BRIAN HERBERT & KEVIN J. ANDERSON DUNE La Maison Harkonnen La découverte est dangereuse mais la vie aussi. Un homme qui se refuse à prendre des risques est condamné à ne jamais apprendre, à ne jamais croître, à ne jamais vivre. Pardot KYNES, Planétologiste, Premier livre d’Arrakis, écrit pour son fils Liet. Lorsque la tempête de sable hurlante arriva du sud, Pardot Kynes se préoccupait plus de lire ses relevés météorologiques que de chercher un abri. Son fils Liet n’avait que douze ans mais il avait grandi dans l’âpreté du désert. Il leva un regard appréciateur sur l’ancienne capsule météo qu’ils avaient trouvée dans la station d’essai botanique abandonnée. Il était persuadé que la machine fonctionnerait. Il se tourna de nouveau vers la mer des dunes, face à la tempête. — Le vent du démon sur le désert ouvert. Hulasikali Wala. — Une tempête Coriolis, corrigea Kynes, en employant le terme scientifique au lieu du nom Fremen. Les vents des plaines ouvertes sont amplifiés par la rotation de la planète. Les bourrasques peuvent atteindre sept cents kilomètres à l’heure. Tout en écoutant son père, le jeune homme fermait hermétiquement la capsule en forme d’œuf, vérifiant l’étanchéité des évents, la lourde écoutille, les stocks de ravitaillement de secours. Il ne se préoccupait pas du générateur de signaux ni de la balise de détresse : la statique de la tempête réduirait n’importe quelle émission en charpie électromagnétique. Dans d’autres sociétés plus douces, Liet aurait été considéré comme un enfant, mais il avait grandi en Fremen et avait atteint l’âge adulte en deux fois moins d’années que la plupart, et il avait été forgé aux dangers imprévus mieux que son père lui-même. Pardot Kynes gratta sa barbe grise incrustée de sable. — Une bonne tempête comme celle-ci peut se déployer sur quatre degrés de latitude. (Il activa les écrans des analyseurs de la capsule.) Elle soulève des particules jusqu’à deux mille mètres, elles restent en suspension dans l’atmosphère et la poussière continue à tomber du ciel longtemps après. Liet fit jouer une dernière fois le verrou de l’écoutille, satisfait de constater qu’il résisterait à la tempête. — Les Fremen l’appellent El-Sayal : « La pluie de sable ». — Un jour, tu seras Planétologiste et tu devras employer des termes plus techniques, fit Kynes d’un ton professionnel. Nous continuons d’envoyer à l’Empereur des rapports occasionnels, pas aussi souvent que je devrais. Je doute qu’il les lise. (Il tapota l’un des instruments.) Ah, je crois que le front atmosphérique est presque sur nous. Liet ouvrit un hublot et observa la muraille mouvante, blanche et fauve, zébrée d’éclairs. — Un Planétologiste doit se servir de ses yeux autant que de son langage scientifique. Regardez seulement, Père. Kynes lui sourit. — Il est temps de faire décoller la capsule. Il régla les commandes restées si longtemps en sommeil et parvint à démarrer le couple de moteurs à suspenseurs. La capsule s’arracha à la gravité et décolla du sol. La gueule béante de la tempête fondait sur eux et Liet rabattit les plaques de blindage en espérant que l’antique véhicule météo résisterait au choc. S’il faisait confiance à l’intuition de son père, il avait plus de réserve quant à son sens pratique. La capsule s’élevait lentement sur ses suspenseurs, giflée par les premières rafales de vent. — Ah, nous y sommes ! fit Kynes. Notre vrai travail commence ! Le front de sable frappa le véhicule ovoïde comme un club de golf et les expédia loin dans le maelström. C’était des jours auparavant, lors d’une expédition dans le bled, que Pardot Kynes et Liet avaient découvert les marques familières d’une station botanique abandonnée depuis des milliers d’années. Les Fremen avaient pillé la plupart des avant-postes, mais la capsule isolée dans un recoin rocheux était demeurée épargnée jusqu’à l’instant où Kynes l’avait repérée. Avec Liet, ils avaient dégagé l’écoutille bloquée par le sable, et jeté un regard avide à l’intérieur, comme des vampires découvrant une crypte. Ils avaient dû retourner dans l’éclat ardent du soleil pour expulser l’air fétide de leurs poumons. Pardot Kynes allait de long en large dans le sable, risquant parfois un regard dans l’obscurité intérieure, impatient de commencer ses fouilles. Les stations de recherche botanique avaient été construites durant l’âge d’or du Vieil Empire. À cette époque, Kynes le savait, cette planète aride n’avait rien de particulier : elle était dépourvue de ressources et nul n’avait aucune raison de la coloniser. Lorsque les Errants Zensunni étaient arrivés après des générations d’esclavage, ils avaient eu l’espoir de construire un monde où ils pourraient vivre libres. Mais ç’avait été bien avant la découverte de l’épice, le Mélange, la substance précieuse que l’on ne trouvait nulle part ailleurs dans l’univers. Et tout avait changé. Pour Kynes, ce monde n’était plus Arrakis, tel qu’il figurait dans les registres impériaux, mais Dune, le nom que lui avaient donné les Fremen. Même s’il était devenu Fremen d’esprit, il demeurait au service de l’Empereur Padishah. Elrood IX lui avait confié la mission de percer à jour les mystères de l’épice : quelle en était la source, comment elle se formait, où l’on pouvait la trouver. Durant treize années, Kynes avait vécu avec les habitants du désert, il avait pris une femme Fremen, et il éduquait leur fils métisse afin qu’il suive ses traces et devienne le prochain Planétologiste de Dune. Son enthousiasme pour cette planète n’était en rien terni. Il était excité devant cette chance d’en apprendre plus, même s’il devait se jeter au cœur d’une tempête. Les antiques suspenseurs bourdonnaient comme des guêpes furieuses entre deux hurlements des vents Coriolis. Le ballon d’acier ballotté par les courants de poussière roulait dans les spirales d’air ascendant. — Cela me rappelle les tempêtes d’aurore de Salusa Secundus ! s’exclama Kynes. C’est stupéfiant ! Plein de couleurs et très dangereux. Le vent est comme un marteau-pilon. Il s’abat sur vous comme ça et vous aplatit. Pas question d’être surpris à l’extérieur. — Ici non plus, je ne voudrais pas être dehors, fit Liet. Une plaque de blindage céda sous la poussée et l’air s’enfuit en sifflant. Liet plongea sur la fissure : il avait gardé la trousse de réparation et la bombe de mousse d’étanchéité à portée de main, certain que la capsule décrépite ne tarderait pas à craquer. — Nous sommes entre les mains de Dieu. Nous pouvons être broyés à tout instant ! — C’est ce que ta mère dirait. (Kynes ne se détournait pas des chiffres qui se matérialisaient sur l’antique lecteur de données.) Regarde : une bourrasque vient d’atteindre huit cents kilomètres à l’heure ! (Il n’y avait aucune trace de peur dans sa voix, il était seulement excité.) Cette tempête est monstrueuse ! Liet leva les yeux du joint qu’il avait pulvérisé sur la fissure, maintenant dur comme la pierre. Le sifflement de l’air s’était tu et ils n’entendaient plus que le fracas étouffé de l’ouragan. — Si nous étions dehors, je crois qu’un tel vent nous arracherait la peau des os. Kynes plissa les lèvres. — C’est probable, mais tu dois apprendre à t’exprimer objectivement et quantitativement. « Arracher la peau des os » n’est pas une formulation que l’on peut faire figurer dans un rapport à l’Empereur. Le tumulte du vent et le crépitement du sable allaient crescendo, puis le silence revint, les emprisonnant dans une bulle de dépression. Liet cligna des yeux et déglutit pour se déboucher les oreilles. Une onde de calme puisait dans son crâne. Au-delà des parois grinçantes, il percevait encore les vents Coriolis, comme des chuchotements au cœur d’un cauchemar. — Nous sommes dans l’œil, déclara Kynes, ravi, en se détournant des instruments. Un sietch au centre de la tempête, un refuge là où on ne l’attendrait pas. Des décharges de statique bleues craquaient tout autour d’eux : sous l’effet de la friction, le sable et la poussière généraient des champs électromagnétiques. — Je préférerais retourner à notre sietch, avoua Liet. La capsule météo dérivait dans le calme et le silence de l’œil de la tempête et, confinés dans le vaisseau exigu, ils avaient pour une fois une chance de se parler, entre père et fils. Mais ils se taisaient. Dix minutes plus tard, ils plongèrent dans le mur opposé de la tempête et furent balayés par le travers dans le torrent dément des vents chargés de poussière. Liet trébucha et se cramponna, mais son père ne perdit pas pied. La coque de la capsule vibrait et claquait. — Je ne suis pas certain de ce qu’il faut faire. Les suspenseurs sont… (une secousse l’interrompit et ils sentirent qu’ils plongeaient comme si une corde de sécurité venait d’être soudain coupée) en train de lâcher. Liet, en apesanteur, s’agrippa aux contrôles. La capsule en détresse plongeait vers le désert opaque sous le lit tourmenté de poussière. Son père continuait de s’acharner sur les commandes, et soudain les suspenseurs déglingués toussotèrent et se réactivèrent juste avant l’impact. Le champ Holtzman absorba le choc. Dans l’instant suivant, la capsule roula sous la tornade de sable et les vents Coriolis la clouèrent au sol comme une souris-kangourou écrasée sous les chenillettes d’une moissonneuse. Un déluge dense de poussière s’abattait du ciel de Dune. Endoloris mais indemnes, Pardot Kynes et son fils s’étaient relevés. Ils se regardèrent, encore sous l’effet de l’adrénaline. Mais déjà la tempête s’éloignait, laissant derrière elle la capsule météo incrustée dans le désert. Liet avait percé avec un tube la croûte qui s’était agglomérée sur un évent et il pompa un peu d’air frais de l’extérieur. Lorsqu’il parvint enfin à ouvrir la lourde écoutille, un ruisseau de sable se déversa dans l’habitacle, mais il l’endigua avec de la mousse statique. Avec la pelle de son fremkit et ses mains nues, il entreprit de dégager la capsule. Pardot Kynes faisait totalement confiance à son fils et il ne douta pas un instant qu’il allait les sortir de là, aussi se concentra-t-il, dans la pénombre, sur le déchiffrage des données météo sur l’antique bloc de lecture. Liet émergea à la surface tourmentée du désert, clignant des yeux comme un enfant venant au monde. Le paysage avait été redessiné, les repères familiers n’étaient plus là, les dunes déferlaient comme un long troupeau imprécis, et les petits hameaux Fremen, les tentes et les traces de pas avaient été gommés. Tout le bassin lui apparaissait comme neuf, propre, récent et vif. Il gagna un Terrain plus stable et put observer la dépression où la capsule s’était enfouie. En s’abattant, le véhicule avait creusé un cratère dans le sol bouleversé, juste avant que la tempête, en s’éloignant, le fasse disparaître sous une mince couche de sable. Avec son instinct de l’orientation, en vrai Fremen, Liet détermina leur position approximative. Ils n’étaient pas loin du Faux Mur Sud. Il identifiait la forme des rochers, les falaises, les pics et les stries d’érosion. Si les vents les avaient emportés un kilomètre plus loin, la capsule se serait fracassée dans les montagnes calcinées. Une fin ignominieuse pour le grand Planétologiste que les Fremen révéraient, leur Umma, leur prophète. Liet cria en direction du trou où était enfouie la capsule : — Père, je crois qu’il y a un sietch dans les falaises proches. Si nous y allons, les Fremen nous aideront à dégager la capsule. La voix de Kynes était étouffée par la couche de sable. — Bonne idée. Va leur demander. Moi, je reste ici pour travailler. Une idée m’est venue. Avec un soupir, le jeune homme s’avança sur le sable en direction des épaulements de rocher ocre. Il marchait en arythmie afin de ne pas attirer l’attention d’un ver géant, traînant le pas, puis bondissant, s’arrêtant avant de trotter brièvement. Ses camarades du Sietch du Mur Rouge, et plus particulièrement son frère de cœur, Warrick, enviaient Liet qui passait le plus clair de son temps avec le Planétologiste, l’Umma Kynes avait apporté une vision du paradis aux gens du désert, ils croyaient en son rêve de réveiller Dune, et ils le suivaient désormais. Sans avoir l’expérience des suzerains Harkonnens, qui n’étaient sur Arrakis que pour récolter l’épice et ne voyaient dans le peuple qu’une main-d’œuvre taillable à merci, Pardot Kynes dirigeait des armées de travailleurs secrets et dévoués qui faisaient pousser de l’herbe pour ancrer les dunes mouvantes, des cactées et des buissons de plantes robustes dans les canyons abrités, arrosés par des précipitateurs de rosée. Dans les régions inexplorées du pôle Sud, il y avait déjà des palmeraies exubérantes. Kynes avait lancé un projet de démonstration dans le Bassin de Plâtre où poussaient des fleurs, des fruits frais, des arbres nains. Pourtant, même si le Planétologiste avait su orchestrer des plans grandioses à l’échelle planétaire, Liet ne se fiait pas assez à son sens commun pour le laisser seul trop longtemps. Il suivit la ligne de crête jusqu’à ce qu’il repère des traces subtiles de calcination sur le rocher, un itinéraire brouillé entre les blocs de pierre décolorée qui indiquait abri et nourriture selon les règles al’amyah, la Bénédiction du Voyageur. Avec l’aide de quelques robustes Fremen, ils pourraient dégager la capsule météo et la remorquer jusqu’en un lieu caché où ils pourraient la réparer. En moins d’une heure, les Fremen effaceraient toute trace et le désert retournerait à son silence mélancolique. Mais en se retournant, Liet s’inquiéta d’apercevoir le véhicule déglingué qui montait de la cuvette de sable. Avec un bourdonnement grave, il décollait de sa gangue, pareil à une bête de somme prise dans une fondrière bela tegeusienne. Mais les suspenseurs n’avaient que peu de puissance et la capsule ne s’élevait que de quelques centimètres à chaque impulsion. Liet se figea de terreur en réalisant ce que faisait son père : des suspenseurs ! Ici, en plein désert ! Il se mit à courir, trébuchant et glissant, soulevant un sillon de sable poudreux. — Père, arrêtez ! Coupez les moteurs ! Il criait si fort qu’il en avait la gorge brûlante, douloureuse. La peur au ventre, il épia l’étendue dorée des dunes, le puits infernal de la Dépression du Cielago. Il guettait la moindre ondulation, le plus subtil mouvement qui révélerait une approche en profondeur… — Père, sortez. Il s’arrêta en dérapant devant l’écoutille. La capsule continuait à osciller d’avant en arrière dans la pulsation sourde des suspenseurs. Liet prit appui sur le seuil de l’écoutille et sauta à l’intérieur. Kynes tressaillit, surpris, avant de sourire. — Il doit y avoir une espèce de système automatique. Je ne sais sur quelle commande je suis tombé, mais cette capsule a dû se dégager en moins d’une heure. (Il se tourna vers les contrôles.) Ça m’a donné le temps de collationner toutes les données en un seul bloc. Liet le prit par l’épaule et le poussa vers la console. Il abattit la main sur la commande d’urgence et les suspenseurs s’arrêtèrent. Confus, Kynes voulut protester, mais Liet le propulsait déjà vers l’écoutille. — Sortez vite, père ! Et courez tout droit vers les rochers. — Mais… Liet renifla d’un air exaspéré. — Les suspenseurs utilisent le champ Holtzman, comme les boucliers. Vous savez ce qui se passe quand on active un bouclier personnel en plein désert ? Les suspenseurs fonctionnent à nouveau ? (Kynes cligna des yeux, puis son regard s’illumina.) Ah oui, je sais ! Un ver arrive parfois. — Il arrive toujours. Maintenant, courez ! Kynes franchit l’écoutille tant bien que mal et retomba sur le sable. Il se redressa et chercha à s’orienter, ébloui par le soleil. Il repéra enfin les falaises que Liet lui avait indiquées, à un kilomètre de distance, et s’élança dans une course capricieuse et compliquée, entrecoupée de trébuchements, de pauses, de dérapages, de glissades, de bonds soudains. Liet le suivit et, avant peu, ils entendirent un sifflement derrière eux, qui se propageait sous le sable. Liet détourna brièvement la tête et poussa son père sur la crête d’une dune. — Plus vite. Je ne sais pas combien de temps il nous reste. Kynes tomba, puis se releva. Des ondulations rapides parcouraient le sable, droit sur la capsule à demi enfouie. Mais aussi droit sur eux. Inexorablement, le ver géant creusait son tunnel et les dunes s’enflaient, s’inclinaient puis s’aplatissaient sur son passage. — Courez, père ! De toutes vos forces ! Ils franchirent une nouvelle crête, se laissèrent glisser sur l’autre versant, se rétablirent dans le sable doux et mouvant. Liet retrouva un faible espoir en voyant qu’ils n’étaient plus guère qu’à une centaine de mètres des rochers. Le sifflement se fit plus fort : le ver géant accélérait et le désert résonnait sous leurs bottes. Kynes atteignit enfin les premiers blocs et s’y ancra en ahanant, à bout de souffle. Liet le soutint pour le porter un peu plus haut, là où le ver ne pourrait les atteindre. Quelques minutes plus tard, assis sur une saillie, silencieux, ils prirent un temps pour retrouver leur souffle, contemplant le tourbillon qui se formait autour de la capsule, au loin. Le sable commençait à glisser vers le fond, devenait souple, fluide, et la capsule météo s’inclina, à nouveau happée dans la cuvette. Tout au fond, une gueule béante surgit. Et le monstre du désert goba le véhicule étranger dans une vaste lampée de tonnes de sable et de débris qui sinuèrent en torrents d’ocre entre ses dents de cristal. Puis il replongea dans les profondeurs pulvérulentes, suscitant des rides plus lentes à la surface du bassin. Silencieux, Pardot Kynes ne semblait nullement soulagé d’avoir échappé de si peu à la mort, mais plutôt contrarié. Il soupira lourdement : — Nous avons perdu toutes nos données. Elles m’auraient été tellement utiles pour mieux comprendre ces tempêtes. Liet sortit de la poche avant de son distille l’antique bloc de données qu’il avait récupéré dans la console de la capsule. — Même si je veille sur nos existences, père, je me soucie encore de vos recherches. Kynes était soudain un père rayonnant de fierté. Et sous le soleil ardent, ils parcoururent les derniers mètres du sentier rude qui menait au sietch. 2 Sache-le, ô Homme, tu peux créer la vie. Tu peux détruire la vie. Mais voilà : tu n’as d’autre choix que d’expérimenter la vie. Et c’est en ceci que résident ta plus grande force et ta plus grande faiblesse. La Bible Catholique Orange : Le Livre de Kimla Septima, 5 : 3. L’équipe de travailleurs quitta les champs au terme d’une journée interminable pareille aux autres. Le sol de Giedi Prime était saturé de pétrole et les hommes harassés, couverts de crasse et de sueur, sortirent péniblement des tranchées sous le soleil rouge, bas sur l’horizon, pour prendre le chemin du retour. « Chaque jour on trime et on peine, rien que pour les Harkonnens. » Au milieu du groupe, Gurney Halleck, ses cheveux blonds poisseux de transpiration, battait des mains en rythme. C’était à cette seule condition qu’il pouvait encore avancer, son moyen de résister à l’oppression des Harkonnens lorsqu’ils ne pouvaient l’entendre, comme à présent. Il improvisait une chanson aux rimes incertaines en essayant d’inciter ses compagnons à l’accompagner ou, du moins, à marmonner en chœur. « C’est long une heure, dans cette chaleur, cette puanteur, « Mais nous on aime, on aime ces fils de chiennes, les Harkonnens… » Les autres ne disaient rien. Ils étaient trop épuisés après onze heures d’affilée passées dans les champs rocailleux, et ils faisaient à peine attention à leur compagnon apprenti troubadour. Avec un soupir résigné, Gurney abandonna, un sourire amer aux lèvres. — Il est certain que nous sommes très malheureux, mes amis, mais nous ne devons pas désespérer. Ils se dirigeaient vers le village de maisons basses préfabriquées qui avait été baptisé Dmitri en honneur au patriarche Harkonnen, le père du Baron Vladimir. Lorsque le Baron avait pris la tête de la Maison Harkonnen, il y avait des décennies, il avait modifié toutes les cartes de Giedi Prime et rebaptisé les lieux à son goût. Dans cet esprit, il avait apporté une note mélodramatique aux endroits les plus désolés : l’Île des Chagrins, les Hauts-fonds de la Perdition, la Falaise de la Mort… Mais il ne faisait aucun doute que d’ici quelques générations, quelqu’un d’autre changerait encore une fois tous ces noms. Ce dont Gurney Halleck se souciait peu. Même s’il était peu cultivé, il savait que l’Imperium était vaste, qu’il comptait des millions de planètes et des milliards de gens, mais il se disait qu’il était improbable qu’il puisse jamais aller plus loin qu’Harko Villa, la métropole enfumée et surpeuplée qui rougeoyait à l’horizon du nord. Gurney scruta les visages des autres, ceux qu’il voyait tous les jours. Le regard battu, ils retournaient comme des machines vers leurs demeures sordides, et ils étaient tellement lugubres qu’il finit par en rire à gorge déployée. — Remplissez donc vos ventres de soupe. Comme ça, j’espère bien vous entendre à nouveau chanter cette nuit. Est-ce que la Bible Catholique Orange ne dit pas : « Fais les rires avec ton cœur, car le soleil se lève et se couche selon la vue que tu as de l’univers » ?… Quelques-uns de ses compagnons marmonnèrent avec un enthousiasme feint : ses quelques paroles étaient mieux que rien pour eux. Au moins, il avait réussi à relever le moral de certains d’entre eux. Dans une existence aussi morne, la moindre touche de couleur valait la peine. À huit ans, Gurney avait déjà la peau tannée par les jours de besogne et il en avait à présent vingt-huit. Depuis toujours, ses yeux bleu vif avaient bu avec avidité chaque détail de chaque journée, même si le village de Dmitri et les champs désolés n’offraient guère de variété. Avec son menton carré, son nez trop rond et ses traits plats, Gurney Halleck ressemblait déjà à un vieux fermier et il ne se faisait aucun doute : il épouserait l’une des filles du village, usées, prématurément vieillies. Gurney avait pelleté la terre rocailleuse, au fond d’une tranchée durant toute la journée. Ils exploitaient depuis tant d’années le sol qu’ils devaient creuser de plus en plus profondément pour trouver la couche arable. Et ils ne pouvaient compter sur le Baron pour leur fournir des engrais. Depuis des siècles qu’ils avaient l’intendance de Giedi Prime, les Harkonnens avaient pris l’habitude d’extorquer à la terre tout ce qu’elle pouvait donner. C’était leur droit – et non leur devoir – de tirer partie de ce monde. Et les villages se déplaçaient donc vers d’autres territoires, d’autres cultures. Un jour viendrait où Giedi Prime ne serait plus qu’une coquille creuse et le chef de la Maison Harkonnen revendiquerait sans nul doute un autre fief, une nouvelle récompense pour avoir servi les Empereurs Padishah. Après tout, il y avait des millions de mondes à choisir dans l’Imperium. Mais Gurney Halleck ne s’intéressait pas à la politique galactique. Son avenir se limitait à la soirée qui approchait, à la perspective de se reposer et de se distraire dans la salle commune. Et demain serait un autre jour semblable à celui qui s’achevait, tout aussi exténuant. Dans cette terre, seules les patates krall poussaient bien. Elles étaient fibreuses et farineuses et nourrissaient surtout le bétail, mais elles étaient aussi suffisamment nourrissantes pour les travailleurs des champs. Elles constituaient l’ordinaire quotidien de Gurney et de ses compagnons. À sol pauvre, goût pauvre. Car tous leurs parents n’étaient jamais à court de proverbes, pour la plupart issus de la Bible Catholique Orange. Gurney les avait tous mémorisés et en faisait parfois des chansons. La musique était son trésor le plus précieux, le seul qu’on lui consentait, et il le partageait de tout cœur avec les autres. En abordant le village, les forçats des champs se séparèrent, chacun se dirigeant vers son refuge pareil aux autres, autant d’unités préfabriquées rachetées à bas prix et plantées par les Harkonnens. Gurney regagna celle qu’il partageait avec ses parents et sa jeune sœur, Bheth. Leur maison se distinguait par une note colorée. Dans de vieux pots, des marmites rouillées remplis de terre, ils avaient fait pousser des fleurs : des pensées brunes, jaune et bleu, des marguerites, et même d’aristocratiques arums. La plupart des habitations disposaient de petits jardins potagers, mais à tout moment les patrouilles Harkonnens pouvaient tomber sur les légumes, les herbes et les aromates trop tentants et les confisquer. Cette fin de journée était chaude dans l’air enfumé, mais pourtant les fenêtres de la maison étaient ouvertes. Et Gurney entendit la voix de Bheth qui chantait une mélodie aiguë. Il voyait déjà ses longs cheveux qui, pour lui, étaient « de lin », un terme qu’il avait péché dans les poèmes de l’Ancienne Terre. Mais il n’avait jamais vraiment vu de lin. Bheth, à dix-sept ans, avait encore des traits fins et un tempérament doux, épargnés par la besogne quotidienne. Au robinet extérieur, Gurney lava l’argile grise de son visage, de ses bras et de ses mains. Il resta un moment la tête sous l’eau froide en démêlant ses cheveux blonds avant de les peigner tant bien que mal de ses doigts endoloris. Puis il entra et embrassa Bheth sur la joue en l’éclaboussant. Elle gloussa de rire et recula pour retourner à ses devoirs de cuisinière. Leur père était déjà affalé dans sa chaise. Et sa mère était penchée sur les bacs en bois à l’arrière de la cuisine, préparant les patates krall pour le marché. En découvrant Gurney, elle se sécha les mains et vint au secours de Bheth. Puis, avec un accent de profonde vénération, debout devant la table, elle récita plusieurs vers de sa vieille Bible Catholique Orange à la reliure fatiguée (son but était d’avoir réussi à lire la totalité du formidable volume à ses enfants avant sa mort) et c’est seulement ensuite qu’ils purent s’asseoir. Gurney bavarda avec sa sœur tout en mangeant l’habituelle soupe de fibres assaisonnée de sel et de quelques aromates séchés. Quant à leurs parents, ils ne s’exprimaient que rarement et par monosyllabes. Quand il eut fini son repas, Gurney emporta les assiettes jusqu’à l’évier et les nettoya avant de les laisser sécher. D’une main encore humide, il claqua l’épaule de son père. — Tu viens avec moi jusqu’à la taverne ? C’est la soirée amicale. Le vieil homme secoua la tête. — Je préfère aller me coucher. Quelquefois, tes chansons me fatiguent. Gurney haussa les épaules. — Eh bien, repose-toi ! Il gagna sa chambre exiguë et prit dans le placard branlant son bien le plus précieux : une vieille balisette à neuf cordes. Il avait appris à jouer sur sept cordes car il en avait cassé deux et n’avait aucun moyen de les remplacer. Il avait récupéré l’instrument abîmé, inutilisable, mais après six mois de patient travail, après qu’il l’eut poncée, refaçonnée et vernie, la balisette avait donné les accords les plus mélodieux qu’il eût jamais entendus, même s’il ne pouvait jouer toute la gamme des tonalités. Il passait des heures, la nuit, à gratter les cordes en tournant la roue d’équilibrage. Il avait appris à jouer des mélodies qu’il connaissait et en avait composé de nouvelles. L’obscurité envahissait le village et sa mère s’était effondrée sur une chaise, la Bible ouverte sur les genoux, plus rassurée par le poids du livre que par les mots. — Ne rentre pas trop tard, fit-elle d’une voix sèche et creuse. — Non. (S’il ne rentrait pas de toute la nuit, sa mère ne s’en apercevrait sans doute pas.) Il va me falloir des forces pour réattaquer ces tranchées demain. Il leva un bras musclé, feignant l’enthousiasme à l’idée de l’interminable corvée qui se répétait jour après jour. Il descendit les rues de boue séchée en direction de la taverne. À la suite d’un massacre, plusieurs années auparavant, quatre des structures préfabriquées s’étaient retrouvées vides. Les villageois avaient rapproché les bâtiments, abattu les parois, et s’étaient ainsi aménagé une vaste salle communale. Même si cela n’allait pas à l’encontre des nombreuses restrictions imposées par les Harkonnens, les gardes avaient froncé les sourcils devant cette initiative. Mais la taverne existait toujours. Gurney se joignit au petit groupe qui se rassemblait pour la soirée. Certains étaient accompagnés de leur épouse. Un homme était déjà affalé sur une table, plus exténué qu’ivre : il avait à peine bu la moitié de sa fiasque de bière insipide. Gurney se glissa derrière lui, leva sa balisette et plaqua un accord sonore qui réveilla instantanément l’autre. — En voilà une nouvelle, mes amis ! Ça n’est pas vraiment un hymne dont vos mères se souviendront, mais je vais vous l’apprendre. (Il grimaça un sourire.) Comme ça, vous pourrez chanter avec moi, faux bien sûr. Aucun d’eux ne chantait aussi bien que Gurney, certes, mais ils aimaient ses musiques entraînantes qui apportaient un peu de lumière dans la grisaille de leur vie. Exultant, il se lança dans une ballade familière sur laquelle il avait plaqué des paroles sarcastiques : Ô Giedi Prime ! Tes noirs sont sans pareil, De tes plaines d’obsidienne à tes mers graisseuses, Plus lourdes que la nuit dans l’œil de l’Empereur, plus ténébreuses. Venez, accourez d’ailleurs et de loin, Pour voir ce que cachent nos âmes et nos cœurs, Venez partager notre sort précieux, Levez le pic avec nous une fois ou deux, Pour rendre Giedi plus belle et nous plus heureux. Ô Giedi Prime ! Tes noirs sont sans pareil, De tes plaines d’obsidienne à tes mers graisseuses, Plus lourdes que la nuit dans l’œil de l’Empereur, plus ténébreuses. Gurney acheva sa chanson avec un sourire sur son visage épais, ordinaire, et s’inclina sous des applaudissements imaginaires. Un homme cria d’un ton rauque, au milieu de l’assemblée : — Fais attention, Gurney Halleck. Si les Harkonnens entendent ta douce voix, c’est sûr qu’ils t’embarqueront pour Harko et tu chanteras pour le Baron ! Gurney émit un bruit grossier. — Le Baron n’a pas d’oreille, et surtout pas pour des chansons comme les miennes. Il fut récompensé par quelques rires, cueillit une chope de bière aigre et la vida d’un trait. La porte s’ouvrit à toute volée et Bheth fit irruption dans la salle, ses cheveux blonds en désordre, le visage empourpré. — Une patrouille ! Nous avons vu la lumière des suspenseurs. Un transport de prisonniers et une dizaine de gardes ! Ils se levèrent tous d’un bond. Deux d’entre eux coururent vers les portes, mais les autres restèrent figés, l’air vaincu, comme s’ils avaient déjà été capturés. — Du calme, mes amis. Qu’est-ce que nous faisons d’illégal ? « Le coupable connaît et montre à la fois ses crimes. » Nous sommes simplement réunis en amis. Les Harkonnens ne peuvent nous arrêter pour ça. En fait, nous donnons la preuve que nous aimons notre condition, que nous sommes heureux de travailler pour le Baron et ses sbires. D’accord, compagnons ? Il ne recueillit qu’un grommellement sinistre en réponse. Posant sa balisette, il s’approcha de la fenêtre trapézoïdale de la salle. Le transport entra dans la cour du village. Il discerna des silhouettes derrière les baies de cristoplass. Les Harkonnens avaient déjà commencé leur rafle. Apparemment, ils n’avaient arrêté que des femmes. Tout en tapotant doucement la main de sa sœur et en faisant son possible pour rassurer ses amis par sa confiance, il savait que les soldats n’avaient pas besoin d’excuses pour faire d’autres prisonniers. Les pinceaux des projecteurs se dardèrent sur le village. Des formes sombres se ruaient dans la boue des mes cognaient aux portes. Celle de la salle communale fut enfoncée à grands coups d’épaule et s’abattit avec fracas. Six hommes bondirent à l’intérieur. Gurney reconnut le Capitaine Kryubi, de la garde privée du Baron, chargé de la sécurité de la Maison Harkonnen. — On ne bouge plus, inspection ! lança-t-il. Il avait une trace de moustache, le visage mince, les joues creuses, comme s’il serrait constamment la mâchoire. Gurney n’avait pas quitté la fenêtre. — Nous n’avons rien fait de mal, Capitaine. Nous respectons les lois Harkonnens. Nous ne faisons que notre travail. Kryubi le toisa. — Et qui t’a nommé chef de ce village ? Gurney ne réfléchit pas et répondit par un sarcasme. — Et qui vous a donné des ordres, à vous, pour persécuter d’innocents villageois ? Vous allez nous empêcher d’accomplir notre besogne demain. Les autres furent horrifiés par son impudence. Bheth lui serra la main dans l’espoir de le calmer. Les gardes levèrent leurs armes, menaçants. Gurney montra le véhicule qui attendait dehors. — Ces gens que vous emmenez, qu’ont-ils fait ? Ont-ils commis des crimes qui justifient leur arrestation ? — Il n’est pas nécessaire qu’ils aient commis des crimes, fit Kryubi avec un froid cynisme. Gurney fit un pas en avant, mais trois gardes l’empoignèrent et le jetèrent brutalement au sol. Il savait que le Baron recrutait souvent des gardes dans les villages de fermiers. Les nouveaux séides, sauvés de leur existence morne, avec leurs uniformes neufs, leurs armes, bien logés et entourés de femmes méprisaient leur condition passée et se montraient plus cruels encore que les professionnels hors-monde. Gurney se dit que s’il en reconnaissait un dans cette patrouille, il lui cracherait dans l’œil. Sa tête heurta durement le sol, mais il se redressa aussitôt. Bheth se précipita à son côté. — Arrête de les provoquer. C’était la pire chose à dire. Kryubi la désigna. — D’accord, prenez aussi celle-là. Bheth blêmit. Deux gardes la saisirent par ses poignets graciles et c’est en vain qu’elle se débattit tandis qu’ils l’entraînaient. Gurney plongea, mais le troisième garde leva son arme et le frappa au front et sur le nez. Gurney vacilla, mais essaya encore une fois de s’échapper, en lançant ses poings durs comme des maillets. — Laissez-la ! Il frappa l’un des gardes qui s’effondra, et arracha sa sœur à l’autre. En voyant qu’ils convergeaient tous trois sur son frère, Bheth hurla. Ils le cognèrent à coups de crosse avec une telle violence que ses côtes craquèrent. Il avait le nez en sang. — Aidez-moi ! cria Gurney à ses compagnons hébétés. Nous sommes plus nombreux que ces salauds. Nul n’esquissa un geste. Il se débattit, moulinant des bras, frappant au hasard, mais s’écroula bien vite sous les coups de botte et de pistolet. Relevant la tête avec peine, il vit Kryubi qui observait le spectacle tandis que ses sbires entraînaient Bheth au-dehors. Il arqua le dos de toutes ses forces pour tenter de rejeter les hommes qui le clouaient au sol. Entre les bras gantelés et les jambières des gardes, il voyait toujours ses compagnons de village qui regardaient la scène, apeurés, mais aussi immobiles que les pierres d’un donjon. — Aidez-moi, bon sang ! Un garde lui donna un coup de poing au plexus, lui coupant net le souffle. Incapable de parler, Gurney fut secoué d’une nausée, des taches noires dansèrent devant ses yeux, et les gardes le lâchèrent enfin. Il prit appui sur un coude pour entrapercevoir le visage défait de Bheth que les brutes Harkonnens poussaient dans la nuit. Furieux, désespéré, il tituba, luttant pour garder sa conscience. Il entendit le transport de prisonniers démarrer, il vit l’éclat des phares derrière les fenêtres de la taverne, puis le grondement du moteur s’éloigna : les Harkonnens partaient vers d’autres villages pour d’autres razzias. Gurney se tourna vers les autres en clignant des yeux sous ses arcades gonflées. Des étrangers. Ils n’étaient plus que des étrangers. Il toussota et cracha du sang, puis s’essuya les lèvres avant de dire d’une voix chuintante : — Salopards… Vous êtes restés là, sans rien faire. Vous n’avez pas levé le petit doigt. Comment avez-vous pu les laisser faire ? Ils ont enlevé ma petite sœur ! Mais ils n’étaient guère que des moutons, ils n’avaient jamais été rien de plus. Il n’aurait pas dû attendre d’autre réaction de leur part. Méprisant, ulcéré, il cracha en les fixant, marcha d’un pas hésitant jusqu’à la porte, et sortit. 3 Les secrets constituent un aspect important du pouvoir. Le leader en titre les répand afin de maintenir les hommes en ligne. Prince Raphaël Corrino, Discours sur le pouvoir dans l’Imperium Galactique, douzième édition. L’homme au visage de furet était perché comme un rapace au second étage de la Résidence d’Arrakeen, épiant l’atrium. — Vous êtes certain qu’ils sont au courant pour notre petite soirée, hmm ? (Le Comte Hasimir Fenring avait les lèvres craquelées par l’air sec depuis des années.) Vous avez bien envoyé toutes les invitations personnelles ? Et tout le bas-peuple a été prévenu ? Il se pencha vers Geraldo Willowbrook, le chef de ses gardes. Willowbrook était un personnage ascétique au menton fuyant, en uniforme rouge et or. Il cligna des yeux dans la lumière vive qui pleuvait des fenêtres à boucliers prismatiques. — Monsieur, votre anniversaire sera une très belle fête. Les mendiants se regroupent déjà devant la poterne principale. — Mma… hmm… Très bien. Voilà qui fera plaisir à ma femme. À l’étage inférieur, un des chefs emportait un service à café en argent vers les cuisines. Mille odeurs montaient jusqu’aux narines des deux hommes : celles des soupes exotiques et des sauces que l’on concoctait pour l’extravagant festin, des brochettes de viandes d’animaux inconnus sur Arrakis. Fenring était agrippé à la balustrade de bois et de fer sculptés. Le plafond gothique culminait en voûte deux étages plus haut, avec ses solives de bois d’elacca et ses verrières de cristoplass. Bien que musclé, il n’était pas corpulent et l’immensité de la demeure lui donnait l’impression d’être un nain. Il avait personnellement commandité les travaux d’embellissement du plafond du Grand Hall et de la Salle de Banquet. De même que l’aile est labyrinthique avait été conçue par lui, avec ses chambres d’hôtes raffinées et ses piscines privées au style décadent. Depuis dix ans qu’il occupait le poste d’Observateur Impérial sur la planète désertique, il avait toujours été entouré d’une activité fébrile. À la suite de son exil de la Cour de Shaddam sur Kaitain, il avait bien dû imprimer sa marque sur ce monde aride. La serre était en cours de construction non loin des appartements privés qu’ils occupaient, Dame Margot et lui, et il entendait la rumeur des outils et des chants des ouvriers. Ils creusaient des arcades en trou de serrure, dans le style maure de la Vieille Terre, installaient des fontaines sèches dans les alcôves, décoraient les murs de motifs géométriques colorés. Par chance, l’un des gonds de la lourde porte ornementale avait symboliquement la forme de la main de Fatima, fille adorée d’un ancien prophète de la Vieille Terre. Fenring était sur le point de congédier Willowbrook lorsqu’un fracas énorme fit trembler l’étage supérieur. Les deux hommes se précipitèrent au long du couloir, entre les étagères de livres. Les domestiques alertés pointaient la tête dans l’embrasure des portes et des tubes ascensionnels. La porte de la serre était ouverte, révélant un enchevêtrement de métal et de cristoplass. L’un des ouvriers appelait les médics dans le tumulte. Un échafaudage s’était effondré et Fenring se jura de châtier lui-même les boucs émissaires que l’enquête désignerait. Il se fraya un chemin dans les gravats et leva les yeux. À travers le poutrellage de la voûte, il découvrit un ciel jaune citron. Seules quelques plaques de plass filtrant demeuraient en place. Les autres s’étaient fracassées dans l’amas des tubulures d’échafaudage et il dit d’un ton dégoûté : — Très malencontreux, hmm ? Je m’apprêtais à inviter nos hôtes à y faire un tour ce soir même. — Oui, tout à fait malencontreux, monsieur le Comte. Willowbrook observait les ouvriers qui s’activaient pour tenter de dégager les blessés. Des médics de la maisonnée en uniforme kaki contournèrent les deux hommes et commencèrent à fouiller dans les débris. L’un d’eux soignait déjà un ouvrier en sang tandis que les deux autres soulevaient une lourde plaque pour dégager d’autres victimes. Le contremaître avait été écrasé et Fenring songea : Cet homme était stupide, mais il a eu de la chance, si l’on considère le sort que je lui réservais pour ce gâchis. Il consulta son chronomètre de poignet. Il restait deux heures avant l’arrivée des invités. Il fit signe à Willowbrook. — Faites dégager ça. Je ne veux entendre aucun bruit pendant la soirée. L’effet produit serait fâcheux, n’est-ce pas, hmm ? Dame Margot et moi avons mis soigneusement au point les festivités, jusqu’au moindre détail. Willowbrook fronça les sourcils, mais se retint de manifester sa méfiance. — Ce sera fait, monsieur le Comte. En moins d’une heure. Fenring bouillait de colère. En réalité, peu lui importait les plantes exotiques. Au départ, il avait accepté ce projet coûteux comme une concession à son épouse, Dame Margot, Sœur du Bene Gesserit. Même si elle n’avait demandé qu’une simple salle à sas atmosphérique garnie de plantes, Fenring – toujours ambitieux – avait décidé d’en faire quelque chose de plus somptueux. Il avait conçu le plan de rassembler dans la serre des plantes venues de tous les mondes de l’Imperium. Quand elle serait enfin achevée. Il se composa une attitude pour aller accueillir Margot qui revenait du dédale des souks de la cité. Margot avait de longs cheveux blond miel, des yeux gris-vert dans un visage d’une beauté classique et mesurait une tête de plus que son époux. Sa longue robe aba était poussiéreuse. — Est-ce qu’ils avaient des navets ecazi, ma chère ? demanda le Comte en couvant d’un regard gourmand les deux lourds paquets enveloppés de papier d’épice brun que portaient les deux domestiques mâles. Margot avait entendu dire qu’un marchand allait débarquer d’un Long-courrier dans l’après-midi et elle s’était précipitée vers le marché d’Arrakeen pour y faire l’achat de légumes rares. Fenring tenta en vain de glisser un regard sous le papier d’emballage mais elle l’écarta d’un geste frivole. — Est-ce que tout est prêt ici, cher ? — Hmm… tout se passe bien, oui. Mais nous ne pourrons faire visiter votre nouvelle serre à nos hôtes. Il y a encore trop de désordre. À l’heure du crépuscule, dans l’atrium, Dame Margot Fenring attendait les invités de marque. La salle lambrissée était décorée de portraits des Empereurs Padishah, depuis le légendaire Général Faykan Corerin, qui s’était battu durant le Jihad Butlérien, jusqu’à Raphaël Corrino, Prince éclairé, à Fondil III « le Chasseur » et à son fils Elrood IX. Au centre se dressait une statue d’or de l’Empereur en titre, Shaddam IV, en grand uniforme Sardaukar, brandissant haut une épée de cérémonie. C’était l’une des commandes les plus coûteuses de l’Empereur durant cette première décennie de son règne. Les présents de Shaddam à son ami d’enfance abondaient dans la Résidence d’Arrakeen et les terres alentour. Les deux hommes s’étaient querellés au moment de l’accession de Shaddam au trône, mais depuis ils n’avaient fait que se rapprocher. Bientôt, des dames en tenue élégante franchirent les sas des portes, accompagnées par des hommes-corbeaux en smokings noirs post-butlériens ou en uniformes chamarrés. Margot portait pour cette occasion une longue robe de taffetas de soie dont le haut était semé de sequins d’émeraude. L’huissier en habit clamait les noms des hôtes et Margot les accueillait. Puis ils passaient ensuite dans le Grand Hall, d’où venait déjà un brouhaha de conversations, de rires et de tintements de verres. Des artistes de la Maison Jongleur faisaient des tours et chantaient des couplets amusants pour célébrer le dixième anniversaire de l’arrivée de Fenring sur Arrakis. Le Comte venait du second étage, vêtu d’un smoking bleu sombre, portant l’écharpe royale cramoisie qui avait été spécialement taillée à son intention sur Bifkar. Margot se baissa légèrement afin qu’il puisse l’embrasser sur la bouche. — À présent, très cher, venez saluer nos invités, avant que le Baron n’accapare toutes les conversations. D’un pas léger, Fenring évita une vieille Duchesse à l’air acariâtre venue d’une des sous-planètes de Corrino. Elle passa un goûte-poison sur son verre de vin avant de boire et de glisser discrètement l’appareil dans une poche de sa robe de bal. Margot suivit son époux du regard : il s’approchait de la cheminée pour s’entretenir avec le Baron Harkonnen, détenteur du fief siridar d’Arrakis et du précieux monopole de l’épice. Dans la clarté des flammes réverbérées par les prismes de l’âtre, le visage bouffi du Baron prenait un éclat sinistre. Il n’avait pas l’air bien du tout. Depuis qu’elle était arrivée sur Arrakis en compagnie de Fenring, le Baron les avait régulièrement invités à dîner au Donjon ou à assister aux tournois d’esclaves-gladiateurs venus de Giedi Prime. C’était un homme dangereux qui pensait trop à lui-même. Il marchait désormais avec l’aide d’une canne dont le pommeau représentait la gueule béante d’un ver géant. Margot avait vu la santé du Baron décliner dramatiquement durant ces dix dernières années. Il souffrait d’une mystérieuse maladie musculaire et neurologique qui lui avait fait prendre du poids. Les Sœurs du Bene Gesserit lui avaient appris que cette dégradation physique lui avait été instillée par la Révérende Mère Gaius Helen Mohiam parce qu’il l’avait violée. Mais le Baron Vladimir l’ignorait. Mohiam, qui était au nombre des invités triés sur le volet pour cette occasion, passa dans le champ visuel de Margot. Elle avait maintenant les cheveux gris et portait la robe aba avec un col serti de diamants. Un sourire effleura ses lèvres minces quand elle l’aperçut. D’un geste subtil des doigts, elle lui adressa un message : « Avez-vous des nouvelles pour la Mère Supérieure Harishka ? Donnez-moi des détails. Je dois lui adresser un rapport. » Margot répondit de la même manière. — Situation de la Missionaria Protectiva. Seulement des rumeurs, rien de confirmé. Les Sœurs disparues n’ont pas encore été localisées. Beaucoup de temps s’est écoulé. Elles pourraient toutes être mortes. Mohiam parut contrariée. Elle avait elle-même travaillé pour la Missionaria Protectiva, l’inestimable division du Bene Gesserit qui infectait les mondes lointains avec ses superstitions. Elle avait passé quelques dizaines d’années ici, au début de sa carrière, sous l’identité d’une femme de la ville, à disséminer des informations, à renforcer des superstitions qui pourraient être bénéfiques pour la cause des Sœurs. Mais au fil des siècles, tant de Sœurs s’étaient aventurées dans le désert profond pour se mêler aux Fremen – et avaient disparu. Depuis qu’elle était sur Arrakis au titre d’épouse du Comte, on avait demandé à Margot de suivre le travail subtil de la Missionaria. Jusqu’à présent, elle n’avait entendu que des rapports non confirmés sur les Révérendes Mères qui avaient rallié les Fremen pour se fondre dans la clandestinité, aussi bien que des rumeurs sur les rituels religieux de tendance Bene Gesserit qui s’étaient répandues au sein des tribus du désert. Un sietch isolé prétendait avoir une sainte femme. On avait entendu des voyageurs, sous une tente à café de la ville, parler d’une légende messianique visiblement inspirée par la Panoplia Propheticus, mais aucune de ces informations ne provenait des Fremen eux-mêmes. Le peuple du désert, à l’image de sa planète, paraissait impénétrable. — Peut-être les Fremen ont-ils assassiné les femmes du Bene Gesserit immédiatement et pris l’eau de leurs corps. — Ces Sœurs ont été avalées par le sable, dit Margot avec un signe bref. — Néanmoins, retrouvez-les. D’un simple acquiescement, Mohiam mit fin à leur entrevue et se dirigea vers une porte latérale tandis que l’huissier lançait : — Rondo Tuek, marchand d’eau ! En se retournant, Margot vit un personnage noueux, aux traits lourds, qui traversait le hall d’une démarche bizarre, capricieuse. Il avait le crâne dégarni, quelques touffes de cheveux brun roux sur les tempes et des yeux gris très écartés. Elle s’avança vers lui. — Mais oui, le contrebandier. Les pommettes de Tuek s’assombrirent, puis un large sourire éclaira son visage carré. Il leva l’index à la façon d’un professeur devant un étudiant. — Je suis un fournisseur d’eau qui travaille dur dans les filons d’humidité sales des calottes glaciaires. — Sans le patient labeur de votre famille, je suis persuadée que l’Imperium s’effondrerait. — Ma Dame est trop bonne, fit Tuek en s’inclinant avant de gagner le Grand Hall. À l’extérieur de la Résidence, les mendiants s’étaient rassemblés dans l’espoir d’un geste gracieux du Comte, une rareté. D’autres spectateurs étaient accourus pour les voir et ne quittaient pas des yeux la façade. Des vendeurs d’eau en robe traditionnelle aux couleurs criardes agitaient leurs clochettes en lançant leur cri étrange : « Soo-soo sook ! » Des gardes – empruntés au contingent Harkonnen mais en uniforme impérial pour la circonstance – se tenaient de part et d’autre des portes pour repousser les indésirables et faciliter l’accès des invités. Le tout constituait un cirque authentique. Dès que le dernier des invités fut arrivé, Margot regarda l’antique pendule du mur, avec ses figurines métalliques et ses carillons délicats. Ils avaient déjà près d’une demi-heure de retard. Margot se précipita vers son époux et lui murmura à l’oreille. Il envoya aussitôt un messager aux Jongleurs qui se turent : un signal familier pour les invités. — Puis-je avoir votre attention, hmm ?… cria le Comte Fenring. (Des laquais en grande livrée firent leur apparition.) Nous allons gagner la Salle de Banquet ! Selon la tradition, Margot et lui emboîtèrent le pas à leurs hôtes. De part et d’autre du seuil de la Salle de Banquet, il y avait des bassins carrelés d’or, décorés de mosaïques aux motifs complexes avec les armoiries de la Maison de Corrino et de la Maison Harkonnen. Quant à celles des anciens gouverneurs d’Arrakis, les Richèse, elles avaient été patiemment grattées pour être remplacées par le griffon bleu des Harkonnens. Les invités firent halte devant les bassins, plongèrent les mains dans l’eau et en répandirent un peu sur le sol. Puis ils se séchèrent et jetèrent les serviettes dans la flaque. Le Baron Harkonnen avait proposé cette coutume afin de montrer qu’un gouverneur planétaire se souciait peu du manque d’eau sur Arrakis. Une démonstration optimiste d’opulence. Cela était du goût de Fenring et l’usage avait été adopté avec toutefois un amendement bénéfique : Dame Margot avait vu là une façon de venir en aide aux pauvres, d’une façon largement symbolique. Avec réticence, son époux lui avait accordé le droit de faire connaître qu’à l’issue de chaque banquet les mendiants seraient les bienvenus autour de la Résidence pour récupérer l’eau qu’ils pourraient essorer des serviettes. C’est ainsi que, les mains encore humides, Margot entra au côté du Comte dans l’immense Salle de Banquet décorée de tapisseries anciennes, éclairée par des globes-brilleurs à la dérive, à quelques centimètres du sol, qui diffusaient tous la même clarté jaune. Un lustre de quartz d’Hagal bleu-vert éclairait la grande table en bois. Un goûte-poison était dissimulé près du plafond, dans les chaînes de la suspension. Une petite troupe de laquais disposait les chaises des convives et leur nouait une serviette au cou. Quelqu’un fit un geste maladroit et renversa une girandole qui alla se fracasser sur le sol. Des servantes se précipitèrent pour nettoyer les débris tandis que chacun faisait semblant de n’avoir rien vu. Margot, installée en bout de table, inclina gracieusement la tête à l’intention du Planétologiste Pardot Kynes et de son fils de douze ans qui avaient pris place à ses côtés. Elle avait été surprise que l’homme du désert, que l’on ne voyait que très rarement, accepte son invitation, et elle espérait bien apprendre combien de rumeurs qui circulaient à son propos étaient fondées. Elle avait appris avec l’expérience que les dîners mondains se caractérisaient par leurs commérages et leur hypocrisie, mais certaines choses ne pouvaient échapper à la sagacité d’une observatrice Bene Gesserit. Elle observa attentivement cet homme ascétique, remarquant un patch de couture sur le col gris de sa tunique de cérémonie et le dessin volontaire de son menton à la barbe fauve. La Révérende Mère Gaius Helen Mohiam était à deux sièges de là. Hasimir Fenring avait pris place à l’autre bout de la table, avec le Baron Harkonnen à sa droite. Sachant que le Baron et Mohiam se haïssaient, Margot les avait disposés aussi loin que possible l’un de l’autre. Sur un claquement de doigts de Fenring, des serviteurs firent leur apparition avec des plateaux de hors-d’œuvre exotiques. Ils firent le tour de la table pour les présenter et permettre à chacun de faire son choix. — Merci de nous avoir invités, Dame Fenring, fit le fils de Kynes en regardant Margot. Le Planétologiste l’avait présenté sous le nom de Weichih, ce qui signifiait « bien-aimé ». Elle discernait une certaine ressemblance avec son père, mais Weichih n’avait pas le regard rêveur de son père : ses yeux reflétaient la dureté de la vie sur Arrakis. Elle lui sourit. — L’un de nos chefs est un Fremen de la cité. Il nous a préparé une des spécialités du sietch pour le banquet, des cakes à l’épice, avec du miel et des graines de sésame. — La cuisine Fremen est à la mode dans l’Imperium ? demanda Kynes avec un sourire moqueur. Il avait l’air d’un homme qui considérait la nourriture comme un simple moyen de sustentation et les festins comme une distraction après le travail. — La cuisine est une question de… goût. Margot avait choisi ses mots avec diplomatie et ses yeux pétillaient. — Je considère cela comme un non, dit Kynes. Des servantes de haute taille venues d’autres mondes circulaient à présent autour de la table avec des bouteilles à col étroit remplies de vin bleu à l’épice. À la stupéfaction des habitants d’Arrakis, des plateaux de poissons firent leur apparition, décorés de grosses moules de Buzzell béantes. Même les plus riches d’entre eux ne dégustaient que très rarement des fruits de mer. — Ah ! s’exclama Fenring ravi, devant un plateau dont une servante venait de lever le couvercle. Je raffole de ces navets d’Ecaz, hmm… Merci, très chère. La servante ajouta deux cuillerées de sauce brune sur les légumes. — Rien n’est trop somptueux pour nos honorables invités, dit Margot. — Laissez-moi vous expliquer pourquoi ces légumes sont si coûteux, bougonna le diplomate d’Ecaz, retenant soudain l’attention de la tablée. Il se nommait Bindikk Narvi, il était fluet, mais sa voix était profonde et sonore. — Le sabotage des cultures a terriblement réduit les récoltes et nos exportations dans tout l’Imperium. Nous avons appelé ce nouveau fléau la « rouille de Grumman ». Il décocha un regard mauvais à l’Ambassadeur de Grumman, de l’autre côté de la table, le corpulent représentant Moritani, à la peau sombre et plissée qui avait l’air d’un solide buveur. — Nous avons également découvert d’autres sabotages dans les forêts d’arbres-brouillard du continent d’Elacca. Dans tout l’Imperium, on prisait les sculptures de bois-brouillard ecazi dont la croissance était sensible à la pensée humaine. Contrairement à l’Ecazi, Lupino Ord avait une voix haut perchée. — Une fois encore, les Ecazis simulent une mauvaise récolte pour faire grimper les prix. Un vieux truc qui est en usage depuis que leurs voleurs d’ancêtres ont été chassés de la Vieille Terre. — Mais ça n’est pas du tout… — Messieurs, je vous en prie, intervint Fenring. Les Grummans avaient toujours été très capricieux, prêts à se venger à la moindre insulte, ce qu’il jugeait plutôt vain et exaspérant. Il regarda sa femme. — Est-ce que nous aurions commis une erreur dans le plan de table, très chère, hmm ?… — À moins que ce ne soit dans la liste des invités, fit-elle d’un ton piquant. Des rires polis, embarrassés, couraient autour de la table. Les deux adversaires s’étaient tus, mais continuaient d’échanger des regards noirs. — C’est très aimable de la part de notre éminent Planétologiste d’avoir amené son fils, déclara le Baron Harkonnen d’un ton suave. Un bien joli garçon. Vous avez l’honneur d’être le plus jeune convive de cette table. — Je suis moi-même très honoré d’être en aussi prestigieuse compagnie, répliqua le jeune garçon. — J’ai entendu dire que l’on vous éduquait afin de succéder à votre père, reprit le Baron. (Margot décela le sarcasme soigneusement dissimulé sous sa voix de basse.) Je ne sais pas comment nous ferions sans Planétologiste. À vrai dire, Kynes se montrait rarement en ville et n’adressait qu’à de longs intervalles ses rapports à l’Empereur. Qui ne les lisait sans doute guère et ne s’en souvenait pas. Margot avait appris par son mari que Shaddam était pris par d’autres questions – qu’il n’avait pas encore dévoilées. Les yeux brillants, Weichih leva une carafe d’eau. — Puis-je proposer un toast à nos hôtes ? Pardot Kynes sourcilla devant la hardiesse de son fils, comme s’il était surpris qu’il l’ait précédé dans cette initiative courtoise. — Excellente suggestion, gloussa le Baron, et Margot remarqua la mollesse de son phrasé : il avait déjà bu trop de vin de Mélange. Le jeune garçon déclara alors : — Que la fortune que vous déployez ici pour nous, avec tous ces mets et cette abondance d’eau ne soit que le pâle reflet des richesses de vos cœurs. L’assemblée se joignit à ce vœu, mais Margot surprit un éclat de cupidité dans les yeux de tous. Le Planétologiste leva le doigt et, quand les tintements de cristal s’éteignirent, il exprima enfin sa pensée : — Comte Fenring, je crois savoir que vous auriez une serre sophistiquée en construction dans ces lieux. Je serais intéressé de la voir. Margot comprit alors pourquoi Kynes avait accepté l’invitation, pourquoi il avait fait tout ce chemin depuis les profondeurs du désert. Avec sa tunique usée, sa culotte et sa cape brune décolorée, il évoquait plus un Fremen du bled qu’un fonctionnaire impérial. Le Comte Fenring plissa les lèvres, visiblement mal à l’aise. — Vous avez appris notre petit secret, hmm ? J’avais l’intention de le révéler à nos hôtes ce soir, mais tristement des retards ont rendu cela impossible. Ce sera pour une autre fois, peut-être. — Mais en possédant une serre privée, ne faites-vous pas étalage de biens que les gens d’Arrakis n’ont pas ? demanda Weichih. — Pas encore, souffla Pardot Kynes. Margot l’entendit et songea : Intéressant. Elle savait maintenant que ce serait une erreur de sous-estimer cet homme rude autant que son fils. — Je suis certaine que c’est une entreprise magnifique de collecter des plantes venues de tous les coins de l’Imperium, non ? fit-elle d’un ton patient. Je pense que c’est un vrai spectacle des richesses que l’univers nous offre, plutôt qu’un rappel de ce dont le peuple manque. D’un ton bas mais ferme, Pardot Kynes admonesta son fils : — Nous ne sommes pas venus pour imposer nos vues aux autres. — Bien au contraire, intervint Margot, ignorant les regards féroces qu’échangeaient encore les ambassadeurs d’Ecaz et de Grumman. Ayez la bonté de nous faire part de vos considérations. Nous n’en prendrons pas offense, je vous le promets. — Oui, expliquez-nous comment pensent les Fremen. Nous voulons tous savoir ! lança un importateur d’armes de Carthag aux mains lestées de bagues de pierres précieuses. Kynes acquiesça lentement. — J’ai vécu avec eux depuis bien des années. Pour comprendre les Fremen, il faut réaliser avant tout que leur esprit est régi par la survie. Ils ne gaspillent rien. Tout est récupéré, réutilisé. — Jusqu’à la moindre goutte d’eau, dit Fenring. Même celle des cadavres, hmm ? Kynes jeta un regard à son fils avant de revenir à Margot. — Votre serre privée aura besoin de beaucoup de notre eau si précieuse. — Oui, mais en tant qu’Observateur Impérial, je puis disposer à mon gré des ressources naturelles, contra Fenring. Je considère que la serre de mon épouse est une dépense justifiée. — Nous ne mettons pas vos droits en doute, répliqua Kynes, d’un ton aussi roide que le Mur du Bouclier. Et je suis le Planétologiste de l’Empereur Shaddam, comme je l’ai été pour Elrood IX avant lui. Comte Fenring, nous avons chacun nos devoirs. Ne comptez pas sur moi pour vous délivrer des discours sur les objectifs écologiques. Je ne faisais que répondre à la question de votre Dame. — Eh bien, en ce cas, Planétologiste, dites-nous quelque chose que nous ne savons pas à propos d’Arrakis, fit le Baron en baissant les yeux sur la table. Vous êtes ici depuis suffisamment longtemps. Mes hommes sont plus nombreux à y trouver la mort que dans n’importe quel autre fief Harkonnen. La Guilde ne parvient même pas à placer des satellites météo sur orbite. C’est très frustrant. — Et grâce à l’épice, très profitable, ajouta Margot. Plus particulièrement pour vous, cher Baron. — Cette planète défie la compréhension, déclara Kynes. Et il faudra bien plus que ma brève existence pour déterminer ce qui s’y passe. Je sais au moins ceci : nous devons apprendre à vivre avec et non contre le désert. — Est-ce que les Fremen nous détestent ? demanda la duchesse Caula, une cousine de l’Empereur, en portant à sa bouche une fourchette d’abats flambés. — Ce sont des insulaires des sables qui se montrent méfiants avec tout ce qui n’est pas Fremen. Mais ils sont honnêtes, directs, avec un code de l’honneur que nul à cette table ne saurait comprendre vraiment, pas même moi. Ce fut Margot qui posa la question suivante, avec un battement de cils élégant, guettant la réaction de Kynes. — Ce que nous avons entendu dire est-il exact, Planétologiste ? Vous seriez devenu un des leurs ? — Je reste un serviteur impérial, ma Dame, quoiqu’il y ait beaucoup à apprendre en écoutant les Fremen. Des murmures s’élevèrent et certains convives se lancèrent dans des discussions à l’instant où arrivaient les premiers desserts. — Notre Empereur n’a toujours pas d’héritier, remarqua Lupino Ord, le représentant de la Maison Moritani de Grumman, presque ivre. (Il ajouta de sa voix pointue :) Il n’a que deux filles, Irulan et Chalice. Non pas que les femmes soient sans valeur. (Il leva ses yeux charbonneux au regard mauvais, affrontant le regard désapprobateur de plusieurs dames de la tablée.) Mais sans héritier mâle, la Maison de Corrino devra se retirer en faveur d’une autre. — S’il vit aussi longtemps qu’Elrood, notre Empereur a peut-être encore un siècle devant lui, dit Margot. Peut-être n’avez-vous pas encore appris que Dame Anirul porte à nouveau un enfant ? — Mes devoirs me tiennent souvent à l’écart des informations majeures, fit Ord en levant son verre. Espérons donc que ce sera un garçon. — Écoutez, écoutez ! lancèrent plusieurs convives. Mais l’Ecazi, Bindikk Narvi, eut un geste obscène. Margot avait depuis longtemps entendu parler de l’hostilité entre l’Archiduc Armand d’Ecaz et le Vicomte Moritani de Grumman, mais elle n’avait jamais vraiment réalisé quel degré elle atteignait désormais. Elle regrettait d’avoir placé les deux diplomates trop près l’un de l’autre. Ord empoigna une bouteille et se versa un autre verre sans attendre qu’un serveur le fasse. — Comte Fenring, vous possédez de nombreuses œuvres d’art représentant notre Empereur : des peintures, des statues, des gravures. Est-ce que Shaddam n’engloutirait pas trop d’argent pour ces autocélébrations ? Elles ont fleuri dans tout l’Imperium. — Et quelqu’un passe son temps à les dégrader ou à les renverser, remarqua l’importateur d’armes de Carthag d’un air méprisant. En pensant au Planétologiste et à son fils, Margot choisit un gâteau au Mélange sur le chariot des desserts. Sans doute leurs hôtes n’avaient-ils pas entendu d’autres rumeurs selon lesquelles ces cadeaux artistiques dissimulaient des appareils qui enregistraient toutes les activités dans l’ensemble de l’Imperium. Comme la plaque qui ornait le mur, juste derrière Lupino Ord. — Shaddam entend laisser la marque de son règne, hmm ? répliqua Fenring. Je le connais depuis de longues années. Il souhaite s’écarter de la politique de son père qui a eu un règne tellement interminable. — Peut-être, mais il néglige l’entraînement des troupes Sardaukar tout en augmentant le nombre de leurs généraux… Comment les appelle-t-on déjà ? — Des Bursegs, répondit quelqu’un. — Oui, ils sont sans cesse plus nombreux grâce à lui, avec des soldes exorbitantes et des tas d’avantages. Le moral des Sardaukar doit décliner vu qu’ils ont de plus en plus à faire avec de moins en moins de moyens. Margot remarqua que son époux était dangereusement serein. Les yeux rétrécis, il fixait l’ivrogne imprudent. Une femme se pencha pour murmurer à l’oreille d’Ord et il effleura du doigt le bord de son verre. — Mais oui, je m’excuse d’évoquer des choses aussi évidentes devant quelqu’un qui connaît si bien l’Empereur. — Vous êtes un idiot, Ord ! tonna Narvi, qui avait attendu cette chance d’insulter l’autre. — Et vous, vous êtes stupide et déjà mort. Le Grumman se leva en renversant sa chaise. Ses gestes étaient rapides, trop précis. Avait-il feint de trop boire rien que pour provoquer son adversaire ? Il leva un pistolet scie-disque étincelant et fit feu sur l’autre à plusieurs reprises, dans un bruit assourdissant. Les disques déchirèrent le visage et le torse de l’Ecazi qui mourut bien avant que le poison des dents fasse son effet. Les convives jaillirent de la table en hurlant. Des laquais bondirent sur Ord et lui arrachèrent son arme. Quant à Margot, elle était demeurée immobile, plus étonnée que terrifiée. Qu’est-ce qui a pu m’échapper ? Jusqu’où va donc la haine entre la Maison Armand et la Maison Moritani ? — Bouclez-le dans un des tunnels du sous-sol, ordonna Fenring. Sous garde permanente. — Je bénéficie de l’immunité diplomatique ! piailla Ord. Vous n’allez quand même pas avoir l’audace de m’arrêter ? — Ne vous fiez pas à mon audace. (Fenring affronta les regards offensés des autres.) Je ne peux simplement permettre à mes hôtes de vous punir, et par là d’exercer leur propre… immunité, n’est-ce pas, hmm ? Fenring leva le bras et l’Ambassadeur de Grumman, en dépit de ses protestations balbutiantes, fut évacué derrière une haie de protection. Des médics arrivèrent, ceux-là mêmes que Fenring avait vus après l’effondrement de l’échafaudage de la serre. À l’évidence, il n’y avait plus rien à faire pour l’Ecazi mutilé. Un petit massacre pour la soirée, songea-t-il. Et je n’en suis même pas responsable. — Hmm… fit-il en se tournant vers Margot. Je redoute que cela ne soit considéré que comme un simple… incident. L’Archiduc Ecaz va devoir formuler une plainte officielle et nul ne peut dire ce que le Vicomte Moritani va répondre. Il ordonna aux domestiques d’évacuer le corps de Norvi du hall. La plupart des invités s’étaient réfugiés dans d’autres salles de la résidence. — Est-ce que nous devons les rappeler ? demanda le Comte en serrant la main de son épouse. Je déteste les soirées qui se terminent ainsi. Nous pourrions rappeler les Jongleurs, non ? Rien que pour qu’ils racontent des histoires drôles… Le Baron Harkonnen vint les rejoindre en s’appuyant sur sa canne. — Comte Fenring, cela dépend de votre juridiction, et non de la mienne. Vous devez faire un rapport à l’Empereur. — Je m’en charge, dit Fenring, d’un ton sec. Il faut que je me rende sur Kaitain pour un autre problème et je donnerai à Shaddam tous les détails nécessaires. Ainsi que toutes les excuses qui s’imposent. 4 Aux jours anciens de la Vieille Terre, on comptait des experts en poisons, des personnages habiles et subtils qui manipulaient ce que l’on appelait alors « les poudres de l’héritage ». Extrait d’un livre-film de la Bibliothèque Royale de Kaitain. Avec un sourire de fierté, Beely Ridondo, le Chambellan Impérial, franchit le seuil pour annoncer : — Votre Majesté Impériale, vous avez un autre enfant. Votre épouse vient d’accoucher d’une fille jolie et en parfaite santé. Plutôt que de se réjouir, l’Empereur Shaddam IV jura d’une voix sourde et congédia le Chambellan. Trois ! Qu’ai-je donc à faire d’une autre fille ? Il était d’humeur atroce comme jamais il ne l’avait été depuis qu’il s’était battu pour chasser son père décrépit du Trône du Lion d’Or. Il entra d’un pas pressé dans son cabinet privé, passant sous une plaque ancienne sur laquelle on lisait : « La loi est la science ultime. » Encore une des absurdités du Prince Royal Raphaël Corrino, un homme qui ne s’était même pas soucié de coiffer la couronne impériale. Shaddam verrouilla la porte derrière lui et cala sa longue carcasse dans le siège à haut dossier de son bureau. Il était de moyenne taille, mais son corps musclé était délié et son nez aquilin plutôt élégant. Ses ongles étaient longs et soigneusement manucurés, ses cheveux roux pommadés plaqués en arrière. Il portait un uniforme gris de Sardaukar avec des épaulettes et des soutaches argent et or, mais pourtant l’apparat militaire ne le rassurait plus comme jadis. Il avait d’autres problèmes en plus de la naissance de cette troisième fille. Récemment, lors d’un concert dans l’une des pyramides inversées, sur Harmonthep, quelqu’un avait largué au-dessus du stade un ballon géant à son effigie. Obscène, insultante, la chose bigarrée qui dérivait au-dessus de la foule hurlant de rire l’avait fait apparaître comme un bouffon. Les dragons de la garde d’Harmonthep avaient abattu le ballon qui était retombé en lambeaux embrasés, mais chacun avait saisi le symbolisme de cet acte. Même les interrogatoires les plus poussés n’avaient pu apprendre aux enquêteurs Sardaukar qui était le responsable de cette opération. Autre incident : une inscription en lettres hautes de cent mètres, gravée dans la paroi de granit du Canyon du Monument, sur Canidar II demandait : « Shaddam, comment ta couronne peut-elle tenir sur ton crâne pointu ? » Et sur plusieurs mondes, un peu partout dans l’Imperium, des statues sitôt inaugurées avaient été détériorées. Sans que nul ait aperçu les coupables. Quelqu’un le détestait au point de commettre de tels actes. Quelqu’un. La question rongeait son esprit impérial, pesait dans son cœur avec d’autres soucis, y compris la visite annoncée de Hasimir Fenring qui devait lui fournir un rapport sur les recherches secrètes des Tleilaxu pour aboutir à une épice synthétique. Le Projet Amal. Lancé sous le règne de son père, le projet n’était connu que de quelques rares initiés. Amal était sans aucun doute le secret le mieux gardé de l’Imperium. Si jamais il aboutissait, la Maison de Corrino disposerait d’une source artificielle et fiable de Mélange. Mais les recherches de ces maudits Tleilaxu duraient depuis des années et, mois après mois, la situation lui pesait de plus en plus. Et voilà qu’il avait une troisième fille ! Quelle malédiction ! Il ne savait pas quand il aurait le courage de la regarder en face. Son regard courut sur la cloison lambrissée jusqu’à l’étagère, à la photo solido d’Anirul dans sa robe de mariée, posée à côté d’un épais volume qui référençait les grands désastres de l’Histoire. Anirul avait de grands yeux de biche, noisette dans la lumière, parfois plus sombres. Ils dissimulaient quelque chose. Il aurait dû le remarquer plus tôt. C’était la troisième fois que cette Bene Gesserit « de Rang Caché » échouait à lui donner l’héritier mâle qu’il voulait, et Shaddam n’avait échafaudé aucun plan de secours pour une telle éventualité. Il avait le visage brûlant. Il pouvait toujours féconder quelques concubines en espérant avoir un fils, mais il était légalement marié à Anirul et il affronterait de terribles problèmes politiques s’il tentait de désigner un bâtard comme héritier du trône. Il pouvait aussi tuer Anirul et prendre une autre épouse – ce que son père avait fait à plusieurs reprises – mais il encourrait ainsi la colère des Sœurs du Bene Gesserit. Non, tout serait résolu quand elle lui donnerait un fils, un mâle en bonne santé qu’il considérerait comme son héritier. Il avait attendu durant tous ces longs mois, pour arriver à ça… Il avait entendu dire que les sorcières pouvaient choisir le sexe de leur progéniture en agissant sur la chimie de leur métabolisme. Ces trois filles ne pouvaient être un accident. Il avait été trahi par les trafiquantes de pouvoir du Bene Gesserit qui lui avaient imposé Anirul. Comment avaient-elles pu oser agir ainsi avec l’Empereur d’Un Million de Mondes ? Était-ce la mission réelle d’Anirul au sein de la maison royale ? Elle rassemblait des preuves pour exercer un chantage contre lui ? En ce cas, devait-il la répudier ? Il tapota de son stylobarre le bois d’elacca rouge de son bureau et son regard se porta vers le portrait de son grand-père paternel, Fondil III surnommé « Le Chasseur » à cause de sa propension à exterminer le moindre vestige de rébellion. Fondil avait été tout autant redouté dans sa propre maisonnée. Même si le vieil homme s’était éteint bien avant la naissance de Shaddam, il connaissait l’humeur du Chasseur et ses méthodes. Si Fondil s’était trouvé en face d’une femme arrogante, il aurait certainement trouvé un moyen de s’en débarrasser… Shaddam appuya sur un bouton et Ridondo entra et s’inclina, révélant le haut de son front luisant. — Sire ? — Je désire voir Anirul. Ici même. — La Dame est dans son lit, Sire. — Ne me faites pas répéter cet ordre. Sans ajouter un mot, Ridondo se retira avec de longues enjambées, pareil à une araignée. Un moment après, une dame de compagnie fit son entrée, pâle, trop parfumée. D’une voix tremblante, elle déclara : — Monseigneur Empereur, Dame Anirul souhaite vous faire savoir qu’elle est encore affaiblie par la naissance de votre enfant. Elle en appelle à votre indulgence pour lui permettre de garder le lit. Vous serait-il possible de lui rendre visite ainsi qu’au bébé ? — Je vois. Elle en appelle à mon indulgence ? Je ne veux pas voir une autre fille dont je n’ai que faire, ni écouter d’autres excuses. Ceci est un ordre de votre Empereur : Anirul doit se présenter ici et maintenant. Et elle doit venir seule, sans l’aide d’une servante ou d’un assistant mécanique. Me fais-je bien comprendre ? Avec un peu de chance, elle mourrait en chemin. Terrorisée, la dame de compagnie s’inclina. — Comme vous voudrez, Sire. Finalement, Anirul apparut sur le seuil de son cabinet. Le teint gris, elle dut prendre appui contre la fine colonnade. Elle portait une cape froissée rouge et or qui ne dissimulait pas complètement sa tenue de nuit. Elle vacillait quelque peu mais gardait la tête haute. — Qu’avez-vous à dire ? demanda Shaddam. — L’accouchement a été pénible, c’est tout, et je suis encore très faible. — Je m’excuse, je m’excuse. Vous êtes suffisamment intelligente pour comprendre ce que je veux dire. Et assez rusée pour m’avoir dupé durant toutes ces années. — Moi vous duper ? (Anirul battit des cils comme si elle venait d’entendre une déclaration insensée.) Pardonnez-moi, Majesté, mais je suis lasse. Pourquoi vous montrer aussi cruel, me convoquer ainsi et refuser de voir votre fille ? Toute couleur avait quitté les lèvres de Shaddam et ses yeux étaient à présent deux mares insondables. — Parce que vous pouviez me donner un héritier mâle et que vous avez refusé de le faire. — Il n’y a aucune vérité dans tout cela, Majesté, seulement des rumeurs, fit Anirul, faisant appel à tous ses pouvoirs de Bene Gesserit pour rester debout. — J’écoute les rapports des services de renseignement, et non les rumeurs. Il la dévisagea en fermant un œil, comme s’il pouvait ainsi mieux la détailler. Et il demanda : — Anirul, souhaitez-vous mourir ? Elle se dit qu’il était capable de la tuer, après tout. Il n’y a certainement aucun amour entre nous, mais aura-t-il l’audace d’encourir le courroux des Sœurs en m’éliminant ? Lors de son accès au trône, Shaddam avait accepté de l’épouser parce qu’il avait besoin de cette alliance avec le Bene Gesserit pour consolider son pouvoir dans un climat politique difficile. Mais après douze années, il était devenu trop confiant. — Tout le monde meurt, dit Anirul. — Mais pas toujours comme je l’ai prévu pour vous. Anirul essaya de dissimuler son émotion et se rappela qu’elle n’était pas seule, qu’elle portait dans son esprit la mémoire collective des multitudes de Sœurs qui l’avaient précédée et existaient depuis au sein de l’Autre Mémoire. Et lorsqu’elle répondit, ce fut d’une voix sereine. — Nous n’avons rien des sorcières sournoises et compliquées dont nous devons donner l’image. Ce qui n’était pas vrai, bien sûr, mais elle savait que Shaddam, au pis, ne pouvait avoir que des soupçons. Mais il ne se radoucit en rien. — Qu’est-ce qui est le plus important pour vous ? Vos Sœurs ou moi ?… Elle secoua la tête, l’air accablée. — Vous n’avez pas le droit de me poser une telle question. Je ne vous ai jamais donné la moindre raison de penser que je n’étais pas fidèle à la couronne. Elle redressa fièrement la tête en se souvenant de sa position prééminente dans la longue histoire de la Communauté. Jamais elle n’avouerait qu’elle avait reçu l’ordre formel du Bene Gesserit de ne pas donner un héritier à la maison de Corrino. Les sages paroles des Sœurs résonnaient encore dans sa mémoire. L’amour affaiblit. L’amour est dangereux car il brouille la raison et nous écarte de nos devoirs. Il n’est qu’aberration et infamie : une impardonnable transgression. Nous ne pouvons aimer. Elle essaya de tempérer la colère de Shaddam. — Acceptez votre fille, Sire, car nous pourrons l’utiliser afin de cimenter d’importantes alliances politiques. Nous devrions discuter du nom qu’elle portera. Que dites-vous de Wensicia ? Soudain inquiète, elle sentit un liquide chaud à l’intérieur de ses cuisses. Du sang ? Les sutures avaient craqué. Des gouttelettes rouges tombèrent sur le tapis. Anirul vit son époux pencher la tête et son visage se déforma un peu plus sous l’effet de la colère. — Ce tapis est dans ma famille depuis des siècles ! Ne montre aucune faiblesse. C’est un animal et il t’attaquera. Elle se détourna lentement. Elle continuait à saigner et tituba en s’éloignant. — Si j’en crois l’histoire de la Maison de Corrino, je suis certaine qu’on a dû déjà y répandre du sang. 5 On dit qu’il n’est rien de solide, rien d’équilibré, rien de durable dans l’ensemble de l’univers, que rien ne reste en son état originel, que chaque jour, à chaque minute, chaque instant, un changement intervient. Panoplia Propheticus du Bene Gesserit. Sur la grève découpée, au pied du Castel Caladan, une silhouette solitaire était immobile au bout du quai, dessinée sur le fond de la mer et du soleil levant. Le personnage avait un visage mince, basané, avec un nez prononcé qui lui donnait l’allure d’un faucon. Une flottille de coracles de pêche s’éloignait vers le large à la pointe d’un éventail de rides. Les hommes d’équipage avec leurs cirés, leurs tricots épais et leurs bonnets de laine s’activaient sur les ponts, préparant les filets et les engins. Dans le village, la fumée montait doucement des cheminées. Les gens de Caladan l’appelaient « la vieille ville » car elle avait été le premier comptoir colonial de la planète, bien avant la construction de l’élégante capitale de Caladan et l’aménagement du port spatial, derrière le château. Le Duc Leto Atréides, vêtu d’un pantalon de marin bleu et d’une simple tunique décorée du blason des Atréides inspirait à pleins poumons l’air vivifiant. Maître de la Maison des Atréides, représentant de Caladan auprès du Landsraad et de l’Empereur, Leto n’avait rien perdu de ses habitudes : il aimait se lever tôt comme les pêcheurs qui étaient pour la plupart des amis. Ils invitaient souvent leur Duc et, en dépit des réserves de Thufir Hawat, son Chef de la Sécurité, qui ne se fiait à personne, Leto acceptait souvent de partager un cioppino en famille. Le vent fraîchissait et la houle se frangeait de blanc en frissonnant vers la côte. Leto aurait tant voulu accompagner la flottille de pêche, mais il avait d’autres responsabilités. Des devoirs majeurs qui auraient des impacts au-delà de ce monde. Il devait allégeance à l’Imperium autant qu’il se préoccupait des gens de Caladan. Pour l’heure, il se trouvait au centre de problèmes essentiels. Le meurtre d’un diplomate d’Ecaz par un ambassadeur de Grumman était un fait majeur, même s’il avait eu lieu sur la lointaine Arrakis, mais le Vicomte Moritani ne semblait guère se préoccuper de l’opinion publique. D’ores et déjà, les Grandes Maisons en appelaient à une intervention impériale pour éviter l’extension du conflit. La veille, Leto avait envoyé un message au Conseil du Landsraad sur Kaitain en proposant ses services comme médiateur. À vingt-six ans, il dirigeait depuis dix ans une Grande Maison. Il attribuait son succès au fait qu’il n’avait jamais rompu avec ses racines. Il le devait à son père défunt, Paulus. Le Vieux Duc s’était toujours comporté comme un homme sans prétention qui aimait se mêler à son peuple. Mais Paulus avait dû savoir depuis le début – même s’il ne s’en était jamais ouvert à Leto – que c’était une stratégie politique payante de se faire aimer de ceux que l’on gouverne. Parfois, Leto trouvait que son rôle était un compromis bien étrange entre sa vraie personnalité et son rôle de personnage officiel. Il ne savait plus où finissait l’une et où commençait l’autre. Peu après s’être retrouvé devant toutes ces nouvelles responsabilités, Leto avait stupéfié le Landsraad en demandant, dans un discours émouvant, le Jugement par Forfaiture dans l’affaire des vaisseaux Tleilaxu qui avaient été attaqués à bord d’un Long-courrier de la Guilde. Le gambit de Leto Atréides avait vivement impressionné les autres Grandes Maisons et il avait reçu une lettre de félicitations de Hundro Moritani, le capricieux et antipathique Vicomte de Grumman, qui refusait souvent de coopérer – ou même de participer – aux affaires de l’Imperium. Hundro Moritani lui avait déclaré qu’il admirait son « irrévérence moqueuse vis-à-vis des lois », qui prouvait que « seuls des hommes forts avec de fortes convictions peuvent commander, et non pas des fonctionnaires qui passent leur temps à éplucher les virgules sur les textes ». Leto n’était pas vraiment convaincu que Moritani croyait en son innocence : le Vicomte de Grumman devait simplement se réjouir que le Duc Atréides se soit sorti de cette affaire face à un faisceau de charges insurmontables. Dans ce litige, Leto avait également une connexion avec la Maison d’Ecaz. Son père, Paulus, avait été un des héros de la révolte ecazi, il s’était battu au côté de Dominic Vernius pour lutter contre les exactions des sécessionnistes et défendre les lois du Landsraad sur la planète forestière. Paulus Atréides avait été présent au côté du jeune Archiduc Armand lors de la cérémonie de la victoire pour son retour sur le Trône d’Acajou. La Chaîne de la Bravoure, qu’Armand d’Ecaz avait passée à son cou, se trouvait encore dans les coffres du Vieux Duc. Et les avocats qui avaient défendu Leto devant la Cour du Landsraad étaient originaires du continent d’Elacca, sur Ecaz, célèbre pour son bois. Leto était respecté des deux parties en présence dans ce conflit et aurait pu leur indiquer une issue vers un compromis de paix. Les jeux de la politique ! Son père lui avait appris à considérer la projection dans son ensemble, du point le plus ténu jusqu’aux éléments les plus importants. Il sortit un vocoscribe de la poche de sa tunique et dicta une lettre de félicitations à son cousin, l’Empereur Shaddam IV, pour la naissance de sa fille. Elle serait portée par le Messager officiel qui embarquerait sur le prochain Long-courrier en partance pour Kaitain. Quand les pétarades des moteurs se turent, Leto reprit le sentier en zigzag qui montait vers le Castel. Ce matin-là, il prit son petit déjeuner en compagnie de Duncan Idaho. Le jeune Duncan portait désormais l’uniforme Atréides, noir et vert. Il avait vingt et un ans, et au-dessus de son visage rond, ses cheveux bouclés étaient taillés court afin qu’ils ne le gênent pas durant les exercices de combat. Thufir Hawat lui avait consacré beaucoup de temps et prétendait qu’il était un élève particulièrement doué. Duncan avait même déjà atteint les limites de ce que le guerrier Mentat pouvait lui enseigner. Il n’était encore qu’un adolescent quand il avait réussi à échapper à l’esclavage des Harkonnens pour gagner Castel Caladan où il avait demandé asile au Vieux Duc. En grandissant, il était apparu comme l’un des plus loyaux serviteurs de la Maison et certainement l’un des meilleurs au combat. Les Maîtres d’Escrime de Ginaz, alliés de longue date des Atréides, venaient récemment de l’admettre dans leur fameuse académie. — Je vais être navré de te voir partir, Duncan, dit Leto. Huit années, c’est long… Duncan se redressa, sans montrer d’émotion. — Mais à mon retour, mon Duc, je serai à même de vous servir de tant de façons. Je serai encore jeune, et nul n’osera vous menacer. — Oh, ils continueront ! Ne te fais pas d’illusions quant à cela. Duncan ménagea un temps avant de lui répondre avec un sourire mince et dur : — En ce cas, la faute viendra d’eux, pas de moi. Il croqua une bouchée de melon de Paradan et un peu de jus jaune coula sur son menton. Je vais regretter ces melons. La nourriture de la caserne n’a certainement rien à voir. Il entreprit de découper sa tranche en morceaux plus petits. C’était encore l’hiver sur le Continent Ouest de Caladan et les bougainvilliers qui couraient sur les murailles étaient dépourvus de fleurs. Mais, annonçant sans doute un printemps précoce, certains arbres bourgeonnaient déjà. Leto soupira. — Dans tout l’univers, je ne connais pas d’endroit aussi beau que Caladan au printemps. — On peut dire que Giedi Prime souffre de la comparaison. Heureux de constater le calme serein de Leto, Duncan venait d’abaisser sa garde. Mais il ajouta : — Mon Duc, il nous faut rester constamment sur nos gardes, ne jamais nous permettre la moindre faiblesse. N’oubliez pas ce vieil antagonisme entre les Atréides et les Harkonnens. — On croirait entendre Thufir. (Leto prit une bouchée de gâteau de riz pundi.) Je suis convaincu qu’il n’y a pas meilleur que toi au service de notre Maison. Mais je crains que nous ne fassions de toi un monstre en t’envoyant perfectionner tes dons durant huit années. Que seras-tu à ton retour ? Il y avait de l’orgueil dans les yeux bleu-vert de Duncan. — Je serai un Maître d’Escrime de Ginaz. Durant un long moment, Leto songea aux dangers extrêmes de l’école. Près d’un tiers des étudiants trouvaient la mort au cours de leur formation. Duncan avait ri en lisant les statistiques et répondu qu’il avait été plus en péril face aux Harkonnens. Ce qui était vrai. — Je sais que tu vas réussir, fit Leto. (Il avait la gorge nouée, pourtant.) Mais n’oublie jamais la compassion. Quoi que l’on t’enseigne, ne reviens pas avec l’attitude de celui qui se croit meilleur que les autres. — Non, mon Duc. Leto glissa la main sous la table et prit un paquet long et étroit qu’il posa devant Duncan. — Voilà pourquoi je t’ai demandé de te joindre à moi pour ce déjeuner. Surpris, Duncan ouvrit le présent et en sortit une épée de cérémonie. Il serra le pommeau gravé en s’exclamant : — L’épée du Vieux Duc ! Vous me la prêtez ? — Non, je te la donne, mon ami. Rappelle-toi quand je t’ai rencontré dans le hall d’armes, juste après la mort de mon père dans l’arène. Tu l’avais prise au râtelier. Elle était alors presque aussi grande que toi, mais tu la dépasses à présent. Duncan ne trouvait pas ses mots pour lui dire sa reconnaissance. Leto le jaugea du regard. — Je crois que si mon père avait pu te voir grandir, il t’aurait donné lui-même cette épée. Duncan Idaho, tu es maintenant un homme, et tu mérites cette épée ducale. — Bonjour ! La voix joyeuse était familière. Le Prince Rhombur Vernius s’avançait dans la cour d’un pas vif, les yeux un peu endormis encore, mais impeccablement vêtu, son anneau d’opaflamme luisant dans les premiers rais de soleil. Il était suivi de sa sœur, qui avait relevé ses cheveux cuivrés maintenus par une pince d’or. Rhombur surprit le regard humide de Duncan et demanda : — Que se passe-t-il ? — Je viens d’offrir à Duncan son cadeau de départ. Rhombur sifflota. — Sacrément somptueux pour un palefrenier. — Peut-être trop, dit Duncan sans quitter Leto des yeux. Il admira l’épée avant de jeter un regard noir à Rhombur. — Prince Vernius, je ne travaillerai plus dans les étables. Quand vous me reverrez, je serai un Maître d’Escrime. — L’épée est à toi, Duncan, fit Leto d’un ton ferme qu’il avait acquis avec son père. Nous ne reviendrons pas là-dessus. — Comme vous voudrez, mon Duc, fit Duncan en s’inclinant. Je dois m’excuser, mais il faut que je me prépare pour le voyage. Il s’éloigna tandis que Rhombur et Kailea s’installaient à table. Leto ne retrouva pas dans le sourire de Kailea la chaleur qui lui était devenue familière. Depuis des années, lui et la Princesse Vernius tournaient avec prudence autour d’une idylle. Leto, en tant que Duc, ne souhaitait pas aller plus loin pour des raisons politiques. Il avait besoin de s’allier à l’héritière d’une Grande Maison puissante. Ses raisons étaient celles-là mêmes que lui avait inculquées son père : il était Duc de Caladan et responsable devant son peuple. Une seule fois, une seule, ils s’étaient tenus par la main, mais jamais il n’avait embrassé Kailea. Elle baissa la voix pour lui dire : — L’épée de votre père, Leto ? Était-ce bien nécessaire ? Elle a une telle valeur. — Kailea, ce n’est qu’un objet. Elle signifie plus pour Duncan que pour moi. Je n’ai pas besoin d’une épée pour garder le souvenir de mon père. C’est alors que Leto remarqua le chaume blond sur le menton de son ami. Rhombur ressemblait plus à un pêcheur qu’à un prince. — Vous vous êtes rasé quand la dernière fois ? — Par les enfers vermillon ! Qu’est-ce que mon apparence vient faire là-dedans ? (Rhombur prit une gorgée de jus de cidrit en plissant les lèvres.) Ce n’est pas comme si j’avais quelque chose de vraiment important à faire. Kailea, qui s’activait tranquillement sur son petit déjeuner, étudia son frère de ses yeux verts au regard pénétrant et afficha une moue désapprobatrice. Leto prit conscience que si le visage rond de son ami gardait encore un peu de l’enfance, il n’y avait plus le même éclat dans ses yeux marron. Il y devinait en fait le regret de sa planète, de sa maison. Il n’avait pas oublié le meurtre de sa mère, ni la disparition de son père, le Comte Dominic. Sa sœur et lui étaient les seuls rescapés d’une famille autrefois resplendissante. — Cela ne fait aucune différence, je suppose, déclara enfin Leto. Nous n’avons pas d’affaire d’État à traiter aujourd’hui, aucun voyage vers la splendide Kaitain n’est en vue. En fait, vous pourriez aussi bien cesser de prendre des bains. (Un instant, Leto remua en silence le riz dans son bol, avant d’ajouter d’un ton mordant qui ne lui était guère familier :) Néanmoins, vous demeurez un membre de ma cour, Rhombur, et l’un des conseillers auxquels je me fie le plus. J’avais espéré qu’après tout ce temps, vous auriez pu concevoir un plan pour retrouver vos titres et vos biens perdus. Leto avait remarqué que la chemise de son ami était froissée et avait grand besoin d’être lavée. Mais il portait encore à son col l’hélice cuivrée et violette qui rappelait les jours prestigieux d’Ix, quand la Maison Vernius régissait le monde des machines, avant la prise de pouvoir des Tleilaxu. — Leto, répliqua Rhombur, contrarié, si j’avais la moindre idée de ce que je dois faire, je sauterais dans le premier Long-courrier. Les Tleilaxu ont enfermé Ix derrière des barrières impénétrables. Voulez-vous que Thufir Hawat envoie d’autres espions ? Les trois premiers n’ont jamais su trouver leur chemin et atteindre la cité, quant aux deux derniers, ils ont disparu sans laisser de trace. (Il claqua des doigts.) Je n’ai plus qu’à espérer que les Ixiens loyalistes continuent le combat de l’intérieur et qu’ils renverseront bientôt les usurpateurs. Je crois que tout va s’arranger. — Toujours optimiste, mon ami, dit Leto. Kailea, l’air soucieux, intervint soudain : — Rhombur, cela fait près de dix ans. Tu crois que tout ça va se remettre en place comme par magie ? Gêné, son frère essaya de changer de sujet. — Tu as entendu dire que la femme de Shaddam avait accouché d’une troisième fille ? Kailea prit un air méprisant. — Connaissant Shaddam, je pense qu’il va être plutôt mécontent de ne pas avoir d’héritier mâle. Leto essaya de repousser leurs propos négatifs. — Kailea, il est probablement extasié. Et puis, sa femme peut lui donner encore beaucoup d’enfants. (Il se tourna vers Rhombur.) Ce qui me fait songer, mon vieil ami… que vous devriez prendre épouse. — Pour que je sois propre et bien rasé ? — Et redresser votre Maison, peut-être. Perpétuer la lignée des Vernius par le dernier héritier en exil. Kailea semblait perdue dans ses pensées. Elle finit son melon, puis grignota un toast, se leva et quitta la table en marmonnant une excuse. Dans le long silence qui suivit, des larmes coulèrent doucement sur les joues du Prince Vernius. Embarrassé, il les essuya avant de dire : — Oui, j’ai pensé à cela. Comment le saviez-vous ? — Vous me l’avez répété plusieurs fois, après que nous eûmes vidé quelques bouteilles. — Oui, c’est une idée folle. Ma Maison est morte, et Ix est aux mains des fanatiques. — Donc, vous pourriez remettre sur pied une Maison Mineure ici même, sur Caladan, lancer un nouveau commerce familial. Nous verrions ensemble auprès des diverses industries ce dont vous avez besoin. Kailea a le sens des affaires. Et je fournirai les ressources nécessaires. Rhombur eut un rire amer. — Mon destin sera toujours lié au vôtre, Duc Leto. Mais je ferais aussi bien de vous surveiller, ne serait-ce que pour m’assurer que vous ne mettez pas le château en gage. Leto hocha la tête sans sourire et ils se claquèrent dans la main selon la coutume de l’Imperium. 