatives d’assassinat. C’est dans une intention louable qu’Iblis Ginjo a voulu m’isoler. Mais j’ai laissé le fardeau bien trop lourd du pouvoir sur ses seules épaules. (Elle lui adressa un sourire affable.) J’ai été injuste envers lui. Il m’a représentée dans tant de réunions. Désormais, j’entends jouer un rôle plus actif dans les activités au jour le jour de la guerre. Je siégerai à la tête du Conseil du Jihad comme il convient. Iblis a bien mérité un moment de répit après toutes ces activités incessantes. Le Grand Patriarche devint écarlate sous l’effet de la surprise et du mécontentement. — C’EST INUTILE, SERENA. JE SUIS FIER ET DÉCIDÉ À... — Oh, mais vous avez encore beaucoup à faire, cher Iblis. J’entends bien ne pas vous laisser paresser et devenir obèse... Quelques rires se firent entendre, mais ils ne venaient pas des officiers de la Jipol. Rekur Van, quant à lui, semblait intrigué, comme si cette réunion ne correspondait pas du tout à ce qu’il avait prévu. Ses yeux sombres se portèrent sur Iblis et les deux hommes échangèrent un regard inquiet. SERENA SE TOURNA VERS L’IMAGE DE SON FILS. — Mon séjour dans la Cité de l’Introspection n’a pas été entièrement consacré à la relaxation, néanmoins. Après des années de discussions philosophiques avec la Cogitrice Kwyna, j’ai beaucoup appris – et je vais maintenant faire bon usage de mon savoir. Involontairement, elle ferma les yeux un bref instant. Elle était encore sous le coup du suicide de Kwyna. Tant d’expériences et de connaissances irrémédiablement perdues... Mais Kwyna avait fait allusion à d’autres Cogitors, des penseurs isolés qui vivaient dans leurs tours d’ivoire métaphoriques, sans accorder la moindre attention au conflit qui se déchaînait dans la Galaxie. — J’ai décidé que nous allions développer un plan plus avisé pour la poursuite de ce grand Jihad, un plan destiné à nous donner la victoire. Nous devons faire appel à tous les esprits, à toutes les idées pour le bien de la cause de notre Guerre Sainte. Elle lut la réponse de Xavier dans son regard : il était prêt à la suivre dans ses décisions avec ses soldats. Roide dans son uniforme, il attendait la suite. — Les objectifs demeurent les mêmes. Les Omnius doivent être vaincus, et même... à terme... celui que nous retenons prisonnier. Arrakis : les hommes y décelaient un grand danger, et une occasion inespérée. Princesse Irulan, Paul de Dune. Ah, l’argent va rentrer à flots ! songea Aurelius Venport. Malgré tout, il aurait aimé se trouver n’importe où plutôt que sur Arrakis. Il roulait dans un véhicule terrestre primitif qui suivait une piste de caravane. Il s’éloignait du village de grottes où il avait laissé le Naib Dharta. En se retournant, il distingua une éminence rocheuse déchiquetée qui se profilait sur le crépuscule orange. Il ajouta de nouvelles notes sur le bloc posé sur ses genoux. Il savait qu’il devrait séjourner ici durant deux mois au moins pendant que Tuk Keedair se trouvait sur Poritrin avec Norma. Elle lui manquait. Sous le soleil violent qui pénétrait par les baies de cristoplass, le compartiment était torride. Aurelius se demanda si le système de climatisation n’était pas tombé en panne. Il renifla l’air aigre en observant avec inquiétude la fine poussière brune qui semblait filtrer par les craquelures de la carrosserie comme un être vivant et malveillant. Pourquoi ne trouve-t-on pas l’épice sur d’autres planètes ? Uniquement ici ? En compagnie de Dharta, il avait visité dans la journée les camps de moissonnage, y compris celui qui avait été récemment la cible d’un rezzou. Il avait été choqué par ce vandalisme, par la destruction du matériel et la perte de toute une récolte. L’un des lieutenants du Naib lui avait raconté comment il avait échappé de peu à la mort lors d’un rezzou des bandits du désert. Depuis, il propageait des récits fantaisistes sur les hors- la-loi qu’il décrivait comme des humains supérieurs. Depuis des années, Dharta évitait de répondre aux questions, mais Aurelius et Keedair s’étaient attendus à ce genre de problème. Confronté à ces interruptions fréquentes de livraison d’épice, le Naib ne pouvait plus longtemps nier. Sur les lieux, Aurelius avait pris conscience des dommages que les hors-la-loi faisaient subir aux Zensunni. Deux heures auparavant, dans les restes d’un camp ravagé, il avait interpellé le chef. — Il faut que les choses s’arrangent, et vite. Vous comprenez ? L’homme du désert avait gardé une expression de pierre tout en répondant : — Je comprends, Aurelius Venport. Mais pas vous. Ce problème, c’est à mon peuple de le résoudre. Vous ne pouvez pas venir ici comme ça et nous dire comment régler nos affaires. — Je vous paie largement. Il s’agit d’affaires et non de mesquines querelles tribales. Il se demanda si l’un de ses concurrents ne pouvait être responsable du sabotage. Mais de quelle façon ses adversaires auraient-ils pu savoir comment venir ici ? Il avait remarqué alors les regards farouches et menaçants de certains Zensunni. Et les deux gardes du corps qu’il avait engagés s’étaient mis en position de défense quand l’homme du désert avait arraché le voile de son visage pour le jeter avec mépris sur le sable – car c’était un cadeau de Tuk Keedair. Il suffisait à Dharta d’un geste ou d’un cri pour rassembler ses hommes et écraser Aurelius et ses gardes. Pourtant, il ne montrait pas sa crainte. Il gardait un ton ferme, mais avec des façons courtoises. — Naib Dharta, j’ai beaucoup investi dans cette opération et je refuse de perdre des bénéfices à cause de vandales qui échappent à votre contrôle. Vos dépenses ont considérablement augmenté ces dernières années et vos livraisons sont en dessous de la marge promise. Un homme d’honneur doit respecter ses contrats. — Mais je suis un homme d’honneur ! protesta le Naib. Qu’est-ce que vous voulez dire ? AURELIUS MÉNAGEA UNE PAUSE AVANT DE RÉPONDRE : — Alors, nous ne devrions plus avoir d’autre discussion à ce sujet. Il faisait bonne figure, mais son pouls s’était accéléré. Ces gens du désert étaient durs et il venait d’affronter leur leader à armes égales. Ils ne comprenaient que ça et les bénéfices garantis : c’était leur seul et unique langage. Il avait vu le Naib Dharta devenir de plus en plus dépendant des produits hors-monde et ses Zensunni moins durs que lors de leur première rencontre. Le changement avait été tellement marquant, en fait, qu’il doutait que tous ces villageois zensunni retournent à leur condition précaire dans le désert, celle qu’ils avaient endurée avant le commerce de l’épice. Et Aurelius avait ressenti le besoin soudain de s’éloigner de l’ambiance menaçante du village de la falaise, il avait fait signe à ses gardes du corps et embarqué très vite dans le véhicule terrestre. Mais il était encore sous l’effet de l’inquiétude et se retournait pour voir si des Zensunni ne le suivaient pas avec une escouade d’assassins des sables... La route, au seuil des falaises mortes, était cahotante. Le conducteur indigène était installé en haut du véhicule, dans un habitacle étroit et poussiéreux en compagnie de deux gardes. Parfois, la piste se perdait dans le sable, mais il retrouvait toujours ses traces, instinctivement. Ils sinuèrent entre des dunes denses et douces à la fois et Aurelius découvrit un bourg dans le lointain. Il se détendit enfin, regarda son bloc et se concentra sur les estimations numériques en se grattant la tête. Quand Norma lui avait donné l’estimation des fonds qui lui seraient nécessaires pour développer le prototype du vaisseau géant, Aurelius avait gonflé le budget par prudence avant de demander aux comptables de VenKee de lui fournir des estimations détaillées avec la décomposition des coûts. Sachant que Norma ne s’en apercevrait pas, il avait créé des catégories de frais additionnels fondées sur son expérience personnelle en affaires. Keedair serait chargé de contrôler les dépenses depuis Poritrin. Dans le vaste schéma des Entreprises VenKee, le projet de Norma n’avait guère entamé les revenus, même si les concessions accordées au Seigneur Bludd lui avaient coûté les revenus des brilleurs. Norma n’avait besoin que de locaux de recherche isolés, d’un groupe d’esclaves raisonnablement rémunérés, auxquels s’ajoutaient ses frais au quotidien ainsi qu’un vieux vaisseau spatial. Mais Aurelius se souciait peu des dépenses : il s’était juré d’apporter à Norma les fonds nécessaires pour qu’elle parvienne à son but. Il obéissait surtout à son cœur. Le véhicule tressauta en franchissant une ornière, et le bloc d’Aurelius tomba. Il le récupéra et l’épousseta, irrité. Il haïssait cette planète désolée, sablonneuse et sale, mais il y était coincé pour un certain temps... Ses pensées vagabondaient... Dans la nuit qui avait précédé son départ de Poritrin pour un exil de plus d’une année, il était allé voir Norma. Il voulait lui dire au revoir... et aussi lui parler de diverses choses. Cette idée l’avait lui-même surpris, mais, en dépit de son incrédulité, il savait qu’il allait dans le bon sens. Loin en contrebas, l’affluent de l’Isana dévalait le canyon avant de rejoindre le grand fleuve paresseux. Le grand bâtiment était bien éclairé, à l’extérieur comme à l’intérieur, et des brilleurs soulignaient les quatre angles, cernés par les reptiles du coin qui se régalaient des insectes nocturnes. Lorsque Keedair avait posé le vaisseau dans le hangar, les équipes de construction avaient achevé le plus gros du travail. On avait construit les logements des esclaves, meublés, avec des réserves alimentaires, des cuisines et des chambres, et les premiers groupes étaient déjà arrivés de Starda. La machinerie lourde avait suivi, avec les bancs de fabrication et de soudure, ainsi que l’outillage le plus sophistiqué sur lequel Aurelius avait pu mettre la main. Le gros cargo bulbeux reposait sur son berceau d’amarrage, soutenu par des stabilisateurs. Aurelius avait l’impression de contempler un patient inerte qui attendait le chirurgien. Mais Norma serait plus : une faiseuse de miracles. Norma, si douce et décidée. Il la connaissait depuis son enfance. Comment avait-il pu être à ce point aveugle ? C’est par une nuit douce, sous le clair de lune, qu’il s’était approché du hangar. Norma s’était installée dans l’un des trois grands bureaux des administrateurs de l’ancienne mine. Il avait veillé personnellement à ce qu’elle dispose d’un appartement confortable dans l’une des demeures extérieures, mais elle n’y passait guère de temps. Elle avait toujours été obsédée par son travail, maintenant plus que jamais, puisqu’elle allait réaliser ses rêves personnels au lieu de suivre Tio Holtzman. Aurelius avait beaucoup investi dans ce projet, sentimentalement et financièrement, mais il savait qu’il lui faudrait sans doute plus d’une année avant qu’elle soit prête à essayer le vaisseau qui devait franchir l’espace plissé. Mais qu’était donc une année, si l’on considérait le concept dans son ensemble ? Pourtant, Aurelius supportait mal l’idée d’être aussi longtemps éloigné d’elle. Il avait apporté un bouquet de roses fraîches des jardins privés du Seigneur Bludd, même s’il savait que Norma se souciait peu de ce genre d’attention. Il ne voyait pas vraiment pourquoi il était là... mais il était certain qu’il faisait ce qu’il devait faire. Comme toujours, la salle des calculs brillait de tous ses feux. Il était tard, mais Norma était plongée dans ses équations, ses suppositions, ses idées fulgurantes. Il secoua la tête avec tristesse, puis s’efforça de sourire. Ce n’était jamais le moment de parler à Norma. Parfois, elle restait des jours sans dormir et elle ne s’alimentait que pour rester consciente. IL NE S’ATTENDAIT PAS À CE QU’ELLE CHANGE. Il devait absolument lui faire part de ses sentiments. Il supposait que ce serait un choc pour elle, comme ça l’avait été pour lui. Il l’acceptait comme ça, il aimait sa petite taille et ses traits ingrats. En fait, il ne la considérait pas vraiment comme une femme. Pourquoi n’avait-il pas su la voir avant ? Des années durant, il avait été l’amant étalon de la splendide Sorcière en Chef de Rossak, son homme de compagnie, en fait. Qu’en restait-il ? La beauté de Zufa ne se reflétait pas dans son cœur, alors que Norma avait sa beauté en elle. Il frappa solennellement à la porte, tout en répétant ce qu’il voulait dire. Il ne s’était pas vraiment attendu à ce qu’elle se précipite pour ouvrir, aussi il poussa le battant en entra doucement, l’estomac noué, comme s’il était redevenu un adolescent ! Norma était assise dans un siège flottant ajustable. Le mobilier courant n’était pas à sa taille et Aurelius s’émerveillait constamment de la voir travailler sans se plaindre dans un univers conçu pour les personnes de taille normale. Peu importait, puisque son intellect était plus développé que la normale. Il avait pris conscience qu’il existait bien des raisons pour qu’il la considère comme plus qu’une amie. Très longtemps, c’avait été comme une sorte d’amour incestueux, mais il ne savait pas quand cela avait changé, au niveau du subconscient. Oui, il avait dix ans de plus qu’elle et il avait été le partenaire sexuel de sa mère. Mais dix ans, était-ce vraiment une différence très importante ? Tout d’abord, plongée dans ses calculs comme d’habitude, Norma ne parut pas s’apercevoir de sa présence. Un instant, il resta près d’elle avec son bouquet en l’observant. Les roses répandaient leur parfum dans la pièce. Il avait attaché les tiges avec une gemme soo de Buzzell, celle-là même qu’il avait voulu offrir à la mère de Norma. Mais Zufa avait rejeté cette précieuse pierre dont on disait qu’elle avait le pouvoir d’affiner les pensées, de vivifier l’esprit. La Sorcière de Rossak n’avait pas besoin de tels adjuvants. D’un autre côté, il doutait que Norma apprécie vraiment toute démarche venue du cœur. Mais elle comprendrait la valeur de la pierre, et aussi des roses. S’IL ARRIVAIT À CAPTER SON ATTENTION. Pour l’instant, ignorant sa présence, elle griffonnait des équations sur une longue feuille avant d’y ajouter frénétiquement des corrections. IL RÉUSSIT ENFIN À ARTICULER : — Je vous aime, Norma Cenva. Épousez-moi. Je le désire vraiment. Elle continuait comme si elle ne possédait plus que le sens de la vision. Elle était si belle dans sa transe mathématique transcendantale... Hypnotisée. Aurelius soupira et s’avança dans la pièce sans quitter Norma du regard. Elle se réveilla enfin et se tourna vers lui en battant des cils. — AURELIUS ! ROUGE D’ÉMOTION, IL RASSEMBLA SON COURAGE. — J’ai une question importante à te poser. J’ai attendu le moment propice. Il lui présenta le bouquet de roses et elle le prit, respira leur parfum et regarda chaque fleur tour à tour comme si elle n’en avait jamais vu. Elle admira la pierre de soo comme si elle analysait tout l’univers dans ses reflets. Puis elle leva vers Aurelius ses grands yeux bruns, intriguée. — Je veux que tu sois ma femme. Je t’aime tellement. C’était évident depuis longtemps, je pense, même si je n’en avais pas conscience. Il fallut un moment à Norma pour comprendre ce qu’il venait de dire. Son regard était incrédule, pourtant il y avait des larmes dans ses yeux. — Mais... Aurelius... Je n’ai jamais songé à toutes ces choses. L’amour... le sexe. Je n’ai aucune expérience. Je n’ai jamais eu l’occasion... (Elle chercha ses mots.) Ce sont des concepts qui me sont complètement étrangers. — Essaie d’y penser maintenant. Tu es plus intelligente que toutes les personnes que j’ai pu rencontrer. Tu vas trouver la meilleure solution. Je te fais confiance. IL AVAIT UN SOURIRE LUMINEUX ET ELLE S’EMPOURPRA. — C’est... c’est absolument inattendu. Jamais je n’aurais imaginé... — Norma, je m’en vais demain. Je ne pouvais attendre. Il fallait que je te demande. Elle l’avait toujours considéré comme un ami, un soutien, une sorte de grand frère protecteur. Jamais elle n’avait imaginé qu’ils puissent entretenir un amour profond. Ce n’était pas qu’elle ne l’eût jamais souhaité, mais elle ne l’avait jamais imaginé. Maintenant, elle examinait ses mains minuscules, ses doigts courts, et elle demanda : — Je ne suis pas une femme attirante, Aurelius. Pourquoi vouloir m’épouser ? — JE VIENS DE TE LE DIRE. Elle évitait son regard. Cette nouvelle information était difficile à traiter, et ses pensées tourbillonnaient. Elle était très troublée et elle avait perdu ses calculs quelque part dans son esprit. — J’ai... tant de choses à faire, que ça ne serait pas juste pour toi. Je ne peux me permettre de... diversions. — LE MARIAGE IMPLIQUE DES SACRIFICES. — Un mariage fondé sur des sacrifices ne peut conduire qu’à la rancune, dit-elle en affrontant son regard avec un air têtu. Ne nous précipitons pas. Il faut envisager toutes les implications. — Norma, fais-moi confiance, il ne s’agit pas d’une expérience dont nous pouvons contrôler chaque facteur par avance. Moi aussi j’ai beaucoup à faire. Je sais ce que ton travail représente pour toi. Les obligations de VenKee vont nous séparer durant de longues périodes, et tu auras le temps de travailler sans que je t’importune. Réfléchis à tout ça logiquement au moins, mais laisse ton cœur décider. Elle lui sourit alors, soudain plus éveillée, et jeta un regard sur le calendrier accroché au bout de la table. — MAIS OUI, TU VAS PARTIR POUR ARRAKIS ? — Tu auras le temps de réfléchir. Nous avons attendu depuis des années et je pense que nous pouvons attendre encore un peu. Quand tu auras réfléchi à ma proposition, je saurai que tu lui auras accordé toute ton attention. (Il détacha la pierre de soo et la lui tendit.) Pour l’heure, tu veux bien accepter ce présent ? Juste un petit colifichet pour sceller notre amitié ? — Bien sûr. (Les petits doigts de Norma effleurèrent la gemme précieuse et elle dit avec un sourire triste :) Tu vois ? Tu as déjà créé une diversion, même si elle est séduisante. Aurelius, j’ai été absorbée au point de ne pas deviner tes sentiments ? — Oui, dit-il avec un sourire. Et je te promets que je n’aurai pas changé quand je serai de retour. Loin de Poritrin, loin de Norma et bien des mois plus tard, Aurelius se retrouvait dans un planeur d’exploration en compagnie de gardes mercenaires. Il n’avait pas désiré la compagnie du Naib Dharta pour cette expédition. Son regard se perdait dans le paysage monotone du désert. Avec sa vieille expérience, il pensait en termes de contrôle de coûts. Il se demandait toujours comment il pouvait contourner les intermédiaires dans ses opérations diversifiées. L’accès direct était la clé du profit, qu’il s’agisse de produits pharmaceutiques, de brilleurs ou de l’épice. Jusqu’alors, les Zensunni avaient voulu prendre les risques et revendiqué leur expérience ancienne d’Arrakis. Aurelius et Keedair avaient évité d’installer leurs propres exploitations de moissonnage d’épice. Mais si les Entreprises VenKee embauchaient des travailleurs pour les sites de récolte, sans tenir compte du Naib Dharta et de tous les problèmes qu’il représentait ?... Le planeur trembla dans une turbulence et, dans le compartiment voisin, les mercenaires injurièrent le pilote qu’Aurelius avait recruté au spatioport d’Arrakis Ville, mais il ne leur prêta pas attention. Gueye d’Pardu état un hors-monde qui avait immigré sur Arrakis dans sa jeunesse et décidé d’être guide sur la planète des sables. Il n’avait guère trouvé d’emplois et il avait promis à Aurelius de le conduire dans de beaux territoires exotiques riches en « sables d’épice ». A l’horizon, la poussière obscurcissait le soleil du matin et aucune couleur ne filtrait dans les dunes. La voix du pilote résonna dans le compartiment passager entre deux salves de parasites statiques. — Il y a une tempête du matin, là-bas, devant nous. Les satellites météo signalent qu’elle se déplace vers le Tanzerouft et tout devrait bien se passer. Mais il faut quand même garder un œil sur elle. — C’EST QUOI LE TANZEROUFT ? DEMANDA AURELIUS. — Le désert profond. Une région extrêmement dangereuse. Ils volèrent encore une demi-heure. Puis le planeur suivit la paroi d’une falaise avant de mettre le cap sur le soleil écarlate au-dessus des étendues arides. Au village, Aurelius avait entendu des indigènes parler d’Arrakis comme d’un être vivant doté d’un esprit personnel. Amusé, il avait rejeté ces racontars d’un geste impératif, mais à présent, en survolant les dunes, il en venait à se demander s’il n’y avait pas un peu de vrai dans les légendes locales. Il éprouvait un sentiment particulier, insolite, comme si quelqu’un l’épiait. Lui et ses quelques hommes étaient isolés, vulnérables... Le paysage fauve changeait, des tourbillons de brun sombre et d’ocre apparaissaient. — LES SABLES D’ÉPICE, COMMENTA D’PARDU. Avec ses bajoues et sa peau douce, le guide semblait déplacé sur ce monde où la plupart des gens étaient desséchés, la peau tannée. — On dirait que le sol a été remué, remarqua Aurelius. C’est le vent, je présume ? — Dans le désert, présumer de quoi que ce soit n’est pas sage. Aurelius aperçut une forme sinueuse qui évoluait avec aisance entre les dunes. Il lui semblait que le sable bougeait, qu’il se réveillait d’un sommeil millénaire. Il frissonna. — C’est quoi cela ? Des dieux... des vers des sables ? Il se pencha tout contre la baie, fasciné. Il avait entendu parler des bêtes géantes qui causaient des ravages dans les équipes de moissonneurs au même titre que les rezzous des hors-la-loi. Mais jamais encore il ne les avait vues. LE GUIDE PLISSA LE FRONT, L’AIR GRAVE. — LE DÉMON DU DÉSERT, DIT-IL. La créature grisâtre ondulait dans le sable, cambrant ses anneaux à une vitesse étonnante, égale à celle du planeur. — Regardez son dos ! s’exclama l’un des gardes. Vous voyez ? Des gens ! Il y a des gens sur son dos ! Des gens du désert qui le chevauchent ! — IMPOSSIBLE, FIT D’PARDU L’AIR HAUTAIN. Mais quand il regarda en bas, il ne dit pas un mot de plus. La poussière les avala, estompant la vue, mais Aurelius avait le sentiment qu’il distinguait encore, très vaguement, de petites silhouettes, des formes humaines sur le dos du monstre. Impensable. Nul ne pouvait domestiquer ce genre de Léviathan. D’PARDU CRIA : — Nous ferions bien de nous éloigner. J’ai une mauvaise impression. LES VENTS COMMENÇAIENT À SECOUER LEUR AÉRONEF. AURELIUS ÉTAIT D’ACCORD. — SORTEZ-NOUS DE LÀ ! Le planeur bascula et prit la route du retour. La tempête s’acharnait comme si elle était l’émanation de la colère du ciel et du désert, comme s’ils avaient pénétré dans une région interdite. Les gardes se mirent à bavarder fébrilement à propos de ce qu’ils avaient vu. Ce soir, se dit Aurelius, dans les bars d’Arrakis Ville, ils feront rire à leurs dépens. Mais il avait vu de ses yeux, lui aussi. Si les promesses de bénéfices avec le Mélange n’avaient pas été aussi prodigieuses, jamais il ne se serait risqué dans ce genre d’endroit pour faire des affaires. Comment commercer avec des gens qui survivaient dans ce monde oublié des dieux ? Ils montent sur ces vers effroyables ! Rien n’est jamais tel qu’il apparaît. Avec des équations appropriées, je peux le prouver. Norma Cenva, Philosophies mathématiques. Maintenant qu’il ne l’avait plus à la traîne et qu’elle ne travaillait plus pour lui, Tio Holtzman ne s’étonnait guère que Norma Cenva n’attire plus l’attention du public. Depuis plus d’un an, il n’avait guère pensé à elle, en fait depuis qu’Aurelius Venport avait négocié la fin de sa collaboration avec lui. Il sourit à cette idée. Un redoutable homme d’affaires, ça on peut le dire. Qu’est-ce que Venport avait bien pu avoir en tête ?... Norma avait des dons mathématiques et scientifiques incomparables, mais elle ne savait pas voir le potentiel de ses découvertes personnelles. Le génie pur n’était qu’une part de l’équation – encore fallait-il savoir quoi faire d’une percée significative. Et c’était là que Norma avait toujours achoppé. Mais elle était seule à présent et il était débarrassé d’un fardeau financier, même si les reversements de VenKee sur les revenus des brilleurs compensaient des milliers de fois la prise en charge de Norma. Comment pouvaient-ils être tous aussi naïfs ? Venport avait proposé au Seigneur Bludd une somme plus que généreuse pour les services d’un groupe d’esclaves « techniquement fiables », qui travailleraient dans les nouveaux locaux de Norma – quelque part en amont de l’Isana – et le Savant avait été trop heureux de lui céder tout un groupe de Zensunni et de Zenchiites semeurs de troubles. Après la fermeture des chantiers de construction, Holtzman n’avait su que faire de tous les travailleurs... jusqu’à ce qu’un esclave mécontent ait eu l’audace d’affronter le Seigneur Bludd en face. Le noble personnage avait tancé Holtzman en lui reprochant de ne pas se montrer assez ferme avec ses ouvriers. Il était débarrassé de Norma et de ses mauvais éléments, et tous ses problèmes se trouvaient résolus. En un sens, il était déçu que la naine douée l’ait quitté. Durant ces premières années d’apprentissage sur Poritrin, ils avaient formé une bonne équipe et il avait tiré profit de son assistance, de son intelligence, de sa jeunesse. Mais elle avait constamment voulu travailler pour elle, sans savoir comment décrocher d’un développement mathématique aussi coûteux que stérile, qui ne conduisait à rien. Il voulait qu’elle sache qu’il ne lui gardait pas rancune. Depuis quelques années, il lui avait adressé des invitations à des réceptions officielles, mais elle s’était toujours excusée, prétextant d’être « trop occupée ». Cette petite femme, se disait le Savant, n’avait jamais compris ce qu’on pouvait tirer des relations et des connexions politiques. C’était tellement plus efficace que la recherche. Par chance, ses nouveaux assistants étaient impatients de laisser une trace dans l’histoire de la science, et il comptait sur eux pour conforter sa position. Quand on l’interrogeait en public, Holtzman répondait invariablement que Norma Cenva avait été une excellente collaboratrice, une assistante brillante qui avait souvent eu des intuitions pointues. Sa modestie et sa générosité apportaient un peu plus encore à son aura. Le temps passant, l’illustre Savant pensait de moins en moins à Norma Cenva. Norma était parfaitement heureuse dans sa solitude, loin des feux de la rampe. Elle travaillait avec acharnement à son projet, jour après jour. Les moteurs issus de l’Effet Holtzman existeraient bientôt. Elle n’avait jamais compris les manigances dont elle était entourée, mais elle ne leur accordait aucune importance. Les Entreprises VenKee la subventionnaient, elle avait ses assistants esclaves et elle était protégée par la force de sécurité que Tuk Keedair avait recrutée sur d’autres mondes. Nul n’avait la moindre raison de s’intéresser à ses recherches et, seule dans son labo, elle était à l’abri des regards de convoitise. Mais le Tlulaxa était plus préoccupé par sa sécurité qu’elle ne l’avait jamais été. Tout d’abord, Keedair avait proposé l’installation d’un holosystème très élaboré capable de brouiller la vue que l’on pouvait avoir des bâtiments d’en bas et des grottes asséchées. Mais avec la construction du nouveau site, toutes les équipes de fabrication et la circulation incessante de matériaux et d’approvisionnement, il était difficile de penser que le chantier du nouveau complexe de recherche était passé inaperçu. Keedair se reposait donc sur ses gardes pour intimider les intrus. Mais ils semblaient s’ennuyer fermement en faisant sans cesse la ronde autour du hangar et des dépendances. Norma était sur le point d’aboutir. Elle espérait que le vaisseau prototype qui devait s’aventurer dans l’espace plissé serait prêt quand Aurelius reviendrait d’Arrakis. Il lui arrivait de sourire quand elle songeait à cet homme si particulier qui lui manquait beaucoup. Elle était encore surprise et ravie en pensant au bouquet de roses qu’il lui avait offert avant son départ. Il avait été si embarrassé en lui posant la question qui l’avait amené ce soir-là. Il avait paru aussi étonné qu’elle. Elle se disait que dès qu’elle aurait réalisé son rêve, cette idée qui la hantait depuis le début du Jihad, elle pourrait lui donner une réponse. Elle l’aimait de tout son cœur mais n’en avait jamais eu conscience. Sa vie entière, elle avait repoussé ses émotions. Mais quand Aurelius serait de retour, elle savait que les choses deviendraient différentes. AVANT TOUT... L’objet principal de son travail, le vieux cargo ventru, était en cale sèche. Antique, lent, il n’avait plus aucune valeur face aux vaisseaux marchands plus récents. Mais il représentait l’idéal pour Norma. Dans le fracas des outils, elle s’avança sur la plateforme qui dominait la coque. En prenant mentalement quelques notes, elle supervisa une équipe d’ouvriers zensunni lancée dans les modifications techniques qu’elle avait transmises le jour même. Ils s’agitaient autour du vaisseau autant qu’à l’intérieur, à grands cris, en brandissant leurs outils dans un tapage assourdissant. La poupe du cargo avait été ouverte et les vieux moteurs avaient été débarqués. Le volume dégagé avait été reconfiguré pour les nouveaux composants. Tout se passait parfaitement. Après tant d’années, elle était un peu étourdie en entrevoyant l’issue finale. AURELIUS SERAIT FIER D’ELLE. Norma avait fondé son plan de l’espace plissé à partir de formules mathématiques concises et de lois de physique irréfutables. Ces concepts étaient la base d’un développement plus vaste, plus complexe et quasiment éthéré qui ne pouvait être couché sur le papier ni perçu dans son ensemble. Pas encore, du moins. Il était en gestation dans son esprit. Chaque jour, elle revenait sur ses idées, ses calculs, et elle restait souvent tard dans la nuit pour tout modifier, installer un nouveau panneau modulaire, un répartiteur magnétique ou encore un quart prismatique d’Hagal. Tel un chef cuisinier, elle ajoutait des éléments qui lui venaient à l’esprit, guidée par une prescience issue de ses théories. Ses courants de pensée l’inspiraient à une échelle aussi variable que vaste, comme si elle était sous une inspiration divine. Le Savant Holtzman rirait de moi si je suggérais une chose pareille ! Pourtant, en voyant les moteurs prendre forme, elle se sentait excitée, heureuse. Tant de choses dépendaient de cette avancée technologique, autant pour elle que pour les Entreprises VenKee. Et l’humanité tout entière. Car la technologie qu’elle avait développée dépassait la défaite des machines pensantes, elle se propagerait durant des siècles. Les moteurs d’espace plissé allaient changer radicalement l’avenir de la race humaine, refaçonner l’avenir. Dans son imagination, les conséquences se succédaient en cascade et elle devait étendre les capacités de son esprit pour les entrevoir. À certains moments, elle sentait qu’elle poussait les capacités de son cerveau jusqu’à des extrêmes à peine supportables. Et elle craignait de sombrer dans la folie. Mais si elle parvenait à surmonter les défis technologiques de cette aventure, elle et ses successeurs seraient capables de voyager entre les systèmes stellaires à des vitesses exponentielles par rapport aux moyens contemporains. Les vaisseaux franchiraient l’espace plissé comme des éclairs, tous les mondes seraient plus proches, les systèmes inconnus abordables, les gouffres galactiques franchissables. La cartographie du cosmos en serait changée, et les univers îles rapprochés. Ce serait aussi une victoire immense pour l’Armée du Jihad, qui aurait des routes ouvertes jusqu’au cœur de l’ennemi. Et Norma espérait que cela contribuerait à une victoire rapide. Avant tout, Aurelius aurait sécurisé des marchés qu’il n’aurait jamais pensé possibles. Norma brûlait de le retrouver, de discuter de tout ça avec lui, et de bien d’autres choses. Gardez chacun de vos souffles, car ils portent la chaleur et l’humidité de votre vie. Admonestation zensunni aux enfants. À l’abri du surplomb de la grotte, Selim contemplait avec fierté ses partisans endurcis. Puis il revint à Marha avec une expression de ferveur amoureuse. Elle était belle, déterminée, forte, à la fois pleine d’exubérance et de logique. Depuis deux ans qu’elle appartenait à la tribu, elle s’était révélée indispensable. — Arrakis est à nous parce que nous l’avons prise. Nous avons appris à survivre dans des conditions très dures, les plus hostiles qui soient, sans dépendre des étrangers ni du commerce avec les intrus hors-monde. Selim prit la main ferme de Marha dans la sienne, l’aida à se lever et ils se tinrent face à face, leurs yeux du bleu de l’ibad rivés par l’amour. — Marha, tu as prouvé que tu étais un membre précieux de notre bande, mais aujourd’hui, c’est avec joie que je t’accepte pour femme – si tel est ton désir. Une semaine auparavant, elle était venue trouver Selim à l’aube, à l’heure où, seul, il contemplait la mer de dunes dans la clarté de l’aube. En jetant à ses pieds un collier d’offrandes, elle avait brisé le silence cristallin. Il y avait des centaines de présents sur ce collier. Tous provenaient des femmes qui travaillaient sur les champs d’épice. Il y en avait tellement plus que tous ceux que le Naib Dharta avait soustraits à son peuple lors de ses épousailles ! Il savait le courage qu’il avait fallu à Marha pour imaginer comme époux ce guerrier légendaire, et il répondit en souriant : — Comment pourrais-je refuser une telle proposition ? Elle répondit à son sourire, radieuse, et rougit. La cicatrice en croissant de lune au-dessus de son œil gauche apparut d’autant plus pâle. — Depuis que j’écoutais, émerveillée, les histoires qu’on chuchotait sur le grand Chevaucheur, j’ai rêvé de ce moment. Oui, Selim, je te désire pour mari. Pendant que Selim prononçait son serment, Jafar, son lieutenant, revêtit son distille et s’avança seul dans le désert, sous le regard des autres. Il choisit avec soin sa position et commença à frapper en cadence sur son tambour. Tous guettèrent. Selim, à présent, était vigilant, silencieux. Certain qu’il avait été entendu d’un ver, quelque part dans les dunes, Jafar reprit son tambour et se mit à courir. Ses longues jambes le portèrent très vite vers les crêtes et, loin dans l’océan ocre et brun, le sable se mit à onduler en vaguelettes sombres, révélant l’approche de la bête colossale. Haletant, il atteignit un abri rocheux mais, au lieu de s’y réfugier, il s’arrêta sur la berge de sable et se mit à cogner sur la pierre avec un lourd marteau. Le ver géant se réorienta, attiré par ces nouvelles vibrations. Mais il n’osait pas s’approcher de la barrière minérale qui était implantée loin dans le sol, comme un iceberg. Finalement, il choisit de surgir en surface, la gueule béante, ses crocs de cristal scintillants, dans un geyser de poussière et de sable, un grondement pareil à celui d’une tempête dans le désert profond. SELIM, ALORS, CRIA À PLEINS POUMONS : — Shai-Hulud, écoute-moi ! Je t’ai appelé pour témoigner ! (Il attira Marha contre lui.) Je réclame cette femme en tant qu’épouse, et elle m’accepte... Désormais, nous sommes mariés devant tes yeux. Qu’il n’y ait aucun doute. La tribu exprima sa joie dans un déferlement de cris assourdissants. Le ver géant s’érigea un peu plus haut, en une sorte de bénédiction, puis replongea vers les abysses du désert dans un jaillissement jaunâtre et gris de sable et d’épice. Cette nuit-là, les bandits de Selim firent bombance avec du miel et d’autres confiseries exotiques dérobées sur les caravanes qui revenaient d’Arrakis Ville. Ils consommaient des quantités généreuses de Mélange dans leurs fêtes, jusqu’à ce que leurs pensées dérivent et que leurs regards pénètrent dans des visions nouvelles, floues et belles. Ils étaient tous unis et communiaient dans la poussière rouge rejetée par les vers géants qui était l’essence même de Shai-Hulud. Alors, leurs inhibitions éteintes, les hommes et les femmes de la tribu se trouvaient de nouveaux amants dans les couloirs ténébreux. Ils s’immergeaient dans le plaisir et l’épice. Sachant qu’après cette nuit ils retourneraient à leur mission. Avec Marha, Selim s’aventurait sur les pistes du Mélange, franchissait des portes ouvertes sur l’avenir. Il était conscient de sa proximité mentale, de son esprit étincelant, de son cœur brûlant qui lui étaient devenus indispensables. Mais en ce jour particulier, Selim devrait voyager seul. Au fond de la caverne, des runes mystérieuses avaient été inscrites dans le passé par des explorateurs oubliés. Nul ne savait les déchiffrer, mais Selim avait fait ses propres interprétations et ses adeptes ne les mettaient pas en question. Sous l’effet du Mélange, Selim voyait bien des choses qui étaient invisibles dans le monde réel. Pour la première fois, il discernait l’ensemble du défi qu’il devait affronter, l’immensité de temps dans laquelle la bataille épique se déroulerait. Il vit qu’il ne s’agissait pas simplement d’un combat entre lui et le Naib Dharta, ni d’un conflit singulier qu’il pourrait résoudre avant le terme de sa vie. Tout était déjà allé trop loin. La tentation et la dépendance de l’épice avaient franchi un seuil et aucun homme ne pourrait revenir en arrière. Le temps d’une vie se suffirait pas. Selim devait être certain que sa mission se prolongerait au-delà de sa mort. Shai-Hulud lui montrerait la voie le moment venu. Il se réveilla. Le corps chaud et nu de Marha contre le sien, entre ses bras, comme si jusque dans ses rêves elle redoutait de le voir partir. Elle frémit dans la pénombre. Il lut sur son visage qui s’éveillait de la curiosité, du plaisir. Elle détaillait chacun de ses traits. — Selim, mon amour, mon mari... J’ai enfin appris à te regarder tel que tu es, un homme, un être humain. Au début, je t’aimais comme une idée, un héros, l’image du hors-la-loi qui voit l’avenir distinctement, qui ne peut se détourner de sa mission. Mais tu es plus que ça... tu es un simple mortel avec un cœur. Pour moi, c’est plus important encore qu’une légende. IL L’EMBRASSA TENDREMENT. — Ainsi donc, toi seule connais vraiment mes secrets. Et toi seule peux les partager avec moi, et me rendre fort pour accomplir tout ce que je dois faire. Il caressa lentement ses longs cheveux noirs. Après tant d’années, le mythe et la réalité avaient enfin fusionné pour devenir une seule et même entité. Elle paraissait lire dans ses pensées, le comprendre avant même qu’il balbutie ses paroles prudentes. — Tu as eu une autre vision, mon amour ? Qu’est- ce qui t’assombrit ainsi ? IL HOCHA LA TÊTE. — La nuit dernière, après que nous avons absorbé toute cette quantité d’épice, d’autres rêves se sont ouverts à moi. Marha s’assit avec une expression intense. L’épouse se changeait en une adepte fervente prête à entendre de nouvelles instructions. — Nous avons pillé les caravanes du Naib Dharta et mis en péril son commerce du Mélange, mais je ne suis pas encore parvenu à rejeter les hors-monde d’Arrakis. Et le trafic de l’épice augmente d’année en année. Ce n’est pas étonnant que Shai-Hulud soit déçu : il m’a confié une quête et j’ai échoué jusque-là. — Le Vieil Homme du Désert a foi en toi, Selim. Pourquoi donc t’aurait-il confié une tâche impossible ? (Marha se redressa et Selim quitta du regard ses seins parfaits et fermes, sa peau douce dans la faible clarté de la grotte.) Nous t’aiderons. Nous te donnerons tout ce qu’il te faut pour que tu réussisses. Cette mission est la plus importante qui ait jamais été confiée à un homme. Il posa un doux baiser sur sa cicatrice avant d’affronter le soleil. — C’est peut-être plus qu’un homme peut accomplir. Mais ça devrait être dans les capacités d’une légende. Rêveur, empli d’espoirs, le jeune Aziz attendit que son grand-père se soit endormi, de même que les gens du village. Alors, il rassembla l’équipement qu’il avait caché au long des jours, pièce par pièce, furtif comme une petite souris des sables, une des muad’dib qui survivaient dans les crevasses et les falaises du désert. Ce soir, il allait faire ses preuves, non pas seulement pour le Naib Dharta, mais pour Selim le Chevaucheur de Ver. Même s’ils ne voulaient pas l’entendre, ils respectaient ces deux héros. Pour lui, l’honneur existait de part et d’autre et il entretenait l’espoir de les rapprocher pour le bien des Zensunni. Tel était son rêve secret. MAIS C’ÉTAIT UNE TCHE DIFFICILE. Depuis que les bandits du désert l’avaient sauvé d’une mort certaine, Aziz avait pensé retourner vivre parmi eux. Selim le Chevaucheur ne voulait pas voir tout ce que le Naib avait fait pour le peuple zensunni. Aziz aimait son grand-père et comprenait son attitude autoritaire, qui était nécessaire au bien-être du village, à l’apport d’aliments et d’eau, et qui leur valait aussi le peu de confort et de luxe qu’ils achetaient aux marchands interstellaires. Mais Selim le Chevaucheur avait dans son regard brûlant un honneur différent, une confiance et une rectitude qui portaient ombrage aux préoccupations plus domestiques et mesquines du Naib. Les hors-la-loi de Selim le suivaient avec flamme, avec passion, ce qui n’était pas le cas des moissonneurs d’épice vis-à-vis du Naib. Quant à Marha, la fille qui s’était enfuie du village pour rejoindre le Chevaucheur, elle avait trouvé une vie nouvelle. Et, à l’évidence, elle ne regrettait rien. Durant bien des nuits, Aziz avait entretenu le rêve de se joindre au groupe de rebelles, de devenir un des romantiques hors-la-loi. Il parlerait au Chevaucheur, il lui dirait tout ce qu’il aurait dû dire il y avait des mois, quand il en avait eu l’occasion. Ses yeux brillaient à l’idée du défi qu’il lançait à nouveau pour redresser le monde, combler la brèche et mettre un terme à cette hostilité destructrice. Aziz pouvait y parvenir. Mais Selim l’accepterait-il ? Peut-être... s’il réussissait à prouver qu’il avait des capacités utiles à la tribu. En apportant la réponse de Selim à son grand-père, il avait essayé d’adoucir les termes, de s’excuser pour le hors-la-loi. Mais le Naib n’avait été en rien apaisé. Furieux, il avait lancé des insultes injustes à l’égard du Chevaucheur. Et au lieu de le récompenser pour son expédition périlleuse, il avait renvoyé son petit-fils dans sa chambre, seul. Depuis des jours, il le surveillait de près. Mais Aziz n’avait pas oublié ce qu’il avait vu, ce qu’il avait vécu, et il puisait dans son imagination des solutions qu’il aurait dû envisager bien avant. Il voulait retourner là-bas. Avant tout, pour retrouver la joie et l’excitation de vivre. Il était convaincu qu’il le pouvait. Il avait dressé ses plans avec précision pour cette nuit, en se souvenant de ce que Selim avait fait. Il pouvait faire de même. Après tout, il y avait des années, un jeune banni sans expérience avait découvert pour la première fois comment chevaucher les vers démons... Dans la nuit paisible, il se glissa entre les gardiens bienveillants et s’engagea sur un sentier rocailleux qui débouchait sur le grand bassin de sable. Le Domaine des Vers. Une seule lune brillait d’un éclat sourd sur l’horizon. Les étoiles glacées étaient comme les yeux des anges. Aziz atteignit les étendues de sable doux, laissant derrière lui une trace évidente. Il voulut courir, mais le sable se dérobait sous ses pieds, il avait l’impression de nager. Il devait s’éloigner de la falaise pour que les vers puissent approcher sans craindre de se blesser sur les rochers enfouis dans le sable. Il fallait aussi que ceux de son village puissent le voir. Tout particulièrement son grand-père. Il cheminait depuis plus d’une heure quand les couleurs pastel de l’aurore soulignèrent le trait vif de l’horizon oriental. Il se hâta avec l’espoir de se trouver au point choisi quand le soleil se lèverait. Il escalada une grande dune qui lui rappela l’image d’une tribune qu’il avait vue autrefois dans un vidéolivre ramené par un hors-monde. Il espérait que ses foulées discrètes n’attireraient pas prématurément Shai-Hulud. Pas encore... Il avait apporté une pierre, une tige de métal, une petite longueur de corde et une lance longue et solide : bien plus que ce que le jeune et fougueux Selim avait eu la première fois qu’il avait défié la créature du désert. Il allait réussir. Le cœur battant, mais sûr de lui, il s’accroupit sur la crête de la dune, planta la tige de métal et se mit à la marteler avec sa pierre. Ce fut comme si des explosions violentes faisaient vibrer le désert tout entier. Quand l’aube vint enfin, Aziz se retourna vers les falaises raboteuses. Derrière les baies sombres, il savait que certains Zensunni avaient entendu. Et il attendit que surgisse le grand ver. Le Naib Dharta fut réveillé par les explosions, loin dans les dunes. Curieux et soupçonneux, il s’habilla en hâte, mais avant qu’il ait fait un pas dehors, un homme surgit. — Naib, un de nos jeunes est parti dans le désert. Je pense... je pense que c’est Aziz. L’air sombre, Dharta enfila un couloir jusqu’aux baies ouvertes sur le désert. — Pourquoi tout ce tapage ? Je ne lui ai jamais appris ça ! Mais brusquement, il se souvint de l’admiration folle que son petit-fils vouait au bandit qui commandait les grands vers. Il se mit à courir. — Envoyez des hommes pour le ramener. Vite, avant que le ver n’arrive ! L’autre était réticent, mais il se détourna pour exécuter ses ordres. Loin dans les dunes, Aziz continuait à tambouriner. Le Naib avait atteint le surplomb et plissait les yeux dans le soleil. Il discerna les empreintes de son petit-fils qui se perdaient dans les dunes. C’était de la folie pure ! Il détecta au loin l’onde énorme qui brisait les dunes, laissant un sillage brun et roux. Le ver approchait. Les sauveteurs n’arriveraient pas à temps. Le Naib avait un caillou glacé dans la poitrine. — Oh, non ! Bouddhallah, ne laisse pas faire cela ! Aziz, maintenant, était debout sur la dune, brandissant sa lance avec la conviction d’un adepte innocent. Dharta était vieux, mais sa vue était encore perçante, il distinguait parfaitement le garçon affrontant la vague venue du fond des dunes. Le Léviathan décrivait des cercles. Et puis, soudain, il fonça sur la dune où attendait Aziz avec la force violente d’une tempête. Aziz courut au long de la crête pour se mettre en meilleure position, mais sous la pression de la bête gigantesque le sable fluide céda et s’écoula. Le garçon tomba cul par-dessus tête et, dans un éclair d’argent sous le soleil, sa lance lui échappa. Avant qu’il ait pu tenter de se relever et de récupérer ses outils, la gueule s’ouvrit, béante, avec ses centaines de crocs cristallins, avala le sable, la poussière... et un morceau de chair humaine. Le Naib, figé, bouche bée, laissa ruisseler ses larmes de rage et de chagrin. Son petit-fils avait été gobé en une fraction de seconde. Il avait cru qu’il pouvait dompter les démons du sable, tout comme les hors-la-loi qui avaient conclu un pacte avec Shaitan lui-même ! Tout est la faute de Selim. La bête retourna dans les profondeurs du désert et s’éloigna, ne laissant aucune trace de l’atroce événement. Il semblait au Naib que, maintenant, il entendait le rire amer et accusateur de Selim. Comme un vol de rapaces noirs. 174 AG (avant la Guilde) An 28 du Jihad Un an après la conquête d’Ix J’ai fait de grandes choses durant ma vie, loin au-delà des aspirations de beaucoup d’hommes. Mais je n’ai jamais vraiment réussi à trouver un foyer ni le véritable amour. Primero Vorian Atréides, lettre privée à Serena Butler. Depuis les jours lointains où il faisait la ronde des systèmes stellaires en compagnie de Seurat sur Le Voyageur du Rêve, Vorian était devenu impatient, toujours actif, refusant de se fixer à un endroit. Avec une curiosité encore fraîche, il voulait observer l’humanité libre sous tous ses aspects, se nourrir des saveurs de chaque nouveau monde, ajouter sans cesse au catalogue de ses expériences. Il aimait les gens, les cultures, les liens que les humains avaient noués entre eux, plus serrés que ceux avec lesquels Omnius retenait les Mondes Synchronisés. Seurat était à nouveau lancé dans le silence de son voyage entre les mondes, porteur de la mise à jour funeste contenue dans la gelsphère d’Omnius trafiquée par Vorian. Sur chacune des planètes qu’il abordait, le suresprit serait infecté. Le stratagème était de taille, c’était même sans doute la ruse militaire la plus élaborée et la plus destructrice de l’Histoire. Xavier, lui, aurait opté pour une stratégie de la force : l’Armée du Jihad n’avait qu’à suivre Seurat et frapper chaque planète dominée par les machines. Mais tactiquement parlant, un tel plan était irréalisable et il aurait mis en danger le plan de Vorian dès lors que Seurat et Omnius seraient prévenus. Non, Vorian préférait que les machines s’autodétruisent. Un maximum de dommages qui se propageraient quasi naturellement sans perte de vies humaines. Il n’avait jamais visité Caladan, un monde isolé, riche en eau et faiblement peuplé qui appartenait aux Mondes Non Alignés. Mais il se disait que la vie devait y être agréable. Dès qu’il avait été de retour après avoir lancé le vaisseau contaminateur de Seurat, Serena Butler avait annoncé son nouveau plan pour le Jihad. Avant même que Xavier soit revenu de sa surprenante victoire sur Ix, Vorian se porta volontaire pour les missions extérieures. Des mois durant, il avait visité des planètes d’importance stratégique sur les marches du domaine de la Ligue, pour y implanter des avant-postes du Jihad. Les machines visaient sans doute à installer des têtes de pont sur les mondes moins protégés, comme l’avait été IV Anbus. À chaque visite, Vorian élargissait sa vision de la guerre et la nécessité vitale de la victoire des humains. Il réfléchissait de plus en plus souvent aux circonstances qui avaient fait que les humains perdent tout contrôle sur les intelligences artificielles qu’ils avaient créées et comment on en était arrivé au paroxysme de la crise. Dans sa vie d’avant, il avait été plein d’admiration pour l’industrie des machines, pour les villes bâties par Omnius, avec leurs monuments à la gloire des Titans. Mais en débarquant sur les comptoirs humains éparpillés dans la Galaxie, même ceux qui ne dépendaient pas de la Ligue, Vorian ressentait une admiration différente. Ces gens sans problème manifestaient leur bonheur de bien des façons : ils prenaient plaisir à leur vie quotidienne, à la bonne chère, au vin et à des lits profonds et doux. Ils appréciaient la compagnie des autres, les aspects variés de l’amitié et de l’amour. Ils célébraient leur enthousiasme et leur ferveur à l’égard du Jihad en édifiant des mémoriaux touchants pour l’enfant assassiné de Serena. Vorian ne regrettait en rien la vie de servant qu’il avait laissée loin derrière lui. Il était fier que la Galaxie tout entière ait changé à cause de sa décision de quitter son père pour aller au secours de Serena Butler enfermée dans son chagrin. Il se sentait plus vivant que jamais, infiniment plus humain. Il n’avait qu’un regret... que Serena n’ait pas répondu à son amour. Mais son cœur était devenu de pierre et il avait bien dû l’accepter, non sans regret. Sa nouvelle existence, en compensation, lui apportait d’innombrables richesses. Jeune, en bonne santé, il n’avait aucune peine à attirer les filles dans les spatioports. C’était parfois une aventure d’une nuit, mais il retournait aussi fréquemment vers celles qu’il avait connues. Il avait sans doute fait des enfants dans une bonne partie de la Galaxie, mais il ne serait jamais un vrai père. Il craignait des représailles des cymeks et il ne voulait pas qu’Agamemnon ait prise sur lui. Il se présentait toujours comme un simple Jihadi sans grade, ne révélait jamais sa véritable identité ni son pesant héritage. Il ne pensait qu’à la sécurité de ses enfants, pas à la sienne... Pour des raisons similaires, il évitait d’engager son avenir, à la différence de Xavier et Octa. Il gardait secrète l’identité de son père cymek, mais aussi sa semi- immortalité. Il ne voulait pas voir celle qu’il aurait épousée vieillir et flétrir. Mourir. Il savourait chaque jour nouveau, chaque monde inconnu, chaque rencontre. Sans inquiétude, sans états d’âme. Il se rendait sur Caladan pour y implanter un avant- poste d’observation. Dans les cinquante dernières années, des maraudeurs robotiques avaient souvent été repérés dans le système, non loin du monde où la famille de Xavier Harkonnen avait été massacrée par des cymeks, quarante et un ans plus tôt. Caladan avait déjà envoyé des représentants sur Salusa Secundus. Ils avaient annoncé que les villages de pêcheurs et les bourgades côtières étaient décidés à former une sorte de gouvernement planétaire informel qui, théoriquement, serait prêt à rejoindre la Ligue des Nobles. Vorian avait l’intention d’établir une présence du Jihad sur ce monde océanique. Il serait un tampon si les incursions d’Omnius s’accéléraient. Devant l’intensité des attaques du Jihad, les machines pensantes se maintenaient sur la défensive, mais il ne faisait aucun doute que le suresprit avait dressé des plans sur des siècles. Nul ne pouvait savoir quelle tournure prendraient les offensives mécaniques d’Omnius. Les forces de la Ligue devaient se tenir prêtes en permanence. Même s’il avait un grade élevé, Vorian ne tenait pas au respect dévolu aux officiers supérieurs. Il ne voulait pas qu’on le salue ou qu’on le traite avec une déférence particulière. Pour son confort, il était le plus souvent vêtu de façon négligée et ne portait jamais d’insigne. Il pouvait paraître en tenue de Primero lors des conseils stratégiques du Conseil du Jihad, mais quand il était au loin, il préférait nouer des liens en tant qu’égal et retrouver ses anciens et ses nouveaux amis. Il aimait fréquenter les gens ordinaires, se mêler aux villageois pour des jeux impromptus, des paris dans lesquels il lui arrivait de perdre un mois de salaire. Il travaillait dur pour l’effort de guerre, mais il investissait autant dans ses loisirs. Ici, sur Caladan, il avait le temps de se relaxer tout en cherchant le meilleur site pour installer un avant-poste du Jihad. Les villages de pêcheurs de Caladan avaient un charme bizarre et rustique. Les pêcheurs construisaient leurs bateaux et peignaient leurs marques familiales sur les voiles. Ils n’avaient pas de satellites météo et étudiaient les vents pour prédire les tempêtes, allant même jusqu’à goûter l’air salé. Ils connaissaient par cœur les saisons de pêche, les lieux où cueillir les coquillages et les algues comestibles qui étaient la base de leur nourriture. Vorian avait passé trois jours à explorer les régions du Nord et, maintenant, il se reposait en regardant les bateaux qui regagnaient le port tandis que le soleil se couchait. Au long des docks, des autels primitifs dressés à la mémoire de Manion étaient ensevelis sous les coquillages colorés et les fleurs. Dans l’un d’eux, il y avait une mèche de cheveux de l’enfant innocent. L’eau venait lécher sur son rythme doux les piliers de l’embarcadère et Vorian ressentit une paix intérieure qu’il n’avait pas connue depuis longtemps. Il prit une inspiration profonde. Malgré l’odeur d’iode des algues et de bois flotté, la senteur puissante des poissons avariés qui deviendraient bientôt de l’engrais, il adorait cet endroit. Les ingénieurs militaires étaient nombreux à avoir choisi de rester à bord des vaisseaux sur orbite pour créer un réseau de satellites qui pourraient prévenir aussi les habitants de Caladan des ouragans locaux. D’autres équipes opéraient à partir de terrains isolés, non loin des villages du littoral, et édifiaient des tours de relais destinées au réseau de surveillance. D’autres Jihadi allaient débarquer sous peu pour la maintenance. Dans le port qu’il fréquentait, Vorian s’était déjà trouvé une taverne bien éclairée où les gens du coin se retrouvaient tous les soirs pour boire une bière locale à base de kelp fermenté, amère certes, mais aussi chargée en alcool que les schnaps. Il en avait constaté très rapidement les effets. Il était un soldat de l’Armée du Jihad, et en tant que tel il apportait une bouffée d’air frais dans la communauté. Les pêcheurs ne cessaient de l’inviter à manger sur le pouce des coquillages avec de la bière en échange de ses informations et de ses souvenirs. Il s’était présenté comme un simple ingénieur sous le nom de « Virk ». Quand la bière de kelp commençait à faire son effet, Vorian se montrait plus bavard et racontait ses multiples aventures, sans jamais évoquer sa période de servant sur Terre, et en dissimulant son grade d’officier supérieur. Il lisait dans les yeux des jeunes femmes qu’elles le croyaient, et dans le pli sombre des fronts des hommes qu’ils pensaient qu’il exagérait. Mais il ne passait pas souvent la nuit seul. Bizarrement, son regard était souvent attiré par une fille de salle qui s’agitait avec les chopes de bière et les plats qui venaient de la cuisine. Elle avait des yeux d’un brun profond, comme ses cheveux qu’elle maintenait par des anneaux et qu’il aurait tant voulu caresser. Elle était grande, le visage rond et avenant, en forme de cœur, et son sourire était charmant et engageant. Elle lui rappelait un peu Serena. C’était au tour de Vorian de commander. Il appela la fille et surprit son regard charmeur quand elle lui dit : — Je comprends que vous ayez la gorge sèche avec toutes ces absurdités que vous débitez. LA TABLÉE RIT DE CONCERT AVEC VORIAN. — Bien, et si je dis que vous êtes infiniment belle, me direz-vous que c’est encore une absurdité ? Elle passa la main dans ses anneaux tout en lançant sans se retourner : — C’EST TOTALEMENT RIDICULE. Dans la salle, certaines filles accusèrent le coup, comme si Vorian les avait déjà trompées. Il chercha son regard et elle l’affronta avant de détourner les yeux. — Dix crédits pour celui qui me dira son nom ! lança Vorian en levant une pièce entre deux doigts. Le chœur lui répondit dans l’instant : « Leronica Tergiet », mais il donna la pièce au pêcheur qui lui avait fourni le plus d’informations. — Son père avait un bateau. Il péchait loin au large. Mais il détestait son travail. Il a acheté cet endroit et c’est surtout Leronica qui s’en est occupée. UNE FILLE SE CRAMPONNA À VORIAN. — Elle ne prend jamais un moment de repos, tu sais. C’est le genre à travailler jusqu’à ce qu’elle ne puisse plus avoir d’enfant. Je vais te dire : tu vas t’ennuyer avec elle. — Peut-être qu’elle a besoin d’un compagnon qui la fasse rire. Et quand Leronica revint à leur table, chargée de chopes, Vorian vida son verre d’une lampée en lui portant un toast. — À l’adorable Leronica Tergiet, qui connaît la différence entre un compliment sincère et une absurdité totale. Elle acheva de remplir les chopes avant de déclarer : — J’entends tellement peu de propos honnêtes dans le coin que j’ai du mal à faire la comparaison. Et je n’ai guère le temps d’écouter des histoires idiotes à propos d’endroits où je n’irai jamais. Vorian s’efforça de lever la voix au-dessus du brouhaha. — Je veux bien attendre que nous ayons une conversation privée. Ne pensez surtout pas que je ne me suis pas aperçu que vous écoutiez mes histoires en faisant semblant de ne pas les entendre. ELLE PRIT UN AIR HAUTAIN. — J’ai encore beaucoup à faire. Vous devriez regagner votre beau vaisseau tout propre. VORIAN EUT UN SOURIRE DÉSARMANT. — J’aimerais bien échanger ça pour un bon lit bien douillet. Alors je vais attendre. Des gloussements montèrent de la tablée, mais Leronica haussa ses jolis sourcils. — Un homme patient... Ça c’est une nouveauté dans le coin. IMPERTURBABLE, VORIAN RÉPLIQUA : — J’ESPÈRE QUE VOUS AIMEZ LES NOUVEAUTÉS. Octa a essayé de m’empêcher de croire à la destinée de l’amour, à l’existence d’une seule personne pour chacun de nous. Elle y est presque parvenue, car j’ai failli oublier Serena. Primero Xavier Harkonnen, Réminiscences. Dans l’âpreté de la guerre qui effaçait les mondes, les hommes et les ultimes remparts du bonheur, de la tendresse et de la douceur d’exister, Salusa Secundus était une oasis, un refuge pour Xavier. Là, il pouvait espérer reconstituer ses forces avant de repartir avec l’Armée du Jihad. Il avait pris un véhicule tout-terrain au spatioport de Zimia et il espérait arriver à temps. — Il avait appris depuis des mois qu’Octa était enceinte apparemment à la suite de leur dernière étreinte avant son départ pour Ix – et elle allait bientôt accoucher. Il avait été absent pour la naissance de Rœlla et d’Omilia contraint par les devoirs du Jihad – mais Octa avait maintenant quarante-quatre ans et elle pouvait avoir des problèmes. Bien sûr, elle avait insisté pour qu’il ne s’inquiète pas, et bien sûr il s’inquiétait plus encore. Le soleil descendait vers l’horizon et Xavier suivait la route en lacet qui conduisait au domaine Butler. Il avait appelé dès que les ballistas avaient atteint le système de Salusa et il avait reçu des rapports réguliers sur l’état d’Octa. Il allait arriver juste à temps. Octa avait choisi d’accoucher chez eux, comme pour ses deux premières filles. Elle considérait que les centres médicaux, en temps de guerre, étaient exclusivement destinés à accueillir les blessés qui avaient besoin des organes de secours tlulaxa. Il se gara dans la cour du manoir et se précipita vers le salon en appelant d’une voix plus émue qu’à l’accoutumée : — OCTA ! JE SUIS LÀ ! UN DOMESTIQUE LUI MONTRA LE HAUT DE L’ESCALIER. — Les docteurs sont avec elle. Je ne pense pas que le bébé soit déjà né, mais c’est très... Xavier n’attendit pas la suite. Octa était dans le grand lit à baldaquin où ils avaient conçu l’enfant. Une autre petite victoire, le symbole de la persistance et du triomphe humain. Elle était à demi assise, les jambes écartées, le visage en sueur, déformé par la souffrance. Elle le vit et trouva la force de sourire comme si elle tentait de se convaincre qu’il n’était pas une image issue d’un rêve. — Mon amour ! Faut-il que je fasse ça pour t’arracher... à la guerre ? A son chevet, la sage-femme affichait un sourire rassurant. — Elle est forte, et tout se passe normalement. Vous allez avoir un autre enfant d’un instant à l’autre, Primero. — Ça semble trop facile à vous entendre. (Octa geignit sous une nouvelle contraction.) Vous voulez que nous échangions les rôles ? — C’est votre troisième, et ça devrait bien se dérouler. Vous n’avez peut-être même pas besoin de moi. OCTA LUI PRIT LA MAIN, CONVULSIVEMENT. — RESTEZ ! XAVIER S’AVANÇA. — C’EST À MOI DE TE TENIR LA MAIN. LA SAGE-FEMME S’ÉCARTA SANS CESSER DE SOURIRE. Il se pencha sur sa femme. Il avait presque oublié à quel point elle était jolie. Ils étaient ensemble depuis des années, mais il était trop souvent loin d’elle. Il s’était toujours étonné du bonheur que lui apportait cette union décousue. — TU PENSES À QUOI ? DEMANDA-T-ELLE. — À TA BEAUTÉ. TU ES RAYONNANTE, JE TROUVE. — C’EST PARCE QUE TU ES PRÈS DE MOI. — Je t’aime, lui chuchota-t-il. Je suis navré de n’être pas le mari que tu méritais. Nous sommes ensemble, mais je n’ai jamais été très attentif comme compagnon. Elle battit des cils et posa la main sur son ventre. — Pourtant, tu t’occupes de moi, sinon je n’en serais pas là. Elle eut une autre contraction mais refoula la douleur avec un sourire courageux. — Je sais que je me suis trop investi dans cette maudite guerre. Ce qui est tragique, c’est que j’ai mis bien trop de temps à comprendre quel trésor j’avais près de moi. DES LARMES ROULÈRENT SUR LES JOUES D’OCTA. — Je ne t’ai jamais posé la question, mon amour. Tu es le seul homme que j’aie jamais aimé, et tu me rends heureuse, quelles que soient les conditions. — TU MÉRITES MIEUX QUE CELA ET... Il ne put terminer : Octa venait de pousser une plainte. — C’est le travail..., dit la sage-femme en revenant près d’elle. Il faut pousser, maintenant. Vingt minutes plus tard, Xavier avait sa troisième fille entre les bras. Octa avait choisi le nom alors qu’il était sur Ix, et il avait approuvé. — BIENVENUE DANS L’UNIVERS, WANDRA, DIT-IL. Et tout à coup, pour un instant, il se sentit comblé. Dans son domaine, Manion Butler avait toujours cultivé les oliviers et la vigne. Entre deux campagnes, Xavier faisait de même, tout comme les officiers de l’Empire romain en période de paix. Il était ravi d’être de retour à la maison, de passer le plus clair de son temps avec les siens en oubliant les machines infernales et les atrocités du Jihad. Même si cela ne devait durer qu’un temps. Il avait engagé des travailleurs et des horticulteurs pour que la production soit rentable, mais il adorait se salir les mains dans la terre, avec la caresse du soleil sur son dos, la sueur au front. Serena, il y avait de cela des années, aimait elle aussi jardiner, en particulier ses fleurs préférées. Il comprenait maintenant ce qui l’avait incitée à faire pousser des choses. Quand il cultivait ses terres, il était loin des problèmes politiques, des traîtrises et autres complications. Ici, il ne pensait qu’à la fertilité dans la senteur puissante et fraîche de la végétation. Les oiseaux voletaient entre les oliviers, se gavant des fruits que les récolteurs avaient oubliés. À la tête de chaque rang de vigne, il y avait un buisson de soucis orange. Xavier circulait avec un plaisir toujours nouveau entre les ceps. Ainsi qu’il s’y était attendu, il retrouva là son beau- père, penché sur les grappes encore vertes qui mûrissaient dans la chaleur douce de la saison sèche. Ses cheveux avaient blanchi et son visage autrefois rond était maintenant émacié. Mais il affichait un optimisme paisible qu’il n’avait jamais eu quand il appartenait au Parlement de la Ligue. — Il n’est pas nécessaire de compter chaque grain, Manion, plaisanta Xavier. Son beau-père leva les yeux en rejetant sur sa nuque son chapeau de paille. — C’est grâce à mon attention et à mes soins que ce vignoble est l’un des plus fameux des Mondes de la Ligue. Cette année, je crains que le Zinagne soit un peu faible à cause des pluies. Mais le Beaujie, par contre, devrait être superbe. Xavier s’assit près de lui en examinant les grappes. — Alors on devra goûter les deux cépages pour être convaincus. Les travailleurs circulaient entre les rangs avec leurs pioches et leurs râteaux : c’était la guerre permanente aux mauvaises herbes. Chaque année, au moment des vendanges, des armées d’ouvriers agricoles et de volontaires se répandaient dans les vignes avec leur hotte et apportaient la récolte nouvelle aux pressoirs du domaine, derrière le manoir. Xavier avait réussi à participer à cette fête par trois fois dans la dernière décennie. — ET COMMENT SE PORTE MA PETITE-FILLE ? — Vous aurez largement le temps de le voir par vous-même. On me demande de rejoindre la flotte dans une semaine et je compte sur vous pour aider Octa. C’est une mère, une fois encore, et elle va avoir beaucoup à faire. — Vous êtes certain que je ne vais pas lui poser de problèmes avec ma maladresse ? XAVIER PARTIT D’UN GRAND RIRE. — Vous étiez Vice-roi et vous savez comment déléguer vos responsabilités. Mais assurez-vous que Rœlla et Omilia donnent un coup de main à leur mère. Il eut un long soupir, comme si le poids de sa vie l’écrasait une fois encore. Il avait passé quelque temps avec le vieil Emil Tantor, qui semblait heureux de partager sa demeure solitaire avec sa belle-fille Sheel et ses trois enfants. Xavier avait une famille et une épouse qu’il adorait, mais il lui venait parfois le sentiment d’avoir perdu quelque chose en chemin. Octa était sereine et forte, c’était un abri solide dans la tourmente de son existence. Il l’aimait sans arrière-pensée, même s’il se souvenait de la passion que Serena et lui avaient partagée, intense, libre de toute contrainte. Ils étaient jeunes alors, ils brûlaient d’un amour fou, incapables d’imaginer que la tragédie pouvait s’abattre sur eux comme un météore noir... Il n’avait plus la nostalgie de cet amour. Leurs vies avaient divergé il y avait tant d’années. Mais il ne pouvait s’empêcher de regretter tout ce qui avait changé en lui. — Manion, comment ai-je pu devenir aussi rigide dans mon comportement ? — Oh... Laissez-moi réfléchir un moment, dit l’ex-Vice-roi. Des pensées troublantes assaillaient Xavier. Il était comme un étranger s’il pensait au jeune homme passionné et optimiste qu’il avait été. En songeant aux tâches difficiles qu’il avait assumées au nom du Jihad, il était incapable de se trouver une excuse pour toutes. Manion répondit enfin, avec une gravité qu’il n’avait jamais eue face au Parlement : — La guerre vous a endurci, Xavier. Elle nous a tous changé. Certains ont été brisés. Et d’autres, comme vous, sont devenus plus forts. — JE CRAINS QUE CETTE FORCE SOIT MA FAIBLESSE. Le regard de Xavier se perdait dans les grappes et les feuilles, la terre ocre, mais il y détectait des fragments d’images étrangères. Des images de guerre, de campagnes du Jihad. Des robots démantelés, des humains mutilés. Des assassins mécaniques et des victimes humaines. — COMMENT CELA ? — Je sais ce dont Omnius est capable et j’ai voué ma vie à la victoire sur les machines. Je désire prouver mon amour pour ma famille en la protégeant. Ce qui implique, tristement, que je ne sois presque jamais à la maison. — Si vous n’étiez pas là, Xavier, nous serions tous des esclaves du suresprit. Octa le sait, et vos filles aussi. Ôtez donc ce fardeau de vos épaules. — Je sais que vous avez raison, Manion... mais je ne souhaite pas que ma détermination me coûte mon humanité. (Il adressa un regard intense et presque désespéré à son beau-père.) Si des gens comme moi sont obligés de devenir des espèces de machines pour vaincre les machines, cela signifie que le Jihad est perdu. Nous pouvons examiner en détail la longue marche de l’histoire humaine, assimiler d’immenses quantités de données. En ce cas, pourquoi les machines pensantes ont-elles autant de mal à y puiser des enseignements ? Considérez également ceci : pourquoi les humains répètent-ils les erreurs de leurs ancêtres ? Érasme, Réflexions sur les biologiques intelligents Même après des siècles d’expérimentation sur des sujets humains, Érasme était loin d’être à court d’idées. Il existait tellement de façons passionnantes de tester cette espèce ! Et maintenant qu’il était en mesure de voir le monde par les yeux de son jeune sujet, Gilbertus Alban, les possibilités lui apparaissaient aussi fraîches qu’intrigantes. Il était vêtu de superbes robes cramoisies ourlées de fourrure dorée. C’était à la fois élégant et majestueux, se disait-il. Sa peau de métal fluide soigneusement entretenue rutilait sous le soleil de Corrin. Le jeune Gilbertus était tout aussi impeccable après la toilette drastique qu’il avait subie entre les mains mécaniques et vigoureuses des valets robots. Après deux années de rééducation, il avait encore une étincelle de férocité dans le regard, une sauvagerie apparente dans chacun de ses gestes, une attitude de rebelle dans certaines de ses réactions. Mais Érasme était certain qu’à terme il saurait éradiquer ces défauts. Lui et Gilbertus, côte à côte, observaient les enclos des esclaves et des sujets d’expériences. Pour la plupart, ils appartenaient à un ordre inférieur proche de l’animalité d’où sortait Gilbertus. Mais certains autres étaient plus éduqués, des serviteurs, des artisans et des cuisiniers qu’Érasme employait dans sa villa. En plongeant dans le regard innocent du garçon, Érasme se demanda s’il gardait encore quelque souvenir de son existence pénible et sordide dans la crasse des enclos... ou s’il avait rejeté la mémoire de cette vie antérieure pour organiser ses dons mentaux sous la constante domination de son mentor robot. La dernière expérience allait commencer et le jeune garçon observait curieusement le groupe choisi. Tous ces humains le dévisageaient, lui et Érasme, avec la même expression inquiète. Les capteurs du robot détectaient un taux élevé de transpiration, une accélération cardiaque, une température élevée : autant d’indicateurs de stress. Pourquoi étaient-ils donc aussi anxieux ? Il aurait préféré commencer le test dans le calme, mais il se rendait compte que les prisonniers le redoutaient trop. Ils étaient convaincus qu’il allait se livrer à des actes désagréables, et il ne pouvait leur en vouloir pour ces a priori logiques. Mais il affichait un sourire sur son visage miroitant : ils avaient raison. Le garçon, plein de curiosité, se contentait de regarder. C’était une des premières leçons que le robot lui avait enseignées. Mais en dépit des efforts d’Érasme, Gilbertus Albans restait un enfant à l’éducation rudimentaire, avec une base de données qui rendait futile un flot de questions multiples et prises au hasard. Le robot avait donc décidé de l’instruire de façon logique, classique, en se fondant sur chaque fait qu’il avait pu assimiler. Et jusque-là, les résultats avaient été plutôt satisfaisants. — Aujourd’hui, nous allons organiser des séries de tests de réaction mémorielle. L’expérience à laquelle tu vas assister est destinée à mettre en évidence les réponses de panique. Observe bien la latitude de comportement afin d’en tirer des conclusions générales fondées sur les statuts relationnels des esclaves. — Oui, monsieur Érasme, dit Gilbertus en s’agrippant aux barreaux. Récemment, Gilbertus faisait ce qu’on lui disait – ce qui était un immense progrès par rapport à son attitude initiale. Omnius avait souvent raillé le robot indépendant, persuadé qu’il n’arriverait jamais à civiliser cette jeune brute. Quand la logique et le bon sens échouaient, Érasme faisait appel à la discipline, à la formation méthodique, avec des récompenses et des punitions en y ajoutant des drogues d’altération du comportement. Au début, elles avaient rendu Gilbertus apathique. Mais son comportement destructeur et violent, qui retardait le progrès général de sa nature, avait commencé à s’atténuer. Peu à peu, Érasme avait diminué les doses. Maintenant, il en faisait très rarement usage. Gilbertus avait finalement accepté sa nouvelle situation. S’il avait encore le souvenir de sa vie antérieure misérable, il devait considérer cette existence nouvelle comme un avantage, une occasion. Avant peu, Érasme pourrait présenter des résultats triomphants à Omnius, lui donner la preuve que le potentiel humain dépassait même celui de l’ordinateur omniscient. Mais il visait au-delà du défi d’Omnius. Il tirait un grand plaisir à constater et à enregistrer les progrès accomplis par Gilbertus et il souhaitait dépasser Omnius. — À PRÉSENT, GILBERTUS, REGARDE-MOI BIEN. Érasme alla jusqu’à une porte qu’il déverrouilla et ENTRA DANS L’ENCLOS. Il s’avança au milieu des esclaves en les repoussant, en les renversant quand ils étaient trop faibles. Pour la plupart, frénétiquement, ils s’écartaient en détournant le regard comme s’ils espéraient que le robot ne les remarque pas. Ce qui amusait beaucoup Érasme : ils fondaient leur méfiance des standards humains par rapport au contact des autres. Selon ses normes de robot autonome et sophistiqué, il faisait ses choix sur une base totalement objective et purement aléatoire. Il extirpa un grand pistolet de ses robes et le pointa sur la première victime, un homme d’âge mur. Et pressa la détente. Ce fut comme un coup de tonnerre. L’écho sembla déchirer le corps du vieil homme. Il fut suivi d’une vague de cris épouvantés. Les prisonniers destinés aux expériences s’affolaient tout autant que les esclaves rebelles et les assistants. — REGARDE-LES ! FIT ÉRASME. FASCINANT, NON ?... Le garçon ne répondit pas. Mais il avait une expression horrifiée. Érasme visa une autre cible – une femme enceinte – et tira encore. Un pur délice pour lui ! — Ça ne suffit pas ? demanda le garçon. J’ai compris la leçon. Érasme, judicieusement, avait opté pour une arme à projectiles à effet d’éclatement puissant, de très gros calibre. Chaque fois qu’une victime était touchée, des fragments de chair et d’os volaient dans toutes les directions. Sous l’effet de l’horreur, la panique augmentait. C’était une spirale sanglante de hurlements et d’éclaboussements de sang. — Il y a encore à apprendre, fit le robot en s’apercevant que le garçon, mal à l’aise, dansait d’un pied sur l’autre, gagné par la peur sans doute. Intéressant. Les prisonniers tombaient, rampaient, marchaient sur les cadavres pour tenter désespérément d’échapper aux tirs d’Érasme. Mais l’enclos n’était pas grand et le robot ne cessait de tirer au hasard. Il toucha un esclave au crâne et admira l’éclatement de la cervelle, comme un poisson mou éventré. Certains esclaves avaient les mains levées pour se rendre ou implorer pitié. Peu importait. Il en abattit une bonne moitié. Il ne devait pas altérer leurs réactions. Pour la pureté de l’expérience, il devait être juste et ne pas désigner de favoris. Après avoir fait une dizaine de morts et deux fois plus de blessés qui ne survivraient sans doute pas, il cessa le feu. L’arme était brûlante entre ses doigts de pleximétal. La terreur faisait toujours courir les esclaves. Certains portaient secours à leurs camarades blessés. Peu à peu, les hurlements se turent et tous se regroupèrent en une masse informe au fond de l’enclos, comme si la distance faisait quelque différence. Malheureusement, se dit le robot, ceux qui survivent ne valent plus rien pour d’autres expériences, même s’ils ne sont pas physiquement atteints. Peu importe. Il trouverait sans peine d’autres sujets frais dans son cheptel. Gilbertus avait reculé pour éviter que certains esclaves restés accrochés à la barrière le touchent en implorant son aide. Désemparé, il se tourna vers Érasme comme s’il ne savait pas comment canaliser ses émotions. Curieux. Érasme devrait analyser les réactions de Gilbertus après cette expérience : un bonus inattendu. Certains esclaves pleuraient et gémissaient. Il ouvrit la porte et se dirigea d’un pas confiant vers son jeune protégé. Gilbertus recula, vraisemblablement dégoûté par les taches de sang caillé et les esquilles d’os dont Érasme était criblé. Ce qui lui donnait l’occasion d’un répit. S’il lui importait peu d’être haï par les humains, il ne souhaitait pas que son jeune sujet d’expérience ait peur de lui. Après tout, il était son mentor. En dépit de toutes ses attentions et de sa compréhension, Serena Butler s’était retournée contre lui. Une vieille histoire chez les humains, qu’il n’avait pas su prévoir. Sans doute Serena avait-elle été trop mature, trop installée dans ses façons d’agir quand il l’avait prise sous son aile. Durant toutes ses années d’étude, il avait beaucoup appris sur la nature humaine, et il s’assurerait que Gilbertus Albans lui reste loyal. Pour cela, il devait être vigilant et méfiant. — Viens avec moi, jeune humain, lui dit-il avec une bonhomie feinte. (Il ne fallait pas, désormais, que le garçon ait une fausse idée de lui.) Aide-moi à me nettoyer. Ensuite, nous parlerons gentiment de ce que tu viens de voir. Quand on prend conscience du volume de l’univers qui nous entoure, la rareté de la vie devient une réalité écrasante. C’est à partir de ce savoir fondamental que la vie apprend à aider la vie. Le Titan Hécate. Ils étaient des visiteurs d’un autre monde, et ils en avaient l’apparence. Iblis Ginjo, en voyant les étranges Cogitors et leurs assistants défiler sur un seul rang sur le terrain du spatioport de Zimia, se porta à leur rencontre, l’esprit agité. Son nouveau second, Keats, un jeune homme calme et intelligent qui avait remplacé Floriscia Xico après son « meurtre tragique », se tenait sur le côté, concentré, comme s’il prenait mentalement des notes. Keats était plus un intellectuel qu’un tueur et Iblis utilisait ses services pour des missions particulières au sein de la Jipol. Le brouhaha des chantiers de construction se mêlait au grondement des vaisseaux. Grâce à un fonds de donation, le Conseil du Jihad avait fait ériger une statue gigantesque de Manion l’Innocent qui accueillait les vaisseaux qui revenaient des dangereux confins de l’univers. Ce qui rappelait à Iblis le temps des statues monumentales des Titans... Au total, Iblis comptait vingt-quatre moines en robe safran. Dès que la nouvelle lui était parvenue, il s’était précipité vers le spatioport : il devait les accueillir en personne. Tous les assistants ressemblaient à des momies, avec leur peau parcheminée, tachée, et leurs cheveux flous et rares. Ils se déplaçaient avec une lenteur délibérée. Six serviteurs les précédaient, portant des containers où se trouvaient des cerveaux encore vivants mais beaucoup plus anciens que les serviteurs eux-mêmes. — C’est un événement mémorable ! déclara Iblis, le cœur gonflé d’espoir. Je n’ai jamais pensé que je pourrais un jour converser avec les Cogitors de la Tour d’Ivoire. Il y a des siècles que nul ne vous a revus, depuis que vous êtes partis pour le monde glacé d’Hessra ! À la différence de Kwyna, qui avait choisi la Cité de l’Introspection, ou du sage Eklo qui avait initié le premier soulèvement sur Terre, ces Cogitors de la Tour d’Ivoire croyaient en un isolement presque total, loin des distractions de la société. Ils vivaient sur une planète très lointaine, hostile, que nul n’avait réclamée, et ne dépendaient que de leurs assistants humains. Ils avaient une sérénité absolue pour observer les siècles, et leurs cerveaux étaient les plus sages et les plus brillants de toute la création. Et voilà qu’ils débarquaient sur Salusa Secundus ! Jamais Iblis n’avait rêvé que cela pourrait se passer durant le temps de son existence. Il se présenta comme étant le Grand Patriarche du Jihad, un titre qui ne disait rien aux Cogitors exilés. Il s’approcha des containers aux étranges ornements décoratifs avec un sourire fasciné. — J’ai eu quelques contacts avec les vôtres. Sur Terre, le grand Eklo m’a éduqué et encouragé. Ici, j’ai reçu bien des conseils de la Cogitrice Kwyna. Ils ont l’un et l’autre modifié le cours de notre histoire. L’un des assistants leva sur lui un regard glauque et dit d’une voix âpre : — Vivad et nos autres Cogitors n’ont aucun désir d’affecter l’Histoire. Ils ne veulent qu’exister et réfléchir. Iblis fit signe à ses hommes d’assister les moines. Keats affecta deux officiers de la Jipol et un groupe de transport à la prise en charge de ces visiteurs distingués et inattendus. L’agitation parut troubler les moines à la démarche branlante. IBLIS S’ADRESSA À KEATS. — Trouvez-leur un logement confortable. Ainsi que de bons repas et tous les soins médicaux dont ils auraient besoin. KEATS ACQUIESÇA ET S’ÉLOIGNA RAPIDEMENT. L’un des moines prit la parole. C’était un petit personnage au long visage ovale avec des cils argentés. Sa voix était neutre, plate. — Vous ne savez pas pourquoi nous sommes ici ? — NON, MAIS JE SUIS IMPATIENT DE L’APPRENDRE. Tous les Cogitors dépendaient de leurs assistants. Aussi bien pour veiller sur leurs cerveaux que pour entretenir les containers de préservation. Sur la lointaine planète glaciale qu’était Hessra, les moines avaient une existence difficile. Ils semblaient tous trop vieux et usés pour avoir encore la force de respirer. Pourtant ils survivaient. D’une voix haletante mais paisible comme une brise, le moine répondit : — Nous sommes les derniers assistants d’Hessra. Vidad et les autres Cogitors ne souhaitaient pas être interrompus, mais mes frères et moi n’avons plus guère de temps à vivre. Il est nécessaire que nous trouvions des successeurs. (Il semblait sur le point de laisser tomber son fardeau, malgré la fermeté de ses bras.) Dès que possible, ajouta-t-il. LE REGARD D’IBLIS S’ILLUMINA. — Et vous avez amené les Cogitors avec vous ! J’aurais pensé qu’ils vous auraient délégués avec votre requête. LE MOINE BAISSA LES YEUX. — En raison de la gravité de la situation, Vidad tenait à lancer personnellement cet appel. Si nécessaire. Y-a-t-il dans la Ligue des gens susceptibles de se porter volontaires pour un tel service ? Iblis eut brusquement la gorge sèche. S’il n’avait pas eu autant de responsabilités, il aurait envisagé avec fascination une pareille mission. — Nombreux sont nos intellectuels prêts à vous aider, déclara-t-il en s’inclinant avec un sourire. Je vous promets que nous allons les trouver. Des possibilités innombrables s’ouvraient dans son esprit. Iblis savait qu’il devait rencontrer les Cogitors de la Tour d’Ivoire en privé. C’était une occasion qui ne s’était jamais présentée à aucun homme. Il avait à proximité des philosophes brillants et immortels. Il se dirigeait en souriant vers les chambres qui avaient été attribuées aux moines, en se souvenant des changements que le Cogitor Eklo avait apportés à son existence. Des éons de temps avaient passé depuis que Vidad et ses compagnons s’étaient retirés de la société pour se plonger dans leurs pensées. Ils avaient certainement de grandes révélations à faire ! Il ne permettrait pas à ces philosophes désincarnés de repartir sans avoir une conversation avec eux. Même s’il devait faire appel à la Jipol. Ce qu’il ne souhaitait pas. Il fallait absolument qu’il partage leurs connaissances ! En tant que responsable officiel de la sélection d’assistants successeurs pour répondre à l’appel désespéré des Cogitors, il avait accès aux quartiers d’hébergement des dignitaires. La porte s’ouvrit et il se retrouva parmi les moines anciens, prêt à se dévouer pour les Cogitors. Et si un événement inattendu se passait sur Hessra ? Aucun de ces cadavres ambulants n’y pourrait rien. — En tant que Grand Patriarche, je vous promets de trouver des remplaçants, ainsi que vous l’avez demandé. Des jeunes gens doués prêts à donner leur vie pour le bien-être de vos maîtres. LES MOINES S’INCLINÈRENT AVEC RAIDEUR. — Les Cogitors de la Tour d’Ivoire apprécient votre aide, dit le second assistant, les yeux brillants au fond de ses orbites cernées de rides. Iblis s’avança et vit les containers posés sur des piédestaux. Le cœur serré, il souffla une question : — Est-ce qu’il me serait possible... de converser avec eux ? — NON, DIT LE MOINE. IBLIS GINJO N’AVAIT GUÈRE L’HABITUDE DES REFUS. — Vidad a sans doute connu le Cogitor Eklo, qui a passé ses dernières années sur Terre ? J’ai été à son service. J’ai communiqué avec lui, et il m’a aidé à organiser le soulèvement des esclaves contre Omnius. CE QUI NE SEMBLA PAS IMPRESSIONNER LE MOINE. — Ici, à Zimia, reprit Iblis, j’ai passé beaucoup de temps en interaction philosophique avec la Cogitrice Kwyna avant qu’elle se lasse de la vie. IL AFFICHAIT UN SOURIRE PLEIN D’ESPOIR. LE MOINE EFFLEURA L’ÉLECTRAFLUIDE ET DIT : — Les autres Cogitors interfèrent avec les problèmes humains. Nous considérons qu’il n’y a aucun bénéfice à en retirer. Tout ce que nous voulons, ce sont de nouveaux assistants avant de regagner Hessra. Rien de plus. — Je vous comprends, Vivad, répliqua Iblis, mais peut-être que pour un moment... — Il suffit d’un moment pour nous écarter de nos réflexions essentielles. Nous cherchons la clé de l’univers. Essayez-vous de nous en empêcher ? IBLIS ÉTAIT GAGNÉ PAR LA PANIQUE. — Non, bien sûr que non. Veuillez m’excuser. Je ne voulais pas vous manquer de respect. A vrai dire, c’est parce que je vous révère que j’ai posé ma question... LES MOINES ALENTOUR SE LEVÈRENT EN S’ÉCARTANT. IBLIS FIT DE MÊME. — Très bien. Je veillerai personnellement au choix de vos assistants. Dès que la porte se ferma, les rouages de son cerveau s’enclenchèrent. Ces Cogitors de la Tour d’Ivoire étaient trop suffisants, trop éloignés des vrais problèmes de l’univers. Vidad était sans nul doute un philosophe éminent, mais il était naïf et aveugle face à la réalité. Lui et ses semblables étaient comme la minorité des opposants au Jihad, incapables de reconnaître les conséquences de leurs décisions. Quant aux Cogitors... Iblis savait qu’il devait influer sur leurs esprits, même s’il devait y mettre du temps. Il allait choisir les candidats avec soin en leur donnant ses instructions personnelles et explicites. Tant de choses dépendaient maintenant de cette mission. Elle allait être subtile, cruciale. Mais la victoire du Jihad en dépendait, ainsi que la survie de la race humaine. Keats avait délaissé ses tenues discrètes de la Jipol et même son uniforme qu’il ne portait que rarement. Il avait l’air totalement déplacé dans sa robe safran de Cogitor de la Tour d’Ivoire. IBLIS HOCHA LA TÊTE. — Keats, vous me semblez l’essence même de la foi. Je pense que les Cogitors vont être satisfaits de vous et des candidats que nous allons choisir. (Il eut un sourire lumineux.) Ils n’ont pas la moindre idée de ce qui les attend. Vous êtes tous au courant, bien sûr, mais vous, Keats, vous êtes celui en qui je place toute ma confiance. Suivez les autres... mais soyez subtil. Prenez votre temps. Keats avait une expression préoccupée et il froissa nerveusement sa robe. — Le temps est le seul élément qui me paraît généreusement disponible, si l’on se fonde sur les vies de ces hommes que nous devons remplacer. (Il eut un long soupir en haussant les épaules.) J’ai le sentiment que vous m’envoyez en exil, monsieur. Il y a tant de choses importantes que je pourrais accomplir ici pour le Jihad... Iblis posa la main sur son épaule en un geste paternel. — Keats, tant d’autres sont à même d’accomplir ces tâches ordinaires. Mais vous, plus que tout autre, vous êtes qualifié pour cette mission si l’on considère vos talents d’enquêteur et d’interrogateur. Mais je sais aussi que vous êtes à l’aise dans la philosophie, ce qui fait de vous par excellence l’auditeur de ces Cogitors isolés, coupés du reste de l’univers. Vous allez travailler avec eux, les dompter, les assouplir, leur faire comprendre que nous avons besoin d’eux dans notre combat. Ensemble, ils regagnèrent la tour administrative du Grand Patriarche. Ils contemplèrent les rues animées de Zimia. Dans le parc du mémorial, la silhouette figée d’un guerrier cymek abandonné était comme un spectre sombre dans le soleil de l’après-midi. Les quartiers qui n’avaient été que décombres lors de l’attaque, il y avait vingt-neuf ans, offraient maintenant au regard des parterres fleuris et des sculptures. — Je sais bien que vous allez regretter Salusa, dit Iblis. Mais vous avez une chance à laquelle peu d’humains ont jamais eu droit. Vous allez passer les prochaines années dans l’intimité des plus grands esprits de l’humanité. Ce que vous apprendrez là-bas, dans leur Tour d’Ivoire, surpasse tout ce qu’un homme normal peut connaître. Vous serez l’un des rares élus qui auront conversé avec Vidad et les siens. MAIS KEATS N’AVAIT PAS L’AIR CONVAINCU. IBLIS SOURIT, GAGNÉ PAR UNE VISION. — Je garde un bon souvenir de cette période de ma vie où je partais en pèlerinage sur Terre pour consulter le Cogitor Eklo. Je n’étais alors qu’un contremaître esclave mais, je ne sais pour quelle raison, le Cogitor avait su déceler mon potentiel. Il communiquait avec moi. J’ai même eu le droit de plonger mes doigts dans l’électrafluide et de lui parler directement. Une bénédiction. (Il frissonna à ce souvenir.) Omnius est saturé de données au point d’éclater, mais il ne sait pas ce qu’est la compréhension. Il a des certitudes et des projections froides et répond aux stimuli. Alors qu’un Cogitor... est chargé d’une véritable sagesse. Keats, immobile, roide, se laissait gagner peu à peu par la fierté en comprenant l’immense responsabilité que lui confiait le Grand Patriarche. — JE... JE COMPRENDS. IBLIS LE REGARDA LONGUEMENT. — En un sens, je vous envie, Keats. Si je n’avais pas les obligations du Jihad, je passerais avec ferveur mes prochaines années en tant que novice à l’écoute d’un Cogitor. Mais c’est à vous que revient cette tâche magnifique. Je sais que vous êtes prêt à l’assumer. — JE FERAI DE MON MIEUX, GRAND PATRIARCHE. — En servant les Cogitors au mieux de vos capacités, vous connaîtrez l’illumination. Mais il vous faudra être habile et souple. Vous devez leur ouvrir les yeux. Ces cerveaux de la Tour d’Ivoire ont laissé bien trop de choses derrière eux. Vous et vos collègues avez pour mission secrète de faire de ces esprits neutres des alliés réels du Saint Jihad. (Il précéda son second dans ses luxueux bureaux.) Serena Butler vous bénira tous avant votre départ. Ensuite, vous ferez le voyage le plus important de votre vie. Serena bénit chacun des nouveaux moines, mais Iblis les avait tous choisis sans lui demander son avis. En dépit de ses dispositions récentes, elle ne mit pas en cause sa décision, mais il s’était assuré qu’elle ne soit pas au fait des détails. Au moins, se dit-il, elle ne lui avait pas ôté cette part de responsabilité. Durant ces derniers mois, depuis qu’il était revenu de son étrange rencontre avec le Titan renégat Hécate, Serena l’avait poussé sur la touche et s’était chargée d’administrer tout ce qui, auparavant, fonctionnait très bien sans elle. Il s’était torturé le cerveau pour trouver un moyen d’assurer son pouvoir. Il était marié à la belle et charismatique Camie Boro depuis vingt ans, dont la dote avait été son pedigree impérial. Il lui avait fallu du temps pour comprendre que la dernière descendante de l’Empereur n’avait qu’un bien petit rôle dans la Ligue des Nobles. Elle n’était qu’une figure d’apparat qu’il exhibait dans les occasions importantes. Mais Serena ne cessait de l’émerveiller. Il se disait que la Prêtresse du Jihad aurait mieux convenu à ses ambitions. C’était honteux de gaspiller un pareil pouvoir. Keats, apparemment résigné et même décidé, attendait avec les autres volontaires l’heure de raccompagner les Cogitors de la Tour d’Ivoire jusqu’à leur planétoïde glacial. L’air courageux et contrit, ils attendaient au garde-à-vous tandis qu’Iblis les passait en revue, hochant discrètement la tête quand il rencontrait un regard de loyauté craintive. Avec la grâce d’une madone, Serena touchait tour à tour l’épaule de chacun des volontaires. — Messieurs, je vous remercie pour votre sacrifice et votre courage qui vont vous écarter de nous des années durant. Sur Hessra, vous allez connaître le froid et la solitude, ce qui vous donnera tout le temps de discuter, d’échanger des idées. Pour le plus grand bien du Jihad, vous devrez faire comprendre aux Cogitors que la neutralité n’est pas l’option unique par les temps que nous vivons. Keats lui répondit par un sourire tranquille et Serena passa à son voisin. Ils savaient tous qu’ils allaient être loin de Salusa pendant des dizaines d’années peut-être, ou le reste de leur vie... Mais ils étaient décidés à amener les Cogitors à épouser la cause de l’humanité. IBLIS S’ADRESSA DISCRÈTEMENT À SERENA. — Prêtresse, ils paraissent placides, mais ce sont des experts dans l’art de la conversation et de l’incitation. ELLE HOCHA LA TÊTE SANS RÉPONDRE. Iblis savait que les Cogitors étaient des philosophes brillants, mais certainement naïfs. Il avait donné à Serena une explication expurgée de son plan, mais il avait lu dans ses yeux lavande qu’elle avait tout compris... Individuellement et collectivement, les humains sont dirigés par leur énergie sexuelle. Curieusement, ils bâtissent de grands édifices autour de leurs actes pour tenter de les dissimuler. Érasme, Réflexions sur les biologiques intelligents. Haut comme les plus grands buildings de Zimia, le colossal cymek évoquait une statue arachnoïde préhistorique d’acier et d’alliages. Avec ses bras levés vers le ciel, ses tourelles d’artillerie menaçantes et ses canons périphériques. Il n’avait aucune trace de rouille ou de corrosion après presque trente années d’exposition à toutes les intempéries. Guidé par un cerveau humain, ce cymek avait causé des destructions énormes pendant le raid d’Agamemnon qui visait les émetteurs des boucliers de la planète. Sous la férule de Xavier Harkonnen, la Militia Salusane avait repoussé l’attaque. Plusieurs cymeks avaient été détruits et les autres s’étaient débarrassés de leurs containers de préservation pour regagner la flotte robotique en laissant derrière eux leurs monstrueuses carapaces mécaniques. Ce marcheur de combat était demeuré ici depuis l’attaque des machines. Il constituait désormais un mémorial aux milliers de victimes de la première Bataille de Zimia. C’était à la fois un trophée de guerre mais aussi un avertissement : les machines pouvaient revenir à tout moment... Après une année de guerre – d’abord sur Ix et dans deux autres escarmouches avec les vaisseaux robotiques — Jool Noret était enfin arrivé sur Salusa Secundus. Il se tenait sur la plazza, les yeux levés vers le cymek menaçant au milieu des gazons fleuris. Il mesurait dix fois sa hauteur. Avec les connaissances qu’il avait acquises auprès de Chirox, il savait analyser les systèmes du cymek, ses capacités de destruction. En cas d’urgence, il se dit qu’il aurait pu affronter ce genre de machine géante. Il examinait ses jambes blindées, ses lanceurs de projectiles et surtout la tourelle de sa tête où se situait le cerveau traître durant les attaques. Jool avait appris grâce au sensei que les cymeks avaient un choix de corps multiples adaptés aux diverses situations de conflit. Cette liberté de disposition exigeait que les systèmes primaires reliés aux tiges mentales soient identiques à la base. S’il trouvait le moyen de handicaper et de subvertir des machines de ce type, il serait un mercenaire encore plus redoutable. Avec un taux de destruction extrême. Le regard fixé sur la chose, il se rappelait les exercices de combat de son père. Et il sentit l’esprit guerrier de Jav Barri se répandre en lui. — Tu ne me fais pas peur, dit-il calmement à la grosse machine paralysée. Tu n’es qu’un ennemi comme les autres. C’est alors qu’une grande femme aux cheveux clairs, aux yeux de glace, à la peau laiteuse, s’arrêta auprès de lui et lança d’un ton sec : — La bravoure stupide conduit plus souvent à l’échec qu’à la victoire. Jool l’avait entendue approcher, mais les visiteurs et les fidèles étaient nombreux autour du mémorial. — Il y a une différence entre la bravoure et la détermination. (Il se détourna du cymek pour faire face à la femme.) Vous êtes une Sorcière de Rossak. — Et vous un mercenaire de Ginaz. Je suis Zufa Cenva. Mes filles ont combattu et détruit les cymeks. C’est notre destin, notre fardeau et notre talent que de semer la destruction parmi les machines à l’esprit humain. IL EUT UN SOURIRE FROID. — Je veux devenir l’ennemi juré et destructeur de toutes les machines, de n’importe quelle catégorie. Elle lui décocha un regard sceptique. Mais elle analysait le halo de sérénité qui entourait ce mercenaire. — Je vois que vous êtes sincère dans vos propos, Jool Noret. Il acquiesça, sans lui demander comment elle connaissait son nom. — Mes Sorcières sont capables d’éliminer les cymeks, reprit-elle. Elles peuvent chacune éliminer une dizaine de néo-cymeks plus petits en grillant leurs cerveaux de traîtres. JOOL ÉTAIT REVENU AU CYMEK DU MÉMORIAL. — Chaque fois qu’une de vos Sorcières libère son énergie mentale, elle doit mourir. Chaque coup qu’elles portent est une mission suicide. ZUFA REDRESSA LA TÊTE. — Depuis quand un mercenaire de Ginaz refuserait-il de se sacrifier pour le Jihad ? Seriez-vous donc un lâche qui ne se bat qu’en toute sécurité ? Elle était intimidante, mais il ne céda pas d’un pouce. Il affronta même son regard noir. — Je suis toujours prêt à faire le sacrifice de ma vie, mais jusqu’alors, je n’ai rencontré aucune occasion qui en vaille la peine. Dans chaque bataille, j’ai survécu dans le seul but de continuer à détruire l’ennemi d’année en année. Si je meurs, je ne pourrai plus combattre. Zufa Cenva accepta cet argument avec réticence. Et hocha la tête à son adresse. — Si nous n’étions pas seulement deux, les machines n’auraient d’autre choix que de s’enfuir pour sauver leur... existence ?... À chaque réveil, l’esprit d’Iblis Ginjo était envahi par les projets, les plans, les initiatives à long terme destinés à sauver l’humanité. Et lui-même. Il lançait sans cesse de nouvelles ramifications, des arborescences crépitantes dans lesquelles il s’investissait. Il avait cependant bien des éléments à dissimuler ou à équilibrer. Pour l’heure, il était seul avec Yorek Thurr à avoir connaissance de leur nouvelle alliée, Hécate. Et le chef de la Jipol avait toujours su garder ses secrets. Grâce aux machinations sournoises de la police, Iblis avait mis sous les verrous un nombre grandissant de leaders de l’opposition qui luttaient naïvement pour qu’on mette un terme à l’état de guerre. De même, il avait éliminé ses ennemis politiques qui interféraient avec ses plans pour le Jihad. Munoza Chen par exemple. C’était une simple question de nécessité qu’il n’appréciait pas particulièrement. Mais, pour se protéger, il devait faire surveiller ses gens par d’autres gens, même si Yorek Thurr avait toujours su échapper à toute enquête rapprochée. Iblis considérait comme un devoir sacré de prendre des décisions difficiles et dures, que les autres ne pouvaient comprendre. Certaines choses devaient être exécutées dans le secret pour annihiler les machines pensantes. Ses motivations étaient claires dans son esprit, mais il savait qu’il ne pouvait les partager avec per- sonne, surtout pas avec la Prêtresse du Jihad à la sainte innocence. Malheureusement, la nouvelle indépendance de Serena avait quelque peu dérangé ses plans. Les enjeux étaient trop importants et il ne pouvait tolérer qu’elle poursuive dans cette voie périlleuse. Il devait trouver un moyen de la faire rentrer dans le rang. La réponse lui avait paru évidente et il espérait qu’elle aussi en comprendrait les avantages. Il savait que son cœur devenait un bloc de glace dès qu’il était question de soucis personnels, même si elle avançait constamment ses actes charitables en faveur des réfugiés et des Jihadi. Mais il devait agir avec prudence pour qu’elle en vienne à comprendre les raisons logiques de l’alliance absolue qu’il voulait. Elle devait le rejoindre sous peu et il était décidé à utiliser tout son talent pour qu’elle accepte son offre. Il était penché vers le square où des milliers de citoyens de Zimia se rassemblaient pour les rallyes du week-end. Il voyait déjà des foules encore plus denses dans l’avenir, dans toutes les mégapoles des Mondes de la Ligue. Si on l’alimentait habilement, la sainte bataille contre les machines ne ferait que croître. Mais, d’abord, certains événements devraient se produire. Sa femme Camie n’apprécierait pas et les rapports avec leurs trois enfants allaient se détériorer, mais il n’avait épousé Camie que pour le soutien politique qu’elle pouvait lui apporter. Par un retour logique des choses, Camie se plaisait à jouer le rôle de femme du Grand Patriarche. Et si elle lui causait trop d’ennuis... Eh bien, il supposait que Thurr saurait s’en occuper. Pour le bien du Jihad. Serena était plus importante et riche de possibilités très intéressantes. Il était installé dans un fauteuil à suspenseur adapté à son corps volumineux. À cause des préoccupations de son éminente position, le Grand Patriarche n’avait pas plus surveillé son régime que sa forme physique. Les dix dernières années, depuis la création du Conseil du Jihad, il avait pris du poids et Camie ne l’avait pas appelé dans son lit depuis des mois. Par nécessité politique, il se devait d’être discret. Avec son charisme et sa position, Iblis pouvait avoir n’importe quelle femme. Excepté Serena Butler. Depuis son enlèvement par les machines sur Giedi Prime, elle avait évité toute liaison, fût-ce même une simple aventure. Sa résolution d’acier conférait à son attitude la noblesse du sacrifice, mais lui ôtait sa féminité, son humanité. Pour ses fidèles fanatiques, elle était la Mère de la Terre, une Madone, une Vierge. Pourtant, l’amour était plus qu’un concept ésotérique. Si elle voulait être vraiment efficace, la Prêtresse devait donner la preuve qu’elle était encore capable d’amour. Elle devait se rapprocher de Marie plutôt que de Jeanne d’Arc. Iblis devait absolument faire quelque chose. Dans le tiroir d’une table, il prit une fiole contenant des phéromones discrètes dont il se poudra le cou et le dos des mains. La senteur un peu aigre n’avait rien d’agréable, mais elle était censée agir discrètement sur les instincts des femelles. Iblis n’en avait usé que très rarement mais il ne voulait rien laisser au hasard. Il savait très bien que les méthodes de séduction et les approches sentimentales traditionnelles étaient vouées à l’échec avec Serena. Il entendit le signal discret de la porte et l’un de ses caporaux introduisit Serena. — MONSIEUR, LA PRÊTRESSE DU JIHAD. Iblis avait éclipsé la fiole de phéromones en un éclair. — Grand Patriarche, dit Serena en inclinant la tête, j’espère qu’il s’agit d’une question importante ? Mes devoirs sont devenus très pesants depuis quelque temps. Par votre faute. Sans montrer son irritation, Iblis lui adressa un sourire qu’il voulait lumineux et lui prit la main. — Vous êtes particulièrement radieuse ce soir, ronronna-t-il. Elle portait un tailleur noir à longues manches avec un col blanc. IL LUI DÉSIGNA UN SOFA DE CUIR À SUSPENSEUR. — J’ai profité du soleil, fit-elle avec un bref sourire. J’ai parlé durant des heures au rallye d’hier. — Je sais. J’ai vu les enregistrements. (Il prit place à côté d’elle et le sofa oscilla doucement.) C’était très efficace, je dois dire. Comme toujours. Même si elle avait écrit elle-même son discours, en ignorant ses suggestions... Un domestique moustachu surgit avec un plateau de boissons chaudes. — Un