6 La Nature ne commet pas d’erreur : le vrai et le faux sont des catégories humaines. Pardot KYNES, Discours sur Arrakis. Pour les trois hommes qui survolaient les franges dorées des dunes tout au long de leur circuit de mille kilomètres, les jours étaient monotones. Les montagnes basses, les plaines et les bassins d’ombre défilaient sous l’ornithoptère blindé et le moindre tourbillon de poussière sur l’horizon était un sujet d’excitation pour les soldats Harkonnens. Glossu Rabban, gouverneur temporaire d’Arrakis, avait ordonné non seulement que les patrouilles soient régulières, mais qu’on puisse les voir depuis le désert, depuis les villages les plus pitoyables. Sans cesse. Kiel, le mitrailleur de l’appareil, considérait que leur mission lui donnait le droit de chasser n’importe quel Fremen qu’ils repéreraient à proximité d’une moissonneuse d’épice. Ces sales vagabonds des sables croyaient vraiment qu’ils pouvaient pénétrer dans les territoires Harkonnens sans une autorisation du bureau de Carthag. Mais on ne les surprenait que rarement au grand jour, et leur ronde de surveillance commençait à devenir pesante. Garan, le pilote, prenait plaisir à lancer l’orni dans les courants thermiques, à le faire danser et plonger. Il gardait une expression stoïque, mais parfois, quand l’appareil se cabrait et tanguait, un sourire sinistre jouait sur ses lèvres. Au terme de leur cinquième journée de patrouille, il continuait à noter les anomalies sur les relevés topographiques, à grommeler chaque fois qu’il détectait une nouvelle faute. Selon lui, ces cartes étaient les pires qu’il ait jamais eues entre les mains. Josten, un transfuge récent de Giedi Prime, était installé dans le compartiment passager. Habitué aux zones industrielles, au ciel gris, aux bâtiments mornes et sales, Josten était fasciné par l’étendue désertique, hypnotisé par le déroulement des dunes sous le soleil. Il venait de remarquer un nuage de poussière au sud, loin dans la Plaine Funèbre. — C’est quoi, là-bas ? Un site de moissonnage ? — Impossible, dit le mitrailleur Kiel. Les chenilles envoient toujours un geyser loin dans les airs, un cône vertical très étroit. — C’est trop bas pour être un démon de poussière. Trop petit. (En haussant les épaules, Garan poussa les commandes et l’orni fonça droit sur le nuage brun rouge.) Je vais descendre pour qu’on jette un coup d’œil. L’orni se posa dans le sable tourmenté et Kiel ouvrit l’écoutille. L’air intérieur s’évacua en sifflant, remplacé par une onde de chaleur et de poussière. Il toussa. Garan se pencha à l’extérieur du cockpit en reniflant. — Sentez donc ça. C’est un coup d’épice. Y a pas de doute. L’odeur de cannelle brûlée lui picotait les narines. Josten repoussa Kiel et se laissa tomber sur le sol tendre. Éberlué, il se pencha, prit une poignée de sable et la porta à ses lèvres. — Est-ce qu’on peut ramasser un peu de Mélange frais avant de repartir ? Ça doit valoir une fortune. Kiel avait pensé à la même chose, mais il se tourna vers le nouveau avec un regard de mépris. — On n’a pas le matériel nécessaire pour le traitement. Il faut le séparer du sable, et on ne fait pas ça avec les doigts. Garan l’appuya, d’une voix plus calme mais plus ferme. — Si tu essayais de refiler ça à un vendeur des rues de Carthag, tu te retrouverais devant le Gouverneur Rabban – ou pis encore, tu serais forcé d’expliquer au Comte Fenring comment une petite partie de l’épice destinée à l’Empereur s’est retrouvée dans les poches d’un simple patrouilleur. Ils se dirigeaient vers le creux déchiqueté, au centre du nuage de poussière qui se dissipait peu à peu, et Josten regarda autour de lui avec méfiance. — C’est prudent de nous aventurer là ? Est-ce que les grands vers ne sont pas attirés par l’épice ? — Tu as peur, gamin ? grinça Kiel. — On le jettera au ver si on en voit un, proposa Garan. Ça nous donnera le temps de nous échapper. Kiel, à cet instant, surprit un mouvement dans la cuvette de sable, des formes qui se tortillaient, des choses qui creusaient des tunnels pour s’enfouir, comme des asticots dans un morceau de viande en putréfaction. Josten ouvrit la bouche pour parler, mais la referma instantanément. Une créature venait de surgir à la surface du désert. Longue de deux mètres, avec une peau couverte de segments squameux. Elle évoquait un fouet, ou un grand serpent, et sa bouche circulaire était garnie de dents fines et pointues qui semblaient tapisser aussi bien sa gorge… — Un ver des sables ! s’exclama Josten. — Un nain, ricana Kiel. — Ou plutôt… un nouveau-né, tu ne crois pas ? risqua Garan. Le ver balançait doucement sa tête sans yeux. D’autres créatures ondoyantes, toute une nichée en fait, se répandirent dans le sable comme si elles étaient nées dans l’explosion. — Par tous les enfers, mais ça vient d’où ? demanda Kiel. — On ne m’en a pas parlé dans le briefing, fit Garan. — Est-ce qu’on ne pourrait pas… en capturer un ? suggéra Josten. Kiel ravala sa réprimande en réalisant que leur nouvel équipier avait une bonne idée. — Venez ! cria-t-il en s’élançant sur les vagues de sable fauve. Le ver perçut leur mouvement et battit en retraite, indécis, ne sachant s’il devait fuir ou attaquer. Puis, dans la seconde, il s’arqua comme un serpent de mer et plongea dans le sable en ondulant. Josten se précipita et agrippa le corps écailleux près de sa queue. — Hé, il est drôlement fort ! Kiel bondit à ses côtés et prit le bout de la queue qui s’agitait furieusement. Le ver se débattait pour se dégager, mais Garan se joignit aux deux autres et prit la bête frénétique non loin de la tête, essayant de l’étrangler. Les trois patrouilleurs luttaient de concert pour arracher leur proie au sable. Le ver se défendait avec des spasmes violents, pareil à une anguille sur une plaque électrique. D’autres vers surgirent sur l’autre bord de la cuvette, formant une étrange forêt de périscopes, leurs bouches béantes brillant comme autant de O au-dessus des vaguelettes de sable. Durant un bref instant glacé, Kiel se dit qu’ils pouvaient les attaquer, fondre sur eux comme un essaim de sangsues, mais déjà les vers nouveau-nés s’enfonçaient convulsivement vers les profondeurs et disparaissaient. Garan et Kiel arrachèrent leur prise du sable et la traînèrent vers l’ornithoptère. En tant que patrouilleurs Harkonnens, ils disposaient de tout le matériel nécessaire à l’arrestation des criminels, y compris des engins antiques pour juguler un prisonnier comme un animal. — Josten, va prendre le harnais de coercition dans le kit ! lança le pilote. Josten revint avec les cordages, confectionna une boucle, la passa sous la tête du ver et serra. Garan relâcha sa prise et tira sur le cordage tandis que Josten en passait un second plus avant sur le tégument. — Et qu’est-ce qu’on va en faire ? haleta Josten. Dans le passé, lors de sa première mission sur Arrakis, Kiel avait accompagné Rabban dans une partie de chasse au ver qui avait mal tourné. Ils avaient été accompagnés de soldats armés, d’un guide Fremen et même d’un Planétologiste. Ils s’étaient servis du Fremen comme d’un appât pour attirer un ver géant qu’ils avaient tué avec des explosifs. Mais avant que Rabban ait pu prélever son trophée, la bête s’était dissoute en une myriade de créatures amibiennes qui s’étaient perdues dans le sable pour ne laisser qu’un squelette cartilagineux et des dents de cristal. Rabban était entré dans une rage folle. Kiel avait le ventre noué. Le neveu du Baron pourrait prendre comme une insulte le fait que trois minables patrouilleurs aient capturé un ver alors qu’il avait lui-même échoué. — On ferait peut-être aussi bien de le noyer. — Le noyer ? s’exclama Josten. Pourquoi ? Je devrais gaspiller ma ration d’eau pour ça ?… Garan s’arrêta net, comme frappé par la foudre. — J’ai entendu dire que les Fremen le faisaient. Si on noie un bébé ver, il crache une espèce de poison très rare. Kiel acquiesça. — Oui, et ces dingues du désert s’en servent dans leurs rites religieux. Ils se livrent à des orgies démentes et il y en a pas mal qui en meurent. — Mais… nous n’avons que deux jolitres d’eau dans le coffre, remarqua Josten, toujours inquiet. — Nous n’en utiliserons qu’un seul. Et puis, je sais où nous pouvons nous ravitailler. Le pilote et son mitrailleur échangèrent un regard complice. Ils patrouillaient depuis longtemps ensemble et ils avaient tous deux pensé à la même chose. Comme s’il avait deviné son destin, le ver se débattait et se tortillait plus violemment encore, mais il s’affaiblissait. — Quand on aura la drogue, dit Kiel, on pourra s’amuser un peu. La nuit était venue. L’ornithoptère volait en mode furtif au-dessus des montagnes en lames de rasoir. Ils survolèrent une chaîne et se posèrent sur une mesa accidentée, un peu au-dessus du village désolé de Camp Bilar. Ici, les gens vivaient dans des caves creusées dans la pierre et des structures extérieures qui s’étendaient jusqu’au bord de la mesa. L’énergie était fournie par des éoliennes, des lampes minuscules clignotaient au-dessus des bacs, attirant les phalènes et les chauves-souris. À la différence des Fremen qui vivaient en reclus, ces villageois étaient un peu plus civilisés mais aussi plus opprimés. On les utilisait comme guides ou travailleurs journaliers sur les sites de moissonnage. Ils avaient oublié comment survivre sur leur propre monde sans devenir des parasites dépendant du gouverneur planétaire. Lors d’une patrouille, Kiel et Garan avaient découvert une citerne camouflée dans la mesa, une précieuse réserve d’eau. Kiel ignorait comment les villageois avaient pu en trouver autant. Ils avaient très probablement triché en augmentant le chiffre de leur population pour que les Harkonnens leur donnent généreusement plus que la quantité prévue. La population de Camp Bilar avait recouvert la citerne de rochers pour lui donner l’aspect d’une protrusion naturelle, sans mettre aucun garde en place. Pour une raison mystérieuse, les hommes du désert condamnaient le vol plus sévèrement que le meurtre. Ils considéraient que leurs biens étaient à l’abri des bandits ou des écumeurs nocturnes. Josten portait le container à présent rempli de la substance sirupeuse et méphitique exsudée par le ver lorsqu’il avait cessé de se débattre dans l’eau. À la fois apeurés et excités, les trois patrouilleurs avaient abandonné la carcasse molle du ver à proximité de la cuvette de l’explosion et avaient emporté la drogue. Kiel était inquiet à l’idée que les émanations toxiques pouvaient s’échapper du jolitre. Garan ouvrit le robinet soigneusement dissimulé de la citerne et remplit un container. Ce serait absurde de laisser l’eau se répandre rien que pour jouer un sale tour aux habitants de Camp Bilar. Ensuite, il prit celui qui contenait la sécrétion du ver et le versa dans la citerne. Les villageois auraient une surprise quand ils boiraient, la prochaine fois. — Bien fait pour eux. — Tu sais ce que la drogue va leur faire ? demanda Josten. L’autre secoua la tête. — J’ai entendu des tas d’histoires dingues là-dessus. — On devrait peut-être essayer d’abord avec le gamin, proposa Kiel. Josten recula en levant les mains, mais Garan était revenu à la citerne. — Je parie qu’ils vont se mettre tout nus et danser dans les rues du village en piaillant comme des volailles. — On devrait rester ici pour rire un peu, proposa Kiel. Garan fronça les sourcils. — Tu tiens vraiment à expliquer à Rabban pourquoi on rentre en retard ? — Bon, allons-y, fit Kiel d’un ton sec. Ils regagnèrent en courant l’ornithoptère, regrettant un peu de laisser les villageois découvrir seuls leur bonne plaisanterie. 7 Avant nous, toutes les méthodes d’éducation étaient polluées par l’instinct. Avant nous, les chercheurs instinctifs ne possédaient qu’une ampleur d’attention limitée, parfois moins que le temps d’une vie. Des projets déployés sur cinquante générations ou plus n’étaient pas envisageables. Le concept même de discipline neuromusculaire absolue ne leur était pas apparu. Nous avons appris comment apprendre. Le Livre d’Azhar du Bene Gesserit. Est-elle vraiment une enfant spéciale ? La Révérende Mère Gaius Helen Mohiam observait la jeune fille aux proportions parfaites qui se livrait aux exercices neuromusculaires pranabindu sur le parquet du module d’entraînement de l’École Mère. Mohiam était récemment revenue du banquet manqué d’Arrakis. Elle essayait de juger son élève avec impartialité, laissant de côté la vérité. Jessica. Ma propre fille. La jeune fille ne devrait jamais connaître son héritage, ne jamais rien soupçonner. Même dans les plans secrets de sélection génétique des Sœurs, Mohiam n’était pas identifiée sous le nom qu’elle s’était choisi au sein de la Communauté, mais par son vrai nom de naissance : « Tanidia Nerus ». Jessica, douze ans, les bras contre le corps, essayait de se relaxer, d’arrêter jusqu’au plus infime mouvement de son corps. Saisissant une lame imaginaire dans sa main droite, elle regarda en face un adversaire tout aussi imaginaire. Elle faisait appel à des ressources profondes de concentration et de paix intérieure. Mais le regard acéré de Mohiam surprit les frémissements des muscles de ses mollets, de son cou, d’un sourcil. Cette enfant aurait encore besoin d’exercices pour parfaire sa technique, mais elle avait fait d’excellents progrès et promettait beaucoup. Jessica était douée d’une patience suprême, d’un don inné pour s’apaiser et écouter ce qu’on lui disait. Elle est si concentrée… avec un potentiel tellement riche. Ce à quoi elle était destinée. Jessica feinta à gauche, se dégagea dans une pirouette – et redevint soudain une statue. Ses yeux se portèrent sur Mohiam, mais elle ne voyait pas son éducatrice, son mentor. La sévère Révérende Mère entra dans le module d’entraînement. Elle lisait dans les yeux verts limpides de la jeune fille un vide, comme si elle avait le regard d’une morte. Jessica était absente, perdue quelque part au long de ses nerfs et de ses fibres musculaires. Mohiam mouilla un doigt et le plaça devant le nez de Jessica. Le souffle était à peine perceptible. Et ses petits seins naissants ne palpitaient presque plus. Jessica était maintenant très près de la suspension bindu absolue. Mais elle ne l’avait pas encore atteinte. Il y avait encore tant à faire. Dans la Communauté, seule la perfection était tolérée. En tant qu’éducatrice de Jessica, Mohiam devait répéter sans cesse les routines anciennes, reprendre une à une les mêmes démarches. Mohiam prit quelques pas de recul, sans cesser d’étudier Jessica, sans l’éveiller. Dans le visage ovale de sa fille, elle essayait de retrouver ses propres traits, ou ceux de son père, le Baron Vladimir Harkonnen. Elle avait un long cou et un petit nez qui pouvaient venir des gènes de Mohiam, mais le bec d’oiseau de ses cheveux, la bouche large, les lèvres pleines et la peau claire étaient l’héritage du Baron… du moins du temps où il avait été en bonne santé et séduisant. Quant aux yeux verts et aux cheveux cuivrés de Jessica, ils provenaient d’ancêtres plus lointains. Si seulement vous saviez. Mohiam se rappelait ce qu’on lui avait dit du plan Bene Gesserit. La fille de Jessica, quand elle serait devenue une femme, était destinée à donner naissance au Kwisatz Haderach – la création culminante d’un millénaire de patiente sélection génétique. Mohiam scrutait le visage de la jeune fille, guettant le plus léger signe, la moindre trace de l’immense intervention historique. Tu n’es pas encore prête à découvrir cela. Jessica se mit alors à parler. Elle récitait les mots d’un mantra aussi ancien que le Bene Gesserit : « Chaque attaquant est une plume à la dérive sur un sentier infini. Lorsque la plume approche, elle est déviée, effacée. Ma réaction est le souffle d’air qui balaie la plume au loin. » Mohiam s’éloigna encore : sa fille s’était mise à frémir, essayant de flotter à travers ses mouvements réflexes. Mais elle luttait encore afin d’obliger ses muscles à sinuer doucement alors qu’elle aurait dû le leur permettre. Ses mouvements étaient meilleurs qu’auparavant, plus concentrés et précis. Les récents progrès de Jessica avaient été impressionnants et elle avait franchi une épiphanie mentale clarificatrice pour accéder au niveau supérieur. Pourtant, Mohiam décelait encore en elle trop d’énergie juvénile, une intensité indomptée. Cette fille était née d’un viol pervers de la part du Baron Harkonnen, sous l’effet du chantage des Sœurs afin d’obtenir une fille nécessaire à leur plan. Mohiam avait accompli sa vengeance durant l’acte sexuel en injectant au Baron un mal à long terme, douloureux et débilitant. Une torture lente et délicieuse pour elle, issue de la chimie de son métabolisme. Le mal avait progressé et le Baron, depuis un an, avait besoin d’une canne pour marcher. Lors du banquet du Comte Fenring, elle avait eu la tentation de révéler à l’immonde Baron Harkonnen ce qu’elle lui avait fait. Mais ce faisant, elle aurait provoqué un autre acte de violence dans la Salle de Banquet de la Résidence d’Arrakeen, plus grave encore que le duel à mort entre les ambassadeurs d’Ecaz et de Grumman. Elle aurait peut-être dû tuer le Baron en se servant de ses dons redoutables. Jessica elle-même, dont l’éducation était encore neuve, était déjà en mesure de se débarrasser aussi aisément que rapidement d’un adversaire comme son père. Dans un ronflement mécanique, une poupée de taille humaine émergea du sol. Une nouvelle phase de la routine d’entraînement. En une fraction de seconde, Jessica pivota sur elle-même et la décapita d’un coup de pied. — Un peu plus de finesse, dit Mohiam. Le contact mortel doit être délicat et précis. — Oui, Révérende Mère. — Mais je suis quand même fière de ce que tu as accompli. Mohiam s’était exprimée d’un ton aimable et neutre, que ses supérieures auraient approuvé. L’amour, sous toutes ses formes, était prohibé par les Sœurs. — La Communauté a de vastes plans pour toi, Jessica. 8 « Xuttuh » est un mot qui signifie bien des choses. Chaque Tleilaxu sait qu’il s’agit du nom du premier Maître. Mais cet homme était plus qu’un simple mortel et son nom implique des profondeurs complexes. Selon le ton et l’inflexion, « xuttuh » peut vouloir dire « salut » ou encore « soyez béni ». Ou bien constituer une prière concentrée en un seul mot lorsqu’un dévot s’apprête à mourir pour la Grande Croyance. C’est pour de telles raisons que nous avons choisi ce nouveau nom pour la planète que nous avons conquise et qui s’appelait auparavant Ix. Disque Éducatif Tleilaxu. Un plan d’imprévu n’a que la valeur de l’esprit qui l’a conçu. Enfoui très loin dans le labyrinthe de son pavillon secret de recherche, Hidar Fen Ajidica ne comprenait que trop bien cette maxime. Un jour, l’Empereur essaierait de le tuer et, dès lors, il était nécessaire qu’il se dote prudemment de moyens défensifs. — Par ici, je vous prie, Comte Fenring, dit-il de son ton le plus aimable tout en décochant un regard torve à son visiteur. Powindah impie ! Je devrais te tuer sur-le-champ ! Mais le Maître Chercheur ne pourrait accomplir ce geste en toute sécurité et n’en aurait peut-être jamais l’occasion. À supposer qu’il réussisse, l’Empereur enverrait ses enquêteurs et des Sardaukar qui viendraient troubler son travail délicat. — Ça fait plaisir d’apprendre que vous avez enfin progressé sur le Projet Amal. Elrood vous a confié ce projet il y a plus de dix ans, hmm ? Fenring suivait un couloir nu au fond de la cité souterraine. Il portait une veste impériale écarlate et un pantalon doré et moulant. Ses cheveux bruns avaient été coupés au rasoir de manière à souligner son crâne trop large. Il ajouta : — Nous avons été extrêmement patients. Ajidica portait une simple blouse de labo aux poches amples qui sentait les produits chimiques, de même que sa peau et ses cheveux. — Je vous ai tous prévenus dès le début qu’il faudrait des années avant de développer un produit au point. Une dizaine d’années, ça n’est que le temps d’un clin d’œil pour synthétiser une substance que l’Imperium convoite depuis des siècles et des siècles. Il eut un sourire contraint, les narines pincées. — Néanmoins, j’ai le plaisir de vous annoncer que nos cuves axolotl ont été développées, que les expériences préliminaires ont été conduites et les données analysées. Sur cette base, nous avons écarté les solutions non envisageables, raffinant ainsi les possibilités restantes. — L’Empereur ne s’intéresse pas aux « possibilités raffinées », Maître Chercheur, mais aux résultats. (Le ton de Fenring était de glace et d’acide.) Vous avez englouti des sommes énormes, même après que nous avons financé votre coup de force sur les polygones de fabrication ixiens. — Nos registres peuvent être présentés à n’importe quel audit, Comte Fenring, répliqua Ajidica. Il savait parfaitement que Fenring ne pouvait prendre le risque de laisser un Banquier de la Guilde examiner la comptabilité des Tleilaxu : plus que toute autre entité, la Guilde Spatiale ne devait surtout rien soupçonner quant à l’objectif du Projet Amal. — Tous les fonds ont été correctement employés. Tous les stocks d’épice ont été pris en compte, selon les prescriptions de notre accord initial. — Vous avez conclu un accord avec Elrood, petit homme, pas avec Shaddam, hmm ? L’Empereur pourrait mettre un terme à vos expériences à tout moment. Comme tout Tleilaxu, Ajidica avait l’habitude d’être insulté et provoqué par les imbéciles et se refusait à en prendre offense. — Une menace intéressante, Comte Fenring, si l’on considère que c’est vous, personnellement, qui avez été à l’origine du contact entre les miens et Elrood. Nous avons des dossiers, là-bas, sur les mondes du Bene Tleilax. Fenring, irrité, ne ralentit pas. — Rien qu’en vous observant, Maître Chercheur, j’ai appris quelque chose, fit-il d’un ton onctueux. Vous avez développé une phobie à force de vivre sous terre, hmm ? Vous avez eu peur, récemment, une crise soudaine… — Absurde, protesta Ajidica, mais la sueur perlait à son front. — Oui, je décèle quelque chose de mensonger dans votre voix et votre expression. Vous prenez un médicament pour cela. Il y a un flacon de pilules dans la poche droite de votre veste, je le devine. Essayant de dissimuler sa rage, Ajidica bredouilla : — Je suis en parfaite santé. — Hmm… Je dirais que votre santé dépend de l’évolution des choses ici. Plus tôt vous bouclerez le Projet Amal, plus tôt vous pourrez retrouver l’air frais de votre belle Tleilax. Depuis quand n’y êtes-vous pas allé ? — Il y a bien longtemps, reconnut Ajidica. Vous ne savez pas comment c’est. Aucun powin (il se reprit), aucun étranger n’est jamais allé plus loin que le spatioport. Fenring eut un sourire assuré et exaspérant. — Montrez-moi seulement où vous en êtes pour que je puisse faire mon rapport à Shaddam. Ils arrivèrent devant une porte et Ajidica leva le bras pour barrer le passage à Fenring. Il ferma les yeux et, avec révérence, embrassa la porte. Ce bref rituel désactiva les redoutables systèmes de sécurité et la porte se fondit dans les fines rainures de la paroi. — Vous pouvez entrer, à présent. Le Tleilaxu s’effaça pour laisser Fenring pénétrer dans la vaste salle ovale de plass lisse et blanc où il avait préparé plusieurs démonstrations. Au centre étaient posés un microscope à haute résolution, une étagère sur laquelle étaient alignées des bouteilles et des fioles, et une table rouge avec un dôme. Ajidica lut un intense intérêt dans le regard de Fenring comme il s’approchait et il le prévint : — Ne touchez surtout à rien. Des pièges subtils avaient été disposés, leur présence imprégnait les lieux, mais ce powindah ne les verrait ou ne les comprendrait que lorsqu’il serait trop tard. Ajidica avait bien l’intention de résoudre l’énigme de l’épice artificielle et de s’enfuir ensuite avec les cuves axolotl sacrées vers une planète des confins de l’Imperium où il serait en sécurité. Il avait fait des arrangements habiles sans révéler son identité, il avait fait des promesses, soudoyé et transféré des fonds… tout cela sans que ses supérieurs des mondes du Bene Tleilax soient au courant. Il était seul dans cette affaire. Il avait décidé qu’il existait parmi les siens des adeptes qui avaient si bien épousé leur identité de boucs émissaires reniés qu’ils en avaient oublié le cœur de la Grande Croyance. Comme un Danseur-Visage qui aurait pris tant de formes diverses qu’il en serait venu à oublier qui il était vraiment. Si Ajidica avait la faiblesse de faire partager sa grande découverte à ces gens, ils abandonneraient la seule chose qui pouvait leur donner la suprématie qu’ils méritaient. Il avait prévu de jouer son rôle jusqu’à ce qu’il soit prêt. Ensuite, il s’emparerait de l’épice artificielle, il en détiendrait lui-même le contrôle et aiderait son peuple dans sa mission, qu’il le veuille ou non. En s’approchant de la chose en dôme posée sur la table, Fenring murmura : — Très intrigant. Il y a quelque chose, à l’intérieur, je présume, hmm ? — Il y a quelque chose à l’intérieur de toute chose, remarqua Ajidica. Le Maître Chercheur eut un sourire intérieur en imaginant le flot d’épice de synthèse déferlant sur le marché interplanétaire, déchaînant le chaos économique au sein du Combinat des Honnêtes Ober Marchands et du Landsraad. Comme une fissure dans un barrage, il suffirait d’une miette d’épice à bon marché pour déclencher un déluge qui emporterait l’Imperium. S’il jouait adroitement, Ajidica serait la cheville ouvrière d’un nouvel ordre économique et politique – il ne le ferait pas pour lui-même, bien entendu, mais pour servir Dieu. La magie de notre Dieu est notre salut. Il sourit à Fenring de toutes ses dents pointues. — Soyez assuré, Comte Fenring, que nos intérêts dans cette affaire sont mutuels. Le temps venu, plus riche que nul ne pouvait l’imaginer, Ajidica mettrait au point des tests pour déterminer la loyauté au régime qu’il aurait institué et commencerait par le Bene Tleilax. Bien qu’il fût dangereux de leur faire partager son plan dès maintenant, il avait plusieurs candidats à l’esprit. Avec le soutien militaire approprié – peut-être même des Sardaukar stationnés sur ce monde qu’il aurait convertis ? – il pourrait installer son quartier général dans l’adorable Bandalong, la capitale… Fenring flairait toujours le matériel. — Avez-vous déjà entendu cet adage de la Vieille Terre ? « Aie confiance, mais vérifie » ?… Vous seriez surpris de toutes les petites choses que je trouve. Mon épouse Bene Gesserit collectionne les objets, les bibelots, toutes ces choses. Moi, ce sont les éléments d’information. Le visage en lame de couteau du Tleilaxu se plissa en une grimace sombre. Il se dit qu’il devait mettre un terme à cette inspection pénible aussi vite que possible. — Je vois. Si vous voulez bien venir par là. Il prit une fiole d’obsiplass sur l’étagère, la déboucha, et une puissante senteur de gingembre frais, de bergamote et de clous de girofle se répandit dans la salle. Il tendit la fiole à Fenring, qui se pencha sur la substance épaisse et orangée. — Ce n’est pas encore vraiment du mélange, poursuivit Ajidica, même si chimiquement cela contient des agents précurseurs de l’épice. Il versa le sirop sur une plaque qu’il inséra dans le microscope avant de faire signe à Fenring de regarder dans l’oculaire. Le Comte vit des chaînons moléculaires reliés les uns aux autres. — Très particulier, dit le Maître Chercheur. Nous approchons de la solution. — Vous en êtes très près ? — Les Tleilaxu eux aussi ont leurs adages, Comte Fenring. « Plus on approche du but, plus il semble éloigné. » Dans le domaine de la recherche scientifique, le temps est élastique. Seul Dieu possède la connaissance intime du futur. La solution peut nous apparaître dans quelques jours, ou dans quelques années. — Langue de bois, marmonna Fenring. Il se tut tandis qu’Ajidica appuyait sur un bouton à la base du dôme. Le plass devint transparent, révélant du sable au fond du container. Le Tleilaxu appuya sur un autre bouton et l’intérieur s’emplit d’une fine poussière. Le sable bougea, un monticule mouvant se forma en surface et une chose émergea, comme un poisson surgissant d’une eau boueuse. Elle avait la taille d’un petit serpent, moins d’un mètre de long, et de minuscules dents cristallines garnissaient sa gueule infime. — Un ver des sables dans sa forme immature, commenta Ajidica. Il a été capturé il y a dix-neuf jours sur Arrakis. Nous ne pensons pas qu’il survive encore longtemps. Une petite boîte descendit jusqu’à la surface du sable, portée par un champ suspenseur, et s’ouvrit, révélant la gélatine orange. — Amal 1522.16, expliqua Ajidica. L’une de nos multiples variations. La meilleure à ce jour. La créature sinua en direction de la substance, révélant d’autres infimes aiguilles brillantes dans son gosier. Puis, elle s’arrêta, déconcertée, et se détourna enfin pour s’enfouir à nouveau dans le sable. — Quelle relation y a-t-il entre l’épice et les vers des sables ? demanda Fenring. — Si nous le savions, le puzzle serait résolu. Si nous mettions de l’épice véritable dans ce volume, le ver le consommerait avec sa frénésie ancestrale. Pourtant, même s’il a senti la différence, il s’est quand même approché de l’échantillon. Nous l’avons tenté mais nous ne l’avons pas leurré. — Moi non plus. Cette petite démonstration ne me satisfait pas. On m’a dit que des mouvements de résistance clandestine ixiens vous causaient des difficultés. Shaddam se préoccupe de tout ce qui pourrait interférer avec ce plan qu’il considère comme le plus important. — Quelques rebelles tout au plus, Comte Fenring – mal organisés, avec des ressources limitées. Pas de quoi s’inquiéter, fit Ajidica en se frottant les mains. — Mais ils ont saboté vos systèmes de communication et détruit un certain nombre d’installations, hmm ? — Les ultimes soubresauts de la Maison Vernius, rien de plus. Ça remonte à plus de dix années et ça devrait s’éteindre bientôt. Et ils ne peuvent approcher de ce pavillon de recherche. — Eh bien, vos problèmes de sécurité sont résolus, Maître Chercheur. L’Empereur a accepté d’envoyer ici deux autres légions de Sardaukar, des garants de la paix sous les ordres du Bashar Garon, l’un de nos plus brillants militaires. Une expression de surprise et de désarroi joua fugacement sur le visage d’Ajidica. Il était rouge. — Mais monsieur, ça n’est pas nécessaire. La demi-légion déjà en place est plus que suffisante. — L’Empereur n’est pas d’accord sur ce point. Ces troupes renforceront l’importance de vos expériences à ses yeux. Shaddam fera tout pour protéger le Projet Amal, mais il perd patience. (Les yeux du Comte s’étaient dangereusement rétrécis.) Vous devriez considérer cela comme une bonne nouvelle. — Mais qu’est-ce que ça signifie ? Je ne comprends pas. — L’Empereur n’a pas encore ordonné votre exécution. 9 Le centre de coordination d’une rébellion peut être mobile. Il n’a pas besoin d’un lieu permanent de rencontre pour le peuple. Cammar PILRU, Ambassadeur ixien en exil, Traité sur la Chute des Gouvernements Injustes. Les envahisseurs Tleilaxu avaient institué un couvre-feu impitoyable pour tous ceux qui ne faisaient pas partie d’une équipe de nuit. Pour C’tair Pilru, participer aux réunions clandestines de la rébellion était une autre manière de faire un pied de nez aux oppresseurs. Durant ces rassemblements secrets, irréguliers, il ôtait son masque et ses déguisements pour redevenir celui qu’il avait été autrefois et qui restait toujours aussi fort en lui. Une fois encore, il rejoignait ses compagnons de lutte sachant que s’il était surpris, il serait abattu. Furtif, il s’insinuait entre les flaques huileuses d’obscurité, d’immeuble en immeuble, au fond de la cité-caverne. Les Tleilaxu avaient réactivé le ciel projeté de la voûte, mais les constellations étaient maintenant celles de leur monde natal. Tout était désormais faux sur Ix, y compris les étoiles. La glorieuse capitale était devenue une prison infernale enfouie sous terre, et C’tair songea, résolu : Un jour, nous changerons tout ça. Un jour. Durant les dix ans de répression, les révolutionnaires et les trafiquants du marché noir avaient construit tout un réseau. Les groupes de combat isolés échangeaient ainsi des fournitures, du matériel et des informations. Mais chaque réunion était un moment dangereux que C’tair redoutait. S’ils tombaient dans un piège, le cœur de la rébellion serait effacé en quelques tirs de laser. Il préférait travailler seul – comme il l’avait toujours fait. Il ne se fiait vraiment à personne, ne divulguait jamais les détails de sa vie subreptice, même aux autres combattants de l’ombre. Il avait noué quelques contacts avec les rares hors-monde au canyon du port d’entrée – les berceaux d’accostage et de décollage de la falaise où l’on débarquait les cargaisons des Long-courriers étaient sous haute protection. L’Imperium avait besoin des produits de la technologie ixienne, désormais contrôlée par les Tleilaxu. Quant aux usurpateurs, ils dépendaient des bénéfices du commerce pour financer leurs propres recherches et ils ne pouvaient courir le risque d’investigations de l’extérieur. Ils n’avaient pas totalement isolé Ix du reste de l’Imperium, mais ils n’utilisaient que très rarement les services des étrangers. Parfois, poussé par les circonstances et à ses risques et périls, C’tair soudoyait un des ouvriers du port pour lui ramener un composant vital pour son projet. Les autres trafiquants avaient leurs propres contacts et refusaient de partager leurs tuyaux avec quiconque. Ainsi, tout était plus sûr. Dans l’obscurité étouffante, il passa devant une usine désertée, tourna dans une rue obscure et pressa le pas. La réunion allait bientôt commencer. Et cette nuit peut-être… Même si cela semblait désespéré, il parvenait à trouver constamment de nouveaux moyens de lutter contre les Tleilaxu, comme tous ses compagnons. Furieux de ne jamais capturer aucun saboteur, les maîtres du Bene Tleilax faisaient des « exemples » en exécutant d’inoffensifs suboïdes. Torturés et mutilés, ces misérables boucs émissaires étaient jetés ensuite du balcon du Grand Palais pour aller s’écraser au fond de la caverne, sur les lieux mêmes où on avait jadis construit les grands Long-courriers. On prenait soin de filmer le visage du supplicié, la moindre blessure qui lui était infligée, et de projeter les images holographiques sur la voûte de la cité, en même temps que ses plaintes et ses hurlements. Mais les Tleilaxu ne comprenaient guère l’âme ixienne. Leurs sévices ne faisaient qu’augmenter la tension et provoquaient des incidents de plus en plus violents. Au fil des années, C’tair avait senti l’usure des Tleilaxu, en dépit de tous leurs efforts pour mater la rébellion en essayant de l’infiltrer avec des Danseurs-Visages et des capsules de surveillance banalisées. Les quelques rebelles qui avaient accès à des informations extérieures non censurées les tenaient au courant des événements dans l’Imperium. C’est ainsi que C’tair avait appris les discours virulents de son père, l’Ambassadeur en exil, devant le Landsraad : des initiatives futiles. Quant au Comte Dominic Vernius, qui avait choisi d’être renégat, il avait complètement disparu, et son fils Rhombur vivait en exil sur Caladan, privé de toute force militaire et du soutien du Landsraad. La rébellion ne pouvait compter sur aucune aide extérieure. La victoire doit venir d’ici. D’Ix. Il contourna un autre angle et, dans un passage étroit, sentit sous ses pas un métal rugueux. Il regarda autour de lui, s’attendant à chaque seconde à voir surgir un attaquant. Il était aussi rapide que furtif, bien différent du garçon modeste et coopératif qu’il était en public. Il donna son mot de passe et la plaque de métal s’abaissa sous le niveau du passage. Il se retrouva dans un couloir sombre qu’il enfila en courant. Durant la journée, C’tair portait un sarrau de travail gris. Il avait appris à imiter l’attitude éteinte, soumise des suboïdes. Il marchait les épaules voûtées, le regard inexpressif. Il disposait d’une quinzaine de cartes d’identité et nul ne se préoccupait d’examiner les visages mornes des ouvriers quand ils arrivaient en troupeau. La meilleure façon d’être invisible. Les rebelles avaient mis sur pied leur propre réseau de vérification d’identité. Ils disposaient de gardiens discrets à l’extérieur de l’usine abandonnée, sous les brilleurs à infra-rouge. Les yeux-transmetteurs et les détecteurs soniques constituaient une seconde bulle de protection – mais tout cela serait inutile si les combattants de la liberté venaient à être découverts. À ce niveau, les gardiens étaient visibles et, dès que C’tair donna son mot de passe, ils lui firent signe d’entrer. Trop facilement, se dit-il. Mais il devait tolérer ses compagnons de lutte et leurs stupides jeux de sécurité s’il voulait se procurer le matériel dont il avait besoin. Il n’était pas obligé d’être rassuré pour autant. Il scruta le lieu de la réunion. Au moins, il avait été choisi judicieusement. Cette usine désaffectée avait produit autrefois des makungs destinés à l’entraînement au combat avec toute une gamme d’armes et de stratégies. Mais les Tleilaxu avaient proclamé que ces « machines conscientes » violaient les interdits du Jihad Butlérien. Même si les machines pensantes avaient été annihilées dix mille ans auparavant, la prohibition était encore sévère et la sensibilité toujours en éveil. Ces lieux, comme tant d’autres, avaient été abandonnés après la révolte des suboïdes et les chaînes de production n’étaient plus que des épaves mécaniques. On avait récupéré des pièces pour d’autres usages. Les Tleilaxu avaient d’autres buts. Un projet vaste et secret qu’eux seuls connaissaient. Même dans le groupe de résistance de C’tair, tous ignoraient ce que les nouveaux suzerains préparaient. Dans l’espace vide et résonnant d’échos, les rebelles ne s’exprimaient que par chuchotements. Il n’y avait pas d’agenda précis, pas de chef ni de discours. C’tair sentait plus que jamais la sueur de l’inquiétude, les inflexions bizarres des voix. En dépit de toutes les précautions prises et des plans de fuite, ils savaient tous qu’ils couraient un danger mortel en se retrouvant aussi nombreux dans un même lieu. Il avait une tâche à accomplir. Il avait apporté un sac dans lequel il avait mis les pièces essentielles qu’il s’était procurées. Il devait faire des échanges avec d’autres récupérateurs pour trouver les éléments nécessaires à l’achèvement de son transmetteur stellaire, le rogo. Le prototype lui permettait déjà de communiquer à travers l’espace plissé avec son jumeau, D’murr, Navigateur de la Guilde. Mais il y parvenait de plus en plus rarement, soit parce que son frère avait muté au-delà de la conscience humaine, soit parce que le transmetteur lui-même se détraquait. Il posa sur une table de métal poussiéreuse ses pièces détachées d’armes diverses, de systèmes de communication, de générateurs d’énergie, de sondeurs – toutes choses qui lui vaudraient d’être exécuté sur-le-champ en cas d’intervention des Tleilaxu. Mais C’tair était toujours solidement armé et il avait déjà abattu des gnomes. Il interrogea les visages rudes, les déguisements grossiers, les tatouages de crasse, et repéra une femme aux grands yeux, avec des pommettes marquées et un menton fin. Elle avait coupé ses cheveux de façon barbare pour tenter de cacher sa beauté. Il savait qu’elle se faisait appeler Mirai Alechem, mais ce n’était sans doute pas son vrai nom. Sur son visage, C’tair trouvait quelques signes de ressemblance avec Kailea, la jolie fille du Comte Vernius. Lui et son jumeau avaient papillonné un temps autour de Kailea, à une époque où ils ne pensaient pas que le monde pût changer un jour. — J’ai trouvé le cristalpak que vous m’aviez demandé, dit-il à Mirai. Elle sortit un paquet enveloppé de la bourse qu’elle portait à la ceinture. — Et moi j’ai les tiges du module dont vous aviez besoin. J’espère que le calibre est bon. Je n’avais aucun moyen de vérifier. Il prit le paquet sans se soucier de vérifier la marchandise. — Je le ferai moi-même. Il tendit le cristalpak à Mirai sans lui demander ce qu’elle comptait en faire. Tous ceux qui étaient présents ici cherchaient à trouver des moyens de lutter contre les Tleilaxu. Rien d’autre n’importait. Ils échangèrent un regard tendu. Peut-être s’interrogeait-elle sur lui, peut-être, en d’autres circonstances, auraient-ils pu avoir une relation plus personnelle. Mais il ne devait pas l’accepter. D’elle ou de quiconque. Il en serait affaibli, détourné de sa détermination. Pour le bien de la cause d’Ix, il devait rester concentré, seul. L’un des gardiens siffla et tous se turent en s’accroupissant. Les brilleurs s’obscurcirent. C’tair retenait son souffle. Ils entendirent un bourdonnement : une capsule de surveillance survolait les bâtiments abandonnés, essayant de détecter des mouvements ou des vibrations suspects. Dans l’ombre, C’tair se repassa en mémoire les issues de repli. Mais la capsule s’éloignait vers l’autre bout de la cité-caverne et, après un temps, les rebelles se redressèrent avec des rires nerveux. Encore glacé, il décida de ne pas s’attarder. Il mémorisa les coordonnées de la prochaine réunion, remballa ses affaires et jeta un ultime regard autour de lui pour identifier encore une fois les visages des autres, tout en se disant qu’il risquait de ne jamais plus les revoir. Il inclina la tête à l’intention de Mirai Alechem et replongea dans la nuit de la cité, sous les étoiles artificielles et étrangères. Il avait déjà décidé de l’endroit où il allait passer le reste de la période de sommeil et de l’identité qu’il se choisirait le lendemain. 10 On dit que le Fremen n’a pas de conscience, qu’il l’a perdue dans sa soif brûlante de vengeance. C’est une absurdité. Seuls les primitifs les plus barbares et les sociopathes n’ont pas de conscience. Le Fremen possède une vision du monde hautement évoluée et centrée sur le bien-être de son peuple. Le sens d’appartenance à la communauté est pour lui aussi fort que le sens du moi. Ce n’est qu’au regard des étrangers que les habitants du désert semblent brutaux, tout comme les étrangers le sont aux yeux des Fremen. Pardot KYNES, Le Peuple d’Arrakis. — Le luxe est pour ceux de noble naissance, Liet, dit Pardot Kynes entre deux cahots de leur véhicule qui progressait sur le sol accidenté. Ici, en privé, il pouvait utiliser le nom secret que portait son fils dans le sietch, et non pas Weichih, qui était réservé aux étrangers. — Sur ce monde, tu dois instantanément connaître l’environnement proche et être vigilant à tout instant. Si tu n’assimiles pas cette leçon, tu ne vivras pas longtemps. Sans lâcher les commandes sommaires, Kynes montra les dunes sous la clarté jaune fluide du matin. — Mais c’est gratifiant, aussi. J’ai grandi sur Salusa Secundus, et même cette planète détériorée, ravagée, a sa beauté propre… quoiqu’elle ne puisse être comparée à la pureté de Dune. Il exhala lentement entre ses lèvres dures, parcheminées. Liet observait le désert au travers du cristoplass rayé. À la différence de son père, qui racontait toutes les pensées qui lui venaient à l’esprit, se perdant dans des sentences que les Fremen acceptaient comme de très hautes considérations, Liet préférait le silence. Pour l’heure, les yeux plissés, il explorait le paysage à la recherche d’un détail insolite. Toujours sur ses gardes. Car de tous les signes qu’il percevait, de toutes les traces qu’il relevait dépendait leur survie. Son père était âgé, donc plus expérimenté que lui, mais Liet n’était pas toujours certain que le Planétologiste Umma comprenait Dune autant que lui. L’esprit de son père était riche de concepts, mais ils ne lui apparaissaient que comme des données ésotériques. Le désert n’était pas encore inscrit dans le cœur profond de son âme. Kynes vivait depuis des années avec les Fremen. La rumeur disait que l’Empereur Shaddam IV ne s’intéressait guère à ses activités, et puisque Kynes ne demandait plus de subsides et très peu de soutien matériel, on le laissait à son sort. Avec chaque année qui passait, il s’éloignait de l’attention de la Cour. Shaddam et ses conseillers avaient cessé d’attendre des révélations de ses rapports périodiques. Cela lui convenait autant qu’à son fils. Dans ses randonnées, le Planétologiste visitait souvent les villages isolés où les gens des grabens et des cuvettes vivaient une existence misérable. Les vrais Fremen se mêlaient peu aux habitants des villes qu’ils considéraient avec un mépris voilé parce qu’à leurs yeux ils étaient trop mous, trop civilisés. Liet n’aurait jamais accepté de supporter l’existence de ces hameaux pathétiques pour tous les solaris de l’Imperium. Mais Kynes se faisait un devoir de les visiter. Évitant les routes et les pistes fréquentées, ils allaient d’une station météo à une autre pour relever les enregistrements, même si les troupes de Fremen dévoués étaient prêtes à assumer avec joie ces corvées pour leur « Umma ». On retrouvait de nombreux traits de Kynes dans le visage de son fils, même s’il avait le visage en lame de couteau et les yeux rapprochés de sa mère Fremen. Ses cheveux étaient blonds et le dessin de son menton encore délicat. Plus tard, il le savait, il aurait la même barbe que son père. L’accoutumance à l’épice lui avait donné les yeux totalement bleus de l’Ibad depuis son enfance : tout ce qu’il respirait, tout ce qu’il mangeait et buvait était imprégné de Mélange. Comme ils franchissaient le coude d’un canyon déchiqueté où des pièges camouflés canalisaient l’humidité vers les herbes rabougries et les buissons chétifs, Liet entendit son père retenir son souffle. — Tu vois ? La vie reprend d’elle-même. Nous allons « cycler » la planète de la phase prairie à la forêt en plusieurs générations. Le sable possède un degré de salinité élevé, ce qui suggère un passé océanique, et l’épice elle-même est alcaline. (Il pouffa de rire.) Les honorables citoyens de l’Imperium seraient horrifiés d’apprendre que nous utilisons les sous-produits de l’épice comme fertilisant. (Il sourit à son fils.) Mais nous connaissons la valeur de ces choses, n’est-ce pas ? Si nous décomposons l’épice, nous pourrons déclencher la digestion des protéines. Dès maintenant, en allant suffisamment haut, nous observons des plaques de verdure là où les plantes ont réussi à s’arrimer sur le versant des dunes. Le jeune homme soupira. Son père était un grand homme, certes, avec ses rêves superbes sur l’avenir de Dune – mais il était tellement focalisé sur ce paysage intérieur qu’il en oubliait l’univers qui l’entourait. Liet savait que si jamais les patrouilles Harkonnens tombaient sur les plantations, elles les détruiraient et puniraient ensuite les Fremen. À douze ans, Liet accompagnait ses frères Fremen dans les razzias et il avait déjà tué des Harkonnens. Depuis plus d’un an, sous la conduite de l’impétueux Stilgar, ils avaient frappé des objectifs devant lesquels les autres reculaient. Il y avait moins d’une semaine, ils avaient fait sauter une dizaine d’ornithoptères dans une station de ravitaillement. Malheureusement, les Harkonnens avaient exercé des représailles sur les misérables villageois sans faire la différence entre les sédentaires et les guérilleros feux follets du désert profond. Liet ne parlait jamais à son père de leurs raids, car le vieux Kynes n’en comprendrait pas la nécessité. La violence préméditée, pour une raison que Liet ignorait, était un concept étranger pour le Planétologiste. Pourtant, Liet irait jusqu’au bout de son devoir. Ils approchaient d’un village blotti au pied des collines rocailleuses. Camp Bilar, selon les cartes. Pardot Kynes continuait de discourir sur le Mélange et ses propriétés singulières. — On a trouvé de l’épice sur Arrakis bien trop tôt. Ce qui a perturbé les recherches scientifiques. Il était tellement utile et précieux dès le départ que personne ne s’est attardé à en sonder les mystères. Liet le regarda. — Je pensais que c’était pour cela qu’on vous avait confié cette mission – avant tout pour étudier l’épice. — Oui mais… nous avons un travail plus important à accomplir. J’adresse encore des rapports à l’Imperium, suffisamment pour qu’ils soient convaincus, là-bas, que je continue d’accomplir ma mission, même si ce n’est pas avec un grand succès. Il enchaîna sur le récit de son premier voyage dans la région tout en pilotant le véhicule droit vers le pauvre hameau de bâtisses couleur de poussière et de sable. Le véhicule rebondit sur un rocher en saillie, mais Liet avait les yeux fixés sur l’agglomération, les yeux plissés dans la lumière jaune. L’air du matin était piquant comme une bouffée de cristaux. — Il y a quelque chose de pas normal, déclara-t-il, interrompant son père. — Quoi donc ? — Ça n’est pas normal, insista Liet en pointant le doigt. Kynes leva la main devant ses yeux. — Je ne vois rien. — En tout cas, on avance avec précaution. C’est au centre du village qu’ils rencontrèrent l’horreur. Les survivants erraient, aveugles et fous, en grognant et hurlant comme des animaux. La clameur était terrifiante, autant que la puanteur. Ils avaient arraché leurs cheveux et le sang ruisselait des crânes scalpés. Certains s’étaient arraché les yeux avec leurs ongles et titubaient avec les globes couverts de caillots entre leurs mains. Tels des ivrognes déments, ils se cognaient contre les parois ocre des bâtisses, laissant des balafres gluantes. — Par Shai-Hulud ! jura Liet tandis que son père grondait en galach. Un homme aux orbites noires cernées de fausses lèvres écarlates heurta une femme qui rampait, et les deux victimes se déchaînèrent l’une contre l’autre, en s’arrachant la peau de leurs mains nues, en mordant au hasard, crachant des bouts de chair dans un concert de cris. La rue était boueuse : des dizaines de récipients d’eau avaient été renversés. Un peu partout, des corps gisaient : ils évoquaient des insectes écrasés avec leurs bras et leurs jambes paralysés dans des mouvements impossibles. Quelques maisons étaient bouclées, barricadées, et les épaves à peine vivantes tambourinaient sur les battants avec des gémissements inintelligibles. Liet entrevit le visage épouvanté d’une femme derrière une fenêtre poussiéreuse. Les survivants se terraient pour échapper à la folie meurtrière des autres. — Père, nous devons aider ces gens ! lança Liet en bondissant hors du véhicule avant même qu’ils ne se soient arrêtés. Prenez vos armes ! Nous aurons peut-être à nous défendre ! Ils n’avaient que de vieux pistolets maula et des couteaux. Kynes, même s’il était un scientifique, savait se montrer un excellent combattant – talent qu’il réservait à la défense de sa vision de Dune. La légende rapportait qu’il avait massacré plusieurs champions Harkonnens qui tentaient de tuer trois jeunes Fremen. Ceux qu’il avait sauvés étaient désormais ses trois plus loyaux lieutenants : Stilgar, Turok et Ommun. Mais jamais encore Kynes n’avait vu chose pareille… En les voyant, certains villageois fous mugirent et s’avancèrent sur eux. — Ne les tue que si tu ne peux pas faire autrement, fit Kynes en s’étonnant de la vivacité avec laquelle Liet avait saisi son krys et un pistolet maula. Et prends bien garde. Liet s’aventura dans la rue, saisi par l’odeur : c’était comme l’haleine d’un lépreux agonisant. Incrédule, Kynes s’éloignait lui aussi de leur véhicule. Il ne discernait aucune marque de laser, aucun impact de projectiles, rien qui pût indiquer une attaque Harkonnen. Une épidémie ? En ce cas, le mal était contagieux. S’ils avaient affaire à une forme de peste entraînant la démence, il devait empêcher les Fremen de distiller l’eau de leurs morts. — Les Fremen vont accuser les démons, dit Liet. Deux victimes au visage ensanglanté se ruèrent sur eux avec des cris démoniaques en levant leurs doigts comme des serres, la bouche ouverte. Liet pointa son pistolet maula, ferma brièvement les yeux pour une courte prière, et fit feu par deux fois… Ils tombèrent, atteints en pleine poitrine. Liet s’inclina : — Pardonne-moi, Shai-Hulud. Kynes l’étudiait. J’ai essayé d’enseigner à mon fils bien des choses, mais il a au moins compris la compassion. Le reste, il peut l’apprendre dans les livres-films, mais pas cela. Il est né avec. Liet se pencha sur les deux cadavres, les examina attentivement et oublia sa crainte superstitieuse. — Je ne crois pas que ce soit une maladie, fit-il en se tournant vers son père. J’ai aidé pas mal de guérisseurs du sietch, vous le savez et… Il n’acheva pas sa phrase. — Il s’agirait de quoi, alors ? — Je pense qu’ils ont été empoisonnés. L’un après l’autre, les villageois fous tombaient sur le dos dans la poussière, agités de convulsions. Bientôt, il n’en resta plus que trois. Liet se porta vers ces dernières victimes et brandit son krys pour leur éviter les ultimes souffrances. Aucune tribu ni sietch ne les accepterait, même s’ils venaient à guérir, de crainte qu’ils n’aient été corrompus par les démons. Même l’eau de leur corps pouvait être empoisonnée. Liet songea qu’il avait pris le commandement avec une facilité étrange par rapport à son père. Il désigna les deux maisons barricadées. — Essayez de convaincre ces gens que nous ne leur voulons pas de mal. Il faut découvrir ce qui s’est passé. (Sa voix se fit plus basse et glacée.) Et savoir qui est responsable. Kynes s’avança vers les maisons dont les façades de brique étaient souillées de traces de sang et les portes de métal enfoncées par les coups. Il avait la gorge nouée à l’idée qu’il allait essayer de persuader les survivants terrorisés que le cauchemar était terminé. Il se tourna vers Liet. — Où vas-tu ? Le jeune homme était penché sur un container abandonné. Il savait qu’il n’existait qu’un seul moyen d’empoisonner autant de gens à la fois. — Je vais vérifier les réservoirs. Kynes acquiesça sombrement. Liet, en étudiant le terrain alentour, discerna une piste à peine visible qui menait au rebord de la mesa. Agile comme un lézard, il la remonta et atteignit très vite la citerne. Elle avait été astucieusement camouflée, mais les villageois avaient commis des erreurs. Même une patrouille d’Harkonnens abrutis aurait pu finir par la découvrir. Il examina le secteur et repéra très vite des traces dans le sable. Une puissante odeur alcaline se dégageait de la citerne et il tenta de l’identifier. Il l’avait déjà respirée, quoique très rarement, et au cours de cérémonies du sietch. L’Eau de Vie ! Les Fremen ne consommaient cette substance que lorsqu’une Sayyadina avait réussi à convertir l’exsudation d’un ver noyé, utilisant la chimie de son propre métabolisme comme catalyseur afin de créer une drogue supportable qui suscitait une extase frénétique. Sans cette catalyse, la substance produite par le ver noyé était mortellement toxique. Les villageois de Camp Bilar avaient bu de l’Eau de Vie pure. Et quelqu’un les avait donc intentionnellement empoisonnés. C’est alors que Liet découvrit les marques laissées par les patins de l’ornithoptère dans le sol mou du plateau. Un orni Harkonnen ! Une patrouille régulière avait donc monté ce coup ? Perdu dans de noires pensées, le front plissé, Liet regagna le village ravagé. Il vit que son père avait réussi à faire sortir de leurs maisons les survivants. Ils étaient agenouillés dans les rues au milieu du carnage et leurs cris de douleur dérivaient dans l’air torride de la mesa comme des lamentations de fantômes. Ce sont des Harkonnens qui ont fait ça. Kynes allait de l’un à l’autre pour tenter de les réconforter de son mieux mais, à en juger par l’expression hébétée et perplexe qu’il lisait sur la plupart des visages, Liet se dit qu’il n’avait pas trouvé les mots justes, qu’il exprimait sa sympathie en concepts abstraits que ces gens simples ne pouvaient comprendre. Tandis qu’ils redescendaient la pente, Liet ruminait déjà des plans. Dès qu’ils seraient de retour au sietch, il verrait Stilgar et son commando. Pour monter une opération de représailles. 11 Un empire fondé sur le pouvoir ne peut susciter l’affection et la loyauté que les hommes accordent de plein gré à un régime animé par les idées et la beauté. Enjolivez donc votre Grand Empire de culture et de beauté. Extrait d’un discours du Prince Raphaël CORRINO, Institut des Archives de Kaitain. Les années écoulées avaient été impitoyables pour le Baron Vladimir Harkonnen. D’un geste rageur, il balaya de sa canne le comptoir de la salle de thérapie, envoyant des bocaux d’onguents et de pilules se fracasser au sol avec des cascades d’hypo-injecteurs. — Rien ne fait effet ! Chaque jour il sentait son état empirer, il devenait de plus en plus repoussant. Dans le miroir, il ne voyait plus qu’une caricature affreuse, boursouflée et rougeoyante, de l’Adonis qu’il avait été, difficilement reconnaissante. Je ressemble à une tumeur, plus à un homme. Avec des mouvements précis et vifs, Piter de Vries se précipita vers lui, prêt à venir à son secours. Mais le Baron lui donna un coup de canne que le Mentat tordu esquiva avec la rapidité fluide d’un cobra. — Hors de ma vue, Piter ! clama le Baron en luttant pour garder l’équilibre. Sinon, je vais bien trouver un moyen de te tuer, cette fois. — Il en sera selon la volonté de mon Baron, fit de Vries d’une voix trop soyeuse en se retirant après une courte révérence. Le Baron n’appréciait que peu de gens en dehors de son Mentat aux stratagèmes fourbes issus de son esprit de Mentat tordu, ses plans complexes, ses projections à long terme. Pour cela, il passait souvent sur sa familiarité déplacée et son manque de respect. — Attends, Piter, j’ai besoin de ton cerveau. (Le Baron s’avança péniblement sur sa canne.) C’est toujours la même vieille question. Trouve pourquoi mon corps dégénère, sinon je t’expédie dans le plus profond des puits d’esclaves. Le Mentat au corps souple comme un fouet attendait, immobile. — Je ferai de mon mieux, Baron. J’ai déjà vu ce que vous aviez fait de vos autres docteurs. — Tous des incompétents. Des ignorants. Le Baron Vladimir avait été musclé, en parfaite santé et vibrant d’énergie, mais depuis longtemps il souffrait de symptômes de dégénérescence qui l’effrayaient en lui renvoyant une image répugnante de lui-même. Et il avait pris monstrueusement du poids en dépit des exercices, des examens médicaux et des explorations chirurgicales. Il avait essayé toutes les médications possibles, les traitements les plus extravagants. Sans succès. Déçu, il avait expédié tous les docteurs de sa Maison, non sans les avoir confiés à Piter de Vries, toujours imaginatif dans la recherche de nouvelles tortures qu’il leur infligeait souvent avec leurs propres instruments. C’est ainsi qu’il ne restait plus un seul praticien sur Giedi Prime, du moins aucun qui fût visible. Les réchappés avaient choisi la clandestinité ou la fuite vers d’autres mondes. Plus ennuyeux encore, des domestiques avaient commencé à disparaître, eux aussi – et pas toujours parce que le Baron avait ordonné leur exécution. Ils s’étaient enfuis du Donjon pour se réfugier à Harko Villa et se perdre dans la foule des travailleurs innombrables et anonymes. Quand il se hasardait dans les rues en compagnie de son fidèle Capitaine Kryubi, le Baron rencontrait constamment les regards obstinés de gens qui ressemblaient aux serviteurs qui l’avaient abandonné. Où qu’il aille, il laissait un sillage de cadavres. Ces meurtres ne lui apportaient que peu de plaisir, néanmoins, car il aurait préféré une réponse. Il s’avança dans le couloir en boitillant, suivi du Mentat, sa canne rythmant sa marche. Avant peu, songea-t-il, il dépendrait d’un appareillage à suspenseur pour soulager ses articulations douloureuses. À leur approche, une équipe d’ouvriers se figea. Le Baron remarqua qu’ils étaient occupés à réparer les dégâts qu’il avait causés à la paroi dans sa crise de rage de la veille. Les hommes s’inclinèrent sur son passage et soupirèrent avec soulagement quand il disparut à l’angle. Le Baron et de Vries entrèrent dans un salon aux rideaux vert céruléen où le Baron s’installa sur un canapé de peau de lochon noir. — Piter, viens près de moi. Il ajouta d’un ton impatient, voyant que le Mentat fouillait la pièce du regard comme un animal traqué : — Je ne te tuerai probablement pas aujourd’hui si tu me donnes un conseil valable. De Vries ne se départit pas de son attitude désinvolte, masquant ses pensées. — Vous conseiller, mon Baron, demeure le but unique de mon existence. Piter de Vries restait distant, et même impudent, certain qu’il en coûterait trop à la Maison Harkonnen pour le remplacer, même si le Bene Tleilax était en mesure de créer à volonté un nouveau Mentat à partir du même stock génétique. En fait, il le savait, il y avait probablement d’autres remplaçants en attente. Le Baron pianota nerveusement sur l’accoudoir du canapé. — C’est vrai, mais tu ne me donnes pas toujours le conseil dont j’ai besoin. (Il examina de Vries et ajouta :) Piter, tu es un homme laid. Même malade, je suis plus beau que toi. Le Mentat pointa sa langue de salamandre entre ses lèvres rougies par le jus de sapho. — Mais, mon joli Baron, vous avez toujours aimé me regarder. L’expression du Baron se durcit et il se pencha un peu plus. — J’en ai assez des amateurs, je veux un docteur Suk. Surpris, de Vries inspira nerveusement. — Mais vous avez insisté pour que nous maintenions le secret absolu sur votre état. Un Suk doit rapporter ses activités au Cercle Intérieur – ainsi que la totalité de ses honoraires. Vladimir Harkonnen avait fait croire aux membres du Landsraad qu’il avait pris de l’embonpoint uniquement à cause de ses excès de table – pour lui, c’était une raison acceptable qui n’impliquait aucun affaiblissement. Et connaissant les goûts du Baron, il était facile de le croire. Il ne souhaitait surtout pas devenir la victime pitoyable des risées des grands nobles. Un Baron tel que lui se devait de ne pas souffrir d’une simple et embarrassante maladie. Et dès qu’on apprendrait que son état empirait de jour en jour, les loups commenceraient à rôder autour de lui. — Trouve un moyen. Ne passe pas par les canaux réguliers. Si un Suk peut me soigner, alors je n’aurai plus rien à cacher. Plusieurs jours après, Piter de Vries apprit qu’un docteur Suk narcissique sinon talentueux était en poste sur Richèse, dont la Maison était alliée aux Harkonnens. Et les rouages de son cerveau se mirent à tourner. Dans le passé, la Maison Richèse avait soutenu les complots Harkonnens, y compris l’assassinat du Duc Paulus Atréides dans l’arène. Mais les alliés n’étaient pas toujours d’accord sur les priorités. Vu le caractère sensible de la situation, de Vries invita le Premier Richèsien, Ein Calimar, à venir en visite au Donjon de Giedi Prime afin de discuter d’une « entreprise mutuellement profitable ». Calimar était un homme âgé qui pratiquait l’athlétisme pour garder la forme de sa jeunesse. Le teint mat, avec un nez camus et des lunettes cerclées de métal, il débarqua au spatioport d’Harko Villa en costume blanc à revers dorés. Quatre gardes en livrée Harkonnen l’escortèrent jusqu’aux appartements du Baron. Dès qu’il entra, son nez se plissa en surprenant une odeur gênante, ce qui n’échappa nullement à l’esprit troublé de son hôte. Le corps nu d’un jeune garçon était pendu dans un placard à moins de deux mètres de là : le Baron avait intentionnellement laissé la porte entrebâillée. L’odeur de putréfaction se mêlait aux relents de moisi de corps plus anciens qui avaient imprégné toutes les chambres à un degré tel qu’aucun parfum ne pouvait les couvrir. — Asseyez-vous, je vous prie. Le Baron désignait un sofa maculé de traces sombres. Il avait axé tout cet entretien sur les menaces subliminales et la répugnance afin de mettre le leader richèsien en déséquilibre. Calimar hésita – un bref instant qui ravit le Baron – avant d’accepter. Mais il déclina l’offre d’un verre de cognac de kirana et son hôte fut seul à en prendre. Le Baron était avachi dans un fauteuil à suspenseur qui se balançait au-dessus du sol. Derrière lui se tenait son Mentat personnel, qui expliqua pourquoi la Maison Harkonnen avait demandé cette entrevue. Surpris, Calimar secoua la tête. — Vous désirez m’emprunter mon docteur Suk ?… Il continuait de tordre le nez, incommodé, et son regard finit par s’arrêter sur la porte du placard. Il ajusta ses lunettes avant de déclarer : — Je suis navré, mais je ne puis accéder à votre demande. Un médecin Suk est une responsabilité et une obligation… sans parler de la dépense énorme. Le Baron fit la moue. — J’ai essayé d’autres docteurs, et je souhaiterais que cela reste une affaire privée. Je ne peux tout simplement pas faire appel à l’un de ces professionnels prétentieux. Mais votre docteur Suk, par contre, est lié par le serment du secret et nul n’a besoin de savoir qu’il s’est absenté de votre service durant une brève période. (Il avait conscience de la note plaintive de sa voix.) Allons, allons, que faites-vous de votre sens de la compassion ? Calimar détourna les yeux du placard. — La compassion ? Un plaidoyer intéressant de votre part, Baron. Votre Maison ne s’est guère souciée de nous aider pour notre problème, en dépit de nos sollicitations, et ce depuis cinq ans. Le Baron se pencha vers lui. Sa canne était posée sur ses cuisses de telle manière que le ver du pommeau, avec ses crocs finement sculptés, était pointé vers le dignitaire en blanc. C’était tentant, ô combien tentant… — Peut-être arriverons-nous à nous comprendre. Le Baron se tourna vers de Vries avec un regard inquisiteur. — En un mot, mon Baron, il parle d’argent. L’économie richèsienne est flageolante. — Ainsi que notre Ambassadeur l’a expliqué à plusieurs reprises à vos émissaires, ajouta Calimar. Depuis que ma Maison a perdu le contrôle de l’épice sur Arrakis – c’est vous qui nous avez succédé, ne l’oubliez pas – nous avons tenté de reconstruire les bases de notre économie. (Le Premier Richèsien gardait le menton haut avec tout l’orgueil qui lui restait.) Initialement, la chute d’Ix nous a rendu service en nous délivrant de la concurrence. Néanmoins, nos finances restent quelque peu… serrées. Le Baron se régalait de l’embarras visible de Calimar et ses yeux noirs d’araignée scintillaient. La Maison Richèse, exportatrice d’armements exotiques et de machines compliquées, experte en miniaturisation et miroirs spéciaux, avait connu un regain d’activité sur le marché face à ses concurrents durant la révolte d’Ix. — Il y a cinq ans, les Tleilaxu ont relancé la production ixienne, dit de Vries avec une froide logique. Vous êtes déjà en train de perdre les bénéfices que vous avez faits durant ces dix dernières années. Vos ventes ont chuté gravement devant le retour de la technologie d’Ix. Calimar garda un ton serein. — Vous comprendrez donc que nous avons besoin de soutien financier pour notre programme et nos investissements dans de nouveaux polygones de production. — Richèse, Tleilax, Ix… nous essayons de ne pas intervenir dans les querelles des autres Maisons, soupira le Baron. J’aimerais tant que la paix règne dans tout le Landsraad. Une trace de colère se dessina sur le visage du Premier. — C’est plus qu’une simple querelle, Baron. Il s’agit de notre survie. Nombre de nos agents ont été portés disparus sur Ix et sont sans doute morts. Je suis dégoûté à la seule idée de ce que les Tleilaxu vont faire de leurs membres, de leurs corps. (Il réajusta ses lunettes, le front luisant de transpiration.) Et puis, le Bene Tleilax ne constitue nullement une Maison. Le Landsraad ne l’acceptera jamais. — Simple détail technique. — Là, nous sommes dans une impasse, remarqua Calimar, faisant mine de se lever avec un regard craintif vers la porte du placard. Je ne pensais pas que vous seriez d’accord sur le prix à payer, sans tenir compte de l’excellence de notre docteur Suk. — Attendez, attendez… (Le Baron avait levé la main.) Les accords commerciaux et les traités militaires sont une tout autre chose que l’amitié. Vous et votre Maison avez été nos alliés loyaux dans le passé. Peut-être n’ai-je pas pleinement compris l’importance de votre problème auparavant. Calimar renversa la tête, observant le Baron du bout de son nez. — L’importance de notre problème se chiffre en de nombreux zéros et sans aucune décimale. Une lueur de ruse apparut dans les yeux noirs du Baron, désormais sertis dans des anneaux de graisse malsaine. — Si vous m’envoyez votre docteur Suk, Premier, nous réévaluerons la situation. Je suis convaincu que vous aurez plaisir à entendre les détails financiers de notre proposition. Considérez cela comme un paiement en contrepartie. Calimar n’esquissa pas un mouvement. — J’aimerais entendre votre offre dès maintenant, je vous prie. De Vries annonça une somme fort élevée pour la location des services d’un Suk, payable en Mélange. Quel que pût être le prix d’un docteur Suk, la Maison Harkonnen pouvait toujours distraire une part des quantités d’épice qu’elle prélevait sur les récoltes d’Arrakis et diminuer artificiellement le taux de production. Calimar affecta de jauger l’offre qu’on lui faisait, mais le Baron savait qu’il n’avait d’autre choix que d’accepter. — Le Suk vous sera envoyé immédiatement. Le docteur Wellington Yueh a travaillé sur nos projets de cyborgs, il a développé une interface homme-machine afin de remplacer les membres disparus par des moyens artificiels pour concurrencer les Tleilaxu qui développent des greffons dans leurs cuves axolotl. — « Tu ne feras point de machine à l’esprit de l’homme semblable », cita de Vries. C’est le premier commandement du Jihad Butlérien. Calimar se roidit. — Nos légistes ont vu cela par le menu et il n’y a aucune violation. — Peu m’importe sa spécialité, dit le Baron impatient. Tous les docteurs Suk possèdent des réserves de connaissance dans lesquelles ils peuvent puiser. Vous comprendrez que cela doit rester complètement confidentiel ? — Il n’y a aucun souci à se faire. Le Cercle Intérieur Suk a gardé secrètes toutes les informations médicales embarrassantes sur chaque famille du Landsraad qu’il a rassemblées depuis des générations. Vous n’avez pas à vous inquiéter. — Je ne m’inquiète pas de vos gens. Puis-je avoir votre promesse que vous ne divulguerez aucun détail de notre marché ? Cela pourrait être très embarrassant pour vous. Les yeux du Baron semblaient encore plus profondément enfoncés dans son visage bouffi. Le Premier Richèsien acquiesça avec raideur. — Je me réjouis de votre assistance, Baron. J’ai eu le rare privilège d’observer de près le docteur Yueh. Permettez-moi de vous assurer que son talent est réellement impressionnant. 12 Les victoires militaires n’ont de sens que si elles reflètent les souhaits du peuple. Un Empereur n’existe que pour les exaucer. Il exécute la volonté populaire, sinon il ne dure guère. Principium, Académie du Pouvoir Impérial. Sous un capuchon noir de sécurité, l’Empereur était installé dans son fauteuil à suspenseur sophistiqué. Il prenait connaissance du rapport inscrit dans le cristal ridulien que lui avait remis Hasimir Fenring. Le Comte attendait à son côté. Les nouvelles ne plaisaient guère à l’Empereur. Quand il eut achevé sa lecture, Fenring s’éclaircit la gorge et déclara : — Hidar Fen Ajidica nous cache bien des choses, Sire. S’il n’était pas aussi important pour le Projet Amal, je l’éliminerais, hmm ? L’Empereur rejeta le capuchon et ôta le cristal du support de lecture. Il laissa son regard se réaccoutumer à la lumière vive du matin qui se déversait à flots par la verrière de sa tour privée, puis se tourna vers Fenring. Le Comte s’était maintenant installé devant le bureau de bois chusuk incrusté de gemmes soo à l’éclat laiteux comme s’il était à sa place officielle. — Je vois, marmonna Shaddam. L’arrivée de deux nouvelles légions de Sardaukar ne plaît guère à ce petit gnome. Le Commandeur Garon va augmenter la pression et il sent que l’étau se resserre sur lui. Fenring alla jusqu’à une fenêtre qui s’ouvrait sur une profusion de fleurs orange et mauve couvrant la charmille d’un jardin. Il extirpa une chose qui s’était logée sous un de ses ongles. — Nous ne le sentons pas tous, hmm ? Shaddam avait remarqué le bref regard du Comte en direction des clichés solidos de ses trois filles qu’Aniral avait fait installer au mur – comme pour lui rappeler qu’il n’avait toujours pas d’héritier au trône. Irulan avait maintenant quatre ans, Chahce un an et demi et la dernière, Wensicia, moins de deux mois. Il les éteignit avant de revenir à son vieil ami. — Hasimir, tu es mes yeux dans le désert. Cela me dérange de savoir que les Tleilaxu ont enlevé des vers nouveau-nés sur Arrakis. Je croyais que c’était une chose impossible. Fenring haussa les épaules. — Quelle importance du moment qu’ils n’en prennent qu’un ou deux ? Les créatures meurent toujours peu après, en dépit de tous les efforts que l’on peut faire pour les conserver en vie. — Il convient peut-être de ne pas perturber l’écosystème. La tunique rouge et or de Shaddam effleurait le sol. Il mordit dans un fruit cramoisi qu’il venait de prendre dans une coupe. — Dans son dernier rapport, notre Planétologiste prétend que la diminution de certaines espèces particulières pourrait avoir des conséquences dévastatrices pour la chaîne alimentaire. Il dit que les générations futures auront un prix lourd à payer pour les erreurs commises aujourd’hui. Fenring balaya l’argument d’un geste. — Tu ne devrais pas te soucier de ses rapports. Si tu me tirais d’exil, je saurais te soulager de ces préoccupations. Je penserais pour toi, qu’en dis-tu, hmm ? — On ne peut pas dire que la fonction d’Observateur Impérial puisse être un exil. Tu es Comte, à présent, et aussi mon ministre de l’épice. Un instant distrait, Shaddam songea à commander des boissons, peut-être également de la musique, des danseuses exotiques, ou encore une parade militaire. Il suffisait d’un ordre. Mais il n’en éprouvait guère l’envie pour l’instant. — Tu veux un autre titre honorifique, Hasimir ? En détournant les yeux, Fenring répondit : — Ça ne ferait qu’attirer un peu plus l’attention sur moi. Il m’est déjà assez difficile de dissimuler à la Guilde mes nombreux voyages sur Xuttah. Et puis, les titres superficiels ne signifient rien pour moi. Shaddam jeta le trognon du fruit dans la coupe en fronçant les sourcils. La prochaine fois, se promit-il, il demanderait aux serviteurs d’ôter les pépins auparavant. — « Empereur Padishah » est un titre superficiel à tes yeux ? Trois bips résonnèrent soudain, et ils levèrent ensemble les yeux vers le plafond. Un tube de cristoplass descendit en spirale jusqu’au réceptacle, sur le bureau de l’Empereur. Fenring s’empara du cylindre à message, fit sauter le sceau du Messager et en sortit deux feuillets de papier éphémère roulés. Il les tendit à l’Empereur en se retenant de ne pas les lire d’abord. Shaddam les parcourut avec une expression de plus en plus soucieuse. — Hmm ? fredonna Fenring, impatient. — Encore une lettre de plainte officielle de l’Archiduc d’Ecaz accompagnée d’une déclaration de kanly contre la Maison Moritani de Grumman. C’est très sérieux, je crois. (Il essuya ses mains tachées de jus sur sa tunique et reprit sa lecture, le visage rouge.) Une minute. Le Duc Leto Atréides a déjà offert ses services de médiateur au Landsraad, mais les Ecazis ont pris l’affaire en main. — Intéressant, dit Fenring. D’un geste colérique, Shaddam lui lança la missive. — Le Duc Leto a été au courant avant moi ? Comment est-ce possible ? Je suis l’Empereur. — Cette crise n’a rien de surprenant après le lamentable incident au cours du banquet que j’ai donné. (Devant l’absence de réaction de Shaddam, Fenring ajouta :) L’Ambassadeur de Grumman a assassiné son rival en plein dîner. Tu te souviens de mon rapport ? Je te l’ai adressé il y a des mois de cela, non, hmm ? Shaddam essayait de rassembler les pièces du puzzle. Il désigna l’étagère d’obsiplass à côté de son bureau. — Il est peut-être là-dedans. Je ne lis pas tout. Une lueur d’irritation passa dans le regard de Fenring. — Tu as le temps de lire les rapports ésotériques du Planétologiste et pas les miens ? Tu te serais attendu à ce conflit si tu avais pris connaissance de mon communiqué. Je te mettais en garde contre les Grummans : ils sont dangereux et à surveiller de près. — Je vois. Rappelle-moi seulement ce que tu me disais, Hasimir. Je suis un homme très occupé. Fenring lui résuma alors comment il avait dû relâcher l’arrogant Seigneur Lupinbo Ord à cause de son immunité diplomatique. Et, avec un soupir, l’Empereur appela ses assistants afin qu’ils convoquent ses conseillers pour une réunion d’urgence. C’est dans la salle de conférence jouxtant le bureau impérial de Shaddam qu’une commission composée de conseillers Mentat, de porte-parole du Landsraad et d’observateurs de la Guilde se pencha sur les règles du kanly, ce ballet conflictuel de haute précision dont le but était de ne porter atteinte qu’aux seuls combattants avec un minimum de dommages collatéraux chez les civils. La Grande Convention avait prohibé l’utilisation des armes atomiques et biologiques et exigeait que les Maisons en conflit s’affrontent selon des méthodes directes ou non contrôlées par des règles rigides qui constituaient la charpente de l’Imperium depuis des millénaires. Les conseillers récapitulèrent les fondements de la querelle, la façon dont Ecaz avait accusé Moritani de sabotage biologique sur ses fragiles forêts de bois-brouillard, de quelle manière l’Ambassadeur de Grumman avait assassiné son homologue Ecazi lors du banquet donné par le Comte Fenring, comment l’Archiduc Armand Ecaz avait lancé un kanly officiel à l’encontre du Vicomte Moritani. — Autre point à prendre en compte, dit le Chef du Commerce Impérial en levant un doigt impératif. J’ai appris que toute une cargaison de pièces commémoratives – frappées, si vous vous rappelez bien, Sire, pour célébrer le dixième anniversaire de votre accession au Trône du Lion d’Or – a été volée sur une frégate lors d’un raid audacieux… Par de soi-disant pirates de l’espace, si l’on en croit les rapports. Shaddam, irrité, répliqua : — Qu’est-ce qu’un simple larcin vient faire dans cette histoire ? — La frégate était en route pour Ecaz, Sire. Fenring intervint : — Hmm… et l’on a volé autre chose ? Du matériel de guerre, des armes ? Le Chef du Commerce consulta ses notes. — Non, nos pirates n’ont pris que les pièces commémoratives en laissant tout ce qui pouvait avoir quelque valeur. (Il baissa la voix comme s’il ne marmonnait plus qu’à son intention.) Et après tout, puisque nous avions utilisé des métaux de moindre valeur pour la frappe, le préjudice financier est insignifiant. — Je recommanderais l’envoi d’Observateurs Impériaux sur Ecaz et Grumman, dit le Chambellan Ridondo. Afin de veiller au respect des règles. La Maison Moritani est bien connue pour avoir… euh… déformé leur interprétation. Beely Ridondo était un personnage squelettique à la peau jaunâtre qui avait une façon d’assumer les corvées que l’on mettait au crédit de Shaddam. Ce qui faisait de lui un Chambellan apprécié. Avant même que sa proposition soit examinée, un nouveau cylindre-message tomba dans le réceptacle, à portée de l’Empereur. Shaddam en prit connaissance et cogna violemment sur la table. — Le Vicomte Hundro Moritani a répliqué à l’insulte diplomatique en bombardant le Palais d’Ecaz et toute la péninsule environnante ! Le Trône d’Acajou a été matériellement détruit. On compte cent mille morts du côté des non-combattants et plusieurs forêts sont en feu. L’Archiduc d’Ecaz a été sauvé de justesse avec ses trois filles. Le regard de Shaddam s’attarda sur le rouleau de papier éphémère avant de se porter vers Fenring en quête d’un conseil. — Il n’a donc pas tenu compte des prescriptions du kanly ? s’exclama le Chef du Commerce Impérial, choqué. Comment a-t-il pu faire cela ? Le morne Chambellan avait pris une expression profondément soucieuse. — Le Vicomte Moritani n’a certes pas la noblesse de son grand-père, qui fut un ami du Chasseur. Que devons-nous faire de chiens pareils ? — Grumman a toujours détesté faire partie de l’Imperium, Sire, remarqua Fenring. Ils n’ont jamais manqué la moindre occasion de nous cracher au visage. La discussion prit un tour plus vif. Shaddam essayait de tout écouter en gardant un maintien impérial, mais il songeait en même temps que le métier d’Empereur était bien différent de ce qu’il avait imaginé. La réalité était excessivement compliquée, avec trop de forces antagonistes en question. Il se souvenait des jeux de combat avec le jeune Hasimir et il réalisa à quel point son ami d’enfance lui manquait, ainsi que ses conseils. Mais un Empereur se devait de ne pas rapporter à la légère ses décisions. — Fenring resterait sur Arrakis tout en supervisant le programme de recherche du Mélange synthétique. Mieux valait que les espions accréditent la rumeur de frictions entre eux. Mais quand même, se dit-il, il devrait prévoir des visites plus fréquentes à son vieil ami. — Sire, il faut respecter les formes, dit Ridondo. Ce sont la loi et la tradition qui sous-tendent l’Imperium. Nous ne pouvons permettre à une Maison noble d’ignorer les interdits à sa guise. Il est évident que Moritani vous considère comme faible et peu désireux d’intervenir dans cette querelle. Il vous met au défi, en fait. Non, l’Imperium ne va pas me glisser entre les doigts, se jura Shaddam. Il décida de faire un exemple. — Qu’on fasse savoir dans tout l’Imperium qu’une légion de Sardaukar sera en poste sur Grumman durant une période de deux ans. Nous allons mettre ce Vicomte au pas. (Il se tourna vers l’observateur de la Guilde Spatiale, qui se tenait en bout de table.) De plus, je veux que la Guilde impose un prix lourd pour toutes les marchandises qui transitent entre Grumman et les autres planètes. Les bénéfices seront employés aux travaux de reconstruction d’Ecaz. Le représentant de la Guilde garda un silence glacial durant un moment, comme s’il soupesait cette « décision » qui n’était en fait qu’une requête. La Guilde échappait au contrôle de l’Empereur Padishah. Mais il acquiesça enfin : — Ce sera fait. L’un des Mentats remarqua avec raideur : — Ils vont faire appel, Sire. Shaddam répondit d’un ton méprisant : — Si le Moritani veut plaider, laissons-le faire. Fenring pianotait doucement sur la table, évaluant les conséquences possibles. Shaddam avait déjà expédié deux légions de Sardaukar pour surveiller les Tleilaxu sur Ix, et maintenant il s’attaquait à Grumman. Dans d’autres régions agitées de l’Imperium, il avait renforcé la présence de ses troupes de choc avec l’espoir de mater dans l’œuf toute idée de rébellion. Il avait de même augmenté les effectifs des Bursegs pour fournir des commandants de moyen niveau susceptibles d’encadrer la troupe. Pourtant, les actes de sabotage et de dégradation mineurs se multipliaient un peu partout, au hasard, comme le vol des pièces de monnaie à destination d’Ecaz, le ballon à l’effigie de Shaddam au-dessus du stade d’Harmonthep, les insultes peintes sur les falaises du Canyon du Monument… Il en résultait que les forces des loyaux Sardaukar étaient disséminées et, à cause du Projet Amal, le trésor impérial était à bout de ressources pour former et entretenir de nouvelles troupes. Les réserves militaires seraient bientôt à court et Fenring prévoyait de graves ennuis dans le proche futur. Les actions de la Maison Moritani le prouvaient : certaines forces, au cœur même du Landsraad, reniflaient la faiblesse du pouvoir impérial, l’odeur du sang… Fenring envisagea un instant d’expliquer tout cela à Shaddam, mais il garda ses conseils pour lui tandis que la réunion s’avançait. Son ami d’enfance paraissait croire qu’il pouvait contrôler seul les événements – eh bien, il n’avait qu’à le prouver. Shaddam s’enfoncerait dans les ennuis et il se déciderait finalement à rappeler son « ministre de l’épice » sur Kaitain. Et alors, Fenring le ferait mettre à plat ventre avant de consentir. 