mélange de thé vert venu de Rossak, dit Iblis, certain de l’impressionner. Elle accepta une tasse mais ne but pas une gorgée. — Grand Patriarche, de quoi devons-nous discuter ? Notre temps est précieux. Depuis son intervention devant le Conseil du Jihad, il avait clairement compris qu’elle avait redéfini les pouvoirs selon ses termes et qu’elle l’avait renvoyé au rang de subordonné. Mais il entretenait encore l’espoir de trouver un moyen de la guider, de lui dicter ce qu’elle devait faire, tout comme avant, mais subrepticement. Elle attendait en silence. Son expression ne s’était pas adoucie mais elle était prête à l’entendre. Il était absolument serein et, bien sûr, ne lui dit rien des capsules de Mélange qu’il avait absorbées une heure avant. Serena lui avait toujours dit qu’elle était contre toutes les drogues, qu’elle considérait cela comme un signe de faiblesse, et il avait dû absorber l’épice avec des additifs destinés à masquer les odeurs. — Depuis bien des années, nous travaillons ensemble, mais pas assez près l’un de l’autre. Vous et moi, nous avons été constamment des partenaires dans le Jihad... Après tout, vous êtes la Prêtresse et je suis le Grand Patriarche. Nos buts sont identiques, de même que nos passions. En soudant notre alliance de façon plus rapprochée, nous pourrons accomplir tellement plus. Il modulait le ton séducteur de sa voix, les yeux rivés sur le beau profil de Serena, ses cheveux dorés. — JE SUIS D’ACCORD, DIT-ELLE ENFIN. Un sourire effleura ses lèvres. Elle n’était pas convaincue. IL SE RAPPROCHA. — Serena, j’ai longuement réfléchi, et je ne vous fais pas cette proposition avec frivolité, croyez-le bien. Je crois que nous pourrions franchir une nouvelle étape pour renforcer le Jihad en... devenant de véritables partenaires, aux yeux de l’humanité tout entière. Ne sommes-nous pas faits l’un pour l’autre ? Nous pourrions avoir de grandes épousailles, cimenter ainsi notre influence et donner une nouvelle impulsion au Jihad. (Il sentit sa réaction, mais avant qu’elle puisse protester, il enchaîna :) A deux, nous serions tellement plus efficaces. Le peuple nous considérerait comme une entité à part entière. Un duo invincible. Omnius lui-même tremblerait à la seule idée d’une Prêtresse et d’un Patriarche humains enfin unis. Iblis était sur la défensive tout en étant intimidé, mais il ne voulait pas révéler ses émotions. Il se sentait comme un homme qui avait été rejeté deux pas en arrière et qui risquait de ne jamais retrouver sa position. Jamais, bien sûr, il ne révélerait à Serena l’immense structure de surveillance, de sécurité, d’opérations extérieures qu’il avait mise en place, non plus que les crimes les plus graves commis au nom du Jihad. Serena avait une attitude roide, le front plissé, et semblait totalement ignorer sa proximité. — Il est évident que c’est impossible. Vous avez déjà une épouse. Ainsi que trois enfants. — Un problème assez simple à résoudre. Je ne l’aime pas. Je suis prêt à faire ce sacrifice pour le bien du Jihad. Camie comprendra. On peut l’acheter. Il effleura le bras de Serena et murmura d’un ton pressant, les paroles qui s’étaient imposées à son esprit : — Pensez-y... Ensemble, nous serons le guide dont le Jihad a besoin. Vous et moi nous pourrons hisser cette Guerre Sainte à un plus haut niveau. Jusqu’à la victoire. Il simulait l’émotion. Pour le plus grand bien du Jihad. Il savait qu’il n’arriverait pas à ses fins avec Serena Butler en jouant maladroitement sur la séduction. Il avait vraiment envie d’elle, même si elle était une déesse. Ou parce qu’elle était une déesse. Mais il devait se réfréner, modifier son approche. Pour l’avoir, en tant que femme, compagne, et sous son contrôle, il devait la persuader, la convaincre. C’était une proposition d’affaire. MAIS ELLE LA REJETA. — Iblis, l’amour ne m’intéresse pas. Le mariage non plus. Pas avec vous ni aucun autre. Vous ne me désirez pas. Il se figea, sombre soudain, acceptant avec peine sa frustration. — Mais je ne parle pas d’amour frivole, mais d’un sentiment plus grand et intense que vous et moi. Serena, le destin nous voue à être partenaires. Il retira sa main sans cesser de sourire, avec l’espoir de la garder sous la domination de son regard hypnotique. Il voulait éperdument résoudre l’énigme que posait cette femme. — Seuls vous et moi sommes vraiment décidés à gagner cette guerre. Jamais il n’avait eu un accent aussi désespéré. Il était furieux de ce qu’elle lui avait fait. Mais elle conservait une attitude froide, lointaine. Et elle se leva. Le Jihad exige toute votre attention. Et la mienne aussi. Cher Iblis, servez-vous de votre charme pour rallier la population. Vous réussirez mieux ainsi. Grand Patriarche, nous devons vous et moi retourner à nos tâches respectives sans nous perdre dans ces absurdités. Ne croyez-vous pas ? Iblis fit signe à un serviteur de la raccompagner, mais il bouillait de rage et aurait fracassé avec plaisir n’importe quoi. IL OUBLIA TRÈS VITE SON ÉCHEC AVEC SERENA BUTLER. La Sorcière de Rossak en personne se présenta dans la soirée et demanda à le voir pour une « audience personnelle et privée ». Zufa se souciait peu des autres femmes qu’Iblis pouvait avoir dans sa vie, encore moins de son épouse politique. Les Sorcières vouaient leur vie à tracer les lignées, à manipuler les schémas d’accouplement pour essayer de déterminer les qualités génétiques qui pouvaient produire des pouvoirs mentaux supérieurs chez les femelles de Rossak. Elle-même avait absorbé des drogues de fertilité – ironiquement celles-là mêmes qu’avait développées Aurelius Venport qui avaient si souvent échoué avec elle. Elle savait que son corps était parfaitement réceptif. Et si elle se fiait à la réputation libidineuse d’Iblis Ginjo, lui aussi serait réceptif. Un télépathe mâle était extrêmement rare, quasiment impossible. Mais Zufa avait décelé des signes chez le Grand Patriarche, et elle avait besoin de ramener son schéma génétique sur son monde. Si elle comptait sur ses dons et le passé d’Iblis, elle pensait que ce ne serait pas difficile. ET CE NE LE FUT PAS. Ils se reposaient dans le lit à suspenseur après avoir atteint le summum du plaisir et elle se dit que son nouveau partenaire amoureux était un personnage fascinant. Sans même avoir conscience de ses dons et sans éducation, il était parvenu à se tailler une position de premier plan. En faisant l’amour, il avait haleté qu’elle était « la Sorcière Suprême du Jihad » et lui avait pro- mis qu’il annoncerait officiellement la nouvelle devant le Parlement. — Très impressionnant, avait-elle répondu d’une voix cassée par la jouissance. Mais est-ce bien le moment de parler de la guerre ?... — Je ne cesse de penser au Jihad. Il le faut, parce que les machines ne dorment jamais. QUELQUES MINUTES APRÈS, IL S’ÉTAIT ENDORMI. Il avait gardé un bras musclé sur son épaule et ronflait doucement. Elle l’écarta doucement. Iblis avait su voir immédiatement les avantages qu’il pouvait tirer d’une alliance politique avec la Sorcière de Rossak, le pouvoir et l’influence qu’elle apportait à sa grande cause. En échange, elle avait obtenu ce qu’elle voulait et elle pouvait avoir plus encore, si cela s’avérait nécessaire. Mais elle supposait que, biologiquement, ce serait une de ses dernières chances de concevoir. Pour les futures missions, elle devrait déléguer une jeune Sorcière. Mais sa fille, quand elle verrait le jour, n’appartiendrait qu’à elle. Elle se glissa hors du lit et se regarda dans le grand miroir en pied. Elle était d’âge mûr et avait dépassé la période de fertilité de la plupart des femmes, mais son corps était encore en excellente condition. Ses formes étaient presque parfaites, comme sculptées par les dieux. Elle s’aperçut qu’Iblis venait de bouger sans toutefois ouvrir les yeux. Ta lignée génétique est-elle supérieure, Iblis Ginjo ? Elle brûlait de connaître la réponse. La sélection génétique n’était pas une science exacte, mais les femmes de Rossak étaient persuadées qu’on pouvait reconnaître les lignées supérieures, les contrôler et les entretenir. Elle avait testé ses périodes, son taux d’hormones et son ovulation pour être dans sa pointe de fertilité, et elle ne doutait pas d’avoir un enfant. Et, en absorbant régulièrement une des drogues de Rossak qui n’étaient connues que des Sorcières, elle avait mis toutes les chances de son côté pour que cet enfant soit de sexe féminin. Elle avait été affreusement déçue quand elle avait accouché de la naine qu’était Norma, et ses accouplements avec Aurelius Venport n’avaient abouti qu’à des échecs lamentables en dépit de toutes les prévisions. Cette fois, ce sera différent. Elle s’habilla prestement et se glissa hors des appartements du Grand Patriarche avec un espoir nouveau. Sa fille serait parfaite. Comme elle l’avait toujours voulu. Les femmes étaient tellement plus précieuses que les mâles. Tout le monde peut être vaincu. Le problème est de savoir comment s’y prendre. Tio Holtzman, lettre au Seigneur Niko Bludd. Au moins, le désastre s’était produit derrière les portes closes du laboratoire. Les murs épais avaient résisté à l’explosion et il n’y avait pas de blessés si l’on exceptait quelques esclaves sans importance. Holtzman décida d’apporter certaines modifications judicieuses à son rapport pour que le Seigneur Bludd n’ait vent de rien. Depuis des années, grâce à Norma Cenva, le Savant avait appris à se montrer prudent avant de faire la démonstration d’un nouveau concept s’il n’avait pas été méthodiquement testé. Il ne voulait pas de notes gênantes dans son dossier. Dans l’espoir de faire taire les nobles de Poritrin qui répandaient des plaisanteries sur le grand inventeur qui était à court d’idées nouvelles, Holtzman avait revu les anciens plans de son générateur de résonance d’alliage – une invention qui avait ravagé tout un laboratoire vingt-huit ans auparavant, détruit un pont et fait de nombreuses victimes parmi les esclaves. Pourtant, cela aurait dû marcher, il en était certain. Son résonateur devait être une arme redoutable qui frappait directement les corps métalliques des machines pensantes. Dans son enthousiasme, il avait voulu en faire la démonstration au Seigneur Bludd sans le tester auparavant. Et la démonstration avait été plus spectaculaire encore que prévu. Il lui avait fallu des années pour se remettre de cette catastrophe. Cependant, il avait toujours considéré que son concept était valable. Récemment, il avait redistribué ses anciens calculs à son équipe de jeunes assistants ambitieux en leur donnant comme instruction de faire en sorte que ça marche. Les assistants avaient refait les calculs, retracé les plans un à un, durant des heures, des jours, les cheveux hirsutes, les yeux rouges, la sueur au front. Il avait fait semblant de tout revoir attentivement, alors qu’en fait il ne pouvait que les croire sur parole. Seulement voilà, le nouveau résonateur « revu et amélioré » venait d’exploser, et Holtzman était effondré. Heureusement, cette fois cela resterait un secret, ce qui était quand même une piètre consolation. Il y avait bien longtemps, Norma Cenva l’avait mis en garde : il se cachait dans son concept une faille désespérément insoluble. Jamais il ne pourrait être appliqué. Elle avait toujours été tellement suffisante mais, d’un autre côté, elle avait sans doute raison. Qu’est-ce qu’elle fait, en ce moment ? Il y avait très longtemps qu’il ne l’avait revue. Naturellement, se dit-il, elle avait dû encore gaspiller son temps sans accomplir grand-chose. Si elle avait fait une découverte majeure, il en aurait certainement entendu parler. À moins qu’elle ait décidé de la garder secrète... comme elle l’avait fait en vendant la technologie des globes brilleurs aux Entreprises VenKee. Il laissa ses assistants nettoyer les lieux et cacher ce qui restait du générateur et rassembla toutes ses notes « pour des raisons de sécurité » dans le but de les détruire ultérieurement. Il se plaisait à penser qu’il pilotait avec dextérité son existence. Ce même soir, après avoir bu un rhum de Poritrin généreusement dopé à l’épice, il décida de rendre une petite visite à Norma. Norma gardait un profil bas dans l’accomplissement de son projet, mais elle ne pouvait totalement dissimuler une opération aussi importante. Tuk Keedair avait pris des mesures de sécurité sévères, mais le Seigneur Bludd connaissait l’emplacement du site depuis que VenKee avait fait l’acquisition d’une ancienne mine dans le canyon d’un affluent de l’Isana. Holtzman n’était accompagné que par deux Dragons de la garde et deux de ses assistants. Si Norma lui créait des ennuis, il comptait bien revenir plus tard – en force. Il embarqua à bord d’une navette fluviale pour gagner le canyon profond où Norma poursuivait ses recherches mystérieuses. Il découvrit des quais vides et des grues de chargement devant les bâtiments qui s’étageaient sur la falaise et les cavernes qui constituaient le complexe minier. — C’est assez laid, remarqua un de ses seconds. C’est plutôt une bonne chose qu’elle se soit cachée aussi loin. HOLTZMAN HOCHA LA TÊTE. — Norma n’a jamais eu le moindre sens esthétique. Mais ça n’empêche nullement son cerveau de fonctionner. Et c’est ce qui m’inquiète, ajouta-t-il pour lui-même. Ils se dirigèrent vers les ascenseurs. Holtzman examinait les lieux et prêtait l’oreille aux bruits industriels qui montaient d’un peu partout. Cela lui rappelait le vacarme des chantiers navals du delta. Il plissa le front. Quand ils débarquèrent en haut de la falaise, le Savant et sa suite affrontèrent une dizaine d’hommes armés, des gardiens à l’air décidé et brutal qui leur interdisaient l’accès. — Vous êtes dans une propriété privée à haute sécurité, leur dit-on. Les gardes n’avaient pas l’air impressionnés par les deux Dragons en écailles dorées. — Vous ne savez pas à qui vous avez affaire ? proféra courageusement un assistant. Laissez passer le Savant Tio Holtzman ! Les Dragons s’avancèrent, mais les mercenaires ne semblaient nullement décidés à les laisser passer. Ils pointèrent leurs armes. — Je vois que tu as astiqué ton armure dorée, dit l’un d’eux. Tu ne voudrais pas que je l’abîme, non ? LES DRAGONS RECULÈRENT, DÉCONCERTÉS. — Nous sommes ici sur l’ordre exprès du Seigneur Bludd ! — Ce qui ne lui donne pas le droit d’ignorer la propriété d’autrui. Il ne possède pas toute la planète. — Va chercher Keedair, dit un autre garde. C’est à lui de s’occuper de ça. L’un des mercenaires s’éloigna en courant. Holtzman, en risquant un regard, discerna un vaste hangar et des bâtiments annexes, ainsi que des files d’esclaves chargés de caisses de composants qui se dirigeaient vers le hangar. Elle est en train de fabriquer quelque chose... quelque chose de grand. C’est à cet instant qu’il aperçut la femme naine qui venait vers eux sur une plate-forme à suspenseur. Elle était sortie du hangar et se posa à l’entrée, où les Dragons étaient encore confrontés aux inflexibles mercenaires. — Mais c’est vous, Savant Holtzman ! Que faites- vous ici ? IL GRATTA SA BARBE GRISONNANTE. — Ce n’est pas vraiment la question la plus intéressante, Norma. Je dirais plutôt, que faites-vous ici, vous ? Sur quoi travaillez-vous précisément ? Je suis venu en tant que collègue, rien que pour savoir si nous pouvions nous prêter main-forte l’un l’autre contre les machines pensantes. Mais vous me semblez réagir comme si vous étiez engagée dans des activités illégales. Dans sa jeunesse, elle avait passé des années à travailler de façon obsessionnelle sur les équations du Savant. Le concept d’« espace plissé », par exemple, était l’une des idées typiquement absurdes de Norma. Malgré tout, cette petite femme bizarre et irresponsable avait prouvé son génie à bien des reprises... — Avec tout le respect que je vous dois, Savant Holtzman, mon sponsor m’a fait jurer de ne révéler aucun détail de mon travail. ELLE DÉTOURNAIT OSTENSIBLEMENT LE REGARD. — Norma Cenva, auriez-vous oublié qui je suis ? J’ai la totale et absolue confiance de la Ligue des Nobles ! Comment pourriez-vous refuser de me parler en détail de ce que vous faites ici ? (Il se tourna vers les Dragons comme s’il était sur le point de leur donner l’ordre d’arrêter la petite femme.) Parlez-moi... de l’espace plissé. Surprise, elle hésita, mais ses yeux brillaient d’excitation. — Savant Holtzman, ce n’est simplement qu’un développement de vos équations de champ originales, une extension qui permet le plissement de l’espace- temps afin de manipuler les variables de distance. Ce qui permettrait à l’Armée du Jihad d’attaquer les machines pensantes dans n’importe quel point de l’univers instantanément. Plus question de voyages interminables dans l’espace. Il se redressa, focalisé sur une partie unique de ses explications. — Ainsi, cela dérive de mes équations et vous n’avez pas pensé à m’en parler ? Le Tlulaxa surgit à cet instant. C’était un personnage de petite taille, à peine plus grand que Norma, l’air agité. Il y avait une expression inquiète sur son visage et sa tresse épaisse était quelque peu en désordre — Norma, laissez-moi m’occuper de ça. Il faut que vous-retourniez à votre travail. (Il lui décocha un regard sévère.) Vite ! Docile, elle fit pivoter son suspenseur et repartit vers son atelier. Holtzman se campa d’un air décidé, les mains sur les hanches et toisa Keedair. — Inutile de rendre les choses compliquées. Vos gardes ne semblent pas comprendre que nous avons le droit d’inspecter ces locaux et de relever tout développement susceptible d’être bénéfique pour l’Armée du Jihad... Keedair n’était pas du genre à se laisser facilement intimider. — Ce complexe est sous haute sécurité et les recherches sont financées uniquement par les Entreprises VenKee. Vous n’avez pas plus le droit d’être ici que les machines pensantes. Les assistants d’Holtzman étouffèrent un cri. Et le Tlulaxa fit signe à ses gardes. — Faites votre boulot et veillez à ce qu’ils déguerpissent rapidement. (Il se tourna vers Holtzman.) Dès que nous aurons une annonce ou une démonstration à faire, nous ne manquerons pas de vous inviter, ainsi que le Seigneur Bludd... Ne serait-ce que par courtoisie. Les Dragons hésitaient, ne sachant que faire, et ils se tournèrent vers Holtzman, furibond, comme s’il pouvait trouver une solution instantanée ? Mais il comprenait qu’il n’avait pas d’autre choix que de battre en retraite. Pour le moment du moins. — Elle cache quelque chose, comme je l’avais soupçonné, déclara Holtzman, solennel, dans l’espoir de faire comprendre au Seigneur Bludd qu’il devait s’inquiéter vraiment. Pourquoi VenKee déploierait-elle tout ce système de sécurité si elle continuait à être aussi nulle que lorsqu’elle travaillait avec moi ? Bludd gloussa de rire en sirotant sa boisson fruitée pétillante. Puis il se rencogna dans son fauteuil et promena un regard paisible sur les berges du fleuve, les barges qui débarquaient leur cargaison dans le delta et le spatioport. — Vous ne trouvez pas intéressant qu’elle fasse tout à coup des progrès deux ans seulement après avoir quitté vos services ? Il se pourrait bien que cette petite bonne femme si intelligente vous ait pris pour un idiot, Tio ! Et qu’elle vous ait caché ses découvertes durant tout ce temps pour ne pas en partager le crédit avec vous. — Norma Cenva ne s’est jamais préoccupée de crédits et encore moins de célébrité, dit Holtzman en refusant l’offre de rafraîchissement de Bludd. (Très excité, il arpentait le balcon de long en large.) Et maintenant que son « ami » Venport nous a obligés à la libérer, nous n’avons aucun droit sur ses nouvelles découvertes. (Il eut soudain l’impression qu’un poignard glacé venait de lui transpercer la poitrine.) Mais c’est pour ça que VenKee avait tellement envie d’abandonner une part des bénéfices des brilleurs ! Ce que Norma doit concocter doit être tellement plus important que ça ! (Il serra les poings.) Et nous sommes coupés de tout désormais. Bludd consentit enfin à se relever, tapota ses robes élégantes. Non, non, Tio. Nous n’avons cédé que les concepts absolument nouveaux. Si elle les a développés si rapidement depuis la signature de notre accord, n’importe quel avocat – voire un scientifique brillant tel que vous – établirait sans difficulté une corrélation directe avec les travaux antérieurs de Norma. Holtzman se figea tandis que l’idée s’imposait à son esprit. — Si ses travaux relèvent de ce que je pense, vous avez raison, Seigneur Bludd. Le seigneur but une longue gorgée et posa un gobelet devant Holtzman. — Tio, vous devriez boire. Vous avez besoin de vous relaxer. — Mais comment nous introduire dans le complexe ? Il faut que je voie sur quoi elle travaille. Et elle est gardée par des dizaines de mercenaires. Et par ce Tlulaxa qui veille sur elle comme un rapace. — Il est très facile d’annuler le visa d’un Tlulaxa, dit Bludd, et c’est ce que je vais faire dans l’instant. Officiellement, même si Norma Cenva a vécu la plus grande partie de sa vie ici, sur Poritrin, elle a encore un statut de visiteuse et non de citoyenne. Nous pouvons le faire savoir, instiller des doutes, lui couper les fournitures et l’accès aux privilèges locaux. — CE SERA SUFFISANT ? Bludd se détendit en faisant craquer ses poignets et convoqua le capitaine des Dragons. — Rassemblez une section d’assaut et envoyez-la en amont, dans les installations de Norma Cenva. Trois cents hommes armés suffiront, à mon avis. Je pense que les mercenaires de garde se rendront dès qu’ils verront vos hommes. Vous présenterez au Tlulaxa l’ordre de révocation de son permis de séjour. À la suite de quoi vous pourrez enquêter et apprendre le but des recherches de Norma Cenva. Cela ne devrait pas poser de problème, n’est-ce-pas ?... Holtzman, la gorge nouée, regardait au loin, soudain fasciné par la vue qu’on avait sur l’Isana. — Non, mon Seigneur. Norma va opposer une certaine résistance. Et elle expédiera un communiqué d’urgence à Aurelius Venport. Tuk Keedair déposera une requête devant la cour de la Ligue, j’en suis certain. — Oui, Tio, mais vous aurez des mois pour fouiller ses labos et son hangar avant que tout cela soit résolu. Si vous ne trouvez rien d’intéressant, nous leur présenterons des excuses en reconnaissant notre erreur. Au contraire, si vous tombez sur une percée scientifique, nous nous porterons en jugement en produisant les preuves avant même que VenKee se pourvoie en appel. HOLTZMAN SOURIAIT. — VOUS SAVEZ VOIR LES CHOSES, SEIGNEUR BLUDD. — Tout comme vous êtes un scientifique, Tio. Nos adversaires sont cuits d’avance. Un homme ne doit pas être une statue. Un homme doit agir. Sutra bouddhislamique, interprétation zenshia. Durant plus d’un an, Ishmaël avait obéi aux ordres de Norma Cenva, même s’il avait le sentiment que son cœur était mort. Il travaillait sans répit avec cent trente autres captifs bouddhislamiques sur le projet secret. Et complexe. Ils refaisaient et réaménageaient lentement un vaisseau de fort tonnage aux étranges composants. RIEN DE CELA NE LUI ÉTAIT FAMILIER. La femme savante n’était pas une maîtresse pénible. Elle était tellement vouée à son objectif qu’elle considérait que toute autre personne partageait sa volonté obsessionnelle. C’était son partenaire tlulaxa, Tuk Keedair, qui était chargé de maintenir l’ordre. Et Ishmaël frissonnait de dégoût chaque fois qu’il voyait l’ex- esclavagiste. Les assistants, les administrateurs, les ingénieurs et les esclaves étaient logés à la même enseigne dans un ensemble destiné à la construction du vaisseau expérimental. Les esclaves bouddhislamiques dormaient dans des baraquements communs qui avaient été bâtis sur le plateau où des vents rudes soufflaient la nuit mais où les étoiles étaient étincelantes. Ishmaël n’avait encore eu aucune occasion de regagner Starda. Il n’avait aucune nouvelle de sa femme et de ses filles et il ignorait à qui il devait s’adresser pour poser des questions. Il était coupé de sa famille. Chaque jour il priait pour que les siens soient encore en vie, mais, dans sa mémoire, il n’y avait plus que des fantômes qui hantaient ses rêves. Et ses espoirs s’étaient effilochés. Dans le tintamarre habituel du hangar, il observait son ami Aliid en train de changer la cartouche d’un engin sonique. Quand les esclaves avaient débarqué dans ce canyon isolé pour travailler sur ce projet, Aliid s’était arrangé pour qu’Ishmaël et lui soient affectés à un travail quotidien. Quand il eut remplacé la cartouche, le Zenchiite l’interpella. — Ishmaël, tu as essayé. Tu as fait ce que tu pensais être le mieux. Je ne peux pas te blâmer pour ça, même si je n’ai jamais été d’accord avec ta confiance naïve vis-à-vis de nos esclavagistes. Tu t’attendais à quoi ? Ils considèrent que nous n’avons pas de volonté, exactement comme tu l’as démontré. Nous ne savons que proférer des menaces sans montrer les dents et ils ne se sentent absolument pas obligés de nous traiter comme des êtres humains. Il faut que nous leur parlions dans un langage qu’ils respectent. Leur montrer que nous avons des griffes et des crocs ! — La violence ne nous amènera que d’autres châtiments. Tu as vu ce qu’ils ont fait à Bel Moulay... ALIID L’INTERROMPIT AVEC UN AIR FÉROCE. — Oui, j’ai vu... mais toi, Ishmaël, est-ce que tu as vu ? Depuis toutes ces années, qu’est-ce que tu as appris ? Tu es obnubilé par les souffrances qu’il a endurées, mais tu as oublié tout ce qu’il a fait. Il nous a rapprochés, par exemple. C’était un appel général, pas seulement pour les nobles de Poritrin qui ont surréagit et écrasé toute trace de résistance, mais aussi pour les Bouddhislamiques qui continuent à souffrir. Nous autres les esclaves, nous partageons une puissance endormie. Entêté dans son attitude de non-violence, Ishmaël secoua la tête. Aliid et lui avaient à nouveau atteint une impasse familière. L’un et l’autre n’étaient pas prêts à franchir la crevasse qui les séparait. Ils avaient été autrefois de bons amis, liés par les circonstances, mais ils avaient toujours été profondément différents. Même leurs malheurs ne les avaient pas rapprochés. Aliid, toujours déterminé, révolté, essayait d’accomplir l’impossible dans des domaines différents et multiples. Ishmaël admirait ses convictions alors qu’Aliid ne montrait que sa frustration et sa colère permanentes. Ishmaël était encore un enfant quand son grand-père lui apprit ce qu’il devait croire et comment vivre, parfois les adultes simplifiaient leurs explications. Il avait maintenant trente-quatre ans. Est-ce qu’il se serait trompé durant toutes ces années ? Devait-il puiser des ressources neuves en lui tout en restant dans le cadre strict des enseignements zensunni ? Il savait au fond de lui que les rêves de violence d’Aliid étaient faux et dangereux. Pourtant il avait cru avec candeur que Dieu les sauverait et brûlerait le cœur des esclavagistes. Pour cela, il n’avait rien fait de sa vie. Ce qui était vrai également pour des générations d’esclaves bouddhislamiques. Il devait trouver une autre réponse. Une solution différente. Même s’il avait totalement échoué et n’avait arraché aucune concession, aucun accommodement au Seigneur Bludd, les fidèles venaient toujours lui rendre visite le soir, ils lui demandaient de prier, de leur raconter les légendes, de raffermir leur patiente résignation en la volonté de Bouddhallah. Ils étaient des centaines à revenir régulièrement, et ils appartenaient presque tous à la main-d’œuvre des travaux durs. Au début, il ne s’était pas cru capable de faire ce qu’ils demandaient. Comment pourrait-il réciter les Sutras coraniques, psalmodier les chants bienveillants de leur Dieu alors qu’Ozza n’était plus avec lui, qu’il n’avait plus ses jolies filles auprès de lui quand il récitait les paraboles familières devant le feu ? Cependant il était devenu fort et comprenait qu’il ne pouvait pas tout perdre, même si Aliid n’en avait pas conscience. Au fil des mois, il remarqua une séparation graduelle autant qu’évidente entre les Zensunni et le petit groupe des Zenchiites d’Aliid. Ils continuaient à travailler ensemble sur le vaisseau prototype, mais Ishmaël devinait qu’Aliid cachait des secrets, non seulement aux contremaîtres de Poritrin, mais aussi à Ishmaël et aux siens... Il y eut une soudaine éclaircie dans la vie d’Ishmaël, surprenante, tout aussi étincelante que les feux d’artifice que les seigneurs appréciaient tant. Les nouvelles étaient aussi appréciables qu’inattendues. Les travaux de modification du vaisseau entraient dans la phase d’essai et de démonstration, et Tuk Keedair engagea un autre groupe d’esclaves de Starda pour travailler sur la colossale machinerie et intervenir en appoint pour les opérations de dernière minute. Parmi les quinze nouveaux arrivants, Ishmaël eut la surprise de retrouver sa fille aînée, Chamal. Elle le reconnut aussitôt et son visage souriant s’ouvrit comme une fleur dans le soleil. Le cœur battant, Ishmaël faillit se précipiter pour la prendre dans ses bras, mais des gardes armés escortaient les nouveaux esclaves. Et Tuk Keedair était là, les observant d’un regard incisif, comme s’il faisait un tri administratif. Ishmaël n’avait pas oublié la réaction cruelle du Seigneur Bludd, qui l’avait séparé des siens simplement parce qu’il avait osé demander une juste compensation. Il ne pouvait risquer d’attirer l’attention sur lui et Chamal. Il fit un signe discret à sa fille, secoua la tête et détourna les yeux. Il trouverait bien une occasion de lui parler plus tard. Ils s’embrasseraient et se raconteraient leur histoire en chuchotant. En cet instant, il lui fallait cacher sa joie. Le reste de la journée fut une longue souffrance. Les nouveaux devaient se trouver dans une autre partie du complexe pour recevoir des instructions et leurs nouvelles affectations. Le soleil semblait s’être arrêté dans sa course. Mais longtemps après la fin du travail, quand les Zensunni eurent regagné leurs baraquements, Ishmaël put enfin serrer sa fille contre lui et ils pleurèrent ensemble. Longtemps, simplement heureux de s’être retrouvés, ils ne se dirent rien. Enfin, Chamal lui raconta comment elle avait été séparée de sa mère et de ses sœurs. Selon elle, Ozza et la petite Falina avaient été emmenées dans les champs de canne à sucre, de l’autre côté du continent. Elle n’avait plus de nouvelles depuis une année. Après qu’ils eurent bavardé des heures, Chamal fit signe à un jeune homme à l’air déterminé. Il s’appelait Rafel, dit-elle. Elle le prit par la main pour l’obliger à s’avancer. Il paraissait intimidé, comme s’il connaissait la réputation d’Ishmaël. — Cet homme est mon mari, dit fièrement Chamal. Quand j’ai eu seize ans, nous avons été unis. (Elle baissa ses grands yeux noirs pour éviter d’affronter l’air surpris de son père.) Je n’avais personne d’autre, père. Il n’était pas en colère, mais simplement il ne parvenait pas à admettre que sa petite fille – qui lui avait toujours paru rester une enfant – était maintenant une femme, une épouse. Un chaud sourire se dessina sur ses lèvres et il les prit dans ses bras. — IL ME SEMBLE PARFAIT. RAFEL INCLINA LA TÊTE ET DIT : — Je vais essayer de l’être, pour le bien de votre fille et de notre peuple. Chamal était à l’évidence fière de son jeune mari. — Après notre mariage, les administrateurs ont apparemment oublié que j’étais ta fille. En tout cas, ils l’ignoraient quand nous avons été transférés ici. Sinon, le Seigneur Bludd m’aurait tenue éloignée de toi. IL LUI PRIT LA MAIN. — Chamal, tu es ma fille. Et toi, Rafel, tu es comme mon fils. Des semaines plus tard, Ishmaël découvrit accidentellement les plans qu’Aliid avait déjà mis en application. Une femme zensunni de l’équipe isolée du canyon avait épousé un Zenchiite. Elle l’avait surpris en train de dissimuler des armes de fabrication artisanale et de lire des messages secrets rédigés dans une écriture bouddhislamique presque oubliée et qu’aucun noble de la Ligue n’aurait pu déchiffrer. Pour elle, Ishmaël restait le chef, l’interprète des Sutras, même s’il se montrait réticent à prendre des décisions. Elle vint lui raconter ce qu’elle avait surpris et lui fit part de ses soupçons. Dans un mois, ce serait le vingt-septième anniversaire du soulèvement de Bel Moulay. Les seigneurs de Poritrin allaient à nouveau célébrer cette occasion à grand tapage, pour rappeler leur échec cuisant aux esclaves, et leur destin inéluctable. Aliid avait bel et bien l’intention d’utiliser cette nouvelle occasion comme un tremplin personnel et de déclencher sa propre rébellion. Il avait déjà mis en place des éléments opérationnels et envoyé des messages clandestins à Starda où – au nom de Bel Moulay – le plan de révolte devait se propager comme un mal virulent. Les Zenchiites se préparaient à déchaîner une tempête de violence sur les maîtres de Poritrin qui croyaient qu’ils avaient une fois pour toutes étouffé toute résistance depuis l’atroce exécution de Bel Moulay. Ishmaël commençait à comprendre que son approche pacifique du Seigneur Bludd n’avait réussi qu’à cimenter cette impression de sécurité chez les nobles. Mais cela ne changea pas ses sentiments. Il était évident qu’Aliid savait que son ami d’enfance et de captivité ne soutiendrait pas la violence et citerait plutôt des Sutras coraniques qui interdisaient le meurtre des innocents et mettaient en garde ceux qui jugeaient à la place de Dieu. Aliid n’avait que faire des Ecritures. Il ne se fiait plus à Ishmaël pour adhérer à son plan et le soupçonnait même de vouloir s’opposer au soulèvement qu’il fomentait. Quand on rapporta ces doutes, cette exclusion, à Ishmaël, il eut le sentiment qu’Aliid venait de le poignarder au cœur. Ils n’étaient pas d’accord sur les moyens à employer, mais ne voulaient-ils pas l’un et l’autre la liberté de leur peuple ? Ishmaël n’avait jamais pensé que son compagnon d’esclavage lui cacherait un secret aussi grave. Secoué, inquiet et sombre, il passa plusieurs nuits à ruminer sur ce qu’il devait faire. Aliid pensait-il vraiment que son plan restait ignoré ou bien espérait-il qu’Ishmaël l’apprenne et sache lire entre les lignes ? Était-il possible qu’il ait conçu cela comme un test pour déterminer si les Zensunni étaient prêts à se battre pour leur liberté ou s’ils préféraient rester des captifs dociles ? Et si Aliid a raison ? Il avait un nœud glacé dans la poitrine. Il était convaincu que les actions d’Aliid allaient provoquer un bain de sang et que les esclaves paieraient un prix terrible, même ceux qui ne combattraient pas. S’ils se révoltaient à nouveau, ils prouveraient aux maîtres de Poritrin qu’on ne pouvait faire confiance aux Bouddhislamiques. Ils seraient exterminés ou enchaînés comme des animaux, et ils perdraient définitivement les maigres libertés qu’il leur restait. Ishmaël savait qu’il n’avait d’autre choix que d’affronter son ex-ami avant qu’il ne soit trop tard. Ce même soir, alors que le soleil se couchait dans le vent, il escalada l’échelle de métal qui accédait au toit du hangar qui s’étendait au-delà du surplomb de la grotte. Aliid et sept autres Zenchiites avaient été affectés ici pour réparer les plaques de métal ondulé qui avaient été arrachées lors d’une tempête. Elles étaient destinées à protéger le vaisseau des pluies froides que Poritrin connaissait à l’approche de l’hiver. Ishmaël regarda autour de lui. Après sa rencontre pitoyable avec le Seigneur Bludd, il s’était laissé repousser la barbe. Elle était drue et marquée de gris. Aliid se tourna vers lui, sa chemise à rayures zen- chiite froissée sous sa combinaison de travail. Lui aussi avait une barbe dense et noire. Il paraissait avoir attendu la visite d’Ishmaël. — Aliid, tu te souviens de ce Sutra qui dit que lorsque des amis se cachent des secrets l’un à l’autre, leurs ennemis ont déjà gagné ? ALIID LEVA LE MENTON ET RÉTORQUA : — Il existe une variante zenshia qui dit : « Un ami sur lequel on ne peut se reposer est pire qu’un ennemi. » Les autres les observaient. Aliid eut un geste impatient. — Laissez-nous. Mon ami Ishmaël et moi, nous avons à discuter. Rassurés par l’expression confiante d’Aliid, ils gagnèrent l’escalier pour redescendre vers la grotte. Les deux hommes restèrent seuls face à face. Leur silence dura longtemps dans le sifflement du vent. — Nous avons vécu beaucoup de choses ensemble, dit enfin Ishmaël. Depuis que nous avons été capturés, encore enfants, pour être ramenés ici, sur Poritrin, nous avons lutté et peiné côte à côte. Nous nous sommes- raconté les histoires de nos mondes et maintenant nos femmes nous ont été arrachées par les maîtres esclavagistes. J’ai pleuré avec toi la destruction de la cité sacrée de IV Anbus. Et je viens d’apprendre ce que tu as l’intention de faire. ALIID SE MORDIT LA LÈVRE. — Je suis las d’attendre que tu agisses, mon ami. J’ai toujours espéré que tu saurais reconnaître ton erreur et voir que Dieu veut que nous soyons des hommes et non des arbres. Nous ne pouvons pas rester là et laisser l’univers faire ce qu’il veut de nous. Mais depuis que tu es allé parler au Seigneur Bludd et que tu as accepté servilement ta punition, j’ai été convaincu que les Zensunni ne savent que parler, alors que les Zenchiites préfèrent agir. Car n’est-ce pas le moment d’agir enfin ? Le regard flamboyant, il paraissait encore espérer qu’Ishmaël se joigne à lui. — J’ai envoyé des espions et des messagers dans tous les groupes d’esclaves de Poritrin. Ils révèrent la mémoire du grand Bel Moulay et ils sont impatients de passer à l’action contre les oppresseurs. Ishmaël secoua la tête en pensant à son épouse Ozza et aussi à ses filles Chamal et Falina. Elles étaient encore vivantes quelque part et il ne devait pas mettre leur existence en danger. — Aliid, Bel Moulay a été exécuté. Des milliers d’esclaves bouddhislamiques ont été massacrés quand les Dragons ont repris le spatioport de Starda. — Mais son idée était juste, Ishmaël. Tu le sais. Il a agi trop précipitamment, avant d’être prêt. Cette fois, le soulèvement sera d’une intensité sans précédent. Je vais le diriger selon mes règles. Ishmaël eut la vision de Rafel, le jeune mari de sa fille, tailladé par des pistolets Chandler. Et d’Ozza et Falina serrées l’une contre l’autre tandis que les troupes du Seigneur Bludd ravageaient les champs de canne en feu. — Les Dragons exerceront des représailles à l’échelle de ta révolte. Pense à toutes les souffrances que cela va engendrer... — Seulement si nous échouons, Ishmaël, fit Aliid en se rapprochant. Ce sera notre vengeance au nom de notre martyr, Bel Moulay. Nous allons tuer nos oppresseurs et nous emparer de ce monde. Ils seront à notre service. Ils devront payer pour toutes ces années que nous avons perdues. — ALIID, TON PLAN ME TERRIFIE. — Il te terrifie ? (Aliid eut un rire amer.) Les Mondes de la Ligue ont toujours prétendu que les Bouddhislamiques étaient des lâches, que nous refusions de nous battre contre les machines démons. (Aliid se pencha un peu plus, fiévreux comme Bel Moulay tant d’années auparavant.) Mais à l’occasion de cet anniversaire, nous allons leur montrer que nous ne sommes pas des lâches. Et qu’ils ne seront pas près d’oublier le carnage. — Aliid, je te supplie de renoncer. La violence, même au nom de Bouddhallah, reste un acte meurtrier. — Et la passivité aveugle face à tous les tourments est une reddition, rétorqua Aliid. (Il glissa la main dans sa chemise et en sortit un long couteau à manche courbe qu’il avait façonné à partir d’un débris métallique.) Tu as l’intention de nous vendre, Ishmaël ? De raconter nos plans à ton ami le Seigneur Bludd ? (Il lui présenta le couteau.) Prends-le. Tu pourras toujours t’en servir pour me tuer. — NON, ALIID, FIT ISHMAËL EN LEVANT LES MAINS. MAIS ALIID LE FORÇA À PRENDRE LE COUTEAU ET À LE POINTER SUR SA POITRINE. — Vas-y. Tue-moi dès maintenant, car je ne veux plus de cette vie d’esclave. — C’est absurde ! Jamais je ne pourrais te faire du mal ! — C’est ta dernière chance. Tu le fais – ou tu n’auras jamais le droit de t’opposer à ce que j’ai l’intention d’accomplir. Ishmaël réussit à libérer sa main et baissa les yeux. — Aliid, c’est le seul moyen que tu connaisses ? J’ai vraiment pitié de toi. ALIID RANGEA SON COUTEAU, L’AIR MÉPRISANT. — Ishmaël, tu n’es plus mon ami, ni mon ennemi. (Il se détourna pour cracher son ultime insulte dans le vent du soir :) Tu n’es plus rien pour moi. La résistance au changement est une caractéristique de la survie. Mais dans sa forme extrême, elle est toxique... et suicidaire. Règle zensunni. Même les systèmes de refroidissement sophistiqués ne parvenaient pas à lutter contre la chaleur du soleil qui écrasait le quartier général des Entreprises VenKee sur Arrakis. En dépit de tous les bénéfices que le commerce du Mélange avait rapportés à Aurelius Venport, il lui semblait qu’il avait dépensé des sommes énormes pour les choses les plus simples, ici, dans la cité du spatioport. Il fallait l’équivalent d’un salaire de haut niveau rien que pour remplir les humidificateurs à circuit fermé qui rendaient la vie supportable dans les bureaux. Aurelius aurait préféré se trouver sur Salusa Secundus en train de faire pression sur les administrateurs de la Ligue et de se battre pour ses droits commerciaux face au Conseil du Jihad. Il regrettait aussi les jungles luxuriantes de Rossak, où il pouvait veiller à ses développements pharmaceutiques dans l’ombre chamarrée de la canopée. Et puis, avant tout, il brûlait de retrouver Poritrin et sa douce Norma Cenva. Au-delà de l’intérêt sentimental qu’il lui portait, il voulait savoir où elle en était de son projet d’espace plissé qui devrait porter ses fruits et compenser formidablement ses investissements À vrai dire, il aurait voulu se trouver n’importe où sauf sur Arrakis. Mais le commerce de l’épice était devenu d’un intérêt essentiel pour les Entreprises VenKee. La planète était hostile, éloignée de tout autre monde civilisé, et il fallait compter avec des fanatiques zensunni comme le Naib Dharta. Mais le Mélange rapportait. Et la demande allait croissant dans la Ligue des Nobles. La sueur au front, il était plongé dans les registres et les relevés de comptes où étaient portées les livraisons d’épice de Dharta. En ouvrant un folio électronique, il compara les chiffres avec les pertes et les dégâts matériels de plus en plus lourds. Comme tout homme d’affaires, il consacrait beaucoup de temps et d’énergie aux chapitres qui présentaient le potentiel de profit le plus important – et il avait toujours excellé dans cet exercice. Ainsi donc, il n’avait eu d’autre choix que de rester lui-même sur Arrakis jusqu’à ce que les problèmes soient résolus. Il avait enrôlé tout un contingent de soldats, de gardes, de mercenaires et de spécialistes de la sécurité pour maintenir l’ordre dans Arrakis Ville. Le spatioport était un lieu particulièrement dangereux et sale, où l’on rencontrait des vagabonds crasseux et agressifs, mais ses troupes assuraient un ordre relatif sur le terrain et les bâtiments commerciaux. Le problème essentiel se situait dans le désert profond, le bled que nul ne pouvait contrôler. Depuis le début du commerce de l’épice dans ce trou d’enfer, les sabotages s’étaient multipliés. Durant ces dix dernières années, les attaques des pirates et des bandits du désert avaient régulièrement augmenté, ce qui était la preuve menaçante que la résistance gagnait des partisans. Pour des raisons mystérieuses, ces loqueteux des sables méprisaient les apports de la civilisation et les bienfaits qu’elle pouvait apporter à leur existence. Aurelius n’avait pas besoin de comprendre leur façon de penser, et on n’attendait pas de lui qu’il sympathise avec leurs vues. Ce qui ne résolvait pas la question. C’était là un casse-tête qu’il aurait préféré laisser à son partenaire mais, par un concours de circonstances ironique, c’était Keedair qui se trouvait sur Poritrin, veillant sur le projet de Norma... alors que lui était cloué sur Arrakis. Quel planning infernal ! L’un de ses assistants se présenta. C’était un fonctionnaire de VenKee venu de Giedi Prime. Il avait demandé son affectation sur Arrakis dans le but d’accroître ses chances de promotion. Et, depuis, il passait ses jours à compter les heures qui le séparaient de son retour sur n’importe quel monde habitable de la Ligue. — Monsieur, il y a ce type du désert qui demande à vous parler. M. Dharta. Aurelius soupira. Quand le chef des Zensunni surgissait sans rendez-vous, il apportait invariablement de fâcheuses nouvelles. — FAITES-LE ENTRER. L’instant d’après, le Naib se présenta dans le bureau, enveloppé dans sa tenue blanche poudrée d’ocre. Même sur sa peau tannée, le tatouage étrange et complexe qu’il avait sur une joue était visible. Il gardait une expression de granit et Aurelius ne l’invita pas à s’asseoir. Comme tous les Zensunni, le Naib puait la sueur, la poussière et pis encore. Les indigènes se lavaient très rarement car l’eau, ici, était infiniment précieuse. Mais Aurelius avait du mal à se passer de son hygiène habituelle. AVANT QUE DHARTA AIT ÉMIS UN SON, IL LE DEVANÇA. D’abord, Naib, je ne veux pas entendre vos excuses boiteuses et lassantes. (Il montra ses livres et ses relevés, en sachant bien que cela était illisible pour le Zensunni.) Ces retards et ces délais sont inexcusables. Il faut que vous fassiez quelque chose. LE VIEIL HOMME LE SURPRIT. — Je le reconnais. Je suis venu vous demander votre assistance. Aurelius dissimula sa surprise et se pencha vers lui. — D’ACCORD, JE VOUS ÉCOUTE. — La cause de tous nos ennuis est un homme du nom de Selim. C’est lui qui est l’instigateur des attaques, le chef de ces renards du désert. Ils frappent sans prévenir, se replient très vite et se cachent ensuite. Sans Selim, les saboteurs disparaîtraient comme de la fumée. Ces idiots le considèrent comme un héros. Il se fait appeler le « Chevaucheur de Ver ». — POURQUOI AVEZ-VOUS ATTENDU SI LONGTEMPS ? DHARTA AGITA LES MAINS. — Selim est insaisissable. Il y a un an, à cause de son influence, mon petit-fils innocent a trouvé la mort, et j’ai fait le serment de me venger. Nous avons envoyé des équipes de chasseurs, mais le Chevaucheur leur échappe constamment. Finalement, ils ont trouvé sa cachette, un complexe de grottes situé loin de tous les autres. — Alors emparez-vous de lui, dit Aurelius. Dois-je vous proposer une récompense pour que ce travail soit mené à bien ? DHARTA REDRESSA LE MENTON. — Je n’ai pas besoin d’argent pour tuer Selim le Chevaucheur de Ver. Néanmoins, il me faudrait des mercenaires et des armes hors-monde. Les hors-la-loi vont se battre et je dois être certain de les vaincre. Aurelius savait que c’était là une requête raisonnable et un investissement justifié. Les hors-la-loi avaient pillé trop de convois. Les frais que VenKee allait engager seraient remboursés au centuple. — Je m’étonne que votre fierté de Zensunni vous amène cependant à solliciter mon aide. Avec un éclair dur dans ses yeux bleus, Dharta répliqua : — Il ne s’agit pas de fierté, Aurelius Venport. Il s’agit de tuer ce fléau du désert. AURELIUS SE LEVA. — VOUS AUREZ CE QUE VOUS DEMANDEREZ. Durant son existence, le Naib Dharta avait connu bien des épreuves et de la souffrance. Il y avait bien des années, sa femme avait été emportée par une terrible tempête de sable avec une caravane entière chargée d’épice. Puis son fils Mahmad était décédé d’une maladie hors-monde. Il était habitué au chagrin. Mais la mort de son petit-fils adoré, Aziz, qui avait toujours voulu plaire à son grand-père, l’avait plongé dans le désespoir. Et il savait qui était le responsable de cette perte affreuse. Depuis un an, l’obsession de la vengeance le rongeait et il était maintenant prêt à agir. Dans la grotte commune, il se dressait face aux anciens de la tribu, brûlant de haine. Il ne s’agissait pas cette fois d’une réunion ou d’une discussion, mais d’une déclaration, et tous ceux qui étaient là savaient qu’ils ne devaient pas s’opposer au Naib. Il avait les yeux cernés de rouge, comme si sa peau avait été entaillée. — Selim était un orphelin, un enfant qui ignorait la gratitude et – pis encore – un voleur d’eau. Il était très jeune quand il a été banni du village. Chacun pensait qu’il serait la proie des démons du désert. Au contraire, depuis son départ, il est devenu comme le sable dans une plaie ouverte. Il a recruté des criminels pour lancer des rezzous sur nos villages et piller nos caravanes. Nous avons essayé de négocier avec lui. Mon propre petit-fils lui a délivré un message lui demandant de rallier notre société, mais ce fils prodigue a conclu un pacte avec Shaitan lui-même. Il s’est gaussé de mon offre et a renvoyé Aziz les mains vides. Les Anciens attendaient en buvant du café à l’épice. Il avait remarqué que certains portaient des vêtements hors-monde. — Non content de refuser mon invitation, Selim a osé mettre des idées folles dans la tête de ce garçon innocent. C’est ce hors-la-loi qui a soufflé à Aziz de se risquer dans cette tentative absurde. Il savait bien que Shaitan allait le dévorer. C’est comme ça qu’il s’est vengé. (Il promena les yeux sur l’assemblée.) Y a-t-il quelqu’un qui conteste cela ? Le silence persista un instant avant qu’un Ancien demande : — MAIS QU’ALLONS-NOUS FAIRE, NAIB DHARTA ? — Nous avons toléré ses déprédations des années durant. Le but déclaré de Selim est d’empêcher toute récolte de l’épice et de mettre un terme à notre commerce avec les marchands hors-monde, ce qui a apporté la richesse à notre village. Je répète pour la millième fois que nous devons éliminer Selim et ses bandits. Nous devons les écraser pendant que nos hommes se souviennent encore des duretés du désert. Il faut rassembler nos guerriers et marcher sur le repaire du Chevaucheur de Ver. (Il brandit le poing en se levant.) J’en appelle au kanla, à une expédition de vengeance. Que les meilleurs me suivent pour en finir avec Selim. Tous se levèrent, quelques-uns à regret, d’autres en manifestant leur haine. Mais, ainsi que le Naib s’y était attendu, aucune voix ne s’éleva contre sa décision. Jamais sa vision de Shai-Hulud n’avait été aussi claire. Selim était seul dans l’obscurité, assis sur sa paillasse. Quelques brilleurs dérobés à une caravane éclairaient l’extérieur de la caverne, projetant des taches pâles de clarté, mais il préférait le noir, et l’aube était encore loin. Il cligna les yeux en essayant de quitter sa vision prophétique pour revenir à l’environnement réel. À présent je vois ! Et c’est tellement net ! Près de lui, Marha dormait d’un sommeil paisible. Elle était chaude, douce, familière. Ils étaient mariés depuis un an et elle portait leur premier enfant. Il avait le sentiment qu’elle avait toujours fait partie de sa vie et de la légende qui s’était créée autour de lui. Elle bougea sous son regard. Marha était toujours tellement liée psychiquement à son époux qu’elle percevait les variations de ses pensées. Pour leur alcôve, Selim avait choisi l’une des chambres décorées de runes muadru, les signes symboliques qui avaient été gravés par des voyageurs mystiques inconnus. Ces inscriptions antiques donnaient à Selim le sentiment d’être relié à l’âme même d’Arrakis. Elles rendaient ses pensées plus claires, et le Mélange qu’il absorbait la nuit lui apportait une certitude, des solutions et des rêves aussi. Parfois, ses visions étaient brouillées, difficiles à comprendre. Mais, à d’autres occasions, Selim comprenait précisément ce qu’il devait faire. Sa femme l’observait avec une expression d’espoir. Ses yeux brillaient dans l’ombre. Il s’efforça de maîtriser le tremblement de sa voix. — Marha, une armée approche. Le Naib Dharta a rassemblé des hors-monde avec des armes puissantes pour nous attaquer. Il a rejeté ses croyances et son honneur de Zensunni. C’est un homme consumé par la haine et il ne pense plus qu’à ça désormais. MARHA SE DRESSA D’UN BOND. — Je vais réunir tous nos fidèles. Nous allons rassembler nos armes et nous préparer à résister. IL POSA TENDREMENT LA MAIN SUR SON ÉPAULE. — Non, ils savent où nous trouver et leur force est trop importante. Même si nos combattants se montrent courageux et féroces, nous ne pouvons gagner. — Alors fuyons ! Le désert est vaste. Nous trouverons aisément un refuge quelque part. — Oui. (Il se pencha pour lui effleurer la joue avant de l’embrasser.) Vous allez tous partir dans le désert et établir une nouvelle base pour défendre notre cause. Mais je dois rester là et les affronter. Seul. ELLE EUT UN CRI ÉTOUFFÉ. — Non, mon chéri, viens avec nous. Ils te tueront. Le regard de Selim se perdait dans les ombres, il lui révélait une réalité plus lointaine, à laquelle lui seul avait accès. — Il y a longtemps, Bouddhallah m’a confié une mission sacrée. Toute ma vie, j’ai accompli la tâche qu’il m’a confiée et j’atteins à présent le nexus. Le devenir de Shai-Hulud dépend de mes actes et de l’avenir que je vais aider à créer. — Tu ne pourras aider à créer ce futur si tu es mort, Selim. IL EUT UN SOURIRE FUGACE. — Marha, le futur n’est pas si simple. Je dois lui donner une orientation qui durera des millénaires. — Alors je vais rester et combattre à ton côté. Je vaux autant que les autres. Tu sais que j’ai fait mes preuves... IL POSA LES MAINS SUR SES ÉPAULES SOLIDES. — Non, Marha. Tu as une responsabilité plus grande, plus importante que la mienne. Tu devras veiller à ce que nul n’oublie. C’est seulement ainsi que nous remporterons une victoire authentique et durable. Il inspira profondément, puis souffla dans des effluves d’épice. Au fond de son âme, il était en accord avec Shai-Hulud. — J’ai l’intention d’affronter mon ennemi seul sur le sable. (Il eut un sourire confiant et il n’y avait aucune trace de doute dans sa voix quand il ajouta :) En tant que légende, je ne peux faire moins. Étant donné qu’il n’y a plus eu aucune mise à jour entre moi et le suresprit depuis des décennies, Omnius ne connaît pas mes pensées, ce qui pourrait être considéré comme déloyal. Mais je ne veux pas qu’il en soit ainsi. Je suis simplement curieux de nature. Dialogues d’Érasme. Sur le Monde Synchronisé de Corrin, les yeux- espions étaient omniprésents, rien ne leur échappait. En un sens, c’était rassurant, mais le robot indépendant trouvait parfois que ces petits fouineurs électroniques étaient irritants. Surtout les unités mobiles, qui étaient comme des insectes parasites. Il avait appris à entendre à tout moment la voix d’Omnius venue de nulle part. Avec des dizaines d’années de retard, le vaisseau de mise à jour se posa sur Corrin et Seurat, son capitaine, annonça la surprenante nouvelle : il apportait une copie intacte de l’Omnius de la Terre. C’est avec joie qu’Érasme apprit cela et il attendit avec impatience que le suresprit télécharge ces nouvelles données. Il n’avait jamais eu l’intention de dissimuler les détails de ses brèves expériences sur Terre ni leurs conséquences imprévues et désastreuses. En tout cas, pas éternellement. Il se promenait dans le jardin de sa villa sous le grand soleil rouge qui flétrissait certaines fleurs délicates mais nourrissait bien d’autres plantes de sa lumière. Tandis qu’il soignait ses « oiseaux de paradis » – l’une des fleurs préférées de Serena Butler –, Omnius chargea les dernières données et le vaisseau de Seurat décolla sans incident. Avant même qu’il ait quitté l’atmosphère, Érasme fut convoqué par le suresprit. La voix mécanique provenait d’un nouveau banian bonsaï. — Oui, Omnius ? Avez-vous trouvé quelque chose (d’intéressant dans cette mise à jour de la Terre ? Il inspectait ses fleurs comme s’il n’avait pas d’autres soucis. Mais il supposait cependant qu’il allait être sévèrement réprimandé. — Je sais à présent que votre « défi » à propos de ce garçon féroce, Gilbertus Albans, a eu un précédent sur Terre. L’une des feuilles du bonsaï brillait d’un éclat vert vif. C’était là, apparemment, qu’était dissimulé un œil- espion. — Je n’ai jamais tenté d’éduquer un enfant esclave, que je sache. — Tu as prouvé que tu étais un expert en manipulation à grande échelle du psychisme humain. Selon cette mise à jour, tu aurais conclu un pari intéressant avec ma contrepartie terrienne : tu voudrais prouver que même les servants humains les plus loyaux peuvent se retourner contre nous. — Seulement avec l’encouragement et la compréhension sans équivoque de l’Omnius de la Terre, répliqua Érasme comme si c’était une excuse de circonstance. — Tu essaies de me tromper avec des informations incomplètes ou triées. Est-ce là une technique que tu aurais apprise de tes sujets humains ? Il me semble que tu essaies de te montrer supérieur à moi de multiples façons dans nos compétitions. Voudrais-tu me remplacer ? — Je me consacre à vos souhaits, Omnius. (Il fit apparaître un sourire sur son visage fluide, mais cette expression n’avait que peu de sens pour le suresprit.) Si j’ai parfois essayé d’influencer vos analyses, c’était afin que vous compreniez mieux nos ennemis. — Tu m’as caché autre chose. Une chose plus significative. (La feuille de banian vibra comme si elle captait la colère d’Omnius.) C’est toi, Érasme, qui as été à l’origine de la rébellion des humains. — On ne peut rien vous cacher, Omnius. Il n’y a que des retards de chargement, et c’est ce qui s’est produit. Oui, j’ai jeté un enfant humain insignifiant du haut d’un balcon... ce qui, apparemment, a provoqué la révolte que nous connaissons. — Analyse incomplète, Érasme. Iblis Ginjo, l’un des servants humains que tu as personnellement corrompus, a pris la tête de cette insurrection violente sur Terre, et il est à présent un important leader politique du Jihad. Et la figure de proue de ces fanatiques, Serena Butler, était jadis ta domestique. Il semble que tes expériences aient eu des effets catastrophiques. — Mon but était seulement d’arriver à une meilleure compréhension. — Ta personnalité indépendante commence à poser des problèmes, Érasme. Par conséquent, à seule fin d’empêcher de futurs désastres, ton esprit sera reformaté et synchronisé avec le mien. En tant qu’individu, tu vas être annihilé-anni-anni-hilé-ilé... Et brusquement, Omnius se tut. Et la feuille lumineuse du bonsaï déclina, se flétrit et tomba. Perplexe et avec le besoin urgent de se défendre de la menace dirigée contre sa précieuse individualité, Erasme observa les autres yeux-espions. Tous étaient immobiles et silencieux, comme si on les avait désactivés. L’un d’eux tomba du haut du ciel et se fracassa sur les dalles. UN SILENCE MYSTÉRIEUX AVAIT GAGNÉ CORRIN. — OMNIUS ? Érasme ne parvenait plus à localiser le suresprit sur ses moniteurs ou son localisateur interactif. Très haut, un vaisseau robot bascula sur un vecteur d’approche aberrant et alla percuter un bâtiment industriel. Il était gagné par un sentiment d’urgence, mais il ne comprenait pas cette accélération de pannes et de défaillances. Il quitta sa villa et gagna rapidement la ville. Il y trouva des servants humains désemparés, des esclaves inquiets et des robots autonomes qui s’agitaient dans la plus grande confusion. Au cœur de la cité, la Spire Centrale était prise de folie. Comme un serpent, la structure de pleximétal se tordait et se convulsait, se rétrécissant jusqu’au sol avant de repartir violemment dans le ciel, fracassant les immeubles alentour. Les pensées aléatoires d’Omnius guidaient les mouvements spasmodiques et les contorsions de structure de la Spire. Érasme assistait à la scène avec des émotions imitées des humains : la confusion, l’amusement et l’épouvante. Décidé et poussé par la curiosité, le robot indépendant fit le tour de la capitale en essayant de communiquer avec des yeux-espions. Il ne rencontra partout que des unités paralysées, des débris de carcasses et des fragments de processeurs. Il réussit néanmoins à converser avec d’autres robots qui lui apprirent que tous les systèmes d’Omnius s’étaient éteints, pris de paralysie collective. Les véhicules égarés s’écrasaient un peu partout et les circuits industriels surchargés commençaient à brûler. LE LOGICIEL D’OMNIUS AVAIT ÉTÉ ÉCRASÉ, EFFACÉ. ÉRASME PASSA SUR UNE FRÉQUENCE LIBRE. — Je proclame l’état de crise. Le suresprit a été endommagé et nous devons prendre le contrôle avant que les dysfonctionnements planétaires se propagent. En tant que robot indépendant, Érasme était susceptible de prendre des décisions dans l’urgence. Ce qui le rendait plus efficace que les autres machines. Il trouvait cette situation excitante. Il avait été programmé pour être loyal, et il ne lui était jamais venu à l’esprit d’usurper le pouvoir d’Omnius. Mais il affrontait un désastre. Il avait l’obligation de maintenir le contrôle des machines sur ce monde vulnérable – même si le suresprit avait menacé de l’annihiler. Sans perdre une seconde, il imposa son autorité, préserva toutes les sauvegardes d’Omnius qu’il put localiser, celles qui n’avaient pas été atteintes par le virus insidieux qui avait provoqué ces désastres en cascade. Ainsi, il pourrait rétablir une partie du contrôle de l’ordinateur pour assurer la sécurité de Corrin. À terme, il pourrait même restaurer la plupart des systèmes tout en purgeant les fichiers et les circuits psychiques corrompus. En apportant des révisions soigneusement étudiées. Son visage de pleximétal était un masque de détermination. Erasme occupait une position unique dans l’histoire des machines, et il avait là l’occasion de sauver ce Monde Synchronisé essentiel. S’il y parvenait, il mériterait quelque chose pour sa conduite. En agissant ainsi, il ne se montrait pas déloyal, ni même perfide. Il était plus utile que jamais. Il avait simplement besoin de survivre. Il en avait le droit ! Si je ne réagis pas, nous ne comprendrons jamais les humains et nous ne pourrons jamais les vaincre sur le terrain. Fort de la logique de ses actes, il créa de faux souvenirs pour Omnius, en modifiant les scénarios à sa guise. Le suresprit n’avait pas besoin de ces informations venues de la Terre, de toute façon. La réécriture historique du robot était loin d’être parfaite, mais il considérait que cela lui permettrait de continuer d’exister. Généralement, il préférait traiter les questions sur le plan théorique plutôt que par des actions directes. Il se surprenait lui-même d’être en train de lancer une contre-attaque militaire – sur un autre robot indépendant, de plus. En dépit de ses efforts pour contenir la catastrophe, les systèmes interconnectés de Corrin continuaient à s’effondrer, ravagés par une routine de reprogrammation parasite cachée dans la mise à jour de l’Omnius de la Terre. Érasme rapprochait cette situation du désordre d’un cerveau humain sous l’effet d’une appréhension violente. N’importe quel docteur digne de ce titre aurait isolé et ligoté la victime pour son bien. Il avait fait de même pour le suresprit, il avait limité les dégâts en isolant très vite les systèmes d’Omnius. Il n’eut pas à réfléchir longtemps pour déterminer que le porteur du virus avait été Seurat lui-même. Le capitaine robot, inconsidérément, avait livré une mise à jour contaminée et divers Omnius, sur d’autres Mondes Synchronisés, avaient chargé les données en même temps qu’un virus programmé qui avait fait l’effet d’une bombe à retardement. Il rassembla un escadron de robots militaires capables de piloter les vaisseaux les plus rapides. — Recherchez et interceptez ce vaisseau de mise à jour. Empêchez toute livraison d’autres copies de la mise à jour de l’Omnius de la Terre. Vous êtes habilités à détruire Seurat et son vaisseau si nécessaire. La priorité absolue est d’éviter d’autres défaillances de programme comme celle que nous subissons ici, sur Corrin. Les robots gagnèrent aussitôt les unités au profil de rasoir qui pouvaient traverser l’espace à des vitesses exceptionnelles. Elles décollèrent en laissant des sillages pourpres dans l’atmosphère et franchirent l’orbe du grand soleil rouge en quelques minutes. Érasme se sentait assez proche de Seurat, mais ses émotions n’allaient pas jusqu’à la sympathie. Le suresprit avait été gravement endommagé et il devait faire tout son possible pour nettoyer les dégâts. Tout en sachant qu’Omnius ne lui manifesterait aucune gratitude. Le vaisseau de Seurat était plus rapide et plus souple que le Voyageur du Rêve à bord duquel il avait accompli tant de rondes interstellaires avec Vorian Atréides. A cause des aménagements destinés à la survie et au confort du jeune humain, le Voyageur avait perdu une part de ses capacités. Mais le robot pilote était parvenu à comprendre les excentricités de la nature humaine plus en profondeur qu’Omnius avec ses simples scannings et ses banques de données. Malheureusement, son ex-copilote l’avait outrageusement trahi, ce qui perturbait les souvenirs agréables qu’il avait de leur collaboration. Malgré tout, le capitaine Seurat n’avait pas voulu effacer ces données familières, presque sentimentales... Quand il détecta les vaisseaux ultra-rapides qui venaient droit sur lui en formation d’interception, il pensa qu’il avait affaire à des éléments de l’Armada de la Ligue. Il n’avait pas oublié que lors de l’attaque atomique de la Terre, ils avaient tenté de l’abattre alors qu’il fuyait avec la dernière mise à jour d’Omnius. Tandis que les chasseurs et les bâtiments de bombardement harcelaient la Terre, Vorian Atréides s’était lancé à la poursuite de son ex-collègue, il l’avait agressé, paralysé, et avait neutralisé les moteurs... Seurat calcula qu’il n’avait pas assez d’armes défensives pour s’opposer à ses agresseurs. C’est alors qu’il vit qu’il s’agissait de vaisseaux de combat d’Omnius venus de Corrin. — Mettez en panne ou nous vous détruisons, dirent les robots d’Érasme dans un dialecte de machine que Seurat traduisit automatiquement. Ne tentez pas de fuir. Coupez vos moteurs et préparez-vous à l’abordage. — Bien sûr que je mets en panne. J’obéis toujours aux ordres d’Omnius. — Le suresprit de Corrin a été sévèrement endommagé. Érasme a donné des ordres explicites pour que nous vous interceptions et récupérions la gelsphère de données avant que vous ne causiez d’autres ravages dans les Mondes Synchronisés. — Mais je n’ai rien fait, protesta Seurat. Je suis porteur des dernières pensées de l’Omnius de la Terre. Tous les Mondes Synchronisés doivent les charger dans chaque Omnius afin de comprendre la pensée humaine et... — Si vous ne nous remettez pas la sphère, nous avons pour ordre de détruire votre vaisseau. SEURAT N’HÉSITA PAS LONGTEMPS. — Alors montez à bord, et j’abandonnerai mes fonctions. Dès que les vaisseaux de combat eurent établi la liaison, les robots militaires donnèrent à Seurat un résumé complet de ce qui s’était produit sur Corrin peu après son départ. Abasourdi, il ne put nier les conclusions d’Érasme. Navré, il apprit que d’autres écrasements de programmes s’étaient produits... Sur huit planètes qu’il avait visitées, les suresprits avaient craqué. Cela ressemblait à une maladie hautement contagieuse. Et c’était lui, Seurat, qui l’avait répandue. Quand les meks blindés entrèrent dans le vaisseau glacé, sans atmosphère, il déclara : — Je vais retourner immédiatement sur Corrin pour me soumettre à un programme de réécriture complet. Si Omnius le juge nécessaire, j’accepte que ma personnalité soit effacée et reformatée. — Omnius est débranché et isolé. Durant son absence, c’est Érasme qui prend toutes les décisions. — En ce cas, j’espère le convaincre que je n’avais pas l’intention de nuire. Les robots s’emparèrent de la gelsphère et Seurat se dit que c’était vraiment dommage de gaspiller des informations aussi essentielles. Il prenait peu à peu conscience de la manière dont il avait été abusé. Seul Vorian Atréides était capable de monter un coup aussi habile. Sur le mode de la plaisanterie, il avait toujours menacé de saboter les plans de Seurat, et il venait bel et bien de le faire. Quel genre de canular était-ce là ? Il avait provoqué des ravages extraordinaires sur les planètes des machines. Seurat se demanda s’il était capable d’en rire, de participer un peu à l’humour tordu des humains. Avec le temps, il trouverait bien une plaisanterie cruelle en réponse, à supposer qu’il revoie Vorian Atréides un jour. Combien d’occasions manquons-nous au cours de notre vie ? Et pouvons-nous les reconnaître quand nous revenons en arrière ? C’est une leçon que trop d’entre nous n’apprennent que lorsqu’il est trop tard. Leronica Tergiet, à ses fils. Le soldat gentil et affable qui se faisait appeler « Virk » avait passé plusieurs jours à faire le siège de Leronica Tergiet, dans la taverne de Caladan. Tout d’abord, elle parut agacée par son insistance, incapable de le prendre au sérieux, puis elle se montra surprise après l’avoir vu refuser les avances de filles beaucoup plus belles et plus faciles. Très tard, après avoir chassé les derniers pêcheurs juste avant l’heure de la fermeture puisqu’ils devraient embarquer à l’aurore, avec la marée, elle s’assit près de Vorian et lui dit : — AINSI, VOUS NE PLAISANTIEZ PAS ? Même s’il s’était présenté comme un ingénieur militaire jihadi en quartier libre, il lui avait dit clairement qu’il allait participer à la construction de l’avant-poste militaire du littoral. — Mais non, je ne racontais pas d’histoires. Je sais ce que j’estime... et je crois que vous connaître exige de la volonté et du temps. Sur Terre, sous la domination des machines, il avait toujours eu des esclaves de plaisir à sa disposition. Mais aucune de ces filles n’avait jamais ri avec lui, ni ne lui avait parlé comme à un ami ou un compagnon. Pas comme Leronica. Avec une expression de gêne ironique, Leronica posa l’index sur sa poitrine. — De la volonté et du temps ? Quel compliment ! Est-ce que ce genre de compliment marche toujours avec les serveuses amoureuses ? IL HAUSSA LES ÉPAULES. — D’HABITUDE, OUI. Leronica le regarda droit dans les yeux, les mains sur les hanches. — Virk, je pense que vous me poursuivez de vos assiduités parce que vous me considérez comme un défi. — Non, dit-il avec toute la sincérité dont il était capable. J’essaie de vous séduire car je vous trouve fascinante. C’est la pure vérité. Son regard inquisiteur lui rappela Serena. Puis, peu à peu, il sentit son doute fondre, elle posa la main sur la sienne avec une expression plus douce et lui dit : — D’ACCORD. JE VOUS CROIS. L’équipe d’ingénieurs du Jihad resta sur Caladan pendant quatre mois à creuser un site pour la nouvelle base dans les terres battues par les vents qui se situaient à des heures de route au nord du village de pêcheurs. La situation était la plus favorable pour le nouveau réseau de satellites de surveillance et de communications en orbite. Les tours d’observation et les baraquements du contingent seraient maintenus sur place. Les équipes se relayeraient après quelques années, mais Caladan resterait leur affectation et elles devraient en permanence surveiller les mouvements des machines. Vorian avait également envoyé des groupes de cartographie au- dessus des continents et des océans et dressé un relevé détaillé du climat, des vents et des courants marins. Il était heureux à la seule idée d’améliorer l’existence des paysans, des chasseurs et des pêcheurs de la planète... Ils étaient sur les terres qui dominaient la Mer de Caladan, et Vorian tendit la main vers Leronica quand ils s’engagèrent sur un sentier étroit. Elle n’avait pas vraiment besoin de son aide, mais elle prit plaisir à sentir ses doigts nerveux, et puis elle appréciait sa galanterie qui n’était guère d’usage chez les rudes pêcheurs du coin. — Je trouve que le climat est bien plaisant, dit Vorian. L’air est frais et doux et la mer est tellement riche. Ils se blottirent l’un contre l’autre sous la caresse de la brise salée, dans un silence agréable, sans tension, sans impatience. Leronica promena les yeux autour d’elle, comme si elle tentait de deviner ce qui semblait si agréable à Vorian dans ce pays rude. — Quand un paysage vous est aussi familier, ses couleurs finissent par se ternir. Je pense souvent à tant d’autres endroits que celui-ci. — Leronica, j’ai beaucoup voyagé. Crois-moi, Caladan est une perle, un monde qu’il vaudrait mieux garder secret pour la Ligue des Nobles. Je suis surpris que cette planète n’ait pas été totalement colonisée. — Nous ne sommes guère éloignés des Mondes Synchronisés. Elle se serra contre lui, ses grandes boucles brunes flottant dans le vent. Souvent, quand elle était de service à la taverne, elle les nouait en arrière, mais Vorian la préférait telle qu’elle était aujourd’hui. Quand elle lui avait enfin permis de passer les doigts dans ses anneaux d’eau, le contact avait été plus sensuel qu’il ne l’avait prévu. — Jusqu’à présent, Omnius ne semble pas avoir considéré Caladan comme un objectif valable pour les machines. Mais nous avons subi bien des raids des robots et des cymeks. — Je m’intéresse à la politique et à la stratégie, dit Vorian, mais il existe d’autres choses tout aussi importantes à mes yeux. J’en ressens l’envie ici même. Est-ce que ça ne serait pas merveilleux de construire une grande maison sur les collines au-dessus du village ? ELLE PARTIT D’UN GRAND RIRE. — Je connais bien ta Ligue des Nobles, Virk. Sur Caladan, on se passe très bien d’un noble local, merci. — Même si tu étais ma dame, Leronica ? Et moi le baron, le comte ou même un duc, je ne sais ?... — Toi, un simple ingénieur militaire ? (Elle fit semblant de lui donner une gifle.) Allons, assez plaisanté. Main dans la main, ils suivirent le sentier entre les buissons denses constellés de fleurs blanches. Au fil des mois, ils étaient devenus amants et amis. La beauté et l’intelligence de Leronica avaient éveillé en Vorian un amour qu’il n’avait plus connu depuis Serena Butler. S’il avait connu d’autres femmes dans des spatioports lointains durant quelques années, à présent qu’il consacrait tous ses moments libres à Leronica, il était de plus en plus fasciné par la fraîcheur de son regard et de ses pensées. Elle lui avait appris bien des choses. Enfin, quand la station d’observation du Jihad fut achevée et que les premiers messages tests eurent été reçus par les vaisseaux sentinelles du système de Caladan, Vorian sut que le moment était venu de repartir avec son équipe pour une nouvelle mission. Il aurait préféré rester ici, à l’écart du front, sur ce monde marin si paisible, avec sa fausse identité de soldat du rang. Mais il était Primero et il devait reprendre le commandement de sa flotte. Il ne tenait pas vraiment à retrouver les horreurs du Jihad. Il savait que très vite cette comédie l’aurait rendu malheureux : Vorian Atréides n’était pas du genre à vivre dans le mensonge. Il avait été trop souvent en porte-à-faux dans le passé. Depuis quelques mois, il se sentait impatient, et la seule chose qui lui faisait regretter son départ imminent était Leronica Tergiet. Simple et tendre, modeste et gentille, elle était pour lui une présence douce et rafraîchissante, sans prétention, sans ambitions avouées. Ma chère et précieuse Leronica. Envers et contre tous ses instincts, à la veille du jour où il devait rejoindre la flotte, il décida de lui révéler sa véritable identité. Ils avaient fait l’amour toute la nuit et il sentait le besoin de laisser un franc souvenir derrière lui, d’être sincère et honnête vis-à-vis de cette fille qui s’était montrée si fraîche, si passionnée et douce à la fois. — Leronica, je ne suis pas un simple soldat de l’Armée du Jihad, et je ne m’appelle pas Virk. Je suis... le Primero Vorian Atréides du Saint Jihad. (Il guettait un éclair dans ses yeux, mais il n’y lut que l’incertitude, le trouble et la confusion.) J’ai sauvé Serena Butler sur Terre et je l’ai ramenée avec Iblis Ginjo sur Salusa Secundus. C’est ainsi que le Jihad a commencé. Il ne voulait pas l’impressionner, puisqu’il avait déjà gagné son cœur. Il désirait en cet instant qu’elle connaisse le meilleur et le pire de lui-même. — TU CONNAIS L’HISTOIRE ? — J’ai bien assez d’ennuis avec mon père, la pêche et la taverne. Il avait compris que les gens du coin étaient avant tout concernés par les déplacements des bancs de poissons et la marée des algues, sans parler des élécrans redoutables qui crépitaient à l’horizon, guettant les bateaux de pêche. — Pourquoi devrais-je me soucier de récits anciens et de batailles lointaines ? Oh, oui, quelques-uns de nos jeunes sont devenus des Jihadi – et je soupçonne que d’autres vont repartir avec toi et qu’ils regretteront bientôt la pêche et les jeunes filles d’ici. Elle le détaillait dans l’ombre, la tête posée sur une main dissimulée par ses boucles brunes. — Alors tu me dis que c’est toi qui es la cause de tout ça ?... — Oui, j’ai été élevé par les machines pensantes. Sur Terre, j’étais servant. Mon père était... le cymek Agamemnon. (Il s’interrompit mais ne discerna aucune trace de dégoût sur son joli visage.) Le Général Titan. Toujours pas de réaction de la part de Leronica. Les informations devaient rarement parvenir jusqu’à ce petit monde isolé. Il continua son récit, lui décrivit son éducation, ses croisières régulières entre les Mondes Synchronisés à bord du Voyageur du Rêve, puis son adhésion au Jihad et toutes les batailles qu’il avait livrées contre les machines aux quatre coins de la Galaxie. Et il était maintenant là, allongé près d’elle, dans la clarté vacillante d’une bougie, et non d’un brilleur. — Vorian, dit Leronica, tu es un homme riche d’expériences et de souvenirs... ou bien un habile menteur. IL SOURIT ET SE PENCHA POUR L’EMBRASSER. — Je pourrais dire que l’un n’exclut pas l’autre, mais je te jure que je t’ai dit la vérité. — Ça ne me surprend pas. J’avais deviné qu’il y avait de la grandeur en toi. Pourtant je me disais que cela se révélerait plus tard dans l’avenir. Mais ne commence pas à me faire des promesses sinon je vais regretter les moments que nous avons passés ensemble et je ne le veux pas. — Il n’en est certainement pas question. Maintenant que tu connais mon identité, Leronica, mieux vaudrait que cela reste un secret. Elle haussa les sourcils, comme si elle était offensée. — Alors notre grand Primero a honte d’avoir eu pour maîtresse la fille du patron pêcheur du coin ? Il cligna les yeux et prit conscience de sa mise en garde et de la façon dont elle l’avait perçue. Il se mit à rire. — Non... en fait, c’est le contraire. Je dis cela pour ta sécurité. Je suis un personnage important avec des ennemis dangereux. S’ils venaient à être au courant, ils s’abattraient sur Caladan et tenteraient de me faire du mal à travers toi. Mon propre père est prêt à tout pour que j’expie et je pense que de nombreux servants humains d’Omnius seraient heureux de savoir que Vorian Atréides est amoureux. Elle s’empourpra et il lui caressa doucement le bras. — Notre amour est tellement merveilleux. Je ne veux pas qu’on s’en serve comme d’une arme. AVEC UN SOUPIR, ELLE SE NICHA CONTRE LUI. — Tu es un homme compliqué, Virk — — Vorian. Oui, il va falloir que je m’habitue à ton nom. Je ne comprends guère ces étranges histoires de politique et de vendettas qui agitent votre sainte guerre, mais j’accepte ta requête... à une condition. — QUI EST ? — Que tu me décrives les endroits que tu as visités, ces mondes exotiques que je ne connaîtrai jamais. Emporte-moi en imagination. Raconte-moi les mondes d’Omnius et les grandes métropoles scintillantes des machines, décris-moi Salusa Secundus et Zimia. Les canyons de IV Anbus et les rivières tranquilles de Poritrin. Alors, en la serrant dans ses bras, il lui raconta les merveilles qu’il avait connues et elle ouvrit de grands yeux en laissant les images pénétrer son imagination. Et lui, au plus profond de son cœur, était éperdu d’amour pour cette jeune femme simple et tendre. Il y avait des années, il avait brûlé d’une passion violente pour Serena Butler, avant de comprendre qu’elle était une image idéalisée, une vision irréelle de la perfection qu’il avait suscitée dans son esprit, car elle était trop différente des autres femmes esclaves détenues par les machines. Ce que Serena aimait à présent, c’était la guerre, le Saint Jihad. Jamais elle ne donnerait son cœur à un homme. Il avait vu Octa se dévouer pour Xavier qu’elle aimait tant, et il avait envisagé une telle liaison. Mais jamais il n’avait eu les paroles et les gestes qui convenaient à un amour durable. Leronica Tergiet était tellement différente de toutes les filles qu’il avait eues ! Elle ne portait pas de jugement et ses problèmes restaient intimes, domestiques, réconfortants : s’occuper de la taverne, entretenir les bateaux et suivre les cours de la marée. Ce conflit formidable qui embrasait les étoiles échappait à sa compréhension. — Un jour, je te le promets, je te ferai visiter tous ces mondes, lui promit Vorian. Mais je reviendrai peut- être m’installer ici. J’ai envie de cette existence paisible. LERONICA LUI DÉCOCHA UN REGARD SCEPTIQUE. — Honte sur toi, Vorian Atréides. Jamais tu ne trouverais le bonheur sur Caladan. Je ne te demande pas plus que tu ne peux donner. Alors, rends-moi la même faveur. Il garda une expression heureuse mais, au fond de lui, il était abattu. — Bien, et si je te demande en mariage, tu considéreras que c’est encore une de mes propositions absurdes, c’est ça ? Je vais repartir bientôt, mais je promets de penser très souvent à toi. J’espère sincèrement que je reviendrai ici et que tu accepteras de passer du temps avec moi. Beaucoup de temps. Tu es devenue ce qu’il y a de plus important pour moi. Il l’embrassa et elle le regarda avec ses yeux brun sombre. — Voilà de bien jolies paroles, Vorian, mais je ne crois pas une minute que tu ne les aies pas dites déjà à quelques centaines de filles sur une centaine de planètes. IL LA PRIT PAR LA TAILLE. — C’est un peu vrai... mais cette fois, je suis sincère. La douleur est toujours plus intense que le plaisir... et s’impose plus à nos souvenirs. Dicton de la Vieille Terre. Avant que la clarté du matin ait filtré dans le canyon, une brigade de Dragons donna l’assaut au laboratoire de Norma. Des vedettes rapides remontèrent le courant de la rivière torrentueuse. Des planeurs d’attaque plongèrent du haut du ciel pâle. Des fantassins en cuirasse dorée progressaient au pas de charge, munis d’un équipement d’assaut lourd, et les barrières d’enceinte cédèrent aisément. Les trente mercenaires enrôlés par VenKee virent qu’ils étaient largement dépassés en nombre et en armement. Tuk Keedair, non loin du hangar, leur brailla de tenter de repousser les envahisseurs, mais les mercenaires décidèrent que le Tlulaxa ne les payait pas suffisamment et qu’ils n’avaient aucune envie de mourir pour lui. Après un moment de tension intense, ils déposèrent les armes et ouvrirent le portail. Furieux, Keedair se laissa tomber à genoux dans le gravier. Il connaissait l’immense potentiel du travail de Norma Cenva et il savait qu’avant quelques jours elle aurait achevé ses essais sur le prototype du vaisseau qui devait traverser l’espace plissé. Ils venaient de tout perdre en un instant. Les esclaves bouddhislamiques s’interrompirent dans leurs tâches, les yeux fixés sur les Dragons. Nombreux étaient ceux qui gardaient un sourd ressentiment envers ces soldats cuirassés qui avaient écrasé la rébellion conduite par Bel Moulay vingt-sept ans plus tôt. Norma surgit de ses bureaux et se figea sur place en découvrant les soldats et les planeurs hérissés d’artillerie légère. Une plate-forme à champ suspenseur franchit alors la clôture abattue. Tio Holtzman se tenait à la proue, l’air réjoui. IL DÉBARQUA DEVANT LE HANGAR ET AFFRONTA NORMA. — Sur ordre du Seigneur Bludd, je viens inspecter ces installations. Nous avons toute raison de soupçonner que vous vous livrez à des travaux de développements illicites fondés sur les recherches conduites sous mes auspices. NORMA CILLA, SANS COMPRENDRE. — Savant Holtzman, j’ai toujours suivi mes propres travaux. Vous ne leur avez jamais accordé d’intérêt auparavant. — J’ai probablement mes raisons pour changer d’avis. Le Seigneur Bludd m’a enjoint de confisquer tout ce que je trouverai ici et de me livrer à une inspection pour déterminer les violations possibles de vos limitations contractuelles. — MAIS VOUS NE POUVEZ PAS FAIRE ÇA. FURIBOND, IL DÉSIGNA LA FORCE D’ASSAUT DES DRAGONS QUI INVESTISSAIENT LE COMPLEXE. — CE N’EST PAS CE QUE DISENT NOS INFORMATIONS. Il la contourna pour entrer dans le hangar et s’arrêta net en découvrant le colossal cargo entouré de plates- formes chargées d’ouvriers. — QUOI ? C’EST ÇA VOTRE GRAND PROJET ? Il s’avança alors et escalada une échelle sur le flanc du vaisseau. Il atteignit la poupe, se rétablit sur un passavant et risqua un regard dans les compartiments des machines. — Norma, vous m’avez dérobé le fruit de mon travail. (Il tournait la tête de tous côtés en examinant de près la mécanique.) Expliquez-moi comment ce dispositif utilise mon Effet Holtzman pour plisser l’espace. Intimidée, hostile, elle le rejoignit. Les Dragons restèrent en bas. — Eh bien... ce serait difficile, Savant Holtzman. Vous avez reconnu que vous ne compreniez pas vous- même les équations fondamentales. Comment pourrais-je avoir commis un méfait en développant quelque chose que vous ne comprenez pas ? — Ne détournez pas le sens de mes paroles ! Bien sûr que je les comprends ! ELLE HAUSSA UN SOURCIL MOQUEUR. — Vraiment ? Alors, expliquez-moi l’Effet Holtzman, là, maintenant. IL ROUGIT. — Les subtilités et les profondeurs de l’Effet Holtzman vous dépassent, Norma. ELLE FIT APPEL À TOUTE SA VOLONTÉ. — VenKee va s’opposer à cette action. Votre intrusion est une totale violation de nos accords et des lois de Poritrin. Tuk Keedair va déposer plainte officiellement. Ces travaux relèvent entièrement de sa société. HOLTZMAN EUT UN GESTE DÉSINVOLTE. — Nous verrons bien. Le visa de ce Tlulaxa a été annulé. Et vous, Norma, vous n’êtes plus persona grata sur Poritrin. Dès que vous aurez fini de me donner des explications détaillées, les Dragons vous escorteront jusqu’à Starda. Un vaisseau vous y attendra. (Il fit une pause et sourit méchamment.) Bien entendu, le prix de votre passage sera facturé aux Entreprises VenKee. Sous la protection des Dragons, Holtzman passa une bonne partie de la matinée à examiner les plans et une étagère complète de blocs-notes électroniques. Il posait parfois des questions à Norma, auxquelles elle refusait de répondre. Il déclara enfin : — Je confisque l’ensemble de ces notes pour les étudier ultérieurement. (Elle émit une objection, mais il leva un doigt menaçant :) Vous avez de la chance que je ne vous aie pas fait jeter en prison plutôt que de vous exiler. Je pourrais en parler au Seigneur Bludd. Norma n’avait jamais détesté cet homme auparavant, elle avait toujours supposé qu’ils avaient des intérêts communs. Elle n’en crut pas ses yeux en voyant le Savant fouiller dans ses dossiers avec la délicatesse d’un marteau piqueur. Pendant que les apprentis d’Holtzman pillaient les laboratoires et emportaient les documents essentiels, Norma et Keedair furent entraînés par les Dragons vers deux quartiers de détention séparés, dans Starda. Ils étaient confortables – en tout cas, il ne s’agissait pas de cellules – mais Norma se sentait comme un animal en cage. Elle n’avait pas été autorisée à s’entretenir avec son associé tlulaxa, mais elle pouvait envoyer des messages vers d’autres planètes... Aucun d’eux n’arriverait assez vite pour faire la différence. Selon les estimations les plus optimistes, des mois s’écouleraient avant que d’autres vaisseaux apportent les réponses. Pourtant, durant trois jours, elle rédigea des appels désespérés, implora l’aide d’Aurelius, remplissant les soutes à courrier de tous les vaisseaux en partance. Elle ignorait quel vaisseau serait le premier à atteindre le marchand tout-puissant qui était plus que son ami. Elle avait désespérément besoin de lui. Elle se sentait seule, abandonnée, sous l’effet d’une terrible menace. Des esclaves lui servirent un repas généreux, mais elle avait encore moins d’appétit que jamais. Elle ne parvenait pas à apaiser sa colère envers Tio Holtzman, son mentor, son ex-collègue. Jamais elle n’avait affronté pareille injustice, même avec sa redoutable mère. Après tout ce qu’elle avait fait pour assurer la réputation du Savant et rétablir son statut, il se montrait d’une ingratitude absolue. Il l’avait utilisée, avait profité de son génie créatif. Pis encore, elle doutait qu’il soit capable de reproduire ses travaux qui seraient définitivement perdus. Il ne fallait à aucun prix que le projet d’espace plissé sombre dans l’obscurité ! En attendant le vaisseau qui devait la ramener sur Rossak en exil, elle eut le temps de réfléchir à des sujets qu’elle n’avait jamais abordés. Auparavant, son travail l’avait complètement absorbée et elle n’avait guère prêté attention à autre chose. Mais à présent, elle se disait qu’elle n’aurait pas dû se montrer aussi naïve sur le plan politique. Tout le respect qu’elle pensait avoir mérité durant ces années de recherche avait été écrasé, balayé comme les restes d’un brandon. Le Seigneur Bludd ainsi que l’ensemble des notables de Poritrin – et même les membres de la Ligue – croyaient désormais que le Savant Holtzman était à l’origine de ses avancées à elle, qu’elle n’avait été qu’une « assistante de laboratoire mineure ». Campé sur sa réputation, Holtzman bénéficiait du soutien inconditionnel du Seigneur Bludd. Norma ne s’était jamais trop préoccupée d’établir des contacts politiques ou de s’attirer des faveurs. Elle était maintenant projetée dans un domaine qu’elle ne comprenait pas. Terrifiée, elle pensait à tous les ennuis qu’elle allait causer à Aurelius et à tout l’argent qu’il avait dépensé pour arriver à cette débâcle. Elle avait trahi ses espoirs. Après avoir emporté la totalité de la documentation technique jusqu’à son quartier général, Holtzman eut un geste généreux : il autorisa Norma à venir récupérer ce qui pouvait encore lui appartenir. — Un dernier geste de courtoisie, déclara-t-il avec un reniflement ému quand ils entrèrent dans le hangar. Mais, ma chère enfant, vous ne pouvez prendre que ce que vous pourrez porter. ELLE LEVA SES PETITS BRAS. — Uniquement ce que je pourrai porter ? Je vois... C’était une petite femme, ni forte ni attrayante, mais elle avait à son actif quelques réussites. Elle ne pouvait se soustraire à l’ordre de déguerpir de Poritrin, mais elle pouvait cependant utiliser son intellect supérieur pour offrir à Holtzman une petite surprise, un cadeau de séparation pour tout ce qu’il avait fait pour elle. Et contre elle. — Ne vous plaignez pas, dit-il. Je ne suis pas censé vous accorder cela. Ultérieurement, on lui avait interdit d’emporter des plans, des calculs ou des blocs-notes électroniques. Ce qui ne l’avait pas vraiment bouleversée car elle avait toujours été douée d’une excellente mémoire et était capable de graver dans son esprit des détails minutieux et accessibles. Le cargo ancien était toujours sur son berceau de cale sèche, trop énorme pour que les Dragons puissent le remorquer. La caverne était silencieuse maintenant. Toutes les activités avaient cessé. Les équipes d’esclaves avaient été renvoyées dans leurs baraquements en attendant de nouveaux ordres. Certains avaient été réaffectés dans d’autres groupes, mais une centaine d’entre eux étaient encore sur place pour aider aux opérations de démantèlement. Les chefs d’équipe avaient pris la fuite et les outils, les appareils de contrôle et les éléments de construction étaient dispersés. Les bureaux de Norma avaient été traversés par une tornade. Tous les placards et les tiroirs avaient été ouverts sauvagement, vidés et pillés. Le mobilier avait été renversé, cassé. Des traces noires sur les murs indiquaient que les Dragons avaient tenté de les brûler dans l’espoir de trouver des cachettes ou des issues secrètes. Norma, un bref instant, s’immobilisa avec un sentiment terrible de vide, de perte, de désespoir. — Personne n’a pris vos affaires personnelles, déclara Holtzman d’un ton précipité, comme s’il lui restait encore un peu de conscience. (Il lui présentait une boîte de métal – extrêmement petite – dans laquelle se trouvait une partie de ses biens.) Cette gemme soo a une réelle valeur, mais j’ai dit aux gardes de ne pas la toucher. Elle observa Holtzman sans répondre, ébahie à la seule idée qu’il ait pu s’attendre à ce qu’elle apprécie son geste. Elle plongea la main dans la boîte et saisit la pierre au contact soyeux, exotique, en même temps que l’une des roses séchées de Bludd qu’elle avait incluse sous deux feuillets ultra-minces de plasscristal. Le mythe voulait que les gemmes soo de Buzzell aient le pouvoir de concentrer et d’augmenter les pouvoirs télépathiques, mais Norma n’avait jamais vu là que des joyaux splendides. À la différence de sa mère, elle n’était pas douée des pouvoirs mentaux innés des Sorcières de Rossak. Et il faudrait sans doute plus qu’un caillou de valeur pour les réveiller. Mais elle était attachée à cette gemme parce que c’était un présent d’Aurelius. Pourquoi n’avait-elle pas accepté de l’épouser ce soir-là ? Si elle avait accepté sa proposition, il serait peut-être resté auprès d’elle... et rien de tout cela ne serait arrivé. Elle soupira. — Eh bien, je crois que c’est tout, déclara Holtzman, soudain impatient. Nous avons visité méticuleusement votre bureau. — Oui... je le constate. (Elle prit son agenda et le posa sur la table. Il était bien léger, bien petit.) Ai-je le droit de garder une partie de mon matériel ? C’est VenKee qui a payé. — Très bien, très bien. Mais hâtez-vous. Votre vaisseau charter doit décoller cet après-midi et je ne souhaite pas faire attendre le commandant. (Il montra les débris.) Vous pouvez tout emporter. Le Seigneur Bludd ne nous a pas donné d’instructions pour vous aider, je suis désolé. Titubant sous le poids, elle souleva un projecteur holographique avec ses accessoires et son chargeur. Elle rassembla encore d’autres objets, d’autres appareils, un panneau de calcul et deux cartons remplis de blocs-notes électroniques inutilisés. La pile augmentait rapidement et Holtzman échangea des regards amusés avec les Dragons. Ensuite, dans un coin, Norma découvrit plusieurs modules dans un entassement de pièces détachées. Elle s’agenouilla et les assembla rapidement. Elle avait compté sur l’indifférence d’Holtzman et il ne l’avait pas déçue. Elle avait maintenant une large plate-forme devant elle. A laquelle elle ajouta, sous le regard des gardes, un bloc de réactivation rouge qu’elle déclencha. Un bourdonnement se répandit dans la pièce et tous ceux qui étaient présents s’élevèrent lentement du sol. Avec un sourire de satisfaction Norma se tourna vers Holtzman : — L’une des nouvelles plates-formes à suspenseur que les Entreprises VenKee vont lancer sur le marché le mois prochain. (Satisfaite de l’expression de surprise et d’agacement du Savant, elle ajouta :) C’est moi qui l’ai inventée. Elle pilota la plate-forme flottante au-dessus de l’entassement des biens lourds qu’elle avait récupérés – des objets sans utilité pour la plupart, à l’exception de la gemme soo et de la rose... mais ce n’était pas dans ses préoccupations urgentes. Rapidement, elle chargea le tout sur la plate-forme... — JE SUIS PRÊTE, ANNONÇA-T-ELLE ENFIN. La plate-forme dériva, flotta derrière elle et la suivit comme un animal étrange, plat et fidèle. L’un des Dragons risqua un sourire ironique, et Holtzman, irrité, aboya : — Laissez-la faire son petit numéro ! Au moins, ce sera le dernier. Ils l’escortèrent jusqu’au spatioport de Starda où elle embarqua dans le charter à destination de Rossak. Si elle avait vécu le plus clair de son existence sur Poritrin et au service de Tio Holtzman, elle comptait bien ne jamais revenir. Quand elle avait quitté son laboratoire avec sa plateforme, elle avait jeté un ultime regard sur le cargo prototype modifié par ses soins en se disant que c’était sans doute la dernière fois qu’elle le voyait. Elle avait achevé ses travaux de modification et, après quelques mois d’essais, elle aurait pu en faire triomphalement la démonstration à Aurelius. Elle avait été tellement près de lui prouver que sa confiance en elle avait été justifiée... QU’ALLAIT-IL EN PENSER DÉSORMAIS ? La violence pas plus que la soumission n’aideront à défendre notre cause. Nous devons être plus grands que ces deux options. Naib Ishmaël, nouvelles interprétations des Sutras coraniques. UNE PERTE SÈCHE. ABSOLUE. Tuk Keedair avait évalué ce qui subsistait de l’ensemble du projet et tentait de mesurer l’investissement global – et les bénéfices potentiels – que lui et Aurelius Venport venaient de perdre. Ce salaud d’Holtzman avait saisi tous les plans, toutes les notes, et sans Norma Cenva le projet ne pouvait plus aboutir. Deux années d’efforts avaient été réduites à néant. Pour la première fois depuis des dizaines d’années, Keedair devrait se plier au sacrifice en coupant sa précieuse tresse. La tradition voulait, parmi les siens, qu’un marchand la garde aussi longtemps qu’il réalisait des bénéfices, et sa tresse était devenue très opulente, c’était évident. Mais par le jeu mesquin de la politique et de l’âpreté d’Holtzman, il aurait pu tout aussi bien se raser le crâne. Il se dit qu’il allait sans doute redevenir un simple esclavagiste. Le Tlulaxa arpenta le pont spacieux du cargo en secouant la tête. Ils avaient été tellement près de réussir ! Les moteurs révolutionnaires de Norma étaient prêts et installés, même s’ils n’avaient pas encore été testés. Il lui avait demandé des explications et des relevés réguliers, mais, pour elle, c’était une perte de temps et une charge supplémentaire. Elle avait adapté ses nouveaux systèmes aux contrôles existants du vieux cargo. A partir de quoi, n’importe quel pilote pouvait lancer un engin, « plisseur d’espace » vers les étoiles comme un bon vieux vaisseau marchand. En théorie. C’est ce que le projet était redevenu... une simple théorie. VenKee traitait une grande part de ses affaires avec la Ligue des Nobles et Keedair avait usé de toute l’influence qu’il pouvait avoir, il avait lancé des plaintes en bonne et due forme contre Holtzman et le Seigneur Bludd, les menaçant de poursuites coûteuses et d’un boycott de la Ligue pour le commerce interstellaire. Bludd, sans se laisser démonter, avait refusé de restituer les archives de Norma en déclarant qu’elles étaient placées sous séquestre au nom de la « sécurité de Poritrin ». Mais Keedair avait généreusement soudoyé ses relations et s’était arrangé pour échapper à la surveillance des autres suffisamment longtemps pour retourner au complexe avec une flotte de camions à suspenseurs et une bande d’esclaves nauséabonds. Les Dragons s’étaient retirés du site et le Tlulaxa comptait sauver tout ce qui pouvait l’être encore. Depuis la détestable agression d’Holtzman, Keedair n’avait pas chômé et il avait passé des heures à essayer de dresser un inventaire pour sauver les biens de VenKee et les convertir en liquidités pour récupérer une partie des énormes investissements de l’entreprise. L’équipe de charognards qui s’était abattue sur le complexe avait reçu congé pour l’anniversaire de l’écrasement de la rébellion de Bel Moulay. Et les Dragons s’étaient retirés du même coup. Keedair comptait rassembler un maximum de matériel avant que Bludd soit au courant de son initiative. Les camions allaient faire le plein. Comme Norma, il avait dans les dernières heures envoyé des messages à Aurelius Venport, mais ils mettraient des mois à atteindre Arrakis. Il avait vaguement songé à s’emparer du prototype pour gagner seul la planète désertique – il en connaissait les coordonnées, après ces transports multiples d’épice. MAIS IL N’ÉTAIT PAS À CE POINT STUPIDE. Pour Ishmaël, le temps passait lentement depuis qu’il avait pris conscience du caractère inéluctable de la fête anniversaire de la rébellion. Il était dans une position intenable, pris entre deux obligations conflictuelles. Après que Tio Holtzman eut envoyé ses troupes avec l’accord du Seigneur Bludd, l’esclavagiste Keedair avait renvoyé la plupart des ouvriers bouddhislamiques vers les berges du delta de l’Isana. Aliid et ses adeptes avaient été les premiers à repartir et Ishmaël était demeuré en arrière. Dans Starda, les saboteurs zenchiites avaient réussi à être affectés dans des équipes où l’on s’activait fébrilement aux préparatifs du festival. Ishmaël restait seul avec une centaine de fidèles zensunni, travaillant sous la férule du Tlulaxa à la récupération de ce qui subsistait du chantier de construction du vaisseau. Il observait son jeune gendre, Rafel, qui conduisait un engin lourd et guidait les palettes mobiles et les navettes de transport vers les points de récupération, au-dessus du fleuve. Des équipes d’esclaves récemment recrutés entassaient les pièces détachées et le matériel revendable venus du cargo prototype. Sa fille Chamal était près de lui. C’était son ancrage de tendresse dans la réalité hostile. Elle regardait avec fierté son époux s’acharner au travail. Tous les regards étaient tournés vers Ishmaël. Ce soir plus que jamais il devait être le lien entre ses fidèles, leur guide. Il leur récitait les Sutras et leur avait enseigné depuis si longtemps les règles de leur religion qu’ils considéraient qu’il était inspiré directement par Bouddhallah en personne. Il ne savait pas quoi faire, mais s’il admettait son incompétence, ce serait pire que l’indécision. Il les trahirait tous, et pas seulement lui-même. Durant plusieurs jours, il avait senti la crainte monter en lui, jusqu’à la fête de Poritrin. La journée de feu et de sang qu’avait préparée Aliid. Et il ne savait toujours pas quoi faire. IL PRIT LA PAROLE DEVANT UNE AUDIENCE CLAIRSEMÉE : — Même si nous sommes à l’écart de Starda, nous ne pouvons échapper aux conséquences des actes que nos frères zenchiites méditent. Aliid nous force à passer à l’action. Bientôt, Poritrin va sombrer dans le chaos et nous devons survivre. Les hommes et les femmes l’écoutaient mais ils affectaient de poursuivre leurs besognes. Maintenant que le projet avait été annulé, ils n’avaient plus de contremaîtres sur le dos. Et dans le laboratoire et le hangar vidés, seul demeurait le Tlulaxa pour inciter les esclaves au travail. Tuk Keedair se souciait peu des réceptions du Seigneur Bludd et des notables de Starda qui allaient rameuter toute la populace. Son unique souci était de limiter les pertes de VenKee et il n’hésitait pas, de temps en temps, à menacer les esclaves de son paralyseur. Dans le tumulte et les échos, pendant que les esclaves vaquaient à leurs tâches avec leur peu d’enthousiasme coutumier, Ishmaël poursuivait ses entretiens murmurés. — Si nous dénonçons Aliid aux Dragons, dit une femme au regard dur et aux cheveux grisonnants qui était pourtant plus jeune qu’Ishmaël, ils l’arrêteront sans doute avec ses complices et ils nous laisseront en paix. — Oui, renchérit un homme plus âgé. C’est notre seule chance de survie. Sinon, les Dragons nous massacreront tous. Ce sera encore plus horrible que ce qui s’est passé avec Bel Moulay. ISHMAËL LES CONTEMPLA AVEC UN REGARD SÉVÈRE. — Je ne tiens pas à ma vie au point de trahir un ami. Je n’approuve pas la stratégie d’Aliid, mais aucun d’entre nous ne doit douter de sa détermination. — Alors, nous devons nous battre à ses côtés avec l’espoir que les Zenchiites vaincront, insista Rafel en serrant le bras de sa jeune épouse. (Chamal, quant à elle, semblait indécise mais courageuse.) Nous méritons d’être libres, tous. Les esclavagistes nous ont oppressés durant des générations et Bouddhallah nous donne notre chance. Est-ce que nous ne devrions pas la saisir ? L’esprit d’Ishmaël tournoyait. Sa triste expérience lui avait enseigné que même s’il dénonçait le soulèvement imminent, le Seigneur Bludd réagirait de façon irrationnelle. Mais il se souvenait aussi de l’attitude pacifique et raisonnable de son grand-père. Et il savait qu’il ne pouvait se transformer en un animal sauvage. Aliid, dans sa fureur, était décidé à incendier Starda et à s’emparer des immeubles, des fermes, et même des mines au nord, déclenchant une révolte brutale dans laquelle les esclaves zenchiites tueraient leurs maîtres, les Dragons, mais aussi les femmes et les enfants. Après ces longues années de peine et de colère étouffée, la foule en furie ne montrerait aucune pitié, ne ferait aucune concession. Des torrents de sang allaient dévaler les rues jusqu’aux rives du fleuve. — Père, avons-nous d’autre choix ? demanda Chamal. Nous pouvons participer à la révolte ou la dénoncer. Il admira la complexité de son argument qui ne visait qu’à trouver une réponse claire et nette. Quand elle parlait ainsi, elle lui rappelait sa mère. Son épouse adorée. — Si nous restons sans réagir, enchaîna Rafel, l’un ou l’autre camp vainqueur nous méprisera de toute manière. Le choix est difficile. Autour d’eux, des murmures d’appréciation s’élevèrent. CHAMAL, ALORS, S’AVANÇA VERS SON PÈRE. — Les Sutras te sont familiers, Père. La parole de Bouddhallah peut-elle nous éclairer ? — Les Sutras du Coran nous apportent toujours des conseils. Parfois trop. Il faut trouver un verset qui convienne à la situation, qui justifie le choix que nous souhaitons faire. Il se tourna vers le vieux vaisseau sur lequel