13 Une structure d’organisation est cruciale pour tout mouvement. C’est aussi bien une cible essentielle pour l’attaque. Cammar PILRU, Ambassadeur ixien en exil, Traité sur la Chute des Gouvernements Injustes. Avant la réunion du groupe de résistance, C’tair prit l’apparence d’un humble travailleur suboïde. Il passait des jours dans les terriers où se rassemblaient les rebelles, se contentant d’observer. Entre les stalactites vertigineuses des immeubles, le faux soleil des usurpateurs brillait dans le ciel étranger. C’tair avait les muscles endoloris à force de soulever des caisses pour les charger sur des autopalettes qui transportaient les vivres, les fournitures et les matériaux bruts jusqu’au pavillon de recherche des Tleilaxu. Les usurpateurs avaient réquisitionné un complexe industriel dont ils avaient modifié la structure. Ils avaient fait construire des toitures et ménagé des passages interconnectés. Au temps de la Maison Vernius, les usines et les ateliers avaient été conçus pour être à la fois beaux et fonctionnels. Maintenant, ils ressemblaient à des terriers pour rongeurs robotiques avec leurs barricades inclinées et leurs pignons blindés qui luisaient, menaçants, derrière les champs-boucliers. Les fenêtres opaques étaient autant d’yeux aveugles. Qu’est-ce qu’ils peuvent bien mijoter là-derrière ? C’tair portait des vêtements fatigués, il gardait un air mou et un regard hébété. Il se concentrait sur la monotonie fastidieuse de ses corvées. Quand il avait trop de crasse ou de poussière sur le visage, il s’essuyait avec ses doigts graisseux. Il fonctionnait comme une horloge et ne faisait rien surtout pour paraître propre. Même si les Tleilaxu considéraient que les suboïdes n’avaient aucun intérêt, ils avaient réussi à rassembler derrière eux tous les travailleurs pour leur prise de pouvoir déguisée en révolte. Puis, en foulant aux pieds les promesses de meilleures conditions de travail et de vie, ils les avaient opprimés un peu plus encore, bien au-delà de ce qu’ils avaient connu sous le Comte Dominic Vernius. Durant ses périodes de repos, C’tair se réfugiait dans son abri souterrain, tapissé de rocher, perdu dans les tanières des suboïdes. Les travailleurs n’avaient que peu de vie sociale et ne se parlaient guère. Bien peu avaient remarqué le nouveau venu et ils ne lui demandaient pas son nom. Ils ne recherchaient pas l’amitié. Ici, il se sentait plus invisible encore que dans la chambre à bouclier où il s’était caché dans les mois qui avaient suivi la révolte. Ainsi, il pouvait accomplir plus de choses. En secret, il se glissa jusqu’au lieu de rencontre clandestin bien avant le jour du rendez-vous. Il avait pris du matériel détourné pour scanner les lieux. Il ne voulait pas sous-estimer les Tleilaxu, surtout depuis que deux autres légions de Sardaukar avaient débarqué sur Ix pour renforcer la sécurité. Au centre de la pièce, il tourna lentement sur lui-même. Les cinq tunnels qui aboutissaient à cet endroit l’inquiétaient. Trop d’accès, trop facile pour une embuscade. Il réfléchit un instant, et sourit quand une idée lui vint. Dans l’après-midi du lendemain, il déroba un petit projecteur solido chargé d’images de rocher nu. Silencieux et rapide, il l’installa dans l’une des issues et l’activa. Une paroi rocheuse barrait maintenant le tunnel : l’illusion était parfaite. Il avait vécu si longtemps dans le soupçon et la crainte qu’il ne s’attendait jamais vraiment à ce que ses plans marchent. Ce qui ne voulait pas dire qu’il avait cessé d’espérer… Un par un, à l’heure prévue, les combattants de la liberté arrivèrent. Ils ne couraient jamais le risque de venir à plusieurs et chacun avait préparé une excuse particulière pour se trouver ici. C’tair arriva en retard – par prudence. Les résistants échangèrent furtivement le matériel qu’ils avaient apporté tout en discutant de nouveaux plans en chuchotant sur un ton âpre. Ils n’avaient pas de stratégie d’ensemble. Et certaines propositions étaient tellement irréalisables que C’tair dut plusieurs fois se retenir de rire. Mais, dans le concert des idées, il en retint certaines qu’il pourrait mettre à profit. Il lui fallait encore des tiges de cristal pour achever son transmetteur rogo. Après chaque contact avec son lointain frère, les cristaux se fragmentaient et éclataient, le laissant avec de pénibles maux de tête. Lors de sa dernière tentative, il avait échoué et n’avait pu joindre D’murr. Il avait pourtant senti sa présence dans des rafales de statique, mais le lien ne s’était pas noué. Plus tard, il était resté éveillé durant des heures avec un sentiment de détresse et de solitude. Il prenait conscience de la part qu’avait tenue son frère jumeau dans son existence et à quel point il tenait à connaître le sort de tous ceux qui avaient réussi à s’enfuir d’Ix. Qui avaient survécu. Parfois, il se demandait à quoi il était parvenu durant ces années de lutte secrète. Il voulait faire plus encore, se battre avec les Tleilaxu – mais comment ? Il contemplait les autres rebelles, tous ces gens de l’ombre qui parlaient beaucoup mais accomplissaient si peu. Il lisait sur certains visages, ceux des gens du marché noir, la cupidité, l’avidité de rongeurs inquiets. Étaient-ils les alliés dont il avait besoin ? Il en doutait. Mirai Alechem était à nouveau là. Elle marchandait avec ténacité pour obtenir les composants nécessaires à son plan mystérieux. Elle était différente de tous, impatiente de lancer des actions efficaces. Il s’approcha discrètement d’elle et rencontra ses grands yeux méfiants. — J’ai observé les composants que vous achetiez, dit-il en montrant ce qu’elle tenait, et même si je ne devine pas quel est votre plan je… je pense que je pourrais vous aider. J’ai pas mal bricolé moi-même. Elle recula d’un demi-pas, farouche comme une biche en essayant de comprendre le sens vrai de ses paroles. Elle répondit enfin, les lèvres pâles, le visage tendu : — J’ai… une idée. J’ai besoin de chercher… Avant qu’elle ait pu continuer, il surprit un bruit dans un des tunnels, des pas lointains qui se rapprochaient rapidement. Les gardes placés aux issues lancèrent un cri bref. L’un d’eux bondit dans la pièce à la seconde où une rafale crépitait. — On a été trahis ! cria quelqu’un. Dans la confusion, C’tair distingua des uniformes Sardaukar et des soldats Tleilaxu qui surgissaient des tunnels et ouvraient le feu sur les résistants comme dans un stand de tir. La fumée, les traits de lasers et les hurlements se mêlaient aux jets de sang. Les Sardaukar donnaient l’assaut à l’arme blanche, mais ils tuaient aussi bien avec leurs poings, avec leurs doigts pareils à des lames. C’tair attendit que la fumée devienne plus dense, la panique plus intense – et il plongea. Mirai, qui ne voyait aucun moyen de fuir, s’était accroupie. Il la prit par les épaules et elle se débattit comme s’il était un ennemi. Mais il la poussa contre la paroi illusoire. Elle passa au travers de l’image solido et il la suivit aussitôt. Il éprouva une trace de culpabilité en songeant qu’ils abandonnaient les autres à leur sort, mais s’ils fuyaient tous par la même voie, les Sardaukar seraient sur leurs traces en moins d’une minute. Mirai regarda autour d’elle, désemparée. Il lui prit le bras et l’entraîna. — J’avais prévu un chemin de repli. Un hologramme. Ils couraient vers le bout du tunnel et Mirai, en trébuchant, lui dit : — Ceux de notre groupe vont tous mourir. — Ils n’ont jamais été mon groupe, fit C’tair, haletant. Ce ne sont que des amateurs. Elle tourna vers lui son regard sombre sans cesser de courir. — Nous devons nous séparer. Il acquiesça et, à une bifurcation, ils enfilèrent chacun un tunnel. Loin derrière eux, des cris apprirent à C’tair que les Sardaukar venaient de découvrir le subterfuge. Il accéléra encore, tourna à gauche, prit un passage qui allait vers la surface et se retrouva dans une autre grotte. Enfin, il tomba sur un tube élévateur qui le ramena dans la caverne principale. Comme tout bon suboïde soumis, il mit sa carte dans le lecteur et le tube l’emporta vers les stalactites où avaient jadis résidé les bureaucrates et les nobles de la Maison Vernius. Il franchit des passerelles, suivit des voies aériennes entre les immeubles tout en observant les lueurs scintillantes des usines, tout en bas. Enfin, sous les niveaux de cristal qui avaient été dans les jours de splendeur le Grand Palais, il atteignit le trou protégé par un bouclier qui avait été son refuge il y avait bien des années. Il se glissa dans la cellule et la verrouilla. Il n’avait jamais eu besoin de revenir ici jusqu’à cette nuit. Il avait frôlé la capture de plus près que jamais. Dans le silence obscur, il déroula le matelas sur lequel il avait passé tant de nuits angoissées. À bout de souffle, il s’étendit et leva les yeux, devinant le plafond perdu dans l’ombre. Son cœur battait très fort et il savait qu’il n’était pas près de retrouver le calme. Il s’imagina qu’il voyait les étoiles, le blizzard des minuscules soleils lointains de l’Imperium dans le ciel limpide de la surface d’Ix. Son esprit s’élança vers les confins du vaste tourbillon de la galaxie et il pensa à D’murr, son frère, le Navigateur qui devait piloter un vaisseau, quelque part entre les systèmes. Si loin. Bientôt, il le contacterait. 14 L’univers est notre portrait. Seuls les immatures s’imaginent que le cosmos est ce qu’ils pensent qu’il est. Sigan VISEE, Premier Chef Instructeur de l’École de Navigation de la Guilde. D’murr, fit la voix au fond de sa conscience. D’murr… Dans la chambre de navigation, en haut du Long-courrier, D’murr nageait dans le gaz d’épice, ses pieds palmés battant en rythme dans les lents tourbillons orangés. Il était en transe de navigation, les soleils et leurs planètes déployés dans la plus vaste tapisserie qui pût se concevoir, chaque fil de la trame lui étant offert. Il ressentait un plaisir suprême quand il pénétrait la matrice de l’univers et s’élançait à la conquête de ses mystères. Tout était paisible dans les profondeurs de l’espace. Les soleils s’allumaient et déclinaient dans la nuit de l’éternité. D’murr s’immergea dans les calculs de haut niveau qui lui révéleraient le chemin le plus sûr entre les systèmes et les pièges des étoiles, la clé pour piloter le vaisseau-léviathan jusqu’à destination. Son esprit allait se déployer jusqu’aux bornes de l’univers et il serait seul à déplacer le Long-courrier jusqu’à sa prochaine escale. En cet instant absolu, il voyait l’avenir à court terme et se pliait à son schéma. Il s’était montré une recrue surdouée entre les rangs des quelques humains mutés de la dernière promotion de Navigateurs. Humain. Ce mot n’éveillait que des traces de souvenirs épars dans sa mémoire. Depuis dix ans, il avait choisi d’être arraché à la réalité douteuse de la vie pour être projeté dans cette autre existence, partagée entre le rêve et le cauchemar. Et il savait que son apparence physique aurait effrayé ceux qui n’étaient pas préparés à le rencontrer. Mais les avantages compensaient tout. Il avait découvert la beauté cosmique qui échappait pour toujours aux autres formes de vie : ce que toutes les intelligences pouvaient imaginer, il le savait désormais, il le voyait. Pour quelle raison la Guilde l’avait-elle accepté ? Les étrangers étaient rarement admis dans ce corps d’élite : la Guilde favorisait ses candidats au poste de Navigateur, ceux qui étaient nés dans l’espace profond, progénitures loyalistes d’employés de la Guilde qui, parfois, n’avaient jamais posé le pied sur un monde. Est-ce que je ne suis qu’un sujet d’expérience, un monstre parmi les autres ? Quelquefois, dans ces vastes moments de contemplation que lui laissait un voyage, son esprit se perdait. Est-ce que l’on est en train de m’éprouver en cet instant même au travers de mes pensées aberrantes ? Quand le sentiment brûlant de son ancienne vie lui revenait, il avait l’impression de se retrouver au bord d’un précipice et il se posait la question : au milieu du vide du cosmos, devait-il sauter dans l’autre vide ? Mais la Guilde le surveillait sans répit. En dérivant dans la chambre, il abordait les courants de ses émotions mourantes et une mélancolie inhabituelle se refermait sur lui. Il avait sacrifié tant de lui pour devenir cet autre moi. Il ne pouvait débarquer sur une autre planète, désormais, sans être installé dans un vaste réservoir de gaz d’épice monté sur roues. Il se concentra pour redresser le cours de ses pensées. S’il laissait son moi humain reprendre de la force, il risquait de dévier le Long-courrier, de le perdre dans des itinéraires de danger. D’murr, insista la voix, comme une vrille de douleur pulsante. D’murr… Il l’ignora, il tenta de se convaincre que de telles pensées, de telles traces de regrets étaient le pénible apanage des Navigateurs. Mais pourquoi les Instructeurs ne l’avaient-ils pas prévenu ? Je suis fort. Je peux dominer cela. C’était un vol de routine à destination de Wallach IX, le monde du Bene Gesserit. Il pilotait l’un des récents Long-courriers conçus par les Ixiens avant que les Tleilaxu ne soient revenus à un modèle antérieur, moins efficace, après leur prise de pouvoir. Mentalement, il parcourut la liste des passagers dont les noms s’affichaient sur les parois de sa cuve. Il y avait un Duc à bord : Leto Atréides. Ainsi que son ami Rhombur Vernius, héritier en exil de l’ancienne famille fortunée des Vernius d’Ix. Des visages et des souvenirs familiers… Une vie auparavant, D’murr avait été présenté au jeune Leto dans le Grand Palais. Les Navigateurs entendaient des bribes d’informations sur l’Imperium et pouvaient accéder aux fréquences de communication, mais ils se préoccupaient peu des affaires ordinaires. Ce jeune Duc avait gagné un Jugement par Forfaiture, un exploit magistral qui lui avait valu le respect de tout l’Imperium. Pourquoi se rendait-il sur Wallach IX ? Et en compagnie du prince exilé d’Ix ? La voix lointaine s’infiltra de nouveau dans son esprit en même temps qu’une bouffée de crachotements parasites : « D’murr… réponds-moi… » Dans une soudaine illumination, il prit conscience que c’était un appel de son ancienne vie. Le loyal, le gentil C’tair tentait de le contacter, même si, depuis des mois, D’murr avait été dans l’incapacité de lui répondre. Sans doute était-ce une distorsion causée par la constante évolution de son cerveau : le golfe qui les séparait devenait sans cesse plus vaste. Les cordes vocales atrophiées d’un Navigateur pouvaient encore former des mots, mais la fonction première de sa bouche, maintenant, était de consommer du Mélange. De plus en plus de Mélange. L’épice avait rejeté les contacts de la vie passée de D’murr. Il ne connaîtrait plus l’amour à l’exception de traces de souvenirs vacillantes. Il ne toucherait plus jamais un corps humain… Il plongea sa main palmée dans un container et avala une pilule de concentré de Mélange avec sa bouche devenue minuscule pour accélérer le flux d’imprégnation de son métabolisme. Son esprit flottait, mais pas encore assez pour atténuer la douleur venue du passé et de cette tentative de contact extérieur. Les émotions, cette fois, étaient trop fortes pour qu’il les jugule. Son frère cessa enfin de l’appeler, mais il savait qu’il recommencerait bientôt, comme toujours. À présent, il n’entendait plus que le sifflement du gaz qui se déversait dans la chambre. Le Mélange le remplissait, saturait ses sens. Il n’était plus une individualité, il lui était interdit de parler à son frère, maintenant ou plus tard. À jamais. Il ne pouvait plus qu’écouter et se rappeler… 15 La guerre est une forme de comportement organique. L’armée est un moyen de survie pour le groupe mâle. Le groupe femelle, d’un autre côté, est traditionnellement orienté vers la religion. Il constitue le corps des gardiennes des mystères sacrés. Enseignement Bene Gesserit. Après avoir quitté le Long-courrier et franchi les systèmes de défense atmosphériques complexes de Wallach IX, Leto et Rhombur furent accueillis au port spatial par une délégation de trois Sœurs de l’École Mère en longue robe aba. Le soleil blanc-bleu de la planète n’était pas visible du sol. Une bise glacée soufflait sous le portique où les Sœurs attendaient et, à chaque souffle, Leto rejetait des bouffées de condensation. Rhombur avait bouclé le col de sa veste. La Mère Supérieure Harishka était venue en personne – un honneur auquel Leto ne s’était pas attendu. Qu’ai-je bien pu faire pour attirer à ce point leur attention ? Quand il avait été emprisonné sur Kaitain, attendant son Jugement par Forfaiture, le Bene Gesserit lui avait proposé en secret son aide, mais jamais il n’avait su pour quel motif. Le Bene Gesserit ne fait rien sans raison. Harishka était une femme âgée et énergique avec des yeux sombres en amande. Elle s’exprimait de façon directe : — Prince Rhombur Vernius, fit-elle se tournant vers Rhombur, qui venait de rejeter sa cape pourpre et or en un geste fougueux, ce qui est advenu à votre Grande Maison est un grand malheur. Même notre Communauté trouve le Bene Tleilax… incompréhensible. — Je vous remercie mais, ça remonte à si longtemps. Je suis convaincu que nous nous en sortirons. Récemment, notre Ambassadeur en exil a présenté une autre pétition devant le Conseil du Landsraad. Je ne demande aucune sympathie. — Mais seulement une concubine, n’est-ce pas ? La Mère Harishka se mit en marche et tous la suivirent en direction du complexe de l’École Mère. — Nous nous réjouissons de cette occasion qui nous est donnée d’avoir une de nos Sœurs en place au Castel Caladan. Je suis certaine que vous en bénéficierez, ainsi que les Atréides. Ils suivaient une allée de cailloutis entre des bâtiments aux tuiles en terre cuite pareilles aux écailles d’un lézard des récifs. Dans un patio tapissé de fleurs, ils s’arrêtèrent devant une statue de quartz noir représentant une femme agenouillée. — La fondatrice de notre ancienne École, expliqua Harishka. Raquella Berto-Anirul. En contrôlant la chimie de son métabolisme, Raquella a survécu à un poison mortel. Rhombur s’était penché pour déchiffrer la plaque de cuivre. — Je lis que toutes les archives écrites ou filmées de cette femme ont été perdues il y a longtemps lorsque les envahisseurs ont incendié la bibliothèque et détruit la statue originale. Euh… comment savez-vous à quoi elle ressemblait ? Avec un sourire plissé, Harishka formula une réponse cryptique : — Parce que nous sommes des sorcières. Sans un mot de plus, elle les précéda dans un petit escalier qui aboutissait dans une serre où des Sœurs et des Acolytes s’occupaient des plantes et des herbes exotiques. Médicinales ou toxiques, qui pouvait savoir… L’École Mère était un lieu de légende, un site mythique que peu d’humains avaient visité, et Leto était encore surpris de l’accueil chaleureux qu’il avait reçu à la suite de son audacieuse requête. Il avait demandé au Bene Gesserit de sélectionner une compagne intelligente et douée pour son ami Rhombur et le Prince aux cheveux bouclés avait accepté d’aller « faire son choix au marché ». D’un pas alerte, Harishka traversa un pré où des femmes en robe légère et courte se livraient à des exercices de décontraction musculaire cadencés par une vieille femme ridée qui leur indiquait les mouvements à exécuter. Leto eut à peine le temps de s’émerveiller de leur souplesse. Ils se retrouvèrent enfin dans un grand bâtiment de stuc avec du plancher verni et de grosses poutres sombres au plafond. Soulagé d’échapper au vent mordant, Leto inspira avec plaisir l’air imprégné de plâtre ancien. Le foyer donnait sur une salle d’exercices où une dizaine de jeunes femmes en toge blanche se tenaient immobiles, roides comme des soldats à l’inspection, leurs capuchons rejetés sur leurs épaules. La Mère Supérieure s’avança tandis que les deux Mères assistantes se glissaient derrière les jeunes femmes. — Laquelle d’entre vous veut être concubine ? demanda Harishka. C’était une question traditionnelle qui faisait partie du rituel. Rhombur s’avança. — Je… euh, je suis le Prince Rhombur, fils aîné et héritier de la Maison Vernius. Il se peut que je cherche aussi une épouse. (Il risqua un regard vers Leto et baissa le ton.) Étant donné que ma Maison est devenue renégate, je ne suis pas tenu de me plier aux jeux stupides de la politique. À la différence de certains. Leto s’empourpra en se souvenant des leçons que son père lui avait inculquées. Trouve l’amour où bon te plaît, mais ne te marie jamais par amour. Tes titres appartiennent à la Maison des Atréides – sers-t’en pour obtenir le meilleur marché possible. Récemment, il s’était rendu sur Ecaz, la planète sylvestre, et avait rencontré l’Archiduc Armand dans la capitale provisoire après le bombardement Moritani et la destruction du château ancestral. À la suite du coup de colère de l’Empereur, qui avait expédié une légion de Sardaukar pour mater la fureur du Vicomte, les hostilités ouvertes avaient cessé entre les deux Maisons, du moins jusqu’à nouvel ordre. L’Archiduc avait demandé l’envoi d’une commission d’enquête pour estimer les dégâts des sabotages dans les précieuses forêts de bois-brouillard d’Ecaz et autres cultures, mais s’était heurté au refus de Shaddam. « Laissons les chiens dormir », telle avait été sa réponse officielle. Il espérait que le problème s’arrêterait là. Reconnaissant des efforts diligents de Leto pour apaiser les tensions, l’Archiduc Armand avait laissé entendre que sa fille aînée, Sanyâ, serait une épouse possible pour la Maison des Atréides. Devant cette proposition, Leto avait évalué les biens de la Maison Ecaz, ses ressources politiques, commerciales, ainsi que sa force militaire et les ressources qu’elle pourrait apporter à Caladan. Il n’avait pas même jeté un regard sur la fille de l’Archiduc. Soupèse les avantages politiques d’une alliance maritale. Son père aurait été satisfait de son attitude. — Ces jeunes femmes, déclara la Mère Supérieure, ont toutes été éduquées pour satisfaire les nobles d’une infinité de façons. Toutes ont été choisies par rapport à votre profil, Prince. Rhombur s’approcha pour dévisager les filles de près. Il y en avait des blondes, des brunes, des rousses, certaines avaient un teint de lait, d’autres étaient sveltes et noires. La Mère avait dit qu’elles étaient belles, ce qui était vrai, et intelligentes… Il le devinait dans leurs regards attentifs. Connaissant son ami, Leto ne fut guère surpris de le voir s’arrêter très vite devant une fille plutôt ordinaire avec de grands yeux noisette et des cheveux bruns coupés court. Elle réagit à son regard appréciateur en détournant les yeux sans feindre le moindre intérêt, contrairement à ses consœurs. Mais Leto surprit son sourire furtif. — Elle s’appelle Tessia, dit Harishka. Elle est aussi intelligente que douée. Elle sait réciter les anciens classiques à la perfection et joue de plusieurs instruments. Rhombur leva le menton en soutenant le regard brun de Tessia. — Mais sais-tu rire d’une plaisanterie ? Et en sortir une autre encore meilleure en réponse ? — Un habile jeu de mots, seigneur ? demanda Tessia. Préférez-vous une boutade gênante ou bien une plaisanterie assez paillarde pour que vos joues en soient brûlantes ? Rhombur partit d’un grand rire ravi. — Celle-ci ! s’exclama-t-il en lui touchant le bras. Pour la première fois, elle quitta le rang et le suivit. Leto était soulagé de voir son ami aussi heureux soudain, mais il avait le cœur lourd en songeant au vide de son existence. Rhombur agissait souvent sur une impulsion, mais il avait la chance que les événements tournent en sa faveur. — Approchez, mes enfants, déclara Harishka d’un ton solennel. Inclinez vos têtes devant moi. Ce qu’ils firent en se prenant par la main. Avec un froncement de sourcils paternel, Leto redressa le col de Rhombur et lissa un pli sur son épaule. Le Prince d’Ix grommela vaguement sa reconnaissance, rougissant. — Que vos vies soient longues et productives et le bonheur de votre compagnie durable. Vous êtes à présent unis. Si, dans les années à venir, vous deviez choisir de vous épouser et d’aller au-delà du concubinage, vous avez la bénédiction du Bene Gesserit. Si vous n’êtes pas satisfait de Tessia, Prince, elle pourra revenir à l’École Mère. Leto était surpris par ce cérémonial dans ce qui était avant tout un accord d’affaire. Il avait expédié un Messager de Caladan et ils s’étaient d’ores et déjà mis d’accord sur un éventail de prix. Mais la déclaration de la Mère Supérieure conférait à ce nouveau rapport une certaine structure, un fondement pour des choses favorables à l’horizon du futur. — Prince Rhombur, cette femme est très particulière, elle a été éduquée dans des disciplines qui pourraient vous surprendre. Écoutez ses conseils, car Tessia est plus sage que d’autres à son âge. Elle recula et Tessia murmura à l’oreille de Rhombur, qui s’esclaffa. Il regarda alors Leto et dit : — Tessia a une idée intéressante : pourquoi ne pas choisir une concubine pour vous-même dès à présent ? Le choix est important. Et puis, comme ça, vous ne serez pas constamment en train de faire les yeux doux à ma sœur ! Leto rougit violemment. Il avait tout fait pour ne pas montrer son attirance pour Kailea au fil des années, mais elle devait être évidente. Il avait refusé de la mettre dans son lit, partagé entre les exigences de son rang de Duc et les mises en garde de son père. — J’ai eu d’autres amours, Rhombur. Vous le savez. Les filles de Caladan trouvent leur Duc à leur goût. Il n’y a pas de honte à cela – et je peux ménager mon honneur vis-à-vis de votre sœur. Rhombur roula des yeux furieux. — Ainsi, n’importe quelle fille de pêcheur peut faire votre affaire, mais pas ma sœur ? — Ce n’est pas du tout ce que j’entends. Je ne le fais que par respect pour la Maison Vernius et pour vous. Harishka intervint : — Je crains que les jeunes femmes que nous avons rassemblées ici ne conviennent pas au Duc Atréides. Elles ont été sélectionnées pour le Prince Rhombur. (Un sourire effleura ses lèvres mauves.) Mais nous pouvons toujours faire d’autres arrangements… Elle se tourna vers la galerie qui dominait le patio, comme si quelqu’un les observait. — Je ne suis pas venu choisir une concubine, se rebiffa Leto, d’un ton bourru. — Vous savez, il est très indépendant, plaisanta Rhombur avant de lever les yeux vers Tessia et d’ajouter : Qu’allons-nous faire de lui ? — Il sait ce qu’il veut mais ne sait pas comment l’admettre lui-même, fit-elle avec un sourire malin. Fâcheuse habitude pour un Duc. Rhombur tapota l’épaule de son ami. — Vous voyez, elle donne déjà de bons conseils. Pourquoi ne pas prendre Kailea comme concubine, Leto ? Vos craintes de collégien me fatiguent. Vous avez le droit de le faire et… nous savons vous comme moi que c’est le meilleur sort auquel elle puisse aspirer. Avec un rire contraint, Leto rejeta cette proposition. Mais il l’avait déjà caressée bien des fois. Il avait souvent hésité à s’en ouvrir à Kailea. Comment réagirait-elle ? Demanderait-elle à être plus que sa concubine ? C’était impossible. Pourtant, elle comprenait les réalités de la politique. Avant la tragédie d’Ix, la fille du Comte Vernius aurait été une épouse acceptable pour un Duc (et c’était probablement ce que le Vieux Duc Paulus avait eu en tête). Mais à présent qu’il était le chef des Atréides, Leto ne pouvait épouser la descendante d’une famille qui n’avait plus de titre impérial ni fief d’aucune sorte. Tu dois placer le bien-être de ta Maison avant tes désirs personnels. Il entendait presque le rire tonitruant du Vieux Duc. Mais tu peux trouver l’amour où il te plaît. Tu es Duc à présent, Leto – qu’attends-tu ? 16 Quel est donc cet Amour dont nombre d’entre nous parlent avec une telle familiarité ? Comprennent-elles vraiment à quel point il est inatteignable ? Ya-t-il autant de définitions de l’Amour qu’il y a d’étoiles dans l’univers ? Le Livre des Questions Bene Gesserit. Sur le balcon, Jessica observait les Acolytes d’un regard intense et avec une curiosité exacerbée. La Révérende Mère Mohiam lui avait demandé d’assister au choix du jeune Prince et Jessica exécutait ses ordres en analysant tous les détails de l’instant avec la précision d’une élève Bene Gesserit. Que veut-elle donc que je voie ? En bas, dans le patio de bois poli, la Mère Supérieure s’entretenait avec le jeune Prince et la concubine qu’il venait de se choisir, Tessia al-Reill. Jessica n’avait pas prévu ce choix : plusieurs autres Acolytes étaient plus belles, plus séduisantes… mais elle ne connaissait pas suffisamment la personnalité du Prince, se dit-elle, encore moins ses goûts intimes. Se pouvait-il que la beauté l’intimide ? Ce qui indiquerait une sous-estimation de la personne. Ou bien l’Acolyte Tessia lui rappelait-elle quelqu’un qu’il avait connu ? À moins qu’il ne fût simplement attiré vers elle pour une raison indéfinissable ?… Ses yeux, son sourire, son rire ?… Mohiam perçut ses pensées et la mit en garde dans un chuchotement dirigé qu’elle seule pouvait capter. — N’essaie jamais de comprendre l’amour. Attache-toi seulement à en définir les effets sur les êtres inférieurs. Dans le patio, l’une des Révérendes Mères posa un document sur un pupitre et fit signe au Prince de bien vouloir le parapher. Son compagnon, un noble aux cheveux noirs, au profil d’aigle, observa par-dessus son épaule. Jessica ne put entendre ce qu’ils se disaient, mais le Rituel de Devoir lui était familier. Le Duc aux cheveux noirs redressa le col de la tunique de son compagnon, et Jessica sourit, trouvant ce geste bizarrement affectueux. — Serai-je présentée à un homme de la noblesse un jour, Révérende Mère ? demanda-t-elle dans un souffle. Nul n’avait jamais expliqué à Jessica quel était son rôle au sein du Bene Gesserit et c’était pour elle une source de constante curiosité qui irritait souvent Mohiam. Et justement, un pli sévère se dessina sur le front marqué par l’âge de Mohiam. — Le temps venu, tu le sauras, mon enfant. La sagesse veut que l’on comprenne quand il convient de poser des questions. Jessica avait déjà entendu cette admonestation. — Oui, Révérende Mère. L’impatience est une faiblesse. Il existait tant d’adages de ce genre dans la Communauté, mais Jessica s’était fait un devoir de tous les mémoriser. Elle eut un soupir exaspéré, puis contrôla aussitôt sa réaction avec l’espoir que son éducatrice n’avait rien remarqué. Les Sœurs avaient de toute évidence un plan pour elle… Pourquoi ne pas lui révéler son avenir, en ce cas ? La plupart des autres Acolytes avaient une idée de leurs destins prédéterminés, mais Jessica, elle, ne voyait qu’un mur aveugle sur lequel rien n’était inscrit de son futur. On me prépare pour quelque chose. Pour une mission importante. Pourquoi Mohiam l’avait-elle amenée sur le balcon en ce moment précis ? Ce n’était pas accidentel, ce n’était pas une coïncidence : le Bene Gesserit planifiait tout, prévoyait tout avec un soin extrême. — Il y a de l’espoir pour toi, mon enfant, murmura Mohiam. Je t’ai demandé d’observer – mais tu ne te concentres pas sur la bonne personne. Il ne s’agit pas de l’homme qui a choisi Tessia. Observe l’autre, observe-les tous les deux, vois l’interaction qui existe entre eux. Dis-moi ce que tu constates. Jessica se focalisa sur les deux hommes, inhala lentement, laissant ses muscles se relaxer. Ses pensées, pareilles à des minéraux en suspension dans un verre d’eau, se clarifièrent. — Ces deux hommes sont de noble extraction, mais ils ne sont pas frères de sang à en juger par la différence de leur habillement, de leurs manières, de leurs expressions. Ils sont des amis très proches depuis de nombreuses années. Ils dépendent l’un de l’autre. L’homme aux cheveux noirs se soucie du bien-être de son ami. — Et… Jessica devina l’excitation, l’impatience dans la voix de Mohiam sans pouvoir en déterminer la raison. La Révérende Mère semblait fascinée par le jeune noble aux cheveux noirs. — De son comportement et des interactions qu’il a déterminées, je peux dire qu’il est un leader et qu’il assume sérieusement ses responsabilités. Il a du pouvoir, mais il ne s’y complaît pas. Il est sans doute un meilleur chef qu’il ne croit l’être. Elle épiait ses mouvements, les changements de coloration de sa peau, les regards qu’il adressait aux autres Acolytes avant de se détourner avec peine. — Je puis dire aussi qu’il est seul, ajouta Jessica. — Excellent, fit Mohiam, ravie, non sans plisser des yeux. Cet homme est le Duc Leto Atréides – et il t’est destiné, Jessica. Un jour, tu seras la mère de ses enfants. Même si elle savait qu’elle devait accepter impassiblement cette nouvelle comme un simple devoir qu’elle devait accomplir pour la Communauté, Jessica eut soudain besoin de calmer son cœur qui venait de s’emballer. À cet instant précis, le Duc Leto leva les yeux vers le balcon, vers elle, comme s’il venait de déceler sa présence dans l’ombre. Et leurs regards se rencontrèrent. Elle lut un feu dans ses yeux gris, une sagesse et une force bien supérieures à son âge, le résultat de fardeaux tellement lourds à porter. Et elle se sentit irrésistiblement attirée par lui. Mais elle résista. Instincts… réponses automatiques… Réactions… Je ne suis pas un animal. Elle repoussa d’autres émotions, ainsi que Mohiam le lui avait enseigné depuis des années. Jessica oublia ses premières questions et d’autres se formulèrent dans son esprit. Un souffle prolongé et apaisant l’amena à l’état de sérénité. Sans en connaître la raison, elle aimait l’apparence de ce jeune Duc… mais son devoir était là, dans la Communauté des Sœurs. Elle attendrait pour savoir à quoi on la destinait, et ferait ce qui était nécessaire. L’impatience est une faiblesse. En elle-même, Mohiam souriait. Sachant les fils génétiques qu’on lui avait ordonné de tisser, la Révérende Mère avait provoqué cette brève et distante rencontre entre Jessica et le jeune Duc Atréides. Jessica était le produit culminant d’innombrables générations de sélection génétique destinées à donner aux Sœurs le Kwisatz Haderach. La Mère Kwisatz Anirul, maîtresse du programme, épouse de l’Empereur Shaddam, avait déclaré que la meilleure chance de succès du programme était qu’une fille Harkonnen de la génération en cours donne le jour à une fille Atréides. Le père secret de Jessica était le Baron Vladimir Harkonnen… et lorsqu’elle serait prête, elle deviendrait la compagne du Duc Leto Atréides. Pour Mohiam, l’ironie suprême était que ces ennemis mortels – les Harkonnens et les Atréides – fussent destinés à former cette union formidablement importante qu’aucune Maison ne soupçonnerait jamais… ne pardonnerait jamais. À cette perspective, elle avait du mal à réfréner son excitation : grâce à Jessica, les Sœurs n’étaient plus maintenant qu’à deux générations du but ultime. 17 Quand vous posez une question, voulez-vous vraiment connaître la réponse ou essayez-vous simplement votre pouvoir ? Dmitri HARKONNEN, Notes à l’Usage de Mes Fils. Le Baron Harkonnen dut payer deux fois les services du docteur Suk. Il avait cru que la somme colossale qu’il avait versée à Calimar suffirait à s’attacher les services du docteur Wellington Yueh le temps de diagnostiquer le mal dont il souffrait et de lui proposer un traitement contre son état de débilité croissante. Mais Yueh refusa de coopérer. Le sombre et jaunâtre praticien Suk était totalement imbu de lui-même et perdu dans les recherches techniques qu’il conduisait à bord du laboratoire orbital. Il ne montra pas la moindre trace de respect ou de crainte quand on prononça le nom du Baron. — Il se peut que je travaille pour les Richèsiens, dit-il d’un ton ferme dépourvu d’humour, mais je ne suis pas leur propriété. Piter de Vries, que le Baron avait expédié sur Richèse afin de veiller aux détails, fixa le visage rigide et âgé de Yueh et y lut un entêtement évident. Ils se trouvaient dans le petit bureau du laboratoire installé sur Korona, la lune principale de Richèse. En dépit de la requête appuyée du Premier Calimar, Yueh, un personnage rigide à la longue moustache tombante, aux cheveux de jais noués dans un anneau d’argent Suk, refusait obstinément de se rendre sur Giedi Prime. Orgueil et arrogance, se dit de Vries. Ce que nous pourrons toujours utiliser contre lui. Yueh, les lèvres serrées, examina de Vries comme s’il s’apprêtait à l’autopsier, comme s’il en ressentait le besoin. — Monsieur, vous êtes un Mentat, habitué à vendre ses pensées, son intelligence à n’importe quel protecteur. Moi, je suis membre du Cercle Intérieur de l’École Suk, diplômé de plein droit du Conditionnement Impérial. (Il désigna le losange tatoué sur son front ridé.) On ne peut m’acheter, me vendre ni me louer. Vous n’avez pas de prise sur moi. Maintenant, permettez-moi de revenir à mon important travail. Il s’inclina brièvement avant de repartir vers le fond du laboratoire. Cet homme n’a donc jamais été remis à sa place, il n’a jamais été blessé ni brisé ? Pour le Mentat tordu, c’était un défi. Dans les locaux gouvernementaux du Centre de la Triade, de Vries n’eut aucune réaction face aux excuses exagérées du Premier Richèsien. Mais il devait user de l’autorisation du personnage pour franchir les portes et les rideaux de sécurité et retourner à la station de recherche de Korona. Il n’avait pas le choix dans cette affaire et il se retrouva dans le laboratoire stérilisé de Yueh. Seul cette fois. Il est temps de renégocier pour le Baron. Il ne pouvait se permettre de regagner Giedi Prime sans la totale coopération du docteur Suk. Il se déplaçait à pas comptés et prudents dans la salle aux cloisons de métal encombrée de machinerie, de câbles et de bacs où flottaient des membres et des organes : un étalage de technologie électromécanique richèsienne, d’équipement chirurgical Suk et de spécimens biologiques. L’odeur qui imprégnait les lieux glacés était faite des relents de lubrifiants, de produits chimiques, de putréfaction, de circuits grillés et de chair brûlée. Les recycleurs luttaient difficilement. Sur les tables étaient disposés des cuvettes, des cuves à serpentins de plass, des circuits d’alimentation électrique et des appareils distributeurs. Au-dessus des secteurs réservés à la dissection, des plans holographiques scintillants montraient des membres humains et des organes de machines. Yueh surgit brusquement de l’autre côté des paillasses. Son visage ascétique était marqué de taches de graisse. Ses pommettes étaient saillantes au point de paraître métalliques. — Je vous en prie, Mentat, ne me dérangez pas, fit-il d’une voix rude sans même demander à de Vries pour quelle raison il était de retour sur la lune interdite. (Et il ajouta :) Je suis très occupé. — Pourtant, je dois vous parler, docteur. Mon Baron me l’a ordonné. Yueh le fixait comme si, cette fois, il se disait qu’après tout certaines pièces de son prototype de cyborg pourraient être montées sur le Mentat. — La condition physique de votre Baron m’importe peu. Elle n’est pas du domaine de mon expertise. Il promena les yeux sur les tables, les cuves et les prothèses comme si la réponse était évidente. Ce docteur, se dit de Vries, était péniblement hautain, comme si rien ni personne ne pouvait le toucher ou le corrompre. Le Mentat s’approcha de lui, suffisamment pour pouvoir le garrotter. Mais il savait qu’il serait promis à un châtiment sévère si jamais il était dans l’obligation d’éliminer ce détestable Suk. — Mon Baron était en parfaite santé, toujours en forme, et fier de son état physique. Bien que son régime et ses exercices n’aient pas varié, son poids a presque doublé au cours des dix dernières années. Il souffre d’une détérioration graduelle de ses fonctions musculaires et devient obèse. Yueh plissa le front mais regarda le Mentat. De Vries surprit son changement d’expression et il baissa le ton, prêt à frapper. — Ces symptômes vous paraissent familiers, docteur ? Vous les auriez déjà observés ailleurs ? Yueh avait un regard calculateur. Il se déplaça de façon à se protéger derrière une rangée de tubes à essai. Une cornue à long serpentin, à l’autre bout du laboratoire, bouillonnait en dégageant une senteur fétide. — Un docteur Suk ne donne jamais un conseil gratuit, Mentat. Mes honoraires sont exorbitants, et mes recherches vitales. Des possibilités se déployaient dans l’esprit supérieur du Mentat, et il retint un rire. — Êtes-vous donc tellement absorbé dans vos bricolages, docteur, que vous en ayez oublié de remarquer que votre patron, la Maison Richèse, est au bord de la banqueroute ? Le Baron Harkonnen pourrait subventionner vos travaux pendant des années. Le Mentat porta brusquement la main à la poche, et Yueh tressaillit, redoutant une arme silencieuse. Mais de Vries en sortit une plaque noire à touches. L’image solido d’un coffre maritime antique apparut. Il semblait d’or massif, et sur le couvercle et les côtés, des gemmes incrustées dessinaient le griffon bleu des Harkonnens. — Quand vous aurez prononcé votre diagnostic sur l’état de mon Baron, vous pourrez poursuivre vos recherches à votre convenance. Intrigué, Yueh tendit la main et passa même les doigts au travers de l’image en relief. Avec un grincement synthétique, le couvercle du coffre s’ouvrit pour révéler un intérieur vide. — Nous le remplirons à votre gré. Avec du Mélange, des gemmes soo, de l’obsidienne bleue, des opaflammes, du quartz Hagal… des documents de chantage. Tout le monde sait que l’on peut acheter un docteur Suk. — Alors achetez-en un. Faites-en une affaire publique. — Nous préférerions un… arrangement confidentiel, que le Premier Calimar nous a promis. Le vieux docteur Suk plissa de nouveau les lèvres, perdu dans ses pensées. — Je ne peux prodiguer des soins à long tenue, mais je pourrai peut-être émettre un diagnostic sur ce mal dont il souffre. De Vries haussa les épaules. — Le Baron ne vous retiendra pas plus longtemps que nécessaire. En regardant le coffre, Yueh pensa que son travail ici, sur Korono, progresserait plus vite avec des fonds nouveaux. Mais il hésita pourtant. — J’ai d’autres responsabilités. J’ai été assigné à ce poste par le Collège Suk pour un travail spécifique. Les prothèses cyborg représenteront un marché précieux pour Richèse autant que pour nous, quand elles seront au point. Avec un soupir résigné, de Vries appuya sur une touche de commande et le coffre prit du volume. Yueh se caressa la moustache. — Il me serait sans doute possible de faire l’aller-retour entre Richèse et Giedi Prime – sous une fausse identité, bien sûr. Je pourrais examiner votre Baron et revenir ensuite à mes recherches. — Une idée intéressante. Vous acceptez donc nos termes ? — J’accepte de voir votre patient. Et je déciderai de ce que vous mettrez dans ce coffre au trésor. (Yueh désigna un comptoir.) À présent, passez-moi mon scope de mesure. Vous m’avez interrompu, vous pouvez donc m’aider à construire l’organisme prototype. Deux jours après, sur Giedi Prime, en essayant de s’accoutumer à la pesanteur plus forte et à l’atmosphère industrielle méphitique, le docteur Yueh examina le Baron dans l’infirmerie du Donjon. Tous les serviteurs avaient été congédiés, toutes les portes et les fenêtres étaient closes. Piter de Vries épiait la scène en souriant, depuis sa cachette habituelle. Yueh écarta les dossiers que les précédents docteurs avaient accumulés au fil des années. — De stupides amateurs. Les conclusions de leurs tests ne m’intéressent pas plus qu’eux. Il sortit de sa trousse ses propres scanners : des appareils complexes que seul un Suk savait utiliser. — Ôtez vos vêtements, je vous prie, dit-il. — Vous voulez jouer ? fit le Baron, essayant de garder sa dignité et la maîtrise de la situation. — Non. Le Baron se distrayait pendant les sondages et les attouchements dérangeants en imaginant diverses façons de se débarrasser de ce prétentieux Suk si lui aussi échouait à trouver la cause de sa maladie. Il pianotait d’un air impatient sur la table d’examen. — Aucun de mes médecins ne m’a jamais prescrit de traitement efficace. Étant donné le choix, un corps sain ou un esprit sain, il fallait que je me décide. Sans se laisser démonter par la voix de basse du Baron, Yueh chaussa une paire de lunettes vertes. — Ce serait trop que de vous suggérer de préserver l’un et l’autre ? Il initialisa la batterie et se lança dans les scannings de routine. Puis, il se pencha sur le corps nu et difforme de son patient, étendu sur son ventre rebondi. Le Baron marmonnait, en se plaignant de ses douleurs, de la gêne qu’il éprouvait à se déplacer. Pendant plusieurs longues minutes, le docteur Suk examina sa peau, ses organes, ses orifices, et peu à peu un faisceau subtil de syndromes s’assembla dans son esprit. Enfin, son scanner subtil détecta un tracé de vecteur. — Sexuellement, votre état est en train de se dégrader. Êtes-vous capable de vous servir de votre pénis ? demanda Yueh sans la moindre trace d’humour, comme s’il s’enquérait d’une valeur en bourse. — M’en servir ? s’exclama le Baron. Mais par tous les enfers, c’est encore la meilleure partie de moi-même ! — C’est de l’ironie, fit Yueh en prélevant un échantillon d’épiderme sur son sexe. (Le Baron étouffa un cri de surprise.) Je dois faire une analyse. Il ne s’était même pas excusé. Il glissa l’échantillon sur une lame qu’il inséra dans une fente, sous ses lunettes vertes. Il la fit tourner lentement avec ses doigts, l’examinant sous des éclairages différents. Le vert de ses lunettes devint violet, puis mauve. Il soumit ensuite le fragment d’épiderme à des analyses chimiques. — Était-ce bien nécessaire ? grommela le Baron. — Ça n’est qu’un début. Yueh sortit d’autres instruments – certains particulièrement affilés. Le Baron aurait été très intrigué s’il s’en était lui-même servi sur quelqu’un d’autre. — J’ai encore de nombreux tests à faire. Après avoir enfilé un peignoir, le Baron se détendit. Il avait le teint gris, il luisait de sueur et avait mal en divers endroits qui ne l’avaient jamais fait souffrir jusqu’à présent. Il avait eu envie de tuer l’arrogant docteur Suk à plusieurs reprises, mais il préférait attendre le diagnostic. Les docteurs qui l’avaient précédé s’étaient montrés aussi stupides qu’impuissants et il était prêt à endurer ce qu’il devait pour obtenir enfin une réponse. Il espérait pourtant que le traitement de Yueh serait moins pénible et douloureux que son analyse. Il s’était versé un verre de cognac de Kirana qu’il lampa d’une gorgée. — Baron, j’ai affiné le spectre des possibilités, dit enfin Yueh. Le mal dont vous souffrez est rare, étroitement défini et ses ravages sont très spécifiques. Je peux vous proposer d’autres prélèvements si vous souhaitez que je redouble mon diagnostic ?… — Ce ne sera pas nécessaire. (Le Baron se saisit de sa canne au cas où il aurait envie de frapper quelqu’un.) Qu’avez-vous trouvé ? — Le vecteur de transmission est évident, lié à des rapports hétérosexuels. Vous avez été contaminé par une de vos maîtresses. Le soulagement momentané du Baron fut balayé soudain par le trouble. — Je n’en ai aucune. Les femmes me dégoûtent. — Oui, je vois. (Yueh avait vu tant de patients nier l’évidence.) Les symptômes sont si subtils que je ne suis pas surpris que des docteurs moins compétents ne les aient pas remarqués. Même l’enseignement Suk n’en fait pas mention, et je n’ai appris l’existence de ces maladies énigmatiques que par ma femme Wanna. Elle est du Bene Gesserit et les Sœurs font occasionnellement usage de ces organismes infectieux pour… Le Baron se redressa brusquement. La fureur déformait les bajoues de son visage. — Maudites sorcières ! — Ah, ainsi vous vous souvenez ? demanda Yueh avec une suffisance satisfaite. Et quand a eu lieu le contact ? Le Baron n’hésita que brièvement : — Il y a plus de douze ans. Yueh lissa sa moustache. — Ma chère Wanna m’a dit qu’une Révérende Mère est capable de modifier sa biochimie pour dissimuler des maladies latentes dans son propre organisme. — Sale putain ! gronda le Baron. Elle m’a infecté ! Le docteur ne semblait guère se soucier d’injustice ou d’indignité. — Il ne s’agit pas d’une infection passive – un tel agent pathogène est libéré par la force de la volonté. Ce n’était pas un accident, Baron. Le Baron revit la face de jument de Mohiam, son expression méprisante, son attitude irrespectueuse quand elle l’avait regardé, durant le banquet de Fenring. Elle avait toujours su. Toujours. Elle avait observé la transformation de son corps, l’avait vu devenir une masse molle, répugnante, immonde. Car elle était la cause de ce qui lui arrivait. Yueh plia ses lunettes et les remit dans sa trousse. — Donc, notre marché est conclu et je vais me retirer. J’ai nombre de recherches à mener à bien sur Richèse. — Vous avez accepté de me soigner, dit le Baron. Puis il perdit l’équilibre et s’écroula sur la table d’examen. J’ai accepté de vous examiner, rien de plus, Baron. Aucun Suk ne peut rien faire pour vous dans votre état. Il n’existe pas de traitement connu, mais je suis persuadé que nous envisagerons sous peu le problème au Collège. Le Baron s’appuya sur sa canne pour se redresser. Furieux, il pensa aux dards empoisonnés cachés dans sa pointe. Mais en même temps, il savait quelles pouvaient être les conséquences politiques du meurtre d’un docteur Suk si la vérité éclatait. L’École Suk avait des liens solides avec l’Imperium et ce moment de plaisir pouvait lui coûter cher. Et puis, il avait tué déjà tant de docteurs… et celui-ci venait enfin de lui apporter une réponse. Et une cible toute désignée pour sa vengeance. — Je crains, Baron, que vous ne deviez interroger le Bene Gesserit. Sans un mot de plus, le docteur Wellington Yueh quitta précipitamment le Donjon Harkonnen pour embarquer sur le premier Long-courrier en partance, soulagé à l’idée qu’il n’aurait plus jamais affaire au Baron Vladimir. 18 Certains mensonges sont plus faciles à croire que la vérité. La Bible Catholique Orange. Même entouré des autres villageois, Gurney Halleck se sentait complètement seul. Il avait les yeux plongés dans sa bière. C’était une sorte d’eau aigre, mais s’il en buvait suffisamment, la souffrance désertait son corps et endormait son cœur. À la fin, il ne lui restait plus qu’une terrible gueule de bois et la certitude désespérée qu’il ne retrouverait jamais sa sœur. Cinq mois avaient passé depuis que le Capitaine Kryubi et les soldats Harkonnens l’avaient enlevée. Les côtes fêlées de Gurney s’étaient remises et ses blessures avaient cicatrisé. « J’ai les os flexibles », se disait-il souvent avec amertume. Le lendemain de l’enlèvement de Bheth, il était retourné dans les champs et il s’était remis à trimer douloureusement. Il avait deviné les regards furtifs des autres qui continuaient à piocher comme si rien ne s’était passé. Ils savaient que si la productivité baissait, les Harkonnens reviendraient pour les punir encore. Mais il apprit que d’autres filles avaient été enlevées, même si leurs familles n’en disaient rien. À la taverne, Gurney ne chantait plus que très rarement. Il avait toujours sa vieille balisette, mais n’en jouait plus, et quand il tentait de chanter, souvent, les notes ne passaient plus ses lèvres. Il buvait donc, silencieux et sombre, écoutant vaguement les conversations de ses camarades épuisés. Comme toujours, ils se plaignaient de leur travail, du temps, de leurs épouses inertes et Gurney s’efforçait de ne pas les entendre. Il espérait que Bheth était encore en vie, sans oser imaginer ce qu’elle pouvait endurer. Elle était sans doute bouclée dans une maison de plaisir où on la forçait à accomplir des actes innommables. Si elle résistait, si elle ne se soumettait pas, elle serait tuée. Le raid des Harkonnens l’avait prouvé : ils pouvaient toujours trouver des candidates pour leurs ignobles bordels. À la maison, ses parents avaient décidé de bannir leur fille de leur mémoire. S’il n’y avait eu Gurney pour s’en occuper, ils auraient même laissé son jardin flétrir et mourir. Ils avaient organisé une parodie de funérailles et récité des vers de la vieille Bible Catholique Orange fatiguée, comme toujours. La mère de Gurney avait allumé une bougie et murmuré les mots en fixant sa flamme vacillante. Puis, ils avaient coupé des marguerites et des lys, les fleurs préférées de Bheth, pour composer un bouquet à sa mémoire. Avant de reprendre leur vie lugubre sans plus parler d’elle, comme si elle n’avait jamais existé. Mais Gurney n’avait pas l’intention d’abandonner. Un soir, il éclata et lança à son père : — Alors ça ne te fait rien ? Comment tu peux les laisser faire ça à Bheth ? — Je ne les ai pas laissés faire, répliqua le vieil homme, en regardant au travers de son fils, comme s’il n’était qu’une vitre sale. Il n’y a rien que nous puissions faire – et si tu continues de les combattre, ils réclameront leur dette de sang. Gurney, une fois encore, était allé noyer sa fureur à la taverne, mais il ne pouvait compter sur l’assistance des autres. Au fil des soirées, il les détestait un peu plus. Et les mois passèrent dans un nuage. Devant sa bouteille vide, Gurney se redressa soudainement en prenant conscience de ce qu’il était en train de devenir. Il n’était déjà plus lui-même. Le miroir lui renvoyait une image qu’il ne reconnaissait pas. Lui, le joyeux Gurney, plein de musique et de folles paroles, avait tenté de réveiller la vie chez ces gens. Mais, au lieu de cela, il était devenu l’un d’eux. Il avait à peine vingt ans et commençait à ressembler à son père. Dans le bourdonnement des conversations rabâchées, il promena les yeux sur les murs de préfabriqué, les vitres rayées. La routine de la taverne n’avait pas changé depuis des générations. La main crispée sur la bouteille, il prit la mesure de son talent, de ses capacités. Il ne pouvait s’attaquer aux Harkonnens par la force ou les armes à la main : il avait une autre idée. Il pouvait frapper le Baron et ses séides d’une façon bien plus insidieuse. Il sourit avec une énergie nouvelle. — Les gars, j’ai une chanson pour vous – le genre de chose que vous n’avez jamais entendue. Les autres sourirent, mal à l’aise. Il prit sa balisette, l’accorda brutalement, comme s’il pelait un légume dur, et se mit à chanter à pleine voix : On travaille dans les champs, on travaille dans les cités, Et c’est ça notre vie de tous les jours. Car les vallées sont aussi creuses, les fleuves aussi larges, Que le Baron est gras et laid. Nous vivons sans joie, nous mourons sans chagrin, Car c’est tout ce qui nous est dû. Car les montagnes sont aussi hautes, les océans aussi profonds, Que le Baron est gros et bouffon. On nous vole nos sœurs, on écrase nos enfants, Nos parents oublient, nos amis font semblant, Et c’est ça notre vie de tous les jours. Car notre labeur est dur, et bien court notre repos, Tandis que le Baron s’engraisse sur notre dos. Ses auditeurs roulaient des yeux apeurés. — Arrête ça, Halleck ! lança l’un d’eux en se levant de son tabouret. — Pourquoi donc, Perd ? fit Halleck en ricanant. Tu aimes le Baron tant que ça ? J’ai entendu dire qu’il adore faire visiter ses appartements aux jeunes gens bien musclés comme toi. Courageusement, il se lança dans une autre chanson, puis une autre encore, et se sentit soulagé. Ces pamphlets lui apportaient une liberté qu’il n’avait jamais osé imaginer. Mais tous les clients de la taverne étaient gênés et ils avaient été nombreux à quitter les lieux pendant qu’il chantait, ce qui ne l’avait pas arrêté un instant. Et il continua longtemps après minuit. Quand il regagna enfin la maison familiale, ce fut d’une démarche allègre. Il avait répliqué à ses tourmenteurs… qui ne le sauraient jamais. Il ne trouverait pas le sommeil s’il se couchait à cette heure, et il reprendrait le travail tôt le matin. Mais ça ne l’inquiétait pas : il se sentait rechargé, plein d’une force neuve. Ses parents avaient gagné leur lit depuis longtemps et la demeure était sombre. Il rangea la balisette dans son placard, s’étendit sur sa couche et sombra bientôt dans le sommeil avec un sourire aux lèvres. Moins de deux semaines plus tard, une patrouille Harkonnen pénétra dans le village de Dmitri, trois heures avant l’aube. Les gardes en armes fracassèrent la porte que les Halleck ne fermaient jamais à clé. Ils allumèrent des brilleurs puis basculèrent les meubles et cassèrent la vaisselle avant de ravager les pots de fleurs que Bheth avait disposés sur le seuil. Ensuite, méthodiquement, ils arrachèrent les rideaux des petites fenêtres. La mère de Gurney, en hurlant, se recroquevilla au fond du lit. Son père se leva d’un bond, alla jusqu’à la porte et vit les soldats à l’œuvre. Alors, il recula, referma et resta dans la chambre comme s’il y était à l’abri de tout. Mais les gardes n’en voulaient qu’après Gurney. Ils le sortirent de son lit et il se défendit à coups de poing. Les soldats s’amusèrent de sa résistance vaine et le jetèrent face contre terre devant la cheminée. Il se cassa une dent et s’égratigna le menton. Il tenta de se redresser à genoux, mais reçut un coup de pied dans les côtes. Après avoir pillé un placard, une brute aux cheveux blonds brandit la balisette raccommodée et la jeta sur le sol et Kryubi s’assura que Gurney voyait bien son cher instrument avant de le piétiner avec ses bottes dans des claquements discordants de cordes brisées. Gurney gémit, le visage écrasé sur les briques, non pas à cause des coups mais de sa balisette à jamais perdue. Il avait passé tellement de temps à la réparer, et elle lui avait donné tant de plaisir. — Salauds ! cracha-t-il, ce qui lui valut une autre grêle de coups. Il fit un effort de concentration pour identifier les visages, reconnut les traits carrés d’un ex-collègue de corvée venu d’un village voisin. Il portait à présent un uniforme tout neuf, resplendissant, avec l’insigne de levenbrech. Un autre garde, au nez bulbeux et au menton de lièvre, avait été « recruté » à Dmitri cinq ans auparavant. Il n’y avait aucune sympathie dans leur regard. Ils étaient maintenant les hommes du Baron et ne risqueraient jamais rien qui pût leur valoir d’être rejetés dans leur ancienne condition. Au contraire, dès qu’ils comprirent, lentement, que Gurney les avait identifiés, ils s’acharnèrent sur lui avec un enthousiasme renouvelé. Pendant ce temps, Kryubi attendait, roide, avec un air appréciateur et triste à la fois. En effleurant parfois sa moustache. Il ne dit pas un mot tandis que ses hommes distribuaient d’autres coups de pied généreux dans les flancs de Gurney, énervés par le silence de leur victime. Enfin, ils s’interrompirent, à bout de souffle. Et sortirent leurs bâtons… Gurney ne bougeait plus, les muscles écrasés, les os brisés, couvert de sang qui coagulait déjà. Les soldats s’écartèrent de lui et le laissèrent geignant et sanguinolent sous la clarté crue des brilleurs. C’est alors que Kryubi leva la main pour leur ordonner de regagner le patrouilleur. Ils ne laissèrent qu’un unique brilleur à proximité de Gurney. Kryubi l’observait, préoccupé. Puis, il s’agenouilla près de lui et murmura des mots sur un ton paisible, des mots qui n’étaient destinés qu’à lui. Même dans la tourmente brumeuse de douleur qui tournait sous son crâne, Gurney trouva cela étrange. Il s’était attendu à ce que le capitaine des gardes clame son triomphe pour que tous les villageois entendent. Mais Kryubi semblait plus désappointé que suffisant. — N’importe quel autre aurait abandonné depuis longtemps. La plupart se seraient montrés intelligents. Vous en portez la responsabilité, Gurney Halleck. (Kryubi secoua la tête.) Pourquoi m’avez-vous forcé à faire ça ? Pourquoi avoir tout fait pour provoquer ma colère ? Cette fois, je vous ai sauvé la vie. De justesse. Mais si vous défiez à nouveau les Harkonnens, nous devrons peut-être vous tuer. (Il haussa les épaules.) À moins que nous ne nous contentions de massacrer votre famille et de vous mutiler, simplement. J’ai ici un homme qui a un certain talent pour arracher les yeux avec ses doigts. Gurney essaya de formuler quelques mots en entrouvrant ses lèvres gonflées, encroûtées de sang. — Salaud… Où est ma sœur ? — Nous ne nous soucions guère de votre sœur pour le moment. Elle est partie. Restez ici et oubliez-la. Faites votre travail. Nous sommes tous au service du Baron, et si vous faillez à votre tâche… alors, je devrai accomplir la mienne. Si vous tenez encore des propos hostiles à son encontre, si vous l’insultez, si vous le ridiculisez pour exciter le mécontentement, je devrai agir. Vous êtes suffisamment intelligent pour le comprendre. Avec un grognement de colère, Gurney secoua la tête. C’était la colère qui le soutenait, rien que la colère. Il se jurait de faire payer aux Harkonnens chaque goutte de son sang. Jusqu’à son dernier souffle, il se battrait pour découvrir ce qui était arrivé à sa sœur – et si par miracle Bheth était encore en vie, il la sauverait. Kryubi se tourna vers le patrouilleur où ses hommes étaient déjà installés. — Ne me forcez pas à revenir. (Il jeta un regard à Gurney par-dessus son épaule et ajouta bizarrement :) S’il vous plaît. Gurney resta immobile tout en se demandant si ses parents allaient finalement s’aventurer hors de leur chambre pour voir s’il était encore vivant. Le regard trouble, il vit le véhicule décoller et s’envoler au-dessus du village. Est-ce que les fenêtres allaient se rallumer ? Est-ce que les villageois allaient accourir à son secours, à présent que les Harkonnens étaient repartis ? Mais tout restait sombre et clos. Ils n’avaient rien vu, rien entendu. 19 Les limites les plus strictes sont celles que l’on s’impose. Friedre GINAZ, Philosophie du Maître d’Escrime. Quand Duncan Idaho arriva sur Ginaz, il croyait qu’il n’avait besoin de rien plus que l’épée du Vieux Duc pour être un grand guerrier. La tête remplie de rêveries romanesques, il voyait déjà sa vie de bretteur, toutes les merveilleuses techniques qu’il allait apprendre. À vingt ans, il allait déboucher sur un avenir doré. La réalité se révéla bien différente. L’École Ginaz était un archipel d’îles éparpillées comme des miettes de vie sur la mer turquoise. Sur chacune, des Maîtres différents enseignaient aux étudiants des techniques particulières qui allaient du combat avec bouclier aux stratégies militaires d’envergure, des arts de combat appliqués à la politique, à la philosophie. Durant ses huit ans de formation, Duncan irait d’un environnement au suivant pour tenter de devenir l’un des meilleurs combattants de l’Imperium. À supposer qu’il survive. L’île principale, cernée de récifs que venait battre un ressac violent, servait à la fois de spatioport et de centre administratif. Les immeubles géants et pointus évoquèrent pour Duncan de grands poils de rat, comme ceux qu’il avait connus dans la prison-forteresse des Harkonnens durant les jeux d’effroi de sa jeunesse. Les Maîtres d’Escrime de Ginaz, respectés dans tout l’Imperium, avaient conçu leurs structures d’enseignement comme des musées et des mémoriaux et non des écoles. Ce qui reflétait leur confiance absolue dans leurs disciplines de combat, une confiance qui frisait l’outrecuidance. Politiquement neutres, ils ne servaient que leur art et autorisaient ceux qui l’exerçaient à faire leur choix propre vis-à-vis de l’Imperium. Bien des diplômés de l’académie étaient devenus des leaders de Grandes Maisons du Landsraad, renforçant ainsi son image mythique. Et les Maîtres Jongleurs avaient mandat de composer des chansons et d’écrire des commentaires sur les hauts faits des légendaires héros de Ginaz. Le gratte-ciel central, où Duncan allait entamer ses années de formation, abritait la tombe de Jool-Noret, fondateur de l’École Ginaz. Son sarcophage était exposé à la vue de tous, protégé par une châsse de cristoplass et un générateur de champ Holtzman, mais seuls les « élus » y avaient accès. Duncan s’était promis de devenir l’un d’entre eux. Au spatioport, une fille élancée et chauve en tenue martiale noire l’attendait. Alerte, elle se présenta sur un ton très professionnel comme étant Karsty Toper. — On m’a confié le soin de prendre vos affaires. Elle avait déjà la main tendue vers son sac à dos et il serra contre lui l’étui qui contenait la précieuse épée du Vieux Duc Paulus. — Si vous me donnez votre parole qu’elles seront en sûreté. Elle s’assombrit. — Plus que toute autre Maison du Landsraad, nous respectons l’honneur. Elle gardait la main tendue, sans ciller. — Pas plus que les Atréides, insista Duncan sans lâcher l’épée. Elle réfléchit, le front plissé. — Oui, pas plus qu’eux, sans doute, mais tout autant. Il lui remit alors ses deux bagages et elle le précéda en direction d’un ornithoptère navette. — Montez. Il va vous conduire jusqu’à votre première île. Faites ce qu’on vous dira sans vous plaindre et tirez votre enseignement de tout. (Elle avait pris l’étui de l’épée et le sac sous ses bras.) Nous garderons vos affaires jusque-là. Sans même avoir vu la capitale de Ginaz ni même la tour de l’administration, Duncan survola la mer et se retrouva dans une île luxuriante, un nénuphar effleurant les vagues. Dans la jungle, il ne vit que quelques cabanes. Les trois hommes d’équipage en uniforme le déposèrent sur la plage et l’ornithoptère redécolla sans qu’ils aient répondu à ses questions. Seul, immobile face lu ressac, il se souvint de Caladan. Il préférait croire que c’était la première des épreuves qui l’attendaient. Un homme apparut alors entre les palmes, il était profondément hâlé, avec des cheveux blancs frisés, des membres frêles et noueux. Il portait une tunique noire sans manches avec un ceinturon. Il cligna des yeux dans le soleil éblouissant, mais son expression était de pierre. — Je m’appelle Duncan Idaho. Êtes-vous mon premier instructeur, monsieur ? — Instructeur ? (L’homme plissa le front.) Oui, petit rat, et moi je suis Jamo Reed – mais les prisonniers ne se disent pas leur nom, ici, parce qu’ils connaissent tous l’endroit. Fais ton travail et tu n’auras pas d’ennuis. Et si les autres n’arrivent pas à te mater, c’est moi qui m’en chargerai. Des prisonniers ? — Excusez-moi, Maître Reed, mais je suis ici pour suivre une formation de Maître d’Escrime. — Maître d’Escrime ? fit Reed en s’esclaffant. Ça c’est superbe ! Sans lui accorder un instant pour s’installer, Reed l’affecta à une équipe de rudes travailleurs qui étaient pour la plupart des aborigènes de Ginaz à la peau sombre. Duncan fut obligé de communiquer par gestes car aucun d’eux ne parlait le galach impérial. Durant de torrides journées harassantes, ruisselants de sueur, ils creusèrent des tunnels et des puits destinés à améliorer le système d’irrigation d’un village de l’intérieur. L’air moite était tellement infesté de moucherons que Duncan pouvait à peine respirer. À l’approche du soir, les moucherons se dispersaient mais la jungle était envahie de mouches noires et de moustiques. La peau de Duncan fut très vite couverte de cloques. Il buvait d’énormes quantités d’eau pour compenser ce qu’il perdait en sueur. Sous le soleil qui lui brûlait le dos, Duncan soulevait de lourds parpaings. Le Contremaître Reed l’observait dans l’ombre d’un manguier, les bras croisés, un fouet à la main. Il ne lui avait pas dit un mot sur la formation de Maître d’Escrime et Duncan n’émettait aucune plainte, n’attendait aucune réponse. Il s’était attendu à ce que Ginaz soit… inattendue. Il devait subir une sorte d’épreuve. Avant même d’avoir atteint son neuvième anniversaire, il avait enduré des tortures cruelles entre les mains des Harkonnens. Il avait vu Glossu Rabban assassiner ses parents. Il était encore un enfant lorsqu’il avait tué des chasseurs dans les bois de la Station Forestière sur Giedi Prime. Pour voir plus tard, sur Caladan, son mentor le Duc Paulus Atréides tué par un taureau dans l’arène. Il avait passé dix ans au service de la Maison des Atréides et il était décidé à aborder chaque nouvelle journée comme un exercice destiné à l’endurcir pour les futurs combats. Il voulait devenir un Maître d’Escrime de Ginaz. Un mois plus tard, un jeune homme roux et pâle débarqua inopinément d’un ornithoptère. On le laissa sur la plage, déconcerté, craintif – exactement comme Duncan à son arrivée. Avant que quiconque ait pu adresser la parole au nouveau, Maître Reed les envoya débroussailler la jungle avec des machettes à la lame émoussée : les arbres fougueux semblaient pousser plus vite qu’ils ne les abattaient. C’était sans doute pour ça que la corvée se répétait sans cesse. Cela rappelait à Duncan l’histoire de Sisyphe qu’il avait entendue sur Caladan. Il ne revit le rouquin que deux soirs après, alors qu’il tentait de trouver le sommeil dans sa hutte de palmes. De l’autre côté du campement, près du rivage, le nouveau geignait, horriblement brûlé par le soleil. Duncan rampa jusqu’à lui et lui passa du baume sur ses cloques à la clarté du ciel étoilé de Ginaz. L’autre siffla entre ses dents et retint un cri. Puis il déclara à Duncan, en galach : — Merci, qui que vous soyez. (Il s’étendit sur le dos en fermant les yeux.) Ils ont une fichue manière de s’occuper de leur école, vous ne trouvez pas ? Qu’est-ce que je fais ici ? Il expliqua qu’il s’appelait Hiih Resser, qu’il venait d’une des Maisons Mineures de Grumman. La tradition familiale voulait qu’à chaque génération on sélectionne un candidat qui était envoyé sur Ginaz pour être éduqué dans les arts de l’épée, mais il était le seul de sa génération. — Ils ont dit que c’était une cruelle plaisanterie de m’envoyer ici et mon père est persuadé que je vais échouer. (Il se redressa en grimaçant.) Tout le monde a tendance à me sous-estimer. Pas plus l’un que l’autre n’était en mesure d’expliquer sa situation, cloués comme ils l’étaient dans une île peuplée de forçats. — Au moins, dit Duncan, je vais m’endurcir. Le lendemain, Jamo Reed, les voyant bavarder, gratta ses cheveux blancs, l’air agacé, et les assigna à deux corvées différentes, dans deux secteurs opposés de l’île. Duncan ne revit pas Resser durant des semaines. Les mois passaient sans la moindre nouvelle, ils n’avaient toujours pas droit à de vrais exercices, et Duncan sentait la colère monter en lui en songeant à tout ce temps perdu qu’il aurait pu consacrer à servir les Atréides. Comment pouvait-il escompter devenir un Maître d’Escrime à ce rythme ? À la pointe de l’aurore, pourtant, alors qu’il sommeillait encore dans sa cabane, à la place de l’habituel appel au travail du Contremaître Reed, Duncan entendit le bruit des ailes d’un orni en approche et son cœur bondit dans sa poitrine. Il se rua au-dehors et vit l’appareil se poser à la lisière du ressac. Le vent des grandes ailes articulées brassait les frondes autour de lui. Une fille svelte et chauve en gi noir en descendit et s’entretint brièvement avec Jamo Reed qui répondit en souriant. Karsty Toper et lui échangèrent une poignée de main amicale. Duncan n’avait jamais remarqué à quel point les dents de Reed étaient blanches. La fille s’écarta et promena les yeux sur les prisonniers qui venaient d’apparaître sur le seuil de leurs cabanes. Reed se tourna vers eux, lui aussi, et lança : — Duncan Idaho ! Viens par ici, espèce de rat ! Il se précipita vers l’orni et vit le visage tacheté et les cheveux roux de Hiih Resser qui lui souriait, le nez pressé contre le cristoplass. Karsty Toper inclina la tête pour examiner attentivement Duncan. Il eut l’impression fugace que ses yeux étaient deux scanners. Puis elle se tourna vers Reed et demanda en galach : — Il a réussi, Maître Reed ? Reed haussa ses épaules noueuses et une lueur apparut dans ses yeux humides. — Les autres prisonniers n’ont pas tenté de le tuer. Il n’a pas eu d’ennuis. Et il a perdu une bonne part de sa graisse et de sa faiblesse. — Cela faisait partie de mon entraînement ? s’exclama Duncan. On m’a mis dans une équipe de travail rien que pour m’endurcir ? Karsty Toper mit les mains sur ses hanches. — Duncan Idaho, nous sommes ici dans un vrai bagne. Ces hommes sont des meurtriers et des voleurs condamnés à rester ici jusqu’à la fin de leurs jours. — Et on m’a mis avec eux ? Jamo Reed s’avança et lui donna une accolade amicale. — Oui, petit rat, et tu as survécu. Tout comme Hiih Resser. Je suis drôlement fier de toi. Décontenancé, perturbé, Duncan fit avec un mépris incrédule : — Quand j’avais huit ans, j’ai connu des prisons pires que celle-ci. — Et tu connaîtras plus grave encore, fit Karsty Toper d’un ton sérieux. C’était un test de caractère et d’obéissance – et aussi de patience. Un Maître d’Escrime doit avoir la patience d’étudier son adversaire, de concevoir un plan, de tendre des embuscades à l’ennemi. — Mais un vrai Maître d’Escrime en connaît généralement plus sur sa situation. — Désormais, petit rat, fit Reed en essuyant furtivement une larme, nous savons comment tu peux t’en sortir. Ne me déçois pas : je compte bien te revoir pour ton dernier jour d’examen. — Dans huit ans, fit Duncan. Toper l’entraîna jusqu’à l’orni et il eut le plaisir de voir qu’elle lui avait rapporté l’épée du Vieux Duc. Elle haussa la voix en lançant les moteurs à plein régime : — À présent, il est temps de commencer vraiment votre entraînement. 20 Toute connaissance spéciale peut constituer un terrible désavantage si elle vous conduit trop avant dans une direction que vous ne pouvez plus expliquer. Admonition Mentat. Au plus bas du Donjon Harkonnen, dans une alcôve de méditation, Piter de Vries se concentrait sur des questions plus importantes, plus intenses que les cris des victimes que l’on torturait, que l’on amputait de l’autre côté du couloir. Il avait absorbé de nombreuses drogues dures afin d’accélérer le cours de sa pensée de Mentat. Assis, les yeux clos, il évaluait la machinerie de l’Imperium, il mesurait la façon dont les rouages s’entraînaient les uns les autres, s’imbriquaient et tournaient. Les Grandes Maisons et les Maisons Mineures du Landsraad, la Guilde Spatiale, le Bene Gesserit et les composantes de la CHOM : tels étaient ces rouages. Et tous ne dépendaient que d’un élément. L’épice, le Mélange. La Maison Harkonnen en détenait le monopole et en engrangeait des quantités pour son profit personnel. En apprenant l’existence du « Projet Amal », des années auparavant, le Baron n’avait pas eu à méditer trop longtemps pour réaliser la ruine qui le menaçait si jamais on venait à développer la fabrication d’un substitut du Mélange. Arrakis, dès lors, perdrait toute valeur. L’Empereur (ou plus probablement Fenring) avait su très bien cacher le plan secret. Il avait noyé les dépenses colossales qui lui étaient consacrées dans les excédents du budget impérial, il avait levé de nouvelles taxes ici, prélevé des amendes là, réclamé des dettes anciennes, vendu des biens importants. Mais Piter de Vries savait où regarder. Il existait des conséquences, des projets, des préparatifs et des répercussions de troisième ordre qui ne pouvaient rester invisibles. Seul un Mentat pouvait remonter à leur source. Et tout indiquait qu’un projet avait été lancé, qui provoquerait à plus ou moins long terme la mort économique de la Maison Harkonnen. Mais le Baron, cependant, ne pouvait réagir discrètement. Il avait déjà tenté de déclencher une guerre entre les Bene Tleilax et la Maison des Atréides pour anéantir le « Projet Amal », mais il avait échoué à cause de ce maudit Duc Leto. Depuis, comme prévu, il était devenu de plus en plus difficile d’infiltrer des espions sur l’ex-planète Ix. Et les projections du Mentat tordu ne lui donnaient aucune raison de croire que les Tleilaxu avaient abandonné leurs expériences. À vrai dire, le fait que l’Empereur ait envoyé deux légions de « soldats de la paix » Sardaukar sur la planète était sans doute la preuve que ces expériences étaient sur le point d’aboutir. Ou que la patience de Shaddam était à bout. Immergé dans sa transe, de Vries n’avait plus le moindre frémissement musculaire. Seuls ses yeux restaient encore mobiles. Il portait au cou un plateau tournant sur lequel étaient disposées d’autres charges de drogues. Une mouche prédatrice jaune se posa sur son nez mais il ne la vit pas, ne la sentit pas. L’insecte rampa jusqu’à sa lèvre inférieure et se gava des restes amers de sapho rouge dont elle était maculée. De Vries baissa les yeux sur le plateau de drogues et, d’un battement de cils, l’arrêta. Le plateau s’inclina, il ouvrit la bouche et reçut un jet de sirop de tikopia. Ainsi il avala la mouche, le tout suivi d’une capsule de concentré de Mélange. Ce fut comme une explosion sucrée et brûlante d’essence de casse sur ses papules. Il absorba très vite une autre capsule. Jamais encore il n’avait pris autant d’épice. Mais il devait atteindre le pinacle de sa clarté de vision. Dans une cellule très loin, une victime hurla une confession improvisée que de Vries n’entendit pas. Il plongeait encore un peu plus profondément dans les courants de son esprit. Il descendait. Et sa conscience s’ouvrait, se déployait comme une fleur épanouie sur le terreau du Temps. Il se laissait porter par un continuum dont chaque segment était accessible à son cerveau, conscient de la place exacte qu’il y occupait. Au centre de son esprit, entre plusieurs futurs possibles, un seul devint clair, une projection Mentat limpide arrachée à une avalanche d’informations et d’intuitions en chaîne, accentuée par la charge massive de Mélange. Sa vision se focalisait sur une série d’images douloureuses venues de films-livres, de solidos qui transfixaient son regard interne. Il vit le Maître Chercheur du Bene Tleilax levant haut une fiole d’épice synthétique et ingurgitant le contenu en riant. Triomphant ! Un flou. Puis les Harkonnens sur Arrakis dans la tourmente d’une évacuation précipitée, abandonnant derrière eux des saisons de récolte. Des troupes de Sardaukar débarquant de transports impériaux géants pour bannir les Harkonnens de leur fief. La bannière au griffon bleu arrachée de la forteresse de Carthag, de la Résidence d’Arrakeen. Remplacée par l’étendard vert et noir des Atréides ! Il eut un gargouillis et lança son esprit de Mentat comme un filtre, un décantateur des images de prescience pour qu’elles forment un schéma. Il traduisit ce qu’il venait d’entrapercevoir. Les Harkonnens vont perdre leur monopole de l’épice. Mais pas vraiment à cause de l’élément Amal conçu par les Tleilaxu avec la complicité de l’Empereur. Pourquoi, alors ? Les drogues étaient des vrilles rapides et solides qui enserraient son esprit, s’infiltraient entre les synapses pour déboucher chaque fois sur le vide, ou dans le fond d’une impasse. Il recommençait encore et encore, mais ses quêtes spiralées aboutissaient à la même conclusion. Comment cela se produira-t-il ? La consommation à haute dose de drogues diverses n’était pas une méthode de stimulation psychique approuvée. Mais il n’était pas un Mentat normal, un humain qui avait été admis dans l’École et formé dans les arcanes de tri et d’analyse de données. Piter de Vries était un Mentat « tordu » : il avait été développé dans une cuve axolotl à partir des cellules d’un Mentat mort et avait été ensuite éduqué par des Mentats renégats qui avaient rompu les liens avec l’École. Une fois achevée leur éducation pervertie, les Tleilaxu ne retenaient pas les Mentats, bien que de Vries fût convaincu qu’ils disposaient d’un autre ghola totalement développé, son double génétique, dans le cas où le Baron Vladimir Harkonnen perdrait patience une fois de trop. L’éducation « tordue » des Mentats du Bene Tleilax produisait des esprits améliorés qu’aucune autre technique ne pouvait égaler. De Vries disposait de pouvoirs, de fonctionnalités qui dépassaient de loin celles des Mentats normaux. Ce qui le rendait par ailleurs imprévisible et dangereux, potentiellement incontrôlable. Durant des décennies, le Bene Tleilax avait expérimenté diverses combinaisons de drogues sur ses Mentats nés de la cuve, sur de Vries en particulier. Les effets produits sur son cerveau, imprévisibles, sans aboutissement réel, avaient suscité des altérations profondes. Des améliorations, espérait-il. Depuis qu’il avait été vendu à la Maison Harkonnen, de Vries avait passé ses propres tests, réglé en finesse son métabolisme pour atteindre la condition qu’il visait personnellement. Il avait su trouver le dosage chimique précis qui lui permettait d’accéder à un niveau élevé de clarté mentale pour multiplier sa vitesse de traitement des données. Pourquoi la Maison Harkonnen va-t-elle perdre le monopole de l’épice ? Et quand ? Il semblait sage de suggérer au Baron de renforcer ses opérations, de s’assurer de l’état du stock secret caché sur Lankiveil et ailleurs. Il faut nous protéger du désastre. Ses paupières pesantes frémirent et se soulevèrent. Des flocules de lumière mitraillèrent son champ de vision. Il l’affina et entendit un hurlement aigu. Au-delà de la porte entrebâillée, deux gardes en uniforme passèrent avec un chariot sur lequel tremblotait une masse informe qui avait été un être humain il y avait peu de temps encore. Pourquoi la Maison Harkonnen va-t-elle perdre le monopole de l’épice ? Il réalisa tristement que l’effet des drogues se dissipait alors même qu’il voulait préciser l’image trouble de sa vision presciente. Pourquoi ? Il avait besoin de plonger plus profondément. Je dois connaître la réponse ! Fébrilement, il détacha le plateau de drogues de son cou, répandant des liquides et des capsules sur le sol. Il se jeta à genoux et en avala un maximum puis, comme un animal, il lapa le jus de sapho avant de retomber, secoué de tremblements. Pourquoi ? Une sensation agréable se répandit en lui et il s’allongea sur le dos dans la flaque humide et visqueuse, les yeux au plafond. Ses membres s’apaisaient et l’immobilité le gagna, lui donnant l’apparence d’un cadavre. Mais son esprit s’était accéléré, l’activité électrochimique s’était multipliée, les neurones filtraient et traitaient les messages comme des étincelles, les impulsions électriques zigzaguaient entre les synapses, devenaient des traits d’information instantanée. Pourquoi ? Pourquoi ? Les voies et les sentiers d’analyse bifurquaient, dessinaient une arborescence crépitante. Les ions de potassium et de sodium entraient en collision avec d’autres radicaux, aux confins du tissu cérébral. Des mécanismes internes craquaient sous la surcharge, bombardés de données toujours remultipliées. Le Mentat tordu était au seuil du chaos mental, au début de la pente glissante qui menait au chaos absolu. Mais son splendide esprit passa en phase de survie, coupa les fonctions, limita les dommages… Piter de Vries se réveilla collé comme un insecte dans une mare sirupeuse. Ses narines, sa bouche et sa gorge étaient en feu. Près de lui, le Baron allait de long en large, le foudroyant du regard comme s’il n’était qu’un enfant surpris en faute. — Regarde ce que tu as fait, Piter. Tout ce Mélange gâché. J’ai bien cru que j’allais être obligé d’acheter un autre Mentat aux Tleilaxu. Essaie d’être moins gaspilleur et de réfléchir avant, la prochaine fois ! De Vries se redressa avec peine. Il voulait raconter sa vision au Baron, lui parler de la destruction de la Maison Harkonnen. — J’ai… j’ai vu… Mais les mots ne venaient pas. Il lui faudrait encore un certain temps, se dit-il, pour former ses phrases de façon cohérente. Plus grave : même après cette overdose désespérée, il n’avait toujours pas la vraie réponse. 21 L’excès de connaissances ne permet pas les décisions simples. Prince Raphaël CORRINO, Discours sur le Pouvoir. Dans le cercle arctique glacé de Lankiveil, les navires de chasse à la fourrure de baleine étaient comme des villes flottantes. Avec leurs gigantesques ateliers de traitement des peaux, ils écumaient les eaux d’acier de l’océan durant des mois avant de retourner aux quais du port spatial pour décharger leur butin. Abulurd Harkonnen, le jeune demi-frère du Baron Vladimir, préférait les petits bateaux avec leurs équipages d’indigènes. Pour eux, la chasse à la baleine était à la fois un défi et un art mais pas une industrie. Le vent mordant soulevait ses cheveux blond cendré qui flottaient sur ses épaules. Il plissait les paupières tandis que ses yeux pâles fouillaient l’horizon lointain. Le ciel était comme un potage de nuages sales, mais il s’était depuis bien longtemps accoutumé au climat de Lankiveil. Et il avait préféré ce monde froid et montagneux aux autres fiefs familiaux, avec leurs palais somptueux où l’existence était douce. Il avait pris la mer depuis une semaine et faisait son possible pour aider les matelots boucanés, même s’il n’avait rien d’un aborigène. Il avait les mains endolories, couvertes d’ampoules qui deviendraient sous peu autant de callosités. Les chasseurs de baleine bouddhislamistes s’étaient quelque peu étonnés de voir leur gouverneur planétaire leur demander du travail à bord, mais ils connaissaient sa réputation d’excentrique. Abulurd n’avait jamais été porté sur les cérémonies et les pompes, il ne voulait pas abuser du pouvoir ni montrer ses richesses de façon ostentatoire. Dans les mers profondes du nord de Lankiveil, les baleines Bjondax voyageaient en troupeaux comme des bisons aquatiques. Si les animaux à fourrure dorée étaient communs, plus rares étaient les baleines exotiques « léopard ». Entre les flammes et les moulins à prières, les marins juchés sur des plates-formes épiaient à la jumelle la mer couverte de glace. Ceux qui n’étaient pas de quart faisaient tourner les moulins à prières dont le cliquetis se mêlait aux coups sourds des lames. Ces chasseurs cherchaient les baleines isolées. Ils choisissaient les bêtes pour la qualité de leur fourrure et ne prenaient que les plus rares, les mieux cotées à l’achat. Abulurd se régalait de l’air salin chargé de ce grésil permanent propre à Lankiveil. L’action de chasse ne tarderait plus, bientôt le capitaine et son second allaient vociférer des ordres et Abulurd ne serait qu’un marin comme un autre. Pour l’heure, il n’avait qu’à attendre. La nuit venue, quand le bateau roulait doucement dans le cliquetis régulier des blocs de glace qui heurtaient la coque blindée, il lui arrivait de chanter ou de risquer de l’argent dans des parties de perles. Il récitait aussi volontiers les sutras en même temps que ses camarades de bord, rudes et profondément croyants. Bien sûr, les radiateurs des cabines n’avaient rien de comparable aux cheminées du manoir du Fjord Tula ou de sa datcha romantique à l’embouchure. Abulurd appréciait chaque instant de ces parties de chasse, mais son épouse tranquille et solide lui manquait. Il était marié à Emmi Rabban-Harkonnen depuis des décennies et il songeait que cette séparation de plusieurs jours ne ferait que rendre leurs retrouvailles plus douces. Emmi était de sang noble, mais elle venait d’une Maison Mineure appauvrie. Quatre générations auparavant, avant son alliance avec la Maison Harkonnen, Lankiveil avait été le fief d’une importante famille, la Maison Rabban, qui était dévolue à la religion. Les Rabbans avaient construit des monastères et des couvents dans les montagnes hostiles plutôt que d’exploiter les ressources de leur monde. Il y avait longtemps, après la mort de son père Dmitri, Abulurd avait choisi Emmi pour qu’elle l’accompagne dans ses pénibles années de séjour sur Arrakis. Son demi-frère aîné Vladimir avait assuré le commandement de la Maison Harkonnen d’une poigne de fer, mais leur père, néanmoins, avait confié le contrôle de la récolte d’épice à Abulurd, son fils sentimental et cultivé. Abulurd avait été conscient de l’importance de sa position, de la fortune que sa famille avait accumulée avec le Mélange, mais il ne parvenait pas à appréhender les nuances et les complexités politiques du monde désertique. Il avait été contraint de quitter Arrakis sous le poids de la disgrâce. Mais quoi que disent les autres, il préférait Lankiveil avec ses responsabilités mesurées et sa population qu’il pouvait comprendre. Il était désolé du sort de tous ces pauvres hères que le Baron tourmentait dans ses efforts trop zélés sur la planète des sables, mais quant à lui, il s’était juré de faire de son mieux ici, même s’il ne s’était pas encore soucié de revendiquer son titre légal de gouverneur de sous-district. Les corvées fastidieuses de la politique avaient toujours été à ses yeux une telle perte de temps. Emmi et lui n’avaient qu’un seul fils, Glossu Rabban. Il avait trente-quatre ans et, selon la tradition de Lankiveil, avait hérité du nom de la lignée de sa mère. Malheureusement pour eux, leur fils avait une personnalité dure et devait plus à son oncle qu’à ses parents. Abulurd et Emmi avaient toujours souhaité avoir d’autres enfants, mais la lignée des Harkonnens n’avait jamais été particulièrement féconde… — Albinos ! lança le garçon de vigie. Il était brun, les yeux vifs, les cheveux coiffés en une natte épaisse au-dessus de sa parka. — Une blanche qui nage seule ! À vingt degrés bâbord ! Aussitôt, le bâtiment devint une ruche. Les harponneurs saisirent leurs armes neuroniques tandis que le capitaine ordonnait de lancer les moteurs à fond. Les matelots mal réveillés dévalaient les échelons en se frottant les yeux et fouillaient du regard les vagues chargées d’icebergs qui ressemblaient à d’énormes molaires. Une journée complète s’était écoulée depuis la dernière chasse et les ponts étaient propres, les bassins de découpe prêts et les hommes sur le qui-vive. Abulurd attendit son tour et put enfin observer à la jumelle le champ de crêtes blanches et de blocs de glace à la dérive qui auraient pu être, pour certains, la silhouette de la baleine albinos. Il repéra enfin la créature qui émergeait, lisse et plus blanche encore que l’écume. Une jeune baleine, se dit-il. Les albinos, les plus rares représentantes de l’espèce, étaient bannies des troupeaux et devaient survivre seules, à l’écart. Elles ne dépassaient que rarement l’âge adulte. La baleinière fonçait droit sur sa proie et les hommes préparaient leurs armes. Les moulins à prières cliquetaient dans la brise et le capitaine, penché sur la passerelle, lança d’une voix de tonnerre qui aurait pu briser une banquise : — Si nous l’avons intacte, nous aurons de quoi rentrer à la maison. Abulurd fut heureux de lire une joie exubérante sur les visages des marins. Lui-même était excité, le cœur battant dans le froid intense. Il avait bien assez d’argent pour ne jamais prendre sa part, et elle était répartie entre les membres de l’équipage. La Bjondax albinos avait senti l’approche des prédateurs et elle nageait plus vite, filant droit sur un archipel d’icebergs. Le capitaine fit pousser encore les moteurs et le navire accéléra dans un vaste sillage d’écume. Si jamais la baleine plongeait, songea Abulurd, ils la perdraient. Il arrivait que les baleines séjournent des mois durant sous la croûte de glace. Dans les eaux sombres réchauffées par les volcans, elles avaient de quoi se nourrir : le krill, les spores et le riche plancton de Lankiveil n’avaient nul besoin du soleil direct pour la photosynthèse. Une explosion sèche, et une balise à pulsion se planta dans le dos de la baleine. Sous l’effet de la douleur, elle plongea. L’homme chargé de la balise déclencha alors une décharge électrique qui força l’animal à refaire surface. Le navire approchait. Au passage, il effleura un iceberg à tribord et la coque blindée grinça. Deux maîtres harponneurs, avec des gestes calmes et précis, embarquèrent dans deux canots étroits avec une proue brise-glace. Ils s’harnachèrent, rabattirent sur eux la verrière de protection et s’élancèrent sur les flots semés de plaques de glace. Ils dansaient furieusement dans des jaillissements de givre et d’écume, se rabattant implacablement sur la baleine. Le navire, en manœuvre tournante, approcha de la direction opposée. Les deux harponneurs soulevèrent soudain la verrière et se dressèrent pour lancer leurs fuseaux paralysants avec les mêmes gestes parfaitement équilibrés et précis. Sous le choc la baleine roula et chargea droit sur le navire. Les deux harponneurs manœuvrèrent pour la suivre, mais elle était déjà tout près du navire et quatre autres harponneurs se tenaient parés sur le pont. Avec une cohésion de soldats rompus au combat, ils lancèrent leurs fuseaux à effet de choc et la baleine sombra aussitôt dans l’inconscience. Les deux harponneurs dans leurs canots se rabattirent sur la masse de fourrure neigeuse et administrèrent le coup de grâce à la bête. Plus tard, quand les canots de poursuite furent remontés à bord, les dépeceurs et les pelletiers enfilèrent leurs chaussures à pointes et se laissèrent descendre sur la coque jusqu’à la baleine qui flottait au gré de la houle. Abulurd avait assisté bien des fois à la capture des grands animaux marins, mais il était dégoûté par la séquence de boucherie. Il se porta donc sur le pont tribord et observa les rangées des icebergs, loin au nord. Pour lui, elles évoquaient les rochers abrupts qui formaient la paroi du fjord, autour de son manoir. La baleinière avait atteint les extrêmes limites septentrionales. Même les indigènes ne se risquaient guère plus loin. Les équipages de la CHOM, quant à eux, ne s’aventuraient jamais jusque-là avec leurs énormes vaisseaux qui avaient du mal à naviguer dans ces eaux traîtresses. Seul à la proue, Abulurd savoura les jeux de prisme lumineux de la glace, les brasillements de cristaux dans les pâles rais de soleil qui filtraient entre les nuages de bruine grise. Là-bas, les icebergs s’entrechoquaient dans un grincement géant. Il regardait sans prendre encore conscience de ce que sa vision périphérique venait de surprendre. Mais quelque chose mordillait son subconscient, quelque chose le rappelait, et son regard revint aux monolithes de glace, se focalisa sur une montagne cubique qui semblait à peine plus grise que les autres. Parce qu’elle reflétait moins la lumière. Il cligna des yeux, puis prit une paire de jumelles posée sur un banc du pont. Il entendait vaguement des gargouillis écœurants derrière lui, les cris des hommes qui calculaient leur part avec enthousiasme, exultant à la perspective de rentrer bientôt au port. Abulurd régla les objectifs à huile et braqua les jumelles sur l’iceberg cubique. Il l’observa durant de longues minutes, heureux d’être distrait du massacre sanglant de la bête. Les arêtes de l’iceberg, remarqua-t-il, étaient trop nettes, trop aiguës pour qu’il ait affaire à un banal bloc de glace qui se serait détaché comme les autres de la banquise épaisse. C’est alors que, au niveau de la mer, il distingua un détail suspect qui pouvait évoquer une porte. Il gagna la passerelle. — Vous avez encore une heure de travail, capitaine, n’est-ce pas ? Le marin aux larges épaules le dévisagea en acquiesçant : — Oui. Ce soir, nous rentrons. Vous voulez venir brasser la tripaille avec nous ? Abulurd grimaça à cette idée. — … À vrai dire… J’aimerais prendre un canot pour aller jeter un coup d’œil à… quelque chose que je viens de voir sur un iceberg. D’ordinaire, il aurait demandé une escorte, mais les hommes étaient tous occupés au dépeçage. Même dans ces parages hostiles, presque inconnus, Abulurd serait soulagé d’échapper à l’odeur de la mort. Le capitaine haussa ses sourcils broussailleux. Abulurd devinait que le marin bourru aurait aimé exprimer son scepticisme, mais il garda un silence respectueux et une expression polie et passive sur son visage aux traits lourds. Abulurd explorait souvent le rivage et les fjords profonds en canot et il déclina son offre de le faire accompagner par des marins. Abulurd quitta donc le bord à petite vitesse, guettant d’éventuels blocs de glace à la dérive. Soulagé, il ne sentit bientôt plus le relent tiède et douceâtre des viscères et du sang. Par deux fois, tandis que le canot tanguait dans les courants qui circulaient entre les montagnes de glace, il perdit son objectif de vue et le retrouva. Le cube gris ne semblait pas s’être déplacé, contrairement aux autres, et il se demanda s’il n’était pas à l’ancrage. Il dirigea l’esquif vers le flanc abrupt et rugueux et s’amarra à la glace. Un voile d’irréalité, d’étrangeté enveloppait le monolithe grisâtre. Tout en quittant le canot pour mettre le pied sur une surface proche, il réalisa à quel point cette montagne flottante était exotique. La glace n’était pas froide. Il se pencha pour toucher ce qui lui apparaissait comme des milliers d’éclats de glace laiteux. Il frotta la surface avec ses poings et se dit que ce devait être une sorte de cristal polymère, une matière translucide qui évoquait la glace, mais aussi le cristoplass. Il sauta plusieurs fois et éveilla des échos profonds en retombant. Tout cela était bien étrange. Il contourna un angle déchiqueté, se dirigeant vers l’endroit où il pensait avoir distingué un dessin géométrique, un trapèze qui pouvait être une porte, ou une écoutille d’accès. Il ne tarda pas à trouver un creux, un panneau qui semblait avoir été endommagé, sans doute lors d’une collision avec un véritable iceberg. Il repéra un bouton, appuya, et le trapèze coulissa. Il étouffa un cri dans la bouffée intense de cannelle qui déferla sur lui. Il reconnut dans la seconde cette senteur piquante qu’il avait tant de fois respirée sur Arrakis. Celle du Mélange. Il inspira encore une fois pour être bien sûr, avant de se risquer dans des couloirs sinistres. Le sol était lisse, comme usé par de nombreuses allées et venues. Une base secrète ? Un poste de commande avancé ? Une cache d’archivage ? Chaque chambre où il pénétrait était encombrée de containers non-entropiques, de cuves scellées marquées du griffon bleu de la Maison Harkonnen. Il y avait là un stock d’épice conservé à l’écart par sa famille – et nul ne lui en avait parlé. Un plan montrait que le hangar flottant se prolongeait loin sous la mer. Ainsi donc, ici même, sur Lankiveil, sous son nez, le Baron Vladimir avait caché une réserve aussi secrète qu’illégale de la précieuse épice ! Il estimait que la quantité qui se trouvait dans le faux iceberg aurait pu permettre d’acheter quatre fois le système de Lankiveil. Il réfléchissait fiévreusement, incapable de comprendre la raison d’être de ce trésor sur lequel il était tombé. Il avait besoin de temps pour penser. Il allait s’entretenir avec Emmi. Avec sa sagesse tranquille, elle saurait sans doute lui donner le conseil qu’il fallait. Et ensemble, ils décideraient de ce qu’il convenait de faire. Même s’il considérait que les marins du baleinier étaient des hommes francs et honnêtes, il craignait qu’un pareil trésor ne tente jusqu’aux meilleurs d’entre eux. Avec une hâte soudaine, il referma derrière lui et sauta dans son embarcation. Dès qu’il fut de retour sur le navire, il s’assura de consigner avec précision les coordonnées du faux iceberg dans son esprit. Et lorsque le capitaine lui demanda s’il avait découvert quelque chose, il se contenta de secouer la tête et regagna sa cabine. Il ne tenait pas à affronter les regards des marins. Le port lui semblait très loin. Il avait tellement envie de retrouver son épouse. Elle lui manquait et il avait besoin de sa sagesse. Avant de quitter le dock du Fjord Tula, le capitaine tint à présenter le foie de la baleine à Abulurd comme un présent, même s’il n’avait que peu de valeur comparé à la fourrure albinos de la baleine dont tous les hommes s’étaient partagé le prix. Ce soir-là, pour la première fois de la semaine, Abulurd et Emmi dînèrent ensemble dans le pavillon principal. Abulurd, distrait, s’agitait nerveusement tandis que leur chef cuisinière déployait tout son talent pour préparer le foie de baleine. On le leur servit bientôt, fumant, en deux pièces disposées sur deux plateaux d’argent, entourées de monceaux de filandres d’algues salées et de noix d’huîtres fumées. La longue table était prévue pour trente invités, mais ils avaient décidé de manger l’un près de l’autre en se servant directement dans les plats. Le visage d’Emmi était plaisant, bien qu’un peu large, et son menton, hérité des Lankiveil, était un peu carré et, à dire vrai, pas très joli ni séduisant. Mais Abulurd l’adorait. Ses cheveux noirs et raides étaient coupés net un peu au-dessous de ses épaules, et ses yeux bruns avaient l’éclat du jaspe poli. Souvent Abulurd et elle mangeaient en compagnie des autres dans la salle communale voisine et se mêlaient aux conversations des serviteurs. Mais toute la maisonnée savait qu’Abulurd venait de rentrer d’une campagne de chasse à la baleine et que lui et son épouse voulaient bavarder tranquillement. Abulurd brûlait de rapporter à sa femme le grand secret qu’il avait découvert dans la mer glacée des confins du Nord. Emmi était silencieuse mais attentive. Elle ne parlait que lorsqu’elle avait réfléchi et n’interrompait jamais Abulurd. Quand il eut achevé son récit, elle demeura longtemps pensive. Il attendit encore un peu et lui demanda : — Qu’allons-nous faire, Emmi ? — Toute cette richesse a été prélevée sur les parts de l’Empereur. Cela doit remonter à bien des années. (Elle hocha la tête.) Tu ne vas pas te souiller les mains avec ça. — Mais c’est mon propre demi-frère qui m’a trahi. — Il doit avoir des plans. Il ne t’a rien dit parce qu’il sait que ton honneur t’aurait poussé à le rapporter. Abulurd mâchonna longuement une bouchée d’algues qu’il fit glisser avec un peu de vin blanc de Caladan. Il suffisait d’un rien à Emmi pour qu’elle devine ses pensées. — Mais mon honneur me commande d’en faire état. Emmi réfléchit un instant. — Si tu attires l’attention sur ce stock, je crains que cela ne nous fasse du mal de bien des façons, ainsi qu’à la population de Lankiveil, et à ta famille. J’aurais préféré que tu ne découvres jamais ça. Il sonda ses yeux bruns, guettant la plus légère trace de tentation, mais il n’y lut que de la méfiance et de l’inquiétude. — Peut-être Vladimir essaie-t-il d’échapper aux impôts ou de détourner une part des stocks pour remplir les coffres de la Maison Harkonnen, fit enfin Emmi avec une expression tendue. Mais il est encore ton frère. Si tu le dénonces à l’Empereur, tu pourrais déclencher un désastre pour notre Maison. Abulurd envisagea une autre conséquence et grommela : — Si le Baron est emprisonné, je devrai contrôler tous les fiefs des Harkonnens. En supposant que nous conservions Arrakis, je serais contraint d’y retourner ou d’aller vivre sur Giedi Prime. (L’air effondré, il se versa un autre verre.) Emmi, je ne pourrai affronter aucune de ces deux options. J’aime vivre ici. Elle lui toucha la main, la caressa, puis l’embrassa doucement. — Alors, nous avons décidé. Nous savons que l’épice est là… mais nous l’y laisserons. 22 Le désert est un chirurgien qui découpe la peau pour exposer ce qui est en dessous. Dicton Fremen. La première lune cuivrée se levait sur le désert quand Liet Kynes et sept Fremen quittèrent l’abri des rochers pour s’avancer sur les franges douces des dunes, parfaitement exposés aux regards. — Tenez-vous prêts, fit Stilgar, son visage de rapace silhouetté dans la lumière rouge. Il avait les pupilles dilatées et ses yeux du bleu de l’ibad semblaient noirs. Il se drapa dans son camouflage tout comme les autres guérilleros. — Il est dit que pour celui qui attend la vengeance, le temps passe lentement mais agréablement. Liet Kyrtes approuva. Il avait l’air d’un garçon du village, plein d’eau et faible, mais son regard avait l’éclat de l’acier de Vela. Près de lui, son frère de cœur et de sietch Warrick acquiesça lui aussi. Il était un peu plus grand que Liet mais, cette nuit, ils devraient faire semblant de n’être que deux gamins surpris à découvert dans le désert, deux cibles tentantes pour la patrouille Harkonnen qu’ils attendaient. Liet claqua amicalement l’épaule de Warrick. — Stil, nous allons faire ce qu’il faut. Ces deux adolescents de douze ans avaient déjà taillé en pièces plus de cent Harkonnens et n’en tenaient le compte que pour leur seule rivalité amicale au combat. — Je remets ma vie entre les mains de mon frère. Warrick posa la main sur celle de son frère de cœur. — Liet aurait peur de mourir sans que je sois à ses côtés. — Avec ou sans toi, je n’ai pas l’intention de mourir cette nuit, répliqua Liet, et son compagnon partit d’un rire profond. Je médite la vengeance. Après l’orgie mortelle de Camp Bilar, la fureur des Fremen s’était répandue de sietch en sietch comme l’eau bue par le sable. D’après les traces de l’ornithoptère qu’ils avaient relevées près de la citerne cachée, ils savaient que les Harkonnens étaient coupables. Et ils devaient payer. Tous. On avait passé le mot de Carthag à Arsunt. Les travailleurs soumis et les servantes poussiéreuses qui avaient infiltré les places fortes des Harkonnens étaient au courant. Des Fremen grattaient le sol des baraquements, d’autres étaient devenus vendeurs d’eau. Quand l’histoire du village empoisonné commença à circuler entre les soldats Harkonnens avec des variations de plus en plus exagérées, les informateurs Fremen notèrent ceux qui en tiraient le plus grand plaisir. En même temps, ils espionnaient les ordres de mission et les itinéraires des patrouilles. Avant peu, ils surent quels soldats étaient responsables et où on pouvait les trouver… Avec un piaillement aigu, dans un battement d’ailes translucides, un minuscule cielago de distrans arriva en tourbillonnant les montagnes. Stilgar leva la main et la chauve-souris se percha sur son avant-bras, replia ses ailes et attendit sa récompense. Stilgar porta la main à sa gorge, préleva une goutte d’eau de son distille et la fit tomber dans la petite bouche avide. Puis, il prit le petit cylindre du distrans et le plaça à hauteur de son oreille en écoutant attentivement les séries de cris tremblotants et complexes qu’émettait le cielago. Il lui tapota doucement la tête et le relâcha dans la nuit comme un fauconnier libérant son oiseau de chasse. Puis il se tourna vers son groupe avec un sourire de prédateur sur son visage dessiné par la lune. — On a aperçu leur ornithoptère au-dessus de la chaîne. Ils suivent un cap prévisible. Ils scrutent le désert, certes, mais ils patrouillent depuis si longtemps qu’ils sont trop sûrs d’eux. Ils se voient même pas leurs propres traces. — Cette nuit, ils vont tomber dans la toile de la mort, fit Warrick du haut de la dune en levant le poing comme un homme. Les Fremen vérifièrent leurs armes, chacun fit jouer son krys dans son étui et s’assura de la souplesse de sa corde à garrotter. En quelques mouvements vifs, ils effacèrent avec leurs robes toute marque de leur passage et laissèrent les deux adolescents aller seuls. Stilgar leva les yeux vers le ciel et un muscle se roidit sous sa mâchoire. — Cela, je l’ai appris de l’Umma Kynes. Alors que nous cataloguions des lichens, nous vîmes un lézard qui parut s’évanouir sous nos yeux. Kynes dit alors : « Je te donne le caméléon, dont la capacité à se fondre avec son environnement t’enseigne tout ce que tu dois savoir sur les racines de l’écologie et les fondements de l’identité humaine. » (Stilgar promena un regard solennel sur ses hommes et son expression changea.) J’ignore ce qu’il voulait exactement me dire, mais à présent nous devons tous devenir des caméléons dans le désert. Liet portait des vêtements de couleur claire et, en escaladant le versant sous le vent de la dune, il laissa délibérément des empreintes profondes. Warrick l’imita tandis que le groupe de Fremen s’éparpillait dans le sable alentour. Ils mirent leurs tubes respiratoires, rabattirent leur capuche et agitèrent les bras jusqu’à se laisser engloutir dans des nuages de sable pulvérulent. Alors, ils se figèrent dans une immobilité absolue. Liet et Warrick progressaient toujours en laissant leurs traces sur les rides des dunes. Ils s’arrêtèrent quand l’ornithoptère de patrouille surgit en vrombissant, dans le clignotement de ses phares rouges. Liet et Kynes attendaient, plantés sur le sable, sous la clarté de la lune. Pas un Fremen ne se serait jamais laissé surprendre aussi maladroitement… mais ces Harkonnens-là ne le savaient pas. Dans l’instant suivant, Liet fit un geste d’alerte exagéré. — Allons-y, Warrick. On va leur donner du spectacle. Ils déguerpirent, comme pris de panique. Ainsi qu’ils l’avaient prévu, l’orni se mit à tourner pour les intercepter. Ils furent pris dans le faisceau d’un projecteur et un mitrailleur hilare se pencha vers eux. Il tira deux salves rapides, traçant un sillon de sable vitrifié. Liet et Warrick retombèrent sur le flanc d’une dune proche. Tout près de l’endroit où Stilgar et ses hommes s’étaient enfouis dans le sable. Les deux adolescents se sourirent et se préparèrent pour la deuxième phase du jeu. Le mitrailleur Kiel jeta sur son épaule son fusil laser encore brûlant et ouvrit la porte à toute volée. — Allez, on va aller chasser du petit Fremen ! Il sauta dans le sable dès que Garan eut posé l’appareil. Derrière eux, le jeune Fosten se débattait pour dégainer son arme. — Ce serait plus facile de les abattre d’en haut. — Et alors, où serait le sport ? le rabroua Garan. — À moins que tu ne craignes de tacher ton uniforme tout neuf avec du sang, gamin ? lança Kiel par-dessus son épaule. Au pied de l’orni, ils observaient les deux nomades maigrelets qui tentaient de leur échapper. Comme s’ils avaient une chance face à des patrouilleurs Harkonnens. Garan prit son arme et les trois hommes dévalèrent la pente derrière les jeunes Fremen qui se démenaient pour leur échapper comme des insectes. Non, comme des rats, plutôt, car ils ne tarderaient pas à se retourner et, plutôt que de se rendre, à attaquer les soldats. Les rats acculés faisaient toujours ça. — J’ai entendu pas mal d’histoires sur ces Fremen, haleta Josten en suivant tant bien que mal les deux autres. Leurs enfants sont des tueurs-nés, paraît-il, et leurs femmes vous torturent avec plus d’imagination que Piter de Vries. Kiel ricana. — On a des lasers, Josten. Tu crois qu’ils vont nous lancer des cailloux ?… — Certains ont des pistolets maula. Garan se tourna vers Josten avec un haussement d’épaules. — Pourquoi tu ne retournes pas à l’orni prendre notre foudroyeur, hein ? Si les choses tournent mal, on aura peut-être besoin d’un machin à grand rayon de tir. — Oui, comme ça, ça durera plus longtemps, approuva Kiel. Les deux Fremen couraient toujours en trébuchant entre les dunes, et les deux patrouilleurs Harkonnens se rapprochaient d’eux à chaque foulée. Heureux de cette occasion qui lui était donnée d’échapper un instant à la bataille, Josten courait vers l’ornithoptère. Arrivé sur la crête de la dune, il se retourna vers ses deux compagnons avant de se ruer à l’intérieur de la cabine obscure. C’est alors qu’il se heurta à un homme en tenue de désert qui pianotait sur les commandes avec la vivacité d’un serpent sur une plaque chauffante. — Hé, vous êtes qui ? Dans la lumière blafarde de la cabine, il discerna un visage de cuir émacié. L’homme avait les yeux absolument bleus, et son regard intense était celui d’un tueur. Avant même que Josten ait pu réagir, il lança le bras et sa main se referma comme une serre pour l’attirer avec violence dans le cockpit. Son autre bras se leva et il entrevit dans un éclair une lame courbe d’un bleu laiteux qui plongeait sur sa gorge, la tailladait, pénétrait jusqu’à son épine dorsale… Quand le couteau se retira, il n’y avait qu’une tache de sang sur sa lame pareille à une faucille de glace. Le Fremen recula brusquement, comme un scorpion qui venait de larguer son venin. Josten était tombé en avant et le voile rouge de la mort montait devant ses yeux, issu de sa gorge. Il aurait voulu dire quelque chose, poser une question qui lui semblait déterminer toutes les autres, mais il ne réussit qu’à émettre quelques bulles gargouillantes. Le Fremen, alors, prit quelque chose dans son distille et l’appliqua sur sa carotide. Le tissu se mit à boire le sang jaillissant. Est-ce que l’homme du désert voulait le sauver ? Il lui faisait un pansement ? L’espoir traça un sillon lumineux dans l’esprit de Josten. Tout cela était peut-être une erreur ?… Et cet indigène ascétique tentait de le soigner… Mais son sang s’écoulait bien trop vite pour qu’on puisse l’endiguer. Tandis que la vie le quittait, il réalisa que ce bandage n’avait jamais été destiné à soigner sa blessure mais simplement à récupérer jusqu’à la moindre goutte de sang. Jusqu’à la dernière goutte d’eau de son corps… Lorsque Kiel fut à distance de feu, Garan se retourna. — J’ai cru entendre quelque chose du côté de l’orni… — Probablement Josten qui s’est cassé la figure, dit le mitrailleur sans abaisser son arme. Les deux jeunes gibiers Fremen venaient de trébucher dans un creux de sable mou. Accroupis, à la merci des soldats, ils sortirent de petits couteaux d’aspect inoffensif. Kiel éclata de rire. — Et vous comptez faire quoi avec ces machins ? Vous curer les dents ? — C’est moi qui vais te curer les dents quand tu seras mort ! lança l’un des Fremen. Tu as une de ces vieilles molaires en or qu’on pourrait revendre à Arrakeen. Garan ricana et dit à son compagnon : — Je crois qu’on va s’amuser. Ils s’avancèrent. Ils n’étaient plus qu’à cinq mètres de leurs proies quand le sable explosa autour d’eux. Des formes humaines jaillirent dans la poussière, ocre fauve, comme le sable. Des morts vivants s’extrayant du tombeau du bled. Garan poussa un cri et Kiel fit feu par deux fois, touchant un des revenants à l’épaule. Mais les hommes du désert attaquèrent et s’abattirent sur eux. Le pilote ne put même pas sortir son arme. Ils étaient comme des sangsues frénétiques sur une plaie fraîche. Quand Garan tomba à genoux, ils crièrent tous d’une voix suraiguë, comme un chœur de vieilles harpies déchaînées. Il ne pouvait plus qu’essayer de retrouver son souffle. Pour hurler. L’une des deux jeunes « proies » se précipita vers eux en brandissant le petit couteau dont Garan et Kiel s’étaient moqués peu avant. L’adolescent plongea sur Garan et, avec la pointe de sa lame, d’un geste précis, vif et doux comme un baiser, lui arracha les deux yeux, ouvrant les orbites rubis. Stilgar aboya un ordre : — Ligotez-le et gardez-le. Nous allons emmener celui-ci jusqu’au Sietch du Mur Rouge : les femmes s’en occuperont à leur guise. Garan hurla encore… Lorsque les Fremen se portèrent sur lui, Kiel répondit avec de grands moulinets de son arme. Ils tentèrent de la lui arracher et il les surprit en la lâchant soudainement. Le Fremen qui s’était cramponné au canon bascula en arrière. Et Kiel se mit à courir. Il savait qu’il ne s’en sortirait pas en se battant. Ils avaient eu Garan et il était certain que Josten était déjà mort dans l’orni. Jamais il n’avait couru aussi vite. Il fonçait vers le désert en s’éloignant des rochers et de l’appareil. Ils arriveraient peut-être à le rattraper mais il allait leur donner du mal. Haletant, brûlant, il franchissait les dunes sans plan précis. Il ne voulait qu’une chose : fuir le plus loin possible… — Stil, l’ornithoptère est intact, annonça Warrick, encore saturé d’adrénaline et pas peu fier de son exploit. Stilgar opina gravement. L’Umma Kynes serait extrêmement satisfait de l’apprendre. Un orni lui serait très utile pour ses inspections agricoles et il était inutile qu’il sache d’où il venait. Liet se pencha sur le prisonnier aveugle auquel on avait mis un bandeau. — J’ai vu ce que les Harkonnens ont fait à Camp Bilar… de mes propres yeux. J’ai vu la citerne empoisonnée… Cela ne paie pas le dixième de la souffrance de ces gens. L’autre corps avait déjà été placé dans la soute de l’ornithoptère pour être emmené jusqu’aux distilles de mort. Warrick le rejoignit et grimaça. — Je les méprise tellement que je ne veux même pas ma part de leur eau. Stilgar le foudroya du regard comme s’il venait de proférer un sacrilège. — Tu préférerais qu’ils soient momifiés par les sables, que leur eau soit gaspillée dans les airs ? Ce serait une insulte à Shai-Hulud. Warrick baissa la tête. — Je parlais sous le coup de la colère, Stil. Je ne voulais pas dire ça. Stilgar leva la tête vers la lune rougeâtre qui montait dans le ciel. Toute l’embuscade n’avait pas duré plus d’une heure. — Nous devons accomplir le rituel du tal hai afin que leurs âmes ne trouvent jamais le repos. Ils seront damnés et erreront dans le désert pour l’éternité. (Sa voix se fit dure, apeurée.) Mais nous devons prendre garde à couvrir nos traces pour ne pas conduire leurs fantômes jusqu’à notre sietch. Gagnés par la crainte qui tempérait leur vengeance, les Fremen échangèrent des murmures. Stilgar, alors, entonna le chant ancien tandis que les autres dessinaient dans le sable des formes labyrinthiques destinées à égarer à tout jamais les esprits maudits des hommes parmi les dunes. La clarté de la lune révélait, très loin, la silhouette du troisième soldat qui courait toujours éperdument, en trébuchant parfois. — Celui-là est notre offrande à Shai-Hulud, fit Stilgar dès qu’il eut fini son chant. Le monde sera équilibré et le désert satisfait. — Il fait autant de bruit qu’une chenille cassée, remarqua Liet en se dressant auprès de lui de toute sa taille. Ça ne sera plus long maintenant. Ils rassemblèrent leurs affaires et s’entassèrent au maximum dans l’ornithoptère. Les autres prirent le chemin du retour à pied, avec la démarche irrégulière qui épousait les sons du désert. Kiel, lui, courait toujours, fou de panique. Une trace d’espoir s’infiltrait pourtant en lui, même si sa course ne le menait nulle part. Quelques minutes après, un ver géant survint. 23 Le propos de l’argument est de changer la nature de la vérité. Précepte Bene Gesserit. Dans tous ses rapports tortueux, jamais le Baron Vladimir Harkonnen n’avait ressenti une telle haine pour quiconque. Comment cette chienne Bene Gesserit a-t-elle pu me faire ça ? Par une matinée enfumée de Giedi Prime, il entra dans la salle d’exercice du Donjon, verrouilla les portes et donna des ordres pour qu’on ne le dérange pas. Incapable d’utiliser les poids ou les équipements de poulies à cause de son corps de plus en plus volumineux, il s’assit sur un tapis et essaya de se livrer à quelques simples mouvements de jambes. Il était empli de dégoût. Depuis deux mois, après avoir entendu le diagnostic du docteur Yueh, il ne rêvait que d’arracher les organes de Mohiam l’un après l’autre. Ensuite, seulement ensuite, il la maintiendrait en la plaçant sous des systèmes vitaux et il se livrerait sous ses yeux à quelques distractions intéressantes… comme de lui brûler le foie, de l’obliger à dévorer sa propre rate, avant de l’étrangler avec ses entrailles. Maintenant, il comprenait l’expression hautaine qu’elle avait affichée lors du banquet de Fenring. Elle a osé ! Il recula en découvrant son image dans un vaste miroir : il avait le visage boursouflé, déformé, il était laid comme un lochon Tleilaxu. Il leva ses bras boursouflés, arracha le miroir et le cogna plusieurs fois sur le sol en le tordant jusqu’à ce que son ignoble reflet devienne encore plus déformé. On pouvait comprendre que la sorcière lui en ait voulu d’avoir été violée. Mais elle l’avait forcé par le chantage à cet acte sexuel, parce que les maudites Sœurs voulaient une fille Harkonnen – deux fois ! C’était lui la victime. Il bouillonnait de fureur. Il avait tout fait pour que ses rivaux du Landsraad ne sachent rien. Telle était la différence entre la force et la faiblesse. S’ils continuaient à croire qu’il ne devait ce physique repoussant qu’à ses excès, il conserverait son pouvoir. Mais si jamais ils avaient vent qu’il souffrait d’une maladie répugnante inoculée par une femme qui l’avait forcé à avoir des rapports avec elle… Non, il ne le permettrait pas. Quel délice ce serait que d’entendre les cris de Mohiam. Mais il ne considérerait cela que comme un simple hors-d’œuvre, un petit échantillon qui ne pouvait rassasier un homme de sa stature. Après tout, elle n’était qu’un appendice immonde de la Communauté Bene Gesserit. Les sorcières se considéraient comme supérieures, capables de briser n’importe qui, y compris le chef de la Maison Harkonnen. Il fallait les punir, l’honneur de la famille en dépendait, il devait renforcer son pouvoir et son statut au nom du Landsraad tout entier. Et puis, ce serait une pure jouissance. Mais s’il agissait trop précipitamment, jamais il ne réussirait à leur arracher le traitement qu’il lui fallait. Le docteur Suk avait prétendu qu’il n’en existait aucun pour la maladie qui le ravageait, que seules les Bene Gesserit pouvaient le connaître. C’étaient elles qui lui avaient fait ça et elles seules pouvaient restaurer la force de ce corps qui avait été tellement beau autrefois. Maudites chiennes ! Il lui fallait retourner la situation à son avantage, s’infiltrer dans leurs esprits diaboliques pour découvrir ce qui s’y cachait. Il devait trouver un moyen de les faire chanter elles. Il leur arracherait leurs funèbres robes noires et les laisserait nues, dans l’attente de son jugement. D’un coup de pied, il envoya les restes du miroir vers une machine d’exercice. Mais, sans sa canne, il perdit l’équilibre, glissa et retomba sur le tapis. C’en était trop ! Il se contrôla, regagna son bureau en boitillant et convoqua Piter de Vries. Sa voix tonna dans les couloirs du Donjon et les serviteurs s’éparpillèrent en quête du Mentat. De Vries se remettait depuis un mois de sa stupide overdose d’épice. Ce crétin prétendait qu’il avait eu la vision de la chute de la Maison Harkonnen, mais était incapable d’avancer une information utile qui aurait permis au Baron de lutter contre ce fatal avenir. Mais il pouvait se racheter en mettant au point un plan d’attaque contre le Bene Gesserit. Chaque fois que de Vries déchaînait le courroux du Baron, chaque fois qu’il semblait promis à l’exécution, il s’arrangeait pour être à nouveau indispensable. Comment frapper les sorcières ? Comment les mutiler, leur faire rendre gorge et les entendre gémir sous les supplices ? Depuis le Donjon, il observait Harko Villa avec ses immeubles balafrés d’huile, le paysage urbain plombé, sans un arbre en vue. D’habitude, il appréciait ce spectacle, mais en cet instant, il ne faisait qu’ajouter à sa décrépitude. Il se mordilla la joue et sentit les larmes de l’auto-apitoiement lui piquer les yeux. Je vais les écraser ! Mais ces femelles étaient loin d’être idiotes. Diaboliquement loin. Par le jeu de leurs programmes de sélection génétique et leurs machinations politiques, elles s’étaient attaché des intelligences lumineuses dans leurs propres rangs. Et pour améliorer encore leur statut, elles avaient eu besoin de ses gènes supérieurs d’Harkonnen. Sa haine débordait ! Mais il fallait concevoir un plan subtil, prudent : des pièges à l’intérieur des pièges… — Mon Seigneur Baron, ronronna de Vries qui venait d’entrer en silence. Dans le couloir, le Baron entendit des éclats de voix et des claquements métalliques. Quelque chose cogna contre une paroi et un meuble craqua. Il se détourna de la fenêtre pour voir son neveu entrer immédiatement derrière le Mentat. Même lorsqu’il marchait normalement, Glossu Rabban semblait défoncer le sol. — Me voici, mon oncle. — Oui, c’est évident. Maintenant, laisse-nous. C’est Piter que j’ai appelé, pas toi. En temps ordinaire, Rabban passait son temps sur Arrakis, selon le vœu du Baron, mais dès qu’il était de retour sur Giedi Prime, il voulait participer à toutes les rencontres, toutes les discussions. Le Baron plissa les lèvres, inspira longuement puis ajouta : — Non, après tout, je pense que tu peux rester, Rabban. De toute manière, il faudra que je te mette au courant. Il lui était revenu que cette brute était son héritier présomptif, l’espoir de la Maison Harkonnen. Il valait mieux que son père, cette loque d’Abulurd. Ils avaient chacun leurs défauts mais ils étaient ô combien différents… Son neveu sourit comme un pantin pathétique, heureux d’être toléré. — Dites-moi, Oncle ? — Il va falloir que je te fasse mettre à mort. Un bref instant, les yeux bleu pâle de Rabban se ternirent, mais il sourit : — Non, vous ne comptez pas le faire. — Comment peux-tu en être aussi certain ? Le Baron était au bord de l’irritation et de Vries observait la scène sans en perdre un détail. Rabban répliqua aussitôt : — Parce que si vous désiriez me faire mettre à mort, vous ne me préviendriez pas. Un sourire effleura les lèvres grasses du Baron. — Tu n’es peut-être pas totalement idiot, après tout. Rabban accepta le compliment et se laissa tomber dans un chien-forme. Il s’agita jusqu’à ce que la créature s’adapte à son corps volumineux. Le Baron décrivit en détail la maladie que Mohiam lui avait instillée et exprima son désir de vengeance contre le Bene Gesserit. — Il faut régler nos comptes avec elles. J’ai besoin d’un plan. Un plan délicieux qui nous rendra la… faveur qu’elles m’ont faite. De Vries avait pris une pause efféminée. Ses yeux étaient vides, mais son esprit de Mentat tordu tournait à pleine vitesse et sa langue pointait régulièrement entre ses lèvres rougies. Rabban donna un coup de talon dans le chien-forme pour qu’il prenne une autre position. — Pourquoi pas un assaut d’envergure sur Wallach IX avec toutes nos forces militaires ? Nous pourrions ravager toutes leurs installations. De Vries frémit et, l’espace d’une fraction de seconde, il parut regarder Rabban, mais le Baron ne pouvait en être certain. L’idée que les pensées primaires de son neveu puissent contaminer le flux harmonique précis de la pensée de son Mentat lui était insupportable. — Ce serait comme un taureau de Salusa lâché dans une soirée, c’est ce que tu veux dire ? Non, nous devons travailler en finesse. Regarde donc dans une ardoise-dictionnaire si ce concept t’échappe. Nullement offensé, Rabban se pencha pour remarquer : — Nous avons toujours le… non-vaisseau. Surpris, le Baron se tourna vers lui. Il se disait que cet abruti était trop bête pour faire un garde acceptable, et voilà qu’il lui jetait une suggestion aussi inattendue qu’intéressante. Le non-vaisseau. Celui-là même dont ils s’étaient servis une fois et une seule pour détruire des vaisseaux Tleilaxu et tendre un piège à l’innocent Duc Leto Atréides. Rabban avait assassiné l’excentrique inventeur richèsien et ils étaient incapables de dupliquer la technologie qui avait été mise en œuvre. Mais cette arme inconnue de tous, même des sorcières, existait bel et bien. — Peut-être… à moins que Piter n’ait une idée différente. — Oui, mon Baron. Un résumé de Mentat. Il eut un battement rapide de paupières, son regard se focalisa et sa voix, quand il poursuivit, était moins lisse et assurée qu’à l’accoutumée. — J’ai découvert un vide juridique dans les Lois de l’Imperium. Quelque chose de très intrigant, mon Baron. Comme un technicien juriste, il cita mot pour mot le texte avant de suggérer un plan d’action. Du coup, il soulagea un instant le Baron de ses tourments et Vladimir se laissa aller à l’euphorie. — Rabban, tu ne distingues pas le potentiel qui est à notre portée ? Je préfère qu’on me considère pour ma finesse plutôt que pour la force brutale. Rabban acquiesça à regret. — Je pense que nous devrions quand même utiliser le non-vaisseau. Il avait lui-même piloté l’engin d’assaut invisible pour déclencher l’attaque qui avait failli amorcer un conflit total entre les Atréides et les Tleilaxu. — Juste au cas… Et afin de ménager la sensibilité de son Mentat, le Baron céda : — Oui, ça ne fait jamais de mal de disposer d’un plan de soutien. Les préparatifs ne demandèrent que quelque temps. Le Capitaine Kryubi insista pour que ses hommes suivent à la lettre les instructions de Piter de Vries. Rabban s’avança vers les hangars comme un véritable chef de guerre, ce qui établit une tension efficace autant qu’appropriée sur les troupes. Un transport de la Guilde avait été commandé et on aménagea une frégate Harkonnen pour la remplir d’hommes et d’armement avec le vaisseau invisible ultrasecret qui n’avait servi qu’une fois, une décennie auparavant. D’un point de vue militaire, l’invisibilité était une technologie qui représentait une avancée sans précédent dans l’Histoire. En théorie, elle donnait aux Harkonnens la possibilité de frapper des coups décisifs sans que l’ennemi puisse détecter d’où ils venaient. Il était facile d’imaginer ce que le Vicomte Moritani de Grumman aurait payé pour en disposer. Le vaisseau de combat invisible avait parfaitement fonctionné pour sa première opération, mais les missions ultérieures avaient été reportées par les techniciens qui voulaient corriger quelques défauts mécaniques qui s’étaient manifestés plus tard. Si la plupart des problèmes étaient mineurs, certains étaient plus difficiles à résoudre, particulièrement ceux qui concernaient le générateur de champ lui-même. Et l’inventeur richèsien n’était plus là pour aider à le résoudre. Malgré tout, le vaisseau s’était bien comporté au cours des récents tests, même si les mécaniciens avaient émis de sérieuses réserves quant à sa capacité au combat. L’un des ouvriers plus lent que les autres finit compressé dans une presse à vapeur pour donner un peu plus de dynamisme à ses collègues afin que le programme soit tenu. Car le Baron avait hâte de passer à l’action. La frégate se plaça en orbite géostationnaire au-dessus de Wallach IX, à la verticale du complexe de l’École Mère. Le Baron se tenait sur la passerelle de commandement en compagnie de son Mentat et de son neveu. Bien entendu, il n’émit aucun signal d’identification au quartier général Bene Gesserit. C’était inutile. — Annoncez le motif de votre visite, demanda une voix de femme vive et hostile sur le système com. Le Baron se demanda s’il n’avait pas décelé dans son ton une note de surprise. De Vries répondit de manière formelle : — Son Excellence le Baron Vladimir Harkonnen de Giedi Prime désire s’entretenir avec votre Mère Supérieure sur une fréquence privée. — Ce n’est pas possible. Les dispositions préalables n’ont pas été prises. Le Baron tonna dans le micro : — Vous avez cinq minutes pour établir une connexion confidentielle avec votre Mère Supérieure sinon je m’adresserai à elle sur une ligne ouverte. Ce qui pourrait se révéler… disons embarrassant. Cette fois, la communication fut interrompue plus longtemps. À l’extrême limite du temps imparti, une autre voix se fit entendre : — Je suis la Mère Supérieure Harishka. Vous êtes sur ma fréquence personnelle. — Bien, alors écoutez attentivement, dit le Baron en souriant. De Vries prit alors la parole. — Les articles de la Grande Convention sont très explicites en ce qui concerne certains crimes graves, Mère Supérieure. Ces lois ont été édictées à la suite des horreurs commises par les machines pensantes contre l’humanité. L’un des crimes ultimes est l’usage des atomiques contre des êtres humains. L’autre est la guerre bactériologique. — Oui, oui… Je ne suis pas une historienne militaire, mais je peux trouver quelqu’un qui citera très exactement le texte, si vous le souhaitez. Mais n’est-ce pas à votre Mentat de s’occuper de ce genre de détail bureaucratique, Baron ? Je ne vois pas en quoi cela nous concerne. Voulez-vous que je vous récite une jolie histoire pour vous endormir, pour ma part ? Ce sarcasme signifiait qu’elle devenait très nerveuse. — Il faut obéir aux formes, cita le Baron. La punition pour la violation de ces lois est la totale annihilation des fautifs à la disposition du Landsraad. Chacune des Grandes Maisons a juré de participer à une force combinée pour s’opposer à la partie offensante. (Il s’interrompit avant d’ajouter, d’un ton plus menaçant :) Les formes n’ont pas été respectées, n’est-ce pas, Mère Supérieure ? Rabban et Piter de Vries échangèrent un sourire. Le Baron poursuivit : — La Maison Harkonnen est prête à déposer une plainte formelle devant l’Empereur et le Landsraad accusant le Bene Gesserit d’avoir fait usage d’armes biologiques contre une Grande Maison. — C’est absurde. Le Bene Gesserit n’a aucune aspiration à la puissance militaire. Harishka semblait stupéfaite. Était-il possible qu’elle ne fût pas au courant ? — Sachez ceci, Mère Supérieure : nous avons la preuve irréfutable que votre Révérende Mère Gaius Helen Mohiam a intentionnellement instillé un mal biologique dans ma personne physique alors que j’accomplissais un service requis par la Communauté. Demandez donc à cette catin si vos subalternes gardent pour elles ce genre d’information. Il se garda de préciser que les Sœurs l’avaient fait chanter à propos de ses détournements de stocks d’épice. Il était prêt à en discuter si le sujet était abordé, puisque ses stocks de Mélange avaient été éparpillés sur divers fiefs lointains des Harkonnens où ils ne risquaient guère d’être découverts. Satisfait, il se rassit dans le profond silence. Il imaginait l’expression d’horreur de la Mère Supérieure. Il décida d’enfoncer un peu plus le clou : — Si vous doutez de notre interprétation, relisez le texte de la Grande Convention et voyez donc si vous êtes décidée à courir le risque devant la cour du Landsraad. Gardez à l’esprit, également, que l’instrument de votre attaque, la Révérende Mère Mohiam, est venue jusqu’à moi à bord d’un vaisseau de la Guilde. Lorsque la Guilde apprendra cela, ça ne lui plaira guère. (Il pianota sur la console.) Même si votre Communauté n’est pas annihilée, vous encourrez de sévères sanctions de l’Imperium, de lourdes amendes et peut-être même le bannissement. Finalement, d’une voix qui dissimulait mal son émotion, Harishka déclara : — Vous exagérez cette affaire, Baron, mais je souhaite garder l’esprit ouvert. Qu’attendez-vous de nous ? Je vais prendre une navette pour gagner la surface de votre monde et vous rencontrer seul à seule. Envoyez un pilote pour nous faire franchir le dispositif de défense. Il ne prit pas la peine de lui préciser les dispositions qu’il avait prises pour que l’accusation et les preuves soient acheminées directement à Kaitain si quoi que ce soit advenait durant ce voyage. Harishka devait bien s’en douter. — Certainement, Baron. Mais vous comprendrez bientôt que ce n’est qu’un terrible malentendu. — Contentez-vous de convoquer Mohiam à notre réunion. Et préparez-vous à me fournir un traitement efficace – sinon vous et vos Sœurs n’aurez aucun espoir de survivre à cette débâcle. — Votre escorte est importante ? — Dites-lui que nous sommes toute une armée, murmura Rabban à l’oreille de son oncle. Le Baron l’écarta tout en répondant : — Moi et six hommes. — Votre requête est acceptée. Quand la communication fut coupée, Rabban demanda : — Puis-je vous accompagner, mon Oncle ? — Tu te souviens de ce que je t’ai dit à propos de la « finesse » ? — Oui, j’ai regardé ce mot dans les dictionnaires et j’ai lu toutes les définitions ainsi que vous me l’aviez ordonné. — Reste ici et réfléchis pendant que je confère avec la sorcière mère. Vexé, Rabban s’éloigna de son habituel pas pesant. Une heure plus tard, un chaland spatial s’amarra à la frégate. Une jeune femme au visage mince, avec de longs cheveux châtains se présenta dans le dock d’accès. Elle portait un uniforme noir ajusté. — Je suis Sœur Cristane. Je suis chargée de vous guider jusqu’à la surface. (Ses yeux pétillèrent.) La Mère Supérieure vous attend. Le Baron s’avança avec six soldats qu’il avait personnellement choisis, et Piter de Vries lui souffla à l’oreille : — Ne sous-estimez jamais le Bene Gesserit, Baron. Avec un grognement, le Baron monta à bord du chaland. — Piter, ne t’inquiète pas. Nous les tenons. 24 La religion est l’émulation de l’adulte par l’enfant. La religion est l’enkystement des croyances passées : la mythologie, qui est conjecture, les assomptions cachées de confiance en l’univers, ces prononcements que les hommes ont faits dans leur recherche du pouvoir personnel… le tout mêlé de bribes d’illumination. Et l’ultime commandement non dit est « Tu ne questionneras point ! ». Mais nous le faisons pourtant. Nous brisons ce commandement naturellement. Le travail auquel nous nous sommes voués est de libérer l’imagination, de domestiquer l’imagination au service du sens créatif le plus profond de l’humanité. Credo de la Communauté Bene Gesserit. Belle, confinée sur un monde aride, Dame Margot Fenring ne se plaignait jamais de la chaleur pénible, de la rudesse et du manque de confort de la vie dans une ville de garnison poussiéreuse. Arrakeen était située dans une cuvette bordée par le désert infini au sud et les montagnes du nord-ouest où culminait le Mur du Bouclier. La colonie se trouvait à quelques kilomètres au-delà de la ligne des vers géants, plus ou moins bien définie. Jamais aucun léviathan des sables n’avait attaqué, mais cela restait un souci permanent. Et s’ils se déplaçaient vers d’autres régions d’Arrakis avec le temps ? Ici, sur la planète désertique, la vie n’était jamais vraiment sûre. Margot songeait aux Sœurs qui avaient disparu alors qu’elle travaillait avec la Missionaria Protectiva. Cela remontait à bien longtemps. Les Sœurs étaient parties dans le bled selon les ordres de la Mère Supérieure – et nul ne les avait jamais revues. Arrakeen vivait au rythme du désert, de la sécheresse et de l’eau si précieuse, des tempêtes qui se déchaînaient parfois sur l’océan des dunes, elle était soumise aux légendes des périls et de la survie. Ici, Margot ressentait une grande sérénité, une vraie spiritualité. C’était un havre où elle pouvait contempler la nature, se concentrer sur la philosophie et la religion, loin de la vaine frénésie de la Cour Impériale. Elle avait le temps de faire des choses et de se découvrir elle-même. Qu’avaient donc trouvé les femmes disparues ? Elle observait le paysage depuis le deuxième étage de la Résidence. La clarté citrine du matin filtrait à travers les nappes de poussière et de cristaux, projetant des ombres denses où se cachaient les créatures du désert. Elle vit un faucon s’envoler vers l’horizon dans le battement lourd de ses ailes. Toute cette scène lui évoquait un tableau à l’huile des maîtres antiques, avec les touches claires des toits de la cité et, là-bas, le Mur du Bouclier. Quelque part dans les innombrables sietch nichés dans les rochers des territoires inconquis les farouches Fremen se cachaient. C’étaient eux qui détenaient les réponses qu’elle cherchait, l’information essentielle que la Mère Supérieure Harishka voulait qu’elle trouve. Les nomades avaient-ils écouté les enseignements de la Missionaria Protectiva ou avaient-ils simplement tué les messagères pour prendre leur eau ? Derrière elle, la serre récemment achevée avait été équipée d’un sas qui ne s’ouvrait que pour elle. Le Comte Fenring l’avait aidée à faire venir les plantes les plus exotiques de divers mondes de l’Imperium, rien que pour le plaisir de ses yeux. Récemment, elle avait entendu des rumeurs qui circulaient à propos d’un rêve Fremen, celui d’une Arrakis verte – typique des mythiques édéniques que la Missionaria Protectiva semait souvent. Ce qui pouvait signifier que les Sœurs étaient quelque part. Par ailleurs, il n’était pas rare qu’une population vivant dans un environnement difficile développe ses propres rêves d’un paradis futur sans l’intervention du Bene Gesserit. Le faucon se laissait porter par les courants thermiques, loin au-dessus de la mer de sable brûlant. Margot but une gorgée de thé et la saveur de l’épice envahit sa bouche. Elle était depuis douze ans sur Arrakis, mais elle consommait l’épice avec modération : elle ne souhaitait pas en être dépendante au point de prendre les yeux bleu sur bleu des Fremen. Mais chaque matin, le Mélange accentuait sa sensibilité et elle profitait plus intensément de la beauté du panorama. On lui avait souvent dit que le Mélange n’avait jamais la même saveur, qu’il était pareil à la vie, changeant à chaque fois qu’on y goûtait… Ici, le changement était un concept essentiel, la clé pour comprendre les Fremen. En apparence, Arrakis semblait toujours pareille : un monde aride qui se perdait dans la distance et dans le temps. Mais le désert était autrement plus que cela. La gouvernante de Margot, la Shadout Mapes, lui avait soufflé une fois : « Arrakis n’est pas ce qu’elle paraît être, ma Dame. » Des paroles qui lui avaient laissé une trace de frustration. Certains disaient que les Fremen étaient bizarres, soupçonneux, et qu’ils sentaient mauvais. Les étrangers avaient le regard critique et la langue perfide, et ils ne faisaient aucun effort pour comprendre les indigènes. La compassion leur était étrangère. Mais Margot, elle, était intriguée par l’étrangeté des Fremen. Elle voulait en savoir plus sur ces gens distants et indépendants, comprendre leur pensée, et comment ils avaient pu survivre dans cet environnement. Si elle parvenait à les approcher, à les connaître, son travail n’en serait que plus efficace. Elle devait trouver les réponses dont elle avait tant besoin. En étudiant patiemment les Fremen qui travaillent dans la Résidence, elle était arrivée à reconnaître certains signes distinctifs dans le langage des gestes, l’inflexion vocale, les odeurs. Si un Fremen avait quelque chose à dire, s’il considérait que vous étiez digne de l’entendre, il parlait. Sinon, il effectuait avec diligence les tâches qu’on lui confiait, respectueux et soumis. Dans Arrakeen, les indigènes se fondaient dans la tapisserie de la société comme des grains de sable dans le désert. L’unique solution, le tour définitif était d’en apprendre plus sur eux sans qu’ils s’enfoncent dans leurs tanières. Dans sa quête avide de réponses, Margot avait envisagé de poser nettement les questions, d’interroger les Fremen sans y mettre la moindre forme : qu’étaient devenues les Sœurs perdues ? Elle avait espéré que les servantes Fremen accepteraient de l’accompagner dans le désert. Mais elle savait maintenant que les Fremen disparaîtraient au premier mot. Elle s’était dit aussi qu’elle pourrait gagner leur confiance en avouant sa vulnérabilité. De prime abord, les Fremen seraient choqués, troublés… mais ils en viendraient peut-être à coopérer avec elle. Je me dois à la Communauté. J’appartiens en toute loyauté au Bene Gesserit. Mais comment communiquer sans éveiller les soupçons ? Elle avait un instant imaginé qu’elle pourrait rédiger un message qu’elle laisserait dans un endroit où les servantes ne manqueraient pas de le trouver. Les Fremen écoutaient toujours, ils picoraient des informations dans leur style toujours furtif. Non, elle devrait se montrer plus subtile encore, les traiter avec respect. Les séduire. Elle s’était souvenue alors d’une pratique ancienne qui était parvenue jusqu’à elle à travers les siècles par l’Autre Mémoire… ou bien était-ce un article qu’elle avait lu alors qu’elle étudiait à l’École Mère de Wallach IX ? Peu importait. Sur la Vieille Terre, dans une société fondée sur le principe de l’honneur et qui avait eu pour nom Japon, il avait existé une tradition qui consistait à louer les services d’assassins ninja. Un moyen tranquille mais efficace d’esquiver les embrouillaminis légaux. Lorsqu’une personne souhaitait louer les services des tueurs de l’ombre, elle se rendait devant un mur bien précis et chuchotait devant le nom de la cible et la prime offerte. Les ninja, que l’on ne voyait jamais, entendaient toujours et un contrat était passé. Et ici, dans la Résidence d’Arrakeen, les Fremen eux aussi écoutaient. Margot rejeta ses cheveux blonds en arrière, fit quelques mouvements souples dans sa robe de soie avant de gagner le couloir qui menait à ses bureaux. Il y faisait encore frais à cette heure de la matinée et elle croisa les domestiques occupés à balayer, à frotter, à faire reluire. Mais qui écoutaient aussi, qui guettaient et regardaient. Dans l’atrium, Margot leva les yeux vers la voûte du plafond. Et lorsqu’elle parla, ce fut dans un chuchotement dirigé, car elle savait que l’architecture de la Résidence avait été prévue pour cela. Quelque part, on l’entendrait. Elle ignorait qui l’entendrait, et ne se préoccupait pas de le savoir. — Les Sœurs du Bene Gesserit, que je représente ici, vouent la plus grande admiration et un respect absolu aux usages des Fremen. Et personnellement, je m’intéresse à vos affaires. (Elle attendit un instant que les infimes échos se perdent.) Si qui que ce soit m’entend, j’aurai peut-être des informations à vous faire partager à propos du Lisan al-Gaib, des informations que vous ne détenez pas actuellement. Le Lisan al-Gaib, « La voix d’ailleurs », était un mythe Fremen à propos d’un être messianique, un prophète qui portait en lui les lignes mêmes des plans de la Communauté des Sœurs. À l’évidence, une ancienne émissaire de la Missionaria Protectiva avait implanté cette légende qui était censée annoncer l’arrivée du Kwisatz Haderach. Ce genre de préparatif avait été répété sur des centaines de mondes de l’Imperium et Margot était certaine que ses commentaires allaient exciter l’intérêt des Fremen. Et si elle parvenait à gagner leur confiance… Elle entrevit une ombre furtive, des bras de cuir sombre sous la robe de toile beige. Plus tard, tandis qu’elle observait les servantes concentrées sur leurs tâches ménagères, Margot se dit qu’elles la regardaient avec une intensité différente, croisant parfois son regard sans détourner leurs yeux d’ibad. Maintenant, elle n’avait plus qu’à attendre, avec la patience suprême d’une Bene Gesserit. 25 L’humiliation est une chose que l’on n’oublie jamais. Rebec. Cette nouvelle île de l’École de Ginaz était un ancien volcan, une escarre dénudée dressée au-dessus de la mer sous les feux du soleil tropical. Et le casernement, au fond du cratère éteint, évoquait encore une colonie pénitentiaire. Duncan était dans les rangs des cent dix jeunes recrues, avec Hiih Resser, le rouquin de Grumman. Les trente-neuf absents avaient été rejetés à la suite de l’épreuve initiale. On avait rasé ses cheveux bouclés et il portait le gi noir vague de l’école. Chacun avait apporté l’arme avec laquelle il était venu. Duncan tenait l’épée du Vieux Duc, mais il savait qu’il allait dépendre de ses dons et de ses réactions, et non pas d’un talisman qui lui rappelait Caladan. Il se sentait détendu, éveillé et fort. Il ne demandait qu’à commencer sa longue éducation. L’entraîneur était jeune et il se présenta comme étant Jeh-Wu. Il était vigoureux, avec un nez rond et un menton fuyant qui lui donnait un peu l’allure d’un iguane. Ses longs cheveux noirs étaient coiffés en dreadlocks. — Le Serment ! lança-t-il. Tous ensemble ! Et Duncan entonna en même temps que les autres : « À la mémoire des Maîtres d’Escrime, de tout notre cœur, de toute notre âme, de tout notre esprit, nous promettons et nous nous engageons sans condition, au nom de Jool-Noret. L’honneur est l’essence de notre être. » Un instant de silence suivit, en souvenir du nom de l’homme illustre qui avait fondé les principes de Ginaz et dont la dépouille était encore exposée dans le bâtiment administratif de l’île principale. Ils restaient au garde-à-vous et Jeh-Wu circula entre les rangs pour l’inspection. Il s’arrêta devant Duncan et redressa la tête. — Montrez votre arme. Il s’était exprimé en ginazee mais ses paroles avaient été instantanément traduites en galach par le fin collier mauve qu’il portait. Duncan s’exécuta et présenta l’épée par la poignée. Jeh-Wu haussa les sourcils sous ses tresses. — Belle lame. Splendide métallurgie. Du Damacier pur. (Il courba la lame et la relâcha dans une note de diapason guerrier.) On prétend que dès qu’elle est forgée, toute lame de Damacier est plongée dans le corps d’un esclave. Vous êtes assez stupide pour croire à ces sornettes, Idaho ? — Tout dépend si ce sont des sornettes ou pas, monsieur. L’entraîneur eut un mince sourire mais ne répondit pas. — Je crois savoir qu’il s’agit de l’épée du Duc Paulus Atréides, non ? (Ses yeux s’étrécirent mais il prit un ton plus chaleureux.) Nous verrons si vous en êtes digne. Il remit l’épée dans son fourreau. — Vous allez apprendre à vous battre avec d’autres armes en attendant d’être prêt pour celle-ci. Allez à l’armurerie, prenez-vous un glaive et enfilez une armure médiévale. Tout soudain, son sourire était presque sinistre. — Ça va vous être utile pour la leçon de cet après-midi. J’ai l’intention de faire de vous un exemple. Duncan s’avança sur le sol de poudre de pierre ponce et de gravier, cerné par de multiples crevasses, sous le poids de son armure ferraillante. Le haubert limitait son champ de vision à une fente étroite. Il avait le sentiment qu’il n’allait pas tarder à succomber sous les kilos des plaques de métal. Par-dessus sa cotte de mailles, il portait épaulières, passe-garde, plastron, tassette, arrêt de cuirasse et grèves. Son glaive était aussi lourd qu’énorme. Jeh-Wu lui désigna une zone de gravier tassé. — Mettez-vous là. Réfléchissez à la façon dont vous allez combattre avec cette tenue. Ça n’est pas facile. En quelques instants, sous le soleil, l’armure devint un four. Déjà en nage, Duncan eut quelque difficulté à se déplacer sur le sol instable. Ses bras et ses jambes n’obéissaient plus vraiment à sa volonté. Les autres n’étaient pas accoutrés comme lui et il ne se sentait nullement favorisé. — Je préférerais un bouclier personnel, fit-il, la voix étouffée par le haubert. — Levez votre arme, répliqua Jeh-Wu. Comme un prisonnier entravé, Duncan souleva maladroitement son glaive et réussit à resserrer ses gantelets raides sur la poignée. — Rappelez-vous, Duncan Idaho : c’est vous qui avez la meilleure armure… et censément l’avantage. À présent, défendez-vous. Il entendit crier hors de son champ de vision, et soudain tous les autres furent sur lui. Ils le frappaient avec leurs épées et l’acier résonnait jusque dans son crâne. C’était comme une pluie de cailloux sur un toit de tôle. Il se mit à pivoter frénétiquement en distribuant des coups, mais il était trop lent. Un pommeau s’écrasa sur son casque et ses oreilles bourdonnèrent. Il lança un large revers mais il avait du mal à discerner ses adversaires qui s’esquivaient constamment. Un coup toucha une de ses épaulières et il tomba à genoux, luttant pour se redresser. — Et alors, Idaho, on répond ! lança Jeh-Wu, impatient. On ne reste pas comme ça ! Il redoutait de blesser les autres avec ses moulinets violents, mais en fait il manquait toujours son adversaire. Les autres lançaient un nouvel assaut général. Des papillons noirs dansaient devant ses yeux, la sueur coulait de ses sourcils et il avait du mal à respirer. Je peux faire mieux ! Il se mit à parer et à répondre aux coups un peu plus forts. Les autres se mirent sur la défensive, feintèrent pour éviter le glaive, mais l’encombrante armure de Duncan limitait gravement sa liberté de mouvement. Et il n’entendait plus que le grondement assourdissant de son souffle et le battement d’enfer de son cœur. Il tituba sur le gravier et tomba enfin. L’entraîneur s’avança et lui arracha son haubert. Duncan cligna des yeux dans le soleil, hoqueta et essuya la sueur de ses yeux. Les plaques de métal étaient comme le pied d’un géant. Il était cloué au sol et Jeh-Wu était campé au-dessus de lui. Il l’observait et dit enfin : — Duncan Idaho, vous aviez la meilleure armure, et aussi la plus grosse épée. Et pourtant, vous avez échoué. Voudriez-vous nous expliquer pourquoi ? Duncan ne dit rien : il n’avait pas à s’excuser des brutalités et de l’affront qu’il venait de subir durant cet exercice. Il était clair qu’il y avait dans la vie d’un homme des épreuves qu’il se devait d’affronter et de dominer. Il était décidé à accepter l’adversité et à s’en servir afin de devenir plus fort. Jeh-Wu se tourna vers les autres. — Dites-moi la leçon que nous avons à retenir. Un élève de petite taille, à la peau sombre, originaire du monde artificiel d’Al Dhanab aboya aussitôt : — Des défenses parfaites ne sont pas toujours à notre avantage ! Une protection totale peut devenir un désavantage en ceci qu’elle nous limite dans d’autres directions ! — Bien, fit Jeh-Wu en grattant la cicatrice qui ornait son menton. Et quoi d’autre ? — La liberté de mouvement est une meilleure défense qu’une armure encombrante, dit Hiih Resser. Le faucon est moins vulnérable que la tortue. Duncan réussit enfin à s’asseoir et rejeta le glaive, écœuré, il dit d’une voix rauque : — Et l’arme la plus grosse n’est pas toujours la plus mortelle. L’entraîneur lui fit un sourire chaleureux. — Excellent, Idaho. Vous avez appris quelque chose. 26 Sachez reconnaître le futur ainsi qu’un Timonier identifie ses étoiles-repères et corrige la course de son vaisseau. Apprenez du passé et ne l’utilisez jamais comme une ancre. Sigan VISEE, Premier Instructeur de l’École de Navigation de la Guilde. Loin sous les grottes d’Ix, les tunnels torrides étaient illuminés en rouge et orange. Des générations auparavant, les architectes d’Ix avaient fait forer des puits sous champ Holtzman dans le manteau planétaire, des fosses destinées aux déchets industriels. Tout le secteur était imprégné des fumées acides et des relents de soufre. Les suboïdes peinaient en se relayant toutes les douze heures sur les convoyeurs automatiques qui déversaient les restes des usines dans les fournaises. Les gardiens Tleilaxu en robe les surveillaient, indifférents et suants. Des ouvriers au faciès inerte triaient sur les bandes de chargement les résidus de valeur, les parcelles de métal, les bouts de câbles, les fragments de composants venus des manufactures détruites. Au passage, C’tair dérobait ce qu’il pouvait. Mêlé aux autres, il lui arrivait de trouver des cristaux de valeur, des microgénérateurs, et même des grilles microsensorielles. Les Sardaukar avaient fait une descente dans les repaires des résistants deux mois auparavant, et il n’avait plus de réseau pour lui fournir les éléments dont il avait besoin. Désormais, il se battait seul, il refusait de s’avouer vaincu. Il avait sombré dans la paranoïa. Il disposait encore de contacts dans les grottes du port spatial et les docks de retraitement, mais tous les rebelles qu’il avait connus, tous les revendeurs du marché noir avaient été exécutés. Il gardait un profil bas, évitait soigneusement de fréquenter les anciens lieux de rendez-vous et avait changé ses itinéraires de crainte que certains prisonniers n’aient parlé. Il ne voyait même plus Mirai Alechem et s’enfonçait de plus en plus loin dans le sous-sol d’Ix. Tout près de lui, l’un des ouvriers du tri lui paraissait particulièrement agité, jetant des regards nerveux autour de lui. C’tair l’avait évité, mais l’autre semblait deviner son intelligence. À l’évidence, il voulait entrer en contact avec lui, ce que C’tair ne souhaitait surtout pas. Il le soupçonnait d’être comme lui un réfugié simulant un état d’abrutissement et de soumission. Mais il ne pouvait faire confiance à personne. Il s’efforçait de paraître indifférent, voué entièrement à sa besogne. Un partenaire curieux pouvait aussi bien être un Danseur Visage. Des gardes surgirent un après-midi, accompagnés d’un Maître. Les cheveux collés au front par la sueur, C’tair vit son compagnon de corvée se roidir puis se concentrer fébrilement sur son travail. C’tair fut tout à coup glacé : si les Tleilaxu étaient venus pour lui, s’ils savaient qui il était, ils le tortureraient pendant des jours avant de l’exécuter. Tous ses muscles étaient tendus, il était prêt au combat. Il réussirait peut-être à en jeter un ou deux dans le magma en fusion avant d’être tué. Mais les gardes se portèrent droit sur son voisin inquiet et le Maître Tleilaxu croisa ses longs doigts comme des pattes d’araignée avec un sourire maléfique. Il avait un nez sans fin prolongé par un menton pointu et la peau blême comme s’il avait été vidé de son sang. — Vous, Citoyen… suboïde, qui que vous soyez. Nous avons découvert votre véritable identité. L’autre releva la tête, jeta un regard furtif à C’tair comme s’il implorait son aide, mais C’tair détourna les yeux. — Inutile de vous cacher plus longtemps, continua le Maître d’un ton onctueux. Nous avons trouvé les dossiers. Nous savons que vous étiez comptable, un de ceux qui dressaient l’inventaire des articles sortis des manufactures ixiennes. Un garde abattit une lourde main sur l’épaule de l’homme qui se débattit, pris de panique, mettant bas le masque. Le Maître s’approcha de lui, plus paternel que menaçant. Vous vous trompez sur notre compte, Citoyen. Nous avons fait tous ces efforts pour vous retrouver parce que nous avons un réel besoin de vos services. Le Bene Tleilax, votre nouveau gouvernement, est prêt à engager des travailleurs intelligents pour l’assister dans les tâches bureaucratiques. Vos connaissances en expertise mathématique sont précieuses. Il balaya d’un geste la salle torride et puante. — Ce travail ne correspond pas à vos talents. Venez avec nous, et nous vous confierons des responsabilités autrement plus intéressantes et dignes de vous. Avec un faible sourire d’espoir, l’homme acquiesça. — Je suis un excellent comptable. Je pourrai vous aider. Et vous être précieux. Car vous devez gérer tout cela comme une entreprise, vous savez. C’tair faillit crier. Comment cet homme pouvait-il se montrer à ce point stupide ? S’il avait survécu douze ans sous l’oppression des Tleilaxu, comment pouvait-il ne pas deviner un piège aussi évident ? — Bien, bien, ronronna le Maître. Nous aurons une réunion et vous pourrez nous faire part de vos idées. Le garde posa un regard appuyé sur C’tair, et il sentit son cœur se figer à nouveau. — Cette affaire vous concerne, Citoyen ? C’tair fit un effort intense pour garder une expression flasque, pour ne pas montrer sa peur et parler d’une voix morne. — Maintenant, il va y avoir plus de travail, fit-il, le regard perdu sur la chaîne de tri. — Alors travaillez plus dur. Le garde et le Maître Tleilaxu repartirent avec leur captif. C’tair revint à son travail mécanique. Deux jours plus tard, on ordonna à toute l’équipe de se rassembler dans la caverne principale d’Ix pour assister à l’exécution du « comptable-espion ». Lorsqu’il rencontra par hasard Mirai Alechem dans la routine quotidienne, C’tair réussit à dissimuler sa surprise. Il avait encore une fois changé d’emploi après l’arrestation du comptable. Il ne se servait jamais de la même identité deux jours de suite. Il allait d’une mission à une autre, rencontrait parfois des regards curieux que ne suivait aucune question. Tout nouveau venu pouvait être un Danseur-Visage infiltré cherchant à intercepter des complots d’émeutes ou de sabotages. C’tair devait se bâtir d’autres plans. Il fréquentait des postes de ravitaillement différents et passait de longs moments dans les files d’attente. Les Tleilaxu utilisaient leur technologie biologique pour nourrir les travailleurs d’Ix et les repas, souvent, étaient peu reconnaissables. Ils savaient faire pousser des tumeurs végétales sur les plantes et les légumes. Ces excroissances informes avaient rendu les repas aussi mornes que le travail. C’tair se souvenait des bons moments du passé, au Palais de Kaitain, avec sa mère et son père : les mets délicieux venus d'autres mondes, les hors-d’œuvre et les salades exotiques, les vins fins. Tout cela prenait l’allure d’un rêve, à présent, et cruellement il ne retrouvait pas la saveur de ces mets. » Il resta en arrière dans la file pour ne pas être malmené par les autres et, quand le serveur lui tendit enfin son plateau, il découvrit les grands yeux sombres, les cheveux mal taillés et le visage attrayant de Mirai Alechem. Dès que leurs regards se rencontrèrent, ils surent qu’ils ne devaient pas s’adresser la parole. C’tair se retourna furtivement vers les sièges, derrière eux, et Mirai leva discrètement sa cuiller. — Asseyez-vous à cette table, camarade ouvrier. Elle vient juste d’être libérée. Sans poser de question, C’tair prit place à l’endroit désigné et se mit à manger. Il se concentra en mâchant lentement pour que la fille ait tout le temps de lui adresser la parole. Elle le rejoignit enfin avec son plateau et se mit à manger les yeux baissés. C’tair évitait de la regarder et, dans l’instant suivant, ils entamèrent une conversation à voix sourde en remuant le moins possible les lèvres. — Je travaille sur la chaîne d’alimentation, dit Mirai. J’ai évité de changer de poste pour ne pas attirer l’attention. — Moi, j’ai des tas de cartes d’identité. Il ne lui avait jamais donné son nom lors de leurs rencontres et n’avait pas l’intention de changer. — De tout le groupe, nous sommes les deux qui restent. — Il doit y en avoir d’autres. J’ai encore quelques contacts. Pour le moment, je travaille seul. — Ça ne mène pas à grand-chose. — Mais si je suis mort, je ne pourrai pas faire grand-chose non plus. (Elle avala quelques bouchées tandis qu’il gardait le silence, mais il lui dit enfin :) Il y a douze ans que je me bats seul. — Et vous n’avez pas fait grand-chose, non ? — Je n’y arriverai pas avant que les Tleilaxu ne soient partis et que les gens d’Ix aient retrouvé leur planète. Il se tut soudain, effrayé d’avoir été trop véhément, et se pencha sur son bol. — Vous ne m’avez jamais dit sur quoi vous travailliez, et pourquoi vous récupériez tous ces éléments. Vous suivez un plan ? Mirai lui jeta un regard vif avant de détourner la tête. — Je construis un appareil de détection. Il faut que je découvre ce que les Tleilaxu fabriquent dans ce pavillon de recherche si bien gardé. — Il est protégé par un champ de balayage, marmonna C’tair. J’ai déjà essayé. — C’est pour ça qu’il me faut un nouvel appareil. Je crois… je crois que c’est dans le pavillon que nous trouverons pourquoi ils se sont emparés d’Ix. — Que voulez-vous dire ? — Vous n’avez pas remarqué que les Tleilaxu sont entrés dans une nouvelle phase d’expériences ? Il se passe des choses obscures et redoutables. C’tair s’était figé, la cuiller à quelques centimètres de sa bouche. Il l’observa, inquiet, avant de revenir à son bol presque vide. Il se dit qu’il fallait le finir lentement s’il voulait aller au bout de cette conversation avec Mirai sans qu’ils se fassent remarquer. — Nos femmes disparaissent, reprit-elle avec un accent de colère. Les plus jeunes, celles qui sont encore fertiles et en bonne santé. Elles ont été effacées des rôles. C’tair n’était jamais resté assez longtemps à un poste pour avoir remarqué ce genre de détail et sa gorge se noua. — Est-ce qu’on les envoie dans les harems des Tleilaxu ? Mais pourquoi prendraient-ils des femmes ixiennes impies ? Nul n’avait jamais vu de femelle Tleilaxu. La rumeur disait que le Bene Tleilax les séquestrait jalousement afin de les protéger des perversions de l’Imperium. Mais il se pouvait aussi qu’on les cache parce qu’elles étaient des gnomes encore plus laids que les hommes. Mais était-ce une coïncidence si les femmes qui disparaissaient étaient encore en âge d’enfanter et saines ? Elles pouvaient être les meilleures des concubines… mais avec leur esprit malveillant, les Tleilaxu ne semblaient pas du genre à se livrer à des extravagances sexuelles. — Je pense vraiment que la solution se trouve dans leur pavillon, insista Mirai. C’tair posa sa cuiller : il ne lui restait qu’un rien de soupe. — Tout ce que je sais, c’est cela : les envahisseurs se sont abattus sur ce monde avec un but abominable, pas seulement pour s’emparer de nos périmètres de recherche et de construction et conquérir Ix. Ils ont un autre programme. S’ils avaient eu vraiment l’intention de garder Ix pour leur seul profit personnel, ils n’auraient pas démantelé autant d’usines. Et ils n’auraient pas interrompu la construction des Long-courriers nouveau modèle, pas plus que la production des makungs et autres machines qui ont fait la fortune de la Maison Vernius. Mirai hocha la tête. — Je suis d’accord. Ils visent autre chose – et ils travaillent à l’abri des portes blindées et des boucliers. Je vais peut-être finir par savoir ce qu’ils font. (Elle se leva.) Et si j’y parviens, je vous le ferai savoir. Elle se retira et, pour la première fois depuis des mois, C’tair ressentit un sentiment d’espoir. Au moins, il n’était pas le seul à combattre les Tleilaxu. Il n’y avait pas que Mirai mais des tas d’autres gens d’Ix, qui formaient autant de poches de résistance un peu partout. Sans cesse persécutées, annihilées, toujours reconstituées. Pourtant, depuis des mois il ne s’était rien passé dans la cité-caverne. Il ne pouvait se faire à l’idée qu’il lui faudrait encore attendre une occasion durant des jours ou des mois. Il avait probablement raisonné de façon trop étriquée. Oui, il devait modifier sa tactique et contacter quelqu’un à l’extérieur pour demander du secours. Il devait appeler les autres mondes, en dépit du risque qu’il courait. Et il savait déjà qui avait plus encore que lui à gagner. 27 L’Inconnu nous entoure à tout moment. C’est pour cela que nous recherchons la connaissance. Mère Supérieure Raquella BERTO-ANIRUL, Oratoire contre la Peur. Dame Anirul Corrino attendait avec la délégation colorée de la Cour de son époux Shaddam, sous le portique tarabiscoté du Palais Impérial. Tous les importants courtisans avaient revêtu leurs plus beaux habits, certains somptueux jusqu’au ridicule. On s’apprêtait à recevoir un dignitaire de marque selon la routine impériale, mais celui-là, cependant, était bien différent de tout autre… Car le Comte Hasimir Fenring s’était toujours montré une personne dangereuse. Anirul cligna des yeux dans la lumière crue du matin pour mieux observer les oiseaux chanteurs qui voletaient entre les fleurs. Un perpétuel beau temps entourait le Palais, contrôlé par les satellites qui gouvernaient les masses d’air selon une moyenne optimale. Elle sentit la brise douce familière sur ses joues : encore une journée parfaite et douce. Qui allait être troublée par l’arrivée du Comte, cependant. Même s’il avait épousé une Bene Gesserit aussi rusée que lui, Fenring continuait de donner des frissons à Anirul. Pour elle, il était enveloppé en permanence d’une aura sanglante. Anirul était la Mère Kwisatz, et elle avait accès au projet de sélection génétique des Sœurs jusque dans ses moindres détails. Elle savait que cet homme avait été élevé comme un Kwisatz Haderach potentiel dans l’une des ramifications du programme – mais il n’avait pas montré les caractères requis et s’était révélé comme une impasse biologique. Mais Fenring était doué d’un esprit extraordinairement acéré et nourrissait des ambitions menaçantes. Il passait le plus Clair de son temps comme ministre de l’épice sur Arrakis, mais il menait par le bout du nez son vieil ami d’enfance Shaddam. Anirul supportait mal cette influence dont même elle, épouse de l’Empereur, ne jouissait pas. Un carrosse ouvert traîné par deux lions dorés d’Harmonthep se présenta devant les portes et les gardes invitèrent le Comte à entrer. L’attelage s’engagea sur l’allée circulaire dans le claquement des pattes à chaussons de métal des lions et le grincement des roues. Dès qu’il s’arrêta, des laquais se précipitèrent pour ouvrir la porte ornementée de laque précieuse. Anirul était une statue vigilante et souriante. Fenring s’avança jusqu’au portique d’ardoise. Il était vêtu d’une redingote noire rehaussée d’une ceinture large cramoisie et dorée, avec les insignes voyants de son pouvoir. L’Empereur affectionnait les atours royaux et le Comte prenait plaisir à se plier à ses goûts. Il ôta son chapeau et fit une révérence avant de se redresser et de regarder Anirul avec ses grands yeux brillants. — Ma Dame, c’est pour moi un grand plaisir que de vous revoir, hmm… Anirul inclina sobrement la tête avec un sourire aimable. — Je suis heureuse de vous accueillir à nouveau sur Kaitain. Sans une seule parole ni le moindre geste de civilité, il remit son chapeau sur sa tête difforme et passa devant elle. Elle le suivit à distance, escortée des autres paons chamarrés de la Cour. Fenring avait directement accès à Shaddam et il était évident pour Anirul que le Comte se souciait peu de son hostilité, pas plus qu’il ne l’interrogeait sur les raisons de son attitude. Il ignorait l’échec qu’il représentait dans le programme de sélection génétique et la puissance potentielle qui lui avait échappé. C’est en travaillant avec Sœur Margot Rashino-Zea, qui était devenue depuis son épouse, qu’il avait arrangé le mariage de Shaddam avec une Bene Gesserit de haut rang, Anirul. L’Empereur, à l’époque, avait besoin de nouer une alliance forte et subtile après la période de transition difficile qui avait suivi la mort du vieil Elrood. Mais Shaddam, borné, ne parvenait toujours pas à comprendre que sa position était toujours aussi précaire. L’incident de Grumman n’avait été qu’un signe parmi d’autres de l’agitation qui secouait l’empire, avec les démonstrations constantes de haine et de vandalisme, les déprédations de monuments érigés en l’honneur des Corrinos. Le peuple ne craignait plus l’Empereur Padishah, et le respectait encore moins. L’Empereur semblait penser qu’il n’avait plus besoin de l’influence du Bene Gesserit, et il ne consultait plus que rarement sa vieille Diseuse de Vérité, la Révérende Mère Lobia. Et cela inquiétait Anirul. Elle avait obéi aux ordres de la Communauté en ne lui donnant pas d’héritier, mais il s’en irritait de plus en plus. L’Empire grandit, l’Empire s’effondre, mais le Bene Gesserit demeure. Elle observa le pas athlétique du Comte. Fenring, pas plus que Shaddam, ne comprenait les subtilités et les agissements secrets qui maintenaient la cohésion de l’Imperium. Les Sœurs excellaient dans les jeux d’arène de l’Histoire où les fastes et les pompes du cérémonial n’avaient aucun rôle. Comparés à la Mère Kwisatz Anirul, l’Empereur Padishah et Hasimir Fenring étaient de simples amateurs. Mais de cela, ils n’avaient pas conscience. Elle sourit en elle-même et les Sœurs de l’Autre Mémoire se réjouirent avec elle. Elles avaient vécu des milliers d’années auparavant, mais restaient ses compagnes fidèles. Le programme génétique multimillénaire atteindrait sous peu son apogée avec la naissance du mâle Bene Gesserit dont les pouvoirs seraient prodigieux. Encore deux générations… si tous les schémas aboutissaient. Depuis qu’elle était à la Cour, dans le rôle d’épouse dévouée, Anirul tirait toutes les ficelles, contrôlait chaque nouveau développement. Elle commandait à distance la Révérende Mère Mohiam, sur Wallach IX, qui travaillait avec la fille secrète qui était née de son accouplement avec le Baron Harkonnen. De même qu’elle surveillait toutes les autres Sœurs qui échafaudaient plan sur plan pour mettre Jessica en contact avec la Maison des Atréides. Fenring ne ralentissait pas : il connaissait par cœur tous les itinéraires du Palais, bien mieux que Shaddam lui-même. Il franchit un dernier seuil dallé d’émaux précieux et pénétra dans la Salle d’Audience Impériale. Elle recelait des trésors artistiques venus de tous les mondes de l’Imperium, mais Fenring connaissait tout cela par cœur. Il tendit son chapeau à un valet et s’avança vers le Trône du Lion d’Or, encore distant. Anirul demeura près d’une des colonnes massives tandis que les courtisans se dispersaient en groupes bavards, l’air important. Discrètement, elle se glissa entre les statues précieuses vers une alcôve acoustique particulière d’où elle pouvait mieux entendre. Shaddam IV, quatre-vingt-cinquième Corrino à occuper le trône impérial bleu-vert translucide, arborait une tenue militaire avec décorations pendantes, médailles et rubans. Sous son poids, il parvenait à peine à bouger. Lobia, la Diseuse de Vérité, se tenait elle aussi dans une alcôve, à côté du trône. Elle était la troisième pièce du triangle de conseil de Shaddam avec le Chambellan de la Cour, Ridondo, et le Comte Fenring (quoique Shaddam ne le consultât guère en public depuis l’annonce de son bannissement). Shaddam refusait la présence de son épouse. Quant aux quinze autres Sœurs Bene Gesserit présentes dans le Palais, elles n’étaient que des ombres qui glissaient silencieusement loin dans d’autres salles. Selon la volonté de l’Empereur. Leur loyauté envers lui était absolue, surtout depuis son mariage avec Anirul. Certaines servaient comme dames de compagnie, tandis que d’autres avaient la charge des enfants royaux, Irulan, Chalice et Wensicia dont elles seraient un jour les tutrices. L’Observateur Impérial sur la planète traversa encore un tapis incarnat avant de gravir les degrés qui accédaient au dais. Quand il s’arrêta et s’inclina avant de redresser la tête en souriant, Shaddam se pencha vers lui. Anirul elle-même ignorait pour quelle raison le Comte avait regagné Kaitain en toute hâte. Mais l’Empereur n’avait pas l’air satisfait. — Hasimir, en tant que serviteur du trône, j’attendais que vous me teniez au courant des événements qui sont de votre domaine. Votre dernier rapport est incomplet. — Hmm… mes excuses, Votre Altesse, si vous croyez que j’aie pu omettre un élément important. (Fenring s’exprimait sur un ton rapide tandis que son esprit explorait diverses possibilités, essayant de deviner la source du courroux de Shaddam.) Je ne souhaite nullement vous importuner avec des trivialités dont je suis à même de me charger. (Son regard allait de droite à gauche, vif, calculateur.) Hmm… Et quelle est donc votre préoccupation, Sire ? — L’on m’a dit que les Harkonnens perdaient une quantité d’hommes et d’équipement du fait de la guérilla sur Arrakis. La production d’épice chute de nouveau et j’ai été importuné par de nombreuses plaintes de la Guilde Spatiale. Quelle est la part de vérité ? — Hmm, mon Empereur, les Harkonnens se plaignent à l’excès. Peut-être est-ce là un artifice pour faire monter le prix du Mélange sur le marché ouvert ou justifier une demande de réduction des tarifs impériaux ?… Quelles explications fournit le Baron ? — Je n’ai pu le lui demander, fit Shaddam, en déclenchant son piège. Selon les rapports qui viennent de me parvenir par Long-courrier, le Baron s’est rendu sur Wallach IX à bord d’une frégate armée. Que signifie tout ceci ? Troublé, Fenring haussa les sourcils, puis caressa son long nez. — L’École Mère du Bene Gesserit. Honnêtement, je n’étais pas au courant. Le Baron n’est pas du genre à aller consulter les Sœurs. Anirul était tout aussi étonnée que lui. Qu’est-ce que le Baron Harkonnen était allé faire sur Wallach IX ? Il ne cherchait certainement pas des conseils, car il n’avait jamais tu sa haine des Sœurs depuis qu’elles l’avaient obligé à procréer une seconde fille en parfaite santé pour le programme de sélection. Et avec un vaisseau de guerre ? Elle ralentit son rythme cardiaque. Mais ces informations n’avaient rien de réconfortant. — Hasimir, vous n’êtes pas très doué comme Observateur, n’est-ce pas ? grinça Shaddam. Et puis, vous savez, on a défiguré bizarrement la statue la plus coûteuse de ma personne à Arsunt… Ça se situe très exactement dans votre cour, non ?… Tout soudain, on pouvait lire de l’étonnement dans les grands yeux noirs du Comte. — On ne m’a rapporté aucun acte de vandalisme à Arsunt, Sire. Quand cela s’est-il produit ? — Quelqu’un a pris la liberté d’ajouter des parties génitales normales au-devant de mon impériale reproduction statufiée – mais comme le coupable a conçu mes organes nobles d’une telle petitesse, le délit n’a été découvert que récemment. Fenring eut quelque mal à réprimer un rire. — Sire… c’est là une chose très… regrettable. — Je ne trouve pas cela aussi amusant, surtout quand s’y ajoutent d’autres insultes et outrages, et ce depuis des années. Qui peut commettre tout ça ? Brusquement, Shaddam se leva et balaya de la main le devant de sa tunique, à grand bruit de médailles et de pendeloques. — Hasimir, venez me retrouver dans mes appartements. Nous devons discuter de tout cela par le menu. Quand Fenring acquiesça d’un air hautain mais trop lentement, Anirul prit conscience que cette discussion qu’il avait eue avec Shaddam n’était qu’une comédie, même si les affronts qu’il avait mentionnés étaient bien réels. Le Comte était venu pour un tout autre motif dont les deux complices devaient débattre en privé. Les hommes sont tellement maladroits lorsqu’ils tentent de dissimuler des secrets. Ces secrets, certes, songea Anirul, devaient être bien intéressants, mais elle se préoccupait avant tout de ce que le Baron visait en se rendant sur Wallach IX. Elle échangea quelques signes de main avec Lobia. Le message serait avant peu expédié vers l’École Mère et la Révérende Mère Harishka aurait tout le temps de mettre au point avec sa rouerie ancienne une riposte appropriée. 28 La pensée, ainsi que les méthodes par lesquelles elle se communique, crée inévitablement un système pénétré par des illusions. Enseignement Zensunni. La canne du Baron cliquetait dans les couloirs sombres. Suivi de ses six gardes, il s’efforçait de ne pas se laisser distancer par Cristane, l’arrogante sorcière. — Votre Mère Supérieure n’a pas le choix. Elle doit m’écouter, et si elle ne me donne pas le traitement qu’il me faut, l’Empereur saura tout des crimes commis par votre Communauté. Cristane l’ignora et continua sans se retourner. D’un geste désinvolte, elle rejeta en arrière ses cheveux châtains. La nuit était humide sur Wallach IX. Au-dehors, une brise froide chuchotait. Les murs étaient baignés par la clarté jaune des globes brilleurs. Des ombres passaient, furtives, et le Baron avait le sentiment d’être dans un immense caveau. Et qui le serait sûrement s’il venait à porter son affaire devant le Landsraad. Toute violation de la Grande Convention était la faute suprême, le crime absolu qu’avaient commis les sorcières. Il détenait tous les atouts. Ils passèrent devant quelques brilleurs déréglés et, dans le halo puisant, Cristane parut s’effacer hors de sa vue. Elle jeta un bref regard derrière elle mais sans l’attendre. L’un des gardes se porta à hauteur du Baron pour lui venir en aide, mais il le repoussa et s’efforça de presser le pas. Un frisson lui parcourut l’échine, comme si quelqu’un venait de murmurer un sort au creux de son oreille. Les Sœurs avaient des dons secrets pour le combat, et il devait y en avoir des cohortes dans ce repaire. Que se passerait-il si la Mère Supérieure traitait par le mépris ses accusations ? Si elle pensait qu’il bluffait ? Même ses soldats ne pourraient le défendre, et elles l’assassineraient là, dans leur antre obscur, si l’envie leur en venait. Mais il savait qu’elles n’oseraient pas. Pourquoi se cachent-elles toutes ? (Il sourit.) Elles doivent avoir peur de moi, oui, c’est ça… Avec un grognement, il résuma une fois encore dans son esprit haineux les exigences qu’il allait présenter. Il y en avait trois et elles étaient très simples : qu’on lui donne un traitement pour le mal dont il souffrait, qu’on lui livre Gaius Helen Mohiam intacte pour les épreuves qu’il allait lui infliger, et qu’on lui restitue les deux filles qu’on l’avait contraint à engendrer. Le Baron éprouvait une vive curiosité quant aux plans que les sorcières avaient pu concevoir, mais si elles se montraient intraitables, il était prêt à leur concéder ce dernier point. Et puis, que ferait-il de deux pisseuses ?