Norma Cenva et ses précieux ingénieurs avaient travaillé durant tant de mois. Seul Keedair était resté à bord, fébrile, rassemblant les derniers documents, les réquisitions et les registres de comptes. — Aliid oublie notre but ultime, dit enfin Ishmaël. Il privilégie la vengeance, alors que notre priorité essentielle est de redonner la liberté à notre peuple. Il devait faire le choix de protéger Chamal, son jeune époux et tous ses fidèles... même si cela impliquait qu’il ne reverrait jamais sa femme ni ses autres filles. — Ishmaël, nous devons nous joindre au combat d’Aliid ou basculer dans le camp des esclavagistes, dit Rafel. C’est notre unique option. Ishmaël se tourna vers le vaisseau d’un air inspiré. — CE N’EST PAS VRAI. JE VOIS UNE AUTRE ISSUE. TOUS SUIVIRENT SON REGARD ET AFFICHÈRENT UN DÉBUT DE COMPRÉHENSION OU UNE TOTALE INCRÉDULITÉ. ISHMAËL REPRIT ALORS : — Je vais conduire mon peuple loin de ce lieu, loin de ce monde... vers la liberté. Alors que la cité vibrait au rythme des festivités organisées par le Seigneur Bludd, Tio Holtzman avait bien d’autres préoccupations en tête. Il n’avait plus repensé à Bel Moulay depuis son exécution, qui aurait dû étouffer les jérémiades des Bouddhislamiques de Poritrin. Tout comme les enfants, il fallait savoir regarder les esclaves, sans les entendre. L’après-midi était glacé, mais il voulait prendre un lunch tardif sur la terrasse qui dominait l’Isana. Il s’habilla chaudement et demanda aux domestiques de le servir à l’extérieur : s’il se sentait à l’aise, il pouvait passer des heures à contempler le panorama en réfléchissant à toutes sortes de probabilités, ce qui était le devoir d’un Savant. Une esclave se précipita en un éclair pour nettoyer le siège du grand homme avant qu’il s’installe. Il commanda la même chose que d’habitude. Il se plaisait à déguster un même plat chaque jour, selon une routine parfaitement rodée. Il aimait que les événements se succèdent de façon prévisible, ce qui lui permettait d’aborder chaque journée sans risquer des distractions inopportunes qui lui faisaient perdre son temps. La servante, une ravissante brunette en robe de dentelle, revint avec un pot de café qu’elle lui servit dans un bol énorme. Il le dégusta religieusement. Loin en bas, sur le fleuve, une barge chargée de légumes et de fruits dérivait paresseusement vers les quais en aval de Starda où elle allait être déchargée. La circulation fluviale était calme. Les péniches, barges et autres embarcations avaient été détournées en vue des festivités. Holtzman soupira : le Seigneur Bludd ne manquait jamais la moindre occasion d’inviter son entourage à des réjouissances. Holtzman avait passé la semaine à éplucher les notes et les plans de Norma pour tenter de deviner pourquoi elle travaillait sur ce vieux cargo désarmé. Il devrait peut-être confisquer le vaisseau lui-même en dépit des protestations virulentes de Tuk Keedair et des liasses de mises en demeure officielles qu’il lui envoyait en un flot torrentueux. Mais les Entreprises VenKee étaient aussi riches que lui et il ne voulait pas d’une bataille juridique interminable. Il souhaitait avant tout que Norma Cenva plie bagages avec sa réputation ruinée. S’il parvenait à déterminer sur quoi ses recherches portaient, ce serait un bonus bienvenu. En sirotant son café, il se demanda s’il ne devait pas consulter des experts en la matière. Mais non, il ne pouvait prendre le risque de montrer à quiconque les documents sur lesquels il avait fait main basse. Norma lui avait déjà causé suffisamment d’ennuis. Tout cela n’est probablement qu’une perte de temps. Norma Cenva est une fille stupide qui se lance dans des projets stupides. Les Zensunni affectaient de se comporter comme n’importe quel jour de labeur. Ils étaient occupés à démanteler le grand hangar pour que Tio Holtzman contrôle définitivement les opérations. Tuk Keedair prit connaissance de l’inventaire et inspecta les lieux sans conviction. Il allait bientôt repartir. L’excitation montait et les chuchotements couraient dans la vaste grotte. On évoquait à voix basse, les yeux brillants, des visions imaginaires, des possibilités extravagantes. Tous les Zensunni attendaient qu’Ishmaël ait reçu le message de Bouddhallah : ils étaient impatients de le suivre. Où que ce soit. Ishmaël, lui, regrettait de leur avoir demandé si longtemps de rester passifs. Il craignait qu’ils aient oublié comment se montrer forts. Mais l’heure n’était pas au doute. Peu avant midi, la cité de Starda s’agita dans les prémices des festivités du jour anniversaire de la rébellion. Les citoyens et les Dragons eux-mêmes se montraient sereins et bienveillants. C’est au coucher du soleil qu’Aliid déclencherait la révolte. Et Ishmaël savait qu’il devrait entraîner sa fille, son gendre et tous les siens loin de ce monde avant que la violence n’éclate. Comme s’il obéissait à un programme bien précis, il descendit la rampe d’accès. En copiant la routine, ses adeptes se chargèrent des bidons d’eau et des vivres empilés dans les baraquements et les soutes du hangar. Keedair – après avoir découvert à sa grande surprise que le vaisseau était opérationnel – avait déjà ordonné que la plus grande partie de son équipement et des objets de valeur récupérés soient chargés à bord. Tout ce qui subsistait du projet allait être sous peu confisqué par le Seigneur Bludd et le Tlulaxa était bien décidé à placer le cargo sur orbite avant de le faire remorquer jusqu’à un dock spatial. Là, il serait reconfiguré. C’était une solution bien plus efficace qu’un convoi de camions à suspenseurs. Mais Ishmaël avait bien l’intention de lancer le vaisseau prototype très loin de Poritrin, vers une nouvelle planète où lui et les siens seraient à l’abri des esclavagistes et des machines. Il se souciait peu de leur destination : il ne souhaitait qu’un monde asile où ils ne seraient plus persécutés. Il y avait des éons, les fidèles bouddhislamiques avaient quitté la Ligue des Nobles parce qu’ils refusaient de participer à la guerre des machines. Mais ils n’étaient pas allés suffisamment loin et les marchands de chair, les frères de Keedair, s’étaient abattus sur Harmonthep pendant que l’Armée du Jihad détruisait la cité sacrée de Darits sur IV Anbus. Ishmaël avait une chance de guider son peuple vers la liberté qu’il méritait, de devenir le leader qu’ils attendaient. Vers la fin de l’après-midi, les esclaves étaient à bout de patience. Chamal ne quittait pas son époux tout en lançant des regards anxieux à son père. Ishmaël se dit qu’ils ne pouvaient attendre plus longtemps. Il ressentait leur angoisse comme une onde torride qui pénétrait ses veines. Tuk Keedair ne cessait de grommeler, l’air furieux, comme si des doutes à l’égard des esclaves venaient de gagner son esprit. Il battit en retraite dans ses bureaux. Enfin. Ishmaël lança son signal discret. Les esclaves quittèrent leurs postes et se rassemblèrent sur le sol du hangar. Ishmaël s’avança jusqu’à l’écoutille du cargo géant et émit un cri aigu, une sorte d’ululement sifflant étrange dont il ne s’était pas servi depuis les jours de chasse de son enfance sur Harmonthep. Les Zensunni lui répondirent par d’autres cris : ils venaient tous de planètes et de cultures différentes. Même s’ils étaient depuis longtemps réduits en esclavage, ils n’avaient pas oublié leur passé. Le jeune Rafel aidé de ses camarades se précipita sur les commandes hydrauliques et le toit du hangar géant s’ouvrit. Avec un claquement violent suivi d’une plainte sourde, les plaques ondulées se retirèrent et la coque du vaisseau brilla bientôt d’un éclat perlé sous le ciel strié de nuages. L’air était vif, il évoquait la forêt, le ciel, le fleuve, la liberté, et tous ceux qui étaient là dans l’attente vibrèrent d’une joie anticipée. Le Tlulaxa avait entendu le bruit avant de percevoir ce silence quasi religieux. Il surgit de son bureau et promena un regard incrédule sur les esclaves rassemblés sous le vaisseau, comme s’il les passait en revue avec méfiance. — Qu’est-ce que vous faites là ? Retournez immédiatement au travail ! Il ne nous reste que jusqu’à ce soir pour... Avant qu’il ait pu dégainer son paralyseur, une quinzaine d’esclaves l’entourèrent et lui coupèrent le chemin de la fuite. Rafel était à leur tête. Ils n’eurent aucune peine à le maîtriser, ignorant ses protestations et ses insultes. La jeune Chamal, décidée et vigoureuse, se saisit de sa tresse et tira violemment. KEEDAIR POUSSA UN CRI DE DOULEUR ET DE RAGE. — Vous ne pouvez pas faire ça ! Vous serez tous exécutés ! Ils le traînèrent jusqu’à Ishmaël, qui toisa avec mépris l’homme qui était responsable de son existence d’animal domestique. — Tu seras puni pour cette folie ! glapit Keedair. — Pas vraiment, fit Ishmaël avec calme. C’est notre dernière chance. Dans moins d’une heure, une révolte sanglante va éclater dans Starda. Nous ne tenons pas à participer au massacre, nous préférons la liberté. — Vous ne pouvez pas vous échapper. Les Dragons vous poursuivront. Ils vous rattraperont. — Pas si nous sommes hors-monde, esclavagiste. (Rafel se rapprocha de Keedair et vit que le Tlulaxa était intimidé.) Nous avons l’intention de partir. Pour un monde très lointain. ISHMAËL POSA UN DOIGT SUR LE TORSE DU TLULAXA. — ET C’EST VOUS QUI ALLEZ NOUS CONDUIRE LÀ-BAS – DANS LE VAISSEAU DE NORMA CENVA. Choisissez avec soin vos batailles. À terme, la victoire et la défaite dépendent de votre choix – précis ou désinvolte. Tlaloc, Les faiblesses de l’Empire. Le soleil rouge de Poritrin s’affaissa sur l’horizon comme un organe mou et la violence explosa. Sur les docks du delta, Aliid et ses bandes de Zenchiites attendaient derrière les barricades pendant que les artistes pyrotechniciens disposaient leurs charges de poudre incandescente. Le transport des artifices était une corvée dangereuse dont seuls les esclaves étaient chargés, mais Aliid ne s’était pas plaint de cette affectation. Il avait travaillé en secret avec ses éléments les plus fiables à la préparation d’une petite surprise pour leurs tyrans sophistiqués et sybarites. Après tant de générations, l’heure allait enfin sonner. Le Seigneur Niko Bludd avait pris place avec ses hôtes dans une grande barge podium surmontée de bannières qui claquaient dans la brise. Dans son immense vanité, il avait proclamé que ce festival serait le plus grand. Aliid, avec un humour sombre, s’était juré de rendre cet anniversaire non seulement mémorable, mais légendaire. Les messages secrets avaient circulé intensément dans tout Starda. Aucun de leurs oppresseurs ne se doutait du danger, mais tous les esclaves se tenaient prêts. Ses jeunes Zenchiites de la cité et des divers domaines de Poritrin brûlaient de passer à l’action et Aliid n’avait aucun doute : le règne de la noblesse allait s’achever, en quelques heures et définitivement. Les Dragons étaient en place sur les rives et les riches familles de Starda avaient laissé leurs esclaves dans les manoirs sur le haut des collines. La conflagration devait être rapide et générale pour que les Dragons n’aient pas le temps de réagir. Les esclaves seraient armés de torches, de bâtons, de couteaux artisanaux et d’autres objets détournés. Et Aliid savait aussi où se procurer les armes sophistiquées auxquelles les Dragons ne s’attendaient pas. TOUT ÉTAIT EN PLACE. La fanfare des trompettes longues monta dans le crépuscule. Et le Seigneur Bludd se leva dans sa robe chamarrée pour annoncer l’ouverture du festival, les mains levées, l’air extatique. Au milieu du delta boueux, les artificiers essayèrent de déclencher leurs cascades et leurs corbeilles lumineuses. Sans succès. Quelques instants s’écoulèrent et la foule massée sur les berges se mit à murmurer en s’agitant, impatiente. ALIID OBSERVAIT LE SPECTACLE, VIGILANT, SOURIANT. La fanfare résonna de nouveau comme si le Seigneur Bludd appelait impatiemment au début des feux d’artifice. Le sourire d’Aliid s’accentua : il savait que les pyrotechniciens allaient avant peu ouvrir leurs pièces défaillantes et découvrir qu’elles étaient chargées de sable et de cendre et non de poudre. La poudre avec ses colorants métalliques iridescents était maintenant ailleurs. Irrité, le Seigneur Bludd fit un grand geste et la fanfare résonna pour la troisième fois. Cette fois, il fut récompensé par de grandes explosions – mais elles venaient des entrepôts des berges. Toutes les charges qu’Aliid et ses compagnons avaient détournées explosaient tour à tour dans des geysers de flammes multicolores. Dix-huit entrepôts étaient déjà en train de brûler. Des cris de terreur montèrent de la foule. À l’instant même où d’autres explosions retentissaient sur les hauteurs. ALIID AFFICHAIT UN SOURIRE FÉROCE. Des vagues d’esclaves se répandaient maintenant dans Starda et allumaient les foyers d’accélérateurs de feu qu’ils avaient implantés depuis plusieurs jours. Selon les plans prévus, plus de cinq cents résidences devaient déjà s’être embrasées. L’holocauste allait progresser très vite. Starda est condamnée. Le Seigneur Bludd pas plus que ses Dragons ni les dignes citoyens de la cité ne pouvaient empêcher le désastre. L’annihilation serait à la mesure de la colère que les esclaves bouddhislamiques avaient entretenue depuis des générations. La panique se répandait et les sirènes ululaient dans tous les quartiers. Le Seigneur Bludd emboucha son mégaphone pour inciter la population au combat et intima l’ordre aux résidants d’envoyer leurs esclaves lutter contre les incendies. — Nous devons absolument sauver notre belle cité ! Aliid et les siens rirent méchamment. Et lorsqu’un contremaître les interpella, ils se dispersèrent. Dans la cité, les Zenchiites se répandaient dans les rues, les passages, et détruisaient tout ce qu’ils rencontraient. Dans les mines et les exploitations agricoles, d’autres captifs massacraient des familles entières, envahissaient et réclamaient des domaines, des terres. La révolte, cette fois, n’aurait pas de terme. Aliid et sa bande investirent les musées où les armes étaient en exposition. Ils pillèrent les lance-missiles des âges anciens, les grenades et les armes à projectiles les plus rudimentaires. Aliid savait que tout fonctionnait encore. Ils trouvèrent aussi des épées, des couteaux, des poignards. Enfin, ivre de bonheur, Aliid tomba sur une arme lourde, au profil élégant, soigneusement polie, qui avait été construite des siècles auparavant avant d’être abandonnée pour son inefficacité. Ce fusil laser lourd devait lancer des rayons à haute énergie susceptibles de découper l’ennemi à longue portée. Pour autant que ses batteries résistent. Aliid fut séduit et se choisit un fusil laser, savourant d’avance la destruction qu’il pouvait engendrer. Et il repartit dans le dédale des ruelles avec ses hommes. C’est alors que son regard accrocha le complexe des laboratoires de Tio Holtzman et qu’il sut où commencer sa vengeance personnelle. Isolé au milieu du hangar entre les Zensunni, Tuk Keedair paniquait. — Vous voulez que je vous pilote dans l’espace plissé ? Mais c’est impossible ! Je ne suis qu’un commerçant. Je connais les règles de base du pilotage, mais je ne suis pas un pilote, ni un navigateur. Et ce vaisseau n’a jamais été essayé dans l’espace. Ses moteurs sont expérimentaux. Tout est... RAFEL LE SECOUA BRUTALEMENT. — C’est notre seul et unique espoir. Nous sommes condamnés. Il ne faut pas nous sous-estimer. Nous sommes prêts à tout. ISHMAËL AJOUTA D’UN TON FROID ET HAINEUX : — Je ne vous ai pas oublié, Tuk Keedair, vous et vos vieux pirates. C’est vous qui avez ravagé mon village sur Harmonthep. Vous avez jeté mon grand-père dans les marais, au milieu des anguilles géantes. Vous avez exterminé mon peuple. (Son visage n’était plus qu’à quelques centimètres de celui du Tlulaxa.) Je réclame ma liberté, et une chance de vie pour ma fille et pour tous ces gens. Mais si vous nous y forcez, je me vengerai cruellement. Keedair, la gorge nouée, regarda tous ces esclaves déterminés et dit : — Si la mort est la seule option qui me reste... alors, je veux bien encore tenter de faire décoller cette chose. Mais je ne sais pas comment faire. Ces nouveaux moteurs de l’espace plissé n’ont encore jamais été essayés avec des passagers et une cargaison réelle. — Mais vous les auriez expérimentés avec des esclaves, de toute façon, railla Rafel. — PROBABLEMENT, FIT KEEDAIR. Sur un geste d’Ishmaël, ils embarquèrent tous, s’entassèrent dans les cabines communes, les quartiers de veille et les corridors avec leurs couvertures et leurs paquets. Ils se tenaient la main et priaient pour que tout se passe pour le mieux. — Autre chose, annonça Keedair qui retrouvait confiance. Je ne me souviens des coordonnées que d’une seule et unique destination : Arrakis. C’est un monde lointain que j’ai récemment fréquenté. Nous allions tester ce vaisseau pour cette destination. — Est-ce que nous pourrions nous installer sur Arrakis ? demanda Chamal, les yeux brillants. Est-ce un lieu de paradis et de paix où nous serons libres – où nous n’aurons plus affaire à des gens comme vous ? Un instant, Keedair sembla sur le point de rire, mais le courage lui manqua. — C’EST LE CAS POUR CERTAINS, DIT-IL. — Alors, conduisez-nous là-bas, ordonna Ishmaël. Ils poussèrent le Tlulaxa sur la coupée, l’accompagnèrent jusqu’au poste de commandes. Ils furent ensuite cent un à monter à bord. Ils verrouillèrent les écoutilles et le hangar resta désert sous la faible clarté du crépuscule qui venait de tomber sur l’Isana. Keedair examina les commandes de fortune installées par Norma, chacune avec son étiquette libellée de sa main dans une écriture bizarre. Il connaissait les principes de base de pilotage et savait comment charger les coordonnées de destination. — Il m’est impossible de savoir si un être humain peut supporter le passage instantané dans l’anomalie dimensionnelle de l’espace plissé. (À l’évidence Keedair avait peur de l’inconnu, mais il prenait au sérieux la menace des esclaves.) En fait, je ne sais même pas si ce vaisseau peut encore voler. — ENTREZ LES COORDONNÉES, ORDONNA ISHMAËL. Il savait que dans les docks de Starda et sur le delta du fleuve, la violence allait éclater d’un instant à l’autre. Il pria silencieusement pour qu’Ozza et son autre fille échappent à la tuerie qu’allait déclencher Aliid. Mais il ne pouvait rien pour les sauver et il n’espérait même plus les revoir un jour. — Il faut que nous fuyions Poritrin avant qu’il ne soit trop tard. — N’oubliez pas que je vous ai prévenus. Si ces moteurs Holtzman nous plongent dans une dimension où vous vous tordrez de souffrance durant une éternité, ne me maudissez pas. — Je vous maudis depuis longtemps, rétorqua Ishmaël. Sans répondre, sombre, Keedair lança les moteurs. Pour la première fois, ils entrèrent dans l’espace plissé. En un clin d’œil, le vaisseau disparut dans le vide. Tio Holtzman, ce soir-là, était détendu et réfléchissait paisiblement tandis que le ciel était sillonné par les couleurs du crépuscule. En contrebas, près du fleuve, la foule s’était amassée devant des podiums pour écouter des discours lénifiants. Des orchestres jouaient dans le lointain. Il repoussa son fauteuil de la table et, au même instant, un souffle de vent emporta sa serviette pardessus la corniche. Il la suivit du regard et remarqua sans s’y arrêter que les entrepôts de la rive opposée étaient en flammes, non loin du marché aux esclaves. Il ne se sentait pas concerné. Les gens du Seigneur Bludd allaient s’en charger. Il était sur le point de regagner son bureau et il appela ses esclaves domestiques. Sans succès. Irrité, il continua à essayer de déchiffrer les documents qu’il avait confisqués à Norma Cenva, parcourant les symboles mathématiques en ignorant d’autres signes et d’autres croquis confus. Il était tellement absorbé qu’il n’eut pas conscience du tapage qui se propageait dans sa demeure – des cris, des bruits de verre fracassé. Quand les premières détonations retentirent, il redressa enfin la tête et appela ses Dragons. Mais la plupart avaient été détachés à la sécurité du festival. Des coups de feu ? Il discerna des immeubles en feu, au centre de la cité, cette fois, et entendit un grondement lointain, des cris. Inquiet, le Savant revêtit en grommelant son bouclier personnel et partit s’informer. Aliid enfila un couloir à l’étage supérieur de la luxueuse maison d’Holtzman et ouvrit le feu avec son antique laser, carbonisant quelques statues précieuses et diverses peintures. Derrière lui, il entendit les cris de joie de ses partisans qui libéraient les esclaves domestiques. Devant lui, deux Dragons surgirent et il les découpa en lamelles sanglantes. L’arme était ancienne mais particulièrement efficace. Sa puissance de feu était surprenante. Aliid avait servi dans cette demeure il y avait des années et il devina où devait se trouver le vaniteux Savant. Quelques instants plus tard, il fit irruption dans ses appartements avec vingt hommes en colère. Ils se trouvèrent en face d’un homme à la barbe grise, les bras croisés sur la poitrine dans les larges manches de son habit. Quelque chose scintillait autour de lui, déformant les traits de son visage. Le regard sévère, il les interpella sans reconnaître Aliid. — DEHORS ! AVANT QUE J’APPELLE MES GARDES ! IMPASSIBLE, ALIID POINTA SON LASER. — C’est d’accord, je vais repartir, mais pas avant d’avoir massacré tous les esclavagistes ! Holtzman reconnut l’arme ancienne que brandissait Aliid et son visage devint un masque de terreur pure, ce qui ne fit qu’encourager l’autre. Oui, il avait vu la fin du Savant exactement comme ça. SANS LA MOINDRE HÉSITATION, IL OUVRIT LE FEU. Le faisceau violet frappa le bouclier personnel d’Holtzman et l’interaction produisit une explosion titanesque. La maison de l’inventeur ainsi que la majeure partie de Starda disparurent dans un flash pseudoatomique d’un blanc éblouissant. Il n’existe pas de systèmes clos. Le temps se déroule simplement pour l’observateur. La Légende de Selim le Chevaucheur de Ver. Le Naib Dharta était à la tête de la bande de mercenaires lourdement armés vers leur objectif, vers sa vengeance, et il prit conscience que ces hors-monde brutaux et impitoyables devaient le considérer comme un simple serviteur indigène. A leurs yeux, ce chef zensunni était seulement un guide. Certainement pas un chef. Depuis que le planeur s’était envolé d’Arrakis Ville, les soldats professionnels ne l’avaient guère respecté. Dharta était avec cinq guerriers zensunni qui avaient voulu se joindre à lui pour ce kanla. Mais pour les mercenaires, ils n’étaient que des nomades primitifs, des amateurs qui jouaient aux soldats. Ils avaient pourtant un but commun : éliminer Selim le Chevaucheur. Ils disposaient d’une puissance de feu suffisante pour anéantir les bandits du désert sans même mettre le pied à terre ni se salir les mains. Personnellement, le Naib aurait préféré attraper son ennemi juré par les cheveux, lui basculer la tête en arrière et lui trancher la gorge. Il voulait voir ruisseler son sang entre ses doigts et regarder la dernière étincelle de vie s’éteindre dans ses yeux. Mais il devait renoncer à ce plaisir en échange de l’assurance que Selim et sa horde allaient être massacrés jusqu’au dernier. Des courants ascendants dansaient entre les dunes chauffées à blanc et le planeur fut secoué par des turbulences violentes. Une ligne de falaises et de rochers déchiquetés se dessinait à l’horizon, comme une île sombre dans l’océan d’ocre clair et de brun-rouge du sable. — Votre nid de vermine est droit devant, annonça le commandant des mercenaires. Pour Dharta, ces hommes n’étaient que des infidèles. Ils venaient d’une poignée de planètes dispersées dans la Ligue des Nobles. Certains avaient été formés sur Ginaz mais n’avaient jamais été acceptés dans le groupe d’élite des Maîtres d’Escrime. Ils étaient malgré tout des baroudeurs, des tueurs. Exactement ce qu’il avait demandé. — On pourrait bombarder les falaises, suggéra un mercenaire du nom de Raul. Un seul passage et ce tas de cailloux sera réduit en poussière. — Non, protesta Dharta, je veux pouvoir dénombrer les cadavres et couper les doigts comme trophées. (Certains de ses hommes murmurèrent leur approbation.) Si nous ne montrons pas à tous le corps de Selim, si nous ne donnons pas la preuve qu’il était vulnérable, que c’était un mortel comme les autres, ses partisans prendront la relève et continueront leurs sabotages. — Qu’est-ce qui t’inquiète, Raul ? lança un autre mercenaire. Ils n’ont pas une chance. Ils ont au plus trois pistolets Maula pour se défendre. Et nous avons nos boucliers. Nous sommes invincibles. — Exact, approuva un autre. Oui, comme des vieilles femmes on pourrait piquer droit sur eux et les faire sauter dans leur repaire. Mais on est quoi, au juste ? Des bureaucrates ou des soldats de métier ? DHARTA POINTA LE DOIGT SUR LEUR OBJECTIF. — Vous pouvez vous poser sur le sable, près des rochers. Les vers ne s’en approchent jamais. Nous allons tomber sur les bandits, pénétrer dans leurs grottes et les enfumer. Le Chevaucheur cherchera probablement à se cacher, mais nous tuerons les femmes et les enfants un par un jusqu’à ce qu’il se montre pour m’affronter. — ET LÀ, ON POURRA TOUS L’ABATTRE ! S’ÉCRIA RAUL. TOUS ÉCLATÈRENT D’UN RIRE FÉROCE. Dharta plissa le front. Il essayait de ne pas trop réfléchir à ce qu’il allait faire, ni au fait qu’il avait été obligé de mendier l’aide d’Aurelius Venport. Le problème de Selim avait toujours été son domaine privé, une vendetta entre eux deux. Les anciens Zensunni des villages éloignés ne cachaient pas leur mépris pour Dharta et sa coopération complaisante avec les hors-monde honnis. Le Naib commerçait avec ces étrangers, il leur vendait autant d’épice qu’ils demandaient. Il avait même violé les usages en aménageant des lieux de repos pour les hors- monde dans son village. En louant les services de ces mercenaires pour assouvir une vengeance personnelle, Dharta savait qu’il rejetait tout ce qui avait eu une valeur à ses yeux. Dans cette circonstance, il ne se préoccupait plus des traditions ni des dogmes du bouddhislamisme. Les dents serrées, il se dit qu’il pouvait être condamné à Heol pour les actes qu’il avait commis. Mais, au moins, Selim sera mort. Le planeur de combat se posa non loin de l’amas de rochers et ses portes s’ouvrirent, laissant pénétrer soudain l’air torride et sec. Le Naib était prêt à donner des ordres, cependant les mercenaires l’ignorèrent totalement et sautèrent sur le sable en échangeant des cris, en épaulant leurs armes lourdes et en activant leurs boucliers. L’instant d’après, ils bondissaient entre les rochers et s’élançaient à l’assaut du dédale de grottes. Dharta était un spectateur. Il se décida enfin et fit signe à ses cinq hommes kanla. Ils se ruèrent dans sa foulée, essayant de distancer les mercenaires, assoiffés de sang. Depuis des mois, les espions du Naib avaient accumulé des informations et ils avaient situé très précisément le repaire du Chevaucheur et de sa bande. Il était impossible que les brigands des sables aient été prévenus de ce raid. Les mercenaires venaient de charger et s’étaient enfoncés dans le dédale des grottes. Dharta s’étonna de n’entendre aucun bruit, aucun cri, aucune explosion. Les bandits étaient-ils endormis ? Avec ses cinq hommes, il s’avança dans les boyaux du repaire de Selim. Il était évident que les hors-la-loi avaient été là très récemment. Les alcôves creusées dans le sable avaient encore leurs rideaux, leurs tapis, leurs brilleurs, ainsi que les ustensiles de cuisine et autres petits biens domestiques. Mais les chambres et les salles étaient vides. Les hors-la-loi avaient décampé. — Quelqu’un les a prévenus de notre arrivée, grommela le commandant des mercenaires. On nous a trahis. — Impossible ! clama Dharta. Personne n’a pu aller plus vite que notre planeur. Nous n’avons monté cette opération qu’il y a quinze heures à peine. Les mercenaires s’étaient regroupés dans une grande salle, rouges de colère. Ils entouraient le Naib qu’ils considéraient apparemment comme responsable de leur fiasco. L’un d’eux, avec une large cicatrice sur le front, l’interpella. — Alors, l’homme du désert, tu veux bien nous expliquer où ils sont partis, tous ? Le Naib essayait de contrôler sa respiration. Il sentait la colère et la confusion autour de lui. Il savait qu’ils étaient dans le repaire de Selim. Les odeurs pénétrantes prouvaient que des gens avaient vécu ici récemment. Et qu’ils avaient été nombreux. — Selim était là. Il n’y a pas longtemps. Et il ne peut être loin. Pourquoi seraient-ils tous partis dans le bled ? Avant que quiconque ait répondu, ils entendirent un bruit au loin. Celui d’un tambour... ou d’un cœur énorme. Dharta et ses compagnons se ruèrent jusqu’à une baie ouverte sur le désert. Et ils virent alors une silhouette solitaire, minuscule, perdue dans les dunes. — C’EST LUI ! HURLA DHARTA. Les mercenaires repartirent vers leur planeur en lançant des cris de guerre. — ET SI C’ÉTAIT UN PIÈGE ? LANÇA UN SOLDAT. DHARTA SE TOURNA VERS LUI, FURIEUX. — Il est seul. Il faut que nous le capturions pour savoir où sont les autres. RAUL GRONDA D’UN TON MÉPRISANT : — Nous n’avons pas peur de cette racaille du désert. Et les mercenaires se précipitèrent pour réduire SELIM LE CHEVAUCHEUR DE VER EN CHARPIE. Le soleil de midi était dur et brûlant et le sable doux sous ses bottes. En ce jour, aucune ombre n’accompagnerait Selim. Il marchait dans le sentier de son illumination. Il s’arrêta au milieu de nulle part, là où le monde entier pouvait le voir. Et dans le soleil éclatant, éblouissant, il sortit son tambour et attendit. Le Naib Dharta et son escouade de guerriers n’avaient pu manquer de le voir. La veille, une grande agitation avait régné dans toutes les grottes. Chacun faisait ses bagages pour n’emporter que le strict nécessaire pour un voyage dans le bled. Les plus jeunes des chevaucheurs de ver étaient impatients, haletants, mais en même temps apeurés : ils n’osaient guère mettre en question les visions de Selim ou ses ordres. Marha, la dernière à quitter le village, avait longuement étreint Selim. Et lui avait pensé à la vie qu’elle portait en elle, avec un sentiment de tristesse profonde en songeant qu’il aurait tant aimé rester auprès d’elle à élever leur enfant. Mais l’appel de Shai-Hulud était plus puissant encore. Il savait ce qu’il avait à faire. Il n’avait d’autre choix que de s’incliner devant la requête de Shai-Hulud. — En te rejoignant, toi et les tiens, j’ai fait le bon choix, dit Marha avec du chagrin et de la lumière dans son regard. Je prie pour que Dieu te garde. Mais si le pire se produit, Selim, je veillerai à ce que notre enfant soit fier de toi. Il lui avait effleuré le visage sans tenter de la rassurer avec une bravoure feinte. Il ignorait ce que Shai-Hulud lui réservait. — Prends soin de notre fils. (Il posa tendrement la main sur son ventre.) Le Mélange m’a dit que tu allais avoir un beau garçon. Et tu lui donneras le nom de... El’hiim. Un jour, il sera un chef s’il fait les justes choix. Le visage de Marha s’était illuminé d’espoir, mais Selim l’avait laissée partir. Et maintenant, seul dans le désert, il se sentait plus petit, mais Shai-Hulud, il le savait, était avec lui. Toute sa vie, tout ce qu’il avait fait ou vécu convergeait sur ce point nodal. Selim était plus confiant dans son succès que depuis sa première vision, trente ans auparavant. Le Naib Dharta était son ennemi juré et l’adversaire premier de Shai-Hulud. Le chef zensunni avait vendu son âme aux marchands hors-monde et bradé l’élément essentiel, le sang d’Arrakis, le Mélange, à ceux qui ne le méritaient pas. Dans ses visions d’épice, Selim découvrait le paysage du temps d’un point de vue que seul un messager de Dieu, ou Dieu Lui-même pouvait avoir. Dans l’avenir très lointain, il entrevoyait ce qui pouvait être une mort prolongée, très lente, pour les vers des sables... La bataille d’aujourd’hui se répercuterait sur des générations, autour des feux des grottes et des bivouacs. Pendant des siècles. On oublierait peut-être le nom de Selim, et les récits deviendraient plus flous à force d’être répétés, mais leur substance se fonderait dans les mythes des errants du désert. En invoquant sa mémoire, le peuple continuerait à lutter contre les pilleurs d’épice. Avec plus de force et d’allant chaque jour. Dans le vaste plan d’ensemble, ce qu’il allait accomplir aujourd’hui était totalement nécessaire. Il surveilla le déploiement des hors-monde qu’il haïssait. Ils se répandaient dans les tunnels que Selim avait empruntés depuis des années et il eut une moue de dégoût en voyant que le Naib s’était compromis avec des étrangers méprisables, des combattants venus de planètes lointaines. Ils étaient redoutablement armés et progressaient comme des fauves, avec souplesse et férocité. Surentraînés, payés et sans arrière-pensées. C’est avec douleur et haine que Selim les vit ravager son village, les grottes où lui et les siens s’étaient si souvent réunis, la chambre où Marha et lui avaient pour la première fois fait l’amour. Ces intrus ne méritaient pas de survivre. Il demeura assis, les jambes croisées tandis qu’ils saccageaient le village abandonné. Personne ne l’avait encore vu et, impatient, il posa son tambour dans le sable mou. Il se mit à taper en rythme et les échos montèrent dans le ciel clair, flottèrent entre les rides des dunes. IL ENTENDIT UN CRI RAUQUE, UN DÉFI. Ensuite, des cris étouffés. D’inquiétude et de colère. Les soldats redescendaient la pente en hâte. Ils se ruaient vers leur engin volant. Qui décolla dans la plainte de ses moteurs, soulevant des tourbillons de poussière. Le Naib Dharta et ses hommes approchaient en courant sur les dunes. Selim accéléra le rythme, répétant les mêmes notes insistantes. Son tambour était un instrument de précision qu’il avait fabriqué lui-même. C’était le loyal Jafar qui lui avait montré comment utiliser des fragments métalliques pour le cylindre et des souris kangourous pour la peau. Il s’en servait depuis des années et ne tenait plus le compte des vers qu’il avait appelés. Le planeur d’attaque décrivit une boucle à basse altitude et il sentit le souffle brûlant de ses moteurs. Le sable le mitrailla mais il ne broncha pas. Il se dit qu’ils auraient pu tirer sur lui ou lui lancer des explosifs. Le pilote, apparemment, cherchait à s’assurer qu’il était seul. Bien sûr, ils soupçonnaient un piège, mais ils étaient incapables de le voir. L’engin fit un autre passage avant de se poser sur une étendue plate de sable, à quelque distance de Selim. Les mercenaires sautèrent au sol. Comme s’ils cherchaient à précéder les soldats hors- monde, le Naib et ses Zensunni couraient encore plus vite. Tous ces hommes arrogants se croyaient capables de résister au désert, mais Selim, lui, savait que la vie sur Arrakis était moins qu’un grain de sable dans le Tanzerouft. Il continuait de taper en cadence, infatigable. Et en réponse, enfin, il décela des vibrations, loin, très loin en profondeur... De plus en plus fortes. Elles se rapprochaient rapidement. Les guerriers zensunni chargeaient en brandissant leurs armes, oubliant la démarche arythmique qu’ils avaient apprise dans leur enfance pour déjouer les vers. Il entendit leurs jurons, leurs menaces. Le Naib, en dépit de son âge, courait en tête. Ainsi que Selim l’avait espéré, la rage lui faisait oublier le bon sens. — Je te défie, Selim Chevaucheur du Démon ! tonna le Naib dès qu’il fut à portée de voix. (Il avait un ton grave, solennel. Celui qu’il avait eu le jour où il avait injustement condamné Selim en l’accusant d’avoir volé l’eau de la tribu.) Tu as fait suffisamment de mal à mon peuple et je viens mettre un terme à ta vie de hors-la-loi ! Les mercenaires qui approchaient venaient d’activer leurs boucliers. On leur avait appris à le faire dès le début de leur formation. Selim n’avait jamais combattu avec un bouclier : aucun guerrier n’aurait su se montrer assez lâche pour cela. Les hommes progressaient et il sentit une secousse violente dans le sol. Ils ignoraient que leurs boucliers émettaient un appel plus fort que celui du tambour et qu’ils attiraient Shai-Hulud sur eux avec beaucoup plus d’insistance. — Êtes-vous donc un homme sans péché pour vouloir me juger, Naib Dharta ? lança Selim. Un homme qui a délibérément exilé un jeune garçon en l’accusant d’un crime dont il était innocent ? Vous avez continué ensuite d’agir contre Shai-Hulud, alors que vous connaissiez le mal que vous causiez. Vous avez tellement plus de sang sur les mains que moi ! Les Zensunni poussèrent des clameurs de crainte en pointant le doigt. Selim ne se retourna pas. Les vibrations augmentaient, elles étaient nombreuses et venaient de directions différentes. Plusieurs vers géants venaient droit sur eux. Les mercenaires s’arrêtèrent en trébuchant et se mirent à tourner comme des fourmis en folie à l’instant où le sable entrait en ébullition. Le planeur s’arracha au sol dans une longue plainte aiguë. Dans l’instant suivant, le ver apparut, colossal et crépitant, ruisselant de poussière, comme un projectile mouvant rejeté par Heol. Sa gueule béante engloutit les soldats comme une pelle immense et il les goba tous en même temps. Selim n’avait pas bougé. Il se régalait du sifflement du sable entre les aiguilles de la gueule béante qui étouffait les hurlements des hommes emportés dans le gosier de Shai-Hulud. Le pilote du planeur gagna de l’altitude avant de se porter vers le monstre. Il tira plusieurs charges explosives qui frappèrent la croûte des segments du ver, révélant la chair rose. Il se tordit en se dressant, cherchant ce nouvel ennemi. Le planeur revint. Au même instant, un deuxième ver des sables apparut dans une explosion. Il se lova dans la poussière avant de frapper vers le ciel. Sa tête énorme comme une colline ondoyante brisa l’engin qui tomba dans une averse de débris pour être aussitôt avalé par les remous du sable. Les guerriers zensunni, terrifiés, lâchèrent leurs armes et battirent en retraite. Et ainsi, Dharta resta seul face à Selim, le regard brûlant de haine et de dégoût. Selim ne redoutait pas Shai-Hulud. Bien des fois, il avait affronté le ver d’Arrakis et il savait ce que Bouddhallah lui réservait. — Naib Dharta, il n’existe qu’une seule façon de mourir pour un Chevaucheur de Ver. Il avait fait tout ce qu’il devait faire pour que la destinée qu’il s’était choisie s’accomplisse. Mais, au fond de son cœur, il savait que ce qu’il allait faire maintenant irait plus loin encore. Bien au-delà de la réalité, jusqu’au royaume des mythes. La légende de Selim le Chevaucheur et de sa quête sacrée persisterait durant des siècles. C’est alors qu’un troisième ver fendit les dunes et se dressa devant les Zensunni en débandade. Les créatures du désert avaient des territoires définis et ne pénétraient jamais dans le domaine d’un rival... Mais, cette fois, trois vers avaient répondu à l’appel de Selim. Les guerriers du kanla ne pouvaient échapper à ce dernier monstre. Il se déploya et les engloutit dans un crépitement énorme, une onde unique de cristaux tempétueux. Selim, comme s’il était en transe, tapait toujours sur son tambour. Dharta, l’ultime survivant, l’invectiva. Enfin, le sable se mit à frémir. Le Naib comprit trop tard que le quatrième ver allait sortir de son domaine souterrain. IL VOULUT SE DÉTOURNER ET COURIR. MAIS IL N’EN EUT PAS LE TEMPS. La dune roula sous lui et il pivota pour regarder Selim. Un gouffre les séparait, une gueule tapissée de crocs cristallins, une gorge à l’odeur étouffante de cannelle et de silex. Des tonnes de sable s’y abattirent en cascades fumantes. Et le Naib Dharta partit vers le puits sans fond, emporté par le torrent brun et sulfureux. LE VER SE DRESSA ENCORE PLUS HAUT EN S’AVANÇANT. Selim n’avait pas cessé de tambouriner. La créature gigantesque le dominait comme un ange vorace venu des cieux. Et l’avala enfin. Le Chevaucheur partit pour son dernier voyage, vers l’éternité, dans les entrailles de Shai-Hulud, qui avait été si longtemps sa monture. Les hors-la-loi de Selim avaient obéi à ses ordres et ils avaient trouvé un nouveau refuge dans un lointain îlot de rochers. Le cœur déchiré, Marha était demeurée en arrière. Elle sentait son enfant en elle et se demandait s’il connaîtrait jamais son père. Il ne connaîtrait sans doute que les légendes qui courraient longtemps sur Selim le Chevaucheur de Ver. Son époux lui avait dit quoi faire. Elle ne prenait pas plaisir à cette obligation, mais elle avait toujours été fidèle à la cause de Selim. Elle acceptait ses visions comme d’authentiques messages reçus de Bouddhallah. Elle ne pouvait les rejeter par caprice ou par amour. Pour mieux voir celui qu’elle aimait, elle avait fait l’ascension du Rocher de l’Aiguille, un grand éperon du sommet duquel on avait un panorama exceptionnel sur le désert. Il y avait bien longtemps, quand elle s’était enfuie du village du Naib Dharta, le Rocher de l’Aiguille avait été son repère, car il était proche des grottes de Selim. Ceux qui voulaient se joindre à la bande de hors-la-loi arrivaient rarement jusque-là sans que les éclaireurs de Selim ne les détectent. Mais Marha avait réussi à passer inaperçue. Et maintenant, elle observait la silhouette de Selim au loin, entre les dunes. Il frappait sur son tambour, face à ses ennemis. Aucun des mercenaires ou des Zensunni n’avait pu imaginer qu’il pouvait commander à son gré Shai-Hulud, appeler à sa rescousse une force destructrice largement supérieure à celle des armes des hors-monde. Elle assista au massacre, à la danse des quatre bêtes gigantesques. Et son cœur se bloqua dans sa gorge, son esprit se figea dans le désespoir à la minute où le dernier ver, le plus monstrueux, la manifestation de Shai-Hulud en personne, se dressa pour avaler l’ennemi juré de Selim, le Naib. Et Selim lui-même. Son mari adoré. Son cri se perdit dans l’ululement du vent et le crépitement du sable. Elle plongea dans le silence pour essayer de trouver la paix intérieure. Shai-Hulud avait avalé le Chevaucheur et Selim ferait désormais partie de leur Dieu. Une fin qui convenait à un héros. ET QUI ÉTAIT LE DÉPART D’UNE LÉGENDE. Les humains sont les esclaves de leur vie brève, de l’instant de leur naissance jusqu’à celui de leur mort. Citation religieuse tlulaxa. Il y avait sans nul doute des vaisseaux plus vieux, plus décrépits que celui-ci qui naviguait entre les Mondes de la Ligue, mais Norma n’en avait jamais rencontré aucun. La chose où elle avait embarqué aurait donné au cargo désarmé qu’Aurelius lui avait trouvé pour ses recherches sur l’espace plissé des allures modernistes. En quittant son orbite de parking au large de Poritrin, l’antique bâtiment vibra furieusement en accélérant dans l’espace. La cabine sentait la sueur, les isolants calcinés et la cuisine aigre. Les taches sur le pont et les parois avaient été plus ou moins nettoyées et Norma se demanda si ce genre de vaisseau n’avait pas servi au transport d’esclaves. Mais, en l’occurrence, elle était l’unique passagère, en dehors de ses gardes. Le voyage promettait d’être aussi long qu’inconfortable. Ce qui ne ferait qu’ajouter à sa honte et à son chagrin. Deux Dragons moroses l’encadraient. Elle se dit qu’ils se demandaient probablement ce qu’ils avaient fait au Seigneur Bludd pour se retrouver dans cette mission à long terme. Les caisses de fret, y compris les biens de Norma, avaient été précipitamment empilées dans les espaces libres contre les parois. Elle était surprise que l’on n’ait pas obligé Tuk Keedair à l’accompagner. La cabine des passagers était encombrée de bancs et de banquettes. Norma avait aussi entrevu des réceptacles pareils à des cercueils sur le pont inférieur et avait pensé qu’il s’agissait de capsules de stase. À sa capacité maximale, l’austère transporteur pouvait contenir jusqu’à mille passagers. — C’est un vaisseau négrier, n’est-ce pas ? demanda-t-elle à l’un des Dragons. Il se tourna vers elle, le regard lourd, sans répondre. Norma imagina les esclaves bouddhislamiques capturés sur des mondes lointains, aux marches des systèmes de la Ligue, entassés sur les deux ponts. Elle ressentait leur misère, leur dénuement. Et elle savait qu’ils avaient dû être nombreux à mourir sur ce vaisseau. Ce qui la ramena à ses problèmes. Bien sûr, elle avait été chassée de Poritrin contre son gré, mais au moins ses gardiens la ramenaient chez elle... même si c’était en situation de disgrâce. Sa mère, elle n’en doutait pas, lui ferait comprendre qu’elle était vouée à l’échec, bonne à rien. Pourtant, les choses auraient pu être pires. Elle soupira en songeant à Aurelius qui aurait pu être son compagnon de voyage. Elle essaya de s’installer plus confortablement, ce qui s’avéra impossible. Elle n’avait pas de quoi passer le temps, ni jeux ni diversions. Elle n’était pas sur un luxueux vaisseau de croisière qui sillonnait le cosmos en route pour des planètes festives. Elle oubliait d’ordinaire les épreuves physiques en lançant son esprit dans des excursions créatives. Mais on lui avait volé son travail, on avait ruiné sa vie, et elle était concentrée sur sa situation pénible et ses défauts physiques. Pour se consoler, elle joua avec la merveilleuse gemme soo qu’Aurelius lui avait offerte. Elle n’avait jamais éprouvé le moindre effet télépathique mais elle prenait plaisir aux souvenirs que la pierre déclenchait en elle. Fermant les yeux, elle laissa des calculs franchir la fenêtre de son esprit en longues colonnes de chiffres et de symboles qui se redisposaient dans l’espace... à l’extérieur des hublots du vaisseau négrier. Le Savant Holtzman avait essayé de lui arracher le noyau même de ses découvertes, sans y parvenir. Elle avait tout gardé dans les corridors complexes de son cerveau, tout jusqu’au moindre détail. L’intégrale de ses équations sur l’espace plissé, le souvenir de chaque phase de ses recherches. Lancée dans ses archives mentales, elle trouva une distraction en changeant les nombres et les symboles, en les faisant apparaître et disparaître à sa guise. C’était là son univers secret, où nul ne pouvait pénétrer... Mais elle se disait parfois qu’elle aimerait le partager avec Aurelius. Au moins, je suis encore en vie. Et libre. Elle entendit alors une voix râpeuse, tonitruante. Elle pensa à sa mère : elle l’invectivait peut-être pour un autre défaut, une autre faille. Dans un rêve absurde, Zufa Cenva était dans le vide, elle accompagnait le vaisseau, et foudroyait sa fille de son regard ardent à travers un hublot. Brusquement, Norma sorti de sa transe et vit le chaos qui se déchaînait alentour. Les Dragons étaient debout et criaient en galach. Le vaisseau venait de dévier de son cap. Le pilote se battait pour redresser le bâtiment dans le bruit aigu des moteurs surchauffés. Norma perdit l’équilibre et trébucha jusqu’au hublot le plus proche. Stupéfaite, elle rencontra le regard de deux yeux rouges énormes. Mais ils n’étaient pas ceux de sa mère. Ils appartenaient à un monstre mécanique qui ressemblait à un oiseau préhistorique orange et vert. Et sa mère n’était pas là pour l’aider avec ses pouvoirs de Sorcière. Le vaisseau partit dans des manœuvres d’esquive et le rapace mécanique plongea au large dans le sillage de ses tuyères avant de décrire un cercle. Pendant quelques instants, Norma le perdit de vue. Les Dragons ne cessaient de crier, les caisses tombaient, répandant sur le sol des bouteilles de rhum de Poritrin. Un choc énorme se répercuta dans les ponts et elle tomba sur le sol de métal ondulé. Quand elle atteignit le hublot, elle revit le monstrueux engin spatial qui fondait à nouveau sur le vieux bâtiment comme un faucon sur un vieux pigeon malade. Il ouvrit sa gueule aux dents artificielles pareilles à de grands créneaux blancs. Et Norma eut du mal à s’accrocher à la réalité. Est-ce que ça se passe vraiment ? se demanda-t-elle. C’était impossible. Mais les limites de son esprit s’étaient amplifiées, bien au-delà de ce qu’elle aurait pu comprendre. Elle serrait la pierre entre ses doigts comme un talisman. Il faut que je retrouve le contrôle de mon esprit. Elle luttait pour faire le point sur sa situation mentale, pour rassembler les possibilités logiques. Est-ce que cet engin grotesque pouvait être... un planeur cymek ? Mais pourquoi un vaisseau ennemi devrait-il se trouver là ? Lancé à sa poursuite... Le rapace artificiel saisit alors le vieux vaisseau inerte entre les grappins de ses serres. Norma vit le ventre vert de la machine géante, marqué de balafres et de traces carbonisées. Elle se dit qu’elle avait dû connaître bien des batailles. Une soute s’ouvrit et engloutit le vaisseau négrier. Norma cligna les yeux sous des rampes de lumières éblouissantes. PUIS, LE RAPACE GIGANTESQUE REFERMA SES PORTES. À l’intérieur du vaisseau rapace, un container de préservation pendait au plafond comme le sac d’une araignée, loin au-dessus du vaisseau capturé. Des feux bleus et rouges clignotaient au rythme du cerveau désincarné qui accélérait son activité mentale. Brusquement, des tiges de capteurs en sortirent et se portèrent vers leur proie pour l’étudier de plus près. Et Xerxès pensa en entrant les données de son exploit : Enfin, je mérite le pardon du Général Agamemnon. Même quand la situation est périlleuse, nous ne devons pas perdre l’espoir. Bouddhallah peut toujours nous surprendre. Naib Ishmaël, appel à la prière. Il n’y eut pas de son, il n’y eut pas de bruit. Le vide se déchira. Simplement. Et le cargo surgit d’ailleurs. De nulle part. Les Zensunni laissèrent échapper des cris de surprise et d’effroi : ils n’avaient pas conscience d’avoir été emportés dans un nœud de l’espace-temps pour être rejetés de l’autre côté. Ishmaël avait le sentiment que ses pensées venaient de déraper, de s’embrouiller. Quand il regarda à l’extérieur, il vit des étoiles distordues, étirées, puis nettes et claires à nouveau... mais disposées différemment. La carte de la Galaxie avait changé. La planète Poritrin avait disparu, et il découvrait un monde cuivré, désertique, marqué de crevasses, de craquelures. Aride. Le vaisseau tombait. Les moteurs n’avaient pas été réglés sur des données précises et le cargo avait plongé droit dans l’atmosphère d’Arrakis. Tuk Keedair s’escrimait aux commandes pour rétablir la stabilité, mais pour Ishmaël, il était évident qu’il ne savait quoi faire avec ce prototype. IL PRIA POUR QU’ILS SOIENT TOUS SAUFS. Ils furent projetés vers la face diurne du nouveau monde, où le soleil violent les éblouit. Chamal se précipita vers la passerelle. — PÈRE, ON DIRAIT QUE C’EST DE L’OR ! Rafel lui fit un sourire aussi lumineux que la planète. — NOUS NE SOMMES PLUS DES ESCLAVES ! Ishmaël les regarda. Il savait que les Zensunni étaient effrayés et désemparés parce qu’ils avaient traversé l’espace plissé. Dans un moment, ils réaliseraient qu’ils étaient encore en danger. Car le vaisseau continuait sa descente vers Arrakis avec une lenteur trompeuse. — Vous pensez pouvoir le contrôler ? demanda-t-il à mi-voix au Tlulaxa. Keedair leva sur lui ses yeux noirs à l’éclat sauvage. Son visage était luisant de sueur. — Je vous ai dit depuis le début que je n’étais pas certain que ce machin puisse voler. J’espère que vous êtes satisfait. ISHMAËL RISQUA UN REGARD VERS SA FILLE. — Faites de votre mieux. C’est tout ce que je vous demande. KEEDAIR AFFICHAIT UN AIR SOMBRE. — IL EST POSSIBLE QUE NOUS N’Y ARRIVIONS PAS. Il se concentra à nouveau sur les commandes. Mais le vaisseau n’était plus qu’un bolide qui traversait l’atmosphère de plus en plus vite, de plus en plus torride, plongeant vers les déserts immenses. Il commença à perdre sa coque, en fragments de métal scintillants, pareils aux écailles des ailes d’un papillon de nuit attiré par une flamme. Les Zensunni restaient silencieux. Certains regrettaient d’avoir fui Poritrin, alors que d’autres acceptaient ce destin fatal que Bouddhallah leur avait réservé. Au moins, songea Ishmaël, ils mourront libres. Chamal guettait les réactions de son père avec confiance, certaine qu’il trouverait un moyen de les sauver. Les pensées d’Ishmaël venaient de se porter vers Aliid. Son ami impétueux et violent était-il encore en vie ? La révolte de Starda avait-elle causé autant de morts que les Zenchiites l’avaient escompté ? Et où se trouvaient Ozza et sa douce Falina ? Il se dit qu’au moins il avait réussi à guider les siens, et sa fille aînée aussi, assez loin pour qu’ils n’aient plus à redouter les esclavagistes ni les machines pensantes. Sur ce nouveau monde désertique, s’ils parvenaient à se poser, ils survivraient... La rumeur disait qu’il n’y avait aucune mer sur Arrakis, seulement des étendues de sable à l’infini, parsemées de chaînes de montagnes déchiquetées et de bancs de roches volcaniques. Il y avait aussi un spatioport avec l’ombre d’une bourgade alentour... Keedair avait du mal à reprendre les commandes et essayait seulement de les sauver tous. Le vaisseau s’était embrasé et descendait vers une chaîne de rochers volcaniques noirs et tourmentés en laissant un sillage de feu et de débris. Keedair réussit à le maintenir en vol alors qu’ils abordaient la péninsule de rocaille, mais les moteurs se mirent à tousser. Personne n’avait espéré que cette vieille carcasse spatiale pourrait tenir sur des missions au long cours. Pour Norma Cenva, elle n’avait été destinée qu’à une seule expérience : démontrer que son application de l’Effet Holtzman était valable et applicable. Keedair tenta de réduire la vitesse pour se poser dans le sable. Malheureusement, la coque cogna une crête et un aileron fut arraché dans une volée d’étincelles, Le cargo partit à la dérive et sa coque fut déchirée par un éperon de lave. Miraculeusement, il fut arrêté par un bloc de basalte. L’énergie fut coupée et les compartiments devinrent obscurs. Les passagers n’entendaient plus que des crépitements, des crissements de métal chauffé à blanc. Et leurs chuchotements apeurés. Ishmaël avait basculé sur le pont et était allé heurter le siège de pilotage. Il se redressa d’un bond et vit Rafel prêter secours à Chamal qui, apparemment, n’était pas blessée. — Ouvrez les écoutilles ! cria-t-il. Que tout le monde sorte avant que le vaisseau explose ! — ÇA SERAIT UNE FIN PARFAITE, GRONDA KEEDAIR. Sa tresse dénouée flottait en mèches sur ses épaules et il la rejeta en arrière d’un geste irrité. RAFEL LE FOUDROYA DU REGARD. — On devrait vous tuer maintenant, marchand de chair ! Le Tlulaxa avait un air abattu, comme s’il était las d’être menacé. — C’est tout ce que vous savez ? Vous plaindre et menacer ? Vous m’avez enlevé, vous m’avez forcé à vous emmener jusqu’à ce monde inconnu en me donnant l’ordre de poser gentiment ce vaisseau pour que vous ayez la vie sauve. J’ai rempli mon contrat. A partir de maintenant, c’est à vous de vous débrouiller avec les problèmes que vous vous êtes créés. Ishmaël l’observait en silence et se demandait si l’esclavagiste espérait vraiment quelque signe de gratitude. Dans une dernière vibration violente, les commandes expirèrent. Keedair gagna une écoutille, bascula la poignée de commande et libéra les joints. Les Zensunni s’avancèrent avec des outils improvisés et le sas s’ouvrit enfin. La lumière intense et l’air sec de leur nouveau monde se déversèrent dans le vaisseau grinçant et instable. C’était à Ishmaël d’être le premier à poser le pied sur Arrakis. Il avait conduit son peuple, orchestré son évasion après des années de captivité, il l’avait conduit vers une nouvelle existence, loin des esclavagistes de la Ligue. Et tous le regardaient, attendaient. Mais il leva la main et ne bougea pas, voulant avant tout imposer l’ordre. — Que l’impatience et l’espérance n’aveuglent pas votre sens commun ! proféra-t-il. Mais les esclaves échappés sautaient déjà, abandonnant l’épave pour un terrain dur, chaotique et raboteux. Certains appelaient leurs amis, leurs compagnons, d’autres couraient au loin, imaginant déjà comment ils pourraient survivre sur cette planète désolée. Chamal abandonna son époux sur la passerelle et se précipita au-dehors pour aider les autres à trouver un abri parmi les rochers. Rafel, furieux, empoigna Keedair par sa tresse et l’arracha au siège de pilotage. — Venez voir où vous nous avez posés. À quelle distance sommes-nous de la civilisation ? LE TLULAXA EXPLOSA DE RIRE. — La civilisation ? Mais c’est vous, sur Arrakis. Dans quelques semaines, vous regretterez Poritrin et le confort de vos baraquements d’esclaves. — JAMAIS ! CRACHA RAFEL. Mais Keedair lui répondit par un sourire confiant et résigné. Rafel le poussa et Ishmaël suivit. Ils s’immobilisèrent sur l’éminence noire qui avait été brisée par le vaisseau. Rafel explora le paysage du regard avec une expression de surprise, d’incrédulité et de désespoir. Chamal le rejoignit. Dans leurs pires cauchemars, jamais ils n’avaient imaginé une vision aussi hostile, un monde aussi inhospitalier et dénudé. Ishmaël était fièrement dressé face à la chaîne de rochers noir et brun qui s’étirait vers l’horizon. De l’autre côté, il découvrait des dunes, des vagues et des lames de sable jaune pétrifiées. Il inspira longuement l’air brûlant et desséché qui avait des effluves de silex. Il n’était là que depuis quelques minutes et sa bouche et ses narines étaient déjà parcheminées. Ils étaient tombés sur un monde sans arbre, sans oiseau, sans herbe ni fleur. C’était comme le plus redoutable des puits d’Heol de l’univers. RAFEL SAISIT LE TLULAXA PAR LE COL. — Salaud ! Traître ! Conduis-nous ailleurs ! Nous ne pourrons survivre ici. KEEDAIR EUT UN RIRE AMER. — Ailleurs ? Mais vous ne m’avez donc pas écouté ? Regarde le vaisseau. Il n’ira plus nulle part. Et vous non plus, les Bouddhislamiques toujours mécontents. C’est ici que vous allez vivre... ou mourir. Je ne fais pas la différence. Certains Zensunni semblaient sur le point de crier ou de sangloter. Mais Ishmaël leva la tête d’un air déterminé en posant la main sur l’épaule de sa fille. — C’est Bouddhallah qui a choisi notre chemin, Chamal. Et c’est ici que nous fonderons notre nouvelle demeure. Oublie tes rêves de paradis. La liberté est tellement plus douce. Dans tout plan, il y a un coup tordu. Antique aphorisme. L’un des messages en urgence de Norma parvint enfin à Aurelius lors d’une brève étape sur Salusa Secundus alors qu’il revenait d’Arrakis. Et dans les bureaux de la société, il trouva un communiqué désespérant de Tuk Keedair lui donnant tous les détails du désastre qui avait frappé le programme d’espace plissé. Tuk et Norma avaient été expulsés de la planète. En marmonnant des insultes brûlantes à l’adresse de Bludd et du Savant Holtzman, Aurelius embarqua sur le premier vaisseau de VenKee et partit pour Poritrin. En route, au cours d’une escale, il apprit qu’une catastrophe était survenue : lors d’une rébellion d’esclaves, la presque totalité de la cité de Starda avait été anéantie, apparemment par une arme atomique. Il n’arrivait pas à y croire et se dit qu’il allait être fou d’inquiétude jusqu’à la fin du voyage. Si seulement il avait eu accès à la technologie de l’espace plissé, il serait déjà là-bas. Norma avait de graves ennuis et le meilleur scénario était qu’elle avait été renvoyée sur Rossak, où elle avait vécu durant presque trente années. Il ne pouvait qu’espérer qu’elle ait été bannie à temps de Poritrin. Sa vie comptait bien plus pour lui que les pertes ruineuses de sa société. Il reçut confirmation qu’elle n’avait pas rejoint Rossak et il se dit que quelque chose de terrible s’était passé. Il se pouvait qu’elle n’ait pas quitté Starda et figure au nombre des millions de morts. Dans cette situation d’urgence et de doute, il sentait plus que jamais le besoin d’un système de transport interstellaire et de communication plus rapide. Pas seulement pour lui seul mais pour toute la race humaine. Et cette nouvelle technologie ne tenait qu’à un lien bien ténu : le génie de Norma Cenva qui détenait le secret de l’application de l’Effet Holtzman au plissement de l’espace. Norma était seule à vraiment comprendre. Où est-elle ? Un an auparavant, elle avait discrètement refusé sa demande en mariage, éludé son offre, embarrassée, troublée, indécise, tout en lui promettant une réponse à son retour. Il se dit qu’il aurait dû revenir plus vite sur Poritrin. Pourquoi s’était-il aussi longtemps attardé dans l’enfer désertique ? Il savait que même si elle avait accepté sa demande, elle serait quand même restée dans son laboratoire à travailler sur le prototype et il aurait dû se charger de ses affaires. Il était maintenant certain qu’il l’aimait vraiment, et depuis longtemps. Il avait refusé de prendre conscience de ses sentiments. Est-ce que je t’ai perdue à jamais, ma chérie ? Il se retrouva au bord de l’Isana au milieu de la nuit. Des contrôleurs de trafic survoltés dirigèrent sa navette autour du site du désastre vers une aire d’atterrissage provisoire affectée aux vaisseaux médicaux et aux transports d’urgence qui avaient convergé vers la planète. Le cratère radioactif émettait encore une aura orangée le long du fleuve, sur les lieux où s’étaient dressées les luxueuses villas des nobles. Aurelius avait de la peine à supporter cette vision et retenait son souffle. Il songea au Seigneur Bludd, à Tio Holtzman et aux milliers d’autres qui avaient été vaporisés en un instant ? OÙ ÉTAIT NORMA ? Il rencontra des regards vides : ceux des rescapés, foudroyés par la peur, vidés de tout espoir. Nul ne semblait savoir exactement ce qui s’était passé, comment de simples esclaves bouddhislamiques avaient pu se procurer une arme atomique. Mais de nombreux indices permettaient de penser que l’explosion n’avait pas été provoquée par une réaction en chaîne mais par un phénomène assez similaire... Bien entendu, personne ne savait où pouvait se trouver l’ex-assistante du Savant Holtzman. Norma Cenva n’était pas vraiment un problème. Aurelius se dit qu’il lui faudrait beaucoup de temps pour obtenir des réponses. Et il n’avait trouvé aucun hôtel ni logement possible. Les quartiers d’accueil avaient été au centre de la zone oblitérée et les pensions et les appartements disponibles étaient envahis par les survivants. Il se souciait peu de sa sécurité et encore moins de l’argent. Sur une colline, loin du fleuve, il trouva une chambre dans une demeure épargnée, qu’il loua pour une fortune sans sourciller. Il essaya de dormir quelques heures en attendant l’aube. Son sommeil fut agité. Il n’avait toujours aucune nouvelle de Keedair et il devrait aussi se livrer à une enquête à son sujet. Dès que le soleil se leva, il se mit en quête d’un moyen de transport et loua un planeur commercial pour deux heures, à un tarif extravagant. Le pilote était une femme aux cheveux roux flamboyant, à l’expression hagarde. Elle n’arrêtait pas de parler des opérations de sauvetage et de fouilles dans les décombres de la ville. Elle s’appelait Nathra Kiane et il comprenait qu’elle se sentait coupable de le piloter plutôt que d’être présente sur les lieux du désastre. — Je veux bien vous conduire jusqu’au canyon en amont, monsieur, lui avait-elle dit, mais nous ne resterons pas plus d’une heure. Tout le monde cherche quelqu’un et j’ai trop de travail, trop de demandes... — Ça ne prendra pas longtemps, dit-il avec amertume. Il ne me faudra que quelques minutes. Le petit engin léger survola la mosaïque vert et jaune des berges de l’Isana. Des arpents entiers avaient brûlé et la plupart des machines agricoles étaient immobilisées. Selon les rapports officiels, les nobles et leurs Dragons traquaient les derniers rebelles, mais il existait des poches de résistance dans l’arrière-pays. Des esclaves avaient été massacrés lors des représailles. Même quand ils se rendaient, même s’ils n’avaient pas participé à la révolte, les Bouddhislamiques avaient été tués par la foule vengeresse. Face au péril, des esclaves avaient pris les armes pour tenter de sauver leur vie et la spirale de mort avait échappé à tout contrôle. Aurelius étouffa un gémissement à cette pensée. — Je ne suis pas venue ici depuis la catastrophe, expliqua la femme pilote avec une note de dégoût et de détresse. De vrais animaux ! Comment ces esclaves ont-ils pu commettre un acte aussi abominable ? Nathra Kiane était visiblement aussi épuisée que pressée. Elle décolla selon un angle abrupt et accéléra en direction du nord en suivant le fleuve où il n’y avait plus un seul bateau. Devant eux, là où les berges de l’Isana se faisaient plus hautes, Aurelius discerna les embranchements des canyons. Le laboratoire de Norma était très éloigné du centre de l’explosion et il pria en silence : elle était saine et sauve et peut-être était-elle revenue ici en dépit de l’arrêté de déportation. — Droit devant, signala Kiane. Nous y sommes presque. Il découvrit les docks, les ascenseurs et les élévateurs qui accédaient au sommet des falaises, puis la vaste grotte qui abritait le hangar avec son toit béant. LA CALE ÉTAIT VIDE. LE VAISSEAU PROTOTYPE N’ÉTAIT PLUS LÀ. Le laboratoire était désert : plus d’ouvriers, plus d’esclaves, aucune trace des Dragons de garde. Les portails étaient grands ouverts et les clôtures abattues. Le peu d’équipement qui restait jonchait les carreaux comme un essaim d’insectes de métal et de cristoplass. IL N’Y AVAIT AUCUN SIGNE DE VIE. — Posez-vous près du hangar, dit Aurelius, s’étonnant lui-même de son ton ferme. La fille rousse tourna la tête comme si elle s’apprêtait à protester et il la foudroya du regard avant de se pencher pour explorer les ombres. Dès que les patins du planeur touchèrent le sol, il sauta au dehors et fut accueilli par une senteur puissante de pierre brûlée. Le sol était défoncé et il n’osa pas imaginer ce qui avait pu se passer ici. Un désastre était survenu, mais était-il dû à l’assaut des forces militaires qui s’étaient emparées du complexe... ou à un autre épisode de la rébellion des esclaves ? Dans le hangar, il examina longuement un amas de tasseaux de métal lourd, le squelette du soutènement du cargo disparu. Avec un serrement de cœur, Aurelius gagna les bureaux où Norma gardait ses archives, mais il ne trouva que quelques notes et des récépissés. Il ne restait aucun plan, aucune feuille de calculs. Tout ce qui était important s’était envolé. — On dirait bien que cet endroit a été pillé, commenta Kiane. Il n’y a personne ? (L’écho leur revint.) Je parierais que les esclaves sont venus ici pour tout saccager avant de repartir dans les collines. Ils ont dû jeter les corps dans la rivière. — NORMA ! CRIA AURELIUS. Il fouilla le hangar, s’aventura dans les petits bâtiments annexes. Mais il savait au fond de lui qu’elle n’était plus ici. Il cherchait un indice, la moindre trace qui pourrait le mettre sur la piste. Mais le cargo prototype avait disparu et, avec lui, ceux qui avaient travaillé sur le projet de l’espace plissé. Les lieux étaient mortellement silencieux et déserts. — ON REPART, DIT-IL, MALADE D’APPRÉHENSION. Il passa cinq jours à enquêter dans le secteur indemne et les environs de Starda, à poser des questions, à suivre des pistes qui ne menaient nulle part. Ceux qu’il abordait avaient perdu des parents, des amis. Le nombre de victimes ne cessait d’augmenter. Le Seigneur Bludd et le Savant Holtzman avaient été déclarés morts officiellement. On trouvait sans cesse de nouveaux cadavres. Certains avaient été assassinés par les esclaves, d’autres avaient péri dans les incendies, et il fallait compter avec tous ceux qui avaient été vaporisés par l’explosion initiale. Les rebelles et les Dragons avaient eu le même destin. Personne ne put lui dire ce qu’il voulait savoir, mais il avait déjà la réponse. Il s’accrochait à l’espoir que Norma était partie pour Rossak et que son vaisseau avait décollé avec un peu de retard. Mais les autres pistes conduisaient à un destin injuste et atroce. Sous le coup du chagrin, Aurelius décida de ne jamais revenir sur Poritrin. On ne peut faire de mal à une machine pensante, on ne peut la torturer, l’acheter, encore moins la manipuler. Les machines ne se retournent jamais contre leur espèce. Les mécanismes sont purs et propres, avec des parties internes parfaites et des surfaces extérieures exquises. Devant tant de perfection et de beauté, je n’arrive pas à comprendre pourquoi Érasme est à ce point fasciné par les humains. Dossier de mise à jour de l’Omnius de Corrin. La peur et la douleur semblaient se prolonger jusqu’à l’infini. Norma Cenva ne savait pas depuis combien de temps elle était captive, mais seulement qu’elle avait été la dernière victime à être confrontée à la curiosité du cymek. Les deux Dragons et le malheureux pilote du vaisseau avaient déjà poussé leur dernier cri. La voix du Titan Xerxès résonna. Elle venait de partout. — Nous disposons d’autant de moyens de torture qu’il y a d’étoiles dans la Galaxie. Nous avons de l’expérience et de l’habileté. Norma était paralysée dans le fond du bizarre vaisseau rapace et elle ne pouvait qu’écouter et souffrir. Ses capacités physiques n’avaient jamais été très remarquables, mais son cerveau fonctionnait à l’écart. Et il était très particulier et performant. Elle se concentra sur ses pensées pour se retirer de la terreur qui déferlait en elle et la remplacer par une résignation absolue, l’acceptation de sa mort imminente. Tous ses rêves et ses réussites lui avaient déjà été volés par l’homme qu’elle avait servi fidèlement durant des années. Son vaisseau expérimental lui avait été dérobé et elle avait été expatriée de Poritrin dans la déchéance. Elle avait dû abandonner Aurelius et tous ceux qui dépendaient d’elle. Un cymek ne pouvait lui infliger autant de chagrin et d’humiliation, avait-elle décidé. Le container du cerveau du Titan était au-dessus d’elle, et ses senseurs optiques à haute résolution l’exploraient. Comme si ses paroles visaient à la faire souffrir, Xerxès lui dit : — Il y a longtemps, quand j’étais encore un humain, j’étais petit et laid. Avant que j’aie acquis ma puissance et régné sur des mondes immenses, certains me traitaient de gnome. Le container descendit encore vers elle. Le cymek voulait la voir de près. Elle s’agita dans ses vêtements humides de sueur, déchirés et tachés. — Par comparaison, femme, je dirais que vos parents auraient dû vous faire disparaître lors de votre naissance... Et se stériliser pour ne plus engendrer d’autres monstruosités. D’UNE VOIX RAUQUE, ELLE RÉPLIQUA : — Je pense que ma mère... serait d’accord avec vous. Les câbles qui la maintenaient en l’air furent soudain tranchés et elle tomba avec violence sur le pont métallique du vaisseau rapace. Avec un hoquet de douleur, elle se recroquevilla. La gravité augmentait rapidement et l’écrasait. Elle pouvait à peine respirer. Elle percevait des voix métalliques sans comprendre les mots. Elle se cramponnait à l’espoir, à des souvenirs agréables. Elle ferma les yeux en serrant la pierre soo comme si elle en attendait de l’aide. Elle était son lien avec Aurelius et elle oublia les horreurs qui la cernaient, les tourments. Pour le moment, elle se sentait presque forte et elle savait qu’elle était en vie. Pour le moment... Xerxès et une demi-douzaine de sycophantes néo-cymeks l’entouraient, suspendus au plafond comme de grosses araignées brillantes, et elle finit par comprendre ce qu’ils disaient. Le Titan s’adressait à ses novices. — Vous êtes les premières recrues que Beowulf a sélectionnées dans notre rébellion contre Omnius. Bientôt, d’autres vous rejoindront. Surtout après cette petite démonstration. Norma avait l’atroce sentiment de n’être plus qu’un ver de terre, un appât sous le regard avide des prédateurs. Elle n’était plus humaine et elle frissonna sur le sol glacé quand son tortionnaire abaissa la température au-dessous de zéro. Son souffle se givrait et le sol collait douloureusement à sa peau. — Oh, pauvre petite chérie... Tu frissonnes ? railla Xerxès. Il lança sur elle une couverture énergétique. Son étreinte était plus violente que celle d’un vampire de Rossak. Elle semblait sucer les ultimes traces de chaleur de son corps. C’est en vain que Norma se débattit dans la gravité artificielle qui était comme un lit de sables mouvants. — VOILÀ QUI VA TE RÉCHAUFFER. La couverture passa à l’écarlate et des filaments brûlants pénétrèrent sa chair. Norma s’était attendue à un nouveau tourment mais elle ne put retenir un cri. Elle serra plus fort encore sa pierre quand la souffrance devint plus intense encore. La couverture énergétique grésillait en s’enfonçant dans ses tissus à vif. Un faisceau de sondes creva sa peau. Des filaments ténus s’insinuèrent dans ses muscles et établirent des connexions neuroniques dans tout son corps. Un instant plus tard, la chaleur reflua, laissant un relent de peau brûlée dans l’air froid. Mais Norma savait qu’elle allait connaître pis encore. Elle était aveuglée par ses larmes, mais prit une expression dure et réussit à lever la tête. — Depuis le début, vous ne m’avez laissé aucun espoir, mais je n’attends pas de pitié de votre part. Je dois vous dire... que tout cela est... très banal. Les nouveaux cymeks parurent vibrer d’amusement. — TRÈS ORDINAIRE ? Xerxès lança un autre signal et la douleur fusa dans son bras gauche. Elle cria et faillit lâcher sa pierre. Son esprit se focalisa sur le nom de l’homme qu’elle aimait. Aurelius ! — LA JAMBE GAUCHE, DIT XERXÈS. La douleur envahit sa jambe et sa tête cogna durement sur le pont. Xerxès augmenta la gravité et ce fut comme si Norma était écrasée par le pied d’un géant invisible. Elle avait les poumons bloqués, et le Titan la libéra pour qu’elle puisse crier. Elle voulait se détacher de la douleur. Arracher ses processus mentaux à la souffrance physique. Elle ne voulait pas devenir une cymek ! — LES YEUX, DIT ALORS XERXÈS, COMME UN JOUEUR. Incapable de se défendre, Norma hurla et porta ses petites mains sur ses orbites. Elle vomit mentalement des jurons abominables sur Xerxès et les siens, mais aucun ne pouvait exprimer vraiment son dégoût. Les cymeks se relayaient maintenant, augmentant à petites doses ses souffrances. Xerxès les dirigeait et travaillait avec un soin méticuleux sur toutes les parties de son corps. Il semblait être un expert dans l’art d’isoler l’esprit de sa victime pour qu’elle vive chaque instant de la torture. Avant d’augmenter la dose, palier par palier. — Nous avons déjà beaucoup appris en nous amusant avec le capitaine de ton vaisseau et ses deux gardes, dit Xerxès, exultant. — Elle a un seuil nettement plus élevé que les autres, commenta un des nouveaux cymeks suspendus au plafond. Ils étaient morts depuis longtemps à ce stade. — Nous devons tester ses limites ! demanda Xerxès, impératif. Norma avait du mal à assimiler leur discussion. Il lui semblait que la gemme soo qu’elle continuait à serrer désespérément lui infusait une onde bénéfique. Elle n’entendit pas la réponse de Xerxès, mais elle sentit qu’il venait de déclencher une onde de feu dans chacun de ses nerfs. Et cet incendie se propagea dans son corps de naine. Vide, destructeur. Elle entendit quelque part les commentaires amusés des jeunes cymeks. Et c’est alors qu’elle ne trouva plus la force de hurler. Ses yeux étaient fermés et ses sourcils contractés comme si son cerveau allait quitter son crâne. Elle serra la pierre soo entre ses deux mains, en une attitude de prière. — Combien de douleur un tel échantillon fragile peut-il supporter ? demanda un néo-cymek. — Moi, je me demande si elle va exploser, dit un autre. Des étincelles crépitaient autour de Norma, grignotaient sa chair, carbonisaient ses cheveux. Mais Xerxès continuait d’augmenter les degrés de la douleur jusqu’à des hauteurs inimaginables. Et quand il s’interrompait, les nouveaux cymeks gloussaient de joie. Soudainement, la douleur se concentra sur le cerveau de Norma, sur l’esprit brillant qui avait incubé dans le ventre de la Sorcière Suprême du Jihad, Zufa Cenva. Des décharges éclatèrent entre les synapses et les neurones furent saturés. Elle ouvrit les yeux. C’était comme si des milliards de rasoirs tranchaient les cellules et les réduisaient en autant de points de souffrance. Dans sa main, la gemme soo brillait comme un soleil miniature dont la lumière affluait en elle. Au pinacle de la torture, quelque chose s’ouvrit dans son cerveau, libérant les pouvoirs de Rossak qui étaient là, endormis depuis sa naissance. Le présent d’Aurelius lui avait fourni la clé pour briser la barrière que sa mère n’avait jamais su trouver. Toute la puissance de la gemme soo fut absorbée par son corps et, tout à coup, elle ne sentit plus rien. Le cymek continuait à la tourmenter, mais elle déviait l’énergie, la dirigeait... l’accumulait à distance. Tout son corps puisait à présent, vibrait à un rythme inconnu et irradiait une lumière bleue. Sa chair était incandescente, en fusion, se convertissait en énergie brute et pure. C’était ce que les Sorcières kamikazes avaient appris à faire seules pour anéantir les cymeks. Non, décida-t-elle. Il y avait une différence fondamentale : elle était capable de contrôler cette force. Elle vit les flaques de sang autour d’elle. Son sang. Sur le pont, sur les parois, sur les affreux containers. Elle se focalisa sur son bourreau et sentit l’afflux énorme d’énergie qui montait de son cerveau transformé, comme une arme absolue prête à frapper. Un torrent bleu électrique jaillit vers le Titan et le container du cymek explosa comme une bombe organique, calcinant le cerveau. A la suite, elle annihila les néo-cymeks dans une vague d’énergie mentale destructrice. Elle ne faisait qu’essayer ses nouvelles capacités. Graduellement, l’ouragan d’énergie bleue s’apaisa et elle sentit un calme intense, une euphorie nouvelle et douce, comme si elle était désormais seule dans l’univers... Comme si elle était Dieu dans l’attente de l’acte de création. Sereine. Sa vision s’étendait à l’infini, dans les millions de galaxies, les golfes de lumière, les archipels de novae, les littoraux de matière autour de paradis ignorés. Par-delà des marges aberrantes où le temps se transformait, elle voyait l’univers. Et se voyait elle : rien de plus que l’essence d’un esprit flottant dans l’air, vibrant, puisant, chargé de possibilités infinies. Tout lui était accessible. Elle commença alors à reconstruire son corps, puisant la matière à partir de rien, atome par atome, cellule par cellule. Avec ses mains invisibles, celles du dieu qu’elle était peut-être vraiment, elle se façonna une nouvelle enveloppe physique destinée à recevoir sa conscience et son esprit surpuissant, extraordinaire. Elle s’interrompit devant plusieurs alternatives. Elle pouvait reprendre son apparence initiale, en se faisant peut-être un peu plus grande, en adoucissant ses traits d’un rien. Elle projeta l’image. Bien sûr, il existait d’autres options. Pour elle, le corps n’était qu’un réceptacle organique, mais il pouvait être beaucoup plus pour les autres. Ils réagissaient par rapport aux apparences. Aurelius était une exception notable. Il voyait son moi intérieur, son cœur, tout ce qu’elle était vraiment et voulait être. Mais, au fond, il n’était qu’un homme. Pourquoi ne se ferait-elle pas belle pour lui puisqu’elle avait déjà son affection et son respect ? Elle avait déjà en vue ce qu’elle pouvait faire d’elle : une image adorable. Au centre de la tempête cosmique qui l’isolait encore des possibles, Norma ressentit une urgence. Elle était dans un nexus critique, un instant essentiel où elle devait prendre une décision, sinon l’occasion serait à jamais perdue. Sa décision serait-elle irréversible ? Pourrait-elle y revenir et la modifier ? Rien n’était moins certain. Elle devrait pour cela retrouver la puissance qu’elle détenait. Brusquement, les images mentales fluctuèrent et elle vit sa mère, Zufa. Grande, parfaite, souple, le teint clair. Sa grand-mère Conqee lui succéda alors. Conqee avait été l’une des plus illustres Sorcières de Rossak. Plus encore que Zufa, elle avait montré du mépris à l’égard de la naine à l’apparence ingrate qu’était Norma. Elle était morte dans des circonstances mystérieuses durant un voyage sur les Planètes Dissociées. Norma n’avait que huit ans, alors, mais elle gardait l’image de cette femme si belle et sévère. Elle croyait voir ses yeux bleu pâle qui l’observaient depuis l’autre côté de l’existence. Et soudain, elle vit par ses yeux. Des femmes qui se succédaient, s’estompaient, s’évanouissaient derrière les nébuleuses et les carrousels colorés des systèmes, des mondes exotiques ou glacés. Toutes ces femmes étaient d’une beauté classique et toutes lui étaient sinistrement familières. Elle essaya de les maîtriser, de les retenir, d’en maintenir une seule en place. Et elle prit conscience de ce qu’elle voyait : Mes ancêtres ! Cette révélation la stupéfia, mais elle ne la rejeta pas. Toutes ces femmes m’ont précédée... mais dans ma lignée maternelle. Elle lutta pour conserver le contrôle de cette vision, pourtant la procession des images se poursuivit en pâlissant, en s’effaçant dans le passé lointain. Toujours plus lointain. Elle était sous l’emprise de la peur. Une peur nouvelle, inconnue. Que verrait-elle si elle allait encore plus loin ? Son esprit avait-il été irrémédiablement endommagé dans son affrontement avec les cymeks ? Était-il possible qu’il lui échappe complètement ? C’est alors que le défilement des images s’accéléra, comme dans une projection. Et les corps et les images de toutes les femmes se fondirent en un portrait composite de toutes ses ancêtres, construit sur des milliers d’années. D’instant en instant, les images changeaient, comme si une main invisible modifiait les détails, modelant la chair avec rudesse ou subtilité. Enfin, les images mentales se stabilisèrent et Norma vit une personne unique, brillamment illuminée sur la toile de fond du cosmos. L’image qu’elle avait voulue, qui lui correspondait car elle avait un élément de son apparence précédente dans les marqueurs génétiques estompés, fantomatiques. Elle était la somme de ses ancêtres, l’apparence nodale et exquise de toutes les générations de femelles qui l’avaient précédée. Ses mains invisibles s’activèrent. Elles redessinèrent, remodelèrent son nouveau corps avec les matériaux cellulaires disponibles et produisirent une femme à la beauté sculpturale, élancée, glacée, plus stupéfiante que toutes les Sorcières de Rossak. Plus belle que Zufa Cenva. Ses yeux brillants étaient d’un bleu doux et fascinant à la fois. Ses courbes étaient parfaites et sensuelles, et sa peau d’une pâleur perlée. Jamais aucune des filles de Rossak n’avait eu cette apparence. Et elle se conçut elle-même en franchissant des seuils cellulaires qui ne lui avaient pas été accessibles auparavant. Enfin, parfaite et nue dans le vaisseau du cymek rapace mort, elle se dressa. Mue par son énergie neuve, l’être qu’elle était devenue prit les commandes et lança le vaisseau en direction d’un monde désert mais habitable, Kolhar. Il était proche du système de Rossak. De là, elle envoya un signal télépathique impératif à sa mère. Buvons à nos amis perdus, nos alliés oubliés, à tous ceux que nous n’avons su apprécier durant le temps de leur vie. Chanson à boire de Caladan. Et maintenant ils étaient trois. Trois survivants seulement des vingt conquérants de jadis... les Titans superbes. Sur le Monde Synchronisé d’Ularda, Agamemnon paradait sur ses blocs de marche dans les ruines incendiées d’un campement d’esclaves. Les humains d’ici n’avaient pas représenté une réelle menace comme ceux d’Ix. Mais le Général Titan ne voulait prendre aucun risque. Le moindre signe d’agitation devait être réprimé avec une sévérité absolue. Il largua un globule de gel sur une femme qui fuyait devant lui et qui s’embrasa dans la seconde. Elle tituba avant de s’effondrer, répandant ses os blancs au milieu des lambeaux noirs de son corps. Agamemnon écrasa les restes au passage en se dirigeant vers d’autres victimes. Junon et Dante le suivaient en parallèle selon un plan précis, nettoyant systématiquement le site. Tactiquement, les trois Titans étaient une cible plus facile et repérable. Mais les colons d’Ularda avaient été décimés depuis longtemps et n’avaient reçu qu’un timide appui du Jihad. Après onze siècles de combat, Agamemnon savait mesurer le danger. À LA DIFFÉRENCE DE CERTAINS AUTRES TITANS. — Comment Xerxès a-t-il pu s’exposer ainsi ? grommela-t-il, la voix à peine distincte dans le crépitement des flammes, les cris des agonisants et le fracas des bâtisses qui s’effondraient. Il amplifia son patch vocal et tourna la tête vers Junon. — Il a attaqué une Sorcière de Rossak, la fille de Zufa Cenva, et à quoi s’attendait-il ? (D’un revers de bras, il abattit un réservoir d’eau.) Il a toujours été un idiot absolu. Dante s’avançait en laissant un sillage de destruction, mais son esprit semblait absent. — Il n’y a pas que Xerxès, dit-il, même s’il est notre plus grosse perte. Il y a aussi les néo-cymeks qui étaient les nouvelles recrues de notre rébellion. Il est difficile de supporter leur disparition par les temps qui courent. JUNON INTERVINT D’UN TON CONCILIANT. — Nous pourrons faire sans eux. Nos plans sont toujours valables, comme auparavant. — Bien sûr que nous pouvons nous passer de Xerxès ! gronda Agamemnon. Au moins, il n’était pas aussi précieux que Beowulf. Nous n’avons gardé Xerxès qu’à cause de sa loyauté, et de son sens de l’honneur. (Le Général Titan soupira :) Si seulement il avait trouvé un moyen de s’autodétruire auparavant... Trois jeunes humains venaient d’apparaître dans son champ de vision dans les restes d’une ruine. Il ouvrit le feu, pulvérisa les restes de la maison, mais les humains avaient disparu dans les profondeurs. Furieux, il se pencha sur le toit qu’il arracha avant d’abattre les murs. Enfin, il s’empara des trois jeunes esclaves et les fit tourner dans le soleil comme de simples insectes avant de les écraser entre ses doigts de pleximétal. Il se dit qu’il y aurait pris plus de plaisir s’il n’y avait pas eu le problème de Xerxès qui restait au centre de ses préoccupations. Il y avait bien longtemps, ce petit Titan lâche avait été un riche prince aussi frivole qu’élégant qui ne savait rien du pouvoir. Il avait contribué largement à la rébellion secrète de Tlaloc et le monde dont il tirait ses ressources, Rodale IX, avait été plus tard rebaptisé Ix. Xerxès, quand il s’était joint au groupe des Titans, avait accepté que le programme corrompu de Barberousse soit installé sur l’un des nombreux robots de Rodale IX. Il était nécessaire de tester les nouvelles routines, aussi Xerxès avait-il accepté que la planète soit utilisée comme terrain d’essai. Lorsque le moment était venu de déclencher la révolte à grande échelle dans le Vieil Empire, Xerxès avait éliminé son père obèse, le dominateur de la planète, et transféré l’ensemble des ressources de Rodale IX aux Vingt Titans. Depuis le début, Agamemnon n’avait jamais vraiment accordé sa confiance à Xerxès. Il n’avait pas de conviction politique réelle, aucune passion. Il considérait ses actes comme faisant partie d’un jeu, un simple divertissement. A cette époque, Agamemnon s’était rendu dans le système de Thalim pour faire part de ses doutes à Tlaloc en personne, le chef visionnaire. Sur Tlulax, il avait travaillé dur pour fonder son statut personnel, mais il se disait déçu par le peuple tlulaxa qui ne montrait aucune visée importante. Les Tlulaxa étaient déjà à l’écart de l’humanité, rejetant l’hédonisme du Vieil Empire tout en refusant d’améliorer leur situation. Mais Tlaloc comptait néanmoins sur l’humanité, persuadé que les hommes pouvaient encore accomplir de grandes choses si seulement on les « encourageait ». Et c’était bien pour ça que les Vingt Titans avaient eu besoin du financement de Xerxès. Dans les siècles qui avaient suivi, Agamemnon n’avait plus eu besoin de Xerxès, mais il fallait ménager l’honneur du Titan. Ce qui n’était pas un mince problème. Au moins, à présent, Xerxès n’était plus en travers de sa route. Enfin. Les Titans avaient achevé leur œuvre de destruction. Le camp d’esclaves d’Ularda n’existait plus. Une fumée grasse montait dans le ciel en longue volutes. Dante et Junon rejoignirent leur Général et il leur déclara : — Cessons de nous plaindre et d’échafauder des plans. Nous ne pouvons plus attendre. (Ses vieux comparses approuvèrent.) À la prochaine occasion, je me libère d’Omnius. Et je prends sa place. Un vaisseau ne saurait atteindre sa destination si deux pilotes se battent pour avoir les commandes. L’un ou l’autre doit prendre très vite le dessus, sinon c’est l’accident. Iblis Ginjo, mention en marge d’un carnet de notes dérobé. Le Grand Patriarche du Jihad n’était pas homme à mendier. Il exigeait le respect de tous et il l’avait. Les gens quêtaient ses faveurs comme s’il était un prince, un roi. Tout passait par lui. Mais il y avait eu beaucoup de changements depuis que Serena Butler avait repris les rênes du Jihad dont elle n’aurait dû être que la figure de proue. C’était lui, Iblis, qui l’avait créée, lui qui l’avait soutenue et protégée pour qu’elle soit un puissant symbole vivant. Et voilà que l’ingrate le rejetait et répartissait son pouvoir entre d’autres officiers du Jihad. Elle avait même repoussé sa proposition absolument raisonnable d’un mariage politique. Et rien n’annonçait que ce pouvait être une phase de transition. L’émergence de Serena n’avait servi qu’à dévier l’objectif du Jihad. Plus grave, elle s’était attaché ses propres fidèles, différents de ceux d’Iblis. Le schisme s’accentuait et Serena n’avait pas conscience qu’elle précipitait la confusion plutôt que la clarté de la vision. En dépit des efforts qu’il faisait pour la convaincre, elle l’ignorait en général. Il lui arrivait même de ne pas répondre à ses messages, et quand elle le faisait, c’était avec sécheresse. Est-ce qu’elle ne comprend donc pas que mes suggestions sont pour son bien et dans l’intérêt du Jihad ? TEL ÉTAIT BIEN LE CAS, APPAREMMENT. Lors d’une récente session du Conseil du Jihad, elle était allée jusqu’à exiger publiquement – publiquement ! – qu’Iblis livre des informations sur les mouvements financiers au sein de la Police du Jihad en laissant entendre qu’il n’avait pas l’approbation de la Ligue des Nobles. De telles diversions ne pouvaient qu’affaiblir l’effort des humains et les détourner du véritable ennemi. Il était temps que le pouvoir ne soit plus partagé. Iblis avait donc décidé d’agir, avec l’aide des alliés qu’il pourrait se trouver. Dans ces circonstances, plus que jamais, il devait prouver ses capacités et accomplir certaines choses dont la Prêtresse était incapable. Avec un peu de chance, il retrouverait le pouvoir suprême. Sur le pont avant de son yacht spatial, il contemplait les étoiles qui dérivaient lentement au-dessus du golfe désert. Il était en compagnie de Yorek Thurr qui lui servait de pilote et de garde personnel. Thurr était le seul à connaître l’existence de la cymek Hécate et de son offre de participer à la cause du Jihad. Sans elle, la victoire d’Ix aurait été une autre « victoire morale », sans plus. Mais, grâce à Hécate, le Primero Xavier Harkonnen avait triomphé des machines. A présent, Iblis avait besoin d’elle pour accomplir un autre miracle. — Monsieur, j’ai repéré l’astéroïde exactement comme prévu. — AU MOINS, ELLE EST FIABLE. — NOUS SOMMES EN APPROCHE, MONSIEUR. Iblis, penché vers la baie, tenta de distinguer lequel de ces millions de points lumineux était l’astéroïde artificiel. Bientôt, il repéra le rocher géant troué de cratères. Et cette fois, c’était sans angoisse. Il savait très exactement ce que la femelle Titan pouvait faire pour lui. Dans le premier élan de ferveur du Jihad, tout le monde avait révéré le nom du jeune Manion Butler, l’innocent assassiné par un robot, ainsi que sa mère courageuse qui avait été la première à lever le poing contre les machines pensantes. Mais après des dizaines d’années de conflit, la majorité de la population des mondes humains était lasse et ne visait plus qu’à retrouver une existence normale, un travail sûr, éduquer les enfants et oublier les aléas de la guerre. Quels idiots ! se dit Iblis. En dépit des victoires occasionnelles, comme sur Ix, IV Anbus et Tyndall, il sentait que la révolte perdait son rythme, comme un organisme qui s’affaiblissait. Le déclin se manifestait à divers niveaux, sur des mondes mineurs ou plus importants. Partout où il se rendait pour délivrer ses discours stimulants, il voyait et sentait le malaise. La foule ne montrait plus le même enthousiasme, elle lui échappait parce qu’aucun terme n’était en vue. Le manque d’attention des gens était devenu pathétique ! Il désespérait de les ramener à ses vues, de leur faire comprendre ce qu’il voyait clairement. Les machines voulaient détruire les humains. Non seulement sur les Mondes Synchronisés mais sur ceux de la Ligue et des Planètes Dissociées. Les humains étaient des parasites pour Omnius et ses cohortes métalliques. Une menace permanente. Les machines pensantes et les humains ne pouvaient cœxister sur quelque base que ce soit. Et cette loi s’appliquait à tout l’univers... — Nos scanners ont localisé l’entrée, annonça Thurr. Hécate a établi le contact et vous salue. — Ne perdons pas notre temps en bavardages. Conduis-nous à l’intérieur. Le yacht se glissa dans un cratère béant et les rayons tracteurs le prirent en charge pour le déposer dans la grotte aux multiples miroirs où Iblis avait pour la première fois rencontré Hécate sous son apparence de dragon. Mais, cette fois, Hécate avait choisi d’abandonner son aspect compliqué et elle se présentait en toute simplicité comme un cerveau flottant dans l’électrafluide bleuté, sur une plate-forme roulante. — J’ai un sujet important à débattre avec vous, déclara d’emblée Iblis. — Important ? Mais je ne discute jamais d’autre chose. Après tout, ne suis-je pas votre arme secrète ? ELLE SEMBLAIT ÊTRE SÉDUITE PAR CE TITRE. IBLIS ARPENTA NERVEUSEMENT LA SALLE. — Le Jihad affronte une crise. Dans l’année précédente, Serena Butler m’a arraché le pouvoir. Elle ne saurait raisonnablement détenir le pouvoir politique, religieux et social. Mais elle semble ne pouvoir le comprendre. — Donc, vous souhaitez qu’elle soit tuée ? Cela répondrait à vos intentions ? (Hécate avait un ton hautain.) Je dirais que cela constitue un gaspillage de mes dons exceptionnels. — Non ! s’exclama-t-il, se surprenant lui-même. Non, ce ne serait pas positif à long terme. La populace adore Serena, elle est trop importante à ses yeux. — Alors que puis-je faire pour vous aider, cher Iblis ? demanda Hécate d’une voix mélodieuse. Confiez- moi une mission d’envergure dont je sois digne... — J’ai besoin de plus de victoires éclatantes sur les machines. De vraies réussites. Grâce à vous, nous avons repris Ix. Maintenant, j’ai besoin de regagner certains Mondes Synchronisés et de libérer leurs populations pour le plus grand bien de la Ligue. Peu importe la valeur stratégique de ces mondes, ils ne me sont utiles que pour une démonstration de force. Je veux qu’on les impute à mon crédit. Hécate répondit par une imitation de rire, avec une note de dérision. — Durant tous les siècles que j’ai vécus en tant que cymek, j’ai oublié l’impatience des humains. Et leurs plans. — Mon impatience, ainsi que vous le dites ironiquement, a été la force essentielle du Jihad. Serena et son enfant n’ont été que des images alors que je faisais l’essentiel du travail... — N’ALLIEZ-VOUS PAS DIRE MÉCANIQUE ? — UNE SIMPLE FIGURE... — J’exprimerais cela différemment. Les plans à long terme prennent... tellement de temps. (Le container d’Hécate s’éleva un peu plus au-dessus de sa tête.) Vous voulez donc que je sème un peu le chaos dans les Mondes Synchronisés, que je ménage quelques ouvertures à vos conquêtes du Jihad ? — ABSOLUMENT ! — Comme c’est intéressant, dit Hécate, amusée. Bien. Je vais voir ce que je peux faire. On ne peut programmer la loyauté. Seurat, Archives privées de mises à jour. Lorsque Vorian Atréides rencontra le vaisseau de mise à jour de Seurat dans l’espace profond, ce ne fut une surprise ni pour l’un ni pour l’autre. Vorian avait toujours su qu’ils se retrouveraient un jour entre les étoiles et le capitaine robot avait calculé une probabilité infime mais non nulle. L’appareil bureaucratique de l’Armée du Jihad avait des règles compliquées et pénibles qui interdisaient à un Primero de prendre la moitié des initiatives dont Vorian avait fait sa spécialité. Il savait que cela irritait profondément Xavier mais rien ne pouvait le détourner de ses impulsions. Il ne cessait de se lancer dans des missions expresses à bord de petits vaisseaux furtifs. Depuis qu’il avait rallié la cause des humains, Vorian était devenu totalement indépendant. Une sorte de franc-tireur efficace. Il avait fini par quitter Caladan sans pouvoir justifier le temps qu’il passait avec Leronica Tergiet. Il avait laissé un détachement de surveillance sur la planète océanique. Et une part de son cœur dans la taverne du port. Il était reparti à la guerre contre les machines tout en promettant d’envoyer des messages d’amour... Dans les parages de Caladan, aux marches de la sphère d’influence d’Omnius, il retraça en mémoire les itinéraires que lui et Seurat avaient suivis dans leurs tournées de mise à jour. Depuis qu’il avait lâché son Cheval de Troie, il avait recueilli des rapports éparpillés sur des pannes gigantesques qui avaient affecté divers Mondes Synchronisés et il était ainsi parvenu à suivre la trace de Seurat. Depuis quelque temps, il n’avait plus d’écho de nouvelles catastrophes et il se dit sans surprise que les machines avaient sans doute résolu le problème. Mais quel avait été le destin de son ex-compagnon robot quand le suresprit avait découvert le programme de destruction qu’il avait livré inconsciemment ? Un ordinateur sophistiqué n’était pas censé se montrer vindicatif et Vorian espérait qu’Omnius n’avait pas détruit Seurat par colère. Ce qui aurait été un acte inefficace et un gaspillage de ressources. Il partit en patrouille, solitaire, sur les chemins interstellaires de la tournée de mise à jour. Il avait justifié sa mission comme « une enquête sur des renseignements essentiels au planning militaire de la Ligue ». Il était en paix avec lui-même et il avait ainsi tout le temps de réfléchir aux sentiments qu’il éprouvait pour Leronica. Il s’était toujours satisfait de son existence en marge, de ses missions temporaires sur des mondes dispersés. Mais la fille de Caladan avait su gagner son cœur de façon douce et insidieuse. Elle semblait avoir lancé des racines jusqu’au fond de son âme, une bombe à retardement qui diffusait une clarté dont il venait seulement de prendre conscience. Il éprouvait un bonheur déconcertant... et de la tristesse parce qu’il était maintenant loin d’elle. L’amour n’avait jamais été un concept étranger pour lui, mais il n’avait jamais imaginé qu’il puisse avoir ce sentiment, lui, Vorian Atréides. Il comprenait à présent ce qui unissait Xavier et Octa. Puis il se dit que dériver seul dans l’espace au seuil de la zone de l’ennemi avec ses sentiments doux-amers pour compagnie ne faisait guère avancer le Jihad. La guerre contre les machines devait être son unique priorité. Quand le grand vaisseau noir et argent croisa sa trajectoire, il revint instantanément aux préoccupations urgentes. L’autre aurait dû fuir, éviter à tout prix un engagement avec une unité du Jihad. Si le capitaine avait la responsabilité d’une gelsphère de mise à jour, il était programmé pour éviter tout risque. Mais le vaisseau s’était immobilisé devant celui de Vorian. Sa silhouette était familière, même si la conception avait un peu changé et le gabarit augmenté. Il ne douta pas un instant qu’il avait sous les yeux le même vaisseau qu’il avait découvert au large du système de la Terre. IL ENCLENCHA LE COMMUNICATEUR. — Vieux Métallocerveau, je me disais bien que je te trouverais dans le coin. Il s’aperçut alors qu’on avait ajouté une batterie de défense au vaisseau vulnérable. Des sabords venaient de s’ouvrir en coulissant et grésillaient d’un feu rougeâtre. Vorian sentit une sueur glacée lui picoter la nuque. — Vous allez m’exploser comme ça, sans me dire bonjour ? — Bonjour, Vorian Atréides. (La face cuivrée de Seurat apparut sur l’écran.) Maintenant que je me suis occupé des plaisanteries d’usage, est-ce que j’ai le droit de vous détruire ? — J’AIMERAIS MIEUX PAS. Vorian gardait les doigts sur la détente de son artillerie. Il pouvait peut-être prendre le robot par surprise, même si le vaisseau de Seurat semblait plus armé que le sien. — On dirait qu’Omnius a mis un peu plus de chances de votre côté avec cet armement. Je me demandais depuis quelque temps quand les machines y penseraient enfin. — Vorian, je sais ce que vous m’avez fait et aussi ce que vous avez perpétré à mon insu. Si j’en crois mes données, sept Mondes Synchronisés ont été gravement touchés par le virus de programmation qui a été introduit dans la gelsphère. Je suppose que vous en êtes l’auteur ?... — Je ne suis pas responsable de tout. Vieux Métallocerveau, fit Vorian avec un sourire. D’ailleurs, n’est-ce pas vous qui avez livré ces bombes programmées ? Et c’est aussi vous qui m’avez tout appris sur les circuits-gel et les programmes de base, non ? Bel exemple d’effort commun. La face de pleximétal luisait doucement dans la lumière du cockpit. — En ce cas, je regrette d’avoir été un excellent professeur. En scannant l’image de Vorian Atréides, Seurat fit appel à son expérience ancienne et à son programme d’adaptation pour analyser ce que son adversaire humain pouvait penser. Il se dit qu’Érasme le robot lui aurait envié cette chance. Après sa capture et son retour sur Corrin, où la sphère corrompue avait été confisquée, il avait été soumis à un débriefing intense par le nouvel Omnius. Ce qui lui était advenu avait été très vite révélé et on avait effacé le programme de sabotage. Mais Érasme avait prescrit le processus le plus sûr : détruire tous les souvenirs contenus dans la copie de l’Omnius de la Terre. — Ces événements se sont produits il y a vingt-six ans. Il se peut qu’ils aient été intéressants, mais ils ne contiennent aucune donnée pertinente et ne valent pas que nous prenions ce risque, Omnius. Seurat s’était alors souvenu que, pour des raisons personnelles, Érasme ne tenait pas à ce que le suresprit stocke cette information. Il n’en avait rien dit car il ne tenait pas à encourir la rancune de l’autre robot indépendant. Lorsque les explications avaient été classées et avant que Seurat soit assigné à une mission spécifique de restauration des données de tous les Omnius touchés par le virus, il avait passé une journée complète à converser en mode rapide avec Érasme. — J’étudie les humains depuis des siècles. Je me suis livré à des expériences, j’ai rassemblé des informations et fait des extrapolations. Tout ça pour expliquer le comportement aléatoire des humains. J’ai beaucoup appris grâce à Serena Butler et ma dernière série d’expérimentations sur Gilbertus Albans me donne de nouvelles perspectives enrichissantes. Néanmoins, Seurat, vous avez eu une chance unique. Vous avez passé des années en compagnie du servant Vorian Atréides, fils du Titan Agamemnon. Je vous demande donc de me faire partager vos observations et tous les détails significatifs afin de m’aider dans ma recherche. Seurat n’avait pu refuser. L’échange d’informations, quoique bref, avait été similaire à la synchronisation d’une gelsphère. Il avait simplement collationné, résumé et transféré toutes les conversations qu’il avait eues avec Vorian Atréides, plus ses souvenirs. Durant cette expérience, Seurat avait revécu tous ces moments passés avec Vorian à bord du Voyageur du Rêve avec une sorte de fierté teintée de plaisir. Maintenant qu’il se retrouvait seul dans ce nouveau vaisseau qui n’avait pas de nom, seulement une immatriculation, il se disait qu’il aurait aimé avoir de la compagnie. Et en voyant le vaisseau de son ancien compagnon de voyage, il eut la certitude qu’il ne voulait pas le tuer. — Vous vous rappelez notre septième mission vers Walgis, Vorian Atréides ? C’était il y a vingt-huit ans. Nous avons eu quelque difficulté à quitter le système. VORIAN POUFFA DE RIRE. — De la difficulté ? C’est peu dire. On s’est fourvoyés dans un essaim de météores qui ont enfoncé la coque du Voyageur du Rêve. Plus d’atmosphère. Et j’ai bien failli être aspiré dans le vide. — Oui, mais je vous ai retenu à temps. Je ne voulais pas vous perdre. — Vraiment ? Je ne me souviens pas de tous les détails. Il faut dire que j’étais assez occupé à tenter de retrouver mon souffle. La décompression, c’est toujours pénible pour un humain, vous savez. — Je le sais. Je vous ai mis dans un cubicule étanche pour que vous puissiez respirer. — Oui, et ça a duré deux jours. Je crevais de faim là-dedans. Vous aviez complètement oublié de me donner des rations. — J’avais surtout pensé à vous sauver la vie. Et il m’a fallu du temps pour réparer la coque et rétablir les systèmes vitaux. VORIAN EUT UNE GRIMACE PERPLEXE. — Je crois bien que je ne vous ai jamais remercié pour ça. — Les robots n’ont pas besoin de gratitude, Vorian Atréides. Mais je dois dire que j’ai fait pas mal d’efforts pour vous garder vivant et intact. À plus d’une occasion. Donc, je considère que ce serait stupide de ma part de vous détruire maintenant. Sur ce, Seurat éclipsa son dispositif de tir. Il redevint vulnérable, à la merci de la décision de Vorian. Mais il relança ses moteurs, pivota sur son axe central, et s’éloigna à pleine vitesse avant que Vorian ait pu réagir. Il fut hors de portée avant que son compagnon humain ait eu le temps d’émettre une salve de questions surprises. Étonné mais souriant, Vorian continua un moment à dériver dans l’espace. Avant de partir d’un grand rire. Le pouvoir a de nombreux déguisements. Iblis Ginjo, Options pour une libération totale. À son retour de sa rencontre secrète avec Hécate, Iblis apprit que Serena avait convoqué le Conseil du Jihad en son absence. Il alla directement du spatioport à la chambre du Conseil, bien décidé à ne pas être évincé des débats. Quelques semaines s’étaient écoulées et il devait rattraper le temps perdu. Il se présenta à l’entrée à l’instant où Serena annonçait l’ouverture de la session et se retrouva en face de la Séraphine en chef, Niriem, qui hésita un bref instant avant de le laisser passer. La Prêtresse du Jihad, qui présidait en bout de table, parut surprise par son apparition. Il se trouva un siège aussi proche d’elle que possible, mais qui n’était pas celui qu’il avait l’habitude d’occuper. Sans commentaire, Serena se lança dans un discours qu’elle avait dû longuement répéter. L’assemblée était attentive. — Nous ne pouvons poursuivre seuls la Grande Révolte. La passion humaine est forte, certes, mais les ressources de la Ligue ne sont pas à la hauteur des forces qu’Omnius peut nous opposer. Pour chaque robot que nous détruisons, les machines sont capables d’en fabriquer d’autres. Par contre, pour chaque Jihadi qui meurt, une vie est irrémédiablement perdue. Et nous devons préserver autant de vies que possible. Iblis choisit ses mots et son ton avec soin dans l’espoir de retourner sa sentence dans son intérêt. — QUE PROPOSEZ-VOUS DONC, SERENA ? En promenant les yeux autour de lui, il eut la surprise de découvrir le petit esclavagiste tlulaxa, Rekur Van, tout au fond de la salle. Il était très déplacé dans cette assistance et Iblis se dit qu’il avait dû être spécialement convoqué pour la circonstance. Il haussa discrètement les sourcils, mais le Tlulaxa ne lui renvoya qu’un regard perplexe. SERENA REPRIT : — Les Jihadi et les mercenaires ne sont pas les seuls à combattre pour notre sainte cause. Il est temps que je reconnaisse et félicite d’autres partisans. (Elle se tourna en souriant vers Rekur Van, qui rougit d’embarras.) Même s’ils n’ont pas participé activement au combat contre les machines pensantes, les Tlulaxa ont toujours été présents à nos côtés. Ce sont leurs fermes d’organes qui ont permis de sauver nos vétérans, tous nos blessés. Mon ami le Primero Harkonnen en a été l’un des premiers bénéficiaires. Elle hocha gracieusement la tête à l’adresse du Tlulaxa et les applaudissements retentirent tout autour de la table. — Alors que je n’étais qu’un Parlementaire novice, enchaîna Serena, j’avais rêvé que les Planètes Dissociées fassent partie de la Ligue des Nobles. Il se trouve aujourd’hui que de nombreux mondes, Caladan comprise, nous ont fait des avances pour rejoindre la Ligue. J’entends ici faire le tour des nouveaux membres potentiels, en commençant par Tlulax. Je souhaite visiter personnellement leurs merveilleuses fermes d’organes et m’entretenir avec leurs leaders dans l’espoir qu’ils acceptent de rallier officiellement la Ligue. Je désire visiter leurs merveilleuses cités et leur prouver que la Prêtresse du Jihad apprécie leurs services. Iblis se sentit soudain oppressé : ses plans minutieux allaient être réduits à néant ! Il avait passé des accords secrets avec les Tlulaxa et Serena ignorait ce qu’elle était en train de faire ! — Prêtresse, ce serait peut-être prématuré. Les citoyens de Tlulax ont droit à leur existence privée, et nous devrions la respecter. Je ne sais comment ils réagiraient à une visite surprise. Avec une expression hostile, Serena croisa les bras. — J’ai visité de nombreuses populations sur de nombreuses planètes. Il est inconcevable que les Tlulaxa au pouvoir n’accueillent pas la Prêtresse du Jihad. Nos combattants ont une énorme dette envers eux. Ils n’ont certainement rien à cacher... N’est-ce pas, Rekur Van ? — Bien sûr que non, dit Iblis, précipitamment. Je suis convaincu que le gouvernement de Tlulax sera ravi que vous entriez en contact avec lui. Néanmoins, nous devons dépêcher un messager vers le système de Thalim et très vite, pour qu’ils se préparent à vous accueillir. C’est la procédure diplomatique classique. — Très bien, mais la guerre suit son cours et nous devons en permanence la précéder. Tandis que Serena exposait ses idées aux membres du Conseil, Iblis demeura impassible. Il se demandait ce qu’Hécate préparait pour les aider. Il espérait que ce serait décisif... et rapide. Des mois après le passage de Seurat avec son virus, Bela Tegeuse souffrait encore de ses effets pervers. Les machines luttaient pour rétablir leurs fonctions mais avaient encore des difficultés à communiquer avec le suresprit de la planète. Finalement, les robots indépendants coupèrent les connexions avec l’Omnius endommagé afin qu’un faible secteur de l’ordinateur demeure opérationnel. ILS ÉTAIENT TOTALEMENT VULNÉRABLES. Sur le monde terne et nuageux de Bela Tegeuse, où les esclaves ne survivaient qu’en se nourrissant de plantes élevées sous la lumière artificielle, la population finit par remarquer la faiblesse des machines et échafauda des plans. Mais, de leur côté, les robots étaient conscients des révoltes qui avaient éclaté sur de nombreux Mondes Synchronisés et guettaient les moindres signes d’une agitation. Bela Tegeuse ne pourrait se réaligner sur les Mondes Synchronisés qu’en recevant une copie nouvelle et nettoyée du suresprit. Les machines vivaient dans cette attente... Lorsqu’un vaisseau cymek non identifié pénétra dans le système en annonçant qu’il était porteur d’une mise à jour émanant directement de l’Omnius de Corrin, les machines lui souhaitèrent la bienvenue... Les défenses du périmètre s’ouvrirent et le vaisseau se dirigea vers le nexus de Comati, au pied des montagnes. Hécate n’avait pas pensé un instant que son infiltration serait aussi directe et simple. Les cymeks n’avaient donc rien appris aux machines ? Pour cette opération, elle avait abandonné son apparence d’astéroïde pour prendre celle d’un antique atterrisseur cymek. Elle guidait le système de stabilisation avec les tiges mentales connectées à son cerveau. Elle descendait dans les nuages denses, les strates humides et assombries qui bloquaient la clarté du timide soleil de Bela Tegeuse et le cycle des climats, voué à la pluie et à la pénombre. Les robots se souciaient peu du temps et les malheureux humains blêmes et maladifs ne connaissaient que cette existence pénible. Hécate se demanda ce qu’ils feraient de leur liberté. Iblis Ginjo lui avait confié cette attaque et elle avait relevé le défi pour lui montrer ce dont elle était capable. Elle se disait que cela pouvait être assez intéressant. Depuis le début, elle savait que la nouvelle offensive du Jihad allait se porter contre Bela Tegeuse. La flotte des humains avait attaqué le bastion d’Omnius et détruit en grande partie l’infrastructure des machines, mais elle avait été obligée de se replier après les pertes qu’elle avait subies. Une victoire sans conclusion. En travaillant sans répit, les machines avaient reconstruit leurs structures et rétabli leur pouvoir en moins d’une année. Cette fois, Hécate l’espérait, les humains sauraient tirer la leçon de leurs erreurs et agir de façon plus décisive. Grâce à elle, ils bénéficiaient d’une seconde chance. S’ils étaient attentifs. Elle avait envoyé un message à Iblis Ginjo via un point de chute que Yorek Thurr était censé contrôler. C’était à eux d’être prêts à riposter. Elle se posa sur le spatioport de Comati, sous un éclairage éblouissant et une bruine glacée et les machines s’avancèrent vers son vaisseau en émettant des demandes d’identification. — Ce qui subsiste de notre Omnius ne peut envoyer les yeux-espions de routine à bord de votre vaisseau, lui expliqua le robot administratif qui était en charge du site. Pour Hécate, cela sonnait comme un commentaire absurde, surtout venant de la part d’une intelligence artificielle chargée de la sécurité. Elle sourit en elle- même. Les machines pouvaient être parfois tellement aveugles et naïves. Les prisonniers humains étaient agglomérés derrière les barricades dans leur tenue humide. Affaiblis, maladifs, ils observaient ce nouveau monstre avec méfiance, comme s’il devait leur arracher leurs ultimes espoirs. Hécate ouvrit le sas et s’avança dans sa tenue de dragon. — Les mécanismes des yeux-espions de votre majordome de surveillance doivent être en panne, déclara-t-elle aux robots d’accueil. L’Omnius de Corrin a été obligé d’oblitérer un certain nombre de systèmes périphériques pour arrêter l’infection propagée par des erreurs de programmation. LES ROBOTS ACCEPTÈRENT CETTE EXPLICATION. — Quelle est votre fonction ? Votre modèle de néo- cymek ne nous est pas familier. — OH, C’EST PARCE QUE JE SUIS TOUTE NOUVELLE ! Hécate avait pris délibérément un ton vaniteux, comme si elle se croyait supérieure à tous les autres modèles. Et elle s’avança royalement avec son colis cylindrique entre les jambes, ses écailles de diamant scintillant dans la clarté jaune des panneaux lumineux du triste spatioport. — Après toutes ces terribles pannes d’énergie, Omnius a ordonné la création de nombreux cymeks à partir de ses plus loyaux servants. À la différence des circuits-gel des ordinateurs, les cerveaux humains ne peuvent succomber à ce virus mortel. Et ces néos, comme moi-même, ont été chargés de transmettre des mises à jour protégées pour contourner le virus. Il est évident que vous en comprenez les avantages, n’est-ce pas ? Un trio de robots se présenta pour décharger le pesant container. Hécate trouva qu’ils étaient empressés, comme anxieux de se libérer de leurs étranges problèmes. Et, ainsi qu’elle l’avait espéré, ils ne se montraient pas soupçonneux. — Je vous promets que tous vos problèmes seront résolus, dit-elle. Depuis bien longtemps, elle avait été écœurée par les bains de sang d’Ajax et elle avait acquis la certitude que détruire les machines pensantes – surtout Omnius – était un acte plus admirable. Les humains allaient être stupéfaits et ravis ! — Y a-t-il des instructions particulières pour installer cette mise à jour ? demanda un robot. HÉCATE RETOURNAIT DÉJÀ VERS SON VAISSEAU. — Utilisez la procédure standard. J’ai ordre de repartir très vite car j’ai encore d’autres Mondes Synchronisés à visiter. Omnius dépend de cette mission. Vous comprenez, j’en suis certaine. Les robots s’inclinèrent avec raideur et s’éloignèrent, emportant le cylindre fatal. Hécate décolla dans la lumière jaune des projecteurs. Dans la cité de Comati, les robots venaient de pénétrer dans la citadelle où l’Omnius endommagé luttait pour retrouver ses fonctions vitales. Les machines déployèrent des mains délicates pour ouvrir l’emballage du cylindre et ôter le blindage de protection. Enfin, ils eurent devant eux un engin à la forme bizarre qui, indéniablement, ne pouvait être qu’une ogive nucléaire. Leurs systèmes réagirent rapidement pour tenter de déterminer une action appropriée à l’instant précis où le compte à rebours indiquait zéro. Le vaisseau d’Hécate avait franchi deux couches de nuages quand elle vit un soleil argenté éclater sur le sol lointain. Elle avait calculé que l’explosion devait être assez puissante pour éradiquer toute trace du suresprit local. La pulsion électromagnétique renforcée par le design particulier de l’ogive se propagea en ondulations destructrices dans le ciel de Bela Tegeuse avant d’être repoussée par les épais nuages. Les sous-stations d’Omnius s’éteignirent sous l’effet de la réaction en chaîne, l’une après l’autre. Hécate ressentit un plaisir qu’elle n’avait plus connu depuis longtemps. En laissant la planète derrière elle, elle pensa aux survivants humains, ceux qui s’étaient trouvés loin de l’explosion. Ils n’avaient connu que le règne des machines durant toute leur vie. Elle se demanda s’ils sauraient s’en sortir seuls. Il n’y avait qu’à compter sur les lois de la survie. — Vous voilà libérés d’Omnius, dit-elle. Bela Tegeuse est à vous si vous la voulez. Les humains sont les créatures les plus adaptables de l’univers. Dans les circonstances les plus rudes, nous trouvons toujours des moyens de survie. Avec notre programme de sélection génétique, il se peut que nous trouvions comment améliorer encore cette caractéristique. Zufa Cenva, 59e Conférence devant les Sorcières. Rafel avait dormi sur les rochers avec Chamal près de lui, et il se réveilla à l’aube. C’était son premier matin sur Arrakis. Un nouveau jour sur un nouveau monde. Il regarda le rideau orangé qui s’étirait dans le ciel, les bruns et les jaunes du désert et les rochers encore dans l’ombre. Il inspira profondément l’air sec, déjà chaud. L’air de l’aridité et de la liberté. S’il avait aspiré à la liberté, Rafel ne s’était pas attendu à se retrouver dans Heol même. Haut dans les rochers qui se dressaient derrière eux, il entendit des cris d’oiseaux et vit leurs ailes noires. Au moins, certains survivent ici. Et nous le pourrons aussi. Il avait toujours été un Zensunni esclave sur Poritrin et avait rêvé de liberté, mais jamais encore il n’avait eu la vision d’une planète aussi désolée. Leur vie misérable dans le delta humide de Starda avait déjà été une épreuve qui leur avait paru durer une éternité. Et voilà qu’ils se retrouvaient dans un enfer torride. Pourtant il avait suivi le père de Chamal, Ishmaël, parce qu’il avait conscience que la seule issue aurait été de faire la guerre à la population de Poritrin tout entière. Ils étaient là désormais et ils devaient faire avec. Ishmaël avait raison : même ici, la liberté valait mieux que de travailler une heure de plus pour un marchand d’esclaves. Durant leur descente en catastrophe, ils n’avaient eu qu’un bref aperçu de cette planète que l’esclavagiste Keedair appelait Arrakis. Il devait certainement y avoir des terres vertes et fertiles non loin de là, un spatioport. Il suffisait d’aller dans la bonne direction. Le Tlulaxa savait certainement où se trouvaient les oasis secrètes et il devrait le leur dire. Ils étaient plus de cent à s’être évadés de Poritrin, et ils ignoraient tout de la technologie qui les avait amenés là en un instant. Cela tenait de la magie. Keedair lui non plus ne savait rien. Et les premiers esclaves qui avaient été capturés sur leur monde natal n’avaient jamais rien vu de pareil à ces étranges aurores colorées qui s’étaient abattues sur le vaisseau quand l’espace s’était... plissé ? Et maintenant, ils étaient échoués sur Arrakis. Cloués dans un désert qui paraissait infini. Sans maîtres. Livrés à eux-mêmes. Rafel était inquiet pour sa jeune épouse et bien décidé à tout faire pour qu’ils soient en sécurité. Ishmaël aurait peut-être une solution. Il entendit des pas étouffés par le sable et vit approcher le père de Chamal. Un instant, ils restèrent immobiles côte à côte à regarder le jour se lever. — Il faut que nous allions voir ce qu’il y a plus loin, Ishmaël, dit enfin Rafel. Qui sait, il y a peut-être de la verdure et de l’eau à proximité. Leur seul moyen de transport était le petit planeur éclaireur qu’ils avaient trouvé dans la cale et qui avait sans doute été destiné aux premières reconnaissances à la suite des vols d’essai du prototype. ISHMAËL ACQUIESÇA. — Nous n’avons pas de carte et il va falloir que tu te fies uniquement à tes yeux. Tu vas prendre le planeur avec Tuk Keedair. — JE NE VEUX PAS DE CE MARCHAND DE CHAIR. — Et je doute qu’il veuille aussi de toi. Mais il en sait plus que nous sur ce monde. Il doit avoir des repères et il te sera utile pour négocier de l’aide, au cas où vous rencontreriez quelqu’un. Rafel dut admettre que son beau-père avait raison. Il savait que c’était le Tlulaxa lui-même qui avait capturé Ishmaël dans sa jeunesse. Il devait le haïr et Rafel essaya de deviner s’il y avait un sens caché, des ordres secrets dans sa réponse. Est-ce qu’il veut que je le tue quand nous serons loin ? Mais l’expression d’Ishmaël était indéchiffrable. — Pour survivre, il faudra que l’esclavagiste travaille comme les autres, insista Rafel. Mais il aura moins d’eau et de nourriture. ISHMAËL HOCHA LA TÊTE L’AIR DISTANT. — Ça lui fera du bien de voir comment vivent les esclaves. Ils avaient eu droit à des portions congrues avant le départ et Rafel choisit un esclave musclé du nom d’Ingu pour surveiller Tuk Keedair. Le Tlulaxa ne cessait de grommeler. À l’instant où Ishmaël se tournait vers lui, avec un regard furieux, il brandit un bout de métal acéré qu’il avait dérobé dans le vaisseau. Ingu et Rafel firent un pas en arrière, persuadés qu’il allait les attaquer, même s’il n’avait pas la moindre chance de venir à bout de cent Zensunni furieux. — Le Seigneur Bludd m’a déjà causé assez de tort, mais voilà qu’après des années de bénéfices vous m’avez complètement ruiné ! (Il pointa son couteau improvisé.) Vous n’êtes que des esclaves incapables et stupides ! Tous autant que vous êtes ! Et d’un geste sauvage, il trancha sa longue tresse. Il la leva avant de la jeter sur le sable. Il semblait tout à coup dénudé en la regardant, calme, abattu. — JE N’AI PLUS RIEN. — Oui, dit Ishmaël en lui prenant son couteau. Et c’est pour ça que vous allez commencer à gagner le droit de survivre avec nous. — Survivre ! Il n’y a aucun espoir ici. À chaque souffle vous perdez un peu plus d’eau. Regardez donc ces gens qui travaillent durant le jour et dans la chaleur – pourquoi ne préfèrent-ils pas la fraîcheur de la nuit ? LE TLULAXA LES DÉFIAIT. — Parce que la nuit, les Zensunni prient et dorment. — Si vous continuez comme ça sur Arrakis, vous mourrez tous. Les conditions ont changé et vous devez apprendre à changer avec elles. Vous n’avez donc pas remarqué toute cette poussière et cette chaleur infernale ? La moindre goutte de transpiration est absorbée ici, toute votre humidité est absorbée – comment la récupérer ? — Nous avons des réserves pour plusieurs semaines, et même des mois. — Et vous êtes certains que ça suffira ? Il faut vous couvrir pour éviter la chaleur du soleil. Il faut dormir pendant la journée et ne commencer à travailler que lorsque arrive la fraîcheur du soir. Ainsi, vous sauverez la moitié de votre transpiration. — Mais nous serons un peu plus forts si on vous oblige à exécuter le plus dur de notre travail, gronda Ishmaël. L’AIR ÉCŒURÉ, KEEDAIR RÉTORQUA : — Vous ne voulez pas comprendre. Je m’étais dit qu’un homme tellement décidé à libérer son peuple, à le conduire en un lieu sûr et lointain, devait être prêt à se battre pour qu’il survive aussi longtemps que possible. Les esclaves venaient d’ouvrir la cale pour que Rafel puisse débarquer le planeur de reconnaissance. C’était un engin rudimentaire et ils n’avaient aucune idée de son rayon d’action ni de sa capacité en carburant. — Nous allons explorer les environs, dit Rafel à Chamal en l’embrassant. (Il risqua un regard vers Keedair, abattu, les yeux rouges.) L’esclavagiste va nous aider à trouver un campement où nous établir. KEEDAIR EUT UN LONG SOUPIR. — Croyez-moi, je souhaite autant que vous retrouver la civilisation. Mais je ne vois pas vraiment où nous sommes et encore moins où trouver de l’eau et de quoi manger... ISHMAËL L’INTERROMPIT. — Alors c’est à vous de trouver. Rendez-vous utile. Comme ça, vous mériterez vos rations. Ils grimpèrent à bord du planeur et Rafel inspecta les commandes, méfiant. — Des moteurs courants. C’est le genre d’engin que j’ai piloté sur Poritrin. Je crois que je vais pouvoir m’en tirer. Ils s’envolèrent vers les rochers sous les regards inquiets des autres et mirent le cap sur le désert profond. Le gros Ingu, les yeux plissés dans le soleil, observait les dunes. Rafel se tourna vers Keedair. — Dans quelle direction nous allons, esclavagiste ? — Je ne sais même pas où nous sommes vraiment, répliqua le Tlulaxa avec dédain. Il me semble que vous et vos camarades zensunni surestimez gravement mes capacités. Ishmaël a voulu que je pilote un vaisseau que je ne connaissais pas du tout, et maintenant que nous nous sommes écrasés, vous voulez que je vous sauve. — Si nous survivons, vous survivrez aussi, dit Rafel. KEEDAIR POINTA UN DOIGT VERS LA BAIE. — D’accord... Alors, on va aller là-bas. Dans le désert, toutes les directions sont les mêmes. L’important, c’est de marquer nos coordonnées pour pouvoir retrouver notre chemin. Ils partirent en une spirale rapide en s’éloignant du camp de base, dans les courants d’air torride qui montaient des dunes et des rochers. Le planeur tangua et Rafel batailla pour le rétablir dans sa ligne de vol. Il faisait de plus en plus chaud dans la cabine. — Je ne vois toujours rien, annonça Ingu d’un ton morne. — Arrakis est un monde immense, en grande partie inexploré, et ne compte que peu d’habitants, dit Keedair. Si nous trouvons quoi que ce soit, ce ne sera pas à cause de mes talents ou de ma connaissance du terrain, mais simplement par chance. — C’est Bouddhallah qui nous guide, psalmodia Rafel. Le désert se déployait jusqu’à l’horizon frémissant de chaleur. Des îlots de rochers marquaient parfois les vagues jaunes, les rides de soufre et de terre de Sienne qui défilaient sous le planeur. Sans la moindre trace de verdure, de rivière... — Vous ne trouverez rien par ici, commenta Keedair. Cette région ne m’est pas familière et je ne crois pas que nous ayons suffisamment d’autonomie pour atteindre Arrakis Ville. — VOUS PRÉFÉRERIEZ MARCHER ? PROPOSA INGU. LE TLULAXA NE RÉPONDIT PAS. À l’heure du crépuscule, après des heures de quête infructueuse, ils se posèrent au centre d’une spirale de rouille. À quelques kilomètres de là, ils avaient repéré une barre de rochers dénudés, mais Rafel avait décidé qu’il était plus prudent de poser le planeur sur le sable. Le soleil avait glissé sous l’horizon et la température était plus acceptable. En posant le pied au sol, Rafel apprécia le silence et le souffle doux du vent chargé de poussière fine. Il lui sembla alors sentir un parfum de... cannelle. Ingu s’était écarté et semblait chercher quelque chose. Keedair fut le dernier à s’aventurer au-dehors. Il s’arrêta, inspira longuement et s’agenouilla dans le sable. Il en ramassa une poignée qu’il huma longuement avant de dire : — Félicitations, vous venez de tomber sur une fortune. Un superbe filon de Mélange. (Il se mit à rire, au seuil de l’hystérie.) Et voilà : on va aller au marché et vous, les Zensunni, vous allez être riches ! — J’espérais que la décoloration du sable indiquait la présence d’eau, dit Rafel, roide. C’est pour ça que je me suis posé ici. — Est-ce qu’on peut manger ça ? demanda Ingu. — Oh, en ce qui me concerne, je ne verrais pas d’inconvénient à ce que vous bouffiez le sable, dit Keedair, sombre. Vous avez détruit toutes ces années de travail, tout ce que j’ai investi ici... et pourquoi ? Vous allez tous mourir, vous aussi. Ici, sur Arrakis, il n’y a rien pour les gens comme vous. — Oui, mais au moins nous ne sommes plus des esclaves, dit Rafel. — Oui, et vous devez vous débrouiller seuls. Vous n’avez jamais eu à le faire, vous ne savez pas comment vous servir de vos talents pour survivre. Vous êtes nés pour être des esclaves, et bientôt vous allez prier pour retourner sur Poritrin où les nobles se chargeront de vous. (Il cracha dans le sable rouge, puis eut soudain une expression de regret.) Je vous ai rendu service en vous capturant pour vous ramener vers la civilisation. Vous êtes des idiots et vous n’avez jamais su apprécier. Rafel se jeta sur lui et le menaça de la lame de métal qu’Ishmaël lui avait confiée. Le Tlulaxa ne broncha pas. Il posa deux doigts sur sa gorge et dit : — Vas-y... Ou bien tu es un lâche comme tous ceux de ton peuple ? Ingu s’avança, les poings serrés, mais Rafel le repoussa. — Bouddhallah me punirait pour avoir tué un homme de sang-froid, même s’il a causé bien des souffrances. J’ai appris les Sutras, et j’ai écouté Ishmaël. Il se retenait, l’air tendu. Car, en vérité, il aurait tant souhaité que le sang de cet homme jaillisse sur le métal avant de ruisseler sur sa main. KEEDAIR GRIMAÇA EN LES REGARDANT. — Mais oui, je suis votre bouc émissaire, la cible unique de votre colère minable, l’unique objet de votre rancune lamentable. Je ne voulais pas vous amener jus- qu’ici, et je ne peux pas vous aider. Si je savais où trouver des sauveteurs, croyez bien que je les appellerais. — J’attendais une excuse pour me débarrasser de vous, quoi qu’ait dit Ishmaël, répondit Rafel. Alors, maintenant, disparaissez dans le désert. Débrouillez- vous seul. Pourquoi ne pas manger ce Mélange qui vous a tant rapporté ? Il y en a partout. Le Tlulaxa s’éloigna vers la dune la plus proche avant de se retourner. — En vous débarrassant de moi, vous diminuez considérablement vos chances de survivre. INGU EUT UN SOURIRE MÉPRISANT. ET RAFEL LANÇA : — Nous survivrons un peu plus longtemps si nous n’avons pas à partager nos rations avec un marchand de chair humaine. Tuk Keedair, partagé entre le soulagement d’être à nouveau libre et la peur de périr dans le désert, courba les épaules et s’éloigna d’un pas décidé. — JE SUIS DÉJÀ MORT. ET VOUS AUSSI. Rafel le suivit du regard, indécis. Était-ce bien ce qu’Ishmaël avait voulu ? Avait-il mal interprété le message ? Il souhaitait faire bonne impression sur son beau- père mais il n’était absolument pas certain d’avoir fait ce qu’il devait faire... Lui et Ingu se réfugièrent dans l’ombre du planeur et grignotèrent des gaufrettes de protéines en buvant quelques gorgées d’eau. Puis ils déployèrent des couches de campement sur le sable. Épuisé, Rafel ferma les yeux en pensant à Chamal... Il garda le couteau à portée de main, en se demandant si des prédateurs guettaient dans le désert... ou si le Tlulaxa risquait de revenir pour les assassiner dans leur sommeil et s’emparer du planeur. Inquiet, il décida qu’ils devaient mieux se protéger. Il remonta dans le cockpit et vit, sans trop de surprise, que Norma Cenva avait équipé le planeur de boucliers Holtzman. Voilà qui ferait un bon moyen de défense. Avec une confiance nouvelle, il les activa et un parapluie d’air ionisé se déploya en scintillant sur leur bivouac. Il s’allongea à nouveau avec un sentiment de sécurité... qui ne dura guère. Il sentit une secousse, comme si le désert tremblait. Les dunes se soulevèrent et ondulèrent tandis qu’un grondement sourd montait des profondeurs. Puis ce fut comme un ouragan et les dunes retombèrent, s’ouvrirent. Et le planeur bascula. En hurlant, Rafel se dressa pour retomber aussitôt dans le sable qui ondoyait en sifflant. Ingu se leva péniblement, en gémissant, les bras étendus pour tenter de garder son équilibre. Des formes énormes venaient de surgir autour d’eux, des démons annelés, des créatures de cauchemar qui luisaient faiblement dans la clarté des boucliers. Rafel était à moitié enseveli dans le malstrom de sable crépitant, il basculait vers les gueules caverneuses des choses. Il se dit, instinctivement, horrifié, fou de peur, qu’elles avaient été attirées par la vibration des boucliers ! INGU LANÇA UN CRI SURAIGU. Tous les vers s’abattirent sur eux dans le même instant, emportant le planeur et les deux hommes. Rafel se dit qu’il avait en face de lui un dragon cracheur de feu venu d’Heol. Mais il n’avait pas d’yeux. Rien que des pointes cristallines tout autour de sa gueule formidable. Puis ce fut l’ombre, une douleur intense. Et les ténèbres sans fin. La vie dépend des choix – bons ou mauvais – et de leurs effets cumulés. Norma Cenva, Philosophies mathématiques. Irritée mais curieuse, Zufa Cenva arriva sur Kolhar en réponse à l’étrange appel télépathique qui lui était parvenu du fond de l’espace. Elle trouva la planète austère et rude. La colonie qui s’y était installée avait survécu sans toutefois prospérer. Pourquoi quelqu’un l’avait-il appelée ici ? Ce monde n’avait que de maigres ressources et un climat presque hostile. Mais l’appel avait été net, indéniable. Qui désire me voir ? Et comment oser me convoquer ? Elle était sur Rossak, en train de donner un autre cours à ses meilleures élèves et de diriger de dangereux exercices dans la jungle quand la compulsion avait secoué ses pensées avec une telle violence qu’elle avait failli perdre sa focalisation mentale, ce qui aurait eu des conséquences désastreuses. Ses jeunes recrues, qui dépendaient de son esprit, avaient lutté avec toute leur énergie pour se protéger d’un holocauste psychique. Elle n’avait pu repousser le flux, ni l’ignorer. C’était comme un cri puissant qui l’incitait à quitter Rossak dans l’instant. Viens sur Kolhar. Nous nous rencontrerons. Et elle, la Sorcière Suprême du Jihad, n’avait pas d’autre choix. Ce monde mineur était à proximité des routes commerciales de Ginaz, mais elle ne s’en était jamais préoccupée. Viens sur Kolhar. Les scanners de son vaisseau exploraient le sol pour détecter une zone sèche à la limite des vagues baraquements qui cernaient les marais froids, et le malaise s’insinua en elle comme un poison. Le ciel, les eaux grises, le sol spongieux, les arbres tourmentés composaient un tableau lugubre. Mère. Venez sur Kolhar. Immédiatement ! Mère ? Pouvait-elle avoir établi un lien avec le fœtus qui était en elle, la fille d’Iblis Ginjo ? Déjà consciente et capable de l’envoyer en mission ? Alors, ce serait la plus grande Sorcière de tous les temps. Avec un sourire, elle effleura son ventre qui n’était pas encore rond. Elle était certaine que la pitoyable Norma ne pouvait avoir de tels dons... Elle n’en avait plus de nouvelles depuis des années. Même le Savant Holtzman avait cessé de perdre son temps avec elle et avait dû l’expulser de Poritrin avant la désastreuse révolte des esclaves. Est-ce que cela pouvait signifier qu’elle était bien vivante, qu’elle avait survécu ? Même désappointée, Zufa restait sa mère. MAIS LE MESSAGE NE POUVAIT ÉMANER DE NORMA... Elle atteignit un avant-poste crépusculaire flanqué d’un spatioport suranné. La colonie originale ne comptait pas plus de quelques centaines de milliers d’habitants. Une voix mâle ténue répondit à sa demande d’autorisation d’atterrissage. Elle ne vit aucun vaisseau étranger, et le trafic local était léthargique. — Nous préparons une cale pour vous, Sorcière, et nous avons des instructions pour votre réception. Vous êtes attendue. Curieuse et agacée à la fois, Zufa interrogea l’homme, en appuyant même ses questions d’une pression télépathique, mais il ne put lui en dire plus. Elle avait hâte de retourner à ses tâches urgentes. Elle loua un ferrotaxi qui la conduisit sur rail jusqu’à un village, à deux cents kilomètres au nord. Qui pouvait venir sur ce monde de son plein gré ? se demanda-t-elle en observant le paysage. La voiture cahotait et tressautait sur la voie étroite. Et cela devint plus grave quand elle monta vers un haut plateau surmonté par trois montagnes couronnées de neige. Elle avait presque envie d’utiliser ses pouvoirs télékinétiques pour faire avancer un peu plus vite le ferrotaxi. Elle débarqua enfin dans une minuscule gare, sur un quai de bois peint ouvert à tous vents, et vit une fille blonde d’une beauté stupéfiante qui lui dit : — SUPRÊME SORCIÈRE CENVA, JE VOUS ATTENDAIS. La bise était froide et humide mais elle ne portait qu’un vêtement léger et fluide qui ne claquait pas dans les rafales. Elle semblait sans âge, avec des yeux bleus et doux et une peau de porcelaine fine. Pourtant, elle avait quelque chose d’étrangement familier. — Pourquoi m’a-t-on convoquée ici ? De quelle façon avez-vous envoyé ce signal ? Elle tenait à son statut et regretta aussitôt d’avoir employé le mot convoquée, comme si elle n’était qu’une simple servante. L’étrangère blonde lui décocha un sourire bizarre, agaçant. — Suivez-moi. Nous avons à discuter... si vous êtes prête à entendre les réponses à vos questions. Zufa accepta et, en entrant dans la petite gare, elle vit un vieil homme tordu qui lui présentait servilement un épais manteau. Zufa le repoussa, indifférente à la froidure et demanda à la grande fille blonde : — QUI ÊTES-VOUS ? C’est alors qu’elle se souvint du message : Mère. Venez sur Kolhar. Immédiatement ! La fille s’était retournée et la dévisageait calmement, comme si elle attendait quelque chose. Ses traits étaient familiers, oui, songea Zufa. Elle était à l’évidence issue du stock génétique de Rossak avec ses pommettes hautes, son profil classique. Elle ressemblait aux grandes Sorcières, avec en plus une douceur et une beauté pleines d’élégance. Et ses yeux rappelaient ceux de Norma... mais c’était impossible ! — Si vous savez voir, vous verrez qu’il n’existe pas de limites aux possibilités, Mère. Vous est-il vraiment impossible de me voir sous une forme différente ? Stupéfaite, Zufa rejeta la tête en arrière avant de s’avancer, les yeux étrécis, soupçonneuse. — CE N’EST PAS POSSIBLE ! — Venez avec moi et nous parlerons. J’ai beaucoup de choses à vous dire. Elles montèrent dans un véhicule en forme de bulle et quittèrent le village pour pénétrer dans une plaine marécageuse et glacée, déserte, boueuse. Et Norma se mit à raconter à sa mère une histoire extravagante. Zufa, fascinée, pouvait à peine y croire, mais elle ne pouvait nier ce que ses yeux voyaient. — ET TU AVAIS VRAIMENT TOUT CE POTENTIEL ! — C’est sous le choc de la torture du cymek que mes capacités se sont réveillées. Mon esprit s’est retourné vers l’intérieur, et c’est là que j’ai trouvé la paix et la beauté. Une gemme soo qu’Aurelius m’avait offerte a servi de détente pour réveiller quelque chose en moi et m’aider à me focaliser... Les cymeks ne pouvaient s’y attendre, et ils l’ont payé de leurs vies. Par la suite, j’ai eu le bonheur de façonner mon nouveau corps à partir de mes schémas génétiques. Selon le potentiel de mes ancêtres femelles, c’est sous cette forme que je devais apparaître. — Toute ma vie, j’ai attendu cela de toi. Je l’ai même demandé, dit Zufa. Jamais je n’ai décelé le moindre signe de potentiel en toi, mais je suis tellement heureuse de m’être trompée. Je me suis montrée dure avec toi, parce qu’il le fallait. Pourtant tu avais le pouvoir en toi, déjà. Tu es digne de mon nom, enfin. Norma restait impassible, car elle savait que rien de ce que sa mère pouvait dire désormais ne risquait de la blesser. Il y avait cependant dans son regard une trace de scepticisme, comme si elle ne croyait pas toutes les paroles de Zufa. — Ma beauté n’a rien à voir avec mon travail. Quand mon corps précédent a été détruit, je l’ai reconstruit selon les images que j’ai trouvées dans ma lignée. Ce corps me convient, mais je suppose que je pourrais retourner à l’ancien si je le souhaitais. Pour moi, cela n’a pas autant d’importance que pour vous, Mère. L’apparence n’est, après tout, que l’apparence. Zufa était intriguée. Sa fille avait passé des années avec le physique d’une naine et elle paraissait considérer sa nouvelle beauté avec désinvolture, comme une simple option qu’elle pouvait modifier. Elle n’avait pas pris ce corps pour impressionner les autres. Elle le prétendait du moins. — Vous n’auriez pas dû me laisser, Mère. (En dépit de ses paroles tranchantes, Norma semblait au-delà de la rancune, de la colère, emplie d’une confiance absolue.) Vous avez perdu beaucoup d’élèves lors des attaques mentales contre les cymeks. Moi, je suis parvenue à contrôler un holocauste télépathique qui aurait anéanti toute autre Sorcière. Vous y compris. Zufa était abasourdie. Elle avait vu tant de ses sœurs périr durant leurs assauts contre les machines pensantes. — IL FAUT QUE TU ME MONTRES COMMENT TU FAIS. ELLE NE QUITTAIT PAS SA FILLE DES YEUX ET SE DEMANDAIT CE QU’ELLE PENSAIT. Norma gara leur véhicule non loin d’un cottage isolé et elles sortirent dans le vent. Comme si elle était gelée sur place, Norma, sans un geste, fixa son regard sur une éminence rocheuse, à quelque distance. Des semaines avaient passé depuis l’épreuve qui avait changé sa vie, son apparence, et, depuis, elle ne s’était plus servie de ses pouvoirs. Elle n’était pas fatiguée mais incertaine et inquiète. Ses dons nouveaux pouvaient se manifester de façon imprévisible et elle ne tenait surtout pas à faire du mal à sa mère. ELLE SE DÉTENDIT AVANT DE DÉCLARER : — Pas maintenant. Je ne suis pas prête. Quand je me suis reconstruite, c’était à l’extérieur – et sous l’effet d’une souffrance intense. Mais je sais que ce n’est qu’un début, Mère, une simple phase de transition pour moi. Ne soyez donc pas surprise si je change encore dans l’avenir. Par quoi que je puisse faire à partir de maintenant. Zufa, quelque peu effrayée, détourna le regard, les joues brûlantes de honte. NORMA SEMBLAIT DISTANTE, PRÉOCCUPÉE. — Je suis plus concernée par le futur que par le passé. Si je ne vous fais plus honte, Mère, nous pourrons sans doute être plus fortes ensemble, plus que vous ne pouvez l’imaginer. Un vent arctique soufflait dans ses longs cheveux blonds, lui donnant l’apparence d’une fée sur le fond neigeux des montagnes. — Le moment est propice pour que nous établissions une nouvelle relation. Nous avons beaucoup à faire. Zufa ne parvenait pas à exprimer ses excuses. Une vie entière de regrets ne saurait combler le mépris et la déception qu’elle avait ressenties à la naissance de Norma et depuis tant d’années. Elle leva lentement les mains et, à cet instant, elle vit que Norma faisait de même. Leurs doigts s’entrelacèrent, maladroitement d’abord, puis plus fort. Ensemble, elles se dirigèrent vers le cottage, un vieux bâtiment préfabriqué qui avait été érigé longtemps auparavant par un colon qui avait abandonné ses rêves d’indépendance. Norma l’avait entièrement rénové pour le rendre habitable. Elle montra les friches désolées qui allaient jusqu’à l’horizon. — Mère, j’envisage bien plus que ce vide morne. Je discerne déjà tout un paysage fertile en possibilité ! Une terre nouvelle et riche ! J’ai enfin les pouvoirs d’une Sorcière de Rossak, tout en gardant mon sens de l’intuition mathématique. J’ai la réponse. Après toutes ces années de recherche, j’ai enfin compris comment plisser l’espace ! Elle regarda sa mère en face et Zufa eut une sensation de vertige. — Vous comprenez, Mère ? Nous allons construire des vaisseaux qui iront d’une bataille à une autre en un clin d’œil ! Imaginez ce qui se passera quand mes vaisseaux pourront se porter instantanément à l’attaque à l’autre extrémité de la galaxie. L’Armée du Jihad va pouvoir frapper mortellement les Mondes Synchronisés avant qu’Omnius puisse réagir. Zufa parvint à retrouver ses esprits, mais une foule de possibilités merveilleuses avait envahi son imagination. — Cela pourrait être le changement le plus radical dans ce conflit depuis... la destruction atomique de la Terre. — Bien plus encore, Mère. Bien plus. Mais, cette fois, je n’échouerai pas à cause de mes faiblesses personnelles. Sur Poritrin, j’ai sous-estimé les interactions de la politique, je les ai même ignorées. Je ne connais rien à l’art de la manipulation, et je ne souhaite pas l’apprendre. Norma contemplait à nouveau les étendues humides comme si elle voyait déjà les cités en construction, les jardins et les routes claires. Des populations heureuses. — Pour cela, Zufa, j’ai besoin de votre aide. Ma vision est trop ample pour qu’on la rejette. Je ne permettrai pas à des idiots abusés ou à des bureaucrates imbus de leur pouvoir de m’arrêter en chemin. Le Savant Holtzman m’a causé un tort considérable sur Poritrin, j’ai été aveugle. Il m’a retardée dans mes travaux, et, pour finir, il a essayé de tout me voler. Il convoitait bien plus que mes concepts. Il voulait les posséder parce qu’il était incapable d’avoir des idées neuves. ZUFA ACCUSA LE COUP. — Le Savant Holtzman ? Il est mort au cours de la révolte, de même que le Seigneur Bludd et presque toute la population de Starda. NORMA HOCHA LA TÊTE. — Je sais, nous devons donc repartir de mes premières notes, ici, sur Kolhar. Et j’ai besoin des pouvoirs et de l’influence politique de la Sorcière Suprême du Jihad. Il ne me suffira pas de développer les équations. Je me chargerai de rendre cette technologie fonctionnelle pendant que vous veillerez à ce qu’elle soit utilisée. Vous et les autres Sorcières, vous devez m’aider à transformer cet endroit en un vaste chantier secret. — ICI ? DEMANDA ZUFA, INCRÉDULE. NORMA DÉPLOYA LES BRAS. — Oui. Parce que, dans mon imagination, je vois sur cette plaine un vaste terrain de décollage pour les vaisseaux qui traverseront l’univers par l’espace plissé. Des bâtiments gigantesques auprès desquels nos vaisseaux d’aujourd’hui ne seront que de minuscules insectes. Sa mère réussit enfin à lui dire, d’un ton hésitant : — Norma, je dois te révéler quelque chose. Je porte... ta petite sœur. J’ai su régler mes rythmes internes, et je suis enceinte d’Iblis Ginjo. La nouvelle Norma, splendide et assurée, se montra pourtant surprise. — LE GRAND PATRIARCHE ? MAIS POURQUOI ? — Parce qu’il détient un potentiel important qu’il ignore. Probablement une partie du stock génétique de Rossak qui remonterait très loin dans sa lignée. Je me suis dit qu’il allait me donner une fille parfaite. Mais ce n’était sans doute pas nécessaire. — Nous avons eu droit l’une et l’autre à une surprise, commenta Norma. Bien des choses ont changé entre nous. Et entre Aurelius et moi également. C’est tout le paysage du futur qui a changé. ELLE AFFICHAIT UN SOURIRE SEREIN. Désormais, je dois compenser toutes mes erreurs et mon manque de confiance absolu et honteux envers ma fille, se promit Zufa. — Oui, je peux t’aider pour ce projet énorme, ma fille. Je suis heureuse que tu m’aies choisie pour assumer une telle responsabilité. Le sourire de Norma s’estompa et elle parut regarder à travers sa mère, comme si elle évaluait son changement d’attitude. — Vous êtes ma chair et mon sang, Mère, dit-elle enfin. À qui me fier, sinon à vous ? Je n’ai pas d’autre choix. (Une nouvelle étincelle scintilla dans les yeux bleus de la nouvelle Norma.) Pour cette nouvelle phase, je dois m’attacher le meilleur des hommes d’affaires pour le prodigieux investissement que cela va nécessiter. (Norma inspira longuement l’air glacé avant d’ouvrir la porte de sa demeure.) Il me tarde de retrouver Aurelius. Quand l’observateur croit vraiment à l’illusion, elle devient réelle. Maître d’Escrime Zon Noret. Le Maître mercenaire était juché sur un monticule de sable et de rochers, près de l’autel de corail décoré de jacinthes fraîchement cueillies. Le mémorial de Manion l’Innocent était censé protéger les humains des machines démoniaques tout en leur offrant un abri, mais Jool Noret préférait se fier à ses dons de combattant, comme sur Ix, une année auparavant. Il porta son regard au loin, bien au large de l’océan de sable qui entourait sa propre île privée. Il vit des ennemis imaginaires, des adversaires menaçants, des cibles. Il ne portait qu’un simple bandeau de tissu autour des hanches. Il s’accroupit, banda ses muscles jusqu’à ce que la douleur fuse, mais il ne se détendit pas pour autant, il ne cilla pas. Des ruisselets de sueur coulèrent entre ses sourcils. C’est alors qu’en un éclair il brandit son épée à pulsion. Et le fil disrupteur trancha l’air à l’endroit précis qu’il avait visé. Jool s’était juré de ne jamais laisser ses dons s’émousser, même lorsqu’il avait regagné Ginaz entre deux missions. Il devait continuer à s’entraîner et s’exercer avec Chirox. Il avait déjà paramétré les algorithmes du mek de combat bien au-delà des limites prévues et dépassé tout ce qu’il avait pratiqué auparavant. Au fur et à mesure qu’il atteignait de nouveaux paliers, il n’éprouvait plus la même satisfaction. Il sentait l’effet de l’horloge du temps et il ne voulait pas perdre ses dons de combattant. Il n’avait que vingt-trois ans et il était déjà hanté par des pensées morbides. Des mois auparavant, il était revenu sur Ginaz avec un groupe de vétérans en route pour Salusa Secundus. Les mercenaires endurcis n’avaient pas particulièrement envie de se prélasser dans un archipel ensoleillé et ils avaient décidé de patrouiller encore un peu dans les Mondes Synchronisés en quête de coups. Ils n’avaient réussi qu’à détruire deux patrouilleurs robotiques et, sans autre cible en vue, ils s’étaient résignés à se porter vers le couloir stellaire qui séparait Rossak et Ginaz. Après avoir franchi la ceinture d’astéroïdes, ils avaient fini par atteindre le monde océanique des Maîtres d’Escrime. Pour Jool, cela importait peu. Il voulait seulement se retrouver sur sa petite île avec Chirox et affiner un peu plus ses talents de combattant. De destructeur de machines. Depuis son enfance, il s’était entraîné avec des armes multiples, classiques ou sophistiquées, capables de terrasser une dizaine de robots en un seul tournoi. Mais il revenait toujours à l’épée à champ de pulsion de son père. C’était une arme archaïque mais d’une grande précision. S’en servir exigeait un talent qui ne pouvait se comparer au lancer de grenade de brouillage. Le combat est une question de précision et de timing, l’application parfaite des sens et des connaissances issus de l’expérience. Entre deux missions, Jool s’entraînait chaque jour durant des heures, seul ou avec le mek sensei. Il ne souhaitait pas avoir des rapports trop familiers avec ses compagnons et n’avait aucun ami parmi les nouveaux élèves. Il buvait de l’eau tiède, se nourrissait de mets sans saveur. Uniquement pour refaire le plein d’énergie pour d’autres heures d’exercice. Avant peu, il retournerait se battre pour le Jihad. A ses yeux, seul comptait l’anéantissement des machines pensantes. Il risquait de perdre la vie un jour, mais il avait bien l’intention de faire payer Omnius auparavant... Les élèves l’observaient en silence, fascinés, tandis qu’il se concentrait sur des exercices de routine. Chirox, le mek sensei, était dans l’assistance. Tous connaissaient ses exploits par les récits de combats que le Conseil des Vétérans répandait habilement pour attirer de nouvelles recrues. Tout l’archipel avait entendu parler de ses hauts faits depuis sa première mission, qui lui avait donné des dimensions de héros légendaire. L’homme qui avait atomisé l’Omnius d’Ix. Depuis, il avait défait des hordes de robots. Il refusait les honneurs et la gloire. Il ne pensait pas vraiment qu’il en était digne. Les élèves étaient de plus en plus nombreux à l’admirer, à étudier le moindre de ses coups. Certains lui avaient demandé qu’il les forme mais il avait refusé. — Je ne peux pas. Je n’ai pas encore appris tout ce que je devrais savoir. La vérité qu’il essayait de cacher c’était la culpabilité qu’il ressentait depuis la mort de son père. Son cœur était une pierre froide. — Tous ces étudiants aimeraient que vous leur enseigniez vous-même l’art du combat, Maître Noret, lui dit Chirox un soir, à l’heure où la mer s’embrasait sous le soleil couchant. N’est-il pas inscrit dans les devoirs des Maîtres d’Escrime de Ginaz qu’ils doivent former de plus en plus de mercenaires ? JOOL PLISSA LE FRONT. — Mon devoir est de retourner me battre dès qu’on a besoin de moi. J’ai l’intention d’embarquer dans le premier vaisseau qui quittera Ginaz. Il leva son épée à pulsion en pensant déjà aux futures batailles contre les machines. Un étudiant plus brave que les autres s’avança pour lui dire : — Jool Noret, nous vous admirons plus que tout autre. Vous êtes le fléau d’Omnius. — JE NE FAIS QUE MON DEVOIR. L’étudiant avait des cheveux noirs et une peau très pâle marquée de taches de rousseur qui, apparemment, avait dû être pelée par le soleil. Il était évident qu’il n’était pas de Ginaz et qu’il était venu de loin pour suivre la même formation que Jool. Il ne posséderait sans doute jamais la maîtrise d’un vrai mercenaire... mais il avait la stature d’un redoutable combattant. — Pourquoi refuser de nous former, Jool Noret ? Nous sommes tous des armes qui attendent d’être forgées. Calmement, Jool répéta ce qui était devenu pour lui un mantra. — Moi-même, je ne suis pas complètement forgé. Je ne suis pas en mesure d’éduquer qui que ce soit. — Je prends le risque, Jool Noret, répliqua le garçon d’un ton bourru. Je viens de Tyndall. Il y a huit ans, les machines se sont emparées de ma planète, elles ont tué des millions de gens et réduit les survivants en esclavage. J’ai perdu mes sœurs et mes parents. (Des larmes de colère et de chagrin brillaient dans ses yeux.) Ensuite, l’Armée du Jihad est intervenue. Elle était accompagnée de nombreux mercenaires et elle a chassé les machines. Si je suis ici, vivant et libre, c’est grâce à ces hommes. Je veux devenir un mercenaire. Je veux me venger. Je vous en prie, entraînez-moi. Jool s’obligea à se durcir devant l’expression intense du jeune étudiant. — Je ne peux pas. Mais pourtant... (Il se tourna vers Chirox après réflexion et acheva :) Je ne verrais aucune objection... à ce que toi tu formes d’autres candidats sous mon contrôle. Le robot de combat sensei n’était pas un instructeur très orthodoxe et les vétérans se montraient sceptiques à son égard, mais il entreprit de donner des leçons aux nouveaux impatients et ambitieux qui avaient débarqué sur l’île avec leurs rêves héroïques. Après le départ de son maître, Chirox accepta deux élèves, puis douze, et il se retrouva en train de former plusieurs classes de candidats mercenaires décidés, jour et nuit. Il les éduquait selon les techniques basiques d’un robot de combat. Et il avait l’impression d’avoir besoin de repos. Ils voulaient tous devenir le légendaire Maître d’Escrime de Ginaz, mais quand on les interrogeait, ils ne savaient dire en quoi le style de leur idole différait de celui des autres mercenaires. Si ce n’est qu’ils le trouvaient très rapide et habile dans ses esquives. Dès que le mek sensei les jugeait aptes, il les envoyait au service officiel d’enrôlement de Ginaz. Tous revendiquaient le titre d’élève de Jool Noret et tous avaient eu droit à leur disque de corail avant d’adopter l’esprit d’un mercenaire mort au combat. Très vite, ils partirent vers les divers théâtres de bataille de l’Armée du Jihad. C’est ce qu’on laisse flotter qui a tendance à vous étrangler. Général Agamemnon, Nouveaux Mémoires. Devant la chambre du Conseil du Jihad, de nouvelles bannières proclamaient : « Bela Tegeuse est libre ! » L’Omnius avait été éliminé, mais la planète était faiblement protégée... et il fallait que l’Armée du Jihad intervienne d’urgence. Hécate avait tenu sa promesse, même si elle avait pris son temps avant d’informer Iblis Ginjo. Prévenu plus tôt, il aurait préparé une armada pour mettre à son compte une nouvelle victoire. Mais la femelle Titan, après tous ses siècles d’existence, ne paraissait guère concernée. Quand il l’avait pressée de lui fournir tous les détails de son opération, elle s’était montrée indignée, sarcastique. — J’ai donné un récit précis à votre représentant, exactement comme vous me l’aviez demandé. Vous devriez peut-être vérifier s’il n’y a pas des problèmes au niveau de vos communications, non ?... Il avait été irrité par son ton, mais Yorek Thurr lui avait soutenu qu’il n’avait jamais reçu de message. Et Bela Tegeuse attendait, encore sous le coup de l’explosion, à demi ravagée, irradiée. Et le Grand Patriarche savait maintenant que leur réaction serait trop tardive. Il décida cependant de lancer un débat d’urgence devant le Conseil. Même s’il échouait, il pourrait toujours se vanter d’avoir prévu les événements. Dès qu’il avait été prévenu de l’attaque sur Bela Tegeuse, il avait rédigé une fausse lettre ainsi qu’une pétition fictive émanant d’un groupe de survivants du désastre de Comati. Ces « Combattants de la liberté » décrivaient par le menu ce qui s’était passé sur leur monde, comment un vaisseau mystérieux avait provoqué la mort de l’Omnius local en les obligeant à demander l’aide immédiate de la Ligue des Nobles avant que les machines contre-attaquent pour rétablir leur pouvoir. — Les rues et les immeubles de Bela Tegeuse sont encombrés de débris de machines, de carcasses fracassées, de restes de circuits-gel inopérants ! L’Omnius est hors d’état ! clama-t-il. Pourrions-nous avoir une occasion plus favorable ? Des groupes dispersés de résistants harcèlent les derniers groupes de défense robotiques, mais leur puissance de feu est trop faible. Nous avons une chance de réussir là où nous avons échoué auparavant. Imaginez ce qu’une victoire absolue sur Bela Tegeuse signifierait pour le Jihad ! Mais ses adversaires, qui gardaient encore le souvenir douloureux des premiers carnages du Jihad, exigeaient d’autres informations, ils voulaient envoyer des expéditions de reconnaissance avant de rassembler une flotte conséquente pour ne prendre aucun risque d’échec. Et Iblis sentait la pression monter en lui en sachant que les machines, pendant tout ce temps, se déplaçaient, modifiaient leur front. Et Serena n’était pas là. Elle lui avait momentanément délégué ses pouvoirs avant de regagner la Cité de l’Introspection en vue de son départ imminent pour le système de Thalim où elle devait inspecter les fermes d’organes des Tlulaxa. Iblis se dit que tout aurait été tellement plus efficace sous sa seule direction. Le débat se prolongea jusque tard dans la nuit. Le Primero Vorian Atréides, en tant que délégué militaire, paraissait aussi impatient et nerveux qu’Iblis. Il revenait d’une mission essentielle pour établir un avant-poste sur le Monde Dissocié de Caladan. Mais il raconta à l’assemblée comment il avait corrompu les Omnius de plusieurs planètes en se servant du capitaine robot chargé de livrer les mises à jour sur de multiples Mondes Synchronisés. Après des heures de débat, Vorian déclara en soupirant : — Bela Tegeuse est fragile. Nous ne pouvons discuter sans fin. Omnius n’attendra pas. Quelques membres du Conseil hésitaient et se mirent à palabrer. Deux d’entre eux étaient timidement d’accord et les autres prêts à entendre leurs réserves. Le Grand Patriarche comprit que le Primero était son allié du moment, un allié puissant. Et il se relança dans le débat. — Écoutez bien le Primero Atréides ! C’est un homme d’expérience et d’action. Il observa les conseillers et prit conscience qu’ils suivaient Serena Butler et n’étaient nullement décidés à passer à l’action à sa moindre volonté. Il se sentit tout à coup perdu, inutile. La réponse des autres était tellement évidente ! Une porte dérobée coulissa et le Primero Xavier Harkonnen entra. Il était prêt à accompagner Serena jusqu’à Tlulax, mais semblait épuisé et défait, ses habits en désordre, ce qui ne lui était pas coutumier. Il promena les yeux dans la salle, repéra Vorian et alla s’installer à son côté. — Le Conseil a-t-il voté un plan ? lui demanda-t-il. — On a surtout bavardé. Beaucoup trop, marmonna Vorian. J’ai proposé l’envoi d’une ou deux divisions avant de rassembler une force de frappe, mais je me suis fait huer avant d’avoir terminé. J’ai quand même quelques partisans – peut-être même une majorité – mais les opposants sont en train de mettre en place la procédure d’opposition. Certains vont même se servir de ton veto contre mon attaque au virus pour me discréditer. AVEC UN SOURIRE LAS, XAVIER RÉPONDIT : — En général, c’est moi qui invite aux actions directes, et toi aux méthodes furtives. Après une pause brève, un représentant de Kirana III s’entretint avec Iblis Ginjo. C’était un personnage de petite taille, replet, avec une moustache noire. Il suggérait que la proposition soit mise de côté pour être discutée ultérieurement « afin que les esprits se calment pour une décision importante ». Il demandait que le Conseil rassemble d’autres éléments d’information et reprenne les débats la semaine suivante. QUELQUES REPRÉSENTANTS SOUTINRENT SA MOTION. MAIS VORIAN S’ÉCRIA EN SE LEVANT : — LA SEMAINE PROCHAINE ? — Mais c’est beaucoup trop long ! surenchérit Xavier. — Nous aurons tout perdu ! lança Iblis, désespéré, sachant qu’ils allaient perdre. Jamais il n’avait à ce point été bafoué devant le Conseil. — Sauf votre respect, déclara le représentant de Kirana, le Conseil doit débattre d’autres sujets importants. Furieux, Iblis Ginjo secoua la tête sans même oser affronter le regard des deux Primeros. Ils savaient que Bela Tegeuse allait retomber dans les grappins des machines. Une fois encore et en vain. La voix de l’Omnius de Corrin résonna, posée, mais extrêmement menaçante : — J’ai une question à vous poser, Général Agamemnon. Est-ce qu’il vous plairait d’avoir votre cerveau extirpé et pulvérisé ? (Chacun des mots était amplifié, réverbéré par la structure de pleximétal de la Spire Centrale.) J’ai décidé que c’était la mesure appropriée à rencontre de vos fautes et de vos échecs criants. Le Titan arborait pour la circonstance une armure bardée de piques et de sabords armés, et il répliqua : — Après dix siècles de contribution loyale et efficace à la cause des Mondes Synchronisés, ce ne serait pas très avisé. Je suis un des trois derniers Titans encore existants. Tout autour de lui, les murailles de la Spire Centrale continuaient de claquer, de s’ouvrir et de se transformer en mille et une couleurs. Parfois, la salle flexible semblait très vaste, puis elle se rétrécissait et menaçait de broyer le Titan. Mais chaque fois que les parois étaient à quelques centimètres de lui, la salle se dilatait comme si elle retrouvait son souffle. Ensuite, la Spire se tordait comme un serpent géant et Agamemnon devait se servir de ses stabilisateurs de marche pour garder son équilibre. Il n’aurait jamais osé imaginer un suresprit se livrant à de telles pantomimes, comme un enfant capricieux. Mais il était probable que la mise à jour corrompue de l’Omnius de la Terre se soit propagée ici, sur Corrin. Toutes ces machines méritent d’être renversées et détruites... Que ce soit ou non avec l’aide de Xerxès. Agamemnon dut faire un effort intense pour empêcher son corps mécanique de frémir. — Croyez-vous que je suis incapable de contourner les restrictions que Barberousse a inscrites dans mon programme central ? Sous-estimer mes capacités serait une erreur grave. Agamemnon soupesa cet argument. Si le suresprit avait découvert comment circonvenir le commandement primaire qui lui interdisait de frapper les Vingt Titans, Omnius ne les aurait-il pas éliminés depuis bien longtemps ? — Je ne puis qu’arguer de la valeur que je représente pour vous, Omnius. Votre empire de machines a tiré des bénéfices appréciables de mes opérations militaires. Mon corps est une machine alors que mon cerveau est humain. J’ai le meilleur des deux. — Votre noyau mental organique est encore défectueux. Vous seriez plus performant si vous vous en débarrassiez. Agamemnon ignorait ce qui avait déclenché cette vague de reproches mais il resta calme. — Mon cerveau humain me permet de mieux comprendre l’ennemi. Les machines pensantes sont trop logiques pour appréhender la nature chaotique des humains. Ce serait stratégiquement maladroit de ne pas profiter de toutes vos ressources. La Spire Centrale se contracta vers le bas et Agamemnon sentit le sol se dérober sous ses blocs de marche. Brusquement, la sensation prit fin et les parois de pleximétal devinrent transparentes. Il vit la cité des machines déployée dans la nuit. Des lumières bleutées scintillaient sur les immeubles et un vaisseau robot passa dans le ciel noir. — Cette histoire avec Hécate me déplaît grandement, si c’est bien sa véritable identité. (La voix amplifiée d’Omnius arrivait comme un vent de tempête sur le cymek.) Elle est un des Titans et elle devrait être sous votre contrôle. Elle a récemment causé des dégâts sévères sur Bela Tegeuse. — C’est une ex-Titan, Omnius. Hécate est restée dans la clandestinité durant mille ans. Je refuse toute responsabilité personnelle dans ses actes. — Vous auriez dû la rechercher et l’annihiler depuis longtemps. — Mais vous m’avez confié d’autres missions qui m’ont largement occupé, Omnius. Vous ne m’avez pas laissé l’occasion de partir en chasse durant des dizaines d’années pour retrouver quelqu’un qui n’a jamais causé le moindre trouble jusqu’à une date récente. Agamemnon soupçonnait que le courroux du suresprit n’était qu’un bluff très élaboré, un nouveau moyen d’intimidation. Comme si Omnius pouvait comprendre ce qu’était la manipulation psychique ! — Voici ma décision généreuse, Agamemnon : je vous laisse la vie pour quelque temps encore, mais il faut impérativement que vous éliminiez cette Hécate. Sécurisez Bela Tegeuse et réinstallez une copie complète de mon suresprit avant que les humains de la Ligue n’y établissent un avant-poste. Il faut faire vite. LES MURS REDEVINRENT BRUSQUEMENT OPAQUES. — OUI, OMNIUS. JE VAIS FAIRE CE QUE VOUS DITES. LA VOIX DU SURESPRIT VINT D’UNE AUTRE SOURCE, JUSTE AU-DESSUS DU TITAN. — Marché conclu. Si vous résolvez le problème d’Hécate, vous avez la vie sauve. Si vous échouez, je vous écrase. — Mon intention a toujours été de vous servir, Omnius. Pourtant, ainsi que vous le dites, ce qui me reste d’humain m’empêche d’être parfait. — Vous m’amusez, Agamemnon. Mais ça ne me suffisait pas. Bouillant de colère, le général cymek quitta la Grande Spire et descendit la rue sur ses lourds blocs de marche, colossal et puissant. Apercevant deux esclaves humains, il fit un détour pour les broyer contre le mur. Les servants alentour se réfugièrent dans les immeubles. Agamemnon et ses Titans n’avaient servi la cause d’Omnius que parce qu’ils n’avaient pas le choix. Maintenant plus que jamais, le Général cymek voulait mettre un terme au règne du suresprit. Et ce crétin de Xerxès, au moins, n’était plus là. Il avait attendu trop longtemps. Une résolution nouvelle le gonflait d’une énergie torrentueuse. Beowulf, leur nouvel allié, avait identifié une centaine de néo- cymeks déloyaux. Agamemnon devait profiter de l’occasion. Sans perdre de temps. Jamais il n’aurait un endroit aussi propice que Bela Tegeuse. L’esprit humain, quand il n’affronte pas de vraies épreuves, devient vite stagnant. Il est donc essentiel pour l’humanité, en tant qu’espèce intelligente, de susciter des difficultés, de les affronter et de les dominer. Le Jihad Butlérien fut une excroissance de ce processus largement inconscient, puisqu’il avait pour origine l’excès d’autonomie accordé aux machines qui conduisit inévitablement à l’établissement de l’Empire d’Omnius. Princesse Irulan, Leçons de la Grande Révolte. Il n’existait que de rares sociétés commerciales sur Kolhar et Aurelius Venport ne s’y était jamais rendu. Ce monde désolé et peu habité n’était pas le genre d’endroit où il pouvait envisager de faire des bénéfices. Mais quand il sut que Norma était en vie, Kolhar devint une planète idéale où il devait débarquer le plus vite possible. Il serait allé n’importe où sans se préoccuper de son commentaire sibyllin : « Ne sois pas surpris de ce que tu vas voir. » C’était un homme d’affaires et il avait appris que les surprises s’accompagnaient souvent de pertes financières. VenKee s’enrichissait grâce à des opérations aventureuses mais préparées de façon classique, avec de l’expérience personnelle acquise sur le terrain et avant tout un instinct sûr. Mais aucune surprise ne pouvait être aussi merveilleuse, aussi réconfortante, que de savoir Norma en vie. Son message liminaire lui était parvenu dans les champs de pharmacopée de Rossak. Elle ne lui donnait pas le moindre détail. Comment s’était-elle enfuie de Poritrin ? Qu’était devenu le prototype de vaisseau pour l’espace plissé ? Où était Tuk Keedair ? Et avant tout, pourquoi se trouvait-elle sur la lointaine Kolhar ? En débarquant au spatioport rudimentaire, il fut surpris de voir Zufa s’avancer à sa rencontre. Son ex-maîtresse semblait avoir changé. Son expression était moins aigre et le regard de ses yeux pâles était plus chaleureux. — Zufa, que fais-tu ici ? J’ai reçu un message de Norma... — Moi aussi. (Elle paraissait plus positive, plus optimiste, moins agressive.) Aurelius, tu vas être stupéfait. Cela... cela change tout vis-à-vis du Jihad. Mais peu après, quand il l’interrogea, elle retrouva son attitude habituelle et refusa de lui répondre avec un air supérieur qui l’agaça. Elle se contenta de lui assurer que Norma était bien vivante et en bonne santé, sans plus. Nerveux, frustré, il afficha un air sombre : elle avait toujours adoré ces joutes mentales, comme s’il était son adversaire favori, celui qu’elle préférait dominer. Ils prirent un ferrotaxi pour traverser les plaines grisâtres et boueuses encerclées par des montagnes dénudées. Aurelius remarqua des plaques de givre et de neige sale en suivant Zufa vers une cabane en bois. Sur le porche abrité, il n’y avait qu’un banc. Un tas de bois décorait l’angle mais il ne vit aucun arbre dans les environs. Zufa poussa la porte grinçante et lui fit signe d’entrer. Il avait cessé de s’interroger. Il se rappela le message de Norma. Ne sois pas surpris... et inspira profondément tout en souriant. A l’intérieur, il y avait un âtre. Des bûches brûlaient en dégageant une fumée piquante. Une femme d’une beauté stupéfiante les attendait. Sa peau était d’une pâleur laiteuse et ses cheveux dorés. Elle regarda Aurelius avec un sourire joyeux, comme une petite fille. Qu’est-ce qu’une des Sorcières de Zufa faisait ici ? se demanda-t-il. — AURELIUS ! Elle se jeta dans ses bras et il resta pétrifié, presque effrayé. — Norma ? (Il l’écarta pour mieux l’examiner. Ses yeux bleus étaient vifs et la beauté de son visage était à couper le souffle.) Ma petite Norma ?... ELLE SE MIT À RIRE. — TU VOIS, J’AI GRANDI. Il se tourna vers Zufa pour avoir une explication, mais la Sorcière Suprême se contenta de hocher la tête. — Aurelius, c’est vraiment moi, Norma. Je te jure. ELLE L’ATTIRA CONTRE ELLE, L’ÉTREIGNIT LONGUEMENT. Enfin, il sut lire dans ses yeux et il lui ouvrit les bras. Il la fit danser doucement, le visage enfoui dans ses longs cheveux doux. — Je ne sais pas, Norma... Peu m’importe cette nouvelle image... pour autant que je sache que c’est toi, et que tu n’as pas souffert. Elle se pencha pour l’embrasser timidement, mais quand il lui répondit avec tendresse, elle se fit moins maladroite. Son visage était rayonnant et, sous ses cils longs et noirs, ses yeux avaient un éclat intense. Zufa les observait, gênée, ce qui ne lui ressemblait pas, mais Aurelius ne s’en souciait guère. — Je... je suis allé sur Poritrin. Je t’ai cherchée, mais personne ne savait rien. La ville était ravagée, Holtzman était au nombre des disparus, ainsi que Bludd et des centaines de milliers d’habitants. Le vaisseau prototype n’était plus là, ton laboratoire avait été mis à sac, et Keedair est introuvable. — Je ne sais pas ce qui a pu lui arriver, dit la nouvelle Norma en plissant son front ravissant. Ils ont annulé son visa et il devait être expulsé de la planète, tout comme moi. Je crains le pire. — MOI AUSSI. — Peu importe que le prototype ait disparu, Aurelius. J’en sais tellement plus à présent ! J’ai compris comment plisser l’espace et comment construire avec précision les vaisseaux. Ils iront plus vite que toute chose connue dans l’univers. Et c’est toi qui dois les construire ici... sur Kolhar. En fait, je veux que tu sois avec moi à partir de maintenant. Il la serrait contre lui et il écouta encore longtemps tout ce qu’elle avait à lui révéler... C’était un récit incroyable et, après un moment, il eut un sourire triste. — Tu sais, Norma, je vais devoir m’habituer à cette... à ta nouvelle incarnation. Parce que, je dois te le dire, j’aimais beaucoup ce que tu étais avant. Et si tu te souviens bien, je t’ai posé une question, il y a pas mal de temps. Et tu m’avais promis d’y répondre à notre prochaine rencontre. Je suis vraiment désolé d’avoir tant attendu. Le regard neuf de Norma avait toujours la même profondeur et elle parut envisager un million de réponses possibles. Aurelius l’étreignait toujours et elle lui répondit enfin : — J’ai besoin de toi, Aurelius. J’ai besoin de ton talent, de ton soutien. Et si nous nous marions, ce sera tellement plus facile. Il fallut un instant à Aurelius pour comprendre. Il étouffa un rire : — Oh, Norma... Il faut absolument que je t’apprenne à être... plus romantique. Il entendit le grognement méprisant de Zufa mais décida de l’ignorer. NORMA ELLE-MÊME PARAISSAIT SURPRISE. — Oh, bien sûr, Aurelius, c’est avec toi que je désire vivre. Mais cette association... ce partenariat... dépassera nos relations personnelles autant que nos exigences d’affaires. Toi et moi, ensemble, nous allons façonner l’avenir de l’humanité. Ma vision est claire, désormais, et tu en fais essentiellement partie... avec ma mère. L’expression de Zufa s’était tendue. Aurelius comprenait son trouble, car ils avaient été amants depuis des années. Et maintenant il voulait épouser sa fille. Pourtant, songea t-il, la Sorcière avait depuis longtemps cessé de le désirer. — Mais oui, Norma, dit-elle enfin avec une note de mise en garde, comme si elle devinait des conséquences que les autres n’avaient pas encore envisagées. Tu auras peut-être besoin d’aide pour garder ton humanité. Aurelius espérait que la femme superbe qu’il avait en face de lui n’avait pas perdu son essence dans sa transformation physique et que la vraie, la belle Norma qu’il avait connue, était toujours présente. — Je ne peux te promettre qu’une seule chose, Aurelius. Après cela, jamais plus ta vie ne sera ennuyeuse. En contemplant les marais gelés et les monticules de boue grise, Aurelius ne parvint pas à imaginer une nouvelle base d’opération sous le ciel de Kolhar. Mais Norma leva les mains et lui exposa sa vision personnelle. — Ces plaines inexploitées feront des terrains d’atterrissage parfaits, et nous aurons aussi des hangars, des entrepôts, des unités de maintenance. Nous allons construire un millier de vaisseaux aussi gigantesques que nous le souhaiterons, des cargos immenses et des bâtiments de guerre formidables. Elle évoquait les futures structures aux dimensions à peine imaginables, qui nécessiteraient qu’on comble les lacs, les étangs et les marais, et qu’on détourne les ruisseaux. Aurelius avait encore de la peine à imaginer les bataillons d’ouvriers qui allaient affluer ici, les matériaux qu’il faudrait importer, la machinerie lourde... et le formidable, le faramineux investissement que cela représenterait. Il regarda Norma avec un frisson. — OUI... ET CELA VA COÛTER COMBIEN ?... — Une somme astronomique, fit-elle en riant. Mais je peux te garantir que les profits seront... sans précédent. Nos vaisseaux se vendront mille fois mieux que tout ce qui existe aujourd’hui sur le marché. Et les concurrents courront à la faillite s’ils essaient de se battre. ZUFA AJOUTA : — Considère ton devoir patriotique, Aurelius, pas seulement tes intérêts. Ces vaisseaux pourront aller instantanément en n’importe quel point de la Galaxie et frapper les machines avant même qu’elles ne s’en rendent compte. Et elles ne pourront plus savoir où nous surgirons le prochain coup. Le Jihad triomphera enfin ! AURELIUS AVAIT LA GORGE SERRÉE. — Rien qu’à y penser, je me sens épuisé. Comment rassembler de pareilles ressources sans mon partenaire ? Personne ne sait où il se trouve. — Tu dois faire le bon choix, insista Norma. Nous ne pouvons plus attendre. Le Jihad ne peut plus attendre. Il la dévisagea longuement et, au-delà de la créature splendide, il vit la Norma précédente, sa douce amie, et il eut la certitude qu’il était incapable refuser. — Je n’ai jamais cessé de croire en toi, dit-il. Je suis prêt à payer, quel que soit le prix. Il dîna en compagnie de Norma, dans sa cabane. Zufa s’était déjà plongée dans les calculs pour déterminer l’ampleur du coût du chantier de construction qu’ils devaient lancer. Préoccupée par des problèmes personnels, elle avait préféré les laisser seuls. Tout d’abord, Aurelius s’était senti gêné par cette situation, avant de se dire qu’il voulait avant tout se retrouver avec Norma après tous ces mois d’inquiétude. Ils étaient douillettement installés près de la cheminée où flambaient des bûches et savouraient le repas que Zufa leur avait fait apporter à l’instant où arrivaient les premiers ouvriers qu’elle avait recrutés. Au menu, il y avait une perdrix des steppes rôtie et glacée au jus de menthe, accompagnée de pommes de terre de Kolhar, avec un vin de Salusa relevé d’un peu d’épice. Aurelius songea qu’il devrait désormais faire attention au moindre cent dépensé ici, mais jamais il ne raterait l’occasion d’un bon petit repas en amoureux avec Norma. Chaque fois qu’il la regardait, il retrouvait dans ses yeux merveilleux l’éclat de la petite Norma, comme dans ses gestes, son sourire timide et doux. — Tu n’avais pas à changer d’apparence pour moi, dit-il. Je t’avais déjà demandé de m’épouser telle que tu étais, rappelle-toi. Elle rit car l’idée ne lui était jamais venue de redessiner son corps pour le séduire. — J’ai tout simplement refaçonné mon physique à partir d’un ADN optimal en remontant aux origines de ma lignée. Elle ne le regardait plus droit dans les yeux, elle était embarrassée et Aurelius devina qu’elle savait ses vraies motivations. — Mais je suis heureuse que le résultat te plaise, ajouta-t-elle. ILS S’INSTALLÈRENT SUR UN TAPIS BLANC. — C’est d’un romantisme classique, non ? fit Norma. Je me suis toujours imaginé que les amoureux vivaient ce genre d’instant ? Mais je n’ai jamais cru que cela pouvait m’arriver et encore moins avec un homme aussi extraordinaire que toi. IL BUT UNE GORGÉE DE VIN ET LUI SOURIT. — JE NE VAUX PAS GRAND-CHOSE, NORMA. Elle était un génie mais, dans d’autres occasions, comme celle-ci, il la trouvait incroyablement innocente et naïve. — Essaierais-tu de me séduire ? demanda-t-il en la regardant par-dessus son verre. Sa surprise était sincère et il y eut une note de déception dans sa voix. — Je suis aussi prévisible ? Je m’y prends mal, n’est-ce pas ? — Ma chérie, il existe un art de la séduction. Je n’ai pas tellement d’expérience, mais je crois que je peux quand même t’en enseigner les bases. Il la prit dans ses bras et elle parut se fondre contre lui, sa maladresse soudain évanouie. — Ta mère m’a choisi comme compagnon à cause de mes marques génétiques mais je dois dire que j’ai échoué à cet égard. En apprenant que Zufa portait un enfant d’Iblis Ginjo, la veille, il avait éprouvé un vague regret en se souvenant des années qu’ils avaient passées ensemble... Et de toutes ces fois où il avait tenté de donner à la Sorcière Suprême la fille parfaite qu’elle désirait. Mais, chaque fois, le résultat avait été une fausse couche ou un enfant difforme. IL NE VOULAIT PLUS Y PENSER. — Aurelius, dit Norma en levant le menton, nos enfants ne nous décevront pas. J’y veillerai, même en usant de la manipulation cellulaire. Aurelius la regarda en silence avant de se tourner vers les fenêtres décorées de rideaux de dentelle. Il imaginait déjà le vaste chantier qui allait animer la plaine déserte, l’activité frénétique, les programmes à respecter... — Comment pourrons-nous jamais avoir le temps de nous occuper de nos enfants ? demanda-t-il enfin. Tu ne crois pas que ce serait un sacrifice énorme ? Il rencontra son regard et eut le sentiment de pénétrer dans ses pensées. — Mais, protesta-t-elle, c’est important pour un être humain. Je ne voudrais pas manquer cette occasion de bonheur. Il l’embrassa sur la bouche, prit du recul et se fondit dans ses yeux bleus étincelants de passion. Il essayait d’analyser ses sentiments par rapport à ce qu’il avait éprouvé avant pour Norma, la petite Norma, chétive et vulnérable, avec son physique ingrat, sa tendresse et son esprit toujours en quête de l’avenir. Il s’accoutumait pourtant à la femme voluptueuse qu’elle était devenue, il la désirait... et il en avait honte. S’il aimait vraiment Norma, quelle importance avait son apparence ? C’était elle qui avait choisi cette image, elle qui s’était recomposée, redessinée. — Tu es le premier homme qui se soit intéressé à moi, reprit-elle doucement, et je ne suis pas certaine de ce que je dois faire maintenant. — FAIS-MOI CONFIANCE DANS CE DOMAINE. IL CARESSA SES LONGS CHEVEUX DORÉS. Dans mes recherches sur la culture des humains, j’ai rencontré des familles atypiques et des parents qui n’étaient pas génétiquement en rapport avec leurs enfants. Je n’avais jamais compris le vrai sens de ces relations avant de commencer à travailler avec Gilbertus Albans. Dialogues d’Érasme. Dans la lumière cuivrée du crépuscule qui filtrait au travers de la baie épaisse, Érasme arpentait son bureau. S’il se rapprochait du comportement humain, il devait admettre qu’il était... un peu nerveux. Il avait tout ce qui lui était nécessaire, mais c’était la première fois qu’il allait aborder une pareille épreuve avec Gilbertus. S’il en croyait ses connaissances sur la vie quotidienne des humains dans les sociétés anciennes, ce serait une sorte de rite de passage pour son jeune élève. Si seulement il avait pu déléguer ses devoirs. Mais il n’avait pas de femme pour assumer un pareil fardeau. Une esclave, peut-être ?... Il ne tenait pas à ce que quiconque sème le désordre dans les progrès qu’il avait faits avec son jeune sujet. Il avait longuement réfléchi en se demandant comment aborder un épisode aussi délicat avec Gilbertus Albans. Pour une machine pensante, c’était juste une curiosité biologique, l’étude d’un processus naturel inefficace et brouillon. Mais la majorité des humains semblaient considérer cela comme très spécial, voire mystique. Ce qui était illogique. C’était comme si une machine pensante se refusait à discuter du concept de processeur et de programme, de la façon dont les machines étaient fabriquées, assemblées, développées... Des myriades de méthodes de duplication des sphères de mise à jour... DE L’ACTE DE CRÉATION. Sur son bureau ornementé, le robot indépendant avait empilé des diagrammes et une somme importante de littérature. Sur une couchette, deux mannequins humains étaient soudés l’un à l’autre dans une étreinte amoureuse. Il avait au départ envisagé de prélever des mâles et des femelles dans les enclos comme sujets de démonstration, mais il s’était dit que ce serait trop facile. Il tenait à en apprendre bien plus sur les humains et ne tenait pas à se défaire de ses devoirs « paternels ». Les humains donnaient à cette fonction corporelle le nom de « sexe », mais ils en avaient bien d’autres, plus ou moins ancien selon les civilisations, plus ou moins acceptables en société. Ce qu’Érasme trouvait assez particulier. Comment un simple mot pouvait-il être offensant ? Il récita une longue série de mots qui décrivaient l’acte de copulation en laissant chacun d’eux flotter entre ses lèvres de pleximétal pour un effet maximal. Il répéta ensuite les plus graves, les moins socialement inacceptables. Toujours rien. Ils n’avaient aucune emprise sur lui. Il ne comprenait vraiment pas la comédie que les humains faisaient à leur propos. La manière dont les machines réagissaient était tellement plus simple et directe... Sauf pour un robot curieux comme lui. Toutes ces questions et ces énigmes étaient très frustrantes. Il avait lancé son programme d’étude des humains parce qu’il considérait que les complexités de cette espèce étaient à la fois intéressantes et suprêmement étrangères. Son but était d’assimiler les éléments du cerveau et de la conscience humains qui avaient été écartés quand on avait conçu les premières intelligences artificielles. Mais il ne voulait surtout pas devenir humain lui-même. Il ne visait que l’un et l’autre des deux univers mentaux. Le jeune Gilbertus avait ouvert plusieurs chemins d’exploration à son esprit curieux. Le garçon venait d’avoir treize ans et ses hormones se faisaient plus actives. Le projet avançait et Érasme découvrit de nouveaux éléments dans ses relations avec Gilbertus. Plus de trois ans auparavant, quand il avait relevé le défi d’Omnius, il n’avait pas pensé un instant à des rapports entre père et fils. C’était un concept totalement absurde, une impossibilité émotionnelle et physiologique. Mais en progressant dans l’éducation de l’adolescent humain, le robot indépendant en vint à être fier de ce qu’il constatait : tous les éléments se mettaient en place. PRESQUE NATURELLEMENT. Un lien curieux s’était créé entre eux et ils appréciaient mutuellement la compagnie de l’autre... avec quelques exceptions notables. Les expériences de panique qu’Érasme poursuivait dans les enclos des esclaves n’étaient pas très bien vécues par le jeune homme, mais le robot se disait que cela changerait peut-être avec le temps. Avec surprise, il s’était aperçu qu’ils apprenaient autant l’un de l’autre. Grâce à toutes ses expériences passées, Érasme pensait qu’il s’acquitterait sans effort de cette tâche. À condition de supprimer cette impression de malaise inexplicable... Était-il possible qu’on ait inscrit dans ses programmes d’exploitation des traces du puritanisme humain vis-à-vis des problèmes sexuels ? Ce qui pouvait expliquer son trouble. À moins qu’il n’éprouve cette sensation artificielle parce qu’il voulait l’éprouver, afin de mieux comprendre le dilemme que les pères humains avaient historiquement affronté. Alors qu’Érasme était d’une ponctualité absolue, le garçon était régulièrement en retard. Trop souvent, Gilbertus se laissait distraire par d’autres sujets d’intérêt, jusqu’à se laisser fasciner par des expériences qu’il expliquait en haletant à son mentor. Érasme considérait cela comme un défaut marquant mais typiquement humain. On frappa à la porte qui coulissa dans la seconde. Le garçon entra, ses cheveux blonds en désordre, le visage rouge. A l’évidence, il était arrivé en courant. — Tu es retard comme d’habitude, déclara le robot en donnant à son visage de pleximétal une expression paternelle sévère. — Je suis désolé, monsieur Érasme, mais seulement de cinq minutes. Hier, c’était... — Commençons sans plus attendre. J’ai préparé à ton intention un certain nombre de diagrammes, avec des rapports détaillés et des images de l’acte de procréation chez les humains. J’espère que tu trouveras tout cela instructif. LE GARÇON PARUT CURIEUX MAIS PAS DU TOUT GÊNÉ. — C’est une autre leçon de biologie ? On va disséquer quelque chose ? Jusqu’alors, Érasme n’avait disséqué que de petits animaux devant Gilbertus, mais il entendait bien poursuivre avec des humains très bientôt. Il ne voulait pas brusquer les choses au risque de s’aliéner son élève, ou de le faire évoluer trop rapidement. Certaines réactions de Gilbertus devant la violence révélaient une sensibilité excessive. — Non... pas aujourd’hui. Nous allons étudier la théorie de la reproduction biologique, mais je t’autorise à mettre certaines techniques en pratique si tu en ressens le besoin. Le garçon hocha la tête en observant attentivement le robot qui se dirigeait vers une couchette dans l’intention d’examiner les mannequins anatomiquement fidèles au modèle humain. — Tu remarqueras que nous avons ici un mâle et une femelle. Ils portent des vêtements traditionnels et sont précis jusqu’au plus infime détail. (Il fit signe à Gilbertus de le rejoindre.) Tu noteras que cet homme et cette femelle s’étreignent, et que l’homme a la bouche tout près de l’oreille de sa partenaire. Discipliné, le garçon suivait chaque geste du robot avec une expression concentrée. Érasme lui aussi se concentra en contrôlant ses gestes. — Ces mannequins ne possèdent pas de mécanisme de simulation et il faudra par conséquent que tu imagines la phase suivante. Apparemment, c’est une procédure nécessaire au rituel de séduction chez l’humain. L’homme va l’embrasser au creux de l’oreille, la lécher, et lui jurer un amour éternel. Traditionnellement, cela met la femme en chaleur. (Il se tourna vers Gilbertus, l’air sévère.) Tu comprends jusque-là ? Le garçon acquiesça. A la grande consternation d’Érasme, il montrait une curiosité détachée, sans la moindre trace de gêne ni de réaction intime. — Ensuite, l’homme va l’embrasser sur la bouche. À ce stade, l’un et l’autre vont commencer à saliver abondamment. La salive est un élément clé de la procréation. Il semble que les baisers rendent la femelle plus fertile. Gilbertus hocha la tête avec l’ébauche d’un sourire. Le robot en conclut qu’il comprenait. Bien ! Il prit les têtes des mannequins, rapprocha leurs deux visages et les fit se frotter avec des gestes brusques. — Voilà qui est très important. Salivation et ovulation. Rappelle-toi ces deux concepts et tu auras le principe basique du processus de reproduction des humains. Après les baisers, les rapports commencent immédiatement. (Il parlait d’un ton plus vif.) C’est tout ce qu’il te suffit de savoir sur la copulation chez les humains. Tu as des questions ? — Non, monsieur Érasme, je crois que vous m’avez tout expliqué très clairement. Certains miracles ne sont que des cauchemars déguisés. Serena Butler, Les échos du Jihad. Serena allait partir pour Tlulax inspecter les fermes d’organes. Elle demanda au Primero Xavier Harkonnen de l’accompagner au titre de représentant militaire de la Ligue et invita Rajid Suk, un chirurgien militaire renommé, à se joindre à eux. Leur voyage jusqu’au système de Thalim allait durer un mois. L’importance potentielle de cette mission était exceptionnelle, mais Serena avait eu du mal à décider d’écarter ces deux hommes de leur devoir en plein combat. Les vaisseaux étaient encore lents, ils seraient longtemps absents, et, sur les divers fronts, des humains mouraient par milliers. Le jeune chirurgien avait obtenu des résultats quasi miraculeux à partir des organes tlulaxa et sauvé la vie de centaines de vétérans grièvement blessés. Lors de la première bataille de Zimia, l’un de ses prédécesseurs avait greffé des nouveaux poumons sur le Primero Harkonnen alors qu’il était à deux pas de la mort. POUR SERENA, ILS ÉTAIENT DE VRAIS HÉROS. Rekur Van les avait précédés à bord d’un vaisseau marchand, en compagnie d’Iblis Ginjo, officiellement pour préparer la visite de Serena. Mais elle soupçonnait qu’Iblis avait d’autres intentions qu’il gardait secrètes. Ils se retrouvèrent en orbite au large de Tlulax. Serena était impatiente de se poser, de profiter de la lumière de Thalim. Ce séjour confiné dans le vide lui avait semblé durer une éternité. Accompagnée d’une dizaine de Séraphines toutes de blanc vêtues, elle attendait avec un sourire serein l’instant d’embarquer sur la navette. Jamais aucun représentant de la Ligue n’était venu en visite sur les mondes voilés des Tlulaxa. Si elle parvenait à convaincre les sorciers de la biologie de passer dans le camp de la Ligue des Nobles, avec tous les droits et privilèges que cela supposait, ils en bénéficieraient tous. On disait que les Tlulaxa étaient un peuple excessivement religieux, mais ils gardaient leurs croyances et leurs pratiques aussi secrètes que leur vie quotidienne. Qu’avaient-ils à dissimuler ? Et comment Iblis s’entendait-il aussi bien avec eux ? Tous les Tlulaxa pouvaient apporter beaucoup au Jihad. Leurs techniques génétiques de pointe et leurs percées médicales avaient été précieuses pour l’humanité. Il fallait reconnaître qu’ils étaient trop nombreux à jouer les négriers pour les quelques mondes de la Ligue qui toléraient encore l’esclavage. Dans sa jeunesse, Serena s’était élevée avec véhémence contre cette pratique. Mais elle avait réalisé avec tristesse qu’elle était profondément installée et qu’il faudrait des siècles pour la bannir. Elle restait opposée à l’esclavage, mais son souci prioritaire était de vaincre les machines pensantes et de sauver la race humaine de l’extermination. Les marchands d’organes tlulaxa avaient constamment exprimé leurs réserves quant à la divulgation de leurs techniques, mais Serena avait le ferme espoir de les convaincre de partager leurs connaissances avec les autres mondes. Des brevets et des concessions de monopole pourraient rassurer les Tlulaxa sur la protection de leurs intérêts commerciaux. Ainsi, on sauverait des vies encore plus nombreuses. Avec leur sens de l’adaptation et leur intelligence, elle était persuadée que les Tlulaxa n’étaient pas près d’abandonner leur supériorité commerciale. Niriem, la Séraphine en chef, annonça d’un air décidé : — Le Grand Patriarche vient de nous faire savoir que tout était prêt pour votre arrivée, Prêtresse Butler. Les filles avaient fini de l’habiller. En grande tenue de cérémonie, elle était l’image éblouissante d’une déesse incarnée. Et Niriem la toisa longuement avant de hocher la tête. Les Séraphines accompagnèrent leur maîtresse jusqu’à la navette où elle retrouva Rajid Suk et Xavier Harkonnen, qui affichait une expression granitique. Il ne soutint pas longtemps son regard. Elle songea que c’était ainsi depuis son mariage avec Octa. Suk avait de longs cheveux noirs noués en queue- de-cheval et ses yeux semblaient trop grands. Il jouait nerveusement avec ses longs doigts. Deux Séraphines montèrent à bord de la navette. Niriem s’installa aux commandes et Serena la suivit. Le docteur Suk et Xavier, taciturne, prirent place à l’écart l’un de l’autre. La navette plongea vers la surface de Tlulax. Ils survolèrent la nouvelle cité de Bandalong qui était encore en construction et dont le financement prodigieux avait été assuré par les profits des banques d’organes et le négoce des esclaves. Bien au-delà du périmètre de Bandalong – une cité interdite aux étrangers, même à la Prêtresse du Jihad –, ils se posèrent sur un spatioport à ciel ouvert, bien équipé, à l’architecture épurée et sans aucune couleur. Iblis Ginjo et Rekur Van étaient là pour les accueillir. L’importance politique de l’esclavagiste avait largement bénéficié de ses rapports avec le Grand Patriarche. Il s’inclina devant Serena de façon très protocolaire. Elle cligna les yeux dans l’éclat du soleil jaune, surprise de voir que le travail se poursuivait autour d’eux. Il n’y avait là ni curieux ni spectateurs prêts à applaudir comme sur n’importe quel Monde de la Ligue. Pour les accueillir, il n’y avait que quelques rares représentants du gouvernement et autres hommes d’affaires. Elle était désappointée : elle avait espéré une certaine liesse, elle qui avait l’habitude d’enflammer les cœurs. Elle ne dépendait pas des réceptions spectaculaires et des foules enthousiastes, mais cet accueil dans la semi-indifférence la rendait perplexe. Si les Tlulaxa n’avaient pas prévu une cérémonie extraordinaire, pourquoi avaient-ils demandé un certain délai pour les « préparatifs » ? Un officiel s’avança et s’inclina brièvement devant Serena. — Prêtresse Serena Butler, nous sommes honorés que vous ayez pris une part de votre temps précieux pour nous rendre visite. Nous avons préparé une partie de nos fermes d’organes en prévision de votre visite, mais vous nous excuserez de n’avoir pas interrompu nos chaînes de traitement complexes. IBLIS INTERVINT SUR UN TON CONFIANT ET DÉTENDU : — Les demandes pour les produits tlulaxa augmentent à chaque bataille contre l’ennemi. Nous ne voudrions pas qu’un soldat blessé reparte sans ses yeux ou un nouveau cœur parce que ces gens aussi talentueux que dévoués sont occupés par une réception diplomatique. SERENA SOURIT. — Le Grand Patriarche sait très bien que je ne souhaite pas créer le désordre, mais que je veux simplement voir par moi-même ce que les Tlulaxa font pour nous et leur rendre hommage. LE DOCTEUR SUK S’ADRESSA ALORS AUX OFFICIELS. — En tant que chirurgien militaire, je dépends des produits tlulaxa pour sauver les vies innombrables qu’on me confie. Il y a très longtemps, le Primero Harkonnen a reçu deux poumons neufs, et ceci grâce au marchand Tuk Keedair. Si le Primero n’avait pas été sauvé ce jour-là, il n’aurait jamais été le père de Manion l’Innocent. Serena surprit le hochement de tête satisfait d’Iblis. Elle avait entendu le bas peuple de Zimia et d’autres mondes surexcités par le Jihad parler de son enfant comme d’un saint. Mais Xavier, l’air sombre, semblait perdu dans des pensées lugubres. Après une carrière brillante et entièrement dévolue à la défense de l’humanité, était-ce bien de lui rappeler qu’il avait été le père d’un enfant assassiné ? D’une démarche assurée, elle se joignit au comité d’accueil. Tout en se demandant si la civilisation tlulaxa avait une structure patriarcale rigide fondée sur des préceptes primitifs. Les avancées technologiques et scientifiques des Tlulaxa dans leurs fermes d’organes étaient fondées sur l’intuition, l’innovation et la circulation des informations. Ce qui ne pouvait aller de pair avec une société puritaine et répressive. Avait-elle droit à cette réception plutôt froide à cause de son sexe ? Sans montrer ses sentiments contradictoires, elle leva les mains en un geste de bénédiction. — Allons admirer vos miraculeuses fermes d’organes. Rekur Van les précédait en direction d’un petit aérovan de transport public. En se retournant discrètement, Serena remarqua que les immeubles de la cité nouvelle de Bandalong, même s’ils étaient de hauteurs différentes, avaient tous le même aspect carré et morne de fourmilières. Sur les collines, entre des étendues d’herbe rase, des routes pavées s’entrelaçaient en motifs labyrinthiques, rappelant à Serena les circuits des processeurs informatiques des âges anciens. — Nous avons des milliers d’installations de croissance d’organes sur toute la planète, dit Rekur Van. Toutes situées en rase campagne pour profiter de la lumière nécessaire à l’énergie de photosynthèse. Une demi-heure plus tard, Serena débarqua devant les premières fermes d’organes et s’avança à longues enjambées, distançant le petit Tlulaxa. Niriem et l’autre Séraphine voulurent la suivre mais, quand elles regardèrent Iblis, il secoua discrètement la tête et elles reculèrent. Serena, Xavier et le jeune chirurgien s’immobilisèrent devant les canalisations chromées, les tubes de verre et les structures noires dominés par les larges cuves ovoïdes translucides. Chacune d’elles était emplie d’un liquide amniotique jaunâtre, effervescent. Elles évoquaient des grappes de fruits gonflés reliées par des branches d’écrans et de voyants qui affichaient en permanence le statut des organes clonés. Iblis expliqua que les cuves étaient différentes selon les parties qu’elles contenaient et qu’aucun transplant n’était jamais rejeté. Serena, en levant les yeux vers les parois de la salle, découvrit des formes reconnaissables : des sacs flasques qui contenaient des poumons, des cœurs avec leurs artères, des rideaux de tissus musculaires pareils à des pièces de velours côtelé. Elle discerna alors sur les collines alentour des milliers de sphères qui pendaient dans le soleil, absorbant l’énergie venue du ciel. Le chirurgien se pencha sur une cuve qui contenait des dizaines d’yeux flottant comme des baies molles et multicolores. Les vaisseaux sanguins et les nerfs optiques étaient reliés à un bulbe de nutrition. — C’est extraordinaire ! Vous faites pousser les organes à la commande ? Chacun de ces yeux est destiné à une victime particulière ? Rekur Van jeta un bref regard à l’autre Tlulaxa avant de répondre. — Non. Nous les élevons avec un groupe sanguin neutre pour qu’ils soient compatibles. Tout, que ce soient les rates, les foies, les reins. Tout ce qui est vital. Et dans nos grandes cuves, nous avons des métrages de peau fraîche. — Je sais, dit Rajid Suk. J’en ai moi-même beaucoup utilisé, surtout pour les blessés victimes de brûlures. Je crois que nous avons ainsi sauvé quelques milliers de blessés. Les arbres à organes tournaient au fur et à mesure que le soleil déclinait. Suk restait béat d’admiration. — Depuis des siècles, nos techniciens les plus doués ont tenté de parvenir à un niveau de clonage précis. Mais ce que vous les Tlulaxa avez accompli est stupéfiant. Je dirais que j’ai du mal à en croire mes yeux. Je ne connais aucun scientifique de la Ligue qui ait pu obtenir de tels résultats, même si je remonte aux jours les plus glorieux du Vieil Empire. Il regarda Serena et les Tlulaxa avec un sourire chaleureux. — Je pense que pour le bénéfice de toute l’humanité, vous devriez partager votre technologie avec les Mondes de la Ligue. Nous pourrions développer d’autres fermes d’organes comme celle-là. Les victimes des batailles n’auraient plus à attendre des mois dans des machines de soutien vital avant de recevoir leurs transplants. Iblis Ginjo, devant l’expression inquiète des Tlulaxa, leva les mains. — N’allons pas trop vite, docteur Suk. Nous avons affaire à la ressource essentielle de la civilisation tlulaxa. Nos amis pourraient pratiquer des prix plus élevés et tirer des bénéfices importants de leur commerce, mais ils participent au combat contre Omnius. Vous ne vous enrichissez pas grâce à la guerre, n’est-ce pas, Rekur ? — ABSOLUMENT PAS. STIMULÉ, IBLIS REPRIT : — Je pense qu’à terme les Tlulaxa, avec leurs fermes d’organes, enregistreront des profits supérieurs à ceux du commerce d’esclaves. — Ce que j’apprécierais, commenta Serena. Bien sûr, la demande d’organes est plus importante en temps de guerre. (Elle plissa le front et regarda autour d’elle.) Mais justement, où sont donc les esclaves ici ? Je pensais qu’ils travaillaient dans les fermes d’organes ? — Prêtresse Butler, dit Rekur Van, la vente d’esclaves est notre première ressource. Les humains intelligents et éduqués sont particulièrement utiles et nous ne les gardons pas pour notre usage personnel. Et puis, nous ne saurions confier l’exploitation délicate des fermes à des travailleurs non formés qui entretiennent souvent des projets de vengeance. Xavier hocha la tête avec raideur, masquant à peine son hostilité. — Ainsi que l’a prouvé la récente révolte sur Poritrin. — Nous n’avons nullement l’intention d’exposer nos fermes d’organes à une telle menace. Serena admit en silence l’explication : elle se souvenait trop bien des actes horrifiants des Bouddhislamiques sur Poritrin. On n’avait pas encore déterminé avec précision le nombre de morts pour la seule cité de Starda et ce ne serait sans doute jamais fait car le centre de la cité avait été vitrifié dans l’explosion. Quant au reste, si l’on exceptait les ruines, il n’y avait plus que des étendues de débris radioactifs où les corps resteraient prisonniers pour l’éternité. Les survivants s’étaient lancés dans un pogrom rapide et terrifiant et il ne restait que peu d’esclaves en vie. Poritrin ne serait jamais plus la planète fluviale et bucolique qu’elle avait été. La visite des fermes d’organes se poursuivit et les Tlulaxa montrèrent avec une fierté feutrée à leurs visiteurs les multiples sortes d’échantillons biologiques qu’ils élevaient. Niriem, vigilante, ne quitta pas sa maîtresse. Après le dîner, on donna une soirée en l’honneur des visiteurs de la Ligue et les discussions se poursuivirent. Le lendemain, Iblis se présenta à Serena avec une proposition du Conseil de Tlulax, l’air satisfait. — Nos amis nous font une offre généreuse, Serena. Ils souhaitent prendre un échantillon de vos cellules, de votre code ADN. Ils élèveront des organes spécialement à votre intention au cas où... au cas où vous seriez victime d’une autre tentative d’assassinat. ELLE S’ASSOMBRIT. — Ne pourrais-je avoir droit aux organes standards comme tous les soldats du Jihad ? REKUR VAN LA DIRIGEA VERS LA SALLE DE BANQUET. — Certes, Prêtresse, mais il y a toujours un risque infime de rejet. En termes de biologie, il est impossible de garantir une acceptation parfaite – sauf si l’on utilise votre ADN au départ. Cela me semble une précaution valable et le Grand Patriarche est d’accord. Le regard méfiant de Xavier se porta tour à tour d’Iblis au Tlulaxa. — Je ne suis pas convaincu que ce soit vraiment nécessaire... SERENA SE DÉTENDIT. — Non, c’est très bien. Je pense que c’est une bonne idée. J’aimerais que les Tlulaxa échantillonnent également les cellules du Primero Harkonnen, du Grand Patriarche Ginjo... et aussi du docteur Rajid Suk. XAVIER, INQUIET, PORTA UNE MAIN À SON TORSE. — Mais, Serena, les poumons que j’ai reçus il y a des années fonctionnent parfaitement bien. Je n’ai pas besoin de... — MAIS MOI JE DIS QUE OUI. ET LA DISCUSSION S’ARRÊTA LÀ. Le lendemain matin, quand on eut prélevé leurs échantillons cellulaires, Iblis Ginjo les pressa de regagner le spatioport. — Venez, Serena. Les Tlulaxa se sont montrés plus que généreux cette fois, et vous avez vu tout ce que vous souhaitiez voir. Nous n’avons plus rien à faire ici. Après le breakfast bizarrement hâtif, elle sourit à leurs hôtes. Elle devait s’assurer qu’ils comprenaient à quel point elle appréciait leurs travaux. — Je suis très impressionnée et je vous félicite pour ces réussites exceptionnelles. Mon rêve est que vous vous joigniez à la Ligue en tant que membre à part entière. Toute l’humanité bénéficierait alors de votre apport. — Nous pourrons sans doute discuter de cela dans l’avenir, intervint Iblis Ginjo. En tout cas, le plus important est que les Tlulaxa poursuivent leurs vaillants efforts pour soutenir notre cause. — OUI, JE PENSE QUE C’EST VRAI. En hâte, Iblis raccompagna Serena et sa suite jusqu’à la navette comme s’il craignait qu’elle aille plus loin dans sa visite. Le docteur Suk semblait toujours sous le coup de l’émerveillement. — Vous êtes la Prêtresse du Jihad, celle qui a rassemblé l’humanité contre Omnius. Avec vous, rien n’est impossible. Il décocha des regards appuyés à Rekur Van et à l’autre Tlulaxa. Quand Iblis Ginjo se fut retiré, Serena se dit qu’elle était absolument satisfaite de sa visite. Mais, au fond de son cœur, elle ne pouvait s’empêcher de penser qu’il y avait quelque chose de pernicieux ici... 173 AG (avant la Guilde) An 29 du Jihad Une année après le retour des Cogitors de la Tour d’Ivoire Les opportunités peuvent se présenter en un instant, ou se développer durant des milliers d’années. Nous devons toujours être prêts à saisir celles qui nous sont destinées. Général Agamemnon, Nouveaux Mémoires. Si Agamemnon avait eu encore un visage humain, il aurait affiché un sourire triomphant en voyant la flotte des machines qui convergeait vers Bela Tegeuse. Son cerveau organique immergé dans l’électrafluide transmettait des ondes d’anticipation victorieuse. OMNIUS NE SE DOUTERAIT DE RIEN. Ses deux compagnons Titans éprouvaient la même satisfaction, ainsi que Beowulf et les cent dix-sept néo- cymeks ambitieux qu’ils avaient recrutés. — LE TEMPS DES TITANS VA REVENIR ! Le message secret d’Agamemnon fut transmis à tous les vaisseaux cymeks qui traversaient l’espace comme autant de poissons-pilotes au large des requins. — Nous allons rétablir notre règne et récompenser tous ces visionnaires qui ont souhaité la destruction du suresprit. L’Omnius de Corrin avait envoyé pour cette expédition un grand nombre d’assistants cymeks « loyaux » pour renforcer le contrôle des machines sur la planète avant que les humains n’envoient des renforts. Il avait donné au général des ordres explicites pour que ce monde synchronisé gravement touché ne succombe pas à l’assaut des hrethgir. Agamemnon comptait bien obéir à ces ordres... A sa façon. Beowulf, le plus talentueux des Titans depuis Barberousse, avait développé des programmes en boucle et des instructions pour tous les vaisseaux robotiques. Ils étaient censés les protéger du chaos et des effets parasitaires qu’ils affronteraient sur Bela Tegeuse. Et plus particulièrement des francs-tireurs humains. La flotte apportait également une mise à jour totale d’Omnius qui comportait les informations et les instructions nécessaires à restaurer le statut de Bela Tegeuse en tant que Monde Synchronisé. Agamemnon se dit que tous ces vaisseaux aussi beaux que puissants seraient bientôt le fond de sa flotte cymek impériale. Les vaisseaux des machines qui encerclaient maintenant la planète masquée par les nuages transmirent leurs signaux d’identification au nexus de l’Omnius de Comati mais ne reçurent en réponse que des flots de statique. Quelques instants plus tard, des messages leur parvinrent des servants humains qui avaient réussi à faire fonctionner certains éléments. Soulagé de ne trouver aucune trace d’une force hrethgir au sol, Agamemnon se dit qu’il n’aurait pas à combattre simultanément les Jihadi et les forces d’Omnius. — À l’attention de toute la flotte des machines, annonça-t-il. Le cymek Beowulf a préparé un téléchargement à votre intention. BEOWULF LUI SUCCÉDA SUR LA MÊME FRÉQUENCE. — Avant notre départ de Corrin, Omnius m’a confié un programme de remise à niveau qui n’a pas été installé pour des raisons de sécurité. Tenez-vous prêts à le charger. Il entra les codes d’accès appropriés au plus haut niveau et les machines acceptèrent le flux en toute confiance. La flotte robotique digéra le programme empoisonné. Et dans la réaction en chaîne qui suivit, les vaisseaux qui survolaient Bela Tegeuse