… Mais cela lui laissait une marge de négociation. Il entrevit vaguement la silhouette de Cristane à l’instant où elle tournait à l’angle d’un autre couloir. Les brilleurs pulsaient comme autant de cœurs de soufre saturés de statique, il avait mal à la tête et sa vision devenait trouble. En arrivant à l’angle, le Baron et ses hommes découvrirent un couloir désert. Cristane avait disparu. Les murs de pierre renvoyèrent en échos lugubres leurs cris de stupéfaction étouffés. Un vent étrange, faible et frais, un souffle issu du tombeau, souleva la toge du Baron. Il ne put réprimer un frisson. C’est alors qu’il perçut un chuchotement infime, un frôlement, un piétinement de rongeurs sous la pierre. Mais il ne décela aucun mouvement. — Allez en reconnaissance ! lança le Baron en donnant une bourrade au chef de son escorte. Voyez où elle est allée ! L’un des gardes décrocha son fusil-laser et se précipita dans le couloir. L’instant d’après, il cria : — Rien ici, mon Seigneur Baron. (Sa voix avait une résonance bizarre, creuse, comme s’il se trouvait en un lieu qui aspirait la lumière et le son.) Je ne vois personne nulle part. Le Baron était sur le qui-vive. Un filet de sueur glacée ruisselait dans son dos et il plissait les yeux, plus consterné qu’effrayé. — Fouillez tous les passages et toutes les pièces du secteur et faites-moi un rapport. (Il regarda ses hommes, décidé à ne pas se laisser prendre dans un piège.) Et ne soyez pas aussi nerveux : vous risquez de vous tirer dessus. Ils se dispersèrent et il n’entendit plus que le silence. Le silence du tombeau, du maudit mausolée de glace. Il boitilla jusqu’à une alcôve proche et s’appuya au mur avec le sentiment d’être à l’abri. Il sortit de son étui son pistolet à fléchette et vérifia le chargeur de projectiles empoisonnés… Et retint son souffle. Un brilleur clignotait au-dessus de sa tête sur un rythme lent, hypnotique. Un soldat revenait vers lui à grand bruit de bottes, haletant. — Venez avec moi, mon Seigneur. Il faut que vous voyiez ça ! L’homme le précéda, nerveux, jusqu’à une courte volée de marches qui accédait à une bibliothèque. Des livres-films y tournaient encore, et les commentaires murmurés emplissaient la salle vide dont tous les spectateurs avaient disparu. Sur les sièges, des creux dans les coussins révélaient qu’ils avaient été présents peu de temps auparavant. Ils s’étaient tous retirés sans même prendre la peine d’arrêter les films. Il en était de même dans les autres salles que le Baron visita avec ses hommes. Son inquiétude grandissait d’instant en instant. Ils passèrent dans d’autres bâtiments, tout aussi vides. Personne, il n’y avait plus personne dans l’École de Wallach IX. Et même lorsque les hommes du Baron se servirent de leurs scanners, ils ne décelèrent aucune trace de vie, même primitive. Où donc les sorcières étaient-elles passées ? Dans les catacombes ? Et qu’était devenue Cristane ? Le Baron avait le visage brûlant de fureur. Comment présenter ses exigences à la mère de toutes ces sorcières s’il ne parvenait pas à la trouver ? Essayait-elle de gagner du temps ? En évitant la confrontation immédiate, elle avait déjà court-circuité sa revanche. Elle croyait vraiment qu’il allait repartir ? Il détestait cette impression d’impuissance. D’un coup de canne, il détruisit un lecteur de film, puis d’autres, aveuglément Heureux de cette occasion, ses gardes l’imitèrent et se mirent à renverser les tables, à arracher les étagères et à lancer des livres pesants à travers les vitres. Mais cela ne menait à rien et le Baron dit très vite : « Assez ! » Avant d’enfiler un autre couloir. Pour se retrouver dans un vaste bureau. Une annonce en caractères dorés lui apprit que c’était là que travaillait la Mère Supérieure. La table sombre et polie était dépourvue du moindre objet, registre ou livre-film. Le fauteuil était à angle droit, comme si on l’avait repoussé brutalement. De l’encens achevait de brûler dans une soucoupe de céramique, répandant une faible senteur de clou de girofle. Il la lança sur le sol où elle se fracassa dans un jaillissement de cendres. Maudites sorcières ! Il frissonna en battant en retraite avec ses hommes. Brusquement, au-dehors, il se sentit perdu : une impression déconcertante et étrangère pour lui. Comment regagner la navette ? Lui et ses hommes ne parvenaient pas à se mettre d’accord. Le Baron sortit dans un parc extérieur et s’engagea dans une coursive qui conduisait à un imposant immeuble de stuc et de bois où brillaient des lumières. Dans l’immense réfectoire, des centaines de plats encore fumants étaient disposés sur les longues tables géométriquement alignées par rapport aux bancs. L’endroit était totalement désert. L’un des soldats pécha un bout de viande dans un plat de ragoût. — Laissez ça ! aboya le Baron. Ça peut être un poison intradermique. C’était tout à fait le genre de subterfuge que les sorcières pouvaient employer. Le soldat recula, apeuré. Le chef observa les lieux de son regard pâle. Son uniforme était humide de transpiration. — Elles étaient ici il y a quelques minutes à peine. On sent encore la nourriture. Avec un juron, le Baron balaya des assiettes et des tasses qui se brisèrent à grand fracas. Le silence fut plus lourd ensuite. Ses hommes braquaient leurs détecteurs dans toutes les directions, sondant le sol aussi bien que les parois. — Vérifiez le calibrage de vos détecteurs de vie ! lança le Baron. Ces sorcières sont là, quelque part, bon sang ! Il écumait et les frissons passaient maintenant en vagues rapides sur sa peau en feu. Il lui sembla entendre un rire lointain et moqueur qui se perdit dans le silence oppressant. — Vous voulez qu’on mette le feu à tout ça, mon Seigneur ? demanda le chef d’un ton avide. Le Baron eut la vision brève de l’École Mère en flammes, de tous ces trésors de connaissance, de sagesse et d’histoire, de toutes ces archives secrètes se consumant en un brasier prodigieux. Les sorcières noires seraient peut-être alors prises au piège dans leurs tanières cachées, dans leurs trous de rats où elles rôtiraient toutes vives. Un spectacle savoureux ! Mais il secoua la tête : la réponse était évidente, même si elle le rendait fou de colère. Jusqu’à ce que les Sœurs lui fournissent le traitement dont il avait désespérément besoin, il ne pouvait écraser le Bene Gesserit. Ensuite… il rattraperait le temps perdu. 29 Il n’y a pas de réalité – notre ordre seul s’impose avant tout. Dictum de base du Bene Gesserit. Pour Jessica, c’était comme un jeu d’enfant… si ce n’est que celui-ci était mortellement grave. Des centaines de Sœurs se pressaient dans le réfectoire, s’agitant comme des chauves-souris dans leurs robes noires, s’amusant des pitreries du Baron Vladimir qu’elles manipulaient comme un pantin. Certaines s’étaient accroupies sous les tables, mais Jessica et Mohiam restaient appuyées à la cloison. Toutes étaient en phase de respiration silencieuse et toutes se concentraient sur l’illusion sans échanger le moindre chuchotement. Elles étaient parfaitement visibles, mais les Harkonnens stupéfiés ne pouvaient les voir ni les entendre. Le Baron ne discernait que ce que le Bene Gesserit souhaitait qu’il voie. La Mère Supérieure Harishka était restée à sa place, en bout de table, et souriait comme une collégienne ravie d’un bon tour. Elle avait peu à peu croisé ses bras frêles au spectacle des Harkonnens affolés. L’un des soldats passa à quelques centimètres de Jessica, leva son traceur et effleura son visage. Mais il ne lut que les fausses indications émises par les Sœurs. Sur le voyant, les données négatives défilaient : il n’y avait pas ici âme qui vive. Si l’on ne pouvait manipuler facilement les appareils, il en allait autrement des hommes. La vie est une illusion que nous pouvons façonner au gré de nos besoins, se dit Harishka, se souvenant des leçons de la Mère Mohiam. Chaque Acolyte apprenait à duper la vue, le plus vulnérable des sens humains. Et il suffisait aux Sœurs, pour être indécelables, de ne plus faire de bruit, d’étouffer leurs mouvements les plus légers. Dès qu’elle avait appris l’arrivée du Baron, elle avait convoqué toutes les Sœurs dans le réfectoire principal. — Le Baron croit être le maître de la situation. Il pense qu’il nous intimide, et nous devons annihiler sa puissance, lui faire prendre conscience qu’il est impotent et que sa crise de rage n’est qu’un éclat de mots creux dans une salle vide. Toutes les Sœurs travaillaient de concert afin de maintenir l’illusion. Sans cible sur laquelle frapper, leur ennemi n’était plus qu’un pantin. — Il faut gagner du temps pour réfléchir à cette situation… et donner aussi du temps au Baron pour qu’il commette des fautes de son côté. Les Harkonnens ne sont pas réputés pour leur patience. Le Baron frôla sans le savoir Sœur Cristane, qui feinta en douceur. Et il jura : — Par l’enfer, c’était quoi ? (Il pivota et décela un souffle d’air, l’odeur évanescente d’un tissu.) J’ai entendu comme un bruissement de robe ! Ses hommes levèrent leurs armes, mais ils ne voyaient toujours rien sur quoi tirer. Jessica échangea un sourire avec Harishka. Il y avait dans son regard d’ordinaire grave une étincelle d’amusement féroce. Elle observait les Harkonnens déconcertés et agités comme un oiseau de proie. Il avait été décidé qu’en préambule de l’hypnose dont le Baron et ses hommes étaient prisonniers, Sœur Cristane devrait leur apparaître réellement afin de les guider vers le centre de la toile. Ensuite, peu à peu, elle s’était effacée tandis que les Sœurs concentraient leurs pensées sur les victimes désignées. Le Baron se rapprochait de Jessica, le visage déformé par la fureur. Elle se dit qu’il lui suffisait de tendre le pied pour le faire chuter, mais elle y renonça. Mohiam se porta furtivement au côté du Baron. — Vous allez connaître la peur, Baron. Le chuchotement dirigé et maléfique ne parvenait qu’aux seules oreilles du Baron. Pour le seul usage de cet homme qu’elle abominait entre tous, elle susurrait sur un mode à peine audible une cruelle parodie de la Litanie contre la Peur du rituel Bene Gesserit. — Tu connaîtras la peur, car la peur tue l’esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l’oblitération totale. (Elle contourna le Baron et souffla dans sa nuque :) Tu n’affronteras pas ta peur. Elle passera au travers de toi et t’infectera. Le Baron agita les mains comme pour repousser un insecte gênant, avec une expression troublée. — Et quand nous regarderons son chemin, il ne restera rien de toi. Plus rien que nous. Les Sœurs. Le Baron était pétrifié, le visage blafard, ses joues flasques agitées de tics. Ses yeux noirs se portèrent sur sa gauche, à l’endroit précis où Mohiam s’était tenue quelques secondes avant. Il lança sa canne d’un geste violent, si violent qu’il perdit l'équilibre et tomba. — Sortez-moi de là ! hurla-t-il. Deux de ses gardes l’aidèrent à se relever. Le chef les précéda jusqu’à la coursive extérieure, laissant quelques hommes en arrière-garde. Sur le seuil, le Baron hésita. — Maudites sorcières ! Comment allons-nous retrouver notre chemin ? — C’est à droite, mon Seigneur, fit le chef d’un ton décidé. Il écoutait sans le savoir les indications que Cristane lui chuchotait au creux de l’oreille. En regagnant la navette, ils découvriraient qu’elle était déjà en pilotage automatique, prête à franchir les chicanes complexes de défense planétaire jusqu’à la frégate en orbite. Frustré, écumant, impuissant, le Baron marmonna : — Elles n’oseraient quand même pas s’attaquer à moi. Tout près de lui, invisibles, quelques Sœurs ricanèrent. Et lorsque les Harkonnens repartirent comme des chiens de chasse, la queue entre les jambes, des rires fantomatiques résonnèrent dans le réfectoire. 30 L’on prend souvent l’immobilité pour la paix. L’Empereur Elrood CORRINO IX. Rhombur et Tessia, sa nouvelle concubine, se promenaient dans le domaine du Castel Caladan. Elle s’amusait de découvrir que le Prince en exil était plus un jeune homme maladroit et excité que le sombre héritier d’une Maison renégate. La matinée était ensoleillée et de longs nuages venus de la mer s’entrelaçaient dans le ciel. — Il m’est difficile d’apprendre à vous connaître tant vous m’adulez, mon Prince, dit-elle tandis qu’ils s’engageaient sur un sentier à flanc de colline. À l’évidence, il ne se sentait pas à l’aise. — Euh… d’abord, appelez-moi Rhombur. Elle haussa les sourcils et une étincelle brilla dans ses jolis yeux noisette. — Oui, je suppose que c’est un début. Il s’empourpra. — Vous avez dû me séduire, Tessia. (Il s’arrêta pour cueillir une marguerite sur le talus et la lui tendit.) En tant que fils d’un Comte notoire, je suppose que je ne devrais pas faire cela, non ?… Elle accepta la fleur qu’elle fit tourner d’un air modeste devant ses yeux pétillants d’intelligence. Puis elle arracha les pétales un à un et son expression se fit tendre et intime. — Je suppose que l’exil a ses avantages. Personne ne remarque vos entichements. Elle pointa soudain un doigt sévère sur lui. « Bien que je pense que j’aurais plus de respect pour vous si vous faisiez quelque chose pour relever le déshonneur qui est tombé sur votre famille. On sait depuis longtemps que l’optimisme n’a jamais apporté grand-chose à quiconque, n’est-ce pas ? Vous vous dites que tout va s’arranger, vous pensez qu’il vous suffit de rester là à vous plaindre ? Mais parler ce n’est pas agir. Surpris, Rhombur balbutia : — Mais, je… euh… j’ai adressé pétition sur pétition à l’Ambassadeur Pilru. Est-ce que mon peuple oppressé ne va pas tenter de repousser les envahisseurs ? Est-ce qu’il… est-ce qu’il ne guette pas mon retour ? D’un jour à l’autre, je m’attends à retourner là-bas, sur ma planète, pour revendiquer le nom de ma famille. — Mais si vous restez tranquillement assis en espérant que votre peuple fasse le travail pour vous, alors vous ne méritez pas de le diriger. N’avez-vous donc rien appris auprès de Leto Atréides ? (Tessia posa les mains sur ses hanches fines.) Si vous avez l’intention de devenir Comte, Rhombur, il faut obéir à vos passions. Et obtenir de meilleures informations. Piqué au vif par la justesse de son invective, il se sentait gêné mais dans une impasse. — Comment, Tessia ? Je n’ai pas d’armée. L’Empereur Shaddam refuse d’intervenir, de même que le Landsraad. Ils m’ont seulement accordé l’amnistie quand ma famille est devenue renégate. Que puis-je faire d’autre ? D’un geste déterminé, elle le saisit par l’épaule. — Si vous le permettez, je puis faire quelques suggestions. On nous éduque dans de nombreux domaines, sur Wallach IX, y compris la politique, la psychologie, la stratégie… N’oubliez jamais que je suis une Bene Gesserit, et non une fille de compagnie. Je suis intelligente, cultivée, et je sais voir bien des choses qui vous échappent. Ils avaient repris leur promenade et Rhombur essayait de rétablir le calme dans ses pensées. Il demanda d’un ton soupçonneux : C’est pour cela que les Sœurs vous ont envoyée ici ? Pour que vous soyez ma concubine avec la mission de me restituer Ix ? — Non, mon Prince. Je vous le déclare en toute honnêteté, quoique je ne puisse vous cacher que le Bene Gesserit préférerait que la Maison Vernius reprenne le pouvoir et demeure stable. Traiter avec le Bene Tleilax est bien plus difficile et… déconcertant. Tessia passa la main dans ses cheveux courts. — Quant à moi, j’aimerais mieux être la concubine d’un Comte au Grand Palais d’Ix que d’un prince en exil qui ne survit que par la bonne grâce d’un jeune Duc généreux. Rhombur, la gorge nouée, cueillit une autre fleur avant de répondre : — Moi aussi, Tessia, j’aimerais bien être cet homme-là. Leto, depuis le balcon, observait Rhombur et Tessia qui flânaient main dans la main entre les fleurs sauvages qui ondoyaient sous la brise océane. Il avait le cœur lourd et ne pouvait s’empêcher d’envier son ami qui paraissait marcher dans les airs, comme s’il avait oublié tous les problèmes de son peuple humilié. C’est alors qu’il sentit le parfum de Kailea, une bouffée douce et florale où la jacinthe se mêlait au muguet. Il ne l’avait pas entendue venir. En se retournant, il se demanda depuis combien de temps elle l’observait, guettant les amants désormais inséparables. — Elle lui fait du bien, dit Kailea. Je n’ai jamais guère aimé les Sœurs, mais disons qu’elle est une exception. Il rit doucement. — Oui, il me paraît très épris d’elle. Un parfait exemple des cours de séduction Bene Gesserit. Kailea pencha la tête : elle était adorablement maquillée, avec un peigne incrusté de pierres précieuses dans ses cheveux. Il l’avait toujours trouvée séduisante, mais en cet instant précis, dans la lumière du matin, elle était bouleversante. — Pour que mon frère soit heureux, il faut bien plus que des exercices de duel, des fêtes et des parties de pêche. Il est comme tout homme. Elle vint auprès de lui dans le soleil et il eut le sentiment soudain et pénible de leur solitude. Avant la chute d’Ix, alors qu’elle était la fille d’une puissante Maison du Landsraad, Kailea Vernius aurait été un parti parfait pour l’héritier des Atréides. Avec le temps, normalement, le Vieux Duc Paulus et le Comte Vernius auraient pu arranger un mariage. Mais les choses étaient à présent bien différentes. Leto ne pouvait nouer un lien avec la fille d’une Maison renégate qui, en théorie, était sous la menace d’une sentence de mort si jamais elle se mêlait de politique. En tant que noble, Kailea ne pourrait plus être qu’une maîtresse, comme n’importe quelle petite villageoise du littoral. Mais Leto avait du mal à faire taire son émotion quand elle était près de lui. Et puis, un Duc n’avait-il pas droit à une concubine selon ses caprices ? Kailea n’aurait pas à en rougir, car ses espérances étaient limitées. — Alors, Leto, qu’attendez-vous ? (Elle se rapprocha encore et le bout d’un sein effleura son bras. Perdu dans son parfum, il avait soudain l’esprit en feu.) Vous êtes le Duc. Vous pouvez avoir ce que vous désirez. Elle avait chuchoté ces dernières paroles avec un accent rauque. — Et… qu’est-ce donc qui vous fait penser que je désire quoi que ce soit en particulier ? répondit-il d’une voix qui lui parut étonnamment creuse. Elle eut un sourire modeste. — Vous êtes certainement habitué à prendre des décisions difficiles, maintenant, non ?… Il hésita, paralysé. Mais oui. Qu’est-ce que j’attends ? Ils se portèrent l’un vers l’autre dans la même fraction de seconde et il la serra contre lui avec un long soupir où le soulagement se mêlait à la passion. Leto tenait audience. Un gamin de dix ans voulait lui montrer le faucon de mer qu’il avait élevé depuis qu’il était tombé du nid. C’était maintenant un prédateur redoutable à la crête flamboyante. Il s’envola du gant de cuir de l’enfant et plana au-dessus de la cour du Castel au grand effroi des moineaux nichés dans les solives avant de revenir docilement dès que l’enfant siffla. Leto adorait s’occuper des petits détails quotidiens de la vie. À quelques pas du Castel Caladan, il mesurait l’importance de ses décisions par rapport aux gens du peuple. L’Imperium, cet État formidable composé de « millions de mondes », était pour lui trop abstrait, aux limites de l’imaginable, trop lointain pour avoir de l’importance. Mais pourtant, il le savait, à cause de conflits comme celui entre Ecaz et Grumman, à cause de l’inimitié entre de grandes Maisons comme celle des Atréides et des Harkonnens, ailleurs, des populations souffraient. Depuis longtemps, il était une cible désignée pour un mariage : de nombreux membres du Landsraad apprécieraient une alliance avec la Maison des Atréides, la naissance d’une lignée nouvelle. Devrait-il accepter l’une des filles de l’Archiduc Armand Ecaz ou céder aux propositions plus prometteuses d’une autre Maison ? Il devait se plier aux lois du jeu dynastique tel que son père le lui avait enseigné. Bien sûr, il désirait Kailea depuis si longtemps… Mais l’épouser serait un suicide politique. Pourtant, elle n’en restait pas moins belle et désirable. Rhombur lui avait suggéré de la prendre comme concubine. Kailea n’aurait pas à rougir d’être la maîtresse élue d’un Duc Atréides. À vrai dire, son statut sur Caladan, car elle ne dépendait que d’une amnistie momentanée et sans garantie. Non loin de lui, un personnage chauve ouvrit un panier dans une bouffée d’odeur fétide. Deux gardes de la Maisonnée se rabattirent sur lui, mais reculèrent en le voyant brandir un poisson qui devait être mort depuis des jours, dans un nuage de mouches. Leto s’assombrit, attendant une insulte, mais le pêcheur se roidit, réalisant tout à coup le malentendu. — Oh, non, non, mon Seigneur Duc ! Ce n’est pas une offrande. Pas du tout. Regardez plutôt. Ce poisson est couvert d’ulcères. Toute ma pêche était comme ça dans les mers du Sud. (Oui, remarqua Leto, le ventre du poisson était comme rongé par la lèpre.) Les bancs de kelp sont en train de périr et ils puent à des milles à la ronde. Il se passe quelque chose de pas normal et je me suis dit qu’il fallait que vous le sachiez. Leto se tourna vers Thufir Hawat. — Qu’en penses-tu ? Une poussée de plancton ? Le vieux Mentat acquiesça. — Qui aura probablement tué les algues. Elles sont en train de pourrir. Et la maladie se répand parmi les poissons. Leto revint au pêcheur, qui referma précipitamment son panier et le dissimula derrière son dos dans une vaine tentative pour effacer l’odeur. — Merci d’avoir attiré notre attention, lui dit-il. Il va falloir mettre le feu au kelp mort, et sans doute ajouter des agents nutritifs dans l’eau pour rétablir l’équilibre entre le plancton et les algues. — Excusez-moi pour l’odeur, mon Seigneur, dit le pêcheur tandis que les gardes emportaient son panier à bout de bras. — Sans vous, je n’aurais pas été avisé de ce problème avant des semaines, dit Leto. Vous avez ma gratitude. En dépit de la ceinture efficace de satellites et de stations de Caladan, Leto était le plus souvent tenu au courant – rapidement et en détail – par les gens du peuple. Une femme se présenta pour lui offrir un poulet primé de son élevage. Deux hommes lui succédèrent : ils étaient en querelle au sujet des limites de leurs rizières et de la valeur d’un verger qui avait été ravagé à la suite d’une rupture de digue dans les pays bas. Puis vint une vieille dame qui offrit à Leto un sweater épais qu’elle avait tricoté pour lui, suivie d’un jeune père qui voulait que Leto touche simplement le front de sa fille… Une matinée de routine pour un Duc. Tessia était sortie sur le balcon de l’appartement qu’elle partageait avec Rhombur. Le Prince et Leto discutaient de politique : les actes de vandalisme inquiétants sur les monuments de la Maison de Corrino, la santé déclinante du Baron Vladimir Harkonnen, l’escalade du pénible conflit entre Moritani et Ecaz (même après l’envoi d’un contingent de Sardaukar pour garantir la paix sur Grumman), et les efforts persistants du corps diplomatique de Leto pour raisonner les parties. La conversation en vint à la tragédie de la Maison Vernius et à l’imposture de longue date du Bene Tleilax sur Ix. Rhombur, comme toujours, exprima son ressentiment, mais il n’avait encore jamais eu le courage d’exiger ce qui lui était dû de par sa naissance. À l’abri sur Caladan, il semblait avoir peu à peu abandonné ou remis à plus tard sa vengeance. Tessia avait écouté jusque-là chacun de leurs propos, mais elle en eut soudain assez. À l’École Mère, elle avait lu des archives denses sur le cas de la Maison Vernius. Elle partageait l’intérêt de Rhombur pour l’histoire des technologies et de la politique qui s’y attachait. Même si elle connaissait bien les plans complexes et les rouages du dispositif de la Communauté, elle avait le sentiment d’être faite pour lui et, par conséquent désignée pour l’inciter à passer à l’action. Elle détestait le voir bloqué, inerte. Elle interrompit les deux amis en posant entre eux un plateau d’argent avec des cruches de bière brune. Surpris, ils levèrent les yeux sur elle. Ce soir-là, elle portait une longue robe noir et jaune à col calice. Elle s’adressa à son Prince : — Je vous ai d’ores et déjà promis mon aide, Rhombur. À moins que vous ne fassiez quelque chose pour venger l’injustice dont les vôtres ont été victimes, ne continuez pas à vous plaindre dix ans encore. (Elle leva le menton d’un air décidé en se détournant.) Pour ma part, je ne veux plus en entendre parler. Leto surprit l’éclat intense de son regard et, stupéfait, la regarda sortir dans un bruissement soyeux. — Eh bien, Rhombur, j’aurais pensé qu’une Bene Gesserit se montrerait plus… circonspecte. Est-elle toujours aussi tranchante ? Rhombur paraissait abasourdi. Il se versa un verre de bière qu’il lampa d’un trait. — Comment Tessia, en l’espace de quelques semaines, a-t-elle su exactement ce que je désirais entendre ? Peut-être vous êtes-vous montré trop gentil avec nous durant toutes ces années, Leto. Auprès de vous, je me suis senti à l’aise, alors que mon père se terre quelque part et que mon peuple est asservi. (Il cligna des yeux.) Mais ça ne s’arrangera pas tout seul, n’est-ce pas ? Leto l’observa longuement. — Non, mon ami. Ça ne s’arrangera pas. Une expression de sombre détermination apparut sur son visage. — Je devrais peut-être faire un geste marquant, retourner sur ma planète à bord d’une frégate diplomatique avec toute une escorte. Je pourrais en louer une, je suppose. Et je me poserais dans le canyon du port d’Ix. Je revendiquerais mes biens en public, j’exigerais que les Tleilaxu évacuent Ix. (Il soupira.) Que croyez-vous qu’ils diraient ? — Ne soyez pas inconscient. (Leto secoua la tête en se demandant si son ami ne plaisantait pas amèrement.) Je pense qu’ils vous feraient prisonnier et se livreraient à des expériences biologiques sur votre personne. Vous seriez découpé en morceaux et termineriez dans une dizaine de leurs cuves axolotl. — Par tous les enfers vermillon, Leto, que puis-je faire d’autre ? (Rhombur se redressa brusquement.) Si vous voulez m’excuser… J’ai besoin de réfléchir. Il monta jusqu’à sa chambre et ferma la porte. Leto resta longtemps immobile à boire sa bière à petites gorgées. Puis il regagna son bureau pour étudier et parapher les documents qui s’étaient empilés. Tessia, qui avait attendu sur le balcon, redescendit enfin pour retrouver Rhombur. Assis sur le lit, il regardait le tableau qui représentait ses parents et que Kailea avait peint en souvenir des jours dorés du Grand Palais. Dominic Vernius et Shando étaient en tenue d’apparat. Le Comte portait un uniforme blanc avec, sur le hausse-col, l’hélice violette et cuivrée de la Maison d’Ix. Quant à Shando, elle était dans une robe lavande de soie merh. Tessia massa doucement les épaules de son prince. — J’ai eu tort de vous laisser seul avec le Duc. Vous m’en voyez désolée. Il lut une compassion et une tendresse sincères dans ses yeux noisette. — Pourquoi vous excuser ? Vous avez raison, Tessia, même si j’ai quelque mal à l’admettre. J’ai sans doute honte. J’aurais vraiment dû agir pour venger mes parents. — Pour venger tous les vôtres – et libérer votre peuple. (Elle eut un soupir exaspéré.) Rhombur, mon Prince, souhaitez-vous donc rester ainsi, passif, abattu, résigné… ou triomphant ? Je veux seulement vous venir en aide. Les mains de Tessia travaillaient sur ses muscles noués avec une force surprenante chez une créature aussi gracile. Elle les détendait, les réchauffait doucement. C’était comme une drogue douce, apaisante, et il lutta contre le sommeil où il oublierait ses soucis. Il secoua la tête et demanda : — J’ai abandonné sans même combattre, n’est-ce pas ? Les doigts de Tessia glissèrent vers ses reins, éveillant son désir. — Ce qui ne veut pas dire que vous ne puissiez le faire maintenant. L’air intriguée, Kailea tendit un paquet noir et brillant à son frère. — Rhombur, il porte le blason de notre famille. Un Messager vient de l’apporter de Calaville. Perplexe, il regarda l’hélice des Vernius. Il n’y avait pas d’autre marque sur le paquet. À l’instant où il commençait à le découper avec un petit couteau de pêche, Tessia fit son apparition en négligé. Il plissa les sourcils en sortant une feuille de cristal ridulien couverte de lignes, de traits et de triangles. Puis il retint son souffle. — On dirait un message en sub rosa, un code de bataille ixien à encryptage géométrique. Kailea plissa les lèvres. — Père m’a enseigné les arcanes des affaires, mais pas celles de l’art militaire. Je ne crois pas qu’il en ait eu jamais besoin. — Pouvez-vous le déchiffrer, mon Prince ? demanda Tessia d’une voix douce qui amena Rhombur à se demander si sa compagne Bene Gesserit n’avait pas des dons de traduction cachés. Il passa une main nerveuse dans ses cheveux bouclés et prit un bloc-notes. — Euh… voyons. Mon tuteur m’a fait ingurgiter de force des tas de codes dans la tête, mais ça remonte à pas mal d’années. Il s’assit en tailleur sur le plancher et entreprit de griffonner l’alphabet galach dans une séquence aléatoire qu’il avait mémorisée. Il barra le tout et recommença, plus patiemment. Les souvenirs lui revenaient à l’esprit et son rythme s’accéléra. Quelqu’un avait rédigé ce texte avec une connaissance induite du code. Qui ? Il prit une règle et construisit une grille. En haut, il reporta les caractères galach, un par case, avant d’ajouter une série de signes de codage. Il plaça le mystérieux message à côté de la grille, aligna les signes avec les lettres et traduisit chaque mot avant de s’écrier : — Enfers vermillon ! Au Prince Rhombur Vernius, Comte légitime d’Ix : les usurpateurs Tleilaxu torturent et exécutent les nôtres à la moindre faute et se servent ensuite de leurs cadavres pour leurs atroces expériences. Nos jeunes femmes enlevées croupissent dans l’obscurité. Notre industrie appartient désormais aux envahisseurs. Il n’existe plus trace de justice sur Ix – rien que des souvenirs, des espoirs, et l’esclavage. Nous attendons le jour où la Maison Vernius pourra écraser les envahisseurs et où nous retrouverons la liberté. En tout respect, nous demandons votre assistance. Aidez-nous, je vous prie. Le message était signé C’tair Pilru, membre des Combattants de la Liberté d’Ix. Rhombur se redressa d’un bond et étreignit sa sœur. — C’est le fils de l’Ambassadeur, Kailea ! Tu te souviens ? Avec une trace de bonheur à demi oublié, elle retrouva l’image des jumeaux avec qui elle avait flirté. — Oui, un bien beau jeune homme. Son frère n’est-il pas devenu Navigateur de la Guilde, non ?… Rhombur ne répondit pas. Depuis des années, il savait que de telles choses se passaient sur leur monde, mais il s’était refusé à y penser, il avait espéré que les problèmes s’évacueraient d’eux-mêmes. Mais comment contacter les rebelles d’Ix ? Il n’était plus qu’un prince sans Maison et comment pouvait-il affronter cette tragédie ? Il s’était refusé à considérer toutes les possibilités. — Écoutez-moi bien, dit-il enfin. Je vais agir. Mon peuple a trop longtemps attendu. Il se tourna vers Tessia, qui n’avait pas cessé de les observer en silence. — J’aimerais vous aider, dit-elle. Vous le savez bien. Il attira les deux jeunes femmes contre lui avec tendresse. Enfin, il avait un but dans l’existence. 31 Pour apprendre cet univers, on doit se lancer à la découverte des vrais dangers. Mais une telle découverte ne peut être suscitée par l’éducation, elle est une chose qui ne s’apprend pas, qu’on n’utilise pas ou que l’on met à l’écart. Elle n’a pas de but précis. Dans notre univers, nous considérons les buts comme des produits finis, et ils deviennent mortels dès lors qu’on se fixe sur eux. Friedre GINAZ, Philosophie du Maître d’Escrime. Les ornithoptères de transport descendaient vers une nouvelle île interdite, survolant les falaises de lave noire marquées de chenaux que les cascades avaient lissés avec les siècles. L’île était comme le croc déchiqueté d’un monstre marin au-dessus de l’océan, dépouillée, sans arbres ni verdure, sans trace d’habitation. Elle n’avait d’autre nom que son matricule militaire et les eaux qui l’entouraient étaient violentes et traîtresses. Elle était la plus orientale de l’archipel. — Regardez, un autre paradis tropical ! railla Hiih Resser d’un ton sec. Penché vers un hublot, Duncan Idaho se dit que de nouvelles épreuves les attendaient tous. Mais il était prêt. L’orni reprit un peu d’altitude et se dirigea vers le cratère béant du volcan. Il crachait encore des jets de vapeur de soufre et de cendres dans l’air tropical. Le pilote fit décrire un cercle à l’appareil et ils découvrirent la forme scintillante d’un petit ornithoptère posé au bord du cône. Il était évident qu’il allait jouer un rôle dans leur entraînement sur l’île, mais Duncan ne parvenait pas à imaginer lequel. Ils descendaient vers la base du volcan. Des fumerolles sinuaient entre les récifs craquelés. C’est là, sur les quelques rares plates-formes de lave, qu’étaient dressées des tentes multicolores, tout autour d’un terrain plan plus vaste. Dès qu’ils se furent posés, des élèves se précipitèrent pour choisir leur nouveau refuge, mais Duncan doutait qu’il y eût un choix meilleur qu’un autre. Leur nouveau Maître d’Escrime, grand, la peau tannée, avait des cheveux gris et drus qui lui tombaient dans le dos. Au fond de ses orbites osseuses, ses yeux avaient un éclat fascinateur. Duncan, soudain intimidé, reconnut ce guerrier légendaire qu’était Mord Cour. Enfant, sur la planète Hagal, Cour avait été l’unique survivant du massacre d’un village de mineurs. Il était revenu à l’état primitif en se réfugiant dans les forêts des collines, il avait appris seul à se battre avant d’infiltrer la bande qui avait ravagé son village. Il avait gagné la confiance des assassins et, à main nue, il avait tué le chef et tous ses hommes avant de s’engager dans le corps des Sardaukar de l’Empereur. Puis il était devenu le Maître d’Escrime personnel d’Elrood qu’il avait servi des années durant avant de rallier l’académie de Ginaz. Après leur avoir fait réciter à l’unisson le Serment du Maître d’Escrime, le grand guerrier déclara : — J’ai tué plus de gens que vous n’en avez jamais rencontré, bande de freluquets. Priez pour ne jamais être comme eux. Si vous apprenez quelque chose grâce à moi, alors je n’aurai pas besoin d’excuse pour vous massacrer. — Je n’ai pas besoin d’encouragement pour apprendre avec lui, souffla Resser, à côté de Duncan, avec une admiration intense dans ses yeux bleus. Le vieux Maître d’Escrime l’avait entendu et son regard se fixa sur lui. Trin Kronos, un autre élève venu de Grumman, ricana doucement. Mord Cour les observait toujours de son regard dur, et Duncan s’avança. — Maître Cour, il m’a dit qu’aucun de nous n’avait besoin d’encouragement pour apprendre avec un homme comme vous. Il serrait le pommeau de l’épée du Vieux Duc. — Et nul n’a besoin de s’excuser d’avoir à apprendre d’un grand homme. (Le regard de Cour se promena sur tous les visages.) Vous savez pourquoi vous êtes ici ? Je veux dire ici, sur Ginaz. — Parce que c’est ici que Jool-Noret a fondé l’école, répondit-je jeune élève à peau sombre natif d’Al-Dhanab. — Jool-Noret n’a rien fait ! lança Cour, et tous restèrent paralysés par la stupéfaction. — Jool-Noret était un Maître prodigieux qui pratiquait quatre-vingt-treize méthodes de combat. Il connaissait les armes, les boucliers, les tactiques, le combat à main nue. Une dizaine d’autres guerriers le suivaient comme des disciples, ils le suppliaient de leur en apprendre plus. Le grand Maître refusait, il leur promettait qu’il leur enseignerait d’autres formes de l’art du combat le moment venu. Mais il ne l’a jamais fait ! Une nuit, un météore est tombé au large et un mascaret a englouti l’île où Jool-Noret habitait. L’eau a écrasé sa cabane et il est mort dans son sommeil. Ses disciples ne purent que récupérer son cadavre qui est devenu cette relique qu’ils seront fiers de vous présenter sur l’île administrative. — Mais, monsieur, demanda Resser, si Jool-Noret n’a rien enseigné, pourquoi l’École de Ginaz porte-t-elle son nom ? — Parce que ses disciples firent vœu de ne pas commettre la même erreur. En se souvenant de tous les dons qu’ils avaient voulu apprendre de lui, ils formèrent une académie où ils pourraient éduquer des candidats choisis dans les techniques de combat. Alors, vous êtes prêts à devenir des Maîtres d’Escrime ? Ils répondirent par un « Oui ! » unanime. Alors, Cour sourit pour la première fois, tandis que le vent de l’océan jouait dans ses cheveux. — Bien. Dans ce cas, nous allons consacrer deux longues semaines à étudier la poésie. Sous l’abri précaire des tentes, Duncan dormait à même la roche. Elle était glacée durant la nuit, brûlante dès que se levait le soleil dont la lumière était filtrée par des nuages de cendres. Ils mangeaient des aliments secs et salés, buvaient l’eau tiède des gourdes accroupis sur les cailloux. Tout avait un arrière-goût de soufre mais personne ne se plaignait. Les élèves de Ginaz avaient atteint un degré où ils savaient se taire. Dans cet univers hostile, ils apprenaient tout ce qu’ils devaient savoir sur la versification et les métaphores. Chacun savait que sur la Vieille Terre, les guerriers samouraïs avaient été aussi valeureux par leurs haïkus que par leur maniement du katana. Un soir, Mord Cour, juché sur un rocher près d’une source chaude, leur récita des sagas anciennes et son ton passionné bouleversa le cœur de ses élèves. Quand le vieux guerrier devina les larmes dans leurs yeux, il sourit en claquant des mains et annonça : — C’est bon. À présent, vous allez apprendre à vous battre. Dans sa cotte de mailles en flexium, Duncan chevauchait une tortue mastodonte qui ne cessait de renâcler en tirant sur les rênes pour essayer de se débarrasser de son tourmenteur. Il était harnaché sur sa selle, les jambes écartées au maximum sur la carapace, et tentait de maintenir en équilibre une lance primitive à manche de bois. Il la lança d’une main à l’autre tout en essayant d’estimer ses trois adversaires armés comme lui. Les tortues de combat étaient élevées à partir d’œufs volés et incubés dans des niches. Ces monstres lents et lourds rappelaient à Duncan sa première épreuve avec une armure pesante qui le rendait plus vulnérable. Mais leurs mâchoires cornues pouvaient défoncer des portes comme des explosifs et, quand elles le voulaient, les tortues étaient capables de courir à une vitesse d’enfer. Leurs écailles fêlées et indentées révélaient qu’elles étaient de redoutables vétérans. Il cogna sur la carapace avec sa lance et la bête se porta en direction de la monture d’Hiih Resser en agitant la tête avec de féroces claquements de bec. — Je vais t’envoyer au diable, Resser ! La monture de Resser choisit cet instant pour s’arrêter net et tous ses coups de lance et ses cris ne la firent pas redémarrer. Les joutes à dos de tortue constituaient la neuvième épreuve du décathlon que les étudiants devaient réussir pour être admis au niveau supérieur. Ils avaient déjà passé cinq jours épuisants dans l’air cendreux et les relents de soufre et Duncan n’avait jamais fini moins que troisième dans les épreuves de combat aquatique, de saut acrobatique, de tir à l’arc, de fronde, de javelot, d’haltérophilie, de lancer de poignard et de ramper souterrain. Toujours sous l’œil vigilant de Mord Cour, perché en haut d’un rocher. Resser, l’ami et rival de Duncan, avait fait lui aussi un score appréciable. Les autres étudiants de Grumman avaient formé une clique à part autour de leur bouillant leader, Trin Kronos, imbu de lui-même et de son héritage. Même si ses qualités de combattant ne le mettaient pas au-dessus des autres, Kronos n’en finissait pas de se vanter de sa vie prestigieuse au service de la Maison Moritani, à la différence de Resser, qui parlait peu de sa famille et qui ne souhaitait que maîtriser tous les arts du combat. Tous les soirs, lui et Duncan travaillaient ensemble dans la tente-bibliothèque à visionner des piles de livres-films. Les élèves de Ginaz devaient apprendre l’histoire militaire et les stratégies autant que les techniques de combat. Mord Cour les incitait aussi à étudier l’éthique, la littérature, la philosophie et à pratiquer la méditation… toutes choses qui lui avaient été interdites alors qu’il n’était qu’un enfant sauvage des forêts d’Hagal. Dans les cours de fin d’après-midi avec le Maître d’Escrime, Duncan avait appris et mémorisé la Grande Convention, dont les règles pour tout conflit armé formaient la base de la civilisation impériale qui avait été établie après le Jihad Butlérien. C’est à partir de ces considérations de morale et d’éthique que Ginaz avait formulé le Code du Guerrier. Duncan luttait pour garder le contrôle de sa tortue, les yeux brûlants, pris d’une quinte de toux dans une bourrasque de cendres. Des langues de soufre rasaient la crête des lames de l’océan dans une odeur infecte. Finalement, la monture de Resser accepta de repartir, et même plutôt vite, ce qui obligea le rouquin à se démener pour rester assis tout en pointant sa lance sur Duncan. À présent, tous les tanks vivants étaient en marche. Duncan lança des coups répétés à Resser et au deuxième attaquant, puis réussit à faire basculer le troisième avec la hampe de sa propre lance. Touché au niveau de son corset, il tomba avec rudesse sur le rocher et roula précipitamment sur lui-même pour éviter les pattes des tortues. Duncan s’aplatit sur sa monture pour éviter la lance de Resser. C’est le moment que choisit la bête pour déféquer, ce qui prit un temps considérable. Impuissant, il vit le dernier adversaire se porter à l’attaque de Resser, qui se défendit admirablement. Duncan mit à profit l’arrêt momentané de sa tortue pour choisir une meilleure position d’attaque sur la carapace. Il guettait l’instant où Resser allait venir à bout de son adversaire et ne manquerait pas de lever sa lance en un geste de triomphe… ce qu’il fit. À cet instant, Duncan se pencha et frappa du bout de sa lance le crâne de son ami, qui fut instantanément démonté. Il demeura seul sur le terrain de joute, victorieux. Il mit pied à terre et alla aider Resser à se relever et à épousseter le sable de sa cotte. Sa tortue s’éloignait déjà, poussée par la faim. — Notre corps est la meilleure de nos armes, dit Mord Cour. Avant de mériter une épée pour vous battre, il faut que vous appreniez à faire confiance à votre corps. — Mais, Maître Cour, vous nous avez dit que c’était notre esprit la meilleure arme, dit Duncan. — Le corps et l’esprit ne font qu’un, rétorqua Cour d’un ton acéré comme une lame. Qu’est donc l’un sans l’autre ? L’esprit contrôle le corps et réciproquement. Il trottait sur le rivage de rochers coupants que ses pieds calleux ignoraient. — Ôtez vos vêtements, tous – et vos chaussures ! Laissez vos armes ! Sans poser de question, ils se déshabillèrent en hâte. Sous une fine averse de cendres et les serpentins des fumerolles. — Après cette épreuve finale, vous me quitterez, et vous quitterez cette île. (Le Maître d’Escrime plissa les lèvres en une expression sévère.) Vous aurez droit à des fleurs et à quelques menus plaisirs pour la prochaine étape. Quelques-uns poussèrent des cris de joie hésitants, inquiets de ce test ultime. Étant donné que vous avez tous passé l’examen de pilotage d’ornithoptère avant de venir sur Ginaz, mon explication sera brève. (Il désigna la pente abrupte du volcan, jusqu’au bord du cratère perdu dans la brume grisâtre.) Un appareil vous attend sommet. Vous l’avez vu en arrivant. Le premier à l’atteindre pourra s’envoler vers le nouveau casernement propre et confortable. Les coordonnées sont déjà dans la console de pilotage. Les autres… les autres redescendront et camperont ici, sur les rochers, sans tentes et sans repas. À présent, allez-y ! Ils se précipitèrent d’un même élan. Duncan ne fut pas le plus rapide, mais il étudia son itinéraire avec soin. Certains cheminements vers le sommet étaient barrés par des parois raides, tandis que d’autres couloirs se perdaient en culs-de-sac avant d'atteindre le cratère. Quelques couloirs le tentaient, mais les ruissellements et les cascades annonçaient une ascension glissante, difficile et périlleuse. En apercevant l’ornithoptère le jour de leur arrivée, il avait étudié la pente avec intérêt pour se préparer à l’escalade. Il devait se fier entièrement à ce qu’il avait vu. Et il se mit à grimper. La pente devint vite abrupte. Duncan choisissait avec soin les couloirs et les ravines. Il préférait les surfaces découpées, les conglomérats de blocs de lave et gagnait peu à peu du terrain sur les autres, qui se perdaient souvent dans des sentes de gravier où ils dérapaient pour retomber en arrière. Il empruntait des aplombs et des épaulements qui ne le rapprochaient pas du sommet, mais qui le conduisaient vers un terrain stable où il reprenait plus vite et plus facilement son escalade. Il se souvenait de sa fuite de la Station Forestière de Giedi Prime, pourchassé par Rabban et ses sbires. En comparaison, l’épreuve du volcan était presque une promenade sportive. La roche volcanique était rugueuse sous ses pieds nus, mais il avait un avantage : tout comme Mord Cour, ses pieds étaient devenus calleux pendant toutes ces dernières années qu’il avait passées à courir sur les grèves de Caladan. Il contourna une source chaude et se hissa vers le haut par une fissure où il avait trouvé des aspérités pour assurer plus ou moins sa prise. Il montait lentement, en se servant de la plus infime saillie mais, parfois, la roche cédait et s’effritait sous ses doigts. Il ne doutait pas que Trin Kronos et quelques autres candidats fassent de leur mieux pour saboter la compétition au lieu de choisir le meilleur chemin vers le sommet. À l’heure du crépuscule, il atteignit le premier la lèvre du cratère. Pas un instant il ne s’était reposé, pas un instant il n’avait hésité sur son itinéraire. Les autres ne devaient pas être très loin. Il sauta par-dessus un jet de vapeur et courut vers l'ornithoptère. En jetant un regard derrière lui, il découvrit Hiih Resser qui venait de surgir au sommet en titubant, couvert de cendres. — Hé, Duncan ! lança-t-il. Un grondement monta des profondeurs et un panache de fumée et de poussière jaillit du cratère. La victoire n’était plus qu’à quelques foulées. Resser, voyant qu’il n’avait aucune chance de battre son ami, s’arrêta, pantelant, et lui adressa un geste de salut. De l’autre côté du cratère, Trin Kronos surgit, le visage écarlate, avec une expression de colère en voyant Duncan à quelques pas de l’ornithoptère. Mais lorsqu’il vit Resser, son rival de Grumman, il devint encore plus furieux. Ils apprenaient à survivre et de nombreux élèves avaient développé de l’animosité vis-à-vis des autres. En observant la façon dont Kronos persécutait ses camarades de Grumman, Duncan s’était formé une opinion amère sur ce fils de noble dévoyé. Dès que Duncan se serait envolé, Kronos attendrait probablement ses amis de Grumman et ils s’en prendraient à Resser pour se venger de leur frustration. Dès que Duncan monta à bord de l'ornithoptère, il prit une décision. — Hiih Resser, si tu rappliques ici avant que je me sois harnaché et que je décolle, je suis sûr que cet engin pourra nous emporter tous les deux. Trin Kronos accourait et Duncan boucla son harnais avant de saisir le palonnier pour rétracter les ailes et décoller avec les fusées. Resser le regardait, abasourdi. — Vas-y, grimpe ! Retrouvant le sourire, le rouquin récupéra un peu de force et se hissa dans l’orni à l’instant où Duncan se mettait en position de décollage. Durant toutes ces dernières années passées au service du Duc Leto, les meilleurs pilotes de l’Imperium lui avaient donné des cours et ses gestes étaient souples et précis. Dans le sifflement des turbines et la lueur orangée de la console, Duncan lança la procédure de déclenchement des fusées. Là-bas, Kronos courait entre les nuages de soufre et de cendre. Resser bondit sur les patins de l’appareil à la seconde où il décollait. Haletant, il fit un dernier effort pour se hisser dans le cockpit et, lentement, relâcha son souffle. Trin Kronos sut qu’il avait perdu et s’arrêta pour prendre une poignée de lave encore molle qu’il lança vers eux, atteignant Resser à la hanche. Duncan appuya sur la touche séquentielle et les ailes de l’orni se déployèrent. Ils planaient au-dessus du volcan. Puis, sous la poussée des turbines, ils prirent de l’altitude. Duncan diminua le régime des moteurs et Resser s’installa enfin dans l’habitacle, hors d’haleine. Et il se mit à rire. Dans le vent des ailes battantes, Kronos réussit à modeler me autre boule de lave qu’il lança contre le cristoplass du cockpit. Duncan agita la main en un geste amical et renvoya à Kronos une lampe-torche qu’il venait de prendre dans le kit de l’appareil. Le candidat malheureux de Grumman en aurait besoin avant peu, avec la nuit qui tombait. Et il mettrait un certain temps à regagner le campement sur les récifs. Déjà, l’obscurité déferlait de l’ouest sur les îles de l’archipel. — Pourquoi as-tu fait ça pour moi ? demanda Resser en balayant la sueur de son front. C’était censé être une épreuve solo. Les Maîtres d’Escrime ne nous ont pas appris à nous entraider. Certainement pas. — Non, fit Duncan avec un sourire. Ça, je l’ai appris avec les Atréides. Il diminua la luminosité de la console et se guida sur les étoiles pour mettre le cap sur l’île qui les attendait. 32 Ne sous-estimez jamais le pouvoir qu’a l’esprit humain de croire ce qu’il veut croire, en dépit de l’évidence conflictuelle. Caedmon ERB, Politique et Réalité. La frégate Harkonnen orbitait au large de Wallach IX. L’artillerie était prête, mais il n’y avait aucune cible. Depuis deux jours, ils n’avaient cessé d’expédier des messages comlink aux Sœurs, sans réponse. Pour tenter de trouver un moyen de court-circuiter le Bene Gesserit, le Baron s’était enfermé avec Piter de Vries dans la salle de conférence. Pour une fois, le Mentat n’avait aucune explication sur la façon dont les sorcières avaient pu disparaître ni où elles pouvaient se trouver. Aucune projection, probabilité ou résumé de données. Il avait échoué. Le Baron, qui n’acceptait jamais les excuses (et dans ce cas, c’était à son tort personnel) était prêt à punir le coupable de façon extrêmement déplaisante. À l’écart, Glossu Rabban les observait d’un air maussade avec le sentiment d’être un étranger. Il aurait bien aimé avoir une explication à proposer. — Ce sont des sorcières, non ? fit-il enfin. Mais sa tentative ne rencontra que l’indifférence. On n’écoutait jamais ses idées. Écœuré, il quitta la salle, sachant bien que son oncle était soulagé de le voir disparaître. Pourquoi discutaient-ils seulement de cette situation ? Rabban avait horreur de palabrer pour n’arriver à rien. Son oncle et de Vries paraissaient tellement affaiblis. En tant qu’héritier présomptif, Rabban pensait qu’il avait bien servi la Maison Harkonnen. Il avait supervisé les opérations de récolte de l’épice sur Arrakis et avait frappé le premier coup sournois dans ce qui aurait pu être une guerre totale entre les Atréides et les Tleilaxu. Il avait prouvé sa valeur en de multiples occasions mais le Baron continuait à le traiter comme un faible d’esprit et l’appelait ouvertement « le musclé du cerveau ». S’ils m’avaient laissé les accompagner, j’aurais reniflé la trace des sorcières, moi. Il savait exactement ce qu’il fallait faire. Et il ne demanderait pas la permission. Le Baron dirait non et il valait mieux ne pas le contrarier. Rabban résoudrait seul le problème et exigerait ensuite une récompense. Enfin, son oncle découvrirait ses capacités réelles. Il parcourait les coursives de la frégate dans le claquement lourd de ses bottes. Le vaisseau de guerre ronronnait sous l’emprise de la gravité. En passant devant les cabines et les postes de commande, il surprenait des bribes de conversations. Il croisait des hommes en uniforme bleu qui le saluaient tous avec déférence. Sur son ordre, des membres de l’équipage abandonnèrent leur routine et lui ouvrirent en hâte une paroi blindée. Les mains sur les hanches, il contempla avec satisfaction le petit vaisseau monoplace qui luisait dans la pénombre de la soute secrète. Le non-vaisseau expérimental. L’unité de combat invisible qu’il avait pilotée lui-même dans la cale d’un Long-courrier dix ans auparavant. Il avait impeccablement réussi sa mission. Il avait frappé ignoré de tous, même si le stratagème n’avait pas eu le résultat escompté. Encore une fois, ç’avait été par excès de planification. Une erreur fatale. Et puis ce maudit Leto Atréides avait refusé de jouer le jeu comme ils l’avaient espéré. Cette fois, il serait simple et direct. Avec le non-vaisseau, il pouvait se glisser n’importe où, tout observer sans que personne s’en doute. Il finirait bien par savoir ce que préparaient les sorcières du Bene Gesserit, et il pourrait même anéantir leur École Mère au besoin. Il activa les moteurs qui ne laissaient entendre qu’un faible chuchotement et il se laissa tomber de la soute en déclenchant le générateur de non-champ. Le vaisseau disparut en plein espace. Il descendit vers la planète. Les commandes répondaient parfaitement depuis que les derniers défauts décelés lors des tests avaient été corrigés. Il franchit une chaîne de collines vertes et survola les bâtiments de stuc blanc et ocre de l’École Mère. Ainsi, les sorcières avaient disparu au moment où le Baron demandait audience. Étaient-elles en train de ricaner quelque part de leur ruse ? Elles refusaient obstinément de répondre depuis. Le Baron exigeait une conférence et combien de temps croyaient-elles pouvoir reculer l’échéance ? Rabban effleura un capteur et activa l’armement du vaisseau. Une seule salve et les bibliothèques, les musées et les rectorats ne seraient plus que décombres. Comme ça, je vais attirer leur attention. Il se demanda si le Baron s’était aperçu de son absence. Tout en plongeant vers le complexe, il aperçut des assemblées de femmes en noir alentour. Les sorcières se montraient en toute confiance, inconscientes, certaines qu’elles n’avaient plus à se cacher. Elles pensaient pouvoir défier impunément la Maison Harkonnen. Il s’approcha du sol. Les armes étaient parées et les écrans de ciblage brillaient. Rabban se dit qu’avant de détruire les bâtiments, il pouvait peut-être s’amuser un peu en abattant quelques femelles. Invisible et silencieux, il serait comme le doigt ardent de Dieu punissant les sorcières de leur arrogance. Il était à portée de tir. Et soudain les sorcières levèrent la tête et regardèrent le non-vaisseau. Rabban sentit comme une poussée à l’intérieur de son esprit. Sous ses yeux, les femmes en noir scintillèrent et s’évanouirent. C’est alors que sa vision devint trouble et qu’une douleur pulsante cogna dans son crâne. Il porta les mains à ses tempes en essayant de recouvrer une vision nette. Mais la pression s’accentuait, devenait une bête lourde et féroce qui s’acharnait derrière son front. Des images tremblotantes ressurgissaient par saccades. Les Sœurs étaient là une seconde, puis redisparaissaient en laissant une image rémanente. Tout le paysage ondulait. Et Rabban ne discernait plus les commandes. Éperdu, fou de douleur, il s’agrippa à la console. Le non-vaisseau gémit comme un animal et partit en spirale. Un cri étranglé jaillit de la gorge de Rabban. Il ne réalisa pourtant le danger qu’à l’instant où les harnais et la mousse de sécurité l’enveloppèrent dans un claquement. Le non-vaisseau s’abattit dans un verger de pommiers en creusant un long sillon brun avant de se retourner sur le dos. En grinçant, il glissa vers un ruisseau et tomba dans l’eau peu profonde. Les moteurs fracassés prirent feu et une fumée bleue et grasse emplit le cockpit. Rabban entendit le sifflement des extincteurs tandis qu’il se débattait pour s’arracher à son enveloppe de courroies et de mousse. En toussant, les yeux ruisselant de larmes, il déclencha l’ouverture de l’écoutille de secours et sortit en rampant de l’épave. Il trébucha sur les plaques de métal brûlant, glissa et retomba à quatre pattes dans l’eau vive du ruisseau. Étourdi, il secoua la tête et se retourna. Le non-vaisseau était une image stroboscopique frénétique. Il apparaissait et disparaissait en quelques fractions de seconde. Derrière lui, des femmes s’étaient rassemblées sur la berge, pareilles à des sauterelles noires de mauvais augure. Quand le Baron Harkonnen reçut le message en comlink de la Mère Supérieure Harishka, il eut envie de l’étrangler. Depuis des jours, ses appels et ses menaces étaient restés sans réponse. Et voilà que la vieille horreur le contactait. Il arpentait en écumant la passerelle de commandement, guettant du coin de l’œil le visage de la harpie sur l’écran ovale. — Je suis désolée de n’avoir pas été présente lors de votre visite, Baron, et je m’excuse pour cette défaillance de nos systèmes com. Je sais ce dont vous voulez discuter avec moi. (Elle avait un ton affable qui augmentait encore sa rage.) Mais je me demandais si vous ne préféreriez pas qu’on vous restitue votre neveu au préalable, non ? En décelant un sourire dans ses yeux diaboliques, il sut que sa confusion devait se voir. Il se retourna vers le capitaine de sa troupe, puis vers Piter de Vries. — Où est Rabban ? (Ils secouèrent la tête, aussi décontenancés que lui.) Qu’on me le ramène ! Harishka fit un geste et quelques Sœurs entrèrent dans le champ, amenant avec elles le neveu musculeux qui, en dépit des bleus et des entailles sur son visage, gardait un air défiant. Il avait apparemment un bras invalide et portait de vilaines blessures aux jambes, sous son pantalon déchiré à hauteur des genoux. Le Baron jura dans un souffle. Qu’est-ce qu’a encore fait cet idiot ? — Il semble que son vaisseau ait eu une défaillance mécanique. Est-ce qu’il venait nous rendre visite, je me demande ?… Ou bien venait-il nous espionner… ou encore nous attaquer ? Une image vidéo de l’épave du non-vaisseau apparut, encore fumant, dans un ruisseau, non loin d’un verger ravagé. — À vrai dire, ce vaisseau est très intéressant. Vous remarquez qu’il clignote. Un dispositif d’invisibilité qui aurait été endommagé, peut-être ? Très ingénieux en tout cas. Le Baron se dit que ses yeux allaient lui sortir de la tête. Par tous les dieux infernaux, nous avons aussi perdu le non-vaisseau ! Non seulement ce crétin avait été fait prisonnier par les Sœurs, mais il avait détruit la plus précieuse de leurs armes secrètes… dont l’épave était entre les mains des sorcières. De Vries se porta en silence à sa hauteur pour lui murmurer quelques mots à l’oreille. — Respirez doucement et à fond, mon Baron. Voulez-vous que je poursuive les négociations avec la Mère Supérieure ? Le Baron fit un effort suprême pour se ressaisir et se tourna de nouveau vers l’écran. Il s’occuperait de Rabban ultérieurement. — Mon neveu n’est qu’un pauvre lourdaud. Il n’avait pas la permission de prendre ce vaisseau. — Une explication facile. — Je vous assure qu’il sera sévèrement puni pour cet acte inconsidéré. Bien entendu, nous vous dédommagerons pour tous les dégâts qu’il a pu commettre dans votre école. Il grimaça, atterré d’avoir accepté aussi facilement sa défaite. — Quelques pommiers. Nous n’avons aucune raison de faire appel au Landsraad ou de lui adresser un rapport – si vous coopérez. — Coopérer ! (Il recula et faillit perdre l’équilibre. Mais c’était lui qui avait des preuves à charge contre elles !) Et vous mentionneriez dans votre rapport la façon dont votre Révérende Mère a fait usage d’une arme biologique contre ma personne en violation de la Grande Convention ? — En fait, nous présenterions quelques spéculations dans votre rapport, fit Harishka avec un mince sourire. Vous vous souvenez certainement d’un incident intéressant survenu il y a quelques années : deux vaisseaux Tleilaxu avaient mystérieusement ouvert le feu dans la cale d’un Long-courrier de la Guilde. Le Duc Leto Atréides fut accusé de cette atrocité mais nia l’accusation – ce qui semblait absurde dans ces circonstances, puisque aucun autre vaisseau que le sien n’avait été vu par qui que ce soit. Aucun vaisseau visible, du moins. Nous avons eu la confirmation qu’une frégate Harkonnen se trouvait également sur le site, en route vers Kaitain pour le couronnement de l’Empereur Shaddam. Le Baron s’efforça au calme. — Vous n’avez aucune preuve. — Nous avons le vaisseau, Baron. N’importe quelle cour compétente parviendrait à la même conclusion. Les Tleilaxu et les Atréides seront très intéressés par ce nouveau développement Sans parler de la Guide Spatiale. Piter de Vries regardait tour à tour le Baron et l’écran tandis que les rouages tournaient dans son cerveau de Mentat tordu. Il n’avait toujours aucune explication acceptable. — Vous risquez la peine de mort, sorcière ! gronda le Baron. Nous avons la preuve que le Bene Gesserit a fait usage d’un redoutable agent biologique. Il suffit d’un mot de ma part et… — Et nous avons nous aussi la preuve de quelque chose d’autre, n’est-ce pas ? Qu’en pensez-vous, Baron ? Ne s’annulent-elles pas mutuellement ? À moins que notre preuve ne soit bien plus intéressante ? — Donnez-moi le traitement contre cette maladie dont je souffre, et j’envisagerai de retirer mes accusations. Harishka eut un sourire sardonique. — Mon cher Baron, il n’en existe aucun. Le Bene Gesserit prend des mesures à effet permanent et irréversible. (Elle affichait une fausse commisération.) D’un autre côté, si vous gardez votre secret, nous garderons le nôtre. Et votre encombrant neveu vous sera restitué – avant que nous ne prenions une autre mesure irréversible. De Vries intervint, certain que le Baron allait éclater. — Nous exigeons en plus la restitution de l’épave du vaisseau. Ils ne pouvaient permettre aux Sœurs d’avoir accès à la technologie du non-champ, même si les Harkonnens ne la maîtrisaient pas. — Impossible. Aucun être civilisé ne souhaiterait qu’on répare un pareil engin. Pour le bien de l’Imperium, nous devons mettre un terme au développement de cette technologie funeste. — Nous avons d’autres vaisseaux de ce type ! — Mon Baron, c’est une Diseuse de Vérité ! souffla de Vries. Harishka les toisait avec mépris et le Baron regretta sa réponse. — Qu’allez-vous faire de l’épave ? risqua-t-il en serrant les poings jusqu’à ce que ses phalanges craquent. — Eh bien… la faire disparaître, évidemment. Quand Rabban revint, le Baron lui donna une correction à coups de canne et le boucla dans sa cabine pour toute la durée du voyage de retour. Même avec son tempérament impulsif et son imbécillité, Rabban restait l’héritier présomptif de la Maison. Jusqu’à présent. Plus tard, le Baron Vladimir arpenta les coursives en claudiquant, cogna sur les parois en essayant d’imaginer le meilleur châtiment pour son neveu, une punition appropriée à la faute incroyable qu’il avait commise en attaquant les Sœurs. Il ne tarda pas à trouver et un mince sourire apparut sur son visage bouffi. Peu après leur retour, Glossu Rabban fut expédié sur la lointaine planète Lankiveil pour y vivre en compagnie de son niais de père, le pitoyable Abulurd. 33 Il est d’usage chez les Atréides d’être un exemple d’honneur pour leurs enfants afin qu’ils en fassent de même avec leur progéniture. Duc Leto ATRÉIDES, Premier Discours devant l’Assemblée de Caladan. Dix-huit mois avaient passé. La lune pleine baignait Castel Caladan, projetant les ombres des tourelles sur le bord de la falaise. Depuis son poste d’observation discret dans le jardin d’agrément, Thufir Hawat observait le Duc Leto et Kailea Vernius qui se promenaient au-dessus de la mer : deux amants sous les étoiles. Elle était sa concubine officielle et libre depuis plus d’une année et le couple profitait encore de ces moments tranquilles et romantiques. Leto n’était guère pressé d’accepter l’une des nombreuses propositions de mariage qui affluaient des Maisons du Landsraad. La surveillance constante d’Hawat irritait Leto, qui avait exigé un peu de vie privée. Mais le vieux Mentat était le Commandant de la Sécurité des Atréides et il avait passé outre. Le Duc avait une tendance fâcheuse à se mettre dans des situations vulnérables, à faire trop confiance à son entourage. Hawat préférait encourir le courroux de son Duc plutôt que de lui laisser commettre une erreur fatale. Le Duc Paulus était mort dans l’arène parce qu’Hawat ne l’avait pas surveillé d’assez près et il s’était juré de ne jamais répéter cette erreur. En voyant les deux amants déambuler dans la froideur de la nuit, Hawat s’inquiéta : le sentier était trop étroit et il suffirait d’un faux pas pour que l’un ou l’autre tombe sur les récifs, tout en bas. Mais Leto avait interdit que l’on installe un garde-fou. Il désirait que le sentier soit exactement tel qu’il avait été du temps de son père, quand le Vieux Duc arpentait les hautes terres en réfléchissant aux problèmes d’État. C’était une question de tradition, et la réputation de bravoure des Atréides n’était plus à faire. Hawat explora les ténèbres avec une lunette à infra-rouge et ne discerna que les mouvements de ses hommes, postés sur la piste et à la base de la falaise. Il braqua une micro-lampe à lumière noire pour ordonner à deux d’entre eux de changer de position. Il devait être constamment en alerte. Leto admirait le visage délicat de Kailea sous la clarté de la lune. La brise de mer soulevait ses longs cheveux cuivrés. Elle avait remonté son col. Elle était non seulement belle mais avait un port d’Impératrice. Jamais ils ne s’épouseraient, parce que les traditions l’exigeaient, parce que son père et son grand-père leur avaient obéi. Au nom de l’honneur et des exigences politiques. Néanmoins, personne, pas même le fantôme de Paulus Atréides, ne saurait protester contre leur union si le statut et la fortune de la Maison Vernius devaient être restaurés. Depuis des mois, avec le soutien absolu de Leto, Rhombur avait envoyé dans le plus grand secret des fonds modestes et du matériel à C’tair Pilru et aux combattants de la liberté par des voies détournées. En retour, il avait reçu des informations, des plans, des mages. Maintenant qu’il était passé à l’action, le Prince Vernius semblait plus vivant et actif qu’il ne l’avait jamais été. Leto s’arrêta en haut du sentier qui accédait à la plage et sourit, conscient qu’Hawat les surveillait quelque part, comme habitude. Il se tourna vers Kailea. — Caladan est ma demeure depuis mon enfance, Kailea, et je la trouve toujours aussi belle. Mais je sens que vous n’êtes pas vraiment heureuse ici. Ils sursautèrent à l’instant où une mouette s’envolait en piaillant. — Ce n’est pas votre faute, Leto. Vous avez déjà tant fait pour nous. (Elle évitait son regard.) C’est seulement que… je ne n’imaginais pas ici. Il connaissait bien ses rêves. — J’aurais aimé vous emmener sur Kaitain plus souvent pour que vous profitiez des plaisirs de la Cour. J’ai vu à quel point vous adoriez les fêtes et les réjouissances. Vous êtes tellement rayonnante que je suis triste de vous avoir ramenée sur Caladan. Ici, on ne connaît pas le luxe, et ça n’est guère votre style de vie. Il se demanda si elle comprenait le sens du devoir qui le forçait à demeurer sur Caladan. Kailea s’était exprimée d’une voix hésitante. Durant tout cet après-midi, elle s’était montrée particulièrement nerveuse. — Ix est loin, Leto, et j’ai fini par oublier cette vie d’apparat qui était la mienne. Je suis résignée. (Elle porta le regard vers l’écran noir de l’océan sous la nuit et reprit :) Les rebelles de Rhombur ne renverseront jamais les Tleilaxu, n’est-ce pas ? — Nous en savons trop peu sur ce qui se passe là-bas. Les rapports sont fragmentaires. Vous pensez qu’il ferait aussi bien de ne pas essayer ? Les miracles existent. Elle saisit la chance qu’elle guettait. — Les miracles, oui. Je vais vous en apprendre un, mon Duc. (Il la fixa longuement et vit son sourire fleurir lentement sur ses lèvres.) Je porte votre enfant. Il resta pétrifié. Loin au large, un banc de murmurènes chantait en contrepoint des bouées soniques qui délimitaient les récifs redoutables. Doucement, Leto se pencha et embrassa sa compagne. — Cela vous fait plaisir ? (Elle semblait soudain infiniment fragile.) Je n’ai rien fait pour cela. C’est arrivé comme ça. Il s’écarta d’elle. — Bien sûr ! (Il effleura son ventre.) Je me verrais très bien avec un fils. — Peut-être serait-il temps d’obtenir une autre dame de compagnie ? demanda Kailea d’un ton pressant. Je vais avoir besoin d’aide pour préparer la naissance – et plus encore après que le bébé sera né. Il la serra contre lui. — Si vous désirez une autre dame de compagnie, vous en aurez une. (Thufir Hawat allait sélectionner les candidates avec sa vigilance habituelle.) Et même dix si vous le voulez ! Elle se dressa sur la pointe des pieds pour l’embrasser. — Merci, Leto, mais une seule suffira pour le moment. La chaleur torride et la poussière pesaient sur toute chose. Le Baron espérait que le climat aride d’Arrakis améliorerait son état et il y passait de plus en plus de temps. Mais il se sentait toujours aussi misérable. Dans son bureau de Carthag, il épluchait les rapports de moissonnage, réfléchissant à de nouveaux moyens de dissimuler ses détournements d’épice à l’Empereur, à la CHOM, à la Guilde. À cause de son obésité de plus en plus gênante, on avait adapté le bureau à son ventre. Il avait posé ses bras flasques sur la surface poussiéreuse. Un an et demi auparavant, le Bene Gesserit l’avait acculé dans une impasse par les menaces et le chantage. Rabban avait détruit leur non-vaisseau, et depuis, il se maintenait à distance prudente des sorcières. De même qu’elles. Malgré tout, les blessures s’envenimaient et chaque jour il se sentait plus énorme et plus faible. Ses chercheurs avaient tenté de construire un autre non-vaisseau sans l’aide de Chobyn, le génie richèsien que Rabban avait assassiné. Les plans et les enregistrements holo du processus original de construction avaient été défectueux, c’était du moins ce que prétendaient les chercheurs du Baron. Le résultat avait été que le prototype s’était écrasé sur les pentes d’obsidienne du Mont Ebène. Il n’y avait eu aucun survivant. Bien fait pour eux. Le Baron s’était demandé alors s’il préférait une fin brutale à la torture de cette lente détérioration de son corps. Il avait investi une somme énorme en solaris pour créer un centre de recherche médicale de haut niveau sur Giedi Prime. Wellington Yueh avait accepté avec réticence d’y travailler à temps partiel, plus intéressé par ses recherches sur le cyborg que par la découverte d’un traitement pour le Baron. Le Premier de Richèse ne lui avait toujours pas adressé de facture pour les services du docteur, mais le Baron ne s’en souciait guère. En dépit de tous ses efforts, l’équipe n’avait obtenu aucun résultat à ce jour et les menaces répétées du Baron n’y changeaient rien. Désormais, le simple fait de marcher, ce qu’il avait jadis fait avec une grâce enjouée, était maintenant une performance pénible. Avant peu, il ne pourrait même plus compter sur sa canne à tête de ver géant. Piter de Vries se glissa furtivement dans la pièce. — Je viens vous rapporter un nouvel et intéressant épisode, Baron. Le Baron fronça les sourcils, irrité de cette intrusion. Le Mentat, vêtu ce jour-là d’une toge bleue, avait un sourire sur les lèvres de sang. — La concubine du Duc Leto Atréides a envoyé une demande à la Cour pour s’attacher les services d’une dame de compagnie. Je suis venu vous en informer au plus vite. Néanmoins, puisqu’il y avait urgence, j’ai… pris la liberté de déclencher un plan. Le Baron haussa les sourcils. — Vraiment ? Et quel est donc ce plan si intéressant que vous n’aviez pas besoin de mon approbation ? — Je connais une matrone qui appartient à la maisonnée de Suuwok Hesban, le fils de l’ancien chambellan de la Cour, Aken Hesban. Depuis un certain temps, elle nous a fourni d’excellentes informations sur la famille Hesban. Sur mon instigation, cette matrone, Chiara Rah-Olin, a fait connaître qu’elle était intéressée par ce poste au service des Atréides, et elle doit avoir une entrevue sur Caladan. — Dans la demeure des Atréides ? s’exclama le Baron. (Il rencontra le sourire rusé du Mentat qui reflétait le ravissement qu’il éprouvait soudain.) Voilà qui promet certaines… occasions intéressantes. Kailea attendait dans le hall du spatioport de Calaville, arpentant le sol de coquillages fossiles. Elle était accompagnée du fringant Capitaine Swain Goire, que Leto avait assigné à sa garde personnelle. Les cheveux bruns et les traits minces du Capitaine lui rappelaient Leto. Elle était arrivée très tôt pour accueillir la passagère. Elle avait déjà rencontré Chiara pour sa première entrevue sur Caladan. La matrone avait des références impeccables, elle avait déjà travaillé pour la famille de l’ex-Empereur Elrood IX. Elle savait raconter des histoires sans fin à propos des fastes de la vie à la Cour de Kaitain. Et Kailea l’avait engagée sur l’heure. Cependant, elle ne comprenait pas comment une vieille femme aussi intelligente pouvait vouloir quitter la capitale impériale pour une planète provinciale. — Oh, mais c’est que j’adore la mer ! Et aussi la tranquillité, avait répondu Chiara. En prenant de l’âge, adorable enfant, vous éprouverez peut-être le même désir. Kailea en doutait, mais elle était très excitée par la chance qu’elle avait eue en trouvant cette femme. Elle avait attendu anxieusement que Thufir ait fini d’investiguer dans le passé de Chiara Rah-Olin et l’ait interrogée sur ses emplois précédents. Le vieux Mentat n’avait pas trouvé un seul motif de doute. Depuis, Kailea avait compté les jours qui la séparaient de l’arrivée de Chiara. Leto présidait les audiences à Castel Caladan et Kailea était partie très tôt pour le port. Exultante, impatiente, elle promenait les yeux sur l’immense terrain, les spatioclippers, les ornithoptères et autres chalands. Elle remarquait des détails qu’elle n’avait pas notés auparavant : le terminal, qui avait eu la forme d’un bulbe à l’origine, avait été enrichi de nouveaux espaces intérieurs, avec des baies plus modernes, et entièrement redécoré. Mais il paraissait toujours ancien, suranné, sans comparaison avec les audaces architecturales de Kaitain. Elle ressentit brusquement une déflagration sourde, haut dans l’atmosphère, qui se transmit dans tout le bâtiment. Un trait lumineux orange et bleu perça les nuages : le chaland spatial fusiforme descendait vers le sol à une vitesse supersonique. Il ralentit brusquement sur ses suspenseurs à haute énergie et se posa doucement sur le terrain. Les boucliers puisèrent brièvement et s’éteignirent. — Exactement à l’heure, commenta l’élégant Capitaine Swain Goire. La Guilde tient à sa réputation de ponctualité. Chiara avait décidé de ne pas s’habiller en servante et portait une confortable tenue de voyage en vifflou. Ses cheveux gris étaient noués en une spirale élégante et elle était coiffée d’un béret orné de pierreries. Son maquillage était discret, ses pommettes légèrement rehaussées de rose. — Quel plaisir de vous revoir, très chère ! ronronna-t-elle. Elle inspira une bouffée d’air salin. Elle traînait derrière elle huit malles sur suspenseurs, apparemment bourrées à craquer. Elle risqua un regard sur le ventre rond de Kailea avant d’affronter ses yeux émeraude. — Apparemment, c’est une grossesse normale. Vous avez l’air très en forme. Un petit peu pâle, je dirais, mais j’ai des remèdes pour ça. Kailea était brusquement rayonnante. Au moins, elle avait une nouvelle compagne intelligente et sophistiquée qui allait l’aider dans ses petits problèmes, s’occuper des détails domestiques et des décisions à prendre vis-à-vis de son Duc adoré mais exigeant. Et tandis qu’elles marchaient côte à côte, Kailea posa la question la plus brûlante pour elle : — Que se passe-t-il à la Cour ? — Oh, très chère ! J’ai tant à vous raconter !… 34 Il est vrai que l’on peut devenir riche en pratiquant le mal, mais la puissance de la Vérité et de la Justice résident dans le fait qu’elles durent… et que tout homme peut dire à leur propos : « Elles sont l’héritage de mon père. Cinquième Dynastie (Vieille Terre), 2500 av. J.