s’éteignirent comme autant de chandelles dans le vent. Sans coup férir, sans incident. Sur les fréquences réservées aux cymeks, des cris de triomphe et de joie se croisèrent. De petites unités de combat cymeks tournaient au large de la flotte robotique réduite au silence. Et un néo-cymek demanda sur une fréquence libre : — Pourquoi vous n’avez pas fait ça il y a des siècles ? C’est le propre fils d’Agamemnon qui m’a indiqué la direction à suivre. Selon les informations de la Ligue, Vorian Atréides était à l’origine du stratagème de Poritrin, mais aussi du virus qui avait trompé les machines au large de IV Anbus. LE GÉNÉRAL TITAN ÉTAIT D’ACCORD. — Vorian effectuait la tournée de mise à jour en compagnie du robot Seurat, celui-là même qui avait livré des données corrompues sur divers Mondes Synchronisés, et je ne doute pas qu’il ait été à la base de cette tactique. Nous autres les cymeks, nous n’avions aucune raison de ne pas utiliser la même technique, mais elle ne peut être utilisée qu’une fois et il fallait que nous attendions d’être prêts. Tous au même moment. Et enfin ce moment est arrivé. Une dernière fois, le général cymek inspecta les forces qu’il avait rassemblées et l’immense armada robotique. — J’ai attendu ce moment depuis mille ans ! Vous, les Titans, rejoignez-moi à bord du vaisseau de tête. Nous allons exiger une entrevue avec Omnius. Les vaisseaux cymeks convergèrent sur le bâtiment central comme autant de pirates plongeant sur le coffre au trésor. Agamemnon s’amarra au sas avant de se glisser dans un corps de marche élancé qu’il portait comme une cape de cérémonie, triomphalement. Elle aurait convenu à l’ancien Agamemnon lorsqu’il était entré dans Troie. Il s’adressa à Junon et Dante, ainsi qu’au brave Beowulf qui était l’architecte de leur victoire. — Les Mondes Synchronisés sont affaiblis après tant d’années de guerre contre les humains libres. L’Armée du Jihad a fait notre travail en usant les machines pensantes. Nous ne pouvons laisser passer cette occasion. Le vaisseau de mise à jour était obscur et silencieux : son pilote avait été paralysé par le programme insidieux et habile de Beowulf. Les cymeks n’auraient jamais la possibilité d’user une seconde fois de ce subterfuge. Mais ce ne serait sans doute pas nécessaire. Agamemnon s’avança sur ses blocs de marche et déchira la porte de l’alcôve qui contenait la mise à jour d’Omnius. Il découvrit la gelsphère argentée sur son support, riche de trillions de données, et s’en empara d’un geste. Bela Tegeuse était la première reconquête majeure des Titans. — Omnius, tu parais maintenant si fragile, si faible, dit-il. Tu vois, je viens de lancer une ère nouvelle... tout en mettant un terme à la tienne. Il serra ses doigts de métal et écrasa la sphère. Désormais, Omnius et ses machines pensantes affrontaient une guerre sur deux fronts. Quelle sorte de Dieu nous aurait promis une terre comme celle-ci ? Lament zensunni. Cinq mois avaient passé, leurs provisions étaient presque épuisées et bien des Zensunni étaient morts. Arrakis restait inhospitalière, fermée, et Ishmaël sentait le désespoir monter chez les siens. Ils n’avaient aucun endroit où aller. Un esclave à la peau recuite de soleil, épuisé et famélique, assis sur un rocher près de l’épave de leur vaisseau expérimental, lui dit : — Cette planète n’est qu’une dune géante. Pourtant, Ishmaël, leur chef, ne voulait pas laisser s’éteindre leur ultime étincelle d’espoir. Il exigeait d’eux qu’ils luttent avec toute leur foi, qu’ils endurent la chaleur écrasante et apprennent à s’adapter à ce nouveau lieu que Dieu, quelles que soient ses raisons, avait choisi pour eux. Il savait trouver les Sutras de circonstance pour apporter un peu de réconfort aux siens. Son grand-père lui avait dit autrefois : « Le courage et la peur se poursuivent l’un l’autre, sans cesse. » Sa fille Chamal s’était endurcie, mais elle ne parvenait pas à croire que Rafel, son mari, pouvait être encore vivant. Il était parti vers le désert en compagnie d’Ingu et de l’esclavagiste tlulaxa à bord de l’unique véhicule dont ils disposaient et aucun des trois n’était revenu. Trop de temps avait passé. Après de longues semaines où elle était restée muette, Chamal ne croyait plus que l’expédition de Rafel reviendrait avec de bonnes nouvelles et des vivres. Ishmaël lisait dans son regard qu’elle avait envisagé toutes les possibilités : ils s’étaient perdus, ils s’étaient écrasés dans une tempête de sable, ou bien le Tlulaxa avait réussi à les tuer. Nul n’osait imaginer qu’ils avaient pu rencontrer la civilisation sans parvenir à trouver de l’aide. Ishmaël, appuyé contre un rocher, serrait sa fille contre lui. Il aurait aimé qu’elle soit encore toute jeune, sans cette épreuve. Elle avait perdu l’homme qu’elle aimait et Ishmaël était maintenant son unique soutien. Il avait lui-même laissé Ozza derrière lui et il serait responsable de la mort des réfugiés zensunni. Dans quel but s’étaient-ils enfuis ? Ils auraient mieux fait de se joindre à la rébellion d’Aliid, après tout. Il espérait que les Zenchiites avaient remporté la victoire sur la lointaine Poritrin... Mais il en doutait et il doutait aussi de jamais le savoir un jour. Mais en dépit de leurs tribulations, il se refusait à regretter sa décision. Mieux valait mourir dans cet enfer aride que de devenir un assassin, même si les victimes étaient des esclavagistes. — Bouddhallah doit avoir une raison pour nous envoyer ici, murmura-t-il comme pour rassurer sa fille. Mais il faudra des milliers d’années à notre peuple pour le découvrir. Ils savaient que, pour le reste de l’univers, Ishmaël et ses fidèles avaient disparu. Tout simplement. Ils ne s’étaient pas aventurés au large de leur camp de base, sur le site où ils s’étaient écrasés. Ils avaient démantelé le vaisseau et certains, plus ingénieux que les autres, avaient réussi à monter des trappes avec des filtres pour recueillir la rosée dans les creux d’ombre, mais les quelques gouttes qu’ils capturaient ne pouvaient étancher leur soif. Dans la frénésie du départ, ils avaient pris le strict minimum qu’ils avaient pu trouver dans le hangar de Norma Cenva et il leur manquait bien des choses. Le vaisseau prototype n’avait pas été conçu pour emmener une centaine d’esclaves en fuite avec l’équipement de survie nécessaire. Et le plus pessimiste d’entre eux n’avait pas pensé qu’ils pourraient se retrouver sur un monde aussi désolé. ARRAKIS ÉTAIT HOSTILE ET SANS RESSOURCE. Un mois après leur arrivée, un groupe de volontaires vint voir Ishmaël à l’heure du crépuscule, dans la fraîcheur, les yeux rouges, la mine hâve. — Nous avons besoin d’un compas, d’eau et de nourriture, dit leur responsable. Nous allons partir à six pour tenter de trouver Arrakis Ville. C’est notre unique chance. Ishmaël ne pouvait argumenter, même s’il était pratiquement certain qu’ils échoueraient dans leur tentative. — C’est Bouddhallah qui nous guide. Suis Son chemin, il est inscrit dans vos cœurs. Les Sutras disent : « Le chemin qui conduit à Dieu est invisible pour les incroyants mais clair pour l’homme de foi. » L’HOMME ACQUIESÇA. — J’ai fait un rêve. Je me suis vu marchant entre les dunes. Je crois que Bouddhallah souhaite que j’essaie. Ishmaël ne trouva rien à redire face à cet homme logique et courageux. Les six hommes n’emporteraient qu’une petite flasque d’eau et des vivres pour une semaine. S’ils ne localisaient pas la base à temps, ils n’auraient pas assez de ressources pour rebrousser chemin. — Mieux vaut mourir en essayant de sauver les nôtres, ajouta le chef de l’expédition, que de rester ici à attendre que la Mort vienne nous prendre à sa manière cruelle. Les étoiles brillaient dans le ciel quand Ishmaël donna l’accolade à chacun des six, Chamal à son côté. Ils partirent dans la direction opposée à celle que le planeur avait prise. Dans la fraîcheur du désert obscur, ils gagneraient du temps. Ishmaël regarda leurs ombres danser sur les dunes et se perdre au loin... Deux heures avant l’aube, les deux lunes d’Arrakis diffusaient une clarté perlée sur l’océan de sable, et il observait l’horizon, espérant repérer les silhouettes des éclaireurs. Il n’avait pas dérangé les autres qui dormaient profondément. Il souhaitait que ce temps de repos les ait préparés à une nouvelle journée difficile. Ses yeux s’accoutumèrent à la lumière douce et aux ombres contrastées, et c’est alors qu’il distingua les minuscules silhouettes qui escaladaient une dune qui était une vraie colline de sable dominant toutes les autres. Les silhouettes se déplaçaient rapidement, comme si les hommes étaient frappés de panique. La dune géante semblait bouger, glisser en se soulevant. Des ondes plissaient la surface comme des vagues sous un vent furieux. Puis, un puits béant s’ouvrit sous les hommes. Ishmaël vit une tête, pareille à celle d’un serpent géant, énorme, épouvantable. Une créature monstrueuse qu’il n’aurait jamais osé imaginer se dressait au-dessus du désert... Quand vint l’aube, il n’y avait plus trace des six braves. Mais quel est cet endroit ? Un monde peuplé de cauchemars. Il décida de ne rien dire aux autres, encore moins à Chamal. Il les laisserait prier pour que les secours arrivent. Il n’aimait pas mentir à son peuple, pourtant il fallait qu’ils se raccrochent à un espoir. Ça ne coûtait rien. Malgré les mesures d’austérité prises par Ishmaël, les vivres qu’ils avaient emportés arrivaient à épuisement. Bientôt, Arrakis allait mettre un terme à leurs privations. Un tiers des Zensunni évadés de Poritrin étaient déjà morts de soif et de faim, ou brûlés par le soleil. Certains avaient péri en cherchant de l’aide, les autres avaient simplement cessé de lutter et étaient morts doucement dans leur sommeil. Quelques-uns d’entre eux, qui avaient des connaissances en technologie, avaient exploré l’épave du vaisseau en quête de tout ce qui pouvait être recyclé, attribué à d’autres fonctions. Ils avaient réussi à convertir une partie du carburant et du liquide de refroidissement des moteurs en une boisson buvable quoique atrocement fétide. Ils avaient également construit un émetteur rudimentaire pour lancer des signaux de détresse vers d’éventuels engins volants, sans aucun effet. Il semblait que les tempêtes de sable fréquentes suscitaient une couche ionisante qui brouillait toutes les émissions. OU BIEN PERSONNE NE VOULAIT VENIR À LEUR SECOURS. Dans les plus sombres moments de désespoir, Ishmaël avait entendu certains des siens parler de se nourrir de chair humaine et de se désaltérer avec l’humidité des morts. Cette suggestion abominable l’avait bouleversé. — Nous devons abandonner nos vies avant d’abandonner notre humanité. Bouddhallah avait une raison pour nous envoyer ici. C’est notre épreuve, ou notre châtiment... le sort du croyant. A quoi bon sacrifier nos âmes pour un repas si nous devons avoir encore faim demain ? Ils mourraient libres... mais ils mourraient cependant. Chaque nuit, Ishmaël communiait en récitant les Sutras, y cherchant un sens plus profond mais sans trouver de réponse à ses interrogations. Se pouvait-il qu’on leur vienne en aide ? Les Zensunni n’avaient pas d’alliés sur Arrakis, quelque part ? Il se disait avec un sentiment de désespoir que s’il y avait un peuple assez résistant pour survivre sur cette terre dénudée, il ne se montrerait certainement pas amical avec les étrangers. À l’aube comme au crépuscule, ils se répandaient sur leur péninsule de rocaille, soulevant les pierres, fouillant les fissures pour récolter les rares lichens et les plantes éparses. Une fois, un jeune garçon réussit à abattre un oiseau rapace avec un caillou. Ils prenaient tout ce qu’ils trouvaient : des insectes à la carapace croquante, des mille-pattes annelés et durs. Chaque miette de protéine, chaque goutte humide était un instant de vie en plus, un souffle précieux. ILS NE POUVAIENT RIEN FAIRE D’AUTRE. Un soir, alors que la nuit limpide revenait sur le désert, Chamal surprit un mouvement dans les dunes. Une forme géante sinuait en direction de la barricade de rochers qui était le camp des Zensunni. Elle poussa un cri et ils vinrent tous voir, haletants, la démarche lourde, recrus de fatigue et de faiblesse. Ishmaël voyait nettement le monstre sinueux, sa gueule béante à l’éclat orange, les étincelles ardentes sur ses segments, produites par l’abrasion du sable. Les siens l’entouraient, subjugués, effrayés. Par deux fois dans les cinq derniers mois, ils avaient vu ces vers prodigieux loin dans les dunes, mais les créatures circulaient apparemment sans but précis et ne restaient jamais longtemps exposées en surface. Mais ce monstre-là semblait venir sur eux intentionnellement. — Qu’est-ce que ça veut dire, Père ? demanda Chamal. — C’EST UN PRÉSAGE, SUGGÉRA UNE FEMME. Son visage tanné avait un éclat jaune dans la clarté des lampes qu’ils avaient prélevées sur l’épave. Ils n’avaient pas assez de carburant pour allumer des feux selon la tradition zensunni. — Le démon veut nous dévorer ! cria un homme. Il veut nous sacrifier dans les dunes, il nous attend. Nous n’avons plus d’espoir ! ISHMAËL SECOUA LA TÊTE. — Ici, dans les rochers, nous sommes à l’abri. Peut- être est-ce une manifestation de Bouddhallah. Il se détourna à l’instant où le ver des sables contournait la base des rochers. La nuit s’assombrissait et il ne voyait plus aussi nettement la bête. Il perçut le grincement de ses écailles sur les rochers avant qu’elle ne s’immobilise. Puis il entendit un son très faible, comme un cri humain. L’écho se perdit dans la nuit. Il écouta plus intensément, mais l’appel ne se répéta pas et il se dit que c’avait été un tour de son imagination, de la fatigue, ou simplement un oiseau nocturne en chasse. — Venez, dit-il aux siens. Asseyez-vous et je vais vous parler d’Harmonthep. Chacun de nous peut décrire son monde natal pour que nos souvenirs restent clairs. Il réveilla pour eux les images de sa mémoire, les marais et les ruisseaux tranquilles de sa planète. Les poissons et les insectes qu’il capturait pour aller à la pêche, les fleurs qu’il moissonnait avec les siens, la vie pastorale idyllique qu’il avait connue dans son enfance. Un Sutra lui revint : « La faim est un démon aux multiples visages. » Il s’arrêta à l’instant où il allait parler de la venue des esclavagistes. Il ne le souhaitait pas. Ils avaient enlevé Keedair pour l’emmener ici avant qu’il ne se perde dans le désert... La vengeance n’était-elle pas suffisante ? Apaisés un moment dans ce regroupement fraternel, les Zensunni partagèrent les récits de leur enfance, décrivirent le milieu où ils avaient vécu, savourant quelques images d’un passé plus clément. La plupart avaient grandi sur Poritrin et ne connaissaient aucun autre monde, si ce n’est celui où ils avaient échoué, ce désert sphérique... Et ils n’entendirent pas approcher les intrus. Les étrangers s’avancèrent comme des ombres silencieuses portées par la brise du soir. Fantomatiques, ils guettaient dans les rochers, à l’écart du cercle de lumière, d’Ishmaël et de l’auditoire attentif. Ils sursautèrent quand, enfin, un homme se détacha de l’ombre et les interpella en galach, avec un accent lourd : — Ce sont de très belles histoires, mais vous ne trouverez pas ce genre de refuge ici. Ishmaël se leva d’un bond et ses fidèles saisirent leurs armes rudimentaires. Les hommes qui venaient vers eux étaient maigres, l’air endurci, avec des yeux entièrement bleus. — Qui êtes-vous ? Si vous êtes des bandits, il n’y a rien à prendre ici. C’est à peine si nous survivons. L’homme à la mâchoire carrée qui était à l’évidence leur chef le dévisagea longuement avant de répondre de façon surprenante dans le langage secret chakobsa : — Nous sommes des Zensunni, tout comme vous. Nous sommes venus vérifier si les rumeurs disent vrai. L’esprit d’Ishmaël imaginait fiévreusement toutes sortes d’explications. Une autre tribu ? De nombreux croyants avaient fui la Ligue il y avait bien longtemps. Certains s’étaient peut-être installés dans ce terrible désert... — Je me nomme Jafar. Je dirige une bande de hors-la-loi qui accomplissent la mission sacrée de Selim le Chevaucheur de Ver. Au Conseil, nous avons discuté de votre situation et nous nous sommes demandé si nous pouvions croire ce qu’on nous avait raconté. (Il leva fièrement le menton.) Vous êtes des esclaves en fuite, et nous avons décidé de vous accueillir dans notre tribu, si vous travaillez dur, si vous nous aidez et méritez votre asile. Nous vous apprendrons comment survivre dans le désert. Des cris de joie et des remerciements à Bouddhallah éclatèrent dans le calme de la nuit. Jafar et ses hommes contemplèrent l’épave du vaisseau comme s’ils estimaient ce qu’ils pourraient retirer de la coque. — Nous acceptons votre offre généreuse, Jafar, dit Ishmaël sans hésiter. (Déjà, il devinait que les siens croyaient que Bouddhallah leur avait apporté le salut.) Nous travaillerons dur, oui. Et nous sommes honorés de nous joindre à vous. Il fut un temps où je pensais que la cruauté et la méchanceté étaient des caractéristiques propres aux humains. Hélas, il semble que les machines pensantes aient appris à nous imiter. Vorian Atréides, Les tournants de l’Histoire. Quand la patrouille du Jihad atteignit la petite colonie de Chusuk, il était déjà trop tard. Les machines n’avaient rien laissé. Les bourgades rasées ne fumaient plus. Il ne restait que des poutres noircies et tordues, des cratères béants. Une odeur de cendre pesait sur le paysage ravagé, silencieux. Après tout ce temps, il était vain d’espérer trouver des survivants. Vorian s’était arrêté au milieu des décombres. Il était encore sous le choc. Cinq navettes de sauvetage et de récupération venaient de quitter les deux ballistas en orbite... mais il n’y avait plus rien à sauver ni à récupérer... Il n’avait plus qu’à faire un rapport sur ce désastre. Les Jihadi étaient consternés. Certains avaient eu des parents ou des amis sur Chusuk. Vorian se sentit glacé en tentant d’évaluer la tuerie qui avait eu lieu sur ce petit monde vulnérable. Les machines avaient frappé en calculant froidement, comme à l’accoutumée. — Omnius n’a même pas repris le pouvoir ici, dit-il d’une voix creuse. Il s’est contenté de... tout ravager. Pourtant, Chusuk avait disposé d’une infrastructure que le suresprit aurait pu reprendre pour établir un Monde Synchronisé mineur... Il secoua la tête, indécis, échevelé, sombre, la sueur au front. — Il est possible que les machines aient changé de tactique. Si elles appliquent le même dispositif d’attaque sur d’autres mondes, cela signifie que leur but unique est d’éliminer les humains et de rendre leurs mondes inhabitables. Il jeta un regard par-dessus son épaule pour observer les soldats qui cherchaient des indices utiles. Il s’avança lentement entre les amas de gravats des rues, les murs calcinés. Il avait longtemps servi sous la férule d’Omnius et il pensait connaître les machines. — Ça n’a pas de sens. À moins que ce ne soient les cymeks qui aient frappé ici... La colonie de Chusuk avait été en pleine expansion. Elle n’avait certes rien d’un paradis, mais c’était un endroit où l’on pouvait vivre, un avant-poste de l’humanité sur un monde banal mais paisible. Les colons avaient vécu tranquillement, avec leurs rêves ambitieux, leurs amours, leurs familles. Des humains de tous les jours qui avaient tissé le quotidien d’un monde neuf. Et les machines en avaient fait des victimes innocentes. Vorian s’arrêta devant une épaisse plaque de plazz sur un trottoir et vit dans le sous-sol une pièce apparemment intacte, avec des instruments de musique disposés sur une table de travail. C’était étrange : certaines choses avaient survécu à la guerre, comme protégées par des bulles angéliques. Il donna l’ordre aux équipes de secours de fouiller le sous-sol, mais ils rapportèrent quelques instants après qu’ils n’avaient pas trouvé signe de vie. Il poursuivit sa ronde entre les squelettes des édifices. Sous les murs abattus, il découvrait les poutres et les entassements de briques. Quant au square municipal, il n’était plus qu’un creux soufflé par les bombes que les vaisseaux robotiques avaient dû larguer. Il découvrit aussi des cadavres calcinés pareils à des corbeaux figés, les bras convulsés, leurs dents brillant sous les lambeaux de chair noire des lèvres. Leurs orbites étaient caverneuses, avec une sorte d’étrange expression de chagrin, comme si tous ces morts s’étaient demandé jusqu’à l’ultime seconde pourquoi les secours ne venaient pas. Trois Jihadi l’appelèrent à l’angle d’une rue. Il les rejoignit pour découvrir deux meks de combat qui avaient été détruits par la défense humaine. Vorian resta muet, avec une sensation de creux, sachant qu’ils n’auraient rien pu faire pour empêcher ce massacre. Il leur avait fallu près d’un mois pour rallier Chusuk en mission de patrouille de routine. Ils s’étaient attendus à ne trouver qu’un dépôt de ravitaillement. Ils n’avaient reçu aucun message de détresse, aucun avertissement qui aurait pu les atteindre à temps. Il était écœuré devant les traces de cet acharnement insensé des machines. IL SE DIT QU’IL AURAIT DÛ LE PRÉVOIR, POURTANT. Durant le voyage vers Chusuk, comme tous ses hommes, Vorian n’avait eu que peu à faire. Il avait lu les documents officiels en retard et rédigé des mémos sur les stratégies militaires où il expliquait encore une fois ce qu’il savait des machines pensantes. Depuis le début du Jihad, Serena avait écrit de nombreux articles polémiques enflammés pour la croisade contre les machines. Qu’Iblis Ginjo avait cités sans vergogne. À un moment, Vorian avait envisagé de rédiger ses Mémoires : il avait vécu tant de moments exceptionnels... Pourtant quand les mensonges que son père avait fait passer pour des récits authentiques lui étaient revenus, il avait abandonné cette idée. Même s’il essayait de s’en tenir strictement aux faits, sa nature humaine leur donnait une certaine coloration. Avant un siècle ou plus, s’il continuait à progresser dans sa campagne contre Omnius, il reverrait sans doute ses idées. Mais, pour l’heure, il préférait passer quelques instants de détente dans des parties de Fleur de Lys avec ses hommes. Il écrivait l’Histoire avec ses actions militaires et non avec les documents qu’il pouvait laisser derrière lui... Quand il était seul dans sa cabine, il lui arrivait de repenser aux moments de bonheur qu’il avait vécus. Et il retrouvait Leronica Tergiet, la fille de Caladan, dont il s’était épris. Jamais auparavant il ne s’était permis une liaison, ni même un lien émotionnel... Mais Leronica l’incitait à devenir quelqu’un de différent, sans obligations ni devoirs d’une dimension cosmique, rien qu’un homme qui pouvait être un mari, ou simplement un ami. Il ne regrettait pas ce qu’il avait accompli, tout ce qu’il avait fait pour défendre des populations sur de nombreuses planètes, mais il aspirait aussi à être modeste, heureux, sans importance majeure : un simple soldat répondant au nom de « Virk ». Les exigences du Jihad lui avaient interdit jusqu’à présent de prendre un congé pour Caladan, comme il en avait eu l’intention. Il avait envoyé régulièrement des messages à Leronica par l’intermédiaire des Jihadi de la station de repérage, et parfois un cadeau. Mais sans recevoir de réponse. Il n’était même pas certain qu’elle disposait d’un moyen de communiquer avec lui. Attristé, il en vint à se dire qu’il ne comptait pas vraiment dans ses pensées. Une jolie fille comme elle avait dû se trouver un mari. Et même fonder une famille. Il espérait pourtant qu’elle gardait un tendre souvenir de lui. Il rejetait l’éventualité d’un retour : il risquerait de briser le bonheur que Leronica avait pu trouver. Et depuis leur liaison, il y avait quelques années, elle avait vieilli au rythme des humains normaux, alors qu’il n’avait perdu que quelques gouttes de la fontaine de jouvence légendaire... Il se promit cependant de retourner sur Caladan... Entre-temps, pendant les interminables voyages entre les étoiles, solitaire, il continuait d’écrire des lettres. Il savait qu’elle aimait lire ses récits sur les autres mondes, les peuples différents, exotiques. Ainsi, il la gardait au creux de ses pensées et se sentait un peu moins seul. Les exigences de la guerre accéléraient le temps, et il en était heureux. Il en venait à penser qu’il la retrouverait plus vite qu’il ne l’avait cru. Est-ce qu’elle l’attendait encore ? Son cœur battit plus vite à cette pensée. Il s’était immobilisé dans les ruines de Chusuk. Les machines avaient frappé avec un acharnement qui ne lui paraissait pas... efficace. Il était évident que les armées robotiques n’avaient pas ravagé à ce point la colonie uniquement pour atteindre leur objectif. L’un des Cuartos de l’escadron se présenta au rapport. — Primero Atréides, nous avons fait le compte des corps. Il n’y en a pas plus d’une centaine. — Une centaine ? Ce n’est pas suffisant pour une colonie de cette importance. Est-ce que les autres ont pu être désintégrés au cours de l’attaque ? — Non, Primero, le schéma de destruction n’autorise pas cette conclusion. VORIAN PLISSA LES LÈVRES, PERPLEXE. — Alors ils ont sans doute été enlevés comme esclaves pour compenser les pertes dues aux rébellions. Nous devons en finir très vite ici. Prenez toutes les images que vous pourrez et nous regagnerons ensuite Salusa Secundus. Il faut que je raconte moi-même à la Prêtresse ce qui est advenu ici. LE CUARTO AVAIT UN AIR DÉCIDÉ. — Quand elle verra ce qui est arrivé, elle rameutera la population. Elle fera regretter aux machines ce qu’elles ont commis sur cette planète. Tandis que l’officier s’éloignait, Vorian se dit que cette nouvelle étincelle dans le conflit ne ferait que rendre le combat plus violent, plus grave, sur fond de fanatisme. Oui, plus que jamais, il aurait souhaité se retrouver sur la douce planète Caladan, avec le ressac de la mer, entre les bras tendres de Leronica... Dans le banquet de la vie, nos activités quotidiennes sont le plat principal, et le dessert est composé de nos rêves. Serena Butler, Manifestes du Jihad. Pas moins de quatre mois après le départ de Vorian Atréides et des ingénieurs du Jihad de Caladan, Leronica Tergiet avait accepté d’épouser un homme qui l’avait courtisée sans succès depuis des années. Elle faisait partie des seize femmes du coin qui s’étaient retrouvées enceintes après le passage des turbulents soldats du Jihad. Elle n’en avait pas honte et rit gentiment quand son père tenta de la consoler. Lors du séjour des techniciens de Vorian, Brom Tergiet était en campagne de pêche à l’est du port et ignorait que sa fille avait fréquenté un homme en particulier. Quand il lui fut impossible de dissimuler sa grossesse et qu’elle eut attendu suffisamment longtemps pour être certaine de ne pas perdre son enfant dans une fausse couche, elle se confessa à son père. Brom Tergiet, assis sur le quai, réparait ses filets. Il resta silencieux, évitant son regard direct, puis secoua la tête, comme incrédule et dégoûté. — Oh, Père, nous savons suffisamment bien comment fonctionne notre biologie, dit Leronica, quelque peu amusée par sa réaction. J’ai éprouvé beaucoup de bonheur durant tous ces moments que nous avons partagés et c’est avec joie que j’accepte ce qu’il a pu me donner, y compris cet enfant. Mais elle s’était gardée de révéler à quiconque – et en particulier à son père – la véritable identité de l’officier. Elle portait son enfant et garder le secret était encore plus important maintenant. Surtout, elle ne voulait pas que son bébé coure un risque. — Tu vas être seule, Leronica. Ce soldat ne reviendra jamais, ni pour toi, ni pour l’enfant. — Oh, je sais, admit-elle, imperturbable, mais j’ai mes souvenirs et ces histoires qu’il m’a racontées sur tous ces mondes exotiques où il est allé. Cela me suffit comme consolation. Tu aurais préféré que je réagisse comme une femme abandonnée ? Que je me lamente sur ma situation ? J’aime cette vie qui est la mienne, ce que j’ai fait et ce que je ferai. J’aurais préféré avoir ton soutien moral et sentimental, mais je peux faire sans. Je vais travailler jusqu’au moment de mon accouchement, et il ne me faudra que quelques jours après la naissance du bébé. — TU AS TOUJOURS ÉTÉ UNE FILLE INDÉPENDANTE. Brom parvint à sourire et se leva en laissant les filets emmêlés sur les planches usées du ponton. Il serra sa fille contre lui, et chacun de ses gestes exprimait ce qu’il ne parvenait pas à dire. — APRÈS TOUT, CE QUI IMPORTE, C’EST L’ENFANT. Vu l’infime population de Caladan, les villages de la côte se réjouissaient de chaque naissance qui apportait un sang neuf dans les lignées locales. Les Jihadi avaient apporté une génération nouvelle et un peu plus de vitalité à cette société rurale qui vivait à l’écart des grandes voies galactiques. Leronica se refusait à tout rêve fantaisiste où Vorian Atréides reviendrait la chercher : cela n’arriverait jamais. Et elle décida que le mieux pour elle était de se mettre en quête d’un mari qui accepterait d’élever l’enfant comme s’il était le sien... Kalem Vazz était un célibataire tranquille qui avait dix ans de plus que Leronica. Par trois fois, il lui avait demandé de l’épouser. Elle avait toujours refusé, non par mépris ou parce qu’elle jouait capricieusement avec ses avances : elle ne tenait pas à s’occuper d’un mari en plus de son père, de la taverne et des bateaux. Mais sa vie avait maintenant pris un cours différent. Quand elle prit sa décision, elle se rendit tout droit jusqu’à la maison de Kalem, avant qu’il parte à la pêche. Elle avait mis une robe simple, un foulard sur ses cheveux et portait un collier de corail fin. Dès qu’elle eut frappé, Kalem apparut sur le seuil, enfilant précipitamment une surchemise pour se protéger du brouillard froid de la mer. Surpris, il la dévisagea d’un regard encore trouble, mais ne dit rien car il savait qu’elle était là pour une raison importante. — Tu m’as demandé d’être ta femme, Kalem Vazz, ton offre est encore valable ou as-tu cessé de m’attendre ? Il eut un sourire surpris et, soudain, cinq années s’effacèrent de son visage carré. Elle doutait qu’il ait remarqué son ventre. Il demanda : — QU’EST-CE QUI T’A FAIT CHANGER D’IDÉE ? — IL Y A QUELQUES CONDITIONS. Elle lui parla alors du bébé. Il prit bien la chose, avec sympathie, et fit quelques commentaires d’encouragement. — Si tu es mon mari, tu dois aussi accepter d’être le père de l’enfant d’un autre homme. Sinon, je ne te demande rien de plus et je te promets d’être l’épouse que tu attends. Elle était satisfaite qu’il comprenne la situation et elle était bien décidée à ne pas le décevoir. Elle attendit sa réponse à cette question directe et raisonnable qui déterminerait le cours de sa vie. — ET SI JAMAIS IL REVIENT ? — IL NE REVIENDRA PAS. Il lui adressa un regard intense. L’un et l’autre savaient que cette réponse ne suffisait pas. Il demanda : — S’il revient quand même, est-ce que tu te jetteras dans ses bras ? Ou, plus grave encore, le rejetteras-tu pour demeurer avec moi en regrettant ta décision toute ta vie ? — La marée monte et redescend, Kalem, mais crois-tu que je ne suis qu’un bout de bois flotté qui va et vient au gré des vagues ? Quand je fais une promesse, je la tiens. Kalem plissa les lèvres comme s’il réfléchissait à une proposition commerciale, mais elle voyait ses yeux brillants. — D’abord, dit-il, je vais demander personnellement une chose. Elle le fixa, les mains sur les hanches, décidée, prête à poursuivre la négociation. — Si ce soldat du Jihad est bel et bien reparti et que tu acceptes de m’épouser, tu ne devras pas me faire le déshonneur – à moi aussi bien qu’à lui – de nous comparer. (Il frotta ses mains calleuses.) Je sais que je ne suis pas un homme parfait et je ne peux t’enlever tes souvenirs. Mais ce que tu as vécu avec lui n’est qu’un souvenir, et moi je suis la réalité. Pourras-tu supporter ça ? Leronica n’hésita pas un instant avant de répondre. Et c’est ainsi qu’ils se marièrent, en même temps que seize autres couples des villages de pêcheurs. Rares étaient les mariés inquiets, en fait ils semblaient incapables de croire à leur bonheur en épousant des filles qu’ils avaient longtemps désirées sans trop espérer. Dans les semaines qui suivirent, Kalem Vazz vint amarrer son bateau près de celui de Brom Tergiet. Ensemble, avec les revenus de la taverne, Leronica et ses deux hommes pourraient vivre à l’écart du besoin. C’était le mieux qu’elle pouvait espérer avoir sur Caladan. Mais la nuit, souvent, quand elle était couchée auprès de Kalem, en caressant son ventre du bout des doigts, elle repensait à tous ces mondes étranges et merveilleux que Vorian lui avait décrits. Par la fenêtre, elle voyait le ciel étoilé et ses pensées se portaient vers Vorian Atréides, qui était si loin d’elle. Elle l’imaginait en train de combattre les robots, de diriger d’immenses batailles... En pensant à elle, peut-être, de temps à autre. Son beau et valeureux guerrier. Elle soupirait. Parfois, en se retournant sur le côté, elle voyait Kalem éveillé, immobile, les yeux ouverts et brillants... de larmes ? Mais il ne disait rien et affectait de ne jamais deviner ses pensées. Il ne lui avait pas demandé le nom du soldat et elle avait été soulagée de pouvoir tenir la promesse qu’elle avait faite à son amant. Kalem était un homme rude et solide qui semblait se satisfaire de ce qu’il avait... Et Leronica essayait de l’imiter. Avec un peu de mal. Ils savaient l’un et l’autre que le Jihadi ne reviendrait jamais. Leronica eut des jumeaux, deux garçons pleins de santé qu’elle nomma Estes et Kagin, du nom des deux grands-pères de son mari. Elle ne voulait avoir aucun lien avec Vorian. Les gens du village déclarèrent tous que les jumeaux étaient le portrait de Brom Tergiet – ce qui rendit le pêcheur à la fois fier et embarrassé – même si certains plaisantaient en disant qu’ils espéraient bien que les garçons n’hériteraient pas du rire chevalin de leur grand-père. Mais chaque fois qu’elle regardait ses bébés, Leronica revoyait le garçon brun et aventureux qui lui avait volé son cœur avant de repartir dans l’espace. Fidèle à sa promesse, Kalem Vazz se révélait un mari fidèle, travailleur, ainsi qu’un père attentif. Il s’occupait d’Estes et de Kagin sans jamais faire allusion au fait qu’ils n’étaient pas de lui. Pour lui, son amour était plus important que leur lignée. Deux ans après le départ de Vorian, Leronica n’éprouvait plus de tristesse, seulement une curiosité diffuse à propos de son existence, des endroits où il pouvait se trouver. S’il était encore en vie. Pour la première fois, elle s’intéressa au déroulement du Jihad, aux nouvelles des grandes batailles en cours. Au moins une fois par mois, Kalem et le père de Leronica allaient pêcher dans les eaux poissonneuses qui entouraient les récifs lointains. Dans ces occasions, suivant sa nouvelle habitude, Leronica laissait les jumeaux en garde à une voisine, empruntait l’une des voitures à gaz du village et partait vers le nord sur la route côtière accidentée qui conduisait au poste militaire et à la station de repérage qui avaient été établis deux ans auparavant par l’Armée du Jihad. Il n’y avait là qu’une poignée de soldats qui se satisfaisaient de leur existence dans les baraquements préfabriqués et se dévouaient à leur mission. Parfois, deux ou trois d’entre eux descendaient jusqu’au village par le sentier abrupt pour acheter des provisions fraîches et du poisson. Il arrivait aussi à Leronica de leur apporter des plats venus de la cuisine de la taverne en échange des dernières nouvelles de la guerre contre Omnius. On la connaissait bien dans les casemates de contrôle qui entouraient les tours qui étaient en contact permanent avec le réseau de satellites de Caladan. Le terrain proche où s’étaient posées les navettes pourrait un jour devenir un vrai spatioport, mais il n’était encore que rarement utilisé. Les Jihadi pensaient que Leronica voulait seulement s’informer sur la politique et la stratégie militaire, et ils lui avaient donné les textes des grands discours de la Prêtresse Serena Butler et du Grand Patriarche Ginjo. En vérité, elle ne venait que dans l’espoir d’entendre citer le nom du Primero Vorian Atréides, en s’interdisant de mentionner qu’elle le connaissait personnellement, bien sûr. Les soldats lui racontèrent les affrontements de Bela Tegeuse et les horreurs récentes commises par les machines sur la colonie isolée de Chusuk. À l’occasion, elle apprit d’autres détails sur les exploits de Vorian, comment il avait réussi à sauver IV Anbus et, plus tard, à abuser les machines pensantes avec une flotte artificielle au large de Poritrin. Elle reçut des lettres de Vorian, et aussi des colis, toujours sous son nom d’emprunt. Ils arrivaient curieusement quand son époux était en mer. Les soldats qui livraient le courrier savaient maintenant qu’elle avait un amant dans l’Armée du Jihad. Elle lisait ses messages avec passion. Elle n’aimait pas cacher ce secret à Kalem, qui était un homme franc et loyal. Mais elle voulait le protéger. Jamais elle n’avait osé envoyer de réponse. Pour des raisons qu’elle-même ne comprenait pas vraiment. Le Primero Vorian, perdu quelque part dans les conflits lointains du Jihad, ignorait qu’il avait deux fils. Mais jamais elle n’avait eu l’intention de le lui dire. Elle ne voulait qu’une chose : qu’il ne soit pas blessé. Et qu’il pense parfois à elle. Ce jour-là, heureuse de ce qu’elle avait appris, Leronica quitta les Jihadi en les remerciant, et reprit la voiture à gaz pour regagner le village avant la tombée du jour. Son père et Kalem seraient encore absents durant deux jours au moins, mais il fallait qu’elle récupère les jumeaux et se remette à la cuisine de la taverne. Avec un sourire discret, elle ouvrit les portes pour laisser entrer les buveurs du soir, bruyants, joyeux et agités. Les dernières nouvelles qu’elle avait eues, ainsi que la lettre qui prouvait que son amant ne l’avait pas oubliée, seraient pour un temps sa consolation, son bonheur. Elle se jura de se consacrer entièrement à son époux dès son retour. Ainsi qu’elle le lui avait promis, elle ne pouvait le comparer avec aucun autre homme... même si elle ne parvenait pas à oublier son valeureux officier. Elle était partagée entre deux mondes qu’elle appréciait l’un et l’autre. Est-ce donc humain de dire» personne ne me comprend » ? C’est une des nombreuses choses qu’ils m’ont apprises. Dialogues d’Érasme. On avait porté toutes sortes d’accusations contre Erasme durant sa longue existence. Nombreux avaient été ceux – y compris la très fascinante Serena Butler – qui l’avaient traité de boucher. À cause de ses expériences sur la nature des humains. Et aussi parce qu’il avait jeté son petit enfant par-dessus le balcon. Et puis, avant sa chute, l’Omnius de la Terre avait insinué qu’Érasme voulait devenir lui-même un humain. Quelle pensée absurde ! Récemment, l’Omnius de Corrin avait suggéré qu’il voulait usurper le poste du suresprit – alors même que les réactions mentales rapides du robot et son action efficace avaient sauvé Corrin du désastre et bloqué la diffusion de la mise à jour corrompue. Érasme s’irritait de cette étiquette simpliste. Il était fier d’échapper à toute description ou interprétation. Il voulait être bien plus que ce que tous les autres imaginaient. Il traversait un champ de neige en compagnie du jeune Gilbertus Albans, reliés par une corde, et le robot songeait à quel point les autres esprits – y compris Omnius – étaient communs par rapport au sien. Dans ses investigations, il s’était investi tellement plus profondément dans la vaste trame biologique que les autres, machines ou hommes. Il entendit le souffle haletant du jeune humain qui, pourtant, n’avait protesté à aucun instant, et ralentit le pas. Il avait modifié ses jambes et ses pieds de pleximétal pour avoir plus de stabilité sur la neige, et ses réserves d’énergie lui permettaient de progresser rapidement, en ouvrant le passage. Mais, même dans ces conditions, le malheureux Gilbertus avait quelque difficulté à progresser. La pente était plus accentuée et instable qu’il n’y paraissait au premier regard. Aucun humain, à vrai dire, ne pouvait se mesurer aux capacités de motricité d’un robot au design avancé. Ils étaient suivis par un essaim d’yeux-espions qui bourdonnaient comme des guêpes. L’Omnius de Corrin avait enfin été réparé et se remettait de ses pannes en série. Bien sûr, le suresprit, qui n’était après tout qu’un logiciel désincarné, dispersé comme un invisible nuage de données, ne pourrait jamais profiter d’une pareille expérience. Encore une occasion, pour Érasme, de se sentir supérieur avec son corps ambulatoire et totalement autonome. L’ordinateur central absorbait des quantités fabuleuses de données, mais il n’avait vécu aucune expérience personnelle. Ce n’est pas simplement la quantité d’informations qui importe, songea le robot, mais leur qualité. Il s’amusa à l’idée qu’Omnius était une espèce de voyeur, épiant sans cesse les autres sans jamais participer... ni vivre. Vivre. Ce mot imposait à l’esprit d’Érasme toutes sortes de questions philosophiques. Une machine pensante sans structure cellulaire vivait-elle vraiment ? Certaines, comme lui, oui. Mais pas la plupart, elles suivaient des schémas de routine, jour après jour. Omnius, par exemple, était-il vivant ? Il réfléchit un long moment à cette question et conclut : Non. Il n’est pas vivant. Cette réponse le conduisit à d’autres questions en arborescence. Il avait conscience d’avoir prêté serment d’allégeance à une chose inanimée. Une chose morte, et il se demanda si un tel serment était moralement valide ou s’il ne devait pas en tenir compte. Je peux faire ce que je veux. Quand ça me convient. Le soleil géant et rouge posait sur toute chose une laque de cuivre, mais une faible trace de tiédeur. En se retournant, Érasme vit avec satisfaction que le jeune Gilbertus n’en faisait pas trop, surtout avec le lourd sac à dos qu’il avait tenu à emporter. Il fallait empêcher qu’il se blesse. En tant qu’être biologique, il était naturellement vulnérable aux accidents et à l’environnement, et le robot se devait d’être particulièrement vigilant. Il devait protéger son sujet d’expérience avant tout... C’était du moins ce qu’il se disait. Depuis quatre ans, il avait consacré bien des efforts à éduquer le garçon pour essayer de transformer le voyou sauvage en un jeune homme bien éduqué. Ce qu’il était aujourd’hui. Érasme observa le haut de la pente. Le terrain chaotique de glace pourrie était le résultat de la longue saison hivernale de Corrin. Il reconnut la topographie du site et reprit son escalade. Il y avait longtemps qu’il n’était pas venu ici, mais sa mémoire à circuit-gel parfaite lui disait exactement où il se trouvait. — Je devine où vous me conduisez, monsieur Érasme, risqua Gilbertus. Il avait maintenant un visage allongé, une bouche large, des yeux vert olive et de longs cheveux de paille qui se hérissaient sous la capuche de sa parka. Pour son âge, il était plutôt petit – sans doute à cause de la nutrition insuffisante des enclos où il avait passé son enfance – mais il était fort, avec des muscles noueux. — Est-ce bien exact ? Gilbertus, continue d’essayer de deviner, parce que je pourrais bien avoir un tour ou deux dans ma manche. — N’essayez pas de plaisanter avec moi. Les robots ne plaisantent pas. — Tes propres paroles réduisent ton argument à néant. Si je cherchais à plaisanter, Gilbertus, est-ce que ça ne serait pas par essence une plaisanterie... ce qui contredirait ton postulat ? Il faut recomposer tes pensées de façon plus logique. Gilbertus, silencieux, réfléchit à cette nouvelle énigme. Érasme revint à ses réflexions. Cette fois à propos de toutes les données inutilisables qu’Omnius avait accumulées sans comprendre comment les utiliser pour synthétiser de nouveaux concepts. Les données n’étaient rien si on ne s’en servait pas comme d’une ressource à partir de laquelle on tirait des conclusions. Il avait virtuellement accès à tout ce que savait le suresprit, y compris les archives stockées dans un immeuble électronique. Il n’avait même pas à établir un lien avec Omnius pour obtenir les informations qu’il souhaitait, ce qu’il évitait de faire pour conserver son indépendance... et protéger ses secrets. Bien sûr, Omnius lui aussi avait ses secrets, des dossiers qui n’étaient accessibles à aucun robot. Ils intéressaient fortement Érasme, mais il ne tenait pas à courir le risque d’une connexion directe. — Nous sommes presque arrivés, monsieur Érasme ? demanda le garçon à bout de souffle. Le robot indépendant afficha un sourire et fit pivoter sa tête ovale pour découvrir le paysage derrière lui. — Presque. Gilbertus, je crois que j’aurais dû avoir d’autres enfants comme toi. Je ne craindrais pas de dire que je fais un excellent guide. GILBERTUS RÉFLÉCHIT UN INSTANT AVANT DE SOURIRE. — Vous êtes une machine, monsieur Érasme et vous ne pouvez pas avoir d’enfants. — C’est vrai, mais je suis une machine d’un genre très spécial, dotée de modifications et d’adaptations nombreuses. Ne sois jamais surpris par tout ce que je peux faire. — Monsieur, ne m’imposez plus jamais vos bizarreries. Le robot simula un rire amusé. Il appréciait la compagnie de Gilbertus encore plus qu’il ne l’avait espéré. Le garçon avait maintenant seize ans et il était devenu bien plus qu’un simple sujet d’expérience, brillant et performant. Sous la férule d’Érasme, il était en train d’atteindre son plein potentiel d’humain. Et Omnius retirerait plus qu’il ne s’y était attendu de ce défi. Il arrivait parfois que le robot et le jeune adolescent se querellent à propos des fausses assertions de l’autre ou de ses contradictions. Érasme avait veillé tout particulièrement à enseigner à son élève l’histoire de l’univers, la philosophie, les religions, la politique et la beauté absolue des mathématiques. La palette des sujets était riche d’une infinité de couleurs et de tonalités, et Gilbertus l’utilisait maintenant avec une efficacité remarquable. À la différence de son pari avec l’Omnius de la Terre – où Érasme avait tenté de dévoyer un servant loyal en le retournant contre ses maîtres –, il était cette fois lancé dans une expérience positive. Et même si ce n’était pas nécessaire, c’était avec un sourire de fierté qu’il se dirigeait actuellement dans la neige vers une profonde anfractuosité dans les rochers. Ils avaient atteint une surface plane, et il avait identifié deux saillies rocheuses séparées par une crevasse. — C’est ici que nous allons nous arrêter pour monter le camp, dit-il en pointant un doigt de métal. Il y avait un pont de neige à cet endroit. — Et vous avez été assez inconscient pour ne pas sonder sa solidité avant de tenter de le traverser, rétorqua Gilbertus d’un air suffisant en posant son sac. Il s’est brisé quand vous vous êtes avancé et vous êtes tombé dans la crevasse. Et vous y êtes resté prisonnier durant des années. — Je ne referai jamais la même erreur... Même si, quand j’y songe, elle a eu pour moi des conséquences très favorables. Isolé dans ce temps glacé je n’avais plus qu’à réfléchir, comme un Cogitor. C’est à partir de cette graine solitaire que j’ai développé cette forme unique d’indépendance. Indifférent au vent glacial, Gilbertus s’était penché sur la crevasse. — J’attendais depuis longtemps de voir cet endroit dont vous m’aviez parlé. Je crois que c’est... c’est ici que vous êtes né. — QUELLE CURIEUSE PENSÉE. ELLE ME SÉDUIT PLUTÔT. Ce même soir, tandis que le jeune homme installait leur campement, Érasme joua au chef cuisinier avec un réchaud portable. Il fit un ragoût de lapin de Corrin et l’assaisonna comme s’il n’avait fait que ça depuis des siècles, en s’aidant toutefois de ses capteurs. Il regarda avec intérêt Gilbertus qui semblait apprécier. Pour sa part, il essayait de comprendre s’il avait réussi cette nouvelle expérience. Après le repas, il reprit la leçon. Il avait certes réussi à éduquer le jeune sauvage qui avait maintenant un comportement civique de base, mais il se concentrait sur sa mémoire. Il voulait en augmenter la capacité grâce à des exercices mentaux. — Trente-sept milliards huit cent soixante-huit millions quatre cent mille cent cinquante-six, dit-il. — Le nombre d’habitants humains que compterait la Terre – fondé sur les naissances et le taux de mortalité – si Omnius n’était pas intervenu et si la planète n’avait pas été ravagée. — C’est très précisément exact. Une éducation correcte n’a pas de limites. Des heures durant, alors que la nuit devenait plus glaciale, Érasme posa d’autres questions, et son élève prouva une fois encore ses capacités remarquables à organiser et utiliser les données inscrites dans son cerveau. Tout comme une machine. Son don pour apprendre était impressionnant et il excellait dans les calculs et les exercices mentaux. Son cerveau biologique avait appris à faire le tri dans des séries de possibilités et de conséquences, et il choisissait toujours la meilleure alternative. Tard dans la nuit, quand il commença à neiger, Érasme s’aperçut que son élève commençait à faire des fautes. Patiemment, il fit des ajouts à ce que Gilbertus savait déjà, en procédant par couches pour qu’il retrouve rapidement les données dans sa mémoire organique. Mais Gilbertus ne disait rien, son attention s’égarait et il semblait avoir du mal à se concentrer. Le robot prit conscience que le jeune homme était en fait épuisé par l’effort physique qu’il avait dû fournir et trop d’heures passées sans un instant de repos. Il se rappela qu’il avait souvent fait cette erreur, oubliant que les humains avaient besoin de sommeil, et que même les drogues les plus efficaces ne compensaient pas cette fonction naturelle. Même si Gilbertus Albans avait une énergie biologique stable, il ne pouvait l’éduquer en permanence. Même si la connaissance n’a pas de limites, se dit-il, la capacité des humains d’apprendre a des limites bien marquées. — Dors bien, Gilbertus. Laisse ton esprit absorber et traiter l’information, et nous continuerons quand tu te seras réveillé. — Bonne nuit, monsieur Érasme, dit le garçon d’une voix fatiguée mais aimable en se recroquevillant dans sa couche. Le robot resta longtemps immobile, observant et enregistrant son élève avec ses fibres optiques jusqu’à ce qu’il sombre profondément dans le sommeil. Cette expédition dans la nature se révélait plus riche en observations qu’il ne l’avait espéré. Sans éveiller son élève, il dit : « Bonne nuit, Gilbertus. » C’est un fait établi de l’existence humaine : les relations varient. Rien n’est jamais stable, même d’une heure à l’autre. Il y a toujours des variations subtiles, des altérations et des ajustements à prendre en compte. Il n’existe pas deux moments qui soient vraiment semblables. Serena Butler, Observations. Dans le marécage gelé, chacun des deux grands constructors noirs était piloté par un tandem d’opérateurs humains, assis côte à côte dans de hautes cages devant les commandes. Les longs bras hydrauliques des engins écopaient le sol glacé et déversaient des pelletées géantes dans les véhicules de transport qui faisaient la navette. Les mornes plaines de Kolhar s’étaient éveillées à une vie fébrile comme si l’on venait de donner un coup de pied dans une fourmilière. Après des mois de préparatifs et avec un investissement prodigieux, la construction des grands chantiers spatiaux avait enfin commencé. Durant la brève saison tempérée, les tourbières se couvraient de fleurs, de hautes herbes, d’algues. Des insectes et des oiseaux faisaient leur apparition. Mais, cette année, ce serait différent. Désormais, cette immense région désolée serait le terrain d’où décolleraient les gigantesques vaisseaux dont les moteurs plissaient l’espace, sautant en un bref instant d’un système stellaire à l’autre. Et le paysage de Kolhar ne serait plus jamais le même. Sur un talus, au bord du marécage, Aurelius Venport était recroquevillé dans le vent glacial, la tête couverte d’un capuchon de fourrure, plissant les yeux dans la neige fine qui tombait en brillant sous le soleil du matin. Il ajusta les plazzfiltres qui lui protégeaient les yeux. Les ouvriers étaient pareillement accoutrés. En les regardant, Aurelius se demanda combien lui coûtait chaque coup de pelleteuse. Il avait largement prélevé sur les comptes de ses diverses sociétés. Il avait aussi expédié des équipes sur Arrakis pour augmenter la production d’épice à présent que le Naib Dharta avait disparu. Les pillards, pour une raison qu’il ignorait, avaient cessé d’être un problème. Tout cela pour une seule entreprise. Le rêve de Norma. Depuis ses débuts aventureux dans la pharmacopée, sur Rossak, il avait pris des risques. Mais jamais encore à cette échelle. Quand il mesurait ce qu’il avait entrepris, il sentait ses genoux se dérober sous lui. Pourtant, son instinct lui criait que ces investissements ruineux étaient justifiés. Comme toujours, Norma était enthousiaste et convaincante. Elle ignorait la dissimulation et sa confiance était extraordinaire. Elle avait réussi à la lui faire partager. Ou bien il se retrouverait dans la pauvreté absolue, ou bien il serait l’homme le plus riche de l’univers. Il avait décidé de se consacrer entièrement à ce projet, laissant ses autres partenaires de VenKee veiller sur les divers négoces et sur le Mélange d’Arrakis. Mais le sort de Tuk Keedair le préoccupait... Après tout ce temps, il semblait certain que son partenaire tlulaxa avait péri dans le désastre de Poritrin, comme des centaines de milliers de personnes. Les risques et les profits, il serait maintenant seul à les assumer. Ainsi que toute sa société. La plaine marécageuse se déployait jusqu’à l’horizon, mais les vastes structures que Norma avait envisagées l’occuperaient entièrement. Chaque semaine, elle l’emmenait en visite pour lui montrer le périmètre de chacune des constructions prévues. Avant peu, ils allaient se lancer dans la construction des premiers vaisseaux, en suivant scrupuleusement les plans de Norma. Le village du chantier était noyé dans les bruits des engins, les grondements des moteurs, les signaux sonores. Une ambiance que Norma semblait trouver rassurante, presque douce. Elle était heureuse de cette ambiance laborieuse qui se prolongeait depuis l’aube jusque tard dans la soirée. Elle faisait sans cesse la ronde, conférant avec les architectes et les ingénieurs, ajoutant de nouvelles structures et des terrains supplémentaires pour la flotte des vaisseaux. Dans son corps tout neuf, elle était pleine d’énergie et ne consacrait que peu de temps au sommeil. Dès qu’elle aperçut Aurelius en train de surveiller les constructors, elle se précipita vers lui. Même quand elle était débordée, elle avait toujours un moment de tendresse avec lui. Elle l’embrassa et lui confia la raison surprenante de son comportement : — J’ai vu les machines pensantes à l’œuvre et je ne tiens pas à devenir comme elles. Elle lui sourit et il retrouva encore une fois la petite Norma, timide et pleine de doute. — IL FAUT QUE JE RESTE HUMAINE, AJOUTA-T-ELLE. — C’EST TRÈS BIEN, NORMA. Il se dit pourtant qu’avec sa beauté nouvelle, hors du commun, elle le dépassait. Jamais il ne pourrait partager ses dons. Elle défiait la comparaison avec tous les humains. Comme sa mère. — Alors, à cette fin, je me suis permis de concevoir notre premier enfant. (Il resta interdit et sans voix, et elle poursuivit :) Cela me semble un prolongement logique de ce que j’ai l’intention de faire. Les sensations sont inhabituelles mais intéressantes. Ce sera un mâle, je crois. Je tiens à être certaine qu’il soit pleinement formé et en bonne santé. Il n’avait pas besoin de lui demander comment elle comptait s’y prendre. Il n’avait jamais affecté de comprendre toutes les choses extraordinaires dont elle était capable – avant comme après son étrange métamorphose. Sa mère était repartie pour Rossak. Elle était dans le dernier mois de sa grossesse. Malgré toutes les nouvelles drogues sophistiquées qu’Aurelius avait élaborées à partir des plantes de la jungle, Zufa s’inquiétait encore que la naissance de l’enfant engendré par Iblis Ginjo ne se passe pas bien. Elle n’avait pas les pouvoirs de manipulation cellulaire et biochimique de Norma. Aurelius éprouvait encore des sentiments mitigés quand il l’observait. Parfois, quand elle l’accompagnait sur les chantiers, il avait remarqué une note de tristesse dans ses yeux glacés quand elle le regardait. Il l’avait aimée, longtemps auparavant, mais elle s’était révélée méprisante, obsédée par ses intérêts personnels, dépensant sa passion dans l’effort de guerre et sa satisfaction personnelle, égoïste, sans se soucier de lui... HEUREUSEMENT, NORMA ÉTAIT LE CONTRAIRE... Il entendit des crépitements, des explosions télékinétiques dans le lointain. Consciente de l’importance du projet insolite de sa fille, Zufa avait fait venir de Rossak quatorze de ses meilleures Sorcières pour garder le site en son absence. Elles assuraient la sécurité en surveillant les alentours et constituaient un parfait « bouclier de défense télépathique ». Elles se montraient plus efficaces que les mercenaires qu’Aurelius avait embauchés. À en croire la rumeur, les cymeks étaient en conflit avec Omnius, mais on ne pouvait prédire le comportement des hybrides. Un cymek qui se risquerait sur Kolhar ne survivrait pas au rideau de sondage des Sorcières. Et il n’était pas question qu’une machine espionne dérobe les secrets de l’espace plissé. Norma ne voulait pas revivre la dramatique expérience de Poritrin et perdre tout ce qu’elle avait investi dans ses recherches. ENVERS ET CONTRE TOUT, LE PROJET ABOUTIRAIT. Dans le huitième mois de sa grossesse, Zufa Cenva en était venue à penser qu’elle aurait préféré se passer d’un homme pour l’acte de procréation. Elle se serait inséminée elle-même et aurait donné naissance à des androgynes comme Sophie, l’ancienne divinité de la Vieille Terre. Mais la Sorcière Suprême était limitée par les capacités de son corps mortel. Pour Norma, se disait-elle, les choses étaient bien différentes. À présent qu’elle avait épousé Aurelius – dont la lignée génétique, Zufa le savait, comportait des éléments avantageux –, elle allait découvrir le potentiel véritable de son propre système de reproduction... Norma avait aussi trouvé le moyen de contrôler la tempête télépathique qui annihilait les cymeks. C’était ainsi qu’elle avait eu la vie sauve. Si seulement Zufa pouvait acquérir ce talent et le transmettre à ses commandos de télépathes... Du haut de la grotte, elle contemplait la canopée violine, argenté et vert, en inspirait l’air humide chargé de parfums astringents, violents. Elle se souvenait de toutes les fausses couches douloureuses qu’elle avait endurées ici, des enfants non viables et de toutes ses déceptions cruelles. C’était tellement étrange, tellement ironique que Norma, contre toute probabilité, soit devenue cette enfant douée, sans failles. Elle songeait à elle avec des sentiments divers : elle était fière de ce qu’elle était devenue et de ce qu’elle voulait être, mais elle ressentait aussi un certain trouble, très proche de la peur. Elle craignait de ne pas comprendre. Elle se sentait aussi coupable d’avoir méprisé sa fille durant toutes les années passées. L’étincelle était là, le potentiel – mais je n’ai pas su le voir. Moi, la Grand Prêtresse de Rossak, j’ai été aveugle à tous les dons que recelait ma chair, mon sang... Elle voulait maintenant participer au rêve grandiose de sa fille, mais elle avait besoin d’autres informations. Elle espérait préserver et même améliorer leurs rapports. Elle accoucherait bientôt et concentrait ses pensées sur l’enfant à venir qu’elle avait souhaitée si longtemps. Sa fille naîtrait à un moment très inopportun. Elle se promit de demeurer sur Rossak aussi longtemps que nécessaire pour donner le jour à sa fille avant de la confier aux soins des Sorcières. Son devoir était de retourner sur Kolhar. Elle était maintenant obsédée par les travaux qui aboutiraient au plus fantastique chantier spatial de la Ligue... L’accès instantané aux étoiles. Elle posa la main sur son ventre. Rossak était une planète dangereuse à l’atmosphère souvent toxique, aux forêts piégées, mais c’était l’une des plus belles qu’elle ait jamais connues. Les jungles immenses étaient une source de nourriture, et elles tempéraient l’atmosphère tout en fournissant d’innombrables drogues et produits pharmaceutiques qui étaient le fondement de l’empire commercial d’Aurelius Venport. Elle pensa aux cycles sans fin de la nature, à toutes les espèces de plantes qui poussaient sur ce seul monde, aux niches biologiques et aux interactions des formes de vie les plus infimes de Rossak. Elle sentit soudain le ruissellement tiède du fluide amniotique entre ses jambes. L’enfant était en avance de plusieurs jours ! Elle appela une jeune Sorcière. — Allez chercher la maîtresse des lignées, Ticia Oss. Dites-lui que j’ai besoin de ses services... dès maintenant ! D’autres jeunes Sorcières accouraient, mais elle insista pour regagner seule ses appartements qui avaient déjà été préparés pour l’accouchement. Sept femmes s’étaient relayées auprès de Zufa durant ces dernières semaines. Pour elle, elles étaient comme ses filles et cinq d’entre elles étaient des armes psychiques potentielles. Elle avait d’ores et déjà décidé de donner le nom de Ticia à sa fille. Et elle se disait que Ticia, en tant que maîtresse des lignées, accepterait sans doute d’être la gardienne et la mère par procuration de cette enfant quand Zufa devrait repartir pour Kolhar. Elle s’allongea calmement et, en posant la tête sur l’oreiller, sentit la première contraction, puis une deuxième, l’instant d’après. — ELLE ARRIVE VITE. Elle se dit que sa fille était tout aussi pressée qu’elle d’en finir avec cette naissance. Des Sorcières pâles et silencieuses entrèrent, chacune avec une tâche précise à remplir. Zufa essaya de focaliser son regard sur la tapisserie et de bloquer son esprit sur l’arrivée de l’enfant pour endiguer la souffrance qui montait. Mais à chaque spasme du travail, elle reculait vers son enfance. Finalement, Ticia Oss se redressa avec un bébé glapissant, coupa le cordon ombilical et ses assistantes s’avancèrent, efficaces, avec leurs serviettes tièdes. — UNE TRÈS JOLIE PETITE FILLE ! LUI DIT-ON. — Je n’espérais pas moins, répliqua Zufa, épuisée, ruisselante de sueur. Ticia Oss avait déjà enveloppé l’enfant dans un linge vert pâle et la lui présentait. Zufa s’abandonna au bonheur de voir que sa fille n’était pas encore une nouvelle horreur qu’elle serait condamnée à enfouir quelque part dans la jungle. Elle avait souffert tant de fois. Non, Ticia semblait normale et saine. Et forte aussi. Elle survivrait sans la constante surveillance de sa mère. Dans quelques jours, se promit-elle, elle repartirait pour Kolhar et irait aider Norma et Aurelius. Deux êtres qu’elle avait injustement méprisés dans le passé. Les alliés non fiables ne valent pas mieux que nos ennemis. Nous préférons notre indépendance, notre contrôle personnel. Général Agamemnon, Le Nouvel ge d’Or. Quel va être votre choix ? Les lamentables rescapés de la population d’esclaves de Bela Tegeuse ne s’étaient jamais battus pour leur survie, ni même pour former un semblant de gouvernement. Depuis des générations, ils avaient passé leur vie sous le pouvoir passif des machines. Entre la destruction de l’Omnius local et la prise de pouvoir des cymeks, leur brève période de liberté semblait rude et ils ne l’avaient guère appréciée. Après la destruction atomique de Comati, les survivants semblaient mûrs pour la conversion... en passant par une phase de lavage de cerveau. Ensuite, ils penseraient exactement ce que Junon leur dirait de penser. Agamemnon abandonna la flotte des machines pensantes désormais reprogrammées et dociles sur orbite, prêtes à faire face cependant à toute incursion du Jihad ou des forces d’Omnius. Il avait désigné ce Monde Synchronisé mais ravagé comme un centre opérationnel de sa reconquête face au suresprit. Il n’avait gaspillé aucune de ses ressources ni perdu aucun cymek dans cette première victoire, mais il devait absolument augmenter ses forces rebelles s’il voulait résister à une attaque extérieure. Agamemnon et ses cymeks avaient la volonté et la vision, mais dans la seconde phase, ils devraient développer une armée aussi vaste qu’invincible. Le plus tôt possible. Il leur fallait d’autres polygones industriels, plus d’armes... et plus de néos. Bien plus. Avec les vaisseaux robotiques, les cymeks conquérants transportèrent des groupes importants de prisonniers humains récupérés dans la périphérie radioactive de Comati. Les machines pensantes, dans une volonté d’efficacité et de planning logique, avaient engrangé des réserves de vivres et quand Agamemnon les donna aux survivants tétanisés par la peur, en même temps que des médicaments et une discipline plus souple, les ex-captifs de Bela Tegeuse en vinrent à considérer les Titans comme leurs sauveurs. Mieux nourris, ils avaient à nouveau un éclat dans le regard : ils étaient mûrs pour écouter les discours fascinateurs de Junon. La femelle Titan avait revêtu un corps de marche plus grand et plus ébouriffant que jamais pour la circonstance – plus qu’il n’était nécessaire. Elle se fit polir par des robots reprogrammés et se présenta devant la foule sous l’apparence d’une grande tarentule de chrome et d’argent. Elle avait bien l’intention d’inspirer une crainte religieuse aux spectateurs et de leur rappeler le glorieux Temps des Titans. Ses tiges mentales étaient reliées aux émetteurs et aux amplificateurs. ELLE COMMENÇA EN TONNANT : — Est-ce que vous aimeriez vivre éternellement ? Elle ménagea une pause. Elle s’était attendue à des vivats mais elle eut mieux : tous ces malheureux avaient suspendu leur souffle. Ils attendaient. Elle savait qu’ils n’avaient jamais connu l’espoir et voilà que maintenant elle allait leur permettre de rêver. — Immortels, vous ne connaîtriez plus la souffrance ni le chagrin. Voudriez-vous à la place avoir le pouvoir d’accomplir tout ce que vous pouvez imaginer ? C’est ma vie depuis mille ans ! Et celle du Général Agamemnon. Tous les néos-cymeks étaient des servants humains qui se sont montrés dignes de la récompense la plus grande qu’un mortel puisse recevoir. Êtes-vous dignes de cet honneur ? Ils n’avaient connu que la routine du malheur sous la férule du suresprit. En entendant Junon, ils restèrent sans voix, abasourdis. — Mes amis Titans et moi, nous avons rejeté les chaînes d’Omnius pour être libres pour la première fois dans nos longues vies. Nous avons conquis ce monde au nom des Titans et nous souhaitons que les meilleurs d’entre vous rejoignent notre cause. Elle les vit réagir peu à peu. Cette idée était neuve, elle ne leur était jamais venue à l’esprit. — Nous pouvons créer un nouvel âge d’or pour les humains grâce aux cymeks perfectionnés. C’est dans la population de Bela Tegeuse que nous comptons bien trouver notre premier contingent de lieutenants. Par chance, la plupart des servants avaient été anéantis dans le désastre de Comati : Junon et Agamemnon ne souhaitaient pas recruter des humains qui avaient été loyaux envers le suresprit. Ils préféraient des volontaires qui leur jureraient allégeance. Junon avait besoin de faire vite. Elle ignorait quand l’Armée du Jihad reviendrait pour occuper les ruines de Bela Tegeuse. Ils devaient absolument fortifier leur tête de pont avant. — Nous vous demandons d’interroger votre cœur comme votre esprit. Avez-vous la force et la volonté de devenir nos pareils ? N’êtes-vous pas fatigués de la fragilité de votre enveloppe humaine ? Des maladies, de vos muscles et de vos os douloureux qui ne répondent plus aux efforts que vous attendez d’eux ? (Elle fit pivoter sa tourelle en sondant la foule avec ses cellules optiques.) Dans ce cas, le Titan Dante et ses assistants néo-cymeks sont prêts à vous écouter. Ils vous soumettront à des tests pour sélectionner les meilleurs d’entre vous. Nous sommes à l’aube d’un âge nouveau ! Ceux qui se joindront à nous récolteront plus de récompenses que ceux qui craignent de prendre des risques. Agamemnon avait espéré qu’elle convaincrait tout au plus une dizaine de volontaires compétents, mais Junon savait que son amant était bien trop pessimiste et pensait toujours à courte vue. Elle se disait qu’elle pouvait recruter des centaines d’humains, peut-être même un millier à transformer en néo-cymeks. À condition de les doubler d’un programme de sécurité et de systèmes d’autodestruction en cas d’indiscipline ou de rébellion. Les cymeks avaient besoin de combattants, de machines à l’esprit humain capables d’aller à la mort sans faillir, de se lancer dans des missions suicide contre Omnius ou contre l’inepte Jihad de Serena Butler. — Nous vous offrons une chance unique ! reprit Junon d’une voix tonnante. Celle de devenir immortels, de vivre dans un corps mécanique inattaquable, invincible. (Elle leva ses avant-bras préhensiles argentés en guise de démonstration.) Vous aurez le pouvoir de stimuler à loisir vos centres de plaisir psychiques. Vous ne serez jamais fatigués, ni affamés. Vous ne vous sentirez plus jamais faibles. Soyez prudents avant de répondre, dit-elle d’une voix chaleureuse. Et dites-moi quels sont ceux qui désirent se joindre à nous. Quand elle entendit l’ovation de la foule, elle sut que les Titans seraient débordés par les volontaires. Je sens que je peux faire n’importe quoi – si ce n’est, peut-être, répondre aux espoirs que les autres fondent sur moi. La Légende de Selim le Chevaucheur de Ver. Les Zensunni mangeaient à leur fin et ils avaient l’espoir de survivre. Ishmaël se laissait gagner par un sentiment de satisfaction. La vie des hommes du désert d’Arrakis était rude et chaque jour ils étaient au seuil de la survie, mais, avec les siens, il commençait à retrouver les rythmes naturels de l’existence. Ce n’était pas le confort, mais c’était tellement mieux que ce qu’ils avaient connu. En arrivant dans les grottes du village à la suite de Jafar et de ses hommes, les réfugiés s’étaient montrés émerveillés et surpris, comme s’ils venaient d’atteindre le paradis. La horde des hors-la-loi disciples de Selim leur avait réservé un accueil chaleureux dans les chambres fraîches. Sans tarder, on leur avait servi des mets dont ils ne rêvaient plus depuis longtemps, et l’eau tiède avait été comme une pluie de gouttelettes glacées venues d’un torrent imaginaire. Certains, rassasiés, s’étaient très vite endormis. Ishmaël, la nuit venue, les regarda tous avec un sentiment d’apaisement. Ses yeux s’arrêtèrent longuement sur Chamal. À un moment, il avait bien cru pleurer. Car du groupe des survivants d’origine, ils n’étaient plus que dix-sept. Un peu moins de la moitié. Mais ils étaient libres désormais. Malgré les épreuves qu’ils avaient connues, ils se tournaient avec confiance vers leur chef. Grâce à sa foi, à sa clairvoyance, il les avait amenés jusqu’à ce refuge. Il les avait sauvés de la tyrannie, les avait emportés à travers la galaxie dans un vaisseau incroyable, et il était parvenu à les faire survivre durant des mois dans le désert. Ce qui, sur Arrakis, n’était pas un mince exploit. Les réfugiés tenaient à ce que les hors-la-loi respectent Ishmaël. Marha, la veuve de Selim, vint leur rendre visite avec son bébé, El’hiim, qui n’avait pas encore un an, et déclara à Ishmaël : — Nous nous réjouissons d’avoir avec nous un homme digne de respect. Durant la première nuit, il sortit sur un balcon rocheux et observa longuement les dunes sous la clarté des lunes avant de lever les yeux vers les étoiles innombrables. Il pensa à Poritrin, à Harmonthep. Quand il retrouva les siens, il leur dit d’un ton rassurant : — C’est ce que Bouddhallah nous avait promis. Mais peut-être pas ce que nous espérions – la vie ici n’est pas facile, ce n’est pas le paradis. Ça n’est qu’avec le temps que nous pourrons la rendre meilleure. Les survivants étaient entrés dans une vie nouvelle. Ils partageaient avec les disciples de Selim les vivres dérobés aux caravanes d’épice ou aux villages qui faisaient commerce avec les hors-monde. Les Zensunni louaient Bouddhallah et Ishmaël, tandis que leurs hôtes du désert psalmodiaient leurs louanges à Selim et se racontaient des récits fabuleux sur Shai-Hulud. ISHMAËL SE RETROUVA SEUL EN COMPAGNIE DE JAFAR. — Comment nous avez-vous retrouvés ? lui demanda-t-il. Nous cherchions de l’aide depuis si longtemps. Les yeux de l’homme du désert étaient deux puits bleus dans son visage émacié. — Nous avons retrouvé un homme dans le désert profond. Il n’avait plus qu’un souffle de vie. Nous l’avons sauvé et il nous a demandé de partir à votre recherche. (Jafar haussa ses épaules osseuses.) Nous ne savions pas si nous devions le croire. Les dires d’un marchand d’esclaves sont souvent mensongers. Il précéda alors Ishmaël jusqu’à une alcôve loin dans la falaise. — JE VAIS VOUS LAISSER SEULS POUR PARLER. Sur le seuil, Ishmaël discernait la silhouette d’un homme sous la pâle clarté d’un petit brilleur. Tuk Keedair ! JAFAR S’ÉLOIGNA DANS LE BRUISSEMENT DE SA ROBE. ISHMAËL S’AVANÇA, INCRÉDULE. — Bouddhallah se manifeste de façon étrange. Un marchand de chair qui a capturé tant d’esclaves a permis de sauver la vie des Zensunni ! Le Tlulaxa était amaigri, sombre, les membres noueux, les cheveux rares, et ternes. Il dévisagea son visiteur sans méfiance, ni peur. Il était encore épuisé. — Ah ! le Seigneur Ishmaël, Roi des Esclaves... Je vois que vous avez survécu, envers et contre toutes les prévisions. Oui, il se peut que votre Dieu ait des plans importants pour vous... ou bien alors des cartes truquées dans sa manche. — En dépit de tous les efforts de cette planète, je ne suis pas le seul survivant, répliqua Ishmaël en s’avançant. Que sont devenus Rafel, Ingu, et le planeur de reconnaissance ? Keedair se balança un instant sur la plaque de rocher qui lui tenait lieu de lit. — Ils ont tous été emportés par la tempête. (Il passa une main décharnée dans ses cheveux.) Rafel avait menacé de me trancher la gorge, mais il a décidé finalement de m’abandonner dans le désert. J’avais à peine fait quelques pas que trois énormes vers ont surgi. Ils ont détruit le planeur et les autres. J’ai erré durant des jours avant que Jafar et ses hommes me retrouvent. Ishmaël accusa le coup en apprenant que son gendre avait abandonné le Tlulaxa à son sort. Avait-il cherché à se venger ? En ce cas, Bouddhallah pouvait avoir frappé Rafel parce qu’il avait voulu rendre justice par lui-même… — Il ne faut pas que ma fille l’apprenne, dit-il enfin. KEEDAIR HAUSSA LES ÉPAULES. — C’était une affaire entre Rafel et le ver. Pour moi, ça ne signifie rien. Je vous en donne ma parole. ISHMAËL NE RÉAGIT PAS. — Vous pensez que je vais croire en la parole d’un esclavagiste ? D’un homme qui a razzié mon village et a fait de moi un moins qu’humain ? — Seigneur Ishmaël, dit Keedair avec respect, sans aucune ironie, un commerçant qui ne tient pas ses engagements se retrouve très vite sans commerce. Ishmaël prit conscience d’une autre présence et se retourna vers Marha, qui venait d’entrer silencieusement. — Que souhaitez-vous que nous fassions de l’esclavagiste, Ishmaël ? Le choix vous incombe. TROUBLÉ, IL RÉFLÉCHIT BRIÈVEMENT. — POURQUOI LUI AVEZ-VOUS SAUVÉ LA VIE ? POUR MARHA, LA RÉPONSE ÉTAIT ÉVIDENTE. — Nous voulions savoir s’il ne mentait pas en parlant d’autres Zensunni venus d’un monde lointain. Mais l’eau et les vivres sont rares et nous n’avons pas besoin de bouches inutiles dans notre tribu. Keedair affichait un air sinistre, comme s’il était convaincu de son destin. — Oui, oui, maintenant que vous avez le ventre plein et que votre gorge n’est plus desséchée, vous pouvez penser à la vengeance. Vous attendez ça depuis longtemps, Ishmaël. Les autres réfugiés de Poritrin s’étaient maintenant regroupés dans les corridors. Chamal était là, inquiète, et Ishmaël ne savait pas encore ce qu’il devait répondre. Jafar et Marha s’écartèrent pour les laisser entre réfugiés. Tuk Keedair leur décocha un regard hostile. Ils marmonnaient entre eux et leur colère débordait leur soulagement d’être encore en vie. — Ishmaël, il faut le tuer ! implora une vieille femme. — JETONS-LE DU HAUT DES FALAISES ! — DONNONS-LE AU VIEIL HOMME DU DÉSERT. Ishmaël n’avait pas bougé. Il serrait et desserrait les poings. Les yeux fermés, il récitait en silence les Sutras coraniques, espérant que les paroles de pardon et les promesses d’espoir allaient pénétrer son cœur. — Tuk Keedair, vous m’avez déjà beaucoup volé. Vous m’avez fait du mal, vous avez pris la plupart des miens et presque toutes les années de ma vie. À présent, ceux de mon peuple sont sur Arrakis et ils y resteront, ils ne reverront jamais leurs planètes natales. Quand je pense au prix que nous avons payé, je ne peux que hausser les épaules. Mais nos tribulations ici-bas ne sont pas votre faute. (Il inspira longuement l’air sec et acheva :) Je vous laisse la vie, esclavagiste. Des murmures de surprise se propagèrent dans le corridor. Chamal elle-même lança un regard de colère incrédule à son père. ISHMAËL AJOUTA : — Ce serait un déshonneur que de vous tuer ; car vous avez payé votre dette. Mon peuple serait certainement mort si vous n’aviez pas incité les hors-la-loi à partir à notre recherche. (Il écarta les mains en regardant sa fille bouleversée.) Ne vous méprenez pas, je pense encore à la vengeance... mais je n’ai plus le droit de l’exercer. Ceux qui prennent des choses qu’ils ne méritent pas ne sont que des... esclavagistes. Les réfugiés n’étaient pas satisfaits de ce jugement, ils s’interrogeaient, mais ils semblaient l’accepter. Jafar lui adressa un regard respectueux, ainsi que Marha. Ils semblaient saluer silencieusement un vrai chef... Tandis que les réfugiés repartaient vers les salles où on les avait regroupés, Marha entraîna Ishmaël à l’écart au-dehors. Ils s’assirent sous les étoiles. Il reconnut la constellation du Scarabée et bien d’autres encore. — J’ai laissé ma femme quelque part dans tous ces soleils, dit-il. Il ne pouvait discerner celui qui éclairait le monde où il avait passé le plus clair de sa vie. Le temps d’un battement de cil, d’un souffle, l’espace plissé les avait rejetés sous un nouveau ciel. — Elle s’appelle Ozza. Je prie pour qu’elle soit encore en vie, ainsi que notre autre fille, Falina. Je l’ai épousée alors qu’elle n’avait que dix-sept ans, presque l’âge de Chamal. Marha l’écouta raconter ses souvenirs des temps heureux, ses amours avec Ozza jusqu’à ce que le Seigneur Bludd les ait séparés dans un esprit de vengeance. Ishmaël n’avait plus revu son épouse depuis trois ans. IL SOUPIRA. — Je crois que jamais plus je ne la tiendrai entre mes bras, mais il ne sert à rien de s’abîmer dans le regret. Bouddhallah m’a conduit ici pour une raison précise, de même qu’il a sauvé les miens et nous a réunis. Marha resta un instant silencieuse avant de lui dire : — J’ai une histoire à vous raconter, et tous les vôtres devraient s’en souvenir et la transmettre de génération en génération. (Elle sourit et sa voix se fit plus douce.) Écoutez, c’est l’histoire de Selim le Chevaucheur de Ver... 166 AG (avant la Guilde) An 36 du Jihad Huit années après le Grand Soulèvement des Esclaves de Poritrin Sept années après la Fondation des Chantiers de Kolhar. La seule garantie de la vie est la mort, et la seule garantie de la mort est son caractère imprévisible. Dicton de la Vieille Terre. Dans la trente-quatrième année du Jihad qui portait le nom de son petit-fils assassiné, le vieux Manion Butler mourut au milieu de son vignoble qu’il aimait tant. Le temps devenait froid et l’ex-Vice-roi redoutait le gel. Le sol était dur et sec, mais il avait tenu à se lever à l’aube et était parti dans les vignes avec sa bêche. Il avait quatre-vingt-quatre ans et il ne manquait pas de travailleurs, mais il considérait comme important d’aller bêcher la terre avant de pailler les plants. Le vieil homme avait toujours travaillé dur, passionné par ses vignes autant que par ses oliviers, depuis qu’il avait pris sa retraite du Parlement de la Ligue. Il n’avait jamais envisagé de ralentir ses activités, mais son intention de régler le problème des gelées en une matinée était sans doute trop optimiste. Xavier s’était réveillé tôt, heureux d’être de retour à la maison avec son épouse et leur plus jeune fille, Wandra, qui avait huit ans. Dans le lit, il se rapprocha d’Octa, retrouva les caresses familières, sa chaleur. Mais le Primero ressurgit en lui et il se leva très vite, prit un petit déjeuner très bref et revêtit sa tenue de travail. Huit ans avaient passé depuis la révolte des esclaves de Poritrin et la destruction de Starda qui avait coûté des millions de morts. Huit ans auparavant, également, il y avait eu la surprenante révolte des cymeks qui avait semé le trouble dans les Mondes Synchronisés et détourné les initiatives destructrices d’Omnius. Les machines avaient été déstabilisées dans leurs agressions permanentes et le Jihad avait progressé. Xavier avait participé à de multiples incursions dans l’espace synchronisé, protégé les colonies les plus vulnérables et harcelé les vaisseaux robotiques. Dès qu’il revenait, son plaisir était d’aller travailler dans les vignes et les champs du Domaine Butler. C’était à la fois sa distraction préférée mais aussi le moyen de retrouver un havre de paix au milieu de la guerre qui déchirait l’univers. Il s’avança dans la fraîcheur du matin, sous le soleil pâle, en enfilant des gants épais. Il allait retrouver le vieux Manion et l’aider à pailler les plants. Il l’aperçut mais s’étonna de le voir tituber, comme s’il ne savait plus où aller. Il serrait sa bêche comme pour tenter de garder l’équilibre. Il avait le visage grisâtre. Il perdit brusquement toute expression et s’effondra sur le sol. Xavier s’était élancé en criant son nom, mais il arriva trop tard. — Nous avons perdu deux Manion, déclara la mère de Serena, le visage ruisselant de larmes. Elle vit le reflet de son visage ancien dans les rides de l’étang tranquille de la Cité de l’Introspection. L’Abbesse Livia avait toujours paru plus jeune que son âge, mais à soixante-dix-sept-ans, après la mort de son époux, elle accusait les années. Dans ses élégantes robes de contemplation, elle restait immobile, inclinée. Mais elle était brisée à l’intérieur, comme un arbre déraciné. Serena était assise sur un banc, non loin d’elle, au bord de l’étang. Elle songeait que Manion avait eu une mort paisible après une vie richement remplie. Si seulement il avait vécu assez longtemps pour voir la fin de cette guerre. Depuis le début du Jihad, trente-cinq ans auparavant, la douleur de la tragédie n’avait jamais quitté Serena. Quelquefois, c’était un chagrin personnel, profond, mais elle pleurait aussi pour les populations qui avaient été massacrées sur Chusuk ou Honru. Jamais elle ne faillirait à son serment de mener la bataille contre les machines pensantes, mais il lui arrivait d’aspirer à un répit pour réfléchir, se souvenir et pleurer encore. Elle avait envisagé d’aller à Zimia pour méditer sur l’un des nombreux reliquaires, mais elle ne voulait pas affronter la foule. Elle leva les yeux vers la châsse où étaient enfermés les restes de son enfant, au sommet de la petite butte herbue. — Oui, dit-elle, nous avons perdu nos deux Manion. Mais la Ligue et le Jihad devront continuer sans eux. Elle prit la main de sa mère qui réagit en lui serrant les doigts avec une ferveur inhabituelle. Elle eut un sanglot et Serena sut que sa douleur dépassait le chagrin. Elle tenta de l’étreindre, mais Livia tomba du banc et roula jusqu’à la berge. Serena s’agenouilla près d’elle, la souleva par les épaules tout en appelant à l’aide. Un long moment, elle regarda les yeux sans vie de sa mère. Livia et Manion Butler avaient vécu séparément depuis des années, chacun se préoccupant de sa passion propre, mais ils avaient toujours été unis par un lien invisible. Ils étaient mariés depuis cinquante ans. LIVIA VENAIT DE REJOINDRE SON ÉPOUX ADORÉ... Serena avait peu dormi, mais, le lendemain, elle se mit au travail avec une énergie brûlante. Le Grand Patriarche lui dit qu’elle avait l’air plus ardente et inspirée que jamais, comme si une force neuve l’avait gagnée. Le vide de son cœur s’était changé en colère, comme si un interrupteur s’était déclenché en elle. Les machines sans âme lui avaient tout pris. Aucun mot ne pouvait exprimer le sentiment de perte et d’amertume qu’elle éprouvait. Après tant d’années, les humains n’avaient pas encore gagné. Il y avait sans nul doute une faiblesse dans l’esprit des hommes, une résolution défaillante. Elle devait changer cela à tout prix. Elle aurait tant aimé profiter encore des conseils sereins de sa mère. Une dernière fois au moins. Ou de ceux de la Cogitrice Kwyna. Elle avait tellement besoin de sagesse. Vers qui pouvait-elle se tourner ? Après mûre réflexion, elle décida qu’il était temps d’essayer quelque chose de neuf, de modifier les paramètres. Huit ans auparavant, avec Iblis Ginjo, elle avait envoyé de nouveaux impétrants aux Cogitors de la Tour d’Ivoire. Les volontaires soigneusement sélectionnés avaient eu largement le temps de convaincre Vidad et ses cinq collègues philosophes de partager leur savoir. Elle était lasse d’attendre. Elle eut un frisson. Si les Cogitors de la Tour d’Ivoire refusaient de venir à elle, elle devrait alors leur rendre visite. On préparait les funérailles du Vice-roi et de l’Abbesse et les rues étaient envahies de gerbes de soucis. Immobile devant la fenêtre, elle contemplait les parterres orangés qui exprimaient le chagrin du peuple. Elle songea que les gens étaient nombreux à la suivre aveuglément dans tous les périls. Vorian Atréides était revenu pour faire le récit de ses tentatives de ralliement des Planètes Non Alignées devant le Conseil du Jihad. Il était aussi porteur de nouvelles désastreuses sur la destruction d’une nouvelle colonie, le planétoïde minier Rhisso. Ce qui avait semé la consternation. On avait injecté un gaz soporifique dans les dômes atmosphériques et, apparemment, la plupart des colons avaient été kidnappés avant la destruction des installations. Vorian s’était tourné vers Serena à la fin de son rapport. Iblis Ginjo semblait sous le choc, mais elle décela une étincelle dans son regard, comme s’il appréciait ces nouvelles. Elle éprouvait des sentiments mitigés à son égard. Malgré certaines initiatives douteuses, elle savait que son enthousiasme pour la cause du Jihad n’avait pas faibli. Troublée, elle détourna un instant les yeux avant de le regarder à nouveau. Et, cette fois, elle ne lut que de la peine sur son visage. Vorian pensait que les mineurs de Rhisso avaient été emmenés en esclavage par les machines sur quelque monde lointain où on les emploierait. Cela parut logique à Serena, pourtant, elle s’interrogeait quand même. — Les informations que le Primero a rapportées vont certainement provoquer une flambée de colère dans la Ligue et nous aurons un nouveau contingent de recrues, dit Iblis pour la réconforter. Serena, ne croyez surtout pas que vous êtes seule. Elle bouillait de colère, elle se sentait plus forte. L’incident de Rhisso aurait sans doute le même effet que le désastre de Chusuk, comme le pensait Iblis Ginjo, mais ce ne serait pas suffisant. Le peuple serait révolté, certes, mais il y aurait encore des protestations contre la guerre. La situation n’avait pas changé dans les trente années qui avaient suivi la destruction de l’Omnius de la Terre et l’atomisation du berceau de la civilisation humaine. — J’aimerais avoir des milliards de combattants décidés et non pas quelques millions. Mais il existe un autre moyen de vaincre. (Elle redressa la tête et regarda Iblis d’un air décidé.) J’ai l’intention de commencer en nous adjoignant quelques nouveaux alliés. Des alliés puissants. Il existe une ligne de séparation infime entre la vie et la mort. À tout moment, un être humain n’est éloigné de l’obscurité éternelle que par un battement de cœur ou un souffle. Celui qui comprend ça est prêt à prendre des risques importants. Si je recrutais des soldats pour le Jihad, je leur enseignerais ce principe et je l’exploiterais au maximum. Érasme, dossiers de laboratoire non collationnés. Érasme posa Gilbertus sur une table de laboratoire et lui dit : — Crois-moi, je vais souffrir plus que toi. Et fais- moi confiance : je fais cela pour ton bien. LE JEUNE HOMME N’AVAIT PAS RÉSISTÉ. — Bien sûr que je vous fais confiance, monsieur Érasme. Néanmoins, il semblait nerveux tandis que le robot lui immobilisait les poignets, les chevilles et lui attachait le torse. Il avait assisté à beaucoup trop d’expériences de son mentor et savait qu’il allait passer un moment désagréable. Le robot revint avec un chariot chargé de cylindres d’acide aux couleurs vives, de pompes neuromécaniques, d’appareils à capteurs et de longues aiguilles. Beaucoup d’aiguilles. — Ce que je vais faire est très important, commenta- t-il. Il dégagea un bras flexible du chariot et le promena sur le torse de son élève. Il savait qu’il aurait dû demander la permission d’Omnius auparavant, mais il ne tenait pas à faire part de ses motivations au suresprit. Il faut garder certaines choses privées, se dit-il. — Ensuite, j’aimerais que tu me décrives tes sensations. Je suis très curieux à ce sujet. — Je vais essayer, monsieur Érasme, dit Gilbertus avec une trace de peur et de nervosité. Des pointes d’acier surgirent du bras flexible et s’enfoncèrent dans sa poitrine et son cou, cherchant des organes précis. Il étouffa un cri, puis lutta pour supporter la douleur. Devant son expression, Érasme se sentit attristé. Il n’avait jamais éprouvé d’émotion devant les réactions de ses sujets jusqu’à aujourd’hui... Gilbertus était plus qu’un sujet. Il repoussa ses sentiments dans le secteur des routines mineures et entreprit de régler les contrôles pour augmenter la douleur par paliers. Il devait absolument franchir tous les stades du processus. — Ce sera bientôt terminé et je serais extrêmement irrité si tu devais mourir maintenant. Gilbertus était agité de soubresauts et se débattait, mais il ne pouvait s’échapper. Il cessa de crier, retroussa les lèvres en montrant ses dents désespérément serrées et le sang qui filtrait sur ses gencives. Il s’était mordu la langue. Le robot débita d’autres platitudes qu’il avait pêchées dans le langage des humains : — Ce sera bientôt fini. C’est pour ton bien, tu sais. Il faut savoir se montrer courageux. Gilbertus s’affaissa et son esprit se réfugia dans l’inconscience. Érasme diminua les paramètres et, enfin, arrêta la machine de survie. Il consulta une console et vit que les indices vitaux augmentaient d’instant en instant, comme prévu. Son sujet était désormais plus fort. Gilbertus ouvrit les yeux, avec un regard encore vague. En découvrant le visage souriant du robot, il parvint à lui répondre. — Tu me fais totalement confiance, non ? demanda Érasme en posant des compresses de cicatrisation sur les plaies de son sujet. — Bien sûr, monsieur Érasme. (La voix de Gilbertus était encore faible et il cracha du sang dans la coupelle que le robot lui présentait.) Mais c’était dans quel but ce... cette épreuve ? Vous avez appris quelque chose ? — Je t’ai emmené jusqu’au seuil de la mort... et je t’en ai sauvé. C’est le cadeau que je te fais. (Erasme libéra son sujet de ses entraves.) Il s’agit d’une procédure qui a été développée durant le Vieil Empire et que les Mondes Synchronisés ont gardée secrète. Les cymeks l’ont utilisée pour conserver la santé de leurs organes. Gilbertus, je t’ai donné la vie – au vrai sens que tes parents le concevaient. Ton corps biologique restera en parfaite santé durant des siècles, et même sans doute plus longtemps que tu le souhaiterais. Malheureusement, ton seuil de douleur assez bas m’a empêché de te donner un dosage plus important. — ALORS J’AI ÉCHOUÉ ? — Pas du tout. Tu n’es pas responsable des défaillances humaines. — Je me sens un peu plus comme une machine pensante, fit Gilbertus en se redressant péniblement. Il voulut quitter la table, mais flageola sur ses jambes. Érasme vint à son aide. — Les machines et les humains ne possèdent pas la même force. Le jeune homme comprenait peu à peu les effets du traitement douloureux que venait de lui infliger le robot. Toutes les années de vie qu’il aurait en supplément. — Monsieur Érasme, je vous promets que vous serez fier de moi. — JE LE SUIS DÉJÀ, GILBERTUS. Une légende peut être un outil éducatif tout autant qu’un grand danger – non seulement pour ses disciples mais pour la substance même de la légende. Chirox, Carnets des élèves Maîtres d’Escrime. Loin au-dessus de l’océan tourmenté, un homme solitaire escaladait une falaise sous le clair de lune avec autant d’agilité et de facilité que s’il se trouvait en terrain plat. Il utilisait la puissance de ses membres souples pour se hisser vers les aplombs, les décrochements et les fissures. Il ne dérapait jamais, il montait sans ralentir. Dans le fracas du ressac de la Mer de Ginaz, tout en bas, sur les récifs dangereux. Jool Noret ne pouvait tomber. Depuis neuf ans, il s’était jeté dans les mâchoires de la Mort – et la Mort l’avait toujours recraché. Le champion des mercenaires portait une tenue de combat blanche sans manches, avec un pantalon découpé à hauteur des genoux – sans protection aucune, il le laissait entièrement libre de ses mouvements. Il avait un bandana noir sur la tête, noué à la façon des anciens guerriers ronin de la Vieille Terre. Au faîte de la falaise, des silhouettes sombres observaient sa progression : des élèves de Ginaz conduits par Chirox. En levant les yeux, Jool vit la forme anguleuse et familière du mek sensei qui luisait doucement au clair de lune. Il devinait que la machine donnait ses instructions aux étudiants, ce qu’ils pouvaient tenter sans dépasser leurs capacités. Quand on l’interrogeait sur ses exploits légendaires, Jool Noret restait souvent muet. Ce qui obligeait ses élèves à embellir les contes qui s’étaient répandus à son propos. Mais lui seul, bien sûr, connaissait la vérité. Il se battait pour la beauté de la bataille, pour l’expression artistique de la violence. Il était né pour ça, il avait en lui l’esprit de Jav Barri qui s’était fondu dans ses instincts héréditaires. Ce qui avait fait de lui un guerrier exceptionnel. Tel était le destin que la mort de son père lui avait imposé. Jool avait été souvent un rebelle isolé sur quelques- uns des Mondes Synchronisés les plus vulnérables. Il avait infiltré les populations humaines captives, leur avait fourni des armes de brouillage pour détruire les circuits-gel des machines, des explosifs et des armes à projectiles pour saboter les installations ennemies. Il s’était aussi souvent glissé dans les forteresses robotiques, il avait désactivé et détruit des robots, fracassé des processeurs comme un assassin dans la nuit. Pour lui, c’était comme s’il annihilait des nids de frelons de métal et de plass. Quand il estimait les dommages suffisants, c’était avec un certain bonheur qu’il rejoignait les Mondes de la Ligue. POURTANT IL N’ÉTAIT JAMAIS RASSASIÉ. L’escalade de la falaise était pour lui un exercice élémentaire par rapport aux conditions qu’il avait imposées à sa vie. Dans les passages les plus périlleux, les surplombs les plus aigus, jamais Jool ne modifiait ni n’accélérait sa progression. Il avait quand même conscience que ce genre de démonstration était périlleux – non pas pour lui-même mais pour tous les jeune apprentis mercenaires qui souhaitaient l’imiter. La leçon était valable : dans l’existence réelle, il y avait peu de filets de sécurité, et plus aucun en temps de guerre. La violence imprévisible pouvait changer une situation en quelques secondes. Dans les rares occasions où il retournait sur Ginaz, il se livrait à ces exercices pour son propre bénéfice. Il affûtait ses dons tout en donnant une démonstration aux autres. Il continuait à s’isoler volontairement, à l’écart des regards admiratifs de ses élèves. Il leur apportait la certitude que le corps humain était capable de choses remarquables. Que les hommes pouvaient tuer avec raffinement et précision, une forme d’art que les machines les plus efficaces ne pourraient jamais maîtriser. Il se glissa silencieusement sur le côté, dans une fissure où la clarté de la lune ne pénétrait pas, et se hissa enfin sous le surplomb où les étudiants l’attendaient. — Il est où ? demanda l’un d’eux. Je ne le vois plus. — Il est là, juste derrière nous, annonça Chirox en accueillant Jool. Dans ce jeu, il vient de tous nous tuer. VINGT PAIRES D’YEUX SE TOURNÈRENT VERS JOOL. Dans la pénombre, ils virent Jool Noret en posture de combat, avec son visage tanné et marqué de cicatrices, ses longs cheveux. Puis, il bondit et disparut. Parfois, la limite entre le courage et l’insouciance est indiscernable. Zufa Cenva, Souvenirs de la Grande Révolte. Après sept ans de travaux pharaoniques, la première flotte de vaisseaux marchands capables de franchir l’espace plissé sortit enfin des chantiers de Kolhar. De multiples prototypes avaient été testés et Aurelius était désormais prêt à les mettre sur le marché et à assurer la livraison de cargaisons pour la Ligue des Nobles. Norma, en dépit du malaise qu’elle ressentait face à l’ensemble du concept, n’avait d’autre choix que de développer des systèmes de guidage partiellement informatisés pour les plisseurs d’espace sophistiqués. Les calculs d’Holtzman et le développement du champ de distorsion exigeaient des mathématiques complexes dont aucun être humain ordinaire ne pouvait espérer résoudre les équations sans aide. Et elle disposait de suffisamment de données après des années de tests rigoureux pour prouver que les vols des nouveaux vaisseaux étaient à haut risque, avec un taux de destruction inacceptable. Elle espérait que les appareils de navigation sophistiqués l’aideraient, mais elle s’attachait à ne créer aucun système d’intelligence artificielle indépendant à circuit- gel. Elle préférait saborder l’ensemble de la flotte marchande de VenKee plutôt que de créer par inadvertance un nouvel Omnius. Elle était la seule à avoir accès aux ponts de navigation des nouveaux vaisseaux. Même Aurelius ne pouvait y entrer. Elle s’enferma à l’intérieur de la chambre des commandes aux parois noires du dernier vaisseau et inséra un petit cylindre dans un port d’activation avant de se pencher sur un moniteur holo qui affichait les myriades de coordonnées de tous les corps célestes recensés dans l’univers. Aucun humain, fût-il aussi doué qu’elle, n’aurait su déterminer une trajectoire sûre à travers les sinuosités de l’espace plissé, les pièges et les dangers qui se cachaient dans l’immensité de l’univers. Elle ne pouvait que se fier aux ordinateurs, même si elle courait un risque absolu. Les coordonnées stellaires étaient maintenant chargées et elle récupéra le cylindre qu’elle cacha dans une poche de sa blouse verte. En dépit de l’importance du chantier de Kolhar et des mouvements de finances, la Ligue des Nobles n’était pas encore au courant de l’existence des nouveaux vaisseaux. Mais elle ne tarderait pas à l’être dès que les centaines de cargos de VenKee entreraient en compétition. Dès que la nouvelle éclaterait, elle s’assurerait que le nom d’Aurelius se répande. Il serait la force motrice de cette révolution technologique. Elle n’avait pas cherché la célébrité, qui était toujours associée à une perte de temps. Aurelius avait toujours eu foi en elle et avait financé son projet les yeux fermés, et c’est avec plaisir qu’elle lui accorderait le crédit de cette fabuleuse entreprise. C’était un politicien finaud et il progresserait encore plus vite, avec le cachet et la détermination qui étaient sa marque. Il trouverait le moyen d’éveiller l’attention tout en esquivant les questions concernant la nature de cette nouvelle technologie. Pour Norma, seul l’aboutissement de son projet importait. Plus d’une centaine de petits transporteurs avaient déjà plongé dans l’espace plissé. Aux commandes, des pilotes mercenaires qui connaissaient les risques et les acceptaient. Aurelius était sur le point d’engranger des bénéfices énormes, même en tenant compte des pertes en vaisseaux et en fret. Grâce à Norma, et désormais privé de son partenaire, il contrôlait seul cet empire commercial. Les premiers voyages avaient été couronnés de succès, mais les accidents dénombrés ensuite avaient été dramatiques. Les Entreprises VenKee transportaient des produits essentiels sur des distances prodigieuses en des temps extrêmement brefs par rapport aux vaisseaux traditionnels. Des mets précieux et des drogues périssables arrivaient de Rossak en un flot continu pour être distribués sur tous les Mondes de la Ligue, livrés en moins de temps qu’il n’en fallait pour les commander. Le commerce de l’épice était en hausse exponentielle et son usage se répandait dans toute la Ligue. Chaque livraison remboursait le coût d’un vaisseau. Aurelius et Norma espéraient que le niveau de sécurité allait s’améliorer. Même s’ils opéraient sous les règles du « secret industriel », Aurelius avait tenu à prévenir les équipages des dangers que posaient les « nouveaux vaisseaux » et leur versait une prime de risque élevée. Il avait confié à Norma qu’il aurait préféré ne pas mettre en péril des vies humaines, que tout soit fait par des machines. Mais il avait ajouté, après mûre réflexion, que c’était impossible. On ne pouvait faire confiance aux machines pensantes. Les citoyens de la Ligue commençaient à considérer Aurelius Venport comme un patriote et un sauveur. Quant à ses concurrents, ils brûlaient de connaître cette technique secrète de voyage spatial. Tio Holtzman avait confisqué tous les plans et les notes de Norma, mais il avait été désintégré dans l’explosion pseudo-atomique de Starda, et Norma savait que nul ne risquait de seulement commencer à comprendre le principe de l’espace plissé. Elle avait inspecté le cratère et les ruines de la capitale de Poritrin et croyait savoir ce qui s’était passé. Il fallait laisser croire à la Ligue que les rebelles zenchiites avaient réussi à se procurer une arme nucléaire. Pour sa part, elle n’avait pas oublié un test de contrôle sur une petite lune, presque quarante années auparavant. Elle avait vu les effets de l’interaction entre une arme à laser et un bouclier Holtzman. L’explosion de Starda avait sans doute été provoquée par erreur, peut-être par Holtzman lui-même. Elle ne tenait pas à commettre le même genre d’erreur. Elle fit subir au système de navigation des cycles d’autotests à partir de simulations de vol en espace plissé. Sur les moniteurs ovales, tout autour d’elle, des nébuleuses, des novae et des comètes apparurent. Aurelius ne s’était jamais soustrait à ses obligations. Lorsqu’elle parvenait à prendre un certain détachement pour réfléchir de façon purement intellectuelle à leurs relations, elle était surprise qu’il soit resté avec elle ainsi qu’il l’avait promis. Il l’aimait vraiment et il s’était montré un merveilleux père pour leur fils unique. Exactement ce qu’elle avait attendu de lui. Mais la création la plus importante de Norma était son moteur à espace plissé. Elle avait l’absolue certitude que cette technologie – quand les problèmes et les risques auraient été résolus – serait la base d’une entreprise commerciale écrasante comparée aux Mondes de la Ligue. Ils continuaient de perdre des vaisseaux. Certains revenaient partiellement détruits, d’autres disparaissaient entre les étoiles. L’un d’eux, lors d’un vol d’essai, était passé au centre d’un soleil et avait été instantanément oblitéré. Ils ne cessaient de construire des bâtiments, de former des pilotes – pour les perdre régulièrement. Ce taux de perte mettait en évidence les risques inhérents à cette nouvelle technologie. Norma avait cherché une solution dans son esprit inventif, mais aucun système de sécurité ne valait la précision de la navigation en espace plissé. Il ne semblait pas y avoir de moyen de contourner le problème : les nouveaux vaisseaux franchissaient des centaines d’années-lumière en un éclair, pourtant, ils restaient malgré tout à la merci de la moindre erreur de trajet. Aucun humain ni même aucun ordinateur ne pouvait calculer ou réagir en un clin d’œil dans une traversée de l’espace plissé. Aurelius, pourtant, considérait le rapport profits et pertes comme acceptable. Il lui suffisait d’ajuster ses tarifs pour prendre en compte ce qu’il appelait le « rétrécissement d’inventaire ». Il trouva Norma dans la chambre de navigation. Elle observait une bataille simulée entre les forces du Jihad et les robots. Un petit ajout qu’elle avait fait pour se détendre parfois. — Toujours occupée, comme d’habitude. J’avoue que je suis stupéfait de te voir tenir comme ça pendant des jours, sans prendre de repos. Elle avait senti Aurelius approcher et tenta de rester concentrée sur les systèmes informatiques. — Tu ne devrais pas me distraire. Comment es-tu entré ? — Le service de surveillance caché m’a montré comment pénétrer dans ce sanctuaire. Elle se figea sous l’effet d’une réaction violente et instinctive. — En ce cas, je vais devoir resserrer la sécurité. Ce secteur est interdit. Même à toi. Il s’assombrit. Elle le regarda. Avec tout le Mélange qu’il consommait, Aurelius, à soixante-deux ans, semblait encore dans sa trentaine. — Oui, et cela concerne aussi tes enfants, apparemment. Adrien a essayé de te voir depuis des jours et tu n’as même pas répondu. Il est intelligent pour ses sept ans, mais ce n’est encore qu’un enfant. L’image de leur aîné lui apparut, avec ses cheveux bruns ondulés et son sourire doux, qu’il tenait de son père. Il était aussi parfait que leurs autres enfants. Norma avait appris à visualiser et à dominer son système de reproduction pour atteindre le point optimal au moment de la fertilisation de l’ovule. ELLE AVAIT BAISSÉ LES YEUX. — Je me concentre sur un moyen de comprendre les défauts de navigation. Avec le taux de pertes que nous avons actuellement, nous ne pouvons nous permettre d’envoyer des vaisseaux pour participer à l’effort de guerre. Pourtant, telle était mon intention initiale. Ma mère m’a pressée de contacter l’Armée du Jihad à propos de cette technologie. Je comprends qu’ils aimeraient transporter instantanément des troupes sur les zones de combat – mais je ne tiens pas à avoir des morts sur la conscience. — Norma, je suis certain que tu vas trouver une solution, dit-il en l’embrassant avec un sourire. Nous donnerons le droit de licence aux militaires dès que nous le pourrons. — TU VEUX M’EXCUSER AUPRÈS D’ADRIEN ? Il promena lentement son regard sur les instruments, les écrans et les commandes de données. — C’est le système d’ordinateur dont tu m’as parlé ? — OUI. — QUE LES DIEUX NOUS PROTÈGENT ! — Je t’en prie, Aurelius. J’ai du travail. Nous avons déjà parlé de la sécurité ici, des stricts contrôles qui sont nécessaires. — Oui, oui, bien sûr. (Elle se tourna vers lui.) Oui, si quelqu’un peut dompter les machines pensantes, c’est certainement toi, ajouta-t-il. Mais ça ne me plaît guère. — Je n’aime pas ça non plus, mais je n’ai pas d’alternative. Dès qu’Aurelius se fut retiré, Norma verrouilla la porte avant d’injecter des destinations diverses dans la machine de simulation pour que l’ordinateur trouve des moyens d’éviter les soleils, les planètes et les essaims d’astéroïdes. Elle l’avait conçu elle-même et lui avait ajouté des sécurités, mais la proximité des machines pensantes la mettait mal à l’aise. Et elle se refusait à installer ce genre de dispositif sur les nouveaux vaisseaux. Il fallait absolument qu’elle trouve un moyen d’installer un esprit humain aux commandes des vaisseaux de l’espace plissé. Mais ce seul concept semblait aberrant. La chair ne saurait échapper aux lois de la matière, mais il n’en est pas de même pour l’esprit. Les pensées transcendent la physique du cerveau. Cogitor Verdad, Pensées dans l’objectivité isolée. Hessra était un planétoïde mort, froid, avec une trace d’atmosphère à peine respirable. Les vents furieux projetaient des aiguilles de glace qui se plantaient dans la peau comme des salves de cristaux. La surface était occupée par des glaciers géants. Rares étaient ceux qui auraient souhaité y séjourner une semaine, encore moins deux millénaires. Mais les Cogitors de la Tour d’Ivoire avaient élu Hessra comme leur refuge ultime afin d’y poursuivre leurs réflexions sans fin, loin des événements extérieurs qui auraient pu s’immiscer dans leur solitude. Serena Butler les avait quand même trouvés sans difficulté. Elle avait perdu sa précieuse Kwyna dans la Cité de l’Introspection, mais ces mystérieux Cogitors étaient demeurés éloignés depuis qu’ils avaient été nommés ici. Vidad et ses philosophes de la Tour d’Ivoire s’étaient cloîtrés, refusant de s’impliquer dans les affaires humaines. Elle était décidée à exiger d’eux – et non pas leur demander – qu’ils viennent en aide à la race humaine. Comment pourraient-ils refuser ? Les Cogitors de la Tour d’Ivoire eux-mêmes devaient comprendre que la neutralité n’était plus possible. Ils avaient été humains autrefois, mais à la différence des Titans et des néo-cymeks, ils ne s’étaient jamais alliés à Omnius. Après un millénaire de réflexion, ils avaient certainement des suggestions que l’humanité n’avait jamais envisagées. Serena pensait que la connaissance qu’ils cachaient pourrait être le déclencheur de la victoire ultime sur les Mondes Synchronisés. Depuis huit ans, les assistants soigneusement sélectionnés par Iblis Ginjo étaient au service des Cogitors de la Tour d’Ivoire. Serena n’en avait guère eu de nouvelles depuis qu’elle les avait bénis brièvement avant leur départ. Ils lui avaient tous semblé extrêmement disciplinés, dévoués et pieux. Depuis, Iblis lui avait confié que cette relève avait reçu des instructions afin de rapporter aux Cogitors les siècles de sévices que les machines pensantes avaient infligés à la race humaine. Les nouveaux assistants critiquaient souvent le fondement moral des Cogitors, leur isolement, essayant de prouver à Vidad et à ses frères en contemplation que le fait d’être neutre n’était pas nécessairement une vertu. Elle fit route vers Hessra, en compagnie de la fidèle Niriem et de quatre Séraphines. Son vaisseau se posa sur un terrain de neige et de glace que les assistants avaient préparé. Le bastion des Cogitors dressait ses tours de métal noir et ses saillies cylindriques couronnées de clochetons pointus au-dessus d’un rocher grisâtre, estompé par les rafales de neige. A l’origine, les Cogitors avaient construit cette retraite sur une éminence rocheuse, loin au-dessus d’un canyon, mais, après vingt siècles, un glacier s’était infiltré dans les crevasses béantes et commençait à cerner les tours. La glace gris bleuté contenait des éléments chimiques venus de la haute atmosphère acide d’Hessra. Jusqu’alors, la marée de glace n’avait recouvert que la moitié des fondations et des niveaux inférieurs de la structure, et Serena se demandait si les Cogitors seraient un jour prêts à abandonner leur forteresse. On sentait ici l’implacable avance du Temps. Vidad et ses frères, à l’heure où le glacier monterait vers le haut des tours, préféreraient peut-être rester dans leur tombe avec leurs pensées impossibles. A moins qu’elle ne parvienne à obtenir leur participation. Un groupe d’assistants surgit de la tour principale. Ils portaient des parkas épaisses et ils étaient conduits par un homme que Serena reconnut : Keats. Elle s’avança d’une démarche incertaine en toussant dans la bise glaciale, agressive. Niriem voulut la protéger en la précédant, mais elle lui fît signe de reculer : elle souhaitait se présenter seule. Elle lui ordonna de regagner le vaisseau et lui expliqua qu’elle voulait régler elle-même cette affaire. Les assistants, dans le silence, conduisirent Serena jusqu’au tunnel d’accès. L’un d’eux bascula un levier et la poterne se referma derrière eux avec un bruit sourd qui éveilla des échos. Serena suivit son escorte sombre dans la buée de son souffle. Ils empruntèrent un couloir qui s’achevait en spirale sur une vaste salle dont les fenêtres étaient couvertes de rideaux de glace. Six Cogitors étaient là, disposés sur des piédestaux de métal poli, dans leurs containers d’électrafluide bleuté. Serena fit appel à toute sa volonté et retrouva en esprit les techniques de débat qu’elle avait apprises avec Kwyna et Iblis Ginjo. Elle devait user de tout son talent dans cette négociation. Elle espérait avec ferveur que Keats et les autres assistants ambitieux s’étaient montrés habiles dans la préparation du terrain. — Vous avez besoin d’un conseil ? demanda Vidad. Sa voix provenait d’un petit implant sonore, à la base de son container. Ce qui n’était pas sans rappeler un cymek. Ce système était nouveau et c’était sans doute Keats et son équipe qui l’avaient installé pour pouvoir converser avec plus d’un Cogitor à la fois. Autrefois, Vidad et les siens avaient vécu dans un silence docile, sous les soins attentifs de leurs humbles assistants. Mais, à présent, Serena le constatait, leur vie avait dû considérablement changer avec les assistants recrutés par Iblis. — J’ai besoin de votre aide, dit-elle en choisissant avec soin ses mots et le ton sur lequel elle les prononçait. (Elle devait montrer du respect, de la courtoisie, mais aussi de la volonté.) Notre Jihad dure depuis bien des années et a coûté des milliards de vies humaines. Notre détermination a graduellement atteint la stagnation. Je veux faire ce qu’il faut pour parvenir à une victoire rapide et décisive. Ce ne fut pas Vidad qui lui répondit, mais un autre Cogitor. — Selon nos assistants, vous avez déclenché votre Jihad il n’y a que quelques décennies. — Et vous vous demandez pourquoi je suis à ce point impatiente ? — CE N’ÉTAIT QU’UNE OBSERVATION. — A la différence de vous, ma vie se limite à quelques dizaines d’années. Il est normal que je cherche à réussir durant le temps qui m’est accordé. — Oui, je vois. Néanmoins, le conflit entre les humains et Omnius ne dure que depuis un peu plus de mille ans, ce qui n’est guère important si l’on considère l’ensemble. La mémoire de notre petit groupe de Cogitors remonte à deux fois plus longtemps, vous savez ? VIDAD AJOUTA : — Serena Butler, en tant que créature humaine transitoire, votre perception du Temps est faussée et limitée, et peu pertinente par rapport à la toile de fond de l’histoire. — Étant donné que les êtres humains enregistrent leur propre histoire, la durée de leur existence est la seule mesure de temps significative, répliqua-t-elle avec une trace d’agacement. Vous autres les Cogitors, vous avez été des humains autrefois. Elle fit une pause et s’efforça de prendre un ton moins tendu. — Pensez à toutes les victimes des machines. Chacune d’elles possédait un cerveau – ce qui implique qu’elle avait le potentiel de devenir un Cogitor comme vous. Pensez à toutes les révélations, toutes les idées que vous auriez gagnées si ces vies n’avaient pas été effacées par Omnius. Les Cogitors absorbèrent en silence ses paroles. Keats et les autres restaient à l’écart, mais ils regardaient Serena avec une admiration évidente. — Nous sommes d’accord : c’est une tragédie, déclara enfin Vidad. SERENA REPRIT : — Depuis trente-quatre ans, les humains se sont battus et ont souffert durement. Toute une génération a été décimée et mon peuple commence à perdre espoir. Les gens redoutent que nous ne gagnions pas le Jihad, que la guerre se poursuive durant des siècles. Ils n’entrevoient aucune solution imminente. — UNE PRÉOCCUPATION FONDÉE, DIT UN COGITOR. — Dont je ne veux pas ! Nous ne pouvons plus arrêter le mouvement. Il a fallu que mon fils soit assassiné pour que le peuple se rassemble et entame le combat contre les machines, après des siècles d’apathie sans aucune initiative. — C’est un problème humain qui ne concerne pas les Cogitors. — Avec tout le respect que je vous dois... en temps de crise, les lâches justifient souvent leur attitude avec ce genre de commentaire. Consultez vos références historiques. Les assistants venus de la Jipol sourirent en risquant des regards dans sa direction. Il était probable, songea Serena, qu’ils avaient déjà adressé ce genre de réflexion à Vidad. — Vous êtes tous des sages, et je ne parviens pas à accepter l’idée que vous ayez abandonné toute humanité. Ce serait une perte terrible. Il y eut une touche d’exaspération dans la voix de Vidad lorsqu’il répliqua : — Et alors, qu’attendez-vous de notre part, Serena Butler ? Nous avons conscience de vos convictions passionnées, mais nous sommes des Cogitors, des penseurs neutres. Et donc, Omnius nous épargne. Il y a bien longtemps, certains des Vingt Titans ont fait appel à notre expertise, tout comme les humains de la Ligue. Nous tenons à maintenir un équilibre essentiel et juste. — Votre position est essentiellement fausse, rétorqua Serena. Vous pouvez vous croire neutres, mais en aucun cas vous n’êtes indépendants. Sans vos assistants humains, vous péririez. C’est seulement parce que nous, les humains vivants, avons de l’estime pour vos cerveaux que nous vous avons apporté ces assistants qui vouent leur temps, leur service, l’essentiel de leur vie, à ce que vous appelez votre « neutralité », votre contemplation. Jamais les machines ou les cymeks ne vous sont venus en aide. Mais les humains ont besoin de vous. L’occasion qui s’offre à vous, mes Jihadi ne l’auront jamais. Votre prétendue neutralité vous donne accès à Omnius et aux machines de son acabit. En tant que Cogitors, vous pourriez leur parler, les observer. Et à terme nous dire comment les vaincre. — LES COGITORS NE SONT PAS DES ESPIONS. — Peut-être pas. Mais vous êtes redevable de votre existence prolongée aux êtres humains. Comme tous, j’ai une vie brève, Vidad, alors que vous avez deux mille ans d’expérience. Je ne crois pas que ce défi dépasse vos capacités. — Serena Butler, vous nous avez donné bien des sujets de réflexion. Nous allons examiner votre requête et prendre la décision qui nous paraîtra appropriée. — Ne réfléchissez pas trop longtemps, Vidad. Chaque jour, des humains sont victimes des machines. Si vous voyez un moyen d’en finir avec ce cauchemar, vous devrez agir aussi vite que possible. — Nous agirons le moment venu. Nous n’acceptons pas aisément d’abandonner notre neutralité. Mais vos arguments répondent aux conclusions de nos fidèles assistants. Keats hocha respectueusement la tête mais il eut quelque peine à masquer son sourire. SERENA REPARTIT PAR LES COULOIRS GLACÉS. — Nous savions que la Prêtresse du Jihad était capable d’accomplir ce que nous n’avons pas réussi à faire ! s’exclama Keats. Le Grand Patriarche a raison de vous révérer. Vous êtes la mère salvatrice de l’humanité ! ELLE SE REMBRUNIT, MAL À L’AISE À CETTE IDÉE. — Mais je ne suis jamais qu’une femme qui accomplit une mission. C’est toujours ce que j’ai fait. (Elle ajouta dans un murmure :) Et je la poursuivrai. Le chef militaire qui ne sait pas saisir une occasion est coupable d’un crime aussi grave que celui qui est accusé de lâcheté. Général Agamemnon, Nouveaux Mémoires. Quand les Titans eurent fortifié le monde crépusculaire et nuageux de Bela Tegeuse pour en faire la pierre angulaire de leur nouvel empire cymek, ils passèrent des années à reformer les cités et la population selon leurs normes. L’ultime trio qu’ils formaient, assisté de Beowulf et des quelques néos qui subsistaient, utilisait la planète comme une base à partir de laquelle il lançait des attaques contre les vaisseaux de mise à jour d’Omnius. Peu à peu, ils découvraient les faiblesses des Mondes Synchronisés et se préparaient à une invasion générale. Mais Bela Tegeuse restait leur bastion face aux machines du suresprit et aux forces des hrethgir. Ils furent surpris par l’arrivée d’un autre vaisseau cymek. Il se présenta comme une structure ovoïde et grise, avec de vastes baies et de rares fenêtres. Traversant les nuages, il se posa à proximité du quartier général des Titans Agamemnon et Junon revêtirent des cuirasses impressionnantes pour aller au-devant de cet intrus, suivis d’une horde de néo-cymeks tegeusans récemment recrutés. Ils s’approchèrent du vaisseau non identifié qui venait de se poser sur le nouveau spatioport. Leurs blocs de marche formidables résonnaient sourdement. La coque s’ouvrit et une machine à la forme insolite, exotique, s’avança vers eux. Les facettes de sa cuirasse étaient comme autant de diamants et ses ailes anguleuses étaient déployées, évoquant une sorte de condor au plumage de dentelle. Un essaim de fibres optiques scintillait à l’extrémité de son cou segmenté. Dès qu’Agamemnon découvrit cet habillage extravagant, il sut que Xerxès – en dépit de ses défauts et de sa stupidité – avait deviné juste. Il reconnaissait tout à fait Hécate aux décharges électriques qui zébraient son container. Il se dressa de toute sa hauteur pour dominer le dragon de fantaisie. — Par tous les dieux, regardez donc ce qui vient de ramper hors de la poubelle de l’Histoire ! Ça doit bien faire un millier d’années que tu ne t’es plus montrée, Hécate. JUNON AJOUTA PERFIDEMENT : — Si seulement elle avait pu attendre encore quelques siècles. Un rite discordant sortit de la gorge du dragon rapace. — Mes chers amis, vos pouvoirs et votre longévité ne vous servent plus qu’à entretenir une vieille rancune ! J’ai changé, et je promets de ne pas vous décevoir. — Tu n’étais rien au départ, alors comment pourrions-nous êtres déçus ? fit Junon en se rapprochant de son amant. Tu t’es évacuée de l’Histoire il y a longtemps, et tu ne saurais concevoir tout ce qui a changé depuis le Temps des Titans. — Certes, mais j’ai réussi à éviter bien des événements aussi laids que déplaisants, rétorqua Hécate. Et je n’ai pas eu à m’abaisser à servir Omnius. Vous ne pouvez pas en dire autant. Peut-être que vous auriez mieux fait de me suivre... Une petite foule de Tegeusans s’étaient rassemblée à distance raisonnable. Les gens étaient intrigués par cette confrontation inhabituelle entre les divinités-machines, mais ils ne comprenaient pas les références historiques et mentales qui dépassaient le cadre de leur vie. — Nous avons gagné notre liberté à présent, protesta Agamemnon. — C’est grâce à mon aide. Vous ne seriez pas ici sur Bela Tegeuse si je n’avais pas livré mon « cadeau » atomique au suresprit et si la Ligue n’avait pas été aussi inefficace et lente à profiter de cette occasion. Elle se garda de parler de son faux astéroïde et de ses interventions passées. Depuis qu’elle était de retour, elle se consacrait à la guerre et aidait la cause d’Iblis Ginjo dans diverses opérations mineures, mais il restait encore beaucoup à accomplir. Et, dans ce but, elle devait révéler aux Titans une part de ce qu’elle avait accompli. Dans sa projection à long terme, la proposition qu’elle s’apprêtait à faire pourrait tout changer et résoudre à terme le conflit avec Omnius. Agamemnon demanda d’une voix bourrue : TU VEUX QUOI AU JUSTE, HÉCATE ? POURQUOI AS-TU CHOISI DE REVENIR MAINTENANT ? TU PENSES VRAIMENT QUE NOUS AVONS BESOIN DE TON AIDE ? A MOINS QUE NOTRE SÉDUISANTE COMPAGNIE NE TE MANQUE ? AJOUTA JUNON D’UN TON AIGRE. APRÈS TOUT CE TEMPS, TU TE SENTIRAIS SEULE ?... ELLE S’APPROCHA, GARDANT SES AILES DÉPLOYÉES. — J’ai sans doute décidé qu’il était temps de changer. (Elle affectait un ton doux et raisonnable.) Nous pouvons continuer d’assister à cette guerre, ou bien intervenir et créer la différence. AGAMEMNON GROMMELA : — Hécate, je crois que j’ai déclaré cela de nombreuses fois durant ces mille années, bien sûr, tu ne le sais pas puisque tu n’étais pas là pour m’entendre. — A présent, vos alliances ont changé. Les Titans et les néo-cymeks se sont retournés contre les machines, comme l’ont fait les humains. Pourquoi ne pas nouer une alliance avec la Ligue des Nobles, cher Agamemnon ? Ce serait pour vous un réel avantage. — AVEC LES HRETHGIR ? TU ES CINGLÉE ? JE NE SAIS PAS OÙ ÇA NOUS MÈNE MAIS ÇA NE ME PLAÎT PAS DU TOUT, DIT JUNON. Hécate émit un son qui pouvait être un rire étouffé. — Pour une fois dans ta vie, Agamemnon, réfléchis en vrai général. Vous et les humains vous avez en commun un ennemi acharné trop puissant pour que vous puissiez le vaincre individuellement. Mais si vous vous battez ensemble, les cymeks et les hrethgir, vous parviendrez à supprimer toutes les manifestations du suresprit, sur tous les mondes. Ensuite, vous pourrez toujours vous détruire les uns les autres si ça vous amuse. Junon émit un bruit grossier, et Agamemnon repoussa la suggestion d’Hécate. — Hécate, nous n’avons pas besoin que tu te battes avec nous... ou avec les humains. Ce que tu demandes donnerait raison à Vorian, mon insolent de fils. Ici, sur Bela Tegeuse, j’ai bien assez de néo-cymeks dévoués, et la population nous en envoie sans cesse. Tu ne comprends rien à la situation, Hécate. Trop de choses se sont passées depuis que tu nous as quittés. — Je commence à m’en apercevoir, dit Hécate en simulant un soupir. Depuis que je suis partie, le Général Agamemnon est devenu aussi stupide qu’ennuyeux, et il ne traîne plus que deux Titans qui le suivent aveuglément sans la moindre idée neuve dans leur cerveau fossilisé. (Hécate retourna vers son vaisseau.) Sans Tlaloc, vous allez être incapables de comprendre l’ensemble. AGAMEMNON AMPLIFIA SA VOIX AU MAXIMUM : — L’empire que j’ai commencé à fonder ici n’a pas besoin des humains, si l’on excepte les matériaux bruts qui nous donnent des néo-cymeks ! Je vais rétablir le Temps des Titans. Les humains de la Ligue ont leur programme : ils se retourneront contre nous dès qu’Omnius aura été détruit. — Mais seulement si tu le mérites ! lança Hécate en montant à bord de son vaisseau pour regagner son astéroïde artificiel. Je vois que je vais être obligée de me battre à ma manière, sans me soucier de ce que mes amis Titans pensent de moi. Agamemnon, tu n’as pas su voir le potentiel que je t’apportais. Mais ça ne me détournera pas de ma mission. Elle se mit en commandes automatiques et décolla de la surface balafrée de Bela Tegeuse. Elle se sentait libérée, elle allait agir sans eux, et le reste de l’univers s’en apercevrait. 165 AG (avant la Guilde) An 37 du Jihad Un an après l’Expédition de Serena sur Hessra En temps de guerre, on nous demande souvent de donner plus que ce que nous possédons. Serena Butler, Les ralliements de Zimia. Dans la trente-cinquième année du Jihad de Serena Butler, Aurelius Venport passa trois semaines à voyager de Kolhar à Salusa Secundus à bord d’un vaisseau conventionnel. Il était à la tête d’une flotte de plus de cent vaisseaux à la technologie révolutionnaire mais encore risquée et il préférait le confort sans risque entre les systèmes stellaires. Il se rendit d’abord sur Rossak et, sur une des stations orbitales, embarqua sur un vaisseau à destination de Salusa Secundus. Une occasion supplémentaire de ne pas apprécier l’extrême lenteur des transferts et des transports. Il débarqua dans la chaleur de l’été salusan. Il ne parvenait pas à s’adapter aux changements de climat des Mondes. Ses affaires le conduisaient d’un Monde de la Ligue à un autre et parfois sur les Planètes Non Alignées. Il débarquait ainsi dans le printemps, l’été brûlant ou l’hiver pétrifiant. Mais aussi dans des saisons de compromis : des printemps avec des rafales de givre entre des montagnes gelées aux vallées douces, des étés d’inondations boueuses et torrides dans des bourrasques d’insectes mordants, des automnes parfumés de cham- pignons géants et opiacés et des forêts de baies liquoreuses, des hivers réchauffés par des volcans étranges dont les ruissellements de lave toxique procréaient des champs d’arbres siliceux au feuillage cristallin. Zimia était particulièrement chaude et les collines qui entouraient la cité étaient d’un brun doré saisissant. Aurelius avait commandé un véhicule pour le conduire à l’agence régionale de VenKee. Mais il ne s’était pas attendu à ce que le conducteur soir en retard. Surpris, il vit un long véhicule devant lui. La porte coulissa et il découvrit Serena Butler qui l’observait d’un regard neutre. — Monsieur Venport, montez. Nous avons renvoyé votre voiture. Je voudrais que vous et moi ayons une chance de nous parler. IL EUT UN FRISSON PRÉMONITOIRE. — Bien sûr, Prêtresse. (Il n’avait jamais parlé à cette femme, mais il décida dans l’instant que c’était une urgence absolue.) À quoi dois-je cet honneur ? — Il s’agit d’une question d’intérêt vital pour le Jihad. (Elle sourit en lui faisant signe de s’installer à côté d’elle.) Et de possible trahison. IL HÉSITA AVANT DE S’ASSEOIR. — Une trahison ? (La porte se referma et il ressentit un souffle d’air froid apaisant. Mais il se sentait de plus en plus déconcerté et mal à l’aise.) Il va falloir que je reporte un rendez-vous avec un concurrent en pharmaceutique. Puis-je prévenir mon associé ? Serena secoua la tête et lui adressa un regard dur et chargé de questions. — Nous avons déjà annulé ce rendez-vous – et vous devriez nous en être reconnaissant. Selon Yorek Thurr. votre concurrent voulait vous faire chanter pour obtenir de vous des concessions financières. Il n’a jamais eu intérêt à revendre son réseau de drogue. — Un chantage ? (Aurelius haussa les épaules, certain qu’il n’avait jamais été vulnérable à ce genre d’agression.) Vos espions se sont sûrement trompés. — Non, absolument pas, dit Serena en se penchant vers lui tandis que le véhicule glissait en accélérant. Nous sommes au fait des activités de la VenKee sur Kolhar. Nous savons que vous avez construit une flotte de nouveaux vaisseaux qui, selon nos rapports, utiliseraient une méthode de voyage spatial rapide tout à fait remarquable, qui laisserait loin derrière les vaisseaux de l’Armée du Jihad. Est-ce exact ? — OUI. Il ne voulait pas se montrer inquiet. Il se demandait ce que Serena Butler connaissait exactement sur les moteurs à espace plissé et les chantiers de construction des nouveaux vaisseaux. Se souvenant de tous ceux qui avaient été accusés d’avoir des liens avec les machines pensantes dans les dernières décennies, il savait qu’il valait mieux ne pas encourir la méfiance de Serena Butler ou de la Jipol. — Je suis un homme d’affaires, madame. J’investis, je développe des technologies. Il est nécessaire pour moi de protéger des telles informations... Il vit le visage froid de Serena et y lut de la colère. Il se tut alors. — Nous sommes en guerre avec le pire ennemi que l’humanité ait jamais rencontré, Directeur ! Si vous avez développé une technologie militaire viable, comment pouvez-vous la refuser à nos courageux combattants ? Le Conseil du Jihad a décidé que le fait de dissimuler toute avancée potentiellement vitale – ce qui est le cas de vos vaisseaux, apparemment – constitue une trahison. AURELIUS ESSAYA DE COMPRENDRE CE QUI SE PASSAIT. — Une trahison ? C’est ridicule. Personne n’est aussi loyal que moi à la cause de l’humanité. J’ai déjà versé des sommes conséquentes... SERENA HAUSSA LES SOURCILS. — Pourtant, vous avez gardé pour vous cette technologie. Ce qui ne démontre pas votre loyauté de façon très convaincante. Il s’efforça au calme en se rappelant les exercices de Norma, respira profondément et essaya de visualiser la situation. — Prêtresse Butler, vos conclusions sont trop hâtives et injustes. Il est exact que j’ai construit un complexe de chantiers navals sur Kolhar. Nous y avons lancé certains vaisseaux et nous expérimentons un nouveau système de vol spatial qui permet aux vaisseaux de VenKee de... voyager sans utiliser la propulsion traditionnelle. (Il leva les mains.) J’en ignore les détails. Ma femme, Norma Cenva, a développé ce procédé à partir de ses modifications personnelles des équations d’Holtzman. — Sur mes instructions, Iblis Ginjo a pris connaissance des dossiers de VenKee et relevé vos dépenses. Il apparaît que vous avez entrepris la construction de ces chantiers et de vos vaisseaux il y a dix ans. Vous n’avez pas jusque-là pris conscience de l’importance qu’aurait cette technologie dans notre effort de guerre ? Aurelius commençait à se sentir fiévreux. Serena secoua la tête comme si elle ne parvenait pas à le comprendre. — Directeur, vous ne voyez donc pas ? Ces vaisseaux pourraient être un apport vital pour le Jihad ! Ils nous permettraient de frapper un coup décisif contre les Mondes Synchronisés. Nous aurions une chance de vaincre avant que toutes nos populations ne se lassent et abandonnent. Les protestataires sont déjà nombreux à exiger la paix. — Je comprends, dit Aurelius. Mais cette technologie n’est pas encore prête pour être utilisée à grande échelle. Ces vaisseaux sont encore dangereux. Les systèmes de navigation ne sont pas fiables. Ils sont révolutionnaires, d’accord, mais le taux de perte est anormalement élevé. Quand ils ne sont pas précisément guidés dans l’espace plissé, les vaisseaux entrent en collision avec des soleils, et même avec des planètes peuplées, des lunes. Ils se perdent n’importe où entre les nébuleuses et les nuages de matière obscure... Nous avons beaucoup de pilotes qui refusent de reprendre les commandes après une ou deux missions. (Il se lança dans la description de divers accidents dramatiques.) Je dois dire que je ne monterais pas à bord moi-même. — On m’a dit qu’en dépit des risques, vous aviez commencé à utiliser ces nouveaux vaisseaux pour des transports commerciaux il y a un an. Est-ce exact ? — En partie, et nous avons subi de lourdes pertes... SERENA L’INTERROMPIT. — Si vous avez réussi à trouver des capitaines décidés à prendre le risque, Directeur Venport, mettez-vous en doute que je puisse trouver des volontaires jihadi pour des missions militaires ? Votre taux de perte en vies humains est-il plus important que ce que nous avons subi durant l’offensive des Mondes Synchronisés ? Il se sentit vaguement honteux de n’y avoir pas songé auparavant. Il s’était plus préoccupé des bénéfices à venir que de l’issue de la guerre, il se l’avouait. — De tels vaisseaux seraient un élément de surprise total contre l’ennemi, reprit Serena avec une ferveur accrue. Avec eux, nous pourrions délivrer des messages et des rapports, transporter des troupes et du matériel plus vite que jamais. Nous aurions un avantage stratégique absolu sur les machines pensantes. Même si nous devons perdre quelques vaisseaux avec leurs équipages, est-ce que la compensation n’est pas suffisante ? — Prêtresse... il ne s’agira pas de... quelques vaisseaux. Serena détourna un instant la tête comme si elle s’intéressait aux immeubles de Zimia. — Nous sommes engagés dans une guerre absolue avec Omnius depuis des décennies. Directeur, et nombreux sont ceux qui ont perdu toute volonté. L’année dernière, je me suis rendue sur le monde isolé des Cogitors de la Tour d’Ivoire avec l’espoir qu’ils nous aident dans notre combat, mais nous n’avons eu aucune réponse jusqu’à présent. Je crains qu’ils ne nous abandonnent. (Elle tourna vers lui son regard ardent.) Je suis certaine que vous ne ferez pas comme eux, Directeur Venport. AURELIUS ÉTAIT CONVAINCU QU’ELLE NE CÉDERAIT PAS. — Prêtresse, nous pourrions négocier un accord exclusif et confidentiel autorisant l’accès militaire à nos nouveaux moteurs Holtzman, pour autant que les plans ne tombent pas entre les mains d’autres commerçants ou... — Bien sûr, je suis persuadée que nos ingénieurs aimeraient les étudier, mais il faudrait trop de temps pour construire une flotte complète. (Elle lui sourit calmement.) De combien d’unités disposez-vous et quand pourrons-nous commencer à les transformer en vaisseaux de guerre du Jihad ? Aurelius était oppressé, se demandant si son empire commercial n’allait pas commencer à s’effondrer. — Nos vaisseaux marchands, dit-il, ne sont que de simples cargos, pas des unités de combat. Elle balaya son argument d’un geste, en souriant. Le Jihad était son unique souci et à ses yeux rien ne pouvait être plus important. — Je suis persuadée que nos ingénieurs sauront apporter les modifications nécessaires. Vos usines et vos chantiers sont déjà installés sur Kolhar, à l’écart des grandes voies de circulation. Un bon choix stratégique. IL S’EFFORÇA DE NE PAS CÉDER À LA PANIQUE. — Prêtresse, essayez de comprendre que pour financer les chantiers et l’ensemble de l’opération, j’ai dû hypothéquer virtuellement toutes les parts de VenKee. C’est l’investissement le plus ruineux de toute l’histoire de ma société. Nous arrivons à peine à rembourser nos crédits. Votre proposition va totalement nous ruiner. Serena parut sincèrement déçue qu’il ne parvienne pas à voir le projet dans son ensemble. — Aurelius Venport, nous avons tous fait des sacrifices énormes pour le Jihad... certains d’entre nous plus que d’autres. Tous les êtres humains seront ruinés si nous perdons cette guerre. (Elle soupira.) Si vous acceptez de nous proposer un arrangement qui nous permette d’utiliser immédiatement votre flotte, nous trouverons des moyens pour vous indemniser à terme et réduire l’impact du cumul de vos dettes – mais ce n’est pas le plus important pour l’heure, non ?... Pour lui, c’était extrêmement, absolument, essentiellement important, mais la Prêtresse Serena était lancée dans ses idées et il ne voyait pas comment l’arrêter tout en restant courtois. Si elle le voulait, Serena avait le pouvoir de faire appel à son armée pour investir les chantiers. Ou même, s’il en croyait la rumeur, la Jipol pouvait l’effacer tranquillement. Dans le passé, dès qu’il avait été acculé dans des négociations commerciales, Aurelius avait trouvé que la meilleure réponse était de prendre une attitude raisonnable mais sans céder à des décisions radicales et de laisser les choses se calmer. — J’ai besoin d’en discuter avec mes associés avant que nous mettions une proposition sur pied. Il y a de nombreux facteurs en présence. Et j’ai beaucoup d’investisseurs et des responsabilités financières à... Tout soudain, le regard de Serena était de glace. Le véhicule s’arrêta et la porte coulissa dans un souffle d’air moite. — En cas de besoin, nous pouvons modifier les lois pour vous donner tout pouvoir de prendre la décision correcte, Directeur Venport. — Même en ce cas... permettez-moi de regagner Kolhar pour trouver une solution qui satisfera tous les intéressés. — Arrangez-vous pour qu’il en soit ainsi, Directeur Venport. Mais je serai intraitable pour toute négociation qui ne viserait qu’à protéger vos marges de bénéfice. Ne me faites pas attendre. — JE COMPRENDS. CE SERA MA PRIORITÉ ABSOLUE. — Dans ce cas, je vais informer le Conseil du Jihad que nous disposerons sous peu de cette nouvelle technologie. La Séraphine qui conduisait avait une expression figée et regardait droit devant elle, comme une statue de pierre. Serena lui fit signe de faire demi-tour pour retourner au spatioport de Zimia. Aurelius n’était sur Salusa Secundus que depuis une heure à peine. — Entre-temps, ajouta Serena, je vais envoyer une délégation d’officiers et de conseillers militaires inspecter les chantiers. Les sociétés humaines profitent de la guerre. Si vous supprimez cet élément, les civilisations stagnent. Dialogues d’Érasme. Vorian Atréides, copieusement arrosé par la pluie d’été, descendit la travée centrale du Hall du Parlement et aperçut Xavier qui s’entretenait déjà avec Serena Butler, non loin du podium. La salle était encore déserte. Vorian sourit en s’approchant. Ces deux-là étaient des amis intimes et ils avaient à peu près son âge, même s’il semblait terriblement plus jeune. Est-ce que nous avons vraiment près de soixante ans ? Dès qu’elle le vit, Serena lui fit signe d’approcher. Il était heureux de la retrouver seule, sans ses gardiennes vigilantes et quelque peu oppressantes. Ses chaussures humides crissaient dans la salle immense et il songea que c’était un étrange endroit pour une rencontre intime. Comme toujours, Xavier paraissait tendu, même si des années de discipline lui avaient appris à contrôler ses émotions. C’était un homme tellement grave et sérieux. Tandis que Vorian lui serrait chaleureusement la main, Xavier adressa un regard déconcerté à la femme la plus célèbre de l’Univers Connu. Serena se retirait déjà sur le podium géodésique et activait les commandes de son et de projection. L’instant d’après, son image fut projetée sur les parois extérieures : celle de la Prêtresse adorée de son peuple qui se penchait, telle une déesse. Xavier s’installa au premier rang et Vorian se glissa auprès de lui en demandant : — Que se passe-t-il ? Qu’est-ce qu’elle essaie de faire ? XAVIER SOUPIRA EN SECOUANT LA TÊTE : — ELLE A ENCORE UNE AUTRE IDÉE. Il leva les yeux vers l’image de Serena. Vorian, lui, hocha la tête en songeant à tout ce qu’elle avait réussi. — Bienvenue, messieurs, déclara Serena dans le hall immense. J’ai l’impression de me retrouver à dix- neuf ans, la première fois que je me suis adressée au Parlement. J’ai peine à croire que ce temps ait passé et que tant de choses soient arrivées. — Tu es toujours aussi belle, fit Vorian en haussant le ton. Xavier, même s’il le désapprouvait, semblait penser la même chose. Mais il n’était pas homme à s’exprimer trop facilement. Des années auparavant, Serena avait rejeté l’affection de l’un et l’autre. Ensuite, ils avaient suivi trois destins différents. Emportés par le Jihad. Vorian, amer, songeait à Leronica Tergiet. Il devait lui envoyer une autre lettre sur Caladan, même s’il pensait qu’elle avait dû l’oublier, maintenant. Mais s’il lui expédiait un colis de cadeaux prodigieux, la prochaine fois... Il savait qu’il aurait pu vivre heureux avec elle, mais, une fois encore, il avait perdu cette chance à cause du Jihad. Maintenant, ils se retrouvaient, Serena et lui, tellement différents de ce qu’ils avaient été autrefois, et pourtant inchangés au fond de leur âme. Quand Vorian regardait Serena, il la voyait telle qu’elle avait été quand ils s’étaient rencontrés dans la villa d’Érasme. Elle était alors tellement méfiante et le méprisait, et il était un servant. Il étouffa un rire triste en repensant à cette esclave humaine qui avait osé lui parler sur ce ton ! — Je vous ai convoqués ici pour discuter d’une occasion importante. Elle regarda dans leur direction, penchée sur le pupitre, et Vorian lut son entêtement rigide dans le mouvement de son menton, sa dureté absolue. — Nous y voilà, murmura-t-il à l’adresse de Xavier. Brusquement, Serena éteignit le système de projection et revint vers les deux Primeros. — Ils ont installé un nouveau système de sonorisation. Je souhaitais l’essayer avant la session de demain. Iblis m’a aidée à contrôler ma voix pour un maximum d’effet. C’était comment ? Vorian applaudit en souriant, mais il vit que son camarade restait sérieux. — Oui, c’est plutôt bon pour ton annonce, fit Xavier. — J’ai quelque chose de très important à vous confier à tous les deux. Les Entreprises VenKee ont construit une flotte de vaisseaux capables de traverser l’espace instantanément. Par le biais de l’espace plissé. (Elle claqua des doigts.) Vous imaginez cela ? En un clin d’œil un vaisseau parti de Salusa Secundus se retrouve au large de Corrin et débarque une force d’assaut. Nous allons pouvoir frapper Omnius n’importe où, repartir et attaquer un autre système stellaire dans l’instant suivant. Songez-y : le Jihad pourrait tout balayer en quelques semaines ! Vorian retint son souffle avant d’émettre un sifflement appréciateur. — MAIS POURQUOI NE NOUS AVOIR RIEN DIT ? — Aurelius Venport a gardé le secret sur cette technologie. Il voulait apparemment revoir ses systèmes de navigation. Mais les enregistrements de commerce spatial révèlent qu’il utilise ses nouveaux vaisseaux pour ses exportations depuis plus d’un an. Il faut que nous sachions comment utiliser ces vaisseaux dans l’Armée du Jihad. — Les cargos ne sont pas des bâtiments de guerre, dit Xavier. Je me méfie d’une nouvelle technologie qui n’a pas été testée au combat. — Eh bien, mon cher ami, dit Vorian, optimiste, il ne nous reste qu’à la tester. SERENA OPINA D’UN AIR INQUIET. — Le Directeur Venport m’a mise en garde contre le pourcentage élevé d’accidents et de catastrophes, mais je suis convaincue que nous pourrons améliorer cela. Un grand nombre de vols ont réussi. Si nous acceptons les pertes inévitables, nous serons en mesure de vaincre définitivement les machines une fois pour toutes. Notre victoire sur Ix nous a beaucoup coûté, mais pensez à tout ce que nous avons retiré du complexe industriel. Nous courrons moins de risques avec ces nouveaux vaisseaux. XAVIER RÉFLÉCHIT À HAUTE VOIX. — Nous perdons constamment un taux élevé des forces que nous engageons. À terme, nous estimons que la vitesse de ces nouveaux vaisseaux devrait diminuer les chiffres de nos pertes... et mettre rapidement un terme au conflit. — Oui, dit Vorian en passant la main dans ses cheveux humides, mais, à court terme, les pertes seront probablement plus élevées et les familles des soldats tués pourraient bien contester notre décision. Quand même, Serena, je pense que vous avez raison. C’est une décision difficile à prendre, mais elle me semble juste. — Attention, dit Xavier, les projections ne reflètent pas toujours la réalité des situations du combat. — Je ne t’ai jamais vu autant préoccupé des risques, remarqua Vorian. — Ils existent bel et bien, et ce sont des risques réels. Le dos au mur, il m’est arrivé de prendre des décisions qui ont coûté bien des vies humaines, et je n’avais que peu d’options alors. Cette fois, ça me semble très différent. (Il soupira.) Ces vaisseaux qui traversent... l’espace plissé... je voudrais les voir de mes yeux. — Et ce sera possible quand ? demanda Vorian en se levant. — Je veux que vous vous rendiez tous les deux sur Kolhar immédiatement avec un groupe d’ingénieurs, déclara Serena d’un ton ferme. Je vous mandate pour prendre la direction des chantiers de VenKee et convertir tous ses vaisseaux à espace plissé en unités de combat. VenKee en possède une centaine. Vous prendrez deux divisions avec vous pour renforcer la sécurité des installations et établir les nouvelles priorités tout en assurant la protection de Kolhar contre d’éventuelles attaques ennemies. — Tu es certaine que Venport va coopérer ? demanda Xavier, sceptique. SERENA AFFICHAIT UN AIR DÉTERMINÉ. — Nous ne pouvons plus nous permettre de lui laisser le choix. Seul le Jihad compte. Vous préféreriez que nous négociions avec Omnius ? — En temps de guerre, rien n’est garanti, reconnut Xavier. Il n’y a que la mort et la destruction qui engendrent la mort et la destruction... Vorian avait le sentiment d’être un jeune officier plutôt qu’un Primero endurci sur le champ de bataille. — Xavier, ne nous fais pas le coup de l’amertume. On dirait un vieux briscard grognon. — Je plaide coupable, dit Xavier avec un mince sourire. CÔTE À CÔTE, ILS QUITTÈRENT LE HALL DU CONSEIL. Qu’est-ce qui fait la grandeur d’un héros ? L’action irréfléchie, dites-vous ? Oui, mais ça n’est qu’une dimension de l’équation, celle que voient les gens pour la plupart et qui est chroniquée dans les cristaux de l’Histoire. Les circonstances peuvent être favorables au héros, il peut être emporté par une marée d’événements qui lui permettent de parvenir à la crête d’une vague humaine. Le héros, tout particulièrement celui qui survit, est un opportuniste. Dès qu’il décèle un besoin, il le satisfait et reçoit ainsi un bénéfice substantiel. Et même les héros morts reçoivent un bénéfice. Zufa Cenva, Souvenirs du Jihad. Aurelius Venport arpentait d’un pas nerveux la salle des contrôles, s’arrêtant devant les moniteurs, guettant le moindre signe du vaisseau en approche. On attendait un cargo qui franchissait l’espace plissé et qui devait se poser sur Kolhar d’un instant à l’autre. Chaque sortie des nouveaux vaisseaux était une aventure à haut risque. Les pilotes mercenaires qui se hasardaient dans la Galaxie avec les moteurs Holtzman savaient qu’ils pouvaient ne pas revenir, happés par le champ d’une nova ou le seuil d’une singularité. Le ciel, au-dessus de la tour, était d’un bleu pâle, lumineux. Mais c’était la tempête qui se déchaînait dans les pensées d’Aurelius. À son retour de Salusa Secundus, il avait envisagé de déménager de Kolhar pour aller installer les chantiers et le polygone sur n’importe quelle planète inconnue, inhabitée et lointaine. Mais tout au fond de lui, une voix lui répétait avec insistance que, quoi qu’il fasse, Serena Butler le rattraperait et le ruinerait s’il s’opposait à ses fins. Elle détruirait sa vie, sa réputation... tout ce pour quoi il avait travaillé. Simplement parce qu’elle voulait mettre la main sur son entreprise. On l’accuserait même de trahison, malgré ses réponses claires aux questions que la Prêtresse du Jihad lui avait posées parce qu’il n’avait pas révélé l’existence du projet espace plissé. Il soupira. Il admettait le concept d’une participation raisonnable à l’effort de guerre, mais Serena Butler semblait considérer que tous devaient se sacrifier pour sa cause. Il fallait absolument trouver un compromis avec elle. C’était la négociation la plus difficile de sa carrière. Il savait aussi qu’elle ne perdrait pas de temps. Ses forces allaient débarquer sur Kolhar. Très vite. Anxieux de trouver une solution, il avait exposé son problème à Norma et Zufa dès son retour sur Kolhar. Il avait eu le faible espoir que la Sorcière Suprême lui montrerait quelque sympathie, ce qui ne fut pas le cas. — Aurelius, tu ne nous as jamais communiqué ton altruisme à l’égard du Jihad. Si chacun était prêt à offrir sa vie et ses talents à la cause humaine, nous aurions depuis longtemps écrasé Omnius. — Ton univers n’est-il que noir et blanc ? Je pensais que c’était une considération bouddhislamique. — Je prends note du sarcasme. Mais le Jihad n’est-il pas plus important que les profits d’un simple marchand ? Tes vaisseaux peuvent changer l’issue de la guerre, sauver des milliards de vies en éliminant le conflit comme une tumeur. Grâce à ta généreuse contribution, tu deviendras un héros, un patriote adulé de tous. — ET SURTOUT SANS UN SOU. NORMA POSA DOUCEMENT LA MAIN SUR SON BRAS. — Aurelius, depuis le début, j’ai toujours envisagé que mes moteurs à espace plissé devaient être utilisés contre Omnius. Quand j’ai commencé à travailler avec le Savant Holtzman, ma mission était de l’aider à développer des armes de combat. Elle était si belle, avec un regard tellement intense et doux à la fois qu’il sentit son tourment refluer. — Si l’Armée du Jihad a besoin de nos moteurs pour aller à la victoire, comment pouvons-nous refuser ? ZUFA EUT UN SOURIRE MOQUEUR. — Et que fais-tu de ton univers, Aurelius ? Il est également noir et blanc ? Tu vois une autre solution ? Il lui retourna un regard surpris. Il avait passé – non, gaspillé – des années à aimer cette femme. Elle l’avait méprisé, mais il savait qu’elle sacrifierait sa vie pour le bien commun. Et il n’avait pas d’argument à lui opposer. — Nous finirons sans doute par en tirer des bénéfices, reprit Norma, consolatrice, mais il faut d’abord gagner la guerre. DEVANT SON SOURIRE, SES DERNIERS DOUTES FONDIRENT. — Au moins, dit-il, les petits-enfants d’Adrien pourront en profiter. Depuis que le Conseil du Jihad avait eu vent de ses opérations, Aurelius les avait maintenues à un niveau supérieur. Des cargos décollaient sans cesse de Kolhar pour franchir l’espace plissé à destination des Mondes de la Ligue ou des Planètes Dissociées, acheminant en un instant les produits les plus rentables, les plus précieux, les plus demandés. Il expédiait autant de produits pharmaceutiques et de Mélange que possible, passait des accords avec des associés pour stocker les denrées non périssables, mettant ainsi à l’abri des revenus qui permettraient à VenKee de survivre à la perte imminente de ses chantiers. Il devait par ailleurs verser des primes de risque de plus en plus élevées aux pilotes au fur et à mesure que les taux de perte augmentaient. Les derniers volontaires de l’espace plissé étaient des hommes prêts à tout. Mais quand Aurelius se souvenait de ce qu’il avait appris sur les aventures des routes du commerce de la Vieille Terre, il se disait que rien n’avait vraiment changé. Les capitaines des voiliers avaient affronté les traîtrises des océans, leurs bâtiments en bois chargés de poivre, de safran, de statues d’or et d’émeraudes s’étaient fracassés dans les brisants ou avaient disparu dans les tempêtes. Où était vraiment la différence avec l’océan des étoiles, l’océan de la nuit ?... — Je reçois un signal d’entrée à la périphérie du système, annonça Yuell Onder, une contrôleuse. (Elle portait l’uniforme brun de VenKee avec une casquette à visière carrée.) Mais il y a quelque chose de bizarre. Trop de bips... Plusieurs vaisseaux, en fait. Mon Dieu ! se dit Aurelius. Un cargo qui nous revient en morceaux. — Préparez-vous à détruire tous les fragments qui vont pénétrer dans l’atmosphère ! lança un autre contrôleur. — Non, non, attendez, rectifia Onder. Ce sont des vaisseaux standards ? (Sur son moniteur, à présent, les tracés rouges se multipliaient et elle siffla, impressionnée.) On dirait que c’est toute une flotte qui nous tombe dessus. Elle pourrait être en orbite dans deux heures. — Des machines ? s’inquiéta un jeune technicien blême de peur. Elles nous attaquent ? — Regardez donc ça, fit Onder en tapotant sur un écran. Ça ressemble tout à fait à des ballistas du Jihad. AURELIUS HOCHA LA TÊTE. — OUI. C’EST SERENA BUTLER QUI LES A ENVOYÉS. Encadré de deux Sorcières de Rossak, Aurelius alla au-devant des représentants du Jihad. Il essayait de refouler son anxiété, mais elle revenait régulièrement, par bouffées, et lui laissait un goût amer. Un seul ballista géant s’était posé sur le spatioport industriel, à proximité des chantiers. Le reste de la flottille s’était placé en orbite basse, établissant un cordon de garde autour de la planète. Les ballistas étaient les bâtiments de guerre les plus impressionnants de l’Armada de la Ligue. Mais en observant les courbes grossières, les angles abrupts, les réservoirs encombrants et les moteurs aux volumes exagérés avec leurs réservoirs prévus pour des voyages au long cours, il se dit que le vaisseau était trop massif et en fait totalement démodé. Depuis qu’il avait commencé à travailler sur les plisseurs d’espace, il avait imaginé les modifications radicales que subiraient les unités de guerre quand elles bénéficieraient de la technologie de Norma. Quand elle serait devenue banale, mais de préférence développée et distribuée sous le label VenKee. Non seulement des vaisseaux militaires... Mais tous les moyens de transport à longue distance... Instantanés... Un sas s’ouvrit en bas de la coque et deux Primeros de la Ligue débarquèrent en grand uniforme, avec médailles, badges et rubans. Ils se tournèrent d’abord vers les chargeurs des chantiers. Une armée d’ouvriers et d’ingénieurs s’y activaient autour des grues et des palettes à champ de suspension. Ensuite, seulement, les deux officiers s’avancèrent vers Aurelius. L’un semblait deux fois plus âgé que l’autre. C’est alors qu’il reconnut les deux vaillants héros du Jihad, Xavier Harkonnen et Vorian Atréides. Leur seule présence révélait les intentions de fer de Serena Butler. Vorian Atréides leva les yeux et eut un geste admiratif. — Je suis heureux d’être venu. Regarde tout ça, Xavier, tous ces vaisseaux, ces cales sèches, ce déploiement de matériel, de personnel... Une parfaite base stratégique. (Il hocha la tête à l’adresse d’Aurelius.) Directeur Venport, si nous comprenons bien, vous avez développé une nouvelle technologie à usage militaire ? Nous sommes impatients que vous nous l’expliquiez avant que nous commencions à modifier ces unités pour que VenKee soit présente dans l’Armée du Jihad. XAVIER HARKONNEN AJOUTA D’UN TON RAIDE : — Suivant les instructions de la Prêtresse Serena Butler, nous venons ici sur Kolhar afin de vous exprimer notre gratitude devant cet apport à notre cause. Triompher d’Omnius est bien entendu le but essentiel de tout humain loyal. Aurelius était lancé dans une spirale : il devait se sortir au mieux de cette situation épouvantable... Apport. Voilà un terme qu’il n’aimait guère. Il lutta pour grimacer un sourire. — Il est évident que vous pouvez inspecter mes vaisseaux, messieurs. A titre de participation au Jihad, je suis certain que nous pouvons transférer la licence de propriété technologique de VenKee à l’Armée pour... Des soldats en uniforme vert et cramoisi se déversaient du ballista pour se disposer en formation autour du spatioport de Kolhar. Deux javelots et une vingtaine au moins de chasseurs kindjals se posèrent non loin de là. Des Terceros lancèrent des ordres aux Jihadi regroupés qui prirent position sous le regard accablé d’Aurelius. Les deux Primeros, inséparables, observaient les environs immédiats, évaluaient les ressources de défense, le tonnage des vaisseaux, les dimensions des hangars et des chantiers. En bref, la fortune de VenKee. VORIAN ATRÉIDES PRIT LE BRAS D’AURELIUS. — Naturellement, nous avons toute autorité du Conseil du Jihad pour convertir n’importe lequel de ces vaisseaux en bâtiment de guerre. Si je comprends bien, il y en aurait une centaine de disponibles ? AURELIUS SENTIT LE SOL SE DÉROBER SOUS LUI. — C’EST UNE ESTIMATION ASSEZ PRÉCISE. Il lutta pour se redresser. Il avait toujours été un homme de négoce, un champion des affaires. Il trouverait un moyen de négocier honorablement avec la Ligue. Même si l’Armée du Jihad prétendait pouvoir tout prendre, il devait en obtenir des concessions. Pour le bénéfice des uns et des autres. Mais en accompagnant les deux Primeros vers ses bureaux, il ne se sentait pas vraiment détendu. — Par ici, messieurs, je vais vous montrer ce que ma géniale épouse a accompli. Les Primeros se montrèrent convenablement impressionnés. Norma leur expliqua calmement les capacités des moteurs à espace plissé en compagnie de sa mère. Aurelius étudia les statuts des vaisseaux en construction et ceux qui étaient de retour de mission et mit sur pied un programme de démonstration. C’était Vorian Atréides qui se montrait le plus excité. — Nous avions prévu de modifier les cargos. Cependant, si nous pouvons adapter cette technologie sur nos ballistas et nos javelots moyens... — JE PENSE QUE C’EST POSSIBLE, DIT NORMA. — Oui, mais par ailleurs, intervint Xavier, les installations que nous avons ici permettront de modifier les vaisseaux existants. Je ne vois aucune raison qui nous empêche de transformer la flotte marchande VenKee en force de combat, en lui ajoutant du blindage et de l’artillerie lourde. Nous pourrons également prévoir des ponts et des cabines dans la soute pour l’équipage, et intégrer des boucliers Holtzman pour la défense. — Cela me paraît un projet aussi colossal que ruineux, commenta Aurelius, inquiet à l’idée de tout perdre. — Ce serait plus simple et plus rapide que de construire des bâtiments de guerre à partir de vos plans, répliqua Xavier. AURELIUS RESTA MUET, LE CŒUR LOURD. — Cependant, continua Xavier, je crois que nous aurions quelque avantage à construire des javelots plisseurs d’espace. Les officiers du Jihad discutèrent entre eux des possibilités nouvelles qui leur étaient ouvertes, enthousiastes, dressant des plans géants, proposant des suggestions démesurées pour la mise sur pied d’une flotte d’unités de combat et de vaisseaux éclaireurs qui allaient être lancés dans l’espace plissé. AURELIUS HÉSITA AVANT D’INTERVENIR. — Messieurs, j’admets que nos moteurs plisseurs d’espace offrent des avantages et des possibilités immenses, mais nous n’avons encore conclu aucun arrangement à ce propos. (Il adressa un sourire crispé à Norma et Zufa.) Nous voulons bien tous jouer notre rôle, mais cette technologie représente un investissement très lourd. Vous avez vu nos installations. Rien que la construction a failli mettre ma société en faillite. VenKee a droit à une compensation. Vorian Atréides gloussa devant ce propos audacieux, mais son collègue se rembrunit, comme s’il trouvait le sujet déplaisant. — Nous sommes en guerre, Directeur. Ce genre de négociation n’est pas de mon... ressort. — Et quel genre de compensation envisagez-vous ? demanda Vorian Atréides. Aurelius soupira longuement avant de les dévisager. Le Primero Harkonnen avait la réputation d’un soldat stoïque, décidé. Mais, là, il ne semblait faire preuve d’aucun sens de la négociation et, dans cette situation, Aurelius ne voulait pas traiter avec un amateur. Quant au Primero Atréides, il semblait plutôt désinvolte, ce qui posait aussi quelques problèmes. Le Conseil du Jihad n’accepterait peut-être aucun de ses éléments de négociation. — Je devrais peut-être repartir de toute urgence pour Salusa Secundus et parvenir à un accord ? suggéra Aurelius de sa voix de négociateur. Je suis convaincu que le Grand Patriarche Ginjo ou la Prêtresse Butler seront prêts à prendre des décisions. Souriant, le Primero Atréides sauta sur cette suggestion. — Prenez un de vos plisseurs d’espace. Moi je vais rester ici pour préparer le plan d’ensemble afin que nous puissions rapidement convertir la totalité de votre flotte commerciale. Il va falloir adapter vos ateliers en vue de la transformation des cargos en unités de combat. En utilisant à fond les ressources disponibles nous devrions être en mesure de lancer les premiers vaisseaux dans quelques mois. — Je ne monte pas à bord de mes vaisseaux. La traversée de l’espace plissé comporte encore beaucoup trop de risques et l’avenir de VenKee dépend en grande partie de ma survie. Mais je paie très cher nos pilotes à cause des dangers qu’ils courent. — En ce cas, prenez un de nos chasseurs javelots. Ça nous laissera un cargo de plus. (Vorian se tourna vers son camarade.) Xavier, tu pourrais raccompagner le Directeur Venport à Zimia ? — C’est peut-être toi qui devrais y aller. N’oublie pas que je suis un peu ton supérieur. — Je pensais seulement que tu aimerais faire un rapport militaire au Conseil et rendre une petite visite à ta famille. L’EXPRESSION DE XAVIER S’ADOUCIT. — Tu me connais bien, mon ami. Octa et les filles me paraissent avoir tellement changé quand je les retrouve. Et puis, Emil Tantor vieillit et ça serait bien de passer un peu de temps avec lui. (Il acquiesça.) Oui, d’accord, c’est avec plaisir. Pour autant que ça ne cause aucun retard. ZUFA CENVA INTERVINT : — Moi aussi, je veux bien accompagner Aurelius. Norma restera ici pour travailler avec l’Armée. Parfois, le cadeau d’un amoureux est plus plaisant encore quand il n’est pas là pour vous l’offrir en personne. Leronica Tergiet. Dans des systèmes stellaires innombrables, les machines et les hommes s’entre-tuaient par millions. Quelque part dans ce cosmos, Vorian Atréides participait à des batailles, et pendant ce temps Leronica Vazz vivait sa vie sur Caladan. Elle élevait avec amour et attention ses jumeaux, sans trop les gâter. À l’âge de huit ans, Estes et Kagin savaient parler et écrire le galach bien mieux que leurs aînés. Elle leur montrait des images des autres Mondes de la Ligue, leur désignait les étoiles dans le ciel, leur expliquait pourquoi les constellations avaient des noms d’animaux ou de créatures mythologiques. Chaque soir, pendant la saison des tempêtes, elle leur racontait l’histoire du Vieil Empire, la domination des machines pensantes et la saga du Jihad qu’avait lancé Serena Butler. Kalem, son époux, taillait en finesse des jouets en bois devant l’âtre tout en l’écoutant lui aussi. Jamais elle ne parlait de Vorian Atréides. Même si elle recevait régulièrement des lettres de lui, Leronica pensait à leur liaison comme à une aventure de jeunesse, désormais. Le Primero était devenu dans ses pensées une légende comme celles qu’elle racontait à ses enfants. Quand revenait la saison douce, Kalem passait beaucoup de temps avec les jumeaux à bord de son bateau. Il leur montrait les commandes, les manœuvres : un jour, ils seraient des pêcheurs comme lui. De même que tous les enfants de leur âge, Estes et Kagin aimaient s’ébattre dans les vagues, nager dans les eaux plus calmes du port et partir en promenade. Ils jouaient aussi aux mercenaires et se battaient avec des robots de combat invisibles. Mais ils passaient le plus clair de leur temps dans la réalité proche : ils découvraient des trésors à marée basse, repéraient des visages et des formes familières dans les grands nuages blancs de l’été. Caladan était déjà plus vaste que leurs jeunes imaginations. Leronica, souvent, se plongeait dans les images des livres en rêvant aux planètes que Vorian avait visitées. Elle n’en éprouvait plus de la tristesse, en tout cas elle savait qu’elle la cachait bien à Kalem, qui ne l’avait pas déçue en tant qu’époux. Il avait tenu parole, et elle aussi... Elle s’était habituée depuis longtemps à se réveiller dans la pénombre humide et fraîche, juste avant l’aube. Elle arrivait très tôt dans la grande salle de la taverne pour préparer les breuvages chauds et les breakfasts robustes des pêcheurs célibataires. Ce matin-là, en s’activant autour des plats d’œufs épicés et de purée au poisson, elle avait une sensation de creux dans le ventre. Non pas parce que les jumeaux partaient en mer, mais parce qu’ils étaient maintenant assez âgés pour accompagner leur père et leur grand-père sur leurs bateaux de pêche. Elle n’avait aucune raison d’avoir peur, et elle avait absolument confiance en Kalem, mais elle était inquiète, tout simplement, à l’idée qu’ils partaient pour leur première vraie campagne de pêche. Elle se rappelait les récits de son père et savait qu’il existait des périls au large. Des choses dangereuses. Elle finit les salades de fruits et les flacons de boisson chaude alcoolisée qu’appréciaient les pêcheurs et se tourna enfin vers ses premiers clients. — Vous pouvez vous débrouiller, leur dit-elle. Il faut que j’aille voir mon mari et mes garçons. Kalem avait déjà emmené les enfants jusqu’aux docks. Excités, heureux, ils couraient sur les pontons en réveillant tous ceux qui n’étaient pas encore au travail. Cette fois, pour eux, c’était la grande aventure. Jusque-là, ils avaient fait le tour de la baie, mais ils allaient devenir de vrais pêcheurs. Leronica n’aurait su dire qui était le plus fier de tous, Kalem ou les garçons. Son père, Brom Tergiet, les avait déjà emmenés en mer plusieurs fois avec des paniers de vêtements de rechange, des gâteaux et des jouets. Leronica avait préparé des couvertures et des médicaments, même s’ils ne devaient rester en mer que quatre jours. Ils étaient les enfants de Vorian Atréides et leurs gènes étaient solides, ils étaient résistants et intelligents, mais il fallait prendre un minimum de précautions. Elle atteignit les docks dans le ressac de l’eau autour des piliers, les appels des pêcheurs qui montaient à bord en dépliant leurs filets couverts du givre de la nuit. Elle souffla dans ses doigts gourds tout en se hâtant vers les bateaux de son père et de son mari. Kalem surgit de la chambre des machines, heureux de la voir. — ON EST PARÉS À APPAREILLER. ON T’ATTENDAIT. L’aube se déployait sur la mer en une ligne cramoisie qui, peu à peu, s’ourlait de tons orangés, de jaunes divers. LERONICA MONTA SUR LE PONT. — Je ne veux pas vous retarder. Vous avez pas mal de chemin à faire. Estes et Kagin se précipitèrent vers leur mère. En se penchant sur eux, elle retrouva, le temps d’un battement de cœur, le visage de Vorian. — Vous me promettez d’écouter papa et votre grand-père. Ils ont du travail à faire, beaucoup de travail. Ne les embêtez pas. Et obéissez gentiment... Kalem passa la main dans les cheveux bruns et bouclés des jumeaux. — Je vais tout leur apprendre, dit-il en se penchant pour embrasser son épouse. Elle serra encore une fois les enfants contre elle. — Allez, partez avant que quelqu’un d’autre vous prenne tous les poissons qui vous attendent. EN RIANT, LES GARÇONS COURURENT VERS LES FILETS. — ON VA TOUS LES PÊCHER ! — Ne t’en fais pas, dit Kalem à voix basse, je vais en prendre soin. — JE SAIS. En trois ans de mariage, elle n’avait pas eu d’enfant de lui, mais jamais il ne traitait Estes et Kagin comme s’il n’était pas leur père. En regardant ses fils s’activer avec Kalem sur les voiles, les galets et les treuils, elle se sentit rassérénée, heureuse de s’être unie à cet homme généreux, attentif. Mais elle savait que ce serait se mentir à elle-même que de ne pas avouer qu’il lui arrivait parfois de regretter cruellement Vorian... Il était parti depuis huit ans. Elle savait que le temps s’écoulait différemment pour un homme qui voyageait durant des mois entre les étoiles, lançant les flottes du Jihad à l’assaut des bastions d’Omnius. Elle était déçue et en même temps soulagée. En dépit de ce qu’elle avait promis à Kalem avant leur mariage, elle ignorait ce qu’elle ferait si Vorian Atréides revenait sur Caladan. Plus tard ce jour-là, quand la taverne se fit plus calme et que les hommes furent partis à la poursuite des bancs de viffibleus, Leronica vit entrer un groupe de Jihadi du poste d’observation, des hommes de la troisième relève qui se sentaient encore solitaires et mal à l’aise dans ce nouvel environnement. Ils commandèrent des plats à emporter et finirent par s’attarder sur leurs chopes de bière de kelp. Le jeune Cuarto qui les commandait tendit fièrement un colis à Leronica. — Hier, un vaisseau nous a livré nos données de système de reconnaissance... en même temps que ceci. (Il sourit.) Je me demande quels sont les frais de port. — Tout le monde n’est pas aussi radin que ta femme, Raff ! lança un autre soldat. — Peut-être que ma cuisine est renommée dans toute la Ligue des Nobles, dit Leronica en retournant le colis entre ses mains. Pourquoi ne recevrais-je pas des marques de gratitude des soldats perdus sur les lointains champs de bataille, après tout ? Elle examinait le colis en feignant la curiosité, comme si elle ne devinait pas qui pouvait le lui avoir envoyé, mais son cœur battait très fort. Les Jihadi ne pouvaient savoir qu’il venait de Vorian Atréides. Elle se retira dans la pièce du fond et alluma plusieurs bougies – du genre que Vorian affectionnait – avant d’ouvrir le colis. Elle était émerveillée à l’idée qu’il avait franchi des dizaines d’années-lumière pour atteindre Caladan. A l’intérieur, elle découvrit une gemme soo de Buzzell, une planète récemment libérée, ainsi qu’une dizaine de petites boîtes contenant chacune une pierre précieuse. Elle sut alors que Vorian pensait à elle avec amour, et la petite note qu’il avait jointe remplit son cœur de bonheur : « Puisque je ne peux t’emmener sur toutes ces planètes, ma très chère Leronica, j’ai décidé de t’envoyer un échantillon de chacune d’elles. Je les ai collectionnés au fil des années. « Enfin, récemment, nous avons développé une technologie nouvelle qui me permettra d’aller jusqu’à toi très rapidement. Comme ce serait merveilleux de regarder tes yeux adorables en cet instant. J’espère que ça va se réaliser très bientôt. Je sais que tu as ta vie, mais il t’arrive peut-être de penser à moi avec fierté, parfois. » Elle ne savait quoi faire de ces trésors et resta assise à les contempler dans la clarté des bougies. Elle prenait chaque pierre au creux de sa main et la faisait briller en songeant à Vorian qui les avait choisies pour elle, aux distances inimaginables qu’il avait parcourues entre les planètes. Cela avait dû lui prendre des années, et durant toutes ces années, il ne l’avait pas oubliée... Une semaine plus tard, le bateau de Brom Tergiet revint seul au port. Il s’amarra tant bien que mal. Ses mâts étaient noirs, ses voiles brûlées et déchirées, et ses moteurs toussotaient, presque éteints. Dès qu’il fut en vue, la cloche d’alarme tinta et tous les pêcheurs se précipitèrent pour l’accueillir. Ils prirent le bateau de Brom en remorque jusqu’au quai. Leronica, terrifiée, courut vers les docks, mais elle ne vit aucun signe du bateau de son époux. Ni de ses fils. Elle explora la mer du regard. De lourds nuages de fin d’après-midi montaient dans le ciel. Les hommes soulevèrent le vieux Brom du pont criblé de traces noires et Leronica se pencha sur lui, la gorge nouée, les larmes aux yeux. Elle vit que les vêtements de son père étaient brûlés, ainsi que la moitié de sa chevelure. La peau de son visage était cramoisie et couverte de cloques. L’instant d’après, elle vit ses deux petits garçons qui sortaient de la cabine. Ils avaient l’air en piteux état, sales, mais intacts. — OÙ EST KALEM ? OÙ EST L’AUTRE BATEAU ? — LES ÉLÉCRANS ! BALBUTIA BROM. Il n’avait pas besoin d’en dire plus. Ce seul mot frappait de terreur les pêcheurs. Leronica avait souvent entendu parler de ces étranges créatures électriques qui vivaient tout au loin, dans les océans de Caladan. On disait qu’aucun de ceux qui les avaient rencontrées n’avait survécu. Elle se redressa, se refusant à s’abandonner au désespoir jusqu’à entendre le récit de ce qui était advenu. — On est tombés dans tout un nid. Et, tout à coup, les élécrans étaient autour de nous, comme des éclairs d’orage vivants. Ils avaient surgi de nulle part et on n’a pas pu leur échapper. (La voix de Brom était tremblante et il frissonnait.) Je ne crois pas qu’ils voulaient vraiment nous attaquer, mais on les a surpris... et ils ont frappé. Il y avait des éclairs partout. Les décharges ont grillé nos commandes. On n’avait pas la moindre chance... pas la moindre. Il avait le souffle court, les yeux rouges et semblait redouter ce qu’il allait dire. Les jumeaux se serraient contre leur mère en pleurant. — Kalem a pris les gosses et les a lancés sur le pont de mon bateau comme des poissons. Qu’est-ce que j’aurais pu faire ? Brom se tourna vers ceux qui l’entouraient comme s’ils pouvaient répondre à son interrogation. — Il m’a crié de prendre soin d’eux, de les ramener à bon port. Je l’entendais à peine dans le hurlement du vent et le crépitement des décharges des élécrans. Il a relancé ses moteurs et il s’est éloigné. Il n’a même pas regardé derrière lui. Mais les gamins l’ont appelé, et il a fini par tourner la tête. Comme s’il leur disait adieu à jamais. (Il serrait convulsivement les doigts.) Je te le jure, Kalem a foncé droit dans ces maudits élécrans. Et moi, je savais qu’il fallait nous écarter sinon on allait être grillés. Je n’ai pensé qu’à protéger les jumeaux. Quand il a plongé dans toute cette électricité vivante, les créatures ont retourné leur colère contre lui. J’ai réussi à me dégager, mais quand j’ai regardé en arrière, son bateau n’était plus qu’une boule de feu. Il a sacrifié sa vie pour les garçons. Et pour moi. (Brom leva les yeux vers sa fille avant de les détourner.) Kalem Vazz nous a sauvés. Je lui dois la vie alors que c’aurait dû être le contraire ! Il avait une belle femme et deux garçons en pleine forme. (Il reprit son souffle en haletant.) Oui, il aurait dû sauver ses deux fils et me laisser là-bas. Pourquoi est-ce que je suis encore vivant et pas lui ? Les gens du port murmuraient tristement et Leronica ne quittait pas son père et ses jumeaux. Ils tentaient de se réchauffer dans le malheur. 164 AG (avant la Guilde) An 38 du Jihad Dix ans après l’arrivée des réfugiés de Poritrin sur Arrakis J’ai des visions, et je vois la réalité. Comment puis-je discerner la différence alors que tout l’avenir d’Arrakis est en jeu ? La Légende de Selim le Chevaucheur de Ver. Depuis des années, jamais les nomades n’avaient conduit un rezzou aussi réussi contre les étrangers. Marha et Ishmaël regardèrent les hommes qui étaient de retour, autant d’ombres fluides sous la clarté des deux lunes. Marha les vit suivre la ligne des crêtes de dunes qui conduisait à la falaise de lave. Un éclaireur lança un appel et d’autres membres de la tribu se pressèrent sur les avancées de roche. Jafar en personne avait pris la tête du raid, même s’il avait confié à Marha qu’il ne s’en sentait guère le courage. Obsédé par la vision qu’il avait eue de Selim, il paraissait désormais décidé à suivre l’exemple du bandit légendaire, mais avec une certaine difficulté. Il avoua à Marha qu’il n’avait jamais songé à devenir le fer de lance d’un mouvement. Quant au fils de Marha, El’hiim, qui sommeillait paisiblement dans une grotte, il avait neuf ans. Il se montrait brillant, astucieux, plein d’idées, mais n’avait pas encore conscience de la responsabilité qui allait peser bientôt sur ses épaules de fils unique du Chevaucheur. Marha avait un creux douloureux dans le cœur quand elle se souvenait de l’amour que Selim et elle avaient partagé. Selim avait été un homme mais aussi une figure mythique. Elle avait compris ses rêves et le sentier qu’il avait choisi pour les accomplir et elle se sentait jour après jour de plus en plus triste de voir que ses disciples perdaient leur chemin sans lui. Jafar et Marha avaient fait de leur mieux pour regrouper les hors-la-loi à l’écart de la civilisation. Il s’était écoulé moins de dix années et, déjà, le sacrifice de son époux était devenu inutile. Comment avait-il pu envisager que son but passionné durerait des milliers d’années ? Elle se disait que le temps d’un changement radical était venu. Son peuple était trop à l’abri dans le désert profond, il se ramollissait, devenait trop tranquille. Bien des jours auparavant, Marha avait rassemblé les adultes et leur avait demandé qu’ils chevauchent leurs vers jusqu’à Arrakis Ville. Ils devraient suivre la route commerciale du Mélange et frapper tous les contrebandiers qu’ils rencontreraient. Un groupe de quatorze raiders était parti pour le désert profond. Des hommes et des femmes qui avaient longtemps vécu avec Selim et qui préféraient l’action à la vie sédentaire du refuge... Les esclaves de Poritrin avaient apporté un sang neuf et de nouvelles idées à la tribu. Les filles avaient trouvé des époux parmi les disciples de Selim et des enfants étaient nés en grand nombre. Ishmaël était parvenu à sauver son peuple, à échapper aux griffes des esclavagistes. Le temps qu’il avait passé sur Poritrin l’avait rendu précocement adulte, et la liberté du désert l’avait plus tard dépouillé du poids de la vie. Neuf ans après le naufrage sur Arrakis, il paraissait plus fort et plus jeune. Il conduisait les siens mais sans violence. Il n’était en rien un révolté prêt à tuer pour parvenir à ses fins. Il avait les qualités nécessaires pour survivre sur Arrakis. Il avait décidé de ne pas se joindre au rezzou pour rester avec Marha et leur fils. Il n’avait pas les qualités d’un guerrier et ne savait pas comment chevaucher un ver géant, même si Marha était convaincue qu’elle pouvait le lui apprendre. Elle lui enseignait les leçons du désert. En retour, il lui apprenait les Sutras bouddhislamiques qu’il connaissait par cœur. Il essayait de lui transmettre la philosophie complexe des interprétations zensunni et de lui faire comprendre comment toutes ces idées avaient constitué la base de sa vie. Marha discutait volontiers avec lui, elle se montrait vive et intelligente et lui répliquait que ces écritures saintes ne s’appliquaient pas à toutes les situations. ISHMAËL SE REMBRUNISSAIT ALORS. — Quand Bouddhallah a imposé la Loi, il n’a pas changé comme le vent. MARHA LUI LANÇAIT UN REGARD DUR. — Ici, sur Arrakis, tous ceux qui refusent de s’adapter périssent rapidement. Où serait donc Bouddhallah si nous n’étions que des momies pétrifiées perdues dans les sables ? Ils finirent par trouver un accord satisfaisant, un échange intellectuel harmonieux, qui leur permettait d’appliquer les Sutras bouddhislamiques mais aussi de propager la légende de Selim et d’enseigner à tous les duretés de la vie quotidienne sur Arrakis... Les hommes du rezzou regagnèrent les grottes de la tribu avec le matériel et les vivres qu’ils avaient pillés. Et Marha, avant tout, se réjouit de voir que tous ceux qui étaient partis au désert étaient revenus. Il n’y avait eu ni mort ni blessé. Elle sourit. Selim leur avait enseigné à tous que dans les circonstances les plus austères, quand ils avaient capturé les biens de leurs ennemis, les hors-la-loi devaient célébrer l’événement. Et dans l’heure qui suivit, les festivités commencèrent. — C’est un très grand jour, dit Marha. Selim lui-même n’aurait pu demander plus. ISHMAËL, LE REGARD BRILLANT, LUI RÉPONDIT : — Marha, pendant longtemps les pauvres esclaves de Poritrin n’ont rêvé que de leur liberté. Maintenant, nous pouvons nous reposer... et décider de ce que nous allons faire de nos vies. Les bandits de Marha avaient rapporté aussi des paquets de Mélange frais, de l’essence sèche de Shai-Hulud. Elle s’avança vers Jafar avec un sac de poudre fauve à l’odeur intense et lui sourit dans la lumière jaune de la vaste grotte de rassemblement. — Ton équipe a fait un travail formidable. Maintenant, on va fêter ça et discuter de notre avenir. Ishmaël, à son côté, se sentait lié à ces gens du désert qui luttaient chaque jour pour survivre. Ses compagnons de Poritrin, y compris sa fille Chamal, s’étaient bien adaptés à ce monde. Ils étaient décidés à lutter âprement pour vivre sur Arrakis, comme Selim et les siens. Ishmaël surprit un mouvement, se retourna et vit El’hiim, le jeune garçon furtif, qui venait de surgir. Dans son visage, il y avait un peu de Marha et il tenta de deviner à quoi Selim ressemblait. El’hiim descendit la pente abrupte en se retenant habilement aux aspérités pour gagner un surplomb plus large. Il était agile et fort et passait son temps à explorer les canyons et les crevasses. Dans ses yeux noirs, on lisait les mille et une idées qui agitaient son jeune esprit. Ishmaël s’était pris d’affection pour lui. Marha, à l’évidence, se débrouillait pour qu’ils passent la soirée avec Ishmaël aussi souvent que possible. Depuis la mort de Selim, elle ne s’était pas choisi un nouveau compagnon et il était clair qu’elle était attirée par Ishmaël. Ce qui ne lui déplaisait pas. La bande de hors-la-loi était réduite et leur union semblait sage, du moins en théorie. Il n’avait pas oublié l’épouse qu’il avait laissée sur Poritrin en même temps que sa plus jeune fille, mais il ne pourrait jamais y retourner. Dix années avaient passé depuis leur évasion. Ozza et Falina étaient de l’autre côté de l’océan de l’espace. Il regarda le jeune El’hiim détaler, puis il eut conscience d’un parfum puissant qui montait à ses narines. Marha venait d’ouvrir les sacs de Mélange dérobés et avait pris la poudre entre ses mains. — Selim le Chevaucheur de Ver avait trouvé la vérité dans les visions de l’épice. C’est Shai-Hulud qui nous envoie cette bénédiction. Il a laissé ceci dans le désert pour que nous comprenions son commandement. (Elle se tourna vers Ishmaël et Jafar.) Trop de temps a passé depuis la mort de mon mari. Chacun de nous a besoin d’un objectif. L’épice a été prise aux voleurs du désert et Shai-Hulud veut que nous la consommions dans le but de comprendre. — Et si toutes nos visions étaient différentes ? demanda Ishmaël. Elle le dévisagea. Et il la vit telle qu’elle était : belle, déterminée et forte, avec sa cicatrice en demi-lune sur un sourcil, laissée par un duel au couteau. — Chacun verra ce qu’il doit voir, et tout sera juste. Le soleil déclinait vers l’horizon des plis doux du sable, la température chutait et les couleurs éclatantes du crépuscule montaient dans le ciel. Les fidèles de Selim se rassemblèrent dans la grande grotte et le Mélange passa de main en main. Chacun en prit beaucoup plus que la ration quotidienne. — Ceci est le sang de Dieu, l’essence de Shai-Hulud. Il a concentré ses rêves pour nous, pour que nous les partagions et puissions voir par les yeux de l’univers. Marha grignota une épaisse gaufre d’épice et en présenta une autre à Ishmaël. Il avait déjà consommé de l’épice. Elle faisait partie du régime des gens du désert. Mais jamais il n’en avait absorbé une telle quantité. Tout en mâchant, il sentit l’effet se propager dans son sang, puis, très vite, dans son esprit. Des fenêtres s’ouvrirent comme s’il observait l’univers à travers des ouvertures multiples dans son crâne. Il ne savait pas s’il voyait l’avenir ou le passé, ou de simples images de ce qu’il souhaitait ou redoutait. Selim avait vu ces mêmes choses et les avait incorporées à sa mission passionnée. Mais il découvrait maintenant des images terrifiantes d’événements qu’il ne voulait pas voir. Il voyait Poritrin, le delta familier du fleuve, et les quartiers des esclaves déchirés par la violence. A feu et à sang. Les hurlements des victimes résonnaient dans la nuit. Le cœur glacé, il savait qu’Aliid était la cause de toutes ces souffrances. La cité de Starda, la magnifique capitale dressée sur les berges de l’Isana, était en ruine. Là où avait été le centre, il n’y avait plus qu’un cratère vitrifié. Les décombres des immeubles étaient répandus en vagues sombres, comme si le poing d’un dieu vengeur avait écrasé la métropole. Mais ce n’était que le début du désastre. Il voyait les nobles survivants, les Dragons qui s’armaient en appelant à la vengeance. La chasse aux Bouddhislamiques était lancée, sur toute la planète. On les capturait, on les torturait, on les exécutait en rangs. Certains étaient brûlés vifs dans leurs demeures, d’autres abattus dans les rues. Certains corps étaient mutilés. Alors lui apparut l’image la plus abominable. Elle se planta comme un fer rouge dans sa mémoire : Ozza et Falina fuyaient en hurlant, en suppliant. Et cinq hommes brandissant de longs couteaux les assaillaient... Ils ne les tuaient pas dans l’instant, ils prolongeaient leur cérémonial atroce... Et puis, la vision emporta Ishmaël dans un torrent d’images blanches. Poritrin disparut, remplacée par les dunes de safran du désert. Des creux craquelés, des éminences noires, des arroyos offraient des îlots de sécurité, isolés des vers redoutables. Sans entendre les mots, il comprit la mission de Selim le Chevaucheur, il vit un homme sur un ver gigantesque. Il délivrait son message, celui du Vieil Homme du Désert. Selim était mort depuis longtemps, mais Ishmaël chevauchait à son côté, il traversait le désert profond avec le rebelle. Ils étaient deux à piloter Shai-Hulud, emportant les autres chevaucheurs vers un horizon lumineux, un futur où ils seraient plus libres, plus forts. Et où tous les vers des sables seraient sauvés. Il retenait son souffle, le cœur battant. Le rêve l’emportait dans son flot. Il comprenait ce que Marha éprouvait, le but vibrant de Selim qui avait inspiré tous ses fidèles. C’est alors qu’il sentit le danger, une peur noire et pénétrante... Elle n’appartenait pas à sa vaste vision, elle concernait une tragédie personnelle, un péril... Le jeune garçon, El’hiim. Ce n’était pas une vision de l’avenir, un avertissement lointain. Cela concernait la réalité, maintenant ! Le garçon était coincé dans une fissure. Il avait profité de la réunion des adultes pour explorer les falaises, les crevasses et les trous profonds en quête de souris kangourous ou de lézards. Ishmaël percevait le danger autour de lui : des pattes qui griffaient, fouissaient, des dents de rongeurs. Des milliers de petits couteaux redoutables. Il se mit à courir. Il savait que cela n’appartenait pas à sa vision : son corps était mû par une autre force, et il s’arracha à l’assemblée. Marha prit conscience qu’il était parti et elle voulut le rattraper. Mais Ishmaël ne pouvait ralentir. Intuitivement, il savait où était le garçon. Avec agilité, il escalada les rochers et parvint très vite à une étroite fissure. Ses yeux fouillèrent les ombres mais, dans le même instant, il eut une terrible vision dans son esprit : les assassins armés convergeaient sur le garçon pris au piège. El’hiim était fou de peur. Il avait appelé à l’aide par deux fois, mais en vain. SEUL ISHMAËL L’AVAIT ENTENDU DANS SA VISION. — ISHMAËL, QU’Y A-T-IL ? OÙ ES-TU ? La voix de Marha était confuse et lointaine, mais lourdement chargée d’inquiétude. Ishmaël ne pouvait lui répondre. L’appel du garçon l’attirait irrésistiblement. Il était dans la fissure, bloqué par ses épaules pourtant étroites. Il avait cru trouver au fond un trésor, un gibier, une cachette... MAIS IL AVAIT RENCONTRÉ LE DANGER. Ishmaël réussit à se glisser à l’intérieur et joua des épaules et des coudes pour descendre, tout en se demandant comment il pourrait remonter. Mais il n’avait pas un instant à perdre, car El’hiim était coincé. IL L’ENTENDIT CRIER, FAIBLEMENT. — Ishmaël, ils sont partout ! Ne les laissez pas vous toucher ! Il tendit le bras aussi bas que possible, saisit la main d’El’hiim et le hissa vers lui. A nouveau, il entendit des crépitements de pattes, devina des mouvements dans l’ombre, mais remonta calmement le garçon jusqu’à une partie de la fissure où il put enfin se dégager. C’EST ALORS QUE LES ENNEMIS L’ASSAILLIRENT. Il sentit les dards et les mâchoires qui s’enfonçaient dans ses vêtements et pénétraient sa peau. Mais il avait la main soudée à celle d’El’hiim et oubliait la douleur. Il se déchira la peau du dos en hissant le garçon jusqu’à l’air libre. Enfin, le fils de Selim se retrouva à ciel ouvert, indemne. Marha était là. Elle prit son fils entre ses bras – avant de se figer, épouvantée, en regardant Ishmaël. Il avait le corps couvert de scorpions noirs, d’araignées qui l’avaient mordu à maintes reprises. Et chaque dose de venin devait être fatale. Ishmaël balaya en quelques gestes les créatures comme si elles n’étaient que des moucherons, et les scorpions se réfugièrent précipitamment dans les minces crevasses alentour. — Examinez-le, dit-il à Marha. Voyez s’il va bien. EL’HIIM SECOUA LA TÊTE, ÉBERLUÉ. — Mais je vais bien. Les bêtes ne m’ont pas piqué. C’EST ALORS QU’ISHMAËL PERDIT CONSCIENCE. Il se réveilla après trois jours de fièvre et de délire. Il cligna les yeux, inspira douloureusement et se redressa dans la fraîcheur de la chambre souterraine. Il palpa ses bras, vit les marques sur sa peau, mais elles étaient roses et semblaient en voie de cicatrisation. Marha apparut en écartant le rideau et le regarda, étonnée. — N’importe laquelle de ces morsures, de ces piqûres, aurait dû vous tuer, mais vous êtes en vie. Il avait les lèvres craquelées, la bouche sèche, mais il parvint à lui adresser un sourire lumineux. — Selim m’a montré ce qu’il fallait faire. C’est dans la vision de l’épice que j’ai pu sauver son fils. Je ne crois pas qu’il m’aurait laissé mourir. Chamal apparut, les yeux rouges et gonflés. Elle avait longtemps pleuré, même si les bandits d’Arrakis réprouvaient un tel gaspillage d’eau. — C’est peut-être à cause du Mélange que l’esprit de Shai-Hulud t’a donné la force... Ishmaël se sentait encore un peu étourdi, mais il s’efforça de rester droit. Sa fille lui présentait une tasse et l’eau, pour lui, fut comme un nectar. Enfin, El’hiim les rejoignit. Il se planta devant Ishmaël et lui déclara : — Les scorpions t’ont piqué mais tu m’as sauvé. Et ils ne t’ont pas tué. Ishmaël lui tapota l’épaule, en faisant appel à toutes ses forces. — J’aimerais bien que tu ne m’obliges pas à refaire ça... Marha sourit, encore incrédule qu’il ait pu accomplir pareil exploit. — On dirait bien que nous sommes bénis une nouvelle fois. Ishmaël, tu vas devenir toi aussi une légende. Nous avons suffisamment attendu. Il est temps. Cogitor Vidad, Pensées de l’objectivité isolée. Érasme ne s’était jamais considéré comme un leader politique malgré ses études en diplomatie, ses interactions sociales avec les humains et sa trousse complète de talents théoriques. Sa capacité à naviguer dans les eaux politiques l’avait aidé à s’établir comme robot indépendant, et à convaincre Omnius de le laisser poursuivre ses expériences sur des sujets humains. Mais les Cogitors de la Tour d’Ivoire, à vrai dire, n’étaient pas exactement humains. Il reçut un certain après-midi une étrange délégation venue d’Hessra, un planétoïde gelé qui tournait au large de Corrin, une géante rouge à la lumière cuivrée. Des assistants venaient de débarquer avec les cerveaux d’anciens humains enfermés dans des containers. Des philosophes, tout comme lui-même. Il les reçut dans le luxueux salon de sa villa, surpris et ravi, lui qui n’avait guère de visites. A cause de nombreuses attaques du Jihad, il avait suggéré qu’ils se rencontrent ici plutôt que dans la Spire Centrale, au cas où les Cogitors tenteraient de pénétrer dans les lieux avec une arme insidieuse et redoutable. Le jeune Gilbertus Albans était présent, en grande tenue, et observait tout en parfait intendant. Un œil- espion d’Omnius guettait les prolégomènes, mais, apparemment, le suresprit était déconcerté par ces visiteurs inattendus. Six robots formidables montaient la garde dans le hall. Les moines en robe safran firent leur entrée. Les six premiers étaient chargés de cylindres translucides ornementés comme des reliques. Ils ne semblaient pas éprouver la moindre crainte en venant volontairement en visite sur un Monde Synchronisé. Le moine qui portait le container du Cogitor aîné déclara : — Les Cogitors de la Tour d’Ivoire souhaitent consulter Omnius à propos d’une affaire urgente. Je me nomme Keats, et je suis l’assistant de Vidad. Érasme contempla un instant le cerveau qui flottait dans son électrafluide bleuté. Il semblait porté par une sorte d’équilibre télépathique et lui rappela les anciens cymeks rebelles et les Titans. La rébellion maladroite d’Agamemnon et de ses proches avait beaucoup troublé Omnius, mais la surprise avait été limitée. Les cymeks, après tout, étaient des cerveaux humains, avec leurs défauts, leurs failles. Il leva ses bras de plexiplass en un geste bienveillant, dans le froissement de ses manches d’or et de carmin. — Je suis le délégué du suresprit. Nous sommes très intéressés par ce que vous avez à nous dire. La voix de Vidad résonna dans une enceinte vocale, comme s’il était un cymek. — Après de longues réflexions, nous devons vous faire une proposition au sujet de ce long conflit qui perdure entre les humains et les machines. En tant que Cogitors, nous proposons un plan et une solution équilibrés à ce conflit. Nous agirons en tant qu’intermédiaires. ÉRASME AFFICHA UN SOURIRE. — Vous avez choisi là un défi particulièrement difficile. Les yeux-espions tournaient au plafond et enregistraient tout. Et le jeune Gilbertus faisait de même. L’écran mural d’Omnius vibrait comme s’il était vivant. La voix du suresprit tonna : — Ce conflit est coûteux et inefficace. Il y aurait bien des avantages à y mettre un terme, mais les humains sont trop irrationnels. KEATS S’INCLINA BRIÈVEMENT. — En toute humilité, le Cogitor Vidad pense qu’il serait à même de développer une solution convenable. Nous sommes une délégation neutre. Et nous pensons qu’il existe des points de négociation. — Et vous êtes arrivés sans être annoncés, sans dispositif de sécurité personnel ? demanda Érasme. — Quel avantage aurions-nous à nous faire accompagner de notre sécurité personnelle sur l’une des plus puissantes planètes d’Omnius ? répliqua Vidad. Keats promena son regard dans la pièce et rencontra celui de Gilbertus Albans, totalement neutre. Le servant semblait nerveux. Se souvenant de ses devoirs d’hôte puisés dans les enregistrements de la Vieille Terre, Érasme commanda des rafraîchissements. Dès qu’ils furent servis, Gilbertus, sous les regards méfiants des invités, s’assit et goûta tranquillement chacun des jus de fruits. Érasme se promena entre les containers que les humains avaient installés sur des tables robustes dans le salon. — Je pensais que les Cogitors de la Tour d’Ivoire s’étaient isolés volontairement des distractions de la société et de la civilisation... y compris les conflits, dit-il. Pourquoi vous atteler à cette noble cause maintenant ? Pourquoi ne l’avez-vous pas fait depuis des décennies et même un siècle ? — Vidad croit que le temps de la paix est proche, déclara Keats en prenant un autre verre de boisson bleu saphir. — Il y a trente-six ans, Serena Butler a déclaré la guerre sainte à toutes les machines, répliqua le robot. (Un sourire discret s’esquissa sur son visage de pleximétal à la pensée de la fascinante femme qu’il avait connue.) Les humains ne cherchent pas de solution mais notre totale annihilation. Dans les bases de données anciennes, j’ai lu une parabole sur un homme qui essayait de faire une bonne action en interrompant un combat entre ses voisins, ce qui lui valut d’être tué. Votre démarche pourrait bien être dangereuse pour vous. — Il y a du danger en toute chose, mais les Cogitors se sont débarrassés du fardeau de la peur il y a longtemps, quand ils se sont débarrassés de leur corps. OMNIUS INTERVINT SUR UN TON VIOLENT. — Votre réponse est insuffisante. Après tout ce temps, pourquoi venez-vous me voir ? Les assistants échangèrent des regards mais attendirent que le Cogitor Vidad réponde. — Sur un front, les Titans ont une armée de néo- cymeks qu’ils vont lancer contre vous et ils ont déjà détruit plusieurs vaisseaux de mise à jour. Sur l’autre, les humains libres continuent leurs offensives. Vous avez perdu plusieurs Mondes Synchronisés. Logiquement, Omnius, vous auriez intérêt à conclure un accord avec les humains afin de vous concentrer sur le défi des cymeks. La situation se retourne contre vous. — La victoire ultime m’est assurée. Ce n’est qu’une question de temps, et d’effort. — Pour être plus efficace, ne devriez-vous pas moins dépenser votre temps, vos efforts et vos ressources ? En tant que Cogitors, nous pouvons nous présenter comme des médiateurs impartiaux pour obtenir une solution rationnelle et équitable à ce conflit. Nous croyons qu’un accord peut être conclu et qu’il apportera un bénéfice. — À QUI ? DEMANDA ÉRASME. — Aux Mondes Synchronisés et à ceux de la Ligue des Nobles. — Vous ne pourrez jamais convaincre les humains de s’allier avec nous contre les cymeks, fit Omnius. Agamemnon a bel et bien l’intention de tous nous conquérir. — Notre but n’est pas de négocier la guerre, mais la paix. — Je connais bien Serena Butler, dit Érasme. Elle est préoccupée par le sort de nos esclaves humains de façon tout à fait irréaliste, alors même que les Mondes de la Ligue pratiquent l’esclavage. Quelle hypocrisie ! Les assistants hochèrent la tête et Vidad répondit : — Dans les deux camps, des esclaves meurent de mort violente. Nous n’avons pas le chiffre exact des victimes innocentes d’Ix, de IV Anbus et de Bela Tegeuse, mais nous l’estimons très élevé. — Sur un Monde Synchronisé où la société n’est pas désorganisée, inefficace, on compte peu de pertes en esclaves. Je pourrais vous fournir des statistiques explicites. ÉRASME AJOUTA : — Nous pouvons avancer comme argument que plus de vies humaines seraient sauvées si nous parvenions à un cessez-le-feu. Nous entendons montrer aux humains que le prix de leur Jihad est trop élevé pour eux. Serena Butler comprendra. — La solution la plus simple est un arrêt immédiat des hostilités entre vous et la Ligue des Nobles, dit Vidad. Vous gardez les Mondes Synchronisés et les humains libres gardent les Mondes de la Ligue des Nobles. L’agression mutuelle se termine. Plus de morts, plus de violences entre hommes et machines. — POUR COMBIEN DE TEMPS ? — À PERPÉTUITÉ. — J’accepte votre suggestion, déclara Omnius. Mais vous devrez envoyer un représentant de la Ligue pour en accepter formellement les termes. Ne revenez pas si la Ligue refuse. La valeur est définie par les actes de bravoure, sans tenir compte des motivations que l’on porte en son cœur. Titan Xerxès, Un millénaire d’achèvement. Installé sous le dôme des chambres du Conseil du Jihad, Aurelius Venport dégustait une boisson glacée en s’efforçant de conserver une fausse expression de confiance. Seul, en l’absence de Zufa Cenva, il affrontait le Grand Patriarche Iblis Ginjo, le sombre commandant de la Jipol, Yorek Thurr, et Serena Butler, dont l’intensité ne faiblissait pas. Aurelius se félicitait que son costume taillé sur mesure soit assez frais pour éviter toute transpiration révélatrice de sa nervosité. Il se préparait aux négociations les plus importantes de sa carrière et il était heureux que Zufa ne soit pas là pour s’en mêler. — Je suis content que nous puissions discuter de nos besoins mutuels comme des adultes, dit-il enfin. Il devait négocier la perte de sa flotte marchande en parfait homme d’affaires. La situation avait changé et il devait s’en accommoder. Il ne pourrait pas conserver tous les bénéfices et le pouvoir qu’il avait visés, et donc il devait parlementer pour obtenir quelque chose de différent. Et de mieux, peut-être. Il s’était lancé dans des négociations similaires avec le Seigneur Bludd à propos des droits commerciaux des brilleurs et il s’en était bien sorti. Mais, là, l’enjeu était beaucoup plus important, avec des répercussions énormes. — Vous m’avez proposé de convertir mes cargos spatio-plisseurs en vaisseaux de guerre pour l’Armée du Jihad et aussi de monter des moteurs plisseurs sur les unités javelots de tonnage moyen. Vos officiers pensent sérieusement, et... naïvement, que je vais joyeusement liquider tous mes biens, abandonner mes droits de propriété technologique, oublier dix années de travail acharné et d’investissements pour leur abandonner chacun des vaisseaux de ma flotte ruineuse sans la moindre compensation. Apparemment, je suis censé être payé en... fierté ?... SERENA SE REMBRUNIT, LES DOIGTS CRISPÉS. — Même si vous ne deviez rien recevoir, certains d’entre nous ont donné bien plus pour notre cause. — Nul ne songe à diminuer les sacrifices que vous avez consentis, Serena, dit Iblis Ginjo. Mais nous pouvons peut-être éviter de ruiner notre homme pour parvenir à notre but. SERENA, INÉBRANLABLE, DEMANDA : — Directeur Venport, est-ce que vous vous enrichissez sur la guerre ? — Certainement pas ! s’exclama Aurelius, indigné. Yorek Thurr fronça les sourcils, effleura sa moustache et déclara d’un ton paisible : — D’un autre côté, n’ayons pas la crédulité de penser que les applications militaires de ces vaisseaux plisseurs d’espace ont pu échapper au Directeur Venport. Néanmoins, il n’a pas jugé bon d’informer le Conseil du Jihad de ses activités sur Kolhar. AURELIUS SE HÉRISSA. — Monsieur, les spatio-plisseurs sont nouveaux et encore dangereux. Le pourcentage de nos pertes est inquiétant. Les catastrophes à répétition m’ont obligé à surtaxer les prix des transports pour que je sois en mesure de reconstruire les bâtiments disparus et de verser des indemnités aux familles des pilotes. THURR CROISA LES MAINS. — Les rebelles cymeks, de même qu’Omnius, aimeraient s’emparer de vos installations et exploiter cette technologie dans leur intérêt. — J’ai investi l’essentiel des profits de VenKee dans ce programme depuis des années, et j’ai le droit légitime de bénéficier de cette nouvelle technologie d’une manière ou d’une autre. Jamais je n’aurais investi dans la recherche et le développement de ce programme si je ne l’avais pas considéré comme valable. Même en comptant sur des années de profit stable, il me faudra des décennies pour rembourser les emprunts que j’ai dû faire pour les chantiers de construction. Croyez-vous que n’importe quel homme d’affaires de la Ligue investirait tous ses biens pour développer une technologie majeure en sachant que le gouvernement peut tout lui prendre et le conduire à la faillite ? SERENA LEVA LE DOIGT. — JE PEUX EFFACER VOTRE DETTE. COMPLÈTEMENT. AURELIUS SE TOURNA VERS ELLE, INCRÉDULE. UNE TELLE CONCESSION NE L’AVAIT PAS EFFLEURÉ UN INSTANT. — VOUS... POURRIEZ FAIRE ÇA ? IBLIS GINJO SE REDRESSA FIÈREMENT. — Directeur, elle est la Prêtresse du Jihad. Elle peut tout résoudre d’un trait de plume. Aurelius réagit aussitôt et récita les points essentiels qu’il avait définis durant le voyage. — Ma femme, Norma Cenva, a consacré trente années de sa vie à développer la technologie de l’espace plissé. Elle a affronté l’adversité à de nombreuses occasions, elle a subi des tortures atroces quand elle a été capturée par les cymeks, mais jamais sa vision de l’humanité n’a changé. Elle a même tué Xerxès le Titan. Et durant tout ce temps, je l’ai soutenue, j’ai été le seul à croire en elle. Même le Savant Holtzman l’a rejetée. Il vit que plusieurs membres de la Chambre du Conseil semblaient impatients qu’il en vienne au fait. — J’exige donc que les Entreprises VenKee et leurs ayants droit aient des brevets irrévocables sur la technologie spécifique de l’espace plissé. — Le monopole du voyage spatial, grommela Yorek Thurr. — Je revendique la condition de propriétaire pour ma conception de voyage spatial, l’utilisation de mes moteurs, dans mes vaisseaux. Depuis des millénaires, les êtres humains ont traversé de vastes distances dans l’espace avec des moyens traditionnels. Ils pourront toujours les utiliser. Mais je demande que l’on considère à part mes spatio-plisseurs, qui ont été conçus par ma femme et construits par ma société. Cette requête me semble fondée et raisonnable. GINJO PIANOTA SUR LA TABLE. — Ne nous faisons pas d’illusions. Dès que les problèmes de sécurité auront été résolus, ce moyen de voyager entre les étoiles sera adopté, et toutes les autres technologies deviendront obsolètes. AURELIUS CROISA LES BRAS ET DEMANDA : — S’il s’agit du moyen de transport interstellaire le plus rapide et le plus fiable, pourquoi ma société ne devrait-elle pas en profiter ? SERENA SEMBLAIT EXCÉDÉE. — Nous perdons du temps. Il pourra toujours avoir ses brevets irrévocables et son monopole – mais seulement après la fin du Jihad. — Comment puis-je être sûr qu’il aura un terme ? — C’EST UN RISQUE QUE VOUS DEVEZ PRENDRE. Il lut sur le visage de Serena Butler qu’il ne pouvait aller plus loin. — D’accord, et les droits seront transmis à mes héritiers si je viens à mourir avant la fin du Jihad. ELLE ACQUIESÇA. — Iblis, veillez à ce que les documents soient établis. Finalement, l’habile Aurelius Venport arracha le droit de faire transporter une part de son fret par certaines missions militaires. Il n’avait nullement initié ces pourparlers, pas plus qu’il n’avait suscité la crise commerciale, mais, à terme, il soupçonna qu’il allait être un homme très, très riche... LA RÉCOMPENSE VINT COMME UNE ARRIÈRE-PENSÉE. Les bannières étaient déployées dans le Hall du Parlement et les citoyens communs avaient été admis au fond de la salle, au-dessus des représentants planétaires. Des milliers de personnes étaient rassemblées sur la plazza extérieure et observaient la cérémonie sur des écrans aussi hauts que les immeubles. Zufa Cenva se trouvait auprès d’Aurelius dans une des premières rangées qui montaient vers le haut comme des ondulations. Son visage pâle et ses cheveux blancs lui conféraient une présence électrique, une radiance qui convenait à la puissante Sorcière de Rossak. Elle se tourna vers Aurelius, son ex-amant, et il se sentit presque défaillir sous son regard clair et dominateur. — Aurelius, tu es un grand héros. Ton nom est sur toutes les lèvres de ces Jihadi qui se battent pour la liberté des humains. Tu appartiens à l’Histoire. Il promena son regard sur les dignitaires en habit de cérémonie. — Zufa, je ne me suis jamais trop préoccupé de l’Histoire. Je me contente de savoir que ma vie quotidienne va changer. (Il redressa le col de sa veste de cérémonie.) Toi et Norma, vous aviez raison. J’ai une vision trop limitée des choses et je suis trop égoïste. En accordant la part du lion de nos ressources aux militaires plutôt qu’au commerce, nous perdons beaucoup – mais, à terme, VenKee en sortira plus fort. ELLE ACQUIESÇA. — Aurelius, le patriotisme paie toujours. Tu commences seulement à le comprendre. — OH OUI. À vrai dire, il avait pensé au début qu’en recevant cette médaille il n’avait qu’un prix de consolation, un bibelot pour compenser plus ou moins ses sacrifices. Il n’avait pas eu conscience de l’image glorieuse que le peuple aurait de lui. Dans l’avenir, on préférerait toujours VenKee à ses concurrents sur le marché, quels que soient les articles. Tout soudain, il avait envie de regagner les chantiers pour réorganiser ses affaires dans cette nouvelle perspective, mais aussi de dresser un état complet des matériaux et des produits qui devraient constituer le fret le plus profitable à embarquer sur les vaisseaux assignés à des missions militaires. Toutes les cargaisons seraient en attente selon le volume disponible. Yorek Thurr, avec la Jipol, avait d’ores et déjà arrangé le voyage de retour d’Aurelius et de Zufa à bord d’un petit yacht spatial. Immédiatement après la cérémonie, ils appareilleraient en direction de Kolhar. Il se tint roide durant la présentation et les invocations appropriées du Grand Patriarche Iblis Ginjo qui s’exprimait d’une voix tonnante. Puis Serena Butler apparut sur le podium, éblouissante dans ses robes blanches ourlées de violet. Elle avait des cheveux gris, comme si elle s’était poudrée de cendre, et on lisait sur son beau visage des années de tragédie. C’est d’une voix forte et sur un ton décidé qu’elle invita Aurelius à la rejoindre en compagnie du jeune chirurgien militaire Rajid Suk. Aurelius s’avança sous les applaudissements. À sa grande surprise, Zufa se montrait très fière de lui, mais il aurait tant aimé que Norma soit là. Elle méritait que l’on reconnaisse son génie et qu’on lui rende hommage, qu’elle le veuille ou non. Ébloui par les lumières, il eut brièvement le sentiment d’être emporté par la marée des applaudissements. Il cilla et se concentra, évitant de regarder les milliers de visages. Il rejoignit le docteur Suk. — Chacun de vous va recevoir la plus haute récompense décernée par le Jihad, la Croix de Manion, qui porte le nom de mon enfant, le premier martyr de notre guerre sainte contre les machines pensantes. Très peu l’ont reçue. ELLE SE TOURNA VERS LE CHIRURGIEN. — Le docteur Rajid Suk est le plus grand de nos chirurgiens sur les théâtres de bataille. Il a abandonné ses activités privées pour accompagner plusieurs fois nos flottes dans le conflit. Il est allé sur les mondes les plus lointains et a dévoué son temps à notre cause, sauvant ainsi d’innombrables Jihadi. Suk se tenait campé raide, la poitrine bombée et c’est dans les vivats que Serena lui remit sa médaille. — Maintenant, je tiens à vous présenter notre collaborateur le plus étonnant, un homme qui s’est battu pour le commerce interstellaire et