-C de l’ancien calendrier. La Sagesse de Ptahhotep. Pour Rabban, son oncle n’aurait pu concevoir de punition plus cruelle pour le désastre du non-vaisseau. Arrakis, au moins, était un monde chaud avec des ciels clairs, et Giedi Prime offrait tous les avantages de la civilisation. Lankiveil n’était qu’une planète… désolante. Le temps s’y traînait et Rabban finit par apprécier les bienfaits gériatriques du Mélange. Il devrait vivre plus longtemps que la normale pour récupérer tout le temps perdu dans cet abysse… Rien ne l’intéressait dans le monastère-forteresse isolé dans les montagnes. De même, il se refusait à descendre vers les villages éparpillés sur les grèves tourmentées des fjords : il s’en dégageait un pénible relent de pêcheurs, de chasseurs indigènes, mêlé à la senteur des rares légumes qui avaient réussi à trouver un terrain fertile dans les fissures des montagnes noires. Il passait la plus grande partie de son temps dans l’île principale du nord, tout près de la banquise mince, et à distance prudente des itinéraires des baleines à fourrure. Certes, ça n’avait rien à voir avec la civilisation, mais on trouvait au moins des manufactures, des usines de traitement et même un spatioport d’où les peaux de baleine étaient envoyées sur orbite. Là, il avait trouvé des gens qui comprenaient que les ressources d’un monde et ses matériaux bruts n’existaient que pour le seul bénéfice de la Maison qui en était propriétaire. Il s’était réservé plusieurs grandes pièces dans les baraquements de la CHOM. Il lui arrivait de jouer de l’argent avec les autres travailleurs sous contrat, mais il passait de longs moments à ruminer et à imaginer différents moyens de changer sa vie dès qu’il serait de retour sur Giedi Prime. Il se distrayait parfois avec un fouet de vinencre qu’il avait acheté à un employé Harkonnen en fouettant indifféremment les rochers, les blocs de glace qui flottaient près du rivage et les placides râ-phoques qui prenaient le soleil sur les pontons. Mais ce genre de plaisir s’épuisait vite. Durant ses deux années d’exil, il prit soin de rester à l’écart d’Abulurd et de son épouse Emmi Rabban-Harkonnen, en espérant qu’ils n’étaient pas au courant de sa présence sur Lankiveil. À terme, quand il devint impossible pour lui de se cacher plus longtemps, son père visita les centres de traitement de la CHOM, officiellement pour une tournée d’inspection. Abulurd s’avança avec une expression amène sur sa face de bon vieux chien, comme s’il s’attendait à des retrouvailles attendries. Il embrassa son fils unique, mais Rabban s’écarta très vite. Avec ses épaules carrées, sa tête massive, ses lèvres épaisses et ses cheveux en bec d’oiseau, Rabban tenait plus de sa mère que de son père, avec ses membres graciles et osseux. Abulurd, avec ses cheveux blond cendré, semblait à la fois vieux et sale, et son visage tanné avait été usé par les intempéries. Après des heures de radotage inepte, Rabban réussit à se débarrasser de son père en lui promettant qu’il irait vivre avec ses parents dans le manoir du Fjord Tula. Il y arriva la semaine suivante, le nez irrité par les odeurs aigres, pestant dans l’humidité qui le pénétrait jusqu’aux os. Il supporta les cajoleries familiales, ravala son dégoût et compta les jours qui le séparaient de la venue du Long-courrier qui le ramènerait vers la véritable existence. Vers son monde à lui. Il mangeait des plats compliqués à base de poisson fumé et de paloustes à la vapeur, des paellas, des moules des neiges et des clams, des pickles de calmars et du caviar de ruh particulièrement salé, le tout accompagné des légumes amers et filandreux qui survivaient dans les pauvres terres arables. La cuisinière préposée aux fruits de mer, une personne corpulente, avec des bras vigoureux et un visage écarlate, travaillait sans relâche, plat après plat, et servait Rabban avec une fierté généreuse. Elle l’avait connu alors qu’il n’était qu’un enfant, elle avait même tenté de le déniaiser et prenait grand plaisir à lui pincer les joues. Rabban la haïssait. Il se dit que tous ces goûts immondes ne disparaîtraient jamais de sa bouche, non plus que les odeurs qui imprégnaient ses doigts et ses vêtements. La fumée des grandes cheminées où brûlaient des bûches parvenait seule à soulager ses narines. Abulurd trouvait bizarre qu’il se chauffe avec du bois naturel au lieu des globes radiants. Une nuit, sombre et las, Rabban eut une idée, la première étincelle dans son esprit depuis deux ans. Les baleines à fourrure, les Bjondax, étaient dociles et on les tuait facilement – il se dit que certains nobles fortunés des Grandes Maisons et même des Maisons Mineures seraient intéressés par des parties de chasse sur Lankiveil. Il se rappelait le plaisir qu’il avait éprouvé en poursuivant l’enfant sauvage dans les bois de la Station Forestière, il y avait bien des années, et en abattant ce formidable ver des sables sur Arrakis. Il pourrait peut-être relancer ici un nouveau sport aquatique. L’argent affluerait dans les coffres des Harkonnens et Lankiveil connaîtrait un essor nouveau, elle ne serait plus le trou abominable qu’elle était. Le Baron lui-même serait satisfait. Deux soirs avant son départ pour Giedi Prime, il suggéra cette idée à ses parents. Comme une vraie famille idéale, ils étaient installés à table pour déguster une fois encore un menu océanique. Abulurd et Emmi ne cessaient d’échanger des soupirs de satisfaction pathétiques. La mère de Rabban parlait peu, elle se contentait de regarder toute chose avec ses yeux noir d’ébène, mais elle approuvait sans réserve son époux. Ils avaient souvent des gestes affectueux, des effleurements silencieux. — J’ai l’intention d’amener de grands chasseurs sur Lankiveil, déclara Rabban en engloutissant un grand verre de vin des montagnes particulièrement capiteux. Nous allons traquer les baleines et je me disais que les pêcheurs indigènes pourraient nous servir de guides. De nombreux nobles du Landsraad seraient prêts à payer cher pour un trophée. Cela améliorerait nos revenus à tous. Emmi cilla et Abulurd resta bouche bée. Ce fut Emmi qui répondit : — Mais c’est impossible, mon fils. Rabban sursauta : pourquoi l’appelait-elle son fils ? Abulurd enchaîna : — Tu n’as vu que les docks de traitement du nord, l’ultime étape dans le négoce des baleines. Mais la chasse aux spécimens précieux est un sport difficile, un art délicat qui demande de l’habileté et une longue préparation. J’ai chassé bien des fois sur les baleinières et, crois-moi, ça n’est pas un sport de distraction ! Les baleines à fourrure ne sont pas destinées au… sport. Rabban plissa ses lèvres grasses. — Et pourquoi ? Vous êtes gouverneur planétaire, et censé connaître l’économie. Sa mère secoua la tête. — Ton père comprend cette planète mieux que toi. Nous ne saurions permettre ce que tu envisages. Elle semblait protégée par un voile d’assurance que rien ne pouvait percer. Rabban s’agita dans son fauteuil, plus dégoûté qu’irrité. Ces gens n’avaient pas le droit de lui interdire quoi que ce soit. Il était le neveu du Baron Vladimir Harkonnen, l’héritier présomptif d’une Grande Maison. Abulurd avait déjà prouvé son incompétence et personne n’écouterait les protestations d’un incapable. Rabban se leva et regagna son appartement. Les servantes avaient disposé sur la table un bouquet typique de lichens parfumés cueillis sur des écorces, disposé dans un vase en nacre d’ormeau. D’un geste rageur, Rabban l’envoya se fracasser sur te plancher usé. Les plaintes rauques des baleines dans le chenal l’arrachèrent à un sommeil agité. Elles claironnaient dans son crâne sur un mode atonal douloureux. La veille au soir, son père avait écouté les chants des bêtes avec un sourire secret. Lui et Rabban observaient la mer depuis le balcon de bois fendillé et mouillé par la brume omniprésente. En montrant les fjords sinueux où tournaient les dos noirs des baleines, Abulurd avait expliqué : — Leurs chants d’accouplement. C’est la saison des amours. Rabban aurait tué n’importe qui. Il avait encore à l’esprit le refus de son père et se demandait comment il pouvait être le fils de gens pareils. Son sang commençait à bouillir. Convaincu qu’il ne retrouverait pas le sommeil avec le tintamarre des baleines, il s’habilla et descendit jusqu’à la grande salle endormie. Les dernières braises de la cheminée diffusaient une lumière vague et dorée. Il ne devait y avoir à cette heure que quelques servantes, des domestiques dans le fond du manoir, un cuisinier du petit matin… Abulurd ne postait jamais de gardes. Mais les résidents du manoir dormaient en paix. La paix des humbles et des résignés, se dit Rabban. Il les abominait. Il prit des vêtements chauds, y compris des mitaines, et sortit. Il descendit les marches déformées qui accédaient aux docks et au hangar de pêche. Son haleine se condensait dans le froid. Dans le local visqueux et puant, il trouva ce qu’il cherchait : des vibro-harpons. Dont certains étaient d’un calibre suffisant pour tuer les baleines. Il aurait pu se procurer des armes plus lourdes, mais il fallait compter avec la part du sport. Les baleines dérivaient toujours dans les eaux tranquilles du fjord. Leurs chants résonnaient comme des concerts de rots entre les falaises. De longs nuages masquaient les étoiles, mais un reflet pâle et sinistre permettait à Rabban de voir ce qu’il faisait. Il détacha les amarres d’un bateau de moyen gabarit qu’il pourrait gouverner seul, mais avec une coque assez épaisse et résistante pour résister aux assauts des baleines amoureuses. Il lança le moteur et se dirigea droit sur les eaux profondes du chenal où s’ébattaient les bêtes dans leur concert stupide. Il voyait maintenant très bien leurs formes lisses qui crevaient la surface noire de la mer. Il s’en approcha rapidement, la main crispée sur le gouvernail. Les baleines étaient indifférentes et certaines, dans leur frénésie, vinrent jouer avec le bateau et cognèrent contre la coque. Les adultes étaient ocellés comme des léopards, avec parfois des plaques verruqueuses ou bien une peau lisse d’un or crémeux. Une foule de petits baleineaux les entouraient. Se pouvait-il que ces animaux emmènent leurs enfants dans les fjords en période de reproduction ? Rabban, en reniflant avec mépris, saisit les vibro-harpons barbelés. Coupant le moteur, il se laissa dériver au large des baleines joueuses, ignorantes du danger. Puis, tout à coup, les monstres chanteurs se turent. Ils s’étaient apparemment aperçus de la présence. Mais le silence ne dura pas et le concert de trompettes et de gargouillements reprit de plus belle. Stupides bestiaux ! se dit Rabban. Il lança les premiers harpons en une série de jets rapides. Dès que le massacre commença, le chant des baleines changea de ton. Abulurd et Emmi enfilèrent précipitamment des toges épaisses et chaussèrent des pantoufles fourrées avant de se précipiter jusqu’aux docks. Des serviteurs perturbés allumèrent le hangar principal où des ombres dansèrent entre les globes brilleurs. Le chant tranquille des baleines s’était mué en une douloureuse cacophonie de cris. Emmi agrippa le bras de son époux qui perdait l’équilibre en se précipitant vers la grève. Ils essayèrent de sonder les ténèbres, mais les lumières, derrière eux, étaient trop vives. Ils n’entrevirent que des ombres frénétiques… des baleines qui se débattaient… et puis autre chose aussi. Ils finirent par allumer le phare à l’extrémité du ponton afin d’éclairer tout le fjord. Emmi poussa un cri de désespoir. Derrière eux, les serviteurs se précipitaient avec des bâtons et des armes de fortune, ignorant s’ils devaient défendre le manoir. Un bateau à moteur fonçait en direction du rivage. Il semblait peiner, lancé à plein régime, remorquant une charge importante. Emmi donna un coup de coude à son époux, et Abulurd s’avança pour tenter de voir qui se trouvait aux commandes. Et quand il vit, il refusa d’admettre ce qu’il savait déjà au fond de son cœur. Ils entendirent alors la voix de leur fils : — Lancez-moi une amarre ! Il apparut en pleine lumière, le visage luisant de sueur, même dans ce froid. Il avait ôté son gilet et il avait du sang sur les mains, sur les bras et sur la poitrine. — J’ai dû en tuer au moins huit, je crois bien. J’en ai deux petites en remorque, mais il va falloir que j’aille récupérer les autres. Vous les dépecez dans les docks ou bien vous les emmenez dans une usine de traitement ? Abulurd restait paralysé. Il serrait le cordage comme un serpent froid. Rabban se pencha par-dessus bord, le saisit et le boucla lui-même sur une bitte d’amarrage. — Tu les as… tuées ? marmonna Abulurd. Tu les as… assassinées ? Toutes ? Il avait les yeux fixés sur les deux jeunes baleineaux dont la fourrure duveteuse était maculée du sang qui coulait de nombreuses plaies. Déchirée, lacérée. Leurs yeux étaient des hublots de glace à la surface noir et jaune de la mer. — Bien sûr que je les ai tuées, gronda Rabban en plissant ses sourcils épais. C’est ce qu’on cherche quand on chasse, non ? Il sauta du bateau et se redressa sur le ponton comme s’il attendait des félicitations. Abulurd serrait convulsivement les poings : il éprouvait un sentiment d’effroi et de dégoût qui ne lui était guère familier. Une vague brûlante dans son esprit. Il avait passé toute sa vie à réprimer le légendaire caractère des Harkonnens qui était sans doute le sien. Durant des années d’expérience, il avait appris que la capture des baleines à fourrure, les cétacés Bjondax de Lankiveil, était une entreprise précise et délicate, un art que l’on ne devait exercer qu’à certaines périodes et en certains lieux précis, sous peine de voir les immenses hordes migrer vers d’autres régions. Mais Rabban, lui, ne s’était pas donné la peine d’apprendre les règles de base, encore moins de pratiquer les techniques de chasse, pas plus qu’il ne savait commander un bateau. — Tu les as massacrées sur leur lieu de reproduction, crétin ! Abulurd hurla ces derniers mots et l’offense se lut sur le visage de Rabban : jamais son père ne lui avait parlé avec une telle violence. — Depuis des générations, elles viennent dans le Fjord Tula pour élever leurs petits et se reproduire avant de regagner les mers arctiques. Mais elles ont une mémoire à long terme, une mémoire générationnelle. Jamais elles ne retournent dans les eaux où leur sang a été versé. De mémoire de baleine ! L’horreur et la rancune déformaient les traits d’Abulurd. Son fils, son propre fils, avait définitivement jeté une malédiction sur les eaux du fjord en répandant tout ce sang. Les baleines n’y reviendraient pas avant des décennies et plus encore… Rabban se retourna vers ses deux prises mortes qui flottaient près du bateau et explora du regard les eaux sombres, ignorant ce que son père venait de lui dire. — On va m’aider ou est-ce que je dois toutes les ramener moi-même ? Abulurd le gifla. Avant de regarder sa main, horrifié et incrédule, bouleversé d’avoir frappé son fils. Rabban lui lança un regard meurtrier. Une seule provocation, et il les aurait tués tous autant qu’ils étaient. Son père reprit d’un ton désespéré : — Les baleines ne reviendront plus procréer ici. Tu ne comprends donc pas ? Et tous ces villages sont dans le fjord, tous les gens qui y habitent ne vivent que du commerce des fourrures. Sans les baleines, les villages vont disparaître. Toutes les maisons seront abandonnées. Il n’y aura plus que des bourgs fantômes. Parce que les baleines ne reviendront plus ! Rabban secoua la tête, incapable d’appréhender la gravité de la situation. — Mais pourquoi vous vous souciez autant de ces gens ? Il se tourna vers les serviteurs rassemblés derrière ses parents, ces hommes et ces femmes qui étaient nés de la roture, qui n’avaient aucun espoir dans l’existence : des villageois, des fermiers, des ouvriers… — Ils n’ont rien de particulier. Vous les gouvernez, c’est tout. S’il vient des temps difficiles, ils s’en accommoderont. C’est ça leur vie. Emmi le foudroya du regard, libérant les émotions qu’elle bridait depuis longtemps. — Comment oses-tu parler ainsi ? Il était déjà difficile de te pardonner certaines choses, Glossu – mais là, tu as dépassé les bornes. Mais Rabban ne montrait toujours pas le moindre signe de honte. — Et vous, comment pouvez-vous être aussi aveugles et idiots ? Vous n’avez donc aucune idée de ce que vous êtes ? De ce que je suis, moi ? Nous sommes des Harkonnens ! Et j’ai honte d’être votre fils. Il s’éloigna sans un mot de plus et regagna le manoir. Il se lava, fit ses bagages et partit. Il ne lui restait que deux jours avant d’être officiellement autorisé par le Baron à quitter cette maudite planète. Il les passerait au port spatial. Il était trop impatient de retrouver un monde où la vie reprendrait un sens pour lui. 35 Un homme qui persiste à chasser le gibier dans un lieu où il n’y en a pas peut attendre éternellement sans succès. La persistance dans la recherche ne suffit pas. Sagesse Zensunni des Errants. Depuis quatre ans, Gurney Halleck n’avait pas trouvé le moindre indice sur sa sœur, mais il n’avait pas perdu tout espoir. Ses parents refusaient de prononcer le nom de Bheth. Durant leurs soirées calmes et ternes, ils continuaient de réciter la Bible Catholique Orange, rassurés d’y trouver des citations qui confortaient leur pauvre existence. On avait laissé Gurney seul avec son chagrin. Dans la nuit où il avait été battu sans que les villageois de Dmitri fassent un geste, ses parents l’avaient traîné jusqu’à leur pauvre logis. Ils ne disposaient que de quelques médicaments, mais leur existence difficile leur avait appris les rudiments des premiers secours. Sa mère l’avait mis au lit et calmé du mieux qu’elle pouvait pendant que son père tirait les rideaux, sombre et abattu, persuadé que les Harkonnens seraient sous peu de retour. Ces quatre années l’avaient rendu plus rude qu’avant et il avait désormais une expression peu assurée, méfiante. Au moindre mouvement, il éprouvait des douleurs intenses dans les os. Si bien que le matin, il se réveillait très tôt et s’extirpait à grand-peine du lit pour aller à son travail. Accomplir sa part du labeur commun. Les autres acceptaient sa présence sans commentaire, sans même montrer à quel point ils étaient soulagés que son aide participe à leur quota. Mais il savait désormais qu’il n’était plus des leurs. Il ne prenait plus aucun plaisir à passer ses soirées à la taverne, et il avait décidé de rester à la maison. Après des mois de travail, il était parvenu à tirer de nouveau quelques accords de sa balisette, mais le registre était plus réduit encore et la sonorité plutôt distordue. Les paroles du Capitaine Kryubi brûlaient encore dans son esprit, mais il n’avait pas renoncé à composer des chansons qu’il chantait en privé, quand les autres pouvaient faire semblant de ne pas l’entendre. Pourtant, il n’y avait plus dans ses paroles la satire amère qu’il affectionnait : elles évoquaient surtout le souvenir de Bheth. Ses parents n’étaient plus que des images pâles, délavées, dont la présence ne s’imposait plus guère, désormais, même s’ils partageaient la même demeure. Après toutes ces années, il se rappelait le visage de sa sœur, ses traits gracieux, ses moindres gestes, ses cheveux clairs et son sourire si doux. Il faisait pousser des fleurs devant leur maison, et soignait tout particulièrement les marguerites et les lys calla. Ainsi, il se persuadait d’entretenir le souvenir vif et clair de Bheth. Il chantonnait souvent en jardinant, avec le sentiment qu’elle était alors tout près de lui. Il lui arrivait même d’imaginer qu’ils pouvaient avoir la même pensée dans le même instant. Si elle était encore vivante… Un soir, très tard, il entendit du bruit au-dehors, non loin de la fenêtre, et entrevit une ombre qui glissait dans la nuit. Il se dit qu’il rêvait jusqu’à ce qu’il entende un bruissement, puis un souffle. Il se leva brusquement et un piétinement lui parvint, comme si quelqu’un s’enfuyait précipitamment. Il y avait une fleur sur le seuil, un lys calla, dont le calice était enveloppé dans un fragment de papier. Un talisman. Il le prit entre ses doigts, furieux à l’idée que quelqu’un pouvait essayer de le provoquer avec la fleur préférée de Bheth. Mais, tout en humant son arôme, il vit qu’il y avait un message griffonné sur le papier. L’écriture était nerveuse, précipitée, mais féminine. Il le lut si vite qu’il n’en retint que l’essentiel. Car les premiers mots étaient : « Dis à maman et papa que je suis vivante ! » Serrant le billet froissé dans sa main, il s’élança en courant dans les rues du village, pieds nus. Il chercha de tous côtés et devina soudain une silhouette furtive entre deux maisons. Elle courait vers la route qui conduisait à la sous-station de transit et, de là, à Harko Villa. Il n’appela pas. Il ne risquait que de précipiter la fuite de l’intrus mystérieux. Il courait à grandes foulées, ignorant les élancements douloureux dans ses membres à peine guéris. Bheth était en vie ! Ses pieds battaient le sol raboteux en cadence. L’étranger s’éloignait du village, s’enfonçant dans les champs alentour et Gurney se dit qu’un véhicule l’attendait sans doute quelque part. Il se retourna et, en découvrant son poursuivant, il partit comme l’éclair. Haletant, Gurney lança : — Attendez ! Je veux seulement vous parler ! L’autre ne ralentit pas. Sous la vague clarté de la lune, Gurney vit qu’il portait des habits élégants et des bottes. Ce n’était certainement pas un paysan des environs. Gurney avait un corps rompu à l’effort, et ses muscles répondaient comme des ressorts de précision. Il couvrit rapidement la distance qui le séparait de l’étranger. Il le vit trébucher sur le sol accidenté, et en profita pour charger comme un loup s’abattant sur sa proie. L’homme bascula dans la poussière, se dégagea et tenta de repartir vers les champs, mais Gurney le bloqua et ils roulèrent ensemble dans une tranchée profonde de deux mètres où les villageois avaient planté des patates krall. Il saisit l’homme par sa chemise élégante et le redressa dans la glaise, les rochers et le gravier. — Qui êtes-vous ? Vous avez vu ma sœur ? Elle va bien ? Il braqua sa lampe sur le visage de l’autre. Il avait des traits fins, le teint livide, les yeux hagards. Il cracha un jet de boue et tenta de se débattre. Il avait les cheveux bien coiffés et ses vêtements, assurément, étaient d’une élégance que Gurney avait rarement rencontrée. — Où est-elle ? (Il brandit le message froissé.) Ça vient d’où ? Qu’est-ce qu’elle vous a dit ? Comment saviez-vous pour les lys ? L’homme renifla, puis tendit le bras pour se masser une cheville. — Je… je suis le recenseur Harkonnen du district. Je vais de village en village. Mon travail consiste à dénombrer les gens qui servent le Baron. Il déglutit avec peine. Gurney raffermit sa prise. — Je vois beaucoup de gens… (Il toussa nerveusement.) C’est ainsi que j’ai rencontré votre sœur. Elle est dans une maison de plaisir de la garnison. Elle m’a donné de l’argent sur les économies qu’elle a grappillées depuis des années. Gurney inspirait profondément en se concentrant sur chaque mot. — Je lui ai dit que mes rondes m’amenaient à Dmitri. Elle m’a donné tous ses solaris et a écrit cette note. Elle m’a expliqué ce qu’elle attendait de moi, et je l’ai fait. (Il repoussa la main de Gurney et s’assit, furieux.) Pourquoi m’avez-vous attaqué ? Je venais vous apporter de ses nouvelles. Gurney grommela : — Je veux en savoir plus. Comment la retrouver ? L’homme secoua la tête. — Elle m’a seulement payé pour que je vous fasse parvenir ce message. J’ai risqué ma vie pour ça, et voilà que vous vous en prenez à moi. Je ne peux rien faire de plus pour vous, ni pour elle. Gurney porta ses mains vers sa gorge. — Mais si, vous le pouvez. Dites-moi où se trouve cette maison de plaisir. Dans quelle garnison ? Vous tenez à courir le risque que les Harkonnens apprennent tout… ou vous préférez que je vous tue tout de suite ? (Il resserra sa prise.) Parlez ! Depuis quatre ans, c’était la première fois qu’il avait des nouvelles de Bheth et il ne pouvait laisser passer cette occasion. Elle était vivante. Et la joie gonflait son cœur. — La garnison se trouve entre le Mont Ébène et le Lac Vladimir. Les Harkonnens y ont des puits d’esclaves et des mines d’obsidienne à proximité. Les prisonniers sont gardés par des soldats. La maison de plaisir… (L’homme s’interrompit, la gorge nouée par la crainte.) La maison de plaisir aussi est sous bonne garde. Gurney se demanda comment il allait pouvoir traverser le continent. Il n’avait que peu de connaissances géographiques, mais il pouvait en apprendre plus. Il leva les yeux vers la lune cendreuse qui glissait entre les nuages vaporeux, et ébaucha un plan audacieux pour libérer sa sœur. En hochant la tête, il ôta enfin ses mains de la gorge de l’homme. L’autre se hissa hors de la tranchée et partit à travers champs en boitant, s’arrêtant parfois pour donner des coups de pied furieux dans les mottes de terre. Il se dirigeait vers un bosquet d’épineux où devait être dissimulé son véhicule. Abasourdi, épuisé, Gurney se retrouva à son tour au bord de la tranchée. Il reprit son souffle, soudain déterminé. Peu lui importait l’étranger, désormais. Il savait maintenant où était sa sœur. 36 Le souverain punit l’opposition tout en récompensant le soutien. Il modifie ses forces au hasard. Il dissimule les éléments majeurs de son pouvoir. Il maintient un rythme de contre-mouvement qui garde ses opposants en déséquilibre. Westheimer ATRÉIDES, Éléments du Pouvoir. Dès que Leto fut père, le temps parut passer plus vite encore. Victor avait deux ans déjà. Il avait revêtu une armure de panoplie et une cape à liséré vert frappée du blason rouge des Atréides. Brandissant un bouclier en papier laminé, le petit gamin brun partit à l’attaque d’un taureau de Salusa en peluche avec sa lance vara décorée de plumes, puis battit en retraite. À genoux, en riant, Leto agitait le taureau multicornes et Victor était décontenancé et encore maladroit. — Fais comme je t’ai appris, Victor. (Il essaya de prendre une expression sérieuse.) Fais attention à ta vara. Tu la tiens comme ça, et tu la balances devant le monstre. Comme ça. Docile, l’enfant l’imita, essaya encore, mais il avait de la peine à lever son arme. La pointe de la vara rebondit sur la tête du taureau, mais il avait manqué de peu la marque à la craie que Leto avait faite. — Oui, c’est mieux ! Il repoussa le taureau jouet et prit son fils dans ses bras en le soulevant très haut. L’enfant gazouilla quand il le chatouilla. — Encore ? fit Kailea qui venait d’apparaître sur le seuil avec Chiara, sa dame de compagnie. Leto, ne lui apprenez pas ces absurdités. Vous ne voulez quand même pas qu’il meure comme son grand-père, non ? Leto prit une expression plus dure. — Le taureau n’était pas responsable, Kailea. Il avait été drogué par des traîtres. Il ne parla pas du secret qu’il taisait, de sa mère, Damr. Helena, qui avait été impliquée dans le complot, qu’il avait condamnée à l’exil dans la communauté des Sœurs de l’Isolement. Kailea ne semblait nullement convaincue et il continua sur un ton plus apaisé : — Mon père considérait ces bêtes comme nobles et magnifiques. Et les vaincre dans l’arène était pour lui un exploit et un honneur qui exigeaient un grand art. — Néanmoins, est-ce bien nécessaire pour notre fils ? (Kailea jeta un regard à Chiara, comme si elle attendait son soutien.) Il n’a que deux ans. Leto passa tendrement la main dans les cheveux bouclés de Victor. — Il n’est jamais trop tôt pour apprendre les arts du combat. — Thufir lui-même m’approuve. Mon père ne m’a jamais ménagé et je ne veux pas non plus gâcher l’éducation de notre fils. — Je suis certaine que vous savez ce qui lui convient, fit Kailea avec un soupir résigné que contredisait son regard. Vous êtes le Duc, après tout. — C’est l’heure de sa leçon, ma chère, intervint Chiara en jetant un regard sur sa montre, un antique bijou richèsien qu’elle avait ramené de Kaitain. Désappointé, Victor leva les yeux vers son père. — Allez, va, fit Leto en lui tapotant le dos. Un Duc doit apprendre beaucoup de choses, qui ne sont pas aussi drôles que celle-là. L’enfant prit un air renfrogné avant de s’éloigner sur ses petites jambes. Chiara lui prit la main et ils partirent vers l’aile nord du Castel où se trouvait la petite salle de cours. Swain Goire, le garde assigné à la surveillance de Victor, les suivit. Kailea resta dans la salle de jeux tandis que Leto rangeait le taureau jouet contre le mur avant de s’éponger et de boire une chope d’eau fraîche. — Pourquoi mon frère se confie-t-il toujours à vous avant de me dire quoi que ce soit ? (Il devinait que Kailea était contrariée et dans le doute.) Est-il exact que lui et cette femme envisagent de se marier ? — Pas sérieusement – je pense qu’il a dit ça comme ça, sur un coup de tête. Vous savez qu’il faut du temps à Rhombur avant d’accomplir quoi que ce soit. Il se décidera un jour, peut-être. Avec un regard désapprobateur, elle répliqua : — Mais ce n’est qu’une… une Bene Gesserit. Elle n’est pas de noble naissance. — Une Bene Gesserit a cependant été assez bonne pour mon cousin l’Empereur Shaddam. (Il ne parla pas de la douleur qu’il éprouvait au fond de son cœur.) C’est une décision qui ne concerne que lui, Kailea. Et il est certain qu’ils s’aiment. Kailea et lui avaient commencé à s’éloigner dès que leur fils était né. Ou peut-être cela avait-il commencé avec l’arrivée de Chiara, ses histoires extravagantes et ses ragots sur la Cour Impériale ? — L’amour ? Oh, est-ce donc vraiment le seul ingrédient nécessaire au mariage ? (L’expression de Kailea s’assombrit.) Qu’aurait donc dit votre père, le Vieux Duc, d’une telle hypocrisie ? Essayant de garder son calme, Leto alla fermer la porte. — Vous savez pourquoi je ne peux vous prendre pour épouse. Il se souvenait des terribles querelles de ses parents dans leur chambre, qu’il avait surprises certains soirs. Il ne souhaitait pas que ce soit leur sort. Il lisait le mécontentement sur son joli visage. Elle rejetait nerveusement ses boucles cuivrées en arrière. — Un jour, notre fils sera Duc. J’avais espéré qu’en le voyant grandir, vous changeriez d’idée. Il s’énerva. — Il s’agit de politique, Kailea. J’adore Victor. Mais je suis le Duc d’une Maison Majeure. Je dois avant tout penser aux Atréides. Lors des sessions du Conseil du Landsraad, d’autres Maisons présentaient à Leto leurs filles à marier avec l’espoir qu’elles le séduiraient. Les Atréides n’étaient ni riches ni puissants, mais Leto était apprécié et respecté depuis le courage et l’audace dont il avait fait preuve lors de son Jugement Par Forfaiture. Il était fier de ce qu’il avait réussi à accomplir sur Caladan… mais il aurait aimé que Kailea l’apprécie un peu plus. — Ainsi Victor restera un bâtard. — Kailea !… Parfois je déteste votre père à cause de ces idées folles qu’il vous a collées dans la tête. Je n’ai aucune alliance politique à vous offrir, et comme je n’ai pas de dot, pas de titre, je ne saurais être une épouse acceptable. Pourtant, étant donné que vous êtes Duc, vous pouvez m’obliger à partager votre lit quand il vous sied. Piqué au vif, il imagina ce que Chiara pouvait dire à Kailea lorsqu’elles étaient en privé. Il ne voyait aucune autre explication. Il n’appréciait pas particulièrement la dame de compagnie venue de la Cour, mais s’il la chassait, il risquait de rompre les derniers liens entre Kailea et lui. Pourtant, la complicité des deux femmes, leurs conversations hautaines et leur imitation du style de la Cour lui déplaisaient au plus haut point. Il porta son regard vague vers les baies de cristoplass en se souvenant des moments de bonheur qu’ils avaient connus quelques années seulement auparavant. — Je ne mérite pas ça, pas après ce que ma famille a fait pour vous et votre frère. — Oh, mais je vous remercie. Infiniment. Oui… Mais votre image n’en a pas été rabaissée, que je sache ? Vous êtes venu en aide aux malheureux réfugiés d’Ix et votre peuple adoré a su voir quel munificent souverain il avait. Le noble Duc Atréides. Mais ceux qui sont plus proches de vous savent bien que vous n’êtes qu’un homme, et non pas la légende que vous essayez d’être. Vous n’êtes pas réellement le héros de la populace, comme vous vous plaisez à l’imaginer. Si vous l’étiez, vous accepteriez… Il suffit ! Rhombur a parfaitement le droit d’épouser Tessia s’il le désire. La Maison Vernius a été défaite et il n’est plus question de mariage politique pour lui. — À moins que ses rebelles ne l’emportent sur Ix. Leto, dites-moi la vérité – espérez-vous en secret que les combattants de la liberté échouent afin que vous ayez toujours un motif pour ne pas m’épouser ? Atterré, il éclata : — Bien sûr que non ! Kailea prit congé sans un mot de plus, pensant apparemment qu’elle avait gagné. Resté seul, il songea à quel point elle avait changé. Il l’avait tant désirée avant de faire d’elle sa concubine. Elle avait fini par se rapprocher de lui, mais pas autant qu’elle ne l’aurait sans doute souhaité. Dans un premier temps, elle s’était montrée coopérative, affectueuse, mais ses ambitions l’avaient dépassée et elle avait compliqué à souhait son existence. Depuis quelque temps, il l’avait trop souvent surprise en train de se pomponner devant son miroir. Elle essayait de se comporter comme une reine, ce qu’elle ne serait jamais. Et il ne pouvait rien y changer. Mais il était sauvé par le bonheur que lui apportait son fils. Il se surprenait parfois à s’étonner de l’intense amour qu’il avait pour lui. Il voulait tout ce qu’il y avait de mieux dans l’univers pour Victor, il voulait en faire un homme digne et apprécié, un véritable Atréides. Même s’il ne pouvait lui donner le titre d’héritier ducal, il ferait tout pour lui en donner les avantages. Et un jour, Victor comprendrait, contrairement à sa mère. Kailea et Chiara s’entretenaient à mots couverts pendant que Victor, installé devant la machine éducative, essayait de reconnaître des formes et d’identifier des couleurs. Il pianotait avec agilité sur les touches et ses scores étaient très élevés pour un enfant de son âge. — Ma Dame, nous devons trouver un moyen de contourner le Duc. Il est entêté et il envisage encore une alliance maritale avec une famille puissante. L’Archiduc Ecaz ne cesse de le solliciter avec ses filles. Et je soupçonne que ses initiatives diplomatiques dans le conflit Grumman-Moritani ne sont qu’un écran de fumée pour dissimuler ses véritables intentions. Kailea plissa les yeux tout en se concentrant. — Leto doit se rendre sur Grumman la semaine prochaine pour s’entretenir avec le Vicomte Moritani. Les Moritani n’ont aucune fille à marier. — C’est ce qu’il dit, très chère. Mais l’espace est vaste et si jamais il faisait un détour, comment le sauriez-vous ? Toutes ces années à la Cour Impériale m’ont appris bien des choses. Si Leto engendre un héritier officiel, il rangera votre Victor dans un placard comme un vulgaire bâtard. Et ruinera votre avenir. Kailea secoua la tête. — Je lui ai répété tout ce que vous m’aviez dit, Chiara. Mais je me demande si je ne vais pas trop loin… (Maintenant que Leto ne pouvait la voir, elle montrait ses doutes et ses craintes.) Je me sens impuissante, il n’y a rien que je puisse faire. Lui et moi, nous étions si proches l’un de l’autre avant, mais tout se détériore. J’avais tellement espéré qu’en portant son fils, je serais plus proche de lui. Chiara affichait une moue sceptique. — Oh, très chère, dans les temps anciens, ces enfants-là étaient considérés comme « le ciment de la famille ». Kailea insista : — Mais Victor n’a fait que mettre en évidence notre problème. Parfois, je pense que Leto me déteste. — Nous pouvons encore tenter quelque chose, si vous vous fiez à moi, ma Dame. (Chiara posa une main rassurante sur son épaule.) D’abord, parlez-en à votre frère. Demandez-lui ce qu’il pourrait faire. (Elle gardait un ton posé et doux.) Le Duc l’écoute toujours. L’expression de Kailea s’éclaircit quelque peu. — Oui, c’est possible. Il faut bien essayer. Elle eut un entretien avec Rhombur dans son appartement. Elle l’avait trouvé dans la cuisine avec Tessia, qu’il aidait à préparer une salade de légumes. Rhombur l’écouta attentivement, avec un sourire amusé et agaçant tout en découpant un chou de mer violet. Il ne semble vraiment pas comprendre la gravité de la situation, songea-t-elle. — Tu n’as pas à te plaindre de quoi que ce soit, Kailea. Leto vous a toujours traités sur un pied royal, toi plus particulièrement. Elle souffla, exaspérée. — Comment peux-tu dire cela ? Avec Victor, maintenant, l’enjeu est plus important. Elle hésitait entre la rage et le désespoir. Tessia la fixa de ses grands yeux noisette. — Rhombur, le meilleur espoir que nous ayons est de renverser les Tleilaxu. Quand tu auras redressé la Maison Vernius, sous tes autres problèmes seront effacés. Il se pencha pour l’embrasser sur le front. — Oui, mon amour – tu ne penses pas que j’essaie d’y arriver ? Nous avons fourni des fonds secrets à C’tair depuis quelques années, mais j’ignore toujours où en sont les rebelles. Hawat a envoyé un autre espion en mission, et il a disparu. Il est difficile de pénétrer dans Ix, et c’est ce que nous avions voulu. Tessia et Kailea se surprirent en train de répondre dans la même seconde : — Alors il faut insister. 37 L’univers opère selon un principe économique de base : tout a son prix. Nous payons pour créer notre avenir, nous payons pour les fautes du passé. Nous payons pour tout changement que nous effectuons… et nous payons aussi chèrement si nous refusons de changer. Annales de la Banque de la Guilde Spatiale, Registre Philosophique. Les Fremen avaient toujours dit que Shai-Hulud devait être respecté et redouté. Mais avant même d’avoir atteint l’âge de seize ans, Liet Kynes avait déjà chevauché bien des fois le ver des sables. Dès qu’ils s’étaient lancés dans leur expédition vers les régions polaires du Sud, lui et son frère de cœur Warrick avaient appelé plusieurs vers et les avaient chevauchés jusqu’à épuisement. Quand ils en redescendaient, ils plantaient un nouveau marteleur, préparaient leurs crochets à Faiseur et en appelaient un autre. Le destin des Fremen dépendait d’eux. Durant des heures interminables, sous le ciel bleu poudreux et le phare brûlant du soleil, ils s’étaient terrés dans leurs distilles, guettant les friselis du sable, le grondement sourd du ver en approche. Ils étaient remontés à partir du soixantième parallèle qui délimitait les régions habitées pour franchir la Grande Plaine et les mers de sable des ergs et atteindre l’équateur avant de poursuivre vers le sud, en direction des palmeraies interdites, au seuil de la calotte polaire humide. Ces plantations avaient été initiées et entretenues par Pardot Kynes, elles étaient un élément essentiel de son rêve immense pour réveiller Dune. Liet sondait les ténèbres. Les vents d’hiver balayaient la Grande Plaine, lisse comme une table. Voici sûrement l’horizon de l’éternité, songea-t-il en étudiant les formes austères du paysage, les gradations subtiles des couleurs, les affleurements rocheux. Depuis son enfance, il avait entendu son père discourir sur le désert. Il lui avait répété à l’infini que ce paysage se situait au-delà de la pitié, qu’il était net, qu’il n’interrogeait pas, qu’il ne présentait aucune hésitation à l’esprit de l’homme… Quand vint l’heure du crépuscule, au sixième jour de leur voyage, leurs vers donnèrent des signes de fatigue et d’agitation. Ils replongeaient dans le sable abrasif, même avec les crochets plantés entre leurs segments rosâtres. Liet désigna une éminence de rocs et de surplombs. — Nous devrions passer la nuit là-bas. Warrick dévia la course du ver, ils dégagèrent les crocs et les aiguillons et se préparèrent à descendre. C’était Liet qui avait appelé ce mastodonte du désert et il fit signe à son ami de se hisser glisser sur son flanc écailleux. — Le premier monté, le dernier en selle ! cria-t-il. Warrick se laissa descendre vers le sillage de sable. Là, il pourrait d’un bond échapper à la queue du ver. Il écarta très vite les caisses à suspenseur remplies d’essence brute de Mélange et bondit vers la crête d’une dune. Il s’immobilisa et son esprit devint pareil au désert, tout à coup, pétrifié, silencieux. Liet laissa le ver replonger vers les profondeurs et sauta au dernier instant, roulant dans le sable poudreux comme s’il venait de plonger dans un marécage. Son père adorait lui raconter des histoires sur les marais de Bela Tegeuse et Salusa Secundus, la houe, les miasmes, mais Liet persistait à penser que ces autres rondes n’avaient pas une once de la séduction de Dune, encore moins de sa force… Il était le fils de l’Umma, et il bénéficiait de certains avantages, de quelques privilèges. Mais il savait que dans cette aventure téméraire vers l’Antarctique, son droit de naissance ne pouvait guère augmenter ses chances de succès. Il était maintenant comme tous les jeunes Fremen, devant les mêmes responsabilités. Et la Guilde Spatiale exigeait régulièrement son dû. Une rançon digne d’un roi qui rendait les satellites aveugles en ce qui concernait les activités de terraforming de Dune et les mouvements des Fremen. Les Harkonnens ne parvenaient pas à comprendre pourquoi il était si difficile d’obtenir des projections météorologiques et des analyses cartographiques détaillées, mais la Guilde s’en excusait régulièrement… parce que les Fremen ne manquaient jamais de payer leur dîme. Ils trouvèrent un coin abrité dans le récif de lave et plantèrent leur tente-distille. Liet déballa les gâteaux à l’épice que sa mère leur avait préparés. Ils s’installèrent aussi confortablement que possible et se détendirent en échangeant des commentaires sur les jeunes filles Fremen qu’ils avaient rencontrées dans les sietch où ils avaient fait étape. D’année en année, les deux frères de cœur avaient accompli quelques exploits marquants – et réussi pas mal de mauvais tours. Quelques-uns avaient abouti à des désastres dont ils avaient réchappé de justesse. Mais ils étaient encore en vie, ils avaient gagné de nombreux trophées Fremen et un nombre honorable de cicatrices. Jusque tard dans la nuit, ils rirent en évoquant le sabotage des ornithoptères Harkonnens, leur cambriolage dans un entrepôt où ils avaient dérobé des gourmandises précieuses (dont certaines s’étaient révélées immangeables), leur poursuite folle dans une cuvette brûlante, en quête du mirage d’une playa de sable blanc dans laquelle ils voulaient faire un vœu. Satisfaits, ils s’endormirent enfin sous les deux lunes de Dune, prêts à s’éveiller avant l’aube. Ils avaient encore plusieurs jours de voyage devant eux. Au-delà de la ligne sud des vers géants, là où le sol dense et les inclusions rocheuses leur barraient la route, Liet et Warrick continuèrent à pied. Se fiant à leur instinct d’orientation, ils suivaient de longs canyons et franchissaient des plaines froides. Dans des gorges profondes, entre de hautes murailles de conglomérat rocheux, ils virent les lits de rivières anciennes. Avec leur flair de Fremen, ils sentaient une humidité nouvelle dans l’air froid. Ils passèrent une nuit au Sietch des Dix Tribus, où des miroirs solaires faisaient fondre le permafrost du sol pour apporter un complément d’eau aux plantes que l’on cultivait avec un soin de tous les instants. On y avait planté des vergers et des palmiers nains. Warrick, avec un large sourire, ôta les embouts de son distille de ses narines pour humer une bouffée d’air pur. — Le parfum des plantes, Liet ! Sens-moi ça ! L’air est vivant ! (Il baissa la voix en regardant son ami d’un air grave.) Ton père est un grand homme, tu sais. Les jardiniers du sietch avaient en permanence une expression rêveuse et ravie, ils se comportaient avec une espèce de ferveur religieuse, car leurs efforts avaient donné des fruits. Pour eux, le rêve de l’Umma Kynes n’était plus un concept abstrait mais un avenir bien réel qui se déployait devant eux, jour après jour. Les Fremen avaient très tôt vénéré le fils du Planétologiste. Certains allaient jusqu’à lui toucher le bras, à effleurer son distille, comme s’ils se rapprochaient ainsi un peu plus du prophète. — « Et le désert se réjouira, et s’épanouira comme la rose ! » cria un homme, citant le Livre de Sagesse des Errants Zensunni. D’autres entonnèrent un chant rituel : « Qu’y a-t-il de plus précieux que la graine ? L’eau qui fait germer la graine. Qu’y a-t-il de plus précieux que la roche ? Le sol fertile qui la recouvre. » Tous se comportaient de cette façon et leur adoration gênait Liet. Lui et Warrick décidèrent de repartir dès qu’ils auraient respecté le délai d’hospitalité. Ils passèrent une nuit paisible dans la froideur de la nuit avant de partager le café d’épice avec le Naib. Les gens du Sietch des Dix Tribus leur donnèrent des vêtements chauds, dont ils n’avaient pas eu besoin jusqu’à présent. Et ils se remirent en marche avec leur précieux chargement d’épice concentrée. Lorsqu’ils atteignirent la légendaire forteresse de Rondo Tuek le marchand d’eau, ils découvrirent une bâtisse qui évoquait plus un hangar industriel et sale qu’un palais fabuleux dans le cœur scintillant des monts de glace. Il était cubique, massif, relié à des tranchées et des tuyauteries. Des engins broyeurs avaient dévoré le sol dur comme du fer pour dégager les cristaux de givre enfouis dans la terre, laissant de vilains monticules. La neige pure avait été depuis longtemps ensevelie sous les couches de gravier et de cailloux cimentés par la glace. L’extraction de l’eau était une opération simple : il suffisait de pelleter des quantités massives de terre et de les faire bouillir pour récupérer la vapeur. Liet préleva une poignée de terre et la lécha : la glace mêlée au gravier avait un goût salé. Il savait que l’eau était là, sous ses pieds, mais elle lui semblait aussi inaccessible qu’une planète des confins de l’Imperium. Ils s’avancèrent vers l’usine avec leurs caisses à suspenseur pleines d’épice distillée. La construction était en simili-béton fabriqué à partir des débris recyclés de l’extraction de glace. Les murs étaient blancs, nus, avec des fenêtres et des miroirs spéciaux destinés à renforcer l’apport d’énergie des collecteurs solaires sous cette latitude basse où la lumière était faible. Des jets de condensation montaient des fours de traitement du givre, laissant retomber une averse permanente de gravier. Rondo Tuek avait un manoir luxueux à Carthag, mais on disait que le riche marchand d’eau ne venait que très rarement en ville. Il avait fait fortune en minant les gisements de givre du sud et en revendant l’eau aux villages des bassins et des cuvettes. Malgré tout, avec le climat redoutable de l’hémisphère Sud, et surtout les tempêtes imprévisibles et violentes, un chargement sur quatre était perdu, et Tuek devait constamment racheter de nouvelles machines et engager d’autres équipes de mineurs. Mais il lui suffisait d’une cargaison d’eau de l’Antarctique pour compenser ses pertes. Peu d’entrepreneurs étaient prêts à prendre de pareils risques, et Tuek avait soigneusement dissimulé ses liens avec les contrebandiers, la Guilde et les Fremen. La rumeur générale voulait que ses exploitations de gisements d’eau ne soient qu’une couverture, un travail légal qui dissimulait sa principale source d’enrichissement : la contrebande. Côte à côte, Warrick et Liet passèrent entre les machines bruyantes et les ouvriers hors-monde qui s’activaient à leurs tâches pour gagner l’accès principal. Tuek, en général, employait des travailleurs journaliers venus du nord en quête de chantiers dans les régions les plus arides de Dune. Ce qui arrangeait le marchand d’eau, car plus que d’autres ils savaient se taire. Liet s’avança le premier. Un homme en combinaison de travail les croisa et leur décocha un regard. Liet l’arrêta : — Nous sommes une délégation Fremen. Nous voulons voir Rondo Tuek. Je suis Liet Kynes, le fils de Pardot Kynes, et voici Warrick… L’homme les chassa d’un geste. — Il est là, quelque part. Trouvez-le vous-mêmes. Il s’éloigna vers le chantier et, vexé, Liet se tourna vers son ami. Warrick lui tapota le dos en souriant. — Tu sais, nous n’avons pas de temps à perdre en politesses. On va trouver Tuek. Ils s’aventurèrent dans le bâtiment immense en affectant d’être familiers des lieux. L’air était glacial, même avec les globes de chauffage qui bourdonnaient contre les murs. Liet obtint quelques vagues renseignements des ouvriers qu’ils rencontrèrent en chemin. Ils leur désignèrent une salle, puis une autre – et ils s’égarèrent dans un labyrinthe de bureaux d’inventaire, de terminaux de contrôle et de magasins. Jusqu’à ce qu’un petit homme trapu aux épaules larges s’approche en écartant les bras. — Difficile de ne pas remarquer deux Fremen dans cet endroit ! Je suis Rondo Tuek. Suivez-moi jusqu’à mon appartement. (Il leur jeta un bref regard.) Et emportez vos affaires. Surtout ne les laissez pas traîner dans le coin. Tuek avait des pommettes plates, des yeux gris très espacés, et un menton quasiment absent, ce qui conférait à son visage un aspect cubique. Ses cheveux couleur de rouille commençaient à se dégarnir mais il les coiffait en favoris épais sur les tempes. Tel quel, avec sa démarche sautillante, Tuek était un personnage insolite, l’antithèse des Fremen aux gestes gracieux et souples. Néanmoins, avec leur chargement, Liet et Warrick avaient du mal à le suivre. Liet explorait les lieux du regard et constatait à son grand désappointement que tout était froid, net et nu. Même dans le sietch le plus pauvre, les Fremen se faisaient un devoir de disposer des tapis et des tentures colorés, ils sculptaient toujours des figurines et des statues dans le sable, décoraient les plafonds de fresques géométriques, parfois de mosaïque. Tuek s’arrêta devant une paroi aussi terne que les autres, regarda à droite, puis à gauche, et posa la paume sur un lecteur. Le sas s’ouvrit en sifflant, et ils pénétrèrent dans une pièce meublée avec une opulence que Liet n’aurait pu imaginer. Des alcôves, de part et d’autre, étaient garnies à profusion de flacons de cognac de Kirana, de carafes de vin de Caladan. Un lustre à pendeloques de cristal répandait une chaude clarté sur des rideaux cramoisis qui étouffaient harmonieusement les sons tout en donnant une impression de sûreté absolue. — Ah, mais nous sommes dans l’antre du trésor du marchand d’eau ! ricana Warrick. Les fauteuils étaient aussi profonds que somptueux. Des bobines solido étaient empilées sur une table basse en ardoise. Au plafond, des miroirs ternis réfléchissaient le feu moléculaire des colonnes corinthiennes en albâtre d’Hagal. — La Guilde n’a apporté que peu de luxe à Arrakis. Les belles choses ne sont guère appréciées des Harkonnens, et rares sont les autres privilégiés qui peuvent se les offrir. Et personne ne tient à me les apporter ici, dans l’enfer glacial de l’hémisphère Sud. (Il haussa ses sourcils broussailleux.) Mais parce que j’ai conclu des accords avec votre peuple… (Il appuya sur une commande pour sceller hermétiquement les lieux.) La Guilde envoie parfois des vaisseaux sur orbite polaire. Et des chalands me livrent. (Il tapota sur les caisses que Warrick remorquait.) En échange de votre… versement mensuel en épice. — Pour nous, c’est la dîme, dit Liet. Tuek ne parut pas s’en offenser. — Simple question de sémantique, mon garçon. L’essence de Mélange pure que les Fremen rapportent du désert profond a bien plus de valeur que les miettes que les Harkonnens récoltent à grand-peine dans le Nord. La Guilde réserve votre essence d’épice pour son seul usage, mais qui peut dire ce que ses Navigateurs y trouvent ? Il haussa les épaules et pianota sur une tablette. — Je note que nous avons reçu le paiement pour ce mois-ci. J’ai donné des instructions à mon intendant afin qu’il vous apporte les provisions nécessaires à votre retour. Liet n’avait pas espéré que Tuek se montre particulièrement enjoué et il acceptait très bien ses façons nettes et brusques. Et puis, il ne tenait pas à s’attarder ici, même s’il se disait que bien des villageois et même des citadins de Carthag auraient donné beaucoup pour découvrir le luxe exotique de la tanière splendide de Tuek. Il n’avait pas été éduqué en esthète. À l’image de son père, il préférait l’immensité du désert où il était né. Il avait calculé que s’ils progressaient rapidement, ils retrouveraient le Sietch des Dix Tribus avant le crépuscule. Il avait tellement envie de retrouver le soleil et de pouvoir plier ses doigts engourdis sans souffrir. Pourtant, le froid impressionnait Warrick. Il leva les bras en plantant ses bottes dans le sable craquant et se frotta les joues. — Liet, est-ce que tu as déjà senti une chose pareille ? Ma chair est comme cassante. (Il inspira à fond et regarda ses bottes.) Et je sens l’eau. Elle est ici… emprisonnée. Il se tourna vers les montagnes brunes veinées de glace et de gravier. Il était d’un naturel curieux et impulsif, et il lança à Liet : — On a accompli notre mission, Liet ! Inutile de nous dépêcher pour revenir ! Liet s’arrêta net. — Tu as quoi en tête, au juste ? — Eh bien… on est là, au milieu de ces montagnes légendaires. On a vu les palmeraies et les oasis que ton père a plantées. J’aimerais bien qu’on explore le coin pendant une journée, rien que pour sentir cette glace bien solide sous mes pieds. Et j’aimerais escalader ces glaciers : ça doit être comme de grimper sur des montagnes d’or pur. — Tu ne verras pas la glace. Elle est prisonnière de la terre, de la poussière, des cailloux. (Puis, voyant l’expression exaltée de son ami, il sentit son irritation fondre comme la neige.) On va faire comme tu veux, Warrick. Oui, pourquoi nous hâter ? (Ils avaient seize ans, se dit-il, et cette aventure valait bien leurs razzias sur les Harkonnens – tout en étant moins risquée.) On va les escalader ces glaciers, Warrick. Ils se remirent en marche dans la lumière crépusculaire du pôle Sud. Pour eux, habitués au désert, la toundra avait une beauté différente, étrangère et austère. Les geysers de l’usine de Tuek répandaient une nappe de brume fauve sur l’horizon. Ils abordèrent les premières pentes et, en basculant des rochers, ils découvrirent une pellicule de glace. Ils en sucèrent quelques morceaux en recrachant le sable et le gravier : la glace fondue avait un arrière-goût alcalin et amer. Ivre de cette nouvelle liberté, Warrick courait devant son ami. Ils étaient des Fremen et on leur avait enseigné à ne jamais baisser leur garde pendant toute la durée de leur vie – mais les chasseurs Harkonnens ne risquaient pas de se hasarder dans les régions polaires du Sud. Ici, ils étaient plus en sécurité que partout ailleurs. Probablement. Liet continuait à sonder le terrain tout en observant les hautes falaises aux parois ondulées qui s’érigeaient loin au-dessus du désert en formidables amas bruns de terre gelée. Il se pencha soudain pour examiner une marque dans le sol : l’empreinte d’un pied qui devait dater de la saison douce. — Warrick, regarde ça. En observant de plus près, ils trouvèrent d’autres traces subtiles que l’on avait essayé d’effacer avec soin. — Qui est passé là ? (Et Warrick ajouta :) Et pourquoi se cachent-ils ? Nous sommes loin de l’usine à eau. Liet reniflait tout en épiant les rochers, et il repéra une étincelle de lumière sous la couverture de gel. — Peut-être que ce sont des explorateurs qui se dirigent vers le pôle pour essayer de trouver de la glace plus propre à miner. — Dans ce cas, pourquoi se donnent-ils la peine d’essayer de couvrir leurs traces ? Liet porta son regard dans la direction que semblaient indiquer les empreintes de pas et repéra une paroi grêlée et couverte de boue givrée qui formait des silhouettes grotesques. Attentif au moindre détail du paysage, il regarda plus intensément, étudia les ombres, le tracé des crevasses. — Il y a quelque chose de bizarre… Sa perception s’accrut encore, tous ses sens étaient maintenant en alerte, et d’un geste il intima le silence à son compagnon. Et ils se mirent à ramper. Depuis l’enfance, ils savaient comment progresser sans faire de bruit ni laisser de trace. Liet ne parvenait toujours pas à déterminer ce qui l’intriguait mais, comme ils approchaient de la falaise, son impression s’intensifia. Même avec leurs sens altérés par le froid, ils contrôlaient chacun de leurs gestes. À leurs yeux de Fremen, il était évident qu’ils suivaient des traces. Laissées par des gens qui avaient gravi cette pente. Ils essayaient de se fondre dans la falaise, de devenir partie intégrante du paysage, des composants vivants et naturels. À mi-hauteur, Liet remarqua une décoloration presque imperceptible de la paroi. On avait artificiellement masqué quelque chose. La technique était bonne, mais les fautes maladroites étaient révélatrices. L’accès était assez large pour un vaisseau spatial. Un hangar secret de Rondo Tuek ? Une cache de la Guilde ou un repaire de contrebandiers ? Liet était pétrifié. Avant même qu’il ait pu dire quoi que ce soit, d’autres issues s’ouvrirent, des plaques de rocher et de glace qui avaient été, elles, camouflées plus habilement et qu’il n’avait pas remarquées. Quatre hommes musclés à l’air brutal sortirent de la falaise. Ils portaient des vêtements disparates. Et braquaient des armes sur les deux Fremen. — On bouge bien tranquillement, gamins. L’homme qui venait de les interpeller était chauve avec des yeux brillants et une longue moustache noire. Il ajouta : — Vous aviez oublié qu’avec ce froid, on voit très bien votre haleine ! Vous n’y aviez pas pensé, hein ? Deux des hommes agitèrent leurs armes pour leur faire signe d’entrer dans un tunnel. Warrick porta la main à son krys en cherchant le regard de son ami : ils étaient prêts à se battre dos à dos si besoin était. À mort. Mais Liet secoua la tête. Ces hommes ne portaient pas les insignes des Harkonnens. En fait, ils avaient arraché toutes les marques de leurs tenues. Des contrebandiers, se dit-il. Le chauve fit signe à l’un des autres. — Il faudrait peut-être revoir un peu notre camouflage, non ? — Nous sommes prisonniers ? demanda Liet en fixant les armes. — Je voudrais savoir quelle erreur nous avons commise pour que vous nous ayez repérés aussi vite. Je m’appelle Dominic Vernius – et vous êtes mes invités… jusqu’à nouvel ordre. 38 La variété et l’abondance croissantes de la vie elle-même multiplient le nombre de niche écologiques. Le système résultant est une trame de faiseurs et d’utilisateurs, de mangeurs et de mangés, de collaborateurs et de compétiteurs. Pardot KYNES, Rapport à l’Empereur Shaddam IV. En dépit de tous ses plans, de toutes ses ruses et même avec du sang sur les mains, Hasimir Fenring pouvait être tellement merveilleux que Margot regrettait son absence. Il était parti en compagnie du Baron Vladimir Harkonnen dans le désert profond pour aller inspecter plusieurs sites de moissonnage après avoir reçu un message comminatoire de Shaddam concernant une chute du taux de production. Pour parvenir à ses vues, son époux, avec une détermination glacée, avait commis de nombreuses atrocités au nom de l’Empereur, et elle le soupçonnait d’avoir joué un rôle dans la mort mystérieuse d’Elrood IX. Mais son éducation Bene Gesserit lui avait appris à jauger les résultats et les conséquences. Hasimir Fenring savait obtenir ce qu’il voulait, et pour cela Margot l’aimait. Et pour cela aussi, elle soupirait chaque fois qu’elle entrait dans la somptueuse serre que son époux avait fait construire pour elle. Elle posa la paume de sa main sur le lecteur de la serrure. Elle portait une tenue d’intérieur pratique, mais soyeuse et rayonnante, qui changeait de couleur au fil des heures. En franchissant l’arche de mosaïque pour pénétrer dans la salle verte, elle inspira avec ravissement l’air humide et aromatique. La musique s’était déclenchée automatiquement : des accords de piano et de balisette apaisants. Les murs irradiaient la lumière dorée de cette fin d’après-midi : les panneaux filtrants transformaient la lumière blanche du soleil d’Arrakis en celle, plus colorée et douce, des panoramas de Kaitain. De grandes feuilles charnues flottaient doucement dans le courant d’air, pareilles à des drapeaux. En quatre ans, les plantes de tous les mondes s’étaient développées bien au-delà de ses espérances. La serre était son domaine privé mais elle était aussi un gaspillage éhonté sur un monde où chaque goutte d’eau comptait, où des marchands en costume bigarré parcouraient la cité en agitant leurs clochettes et en criant Soo-Soo Sook ! pour vendre une fortune une unique gorgée. Mais ainsi que le disait souvent son époux, le ministre impérial de l’épice pouvait s’offrir ce luxe. Loin dans le passé, parmi les échos des vies anciennes auxquelles elle avait accès, Margot avait retrouvé le souvenir d’une femme cloîtrée dans une maison islamique austère, qui portait le nom de Fatima et qui était la fille unique de Mahomet. Son époux était assez riche pour entretenir trois femmes qui avaient chacune droit à une cour particulière. Après la cérémonie du mariage, Fatima n’était jamais plus ressortie et les deux autres femmes non plus. Son monde était circonscrit à sa cour luxuriante, foisonnante de plantes et de fleurs sous le ciel libre. Au centre, une fontaine accompagnait de ses gouttelettes ses arpèges de cordes et, parfois, des papillons et des oiseaux venaient butiner les corolles sous le soleil. Bien des générations plus tard, sur une planète qui tournait autour d’un soleil à des distances inimaginables pour Fatima, Margot, épouse du Comte Fenring, était de même cloîtrée dans un lieu semblable, au milieu de plantes merveilleuses. Un servok automatique équipé de tuyaux et de becs brumisateurs traitait les bosquets, les arbustes et les fougères rarissimes. La fraîcheur humide fit courir un frisson sur la peau de Margot, et elle en prit avec délice quelques bouffées. Après toutes ces années, elle avait eu droit à son paradis privé ! Elle caressa l’ombrelle douce d’une feuille, se baissa pour toucher la glaise mouillée près de ses racines. Non, il n’y avait plus un seul des pucerons mutants dont la plante avait été infestée à son arrivée des îles tropicales de Ginaz. En examinant minutieusement les radicelles, Margot entendit la voix de la Révérende Mère Biana qui chuchotait dans son esprit. Cette Sœur morte depuis longtemps avait été la jardinière de l’École Mère il y avait deux siècles, et elle était la conseillère secrète en horticulture de Margot. C’était la musique – une ballade lancinante composée par un troubadour de Jongleur – qui avait appelé ce fantôme dans son esprit. Mais Margot se piquait de connaître les plantes et elle aurait pu se passer de Biana. Les innombrables spécimens qui poussaient dans la serre étaient pour elle comme des enfants qu’elle n’aurait pu avoir avec son époux eunuque. Et chaque jour elle s’émerveillait de les voir grandir dans un monde aride, hostile. Tout comme Hasimir survivait. Elle se retourna pour caresser une autre feuille encore, au toucher soyeux. Et songea : Je te protégerai. Elle perdait souvent le sens du temps, oubliait les heures des repas. Une Sœur du Bene Gesserit pouvait jeûner une semaine, si nécessaire. Elle se plaisait ici, seule avec ses plantes et les souvenirs de l’Autre Mémoire, les récits murmurés des autres Sœurs depuis longtemps défuntes. Elle s’assit, apaisée, près de la fontaine musicale, non sans avoir posé un jeune rosaphylle sur le banc, à son côté. Elle médita, les yeux clos. Quand elle reprit possession de son corps, le soleil se couchait sur l’horizon, projetant de longs doigts d’ombre. L’éclairage de nuit de la serre s’était allumé. Sereine, elle replaça le rosaphylle sur son banc avant de le changer de pot. Elle fredonna tout en tassant avec soin le terreau autour des racines, puis se retourna. Et sursauta en découvrant un homme à la peau tannée, à moins de deux mètres d’elle. Il avait les yeux bleus ibad des Fremen et portait une cape jubba dont il avait rejeté la capuche. Comment avait-il pu entrer, avec tous les alarmes et les contrôles de la serre, sans compter la serrure à lecture de paume ? Et même avec ses sens aiguisés de Bene Gesserit, elle ne l’avait pas senti. Elle lâcha le pot de rosaphylle qui se fracassa sur le sol, et se mit en transe de combat Bene Gesserit, tout son corps tendu et attentif, les muscles souples, prête à lancer un coup de pied éclair capable d’éventrer l’adversaire. — Nous avons entendu parler de votre art étrange, dit l’homme sans esquisser un mouvement. Mais on vous a aussi enseigné de ne pas l’employer prématurément. Margot, sur ses gardes, inspira lentement, profondément. Comment ce Fremen pouvait-il savoir ? Enfin elle le reconnut. Elle l’avait vu à Rut II, un village lointain, durant une de ses tournées. C’était un prêtre du désert qui prêchait seul et bénissait les gens de son peuple. Elle se souvenait de son attitude inquiète quand il avait remarqué sa présence et avait abandonné brusquement ses sermons pour repartir dans le désert. Un bruissement de feuillage attira son attention. Elle vit surgir une femme Fremen au visage ridé, familier : la Shadout Mapes, la gouvernante de la maison, avec ses cheveux délavés par le soleil. Elle avait abandonné sa tenue de domestique pour une cape de voyage Fremen. Elle l’interpella d’une voix rauque : — Ma Dame, on gaspille beaucoup d’eau ici. Vous étalez les richesses des autres mondes. Cela n’est pas dans les usages des Fremen. — Je ne suis pas Fremen, répondit Margot d’un ton acerbe elle ne voulait pas se servir de la Voix, pas encore. Elle ajouta : — Que me voulez-vous ? — Vous m’avez déjà vu, dit l’homme. — Vous êtes un prêtre. — Je suis un acolyte, l’un des assistants de la Sayyadina. Il fit un pas vers elle. Une Sayyadina, se dit Margot, et son cœur battit plus fort. C’était un titre qu’elle avait déjà entendu, qui désignait une femme qui ressemblait étrangement à une Révérende Mère. Un nom qui avait été employé par la Missionaria Protectiva. Et soudain tout devint clair. Mais elle avait livré son message aux Fremen depuis si longtemps qu’elle avait perdu tout espoir. — Vous avez entendu mon message chuchoté, dit-elle. Le prêtre inclina la tête. — Vous dites que vous possédez des informations à propos du Lisan al-Gaib. Il avait prononcé ce nom avec un accent de profond respect. — Oui, j’en ai. Il faut que je parle à votre Révérende Mère. Calmement, car elle avait besoin de mettre de l’ordre dans ses pensées, elle récupéra la plante qu’elle avait lâchée et, sans se soucier des débris, elle la remit dans un pot nouveau avec l’espoir qu’elle survivrait. — Sayyadina hors-monde, vous devez venir avec nous, fit Mapes. Margot s’épousseta sans montrer son émotion, mais son cœur ne s’apaisait pas. Elle allait peut-être avoir enfin une information pour Harishka. Et apprendre aussi ce qu’il était advenu des Sœurs disparues depuis un siècle dans les sables d’Arrakis. Elle suivit docilement les deux Fremen dans la nuit. 39 Savoir ce que l’on doit faire ne suffit pas. Prince Rhombur VERNIUS. Sous le coracle d’osier, les vagues semblaient murmurer une berceuse. Pour Leto, c’était un instant de paix dans la tourmente de ses pensées. Il se pencha par-dessus le plat-bord pour cueillir au passage un ballon végétal pris dans un entrelacs de feuilles. Sortant un couteau de son étui doré, il sectionna la tige du melon bien mûr et le présenta à Rhombur : — Ça vous dit ? Le prince avait les yeux fixés sur le couteau, surpris. — Hé… mais ça n’est pas celui de l’Empereur ? Celui qu’il vous a offert après votre jugement ? Leto haussa les épaules. — Je préfère ce qui est pratique à ce qui est précieux. Je suis persuadé que mon cousin n’y trouverait rien à redire. Rhombur prit le melon et l’examina dans la lumière perlée. — Vous savez que Kailea serait horrifiée ? Elle serait capable de mettre ce couteau sur une plaque à suspenseur et de la recouvrir d’un bouclier ornemental. — Certes, mais elle ne m’accompagne guère souvent dans mes parties de pêche. Rhombur semblait embarrassé par le melon, aussi Leto le lui reprit-il pour le peler avec la précieuse lame damasquinée avant de le trancher. — Au moins, ça ne risque pas de s’enflammer si vous l’abandonnez au soleil, plaisanta Leto, rappelant à son ami la débâcle des gemmes coralliennes qui avaient provoqué l’incendie de leur bateau et les avaient obligés à jouer les naufragés sur un récif du large. — Ça n’est pas vraiment drôle, protesta Rhombur. Leto examinait son couteau impérial, faisant jouer la lame effilée sous le soleil. — Vous savez, je l’avais sur moi quand j’ai rencontré le Vicomte Moritani en grand uniforme, et je crois qu’il a attiré son attention. — Difficile de l’impressionner. L’Empereur a finalement retiré ses Sardaukar et tout est calme. Mais vous croyez que cette querelle entre les Moritani et les Ecazi est finie ? — Non, je ne le pense pas. Durant tout mon séjour sur Grumman, j’étais nerveux. Je crois que le Vicomte ne cherche qu’à gagner du temps. — Et vous vous êtes interposé. (Rhombur se coupa un morceau de melon, mordit dedans et le recracha avec une grimace.) Il est encore un petit peu aigre. Ce qui fit rire Leto. Il prit un torchon, s’essuya les mains avant de nettoyer son précieux couteau et de regagner la cabine pour lancer les moteurs. — Heureusement, tous mes devoirs ne sont pas aussi déplaisants. Nous ferions mieux de quitter le delta. J’ai promis que je serais au port marchand cet après-midi pour les premières livraisons de riz pundi. — Ah, les exigences et les périls du pouvoir ! railla Rhombur en lui emboîtant le pas. Regardez donc dans le rafraîchisseur – je vous ai apporté une petite surprise : vous savez, cette bière brune que vous appréciez tellement ?… — Vous ne parlez quand même pas de la bière Harkonnen ? — Il va bien falloir que vous la dégustiez ici, où personne ne peut nous voir. Je l’ai eue par un contrebandier. Mais je n’ai pas cité votre nom, bien sûr. — Prince Rhombur Vernius d’Ix, je dois vous dire à quel point je suis choqué de savoir que vous fréquentez des contrebandiers et autres gens du marché noir. — Comment pensez-vous que j’aie pu infiltrer les rebelles d’Ix ? Ça n’a pas été très efficace jusqu’à présent, mais j’ai des contacts avec des gens pas vraiment convenables. (Il fit sauter les scellés du rafraîchisseur et en extirpa quelques bouteilles sans étiquette.) Et je dois dire que les ressources se sont révélées… plutôt profitables. Leto pilotait le coracle en suivant le courant, à quelques encablures du rivage verdoyant. Il se disait que Thufir Hawat allait sans doute le sermonner pour s’être aventuré aussi loin sans protection. — Je pense que je peux en boire une ou deux bouteilles. À condition d’être certain que les Harkonnens n’en tirent pas bénéfice. Rhombur sortit deux containers du rafraîchisseur et en tira les pailles d’épice. — Aucun risque. Pour ce que j’en sais, tout le lot a été dérobé lors d’un raid sur une brasserie. Une déperdition d’énergie avait provoqué un incident au niveau de la mise en bouteilles et… on ne sait comment… deux bovidés nains se sont perdus dans la brasserie. Confusion générale et beaucoup de bière répandue. Tragique gaspillage. On n’aurait même pas pu compter les bouteilles cassées. Leto renifla le breuvage sombre avant d’en prendre une goulée. — Comment savoir si l’on n’a pas mis quelque substance là-dedans ? Vous savez que ce n’est guère mon habitude de prendre la mer avec un goûte-poison. — Ces bouteilles étaient destinées au Baron en personne. Il suffit de voir son gros corps bouffi pour se faire une idée des quantités qu’il doit consommer. Rhombur jouait avec sa bouteille, nerveux. — Je veux faire quelque chose de plus efficace pour Ix, quelque chose de plus sérieux. — Vous avez besoin d’argent ? De quelle autre façon pourrais-je vous aider ? Ce n’est pas exactement d’argent que j’ai besoin. Je n’ai cessé d’envoyer des secours financiers et des encouragements à C’tair Pilru depuis qu’il m’a contacté, il y a quatre ans. (Il leva la tête, le front plissé en une expression grave.) J’ai appris que les combattants de la liberté avaient été décimés et qu’il n’y aurait que quelques survivants. Je pense que c’est plus désastreux encore qu’il ne l’a dit. Il est temps pour moi de cesser de tourner en rond. Le regard dur, ressemblant soudain étrangement à Dominic Vernius dans les heures violentes de la révolte d’Ix, il ajouta : « Il faut que nous leur donnions une puissance de feu susceptible de créer la différence. Leto aspira une longue gorgée. — Je suis prêt à faire tout ce qui est raisonnablement possible pour que vous retrouviez vos titres, je ne vous l’ai jamais caché. Qu’avez-vous donc exactement en tête ? — J’aimerais leur faire parvenir des explosifs, des brise-plass comme vous en avez dans votre arsenal. Ils sont légers, de taille réduite, faciles à expédier et à dissimuler. — Combien vous en faut-il ? Rhombur hésita avant de répondre : — Mille. Leto sifflota. — Il y a de quoi causer pas mal de dégâts. — C’est bien ce que je vise, Leto. Le coracle franchissait les remous de l’embouchure du fleuve. Devant eux, les bateaux-pilotes remorquaient les cerfs-volants de mer bigarrés au-dessus des docks. — Et comment proposez-vous d’expédier ces armes sur Ix ? Est-ce que vos amis contrebandiers pourraient les acheminer jusqu’en un lieu où C’tair les intercepterait ? — Les Tleilaxu ont pris le pouvoir il y a seize ans. Le transit est redevenu normal. Ils se servent de leurs propres transports et utilisent les dispenses spéciales de la Guilde. Ils ont dû lever les restrictions car ils dépendent trop de l’importation des matériaux bruts et des éléments spéciaux. Tous les vaisseaux débarquent au seuil du canyon du port d’accès. Les grottes y sont assez vastes pour accueillir des frégates-cargos et les tunnels sont connectés aux cités souterraines. Certains capitaines de frégate ont servi sous mon père, il y a longtemps, et ils nous ont… euh… proposé leur aide. Leto songea au Comte d’Ix, personnage fort, chauve et tumultueux, qui avait servi aux côtés du Duc Paulus durant la révolte d’Ecaz. Rhombur, parce que son père était considéré comme un héros, avait probablement plus d’alliés secrets qu’il ne l’imaginait. — Nous pouvons apposer une marque spéciale sur les containers et faire passer le mot à C’tair. Je pense que… nous serons à même de franchir tous les points de contrôle. (Pris d’une colère soudaine, il cogna du poing sur le banc.) Par tous les enfers vermillon, Leto, je vais enfin faire quelque chose ! Presque la moitié de ma vie s’est écoulée sans que je remette le pied sur ma planète ! — Si quiconque d’autre m’avait demandé ça… (Leto se reprit et dit :) C’est chose faite, mon ami. Pour autant que le rôle des Atréides ne soit pas révélé. (Il soupira.) Bon, et quelle est l’autre faveur ? Le Prince semblait encore plus nerveux. — J’ai réfléchi à la façon dont je devais vous le demander, mais sans trouver les mots qui conviendraient. Tout me semble… disons faux et calculé mais… il faut que je vous le dise. (Il inspira profondément.) C’est à propos de ma sœur. Leto, sur le point d’ouvrir une deuxième bière, s’interrompit net, le visage soudain assombri. — Il est des sujets strictement privés, Rhombur, même avec vous. Le Prince eut un sourire de sympathie. Depuis qu’il avait pris une Bene Gesserit pour concubine et amie, il était devenu plus sage. — L’un et l’autre, vous avez dévié, et ce n’est votre faute ni à l’un ni à l’autre. C’est comme ça. Je sais que vous aimez encore profondément Kailea – n’essayez pas de le nier. Elle a beaucoup fait pour la Maison des Atréides, elle vous a aidé pour les problèmes commerciaux et financiers. Mon père a toujours dit qu’elle seule avait le sens des affaires dans la famille. Leto hocha tristement la tête. — Elle m’a été de bon conseil, oui. Mais depuis l’arrivée de Chiara, elle exige de plus en plus de parures et d’atours. Pourtant, quand je les lui offre, elle semble encore insatisfaite. Elle… elle n’est plus la femme dont j’étais amoureux. Rhombur goûta enfin sa bière et plissa les lèvres, surpris par son amertume. — C’est peut-être parce que vous avez cessé de lui donner sa chance et que vous ne la laissez plus s’occuper de vos affaires. Essayez de lui confier la gestion des exploitations de Caladan : les melons paradan, le riz pundi, les gemmes coralliennes – et vous verrez la production augmenter. Je ne sais pas jusqu’où elle aurait pu aller sur Ix, s’il n’y avait pas eu la révolte. Leto repoussa sa bouteille. — C’est elle qui vous a demandé ça ? — Leto, ma sœur est une femme précieuse. Je vous le demande en ami, et en tant que frère. Donnez-lui la chance d’être plus qu’une concubine. Leto était aussi immobile et froid qu’une statue. — Ainsi, vous voudriez que je l’épouse ? Rhombur se mordit la lèvre en acquiesçant. — Oui, je… je pense que c’est ce que je suis en train de vous demander. Ils restèrent silencieux un moment. Le coracle roulait doucement sur les vagues du delta. Une énorme barge approchait des docks. L’esprit de Leto était en effervescence, et il prit enfin sa décision. — Je vais dire oui pour une seule faveur, Rhombur – mais c’est à vous de choisir laquelle. Rhombur vit que son ami était aussi tendu que lui. Il détourna les yeux. Leto guettait sa réponse. Il avait été net. Le Prince d’Ix répondit enfin d’une voix mal assurée : — En ce cas, je choisis l’avenir de mon peuple. Vous m’avez appris à quel point c’était important. J’ai besoin de ces explosifs. J’espère seulement que C’tair Pilru saura les utiliser à bon escient. (Il se pencha et saisit le bras de Leto.) S’il est une chose que j’ai apprise des Atréides, c’est que le peuple compte avant tout, et que les aspirations personnelles viennent ensuite. Kailea devra aussi l’apprendre. Leto manœuvrait leur bateau entre les bancs de sable. Ils étaient maintenant tout près des docks et des barges à l’ancrage, festonnés de rubans verts flottant dans la brise du fleuve. Les dockers chargeaient à bord les sacs de précieux riz pundi en longues files. Des wagons attendaient sur la voie de berge. Plus loin, dans les champs inondés, des embarcations à fond plat dérivaient. Et quelque part on tirait un feu d’artifice familial, crépitant et coloré, sous les nuages sombres. Leto accosta non loin d’une barge dont le chargement était presque achevé. Un vaste podium entouré de fanions verts et blancs avait été dressé pour lui. Il repoussa la discussion qu’ils venaient d’avoir au fond de son esprit : il devait faire noble figure et participer aux festivités. C’était un jour d’allégresse et il devait accomplir son devoir de Duc. 40 Les faits ne signifient rien quand ils sont dominés par les apparences. Ne sous-estimez pas le pouvoir de l’impression sur la réalité. Prince Raphaël CORRINO, Des Rudiments du Pouvoir. Le Baron Vladimir Harkonnen montait en claudiquant vers le plus haut balcon du Donjon qui dominait le bourbier d’Harko Villa. Il s’appuyait sur sa canne qu’il en était venu à détester au fil de ces années de dégradation. Mais sans elle, il ne pouvait plus se déplacer. Une fois encore, il maudit les sorcières qui avaient fait ça de lui. Il ruminait sans cesse de nouvelles formes de vengeance, mais les Sœurs du Bene Gesserit et la Maison Harkonnen étaient pat et ne pouvaient jouer du chantage l’une contre l’autre. Il faut que je trouve un moyen subtil, le plus subtil de tous… — Piter ! hurla-t-il dans le vide. Qu’on m’envoie mon Mentat ! Il savait que de Vries n’était pas loin, qu’il l’observait, l’espionnait depuis ses cachettes. Il suffisait de crier et il se matérialisait. Si seulement les autres se comportaient de même, songea-t-il, aigri : Rabban, la Mère Supérieure, ou ce suffisant docteur Yueh. Comme toujours, le Mentat cruel s’avança sur la pointe des pieds, avec des gestes souples de danseur. Il lui apportait le colis scelle que le Baron attendait, exactement à l’heure prévue. Les ingénieurs lui avaient promis des résultats et ils savaient bien qu’il les ferait écorcher tout vifs s’ils venaient à faillir. — Vos nouveaux suspenseurs, mon Baron. (De Vries s’inclina en lui présentant le colis.) Il suffit de les attacher à votre taille pour qu’ils soulagent le poids de votre corps, ce qui vous redonnera une liberté de déplacement nouvelle. Le Baron ouvrit le colis avec ses mains grassouillettes. — Non, la liberté que j’ai connue. À l’intérieur du colis, il découvrit de petits globes suspenseurs à alimentation autonome, reliés par une chaînette. Il savait bien que l’appareillage ne duperait personne, mais au moins, il souffrirait moins de son infirmité. Et il intriguerait les autres… — Il faudra sans doute un certain temps pour vous y accoutumer… — Je me sentirai mieux et plus en forme. Avec un sourire heureux, le Baron leva les suspenseurs et boucla la ceinture sur son ventre obèse. Comment avait-il pu devenir aussi monstrueux ? Il activa les globes l’un après l’autre et, au fur et à mesure que le bourdonnement s’amplifiait, il sentit ses pieds, ses genoux et ses épaules soudain délivrés. Et il exhala un soupir de plaisir. Puis il fit une grande enjambée et rebondit dans la pièce comme un explorateur débarquant sur un monde à faible gravité. — Piter, regarde-moi ! Ah, ah, ah ! Il se posa sur un pied, et bondit encore une fois, atteignant presque le plafond. Hurlant de rire, il tournoya sur un pied comme un acrobate. — Oh, Piter ! Je me sens tellement mieux ! Le Mentat se tenait sur le seuil avec un sourire satisfait. Le Baron redescendit vers le sol et fouetta l’air de sa canne comme un escrimeur. Avant de la faire claquer sur son bureau. — Oui, oui ! C’est exactement ce que j’avais espéré ! — Il va falloir vous habituer aussi aux paramètres, mon Baron. N’en faites pas trop. En disant cela, Piter de Vries était persuadé que le Baron ferait très exactement le contraire. Tel un danseur grotesque, le Baron traversa la pièce pour venir donner une tape paternelle sur les joues du Mentat avant de repartir vers le balcon. De Vries observait avec intérêt les mouvements trop frénétiques et assurés du volumineux Baron et se plaisait à imaginer qu’il allait manquer de mesure et finir par s’envoler dans le ciel, au plus haut du Donjon. Je ne peux qu’espérer, songea-t-il. Les suspenseurs freineraient sa chute, certes, mais ils ne pouvaient que diminuer partiellement son poids colossal. Le Baron tomberait vers les pavés de la cour avec une vélocité réduite – mais il s’y écraserait quand même. Une prime inespérée ! De Vries avait pour charge de veiller sur les biens de la famille, y compris les caches secrètes de Mélange comme celles de Lankiveil. La disparition du Baron lui permettrait de s’en emparer, et ce n’était certes pas ce pauvre ahuri de Rabban qui en apercevrait. C’est peut-être un petit pas dans la bonne direction… Mais le volumineux Baron agrippa la balustrade et rebondit à point nommé. Il fit une pause, éclatant de joie, et observa les rues enfumées et les immeubles charbonneux de la cité. La capitale de Giedi Prime était sinistre, sombre, huileuse. Plus loin, les villages de mineurs et d’agriculteurs étaient plus affreux encore, autant de hameaux sordides que les Harkonnens ne se donnaient même pas le souci d’entretenir. Et de toutes parts, comme des poux, les travailleurs se regroupaient et s’agitaient entre deux tours de corvée. Le Baron leva sa canne. — Je n’ai plus besoin de ça ! proféra-t-il. Il accorda un ultime regard au ver géant du pommeau, promena les doigts sur le bois lisse. Et lança la canne dans le vide. Il se pencha sur la balustrade pour la voir tomber en tournoyant, espérant comme un enfant méchant qu’elle allait percuter la tête d’un des poux. Porté par les globes, il revint dans la salle où attendait un de Vries désappointé. Le Mentat savait qu’il ne monterait jamais un complot contre le Baron, car il risquait d’être démasqué et exécuté atrocement. Et le Baron pourrait toujours se procurer un autre Mentat tordu auprès du Bene Tleilax, peut-être même un autre Piter de Vries, un ghola né des cellules de son cadavre. Son seul espoir résidait dans un accident fortuit… ou une accélération du processus du mal que les Sœurs avaient inoculé dans l’organisme du Baron. — À présent, Piter, rien ne peut m’arrêter ! s’exclama le Baron, au comble du ravissement. L’Imperium ferait bien de prendre garde au Baron Vladimir Harkonnen ! — Oui, je le suppose, marmonna le Mentat. 41 Si vous vous rendez, vous avez déjà perdu. Si vous faites une tentative, même improbable, au moins vous aurez réussi en essayant. Duc Paulus ATRÉIDES. Gurney Halleck savait que s’il voulait libérer sa sœur, il devait agir seul. Depuis deux mois, il dressait des plans, brûlant de passer à l’action parce que Bheth, il le savait maintenant, souffrait chaque nuit, à chaque instant. Mais il était condamné à l’échec s’il ne prenait pas en compte toutes les éventualités. Il s’était procuré des cartes rudimentaires de Giedi Prime et avait tracé un itinéraire jusqu’au Mont Ébène. Il était loin, et le voyage qu’il allait entreprendre serait le plus grand de son existence. Il craignait que les villageois ne remarquent ses activités particulières, mais ils passaient toujours au large, le regard bas. Même ses parents ne lui adressaient que rarement la parole, indifférents à son humeur : pour eux, c’était comme si leur fils avait disparu en même temps que leur fille. Il fut enfin prêt, et il attendit la nuit pour quitter la maison, tout simplement. Il n’emportait qu’un sac de patates krall et autres légumes sur son épaule, et un couteau de moissonneur à la ceinture. Il avait décidé de traverser l’immense mosaïque des champs, à l’écart des chemins, des routes et des patrouilles. Il dormait durant le jour et voyageait sous la clarté de la lune. Il doutait qu’on soit à ses trousses. Les gens de Dmitri se diraient que l’encombrant troubadour avait été capturé au milieu de la nuit par des tortionnaires Harkonnens et, avec un peu de chance, ils n’oseraient pas même rapporter sa disparition. Certains soirs, il réussissait à se glisser à bord de transporteurs à champ Holtzman qui progressaient lentement en direction de l’ouest sans jamais s’arrêter. Il voyagea ainsi sur plusieurs centaines de kilomètres et en profita, entre deux sommes, pour résumer les plans qu’il appliquerait quand il atteindrait enfin le casernement Harkonnen. Il se laissait parfois bercer par le rythme sourd des moteurs Holtzman, regrettant de ne pas avoir sa balisette qu’il avait dû laisser au village. À présent, il devait se contenter de fredonner au cœur de la nuit quand il se sentait trop seul. Un jour, il découvrit à l’horizon le Mont Ébène, un ancien volcan de roche noirâtre dont la pente avait été creusée à angle aigu au fil des siècles, une flèche de goudron pétrifié. Le camp militaire était un puzzle de bâtiments disposés dans le plus grand désordre, tous cubiques, sans décoration, mornes, entre les puits d’esclaves et les mines d’obsidienne. Une frange en forme de bâtisses, de boutiques d’artisans et autres tavernes formait une sorte de clôture entre le camp militaire et les puits d’esclaves. C’est là que se trouvait la maison de plaisir fréquentée par les troupiers Harkonnens. Jusque-là, Gurney avait voyagé sans être remarqué. Les maires Harkonnens ne pouvaient imaginer qu’un pauvre travailleur des champs ignorant et dépourvu de tout puisse avoir l’audace de traverser Giedi Prime pour se glisser dans une garnison avec un but précis. Il ne lui restait plus qu’à pénétrer dans l’endroit où Bheth devait être détenue. Gurney prit un temps pour réfléchir et observer tout en revoyant encore une fois son plan. Ce qui ne lui laissait que quelques solutions. Mais ça ne suffirait pas à l’arrêter. Un paysan sans éducation ne pouvait se faire passer pour un familier de la maison de plaisir, et Gurney avait renoncé à s’infiltrer dans les lieux. Il avait opté pour une opération audacieuse. Armé d’un bout de tuyau pris dans une décharge et de son couteau de moissonneur, il allait être vif plutôt que furtif. Il surgit dans la maison de plaisir par une porte latérale et se rua sur le gérant, un vieillard handicapé installé à la table l’accueil. — Où est Bheth ? rugit-il, surpris d’entendre sa voix, tout en pointant le couteau sous le menton ridé de l’autre. Bheth Halleck ! Où est-ce qu’elle se trouve ? Il hésita. Et si les Harkonnens ne se préoccupaient pas du nom des femmes qu’ils jetaient dans leurs maisons de plaisir ?… Mais en tremblant, le vieillard qui avait lu la mort dans son regard, répondit en croassant : — Chambre 21. Gurney le poussa avec son fauteuil jusque dans un placard qu’il verrouilla avant de s’élancer dans le couloir. Quelques clients le regardèrent, ébahis, certains en uniforme Harkonnen, à demi dévêtus. Il entendit des cris et des coups sourds derrière quelques portes, mais il n’était pas venu pour enquêter sur les atrocités commises ici. Il n’avait qu’un objectif : La chambre 21. Bheth ! Il localisa la porte. La rapidité de son attaque lui avait fait gagner un peu de temps, mais il ne s’écoulerait qu’un instant avant que des soldats Harkonnens soient appelés en renfort. Il ignorait combien de temps il lui faudrait pour s’enfuir avec Bheth et trouver une cachette. Ils devraient se perdre loin dans la campagne, disparaître dans l’étendue des champs, bien au-delà des puits. Ensuite, il ne savait pas où ils pourraient aller. Il se refusait à penser. Il devait essayer, seulement essayer. Le numéro 21 était inscrit en galach sur la porte. Il entendit bouger à l’intérieur et, d’un seul élan, il fracassa le battant et plongea dans la chambre mal éclairée avec un rugissement, le bout de tuyau dans la main gauche, le couteau dans la main droite. — Bheth ! Il perçut un cri étouffé et, en se retournant, il vit sa sœur ligotée avec des filins de métal, les seins et le ventre enduits de graisse, comme une fille sauvage couverte de tatouages de guerre. Deux soldats Harkonnens nus reculèrent en se trémoussant comme des serpents. Ils tenaient des outils bizarres qui crachaient des étincelles en grésillant. Gurney se refusa à imaginer ce qu’ils étaient en train de faire : jamais il n’avait osé penser aux sévices que Bheth devait endurer jour après jour. Mais son cri s’étouffa dans sa gorge quand il la vit – et resta pétrifié, bouleversé. Doutant de pouvoir la sauver devant l’image tragique qu’elle offrait, le reflet des humiliations et des tourments subis durant quatre années. Il n’hésita qu’un instant, la bouche ouverte, muet. Bheth avait abominablement changé, son corps s’était flétri et ses membres désormais noueux, marqués, n’étaient plus ceux de l’adolescente de dix-sept ans qu’il avait connue. Il avait tout à coup oublié sa colère pour l’horreur. D’un bond, les deux Harkonnens nus furent sur lui. Sans armure, sans gantelets ni bottes, frénétiques, ils parvinrent à le jeter sur le sol. Ils savaient par expérience où frapper. L’un d’eux braqua son outil crépitant sur sa gorge et toute la partie gauche de son corps fut brusquement insensible. Il se débattit furieusement. Bheth émettait des sons incohérents tout en se débattant, haletante, sous les liens qui la maintenaient sur le lit. Étrangement, Gurney remarqua une cicatrice longue et fine sur sa gorge, une ligne blanche. Elle n’avait plus de larynx. Et puis, sa vision devint cramoisie, sanglante, et il entendit des bruits de bottes et des cris rauques. Les renforts arrivaient. Il ne parvenait pas à se redresser. Défait, désolé, il prit conscience qu’il avait échoué. On allait probablement le tuer et exécuter Bheth en même temps. Si seulement je n’avais pas hésité, se dit-il. L’un des deux Harkonnens se pencha sur lui avec un rictus féroce, en bavant. Il avait de grands yeux bleus magnifiques et innommables. Il prit le bout de tuyau et le couteau de Gurney. Il jeta le couteau mais garda le bout de tuyau. — On sait où on va t’expédier, gamin, dit-il. Il entendit une fois encore l’étrange chuchotement de Bheth, mais sans comprendre un mot. Et le garde abattit le bout de tuyau sur son crâne. 42 Les rêves sont aussi simples ou aussi compliqués que le rêveur. Liet KYNES, Dans l’Ombre de Mon Père. Liet ne dit pas un mot en suivant les hommes armés dans le repaire de la montagne glacée. Il observait le moindre détail en essayant de comprendre la facture militaire. Les tunnels avaient été creusés dans la croûte de permafrost et consolidés avec un polymère transparent. Il y faisait si froid que Liet pouvait voir la condensation de son haleine, ce qui lui faisait prendre tragiquement conscience de l’eau qu’il perdait à chaque souffle. — Vous êtes des contrebandiers ? demanda Warrick. Dans un premier temps, il était resté abattu et silencieux, honteux de s’être laissé capturer aussi facilement, mais à présent, il était intrigué et ses yeux exploraient avidement les alentours. L’homme qui avait dit s’appeler Dominic Vernius se tourna vers eux sans ralentir le pas. — Oui, nous sommes des contrebandiers, gamins… et beaucoup plus encore. Notre mission va bien au-delà de nos intérêts et du profit. Il ne semblait pas en colère, songea Liet. Derrière sa moustache, il souriait avec sincérité. Ses dents étaient d’un blanc éclatant, il avait le haut du crâne chauve et patiné, et affichait une expression sincère, avec un regard clair. Pourtant, Liet devinait que cet homme autrefois fort et loyal avait perdu une part de sa vie, qu’il y avait en lui un vide. On l’avait dépossédé de bien des choses qu’il avait dû remplacer de l’intérieur. Dom, tu ne penses pas que tu leur en montres un peu trop ? demanda un homme au visage pustuleux dont les sourcils n’étaient plus qu’une cicatrice cireuse. Nous seuls t’avons prouvé notre loyauté par le sang – et jamais aucun étranger ne s’est mêlé à nous. Exact, Asuyo ? — Ça, je ne peux pas dire que je me fie moins à un Fremen qu’à n’importe quel sbire de Tuek, et on travaille bien avec lui, non ?… Asuyo était un vétéran décharné aux cheveux gris hirsutes. Un ancien insigne et quelques médailles paraient sa combinaison fatiguée. — Tuek vend peut-être de l’eau mais je l’ai toujours trouvé un peu… visqueux. L’homme qui s’appelait Dominic les interrompit. — Jodham, ces garçons nous ont repérés sans que nous nous soyons montrés. Nous avons commis une erreur – réjouissons-nous d’avoir affaire à des Fremen et non à des Sardaukar. Les Fremen n’aiment pas plus l’Empereur que nous. Pas vrai, les gamins ? Liet et Warrick échangèrent un bref regard. — L’Empereur Shaddam est loin d’ici, et il ignore tout de Dune. — Et tout de l’honneur. (Une expression tourmentée joua fugacement sur le visage de Dominic Vernius, et il changea de sujet.) J’ai entendu dire que le Planétologiste Impérial avait épousé la cause des indigènes, qu’il était devenu Fremen et partit de refaire cette planète. Est-ce vrai ? Et Shaddam accepterait cela ? — L’Empereur ne sait rien des plans écologiques. (Liet décida de ne pas révéler sa véritable identité et se présenta sous son nom d’emprunt :) Je m’appelle… Weichih. — Ma foi, fit Dominic avec un air lointain, c’est une bonne chose que d’avoir des rêves aussi grandioses qu’impossibles. Nous en avons tous. Liet n’était pas certain de ce qu’il voulait dire. — Pourquoi vous cachez-vous ici ? Et qui êtes-vous donc ? — Nous sommes ici depuis quinze ans, et ce n’est qu’une seule de nos bases. Nous en avons une autre hors-monde, bien plus importante, mais je dois dire que j’ai un faible pour cette première tanière sur Arrakis. Warrick hocha la tête. — Je vois : vous avez créé votre propre sietch ici. Dominic Vernius s’arrêta devant une baie de plass qui s’ouvrait sur une profonde fissure dans les falaises. Tout en bas, sur le sol de gravier, des vaisseaux de formes diverses étaient alignés en ordre militaire. Des hommes chargeaient un chaland qui s’apprêtait à décoller. — Tu sais, mon garçon, nous avons mieux qu’un sietch et pas mal de connexions cosmopolites. (Vernius observa longuement ses deux jeunes prisonniers.) Mais nous devons garder le secret. Qu’est-ce qui vous a mis sur la voie ? Pourquoi êtes-vous venus ici ? Et comment avez-vous réussi à percer notre camouflage ? Warrick s’apprêtait à répondre, mais Liet le devança : — Qu’est-ce que nous aurons en échange si on vous le dit ? — Vos vies, peut-être ? fit Asuyo. Liet secoua la tête d’un air décidé. — Même si nous vous disions les fautes que vous avez commises, vous pourriez nous tuer. Vous êtes des hors-la-loi, pas des Fremen : comment croire à votre parole ? — Des hors-la-loi ? s’esclaffa Dominic avec une pointe d’amertume. Les lois de l’Imperium ont causé plus de mal que n’importe quelle trahison personnelle… si ce n’est peut-être celle de l’Empereur en personne. Que ce soit le vieil Elrood ou Shaddam, à présent. (Il y avait toujours dans son regard cet éclat étrange, cette distance.) Maudits Corrinos… (Il s’écarta de la baie et reprit :) Dites-moi, garçons, vous n’avez pas l’intention de me livrer aux Sardaukar, n’est-ce pas ? Je suis convaincu qu’on offre encore une prime fantastique pour avoir ma tête. Warrick se tourna vers son ami, aussi intrigué que lui. — Monsieur, nous ne savons même pas qui vous êtes. Quelques contrebandiers éclatèrent de rire et Dominic eut un soupir de soulagement, tout en paraissant quelque peu désappointé. Il se frappa la poitrine. — Je suis le héros de la Révolte d’Ecaz, celui qui a épousé une concubine de l’Empereur. Celui qui a été renversé par les usurpateurs qui se sont emparés de ma planète : Ix. La politique de l’immense Imperium échappait absolument à Liet. Il n’était qu’un jeune Fremen et, même s’il lui advenait de rêver de voyages hors-monde, il doutait que cela se réalise un jour. Dominic Vernius posa la main sur la paroi. — Ces tunnels me rappellent constamment Ix, vous savez… C’est pour cela que j’ai choisi ce refuge et que j’y reviens constamment. Il parut sortir de sa rêverie, surpris de voir ses camarades contrebandiers encore là. — Asuyo, Jodham – nous allons emmener ces jeunes gens jusqu’à mon bureau. (Avec un sourire malin, il ajouta en se tournant vers Liet et Warrick :) Il a été copié sur une chambre du Grand Palais, pour autant que je m’en souvienne. Vous savez, je n’ai pas eu le temps d’emporter les plans quand nous avons déguerpi précipitamment. Il continua à évoquer son passé d’une voix neutre, comme s’il commentait un livre-film historique : — Ma femme a été assassinée par les Sardaukar. Ma fille et mon fils sont exilés sur Caladan. Auparavant, j’avais lancé un raid sur Ix et j’ai bien failli être tué. J’y ai perdu beaucoup d’hommes, et c’est Jodham qui m’a tiré d’affaire. Et depuis je me cache, mais je fais tout ce qui est en mon pouvoir pour frapper ces lochons, les Empereurs qui m’ont trahi et ces fourbes du Landsraad qui ont failli à leur cause ! Ils passèrent devant des hangars où des machines et des véhicules étaient couverts de bâches, des ateliers où des mécaniciens s’activaient entre des pièces détachées. — Mais jusqu’à présent, je me suis limité à de simples opérations de vandalisme : abattre les monuments des Corrinos, défigurer leurs statues, monter des canulars scandaleux. Je suis devenu un fléau pour Shaddam. Évidemment, avec sa nouvelle fille, Josifa – la quatrième qu’il a eue sans héritier à l’horizon – il a déjà pas mal de problèmes en dehors de ceux que je peux lui créer. Jodham, l’homme au visage grêlé, grommela : — C’est devenu notre unique but : harceler les Corrinos. Asuyo ajouta d’une voix rauque : — Nous devons la vie au Comte Vernius, plusieurs fois même – et nous ne laisserons personne le menacer. J’ai abandonné ma commission d’officier, mes économies et mon grade de soldat impérial pour rejoindre cette bande. Et ce ne sont pas deux marmots Fremen qui dévoileront nos secrets, ça, je peux le dire. — On doit croire à la parole d’un Fremen, rétorqua Warrick d’un ton indigné. — Mais nous n’avons pas donné notre parole, remarqua Liet, le regard dur. Pas encore. Ils pénétrèrent dans une pièce emplie de précieux trésors entassés avec maladresse, comme si quelqu’un dépourvu de culture avait accumulé des choses au hasard de sa mémoire. Des pièces d’or débordaient des coffres ouverts, comme dans le repaire d’un pirate. Elles étaient frappées à l’effigie de Shaddam à l’avers et gravées du Lion d’Or au revers. Tout donnait l’impression que le Comte chauve ne savait que faire de son butin. Il passa une main calleuse sur une coupe pleine de billes d’émeraude de la taille de son auriculaire et dit : — Des perles-mousse d’Harmonthep. Shando les aimait beaucoup. Elle disait que leur vert était parfait. Il ne semblait pas profiter de toutes ses richesses mais y chercher plutôt la consolation du souvenir. Il congédia Jodham et Asuyo et s’installa dans un fauteuil violet tout en indiquant des coussins de l’autre côté de la table basse. La teinte du bois lisse variait de l’écarlate au cramoisi en cernes flous. — Du bois-de-sang poli, fit Dominic en tapotant sur la table, suscitant ainsi un frisson de teintes nouvelles. La sève coule encore lorsqu’on la réchauffe, même des années après que l’arbre a été abattu. Son regard se promena sur les tentures et les murs où étaient accrochés des croquis aux cadres somptueux. Dominic Vernius avait dû les faire de mémoire, en puisant dans des souvenirs trop précis, mais ils ne témoignaient pas vraiment d’un grand sens du dessin. — Mes hommes se sont battus à mes côtés dans les forêts de bois-de-sang, sur Ecaz, reprit-il. Nous avons tué beaucoup de rebelles, et nous avons incendié leur base au cœur de la forêt. Jodham et Asuyo, que vous avez vus, étaient deux de mes capitaines. Jodham a perdu son frère là-bas… (Il inspira longuement.) En ce temps-là, j’ai accepté de plein gré de répandre le sang au nom de l’Empereur, j’avais juré allégeance à Elrood IX et j’attendais une récompense en retour. Il m’a offert tout ce que je désirais, et je lui ai pris l’unique bien auquel il tenait et suscité ainsi sa colère. Il plongea la main dans une coupe vernissée et brassa les pièces d’or. — Aujourd’hui, je fais tout ce que je peux pour m’opposer à l’Empereur. Liet plissa le front. — Mais Elrood est mort depuis des années. J’étais encore un enfant. Et c’est Shaddam IV qui est sur le Trône du Lion d’Or, non ? — Nous n’avons guère d’informations sur l’Imperium, mais même moi je sais cela, ajouta Warrick. — Hélas, Shaddam est aussi haïssable que son père. (Le Comte se leva, comme s’il prenait soudain conscience des années qu’il avait passées dans la clandestinité.) Très bien. Écoutez-moi. Bien sûr, nous sommes furieux et indignés que vous ayez pu repérer notre base. Deux gamins… vous avez quel âge ? Seize ans ? Mes hommes sont très vexés. J’aimerais beaucoup que vous m’accompagniez à l’extérieur pour me dire ce que vous avez remarqué. Dites votre prix, j’accepte d’avance. Prudent et conscient des conséquences, Liet réagit en vrai Fremen : — Nous acceptons, Dominic Vernius – mais je précise que nous mettrons votre obligation de côté. Quand je désirerai que vous vous en acquittiez, je vous le demanderai – de même que Warrick. Pour l’heure, nous allons expliquer à vos hommes comment rendre votre retraite invisible. (Il sourit et ajouta :) Même pour le regard des Fremen. Les contrebandiers suivaient les deux jeunes Fremen qui leur indiquaient les traces imparfaitement effacées, la subtile décoloration de la falaise, les marques trop évidentes qui longeaient la pente de rocaille. Même ainsi, les hommes de Vernius n’arrivaient pas à comprendre vraiment que cela ait pu être aussi évident à leurs yeux de Fremen. Mais Jodham, renfrogné, promit d’appliquer les changements qu’ils suggéraient. Dominic Vernius secoua la tête, stupéfait. — Quelles que soient les précautions qu’on prenne pour protéger sa maison, il y a toujours un moyen de les contourner. Sur Ix, des générations de chercheurs ont tenté d’isoler parfaitement la planète. Seule notre famille avait connaissance de l’ensemble du dispositif. Quel gaspillage d’efforts et de solaris ! Nos cités souterraines étaient réputées imprenables, et nous avons fini par nous montrer laxistes. Tout comme ici. Il claqua amicalement l’épaule de Jodham. Le vétéran grimaça en continuant son travail. Une fois encore, Dominic Vernius soupira. — Au moins, mes enfants ont réussi à s’enfuir. Ces immondes Tleilaxu et cette maudite Maison de Corrino ! Il cracha, ce qui fit sursauter Liet : donner ainsi un peu de l’eau de son corps était une marque de respect que l’on n’accordait qu’à de rares personnes. Mais Vernius avait proféré des insultes. Étranges manières ! songea-t-il. Vernius les observa. — Ma base hors-monde souffre sans doute des mêmes défauts. (Il se pencha vers eux.) Est-ce que l’un de vous accepterait de m’accompagner pour une inspection ? Nous nous rendons régulièrement sur Salusa Secundus. Liet s’exclama : — Salusa ? (Il se souvenait des histoires d’enfance de son père.) J’ai entendu dire que c’est un monde fascinant. Jodham fit entendre un rire incrédule tout en grattant la sueur sur ses sourcils brûlés. — En tout cas, on ne peut pas dire que ça ressemble encore à la capitale de l’Imperium ! Asuyo approuva. — Je suis le chef d’une Maison renégate, fit le Comte en haussant les épaules, et j’ai fait vœu de me battre contre l’Imperium. Salusa m’a paru un bon endroit où me cacher. Qui me chercherait sur une planète-prison bouclée par toutes les forces de sécurité de l’Empereur ? Pardot Kynes avait parlé à son fils du terrible désastre causé par la rébellion d’une famille noble anonyme. Elle s’était déclarée renégate et avait fait usage des atomiques interdits pour attaquer la capitale. Quelques membres seulement de la Maison de Corrino avaient survécu, dont Hassik III, qui avait reconstruit la dynastie et installé le nouveau gouvernement impérial sur Kaitain. Pardot Kynes s’intéressait moins à l’Histoire ou à la politique qu’à la nature, à la façon dont une planète jadis paradisiaque était devenue un enfer après l’holocauste. Il avait toujours soutenu qu’avec un investissement suffisant et beaucoup de travail, Salusa Secundus pourrait retrouver son climat, son environnement et sa gloire d’autrefois. — Un jour, sans doute, dit enfin Liet, j’aimerais peut-être découvrir cet endroit si intéressant. Et il acheva en lui-même : Et qui a tellement bouleversé mon père. Avec un grand rire sonore, Dominic lui donna une claque amicale dans le dos. Liet comprit que c’était un geste de camaraderie, même si les Fremen ne se touchaient guère que lors des duels au couteau. — Prie pour que ce ne soit jamais, mon garçon, dit Vernius. Jamais. 