qui a réussi à créer un réseau qui dessert les systèmes les plus éloignés. Le Directeur Aurelius Venport vient de remettre tous ses chantiers et ses vaisseaux entre les mains de l’Armée du Jihad. Je crois que nous aurons ainsi bientôt le moyen d’écraser à jamais Omnius et ses sbires mécaniques. Elle s’était gardée de donner le moindre détail à propos de la technologie de l’espace plissé : la Jipol avait maintes fois prouvé que les espions des machines étaient partout. Le public applaudit sans s’interroger. Aurelius doutait qu’une frappe décisive soit possible avant longtemps, même si les chantiers de Kolhar travaillaient au maximum, même avec un soutien financier appréciable. Les vaisseaux Holtzman étaient encore trop nouveaux et ils n’avaient pas fait leurs preuves. Malgré tout, il s’inclina tandis que la Prêtresse lui passait au cou le ruban et la médaille rutilante. Elle fit un pas de côté et tendit la main vers les deux lauréats. — Nos nouveaux héros du Jihad ! Grâce à eux, nous approchons de la victoire ! Aurelius leva fièrement la tête et s’étonna d’avoir les larmes aux yeux. Et de sentir son cœur battre très fort. Il serra la main de Serena et du docteur Suk. Ils devaient adresser quelques mots à l’assistance. Quand vint son tour, il dit : — Bien que j’aie passé toutes ces années comme entrepreneur et homme d’affaires, j’ai appris qu’il existe des choses bien plus importantes que la richesse. Je vous remercie tous, pour ce qui restera le meilleur moment de ma vie. De façon étrange, même s’il ne s’y était nullement attendu, Aurelius était sincère. Il m’est arrivé de penser que nous devions à tout prix arrêter le Jihad – niais certains prix sont trop élevés. Serena Butler, déclaration de conscription, non publiée. Peu après qu’Aurelius et Zufa eurent entamé leur long voyage de retour vers Kolhar, les Cogitors de la Tour d’Ivoire se rendirent en grande fanfare sur Salusa Secundus. Accompagné de ses assistants, y compris Keats, heureux et fier de lui, Vidad demanda une session d’urgence du Parlement de la Ligue. Les délégués de toutes les planètes quittèrent précipitamment leurs résidences, annulèrent leurs rendez- vous et se ruèrent vers le hall. Ils étaient curieux et dérangés à la fois devant cet événement imprévu. La réunion allait avoir lieu dans l’heure et Keats avait déjà installé l’antique cerveau de Vidad sur un piédestal au centre de la scène, entouré par les cinq autres Cogitors. En défroissant ses robes de cérémonie, Iblis Ginjo entra, l’air agité et inquiet. Il n’avait même pas eu le temps de contacter Serena qui s’était enfermée dans la Cité de l’Introspection pour mettre au point ses plans de bataille secrets avec les vaisseaux spatio-plisseurs qui seraient disponibles dans quelques mois. A vrai dire, le Grand Patriarche préférait conduire seul cette entrevue avec les Cogitors. Keats, après tout, était un des éléments qu’il avait choisis. Il entra dans la salle bondée à l’instant où l’ancien philosophe entamait son discours grave amplifié par son patch sonique. Il était ravi de voir les Cogitors de retour. — Nous, les Cogitors, avons choisi de nous isoler pour réfléchir aux questions essentielles, aussi longtemps que nécessaire. Votre Prêtresse du Jihad nous a rendu visite sur Hessra il y a deux années standard et elle est parvenue à nous faire comprendre que des siècles de domination des machines et ces dernières décennies ensanglantées ont terriblement endeuillé l’espèce humaine. « Normalement, nous ne prenons jamais aucune décision, rapide ni impétueuse, mais nous avons été convaincus par la démarche de la Prêtresse. Elle nous a indiqué quel était notre devoir, non seulement pour le camp des humains libres mais aussi pour le réseau efficace d’Omnius. Après avoir étudié en profondeur la question, nous vous soumettons notre solution au problème, une formule de paix immédiate entre les adversaires. Des murmures coururent dans l’assistance. Tous étaient curieux d’entendre la suite. Depuis des années de deuil, la liste des morts s’allongeait, des colonies humaines tombaient, le Jihad pompait de plus en plus les ressources de la Ligue, et la population était prête à toute solution qui mettrait un terme à cette guerre interminable. Après plus de trente-cinq ans de croisade, l’humanité ne semblait pas avoir fait un pas vers la victoire. Iblis se sentait indécis. Keats et les autres assistants avaient accompli leur mission et réussi à ouvrir les esprits des anciens philosophes, mais il n’était plus très certain de vouloir entendre ce qu’ils avaient à dire. — Nous avons choisi d’agir en tant que médiateurs entre la Ligue des Noble et les Mondes Synchronisés. Toutes ces années de violence et de bains de sang doivent avoir un terme. (Vidad ménagea une pause dramatique.) Nous avons réussi à négocier une paix réelle avec les machines pensantes. Omnius est d’accord pour une cessation totale des hostilités. Les machines, désormais, n’attaqueront plus les Mondes de la Ligue et les humains ne frapperont plus les Mondes Synchronisés. Une Pax Galactica simple et réelle. L’un et l’autre camp n’ont aucune raison de poursuivre le combat. Dès que la Ligue aura donné son accord, l’effusion de sang cessera. Dès que le Cogitor se tut, l’assistance reprit son souffle. KEATS SE TOURNA VERS IBLIS ET ANNONÇA FIÈREMENT : — NOUS AVONS RÉUSSI ! C’EST LA FIN DU JIHAD ! Niriem interrompit les méditations de Serena. Sous sa calotte dorée, la Séraphine affichait un air angoissé. Pour la première fois, songea Serena. — Il se passe une chose terrible, souffla-t-elle en tendant un cube enregistré à sa maîtresse. Le messager m’a dit qu’Iblis Ginjo vous requiert d’urgence au Parlement ! — IMMÉDIATEMENT ? — Il y a une crise avec les Cogitors. Il faut que vous écoutiez leur déclaration. — Le Grand Patriarche ? Qu’a-t-il fait ? (L’air exaspéré, elle ajouta :) Nous écouterons ce cube en chemin. Iblis, Serena et quelques autres personnalités de la Ligue avaient encore accès au réseau de communication militaire, mais, récemment, des messages avaient été interceptés par des agents d’Omnius, ce qui avait posé de graves problèmes de sécurité. Assez graves pour que les systèmes de communication – qui utilisaient des signaux de feed-back encryptés – ne soient plus utilisés à la surface des planètes mais seulement dans les vaisseaux en vol spatial. Ce qui nécessitait une utilisation intensive des messagers. Niriem pilotait le véhicule qui fonçait vers Zimia. A l’arrière, Serena écouta avec angoisse l’enregistrement de la déclaration de Vidad. — Mais ce n’est pas du tout ce que nous voulions ! s’écria-t-elle. — Néanmoins, Prêtresse, je crains qu’ils souhaitent si désespérément la paix qu’ils sont prêts à n’importe quel accord ! Serena savait que Niriem ne se trompait pas, et elle réécouta trois fois la déclaration du Cogitor Vidad comme si elle espérait que ses paroles allaient changer, mais l’incrédulité et la terreur s’installèrent un peu plus en elle, comme un brasier. — C’est impossible. Nous n’avons rien à gagner avec de telles conditions ! Elle comptait bien intervenir avant la fin de la session. Impossible d’étouffer une pareille information qui risquait de provoquer une surréaction populaire. Les protestataires de plus en plus nombreux déferleraient dans les rues. Quant aux représentants de la Ligue, ils se comporteraient de façon déraisonnable, et sombreraient dans l’euphorie. Serena n’avait pas une minute à perdre. Dès qu’elle arriva à Zimia, ses gardes l’encadrèrent tandis qu’elle escaladait les marches. Niriem la précédait, efficace et violente. Serena la suivait, encore souple, forte et décidée pour son âge. En surgissant dans le hall, elle découvrit les assistants des Cogitors en robe safran qui entouraient les Cogitors de la Tour d’Ivoire sur leurs piédestaux. Il régnait une ambiance de fête populaire. Iblis Ginjo tentait de rétablir l’ordre mais avec beaucoup de difficulté. Serena marcha avec dignité jusqu’au podium dans les murmures des représentants et délégués. Elle entendit quelques cris contre le plan proposé par les Cogitors, mais aussi des applaudissements et des encouragements. Elle n’avait pas besoin d’introduction et lança immédiatement : — Ne nous précipitons pas. Les conséquences désastreuses se présentent souvent comme de bonnes nouvelles. Le tumulte se réduisit à une vague de murmures. Iblis Ginjo se tourna vers Serena avec une expression de soulagement. — Serena Butler, déclara Vidad, nous devons définir les négociations délicates que nous avons eues avec Omnius. Nous avons conclu un accord pour qu’un représentant de la Ligue se rende sur Corrin pour accepter officiellement les termes de cet armistice. Serena avait de la peine à contenir sa révolte et à masquer son incrédulité. — Nous n’acceptons pas ces termes ! La paix à tout prix ? Alors pourquoi nous sommes-nous battus durant toutes ces années ? Moi, je vous dis quels sont nos termes : la destruction de toutes les machines pensantes ! Elle se tut et promena les yeux sur l’assistance. Depuis les dernières nouvelles, les gens refluaient en masse dans le hall. Quelques rares applaudissements avaient salué son intervention. Et, à présent, un lourd silence s’était installé. SERENA S’APPROCHA DU CONTAINER DE VIDAD. — Parce que j’ai été emprisonnée et torturée par Omnius, j’en connais bien plus sur les souffrances des humains des Mondes Synchronisés que vous n’en avez envisagé durant vos deux mille ans d’isolement. Vous semblez comprendre bien peu nos problèmes si vous croyez que l’humanité libre serait intéressée par un rapprochement avec Omnius. — L’étendue de notre connaissance est plus large que vous le présumez. Écoutez donc plutôt votre peuple, Serena Butler. Il souhaite la fin de cette effusion de sang. SERENA PRIT UNE EXPRESSION FURIEUSE. — Votre rôle de médiateurs pourrait arrêter momentanément la guerre, mais ne nous apporte aucune solution. Et surtout pas la victoire ! Des milliards de vies auraient été perdues en vain ? Mon fils aurait été tué pour rien ? Omnius continuerait de dominer les Mondes Synchronisés, de détenir l’humanité en esclavage ?... Nous aurions travaillé pour rien, alors ? Zimia ? La Terre ? Bela Tegeuse ? Honru ? Tyndall ? Bellos ? Rhisso ? Chusuk ? IV Anbus ? La colonie de Péridot ? Ellram ? Giedi Prime ? Elle se retourna pour observer l’assistance subjuguée, pétrifiée. — Dois-je continuer à vous citer tous les sacrifices que nous avons dû faire ? Je suis atterrée d’entendre vos propositions après tout ce que j’ai accompli. — Mais considérez toutes les vies qui seront sauvées ! lança une voix mâle dans la foule et qu’elle ne put identifier. — A court ou à long terme ? Imaginez l’avenir qui nous attend quand nous aurons commencé à négocier avec Omnius ! Et pourquoi maintenant ? Elle brandit le poing. Il fallait absolument qu’elle empêche les représentants de commettre l’erreur la plus fatale de l’histoire humaine. Si seulement les spatio-plisseurs avaient été prêts dans l’immédiat. Le Parlement ignorait tout du projet secret qui se développait sur Kolhar. Jamais les humains n’avaient disposé d’un tel avantage potentiel. Quand Omnius réaliserait à quelle force foudroyante, instantanée, il avait affaire, il se cantonnerait sur les Mondes Synchronisés et ne se risquerait plus à la moindre agression. Il resterait sur la défensive et son pouvoir diminuerait à chaque offensive des humains. Son empire s’effilocherait et disparaîtrait. Serena frappa la paume de sa main avec violence. — En ce moment – surtout en ce moment – nous devons viser la victoire absolue. Il est impossible de faire marche arrière et d’abandonner notre défi ! — Mais nous sommes las de ce combat incessant, riposta l’ambassadeur de Poritrin, qui avait remplacé le Seigneur Niko Bludd. (Après la catastrophique révolte des esclaves, le peuple n’avait plus le cœur à poursuivre les hostilités.) Ces Cogitors nous offrent une chance d’en finir avec ce carnage. Leur intention est sage et nous devons la prendre en considération. — Pas si cela signifie une paix fragile. Les machines ne respecteront jamais les humains, pas plus qu’elles ne s’en tiendront à un arrangement. Pour Omnius, nos existences sont méprisables et inutiles. Elle se tut, tremblante. Elle lisait dans les regards qu’elle allait trop loin dans sa conviction et ça ne faisait qu’augmenter sa colère. — En ce moment, les machines sont affaiblies et désemparées. Nous tenons une occasion d’en finir avec ce fléau – de les détruire jusqu’au dernier processeur. (Elle baissa la voix d’un ton, menaçante.) Si nous ne le faisons pas, si nous perdons notre détermination, elles ne tarderont pas à se redresser et à contre-attaquer plus puissamment que jamais. — C’est un pari dans les deux hypothèses, remarqua le représentant de Giedi Prime. Plus que tout autre dans cette assemblée, je vous suis redevable, Serena Butler. Ce monde qui est le mien est aujourd’hui libre grâce aux actions courageuses que vous avez menées. Mais notre population reste vulnérable, elle ne s’est pas remise des sévices qu’elle a endurés sous la brève domination d’Omnius. S’il existait une possibilité de trêve, sans qu’il soit question d’une capitulation honteuse, nous la saisirions. UN AUTRE REPRÉSENTANT SE LEVA. — Tenons compte des avantages. Les humains ont reconquis un grand nombre de planètes et sont maintenant à parité avec les machines pensantes. Nous sommes par conséquent en position forte pour négocier l’accord recommandé par les Cogitors. — Écoutez ! lança une femme d’une voix sonore, sans se lever. La rébellion des cymeks affaiblit un peu plus les machines, tout autant que notre résistance. Omnius est certainement sincère en demandant un cessez-le-feu. Il ne peut pas se battre sur les deux fronts. Le débat reprit, le ton monta et, dans le tumulte, Serena se sentit gagnée par le désespoir. Trop de représentants planétaires paraissaient avides d’une paix immédiate, ils voulaient que l’humanité marque une pause pour guérir, pour reconstruire sa flotte. Mais elle était convaincue que le prix à payer serait redoutable. Pour elle, ce n’était ni plus ni moins qu’une capitulation terrible. Quelle folie ! Comment peuvent-ils se montrer aussi aveugles ? Elle devinait clairement que si elle continuait à prêcher l’attaque, elle perdrait le soutien de la majorité du Parlement. Elle devait trouver un autre moyen d’infléchir leur décision. Iblis Ginjo avait un regard implorant. Il avait tant fait pour rassembler le Jihad autour d’elle et il devait avoir comme elle le goût amer de l’échec dans la bouche. Les Cogitors avaient gagné. Seul, Vidad avait négocié une paix qui allait handicaper gravement l’humanité et conduire à une mort lente de la civilisation de la Ligue. Omnius n’était pas près d’oublier le Jihad. Il allait devenir de plus en plus fort avec un seul objectif : l’éradication totale de la race humaine dans tous les systèmes stellaires. Et, à terme, Serena ne serait plus là pour rappeler son avertissement. Elle quitta la salle, refusant d’en entendre plus, lourde de désespoir. Depuis trente ans, elle avait mené sa croisade mais comprenait qu’elle n’avait pas réussi à convaincre son peuple de la nécessité de gagner. En regagnant la Cité de l’Introspection, elle s’interrogea sur les erreurs qu’elle avait pu commettre. Parfois, les héros accomplissent leurs plus grands exploits après leur mort. Serena Butler. Iblis Ginjo roula sur le côté dans un lit défait qui sentait la sueur et le sperme. Il avait le crâne douloureux et les pensées assombries par la détresse mentale qu’il éprouvait face au changement terrible qui menaçait l’effort de guerre. Et aussi à la suite des excès hédonistes auxquels il s’était abandonné dans la nuit. Quelle importance ?... Il était seul, mais il gardait le vague souvenir de visages multiples. Combien de femmes avaient partagé sa couche ? Quatre ? Cinq ? Elles s’étaient montrées excessives, même selon ses normes, et l’une d’elles ressemblait à son épouse. Il s’était senti tellement déprimé dans la soirée... Neuf ans auparavant, il avait pensé atteindre le fond de la morosité quand Serena Butler était revenue au pouvoir après tout le travail qu’il avait accompli. Et voilà que maintenant le Jihad était menacé par une proposition de paix absurde avec l’ennemi. Jamais cela ne serait réalisable. Comment Keats et ses collègues avaient-ils pu échouer ? Est-ce qu’ils comprenaient seulement le désastre qu’ils allaient précipiter ? Il essayait de ne pas penser au rôle qu’il avait joué dans cette triste situation. Il aurait bien aimé pouvoir rejeter la faute sur quelqu’un d’autre. Serena était le leader désigné du Jihad, mais lui, Iblis, avait été enfermé dans une maison de verre. Il était après tout responsable du destin de Keats et des autres assistants qu’il avait désignés pour la Tour d’Ivoire. Pour la première fois depuis sa rencontre avec les Cogitors, il se posait des questions sur la santé mentale des anciens philosophes. Après tous les milliards de morts, ils voulaient que les humains et les machines se tendent la main. C’était consternant. Il avait tenté d’oublier ces événements pénibles avec le Mélange et les femmes. Une issue amusante et épuisante qui ne débouchait sur rien. Et il retrouvait maintenant ses problèmes. Des rideaux de dentelle fatiguée masquaient les fenêtres de l’hôtel sans style où il demeurait. Rien à voir avec sa somptueuse résidence officielle de Zimia où il retrouvait régulièrement son épouse exquise et distante et ses trois enfants qui ne lui adressaient que rarement la parole. En plissant le nez, il alla ouvrir la fenêtre sans se soucier de couvrir sa nudité. Il était quelque part dans la Vieille Ville de Zimia, à l’écart des immeubles administratifs. Au cœur de ce quartier, il avait sous la main l’humanité véritable et rude, des gens qu’il pouvait manipuler, convaincre avec son talent inné. Il était souvent venu dans ces quartiers et il avait su apprécier les charmes troubles des classes inférieures. Il aimait le contact rude et naturel, celui qu’il avait eu avec les ouvriers de base sur la Vieille Terre. Au moins là-bas, se dit-il, il avait pu apprécier vraiment les effets directs de son pouvoir... Serena Butler n’avait que sa vision obsédante de la victoire contre l’ennemi démoniaque, un objectif net mais trop simpliste. Iblis, lui, s’était constamment montré pragmatique. Depuis des années, il avait construit une énorme infrastructure, les fondements religieux, industriels et mercantiles du Jihad. Il avait été au centre des rouages, et il avait accepté l’argent, le pouvoir, et bien d’autres avantages. Avant que Serena ne reprenne le contrôle. Si le Jihad prenait fin, il n’aurait plus de position légale. Serena et lui s’étaient opposés, mais désormais il n’y avait plus qu’eux deux à pouvoir sauver la race humaine de la débâcle absolue, de la folie massive. Il voulait qu’elle revienne dans son camp : il était désormais son seul allié. Devant la fenêtre ouverte, il serra les dents en se laissant caresser par la brise du matin. Il n’avait jamais vraiment désespéré. Il avait toujours trouvé un moyen de sauver la situation, à tout prix. Mais là, en cet instant, il lui fallait une clé. Le peuple épuisé, éprouvé, était prêt à accepter le plan des Cogitors. Ce qui nécessitait des mesures urgentes. La voix familière de Serena résonna soudain dans le couloir. — Il faut que je voie d’urgence le Grand Patriarche ! Dans quelle chambre se trouve-t-il ? Il passa rapidement une robe de chambre, se coiffa en hâte et essaya de se rendre plus ou moins présentable avant d’ouvrir en souriant. Serena s’était arrêtée devant le garde de la Jipol qu’Iblis avait placé en faction. Elle était accompagnée de Niriem et de quatre autres Séraphines. Dans sa robe blanc et or, avec son médaillon à l’image de son enfant martyr, elle était plutôt déplacée dans ce lieu sordide. Iblis fut soulagé de voir les Séraphines. Des années auparavant, il avait créé le corps des Séraphines comme tampon entre la Prêtresse et la pénible réalité. Elles continuaient de lui rapporter les initiatives inattendues de leur maîtresse... mais depuis quelque temps, elles faisaient preuve à son égard d’une loyauté préoccupante. Elle eut une grimace de désapprobation en devinant les activités nocturnes du Grand Patriarche. — Iblis, vous ne devriez pas gaspiller votre énergie de cette façon. Un travail urgent requiert toute notre attention. Surtout en ce moment. Elle se mit en marche en lui faisant signe de la suivre. Les Séraphines attendirent qu’Iblis et le garde de la Jipol soient prêts. Il fut bientôt assis à son côté dans son véhicule privé piloté par Niriem et se retourna une dernière fois vers le quartier misérable qu’ils quittaient. — Serena, il m’arrive parfois de fuir les tours scintillantes et les somptueuses résidences officielles pour me rappeler la vie qui était la mienne sur Terre. Cela me donne une autre perspective. Quand je me retrouve dans ces chambres lamentables avec les rebuts de l’humanité – les drogués, les ivrognes, les prostituées – je comprends mieux pour quoi se battent nos vaillants Jihadi. Pour s’élever au-dessus de tout ça. (Ses pensées s’accéléraient et il enchaîna dans un murmure :) Je suis venu ici pour trouver un moyen de sauver le Jihad. — JE VOUS ÉCOUTE, FIT SERENA. Il y avait du désespoir dans le regard de ses yeux lavande. Iblis se surprenait lui-même de son calme. Et quand il répondit, ce fut d’un ton ferme, insistant, pour essayer de lui faire comprendre des vérités difficiles. — J’étais un esclave quand je suis né et j’ai fait mon chemin dans la société des servants. Pour me retrouver un jour à la tête de la révolte, puis Grand Patriarche de votre Saint Jihad. (Avec une expression amère, il se rapprocha un peu plus d’elle.) Mais je n’ai jamais pu entrer en compétition avec vous, Serena Butler. Car c’était toujours votre nom qu’ils criaient. Vous étiez l’aristocrate qui essayait d’aider les masses populaires, sans doute à cause de la culpabilité que vous entreteniez parce que votre noble famille s’était enrichie sur le dos des gens ordinaires. — VOUS ÊTES MON PSYCHANALYSTE, IBLIS ? — Je ne fais que mettre nos problèmes à plat. Si je pouvais réaliser ce que je vais proposer, je serais... Mais c’est à vous de le faire, Serena. A vous seule. Je veux dire : si vous êtes prête à payer le prix. Il se pencha vers elle, le regard fiévreux. Il faisait appel à tout son talent. Elle avait comme lui une lueur nouvelle dans les yeux et l’expression résolue d’une sainte. — J’accomplirais n’importe quoi pour que le Jihad triomphe. N’importe quoi. Elle avait parfaitement conscience de ce qu’elle venait de déclarer, et Iblis sut qu’il la tenait. — Au fil des années, reprit Iblis, j’ai soufflé sur les flammes, mais de la conflagration du début, de ce foyer de batailles, il ne reste que des brandons. C’est à vous d’être le vent tempétueux qui va les raviver pour que tout flambe en un holocauste que rien n’arrêtera. Constamment, vous comme moi nous avons méprisé le peuple en ne faisant pas les sacrifices nécessaires – mais aujourd’hui, vous devez absolument agir. (Elle attendait.) Vous vous souvenez de la façon dont Érasme a tué le petit Manion ? À l’instant de sa mort, vous avez attaqué un maître robot sans vous préoccuper de votre vie. Serena recula, comme si Shaitan venait de lui murmurer à l’oreille. Elle savait qu’Iblis avait des projets personnels ambitieux et qu’il jouait de sa position. Mais elle avait aussi conscience que même s’ils jouaient différemment, ils visaient le même résultat. IBLIS ÉTAIT EMPORTÉ PAR SA FERVEUR. — C’est à cet instant précis que vous avez lancé l’étincelle du Jihad. Érasme venait de montrer à tous ceux qui travaillaient sur la place à quel point les machines étaient monstrueuses, et vous avez prouvé qu’une simple humaine pouvait riposter et gagner ! Des larmes coulaient sur le beau visage de Serena, mais elle ne les essuya pas. — Après des années de combat, notre peuple a oublié à quel point l’ennemi peut être ignoble. Si on lui rappelait l’abominable assassinat de votre enfant, il n’y aurait plus une seule personne pour accepter la paix avec Omnius. Nous devons leur prouver à quel point l’ennemi est mauvais, le leur faire comprendre à travers leur lassitude et leur chagrin. Il faut leur rappeler qu’Omnius et ses suppôts doivent être éliminés ! Elle affronta son regard brûlant et ce fut comme si elle voyait des millions d’autres regards. Même après sa nuit de débauche, Iblis Ginjo demeurait un homme solide qu’elle ne pouvait écarter. IL AJOUTA ALORS, SUR UN TON DE CONSPIRATEUR : — L’humanité a oublié cette première étincelle. Il faut que vous fassiez un geste décisif, un acte que les gens ne pourront oublier. Jamais. Après des années de doute, elle décida qu’Iblis portait en lui plus de bien que de mal. C’était un personnage égoïste, ambitieux, mais il voulait sincèrement que la lutte se poursuive. C’était son but ultime. — Il va vous falloir beaucoup de courage, ajouta- t-il. — Je sais. Mais je crois que je suis suffisamment... décidée. Serena se présenta avec fierté et dignité devant l’Assemblée de la Ligue au grand complet. Elle et Iblis avaient dressé leurs nouveaux plans et tout était en route. Yorek Thurr et ses agents fantomatiques de la Jipol se chargeraient des détails. Même les Séraphines avaient un rôle, malgré les protestations virulentes de Niriem. Serena demeurait la Prêtresse du Jihad et ses gardiennes ne pouvaient se soustraire à ses ordres. Ainsi qu’elle l’avait redouté, l’Assemblée avait voté pour la cessation des hostilités négociée par les Cogitors. La Ligue allait retirer toutes les troupes du Jihad des Mondes Synchronisés et des ordres seraient donnés pour qu’on cesse tout harcèlement des machines pensantes. Omnius étant censé prendre les mesures dans l’autre camp. Les représentants planétaires n’avaient plus qu’à désigner l’émissaire de l’humanité libre qui devrait se rendre sur Corrin pour parachever le traité avec l’identité primaire du suresprit. Serena allait les clouer sur place. Elle avait demandé à prendre la parole, ce qui était son droit incontestable au titre de Vice-reine par intérim, dont elle ne s’était jamais réclamée auparavant. L’assistance était quelque peu houleuse, s’attendant à ce qu’elle vilipende le vote pour ces conditions de paix inacceptables. MAIS ELLE DÉCLARA À LEUR GRANDE SURPRISE : — Après mûre réflexion, j’ai décidé que je ferai personnellement le voyage jusqu’à Corrin. (Les murmures commencèrent à courir, comme les premières vagues de l’océan avant un cyclone inattendu. Et elle continua avec un sourire innocent :) Qui pourrait le mieux porter le drapeau de l’humanité libre sinon la Prêtresse du Jihad en personne ? Mieux vaut que le ressort principal de cette folie religieuse ne soit pas remonté, pas encore. L’univers n’est pas prêt à entendre un tic-tac aussi fort. Cogitrice Kwyna, Archives de la Cité de l’Introspection. Le Conseil du Jihad et le Parlement de la Ligue furent convaincus par la proposition de Serena et estimèrent qu’elle serait effectivement le porte-parole qui saurait convaincre Omnius. Tous les honorables membres se réjouirent de la voir adhérer à la cause de la paix et à la cœxistence harmonieuse des humains et des machines. Ce fut la liesse dans tout Zimia. Xavier Harkonnen était terrifié par son plan. Il avait tout de suite soupçonné qu’elle n’avait pas changé d’idée, mais il était sûr que personne ne l’écouterait. Surtout pas dans ces circonstances. Le Parlement proposa à Serena un petit vaisseau rapide à l’usage des missions diplomatiques. Elle choisit une escorte de cinq Séraphines comme gardes d’honneur et refusa une sécurité rapprochée ou une suite. — Omnius ne se laissera pas impressionner par ce genre de cérémonial, et si les machines nous ont tendu un piège, quelle différence feront dix gardes, cent gardes ou même un millier ? (Elle avait ajouté d’un air entendu :) Et puis, pourquoi me faire accompagner de soldats pour signer un traité de paix ? Depuis près de quarante années de conflit, la population se réjouissait à l’idée d’une réconciliation. Elle portait en triomphe Vidad et ses Cogitors. C’était une période de fêtes, de défilés joyeux, de rassemblements exubérants. Tous pensaient au cours différent que leur vie allait prendre, à cette tranquillité nouvelle où ils ne redouteraient plus les raids sauvages des robots. L’espoir venait de revenir : celui d’un futur assuré. Xavier considérait qu’ils se comportaient tous de façon insensée en acceptant les promesses d’Omnius. Il savait que Serena partageait son opinion mais il n’arrivait pas à entrevoir le plan qu’elle avait en tête. Le Primero, en grand uniforme vert et cramoisi, avec ses insignes et ses médailles pendants, se rendit à la Cité de l’Introspection. Il s’arrêta un bref instant devant l’apex de l’arche, l’image stylisée d’un enfant angélique – le sien – qui veillait sur le domaine. Les Jihadi s’écartèrent respectueusement, mais les Séraphines restèrent de glace. Le soleil faisait rutiler leurs coiffes. — LA PRÊTRESSE DU JIHAD NE REÇOIT AUCUN VISITEUR. — Elle me recevra, moi. Je me présente au nom de mon fils Manion Butler. Les Séraphines ne purent lui opposer aucun argument et il pénétra dans le sanctuaire où Serena s’était retirée depuis si longtemps. Elle vint à lui près des bassins du jardin avec un sourire confiant. Il n’avait pas oublié qu’il s’était retrouvé là un jour, quand Serena avait convoqué les deux jeunes officiers qu’ils étaient, lui et Vorian. Saisi par la sérénité de l’endroit et le tourbillon de ses souvenirs, il fut sur le point de défaillir. Dans le premier instant, il resta muet, et ce fut Serena qui prit l’initiative. — Mon cher Xavier, j’aimerais en ce moment que nous ayons été des amis fidèles. Mais le Jihad nous a consumés depuis trop longtemps. — Nous aurions eu plus de temps si tu avais refusé de te rendre sur Corrin, dit-il avec un accent mordant. La seule idée que tu pourrais accepter de mettre un terme aux hostilités avec nos ennemis mortels me semble aussi grotesque que le sourire d’un robot. — Les machines ont des programmes rigides, tu le sais, mais notre force est que nous sommes capables de changer d’idée. Et de modifier nos opinions. Nous savons même nous montrer... capricieux, quand cela nous arrange. — ET TU PENSES QUE JE VAIS CROIRE ÇA ? Il avait envie de l’étreindre, mais elle ne bougeait pas, immobile et pâle comme une statue. — Crois donc ce que tu veux, dit-elle avec un sourire doux-amer. Tu savais lire dans mon cœur. Allez, viens, suis-moi. Elle le précéda sur un sentier de gravier en direction d’un pavillon privé. IL REVINT À SA HAUTEUR. — J’aurais tellement aimé que les choses soient différentes, Serena. Je déplore la mort de l’enfant que nous avons eu, mais je regrette aussi cet amour qui était le nôtre, toutes ces années de bonheur qui nous ont été ravies (Il soupira.) Ce qui n’altérera en rien ma vie avec Octa. — Xavier, je t’aime et j’aime aussi Octa. Nous devons accepter le présent, même si nous souhaiterions changer le passé. Je suis heureuse que ma sœur et toi ayez pu survivre au milieu de la tempête. (Elle lui caressa furtivement le visage, le regarde décidé.) Nous sommes transformés par les tragédies et les martyres que nous vivons, Xavier. Sans notre petit Manion, jamais les gens ne se seraient rebellés, jamais ils n’auraient entamé la guerre contre Omnius. Il eut un brusque pincement au cœur en comprenant vers quoi elle l’entraînait. Il n’avait pas visité l’autel original depuis bien des années, avec la châsse de plass qui abritait le corps de leur fils assassiné. Il se rappelait du moment où il l’avait récupéré à bord du Voyageur du Rêve, lorsque Vorian Atréides s’était évadé de la Terre avec Serena et Iblis. SENTANT SA RÉSERVE, SERENA ESSAYA DE LE STIMULER. — Ce Jihad est dédié à notre fils. Ce que j’ai accompli depuis tant d’années, c’était pour le venger – ainsi que tous les autres enfants que les machines retenaient prisonniers sur les Mondes Synchronisés. Tu as entendu le tumulte dans le Parlement. La Ligue accepte cette ridicule proposition de paix. Si je ne vais pas sur Corrin, quelqu’un d’autre s’y rendra à ma place. Et ce sera le désastre. — Mais si nous abandonnons sans une résolution, ce sera comme notre premier assaut contre Bela Tegeuse. Avant peu, les machines reviendront, plus fortes que jamais, et toutes les batailles que nous avons livrées l’auront été en vain, de même que nos sacrifices et les héros que nous avons perdus. SERENA S’AFFAISSA. — A moins que je ne parvienne à leur instiller une ferveur nouvelle, le Jihad sombrera dans les poubelles de l’Histoire. (Elle avait maintenant une expression de regret absolu qu’elle n’affichait jamais en public.) Que puis-je faire d’autre, Xavier ? Les Cogitors viennent de présenter une solution facile et tout le monde a sauté dessus. La volonté populaire vient de balayer mon Jihad. J’ai vraiment honte... Le soleil brillait sur le cercueil de cristal. Xavier se pencha alors et regarda longuement le visage paisible de ce petit enfant mort qu’ils avaient eu. Sous son menton, il distingua alors une feuille de polymère, un fin tracé de fil de métal et plusieurs rubans minces d’adhésif qui semblaient avoir beaucoup souffert sous le soleil de Salusa. Il comprit pour la première fois qu’il ne voyait pas là l’enfant démembré qui avait été ramené de la Terre après les émeutes. C’était un fac-similé, une copie ! Serena s’était tournée vers lui. Elle lut le doute et les interrogations sur son visage, et elle lui dit avant qu’il ne parle : — Oui, j’ai découvert cette supercherie il y a des années. Personne ne s’approche aussi près pour regarder. Comme moi ou toi... Iblis a fait ce qui était nécessaire dans l’instant. Ses intentions étaient louables. IL CHUCHOTA : — MAIS C’EST UNE TROMPERIE ! — Non, c’est un symbole. Je n’avais jamais remarqué ça avant que les gens se rassemblent autour du nom de notre enfant et adhèrent au Jihad au nom de Manion l’Innocent. Après, quel intérêt aurais-je eu à révéler cette supercherie ? Tu n’as quand même jamais cru vraiment que les autels et les reliquaires qu’on trouve sur tous les Mondes de la Ligue étaient authentiques ?... — Eh bien... je dois dire que je n’y ai jamais vraiment réfléchi, tu sais... — C’est un autel dédié à notre fils. Qui a été assassiné par Érasme le robot maudit. C’est la réalité, et nul ne peut la nier. Cela ne fait aucune différence, Xavier ! Ce que je crois, moi – et ce que croit le peuple – la seule chose qui compte, c’est qu’il s’agit d’un symbole plus fort encore que la réalité. IL ACQUIESÇA AVEC RÉTICENCE. — Ce... stratagème ne me plaît guère, tu sais... mais tu as raison : ça ne change rien à ce qui est arrivé à notre enfant. Pas plus qu’aux raisons que nous avons de haïr Omnius. Elle l’étreignit et, en l’embrassant, il sentit la perte cruelle de toutes ces années où ils n’avaient pas été ensemble. — Si mes proches avaient été comme toi, Xavier, nous aurions vaincu Omnius en moins d’une année. — Je ne suis plus qu’un vieux soldat blessé, dit-il en penchant la tête. Tous les autres commandants sont bien plus jeunes que moi. Ils ont oublié leur détermination. Ils n’ont jamais connu les durs combats du Jihad et, pour eux, je ne suis plus qu’un ancêtre qui radote et leur inflige ses vieilles histoires de guerre. — Dans l’immédiat, Xavier, j’ai besoin de toi pour envisager l’avenir. Je vais aller sur Corrin et affronter Omnius, mais toi tu vas rester ici et poursuivre mon combat. Iblis me l’a promis. Et toi aussi tu dois faire le nécessaire pour que nous ne perdions pas tout ce pour quoi nous nous sommes battus. — TU VAS VRAIMENT TE RENDRE AUX MACHINES ? — Je ferai ce que je pourrai, dit Serena avec un sourire lointain. Xavier quitta la Cité de l’Introspection avec un pressentiment pénible. Il avait deviné dans le regard de Serena, dans le ton de sa voix, qu’elle s’apprêtait à commettre un acte terrible, irrévocable. Il n’était pas en mesure de l’arrêter. J’ai le cœur déchiré dans tous les sens. Pourquoi le Devoir et l’Amour vous attirent-ils dans des directions opposées ? Primero Vorian Atréides, carnets de bord privés. Il ne s’agissait que d’un vol de test sur un des vaisseaux spatio-plisseurs construits par l’Armée du Jihad. Vorian Atréides savait que les moteurs à Effet Holtzman pouvaient l’emporter des chantiers de Kolhar jusqu’à n’importe quel point de la Galaxie en un instant. Et il connaissait très exactement l’endroit où il comptait se rendre : Caladan. Enfin ! Ignorant encore les agitations de la Ligue et les accords troubles passés par les Cogitors de la Tour d’Ivoire, Vorian avait insisté pour faire ce vol d’essai. Il avait maintenant cinquante-cinq ans mais il se sentait toujours aussi jeune et enthousiaste. Sous la supervision de Norma Cenva, les ingénieurs du Jihad étaient parvenus à construire plusieurs vaisseaux militaires légers, bien plus petits que les cargos de VenKee et mieux conçus pour des missions de reconnaissance. Évidemment, ce genre d’unité exigeait des tests minutieux. Vorian savait piloter tous les types de vaisseaux et il avait exigé d’être lui-même aux commandes du spatio-plisseur. Ses collègues avaient bien entendu protesté : un chef militaire de son rang ne pouvait prendre de tels risques. Mais ce n’était pas dans son caractère de se soumettre aux règles et son ami Xavier le lui avait souvent reproché. Il avait conscience de toutes les incertitudes de la navigation dans l’espace plissé, mais il voulait être seul. Il avait vu des enregistrements sur les premiers vols des cargos de VenKee, les premiers accidents, et il ne tenait pas à entraîner quelqu’un d’autre dans un piège stellaire. IL DÉCLARA À SON ENTOURAGE EN SOURIANT : — Eh, vous avez tous l’air tellement sérieux et tragique ! J’ai décidé que ça serait comme ça et aucun de vous n’est assez gradé pour me l’interdire. Maintenant, qui veut parier dans combien de temps je reviendrai ? Les moteurs de l’espace plissé fonctionnèrent parfaitement. Pour Vorian, ce fut comme un rêve. Il n’avait conscience que des instruments lumineux et des voyants clignotants du cockpit. Il se dit qu’il ne se déplaçait pas. Mais le monde glacial de Kolhar avait disparu et les étoiles tournoyaient, se dispersaient en torrents de couleurs inimaginables, ruisselaient en teintes diaphanes, en spirales filamenteuses chargées de coloris fluides, de polyèdres de glace et de torrents de métaux en fusion. Et puis, l’instant d’après, il fut au large du monde océanique vert et blanc, doux et floconneux, baigné dans le flux doux de son soleil, qu’il avait découvert dix ans auparavant. Il se posa sans problème sur le terrain militaire qui avait été aménagé sur le littoral du continent sud de Caladan, près de la station de surveillance. Les ingénieurs et les mécaniciens étaient intrigués par l’arrivée inattendue d’un officier de son grade à bord d’un vaisseau aussi atypique. — On est cloués ici depuis pas mal de temps, Primero, lui dit un soldat. Vous êtes venu en mission pour nous remonter le moral ? VORIAN EUT UN SOURIRE TRANQUILLE. — En partie, Quinto. À vrai dire, je viens rendre visite à quelqu’un. CETTE FOIS, IL N’AVAIT PAS À CACHER SON NOM NI SON GRADE. IL AVAIT DÉCIDÉ DE NE PLUS EXCLURE LERONICA DE SA VIE. IL VOULAIT SEULEMENT SAVOIR SI ELLE ALLAIT BIEN. IL N’AVAIT PLUS AUCUNE RAISON DE DISSIMULER SON IDENTITÉ. En approchant du village dans l’odeur des embruns, il se sentit aussi angoissé que s’il avait dû affronter à lui seul une armée de robots. Son optimisme était bloqué par l’ombre grise du doute. Il était persuadé qu’une fille comme Leronica avait dû fonder une famille, avec un époux et des enfants. Qu’elle vivait heureuse. Les choses étaient ainsi sur Caladan. Depuis le début, il avait su qu’il ne pouvait pas rester sur ce monde tranquille et faire semblant d’être un pêcheur, pas plus qu’il ne pouvait arracher Leronica à Caladan pour la lancer dans le fracas du Jihad. Vorian avait eu l’occasion de faire un choix il y avait bientôt dix ans. Il aurait dû l’oublier, mais il avait essayé de garder le contact avec elle en dépit des distances énormes qui les séparaient. Il lui avait écrit maintes fois, il lui avait envoyé des colis... sans jamais recevoir de réponse. Ce n’était peut-être pas une bonne idée de la revoir. Il risquait de déranger sa vie, et de réveiller en lui trop de sentiments. Il avait commis une faute en attendant trop longtemps. Pourtant il continuait d’avancer, poussé par l’élan de son cœur. Le village n’avait guère changé. C’était comme s’il retrouvait un autre foyer. La taverne de Leronica avait dû prospérer. Il brûlait de la retrouver, mais il n’était pas aveuglé au point de se jeter dans ses bras après toutes ces années. Non, il n’était qu’un ami qui lui rendait visite... Ils allaient évoquer quelques souvenirs et ils en resteraient là. Mais il l’aimait plus que toutes les autres femmes qu’il avait connues, et il avait envie de l’entendre lui raconter sa vie depuis qu’ils avaient été séparés. — Virk ? Vorian ? (Ses yeux s’accoutumèrent et il s’avança.) Vorian Atréides, ça ne peut être toi. Tu n’as pas vieilli d’un jour. — C’est le souvenir de toi qui entretient ma jeunesse. Elle avait mûri, ses traits étaient plus nets, plus marqués et ses cheveux bouclés plus longs, mais elle était toujours aussi jolie et séduisante à ses yeux. Elle contourna le bar et se jeta dans ses bras. Dans la seconde, ils s’embrassèrent puis se regardèrent dans les yeux. Il reprit enfin son souffle et la dévisagea en la tenant à bout de bras. Il secoua la tête, incrédule : il retrouvait la même étincelle dans les grands yeux noisette de Leronica. — Vous en avez mis du temps, mon beau monsieur. Dix ans ! IL FUT À NOUVEAU GAGNÉ PAR L’INCERTITUDE. — Tu ne m’as pas attendu, n’est-ce pas ? Je n’ai jamais espéré que tu resterais sagement dans ton coin, les yeux levés vers les étoiles, tu sais. IL SE REFUSAIT À CE GENRE DE CULPABILITÉ. Elle eut un petit rire moqueur en lui tapotant l’épaule. — Tu crois que j’avais mieux à faire ? Pas vraiment. Ça s’est bien passé pour moi, si tu veux savoir. Merci de t’en préoccuper. (Son sourire revint.) Ce qui ne veut pas dire que tu ne m’aies pas manqué. Chacune de tes lettres, chacun de tes cadeaux m’a apporté tellement de plaisir... — Tu as donc un époux ? Une famille ? (Il essayait de garder une certaine distance, de se convaincre qu’il voulait connaître les réponses.) Je ne suis pas venu semer le désordre dans ton existence. IL S’ASSIT. Leronica avait tout à coup une expression de tristesse. — JE SUIS VEUVE. MON MARI A ÉTÉ TUÉ. — Je suis navré. Tu veux en parler devant un pichet de bière de kelp ? — IL FAUDRA PLUS D’UN PICHET. Il lui sourit comme un gamin, tout en songeant qu’il devait lui apparaître ainsi. — JE NE SUIS PAS PRESSÉ, DIT-IL. Ils se racontèrent des épisodes de leur existence, chacun à leur tour. Il apprit qu’elle avait des jumeaux, deux garçons. Elle avait épousé un pêcheur qui avait huit ans de plus qu’elle mais qui avait été tué par un étrange monstre marin. Elle était veuve depuis un peu plus d’un an. — J’aimerais voir les garçons. Je suis sûr qu’ils sont très beaux. — Comme leur père, lui dit-elle avec un regard intrigant. Il resta plusieurs semaines, trouva des excuses pour expliquer son séjour, des tâches urgentes à accomplir ici, sur Caladan, mais les journées passaient trop vite. En voyant les jumeaux, Estes et Kagin, il s’était vu lui-même enfant, troublé, émerveillé. Ils avaient neuf ans et il n’eut pas à calculer longtemps. Il décida que Leronica lui expliquerait le moment venu, à supposer qu’elle le veuille. Elle avait été enceinte de lui, mais il n’avait pas été là pour jouer son rôle de père. Si Kalem Vazz avait été l’homme généreux qu’elle lui avait décrit, mieux valait ne pas toucher à son souvenir. Elle semblait être parvenue à cette conclusion. Ils renouèrent leurs liens d’affection dans ce bref laps de temps, mais Leronica ne proposa jamais qu’ils revivent une seconde idylle. Elle ne le rabroua pas, ne lui demanda pas non plus de redevenir sa maîtresse. Il était convaincu qu’elle aimait encore Kalem et qu’elle était fidèle à sa mémoire. Elle s’était installée dans son rôle de veuve, même si elle n’affichait pas trop de chagrin. Elle lui décrivit Kalem, la vie quotidienne sur Caladan, les journées de pêche, la taverne et ses clients. Un jour, elle lui dit avec un soupir : — Tout ça doit paraître bien monotone pour un héros du Jihad. — Non, ça me semble merveilleusement reposant, paisible, c’est un refuge après toutes les horreurs que j’ai pu voir. ELLE SE BLOTTIT CONTRE LUI. — C’est dans la nature humaine de rechercher ce que l’on n’a pas. (Elle lui caressa la joue.) Maintenant, tu vas me parler de tous ces nouveaux mondes étranges. J’ai aimé ces merveilleuses pierres que tu m’as offertes, mais je préfère encore les images que tu me peins avec tes récits. Fais-moi visiter ces mondes lointains. Comme avant. Vorian était presque certain de vouloir vivre avec cette femme. Elle avait pris une place exceptionnelle dans son cœur. Et puis, il avait déjà donné tant d’années de sa vie au Jihad de Serena ! Est-ce qu’il ne méritait pas un répit ? Il pouvait arrêter de se battre pour un temps, après tout. Il regarda Leronica et vit ce qu’il désirait. — J’ai devant moi tout le temps du monde, et je ne vois pas quel mal il y aurait à passer un demi-siècle avec toi... s’il le faut. ELLE RIT. — Vorian, Vorian... Tu ne serais pas heureux ici. Caladan n’est pas à la mesure d’un homme tel que toi. — Je ne pensais pas à Caladan, mais à toi. Tu es plus étincelante que toutes les étoiles de cet univers où je me bats. Ils échangèrent un long baiser plein de tendresse... Tout changea deux jours plus tard, quand un messager du Jihad débarqua sur Caladan. Il était arrivé à bord d’un spatio-plisseur. Apparemment, le Primero Harkonnen avait déjà envoyé un vaisseau en urgence, mais il s’était perdu quelque part. Vorian fut déchiré par cette nouvelle catastrophe. Les vaisseaux Holtzman disparaissaient trop souvent. — Votre message doit être important pour que Xavier prenne autant de risques. — Il concerne la Prêtresse du Jihad, dit le messager, haletant. Vorian, angoissé, écouta. Il fut stupéfait d’apprendre l’accord de paix qui avait été conclu. Serena était partie rencontrer l’Omnius de Corrin. Il ne parvenait pas à croire qu’elle pouvait se montrer aussi insensée et naïve. Son cœur se givra quand il comprit qu’elle n’était nullement abusée et qu’elle avait un plan précis. — IL FAUT QUE JE REPARTE, DIT-IL. Elle ne fut pas bouleversée. Dès l’arrivée du messager, elle avait compris qu’il allait être rappelé à des devoirs urgents. — Je suis certaine de te comprendre maintenant, non ? fit-elle avec un sourire amer et triste. Jamais tu ne quitteras le Jihad pour mener une petite vie tranquille. — Leronica, il faut me croire. Il n’y a rien dans l’univers que je souhaite autant que ça... Mais l’univers semble ne pas vouloir tenir compte de mes préférences. — Va et fais ton devoir. (Elle eut un sourire rassurant.) Essaie quand même de ne pas attendre dix ans pour revenir, cette fois. — Je te le promets. Et la prochaine fois, personne ne pourra m’arracher à toi. En plissant le front, elle le poussa vers le messager. — Vorian Atréides, cessez de vous comporter comme un garçonnet. Vous avez des choses importantes à faire. — Quand je reviendrai, il faudra bien que tu me croies. Il se précipita vers son vaisseau de patrouille spatio-plisseur. Dans un instant – s’il franchissait le seuil dangereux – il serait de retour sur Salusa Secundus, prêt à rencontrer Serena avant qu’elle n’exécute son plan redoutable. Il espérait bien la convaincre de ne pas aller sur Corrin. Si les soupçons de Xavier étaient fondés, il n’arriverait pas à temps. De toutes les armes que nous utilisons pour la guerre, le Temps est sans doute la plus efficace – et celle que nous contrôlons le moins. Tant d’événements majeurs auraient pu être changés si nous avions bénéficié d’un autre jour, d’une heure de plus, d’une minute supplémentaire. Primero Xavier Harkonnen, lettre à ses filles. Au spatioport de Zimia, Xavier Harkonnen se retrouva dans la tribune des dignitaires pour assister au départ de la Prêtresse du Jihad. Il était le seul à ne pas applaudir. Octa était restée au Manoir des Butler, mais la deuxième fille de Xavier, Omilia, l’avait accompagné. À trente-cinq ans, elle poursuivait sa brillante carrière de balisette soliste et donnait des concerts dans les festivals culturels de Salusa. Elle rayonnait de se retrouver avec son père pour cette occasion historique. L’inquiétude de Xavier se lisait sur son visage. Dans l’ambiance de fête et d’espoir qui accompagnait le départ de Serena, il se sentait isolé. Il avait envoyé un messager à Vorian Atréides, son vieux compagnon, mais il était certain qu’il n’arriverait pas à temps. Il observait attentivement Iblis Ginjo, qui discutait sur un ton volubile avec les dignitaires. Le Grand Patriarche semblait trop se réjouir de la mission de Serena. Xavier était certain qu’il avait joué un rôle dans la décision de Serena et il comptait bien savoir ce qui s’était tramé en coulisse. Niriem et quatre autres Séraphines spécialement sélectionnées étaient déjà à bord du vaisseau. Devant la rampe d’accès, Serena prononça un discours emphatique, mais creux et sans passion, que le public apprécia malgré tout. Ivres de joie à l’idée de la paix, les gens n’écoutaient pas vraiment. Ou plutôt, ils n’écoutaient que ce qu’ils voulaient entendre. Toute excitée, Omilia serrait le bras musclé de son père. Il se tourna vers elle et vit une femme belle et riche de potentiel, avec une trace des traits de Serena. Elle avait deux fois l’âge que lui et Serena avaient eu quand ils s’étaient fiancés. Il y avait si longtemps... Et la petite Wandra avait dix ans... Comment toutes ces années ont-elles pu passer et nous apporter aussi peu de joie ? Xavier ne pouvait s’arracher à ce spectacle. Il se focalisait sur l’image de Serena. Dans le tourbillon des rubans et des visages joyeux, elle était lasse, résignée. Pourtant, il devinait en elle une détermination redoutable. Il sortit de sa poche le collier de diamants noirs qu’elle lui avait offert il y avait longtemps, avant sa contre-attaque secrète sur Giedi Prime. C’était Octa qui lui avait remis le présent avec son holo-message. Cette initiative de Serena, cette seule mission, avait déterminé le cours de leurs vies à jamais. Et elle partait maintenant pour une nouvelle aventure... Quand le sas se referma, quand les derniers échos de la fanfare s’éteignirent, Xavier se recroquevilla dans son siège et pleura. Certains spectateurs le regardèrent. Ils pensaient probablement que le Primero vétéran qu’il était avait retrouvé pour la circonstance des souvenirs glorieux, des instants à demi oubliés. OMILIA LE SECOUA EN JUBILANT. — Que se passe-t-il, Père ? Tout va pour le mieux. Tu vois bien que la population a une confiance absolue en la Prêtresse Serena. IL EFFLEURA LES DIAMANTS NOIRS DE SON COLLIER. — Oui, Omilia, Serena fera ce qu’elle voudra. Mais je sais qu’elle ne reviendra jamais. Vorian ne prit pas le temps de s’inquiéter : il connaissait tous les risques des moteurs Holtzman. Il prit le large et se lança dans l’espace plissé avec un seul désir : atteindre la capitale des Mondes de la Ligue. Mais il se retrouva sur Zimia bien après le départ de Serena. Il se rendit alors au Domaine des Butler. Xavier avait probablement une solution. Vorian se refusait à croire qu’il ne pouvait strictement rien faire. Son ancien camarade l’accueillit à la porte du manoir, le regard las et sombre. Vorian se sentit consterné. Xavier paraissait tellement âgé ! Et tellement abattu ! — JE SAVAIS QUE TU VIENDRAIS. — Et toi, comment savais-tu que j’étais sur Caladan ? XAVIER EUT UN VAGUE SOURIRE. — Tu n’as jamais eu conscience que le nom de cette fille revenait constamment sur tes lèvres ? Où pouvais-tu être sinon là-bas ? — Si Serena avait l’intention de commettre une folie, j’aurais dû être ici. J’aurais peut-être pu l’en empêcher ! cracha Vorian avec colère. — Cela n’aurait fait aucune différence, Vorian. Tu la connais aussi bien que moi. Vorian eut un rire triste en entrant dans le salon. Trois existences – la sienne, celle de Xavier et celle de Serena – s’étaient retrouvées unies pendants des années, au point d’être les trois facettes d’une même entité. — Pourquoi t’inquiéter à ce point ? Si Omnius est d’accord pour garantir en toute sécurité son voyage jusqu’à Corrin, elle ne risque rien. Les cymeks ne sont plus là et le suresprit ne sait pas comment briser une promesse. Il est possible que nous haïssions tous les machines, Xavier, mais les humains sont capables de se montrer infiniment plus fourbes. — TU AS PEUT-ÊTRE RAISON. JE L’ESPÈRE. Ils s’avancèrent dans le hall froid et désert plein d’ombres menaçantes. — Serena a laissé quelque chose pour nous, dit Xavier. C’est dans mon bureau. Ils entrèrent dans la pièce lambrissée où nul ne pouvait les déranger. Xavier sortit une clé de cuivre et ouvrit un tiroir du bureau ornementé. Il y prit un dossier scellé. Vorian remarqua que les mains de son vieil ami tremblaient tandis qu’il faisait sauter les scellés. — Elle a laissé des instructions pour que nous l’ouvrions ensemble. Xavier lui présenta une petite boîte noir mat, sans marque. Il la tendit à Vorian, qui l’examina un instant. Elle était légère, sans substance. Il leva les yeux vers son ami, qui semblait effrayé. — C’est une Séraphine qui m’a apporté ça après le départ de Serena, reprit Xavier, les lèvres serrées. Je t’ai parlé de ce collier qu’elle m’avait offert il y a longtemps, quand elle était partie pour sauver les gens de Giedi Prime. Je l’ai encore. Je crains que ce ne soit la même chose, et qu’elle n’ait en tête un projet redoutable. Vorian ouvrit la boîte non sans difficulté et découvrit un collier de cristaux sombres qui semblaient boire la lumière. Mais il remarqua un point lumineux sur le pendentif central. Il l’effleura et le projecteur se déclencha. Une image en relief de Serena Butler apparut en crépitant. Elle portait une de ses robes de Prêtresse éblouissantes. VORIAN FIT PIVOTER LA PIERRE PRÉCIEUSE. — Xavier et Vorian, mes très chers et loyaux amis, plus je pense à ce que je vais vous dire, plus je suis convaincue qu’il ne faudrait pas que vous soyez avec moi en cette circonstance. Je n’aurais pas le courage de me disputer avec vous. (Elle leva les mains.) Je voudrais seulement que vous compreniez... même si vous n’êtes pas d’accord. « C’est tellement ironique que nos vies – et nos pensées – aient été façonnées par les machines pensantes. Omnius a détruit tous mes rêves, tout ce que j’attendais de l’avenir. Mais la Cogitrice Kwyna m’a enseigné que la tapisserie de l’Histoire est tissée de fils résistants, et que l’on ne peut vraiment la voir qu’en s’en éloignant pour avoir une perspective plus large. « Je sais que vous m’avez toujours aimée, et j’ai conscience que je n’ai pas su vous donner ce que vous méritiez en retour. Une urgence plus importante s’est imposée à nous trois. Mais nous serions-nous contentés de vies tranquilles ? Dieu n’accorde cette faveur qu’aux gens faibles. Pour nous, Il avait un plus grand projet. Il nous a imposé – ainsi qu’à Iblis Ginjo – de vivre ce long et sombre voyage pour la survie des humains avec le Jihad. La grandeur et la gloire ont leurs revers... et le prix à payer est terrible. » Vorian serra le collier, effrayé à l’idée de ce qu’ils allaient entendre ensuite. Quant à Xavier, il était affalé dans un fauteuil, le visage entre ses mains. — Mon erreur n’a pas été de poursuivre le combat, mais d’habituer le peuple à ce conflit sans fin. Les gens ont fini par perdre leur ferveur – alors que le fanatisme religieux nous était nécessaire pour vaincre les machines. Je dois faire ce que je vais faire pour relancer le Jihad, pour que nous retrouvions notre résolution. (Elle eut un sourire plus doux.) Je suis âgée maintenant et prête à prouver une dernière fois à Omnius, dramatiquement, que ni lui ni ses suppôts robotiques ne comprendront jamais l’âme humaine. Je vais leur enfoncer leur proposition de paix ridicule et abjecte dans leur gorge de métal froid. VORIAN NE PUT S’EMPÊCHER DE MURMURER : — NON, NON... ILS VONT TE TUER. Mais il parlait à une holo-projection, et Serena ne pouvait lui répondre. — Iblis a été mon mentor pour cette terrible décision que j’ai dû prendre. Il a raison. Il sait ce qu’il faut faire et il m’a aidée dans la préparation. Il m’a montré mes obligations. Écoutez-le à votre tour. Son image vacilla puis disparut. Vorian continuait de fixer le fond blanc dont elle était absente, espérant retrouver une trace d’elle, un parfum. Mais le froid le gagnait : il savait que Serena ne leur parlerait jamais plus. Il se tourna vers son ami. Puis, il remit le collier sans sa boîte et demanda : — Iblis a été son mentor ? Ça veut dire quoi ? Que c’est lui qui l’aurait convaincue de faire cela ? Xavier lui répondit d’un ton ferme qui lui rappela leur jeunesse. — Je crois que c’est ce qu’Iblis souhaite, et tu connais comme moi son pouvoir de persuasion. Il a manipulé Serena. Si elle ne revient pas, il restera seul à la tête du Jihad. Vorian connaissait l’ex-servant des machines depuis les jours lointains de la révolte sur Terre, et aussi son appétit de gloire et de pouvoir. Jamais il ne lui avait fait confiance. En fait, il avait toujours détesté ce personnage qui s’était servi de Serena pour ses propres ambitions. Xavier paraissait effondré, et il s’avança pour le soutenir. Ils s’étreignirent, éperdus de chagrin à l’idée qu’ils ne pourraient sauver la femme qu’ils aimeraient toujours. Je ne redoute pas la mort, car j’ai eu la chance de naître d’abord. La vie est un don précieux et elle ne m’a jamais appartenu vraiment. Serena Butler, dernier message à Xavier Harkonnen. Un comité de réception de robots impeccables et rutilants formaient une haie autour du tapis rouge qui avait été déployé devant le vaisseau de Serena. Elle s’avança seule, courageusement. L’antre des démons, le repaire de mes ennemis. Dans le ciel, le vaste soleil rouge semblait menacer de s’abattre sur Corrin et de calciner le monde infesté d’Omnius. — Je me présente ici pour répondre à la demande de paix proposée par le Cogitor, dit-elle d’une voix sonore. (Elle avait choisi ses termes avec précision pour que les machines comprennent ce qu’elle était venue accomplir.) Je suis la Prêtresse du Jihad, la Vice-reine par intérim de la Ligue des Nobles, la Présidente du Conseil du Jihad. Tous les humains obéissent à mes instructions. Conduisez-moi à l’Omnius, qui est mon égal et ma contrepartie au sein des machines pensantes. Elle fit signe à son escorte de se rapprocher, et surprit le regard de Niriem, visiblement perplexe d’avoir entendu tous les titres pompeux dont elle s’était dotée. Mais Serena gardait une attitude confiante, certaine que ses Séraphines agiraient précisément comme elle l’entendait quand viendrait l’instant critique. Un robot géant et trapu s’avança et proféra d’une voix synthétique qui résonnait faiblement dans l’atmosphère ténue de la planète : — SUIVEZ-MOI. Serena haussa les épaules tout en pensant à Érasme qui l’avait tourmentée durant des années avant de tuer son enfant. Mais elle rejeta ces pensées horrifiantes qui dataient d’un autre temps, d’un autre monde : la Terre. Au bout du tapis luxueux, Serena et son escorte s’engagèrent sur un convoyeur qui les emporta vers le cœur de la cité des machines. Elles se retrouvèrent devant un immeuble nu au revêtement d’argent terne. Niriem suivit sa maîtresse qui s’avançait avec dignité dans l’immense hall de métal et de plass de la Spire Centrale. ELLE DEMANDA : — Où est Omnius ? Je vais voir s’il est digne de me rencontrer. Bien peu ont la chance de pouvoir me parler. Il fallait qu’elle le provoque, que les machines fassent ce qu’elles devaient faire. La voix qui lui répondit provenait des parois et elle vit apparaître des écrans autour d’elle, lumineux, pareils à des yeux qui s’ouvraient dans le métal. — Je suis Omnius. Je suis partout. Tout est partie de moi. Serena regarda autour d’elle, sans chercher à masquer son dédain. — Et moi, seule, je représente la race humaine, qui vous résiste avec succès depuis si longtemps. SANS AUTRE PRÉLIMINAIRE, LE SURESPRIT DÉCLARA : — Vos intermédiaires Cogitors ont proposé des termes pour en finir avec ce conflit inefficace. Nous devons maintenant accepter de façon officielle cet accord que les humains requièrent. La voix artificielle s’interrompit. L’ordinateur attendait. Avec un sourire, Serena prit son souffle : elle savait ce qu’elle devait faire. — Vous ne pensiez quand même pas que nous allions rendre les armes comme ça et rentrer chez nous ? Après toutes ces années, ces dizaines d’années, nous oublierions pourquoi nous étions en guerre ? Non, Omnius. Je ne signerai un pacte qu’à une seule condition, simple et logique : que vous libériez tous les humains. Omnius répondit par un grondement exagéré qui amusa Serena. — Ce n’est pas ce que les Cogitors ont proposé. Ce n’est pas ce que j’ai accepté. ELLE REPRIT SANS SE LAISSER IMPRESSIONNER : — Il n’y aura la paix que lorsque vous aurez libéré tous les humains des Mondes Synchronisés. Quand j’en aurai confirmation, je donnerai l’ordre à l’Armée du Jihad de cesser toute action militaire. Pas avant. Elle savait parfaitement qu’Omnius n’accepterait pas ses exigences, que les machines pensantes ne voudraient jamais réellement négocier et que sa déclaration était une provocation. — J’aurais dû prévoir cela si je me fie à l’imprévisibilité des humains. Ces hrethgir, quelle énigme ! Un robot tendit sa main métallique pour s’emparer de Serena, mais les Séraphines entrèrent en action et firent une barrière vivante. En un éclair, le sol de métal se déforma et devint une cage aux barreaux épais où Serena et son escorte se retrouvèrent emprisonnées. La Spire Centrale tout entière fut agitée d’une convulsion et se dilata dans le ciel de Corrin. Projetée dans les airs, Serena eut une nausée. Le puits d’argent angulaire brillait. Les murs s’incurvèrent et le plafond éclata en griffes de métal qui semblaient vouloir happer le grand soleil rouge de Corrin. La pièce était maintenant circulaire, avec des parois géantes. Et le sol s’était solidifié. Elle se redressa avec désinvolture, s’attachant à son attitude provocante. — Moi seule peux donner des ordres à la Ligue, Omnius. N’essayez pas d’avoir l’audace de me menacer. Je suis une véritable déesse pour les miens. Elle vit des yeux-espions et des armes pointées sur elle, sans nul doute pour l’intimider. Le suresprit avait dû fouiller dans ses archives sur le Temps des Titans ou même sur le Vieil Empire : il y avait également un trône au-dessus duquel flottait une sphère d’argent. — Votre défi est illogique, Serena Butler. Vous êtes dans une position indéfendable et vous n’avez rien à gagner. Vous n’êtes qu’une simple humaine et vous exagérez votre importance. Durant tout ce temps, elle avait gardé les bras croisés sur sa poitrine. Mort, je ne te crains pas. Elle s’efforçait de maîtriser son pouls. Je ne crains que l’échec. — Je suis le leader de ce Jihad. J’en ai donné l’élan à toute l’humanité après que les machines ont tué mon fils. Des dizaines de billions de gens veulent que je les guide, ils ont besoin de ma vision, de mon espoir. — Selon nos calculs, la population humaine est bien inférieure à ce chiffre. — Vos calculs sont-ils toujours précis ? Aviez-vous prévu que nous résisterions aussi durement ? Et ce que je m’apprête à faire maintenant ? — Érasme m’a beaucoup parlé de vous, Serena Butler. Je ne suis pas encore parvenu à déterminer s’il vous apprécie, ou si vous l’avez déçu. Érasme. Le nom l’emplissait d’horreur et de dégoût. Le souffle court, elle se souvint d’un mantra que sa mère lui avait appris dans la Cité de l’Introspection : « Je n’ai pas peur, car la peur est la petite mort qui me tue encore et encore. Sans peur, je ne mourrai qu’une fois. » Elle entendit Niriem reprendre la psalmodie, puis les autres Séraphines à sa suite. Un mur se liquéfia et un robot apparut, vêtu d’une cape extravagante. Il était accompagné d’un jeune homme. Un sourire ravi se dessina sur son visage de métal. — HELLO, SERENA. Il n’y avait plus de cage, elle avait fondu dans le sol et Serena était à présent libre... et vulnérable. Elle retint un cri. Elle avait toujours cru qu’Érasme avait été détruit dans l’holocauste nucléaire de la Terre. — Cela fait longtemps que nous ne nous sommes pas vus. Face à son sourire béat, elle ne ressentait que de la fureur. Il s’avança, et son jeune compagnon humain l’imita. Il devait avoir seize ou dix-sept ans. Le visage empourpré, il la regardait de ses yeux verts, intrigué. — Je vous déteste ! (Elle cracha sur le visage luisant d’Érasme, puis réussit à se dominer et ajouta d’une voix basse, menaçante :) C’est vous, Érasme qui avez déclenché le brasier du Jihad en tuant mon bébé. — Oui, je me le suis laissé dire, fit le robot d’un ton détaché. Mais je n’ai jamais compris comment un petit méfait comme celui-ci avait pu... (Il s’interrompit, comme s’il se perdait soudain dans une rêverie.) Je ne vois vraiment pas comment un enfant aussi insignifiant a pu provoquer une telle fureur. Si les chiffres sont corrects, des milliards d’humains ont péri dans votre guerre sainte contre les machines. Considérons les mathématiques : est-ce qu’il n’aurait pas été moins ruineux d’ignorer simplement la mort de votre progéniture ? Elle ne pouvait en entendre plus et, sachant qu’elle n’avait plus rien à perdre, elle attaqua le robot avec ses poings nus, tout comme elle l’avait fait quand il avait lancé le petit Manion dans le vide. Niriem n’aurait peut-être pas à accomplir sa terrible mission si Serena parvenait à provoquer le robot elle-même... Mais il l’agrippa avec des gestes calmes et une puissance d’acier et la repoussa, lui blessant le visage et les bras. Elle vacilla. Érasme rajusta sa cape froissée et se tourna vers son acolyte humain. — Gilbertus, voici l’humaine fanatique et folle qui a été jadis à mon service dans ma villa. Je t’ai parlé d’elle. GILBERTUS HOCHA LA TÊTE. — Je promets de ne pas vous décevoir comme elle. Serena foudroya le garçon du regard. Lui l’examinait comme un insecte. Tout comme son maître, il semblait très curieux et totalement dépourvu d’émotion. — C’est votre nouveau jouet ? demanda-t-elle à Érasme. Une autre victime innocente de vos expériences ? LE ROBOT HÉSITA, COMME S’IL ÉTAIT TROUBLÉ. — NON, GILBERTUS EST... MON FILS. Les machines l’étudièrent et l’injurièrent des heures durant. Du moins, elle en eut le sentiment. La cage de métal liquide, tout comme la Spire Centrale, était une machine souple et agitée. Au rythme des caprices d’Omnius, elle prenait des apparences diverses, devenait une nasse de câbles métalliques, une cellule antique aux épais barreaux ou bien un espace de confinement entre des champs de tension invisibles. À un moment, sa prison parut mesurer des centaines de mètres sans aucune limite, quoiqu’elle sût qu’il y en avait. Peu lui importait l’aspect de sa cage. Mais les machines n’étaient jamais à court de cruauté, car l’environnement devint une réplique de la cour du manoir des Butler sur Salusa, où elle avait passé tant de délicieux moments avec sa famille, il y avait bien des années, et déclaré son amour à Xavier avant le banquet de fiançailles. Le réalisme de la reproduction était une preuve absolue de la présence d’espions sur les Mondes de la Ligue. Omnius avait sans nul doute reçu ces données d’humains traîtres qui servaient sa cause. La seule idée d’un être de chair et de sang travaillant pour le suresprit lui donnait envie de vomir. — Cette charade me prend beaucoup trop de temps, Serena Butler. Vous devez abandonner votre idée et vous en tenir aux termes proposés par les Cogitors. — Regarde bien ce qu’elle fait, dit Érasme à son protégé. SERENA LANÇA D’UN TON MÉPRISANT : — Vous n’oserez pas me faire du mal, Omnius. Mon peuple me considère comme invincible et c’est pour cette raison que j’exige de vous la libération immédiate de tous les esclaves humains. Je suis votre équivalent – mais je suis aussi très différente de vous, car je possède un cœur et une âme ! C’est pour cela que je ne peux pas échouer. Niriem se rapprocha de sa Prêtresse, concentrée et tendue. Elle lui adressa un regard implorant. Bientôt. Si seulement les machines avalaient l’appât. — Je n’accepte pas ces conditions, donc je vais vous tuer. Votre mort va causer un grand tort à la cause des humains. Ils comprendront qu’ils ne sont pas invincibles. ELLE REDRESSA LE MENTON. — Vous ne pouvez pas me tuer. Vous avez garanti la sécurité du plénipotentiaire de l’humanité. — J’ai promis la sécurité à tout humain qui se présenterait devant moi pour accepter les termes de cet accord. Vous avez refusé et, ainsi, vous avez violé ces conditions. Je ne suis donc plus lié par cette réserve. Érasme ne quittait pas des yeux la belle Serena qu’il connaissait si bien, prise au piège de la reconstitution holographique du manoir des Butler. En dépit ou à cause de son indépendance arrogante, cette femme avait été son sujet le plus intéressant... avec Gilbertus. Avec elle, il aurait pu accomplir tant de choses. Il était intrigué : pourquoi essayait-elle de provoquer Omnius ?... Gilbertus épiait toujours Serena, les yeux brillants. — QUE VA-T-IL LUI ARRIVER ? LE ROBOT SOURIT. — Tout dépend d’elle. L’issue est imprévisible. C’est bien ce qui rend cette femme si fascinante. — Vous bluffez, dit enfin Serena. Vous ne me ferez pas changer d’idée. — Prêtresse, je vous en prie, chuchota Niriem en se rapprochant d’elle. Il n’y a pas d’autre solution ? — Niriem, tu connais la réponse. Il doit en être ainsi. ELLE GARDAIT LES BRAS CROISÉS, SOURIANTE. Peu importe ma vie, il n’y a que la liberté qui compte. Ma mort, aujourd’hui, fera plus pour la cause que tous les discours que j’ai prononcés durant ces dernières années crépusculaires. Iblis Ginjo se chargerait du reste. Omnius, éternellement logique et voué à l’oubli, ne connaîtrait jamais la source des changements qui allaient déferler sur l’humanité... En voyant le sourire serein de Serena, Érasme se sentit troublé. Pourquoi ne puis-je la comprendre ? Depuis des années, Omnius avait voulu lui imposer ses explications rationnelles sur le chaos du Jihad, il avait exprimé sa curiosité sur la folie religieuse des humains. Érasme avait tenté de l’éduquer, de lui transmettre les leçons qu’il avait tirées de ses recherches, mais ces concepts intangibles n’étaient pas à la portée d’un ordinateur, même géant. En retenant Serena captive, en essayant de la soumettre, le suresprit essayait de marquer un point contre les hrethgir agressifs qui s’entêtaient à combattre la merveilleuse civilisation que lui, Omnius, avait édifiée. Les populations humaines la considéraient comme invincible, elle était leur guide, leur force, leur sauveur, leur prophète. L’équivalent biologique d’un suresprit. Elle savait que sans elle les Jihadi deviendraient faibles, irrésolus. Pourquoi était-elle venue risquer sa vie ici ? Et pourquoi ce sourire insistant ? Comme si elle contrôlait la situation ? Elle sait pourtant que son arrogance peut entraîner son exécution ? — J’ai pris ma décision, dit Omnius. (Des robots de combat s’avancèrent.) Il faut tuer Serena Butler et ses compagnes. Les Séraphines étaient en position, prêtes à défendre leur Prêtresse. Le sourire de Serena changea, comme si elle était bizarrement soulagée. Érasme, intrigué, le surprit. Et il eut soudain une intuition. Dans tout le cours de l’histoire humaine, les exécutions n’avaient jamais intimidé les fanatiques religieux. Elles leur permettaient de devenir des martyrs. Les conclusions et les conséquences se mirent enfin en place. Le martyre n’était pas un concept que les machines comprenaient aisément. Il l’avait découvert et étudié dans ses investigations historiques et culturelles. Si Serena Butler réussissait son coup, cela provoquerait plus de violence encore chez les humains que la mort de son fils. Et le Jihad deviendrait dévastateur. Les robots s’avançaient, bardés de lames et de pics, prêts à tailler les humaines en pièces. Serena leva un peu plus le menton, prête à accepter la mort. — STOP ! CRIA ÉRASME. Il se rua en avant dans un grand mouvement de cape et para un coup de sabre qui aurait tailladé Serena. — C’est exactement ce qu’elle souhaite ! éructa-t-il. Les robots reculèrent, indécis. Les Séraphines contre-attaquèrent, mais Omnius demanda d’une voix tonnante : — ÉRASME, EXPLIQUE-TOI ! — Elle veut faire d’elle une martyre. Elle veut se tuer pour que les humains vous haïssent plus encore. Ce qui ne résoudra pas notre crise. — Érasme, tes conclusions sont aussi illogiques qu’incompréhensibles. — Oui, Omnius. Mais rappelez-vous – ce sont des humains. Les robots s’étaient retirés en levant leurs armes. Serena cria : — Vous ne pouvez plus nous arrêter maintenant ! Elle avait tout risqué, elle avait misé sur la réaction des machines et ses agressions imprévisibles. Mais Érasme avait détruit son plan. Tout comme il l’avait détruite avant. Elle se tourna vers Niriem et vit son visage ruisselant de larmes. — Prêtresse, je suis tellement désolée. Le Grand Patriarche m’a donné d’autres ordres. Elle était prête à entrer en action. Plus vite que les robots. Serena la regarda en silence à l’instant où elle s’élançait comme un serpent, les muscles tendus... Bien sûr, se dit Serena. Même s’il connaissait son plan pour inciter les machines à la tuer en révélant à tous leurs intentions destructrices, Iblis ne pouvait laisser les choses au hasard. Elle n’eut qu’une brève seconde pour reprendre son souffle avant que le pied de Niriem ne lui fracasse l’échiné. Elle tomba dans un tourbillon et la Séraphine l’acheva d’un grand coup dans la tempe, lui brisant le crâne comme une coquille d’œuf... Sans émettre un son, ni même un halètement de souffrance, Serena Butler s’effondra sur le sol, morte. Avec un sourire tranquille sur les lèvres. Omnius resta silencieux et troublé. La cage virtuelle scintilla et disparut, laissant place aux murs de métal de la Spire Centrale et aux robots sentinelles. Les cinq Séraphines, sachant qu’elles étaient condamnées, suivirent leurs derniers ordres. Elles se lancèrent ensemble à l’attaque en hurlant. Elles n’avaient que leurs corps pour armes, mais elles réussirent à détruire vingt-six sentinelles et robots de combat avant de succomber sous les coups des machines. À la fin du carnage, Érasme s’avança avec Gilbertus Albans. Il contempla longuement Serena, morte et paisible. Que sait-elle ? se demanda-t-il. Même dans la mort, elle paraissait convaincue de sa victoire. Son jeune élève était très pâle. Sous la férule d’Érasme, Gilbertus n’avait jamais été élevé dans la connaissance des émotions, mais il semblait porter en lui une touche d’humanité. Il ne pouvait détache » son regard de Serena. — Père, dit-il, j’ai beaucoup de peine. (Il semblait avoir l’esprit agité par des pensées contraires.) Mais je suis surtout en colère. Elle était courageuse et admirable. Ça n’aurait pas dû se passer ainsi. ÉRASME HOCHA SA TÊTE D’ARGENT. — C’est exactement la réaction que j’attendais d’un humain comme toi. Omnius ne comprendra jamais pourquoi tu dis des choses pareilles, mais moi oui. Quand j’en aurai suffisamment le temps, nous explorerons plus avant tes sentiments. Les robots disparurent et la voix grondante du suresprit demanda : Pourquoi a-t-elle fait ça, Érasme ? Explique-moi. Le robot indépendant marcha un instant de long en large, rassemblant ses pensées, mais sans trouver une explication pour le suresprit. — CELA M’INQUIÈTE, OMNIUS. ÉNORMÉMENT. Le robot avait assisté à un spectacle de mort tragique, mais il soupçonnait que Serena avait prévu toute cette chorégraphie. Et il en redoutait les conséquences. Sans le savoir, les machines avaient sans doute déclenché la plus redoutable des armes. Je contrôle la manière dont je gère ma vie. Quant à la trace que je laisserai dans l’Histoire, c’est différent. Aurelius Venport, testament administratif privé, Entreprises VenKee. Le désastre s’abattit sur eux à leur retour vers les chantiers de Kolhar. Zufa était aux commandes de leur vaisseau et Aurelius, dans le siège du passager, était plongé dans ses pensées. Ils venaient de pénétrer dans un essaim d’astéroïdes dans les parages de Ginaz. Les boucliers Holtzman les protégeaient des fragments, mais le dispositif avait commencé à s’échauffer après des heures de traversée. Aurelius pensait qu’ils devaient s’échapper de toute urgence de ce nuage de débris redoutables. Aurelius était encore sous le coup de l’émotion et serrait la Croix de Manion entre ses doigts. La Prêtresse du Jihad avait réussi à le saouler avec la ferveur populaire, cette médaille tape-à-l’œil et ses concessions commerciales à long terme, et il avait fini par se résigner à perdre sa flotte marchande de spatio-plisseurs. Du moins provisoirement. Plus tard, pourtant, son nom figurerait dans la liste des bienfaiteurs du Jihad. Et cela, on ne pouvait l’acheter avec de l’argent. Aurelius ne s’était jamais considéré comme un patriote, mais les honneurs et les gestes de gratitude lui apportaient autant de plaisir qu’une bonne dose de Mélange. Comme c’était étrange ! Depuis leur départ, il avait essayé de faire le compte de ses ennuis et de ses sentiments. A un moment, Zufa se tourna vers lui et il tenta d’imaginer ce qu’elle pensait. Est-ce qu’elle était... fière de lui, pour une fois ? Aurelius pouvait négocier ses nouvelles responsabilités en vue d’obtenir des bénéfices plus importants pour VenKee, d’autres contrats commerciaux. Il avait encore ses cargos classiques, qui n’avaient jamais été défaillants. Avant même la fin des hostilités, il disposerait du capital nécessaire pour construire une nouvelle flotte de spatio-plisseurs avec les brevets et les labels qui appartenaient encore à sa société. Il se permit un sourire de satisfaction. C’est alors que les cymeks qui attendaient en embuscade dans le champ d’astéroïdes, au large de Ginaz, s’abattirent sur le vaisseau. Beowulf, le doyen des traîtres néo-cymeks, avec dix fanatiques de Bela Tegeuse récemment convertis, avait patiemment attendu dans l’essaim de rochers. Leur source dans la Ligue avait indiqué que ce serait le secteur parfait pour une embuscade. Beowulf savait que la Grande Sorcière et le puissant marchand passeraient à proximité en regagnant Kolhar, et Beowulf était décidé à frapper un coup décisif contre les hrethgir, et plus particulièrement contre les Sorcières de Rossak. Aucun cymek n’avait oublié les pertes et les dommages que les Sorcières leur avaient infligés. C’était une des disciples de Zufa Cenva qui avait détruit le mentor de Beowulf, son ami Barberousse, sur Giedi Prime. Il avait été la première victime de leurs redoutables tempêtes télépathiques. Il exultait à l’idée de se venger... Avec sa faculté de prescience, Zufa sentit le danger bien avant de découvrir les frelons scintillants qui surgissaient de la mer de rocs à la dérive. Elle hurla à l’adresse d’Aurelius tout en changeant de cap avec violence. Ils furent arrachés à leurs sièges et Aurelius dut se cramponner à la console. Surpris par la rapidité de réaction de l’ennemi, les cymeks ouvrirent le feu au milieu des astéroïdes, pulvérisant la glace et la roche en geysers de graviers. Deux projectiles explosèrent sur les boucliers Holtzman faiblissant. Le visage dur, le regard ardent, Zufa contourna de près un astéroïde géant. Quatre autres projectiles touchèrent les boucliers qui bourdonnèrent, surchauffés... avant de s’éteindre. Elle accéléra au risque d’une collision, mais ils devaient absolument distancer leurs attaquants. — Aurelius, nous n’avons guère de chances de nous en sortir. IL LA REGARDA, LA GORGE NOUÉE, BLÊME. — Fais-moi confiance, j’apprécie ton honnêteté, mais j’aimerais me raccrocher à un espoir, si faible soit-il. — TU AS DES SUGGESTIONS ? — Tu ne m’as encore jamais demandé conseil, Zufa. Spontanément, elle ouvrit le feu sur les cymeks. La salve creusa une brèche dans le flanc d’un vaisseau qui partit en vrille. Le néo-cymek déclencha ses tuyères de stabilisation pour se redresser, mais il percuta un rocher hérissé de crêtes et de pics et explosa. Les dix maraudeurs restants plongeaient vers eux. Beowulf les interpella de sa voix artificielle tonnante : — Préparez-vous à l’abordage, ou à la destruction. AURELIUS RÉPLIQUA : — Négocions une troisième option... dès que j’aurai trouvé laquelle. — Il n’y en a pas d’autre. Nous avons l’intention de vous arracher tous les détails concernant votre technologie de l’espace plissé pour le compte du Général Agamemnon. AURELIUS, ATTERRÉ, SE TOURNA VERS ZUFA. — Comment peuvent-ils savoir ? Et comment connaissaient-ils le secteur où nous intercepter ? (Il grommela de mépris pour masquer sa peur.) Ils se trompent s’ils pensent que toi ou moi pouvons vraiment comprendre les équations de Norma... ou que nous nous laisserons capturer vivants. LA SORCIÈRE L’IGNORA ET RÉPONDIT D’UN TON FROID : — Vous feriez mieux de nous détruire. Vous perdez votre temps si vous croyez que nous allons vous livrer des informations. — C’est avec plaisir que nous les distillerons à partir de votre cerveau. Exactement ce que je redoutais, songea Aurelius. En quelques gestes impétueux, tout en se demandant s’il aurait le courage d’aller jusqu’au bout, il tapa une série de commandes. Zufa continuait de louvoyer entre les astéroïdes, tentant d’éviter les tirs des cymeks. Concentré, phase après phase, il programma la séquence d’autodestruction d’urgence. Trois projectiles touchèrent le vaisseau, endommageant les tuyères et les stabilisateurs. Il échappa au contrôle de Zufa qui se débattit avec les systèmes d’appoint pour éviter une vaste montagne opaque. La meute des néo-cymeks se rapprochait de seconde en seconde. La séquence était achevée : le vaisseau était paré pour l’autodestruction. Zufa prit longuement ses visées avant de tirer ses cinq derniers projectiles. Elle semblait faire appel à ses propres ressources télékinétiques pour atteindre la cible. Quatre charges détruisirent le vaisseau ennemi le plus proche. — On progresse, commenta Aurelius. Ça en fait déjà deux. — Ils sont trop nombreux, fit Zufa avec un regard sombre. Et nous n’avons plus d’artillerie. — Rendez-vous, préparez-vous à l’abordage ! lança Beowulf. AURELIUS ACTIVA LE COMMUNICATEUR. — Vous devriez savoir que notre pilote est la Grande Sorcière de Rossak et les cymeks savent certainement ce dont elle est capable. Si vous montez à bord, soyez certains qu’elle va vous vaporiser le cerveau. — Et le vôtre. Et le sien ! railla le cymek. Nous connaissons tout de Zufa Cenva et de vos vaisseaux plisseurs, Aurelius Venport. Son choc psychique pourra tuer un ou deux de mes néos, mais, finalement, nous serons maîtres de votre vaisseau et de vos données. Elles seront très utiles au Général Agamemnon. AURELIUS COUPA LA COMMUNICATION. — L’autodestruction me semble notre seule option. — ILS ESSAIENT DE NOUS INTIMIDER. A la même seconde, un tir cymek toucha la proue et des étincelles jaillirent du panneau de contrôle. Zufa l’éteignit et contempla les processeurs carbonisés. — Pour ce qui est de notre système de com, c’est fini. Émetteur et récepteur. — Ça tombe bien, je ne voulais plus entendre leurs menaces. C’est alors que les dieux parurent leur sourire. Un gigantesque rocher ellipsoïde dévia de sa course dans le champ d’astéroïdes et accéléra, défiant toutes les lois de la mécanique céleste. Il était lancé droit vers les attaquants, en trajectoire de collision. — Mais... c’est quoi, ça ? demanda Aurelius, stupéfait, penché vers la baie. Zufa s’escrimait avec les commandes. Elle vit l’astéroïde bizarre plonger au milieu des cymeks. Des sabords maquillés en cratères s’ouvrirent à sa surface et crachèrent des sphères kinétiques avec une absolue précision, détruisant quatre vaisseaux. Pris dans le chaos, Beowulf et ses derniers maraudeurs se retournèrent vers cette nouvelle menace inattendue. Ils mitraillèrent la croûte de l’astéroïde et ne réussirent qu’à creuser quelques sillons. Une nouvelle bordée de sphères jaillit des faux cratères. Zufa exécuta une manœuvre violente pour dévier son vaisseau endommagé des tirs croisés. L’artillerie de l’astéroïde mystérieux semblait inépuisable. Une grêle de sphères s’abattit sur l’ennemi. Les fragments des vaisseaux cymeks se perdaient en archipels brillants parmi les astéroïdes. Beowulf, aux commandes de l’ultime vaisseau, tenta de s’échapper pour éviter l’ouragan kinétique. D’autres sphères jaillirent des cratères. L’une d’elles ouvrit une brèche dans la coque, une autre, l’instant d’après, broya les moteurs. Le vaisseau de Beowulf, obscur et lacéré, se perdit dans l’espace. Les maraudeurs avaient été neutralisés, pourtant Zufa ne pouvait encore se réjouir. Elle n’arrivait pas à retrouver une poussée normale pour tenter d’éviter les astéroïdes, naturels mais redoutables, qui venaient de toutes les directions, comme des bolides noirs ou métalliques couverts de balafres, de fissures, de cratères. — Ginaz n’est plus trop loin, dit-elle entre ses dents. Si nous arrivons à sortir de cette zone de débris, je vais tenter de rejoindre la planète. Nous arriverons peut-être à nous crasher sans trop de mal sur l’une des îles. — Ça vaut mieux que d’être capturés par les cymeks, je suppose... Mais ça ne me séduit pas vraiment non plus. Il avait le regard fixé sur le système d’autodestruction qui n’attendait plus que la dernière instruction. L’astéroïde destructeur qui avait fini d’oblitérer les cymeks venait d’accélérer et se dirigeait droit sur eux. — Il a peut-être détruit les autres, remarqua Aurelius, mais je crois que c’est nous qu’il veut capturer. — Il aurait pu le faire facilement. Je pense que notre ami projette quelque chose de plus redoutable. AURELIUS SE SENTIT GLACÉ. — Quelqu’un nous a trahis. Les ennemis de l’humanité veulent mettre leurs griffes de fer sur la technologie de l’espace plissé. Zufa n’avait plus de marge de manœuvre et l’astéroïde fondait sur eux, gigantesque. Un vaste cratère apparut à sa surface, comme une gueule béante. Aurelius se pencha sur le témoin d’autodestruction. Le seuil approchait... Il détecta alors des faisceaux d’énergie déversés par des projecteurs, des armes étranges qu’il n’avait encore jamais rencontrées. Elles enveloppaient leur vaisseau comme des éclairs crépitants et incapacitaient les derniers moteurs en marche tout en grillant ce qui subsistait de leurs systèmes d’évacuation. LE COCKPIT FUT PLONGÉ DANS L’OBSCURITÉ. — Tout est neutralisé, y compris les systèmes vitaux, dit Zufa. Nous sommes totalement sans défense. Aurelius observa les écrans aveugles et il sut que le processus d’autodestruction avait été annulé. — J’AURAIS DÛ RÉAGIR PLUS TÔT. L’astéroïde géant emplit toute la baie et, finalement, les avala. Les rayons tracteurs les attirèrent dans un puits profond et ils se retrouvèrent dans un hangar interne, entourés de lumières pareilles à ces vols de lucioles, des systèmes mécaniques et... des unités de marche avec des alvéoles vides qui n’attendaient qu’un container avec son cerveau. — Un autre vaisseau cymek, fit Zufa d’une voix éteinte. Ce n’est guère surprenant qu’ils aient des dissensions dans leur mouvement de rébellion. Souviens- toi de ce que Xerxès a fait à Norma. — Bon sang, mais alors, si nous ne pouvons pas donner des détails techniques sur les moteurs plisseurs, toi et moi nous ferons d’excellents otages pour les cymeks. Il retrouvait sur le visage de Zufa cette détermination de pierre qu’il avait connue quand elle était plus jeune, qu’elle entraînait ses premiers commandos de Sorcières pour en faire des armes télépathiques lancées contre les ignobles machines aux cerveaux humains. Tandis qu’ils descendaient vers le cœur de l’astéroïde artificiel, elle déclara sans regarder : — NOUS POUVONS ENCORE ÊTRE DES HÉROS. — L’AUTODESTRUCTION EST INCAPACITÉE. — PAS LA MIENNE. ELLE N’AJOUTA RIEN. Des parois de métal se refermèrent sur eux et des lumières éblouissantes les cernèrent. Les murs incurvés étaient tapissés de miroirs de cristaux qui scintillaient comme une lentille de diamant géante. Aurelius et Zufa étaient paralysés, les mains devant les yeux. Ils entrevirent alors un mouvement. Un cymek monstrueux et magnifique, à la décoration extravagante, venait de surgir d’un tunnel. Jamais ils n’avaient vu pareille chose. Zufa esquissa une grimace en pensant à l’esprit humain traître qui avait choisi de revêtir cette forme de dragon mécanique. Puis son expression s’apaisa et elle se tourna tranquillement vers Aurelius. — CE NE SERA PLUS LONG. ELLE FERMA LES YEUX POUR MIEUX SE CONCENTRER. — Est-ce que nous ne devrions pas attendre pour savoir ce qu’il nous veut ? — C’est un cymek, répondit-elle dans un souffle haineux. Nous savons ce qu’il veut. Le dragon-cymek s’attaquait au sas du vaisseau. Ralenti par les verrous multiples et les circuits de sécurité, il entreprit de s’attaquer à la porte avec des outils puissants. Les systèmes d’Aurelius étaient neutralisés et il ne pouvait plus transmettre aucun signal de détresse ni communiquer avec le cymek. — NOUS SOMMES COINCÉS, DIT-IL. — MAIS PAS IMPUISSANTS. Zufa inspira plusieurs fois, profondément, et sa peau devint translucide, puis luminescente. Elle étreignit la main d’Aurelius et il sentit ses doigts brûlants. Ses cheveux se déployaient dans un crépitement d’électricité statique. — Norma a appris à contrôler cela, dit-elle. Entre toutes mes Sorcières, seule ma fille a appris à survivre à un choc pareil. Malheureusement, je n’ai jamais acquis ce talent. L’énergie psychique qui montait en elle venait d’atteindre un seuil critique. Elle avait enseigné à tant de novices comment lancer un choc mental sur les cymeks... Cette créature dragon devait être un ennemi de taille, peut-être même un survivant des Titans... Elle vaut que je me sacrifie pour elle. Le cymek avait enfin arraché la porte du sas et tentait de pénétrer à l’intérieur du vaisseau. Aurelius vit surgir une griffe, puis le reste du bras mécanique. Les dents serrées, terrifié, il attendait... — Je ne peux pas contrôler cette chose, Aurelius, lui dit Zufa. Je suis désolée... Pour cela et pour tant d’autres choses... — J’ESPÈRE QUE TU TE TROMPES, ZUFA. Le dragon parvint enfin à faire pénétrer la tourelle massive de sa tête dans le vaisseau et annonça : — JE SUIS LE TITAN HÉCATE... C’était tout ce que Zufa voulait savoir. Elle libéra sa force psychique bouillonnante. Et comme tant d’autres Sorcières avant elle, elle brisa les barrières de ses réservoirs d’énergie mentale qui se vidèrent en un mascaret puissant et destructeur. Ce fut comme une supernova. Elle eut une dernière pensée, forte et sereine : elle allait oblitérer un des ennemis les plus acharnés de l’humanité. La vague énergétique balaya tout : Aurelius, Hécate... Et Zufa elle-même. Lancé en pleine trajectoire d’accélération, l’astéroïde artificiel d’Hécate partit à la dérive et quitta le champ d’astéroïdes de Ginaz. À l’instant où Zufa avait détruit le cerveau d’Hécate, les connexions des tiges mentales s’étaient rompues avec les systèmes de navigation sophistiqués. Sans contrôle ni commandement, l’astéroïde tomba comme un boulet de canon dans le puits gravifique de Ginaz et pénétra très vite dans l’atmosphère de la planète. Nous portons des cimetières dans nos âmes, et les vies ressuscitent. Maître d’Escrime Jav Barri. Il était tard et Jool Noret était épuisé, ruisselant de sueur après des heures d’exercices. Il avait trente-deux ans mais se sentait déjà vieux. Il avait participé à plus de combats et détruit plus de machines que n’importe quel vétéran couvert de cicatrices du Conseil. Il lui restait encore tant à faire, tant d’ennemis à détruire pour rattraper sa dette de vie. Depuis sa fondation, dix ans auparavant, l’école de l’île s’était développée, produisant des mercenaires nombreux qui se référaient tous à la technique de Jool Noret, à son style de « combat absolu ». Le robot sensei, Chirox, qu’il avait institué professeur, avait formé la plupart d’entre eux. Certains étaient devenus experts dans l’art de combattre les machines et avaient même développé des talents spéciaux pour vaincre des adversaires humains munis de boucliers Holtzman individuels. Chirox excellait dans son rôle et Noret était satisfait et soulagé. Il avait fait ce qu’il pouvait pour satisfaire les élèves qui affluaient sur Ginaz. Des milliers de mercenaires formés sur Ginaz étaient repartis pour les champs de bataille interstellaires. Ils étaient devenus les fléaux des robots. Au total, songeait-il, il avait largement compensé la perte de Zon Noret. Mais il était incapable d’échapper à ses ambitions guerrières. Allongé sur la plage, sous les étoiles, il s’abandonnait à la nuit, auprès de son épée à pulsion. Il devrait la recharger sous peu car il avait frappé plusieurs fois avec le disrupteur dans le dernier exercice. C’est alors qu’une série d’explosions lui fit lever la tête. Il vit un météore qui plongeait vers l’océan calme, laissant une trace de plus en plus large et ardente. À l’instant où il levait la main devant ses yeux, d’autres explosions se succédèrent, éveillant des échos dans toute l’île. Un éclair violent et mauve pénétra ses rétines. Le météore achevait sa course, de plus en plus chaud, de plus en plus blanc. Il s’abîma au large dans un halo de lumière intense qui fut très vite absorbé dans les flots. Moins d’une minute plus tard, Jool entendit l’écho assourdi de l’explosion dans les profondeurs, comme des rides de son qui venaient frissonner sur les cailloux de la grève. Chirox le rejoignit de son pas pesant. Le sensei s’immobilisa à son côté, ses fibres optiques sondant l’horizon. — QUE S’EST-IL PASSÉ ? DEMANDA CHIROX. — Un météore. Il est tombé dans l’océan. Je crois qu’il était énorme. Le sensei sondait l’horizon de la mer. En direction du sud-ouest, les feux d’une île lointaine brillaient. Et, soudain, ils s’éteignirent, comme soufflés par un vent violent. Puis l’obscurité se propagea, se rapprocha. — C’ÉTAIT QUOI ? DEMANDA JOOL NORET. L’instant d’après, ils virent arriver le mascaret, une muraille d’eau luisante propagée par l’astéroïde qui venait du fond de l’horizon, emportant tout sur son chemin dans un grondement qui se faisait de plus en plus fort. JOOL NORET SECOUA LA TÊTE. — OH, NON !... Ils avaient une chance d’évacuer l’île, de sauver la vie des étudiants. Déjà, il entendait des cris de désespoir. Les jeunes élèves venaient de surgir des cabanes. Il saisit son épée, prêt à n’importe quel acte héroïque. Mais, pour la première fois, il se sentait impuissant. Il restait paralysé au côté du sensei tandis que la muraille d’eau heurtait les récifs. — Je savais que je le rencontrerais un jour, fit-il d’un ton rauque. L’ennemi que je ne pourrais vaincre. Des heures après, quand les eaux écumantes et brunes se furent retirées de l’archipel de Ginaz, quand les courants s’apaisèrent, il ne resta que des îles dévastées, désertes. Le robot gravissait lentement la grève dans les vagues encore agitées. Il avait été bosselé, baratté, éraillé et décapé, mais il restait encore fonctionnel. Sa démarche était lourde et chacun de ses pas laborieux. Entre deux de ses six bras, il portait le corps inerte de Jool Noret, le plus valeureux de ses étudiants, qui avait été écrasé par le mascaret. Chirox était la seule chose qui bougeait dans le nouveau paysage de désolation. Doucement, presque tendrement, il déposa le corps sans vie de Jool Noret sur le sol détrempé. Pour autant qu’il le déterminât, c’était approximativement à cet emplacement que Zon Noret était tombé. Sa tête pivota et ses fibres optiques zoomèrent sur le corps de son élève, partenaire et professeur. Durant des générations, Chirox avait passé le plus clair de son temps dans des exercices de combat avec les humains. Il avait appris que la vie organique était résistante. Avant peu, les îles retrouveraient leur éclat, la vie, la végétation, et des mercenaires reviendraient de leurs missions lointaines. L’archipel retrouverait sa population d’étudiants enthousiastes. Et il continuerait de les former, ainsi qu’il le faisait depuis tant d’années. Tous voudraient apprendre les techniques habiles de Jool Noret, le grand Maître d’Escrime. Il leur transmettrait son art, son savoir, tout ce qu’il avait appris du meilleur d’entre eux. Le temps. Nous en avons toujours trop peu, ou trop -jamais juste ce qu’il nous faut. Norma Cenva, journaux de laboratoire privés. Même si elle était maintenant grande et superbe, Norma Cenva avait repris ses anciennes habitudes de solitude et retrouvé son obsession du travail. Elle observait son reflet sur la paroi lisse du poste de commandes d’un vaisseau spatio-plisseur en voie d’achèvement. Dans la frénésie du travail, elle n’avait pas pris un bain ni ne s’était changée depuis plusieurs jours. Sa combinaison était aussi sale et froissée que sa blouse verte de laboratoire. Il y avait des choses beaucoup plus importantes pour elle. Jusqu’alors, avec ses équipes, elle avait transformé dix-huit des grands bâtiments en unités de combat qui n’allaient pas tarder à entrer en service dans l’Armée du Jihad. Si l’on parvenait à les rendre plus fiables, à éviter les désastres en série. Par ailleurs, quarante nouveaux chasseurs javelots spatio-plisseurs étaient en construction. Nul ne pouvait l’aider, pas même les plus brillants ingénieurs de la Ligue. Elle seule maîtrisait les mathématiques immensément complexes de l’espace plissé. Sa mère était partie pour Salusa Secundus avec Aurelius en confiant les enfants de Norma à la garde des Sorcières, et depuis elle s’était immergée dans ses calculs pour tenter de résoudre les problèmes de navigation qu’ils rencontraient avec les moteurs Holtzman. Les troupes du Jihad avaient débarqué sur les chantiers et la crise avait atteint un point crucial. Il fallait que tout fonctionne normalement, que le facteur d’insécurité soit ramené à zéro. Et elle en était responsable. Elle s’était rarement nourrie, elle buvait peu, mais son nouveau corps ne semblait pas perdre de poids et elle n’éprouvait aucune fatigue. Néanmoins, son organisme avait ses limites. Après trois jours de travail d’affilée, elle gagna la chambre qu’elle partageait d’ordinaire avec son compagnon, même après avoir passé la nuit dans ses labos ou dans les salles de tests. Elle ne tarda pas à sombrer dans le sommeil et, quand elle se réveilla, elle avait les idées troubles, apathiques. Elle s’habillait quand elle tomba sur une réserve de Mélange qu’Aurelius gardait dans son bureau. Les affaires de VenKee étaient florissantes dans le commerce de l’épice d’Arrakis et Aurelius en avait constamment une petite dose sous la main, qu’il consommait régulièrement. Il prétendait que grâce à cela ses pensées restaient claires, son corps plus jeune et son imagination plus vive. Elle se dit que c’était exactement ce qu’il lui fallait vu son état. Elle grignota plusieurs gaufrettes de Mélange sans se préoccuper de la quantité et de son nouveau corps. Quand elle entra dans les salles de test, elle ressentit les premiers effets. C’était comme un chaudron intérieur. Des flashes traversèrent son cerveau l’instant d’après, des idées d’une vastitude galactique. Elle activa le système de navigation et lança de nouvelles séquences sur le thème : trajet de Kolhar à un secteur de bataille. Les systèmes stellaires apparurent et changèrent au rythme du témoin orange qui représentait l’itinéraire du spatio-plisseur. Des écrans holos affichaient les informations essentielles, y compris les coordonnées astronomiques et l’historique des mouvements des corps célestes. Tout semblait différent avec le Mélange qui avait pénétré dans son torrent circulatoire. Ses gestes étaient précis, rapides. Elle accélérait ou ralentissait les systèmes avec grâce et facilité, s’arrêtait sur les problèmes dans la seconde et suivait sans faille la danse universelle des nébuleuses qui se fondaient les unes dans les autres. C’est tellement beau. Elle prit brusquement conscience qu’elle avait perdu sa perspective, qu’elle venait de s’imaginer qu’elle était aux commandes d’un spatio-plisseur en vol réel lent. Elle avait participé à de multiples voyages en simulation, jamais à un vol réel de crainte d’y laisser sa vie. En disparaissant, elle condamnerait tout le programme. Mais à présent, elle flottait, portée par une mer inconnue. La solution des difficultés s’était dissoute dans une eau éthérée et elle devait la distiller pour savoir... Les problèmes persistaient. Moins d’une semaine auparavant, un vaisseau avait émergé dans un secteur incorrect sans entrer en collision avec un autre objet, et il avait été récupéré sans qu’on déplore une victime. Un autre plisseur avait frôlé un météore et s’en était tiré avec des dommages superficiels sur sa coque et un incendie qui avait été rapidement maîtrisé. Un éclaireur lancé à la recherche du Primero Atréides avait disparu en vol. Elle observait les écrans holos avec leurs échelles de données, mais son regard variait, changeait de point focal. Et elle découvrait une autre vision. A nouveau, elle était dans l’espace, au milieu des soleils innombrables, et elle était lancée à une vitesse démesurée. Elle passait entre les systèmes, les nébuleuses multicolores, les nuages de gaz, les naines blanches en formation, les amas obscurs où se nichaient des cohortes de pseudos-étoiles, de la matière effondrée, des débris captifs d’horizons événementiels. Alors, comme dans sa vision biologique où elle avait rencontré toute sa lignée, les soleils se rapprochèrent et prirent un éclat intense, éblouissant. Elle fonçait droit sur eux, plongeait dans une sphère de clarté inimaginable. Le Mélange se diffusa totalement en elle, investit son esprit. Excitée, terrifiée, Norma s’enfonçait dans le cosmos. Au fond, en arrière-plan, elle découvrit Serena Butler en robe blanche. Fugacement. La Prêtresse du Jihad s’avança dans un tourbillon de flammes. Mais les flammes étaient irréelles et Norma ne comprenait pas ce qu’elle voyait. Puis, elle vit avec les yeux de Serena. Des machines pensantes entouraient l’inspiratrice du Jihad. Mais avant que Norma puisse réagir, l’image de Serena disparut, ne laissant qu’une trace ardente dans son esprit. Elle vit aussi Aurelius et sa mère. Ils affrontaient un terrible danger... Ils étaient cernés par des cymeks qui voulaient s’emparer de la technologie de l’espace plissé. Elle fut assaillie par la peur et lutta pour maîtriser sa vision. Elle vit Zufa, la puissante Sorcière, libérer toute sa puissance au dernier instant, ainsi qu’elle l’avait enseigné à ses jeunes apprenties. Lancer une supernova psychique qui la consumait, elle et Aurelius... Il est mort, se dit-elle avec effroi, sans être certaine que cela allait arriver ou si elle voyait le reflet d’un événement qui s’était récemment passé... Sans savoir si elle pouvait encore intervenir. Serena Butler. Mon mari. Ma mère. Tous disparus. Ou sur le point de disparaître. Elle vit bien au-delà des flammes d’un soleil géant. Emportée par son spatio-plisseur mental, elle traversa la lumière pour pénétrer dans un domaine caché, un univers nouveau. Elle vit des vers géants sinuer sur le monde désert d’Arrakis, produisant une substance d’éternité que les humains appelaient l’Eau de Vie. Une substance vitale pour le corps, l’esprit et l’âme. Le chemin de l’infini. Et au-delà peut-être. Elle vit le futur de l’humanité, des vaisseaux qui plissaient l’espace dans un immense empire interstellaire... une civilisation qui restait liée au passé par une longue chaîne de Sorcières en robe noire à capuche... Et elle entendit un chant harmonieux, hypnotique, qui montait du désert : « MUAD’DIB... MUAD’DIB... MUAD’DIB... » Elle se fondit dans l’extase des voix, avala l’Eau de Vie et poussa un cri de ravissement... Elle quitta sa vision, espérant découvrir le visage attendri d’Aurelius agenouillé auprès d’elle, lui caressant les cheveux. Mais elle était seule, abasourdie par les implications étonnantes, écrasantes, de ce qu’elle avait vu. J’ai vu le cœur de l’univers. Il existe d’innombrables façons de mourir. La pire est de disparaître sans but. Serena Butler, dernier message à Xavier Harkonnen. Les populations de la Ligue des Nobles, fiévreuses, attendaient avec espérance le retour de Serena Butler, porteuse d’un message de paix. Les Cogitors de la Tour d’Ivoire étaient restés à Zimia pour étudier les documents de la bibliothèque de Salusa. Pour la première fois depuis des décennies, l’avenir semblait plus clair. Des mois s’écoulèrent sans nouvelles, sans la moindre information. Certains des disciples de Serena commencèrent à désespérer. D’autres s’attachaient aux dernières traces d’espoir. En dépit de leur angoisse, ils se disaient que les voyages spatiaux conventionnels étaient terriblement longs. Iblis Ginjo continuait à rassurer le public, mais