43 L’eau est l’image de la vie. Nous venons de l’eau, nous nous sommes adaptés à partir de sa présence, de son enveloppe… et nous continuons à nous adapter. Pardot KYNES, Planétologiste Impérial. — Dans le désert, nous n’avons pas votre confort, Dame Fenring, dit la Shadout Mapes en se hâtant sur ses courtes jambes. Vous avez froid ? Ses pas étaient si précis et prudents qu’elle ne soulevait pas la plus légère trace de poussière en progressant dans le sable fin de la cuvette. En contraste avec la serre humide, la nuit glacée ne retenait pas la chaleur torride du jour. Mapes avait rabattu la capuche de sa jubba et, au-dessus des filtres de son distille, ses yeux brillaient dans la lumière de la Seconde Lune. Elle s’était retournée vers Margot qui s’avançait d’une démarche fière, précédant le prêtre de Rut II, ses cheveux blonds flottant sur ses épaules. — Non, je n’ai pas froid, dit-elle simplement. Pourtant, elle ne portait que sa robe d’intérieur scintillante. Mais une Bene Gesserit savait adapter son métabolisme. — Ces sandales à semelle fine que vous portez, intervint le prêtre, elles ne sont pas faites pour voyager dans le désert. — Vous ne m’avez guère laissé le temps de m’habiller. Comme toutes les Révérendes Mères, Margot entretenait le cal de ses pieds pour ses exercices de combat quotidiens. Elle ajouta : — Si mes sandales s’usent, j’irai pieds nus. Les deux Fremen sourirent devant son audace tranquille. — Elle marche bien, reconnut Mapes. Pas comme les Impériaux pleins d’eau. Je peux aller plus vite si vous le voulez, proposa Margot. Prenant cela comme un défi, la Shadout Mapes accéléra et prit une cadence militaire sans même haleter. Margot la suivit sans effort apparent. Loin dans le ciel de nuit, un oiseau lança un cri perçant. La piste conduisait d’Arrakeen au village de Rut II blotti au pied des collines serrées, à la base du Mur du Bouclier. Afin d’éviter les lumières de la cité, Mapes s’était engagée sur un sentier qui escaladait la pente. La Paroi Ouest se dressait au-dessus d’eux. C’était un mégalithe crevassé qui marquait la frontière du Mur. Ils entamèrent l’ascension. Très vite, la déclivité douce devint une pente abrupte sur laquelle le sentier étroit serpentait en un large lacet. Les deux Fremen progressaient rapidement, d’une démarche assurée, dans les ombres denses. Malgré son entraînement, Margot trébucha par deux fois et ils durent la retenir. Ce qui parut leur donner un certain plaisir. Il y avait plus de deux heures qu’ils avaient quitté la Résidence d’Arrakeen et Margot commençait à solliciter les réserves de son organisme. Elle ne montrait aucun signe de fatigue mais se demanda : Est-ce que les Sœurs disparues ont voyagé ainsi ? Mapes et le prêtre se parlaient parfois dans un langage que les mémoires profondes de Margot connaissaient : le chakobsa, un dialecte employé par les Fremen depuis des dizaines de siècles, en fait depuis leur arrivée sur Arrakis. Elle comprit certaines phrases de la Shadout, et répondit : — Oui, en vérité, le pouvoir de Dieu est grand. Cette remarque dérangea le prêtre, mais Mapes sourit avec sagesse. — La Sayyadina va lui parler. Le sentier bifurquait souvent et les Fremen montaient puis redescendaient de façon inattendue, ou bien s’écartaient à droite ou à gauche avant de reprendre leur ascension. Margot, dans la clarté gelée de la lune, reconnut plusieurs endroits où ils étaient déjà passés et comprit qu’ils essayaient de la désorienter. Mais avec ses talents de Bene Gesserit, elle était certaine de trouver sans hésiter le chemin du retour, dans les moindres détails. À la fois curieuse et impatiente, elle faillit leur reprocher cet itinéraire fastidieux et inutile, mais mieux valait qu’ils n’en sachent pas trop sur ses pouvoirs. Elle attendait depuis des années, et voilà qu’ils la conduisaient vers leur monde secret, vers un lieu où les étrangers n’avaient jamais pénétré. Harishka voudrait connaître les moindres détails et Margot espérait qu’elle allait enfin obtenir les informations qu’elle recherchait depuis si longtemps. Mapes atteignit enfin un surplomb, collée à la paroi, et progressa plus lentement sur une longue aspérité, les doigts crispés sur le rocher. Margot l’imita sans hésiter. Au loin, les lumières d’Arrakeen brasillaient. Le village de Rut II était encore loin en contrebas. Mapes disparut brusquement dans la paroi, comme escamotée. Margot vit une petite grotte, à peine assez profonde pour une personne. Mais à l’intérieur, elle avait été surcreusée sur la gauche, comme en attestaient les traces d’outils Fremen sur les parois. Margot fut agressée par un relent de crasse. La Shadout Mapes lui faisait signe d’avancer. Dès que le prêtre les rejoignit, Mapes ouvrit une porte à sas camouflée. Et Margot entendit des rumeurs, des voix, mêlées au ronronnement de machines invisibles et à des bruits de foule. Des brilleurs diffusaient une vague clarté jaunâtre, ballottés dans les courants d’air. Mapes franchit un rideau et Margot découvrit une pièce où des femmes travaillaient sur des métiers à tisser avec des mèches de cheveux et du coton du désert. L’air était chargé de la senteur musquée des corps huilés et du Mélange. Et tous les regards des femmes étaient braqués sur la blonde étrangère qui venait d’apparaître. La chambre de tissage ouvrait sur une autre pièce où se trouvait un homme qui veillait sur une marmite suspendue au-dessus d’un feu. La Shadout Mapes s’était arrêtée sur le seuil et les flammes dansaient dans ses yeux. Margot, elle, enregistrait les moindres détails pour son rapport. Jusqu’alors, elle n’avait pas imaginé que les refuges Fremen pouvaient abriter une pareille population. Enfin, ils se retrouvèrent dans une salle bien plus grande. Sur le sol de terre battue, entre des allées nettement tracées, poussaient des plantes du désert. Elle identifia aussitôt des saguaros, de l’alfalfa, de la créosote et divers épineux et succulentes. Elle était dans une serre désertique expérimentale ! — Attendez ici, ma Dame ! fit Mapes en s’avançant au côté du prêtre. Margot décida de s’intéresser aux plantes des sables. Quelque part dans une autre grotte, des voix et des chants retentissaient et elle les percevait à travers les parois. Elle surprit un froissement de tissu, se retourna et vit une femme âgée en robe noire, les bras croisés sur la poitrine, debout dans une allée du jardin. Cette femme étrange avait des traits usés, des muscles aussi noueux que des liens de shigavrille. Elle portait un collier d’anneaux de métal et ses yeux noirs étaient deux puits d’encre mystérieux. Quelque chose dans son attitude, sa présence, semblait appartenir à une Sœur du Bene Gesserit. Sur Wallach IX, Harishka, la Mère Supérieure, avait presque deux cents ans, mais cette femme paraissait plus vieille encore. Margot sentait son corps saturé d’épice, sa peau recuite par des années de soleil ardent. Et lorsqu’elle dit : « Je suis la Sayyadina Ramallo », sa voix était plus sèche que les dunes. — Nous allons commencer la Cérémonie de la Semence. Joignez-vous à nous, si vous êtes vraiment ce que vous dites. Ramallo, je connais ce nom. Margot s’avança, prête à réciter les phrases du code d’identification de la Missionaria Protectiva. Une femme du nom de Ramallo avait disparu dans le désert il y avait un siècle… la dernière des Révérendes Mères dont la Communauté n’avait plus jamais eu de nouvelles. — Le temps nous est compté, dit la vieille Fremen. Tout le monde nous attend. Vous êtes des nôtres cette nuit, et ils sont aussi curieux que je le suis. Margot entra à sa suite dans une prodigieuse caverne où des milliers de gens étaient rassemblés. Jamais elle n’aurait osé imaginer que des gîtes comme celui-ci pouvaient exister dans les montagnes – et qu’ils avaient pu échapper aux patrouilles Harkonnens… Elle s’était attendue à se retrouver dans un camp de fortune et voilà qu’elle était dans une cité clandestine. Les Fremen avaient sans nul doute bien d’autres secrets, des plans plus importants que Hasimir Fenring ne pouvait le soupçonner. Des vagues de senteurs déferlaient sur elle. Certains Fremen, dans la foule, portaient des capes poussiéreuses, d’autres des distilles dont ils avaient ouvert le col dans l’atmosphère moite de sudation. Le prêtre qui les avait accompagnées depuis Arrakeen se tenait maintenant à l’écart. Je suis certaine qu’ils n’ont laissé aucune trace de notre départ dans la serre. S’ils veulent me tuer maintenant, nul ne pourra jamais ce qui s’est passé – comme pour les autre Sœurs. (Elle sourit en elle-même.) Mais non, s’ils me font du mal, Hasimir saura bien les retrouver. Les Fremen considéraient sans doute que leurs secrets étaient bien gardés, mais ils n’étaient pas de taille face à son Comte, et il concentrerait toute son intelligence et sa volonté sur la traque. Ils pouvaient en douter, eux, mais pas elle. Des gens arrivaient encore par plusieurs issues, et Ramallo prit la main de Margot entre ses doigts noueux. — Venez avec moi. La vieille Sayyadina l’entraîna vers une estrade rocheuse, et se tourna face à la foule. Le silence tomba. Margot n’entendait plus que le froissement des étoffes, comme des ailes de chauve-souris. Quelque peu nerveuse, elle se tenait immobile au côté de Ramallo. On dirait que je vais être sacrifiée. Elle fit quelques exercices respiratoires d’apaisement. Et affronta la multitude des regards bleus. — Shai-Hulud veille sur nous, commença Ramallo. Que les maîtres d’eau s’avancent. Quatre hommes sortirent de la foule portant deux outres en peau qu’ils déposèrent aux pieds de la Sayyadina. — Y a-t-il de la semence ? demanda Ramallo. — La semence est là, psalmodièrent les hommes à l’unisson avant de se retirer. Ouvrant une outre, Ramallo s’aspergea les mains et dit : — Bénies soient l’eau et sa semence. Elle leva les mains, répandant sur le sol des gouttelettes bleues comme des saphirs. Ces paroles et tout le cérémonial qui les accompagnait troublaient profondément Margot, car ils évoquaient l’épreuve du poison au cours de laquelle une Sœur se transformait en Révérende Mère. De nombreux composés chimiques – tous mortels – pouvaient être employés pour provoquer la souffrance atroce et la crise mentale que connaissaient alors les Sœurs. Était-ce là une adaptation de la Missionaria Protectiva ? Les Bene Gesserit disparues avaient-elles pu livrer ce secret aux Fremen ? Dans ce cas, que savaient-ils d’autre à propos des plans de la Communauté ? Ramallo déplia le tuyau de l’outre et le pointa vers Margot Sans la moindre hésitation, Margot s’agenouilla, prit le tube entre ses mains, et s’interrompit. — Si vous êtes vraiment une Révérende Mère, chuchota Ramallo, vous pouvez boire l’exsudation de Shai-Hulud sans crainte. — Je suis une Révérende Mère. J’ai déjà fait cela. Les Fremen étaient figés dans un silence religieux. — Mon enfant, vous n’avez pu déjà le faire, dit la Sayyadina. Shai-Hulud vous jugera. Le parfum de l’épice était lourd, avec une trace d’amertume. Les reflets bleus du liquide semblaient à peine cacher l’image de la mort. Margot avait traversé la Souffrance afin de devenir une Révérende Mère, mais elle avait failli mourir dans le processus. Pourtant, elle pouvait recommencer. La Sayyadina ouvrait la seconde outre, déployait le tube. Elle but une gorgée de liquide et ses yeux tournoyèrent dans ses orbites. Je ne connaîtrai pas la peur, récita Margot. Car la peur tue l’esprit… Toutes les sentences de la Litanie contre la Peur s’imposaient en elle tandis qu’elle aspirait le poison, à peine une goutte qui se posa sur le bout de sa langue. Ce fut comme un coup de marteau. Le goût abominable cogna au fond de son crâne. Du poison pur, absolu ! Tout son corps se crispa, mais elle se força à se concentrer sur sa propre chimie, altérant une molécule ici, ajoutant ou soustrayant un radical ailleurs. Elle lançait tous ses pouvoirs dans cette lutte. Elle lâcha le tube. Sa conscience était à la dérive, le temps venait de cesser sa progression cosmique et éternelle. Elle laissa son organisme façonné dans les arts Bene Gesserit reprendre le contrôle et entreprit de modifier la structure moléculaire du poison. Elle savait ce qu’il fallait faire, comment casser la structure de base pour en refaire un élément utile, comment créer un catalyseur qui transformerait tout le liquide bleu et mortel des outres… Et, dans sa bouche, l’amertume se changea en sucre. Chacun des actes de son existence, chaque décision qu’elle avait prise pour en arriver à ce point précis du cours de sa vie formaient une tapisserie déployée devant elle. Et Sœur Margot Rashino-Zea, à présent Dame Fenring, s’examina dans le plus infime détail, perça les cellules de ses tissus, de ses terminaisons nerveuses, revécut chacune de ses pensées. Et tout au fond, elle trouva cet endroit terrible et obscur qu’elle ne pouvait jamais voir, ce lieu qui fascinait et terrifiait tout son être. Seul le Kwisatz Haderach depuis longtemps attendu pouvait visiter ce lieu. Le Lisan al-Gaib. Je vais survivre, se promit-elle. Un gong retentissait au milieu de ses pensées. Elle discerna une image distordue de la Sayyadina Ramallo quelque part devant elle. Un maître d’eau ressortit des rangs et préleva la goutte de liquide modifié qu’il ajouta au contenu de l’outre. La Sayyadina sortit le tube d’entre ses lèvres ridées, et un autre maître d’eau répéta l’opération avec elle. Ensuite, les deux autres mélangèrent le poison transformé d’une outre à l’autre, répandant le nouveau feu chimique de même que l’on incendie une prairie d’herbe sèche. La foule se pressa brusquement autour des outres pour recevoir quelques gouttes de la drogue. Hommes et femmes se mouillaient fébrilement les lèvres et Ramallo déclara, au seuil de la conscience de Margot : — Vous nous avez aidés à rendre cela possible. Étrange. C’était différent de toutes ses expériences… Mais pas vraiment. Lentement, comme si elle revenait à la conscience après la traversée d’un rêve, Margot fut de nouveau réellement présente dans la salle souterraine, et la vision qu’elle avait eue devenait un souvenir évanescent. Les Fremen continuaient à s’humecter les lèvres, défilant avec discipline. Et une euphorie nouvelle s’installait dans la caverne. — Oui, j’ai été une Révérende Mère, fit enfin Ramallo. Il y a bien des années, j’ai connu votre Mère Supérieure. L’esprit encore un peu brumeux, Margot ne parvint pas à simuler la surprise, et la vieille Fremen acquiesça. — Il y a longtemps, Sœur Harishka et moi étions dans la même classe… mais c’était il y a si longtemps. J’ai rejoint la Missionaria Protectiva et j’ai été envoyée ici avec neuf autres Révérendes Mères. Nous avions perdu déjà bien des Sœurs qui avaient été absorbées par les tribus Fremen. D’autres avaient trouvé la mort dans le bled. Je reste la dernière. Même pour une Bene Gesserit entraînée, la vie est rude sur Dune. Même avec le Mélange. Margot la fixa loin dans les yeux et y lut sa compréhension. — Votre message parlait du Lisan al-Gaib, reprit Ramallo, d’une voix trémulante. Est-il proche ou non ? Après tous ces milliers d’années. Les Fremen plongeaient dans l’extase du rituel, de plus en plus frénétiques, et Margot répondit à voix basse : — Nous espérons qu’il sera là dans deux générations. — Ces gens ont attendu longtemps. Je peux vous révéler ce qui concerne le Bene Gesserit, mon enfant, mais j’ai une double allégeance. Je suis également Fremen et j’ai juré fidélité aux valeurs des tribus du désert. Il est certains secrets que je ne puis confier à une hors-monde, fût-elle de ma Communauté initiale. Un jour, je devrai choisir celle qui me succédera – sans nul doute une des femmes d’ici. (Ramallo inclina la tête.) L’orgie tau du sietch est un point de fusion entre les Fremen et le Bene Gesserit. Bien avant que la Missionaria Protectiva arrive ici, ces gens avaient découvert comment partager le spectre de perception du narcotique à leur façon simple et primitive. Dans la pénombre de la salle, les Fremen, dans la brume de la drogue, s’abîmaient dans l’extase, la paix, ou bien copulaient frénétiquement. Ils se laissaient glisser dans une nouvelle trame de réalité et leur existence difficile se changeait pour un temps en un paysage rêvé. — À travers les siècles, des Sœurs comme moi les ont guidés vers de nouvelles cérémonies, et nous avons adapté leurs coutumes anciennes aux nôtres. — Vous avez beaucoup fait ici, Mère. Sur Wallach IX, elles seront heureuses de l’apprendre. La vieille femme leva sa main comme une serre en un geste de bénédiction, libérant symboliquement Margot. — Allez, et faites votre rapport à la jeune Harishka, fit-elle avec un sourire fugace. Et donnez-lui ce cadeau. Elle sortit un petit livre d’une poche de sa robe. En l’ouvrant, Margot lut la page de titre : Manuel du Désert Amical. Et, au-dessous, en caractères plus fins : Ce lieu est plein de vie. Voici l’ayat et le burhan de la Vie. Croyez, et al-Lat ne vous brûlera jamais. — C’est le Livre d’Azhar ! s’exclama Margot, stupéfaite de découvrir une édition Fremen. Notre Livre des Grands Secrets ! — Offrez cet exemplaire sacré à Harishka. Ça lui fera plaisir. Plein d’un respect nouveau, le prêtre de Rut II raccompagna Margot à la Résidence d’Arrakeen. Elle y arriva peu avant l’aube. Le ciel était marqué de traces de pastel orangé. Elle se glissa dans son lit. Nul dans la maisonnée, hormis la Shadout Mapes, ne saurait qu’elle s’était absentée. Excitée, elle demeura éveillée durant quelques heures… Plusieurs jours après, la tête pleine de questions, elle reprit le chemin de la caverne des Fremen en suivant la piste inscrite dans sa mémoire de cristal. Sous le soleil brûlant qui ralentissait sa progression, elle remonta la sente de la Paroi Ouest jusqu’à l’entrée dissimulée du sietch. En se glissant dans l’ombre fraîche de la caverne, elle découvrit qu’on avait fait sauter le sceau d’accès. Elle s’avança en toute liberté dans les salles désertées. Il n’y avait plus de machines, plus de meubles ni de tentures. Aucune trace de ceux qui avaient vécu ici. Sinon leur odeur. — Ainsi, Sayyadina, proféra-t-elle à haute voix, vous ne m’avez pas fait confiance. Elle s’attarda un long moment dans la salle de l’orgie tau. Elle s’agenouilla à l’endroit précis où elle avait goûté l’Eau de Vie bleue, le poison, et retrouva des échos de ceux qui avaient vécu là. Qui tous avaient disparu à présent… Le lendemain, le Comte Hasimir Fenring revint de sa tournée d’inspection dans le désert avec le Baron Harkonnen. Et durant le dîner, ravi de l’avoir retrouvée, il lui demanda ce qu’elle avait fait en son absence. — Oh, rien, amour, fit-elle avec une douce désinvolture en repoussant une mèche dorée et en se penchant pour l’embrasser sur la joue avec tendresse. Je me suis simplement occupée de mon jardin. 44 Je me dresse devant la présence humaine sacrée. De même que moi, tu devras toi aussi te présenter ainsi. Je prie en ta présence pour qui que ce soit. Le futur demeure incertain et il doit le demeurer, car il est la toile sur laquelle nous peignons nos désirs. Ainsi, toujours, la condition humaine affronte-t-elle une belle toile vide. Nous ne possédons que ce moment durant lequel nous nous vouons continuellement à la présence sacrée que nous créons et que nous partageons. Bénédiction Bene Gesserit. — C’est ainsi que nous testons les humains, ma fille. Derrière son bureau, la Révérende Mère Gaius Helen Mohiam était comme une étrangère. Son visage était de pierre, et le regard de ses yeux noirs impitoyable. — C’est l’alternative mortelle, un défi. Intensément tendue, Jessica se tenait face à la Rectrice de l’École. Elle était mince et longue, avec des cheveux châtain doré, et l’on devinait dans ses traits la beauté qui ne tarderait plus à s’épanouir. Derrière elle, l’Acolyte qui lui avait apporté la convocation referma la lourde porte avec un déclic menaçant. Quel genre d’épreuve a-t-elle prévue pour moi ? — Oui, Révérende Mère ? Jessica faisait appel à toute sa volonté pour garder un ton serein et ferme. Nommée récemment Rectrice Supérieure de l’École Mère de Wallach IX, Mohiam disposait d’un bureau privé garni d’étagères de livres antiques abrités de l’humidité par une paroi de plass. Sur la table, trois plateaux avaient été disposés, contenant chacun un objet géométrique : un cube de métal vert, une pyramide rouge, et une sphère dorée. Les reflets de lumière se répondaient et, un instant, Jessica fut presque hypnotisée. — Il faut m’écouter très attentivement, ma fille, te pénétrer de chacune de mes paroles, de chaque nuance, de chaque inflexion. Ta vie va en dépendre. Les yeux verts de Jessica affrontèrent ceux de la vieille femme, des yeux d’oiseau. Mohiam semblait nerveuse, et même craintive : pourquoi ? Jessica montra les objets : — C’est quoi ? — Tu es curieuse, n’est-ce pas ? Jessica acquiesça. — Ils sont ce que tu crois qu’ils sont, fit Mohiam d’une voix sèche comme le vent du désert. Les trois objets se mirent à tourner en totale synchronie, révélant chacun un trou noir dont la forme était la réplique de celle de l’objet lui-même. Jessica concentra son attention sur la pyramide rouge, avec son orifice triangulaire. La pyramide quitta le bureau et dériva dans sa direction. Est-ce réel ? se demanda-t-elle. Elle fixait la pyramide flottante, les yeux écarquillés, subjuguée. Les deux autres objets suivirent et s’immobilisèrent dans l’air, devant ses yeux. Les traits de lumière s’entrecroisaient et se lovaient avec des bruits à peine audibles, d’infimes claquements, des échos d’harmonie. La curiosité de Jessica était soudain sous-tendue par la peur. Mohiam prolongea encore un peu son attente avant de déclarer d’un ton métallique : — Quelle est la première leçon ? Qu’as-tu appris depuis que tu étais une petite fille ? — Que les humains ne doivent jamais se soumettre aux animaux, bien sûr. Jessica laissa percer une pointe d’impatience et de colère dans sa voix : Mohiam comprendrait que c’était intentionnel. — Après tout ce que vous m’avez inculqué, Rectrice Supérieure, comment pouvez-vous me soupçonner de n’être pas humaine ? Quand vous ai-je donné l’occasion de… — Silence ! Les gens ne sont pas toujours des humains. Mohiam contourna son bureau avec la grâce d’un fauve et son regard se riva sur Jessica à travers le scintillement du cube vert et de la pyramide rouge. Jessica sentit un tiraillement nerveux au fond de sa gorge, mais elle ne toussa pas, ne dit pas un mot. Elle connaissait sa préceptrice et savait qu’elles allaient passer à une nouvelle phase. Ce qui se révéla vrai. — Il y a bien des âges de cela, durant le Jihad Butlérien, beaucoup de gens étaient des automates qui obéissaient aux ordres des Machines Pensantes. Ils ne posaient jamais de questions, ne résistaient jamais, ne pensaient jamais. Ils étaient des gens, mais ils avaient perdu cette étincelle qui les aurait rendus humains. Pourtant, un noyau de résistance survivait, qui se battait, refusait de se rendre, et qui finit par l’emporter. Eux seuls savaient ce qu’était un humain. Jamais nous ne devrons oublier la leçon de ces temps difficiles. La Révérende Mère se porta sur le côté d’un mouvement vif, dans un froissement de robes, et brusquement son bras jaillit en un éclair. L’image floue devint celle d’une aiguille arrêtée sur sa joue, juste sous son œil droit, une aiguille fixée au bout du doigt roide de Mohiam. Jessica ne cilla pas. Et un sourire se dessina sur les lèvres parcheminées de Mohiam. — Tu connais le gom jabbar, l’ennemi de haute-main qui ne tue que les animaux, ceux qui agissent par instinct et non par discipline. Sa pointe est enduite de méta-cyanure. Un simple effleurement, et tu es morte. L’aiguille ne bougeait pas. Elle était comme gelée dans l’air. Mohiam se pencha un peu plus près. — Entre ces trois objets que tu vois, l’un est la souffrance, l’autre le plaisir et le troisième l’éternité. Les Sœurs utilisent ces objets de façons variées et selon de multiples combinaisons. Pour ce test, tu devras sélectionner celui qui s’inscrit le plus profondément en toi et l’expérimenter, si tu l’oses. Il n’y aura pas d’autre question. Tout le test est là. Sans bouger la tête, Jessica examina les trois objets géométriques tour à tour. En faisant appel à son pouvoir d’observation Bene Gesserit – et à quelque chose de plus dont elle ignorait la source – elle sentit du plaisir dans la pyramide, de la douleur dans la boîte, et l’éternité dans la sphère. Jamais elle n’avait subi une épreuve de ce genre et n’en avait jamais entendu parler non plus. Mais elle connaissait le gom jabbar, l’aiguille mortelle légendaire qui venait des temps reculés. — Tel est le test, insista la Révérende Mère Mohiam. Si tu échoues, je te pique. — Et je meurs, acheva Jessica, roide. Tel un oiseau de proie, la Rectrice observait la jeune fille, guettait chaque mouvement de ses yeux, le moindre plissement de son visage. Elle ne devait surtout pas laisser voir à Jessica son angoisse, sa crainte : il fallait aller jusqu’au bout du test. Tu ne dois pas échouer, ma fille. Mohiam avait éduqué Jessica depuis son enfance, mais Jessica ignorait son ascendance, de même que l’importance du programme de sélection génétique des Sœurs. Et elle ne savait pas que Mohiam était sa mère. Jessica, dans sa concentration, avait un teint cendreux. Des gouttes de sueur perlaient à son front. Mohiam, observant encore une fois la disposition des objets, vit que sa fille avait accès à plusieurs niveaux spirituels… Je t’en prie, mon enfant, tu dois survivre. Je ne pourrai pas recommencer. Je suis trop vieille. La première fille qu’elle avait eue du Baron s’était révélée fragile et imparfaite après un terrible rêve prophétique qu’avait eu Mohiam. La vision était réelle, elle en était persuadée. Elle avait vu qu’elle serait à ce poste quand le programme multimillénaire des Sœurs aboutirait. Mais elle avait aussi appris que l’Imperium connaîtrait des souffrances immenses et un flot de morts, que des planètes entières seraient consumées, que le génocide des humains serait quasi total… si le programme échouait. Si l’enfant qui devait naître à la génération suivante n’était pas celui qu’elles attendaient. Mohiam avait dû sacrifier son enfant, et elle ferait de même pour Jessica s’il le fallait. Mieux valait tuer le fruit de sa chair que de permettre un nouveau jihad. L’aiguille n’était qu’à un cheveu de la joue lisse de Jessica. Elle frissonna. Jessica faisait appel à tous ses pouvoirs mais elle ne voyait que des mots, ceux de la Litanie contre la Peur. Je ne connaîtrai pas la peur, car la peur tue l’esprit. La peur est la petite mort qui conduit à l’oblitération totale. Elle inspira longuement pour se calmer tout en s’interrogeant : Que choisir ? Si je me trompe, je meurs. Elle réalisa qu’elle devait aller plus profondément en elle et, dans un instant d’épiphanie, elle vit la façon dont les objets se positionnaient dans l’itinéraire du voyage humain : la souffrance de la naissance, le plaisir d’une vie réussie, l’éternité de la mort. Elle devait choisir le plus profond, avait dit Mohiam. Mais un seulement ? Comment pouvait-elle commencer, sinon par le début ? La souffrance d’abord. — Je vois que tu as choisi, dit Mohiam en voyant sa main se lever. Lentement, Jessica glissa la main dans le cube vert. Et, aussitôt, elle sentit sa peau brûler, excoriée, traversée jusqu’aux os par une lave ardente. Ses ongles calcinés tombèrent. Jamais elle n’aurait pu imaginer pareille souffrance. Et elle ne faisait que croître. J’affronterai ma peur. Je lui permettrai de passer sur moi, au travers de moi. Dans un effort suprême, elle se résigna à vivre le reste de son existence sans sa main, et bloqua l’influx nerveux. Oui, elle était prête à cela s’il le fallait. Mais, par-dessus la douleur absolue, la logique s’imposa. Elle ne se rappelait pas avoir vu de Sœur mutilée. Et si toutes les Acolytes devaient subir cette épreuve… Et là où elle sera passée, il n’y aura plus rien. Une partie lointaine de son cerveau analysait, lui disait qu’elle ne sentait pas la chair grillée, pas plus qu’elle ne voyait de la fumée ou n’entendait le grésillement de la graisse grillée dans les tissus de sa main. Rien que moi. Elle contrôla l’influx nerveux et coupa net la douleur. Du poignet jusqu’au coude, son bras était engourdi. Sa main n’existait plus, la douleur n’existait plus. Plus loin encore… Après un moment, elle n’eut plus la conscience de sa forme physique : elle s’était totalement séparée de son corps. Un filet de brume montait de la boîte verte, comme si de encens se consumait à l’intérieur. — Bien, bien, chuchota Mohiam. La brume – une manifestation de la conscience de Jessica – prit une forme différente, celle de la porte de la pyramide rouge. Une onde de plaisir la parcourut, intense, stimulante mais si forte qu’elle avait de la peine à la supporter. Elle était passée d’un extrême à l’autre. Elle trembla, puis se déploya et s’élança, pareille à un tsunami sur la mer, un mascaret dont la crête grandissait, de plus en plus haute… Mais la brume issue de sa conscience, arrivée tout au sommet de la vague, retomba brutalement en cascade, s’abîma… Les mages disparurent et Jessica sentit ses semelles minces sous ses pieds, souples et humides sur le sol dur. Et sa main droite… Elle ne la sentait toujours pas, pas plus qu’elle ne pouvait la voir, qu’elle fût intacte ou changée en un moignon noirci, car seuls ses yeux bougeaient. Risquant un regard sur la droite, elle vit que le gom jabbar était toujours aussi près de sa joue, immobile. Et au-delà, elle distinguait la sphère dorée de l’éternité. Mohiam gardait une main de pierre et Jessica se concentra sur la pointe d’argent comme une étoile lointaine au centre de l’univers. Un simple attouchement, et elle entrerait dans la sphère de l’éternité. Pour son corps et son esprit, il n’y aurait pas de retour. Elle ne ressentait ni souffrance ni plaisir, à présent, elle était pétrifiée, suspendue au-dessus du précipice de la décision. Une pensée lui vint : je ne suis rien. — La souffrance, le plaisir, l’éternité… tout m’intéresse, murmura-t-elle enfin, très loin. Car qu’est donc l’un sans les autres ? Mohiam vit que sa fille avait surmonté la crise, qu’elle avait survécu au test. Un animal n’aurait pas pu accéder à des concepts aussi intangibles. L’aiguille se retira. Jessica, secouée, se laissa aller. L’épreuve était finie. Ça n’avait été qu’imagination : la douleur, le plaisir, le néant. Tout cela, elle l’avait accompli avec son contrôle mental Bene Gesserit, avec le pouvoir dont disposaient les Sœurs pour diriger les actes et les pensées des autres. Sa main avait-elle vraiment été à l’intérieur du cube vert ? Avait-elle été changée en brume ? Son intellect ne l’acceptait pas. Mais quand elle plia les doigts de sa main, elle les sentit roides et endoloris. Les robes de Mohiam dégageaient une odeur musquée de transpiration, elle trembla brusquement avant de se maîtriser. Elle serra brièvement Jessica contre elle et retrouva son habituelle attitude austère. — Bienvenue dans la Communauté humaine. 45 J’ai combattu dans de grandes guerres pour défendre l’Imperium et tué bien des hommes au nom de l’Empereur. J’ai eu ma place au Landsraad. J’ai fait bien des fois le tour des continents de Caladan. J’ai assumé toutes les tâches fastidieuses qui sont celles du chef d’une Grande Maison. Pourtant, mes meilleurs moments, je les ai passés avec mon fils. Duc Paulus ATRÉIDES. Le catamaran ducal cinglait vers le large. Leto, à la barre, se retourna et leva les yeux vers le vieux Castel Caladan où la Maison des Atréides régnait depuis vingt-six générations. Il ne pouvait discerner les visages derrière les hautes fenêtres, mais il vit une frêle silhouette sur un balcon : Kailea. En dépit de ses protestations, il avait emmené le petit Victor, deux ans et demi, dans cette croisière, mais elle était quand même venue assister à leur départ, et Leto en eut le cœur réchauffé. — Est-ce que je pourrais prendre la barre ? demanda Rhombur avec un sourire plein d’espoir sur son visage rond, ses cheveux bouclés flottant dans la brise fraîche. Je n’ai encore jamais piloté un grand catamaran. — Attendez que nous soyons en haute mer. (Leto lui décocha un regard moqueur.) C’est plus sûr. Je me rappelle vaguement que vous nous avez fait échouer sur les rochers, une fois. Rhombur s’empourpra. — J’ai beaucoup appris depuis. Plus particulièrement le… euh… sens commun. — C’est certain. Tessia a eu une bonne influence sur vous. La concubine du Prince d’Ix les avait accompagnés jusqu’à l’embarcadère et l’avait embrassé avec passion. Kailea, elle, n’avait pas quitté le Castel. À l’arrière du grand bateau en V, le petit Victor gazouillait en jouant avec l’écume sous le regard vigilant du fringant capitaine de la garde, Swain Goire. Huit hommes accompagnaient Leto, Rhombur et Victor dans ce voyage de détente. En plus de Goire, il y avait Thufir Hawat, deux gardes, le capitaine du bâtiment, deux pêcheurs, Gianni et Dom, des amis d’enfance de Leto. Ils avaient décidé ensemble de cette partie de pêche pendant laquelle ils visiteraient les prairies d’algues et les îles de Kelp. Leto avait tenu à faire découvrir à son fils les merveilles de Caladan. Kailea s’y était opposée : elle voulait garder leur fils au château où il ne risquait guère que de s’enrhumer. Leto avait écouté en silence ses arguments, conscient que ce n’était pas la croisière qui était en cause, qu’elle n’était qu’un prétexte qui les ramenai : au même problème. Encore une fois… Chiara lui avait sans doute murmuré à l’oreille que c’était lui le responsable de sa situation, et elle avait fini par la convaincre. — Je veux être plus qu’une exilée ! lui avait-elle lancé quand ils s’étaient disputés, lors de la dernière soirée. Ce qui n’avait rien à voir avec cette partie de pêche. Il s’était dominé pour ne pas rappeler à Kailea que sa mère avait été assassinée, que son père était un fugitif, et que son peuple avait été réduit en esclavage par les Tleilaxu – alors qu’elle était la compagne d’un Duc, qu’ils habitaient dans ce château avec un fils plein de santé, bénéficiant des richesses et de tous les apparats d’une Grande Maison. — Vous ne devriez pas vous plaindre, Kailea, lui avait-il répliqué d’une voix que la colère rendait plus grave. Même s’il ne pouvait l’apaiser, Leto tenait à ce que leur fils ait la meilleure existence possible. Et maintenant, ils filaient vers le large. Thufir Hawat, dans le rouf, les muscles noués sous sa peau hâlée, surveillait les données météo et les voyants de détection vigilant, prêt à parer au premier danger. Son esprit de Mentat explorait inlassablement les rouages des possibles complots de l’adversaire. Il calculait des conséquences au troisième et quatrième degré inaccessibles à Leto ou même à Kailea, si douée en affaires. Au début de l’après-midi, les hommes lancèrent les filets. Gianni, même s’il avait été un marin toute sa vie durant, ne cachait pas qu’il préférait par-dessus tout un bon gros steak bien épais avec du vin de Caladan. Mais ils étaient loin de la terre, maintenant, et ils devraient se contenter de ce que la mer avait à donner. Dans une pluie de gouttelettes, ils remontèrent les filets gonflés de créatures aux nageoires frénétiques, aux écailles multicolores, et Victor se précipita pour voir, escorté de l’efficace Swain Goire qui l’écartait chaque fois qu’il s’approchait un peu trop de certains poissons aussi magnifiques qu’épineux. Leto choisit quatre papillons de mer bien gras que Gianni et Dom emportèrent jusqu’à la coquerie. Puis il s’assit avec son fils et l’aida à ramasser les poissons laissés de côté qui se débattaient sur le pont. Ensemble, ils les jetèrent par-dessus bord et Victor battit des mains, ravi, en les voyant disparaître entre les lames. Ils abordèrent bientôt les continents flottants des sargasses vert brun qui semblaient s’étendre aussi loin que portait le regard. De larges fleuves d’eau libre sillonnaient la brousse marine, des mouches bourdonnaient tout autour d’eux, déposant leurs œufs semblables à des gouttes scintillantes, et des oiseaux noir et blanc voletaient entre les bancs d’algues, se gavant des crevettes qui s’ébattaient en surface. L’air était lourd de la senteur âcre de la végétation putrescente. Ils jetèrent l’ancre et les hommes se mirent à bavarder et à chanter. Swain Goire aida Victor à lancer une ligne par-dessus le bastingage. Les hameçons ne cessaient de s’accrocher dans les herbes, mais Victor réussit à pêcher quelques poissons-doigts, des traits d’argent pur gigotant, et son père applaudit quand il les lui apporta, tout frétillants, dans la cabine. Fatigué et heureux, l’enfant sombra dans le sommeil sur sa couchette peu après le crépuscule. Leto joua avec les deux pêcheurs. Même s’il était leur Duc, Gianni et Dom ne faisaient rien pour qu’il gagne. Pour eux, il était un ami comme un autre. Plus tard, ils se racontèrent des histoires tristes et chantèrent de tristes ballades qui amenèrent des larmes dans les yeux du garçon sensible qu’était Gianni. Plus tard encore, Leto et Rhombur passèrent des heures dans la nuit ponctuée de gargouillis, de remous et de cris sourds d’oiseaux nocturnes. Rhombur avait récemment reçu un message laconique de C’tair Pilru qui confirmait qu’il avait eu les explosifs mais sans préciser les cibles qu’il avait choisies. Et Rhombur brûlait de savoir où en étaient les rebelles des cavernes d’Ix. Il ne savait pas ce que son père aurait fait dans cette situation. Ils en vinrent à l’arbitrage diplomatique de Leto dans le conflit Moritani-Ecaz. La situation, là aussi, était difficile et n’évoluait que lentement. Ils affrontaient non seulement les deux parties en présence, mais aussi l’Empereur Shaddam lui-même, qui ne semblait guère apprécier l’intrusion des Atréides. Il considérait que la présence d’une légion de Sardaukar sur Grumman depuis plusieurs années avait d’ores et déjà résolu le problème. En fait, les hostilités avaient été ralenties. Les troupes impériales s’étant retirées depuis peu, la tension montait à nouveau… Durant un instant de silence, Leto observa le Capitaine Goire et dit tout à coup : — Duncan Idaho est parti pour Ginaz il y a quatre ans. — Il sera certainement un grand Maître d’Escrime, fit Rhombur. (Dans l’ombre, des murmurènes passaient en se lançant des défis mélodieux.) Et avec son éducation, il vous sera mille fois plus précieux. Vous verrez. — Certainement, mais il me manque. Leto s’éveilla dans la rosée d’une aube grise. Il inspira plusieurs bouffées d’air vif et se sentit plein d’une énergie nouvelle. Victor était encore endormi, une main crispée sur la couverture. Sur sa couchette, Rhombur s’étirait en bâillant, mais il ne semblait guère décidé à suivre Leto sur le pont. Depuis son enfance, le Prince d’Ix n’avait jamais été un lève-tôt. Le Capitaine avait déjà levé l’ancre. Sur les instructions d’Hawat – le Mentat dormait-il parfois ? – ils descendirent un large chenal entre les sargasses pour retrouver la mer ouverte Sur le pont avant, Leto savourait le silence qui n’était meublé que par le ronflement régulier des moteurs. À cette heure, même les oiseaux des champs d’algues étaient encore endormis… C’est alors qu’il remarqua des effets de couleurs étranges dans les grands nuages, un essaim de lueurs papillotantes qu’il n’avait jamais observées auparavant en mer. Dans le rouf, le Capitaine venait d’augmenter la puissance et le catamaran accélérait. Leto inspira profondément : il y avait dans l’air une touche métallique et acide d’ozone, avec une agressivité inhabituelle. Les yeux plissés, inquiet, il était prêt à interpeller le Capitaine. L’essaim électrique affrontait les vents et descendait vers la surface de la mer… comme animé d’une vie propre. Il vient sur nous. Sous l’aiguillon d’une peur soudaine, il entra dans le rouf. — Vous avez vu ça, Capitaine ? Le vieux marin ne détourna pas le regard, concentré à la fois sur la barre et l’étrange nuage qui accourait sur eux. — Je l’observe depuis dix minutes, mon Seigneur – et il a parcouru la moitié du chemin. — Je n’ai jamais rien vu de pareil, dit Leto. Qu’est-ce que ça peut être ? Le Capitaine semblait préoccupé et effrayé. Il bascula le levier d’accélération et le grondement des moteurs monta de plusieurs crans. — J’ai des soupçons. Je pense qu’on devrait s’éloigner très vite. Il pointa le doigt sur la droite, loin des lumières clignotantes. Leto prit un accent impératif. Il était soudain le Duc, plus l’ami de longue date. — Capitaine, veuillez vous expliquer. — C’est un élécran, monsieur, puisque vous me le demandez. Leto se mit à rire, puis redevint grave. — Un élécran ? N’est-ce pas un mythe ? Son père le Vieux Duc lui avait souvent raconté des histoires quand ils se retrouvaient tous les deux devant un feu de camp, tard sur la plage. Et il lui avait dit une nuit : — Mon garçon, tu serais stupéfait de tout ce qu’on peut voir en mer. Ta mère ne voudrait pas que je te raconte ça, mais je pense qu’il faut que tu saches. Il avait tiré une longue bouffée de sa pipe, l’air rêveur, avant de poursuivre. Le Capitaine secouait la tête. — Ils sont rares, mon Seigneur, mais ils existent bel et bien. Si une créature élémentale telle que celle-ci existait, alors Leto savait qu’elle apportait la destruction et la mort. — Retournons à terre, en ce cas. Déterminez le meilleur cap. Vitesse maximale. Ils s’orientèrent à tribord en laissant un sillage furieux, et le pont s’inclina à tel point que les hommes basculèrent de leurs couchettes dans l’entrepont. Leto agrippa un filin. Thufir Hawat et Swain Goire surgirent dans le rouf, inquiets de cette manœuvre. Leto pointa le doigt vers l’arrière et, en se penchant sur la vitre de cristoplass embuée, Goire lança un juron coloré. Hawat, soudain assombri, lança son esprit de Mentat sur l’analyse de la situation et déclara très vite : — Nous sommes en danger, mon Duc. L’orage insolite de lueurs crépitantes qui était l’essence de la créature de légende s’approchait de la poupe du catamaran qui accélérait encore dans un torrent d’écume. Le Capitaine s’essuya le front. — Il nous a vus, monsieur. Même ce bateau ne peut le battre de vitesse. Il faut nous préparer à nous défendre. Leto sonna l’alarme de bord et, en quelques secondes, les gardes et les pêcheurs furent sur le pont. Rhombur tenait Victor entre ses bras. L’enfant, effrayé par tout ce tumulte, se cramponnait à son parrain. Hawat se tourna vers la poupe. — Je ne sais pas comment combattre un mythe. Mais il faut bien essayer. Il guetta l’approbation de Leto, comme s’il avait failli à son devoir. Goire cogna sur le toit du rouf. — Nous ne sommes pas à l’abri ici, non ? Il semblait décidé à affronter n’importe quel ennemi que Leto pourrait lui désigner, aussi redoutable qu’il puisse être. Tandis qu’ils s’extrayaient du rouf pour se porter vers la poupe, Dom le pêcheur déclara d’une voix tremblante : — Un élécran est un essaim de fantômes. Ceux des hommes qui ont péri en mer, emportés par la tempête. Son frère, Gianni, secoua la tête. — Notre grand-mère prétendait que c’était la matérialisation de la vengeance d’une femme bafouée. Il y a longtemps, une femme fut prise dans une tempête et lança des sorts à l’homme qui l’avait quittée. Elle fut frappée à cet instant par un éclair – et c’est ainsi que naquit l’élécran. Leto leva les yeux vers la manifestation qui culminait au-dessus de la mer comme un mollusque vorace traversé de vrilles de gaz lumineuses et de traits bleus d’énergie pure. Des éclairs jouaient à la surface de la chose, s’entrecroisaient et se multipliaient tandis que des rubans de vapeur et d’ozone tournoyaient autour comme des boucliers. La créature informe descendais avec une lenteur pesante et trémulante vers le catamaran, elle se dilatait, se gonflait, absorbait l’eau pour la restituer en un geyser gigantesque. Le Capitaine dit alors : — J’ai aussi entendu dire que l’élécran ne peut conserver forme et se maintenir en vie qu’au seul contact de l’eau de mer. — Voilà une information précieuse, fit Hawat. — Par tous les enfers vermillon ! s’écria Rhombur. On ne peut pas le maintenir au-dessus ! J’espère qu’il y a un autre moyen de le tuer ! Hawat aboya un ordre et les deux gardes Atréides dégainèrent leurs fusils laser. Il avait insisté pour que ses hommes soient puissamment armés et, sur l’instant, Leto avait mis en doute l’utilité de cet arsenal pour une partie de pêche. Mais à présent, il était soulagé. Quant aux deux pêcheurs, Gianni et Dom, médusés, effrayés devant le nuage d’énergie, ils avaient plongé dans l’entrepont. Swain Goire s’assura d’un regard que Victor était en sûreté auprès de Rhombur, et dégaina à son tour son arme. Le premier, ouvrit le feu en direction de la poupe. Le trait incandescent toucha l’élécran et se dissipa aussitôt. Thufir Hawat fit feu à son tour, imité par l’autre garde. — Ça ne sert à rien ! rugit le Mentat. Mon Seigneur, réfugiez-vous dans la cabine ! Leto obéit : l’air était maintenant torride, piquant et lourd à la fois, chargé des senteurs du sel et des algues croupissantes. Les jets d’énergie pure des armes crevaient en grésillant le corps fluide de l’élécran qui, à chaque seconde, se rapprochait de leur catamaran comme un cyclone miniature d’énergie brute. Au moindre contact, il pouvait fracasser le bateau et carboniser tous ceux qui étaient à bord avec ses milliers de doigts foudroyants. — Il n’y a pas d’abri possible, Thufir ! cria Leto. Je ne laisserai pas cette chose électrocuter mon fils ! Le petit Victor était agrippé au cou de Rhombur. C’est alors que la chose électromagnétique, comme pour éprouver sa puissance, lança une vrille d’énergie pure sur une des deux coques. Des étincelles coururent dans les structures métalliques. Brutalement, les moteurs toussèrent et se turent. C’est en vain que le Capitaine essaya de les relancer : il n’obtint que des rafales d’échos métalliques. Le brave Capitaine Goire semblait décidé à se jeter dans la liasse crépitante si cela devait sauver la situation. Le bateau n'avançait plus mais les hommes continuaient à mitrailler le cœur de l’élécran sans effet. Leto, tout à coup, réalisa que le catamaran à la dérive tournait en présentant sa proue au monstre magnétique. Il quitta en courant l’abri du rouf et se rua vers l’avant. Hawat lui cria d’arrêter, mais Leto leva la main. Il pria pour que le récit empreint de sagesse folklorique du Capitaine ne soit pas fondé totalement sur des superstitions ridicules. — Leto ! lança Rhombur. Ne faites pas ça ! Il serrait très fort Victor qui criait en se débattant. Mais Leto levait déjà les mains vers l’élécran pour détourner son attention et l’attirer sur lui. — Ici ! Par ici ! Il devait avant tout sauver son fils et ses hommes. Le Capitaine se débattait toujours frénétiquement pour redémarrer les moteurs. Hawat, Goire et ses deux hommes rejoignirent Leto. L’élécran gonflait, s’enflait dans les airs, sombre et tumultueux, grésillant d’énergie furieuse, ne maintenant le contact avec la surface de la mer que par un filament ténu qui entretenait son existence maléfique. Sous la charge d’électricité statique. Leto sentit ses cheveux se hérisser et il eut l’impression affreuse que des milliers d’insectes voraces grouillaient sur tout son corps. Chacun de leurs gestes devrait être calculé avec une absolue précision. — Thufir, Swain, braquez vos lasers sur la surface de l’eau, immédiatement sous lui ! Il faut qu’elle entre en ébullition. Il avait les bras ouverts, à présent, il s’offrait en sacrifice, sans arme, sans aucun moyen de défense contre la stupéfiante créature sans yeux ni visage, sans crocs ni griffes, composée des fantômes des morts, des âmes des marins disparus en mer. Hawat aboya un ordre à la seconde où Leto plongeait vers le pont. Deux traits de laser touchèrent les vagues à la base de la tige d’alimentation du monstre et l’eau se changea en vapeur. Des geysers bouillonnèrent tout autour et Leto roula sur le côté, pour tenter de se mettre à l’abri du plat-bord. Les deux gardes ouvrirent le feu à leur tour et soulevèrent des gerbes de bulles blanches bouillonnantes sous la créature. L’élécran frémit, comme s’il était blessé et surpris. Il tenu de battre en retraite, de s’éloigner de la cuvette torride. Et, avec une plainte inhumaine, il lança encore deux éclairs, puis, coupé de sa source d’énergie, il fut agité de spasmes luminescents et commença à se dissoudre. Un ultime éclat, une explosion d’étincelles, et il disparu, rejeté dans l’éternité des mythes et des légendes. Une pluie battante balaya le pont, effervescente, mordante, comme un dernier spasme vengeur de la chose, dans une senteur puissante d’ozone. Enfin, l’océan redevint paisible… Ils regagnèrent le port l’esprit morose. Leto était épuisé mais cependant heureux d’avoir pu les sauver tous, non seulement son fils, sans qu’il y ait le moindre blessé. Gianni et Dom esquissaient déjà le récit qu’ils allaient faire de leur aventure certains soirs de tempête. Bercé par le ronronnement des moteurs, Victor s’était endormi sur les genoux de son père qui était perdu dans ses pensées, les yeux fixés sur les longues rides de la mer. Il caressait rêveusement les cheveux bruns de son fils. Kailea avait souvent accusé Leto de ne pas accorder suffisamment d’importance à son héritage génétique. Il lisait sur le visage de Victor les traits impériaux qui lui avaient été transmis par sa mère : le menton fin, les yeux gris au regard perçant, le nez aquilin. Penché sur l’enfant endormi, il se demanda si en vérité il aimait plus Victor que sa jolie concubine. Parfois, d’ailleurs, il s’interrogeait : aimait-il seulement encore Kailea ? Depuis un an, leur couple s’était dégradé… lentement, inexorablement. Son père avait dû probablement éprouver le même sentiment vis-à-vis d’Helena, une femme dont les aspirations avaient été totalement différentes des siennes… Leur couple avait été usé puis détruit… comment ? Peu de gens savaient que Dame Helena avait comploté la mort de son Duc, qu’elle avait œuvré pour qu’il soit tué dans l’arène par un taureau saluséen. Il caressait doucement son fils et regrettait de l’avoir emmené avec lui pour cette promenade en mer. Et puis, soudain conscient de la lâcheté qui imprégnait sa rêverie, il détourna furieusement le cours de ses pensées. Non, je ne dois pas le protéger de tout ! Il ne devait pas commettre la faute d’élever Victor dans une forteresse de coton. Victor devrait affronter des défis, des dangers, des périls – tout comme son père. Il devrait être fort, intelligent, sensible. Il devrait être un chef. Leto retrouva le sourire. Après tout, ce bébé sera Duc un jour. La grève se dessinait dans la brume, Castel Caladan s’esquissa, les docks étaient encore des traces de pastel en arrière-plan. Avant peu, ils seraient chez eux. 46 Le corps et l’esprit sont deux phénomènes observés dans des conditions différentes, mais ils ne constituent qu’une seule réalité ultime. Le corps et l’esprit sont deux aspects de l’être vivant. Ils opèrent selon un principe de synchronisme particulier où les choses arrivent ensemble et se comportent comme s’ils ne faisaient qu’un… alors qu’on peut cependant les concevoir comme distincts. Manuel de l’équipe médicale, École de Ginaz. Au terme d’une matinée pluvieuse, Duncan Idaho se retrouva avec ses camarades de classe sur un autre site d’entraînement, une nouvelle île de l’archipel, une autre classe isolée. Les gouttes qui tombaient des lourds nuages tropicaux étaient tièdes. Apparemment, il pleuvait toujours dans cet endroit. Le Maître d’Escrime, cette fois, était gras et luisant de sueur, vêtu d’une combinaison volumineuse. Un bandana rouge entourait son énorme tête et ses cheveux acajou étaient hirsutes sous l’averse. Il avait des yeux petits d’un brun si foncé que ses iris se distinguaient à peine de ses pupilles. Son regard était acéré et sa voix haut perchée. Il avait des favoris envahissants. Pourtant, quand Rivvy Dinari bougeait, c’était avec la grâce et la vitesse d’un rapace fondant sur sa proie. Duncan ne lui trouvait rien de jovial et savait qu’il ne devait pas le sous-estimer en dépit de son apparence bedonnante. — Je suis considéré comme une légende, déclara-t-il d’emblée, et vous ne tarderez pas à comprendre pourquoi. Après deux années de Ginaz, l’effectif des élèves s’était réduit de moitié. Depuis que Duncan avait combattu empêtré dans sa pesante armure, quelques-uns étaient morts, mais la plupart avaient abandonné et étaient repartis pour leur monde natal. — Seuls les meilleurs d’entre vous sortiront Maîtres d’Escrime, répétaient les instructeurs pour expliquer la rudesse absolue des épreuves. Duncan était de ceux-là : il excellait autant dans les arts du combat que dans les exercices mentaux tellement essentiels pour la bataille et la stratégie. Avant de quitter Caladan, il avait certes été l’un des meilleurs combattants de la Maison des Atréides – mais il ne savait pas alors qu’il ne connaissait presque rien. — On ne façonne pas des combattants dans la douceur, avait proféré Mord Cour, il y avait si longtemps déjà. En situation de combat réel, les hommes sont confrontés à des défis extrêmes qui les obligent à dépasser leurs limites. Parmi les Maîtres les plus éduqués, certains avaient consacré des mois à l’histoire des conflits de l’humanité, aussi bien qu’à la politique et à la philosophie. Ils se défendaient aussi bien en rhétorique qu’à l’arme blanche. Il y avait aussi parmi eux des ingénieurs et des spécialistes de la technologie qui avaient appris à Duncan à démonter et remonter n’importe quel type d’arme, à improviser des outils mortels à partir de ressources réduites. Il savait désormais se servir d’un bouclier et comment le réparer, il pouvait monter des dispositifs défensifs à grande échelle et savait concevoir des plans de bataille pour des conflits mineurs comme pour des guerres interplanétaires. L’averse était devenue une pluie tropicale battante, mais Rivy Dinari semblait se considérer comme parfaitement au sec. — Dans les six prochains mois, vous allez mémoriser le code de guerre des samouraïs et la philosophie du bushido. Si vous êtes des rochers huileux, je serai l’eau tempétueuse. J’écraserai jusqu’à votre dernier germe de résistance pour que vous apprenez ce que je dois vous enseigner. Ses petits yeux sombres étaient deux sarbacanes qui cramaient des salves de fléchettes ardentes sur chacun des élèves. Les gouttes de pluie ruisselaient sur son nez et s’accrochaient dans ses favoris. — Vous devez apprendre l’honneur, sinon vous ne méritez pas d’apprendre quoi que ce soit. Trin Kronos, avec son tempérament de chien, pas du tout intimidé, interrompit le Maître. — L’honneur ne peut gagner les batailles si chacun des combattants n’accepte pas de se plier aux mêmes termes. En vous pliant de vous-même à des restrictions absurdes, Maître, vous pouvez être vaincu par n’importe quel adversaire qui aura choisi de les contourner. En entendant cela, Duncan se dit qu’il commençait à comprendre les provocations et l’arrogance du Vicomte Moritani dans son conflit avec Ecaz. Les Grummans ne jouaient pas selon les mêmes règles. Dinari était cramoisi. — Une victoire sans honneur n’est pas une victoire. Kronos secoua la tête. — Allez dire ça aux soldats du camp perdant. Sa réplique fut accueillie par des murmures favorables. Même dans la chaleur et la pluie, les élèves gardaient encore leur fierté hautaine. La voix de Dinari se fit plus aiguë encore. — Vous abandonneriez la civilisation humaine ? Vous préféreriez devenir des animaux sauvages ? (Le gros Maître s’avança droit sur Kronos qui, hésitant, recula d’un pas en plein dans une flaque boueuse.) Les guerriers de l’École de Ginaz sont respectés dans tout l’Imperium. Nous formons les plus brillants des combattants et les plus fins stratèges. Nous sommes meilleurs que les Sardaukar ! Et avons-nous besoin d’une flotte militaire en orbite ? D’une armée pour repousser l’envahisseur ? Est-ce qu’il nous faut des montagnes d’armement pour dormir tranquilles ? Non ! Parce que nous suivons le code de l’honneur et que nous sommes respectés dans tout l’Imperium. Kronos parut ignorer l’accent de menace du Maître d’Escrime, à moins qu’il ne l’eût pas perçu, et il insista : — C’est donc cela votre point faible : l’excès de confiance. Un lourd silence suivit dans le crépitement de la pluie. Dinari répliqua alors en martelant chaque mot : — Mais nous avons notre honneur. Vous allez apprendre à en mesurer la valeur. Il pleuvait depuis des mois. Rivvy Dinari parcourait les rangs des élèves pour l’inspection. En dépit de sa masse, le Maître d’Escrime se déplaçait comme un danseur sur le sol fangeux. — Si vous êtes décidés à vous battre, débarrassez-vous de votre anxiété. Si vous ressentez de la colère envers votre ennemi débarrassez-vous de votre colère. Les animaux se battent comme des animaux. Les humains se battent avec finesse. (Son regard se riva sur celui de Duncan et il acheva :) Votre esprit doit être clair. Duncan suspendit son souffle et ne cilla pas. Chaque cellule de son corps était pétrifiée, chacune de ses terminaisons nerveuses gelée, en stase. Il ignorait le vent frais, la pluie, sa combinaison trempée : il imaginait que tout passait en lui. — Restez totalement immobiles – pas un battement de cils, pas une inspiration, pas un seul frémissement de vos muscles. Vous êtes une pierre. Vous vous extrayez de l’univers de la conscience. Après des mois passés sous la férule de Dinari, Duncan savait comment ralentir son métabolisme jusqu’à un stade prélétal connu sous le nom de funestus. Pour le Maître, c’était un processus de purification destiné à préparer leurs corps et leurs esprits pour de nouvelles disciplines de combat. Arrivé à son terme, le funestus lui avait apporté un sentiment de paix qu’il n’avait encore jamais connu. C’était comme s’il retrouvait les bras de sa mère, les chuchotements de sa voix douce. Enfermé dans sa transe, Duncan focalisa ses pensées, son imagination, sa volonté. Une brillance nouvelle et intense emplissait son regard, mais il maintenait son contrôle et refusait de ciller. C’est alors qu’il sentit le contact d’une aiguille sur son cou. — Ah ! s’exclama Dinari. On saigne encore ! Et vous saignerez à la bataille, Duncan Idaho ! Vous n’êtes pas encore en parfait état de funestus. Il lutta pour parvenir à la phase de méditation dans laquelle l’esprit dominait son énergie chi, un stade de repos serein et de préparation absolue au combat. Il cherchait le plus haut niveau de concentration, repoussant les pensées confuses et inutiles. Il était loin tout en étant conscient de l’assaut incessant des injonctions de Dinari. — Vous détenez l’une des plus fines lames de l’Imperium, l’épée du Duc Paulus Atréides ! (Il se penchait sur Duncan qui luttait pour garder sa sérénité et son attitude de pierre.) Mais il faut mériter le droit de vous en servir. Vous avez acquis certains talents au combat, mais il vous faut encore prouver que vous maîtrisez vos propres pensées. Un excès d’intellect ralentit et émousse vos réactions, trop de réflexion inhibe l’instinct du renier. L’esprit et le corps sont un – et c’est avec eux que vous devez vous battre. Le Maître tournait autour de lui, lentement, mais Duncan ne détourna pas les yeux. — Je discerne la moindre craquelure en vous, même si vous n’en êtes pas conscient. Si un Maître d’Escrime a une défaillance, non seulement il est vaincu mais il met en péril ses camarades, en disgrâce sa Maison, et encourt le déshonneur. Duncan sentit une autre piqûre et entendit le grognement satisfait du Maître. — C’est mieux. Dinari s’éloignait. Duncan demeura en état funestus sous la pluie lourde. Mais le monde alentour était maintenant silencieux, comme avant un ouragan. Le temps avait cessé d’avoir de l’importance pour lui. Ayeee ! Hooo ! À l’appel de Dinari, sa conscience flotta. Elle remontait un fleuve lent, remorquée par l’énorme Maître d’Escrime. Elle était immergée, mais progressait quand même dans les profondeurs de l’eau métaphorique vers une destination qui était encore très éloignée au fond de son esprit. Il avait déjà connu ce voyage, l’itinéraire du partus, et il passa à la seconde séquence de la méditation. Il rejeta tout ce qui était ancien en lui pour recommencer, redevenir un enfant. L’eau était fraîche et l’enveloppait comme une matrice. Il accéléra et l’esquif qu’était maintenant son esprit s’inclina et remonta. L’obscurité se dissipa peu à peu, une lueur se dessina, devint un phare brillant qui avait une qualité liquide. Il se vit comme une simple molécule remontant vers la surface. — Ayeee ! Hooo ! Duncan jaillit du flot métaphorique dans la pluie et l’air gluant. Il lutta pour reprendre son souffle et s’entendit tousser et cracher avec tous les autres – puis il vit qu’il était sec, que sa combinaison était sèche et ses cheveux aussi. Avant qu’il ait pu pousser un cri d’étonnement, il se retrouva détrempé. Les mains jointes, le Maître avait levé la tête vers les nuages et laissait la pluie ruisseler sur son visage comme s’il était béni par le ciel. Enfin, il regarda les élèves, observa chaque visage tour à tour avec une évidente jubilation. Ses étudiants avaient atteint le novellus, le stade final de la renaissance organique requise avant d’aborder une nouvelle phase plus complexe d’enseignement. — Afin de conquérir un système de combat, il faut le laisse vous conquérir. Vous devez vous y abandonner totalement. Vos esprits sont comme l’argile tendre sur laquelle tout peut laisser son empreinte. — Nous voulons apprendre, Maître ! psalmodièrent tous les élèves à l’unisson. — Bushido ! fit Dinari, solennel. Où commence l’honneur ? Les anciens samouraïs suspendaient des miroirs dans leurs temples Shinto et demandaient à tous les impétrants d’y plonger le regard avec tout leur cœur pour y découvrir les différents reflets de leur Dieu. C’est au plus profond du cœur que l’honneur s’éveille pour croître. Avec un regard appuyé à l’adresse de Trin Kronos et des autres élèves de Grumman, il continua : — Rappelez-vous toujours ceci : le déshonneur est comme une entaille dans le tronc d’un arbre, avec l’âge, au lieu de disparaître, elle s’agrandit. Il obligea les élèves à répéter par trois fois sa sentence avant de reprendre : Le code d’honneur, pour un samouraï, était plus précieux qu’un trésor. La parole d’un samouraï – son bushii no ichi-gon – n’était jamais mise en doute. Pas plus que la parole d’un Maître d’Escrime de Ginaz. Et brusquement, il leur sourit avec fierté. — Jeunes samouraïs, vous allez apprendre d’abord les gestes de base à main nue. Lorsque vous aurez perfectionné ces techniques, vous aurez droit à des armes. (Il les mitrailla une fois encore de ses yeux noirs pour les effrayer.) L’arme n’est qu’une extension de la main. Une semaine plus tard, les élèves épuisés se retrouvèrent dans un campement du littoral nord, toujours sous la pluie et la tourmente des vents qui, la nuit, soufflaient sans cesse. Duncan, à peine allongé sur son lit, s’endormit dans le cliquetis des amarres de la tente et les grincements des cordes. Il se disait parfois qu’il ne serait jamais plus sec. Et puis, une voix tonna : « Tout le monde dehors ! » C’était la voix de Dinari, mais elle avait un accent nouveau et menaçant : avait-il encore inventé un exercice surprise ? Les élèves sortirent des tentes sous les rideaux de pluie, certains en short, d’autres complètement nus. Sans hésiter, ils s’alignèrent en ordre parfait. Tout comme leur Maître, ils étaient devenus indifférents à la douche sempiternelle du ciel de Ginaz. Des brilleurs ballottaient dans la brise. Dinari, dans son habituelle combinaison kaki, se promena de long en large devant eux comme un fauve énervé, le pas rageur, indifférent aux jets de boue qu’il soulevait. Derrière lui, un ornithoptère ronflait dans le claquement régulier de ses ailes. Et dans le faisceau de son phare, ils virent tous la silhouette d’une femme élancée et chauve : Karsty Toper. Elle portait comme à l’accoutumée sa combinaison d’arts martiaux qui lui collait au corps et brandissait une plaque diplomatique, avec une expression dure et troublée à la fois, comme si elle réprimait sa fureur ou bien encore son dégoût. — Il y a quatre ans, un ambassadeur de Grumman a assassiné un diplomate d’Ecaz qui venait de l’accuser d’actes de sabotage écologique dans les forêts de bois-brouillard ecazi. Après quoi les armées de Grumman se lancèrent dans un raid criminel contre Ecaz. Ces actes de haine et de violence étaient autant de violations de la Grande Convention et l’Empereur dut envoyer une légion de Sardaukar sur Grumman pour empêcher d’autres atrocités. Toper s’interrompit pour que chacun s’imprègne de ses révélations. — Les lois doivent être respectées ! lança Dinari d’un ton outragé et vibrant. Karsty Toper s’avança en brandissant son document de cristal comme un gourdin, l’air sombre, le front et les tempes ruisselants. — Avant de retirer les Sardaukar de Grumman, l’Empereur avait reçu la promesse des deux camps que les agressions allaient cesser. Duncan se tourna vers les autres élèves, en quête d’une réponse. Nul ne semblait savoir de quoi parlait la fille ni pourquoi le Maître d’Escrime paraissait aussi furieux. — Et voilà que la Maison Moritani vient de frapper une fois encore, reprit Toper. Le Vicomte a rompu le pacte, et Grumman… — Grumman a violé son serment ! s’exclama Dinari. — Et les agents de Grumman ont enlevé le frère et la fille aînée de l’Archiduc Armand Ecaz et les ont exécutés en public ! Une rumeur monta des rangs des élèves déconcertés et tristes. Mais Duncan, comprenant qu’il ne s’agissait pas d’une nouvelle leçon sur la politique interne du Landsraad, redouta soudain ce qui allait suivre. À sa droite, Hiih Resser, torse nu, dansait d’un pied sur l’autre, inquiet. Deux rangs derrière, Trin Kronos affichait une expression de satisfaction hautaine. — Dans cette promotion, il y a sept d’entre vous qui sont originaires de Grumman. Trois autres sont ecazi. Bien que vos Maisons respectives soient ennemies, vous n’avez pas laissé cette hostilité affecter vos études. Et cela est à porter à votre crédit… Toper rempocha sa plaque impériale. Le vent soulevait le nœud du bandana de Dinari, mais il était aussi immobile et impressionnant qu’un chêne. — Même si nous ne sommes pas impliqués dans ce conflit et que nous évitions d’aborder la politique impériale, l’École de Ginaz ne saurait tolérer pareil déshonneur. J’ai même honte de devoir cracher le nom de votre Maison. Vous qui êtes de Grumman, avancez-vous ! Les sept étudiants s’exécutèrent. Deux d’entre eux étaient nus, mais conservaient le même garde-à-vous que leurs camarades. Resser semblait désemparé et honteux, mais Kronos redressait le menton d’un air indigné. — Vous avez une décision à prendre, fit Toper. Votre Maison a violé la loi impériale et s’est déshonorée. Après ces années d’étude sur Ginaz, vous comprenez l’effroyable gravité de cette offense. Nul n’a jamais été renvoyé de cette école pour des motifs politiques. Néanmoins, vous devez dénoncer sur l’heure les actes infâmes du Vicomte Moritani – ou vous serez expulsés immédiatement et à jamais de cette académie. Elle désigna l'ornithoptère. Trin Kronos prit un air hostile. — Comment, après tout ce que vous nous avez dit à propos de l’honneur, vous nous demandez de renier notre loyauté envers notre Maison et nos familles ? Comme ça ? (Il lança un regard de haine au Maître d’Escrime.) Il ne peut y avoir d’honneur sans loyauté. J’ai juré allégeance éternelle à Grumman et à la Maison Moritani. — C’est pervertir l’honneur que de jurer loyauté à une cause injuste. — Une cause injuste ? Je n’ai pas le droit de mettre en doute les décisions de mon Seigneur, monsieur – pas plus que vous ! Resser, quant à lui, ne détourna pas un instant les yeux. Et il lança fièrement : — J’ai choisi de devenir un Maître d’Escrime, monsieur. Je reste ici. Il regagna son rang sous les regards noirs des autres Grummans qui le considéraient comme un traître. Imitant Kronos, les six autres refusaient de céder. Kronos gronda : — Vous prenez un risque en insultant Grumman. Le Vicomte ne vous pardonnera jamais de vous être mêlé de ce conflit. Il y avait du fiel dans sa voix, mais Dinari et Karsty Toper ne parurent pas impressionnés. Les élèves de Grumman restaient arrogants et fiers, mais aussi décontenancés devant cette situation. Duncan en vint à les comprendre : ils avaient choisi une forme d’honneur – un honneur très particulier, certes, mais ils se refusaient à abandonner leur Maison et restaient sourds aux accusations. Il se dit que s’il devait choisir entre l’École de Ginaz et sa loyauté aux Atréides, il se déciderait sans hésiter pour son Duc. Les Grummans n’eurent droit qu’à quelques minutes pour s’habiller et faire leur paquetage. L’instant d’après l’ornithoptère décollait sous les rideaux de pluie et disparaissait à l’horizon incertain de la mer comme une étoile rougeâtre et mourante. 47 L’Univers est un lieu inaccessible, inintelligible, complètement absurde… dont la vie – et plus particulièrement la vie rationnelle – s’est détachée. Il n’existe pas de lieu sûr ni de principe de base dont dépendrait l’Univers. Il n’existe que des rapports de relations masqués, transitoires, confinés à des dimensions limitées et voués à des changements inexorables. Méditations de Bifrost Eyrie, Texte bouddhislamique. Le massacre des baleines à fourrure du Fjord de Tula par Rabban ne fut que le premier d’une longue série de désastres qui frappèrent Abulurd Harkonnen sur Lankiveil. Par une belle journée ensoleillée, alors que la glace et la neige commençaient à fondre après le rude hiver, une terrible avalanche engloutit Bifrost Eyrie, la plus importante retraite des icônes bouddhislamiques qui était également la demeure ancestrale de la Maison Rabban. Le rouleau géant de neige balaya tout sur son passage, écrasant les bâtisses, ensevelissant des milliers de religieux cloîtrés. Le père d’Emmi, Onir Rautha-Rabban, adressa un appel au secours à Abulurd directement à son manoir. Malades de chagrin, Abulurd et Emmi prirent un ornithoptère, précédant un escadron de transports lourds chargés de volontaires. Abulurd pilotait d’une main tout en serrant de l’autre le poignet de son épouse tremblante. Un instant, il observa son beau profil et ses longs cheveux noirs qu’il adorait tant. Emmi n’était pas une jolie femme au sens classique mais il ne se lassait jamais de la regarder, ni de vivre avec elle. Ils suivirent un temps le littoral tourmenté avant de plonger vers les montagnes accidentées. La plupart des cloîtres religieux étaient blottis dans des crevasses auxquelles aucune route n’accédait. Les matériaux bruts étaient extraits de la montagne et le ravitaillement s’effectuait depuis le ciel. Quatre générations auparavant, la Maison Rabban affaiblie avait cédé ses droits sur l’exploitation industrielle de la planète ainsi que tous ses avoirs financiers aux Harkonnens, à la seule condition de pouvoir vivre paisiblement. Les ordres religieux s’étaient concentrés sur l’édification de monastères et l’écriture de sutras afin de mieux appréhender les nuances subtiles de la théologie. La Maison Harkonnen avait alors montré une totale indifférence. Bifrost Eyrie avait été construite loin dans les montagnes comme un Shangri-La rêvé. Ses bâtisses de pierre ouvragée se dressaient au faîte des collines, bien au-dessus de la perpétuelle couverture nuageuse de Lankiveil. Depuis les balcons de méditation, les pics étaient autant d’îlots dans la mer blanche des cumulus. Les tours et les minarets étaient revêtus d’or extrait des mines lointaines et il n’y avait pas une surface qui ne fût décorée de frises ou d’intailles décrivant les anciennes sagas ou déployant des métaphores morales. Abulurd et Emmi étaient souvent allés à Bifrost Eyrie pour rendre visite au père d’Emmi ou bien se relaxer dans de brèves retraites. Après les sept années qu’ils avaient passées sur Arrakis, ils avaient fait un séjour d’un mois à Bifrost Eyrie pour se nettoyer l’esprit. Abulurd se demandait s’il allait supporter le spectacle de la catastrophe. Ils étaient silencieux et nerveux. Abulurd avait du mal à maintenir le cap dans les bourrasques d’altitude. Il y avait peu de repères au sol, aucune route ou chemin visible, et il devait se fier uniquement au système de navigation de l’appareil qui venait de survoler une chaîne en dents de scie, puis une cuvette glaciaire avant d’aborder une pente noire où la cité aurait normalement dû se trouver. La lumière rase du soleil était éblouissante. Emmi épiait l’horizon de son regard de jaspe, dénombrant les pics familiers pour s’orienter. Elle tendit le doigt et Abulurd vit enfin les spires dorées et les blocs lumineux de Bifrost. Un tiers de la cité religieuse avait été effacé par un grand coup de pinceau de neige. Des falaises, des immeubles avaient été emportés en même temps que des vies humaines à l’heure de la prière. L’ornithoptère se posa dans ce qui avait été la place centrale et qui servait maintenant de zone de rassemblement pour les équipes de secours. Les moines survivants et les visiteurs s’étaient rassemblés dans la neige. Les secouristes utilisaient parfois des outils de fortune quand ce n’étaient pas leurs mains nues pour dégager les corps gelés. Les rescapés étaient rares. Abulurd descendit le premier et aida sa femme, craignant qu’elle ne tremble autant que lui sur ses jambes. Les gifles de givre qui lui fouettaient le visage n’expliquaient pas entièrement les larmes qui brillaient dans ses yeux. Le bourgmestre ventripotent et barbu, Onir Rautha-Rabban, vint à leur rencontre. Il ouvrit la bouche mais ne prononça pas un mot. Il prit sa fille dans ses bras musclés et la serra longuement. Abulurd embrassa son beau-père. Bifrost Eyrie était renommé pour son architecture, pour ses ancêtres de cristal prismatique qui reflétaient des arcs-en-ciel jusque dans les montagnes. Ses habitants étaient des artisans qui avaient créé des pièces d’art précieuses qui se vendaient sur d’autres mondes à une clientèle de connaisseurs. On appréciait avant tout les incomparables ouvrages de calligraphie et les manuscrits à enluminures de la Bible Catholique Orange. Seules les Maisons les plus fortunées du Landsraad pouvaient s’offrir une Bible manuscrite décorée par les moines de Lankiveil. Mais il y avait aussi les sculptures chantantes de cristal, étonnantes formations de quartz issues des grottes profondes, retaillées et réglées sur des longueurs d’ondes appropriées afin de créer des vagues harmoniques, une musique que l’on n’entendait nulle part ailleurs dans l’Imperium. Et tout cela avait été presque totalement oblitéré par l’avalanche. — D’autres secours arrivent, ainsi que du ravitaillement, déclara Abulurd. Ils ont du matériel et des fournitures de première urgence. — Pour le moment, nous ne pouvons que constater la tragédie et tout le chagrin qu’elle entraîne, dit Emmi. Je sais qu’il est trop tôt pour que tu réfléchisses, père, et si nous pouvons faire quoi que ce soit de plus… — Oui, ma fille, vous pouvez faire quelque chose. (Onir regarda Abulurd bien en face.) C’est le mois prochain que nous devons verser la dîme à la Maison Harkonnen. Nous avions vendu suffisamment de cristaux, de tapisseries et de calligraphies, et nous disposions de la somme en solaris. Mais à présent… (Il montra les décombres.) Tout est enfoui quelque part sous la neige et nous aurons besoin de ce qui nous reste pour payer… Aux termes de l’accord préalable entre la Maison Rabban et les Harkonnens, toutes les communautés religieuses de Lankiveil avaient accepté de payer un impôt fixe chaque année. En échange, elles étaient libres et exemptées de toute autre obligation. Abulurd leva la main : — Ne vous inquiétez pas. En opposition avec la réputation de brutalité de la famille. Abulurd avait toujours fait de son mieux pour rendre la vie plus agréable et traitait les autres avec le respect qu’ils méritaient selon lui. Mais depuis que son fils avait ravagé les zones de chasse à la baleine du Fjord de Tula, il avait glissé dans un abîme de problèmes. Seul l’amour qu’Emmi et lui partageaient lui donnait encore un peu de force et d’optimisme. — Vous aurez le délai que vous souhaitez. Le plus important est de retrouver les survivants et de vous aider à tout reconstruire. Onir était trop abattu pour pleurer. Il leva la tête vers la montagne : le ciel était clair et bleu et le soleil brillant. Sur Giedi Prime, dans la chambre privée où il se retirait parfois pour réfléchir avec Piter de Vries et Rabban, le Baron Vladimir réagit aux nouvelles avec une indignation justifiée. Il dansa sur place dans son nouveau suspenseur tandis que les deux autres l’observaient, installés dans des chiens-formes. Il avait une nouvelle canne richement ouvragée qu’il destinait à d’éventuels châtiments corporels. Le pommeau représentait à présent le griffon Harkonnen, pour lui faire oublier le ver géant d’Arrakis. Aux quatre angles de la pièce, des colonnes décoratives témoignaient d’un goût certain pour le fouillis stylistique. S’y ajoutait une fontaine sèche. La chambre était aveugle – le Baron n’appréciait que très peu le panorama – et le sol de dalles polies était froid sous ses pieds qui ne l’effleuraient qu’à peine grâce au champ Holtzman. Le fanion des Harkonnens pendait, plié, froissé, à l’extrémité d’une hampe inclinée sur un mur. Le Baron foudroya son neveu du regard. — Encore une fois, ton père nous fait la démonstration de son cœur tendre et de sa cervelle molle. Rabban cilla, effrayé à l’idée que son oncle le réexpédie sur Lankiveil pour tenter de raisonner Abulurd. Il portait une jaquette de cuir sans manches qui permettait d’admirer ses bras musclés, et ses cheveux rouquins noués en tresse avaient été aplatis par le casque qu’il ne quittait guère. — J’aimerais que vous ne me rappeliez pas constamment qu’il est mon père, dit-il, essayant de dévier le courroux du Baron. — Depuis quatre générations, les monastères de Lankiveil ont versé leur dû régulièrement. C’était un accord avec la Maison Rabban. Ils ont toujours payé régulièrement. Et voilà qu’à cause d’une petite… (Le Baron renifla avec mépris.) Une petite chute de neige, ils manquent à leurs obligations ? Comment Abulurd peut-il se montrer aussi désinvolte pour le règlement de cet impôt ? C’est lui le gouverneur planétaire et ces responsabilités lui incombent. — Nous pourrions faire en sorte que les autres bourgades paient un peu plus, suggéra Piter de Vries. D’autres possibilités se pressaient dans son esprit de Mentat. Il se leva de son chien-forme et s’approcha du Baron avec la grâce glaçante d’un fantôme. — Je préfère ne pas créer ce genre de précédent, grommela le Baron. J’aime mieux que nos finances soient nettes et sans reproche – et Lankiveil a réussi à respecter les accords jusqu’à présent. Il tendit la main vers une petite table et se servit un doigt de cognac de Kirana. Qu’il avala en espérant que l’alcool allait soulager la douleur de ses os. Il se dégageait de son corps la moteur de tout l’eucalyptus et des clous de girofle qu’il mettait dans son bain avant que ses garçons le massent. Mais son corps se dégradait inexorablement et il se sentait de plus en plus diminué et misérable. — Dès que nous nous montrons indulgents avec une cité, nous avons droit à des désastres orchestrés et à des excuses. Il retroussa ses lèvres boudinées en une moue chagrine tout en rivant ses yeux noirs sur Rabban. — Je comprends votre irritation, mon oncle. Mon père est idiot, fit son neveu. De Vries leva un index osseux, péremptoire. — Si je puis faire une proposition, mon Baron… Lankiveil reste une source lucrative à cause du commerce des fourrures de baleine. L’essentiel de nos bénéfices provient de cette industrie. Je vous accorde que les bibelots et les souvenirs artisanaux les monastères drainent un peu d’argent, certes… mais c’est insignifiant. Disons que nous exigeons que tout cela rapporte, mais que nous n’en avons pas essentiellement besoin. — Ce qui signifie ? De Vries haussa ses sourcils broussailleux. — Cela signifie, mon Baron, que dans ce cas particulier, nous pouvons nous permettre de… disons, créer un cas d’espèce. Rabban partit d’un rire féroce qui rappelait son oncle. Son exil sur Lankiveil lui était resté sur le cœur. — La Maison Harkonnen a le contrôle du fief de Rabban. — Lankiveil, dit le Baron. Vu les fluctuations du cours de l’épice, nous avons besoin de sécuriser au maximum notre contrôle des entreprises bénéficiaires. Nous nous sommes peut-être montrés laxistes vis-à-vis des activités de mon demi-frère. Il doit se dire qu’il peut être aussi dolent qu’il le veut pour autant que nous l’ignorons. Cela doit cesser. — Que comptez-vous faire, mon Oncle ? Rabban se penchait en avant, ses yeux aux cils lourds étrécis par la curiosité. — C’est toi qui vas le faire. Il me faut un familier sur Lankiveil, quelqu’un qui comprenne les obligations du pouvoir. Intéressé, impatient, Rabban déglutit d’un air gourmand, sachant ce qui allait suivre. — Tu vas retourner là-bas. Mais pas en disgrâce, cette fois. Tu auras un travail à accomplir. 