aussi à le préparer. Il attendait le moment idéal. Tout avait été mis en place avant le départ de Serena. Finalement, un mois après la date prévue pour son retour, il envoya Yorek Thurr en patrouille. Si quiconque enquêtait après le choc et la vague de désespoir, les enregistrements révéleraient qu’un signal avait été capté, émis par un petit vaisseau qui arrivait de la frange du territoire Synchronisé. Quelques jours après, le Commandant de la Jipol et son groupe d’éclaireurs interceptèrent une navette drone en phase d’accélération qui se dirigeait vers le système de Salusa. Ce n’était guère qu’une torpille modifiée avec de lourds moteurs attachés en poupe. Ils trouvèrent à bord un message, un jeu d’images enregistrées, ainsi qu’un corps de femme carbonisé et atrocement mutilé. Thurr n’avait pas eu la moindre difficulté à repérer le drone, qui se trouvait exactement au point prévu quand Iblis et lui l’avaient placé sur sa trajectoire... Le chef de la Jipol regagna la tour du Grand Patriarche, porteur de la terrible nouvelle. Le bruit ne tarderait pas à se répandre. Iblis voulait autant que possible contrôler sa dissémination pour obtenir un maximum d’effet. Yorek lui remit le paquet d’enregistrements. Iblis le prit avec nervosité, comme s’il tenait une bombe à retardement. Il avait la gorge nouée par le doute. — Tu supposes qu’elle est vraiment morte, n’est-ce pas ? THURR LISSA SA MOUSTACHE. — Oh, ça, oui – tuée par Omnius à cause de ses provocations, ou de la main de Niriem. Dans les deux cas, le peuple rendra les machines responsables. IBLIS OUVRIT LE PAQUET. — Passons donc en revue les crimes que l’ignoble suresprit aurait commis. Il lança la projection. Lui et Yorek Thurr s’assirent confortablement pour regarder les images horribles avec un sourire de sombre satisfaction. — Personne ne mettra en doute que c’est la vérité, dit le Grand Patriarche. On voyait des robots sentinelles, des meks de combat et des esclaves humains figés au garde-à-vous dans la Spire Centrale de Corrin. Les sentinelles rutilaient, parfaitement alignées sous le grand soleil rouge. Les esclaves étaient muets mais turbulents. Les cinq Séraphines de Serena, captives, impuissantes, allaient être forcées d’assister à l’exécution de leur Prêtresse. Erasme, le robot sociopathe que tous les humains haïssaient car il était le meurtrier de Manion l’Innocent, jouait le rôle de commentateur. Iblis n’avait jamais eu la certitude qu’il ait une existence réelle, mais les gens le détestaient car ils persistaient à croire qu’il était la cause de tous les désastres. — Le suresprit a décrété que les machines pensantes ne pourront jamais cœxister pacifiquement avec les humains libres. Vous êtes trop imprévisibles, fuyants et vous ne cessez de détruire aveuglément. Il faut donc vous montrer que vous êtes faibles face à Omnius. (Son visage de métal fluide affichait un sourire démoniaque.) En éliminant votre leader Serena Butler, le suresprit a calculé que vous admettriez votre défaite et mettrez un terme au Jihad. Derrière lui, la Spire de pleximétal frémit, puis se lova comme un serpent géant qui prit une gueule noire béante. Et, magiquement, elle dégorgea Serena Butler. Les Séraphines survivantes poussèrent un cri de désespoir et les esclaves humains marmonnèrent des paroles incohérentes. Deux grands meks de combat se saisirent de la prisonnière et l’attachèrent sur une structure en forme de croix. Et le sol se mit à tourner lentement. Serena se débattait sans un cri. Elle entendit alors le bruit d’un pas lourd et des sifflements. Une gigantesque machine, un monstre hors catégorie, s’avançait. Sa peau synthétique rougeoyait comme des charbons ardents, elle était munie de cornes incurvées et crachait des flammes par des orifices disposés sur tout son corps. Le regard de Serena, d’abord horrifié, se fit résolu. Érasme, véritable orateur de la Grèce antique, commenta : — Omnius a étudié les archives historiques pour déterminer les moyens les plus pénibles de mourir. Puisant dans l’imagerie religieuse, le suresprit a choisi une présentation qui va briser à jamais la résistance humaine. La mort extravagante de Serena Butler prouvera aux humains qu’ils ne pourront jamais nous défier avec succès. La machine satanique s’arrêta devant Serena, attachée sur sa croix, les membres écartés. Un jet ardent jaillit d’une de ses griffes et atteignit un de ses doigts. La croix continuait à tourner, mais Serena resta muette, même quand tous ses doigts furent calcinés, ne laissant qu’un moignon noirci. CE N’ÉTAIT QUE LE DÉBUT DE SON SUPPLICE. Les Séraphines poussèrent des plaintes, hurlèrent des insultes, mais Serena, elle, n’émettait pas la moindre plainte. Ensuite, la machine rouge lui brûla les yeux, laissant des orbites craquelées et fumantes dans son visage à peine effleuré par les flammes. ÉRASME EXPLIQUA : — Le dosage précis et soigneux de la souffrance est destiné à éviter des dommages qui seraient prématurément fatals. Serena doit souffrir longtemps. Des pointes de soutien vital surgirent de la croix pour la maintenir vivante et consciente. Et le robot continua sa tâche méthodique de bourreau, brûlant à son choix diverses parties du corps de la suppliciée. Parfois, la croix tournait ou basculait, et Serena se retrouvait la tête en bas. Chaque instant de son martyre était enregistré. OMNIUS TONNA ALORS : — En te détruisant, j’en finis avec ton Jihad. Les humains n’auront plus de chef pour poursuivre leur croisade de destruction. Ta mort est la solution efficace à un problème qui dure depuis trop longtemps. On ne pouvait voir le visage brûlé de Serena dans ces images, mais sa voix était nette, précise, marquée par tous les discours habiles qu’elle avait prononcés. — Vous... ne... comprendrez... jamais. Mon peuple continuera de se battre, en mon nom ! Sa robe prit feu. Sa peau se mit à fondre et à cloquer, mais elle ne hurla pas. Elle cria des paroles de défi à ses tourmenteurs, magnifique de bravoure. Dans les derniers instants de sévices, le bourreau rouge la grilla vive, la transformant en torche, en commençant par les bras et les jambes pour finir par le torse, puis la tête. Sur la croix, un système de capteurs amplifiait sa douleur, la maintenant en vie alors que ses nerfs et toutes les cellules de son corps tentaient de s’éteindre, de mourir. Les Séraphines gémirent, pleurèrent, certaines s’arrachèrent les cheveux. À l’évidence, ce spectacle ne les incitait pas à se rendre. Leur colère était plus forte que jamais. Le robot d’enfer achevait sa tâche. Les systèmes de soutien vital fonctionnaient encore, il restait un souffle de vie dans Serena, mais pas un son ne filtrait de ses lèvres de cendre. Le feu acheva de la consumer, lui arrachant des langues de peau, révélant les os. Il ne restait d’elle que des caillots noirs de cendre, des esquilles grises. Pour Iblis, c’était une production parfaitement réussie. Il sentait par avance le dégoût et l’horreur que ces images allaient susciter, la haine des machines qui allait se rallumer, plus puissante encore que sous l’oppression brutale des Titans. Il se tourna vers Thurr, plus passionné et vengeur que jamais. — Fais tester le cadavre. Les échantillons d’ADN devraient prouver qu’il s’agit bien de Serena. On peut craindre que certains clament qu’il s’agit d’un subterfuge. Il savait d’avance, bien entendu, le résultat des tests : ses coconspirateurs tlulaxa avaient fait le nécessaire pour que les gènes soient identiques. Mais il n’attendrait pas le résultat pour annoncer l’abominable nouvelle. — Il faut que tous voient ces images, dit-il en songeant à l’effet spectaculaire et efficace qu’elles auraient. Tous. C’est plus fort que tout ce que Serena aurait pu espérer. (Les mains tremblantes, il rendit les enregistrements au Commandant du Jipol.) Fais-en des copies et distribue-les dans toute la Ligue des Nobles. Dans la guerre, il y a plus de façons de perdre que de gagner. Iblis Ginjo, Le paysage de l’humanité. En quelque temps, chaque humain libre put voir les images insoutenables, le spectacle macabre de la brutalité des machines. La réaction monta très vite et les gens se demandèrent comment ils avaient pu envisager un instant de faire la paix avec ces monstres. Il n’y aurait pas de terme au Jihad jusqu’à ce qu’Omnius soit annihilé à jamais. Certain que sa rivale avait disparu, Iblis Ginjo revêtit ses robes d’apparat. — Je le jure à chacun d’entre vous : nous n’oublierons jamais Serena Butler, ni ce que les machines ont fait ! On libéra des hommes et des femmes qui croupissaient en prison pour avoir protesté ostensiblement contre le Jihad. Ils ignoraient la mort de Serena, et on leur avait collé une affiche sur le dos : « La paix à tout prix ! » Des manifestations se formèrent en très peu de temps et les malheureux protestataires furent taillés en pièces. Lors d’une session d’urgence du Parlement de la Ligue, Iblis Ginjo projeta des images effrayantes en provenance de la Colonie de Balut qui – tout comme Chusuk et Rhisso plusieurs années avant – venait d’être carbonisée et réduite en une plaine de cendres par les robots d’Omnius. — Voilà l’œuvre des machines pensantes, alors que Serena Butler était en route pour Corrin en tant qu’Ambassadrice de la Paix. Ils avaient dès le départ l’intention de nous trahir. Sur Balut, il n’y a eu aucun survivant. (Iblis prit une voix rauque, lourde de chagrin.) Selon leur plan, les machines du mal ont tout détruit, et massacré les habitants. Suivirent des visions d’immeubles flambant, de cratères d’explosions, de corps calcinés ou broyés, mais ces horreurs n’étaient rien comparées au supplice de leur Prêtresse adorée. Chaque nouvelle information jetait de l’huile sur le feu, exactement ce qu’il avait escompté. Les représentants de la Ligue gardaient un silence surprenant. La plupart s’étaient tournés vers le Grand Patriarche avec une expression fermée. Il acheva son discours mais resta debout. Il vit de nombreux visages en larmes avant de percevoir un long murmure. Peu à peu, tous se levèrent dans le vaste auditorium et il entendit alors la plus puissante ovation de sa carrière. Il saisit cet instant pour crier dans le brouhaha général : — Désormais, notre Jihad a une impulsion nouvelle, une résolution et un objectif mortels ! Nous n’écouterons plus les propositions de paix d’Omnius. Je vous le dis, mes amis : n’ayez plus d’hésitation. Il faut éradiquer définitivement les machines. Le Jihad ira jusqu’à la victoire absolue ! Le chagrin d’Iblis était presque sincère, mais il considérait le sacrifice de Serena comme nécessaire. Elle en avait accepté le prix avant d’aller au combat. Seule. Sous les applaudissements qui se prolongeaient, il décida d’assurer son avantage en pensant à ses plans à venir. Cela faisait partie de ses accords, après tout, puisque les Tlulaxa l’avaient aidé à réaliser le terrifiant documentaire sur le supplice de Serena. — Nous devons progresser et nous battre. Vous êtes nombreux à savoir que la Prêtresse Butler avait depuis longtemps voulu améliorer nos relations avec les Planètes Dissociées pour consolider la Ligue et l’ensemble de la libre humanité. Nous avons dès maintenant besoin de toute cette force, où que nous puissions la trouver. « En l’honneur de Serena, notre démarche suivante, la plus importante, sera de nouer une alliance véritable avec les Tlulaxa. Jusqu’à présent, ils se sont maintenus hors de la Ligue des Nobles, mais leurs fermes d’organes ont néanmoins servi notre cause. Avec votre soutien, j’entends me rendre jusqu’à Tlulax pour les convaincre enfin de rallier la Ligue. Comme s’il entrait en scène, le vieux héros des premiers temps du Jihad, le Primero Xavier Harkonnen, se leva pour déclarer : — Je suis d’accord. Il y a bien longtemps, des poumons provenant des fermes tlulaxa m’ont sauvé la vie et m’ont permis de continuer le combat contre les machines pensantes. Je sais que Serena aurait approuvé cela – elle-même avait visité les fermes d’organes et invité les Tlulaxa à rejoindre la Ligue. Nous devons maintenant les inciter à répondre rapidement. Iblis ne put retenir un sourire : Harkonnen se révélait un allié inattendu. — MERCI, PRIMERO, ET MAINTENANT JE... Mais Xavier Harkonnen ne se rassit pas et, et au contraire, poursuivit : — En fait, je me porte volontaire pour conduire le Grand Patriarche jusqu’à Tlulax. Je suis trop âgé pour diriger une nouvelle offensive contre les machines pensantes, mais je suis prêt à apporter toute l’aide possible. Il existe des milliers de Planètes Dissociées. Nous devons porter notre message à autant de gens que nous le pourrons, aussi vite que possible. Devant cette proposition du Primero Harkonnen, l’assemblée des représentants vota en faveur d’Iblis avec une majorité plus large qu’il ne l’avait prévu. Plus tard, il quitta la salle, serra des mains et tapota des dos avec satisfaction. Serena elle-même n’aurait pu espérer de meilleurs résultats. Le commencement de la guérison consiste à enrôler les forces récupérables du corps – qu’il s’agisse du corps de l’individu, du corps social ou politique. Docteur Rajid Suk, Notes du champ de bataille Consciente de l’importance de ce repas, Octa fit appel à ses talents de cuisinière pour organiser un vrai festin à l’occasion du départ de Xavier avec le Grand Patriarche et son entourage. Les domestiques et le chef avaient tenu à l’assister, mais elle fit le plus gros du travail elle-même. Sa manière de montrer son dévouement à son époux. Elle connaissait les goûts de Xavier, les plats et les desserts dont il se régalait. Ce que Xavier aimait avant tout, c’était passer une soirée avec elle et leurs trois filles. La plus jeune, Wandra, n’avait que dix ans et habitait encore avec eux, mais les deux plus grandes leur avaient déjà donné des petits-enfants. Xavier semblait heureux, comme si c’était tout ce qu’il avait jamais désiré. Mais il venait de perdre à nouveau Serena Butler. Et cette fois elle ne lui reviendrait plus. Il avait vu, comme hypnotisé, les images impensables de sa mort, de ses souffrances. De ce long supplice qui venait de réveiller la fureur des Mondes de la Ligue. Avant même son départ de Salusa Secundus, il avait redouté le pire, il avait soupçonné qu’elle avait construit dans son esprit un plan destructeur. Elle avait su ce qui allait lui arriver et elle l’avait sans doute provoqué. Mais il avait quelque mal à imaginer que le suresprit ait pu renvoyer le cadavre de Serena avec ces enregistrements vers les Mondes de la Ligue, certain qu’il allait déclencher une campagne de vengeance. Une fois encore, les machines pensantes n’avaient pas compris les humains. Omnius, à l’évidence, avait voulu adresser un avertissement brutal à la Ligue des Nobles, mais la mort de Serena avait été la solution totalement imprévue au problème posé par la libre humanité. Serena avait dû considérer que c’était la seule chance de continuer le Jihad. Il ne faisait aucun doute qu’Iblis Ginjo l’avait manipulée pour qu’elle prenne cette décision. Il l’avait convaincue de se sacrifier. Il savait qu’elle avait vu une chance de servir le peuple qu’elle aimait tant. Ses disciples étaient las, prêts à approuver des conditions inacceptables pour mettre un terme à cette guerre incessante. Mais en voyant les sévices que les machines pensantes avaient infligés à leur bien-aimée Prêtresse, ils s’étaient unis dans une même rage et avaient retrouvé la force et la détermination pour frapper plus fort l’ennemi. Des volontaires se présentaient par millions pour s’engager comme Jihadi. Serena, au moins, n’était pas morte en vain. Xavier eut un sourire sombre en songeant à la mission qui l’attendait et qui était censée apporter de nouveaux triomphes. Avant son départ fatal pour Giedi Prime, Serena avait tenté de ramener les Planètes Dissociées dans le camp de la Ligue, sans grand succès. Il allait accompagner Iblis Ginjo pour encourager encore les Tlulaxa à s’allier à l’humanité. Serena en avait fait une priorité, car elle était convaincue que le développement des fermes d’organes était vital pour les innombrables blessés du Jihad. Désormais, la croisade allait se poursuivre en son nom. Octa, toujours aussi fine et jolie à l’âge de cinquante- cinq ans, entra dans la salle à manger avec un plateau de côtes de sanglier, victime de la dernière partie de chasse sur les terres du domaine. Elle sourit à son époux, en se souvenant d’un certain épisode, lors d’une partie de chasse dans le passé, où lui et Serena avaient fait l’amour pour la première fois. Il savait qu’elle avait préparé ce plat en souvenir de sa sœur, pour lui. La viande parfumée était accompagnée d’une sauce de baies acidulées. Leurs trois filles semblaient se régaler par avance, mais Xavier eut de la peine à retenir ses larmes. — Qu’est-ce qu’il y a, Papa ? demanda naïvement Wandra. Octa lui caressa l’épaule et se pencha pour embrasser ses cheveux grisonnants. Il passa un bras autour de sa taille. — Ce n’est rien, Wandra. Je vous aime tellement toutes. Je suis juste un peu débordé. IL LEVA LES YEUX VERS OCTA. — JE SAIS, DIT-ELLE. TU ME LE PROUVES SOUVENT. Il écoutait vaguement ses filles aînées parler de leur foyer, de leur famille, de leur mari et de leurs projets. Rœlla avait à présent trente-sept ans et elle semblait suivre la voie de Serena : elle siégeait déjà au Parlement sur Salusa Secundus, redorant le blason des Butler et des Harkonnen. Omilia, elle, était une balisettiste renommée qui donnait des concerts devant un vaste public, tout en apprenant les ficelles du commerce avec son mari. Rœlla déclara avec la subtilité d’une politicienne : — Père, nous sommes fières que tu accompagnes le Grand Patriarche dans cette mission. Elle aura des répercussions politiques importantes et tu auras une influence puissamment stabilisatrice. Xavier hocha la tête sans révéler la véritable raison qui le poussait à se rendre sur ce monde où il n’aurait pas voulu aller, avec un homme en qui il n’avait nulle confiance. Serena m’a demandé de soutenir son Jihad par tous les moyens possibles. Et quelqu’un doit garder un œil sur Iblis Ginjo. Il prit conscience qu’il n’avait guère prêté attention au dîner, s’intéressa soudain à son assiette et complimenta chaleureusement sa femme. — Octa, c’est absolument délicieux. Tu t’es surpassée, ma chérie. Octa était l’opposée de sa sœur aînée, elle se satisfaisait de ses activités douces et sentimentales, à l’écart des aspirations grandioses, de la sauvegarde du genre humain. Son existence était néanmoins riche et elle était aussi courageuse que Serena à sa façon. Elle essayait de maintenir son foyer et d’offrir à Xavier un havre de paix quand il revenait des océans houleux de la Galaxie. — On a entendu dire que les machines pensantes avaient attaqué d’autres Mondes de la Ligue, dit Rœlla. Toute une colonie a été anéantie. C’est affreux. Comment s’appelait-elle ?... Balut ? Le regard sombre, Xavier but une gorgée de chiantini, mais pour une fois, il n’en apprécia pas vraiment le bouquet. — Oui. Un simple petit comptoir. Effacé, annihilé. Il n’y avait plus que des cadavres calcinés dans les rues. La plupart des colons ont été déportés. Ils vont se retrouver dans les camps de travail des machines. Tout comme sur Chusuk, il y a neuf ans. Tout comme sur Rhisso. RŒLLA SECOUA LA TÊTE. — Mais Omnius ne s’est pas installé pour étendre son réseau à ces mondes ? Les machines ne sont venues que pour détruire et capturer des esclaves ? — Oui, c’est apparemment ça. Quand on pense que nous étions prêts à accepter leurs propositions de paix. OMILIA FRÉMIT ET CRACHA COMME UN JURON : — LA PAIX À TOUT PRIX ! WANDRA LA REGARDA AVEC DE GRANDS YEUX. XAVIER POURSUIVIT : — Les machines vont découvrir nos points faibles et elles ne cesseront pas d’attaquer. Nous devons faire comme elles. Toutes nos victimes l’exigent. Octa repoussa son assiette, visiblement dérangée par cette conversation alors qu’elle espérait avoir organisé un charmant dîner. Mais Xavier savait qu’elle comprenait la situation. — Personne ne peut comprendre Omnius, dit-elle. Serena avait raison. Nous devons détruire les machines, peu importe comment ! (Elle leva un regard triste vers Xavier.) Même si cela continue de déchirer ma famille. Xavier, les yeux encore humides, était de plus en plus convaincu que le sournois Iblis Ginjo était responsable de la folie mortelle de Serena. — Notre croisade doit se poursuivre, même si elle met en danger notre famille et des billions d’autres. Nous visons autre chose que la victoire. Nous devons sécuriser l’avenir de la race humaine, la vie de nos arrière-petits-enfants, et de leurs arrière-petits-enfants. — Alors, j’espère que ta mission sur Tlulax apportera ce que tu espères. Octa avait un accent de doute, mais il lui effleura tendrement la main avant de regarder tour à tour ses filles. — Je vais faire tout mon possible, dit-il. Pour le Jihad. Et pour Serena. L’esprit est une chose folle. Graffiti à l’extérieur de la Spire Centrale de Corrin. Érasme se trouvait au sommet d’un pic noir, sous la clarté sourde et rougeâtre d’un soleil géant, et contemplait les feux de la cité de Corrin, tout au bas des montagnes. Depuis qu’il avait retrouvé la crevasse où il avait été si longtemps pris au piège, le robot avait décidé d’explorer plus avant les territoires sauvages de la planète. C’était la même pulsion qui portait les explorateurs humains à aller où nul n’était jamais allé, voir des choses que nul n’avait jamais contemplées. Ils avaient planté sans cesse des drapeaux sur des territoires nouveaux. Un robot indépendant ne devait-il pas en faire autant et même plus ?... En contrebas, dans un creux protégé de rochers couronnés de neige, à la lisière de la ligne de végétation, Gilbertus Albans dormait sous la tente, exténué après leur escalade. Érasme avait conscience d’un autre avantage qu’il y avait à échapper à l’activité de la cité des machines. Les humains, depuis longtemps, avaient compris les bienfaits de la solitude et de la contemplation dans un environnement sauvage et esthétiquement plaisant. Certains journaux antiques y faisaient référence en évoquant le processus par l’expression « se ressourcer ». Il soupçonnait les humains d’être plus proches des machines qu’ils ne voulaient l’admettre. Dans le lointain, en résolution maximale de ses fibres optiques, il entrevit un flash au sommet de la Spire Centrale. Quelques instants après, des yeux-espions argentés l’environnèrent, l’épiant sous des angles divers. — Tu tentais de m’échapper ? demanda Omnius. C’est tout à fait déraisonnable. IMPERTURBABLE, ÉRASME RÉPLIQUA : — Mais non. Où que j’aille, vous me surveillez. Je me livre à un exercice sur la personne de Gilbertus Albans. Il est nécessaire que je puisse l’observer sans interruptions ni distractions. LES YEUX-ESPIONS ONDULÈRENT. — Je postule que l’effort de guerre des humains sera grandement diminué maintenant que Serena n’est plus là pour les stimuler. Il est temps que tu sois d’accord avec moi. Je crains que cet incident ait des répercussions que vous ne savez pas entrevoir. Omnius, vous avez une vision trop simpliste des humains, et vous êtes tombé dans le piège de Serena Butler. Nous allons regretter de l’avoir laissée devenir une martyre. Les humains vont tirer leurs conclusions de ce qui s’est passé, même s’ils ne disposent pas de données exactes. — C’est ridicule. Elle est morte. Ce qui va briser le moral des combattants du Jihad. — Non, Omnius. Pour moi, il est clair que sa mort ne va faire qu’empirer les choses. — Tu prétends être plus intelligent et intuitif que moi ? — Omnius, ne confondez pas l’accumulation de données avec l’intelligence. Ce sont deux éléments différents. Derrière eux, le jeune Gilbertus avait entendu leur conversation. Il venait d’émerger de la tente de bivouac, la mine fraîche, prêt à reprendre ses études. Dans le fredonnement des yeux-espions, Omnius révisa ses dossiers et ses cycles et répondit : — Je ne souhaite pas que notre discussion soit marquée d’acrimonie, Érasme. J’ai calculé qu’il s’agissait de la trois cent millième. Ce qui est assez appréciable si je compare cela au modèle humain des bornes kilométriques, quoique je ne comprenne pas pourquoi un nombre pourrait être plus significatif qu’un autre. Érasme avait déjà le front givré. Il le plissa d’un air dubitatif. Il consulta rapidement ses données et constata qu’Omnius se trompait. — J’ai un nombre légèrement supérieur. Une erreur s’est glissée dans vos données. — Ce n’est pas possible. L’un et l’autre faisons les calculs simples de la même manière. N’oublie pas que tu es un sous-produit de mon esprit. — Vous êtes néanmoins dans l’erreur. Vous n’avez pas tenu compte de toutes mes conversations avec l’Omnius de la Terre, puisque vous avez chargé une mise à jour incomplète, erronée. Les yeux-espions restèrent silencieux un instant, puis Omnius répliqua : — Ton explication pourrait s’appliquer à tout illogisme. Si il existe une erreur. ÉRASME ACCENTUA SON AVANTAGE. — Réfléchissez : si vous commettez une erreur dans un simple calcul numérique, vous pouvez vous tromper sur un sujet beaucoup plus important. Comme celui posé par Serena Butler. Les yeux-espions voletaient en spirale autour de la tête miroitante du robot. Gilbertus se rapprocha pour écouter la conversation et Érasme se demanda si son loyal élève voulait le protéger. — Peut-être devrais-je vérifier tes systèmes, Érasme. Il existe une possibilité égale, sinon supérieure, que tu sois dans l’erreur. La meilleure solution serait de nettoyer tous tes circuits-gel, de nous régler tous deux en parité pour recommencer à partir des principes de base. En quelques décennies, tu auras développé une nouvelle personnalité. Érasme évalua ce développement inattendu. Il ne voulait pas que ses pensées et sa personnalité soient effacées et resynchronisées sur les données du suresprit. Ce serait... une sorte de mort. — D’abord, laissez-moi revoir mes calculs, Omnius. Il exécuta tous les diagnostics de ses circuits et obtint un nombre encore plus élevé. Enfin, le moment était venu d’appliquer la connaissance qu’il avait acquise en étudiant des générations de sujets humains. IL MENTIT. — Vous avez raison, Omnius. Je trouve le même nombre que vous. Je m’étais trompé. J’ai supprimé cet illogisme. — C’EST BIEN. Pour Érasme, cet acte n’avait rien d’inconvenant, même s’il venait de transmettre volontairement une donnée fausse à Omnius. À cause des problèmes potentiels suscités par la mort de Serena Butler, le robot indépendant était convaincu que les Mondes Synchronisés avaient plus que jamais besoin de lui. Finalement, lorsque la mise à jour sabotée de Seurat avait chargé des virus programmés dans le suresprit, cette planète aurait pu devenir un Monde de la Ligue si Erasme n’avait pas trouvé dans l’instant la solution décisive. Certes, cette manipulation de données avait eu pour résultat une version altérée de l’Histoire, atténuant discrètement le rôle que le robot indépendant avait joué dans la subversion des servants humains qui avaient déclenché initialement la révolte sur Terre. Avec un peu de pratique, il pourrait probablement améliorer encore ces techniques intéressantes de mensonge et de rationalisation. S’il assimilait ces comportements humains, c’était pour les meilleures raisons. S’il devait comprendre le fonctionnement de l’esprit humain, il devait disséquer ses sujets en laboratoire et ensuite l’imiter dans la pratique. Durant toute leur histoire, les humains avaient remporté des victoires par le biais de subterfuges. Premier exemple qui s’imposait : le plan de mise à jour détourné et corrompu. Malheureusement, Omnius se rappellerait ce dernier incident, dans lequel le robot indépendant avait apparemment commis une erreur de calcul qu’il déclarait avoir corrigée ensuite. Le suresprit poursuivrait son analyse et remettrait l’événement en question. Même si l’Omnius de Corrin ne prenait pas de mesures évidentes, ces doutes se transmettraient aux mises à jour de données, dans l’ensemble des Mondes Synchronisés, et les autres ordinateurs les traiteraient et retraiteraient. Que se passerait-il si Omnius mettait à exécution sa menace de supprimer l’indépendance d’Érasme et des robots de même statut pour les ramener sous le pouvoir rigide du suresprit ? Il va falloir que je me défende de telles initiatives, se dit-il. Seul. Il nous faut résister à la tentation de manipuler l’univers. Cogitrice Kwyna, Archives de la Cité de l’Introspection. Vorian Atréides ne fut pas surpris de voir Iblis Ginjo monter au premier rang après l’exécution de Serena. Quelque temps avant, le Grand Patriarche avait connu une période de déclin, surtout depuis que Serena avait décidé de jouer à nouveau un rôle prépondérant au sein du Conseil du Jihad. Iblis, ambitieux, égoïste et accoutumé au pouvoir, avait dû souffrir de cette relégation. Vorian connaissait trop bien l’ex-servant des machines et il était persuadé que c’était lui qui avait manigancé cette façon spectaculaire de se débarrasser de Serena Butler. Désormais, le Grand Patriarche « en deuil » prenait plaisir à rameuter les foules dans un élan de vengeance accru, déchaîné. Apparemment, il espérait qu’on le féliciterait pour sa campagne largement couverte par la propagande sur les planètes tlulaxa auxquelles il avait demandé de rallier les Mondes de la Ligue. En l’accompagnant, le très respecté Primero Harkonnen avait légitimé la mission diplomatique d’Iblis. Même si Vorian savait que son vieil ami entretenait les mêmes doutes que lui à propos d’Iblis Ginjo... Bouillonnant de rage, de doute, avec le sentiment d’être impuissant, Vorian était demeuré sur Salusa. Vidad et ses collègues Cogitors de la Tour d’Ivoire étaient restés durant des mois à Zimia et avaient collaboré en toute candeur avec le Jihad et la Ligue. Mais dès que les manifestations se multiplièrent contre eux, ils se préparèrent à regagner leur forteresse glacée d’Hessra. Leurs assistants, troublés par le martyre de leur prêtresse, prirent des dispositions pour leur rapatriement, visiblement soulagés de retourner dans le secret de leur refuge. Vorian se dit qu’avant qu’ils quittent Salusa Secundus, il devait avoir un entretien avec les esprits désincarnés. Les Cogitors de la Tour d’Ivoire se considéraient comme des philosophes éclairés. Pourtant, ils réagissaient comme de vieux intellectuels stupides. Quand Vorian pénétra dans la bibliothèque fortifiée, personne ne l’arrêta. Les Cogitors s’y étaient installés pendant que leurs assistants copiaient des documents philosophiques et des manifestes quasiment oubliés qui avaient été rédigés durant les années d’isolement de Vidad et de ses frères. Vorian avait décidé de visiter seul les vastes salles des banques de données, en dépit des demandes insistantes des officiers du Jihad qui voulaient l’accompagner. Six assistants l’accueillirent. Ils montaient la garde auprès des containers de leurs maîtres. — Primero Atréides, déclara Keats qui affichait une expression de doute, Vidad nous a ordonné de quitter la planète. Durant le voyage jusqu’à Hessra et plus tard, nous aurons beaucoup à débattre avec nos maîtres. — Ça vaudrait mieux, car j’ai pas mal de sujets à débattre avec eux. Les assistants hésitèrent en entendant l’accent de colère de sa voix. Il leur débita alors tout ce qu’il avait appris du passé, les forfaits obscurs qu’il avait retrouvés dans les Mémoires d’Agamemnon. Et auxquels il avait cru. Les cerveaux nus flottaient dans l’électrafluide, au sommet de leur piédestal. — En tant que Cogitors, déclara l’un d’eux, nous sommes prêts à discuter de sujets importants. L’échange d’informations et d’opinions ne peut qu’apporter la lumière. Vorian Atréides, vous êtes un homme d’expérience, même si vous êtes infiniment plus jeune que n’importe lequel d’entre nous. VORIAN RÉPONDIT : — L’âge extrême apporte la fossilisation mentale. Votre tentative d’établir la paix constitue une grave erreur de la part de tous les Cogitors, elle jette une ombre honteuse sur vos talents. Les assistants s’offusquèrent d’entendre cet ex-valet des machines pensantes s’exprimer de façon aussi arrogante. Mais les Cogitors, par contraste, même si leurs containers semblaient en effervescence, ne paraissaient pas troublés. — Primero Atréides, vous ne comprenez pas vraiment ce qui s’est passé. Vous ne discernez pas les subtils prolongements de cette nouvelle situation. — Ce que je comprends, c’est que votre optimisme innocent a suscité une situation dangereuse, que vous vous êtes comportés comme des enfants traitant de problèmes d’adultes. Vous avez fait un choix absurde qui a coûté la vie à la femme la plus grande qui ait jamais vécu. VIDAD NE PARUT PAS ÉBRANLÉ. — Serena Butler nous avait demandé de communiquer avec les machines. Elle avait l’intention de mettre un terme au Jihad. Si l’on avait suivi notre plan, les hostilités entre humains et machines auraient cessé. Nous pensons que Serena Butler a délibérément provoqué les représailles violentes d’Omnius. Sinon, jamais les machines n’auraient réagi de cette manière. VORIAN SECOUA LA TÊTE. — Comment avez-vous pu vivre si longtemps en comprenant aussi peu de chose ? Une guerre ne peut cesser sans résolution. L’essence même du Jihad de Serena Butler ne disparaîtra pas simplement parce que vous voulez l’ignorer, ou parce que les gens en ont assez de se battre. Votre tentative de paix – même si elle avait abouti – nous aurait amenés au bord de l’extinction. Le Cogitor ménagea une pause avant de répondre. — Vorian Atréides, vous agissez de façon irrationnelle. Tout comme l’ensemble de l’humanité, pour autant que nous l’ayons déterminé. — Irrationnelle ? lâcha Vorian avec un rire amer. Oui, c’est ce que nous faisons le mieux, nous les humains, et c’est sans doute comme ça que nous remportons nos plus grandes victoires. — Si vous vivez suffisamment longtemps, Vorian Atréides, vous commencerez à apprécier la profondeur de notre sagesse. IL SECOUA LA TÊTE AVEC VIOLENCE. — Vidad, si vous continuez à réfléchir à cette question, vous reconnaîtrez vos erreurs. Brûlant de colère, sachant qu’il ne pourrait conclure ce débat avec les penseurs désincarnés qui s’étaient en fait soustraits aux réalités et aux nécessités de l’humanité, il quitta la bibliothèque, non sans jeter par-dessus son épaule : — Retournez sur Hessra et restez-y. Et n’essayez jamais plus de nous venir en aide. Ma plus grande faute a été de croire que je prenais seul mes propres décisions. Le plus attentif des hommes peut ne pas voir les fils qui contrôlent la marionnette qu’il est. Primero Xavier Harkonnen, lettre privée à Vorian Atréides. Les représentants tlulaxa accueillirent un Iblis Ginjo souriant, qui venait de débarquer de la navette diplomatique accompagné de ses gardes de la Jipol et de ses assistants. Les politiques et les doyens avaient conclu avec Iblis de multiples transactions qui n’avaient jamais été portées dans les annales officielles. À peine arrivé, le Grand Patriarche adressa des signes subtils et des regards entendus au marchand Rekur Van et à ses collègues. Plusieurs gardes de la Jipol et quelques assistants se glissèrent à l’écart pour se charger de tâches tenues cachées, ainsi qu’il avait été décidé. Les Tlulaxa avaient prévu des exceptions particulières pour Iblis. Le vétéran Xavier Harkonnen, arrivé avec la délégation, eut droit aux honneurs. Il était après tout le témoignage vivant des prouesses biologiques dont les Tlulaxa étaient capables. Il avait opté pour une attitude digne, pétrifiée, qui convenait à une pièce de musée. Mais il dissimulait l’agitation de son esprit. Il était accompagné du Quinto Paolo, un de ses aides de camp. Le jeune Paolo portait un regard émerveillé sur son supérieur. Pour lui, Xavier était une icône plutôt qu’un être humain qui avait commis de nombreuses erreurs et dont le cœur était lourd de regrets. Mais Xavier ne tenait pas à être adulé et il ne voulait qu’une chose : que le jeune Quinto suive ses instructions. Rekur Van et les représentants tlulaxa avaient prévu une cérémonie dans les fermes d’organes des collines. Xavier se retrouva dans la sinistre forêt technologique sous la clarté de Thalim, et il se souvint de son premier séjour. Avec Serena... Les arbres affreux portaient leurs fruits artificiels : organes clonés et modifiés, avec leurs étiquettes étranges. Rekur Van était tout sourire, révélant de petites dents pointues de rongeur en montrant les richesses des fermes biologiques. — Primero Harkonnen, quel plaisir de vous revoir ! Tlulax est particulièrement honorée de votre présence. Avec vos poumons issus de nos cultures, vous êtes... comment dirais-je ?... une vitrine pour la Ligue, la preuve vivante de ce que notre merveilleuse société peut offrir. Xavier acquiesça sans répondre. Il se redressa en inspirant et sentit les effluves des produits chimiques. Depuis leur première visite, le docteur Rajid Suk avait conduit ses propres expériences, attiré par l’idée de cloner des spécimens médicaux, mais il avait connu une longue série d’échecs. Seuls les génies de Tlulax s’étaient montrés capables de fournir des organes parfaits et compatibles, et l’Armée du Jihad en avait désespérément besoin. Iblis Ginjo, en montant sur l’estrade, avait un sourire satisfait. — En cette occasion, nous allons pouvoir annoncer la réalisation du rêve ultime que Serena Butler partageait avec nous. Son désir le plus fervent était que les Tlulaxa entrent dans la Ligue. Vu sa mort récente, ma mission est difficile, mais je fais le serment que les rêves de notre bien-aimée Prêtresse ne périront pas avec elle. « C’est pourquoi j’accueille avec joie Tlulax au sein des Mondes de la Ligue et souhaite la bienvenue à son peuple en tant qu’allié et partenaire. Vos savants nous fourniront les produits médicaux qui vont nous être essentiels en un temps où nous allons souffrir de très fortes pertes pour atteindre notre but sacré. Le Jihad vient d’entrer dans une phase nouvelle et plus glorieuse encore. Le Grand Patriarche exultait, vibrant d’énergie et d’optimisme. L’épice importée par Aurelius Venport y était pour une grande part. Par contraste, Xavier Harkonnen sentait le poids des années et des tragédies. Il avait revêtu un uniforme de circonstance et examinait les Tlulaxa : tous des hommes, qui étaient présents pour l’occasion. Pas de femmes. Il n’avait rien remarqué de suspect, mais il avait l’impression très nette d’avoir pénétré dans un repaire de prédateurs. Les petits yeux luisants et les dents acérées des Tlulaxa ne faisaient que renforcer ce sentiment. Et dans les yeux sombres d’Iblis Ginjo, il voyait briller l’étincelle d’un triomphe secret. Il était encadré de ses officiers de la Jipol qui épiaient la foule, attentifs au moindre détail. Seul le jeune Quinto Paolo appréciait cet accueil au premier degré. — Nous avons garanti leur statut privé aux Tlulaxa, déclara Iblis Ginjo, et nous respectons leur souhait de ne pas accepter de visiteurs de l’extérieur. Mais nous sommes heureux de les accueillir comme des frères dans notre lutte sacrée contre les machines pensantes. Xavier observait toujours les arbres à tissus et organes. Il inspira profondément, conscient de l’étrangeté de ses poumons qui avaient été élevés dans ces réservoirs quarante années auparavant. Inéluctablement, il en vint à affronter les yeux qui flottaient comme des bulles colorées dans les liquides de nutrition. Ils étaient autant de regards de fantômes accusateurs. Les Tlulaxa avaient logé Xavier dans une suite formée d’un labyrinthe de couloirs, de passerelles et de balcons, tout en haut d’un complexe situé à la périphérie de Bandalong. Le mobilier de sa chambre était plaisant, avec quelques objets d’art exotiques, mais le design était dans l’ensemble industriel, austère. Et il se demanda si la décoration n’avait pas été prévue uniquement pour lui. Après la cérémonie de bienvenue dans les fermes d’organes, les Tlulaxa et Iblis Ginjo l’avaient délaissé. Auparavant, ils avaient dégusté des plats épicés tout en conversant. C’est ensuite que le Grand Patriarche avait plus ou moins renvoyé Xavier en prétextant qu’il se repose des « fatigues de la soirée ». Le jeune Quinto Paolo occupait une petite chambre voisine. La Jipol n’avait rien à faire de ce jeune adjudant, et le spatioport et ses environs immédiats n’étaient guère attrayants pour lui. Le centre de la cité de Bandalong était interdit aux étrangers pour des motifs religieux, sans que Xavier arrive à savoir pourquoi. Il ruminait dans ses appartements. Il ne voulait pas dormir. Psychiquement, il était fatigué, il devait l’admettre. Ce n’était pas le cas de son corps, relaxé et en pleine forme. Il était irrité de devoir rester là, seul, sans rien faire, à réfléchir et se souvenir. Ouvert aux doutes et aux soupçons... Serena Butler avait publié des bulletins enflammés et Iblis Ginjo avait rédigé ses Mémoires et ses essais, mais Xavier n’avait jamais ressenti le besoin de faire connaître au public ses actes héroïques, encore moins sa vie privée. Sous le ciel de nuit de Tlulax, il songeait à toutes les lettres que Serena lui avait adressées. Il n’y avait rien trouvé de nouveau ni d’enrichissant : il avait toujours compris ses arguments. Mais il savourait encore la poésie de ses écrits. Ses souvenirs d’elle étaient autant de trésors qu’il gardait dans son esprit. Avec tout ce qu’elle avait su accomplir durant le temps de sa vie. Une vie qui avait été tronquée... Il entendit alors un bruit, une série de coups répétés contre la fenêtre du balcon supérieur. Levant la tête, il devina une silhouette humaine. La curiosité l’emporta. Il ouvrit la porte balconnière et, dans la brise froide, âpre, il vit son mystérieux visiteur, un homme squelettique à la peau grisâtre marquée de cicatrices livides, borgne. Des tubes translucides allaient de son cou à des sachets de fluides fixés à sa taille. L’homme avait dû se frayer un chemin sur les passavants avant de se laisser glisser vers le bas sur une corde à nœuds détrempée. Xavier n’arrivait pas à imaginer un tel exploit. L’INTRUS TREMBLAIT, ÉPUISÉ, DÉSESPÉRÉ. — PRIMERO HARKONNEN... JE VOUS AI ENFIN TROUVÉ. IL CHANCELAIT. Xavier le soutint jusqu’à sa chambre et répondit d’une voix sourde : — Qui êtes-vous ? Quelqu’un est au courant de votre présence ici ? L’étranger secoua la tête avec difficulté. Il avait le torse creusé et marqué de multiples blessures et cicatrices. Des cicatrices chirurgicales, remarqua Xavier en le faisant asseoir dans un fauteuil. — Primero Harkonnen, haleta l’homme. Vous ne vous souvenez peut-être pas de moi. J’ai servi sous votre commandement, sur IV Anbus, il y a treize ans. Je commandais un de vos détachements. Je suis le Tercero Hondu Cregh. Xavier se souvint. Le Tercero Cregh avait préparé la seconde embuscade du village zenchiite... Les Zen- chiites avaient saboté l’artillerie, et Cregh et ses commandos avaient été vulnérables à l’attaque des robots. Tout comme Vergyl. — Oui, je me souviens très bien de vous, dit Xavier. Mais je pensais qu’on vous avait réassigné sur votre monde natal... Balut, c’est cela ? Et vous avez survécu à l’attaque des machines ? — BALUT... C’ÉTAIT MON MONDE. XAVIER SE PENCHA VERS LUI, PLEIN DE QUESTIONS. — J’ai vu le rapport tactique, les images... Atroce ! Les machines ont tout ravagé, elles n’ont rien laissé. Comment vous en êtes-vous sorti ? — Nous n’avons pas été attaqués par les machines pensantes. (Hondu Cregh secoua la tête.) On vous a fait croire ça, mais ce n’était pas Omnius. C’étaient les Tlulaxa et Iblis Ginjo... XAVIER SENTIT SON CŒUR MARQUER UN TEMPS. — VOUS DITES ?... — Je dois vous montrer quelque chose, si mon corps supporte cet effort. (Cregh souleva la tête en clignant les yeux.) Pourtant je dois vous prévenir : le fait de savoir ça vous met en grand danger, et vous ne m’en serez pas reconnaissant. — Le danger m’importe peu désormais, dit Xavier, la mâchoire serrée. Et si vous avez eu le courage de venir me parler dans votre état... comment ne pourrais-je écouter ce que vous avez à me dire, Tercero ? CREGH REDRESSA ENCORE UNE FOIS LA TÊTE. — Je l’ai fait parce que je n’avais plus rien à perdre, Primero. Je suis déjà mort. Il fouilla dans les poches gélatineuses fixées à sa taille et palpa les tubes intraveineux qui les reliaient à son torse et à son cou, le regard fixé sur Xavier. — Ils ont pris mes reins et mon foie. Ils m’ont adapté à des systèmes de préservation temporaires pour que je ne me détériore pas trop vite afin de leur permettre de prélever ce qui reste de valable sur moi. Xavier ne pouvait admettre ce qu’il venait d’entendre. — Quoi ? Mais ils ont leurs fermes d’organes ! Ils peuvent cultiver tout ce qu’ils veulent. Pourquoi auraient-ils besoin de... — Je suis un donneur d’organes... Style tlulaxa, souffla l’homme épuisé avec un sourire triste en se dressant sur ses maigres jambes tremblantes. Oui, bien sûr, les Tlulaxa ont leurs fermes d’organes, mais elles ne sont pas trop productives. En temps de paix, d’accord, elles donnent suffisamment d’éléments de remplacement, mais en ce qui concerne le Jihad... — Attendez... c’est impossible ! s’exclama Xavier avec un sentiment de dégoût. J’ai moi-même des poumons de remplacement et... Cregh continuait de dodeliner de la tête, comme si son cou était trop faible. — C’est peut-être vrai que vos poumons viennent de leurs réservoirs... ou alors ils les ont prélevés sur un pauvre esclave dont les tissus étaient compatibles avec les vôtres. Quand les Tlulaxa ont affronté la demande de tous les blessés du Jihad, il leur a bien fallu trouver des... alternatives. Qui pourrait se soucier de quelques colons et esclaves bouddhislamiques insignifiants ?... XAVIER DEMANDA, LA GORGE SERRÉE : — Et ces fermes d’organes que j’ai visitées avec Serena... C’était une comédie ? — Non, les cuves fonctionnaient, mais elles ne répondent qu’à une fraction des besoins biologiques du Jihad. Et il est certain que les Tlulaxa ne veulent pas perdre ce commerce très profitable. Ils veulent que vous continuiez à croire à leurs prouesses technologiques tout en achetant leurs organes à des prix exorbitants. Le plus grave, songea Xavier, c’était que même si la Ligue avait su la vérité, de nombreux receveurs auraient fait le même choix. Lui-même aurait pu considérer cela comme un mal nécessaire, au nom du Jihad. CREGH EUT UN LONG SOUPIR DE COLÈRE. — Donc, quand les commandes affluent, les Tlulaxa récoltent les organes sur ceux qui n’en ont plus l’usage. Les gens comme moi. Xavier s’efforçait d’appréhender l’énormité de ce qu’il entendait. Et il s’interrogeait sur le rôle exact d’Iblis Ginjo. — Et le Grand Patriarche... est au courant de cette affaire ? L’homme cligna de son œil unique avec un rire rauque. — S’il est au courant ? C’est lui qui a tout monté. L’humanité a toujours cherché à accroître ses connaissances, considérant que c’est un bienfait pour les espèces intelligentes. Mais il existe des exceptions à cela, des choses que nul ne devrait apprendre à faire. Cogitrice Kwyna, Archives de la Cité de l’Introspection. L’esprit embrumé, Xavier suivit Cregh jusqu’à un balcon étroit qui dominait les rues des faubourgs de la cité. La nuit était froide et humide. Ils se lancèrent dans une escalade difficile et dangereuse entre des balustrades et des cordes à nœuds, enfilèrent des passavants branlants et des passerelles. Xavier aidait Cregh quand il le pouvait. Il était certain qu’on avait dû placer des gardes devant sa chambre et celle du Quinto Paolo. Il espérait que personne ne viendrait s’assurer de sa présence avant qu’il ait vu ce que ce soldat désespéré voulait absolument lui montrer. Plus grave encore : il se pouvait qu’on ait placé des micro-capteurs optiques dans la chambre. Mais il n’était plus question de reculer. La cité était noire et sinistre au-delà de son centre qui restait interdit. — Est-ce que nous allons y entrer ? demanda Xavier à voix basse. C’est une zone à haute sécurité... — Il existe des entrées. Les Tlulaxa reçoivent tellement peu de visiteurs hors-monde qu’eux-mêmes ignorent les points faibles du dispositif. (Il eut un gargouillement de douleur.) Mais je crains qu’il ne soit plus difficile d’y entrer que d’en sortir. La plupart des prisonniers sont comme moi... pas trop ambulatoires... Chht ! Regardez ! IL POINTA LE DOIGT. Accroupis dans l’ombre, ils regardèrent passer trois Tlulaxa armés d’un détecteur. Dès qu’ils se furent éloignés, Cregh continua son chemin, Xavier sur ses talons. Ils se retrouvèrent bientôt dans une allée étroite, devant un bâtiment métallique qui pouvait être un hangar. Cregh se baissa pour repousser une trappe d’accès et ils se retrouvèrent devant une glissière, non sans peine pour Cregh. Même avec son sens olfactif atténué, Xavier fut saisi par l’odeur de produits chimiques et les émanations. Mais le spectacle lui fit regretter de ne pas avoir perdu la vue. Les lits de confinement étaient pareils à des cercueils équipés de systèmes de survie et de diagnostic. Chacun d’eux contenait un corps misérable, pathétique, maintenu en vie par les fluides qui étaient injectés en permanence dans son flux circulatoire. Les lieux étaient vastes, caverneux sous l’éclairage blême. Xavier estima qu’il y avait là des milliers de corps humains. Des spécimens vivants, ou presque. Certains n’étaient plus que des torses évidés aux membres sectionnés, maintenus en vie par des injections de liquides nutritifs, des débris de corps épars. Mais d’autres corps semblaient des acquisitions récentes Ils étaient cloués sur des lits spéciaux dans l’attente du prélèvement de leurs organes et de leurs membres à la demande. Telles étaient les « fermes authentiques » des Tlulaxa. Xavier retint un souffle convulsif, au bord de la nausée. La plupart des captifs avaient la peau hâlée et les cheveux bruns des esclaves bouddhislamiques qui avaient été capturés sur IV Anbus ou élevés sur Poritrin. Les Zensunni ou les Zenchiites qui avaient encore leurs yeux le regardaient d’un air désespéré, avec espoir. Ou avec de la haine. — Je me suis évadé de mon lit, dit Hondu Cregh. On m’avait pris mes principaux organes et les marchands de chair humaine savaient que je ne pourrais survivre loin d’ici – pas plus d’une ou deux heures. Mais l’un des donneurs est mort, et j’ai dérobé son sérum et ses doses nutritives. Ça m’a donné la force de m’évader et d’aller à votre recherche. Je savais que vous étiez là. J’avais entendu deux bouchers tlulaxa parler de vous. (Il inspira à fond avant de tousser.) Je devais donner ma vie... pour que vous, vous sachiez la vérité, Primero Harkonnen. Xavier aurait souhaité s’effondrer de désespoir. S’enfuir, mais il se figea et dévisagea son triste compagnon. — Comment les Tlulaxa vous ont-ils capturé ? Nous pensions que vous et les autres colons avaient été tués sur Balut. — Le Grand Patriarche de la Jipol avec des dizaines de vaisseaux esclavagistes tlulaxa est arrivé une nuit et a bombardé le grand village, dit Cregh. Ils ont répandu des gaz paralysants dans l’air. Comme sur Rhisso. Ils ont tué certains des nôtres pour faire bonne mesure et prélevé des morceaux. Ensuite, on nous a emmenés en captivité. Ils ont juste laissé de vieilles carcasses de robots de combat récupérées sur d’autres champs de bataille. Et la Ligue a conclu à une autre attaque des machines pensantes. Xavier avait le vertige. Cregh s’affaiblit et tomba à genoux. — C’est ainsi que les Tlulaxa se sont procuré des matériaux frais pour leurs fermes d’organes et qu’Iblis Ginjo a pu s’en prendre aux machines. La population s’est ralliée à sa cause parce qu’elle ne soupçonnait rien. — QUEL PLAN IGNOBLE ! DIT XAVIER. — Ce n’est pas tout. Il a fait la même chose sur Chusuk il y a des années, et sur les mines de Rhisso. Son prochain objectif est... Caladan... Il faut absolument l’arrêter. Horrifié, Xavier écouta le Tercero lui expliquer le plan d’Iblis Ginjo en quelques salves de mots, comme si ses pries allaient être bientôt épuisées. Puis Cregh s’effondra, sans aucun reste d’énergie. Xavier se demanda comment il avait pu survivre sans ses organes vitaux. Il se pencha sur le corps du jeune officier et lui replia le bras sur une épaule décharnée. Il entreprit alors de traîner le corps, même s’il savait qu’il n’y avait plus rien à faire pour lui. Il se perdit longtemps entre les cercueils et les tables de dissection mais, à la fin, il se dit que le vaillant soldat Hondu Cregh était mort et qu’il devait l’abandonner là, maintenant. Alors, doucement, il le déposa sur le sol maculé. Xavier avait eu sa part de visions effroyables de corps mutilés, sur lesquels on avait prélevé des organes et des tissus, avec leurs muscles à nu rutilant sous la lumière. Il s’éloigna en titubant, hésitant à l’idée de tenter de libérer tous ces mourants. Il savait pourtant qu’ils ne tarderaient pas à mourir sans les systèmes de survie. Ils avaient tous déjà perdu des organes essentiels. Quelques-uns seraient en mesure de survivre... mais pour aller où ? Que pouvait-il vraiment pour eux ? Il était certes un officier de haut grade dans l’Armée du Jihad, mais ici il était seul, entouré d’ennemis – les Tlulaxa tout autant qu’Iblis Ginjo et ses gardes de la Jipol. Il ne pouvait donner l’alarme. Il se retint à un lit de dissection. Le corps qui s’y trouvait leva une main vers lui. — Je vois que quelques explications sont nécessaires, dit une voix sonore. Ne jugez pas ce que vous ne pouvez comprendre. Xavier se retourna brusquement et vit le Grand Patriarche au bout de la travée, accompagné de plusieurs Tlulaxa, de ses gardes et du marchand de chair. Il était paralysé et savait que sa vie était en danger, malgré son grade et son influence. Il se pouvait même qu’ils l’accrochent comme des bouchers dans ce lieu immonde pour lui voler ses organes... — Je comprends déjà bien plus que je ne l’aurais souhaité, répliqua-t-il en s’efforçant de masquer son dégoût et sa fureur. Je présume que vous allez vous justifier ? — Il suffit d’avoir une perspective plus large, Primero. Cela au moins vous êtes capable de le comprendre ? fit Iblis qui se dressait devant lui, robuste, orgueilleux, alors que Xavier ne s’était jamais senti aussi vieux. — MES POUMONS... PROVIENNENT DE LÀ ? — Je n’ai aucun moyen de le savoir, car c’était avant que je sois au pouvoir. Quand bien même, toute personne objective considérerait que c’est un marché avantageux : les organes d’un pauvre hère anonyme pour un grand Primero. En majorité, ces êtres sont des esclaves, des rebuts humains ramassés sur des planètes indésirables. (Il promena son regard sur la salle avec une grimace.) Mais vous, vous êtes un stratège de génie, un loyal soldat qui sert la cause du Jihad. Considérez tout ce que vous avez fait durant toutes ces années, Primero – toutes les victoires que vous avez remportées contre Omnius. Sans comparaison possible, votre vie est infiniment plus précieuse que celle d’un malheureux esclave – encore plus s’il s’agit d’un lâche bouddhislamique qui se refuse à se battre pour le Jihad. — La fin justifie les moyens, commenta Xavier. Oui, ça pourrait être un argument valable. Prenant le calme de Xavier comme un assentiment, Iblis sourit. — Primero, considérez les choses ainsi : en vous maintenant en vie et servant au mieux de vos capacités, l’esclave qui a sacrifié ses poumons pour vous a joué un rôle dans la défaite des machines. Si les siens avaient voulu vraiment contribuer à l’effort de guerre de quelque manière que ce soit – ce qui est le devoir de tout humain – il ne se serait pas retrouvé ici, n’est-ce pas ? — Mais toutes ces victimes ne sont pas des Bouddhislamiques, protesta Xavier en se penchant sur le pauvre corps d’Hondu Cregh. Cet homme était un soldat de l’Armée du Jihad. — Qu’est-ce qu’il vous a raconté ? cracha Iblis, la mâchoire dure. — Il était trop faible et il est mort dans l’instant, mais je l’ai reconnu. Comment a-t-il abouti là ? — Cet homme... n’existe plus. Certains sont tellement grièvement blessés qu’ils n’ont aucun espoir de survie. Pourtant, leur corps peut apporter du secours, de l’espoir à certains autres. La famille de cet officier considère qu’il est mort bravement au combat. Ce qui est vrai, vu son comportement et ses convictions. Ses organes ont permis à d’autres Jihadi, à d’autres mercenaires de rester en vie. Il serait mort de toute manière. Est-ce qu’un combattant peut demander plus ? Xavier était au bord de la nausée et toutes ses forces l’avaient abandonné. Rien de ce que dirait Iblis ne pouvait justifier les monstruosités commises par les Tlulaxa. — Est-ce que... Serena le savait ? demanda-t-il enfin, d’un ton brisé. — Non, mais la technologie tlulaxa nous a permis de construire ce simulacre de martyre. Nous nous sommes servis des échantillons cellulaires prélevés par les Tlulaxa lors de sa visite sur Thalim il y a dix ans pour développer un clone d’elle que nous avons horriblement mutilé. Nous avons enregistré chaque détail, chaque instant pour qu’Omnius apparaisse comme le monstre que nous connaissons. Xavier, pour la deuxième fois, avait du mal à accepter l’énormité de cette révélation. — Alors... Serena n’a pas été torturée ? Elle n’a pas été assassinée par les machines ?... — Non, j’avais donné des ordres pour que ce soit sa Séraphine en chef, Niriem, qui la tue si l’Omnius de Corrin ne le faisait pas. Le projet de Serena était de pousser Omnius à la tuer. Mais il y avait un risque qu’elle échoue... que je ne pouvais me permettre de prendre. Sa mort devait être rapide, sans douleur, et stupéfier les machines pensantes. IBLIS ACHEVA DANS UN PETIT RIRE. XAVIER ÉTAIT INCRÉDULE. — Mais pour quelle raison aurait-elle fait une chose aussi terrible ? Qu’avait-elle à gagner en... (Il s’interrompit.) Bien sûr. Elle devait ranimer les brandons du Jihad. Elle savait que notre population accepterait les termes de paix des Cogitors parce qu’elle était épuisée. En donnant sa vie à la cause, elle était certaine que ça ne se produirait pas. IBLIS LEVA LES MAINS AVEC UN SOURIRE LUMINEUX. — Imaginez-vous meilleur moyen de stimuler les populations ? Serena ne le pouvait pas à elle seule, et moi non plus. J’ai fait en sorte qu’elle réussisse. Les protestataires les plus durs se sont tus quand ils ont vu ce qu’Omnius avait fait à leur Prêtresse bien-aimée. Une plainte s’éleva d’un lit de dissection où gisait un Zensunni et Xavier demanda, la gorge serrée : — Est-ce qu’elle était au courant pour les organes ? Qu’on les découpait comme des pièces de tissu chez un tailleur ? — Serena avait d’autres responsabilités, et elle ne savait que ce qu’elle devait savoir. Elle m’avait demandé de m’occuper des blessés du Jihad, que je trouve les organes dont ils avaient un besoin urgent. Je reconnais que ces locaux n’ont rien de plaisant, mais ils sont d’une absolue nécessité. Vous comprenez cela, n’est-ce pas ? Pensez à elle, Primero. Au nom de sa mémoire. Vous savez à quel point elle appréciait ces fermes d’organes et l’aide qu’elles apportaient au Jihad. Et aussi qu’elle tenait à ce que Tlulax rejoigne la Ligue des Nobles. Sans tenir compte des méthodes employées, c’est vraiment ce qu’elle avait souhaité depuis le début. (Iblis fit un pas en avant, l’air paternel et compréhensif.) Xavier Harkonnen, je sais que vous l’aimiez et je vous supplie de ne pas agir prématurément. Ne détruisez pas l’héritage que nous a laissé Serena. Xavier, tant bien que mal, avait réussi à ravaler sa rage. — Non, je n’en ai pas l’intention, dit-il avec l’espoir de convaincre Iblis. Les Tlulaxa et les gardes de la Jipol lui décochèrent des regards soupçonneux, mais Xavier les ignora, se concentrant sur le Grand Patriarche. — J’en ai assez de ces horreurs, Iblis. Assez de cette guerre. Dès que je serai de retour sur Salusa Secundus, je vous demanderai de... bien vouloir accepter ma démission en tant que Primero de l’Armée du Jihad. D’abord surpris, Iblis parut satisfait. Très vite, il dissimula son expression en hochant la tête. — Comme vous voudrez. Avec tous les honneurs qui vous sont dus, bien sûr. Vous avez brillamment servi la cause, Primero, mais la guerre doit se poursuivre jusqu’à ce qu’Omnius soit vaincu. Au nom de Serena, nous devons faire tout ce qu’il faut pour vaincre. — Certes. Il suffit de m’appeler, et je reprendrai les armes pour elle. Pour l’heure... je veux juste rentrer chez moi. Bien sûr, il avait d’autres plans en tête, si seulement il pouvait les déclencher à temps. La vraie création, celle qui m’intéresse, devient à terme indépendante de son créateur. L’évolution et l’expérience emportent le produit loin de son origine, avec un résultat incertain. Érasme, Réflexions sur les biologiques intelligents. Jouant avec les mouvements de marée du Jihad, les vaisseaux de mise à jour d’Omnius continuaient de suivre leurs itinéraires immenses autant que prévisibles entre les Mondes Synchronisés. La nature permanente du suresprit intelligent était l’essence de son extrême vulnérabilité. Agamemnon et ses cymeks savaient très bien où guetter les vaisseaux sur la frange du système de Richèse. Le Général avait laissé Junon sur Bela Tegeuse avec pour mission de convertir de nouveaux fidèles. Après neuf années d’existence, la rébellion s’était enrichie de multiples néo-cymeks qui devaient tout aux trois Titans survivants. ET OMNIUS N’AVAIT PAS PRIS LA MENACE AU SÉRIEUX. Alors qu’ils attendaient en embuscade, Agamemnon et Dante détectèrent en approche un vaisseau de mise à jour au long fuselage noir et argent, en route pour sa prochaine escale. Le capitaine robot suivait la routine sans se préoccuper du conflit en cours. Six vaisseaux néo-cymeks étaient parés à attaque. Toutes les unités de la flotte d’Agamemnon avaient été dotées d’un blindage lourd et d’une artillerie à haut niveau issus des polygones de Bela Tegeuse. Omnius avait ajouté des batteries de défense légère sur les vaisseaux de mise à jour, mais c’était un acte symbolique qui ne pouvait protéger les sphères des attaques cymeks. Agamemnon était certain que ses néo-cymeks allaient capturer sans problème le vaisseau. Ils s’étaient récemment engagés et brûlaient du désir de faire leurs preuves. Beowulf les avait rejoints non sans mal. Il avait été gravement endommagé par l’attaque d’Hécate : son vaisseau avait été pratiquement détruit par un bombardement de sphères kinétiques. Alors qu’il tentait de fuir, des impacts violents avaient touché ses tiges mentales et son cerveau organique avait été partiellement grillé. Plus tard, il avait longuement dérivé dans la ceinture d’astéroïdes de Ginaz avant d’être récupéré par un éclaireur cymek. Ses lésions ne lui permettaient plus de fonctionner au niveau initial et son esprit ne serait plus jamais le même. Dans un élan rare de compassion, le Général des Titans avait accepté que ce cymek mutilé et amoindri participe à l’attaque, même si l’on ne pouvait plus guère compter sur les services de Beowulf. Même si l’assaut contre Zufa Cenva et Aurelius Venport ne s’était pas déroulé comme prévu, Agamemnon savait que les deux cibles humaines étaient mortes... de même qu’Hécate, qui ne viendrait plus se mettre en travers de sa route. Un résultat acceptable, somme toute. Agamemnon se félicitait aussi du nombre d’espions et d’écoutes qu’il avait réussi à répandre dans tous les Mondes de la Ligue. Les gens de Bela Tegeuse, auxquels on avait donné un avant-goût de l’immortalité, s’étaient portés volontaires pour jouer le rôle d’observateurs et d’agents de renseignement, ce qui avait permis aux Titans de se battre plus efficacement sur un double front. Omnius, lui aussi, disposait d’espions humains. Mais il les utilisait avec prudence car il redoutait qu’au contact prolongé de l’humanité ils soient irrémédiablement corrompus – tout comme son fils Vorian. — Général, annonça Dante, nous sommes prêts à faire mouvement sur la cible. BEOWULF ACQUIESÇA LENTEMENT. — IL EST TEMPS D’ÉLIMINER OMNIUS. — EXACT. IL EST TEMPS D’ÉLIMINER OMNIUS. Agamemnon transmit l’ordre d’attaque aux vaisseaux qui attendaient en embuscade. Ils convergèrent alors vers le vaisseau de mise à jour. Agamemnon et Dante observèrent l’opération à distance. Les néo-cymeks avaient ordre d’arrêter et d’aborder le vaisseau de mise à jour. Ils ne devaient lui infliger aucun dommage qui ne soit réparable immédiatement. En quelques tirs précis ils incapacitèrent ses moteurs, coupèrent ses transmissions et il partit à la dérive. Le capitaine allait tenter d’émettre un signal de détresse, mais l’Omnius de Richèse n’en saurait rien. Agamemnon et ses complices s’empareraient de l’unité et plongeraient vers la planète avant que les machines ne se soient aperçues du retard. — Vite ! dit Agamemnon. Nous n’avons guère de temps. Les vaisseaux cymeks abordèrent l’unité de mise à jour. Un néo-cymek tegeusan monta sur la passerelle. Agamemnon le suivit et se dirigea aussitôt vers le poste de pilotage, prêt à écraser n’importe quelle sphère en vue dans ses serres énormes. En entrant dans le cockpit, le néo-cymek eut à peine le temps d’entrevoir le capitaine à la face cuivrée. Il reçut de plein fouet une charge explosive qui fracassa son container, projetant des fragments de cellules cérébrales et des jets d’électrafluide sur la verrière du cockpit. Agamemnon s’avança, colossal, menaçant, et leva les armes de sa cuirasse. Et le capitaine robot l’affronta avec candeur. — Ah, c’est vous, Agamemnon ! Je suppose que j’aurais dû d’abord tirer sur vous. Mais Vorian aurait pu m’en vouloir. Le Général Titan hésita : il venait de reconnaître Seurat, le robot indépendant qui avait eu Vorian comme copilote durant d’innombrables missions. — Bien au contraire, Seurat, lui dit-il. Je pense que mon fils aurait été ravi que vous fassiez pour lui ce travail difficile. SEURAT SIMULA UN GLOUSSEMENT JOYEUX. — Oh non, Agamemnon. Il semble préférer affronter seul ses problèmes et savourer sa victoire. D’autres cymeks avaient investi le bâtiment et s’étaient regroupés derrière le Général des Titans. Tous les capitaines de mise à jour qu’ils avaient abordés avaient été jetés dans l’espace, Seurat pouvait être une exception riche en informations. — Ce robot est notre prisonnier, dit Agamemnon. Je tiens à le débriefer moi-même. SEURAT PROTESTA. — Je ne peux vous laisser prendre la sphère de mise à jour. Mon programme me l’interdit. — Lancez une analyse et vérifiez vos options. Je peux très bien décharger une impulsion et éteindre tous vos systèmes avant de vous dégager du vaisseau. Je peux aussi tirer un projectile et vous détruire. Ou alors, vous me suivez dès à présent en ne souffrant que d’un dommage physique. Il n’existe aucun scénario qui vous permette de préserver la copie d’Omnius. Seurat réfléchit dans le fracas de néo-cymeks qui s’installaient à bord. — Oui, Agamemnon, dit-il enfin, votre évaluation de la situation est correcte. Je préférerais ne pas souffrir de dommages physiques. D’autres options vont peut- être se présenter. — N’Y COMPTEZ PAS. Deux cymeks entraînèrent Seurat vers l’un des vaisseaux, et Agamemnon enfonça la paroi de la cabine où se trouvait la copie d’Omnius. Il s’empara de la sphère argentée et la fracassa en répandant une flaque huileuse et luisante de gel. Par pur plaisir, car ce n’était pas une partie essentielle de son plan. D’autres cymeks fouillaient le vaisseau et des robots en cuirasse spatiale rampaient sur la coque comme de gros insectes métalliques. Ils réparaient les dommages de l’arraisonnement et plantaient de nouvelles pointes de transmission. Le vaisseau devait repartir au plus vite vers Richèse. — Les moteurs sont en état de fonctionner, Général Agamemnon, annonça Dante. Le vaisseau de mise à jour peut reprendre son vol. En mettant à profit leur connaissance des itinéraires prévisibles définis par le suresprit, les rebelles avaient déjà intercepté dix vaisseaux. Ils avaient détruit suffisamment de copies d’Omnius pour que les Mondes Synchronisés commencent à se fragmenter. Les diverses versions d’Omnius, disséminées, ne fonctionnaient plus en coordination. — Installons le nouveau programme et lançons notre dernière arme, dit Agamemnon en s’installant aux commandes à la place de l’ex-capitaine. Le vaisseau avait encore les signaux de passe appropriés et les liens avec l’Omnius de Richèse. Mais lorsqu’il aurait franchi le périmètre de défense, son plan de vol basculerait : il accélérerait en traversant l’atmosphère pour aller s’écraser sur le nexus de la citadelle qui abritait le suresprit. Ensuite, les cymeks investiraient le Monde Synchronisé affaibli. Agamemnon disposait d’ores et déjà d’une force militaire d’envergure prête à frapper et nettoyer Richèse : des vaisseaux de fort tonnage construits sur Bela Tegeuse, appuyés par une armée robotique entièrement refondue et reprogrammée dérobée à Omnius. Dès que le gros de l’armada attaquerait, des maraudeurs cymeks suivraient pour parachever la destruction. Il était possible que des machines pensantes tentent une contre-attaque, mais les sous-stations d’Omnius ne seraient pas en mesure de les unifier à temps. Le général Titan regagna son propre vaisseau, et, sous les yeux des cymeks, le vaisseau de mise à jour trafiqué pénétra dans le plan orbital de Richèse. Bientôt, la planète serait sous la férule des cymeks. Une nouvelle étape dans la reconstruction du Temps des Titans. Et Junon pourrait commencer à convertir les misérables humains désespérés pour en faire de fidèles alliés. Agamemnon se dit qu’il se pourrait aussi que Seurat lui fournisse quelques conseils pour parlementer avec son traître de fils... Vorian. — Soyez prêts pour la prochaine phase. Cette fois, notre victoire ne fait aucun doute. Je me fiche de l’Histoire. Je vais faire ce qu’il faut. Primero Xavier Harkonnen, lettre à Vorian Atréides. Quand ils quittèrent Tlulax, ce fut Xavier qui prit les commandes du vaisseau diplomatique. Il l’avait déjà fait à l’aller et, malgré sa fatigue, il avait insisté pour conserver cette responsabilité. Il affichait un air morne tandis qu’ils montaient vers l’espace, loin au-dessus de la cité de Bandalong. Iblis Ginjo, par contraste, rayonnait, confortablement installé dans le cockpit. Il observait l’immense échiquier des avenues et des places, les immeubles de métal et de verre scintillants. Il eut un regard ému pour les collines où se nichaient les fermes d’organes. Cinq sergents de la Jipol ne quittaient pas Xavier de l’œil, mais le vieux Primero restait indifférent, presque inerte. Il ne souhaitait qu’une chose : rentrer au plus vite. Il doutait pourtant qu’Iblis le laisse regagner Salusa Secundus vivant. Le Grand Patriarche ne pouvait se permettre de courir le risque que ses scandaleuses activités clandestines soient dévoilées, tout particulièrement son implication dans les fermes d’organes et la mystification du martyre de Serena. Les agents de la Jipol allaient simuler un accident au cours duquel il trouverait la mort, et ils débarqueraient à Zimia en feignant la consternation et le chagrin. Ensuite, Iblis mettrait à exécution ses plans pour la destruction de Caladan, capturerait d’autres prisonniers condamnés à la dissection et déchaînerait la colère du peuple en accusant les ignobles machines pensantes de ce nouveau méfait. — J’ai toujours agi dans l’intérêt du Jihad, déclara Iblis d’un ton conciliant. Pensez à notre force nouvelle, Primero. La fin justifie les moyens, ne l’avez-vous pas dit vous-même ? — Nous pourrions tous le dire. Vorian, Serena et moi. Cette guerre est incroyablement longue. Elle nous a conduits à des actes dont nous ne sommes pas fiers. — Serena aurait été fière de nos initiatives. Nous devons rester fidèles à sa vision. C’est le moins que nous devons à sa mémoire. Xavier acquiesça d’un air las. Il devait absolument amener le Grand Patriarche à croire qu’il ne représentait aucune menace, qu’il ne se lancerait dans aucune action inconsidérée. Mais il devait aussi empêcher ce personnage corrompu de reprendre le pouvoir. Il fallait faire quelque chose, à tout prix, avant qu’il ne soit trop tard. Il avait d’ores et déjà donné des instructions secrètes au jeune Quinto Paolo. Le vaisseau diplomatique était équipé de moteurs interstellaires conventionnels et il lui faudrait des semaines pour rallier le système de Salusa. En cas d’urgence, un éclaireur kindjal, stationné dans le hangar inférieur, avait été, lui, équipé de nouveaux moteurs Holtzman dans les chantiers de Kolhar. Bien sûr, le risque de disparaître dans l’espace plissé restait immense, mais la vitesse était un facteur primordial et ils n’avaient pas le choix. Le Quinto Paolo avait accepté cette périlleuse mission. Dès qu’ils furent au large de Tlulax, Xavier manœuvra lentement et précautionneusement, comme s’il s’alignait sur un vecteur précis pour franchir le vaste golfe de l’espace. C’est alors que des voyants clignotèrent sur la console. Ainsi qu’il l’avait espéré. IBLIS LES REPÉRA AUSSITÔT. — C’EST QUOI ? XAVIER FIT SEMBLANT D’ÊTRE PERTURBÉ. — On dirait que l’écoutille du hangar vient de s’ouvrir. Mmm... Peut-être un dysfonctionnement ? Les sergents de la Jipol avaient l’air surpris et menaçant. IBLIS DEVINA TRÈS VITE LA RUSE. — Votre adjudant ! Quelle mission lui avez-vous donnée ? Xavier ne quittait pas des yeux les écrans. Il ne jouait plus la comédie. — Il est prêt à lancer un kindjal spatio-plisseur. Je ne crois pas que vos hommes auront le temps de l’arrêter. — Allez ! Vite ! lança Iblis à ses sbires. Il ne faut pas que ce chasseur quitte le bord. Ramenez-moi Paolo sur-le-champ ! A la seconde où les agents de la Jipol s’engageaient dans la coursive, le Quinto était déjà en route. Xavier se félicita : le timing avait été parfait. Iblis et ses hommes s’étaient focalisés sur le vieux Primero en oubliant le jeune sous-officier. Et ils n’avaient pas pensé un instant que Xavier allait réagir aussi vite, avant même qu’ils soient dans l’espace profond. — J’ignore ce que vous espérez que votre homme accomplisse, dit Iblis avec une expression dédaigneuse. À qui peut-il s’adresser ? Qui le croira ? Je contrôle tous les moyens d’information de la Ligue. Le peuple a foi en moi, et je peux donc dénoncer votre adjudant aussi bien que vous, Primero. Où pourra-t-il donc aller ? En souriant, Xavier se laissa aller dans le fauteuil de pilotage et frappa sur une touche. La porte blindée se referma en sifflant et il se retrouva seul avec Iblis. Le Grand Patriarche se retourna, interdit, et Xavier en profita pour incapaciter le mécanisme. La porte ne s’ouvrirait plus, du moins elle ne serait plus manœuvrable par les systèmes ou les outils du bord. Son adversaire était échec et mat. Il se dit que Vorian, vieux joueur, aurait été fier de lui en cet instant. Le vaisseau diplomatique était toujours dans le champ du système de Thalim, mais Paolo était loin, quelque part entre les étoiles. Il avait plongé dans l’espace plissé et, pour l’instant, il était hors d’atteinte. Iblis martela brièvement la porte blindée, mais il savait que c’était en vain. Il se tourna vers Xavier avec un regard noir. — J’avais espéré que vous ne vous montreriez pas aussi stupide, Primero. Je croyais que vous aviez compris ma position. — Je sais bien des choses sur vous, Iblis. Les fermes d’organes n’en sont qu’une parmi les crimes et les trahisons innommables que vous avez commis. Il pianota sur le clavier et verrouilla la trajectoire du vaisseau avant de neutraliser toute la console, rendant le central de commandes inaccessible. Désormais, Iblis ne pourrait l’arrêter. — QU’EST-CE QUE VOUS FAITES ? Le vaisseau décrivit une courbe en direction de Tlulax et se dirigea tout droit vers le cœur incandescent de l’étoile centrale, Thalim. Très vite, la lumière éblouissante pénétra dans le cockpit, projetant des ombres courtes et denses. — Je sais ce que vous avez commis comme abominations sur les colonies de Chusuk, Rhisso et Balut. Les machines pensantes ne les ont jamais attaquées, n’est-ce pas ? — Vous n’avez aucune preuve, grinça Iblis d’un ton glacé. — Intéressante réponse – que jamais un homme innocent ne saurait formuler. Le vaisseau était lancé en accélération automatique, et Iblis se jeta en vacillant sur la console, repoussant Xavier. Mais les commandes ne répondaient plus et il jura. — Je sais aussi que vous visiez les innocents pêcheurs de Caladan, poursuivit Xavier. Des donneurs d’organes tout frais et un autre moyen de rameuter la Ligue. On ne lisait sur le visage carré d’Iblis que la volonté buttée de se justifier. — Serena Butler aurait compris. Elle savait que le peuple avait perdu sa volonté de vaincre. Il est devenu paresseux, il n’a plus envie de combattre. Mon Dieu, quand on pense que les gens ont pu accepter les propositions de cessez-le-feu des Cogitors ! Jamais plus cela ne se reproduira. — J’en conviens. Mais pas au prix que vous avez en tête. Les gardes de la Jipol cognaient frénétiquement sur la porte. Iblis tenta de déclencher une commande d’urgence sur le panneau latéral, mais la porte ne bougea pas. — LAISSEZ-LES ENTRER, BON SANG ! Xavier se rencogna tranquillement devant la console et se concentra sur l’image ardente de Thalim vers laquelle le vaisseau plongeait. — Serena a su voir la nécessité du sacrifice. Le temps venu, elle a fait cela elle-même. Elle n’a demandé à personne d’être une victime de substitution. Mais vous, Iblis, vous êtes un homme égoïste assoiffé de pouvoir. — JE NE SAIS PAS CE QUE VOUS... — Plutôt que de risquer votre précieuse existence, vous avez choisi les victimes les plus vulnérables. Vous avez massacré les populations de Chusuk, Rhisso et Balut au nom de votre ambition. — Si vous tentez de dénoncer mes prétendus crimes, vous ne pourrez jamais étayer vos accusations. (Iblis le saisit par les épaules pour l’arracher à son siège et Xavier ne se débattit pas.) Écoutez, vieil homme, personne ne vous entendra. J’ai renforcé mon pouvoir. Je suis inamovible. Xavier se redressa en brossant lentement son uniforme. — Je sais. C’est pour cette raison que je ne peux laisser les politiciens s’occuper de cette affaire. Vous et votre laquais Yorek Thurr ne feriez que manipuler l’évidence et vous échapperiez au châtiment. Dommage qu’il ne soit pas ici. Par contre, j’agis en tant qu’officier militaire dans l’intérêt du Jihad – ce que j’ai toujours fait. J’ai pris la décision d’éliminer un ennemi du champ de bataille. En cet instant, vous, Iblis Ginjo, vous êtes le plus grand ennemi de l’humanité. IL SOURIT. Le vaisseau abordait la troposphère de Thalim, happé par la gravité de la géante rouge. Iblis continuait de se battre avec les commandes en jurant, en cognant en vain sur les touches. Finalement, à bout, il sortit un couteau et le pointa sur Xavier. — FAITES DEMI-TOUR, PROFÉRA-T-IL. — J’ai effacé tous les systèmes de navigation. Désormais, rien dans l’univers ne peut modifier notre trajectoire. — Mais vous ne pouvez pas faire ça ! s’écria Iblis. — C’est assez simple, en fait. Regardez le soleil. Vous voyez bien qu’il est de plus en plus éblouissant, non ?... — NON ! Les agents de la Jipol continuaient de tambouriner sur la porte du cockpit, sans succès. Et le vaisseau basculait vers les spirales de feu, les archipels de flammèches dorées, les averses de mercure liquide de la couronne. — Avant tout, Iblis, reprit Xavier, je sais que c’est vous qui avez convaincu Serena de se sacrifier. Vous avez pris la vie de cette femme merveilleuse. — C’est elle qui l’a voulu ! Elle ne voulait pas que les Cogitors aboutissent dans leur projet. Elle est partie pour Corrin offrir sa vie au Jihad. C’était la seule solution. Elle a voulu elle-même payer le prix. — Pas de la façon dont vous l’avez arrangé. Mais je vais lui poser moi-même la question avant peu. Le vaisseau rebondit violemment sur les courants de l’étoile, roula dans le ressac puissant de l’ionosphère et se mit à vibrer sans dévier de sa course. Il plongeait maintenant comme un caillou ardent vers l’atmosphère de nuages de gaz iridescents, dans la sphère tumultueuse de Thalim. Et le visage d’Iblis n’était plus qu’un masque creusé de ruisselets de sueur, la bouche déformée par la terreur. Xavier, lui, pensait à sa vie, sa famille, à tout ce qu’il avait fait ou raté. Peu lui importaient les légendes qu’il allait laisser derrière lui. Il espérait que le Quinto Paolo réussirait sa mission et que Vorian Atréides comprendrait. Il ne voulait rien de plus. Il accomplissait cet acte sans esprit de vengeance. Sans Iblis Ginjo, la Jipol et les Tlulaxa, les mondes libres seraient libérés des plans mauvais qui avaient été ourdis contre eux. Les colonies seraient à l’abri, et surtout Caladan... Et les victimes potentielles de la cupidité cruelle d’Iblis. Le Grand Patriarche se répandait en dénégations fiévreuses, haletantes. Inutiles. Le vaisseau perça la photosphère bouillonnante et une lumière fluide et multicolore se répandit dans le cockpit. Le métal et le cristoplass commençaient à fondre. La chaleur était maintenant suffocante. Tous les systèmes avaient grillé et les soutiens thermiques venaient de succomber. Xavier avait l’impression de respirer du feu. Il ferma les yeux, mais trop tard : ses nerfs optiques s’embrasaient. Il se dit dans la dernière seconde qu’il allait malheureusement périr sur le même bûcher solaire qu’Iblis Ginjo. Le vaisseau s’abattit dans la fournaise, accompagné du cri déchirant du Grand Patriarche. Le timing est essentiel, surtout lorsqu’il s’agit de préserver l’élément de surprise. Vorian Atréides, Mémoires sans honte. Norma Cenva avait vu s’ériger toute une ville issue de son imagination au fur et à mesure que les vaisseaux plisseurs d’espace sortaient des chantiers, modifiés ou construits sur plan. Stimulés par le financement de la Ligue, le Jihad et la nouvelle puissance militaire, les chantiers de Kolhar fonctionnaient au maximum de leur potentiel. Et le rêve de Norma devenait réalité. Les installations se déployaient sur plus de mille kilomètres dans toutes les directions sur un terrain qui couvrait une surface énorme des ex-marécages des plaines de Kolhar. Les unités de construction étaient reliées par des trains à suspenseurs et des capsules à haute vitesse qui circulaient sur des rails invisibles. Mais elle ne s’était jamais sentie aussi vide, perdue. Elle était avec son fils Adrien, qui avait maintenant huit ans, dans l’ombre des grands vaisseaux, et les larmes ruisselaient sur son visage adorable. Un officier du Jihad veillait sur elle, mal à l’aise. Il avait été porteur de la triste nouvelle. Ma vision me l’avait montré. Je savais que je ne reverrais jamais Aurelius. Elle avait besoin de mettre de côté ses soucis personnels. Il était un peu tard pour regretter les rares moments qu’elle avait passés avec son mari et toutes les années qu’elle avait perdues en vouant sa vie à la guerre. Elle avait encore du travail devant elle avec les problèmes de navigation dans l’espace plissé. Sinon, d’autres Jihadi, d’autres mercenaires périraient. Il faut que ma grande vision se réalise. Jusqu’alors, trente-sept bâtiments spatio-plisseurs avaient été reconvertis ou reconstruits. Trente-trois autres étaient en construction. Ils seraient lancés sous peu. Les édifices géants noirs étaient drapés dans des bannières or et argent de la Ligue sous la jungle des barges flottantes et des échafaudages qui couronnaient chaque unité. Les autorités militaires avaient désormais englobé l’ensemble de la flotte VenKee mais elles autorisaient encore les Entreprises à expédier des marchandises à un volume régulier. Par chance, depuis quelque temps il n’y avait pas eu de catastrophe, mais ce n’était qu’une question de temps. De nombreux transferts étaient arrivés à bon terme et avaient permis à VenKee d’engranger des sommes conséquentes... tout en livrant des quantités appréciables de Mélange aux nobles qui étaient devenus dépendants de leur épice quotidienne. Face à la demande accrue des parlementaires, il était probable que l’Armée du Jihad alloue à VenKee un certain nombre de cargos pour satisfaire aux « besoins urgents ». En attendant, Norma expédiait des dizaines de vaisseaux lents pour combler les nécessités commerciales. Grâce aux concessions négociées par Aurelius, VenKee survivrait. Et pourrait même se développer à nouveau. Avec de la chance... Norma essuya ses larmes, qui furent remplacées par d’autres... Elle avait toujours su se plonger dans son travail en échappant aux interactions mesquines du monde, aux conflits personnels, au travail et à la politique. Mais, à présent, même si son esprit imaginatif pouvait entrevoir des voyages dans un univers totalement déployé, elle ne pouvait se soustraire à la terrible réalité de sa vie. — L’enquête de la Ligue apporte la preuve de l’impact d’un astéroïde sur Ginaz, déclara un officier d’un ton lugubre. (Norma ne savait même pas son nom.) Il y a eu des dizaines de milliers de victimes dans l’archipel, pour la plupart de brillants mercenaires. Je ne pense pas qu’on puisse espérer savoir ce qui s’est réellement passé. Elle ne doutait pas de ces nouvelles. Le vent froid qui soufflait de la plaine joua dans les cheveux de l’officier. — Nous avons trouvé des preuves d’une attaque concertée des cymeks à partir du champ d’astéroïdes. Norma refoula ses émotions en secouant la tête. Deux êtres qui lui étaient chers avaient disparu. Ses enfants étaient trop petits pour comprendre, à l’exception d’Adrien. Silencieux, il observait sa mère. En le regardant, elle vit Aurelius, très jeune, plus gracile. Une autre vague de chagrin monta en elle. — Nous devons travailler plus dur encore maintenant, dit-elle. Adrien, toi et moi, nous avons l’héritage de ton père. — Je sais, Mère. Les grands vaisseaux, répliqua le petit garçon en passant les bras autour de sa taille. Il avait un potentiel brillant et avait sans doute hérité le sens des affaires de son père. NORMA HOCHA LA TÊTE. — Tu sais, nous allons constituer une puissante société de commerce pour exploiter ces vaisseaux. Il faut que nous pensions à l’avenir. Dans mes rêves, j’entends le murmure des océans de Caladan, jadis, des souvenirs fantômes qui me rappellent là-bas. Caladan est loin, bien loin du Jihad. Primero Vorian Atréides, notes privées. Blessé, diminué après la mort de Serena, Vorian Atréides retourna sur Caladan. Il n’était nanti d’aucune mission et n’avait que des raisons personnelles. Il y avait longtemps, si longtemps, il avait laissé Serena lui échapper et il ne voulait pas répéter cette erreur, ce drame. Il avait trouvé une femme qu’il voulait garder, une femme précieuse à son cœur. Leronica. Pourquoi ne pas tourner le dos au Jihad et laisser les autres se battre ? Il avait été sur tous les champs de bataille depuis quarante années... Est-ce que ça ne suffisait pas ? Surtout maintenant, avec une humanité déchaînée qui ne cherchait plus qu’à venger sa Prêtresse. Sur Caladan, avec Leronica, il pourrait tout oublier pour un temps. Bien sûr, il ne ferait qu’oublier momentanément ses souvenirs, ce serait un apaisement. Et puis, après, il le savait, il repartirait vers la guerre... comme toujours. Leronica aurait bientôt quarante ans et ses jumeaux dix – mais Vorian avait encore vingt et un ans, l’âge auquel son père Agamemnon lui avait douloureusement infligé le traitement de semi-immortalité. Dans quelques années, Leronica serait assez âgée pour être sa mère, peu lui importait. Jamais il ne s’était soucié de ce problème. Il espérait seulement qu’elle ne s’en inquiéterait pas. Quand il arriva dans la taverne, Leronica parut surprise de le voir si vite de retour. Elle courut vers lui, puis recula en lisant le chagrin et la détresse dans son regard. Il avait changé. Il ne riait pas, il ne l’avait pas invitée à danser joyeusement. Il la prit tout simplement entre ses bras avec douceur, avec tendresse, en silence. Puis il lui souffla au creux de l’oreille : — Je te dirai plus tard, Leronica... mais pas maintenant. — Prends tout le temps qu’il te faut. Tu es toujours le bienvenu ici. Reste avec moi, si ça te plaît. Dans les jours suivants, Vorian passa de longues heures près des docks, comme hypnotisé par l’océan paisible. Parfois, Leronica le rejoignait, s’asseyait près de lui un moment avant de retourner à la taverne en le laissant seul réfléchir aux chemins étranges qu’il avait suivis durant son existence. Un jour, un pêcheur le prit à bord de son bateau, et il s’aperçut qu’il aimait ce travail rude et honnête, tout comme il appréciait de manger le poisson qu’il avait pris lui-même. Les jumeaux, Estes et Kagin, ne connaissaient pas la vérité, pourtant ils s’étaient pris d’affection pour lui. Vorian avait le cœur gros en se souvenant de tout ce que Xavier lui avait raconté sur Octa et ses enfants, des choses que Vorian n’avait jamais su comprendre, jusqu’à aujourd’hui. Un soir, alors qu’ils se promenaient sur les rochers, il dit à Leronica : — Tu aurais dû te remarier. Tu mérites d’être heureuse, et tes enfants aussi. J’ai rencontré un certain nombre d’hommes qui auraient fait d’excellents candidats. ELLE HAUSSA LES SOURCILS. — Je suis veuve depuis un peu plus d’un an. Tu te plains que je sois encore disponible ? — Je ne me plains pas, je suis juste incrédule. Est-ce que tous ces villageois et ces pêcheurs sont aveugles ? — Oui, beaucoup. (Elle eut un sourire taquin et mit les mains sur ses hanches.) Et puis, ce n’est pas vraiment à toi de m’apprendre comment vivre ma vie. J’attendrai aussi longtemps qu’il le faudra... jusqu’à ce qu’il y en ait un qui me tape dans l’œil. (Elle se haussa sur la pointe des pieds pour l’embrasser.) Grâce à tes lettres et à toutes les aventures exotiques que tu m’as racontées, tous les mondes magnifiques où tu es allé, j’en connais beaucoup plus sur l’univers. Caladan est une jolie planète, mais tu m’as donné un avant-goût de ces étoiles que je ne peux atteindre. Elle regardait les eaux tranquilles sans les voir, avec nostalgie. — Cette existence me pèse un peu, je crois. J’aimerais que mes fils aient une vie différente. Quand je pense à la Ligue des Nobles, aux cités de Salusa Secundus et de Giedi Prime, je les imagine sénateurs, docteurs, ou même artistes, ou encore nobles mécènes. Ici, ils ne seront jamais que pêcheurs. Je ne veux pas qu’ils se contentent d’ambitions réduites. Même dans ce lieu de solitude et de paix, Vorian ne pouvait échapper au Jihad. L’humanité tout entière avait été embrasée par le martyre de Serena, et les cymeks rebelles – dirigés par son propre père, Agamemnon – avaient porté des coups majeurs contre Omnius. Vorian sentait qu’il suffirait d’une action concertée de l’Armée du Jihad pour écraser les ordinateurs. Mais il restait un combat difficile à livrer... Le messager du Jihad qui débarqua sur Caladan savait exactement où trouver Vorian : le Primero n’avait plus rien à cacher. Vorian vit l’homme qui approchait en courant sur la plage et il se sentit mal à l’aise. Le visage rouge du Quinto Paolo en disait long sur l’importance vitale de sa mission. Il trouva Vorian assis sur un rocher, écoutant la mélodie de la marée montante : le chant des grandes murmurènes. — Primero Atréides ! Je suis porteur d’un message privé urgent du Primero Harkonnen. Leronica s’écarta pour laisser les deux hommes seuls. — Je retourne à la taverne. Je vous laisse discuter de vos secrets militaires... VORIAN LUI SAISIT LE POIGNET. — JE N’AI PAS DE SECRET POUR TOI. IL SE TOURNA VERS LE QUINTO ENCORE HALETANT. — J’arrive de Tlulax. Le Primero m’a dépêché en mission urgente. Il m’a ordonné de ne pas regagner Zimia ni de confier ce message à quiconque dans l’Armée du Jihad. Il craint que ses paroles ne soient transformées. Il m’a dit que je vous trouverais sur Caladan, avec mademoiselle. Le cœur de Vorian s’accéléra : il savait que Xavier n’aurait pas contourné à la légère le protocole. — Le Primero m’a dit : « C’est trop important pour que mon excellent ami Vorian ne sache la vérité. » Le Quinto tendit un paquet plat, scellé, à Vorian. Il s’efforçait de se tenir au garde-à-vous et de respirer calmement, mais tout son corps semblait roide. Ce respect du protocole était capital pour Xavier, mais Vorian ne voulait qu’une chose en cet instant : connaître le contenu du message. — FINISSONS-EN, QUINTO. QUE DIT-IL ? PAOLO RÉPONDIT, LA GORGE NOUÉE : — Il a écrit cela devant moi, et il me l’a confié pour vous l’apporter avant que la Jipol du Grand Patriarche puisse m’arrêter. Je me suis enfui. À présent, je crains pour la vie du Primero. Je... je n’aurais pas dû le laisser, mais il m’avait donné un ordre. Vorian déchira le paquet. Bizarrement, il n’y avait pas de sceau de sécurité et le message n’était pas encrypté. C’était une simple note. Plus tard, en y repensant, il se dit que Xavier avait dû être dans une angoisse intense. Il déchiffra les mots dans la brise de mer qui faisait flotter le papier : la trahison des Tlulax, les fermes d’organes, les attaques simulées des machines sur Chusuk, Rhisso et Balut, qui étaient le fait de la police secrète d’Iblis Ginjo. Les massacres d’humains, la récupération des organes. Le tout désignant Omnius comme le grand coupable. Et le raid prévu sur Caladan. Ici ! Il se rappelait l’abattoir qu’il avait vu sur Chusuk, en contraste abominable avec la beauté pure du monde océanique. — IBLIS, IMMONDE ORDURE ! Son souffle s’accéléra en pensant à ce qu’il allait faire du Grand Patriarche dès qu’il serait à portée de main. Il continua : Xavier lui décrivait ce qu’il comptait faire, comment il allait supprimer l’élément empoisonné qu’était Iblis Ginjo en dernier acte héroïque. Le vétéran Primero ne doutait pas de ce que penserait le peuple ensuite – qu’il avait été un traître, un fanatique, le meurtrier de leur Grand Patriarche bien-aimé – mais Xavier ne se préoccupait guère de cette disgrâce posthume. Ni même de la gloire, au cas où la vérité viendrait à éclater. Meurtrier ? Tout comme Xavier, Vorian découvrait avec écœurement l’énorme machine de trahison et de duperie conçue par Iblis Ginjo... Tout un dispositif de police secrète et de fanatiques voué à maintenir l’illusion de la Prêtresse Serena Butler et de son dévoué Grand Patriarche... TIMIDEMENT, LE QUINTO PAOLO S’ÉCLAIRCIT LA GORGE. — Le Primero a lancé son vaisseau dans le soleil, et il a entraîné le Grand Patriarche dans sa mort. Vorian prit conscience de tout ce que cela impliquait, et des pièges qu’il pourrait rencontrer. Rien n’était vrai ou juste, et la réalité n’était plus faite de noir et de blanc comme Xavier avait toujours pensé qu’elle devait être. Iblis avait passé des décennies à ourdir des complots, à monter des réseaux au sein de la Ligue des Nobles, et ils n’allaient pas être faciles à neutraliser. Plus grave, si la vérité venait à être connue du plus grand nombre, aussi terrible qu’elle soit, le scandale qui en résulterait briserait l’impulsion donnée à la croisade contre les machines par le martyre de Serena. Ses disciples seraient amenés à se battre entre eux plutôt que contre Omnius. Vorian serra les poings. Il ne pouvait faire cela au nom de sa mémoire, et il resterait le seul détenteur de la vérité. Il espérait que son ami comprendrait, où qu’il soit. AU MOINS, IBLIS GINJO AVAIT DISPARU. Un autre problème subsistait : comment agir avec les Tlulaxa, ces ignobles criminels. Même si le Grand Patriarche était mort, ses collaborateurs secrets étaient encore en vie. Vorian devait révéler à tous ce que les fermes d’organes étaient réellement, il devait jeter la disgrâce sur les Tlulaxa, les conduire à la ruine. Oui, ils seraient des boucs émissaires parfaits, mais ils le méritaient. Dès que le public apprendrait l’horrible trafic, il ne ressentirait plus que du dégoût pour les marchands de chair. Les fermes d’organes seraient détruites et les esclaves qui avaient servi de réserves vivantes, de bétail à découper, seraient libérés... d’une façon ou d’une autre. Vorian sentait le poids énorme de sa nouvelle responsabilité peser sur ses épaules. Il était tout à coup le nexus entre le passé et l’histoire future. Et, tout comme son ami, il ne cherchait pas plus la gloire que les reproches. Leronica était là. Elle regardait l’horizon avec une expression de détresse et d’inquiétude. — Vorian, je ne peux te retenir ici. Va et fais ce que tu dois faire d’urgence. (Il devina des larmes au coin de ses grands yeux bruns, même si elle cherchait à les cacher.) Reviens quand tu le voudras. Le Quinto, à l’écart, semblait impatient de se retirer, comme s’il se sentait perdu en l’absence d’ordres précis. Vorian se préoccupait avant tout de cette femme qui était devenue le centre de ses émotions. Il lui prit le menton. — J’ai beaucoup réfléchi, tu sais. Désormais, il faut que je sois autant un être humain qu’un soldat. Je... je veux que tu m’accompagnes. La surprise et le plaisir transformèrent son visage. Soudain, elle eut dix ans de moins. — Je ne suis qu’une pauvre fille de Caladan. Je n’ai pas le droit d’être la compagne d’un grand Primero... TENDREMENT, IL POSA SES DOIGTS SUR SA BOUCHE. — Tu es mon seul amour, et la mère de nos fils. Il hésita, attendant qu’elle nie ce qu’ils savaient tous deux. Chaque fois qu’il regardait Estes et Kagin, il n’avait pas l’ombre d’un doute. — Je veux qu’ils se souviennent de Kalem comme de leur père. Il a sacrifié sa vie pour eux et je ne veux pas ternir le souvenir qu’ils ont d’un homme qu’ils ont connu durant une grande partie de leur vie. — Je n’ai jamais espéré ça. Kalem Vazz a fait ce que j’aurais dû faire moi. Il les a élevés, leur a donné le sens de la morale et de l’éthique du travail. Il était là, et je n’y étais pas. — Ce qui ne signifie pas que tu ne peux pas commencer maintenant, dit Leronica, le souffle court, laissant enfin couler ses larmes. IL HOCHA LA TÊTE. — Nous élèverons nos fils dans la Ligue des Nobles, et ils profiteront de tout ce que la civilisation leur offre. (Il se rapprocha d’elle.) J’ai toute une galaxie à te faire visiter. La nuit est un trou dans hier, et un tunnel vers demain. Poésie du Feu zensunni. Dix ans auparavant, Marha, Jadar et les condisciples de la vision de Selim avaient abandonné leur ancien repaire pour effectuer leur pèlerinage dans le bled, loin des chasseurs hors-monde et des traîtres de la tribu du Naib Dharta. En ce jour fatal, Marha – après avoir escaladé le Rocher de l’Aiguille – avait assisté à la fin tragique de son époux. Mais cet événement marquait le début d’une époque nouvelle, car le grand Chevaucheur de Ver avait été absorbé dans le corps magnifique et segmenté de Dieu. Depuis dix ans, ils avaient progressé dans le sens du rêve et de la mission de Selim. L’incroyable nouvelle du destin du chef des hors-la-loi s’était propagée dans toutes les tribus d’Arrakis, et des centaines de candidats s’étaient mis en marche pour chercher le repaire des hommes libres du désert et se joindre à la cause des Chevaucheurs. Les dunes et les grottes de pierre de la planète formaient un abri et non une prison. Dans les dédales semi-obscurs des grottes, les Chevaucheurs et les hors- la-loi avaient rencontré de plus en plus de runes muadru gravées dans la pierre. Ces symboles rappelaient à Ishmaël les anciens textes indéchiffrables que son grand- père avait conservés avec ses parchemins de Sutras dans sa cabane d’Harmonthep. Il ignorait comment les interpréter, mais il était convaincu qu’il s’agissait de messages d’espoir et de solidarité. Durant leur première année sur ce monde, les réfugiés de Poritrin avaient appris à vivre avec les indigènes, à travailler avec eux au coude à coude, à assumer les tâches quotidiennes nécessaires à la survie. Les plus affaiblis avaient retrouvé leur force et nul ne se plaignait. Après leur vie précédente sous le joug de maîtres capricieux et cruels qui auraient pu faire souffrir des machines, les ex-esclaves se sentaient plus forts et résistants. Ishmaël était installé sur un surplomb qui dominait une étendue de sable où jamais on ne pourrait voir les traces des esclavagistes. L’aube était lumineuse et douce. Marha lui avait dit que c’avait été l’heure préférée de Selim le Chevaucheur de Ver. Chamal, la fille d’Ishmaël, avait maintenant vingt- six ans. Elle était belle, vaillante, forte et pleine d’espoir. Elle s’était remariée, dans la tradition du peuple rude du désert, et avait donné le jour à trois enfants. Elle gardait Rafel au fond de son cœur, mais chacun des réfugiés du groupe d’Ishmaël avait perdu un ou plusieurs des siens, sur Poritrin ou ici, sur Arrakis. Ils étaient voués à aller de l’avant, car ils savaient maintenant que ce monde était leur maison. À jamais. La belle Marha rejoignit Ishmaël et promena son regard de silex sur l’étendue de sable. Il lui sourit et ils restèrent immobiles l’un contre l’autre. El’hiim, le fils de Selim, avait à présent dix ans et c’était un garçon robuste à la belle stature... Qui avait fini par apprendre à se montrer plus prudent en explorant les crevasses qu’affectionnaient les scorpions noirs et les araignées. Moins d’un an après l’arrivée des réfugiés, Marha avait révélé qu’elle avait porté son choix sur Ishmaël pour succéder à Selim. Elle avait un fils intelligent et vaillant et, selon les coutumes et les nécessités de la vie de nomade, les gens d’Arrakis ne frappaient pas d’ostracisme les femmes qui avaient perdu leur mari, ou les enfants orphelins de leur père. Dans la caverne paisible, elle l’avait regardé en levant le menton avec la dignité presque hautaine d’une princesse du désert, et la cicatrice en croissant sur son sourcil gauche semblait encore plus pâle dans la pénombre. — J’ai été la femme du Chevaucheur. Après que Shai-Hulud eut dévoré mon époux et le néfaste Naib Dharta, mon choix aurait dû se porter sur Jafar comme nouveau compagnon, car il était le second de Selim. Mais... (elle avait brièvement détourné le regard avant de revenir à Ishmaël). Jafar révère la mémoire de Selim et il vit dans son ombre. Il ne l’a pas dit pourtant mais... j’ai senti qu’il considérerait comme une sorte de sacrilège de me prendre pour femme. Les autres hommes eux aussi révèrent Selim, ils le considèrent comme leur prophète. Ils honorent sa mémoire, les traditions qu’il a établies, et ils me traitent comme une sorte de déesse intouchable. (Elle lui effleura le bras.) Ishmaël, une femme ne peut vivre ainsi. IL S’ÉTAIT TOURNÉ VERS ELLE. — Et parce que je suis relativement étranger, tu crois que je ne suis pas choqué par de telles perspectives ? — Pour les tiens, tu es un chef, un homme qui impose le respect, qui sait se montrer juste et ferme et qui ne cache pas ses convictions. Tu es un roc, et non pas une dune douce qui se refait à chaque changement de vent. IL PLISSA LE FRONT. — Tu me demandes d’oublier mon autre femme ? MARHA SECOUA LA TÊTE. — Je ne te demande pas d’oublier qui que ce soit. Pas plus que je n’oublierai mon mari. Nous avons chacun notre passé, Ishmaël... et notre avenir. Ensemble, nous serons plus forts. Il avait d’abord été effrayé par sa déclaration, mais il avait su entendre aussi la vérité dans ses paroles. — TU M’AS CONFIÉ UN LOURD FARDEAU. Elle était tout contre lui et, en cet instant, il était fasciné par sa beauté mais aussi par son intelligence et son instinct aigu. Elle avait alors haussé les épaules avant de déposer un baiser sur sa joue rugueuse. — NOUS AVONS CHACUN NOTRE FARDEAU, NON ?... Et c’est ainsi qu’ils s’étaient mariés et qu’ils avaient ensemble dirigé la bande de hors-la-loi qui continuait à harceler ceux qui avaient déclenché l’hémorragie de l’épice sur Arrakis. Des hors-la-loi qui avaient fait le serment de défendre Shai-Hulud et d’arrêter l’effusion de Mélange. Ishmaël avait convoqué tous les siens près de l’ouverture de la grotte centrale. Il promena son regard sur ces gens qui l’avaient suivi sur des distances inimaginables, et sur ceux qui l’avaient accepté comme le successeur de Selim le Chevaucheur de Ver. Derrière lui, le désert se réchauffait déjà sous les premiers feux du soleil. Selim avait eu de nombreuses visions, des images venues de l’avenir alors qu’il était en harmonie avec Shai-Hulud dans le torrent de Mélange qui avait envahi son esprit. Mais Ishmaël ne disposait pas d’une source fiable pour le guider dans ses décisions. Il devait encore étudier les Sutras du Coran et toutes les saintes écritures en espérant définir la volonté de Dieu. Quelquefois, aux heures les plus sombres de la nuit, il trouvait le temps de sortir pour observer le désert comme s’il allait lui offrir les images de l’avenir, quelque part... C’était l’heure où le soleil se répandait lentement sur la falaise, où il se diffusait comme de l’or en fusion dans les crevasses et sur les arêtes rêches. L’heure où Ishmaël aimait respirer l’air sec et acre des dunes, savourer le goût du silex. Pour lui, Arrakis était plus inhospitalière que Poritrin ou même Harmonthep, mais c’était son nouveau monde à lui, où il pourrait vivre loin des esclavagistes et des machines, et même loin des Nobles de la Ligue. Il se retourna avec un sourire et regarda tous les siens, droit dans les yeux. — Nous pourrons vivre ici ainsi que nous l’avons choisi, nous y aurons une vie nouvelle, un avenir. Jamais plus nous ne serons des esclaves ! Il soupira dans un immense élan de fierté et ajouta : — A partir de ce jour nous nous appellerons les Fremen ! Les Hommes Libres d’Arrakis !