48 Le Bene Gesserit ne dit jamais de mensonges ordinaires. La vérité nous sert bien mieux. Coda Bene Gesserit. Par une matinée grise, le Duc Leto déjeunait seul dans la cour du Castel Caladan. Il n’avait pas touché à son assiette de poisson fumé et d’œufs frits. Un dossier magnétique gonflé de documents de papier métallisé se trouvait à portée de sa main droite. Kailea semblait se préoccuper de moins en moins des affaires quotidiennes. Il y avait beaucoup à faire, mais rien de très intéressant. Thufir Hawat était parti en hâte pour s’occuper des détails de sécurité de la journée. Et les pensées de Leto revinrent au Long-courrier qui s’était placé en orbite avant de larguer une navette qui descendait en cet instant vers Caladan. Que me veulent donc les Sœurs ? Pourquoi envoyer une délégation sur Caladan ? Il n’avait plus eu aucun contact avec la Communauté depuis que Tessia était devenue la concubine de Rhombur. Leur représentante souhaitait l’entretenir d’une affaire de la plus haute importance », mais elle avait refusé l’en dire plus. Inquiet, il n’avait pas bien dormi. La folie du conflit entre Ecaz et les Moritani lui pesait sur l’esprit. Il avait acquis un certain prestige au sein du Landsraad par son action diplomatique déterminée, mais il avait été bouleversé par l’enlèvement et l’exécution des proches de l’Archiduc Armand. Il avait eu l’occasion de rencontrer la fille d’Armand Ecaz, Sanya, il l’avait trouvée séduisante et avait même un temps envisagé le mariage. Et voilà que les séides de Grumman l’avaient assassinée en même temps que son oncle. Il savait que cette affaire ne se résoudrait que par une effusion de sang. Un instant, il fut arraché à ses sombres pensées par un papillon jaune et orange qui voletait au-dessus du vase de fleurs posé sur la table. Des années auparavant, lors de son Jugement par Forfaiture, le Bene Gesserit lui avait proposé son aide, même s’il n’était pas dupe de cette générosité sans contrepartie. Et Thufir Hawat lui avait donné un avertissement qu’il se rappelait mot pour mot : « Les Bene Gesserit ne sont à la disposition de personne. Elles ont fait cette offre parce qu’elles le voulaient, parce qu’elles en bénéficient d’une façon ou d’une autre. » Hawat avait raison, bien sûr. Les Sœurs n’avaient pas leur pareil pour contrôler l’information, le pouvoir et la richesse. Une Bene Gesserit de Rang Caché avait épousé l’Empereur Shaddan. IV qui avait lui-même une vieille Diseuse de Vérité à ses côtés en permanence. Et c’était une autre Sœur encore qui avait épousé le ministre de l’épice de Shaddam, le Comte Hasimir Fenring. Pourquoi se sont-elles constamment intéressées à moi ? s’interrogea Leto. Le papillon vint se poser sur le dossier magnétique. Même avec ses capacités intellectuelles de Mentat, Hawat n’avait pas réussi à fournir des projections utiles sur les motivations du Bene Gesserit. Leto pouvait peut-être se risquer à interroger Tessia : en général, elle donnait des réponses nettes. Mais, même si elle faisait désormais partie de la maisonnée, la jeune femme n’en appartenait pas moins à la Communauté des Sœurs. Elle lui restait loyale et aucune organisation dans l’univers ne gardait aussi bien les secrets que le Bene Gesserit. Dans un éclair coloré, le papillon vint palpiter à hauteur de ses yeux. Leto ouvrit la paume et, à son intense surprise, l’insecte s’y posa, si léger qu’il ne sentit rien. — Tu aurais des réponses ? fit Leto. C’est ce que tu essaies de me faire comprendre ? Le papillon lui faisait totalement confiance, il savait qu’il ne lui ferait aucun mal. De même que le peuple de Caladan. Puis il s’envola et alla chercher la rosée dans l’ombre de la table. Un serviteur surgit. — Mon Duc, la délégation est arrivée plus tôt que prévu. Elle est déjà au spatioport ! Leto se dressa brusquement, renversant le dossier qui bascula sur le cailloutis de la cour. Le serviteur se précipita, mais il l’écarta en découvrant que le papillon avait été écrasé. Par sa maladresse, il avait tué la fragile créature. Troublé, il resta agenouillé quelques secondes. — Vous n’avez rien, mon Seigneur ? s’inquiéta le serviteur. Leto se releva en repoussant le dossier magnétique et les documents avec une expression stoïque. — Informez les Sœurs que je les verrai dans mon bureau, et non pas au port. Il attendit que le serviteur s’éloigne pour récupérer le papillon et le poser délicatement entre deux feuillets. Ses ailes étaient intactes. Il se dit qu’il allait le faire placer sous une châsse de cristoplass et qu’il se souviendrait ainsi avec quelle facilité on peut détruire la beauté par mégarde. Leto était debout derrière son bureau en bois d’elacca, en grand uniforme noir, avec cape verte et insigne ducal. Il s’inclina quand les cinq Sœurs en robe abba entrèrent, conduites par une femme au visage sévère, aux cheveux gris, avec un visage aux joues creuses et des yeux étincelants. Le regard de Leto dévia brièvement vers la jeune beauté qui l’accompagnait avant de revenir sur la vieille femme. — Je suis la Révérende Mère Gaius Helen Mohiam, proclama-t-elle sans hostilité mais sans sourire. Je vous remercie de nous avoir accordé cet entretien, Duc Leto Atréides. — D’ordinaire, je n’accepte pas les visites à si court terme, fit-il en acquiesçant froidement. Hawat lui avait conseillé de déstabiliser les Sœurs, si possible. « Néanmoins, puisque votre Communauté en appelle rarement à mon indulgence, je peux faire une exception. (Il eut un geste bref à l’intention d’Hawat et un serviteur ferma aussitôt les portes.) Révérende Mère, puis-je vous présenter Thufir Hawat, mon Commandant de la Sécurité ? — Ah, le fameux Maître Assassin ! fit Mohiam en affrontant son regard. Hawat s’inclina brièvement. La tension montait et Leto ne voyait pas comment la dissiper. Les Sœurs prirent place et l’attention fascinée de Leto revint sur la jeune fille aux cheveux châtain doré qui, elle, restait debout. Elle pouvait avoir dix-sept ans, avec des yeux verts dans l’ovale parfait de son visage, des lèvres pleines et un nez mutin. Son regard était intelligent et elle avait le port d’une reine. Ne l’avait-il pas vue déjà ? Il n’en était pas certain. Mohiam regarda la jeune fille, droite et rigide, comme s’il existait une tension entre elles. — Voici Sœur Jessica, une Acolyte très douée, éduquée dans bien des domaines. Nous aimerions la proposer à votre Maison avec nos compliments. — Nous la proposer ? intervint Hawat d’un ton tranchant Comme servante ou bien comme espionne ? La fille lui décocha un regard vif mais réprima son indignation. — Comme épouse, ou simplement comme confidente. C’est au Duc d’en décider. (Mohiam, sereine, affectait d’ignorer le ton accusateur du Mentat.) Les Sœurs du Bene Gesserit ont fait la preuve de leur valeur comme conseillères auprès de bien des Maisons, y compris celle de Corrino. Elle gardait le regard rivé sur Leto, bien qu’il fût évident qu’elle guettait chacun des mouvements du Mentat. — Une Sœur sait observer et tirer ses propres conclusions… ce qui ne fait pas d’elle une espionne pour autant. De nombreux nobles considèrent nos femmes comme d’agréables compagnes, belles et douées dans les arts de… — J’ai déjà une concubine, l’interrompit Leto. La mère de mon fils. Il jeta un regard à Hawat et devina qu’il était d’ores et déjà plongé dans l’analyse des nouvelles données. Mohiam eut un sourire entendu. — Un homme aussi important que vous peut avoir plus d’une femme, Duc Atréides. Vous ne vous êtes pas encore choisi d’épouse. — À la différence de l’Empereur, je n’entretiens pas de harem. Les autres Sœurs semblaient s’impatienter, et la Révérende Mère soupira longuement. — Duc Atréides, le sens traditionnel du mot « harem » inclut toutes les femmes dont un homme est responsable, y compris ses sœurs, sa mère, ses concubines et ses épouses. Il n’a pas de connotation sexuelle. — Simple jeu verbal, grommela Leto. — Duc Leto, voulez-vous conclure un marché ? La Révérende Mère regarda Hawat comme si elle réfléchissait à ce qu’elle pouvait dire ou non en présence du Mentat. — Une affaire impliquant la Maison des Atréides est parvenue à notre connaissance. Elle concerne un complot ourdi il y a bien des années. Hawat réagit presque imperceptiblement et concentra toute son attention sur la Révérende Mère. — Quel complot, Révérende Mère ? demanda doucement Leto. — Avant de vous révéler cette information essentielle, il conviendrait de nous comprendre. (Leto n’était pas du tout surpris.) Est-ce trop demander pour ce renseignement vital ? Considérant l’urgence de la situation, Mohiam se disait qu’il faudrait peut-être user de la Voix sur le Duc, mais le Mentat ne manquerait pas de s’en apercevoir. — Tout autre noble jeune homme serait heureux d’avoir cette adorable enfant auprès de lui… avec tous ses dons. Les pensées de Leto tournaient en spirale. Il est clair qu’elles veulent avoir quelqu’un ici, sur Caladan. Pourquoi ? Pour exercer leur influence ? Mais Tessia est déjà sur place, si elles ont besoin d’une espionne dans la place. Et puis, la Maison des Atréides est respectée et jouit d’une certaine influence, mais elle n’est pas une des plus puissantes du Landsraad. Pourquoi ai-je de l’intérêt à leurs yeux ? Et pour quelles raisons insistent-elles particulièrement sur cette fille ? Il contourna son bureau et fit un signe à Jessica. — Avancez. Elle se glissa jusqu’à lui. Elle avait une tête de moins que Leto et, de près, il vit que sa peau était encore plus satinée et lumineuse. Elle lui adressa un long regard ennuyé. Il effleura du doigt la soie hâlée de sa peau et dit : — On prétend que toutes les Bene Gesserit sont des sorcières. Elle soutint son regard tout en répondant dans un murmure : — Mais nous avons un cœur et un corps. Ses lèvres humides étaient si attirantes… — Certes, à quoi les avez-vous formées ? — À la loyauté, aux bienfaits de l’amour… aux enfants. Leto consulta encore une fois Hawat du regard. Le vieux guerrier avait quitté sa transe et il acquiesça brièvement pour lui signifier qu’il ne s’opposait pas au marché. Pourtant, en privé, ils étaient convenus d’une attitude agressive afin de tester la réaction des Bene Gesserit, de les déstabiliser pour que le Mentat les observe plus à loisir. Ils étaient exactement dans le schéma qu’ils avaient envisagé. Et Leto lança brusquement, avec rage : — Je ne pense pas que le Bene Gesserit ait jamais donné sans prendre ! — Mais, mon Seigneur…, commença Jessica, sans achever, car Leto venait de tirer un couteau incrusté de pierres précieuses et le pointait sur sa gorge tout en l’attirant contre lui comme s’il la prenait en otage. Les Sœurs n’esquissèrent pas un geste. Elles considéraient Leto avec un calme absolu, comme si elles étaient prêtes à ce que Jessica se tue si elle le décidait. Mohiam avait toujours son regard impénétrable d’oiseau sombre. Jessica renversa la tête en arrière, offrant son cou tendre et lisse. Ainsi faisaient les loups, comme on le lui avait enseigné à l’École Mère : offrez votre gorge et l’agresseur recule. La pointe du couteau mordit d’un rien dans sa peau, imperceptiblement, sans qu’une goutte de sang perle. — Je n’ai pas confiance dans cette proposition. Jessica se souvenait de l’ordre que Mohiam lui avait chuchoté à l’instant où elles allaient débarquer de la navette au port spatial de Calaville : « Ne laisse pas la chaîne se briser. Tu dois nous apporter la fille dont nous avons besoin. » On n’avait jamais dit à Jessica quel était son rôle dans le programme de sélection, et une Acolyte ne pouvait pas poser ce genre de question. Bien des jeunes filles issues de l’École devenaient des concubines dans diverses Grandes Maisons et elle n’avait aucune raison de croire qu’elle était différente des autres. Elle respectait ses supérieures et travaillait durement pour le prouver, mais parfois, l’attitude inflexible de Mohiam l’irritait. Elles avaient eu une querelle durant le voyage et elle en percevait encore les séquelles. Leto lui murmura au creux de l’oreille : « Je pourrais vous tuer dans l’instant. » Mais il lui était difficile de simuler la colère. Des années auparavant, à titre de test, on lui avait demandé d’observer ce jeune homme brun depuis un balcon de l’École de Wallach IX, dissimulée dans l’ombre. Elle laissa son cou reposer sur la pointe du couteau et dit : — Vous n’êtes pas un tueur inconscient, Leto Atréides. Vous n’avez rien à craindre de moi. Il écarta la lame, mais garda le bras autour de sa taille. — Duc Leto, pouvons-nous conclure ce marché ? demanda Mohiam, imperturbable. Je puis vous l’assurer, l’information que nous vous apportons est… édifiante. Leto n’aimait pas qu’on lui force la main, mais il ne s’en éloigna pas moins de Jessica. — Vous disiez qu’un complot avait été ourdi contre moi ? Un sourire se dessina sur les lèvres plissées de Mohiam. — Avant tout, vous devez signer notre contrat. Jessica restera ici et sera traitée avec le respect qui lui est dû. Leto et Hawat échangèrent un bref regard. — Elle pourra demeurer au Castel Caladan, dit-il enfin, mais je n’accepte pas de l’inviter dans mon lit. Mohiam haussa les épaules. — Profitez d’elle à votre gré. Jessica est une ressource précieuse et fiable, mais ne gaspillez pas ses talents. La biologie fera le reste. — Révérende Mère, lança Hawat, quelle est donc cette information, tellement essentielle ? — Je faisais référence à un incident survenu il y a quelques années, à l’occasion duquel vous aviez été accusé à tort d’avoir attaqué deux vaisseaux Tleilaxu à bord d’un Long-courrier de la Guilde. Nous avons appris que les Harkonnens étaient responsables. Leto et Hawat accusèrent le coup, et les sourcils du Mentat se plissèrent tandis qu’il se lançait dans une réflexion intense, attendant des données complémentaires. — Vous en avez la preuve ? demanda Leto. — Ils ont utilisé une unité de guerre invisible pour attaquer es vaisseaux Tleilaxu pour que cet attentat vous soit attribué, leur intention étant de déclencher une guerre entre les Atréides et les Tleilaxu. Nous avons l’épave de leur vaisseau invisible. — Un vaisseau invisible ? Je n’ai jamais entendu parler d’une chose pareille. Il existe pourtant bel et bien. Nous détenons un prototype, le seul existant. Par bonheur, les Harkonnens ont eu des problèmes techniques qui ont provoqué son… crash à proximité de notre École Mère. Nous sommes également parvenues à la conclusion que les Harkonnens sont dans l’incapacité de fabriquer un autre vaisseau du même type. Le Mentat la scruta longuement. — Vous avez analysé leur technologie ? — Nous ne pouvons révéler la nature de ce que nous avons découvert. Une arme aussi effroyable pourrait déclencher le chaos dans l’Imperium. Leto eut un rire sans joie, soulagé de connaître enfin la réponse à cette question qui le tourmentait depuis quinze ans. — Thufir, nous allons transmettre cette information au Landsraad afin que mon nom soit lavé à jamais. Révérende Mère, voulez-vous nous fournir toutes les preuves et les documents. Mohiam secoua la tête. — Cela ne fait pas partie de notre accord. La tempête est loin. Duc Leto. Votre Jugement par Forfaiture est passé et vous avez été acquitté de toutes les charges. — Mais pas totalement blanchi. Certaines Grandes Maison me soupçonnent encore d’avoir joué un rôle dans cet attentat. Vous pourriez apporter des preuves à l’appui de mon innocence. — Est-ce donc tellement important pour vous, Duc Leto ? Vous devriez trouver un moyen plus efficace de vous ôter cette épine du pied. La Communauté ne vous suivra pas dans votre croisade pour réaffirmer votre orgueil et laver votre conscience. Sous le regard de la Révérende Mère, Leto se sentait désemparé et très jeune. — Comment pouviez-vous compter me livrer une telle information sans que je réagisse ? Si je n’ai pas de preuve de ce que vous avancez, alors votre information n’a aucun sens. Mohiam s’assombrit. — Allons, Duc Leto. La Maison des Atréides ne s’intéresserait-elle qu’à des pièges, à des preuves, des documents ? Je pensais que vous apprécieriez la vérité pour ce qu’elle est. Et c’est la vérité que je viens de vous apporter. — Ça, c’est ce que vous dites, remarqua Hawat, froidement. Le chef qui a la sagesse comprend la patience. (Mohiam fit signe à ses consœurs.) Un jour, vous découvrirez la meilleure façon de vous servir de la connaissance. Mais courage… Comprenez simplement que ce qui est réellement advenu à bord de ce Long-courrier a un très grand prix pour vous, Duc Leto. Hawat était sur le point de protester, mais Leto leva la main. — Elle a raison, Thufir. Ces réponses sont précieuses pour moi. (Il se tourna vers la fille aux cheveux cuivrés et acheva :) Jessica peut demeurer ici. 49 L’homme qui s’adonne à l’adrénaline se retourne contre l’humanité. Et contre lui-même. Il s’écarte des issues possibles de la vie pour admettre une défaite que ses propres actions violenter aident à susciter. Cammar PILRU, Ambassadeur ixien en exil, Traité sur les Retombées des Gouvernements Injustes. Le chargement d’explosifs était arrivé intact, il avait franchi le contrôle des équipes de débarquement caché au milieu d’autres caisses avant d’être expédié dans un dock des falaises du canyon d’entrée d’Ix. C’tair se tuait au labeur avec les dockers, mais il ne manqua pas de repérer les marquages discrets, et réussit à dévier le container comme il l’avait fait tant de fois. Pourtant, lorsqu’il découvrit les plaques de brise-plass soigneusement dissimulées, il resta stupéfait. Il devait y en avoir des centaines ! À l’exception des instructions concernant les charges, il ne trouva aucun message, codé ou non, aucune information, mais il connaissait l’identité de l’expéditeur. Et jamais le Prince Rhombur ne lui avait fait parvenir un envoi aussi important. Il retrouvait l’espoir, tout à coup, et se sentait investi de responsabilités terriblement pesantes. De rares rebelles se terraient encore dans les soubassement de la cité, méfiants, isolés. Tout comme C’tair. Exceptée Mirai Alechem, il ne rencontrait jamais d’autres combattants de l’ombre. Mais Rhombur et les Tleilaxu devaient penser qu’ils étaient nombreux et constituaient une véritable armée, une force de résistance dure et organisée. Les nouveaux explosifs allaient régler la situation. Dans sa jeunesse, Rhombur avait été un enfant dodu. C’tair avait gardé le souvenir d’un bouffon gentil qui consacrait plus de temps à collectionner les spécimens géologiques qu'à apprendre la politique ou la technologie, l’industrie. Mais tout s’était écroulé avec l’arrivée des Tleilaxu. Le monde d’Ix avait sombré. Rhombur détenait encore les codes et les connexions de l’administration portuaire qui débarquait les produits bruts dans la cité souterraine et il avait su comment faire parvenir le ravitaillement essentiel par les contrebandiers. Maintenant qu’il possédait ces plaques explosives, C’tair se jura d’utiliser chacune d’elles pour un maximum de destruction. Mais son premier souci était de les dissimuler aux regards des suboïdes avachis. Vêtu d’un uniforme volé d’ouvrier des niveaux supérieurs, il transporta le chargement jusqu’à la cité stalactite sur un chariot à suspenseur avec d’autres livraisons. Il ne se hâtait pas. Il conservait un masque indifférent, passif, ne parlait jamais à quiconque, répondait à peine aux commentaires et ne réagissait pas aux insultes des Maîtres Tleilaxu. Quand il franchit enfin l’entrée camouflée de sa chambre secrète protégée par un champ Holtzman, il empila les plaques noires et rugueuses dans un coin, puis s’étendit sur sa couchette, haletant. Pour la première fois depuis de longues années, ils allaient pouvoir porter un coup majeur aux Tleilaxu. Il ferma les yeux. Quelques instants plus tard, il entendit un déclic à la porte, des bruits de pas, un bruissement d’étoffe. Il ne bougea pas : les sons étaient familiers, de même que le parfum subtil de Mirai. Elle était son unique consolation dans un monde hostile. Elle vivait avec lui depuis quelques mois. Ils se retrouvaient unis et confidents après avoir fait l’amour dans un tunnel obscur, en silence, par peur des patrouilles de Sardaukar. Durant toutes ces années de résistance ixienne, C’tair s’était contraint à ne pas avoir de rapports privés, à ne pas chercher le contact les autres humains de la cité-caverne. C’était trop dangereux et ça risquait de le détourner de l’effort essentiel. Mais Mirai avait les mêmes objectifs que lui, les mêmes besoins aussi. Et puis, elle était si jolie… Il l’entendit déposer doucement quelque chose, puis elle l’embrassa sur la joue. — J’ai quelques petites choses, du câble à haute énergie, un pack laser, un… Elle eut une exclamation étouffée et C’tair sourit sans ouvrir encore les yeux. Elle venait de découvrir les brise-plass. — Moi aussi, j’ai quelques petites choses. Il s’assit brusquement et lui expliqua sans souffler comment il avait obtenu les explosifs et les résultats qu’on pouvait en attendre. Chaque plaque noire qui avait le diamètre d’une pièce de monnaie était incrustée de têtes détonatrices assez puissante pour détruire un petit bâtiment. Avec une poignée de brise-plass répartis judicieusement, on pouvait infliger des dégâts énormes à l’adversaire. Mirai approcha ses doigts de la pile noire, hésitante. Elle regarda C’tair de ses grands yeux bruns, et il pensa à tout ce qu’elle avait apporté dans sa vie. Il le pensait chaque fois qu’elle le regardait ainsi. Mirai était la première personne bien qu’il eût rencontrée dans sa vie. Elle prenait autant de risques que lui chaque jour. Elle n’avait pas tenté de le séduire, n’avait rien fait pour l’attirer. Tout s’était passé simplement et assez vite parce qu’ils étaient faits l’un pour l’autre. Il repensa à son petit flirt de jeunesse avec Kailea. Ç’avait été un jeu, une amusette, mais cela aurait pu devenir une idylle si Ix n’avait pas sombré dans le chaos. Mirai était la seule part de réalité qui lui apportait du plaisir. — Ne t’inquiète pas, lui dit-il. Il faut un détonateur pour les déclencher. Il lui montrait une petite boîte rouge remplie d’aiguilles à réglage temporisé. Elle prit un brise-plass dans une main et l’examina comme un joaillier de Hagal penché sur une nouvelle opaflamme. C’tair imaginait aisément les possibilités qu’elle envisageait. Elle faisait le compte des points névralgiques de la cité. — J’ai déjà choisi quelques cibles, fit-il. Je comptais sur toi à ce propos. Elle remit les explosifs en place avec précaution et le rejoignit sur la couchette. — Tu sais bien que tu peux. Son souffle était brûlant et ils se déshabillèrent à peine. Après avoir fait l’amour avec une intensité redoublée par leurs nouveaux espoirs, C’tair dormit plusieurs heures, ce qu’il ne se permettait pas à l’accoutumée. Il se réveilla reposé et répéta avec Mirai tous les gestes qu’ils devraient faire pour s’assurer que les connexions étaient parfaitement installées et toutes les procédures et les sauvegardes en place. Quand ils eurent achevé le montage de plusieurs charges dans la chambre-refuge, ils prirent les autres et sondèrent le couloir avant de sortir. Tristement, ils dirent un adieu silencieux au repaire où C’tair avait passé tant d’années. Il allait servir encore une fois, une ultime fois, pour porter le premier coup décisif à l’usurpateur. Les Tleilaxu ne sauraient jamais ce qui s’était passé. C’tair déposa patiemment les boîtes parmi les caisses destinées aux expériences que les Tleilaxu menaient dans leur pavillon de recherche. L’une d’elles contenait les charges de brise-plass, elle était aussi neutre d’apparence que toutes celles qui étaient arrivées par le circuit de train automatique. Elle serait réceptionnée en même temps que toutes les autres dans l’antre des immondes Tleilaxu. C’tair n’accorda pas un regard à la boîte piégée. Il l’empila avec les autres non sans avoir déclenché subrepticement le compte à rebours. L’un des suboïdes trébucha malencontreusement et C’tair prit la caisse qu’il avait lâchée et la posa sur la plate-forme monorail pour ne pas retarder le départ. Il avait prévu une marge de sécurité mais il avait quand même du mal à dissimuler sa nervosité. Mirai attendait dans un passage, de l’autre côté d’un immeuble voisin. Elle était chargée de disposer les brise-plass à la base de l’énorme structure où étaient installés les bureaux des Tleilaxu, dans les niveaux supérieurs. Il se dit qu’elle devait déjà se replier. Avec un bourdonnement, la palette chargée de caisses et de boîtes démarra en direction du pavillon. C’tair, une fois encore, se demanda ce qui pouvait se cacher derrière les baies aveugles. Mirai n’était pas parvenue à le trouver non plus. Mais ce qui comptait avant tout, c’était de causer un maximum de dégâts. En dépit de leurs sanglantes répressions, les Tleilaxu étaient devenus moins méfiants après seize années d’occupation. Leurs mesures de sécurité étaient souvent lisibles, et c’est avec joie qu’il s’apprêtait à leur montrer leurs erreurs. Il fallait qu’ils soient sévèrement touchés dès ce premier attentat, car le deuxième serait évidemment moins facile. Il ne put s’empêcher de sourire en regardant la navette s’éloigner. Derrière lui, les ouvriers chargeaient une autre navette et il leva les yeux vers le haut de la caverne, vers la trame des stalactites habitées et le fond du ciel frauduleux qui n’appartenait pas à Ix mais au monde des Tleilaxu. La réussite dépendait du timing. Les quatre charges devaient exploser simultanément. Ce serait une victoire matérielle et psychologique. Les usurpateurs devaient croire que ce coup avait été monté par un mouvement de résistance solide et coordonné, que les rebelles étaient nombreux et agissaient selon un plan organisé. Alors qu’ils n’étaient que deux. Si l’opération réussissait, d’autres reprendraient la lutte armée. Et s’ils redevenaient nombreux, la rébellion populaire serait une prophétie enfin accomplie. Il ne pouvait regarder son chronomètre sous les yeux omniprésents des capsules de surveillance qui épiaient chaque geste, repéraient toute trace de comportement atypique. Quand la première déflagration secoua la caverne, les suboïdes s’interrompirent dans leur tâche inepte et se regardèrent, abasourdis, terrifiés. C’tair savait que la détonation au niveau des puits d’évacuation avait dû entraîner l’effondrement de la plupart des salles et détruire les tapis du convoyeur. Les gravats avaient même dû obturer les puits de magma. Avant que les autres ne remarquent son expression satisfaite, les immeubles de la voûte explosèrent à leur tour. Le paquet de brise-plass implanté au niveau administratif venait d’anéantir le complexe bureaucratique. Toute une aile du Grand Palais avait volé en éclats et ne tenait plus que par des longerons tordus et des segments renforcés. Les ouvriers paniqués fuyaient de tous côtés sous la pluie de débris et, dans la clameur des sirènes, des nuages tournoyants de poussière abrasive retombaient du niveau supérieur dévasté. C’tair n’avait pas entendu pareil vacarme depuis la révolte des suboïdes, bien des années auparavant. Le plan de destruction avait fonctionné à la perfection. Simulant l’horreur, il battit en retraite avec ses camarades de travail, essayant de savoir comment ils réagissaient, noyé dans la cohue. La puanteur aigre de la peur se mêlait à la senteur de silex de la poussière et des décombres. Une autre explosion : l’immeuble où travaillait Mirai venait de sauter. Elle s’était éclipsée juste à temps, se dit-il. Et enfui comme elle l’avait espéré, le chariot monorail avec la palette pénétrait dans le dock de déchargement du pavillon de recherche. La dernière charge explosa dans une éruption de flammes et de fumée qui fit trembler les fondations de la cité comme si une guerre cosmique venait de se déclencher. Un incendie se propageait déjà et les Sardaukar accouraient comme des insectes frénétiques. Ils mitraillèrent la voûte de traits de laser sous l’effet de la fureur. De toutes parts, des sirènes et des sonneries s’étaient déclenchées. Les Maîtres Tleilaxu s’interpellaient sur le circuit, lançant des ordres incompréhensibles. La foule terrifiée murmurait. Pourtant, dans le tumulte et la débandade, C’tair remarqua une expression étrange sur certains visages. Elle lui parut nouvelle car il ne l’avait pas vue depuis tant d’années. Une sorte de satisfaction retenue, d’admiration devant cet événement. Il songea que tous ces hommes et ces femmes avaient perdu le goût du combat depuis si longtemps. À présent, ils allaient peut-être le retrouver. Enfin. Il s’efforçait de ne pas sourire et laissa ses épaules retomber comme d’habitude ainsi qu’il convenait à un prisonnier collaborateur vaincu et humilié. Mais il jubilait : pour la première fois, ils avaient vraiment, réellement frappé l’adversaire. 50 Il n’existe aucun moyen d’échanger des informations sans porter de jugement. Axiome Bene Gesserit. Depuis le balcon de son appartement privé, Jessica observait sa vieille dame de compagnie ridée avec ses joues rouges. Elk bavardait avec Thufir Hawat dans la cour d’exercice, sous le poste de garde de l’aile ouest. Elle gesticulait beaucoup trop et elle et le Mentat jetaient des regards fréquents vers la fenêtre de Jessica. Est-ce qu’il me croit stupide ? Depuis un mois qu’elle habitait au Castel, on avait obéi à ses moindres désirs avec une froide précision : on la traitait comme une invitée respectable, sans plus. Thufir Hawat en personne avait veillé à son confort et l’avait installée dans les anciens appartements de Dame Helena Atréides. Les chambres avaient été fermées depuis des années et elles avaient grand besoin d’être aérées, mais les meubles étaient beaux, il y avait une piscine et un solarium, ainsi qu’une garde-robe complète qui comblait les besoins modestes d’une Bene Gesserit, peu accoutumée au confort et au luxe. Le Mentat avait également dépêché à son service une dame de compagnie efficace, qui tournait sans cesse autour d’elle comme un papillon de nuit et trouvait constamment de menus travaux pour justifier son omniprésence. À l’évidence, elle l’espionnait pour le compte d’Hawat. Le matin même, elle avait congédié la femme sans explication. Elle n’avait plus qu’à attendre les répercussions. Le Maître Assassin allait-il venir la voir en personne, ou bien dépêcherait-il un représentant ? Avait-il compris son message ? Ne me sous-estimez pas, Thufir Hawat. Le Mentat venait de rompre la discussion et se dirigeait d’un pas vif vers le Castel. C’était un homme étrange, se dit Jessica. À l’École Mère, elle avait mémorisé le passé d’Hawat, elle savait qu’il avait passé la moitié de son existence dans un centre de formation, d’abord comme élève, puis comme étudiant et enfin comme tacticien théorique avant d’être acheté par le Duc Paulus Atréides, le père de Leto, alors qu’il était encore jeune. Jessica concentra ses facultés d’observation Bene Gesserit sur le Maître Assassin. Hawat était différent des autres diplômés des Écoles de Mentats, des introvertis qui se protégeaient de tout contact personnel. Il était actif, dévoué, avec une loyauté proche du fanatisme pour la Maison des Atréides. Par certains côtés, notamment son agressivité et ses talents de tueur, il se rapprochait de Piter de Vries, le Mentat tordu du Baron Harkonnen né des cuves Tleilaxu. Mais son éthique se situait à l’opposé. À tout point de vue, c’était un être curieux… Jessica avait aussi noté qu’il la scrutait en permanence, l’analysait avec son filtre logique, associant les éléments de données qui la concernaient pour parvenir à des conclusions sans fondement. Oui, Hawat pouvait se montrer très dangereux. Ils voulaient tous savoir pourquoi elle était ici, pourquoi le Bene Gesserit l’avait choisie, elle, précisément, et ce qu’elle avait l’intention de faire. On frappa lourdement à la porte et elle alla ouvrir elle-même. Maintenant, nous allons bien voir ce qu’il a à dire. Assez de ces petits jeux. Hawat avait les lèvres rougies par le jus de sapho et elle lut dans son regard un certain trouble et de l’inquiétude. Ma Dame, pouvez-vous m’expliquer, je vous prie, pourquoi vous n’êtes pas satisfaite de la servante que je vous ai choisie ? Jessica ne portait qu’une robe de soie satinée qui révélait les courbes de son corps. Elle était discrètement maquillée, avec juste un trait de lavande sur les paupières et un peu de vernis à lèvres assorti. Mais son expression n’avait rien de doux. — Considérant vos prouesses légendaires, Thufir Hawat, j’aurais cru que vous seriez capable d’un peu plus de subtilité. Si vous avez l’intention de m’espionner, choisissez quelqu’un d’un peu plus compétent dans cette discipline. L’attaque le prit au dépourvu et elle lut un respect nouveau dans son regard. — Je suis chargé de la sécurité du Duc, ma Dame. Je dois prendre toutes les mesures que je juge nécessaires. Jessica referma la porte. Ils étaient face à face, assez proches pour que l’un ou l’autre porte un coup mortel. — Mentat, que connaissez-vous des Bene Gesserit ? Un sourire effleura les lèvres d’Hawat. — Seulement ce que les Sœurs laissent filtrer. Elle haussa la voix : — Quand la Révérende Mère m’a conduite ici, Leto est devenu du même coup mon maître. Croyez-vous que je pourrais représenter un danger pour lui ? Que la Communauté agirait directement contre un Duc du Landsraad ? Avez-vous connaissance, dans toute l’histoire de l’Imperium, d’une seule circonstance où cela se soit passé ? Pour le Bene Gesserit, ce serait un suicide. Réfléchissez, Mentat ! Quelle est votre projection ? — À ma connaissance, je n’ai pas été sollicité, ma Dame. — Et pourtant, vous avez mis en place cette vieille gourde pour me surveiller. Que redoutez-vous de moi ? De quoi me soupçonnez-vous ? Elle s’était interdit d’utiliser la Voix car Hawat ne le lui pardonnerait pas. Elle ajouta d’un ton plus calme : — Je vous préviens, n’essayez pas de me mentir. C’est ça : laisse-le penser que tu peux être une Diseuse de Vérité. — Je vous fais mes excuses pour mon indiscrétion, ma Dame. Sans doute suis-je trop… zélé en ce qui concerne la protection de mon Duc. C’est une jeune femme très forte, songea Hawat. Le Duc aurait pu trouver bien pire. — J’admire votre dévouement. (Jessica remarqua que les yeux du Maître Assassin étaient plus doux, sans une trace de crainte mais un peu plus de respect.) Je ne suis ici que depuis peu, alors que vous avez servi trois générations d’Atréides. Vous avez sur la jambe la cicatrice d’un coup de corne de taureau saluséen qui remonte à l’une des premières corridas du Vieux Duc, n’est-ce pas ? Ce n’est guère facile pour vous de vous accommoder de nouveaux visages. (Elle fit un pas mesuré dans sa direction et sa voix prit une inflexion de regret.) Jusqu’à présent, votre Duc m’a traitée comme une lointaine parente, mais j’espère bien qu’il me trouvera pas déplaisante. — Il ne vous trouve nullement déplaisante, ma Dame. Mais il a déjà choisi Kailea comme compagne. Et elle est la mère de son fils. Il n’avait pas fallu longtemps à Jessica pour déceler les failles qui étaient apparues dans le couple. — Allons, Mentat, elle n’est pas son épouse, pas même sa concubine officielle. En tout cas, il n’a donné aucun droit de naissance à l’enfant. Que devons-nous en déduire ? Hawat se roidit, comme si elle venait de l’offenser. — Le père de Leto lui a enseigné de n’utiliser le mariage que pour en tirer un gain politique. Le Duc a quelques vues dans le Landsraad. S’il n’a pas encore calculé l’union la plus fructueuse… il y songe cependant. — Qu’il y songe. (Jessica fit signe au Mentat que la conversation avait atteint son terme, mais elle ajouta avant qu’il se retire :) Désormais, Thufir Hawat, je préfère choisir moi-même mes dames de compagnie. — Comme vous voudrez. Dès que la porte se fut refermée, elle réfléchit à sa situation, aux plans à long terme plutôt qu’à cette mission particulière que les Sœurs lui avaient assignée. Elle pouvait parfaire encore son charme avec les techniques de séduction Bene Gesserit. Mais Leto était individualiste et orgueilleux. Il risquait de percer ses intention et il n’apprécierait guère d’être manipulé. Mais Jessica avait une tâche à accomplir. À certains moments, elle l’avait surpris à l’observer avec une note de culpabilité dans le regard – tout particulièrement lorsqu’il s’était querellé avec Kailea. Mais dès que Jessica essayait de mettre à profit l’occasion, il redevenait très vite froid et distant. Et le fait d’habiter les anciens appartements de Dame Helena n’arrangeait guère les choses. Leto montrait une certaine réticence à y venir. Après la mort du Duc Paulus, l’inimitié entre Leto et sa mère avait atteint un degré extrême et il l’avait envoyée dans un lointain cloître religieux pour qu’elle s’y « repose en méditant ». Pour Jessica, Dame Helena avait été frappée de bannissement, mais elle n’avait pas réussi jusqu’à présent à trouver un motif évident. Les appartements d’Helena constituaient une barrière émotionnelle entre eux. Leto Atréides était en tout cas séduisant et plein de prestance et elle savait qu’elle n’aurait aucune difficulté à devenir sa compagne. À vrai dire, elle le voulait. Ce genre de pensée lui venait fréquemment et elle se morigénait car elle ne pouvait se laisser guider par ses émotions : les Bene Gesserit n’avaient pas usage de l’amour. Le travail. Je ne dois penser qu’à mon travail. Elle devrait attendre le moment opportun. 51 L’infini nous traque comme un projecteur dans la nuit, nous rendant aveugles aux excès qu’il peut commettre contre le fini. Méditations de Bifrost Eyrie, Texte bouddhislamique. Quatre mois après l’avalanche, Abulurd Harkonnen et sa femme partirent pour une visite de la cité en reconstruction. La nouvelle fut largement annoncée car la tragédie de Bifrost Eyrie avait touché la population de Lankiveil au cœur et ressoudé les liens entre les citoyens. Abulurd et Emmi formaient un couple uni qui avait su montrer sa force dans ces circonstances. Depuis de longues années, Abulurd avait préféré demeurer un monarque discret qui ne revendiquait pas son titre. Il souhaitait que le peuple de Lankiveil se gouverne lui-même et selon ses sentiments. Pour lui, les fermiers, les pêcheurs et les chasseurs constituaient une seule et grande famille avec des intérêts communs. Mais avec une tranquille confiance, Emmi avait su convaincre son mari qu’un pèlerinage publique du gouverneur planétaire ne manquerait pas d’attirer l’attention sur le sort malheureux de la cité religieuse. Le bourgmestre Onir Rautha-Rabban les accueillerait avec joie. Ils embarquèrent donc dans un appareil officiel escorté de deux autres ornithoptères, avec toute une suite de serviteurs et de domestiques venus pour la plupart des lointains ports de baleiniers. Ils survolèrent les glaciers immenses et les crêtes neigeuses dans la clarté du soleil qui faisait étinceler les cristaux de glace sur les pics. Lankiveil leur apparut comme un monde neuf, primitif et paisible. Éternel optimiste, Abulurd espérait que les habitants de Bifrost pouvaient désormais croire en un avenir plus fort. Tel était l’essentiel du message qu’il comptait délivrer, même s’il n’avait guère l’habitude des allocutions et du public. Il avait d’ores et déjà déclamé par deux fois son discours devant Emmi. Le convoi officiel se posa sur un plateau, juste en face des collines abruptes de Bifrost Eyrie. Emmi débarqua au côté de son époux, d’une élégance royale avec sa cape bleue, et il lui prit le bras. Les équipes de reconstruction avaient progressé de façon spectaculaire. On avait dégagé les immeubles ensevelis. Leur merveilleuse architecture avait été en grande partie détruite et la plupart étaient sous échafaudage. Les ouvriers maçons travaillaient sans relâche à la restauration des façades et, si Bifrost Eyrie n’était plus ce qu’il avait été, il serait peut-être différent et plus beau. Onir Rautha-Rabban vint les accueillir en soutane ornée fourrure de baleine. Après le désastre, il avait rasé sa grande barbe car il ne souhaitait pas se souvenir de ce qu’avait été la cité chaque fois qu’il se voyait dans un miroir. Mais son visage carré avait une expression vive et intense qui rassura Abulurd. Les ouvriers accouraient à la rencontre du gouverneur planétaire, quittant pour un instant les échafaudages et les chantiers. Si le climat était resté clément depuis le désastre, avant un ou deux mois l’hiver serait de nouveau là et ils seraient dans l’incapacité de poursuivre la reconstruction, coincés dans leurs maisons pour la moitié de l’année. Bifrost Eyrie ne retrouverait pas sa splendeur avant la fin de la saison, mais les charpentiers les maçons et les sculpteurs ne s’arrêteraient jamais, jusqu’à ce que la prière de pierre s’élève à nouveau vers le ciel de Lankiveil. Quand la foule fut rassemblée, Abulurd joignit les mains et se remémora chaque parole. Et puis, soudain, elles s’envolèrent de son esprit, remplacées par un sentiment d’inquiétude. Emmi lui toucha le bras en chuchotant la première phrase de son discours. — Mes amis, commença-t-il avec un sourire embarrassé, l’enseignement bouddhislamique incite à la charité, au travail rude et à l’assistance à ceux qui sont dans le besoin. Et il n’est pas de meilleur exemple de coopération et de dévouement que ce que vous, les volontaires, avez entrepris ici pour reconstruire… Des murmures couraient dans la foule et des mains se levaient vers le ciel. Abulurd hésita, regarda par-dessus son épaule… Et c’est alors qu’Emmi poussa un cri. Une formation d’appareils noirs venait de surgir dans le ciel et descendait vers la montagne en décrivant un large cercle, un escadron de vaisseaux d’attaque qui portaient le blason de la Maison Harkonnen. Abulurd fronça les sourcils, plus intrigué qu’inquiet, avant de se tourner vers Emmi. — Qu’est-ce que ça signifie ? Je n’ai pas demandé qu’on n’envoie des secours. Mais, pas plus que lui, elle n’avait de réponse. Sept appareils plongèrent vers le sol dans un coup de tonnerre hypersonique. Abulurd s’inquiéta alors des risques d’avalanche. Mais, dans la seconde, il vit les sabords des lasers basculer. Les villageois s’affolèrent en criant, cherchant à s’abriter. Abulurd était pétrifié, incrédule. Trois appareils s’étaient arrêtés à la verticale du square où le plus gros de la foule s’était regroupé. Les lasers étaient braqués sur leur cible. Abulurd agita les bras pour tenter d’attirer l’attention des pilotes. — Mais qu’est-ce que vous faites ? Il doit y avoir une erreur ! Emmi le poussa à l’écart. — Non, ce n’est pas une erreur ! lança-t-elle. Les hommes et les femmes de Bifrost Eyrie cherchaient désespérément à se mettre à couvert. Les appareils allaient se poser. Abulurd se dit que si les gens n’avaient pas réagi aussi vite, ils auraient été impitoyablement écrasés. — Reste ici, fit-il à Emmi avant de se diriger vers les vaisseaux pour exiger des explications. Les quatre autres vaisseaux revenaient vers la cité. Et les lasers balayèrent les échafaudages dans un crépitement électrique. — Arrêtez ! hurla Abulurd en levant les poings. Mais les soldats ne l’entendaient pas, ils étaient des Harkonnens dévoués à sa propre famille. Et ils attaquaient son peuple, les paisibles citoyens de Lankiveil. Il tituba sous l’onde de choc et Emmi l’agrippa pour le tirer à l’écart à l’instant précis où un appareil survolait la place à basse altitude, laissant un sillage brûlant. Une seconde salve lacéra la foule et des dizaines de victimes s’écroulèrent en une seconde. Des blocs de glace roulèrent des glaciers proches dans des jaillissements de vapeur. Des immeubles à demi reconstruits s’abattirent sous le feu des vaisseaux dans des geysers de débris et de poussière. Le quatrième appareil d’attaque fit une troisième passe tandis que les autres diminuaient le régime de leurs moteurs pour se stabiliser et se poser. Les portes glissèrent en sifflant et des soldats débarquèrent en uniforme bleu de commando. — Je suis Abulurd Harkonnen et je vous ordonne de cesser immédiatement ! clama-t-il. Mais les brutes en bleu ne lui accordèrent qu’un bref regard indifférent. C’est alors que Glossu Rabban apparut. Couvert d’insignes et de médailles, bardé d’armes, coiffé d’un casque noir iridescent qui lui donnait l’allure d’un ancien gladiateur de la Vieille Terre. Onir Rautha-Rabban, en reconnaissant son petit-fils, crispa les poings avec une expression d’horreur et de colère. — Glossu Rabban, je t’en prie, arrête ! Pourquoi fais-tu ça ? De l’autre côté du square, les troupes qui venaient de débarquer se mirent à tirer sur la foule hurlante. Les villageois tentaient de s’enfuir et trébuchaient sur les blessés et les morts. Avant que le bourgmestre ait réussi à atteindre son petit-fils, des soldats s’emparèrent de lui et le tirèrent à l’écart. Le visage ravagé par la douleur et l’incrédulité, Abulurd tenta de s’approcher de Rabban, mais des soldats lui bloquèrent la route. — Laissez-moi passer ! vociféra-t-il. Rabban posa sur lui un regard glacé. Un sourire satisfait déformait ses lèvres grasses au-dessus de son menton carré. — Père, votre peuple doit apprendre qu’il y a pire que les désastres naturels. S’ils trouvent des excuses pour ne pas s’être acquittés de leur dîme, ils risquent d’affronter un désastre non naturel : moi, en l’occurrence. Abulurd, en pleine détresse, lui jeta : — Rappelle ces hommes ! C’est moi le gouverneur et ils sont mon peuple ! Rabban le toisa d’un air de dégoût. — Ils ont besoin d’un exemple pour leur faire entrer dans le crâne ce qu’on attend d’eux ! Ça n’est quand même pas difficile, mais on dirait que vous n’avez pas su trouver la bonne solution. Les soldats Harkonnens avaient entraîné le malheureux Onir Rabban jusqu’au bord d’une falaise. Emmi devina ce qu’ils avaient l’intention de faire et hurla. Abulurd se retourna alors et vit son beau-père au-dessus de l’abîme de glace cerné de nuages bas. — Non, tu ne peux pas faire ça ! cria-t-il, fou de terreur. Cet homme est le chef légal de ce village. Et c’est ton grand-père ! Rabban, avec un sourire mauvais, souffla alors sans émotion, sans avoir la moindre intension de donner un ordre : — Oui. Attendez. Arrêtez. Bien sûr, personne ne l’entendit à l’exception de son père, et les soldats poussèrent Onir jusqu’au bord du vide, en le tenant par les bras. Le vieil homme poussa un long cri, en levant les bras. Il regarda Abulurd, tout en bas, avec une expression d’effroi. — Oh, non ! Ne faites pas ça, chuchota Rabban sans cesser de sourire. Les soldats poussèrent Onir dans le vide et il conclut : « Trop tard ! » avant de hausser les épaules. Emmi tomba à genoux avec des spasmes de douleur. Quant à Abulurd, partagé entre l’envie de la prendre dans ses bras ou de battre son fils, il demeura pétrifié. Rabban frappa dans ses mains grasses : — Ça suffit ! On se replie ! Avec une précision impeccable, les soldats Harkonnens regardèrent les vaisseaux. Laissant les survivants gémissants chercher parmi les corps leurs compagnons, leurs parents, leurs amis, et les blessés qui pouvaient encore être soignés. Rabban affrontait son père. Vous devriez m’être reconnaissant pour avoir accompli votre sale besogne. Vous êtes devenu bien trop indulgent avec cette populace et il y a ici un certain laisser-aller. Les quatre vaisseaux revinrent pour détruire un autre immeuble dans un fracas abominable, un torrent d’éboulis et de gravats. Puis ils se remirent en formation et prirent de l’altitude. — Si vous me forcez encore une fois la main, reprit Rabban, je serai plus ferme. Uniquement pour servir votre cause, bien entendu. Sur ce, il rentra dans son vaisseau. Épouvanté, impuissant, Abulurd se retourna vers les incendies, les ruines, les cadavres calcinés. Il entendit alors une plainte douloureuse et funèbre et prit conscience qu’elle montait de sa gorge. Emmi avait escaladé la falaise et se penchait dans le vide, sanglotante. Les vaisseaux Harkonnens s’élevaient au-dessus de la cité dévastée. Abulurd se laissa tomber à genoux sous le poids du désespoir. Il n’y avait dans son esprit que de la douleur et de l’incrédulité. Il revoyait l’expression de détachement et de mépris haineux sur le visage de Glossu Rabban. — Comment ai-je pu engendrer un pareil monstre ? Il savait en même temps que jamais il ne trouverait de réponse à cette question. 52 L’amour est la plus haute réussite à laquelle l’esprit humain puisse aspirer. C’est une émotion qui englobe toute la profondeur du cœur, de l’esprit et de l’âme. Sagesse Zensunni des Errants. Liet Kynes et Warrick séjournèrent durant un après-midi à proximité du Rocher Brisé, dans le Bassin de Hagga. Ils avaient effectué un raid sur les anciennes stations botaniques et dressé l’inventaire des équipements, des outils et des enregistrements que le désert avait préservés depuis des siècles. Ils étaient revenus de leur voyage au pôle Sud depuis deux ans et avaient accompagné Pardot Kynes dans ses tournées des lietch. Les Fremen avaient reçu des échantillons des plantes qui foisonnaient désormais dans le Bassin de Plâtre, ils avaient pu goûter les premiers fruits les yeux fermés, en une sorte de communion nouvelle avec le goût de la pulpe, avec l’eau retrouvée. Car tout cela, l’Umma le leur avait promis au travers de ses visions qui étaient devenues réelles. Il en était fier autant qu’il était de son fils auquel il disait : « Liet, un jour tu seras Planétologiste Impérial à ton tour », en hochant la tête avec solennité. Même quand il évoquait avec passion le réveil du désert, le retour de la verdure et de la biodiversité dans un écosystème cible, Kynes n’arrivait pas à être cohérent ou ordonné. Warrick nait un certain don pour s’accrocher à ses paroles, mais Kynes rangeait trop fréquemment de sujet, passant de l’un à l’autre dans une dérive passionnée, capricieuse. — Nous faisons tous partie d’une vaste tapisserie dont nous devons suivre la chaîne et la trame, disait-il souvent, séduit par ses paroles sans trop se préoccuper de la façon dont elles étaient perçues. Il évoquait souvent son séjour sur Salusa Secundus, comment il avait réussi à étudier un monde ravagé qui n’intéressait plus personne. Il avait aussi passé des années en tant que Planétologiste sur Bela Tegeuse et avait étudié la flore qui avait réussi à repousser sur le sol acide dans la lumière crépusculaire du soleil appauvri. Et puis, il parlait tout aussi souvent d’Harmonthep, de Delta Kaising III, de Gammon, de Poritrin – et des jours de magnificence à Kaitain, où l’Empereur Elrood IX lui avait confié sa mission. Liet et Warrick approchaient du Rocher Brisé lorsque se leva le vent violent du désert – le heinali, le pousseur d’homme. La tête courbée dans les premières rafales, Liet désigna un abri sous le vent dans un affleurement. — On va installer notre refuge ici. Warrick s’avança le premier, sa longue queue de cheval flottant sur ses épaules. Il déballait déjà son fremkit et ils dressèrent rapidement leur petit campement camouflé. Ils bavardèrent ensuite jusque tard dans la nuit. Depuis deux ans, les deux jeunes Fremen n’avaient révélé à personne l’existence du Comte Dominic Vernius et de sa base de contrebandiers. Ils lui avaient donné leur parole et ils partageaient ce secret. Ils avaient dix-huit ans et espéraient l’un et l’autre se marier bientôt. Liet, stimulé par la poussée hormonale, n’avait plus la patience d’attendre pour faire son choix. Il se sentait irrésistiblement attiré par Faroula, la fille rêveuse aux grands yeux mais au caractère orageux qu’elle tenait de Heinar, le Naib du Sietch du Mur Rouge. Faroula avait suivi les enseignements des herboristes et serait un jour une guérisseuse respectée. Malheureusement, Warrick avait lui aussi jeté son dévolu sur Faroula, et Liet savait que son frère de cœur montrerait plus de courage que lui pour demander sa fille en mariage au Naib avant que lui-même ne se décide. Ils s’endormirent enfin sous les frôlements des doigts de sable. À l’aube, quand ils sortirent de leur tente en secouant la poussière, Liet resta pétrifié en contemplant le Bassin de Hagga. Et Warrick, clignant des yeux dans la lumière vive, s’exclama : « Kull wahad ! » Le vent de la nuit avait balayé le sable, révélant une vaste plage blanche, presque aveuglante : la couche de sel d’une mer ancienne. Des ondes de chaleur montaient déjà de la surface lisse. — Une plaine de gypse. Une vision rare, commenta Liet en ajoutant à voix basse : Mon père s’y précipiterait pour prélever des échantillons. — On dit que celui qui voit les Biyan, les Terres Blanches, doit faire un vœu qui sera certainement exaucé. Il se tut mais ses lèvres frémissaient et Liet sut qu’il exprimait ses désirs les plus intimes, les plus profonds. Il n’entendait pas rester à l’écart et rassembla ses pensées avant de se tourner vers son ami : — J’aimerais que Faroula soit ma femme ! Warrick eut un sourire. — Pas de chance, mon ami, j’ai souhaité la même chose. Puis, avec un grand rire heureux, il claqua l’épaule de Liet et ajouta : — On dirait que tous les vœux n’ont pas la même chance d’être exaucés. Au crépuscule, en arrivant au Sietch du Roc Sinus, ils retrouvèrent Pardot Kynes. Les anciens, fiers de ce qu’ils avaient accompli, avaient organisé une cérémonie solennelle de bienvenue. Kynes montra une gentillesse bourrue, tout en précédant les réponses du rituel tant était grande sa hâte de tout inspecter. Le moment arriva enfin où il put partir en visite dans les crevasses rocheuses, sous la lumière des brilleurs. Le sable avait été amendé avec des produits chimiques et des excréments humains pour qu’il devienne fertile. Les gens du Roc Sinus avaient planté des mesquites, de la sauge, des stachys et même quelques saguaros au tronc-accordéon entourés de plates-bandes de succulentes et d’épineux. Des groupes de femmes escortaient l’Umma comme pour une cérémonie religieuse, versant des tasses d’eau au pied de chaque plante. Les parois du canyon en impasse retenaient chaque matin un peu d’humidité, et les précipitateurs des pièges à rosée capturaient chaque gouttelette de vapeur pour la restituer aux plantes. Pardot Kynes se penchait sur chaque plante, examinant les tiges, les pousses, les feuilles. Il avait déjà oublié son fils et Warrick. Ommun et Turok, ses gardes du corps, ne le quittaient jamais. Liet songea qu’ils étaient prêts à donner leur vie pour son père et, en le voyant aussi absorbé et concentré, il se demanda s’il avait vraiment conscience de l’absolue loyauté des Fremen. À l’entrée du canyon, près des blocs et des éboulis qui constituaient l’unique barrière naturelle face au désert, des enfants avaient rassemblé un bouquet de brilleurs éclatants. Chacun d’eux brandissait une tige de métal récupérée dans une décharge de Carthag. Dans le soir tranquille, Liet et Warrick s’assirent sur un rocher pour regarder jouer les enfants du sietch. Warrick renifla et se retourna vers le soleil artificiel qui baignait les buissons et les cactées. — Les petits Faiseurs sont attirés par l’humidité aussi sûrement que la limaille par un aimant. Liet avait souvent joué comme ces enfants, il y avait des années, mais il était toujours aussi fasciné de les voir essayer de capturer les truites des sables. — Ici, c’est facile pour eux. Une petite fille venait d’enduire le bout de sa tige de métal d’un peu de salive et la promenait à présent à la surface du sable. Les brilleurs projetaient des ombres allongées sur le sol, révélant les ondulations des petites créatures qui frétillaient dans la poussière. Elles étaient charnues mais informes, tendres, flexibles. En vieillissant, cependant, elles durcissaient et prenaient l’aspect du cuir en mourant. On trouvait souvent des petits Faiseurs morts à proximité d’une éruption d’épice, tués par l’explosion. La plupart s’enfouissaient pour capter l’eau ainsi libérée et l’isoler, protégeant ainsi Shai-Hulud. Une petite truite des sables lança un pseudopode vers l’extrémité de la tige et, dès qu’elle eut touché la goutte de salive, la jeune Fremen fit tourner la tige entre ses doigts comme pour enrouler du caramel. Elle la leva brusquement et extirpa le petit Faiseur frétillant sous les rires des autres enfants. Une autre fillette venait de capturer à son tour une truite et elles s’éloignèrent pour jouer avec leurs prises. Elles taquinaient les créatures à la chair molle jusqu’à ce qu’elles sécrètent quelques gouttes de sirop, un régal que Liet avait apprécié dans son enfance. Il résista difficilement à l’envie de se joindre aux enfants : il était désormais un adulte, membre de la tribu à part entière et fils de l’Umma Kynes. Les autres risquaient de froncer les sourcils s’ils le surprenaient. Warrick, lui, était plongé dans ses pensées, rêvant de ses épousailles et de sa future progéniture. Il leva les yeux vers le ciel mauve du couchant. — On dit que c’est à la saison des tempêtes qu’on doit faire l’amour. Il posa son menton au chaume naissant entre ses mains, l’air concentré. Liet sourit en le regardant. Il prenait grand soin de rester glabre, à la différence de son frère de cœur. — Warrick, il est temps pour nous de choisir une compagne. Bien sûr, Faroula restait au centre de leurs pensées et elle acceptait le jeu, appréciant leurs attentions tout en feignant l’indifférence. Liet et Warrick lui apportaient des cadeaux chaque fois qu’ils revenaient du désert profond. — On devrait peut-être choisir selon la tradition, fit Warrick en tirant de sa ceinture deux éclats de pierre polie longs comme des couteaux. On lance les marqueurs pour savoir qui de nous deux va courtiser Faroula ? Liet avait lui aussi ses marqueurs de jeu. Avec Warrick, ils avaient passé de nombreuses nuits à jouer dans leurs campements. Les marqueurs de pierre courbes étaient gravés de chiffres aléatoires. Quand ils s’étaient plantés dans le sable, le chiffre le plus élevé désignait le gagnant. Le jeu alliait l’habileté à la chance. — Évidemment, je vais te battre, dit Liet. — J’en doute ! — Et puis, de toute façon, Faroula n’acceptera pas qu’on l’ait jouée comme ça, fit Liet en se laissant aller contre la paroi fraiche. On ferait peut-être mieux de passer au ahal. Comme ça, c’est elle qui choisira. — Tu penses qu’elle pourrait me choisir moi ? fit Warrick avec un air désenchanté. — Bien sûr que non. — Mon ami, je me fie à ton jugement pour pas mal de choses – mais pas pour ça. — Alors je ferais peut-être bien de lui poser la question moi-même quand on sera rentrés, répliqua Liet. De toute manière, je suis le mari idéal. Warrick ricana. — Liet, je dois dire que tu es un redoutable adversaire dans pas mal d’épreuves et de jeux, mais quand il s’agit d’une jolie fille, je te trouve affreusement lâche ! Liet eut un soupir indigné. — J’ai composé un poème pour elle. J’ai l’intention de l’écrire sur du papier d’épice et de le déposer dans sa chambre. — Oh, vraiment ? Et tu aurais le courage de le signer de ton nom ? Quel est donc ce magnifique poème ? Liet ferma les yeux et se mit à réciter : Souvent, certaines nuits, je rêve près de l’eau qui court, dans le souffle du vent ; Souvent, certaines nuits, je m’allonge et rêve de Faroula, dans la chaleur de l’été, près du repaire du serpent ; Je la vois griller l’épice sur des plaques de fer rouges, Et ses anneaux de fiancée brillent dans ses cheveux. Le parfum d’ambre de ses seins irradie mon esprit, Elle est mon tourment, elle est la tempête en mon cœur lourd. Elle est Faroula, elle est l’amour. C’est l’orage dans ma tête, le feu dans mon sang ; Voyez comme elle scintille, l’eau claire du qanat. Liet rouvrit les yeux. — J’ai entendu mieux, commenta Warrick. J’ai même écrit mieux que cela. Mais c’est un début prometteur. Il se pourrait bien que tu te trouves une femme qui t’accepte. Pas question de Faroula, en tout cas. Liet feignit d’être vexé. Ils continuèrent en silence à regarder les enfants pêcher les truites des sables. Plus loin dans le canyon. Pardot Kynes continuait sa visite, donnait des conseils pour améliorer la croissance en retenant les nitrates du sol. Et Liet songea : Il n’a peut-être jamais joué à la pêche aux truites. Quand ils retrouvèrent la voix, ce fut en même temps, alors ils s’esclaffèrent et se mirent d’accord : — Quand nous rentrerons au sietch, nous lui demanderons tous les deux. Ils se claquèrent dans les mains avec un nouvel espoir, heureux d’avoir eu l’un et l’autre la même pensée au même instant. Tout le sietch de Heinar était là pour le retour de l’Umma. Et Faroula, les mains sur ses hanches fines, regarda la petite troupe défiler sous le seuil d’entrée. Ses longs cheveux noirs et soyeux étaient serrés dans des anneaux d’eau et, dans son visage d’elfe, ses yeux étaient comme deux étangs mélancoliques dans la nuit. Mais une rougeur discrète avivait le teint de ses pommettes. Elle regarda d’abord Liet, puis Warrick, quand ils eurent posé leur question. Si elle avait une expression grave, comme toujours, un pli léger retroussait ses lèvres adorables, même si elle affectait d’être offensée. — Et pourquoi devrais-je choisir entre vous deux ? demanda-t-elle, ce qui les plongea dans une transe de doute. Qu’est-ce qui peut vous rendre aussi confiants ? — Mais… (Warrick se frappa le torse avec fierté.) J’ai attaqué de nombreuses fois les Harkonnens, j’ai chevauché un ver jusqu’aux confins du pôle Sud, j’ai… Liet l’interrompit : — Moi, j’ai fait tout ce qu’il a fait – et je suis aussi le fils de l’Umma Kynes, l’héritier et le successeur du Planétologiste de notre monde. Il se peut qu’un jour je quitte cette planète pour me rendre en visite à la Cour de Kaitain. Je suis… D’un geste irrité, elle les fit taire. — Et moi, je suis la fille du Naib Heinar. Je peux choisir l’homme que je désire. Liet se voûta avec une plainte retenue. Warrick se tourna vers lui et se redressa. — Eh bien, choisis ! Faroula mit sa main sur sa bouche en riant, puis retrouva très vite son expression fermée. — Vous avez des qualités admirables, du moins certaines. Et je suppose que si je ne me décide pas très vite, vous en viendrez à vous entre-tuer pour vous faire valoir à mes yeux, comme si je vous demandais ce genre de prouesse. Elle secoua la tête et les anneaux d’eau tintèrent dans ses longues mèches, puis leva l’index jusqu’à ses lèvres en réfléchissant, les yeux tout à coup pétillants. — Donnez-moi deux jours pour me décider. Il faut que je pense à ça. (Ils n’esquissèrent pas un mouvement et elle prit un ton plus sec :) Et ne restez pas là à me faire les yeux doux ! Vous avez du travail. Mais je dois vous dire une chose : jamais je n’épouserai un mari paresseux ! Ils faillirent trébucher dans leur hâte à se trouver une besogne urgente. Après deux jours d’attente douloureuse, Liet trouva une note pliée sur le seuil de sa chambre. Il déchira le papier d’épice, le cœur battant, près de défaillir : si Faroula l’avait choisi, pourquoi n’était-elle pas venue le lui dire ? Mais, en parcourant rapidement le message, son souffle se bloqua dans sa gorge, glacé : « J’attends à la Grotte des Oiseaux. Je me donnerai à l’homme qui m’y rejoindra le premier. » Liet resta les yeux fixés sur le papier un long moment, puis se précipita vers les quartiers de Warrick. Il écarta le rideau et surprit son ami en train de boucler son paquetage et son fremkit. — Elle nous a envoyé un défi mihna, lança-t-il par-dessus son épaule. C’était l’épreuve que l’on imposait aux jeunes Fremen afin de se montrer dignes d’être adultes. Les deux frères de cœur se regardèrent, les yeux dans les yeux. Puis Liet regagna ses quartiers en courant, sachant ce qui lui restait à faire. La course commençait. 53 Il est possible d’être intoxiqué par la rébellion pour le plaisir de la rébellion. Dominic VERNIUS, Mémoires d’Ecaz. Les deux années passées au fond d’un puits d’esclaves n’avaient pas réussi à briser la volonté de Gurney Halleck. Les gardes le considéraient comme un prisonnier difficile, et il prenait cela comme un badge honorifique. Brutalisé et battu régulièrement, la peau marquée de cicatrices et d’hématomes, les os fêlés… il finissait toujours par se rétablir. Il connaissait par cœur l’infirmerie et savait les miracles que les docteurs pouvaient accomplir pour qu’un esclave se remette au travail. Ici, il travaillait plus durement que dans les tranchées de patates krall, mais il ne regrettait pas le passé moins pénible de sa vie à Dmitri : au moins, il mourrait en sachant qu’il avait tenté de se battre. Les Harkonnens ne lui avaient jamais demandé comment il était arrivé là, il n’était qu’un prisonnier de plus, un semi-humain qui devait accomplir ses corvées quotidiennes. Les gardes pensaient qu’ils avaient fini par le mater et rien d’autre ne comptait. Au début, on l’avait affecté aux mines du Mont Ébène. Les bagnards extrayaient l’obsidienne bleue avec des éclateurs soniques et des pics à laser. L’obsidienne bleue était une pierre translucide qui semblait absorber la lumière. Gurney et ses compagnons étaient attachés à un lien de shigavrille qui pouvait leur trancher les membres s’ils cherchaient à s’échapper. Ils commençaient leur travail dans le givre de l’aube et s’exténuaient des heures durant sous le soleil brûlant. Une fois par semaine au moins, des esclaves étaient tués ou blessés dans des chutes de verre volcanique sous l’œil indifférent des gardes et des contremaîtres. Périodiquement, ils partaient en chasse sur tout Giedi Prime et ramenaient de nouveaux esclaves. Plus tard, Gurney avait été transféré dans les puits de conditionnement où les esclaves traitaient les petites pièces d’obsidienne avant leur expédition. Vêtu uniquement d’un short épais, il travaillait-plongé jusqu’à la taille dans une gélatine nauséabonde, un composé de soude légèrement radioactif qui activait la pierre et lui conférait l’aura bleue et le miroitement nocturne qui la rendaient si précieuse. Avec un amusement amer, il apprit que l’« obsidienne bleue » n’était vendue que par les marchands de gemmes d’Hagal. La source de la pierre avait toujours été un secret, même si on soupçonnait qu’elle venait d’Hagal. Les marques et les plaies de Gurney changèrent : sa peau sans protection était brûlée, corrodée par la solution de traitement. Il ne doutait pas qu’il en mourrait dans quelques années. Depuis l’enlèvement de Bheth, six ans auparavant, il avait renoncé à bâtir des plans à long terme. Pourtant, en pataugeant dans la gélatine fétide, en manipulant les fragments de pierre qui lui entaillaient parfois les doigts, il gardait la tête levée, essayant de distinguer le ciel, alors que les autres ne regardaient plus que la fange. Un matin, à l’aube, le contremaître monta sur le podium. Il portait un masque respiratoire et sa tunique bleue ajustée mettait en valeur sa poitrine noueuse et sa bedaine. — Arrêtez de rêvasser, là-dessous, et écoutez-moi. (Il éleva un peu plus la voix et Gurney y perçut un timbre étrange.) Un noble invité vient visiter notre site de travail. Glossu Rabban, l’héritier en titre du Baron Vladimir. Il souhaite examiner nos quotas et il va sans doute exiger de vous un effort, bande de vers paresseux. Alors aujourd’hui, faites-en un maximum, parce que, demain, vous aurez congé pour vous présenter au garde-à-vous à son inspection. Et ne croyez pas que ce ne soit pas un honneur. Je suis moi-même surpris que Glossu Rabban daigne renifler votre puanteur. Il se mit à fredonner. Gurney plissa les yeux. L’ignoble Rabban allait venir ici en personne ? Aussitôt, une chanson lui revint en tête, une de celles qu’il se plaisait à chanter autrefois à la taverne de Dmitri : Rabban, Rabban, sale gros abruti, Tout ce que tu as dans le crâne c’est un fruit pourri. Tu n’es qu’un tas de muscles, de graisse de lochon, Tu serais déjà dans le trou s’il n’y avait pas le Baron ! Il ne put s’empêcher de sourire, mais détourna prudemment la tête. Il était impatient de retrouver le monstre infect face à face. Rabban était accompagné d’une escorte si lourdement armée que Gurney eut du mal à ne pas éclater de rire. De quoi avait-il peur ? D’une pauvre bande d’esclaves affaiblis que l’on battait depuis des années et qui n’osaient même plus lever les yeux ? Le lien de shigavrille mordait son poignet, lui rappelant qu’il suffirait d’un geste brusque pour l’entailler jusqu’à l’os. Enchaînés comme ils l’étaient, ils ne pouvaient que se montrer dociles et même respectueux devant Rabban. Son voisin de chaîne était un vieil homme décharné aux longs membres qui avait l’apparence d’un insecte et souffrait de troubles psychomoteurs. Ses cheveux étaient réduits à quelques touffes rares et il s’agitait de façon spasmodique. Il n’avait pas conscience de ce qui se passait autour de lui et Gurney avait pitié de lui. Il connaîtrait le même destin s’il avait la malchance de vivre assez longtemps ici. Rabban était en uniforme de cuir noir avec des épaulettes rembourrées. Le griffon bleu des Harkonnens décorait son torse volumineux, son ceinturon était serti de cuivre et ses bottes avaient un lustre impeccable. Il avait un casque noir miroitant qui projetait une ombre sur son visage rougi par le soleil. Il était armé d’un pistolet à aiguilles et d’un fouet de vinencre à l’aspect redoutable. Il devait s’en servir à la moindre occasion, songea Gurney, en examinant la longue tige à l’intérieur de laquelle circulait un fluide, comme le sang dans une artère. Ses épines dures se tordaient et se dardaient en réaction. Il savait que c’était une substance vénéneuse utilisée dans la teinture des tissus, mais qui provoquait des souffrance terribles. Rabban ne prononça pas de discours : il n’était pas venu pour stimuler les prisonniers mais pour terroriser les contremaîtres afin qu’ils pressent jusqu’à la dernière goutte d’énergie de leurs esclaves. Il avait déjà visité les puits et il passait simplement en revue les prisonniers alignés, suivi du contremaître qui jacassait d’une voix étouffée par les filtres de ses narines. — Nous avons fait tout ce qui était possible pour accroître la productivité, Seigneur Rabban. Nous les nourrissons au minimum pour qu’ils fonctionnent au mieux de leur potentiel. Leurs vêtements sont peu coûteux mais solides. Ils durent des années et nous les recyclons quand un prisonnier meurt. Rabban gardait un visage de pierre. — Nous pourrions installer des machines pour les tâches ordinaires. Cela augmenterait notre production… Rabban le foudroya du regard. — Notre objectif n’est pas simplement d’améliorer la production. Détruire ces hommes est tout aussi essentiel. Il promena son regard d’animal sur eux, s’arrêta sur Gurney et son voisin, le vieil insecte tressautant et pathétique. D’un geste aussi rapide que fluide, il dégaina son pistolet à aiguille et tira. Le vieil homme eut le temps de croiser les bras pour se protéger. Le projectile d’argent lui traversa les poignets et se ficha dans son cœur. Il mourut dans l’instant et s’effondra sans un cri. — Les gens diminués rongent nos ressources, commenta Rabban en avançant d’un pas. Gurney n’eut pas le temps de réfléchir : il obéit à l’impulsion de l’instant. Il arracha la tunique du mort et l’enroula autour de son poignet pour empêcher le lien de shigavrille de lui scier la chair. Et il tira violemment avec un grondement de fureur. L’autre extrémité du lien trancha net le poignet du vieil homme. Utilisant alors la main sanglante comme une poignée, il bondit vers Rabban abasourdi en brandissant la shigavrille comme un garrot tranchant. Mais avant qu’il ait réussi à atteindre le cou de Rabban, l’autre esquiva avec une rapidité déconcertante, et Gurney, déséquilibré, ne parvint qu’à lui arracher son arme. Le contremaître glapit en reculant. Rabban leva son fouet de vinencre et frappa Gurney à la mâchoire, manquant de peu son œil. Gurney n’avait jamais imaginé pareille douleur. Le jus de la liane mordait ses nerfs comme un acide. Son cerveau explosa en un geyser de souffrance pure qui envahit le centre de son esprit, la base de sa conscience. Il lâcha la main visqueuse du mort qui dansa affreusement au bout du lien de shigavrille. Il bascula en arrière tandis que les gardes se précipitaient. Les autres prisonniers reculaient en hurlant. Une grêle de coups de botte s’abattit sur Gurney, mais Rabban leva la main pour leur intimer l’ordre d’arrêter. Gurney se débattait dans l’incendie de la souffrance et le visage de Rabban était pour lui comme un phare trouble. Il allait être massacré mais il était encore rivé à l’unique force qui lui restait : sa haine pour cet Harkonnen, totale, aveuglante. — Qui est cet homme ? Pourquoi est-il ici et pourquoi il m’a attaqué ? Sous le regard mortel de Rabban, le contremaître balbutia : — Je… Il va falloir que je consulte les dossiers, mon Seigneur. — C’est cela. Trouvez-moi d’où il vient. (Rabban affichait un sourire réjoui.) Et voyez s’il a encore de la famille quelque part. Les paroles de sa ballade insipide tournaient soudain dans l’esprit vacillant de Gurney : « Rabban, Rabban, sale gros abruti ». Mais en regardant la face massive du neveu du Baron, il se dit que Glossu Rabban rirait le dernier. 54 Qu’est-ce qu’un homme sinon un souvenir pour ceux qui suivent ? Duc Leto ATRÉIDES. Dans la soirée, le Duc Leto et Kailea s’étaient querellés en criant durant plus d’une heure et demie, et Thufir Hawat était préoccupé. Il attendait non loin de la porte de la chambre de Leto. Si l’un ou l’autre sortait, il s’éclipserait dans l’un des nombreux couloirs du Castel. Nul ne connaissait mieux que lui les passages dérobés et les issues secrètes. Il y eut un bruit violent à l’intérieur. On venait de casser quelque chose. La voix aiguë de Kailea domina un instant celle du Duc, tout aussi furieuse. Hawat n’entendait pas ce qu’ils se disaient, mais c’était inutile pour le Mentat. En tant que Commandant de la Sécurité des Atréides, il était personnellement responsable du bien-être de son Duc. Il ne tenait pas à être importun, mais dans la situation présente, son premier souci était le potentiel de violence qu’il percevait entre Leto et sa concubine. Exaspéré, le Duc lança : — Je n’ai pas l’intention de passer ma vie à me disputer avec vous pour ce qui ne saurait être changé ! — Alors pourquoi vous ne nous faites pas tuer, moi et Victor ? Ce serait la meilleure solution. Ou alors expédiez-nous quelque part au loin, que vous n’ayez plus à vous soucier de nous – comme vous l’avez fait pour votre mère ! Hawat n’entendit pas la réponse de Leto, mais il ne savait que trop pourquoi le jeune Duc avait banni Dame Helena. — Leto, vous n’êtes plus l’homme que j’ai aimé. C’est Jessica, n’est-ce pas ? Cette sorcière vous a déjà séduit ? — Ne soyez pas ridicule. Elle est ici depuis un an et demi, et je ne suis jamais allé dans son lit – bien que j’en aie le droit. Un silence suivit. Hawat attendait, au comble de la tension. Kailea répliqua, avec un soupir sarcastique : — Toujours le même vieux refrain. Vous gardez Jessica uniquement à des fins politiques. Vous dissimulez votre rôle dans les affaires de Rhombur et les rebelles d’Ix pour des raisons politiques. J’en ai assez de votre politique. Vous ne faites que comploter, comme n’importe quel autre dans l’Imperium. — Je ne complote pas. Mais mes ennemis si. Ils complotent contre moi. — Ah, vous faites un paranoïde parfait ! À présent je comprends pourquoi vous ne m’avez pas épousée et fait de Victor votre héritier légal. C’est un complot des Harkonnens. Leto avait gardé jusque-là un ton raisonnable, mais il éclata soudain : — Je ne vous ai jamais promis le mariage, Kailea, mais par respect, je n’ai jamais pris d’autre concubine ! — Quelle importance, si je ne dois jamais être votre épouse ? Votre « fidélité » n’est qu’une autre comédie que vous jouez afin de paraître honorable – par souci politique. Leto souffla comme s’il avait reçu un coup et dit d’un ton glacé : — Vous avez sans doute raison. Pourquoi m’inquiéter ? Au bruit de la porte ouverte avec violence, Hawat se fondit dans les ombres. — Je ne suis pas votre animal domestique, et je ne suis pas idiot non plus, Kailea, je suis le Duc. Leto s’éloigna dans le couloir en marmonnant et, derrière la porte entrebâillée, Kailea se mit à sangloter. Elle ne tarderait plus à appeler Chiara, comme d’habitude, et sa vieille dame de compagnie la consolerait jusqu’à une heure avancée de la nuit. Furtif, invisible, Hawat suivit son Duc – jusqu’à l’instant où il surgit brusquement dans les appartements de Jessica sans même avoir frappé. Jessica réagit en Bene Gesserit et activa un brilleur bleu. Son berceau d’ombre s’élargit et elle découvrit Leto. Elle s’était redressée, assise dans le lit à baldaquin qui avait été celui de Dame Helena, et ne fit aucun geste pour se couvrir. Elle était en petite chemise de nuit de soie merh rose. Il flottait dans la chambre un parfum subtil de lavande venu du distributeur de phéromones habilement dissimulé dans le plafond. Comme chaque nuit, Jessica s’était préparée avec l’espoir qu’il finirait bien par tomber dans son piège amoureux. — Mon Seigneur ? s’inquiéta-t-elle en voyant son expression tourmentée. Tout va bien ?… Il darda les yeux de tous côtés, le souffle court, essayant de contrôler sa colère, son incertitude, et la détermination nouvelle qui l’habitait. La sueur perlait à son front et sa veste aux couleurs des Atréides était en désordre, comme s’il l’avait rejetée furieusement de ses épaules. — Je suis venu vous voir pour toutes sortes de mauvaises raisons, lui dit-il. Elle se glissa hors du lit et passa un peignoir vert. — En ce cas, je dois accepter ces raisons et vous en être reconnaissante. Puis-je vous être utile ? Comment vous aider de mon mieux ? Elle l’attendait depuis des mois, mais elle n’éprouvait pas un triomphe intense pour autant : elle était seulement inquiète de le voir dans une pareille détresse. Il s’assit sur le bord du lit. — Je ne suis pas en état de me présenter devant une Dame. Elle s’approcha de lui et entreprit de lui masser les épaules. — Vous êtes le Duc, et c’est votre château. Vous pouvez vous présenter comme il vous sied. Elle passa la main dans ses cheveux et lui caressa un peu plus longuement les tempes. Il ferma les yeux, emporté dans un rêve très bref, puis les rouvrit. Jessica lui passa tendrement un doigt sur la joue avant de le poser sur ses lèvres pour lui interdire de parler. — Je vous trouve parfaitement acceptable, mon Seigneur. Elle dégrafa sa chemise et, avec un soupir, il consentit qu’elle l’aide à s’allonger. Épuisé, déchiré par le remords, il se laissa aller dans les draps, dans le parfum de rose et de coriandre, s’abandonna, dériva. Les mains délicates de Jessica couraient sur son dos nu, ses doigts palpaient avec habileté les muscles noués de son dos comme si elle avait répété ces gestes des milliers de fois. Il lui semblait que cet instant d’éternité avait été prévu de longue date, que Leto lui avait toujours été destiné, qu’ils seraient toujours ensemble. Il roula de côté pour la regarder, et Jessica lut le feu dans ses yeux. Un feu dont la colère était absente. Il la prit dans ses bras et l’embrassa avec passion. — Je suis heureuse que vous soyez ici, mon Duc, dit-elle, en se souvenant de toutes les méthodes de séduction que les Sœurs lui avaient inculquées. — Je n’aurais pas dû attendre aussi longtemps, Jessica, murmura-t-il. Kailea pleurait, mais elle éprouvait surtout de la colère parce qu’elle avait échoué, du chagrin à la pensée que Leto lui échappait. Il l’avait tellement déçue. Chiara lui avait répété sans cesse quels étaient ses droits, son titre nobiliaire, l’avenir qu’elle méritait. Toutes ses espérances semblaient bien avoir disparu. La Maison Vernius n’était pas totalement anéantie et sa survie pourrait bien dépendre d’elle. Elle était plus forte que son frère, dont le soutien aux rebelles d’Ix n’était guère plus qu’une chimère. Elle sentait tout au fond d’elle une volonté de fer : la Maison Vernius survivrait grâce à elle et, à terme, par la lignée de son fils Victor. Elle était déterminée à ce qu’il accède à un rang royal. Tout son amour, tous ses rêves dépendaient de son destin. Tard dans la nuit, elle sombra dans un sommeil profond. Dans les semaines qui suivirent, Leto rendit de plus en plus souvent visite à Jessica et commença à la considérer comme sa vraie concubine. Il lui arrivait de surgir dans sa chambre et, sans dire un mot, de lui faire l’amour avec une intensité violente. Puis, ayant satisfait son désir, il la serrait dans ses bras et lui parlait longtemps, très longtemps. Jessica l’avait sondé depuis seize mois avec ses talents de bene Gesserit, et avait appris les problèmes de Caladan. Elle connaissait désormais les soucis quotidiens du Duc Leto pour régir une planète tout entière, gérer les affaires d’une Grande Maison et les problèmes du Landsraad tout en affrontant régulièrement les machinations diplomatiques et politiques de l’imperium. Elle savait exactement quoi lui dire, comment le conseiller sans lui forcer la main… Et, peu à peu, elle devint à ses yeux plus qu’une maîtresse. Elle s’efforçait de ne pas penser à Kailea comme à une rivale, mais la princesse d’Ix avait eu tort, se disait-elle, de trop presser le jeune noble orgueilleux qu’était Leto, d’essayer de le soumettre à sa volonté. Il n’était pas du genre à se plier facilement. Il lui parlait souvent du durcissement de ses sentiments à l’égard de Kailea quand ils se promenaient ensemble sur le sentier de la falaise. — Vous êtes dans votre droit, mon Seigneur, dit Jessica d’une voix aussi douce que la brise d’été qui frisait les vagues. Mais elle paraît si triste. J’aimerais que nous puissions faire quelque chose pour elle. Nous aurions pu devenir amies. Il se tourna vers elle avec une expression perplexe. — Jessica, vous êtes bien meilleure qu’elle. Kailea est emplie de venin à votre égard. Jessica le savait déjà, elle l’avait lu dans ses regards noirs autant que dans les larmes qui perlaient parfois sous ses cils. — Votre jugement est peut-être déformé par les circonstances présentes. Depuis la chute de la Maison Vernius, elle a eu une existence pénible. — J’ai tenté de la rendre meilleure. J’ai risqué les biens de ma famille pour les abriter, elle et son frère, quand leur Maison est devenue renégate. Je lui ai montré de la considération, mais elle demandait toujours plus. — Vous avez éprouvé de l’affection pour elle. Et elle vous a donné un enfant. Il eut un sourire. — Victor… Oui, je dois dire qu’il vaut bien tous les instants passés avec sa mère. Jessica… Vous êtes jeune mais très sage. Peut-être vais-je essayer une fois encore… Elle ne comprenait pas qu’elle ait pu parler ainsi, et regretta dans la seconde de le renvoyer vers Kailea. Mohiam allait la chapitrer. Mais comment ne pas l’inciter à revenir à plus de tendresse à propos de la mère de son fils qu’il avait tant aimée ? Malgré son éducation Bene Gesserit, qui prônait la maîtrise ferme de toute passion, elle s’apercevait qu’elle s’était profondément attachée au Duc. Trop profondément, sans doute. Et puis, il y avait autre chose, une influence plus ancienne. Avec ses dons de Bene Gesserit, elle aurait pu manipuler son ovulation et le sperme de Leto dès leur première nuit pour concevoir la fille que ses supérieures lui avaient ordonné d’enfanter Pour quelle raison n’avait-elle pas obéi ? Pourquoi retardait-elle l’issue ? Elle devinait tout au fond d’elle une turbulence, comme si des forces opposées étaient en conflit. Le Bene Gesserit était présent : une force qui lui chuchotait avec insistance de remplir ses obligations, d’obéir à ses vœux. Mais qui était en face ? Ce n’était pas Leto. Non, cette force était plus importante et plus décisive que l’amour de deux êtres perdus dans l’univers immense. Quant à son identité, Jessica était dans la plus totale ignorance. Le lendemain, Leto rendit visite à Kailea dans ses appartements, au sommet de la tour. Elle y passait désormais des heures, creusant le fossé entre eux. Dès qu’il entra, elle l’affronta, au seuil de la colère, mais il se laissa tomber près d’elle sur le sofa et lui dit : — Kailea, je suis désolé que nous voyions les choses aussi différemment. (Il prit sa main d’un geste décidé.) Je n’ai pas changé d’idée quant à notre mariage, ce qui ne signifie pas que je ne vous aime plus. Elle s’écarta, méfiante. — Que se passe-t-il ? Jessica vous aurait-elle chassé de son lit ? — Pas du tout. (Il hésita un instant à lui répéter ce que Jessica lui avait dit mais décida de s’abstenir.) J’ai décidé de vous faire un cadeau, Kailea. Elle se radoucit : il y avait si longtemps que Leto ne lui avait offert des choses précieuses. — Qu’est-ce donc ? Un bijou ? Elle se pencha pour palper ses poches, un petit jeu auquel ils s’étaient beaucoup amusés durant leurs premiers jours. Il venait souvent la voir avec des boucles d’oreilles, des bracelets, des colliers ou des broches qu’il faisait semblant de dissimuler. Mais le jeu était trop tôt devenu prévisible. — Pas cette fois, fit Leto avec un sourire doux-amer. Vous avez grandi dans une demeure plus élégante que cet austère Castel. Vous souvenez-vous de la salle de bal du Grand Palais d’Ix avec ses murs indigo ? Elle le fixait, perplexe. — Oui, ils étaient en pure obsidienne bleue. Je n’ai pas revu une pareille merveille depuis des années. (Sa voix se fit distante et mélancolique.) Je me souviens, quand j’étais une enfant, je regardais ces murs translucides… Je croyais y voir des fantômes. Ils brillaient comme toutes les étoiles de la galaxie dans la lumière des lustres. C’était magique. — J’ai décidé de faire installer des lambris d’obsidienne dans la salle de bal du Castel, ainsi que dans vos appartements. Chacun saura que j’ai fait cela pour vous. Elle était confondue. — C’est pour laver votre conscience ? dit-elle pour le provoquer. Vous croyez vraiment que c’est aussi facile ? Il secoua lentement la tête. — Kailea, j’ai dépassé la colère. Je ne ressens que de l’affection pour vous. J’ai déjà commandé l’obsidienne à un marchand d’Hagal. Mais il faudra quelques mois avant de la recevoir. Il alla jusqu’à la porte, s’arrêta sur le seuil, mais elle resta silencieuse un instant. Puis, elle eut un long soupir, comme si elle avait de la peine à trouver ses mots, et dit enfin : — Merci. 55 Un homme peut combattre le plus redoutable des ennemis, entreprendre le plus long des voyages, survivre aux blessures les plus graves – et se trouver sans ressource entre les mains de la femme qu’il aime. Sagesse Zensunni des Errants. Fébrile, le souffle court, Liet Kynes se prépara pourtant méthodiquement. S’il était excité à l’idée de relever le défi de Faroula pour obtenir sa main, il ne devait pas pour autant commettre des erreurs. Il risquait de rencontrer la mort au lieu de l’amour. Il boucla avec soin son distille, vérifia deux fois les connexions et les scellés, puis prépara son paquetage, avec une réserve d’eau et de nourriture avant de passer à son fremkit : tente-distille, paracompas, manuel, cartes, snorkel de sable, outils de compactage, couteau, jumelles et trousse de secours. Il ajouta ses crochets à Faiseur et les marteleurs : le chemin était long de la Grande Étendue à l’erg et à la Chaîne de Habbanya. La Grotte des Oiseaux était une étape des Fremen nomades, ceux qui n’étaient pas rattachés à un sietch. Faroula avait dû partir deux jours auparavant en chevauchant un ver, ce que peu de femmes Fremen savaient faire. Elle devait savoir que la grotte était vide et elle avait décidé que ce serait le lieu symbolique pour attendre l’élu. Ses allées et venues finirent par réveiller sa mère qui écarta les rideaux. — Tu te prépares à partir en voyage, mon fils ? — Mère, je dois conquérir mon épouse. Un sourire lumineux fleurit sur le visage tanné de Frieth. — Ainsi, Faroula a lancé son défi. — Oui, et je dois me hâter. Avec des gestes rapides, Frieth revérifia son fremkit et son distille tandis qu’il jetait un ultime coup d’œil sur les cartes de papier d’épice, repérant les affleurements rocheux, les bassins et les cuvettes de sel qu’il allait rencontrer en chemin. Les relevés météo lui donnèrent la tendance des vents et des tempêtes de la saison. Warrick avait une certaine avance, il le savait, mais son impétueux ami ne s’était certainement pas montré aussi précautionneux. Il s’était rué vers la Chaîne de Habbanya en se fiant totalement à son instinct de Fremen. Sa mère embrassa furtivement Liet sur la joue et lui dit : — Rappelle-toi : le désert n’est ni ton ami ni ton ennemi… Juste un obstacle. Tu dois l’utiliser à ton avantage. — Oui, Mère, mais Warrick le sait aussi. Il pensa à son père, mais Pardot Kynes ne se trouvait pas dans le sietch. Liet serait probablement de retour avant lui, et puis de toute façon le Planétologiste était incapable de comprendre un défi d’amour Fremen. Quand il franchit enfin les sceaux d’humidité et s’avança sur le surplomb rocheux, Liet s’arrêta un instant pour contempler le désert baigné par la clarté des lunes jumelles. Il entendit alors le battement sourd d’un marteleur au loin. Warrick l’avait bel et bien précédé. Il s’élança sur le sentier qui conduisait au bassin, mais s’arrêta de nouveau. Les vers géants avaient des territoires vastes et bien définis qu’ils défendaient férocement. Warrick en avait déjà appelé un et de longs moments s’écouleraient avant que Liet puisse en attirer un autre dans ce secteur. Il décida de monter jusqu’à la crête de la chaîne pour redescendre vers l’autre versant des montagnes où il savait qu’il trouverait un bassin. Là, il aurait plus de chances d’appeler un bon Faiseur. Tout en escaladant la pente raboteuse, Liet inspecta le paysage et ne tarda pas à repérer une longue dune, face au désert ouvert, qui serait l’emplacement idéal pour guetter un ver. Il planta un marteleur au bas du versant et le régla sur un déclenchement immédiat. Il lui faudrait plusieurs minutes pour remonter la pente de sable fluide et, dans l’ombre, il lui serait difficile de déceler les rides annonciatrices de l’arrivée d’un Faiseur. Dès que le rythme sourd se propagea dans le sol, il prit les outils dans son kit : les crochets, les tiges télescopiques, et les harpons qu’il attacha sur ses épaules. Lorsqu’il avait appelé des vers, il avait toujours eu des guetteurs, des assistants autour de lui. Cette fois, il était seul, et il devait se fier au rituel familier pour chacun de ses gestes. Il fixa les tasseaux sur ses bottes, déroula les filins – et s’accroupit pour attendre. De l’autre côté de la crête, Warrick devait déjà chevaucher un ver et filait vers la Grande Étendue. Liet espérait bien rattraper le temps perdu. Pour atteindre la Grotte des Oiseaux, il lui faudrait sans doute deux ou trois jours… Et bien des choses pouvaient arriver entre-temps. Il était à présent parfaitement immobile, inscrit dans le désert, dans la nuit. Il n’y avait pas de vent, pas d’autre bruit que celui du marteleur, régulier et sourd, comme issu des profondeurs du monde. Il devina alors un sifflement, un crissement d’électricité statique, le ronflement d’un être énorme et puissant sous les dunes. Le Léviathan de l’erg remontait vers la surface, de plus en plus rapide, attiré indiciblement par le bruit, créant une vague devant lui, une crête de poussière fauve sous les lunes jumelles. Et Liet dit dans un soupir : — Shai-Hulud m’a envoyé un très grand Faiseur ! La créature décrivait un grand cercle pour revenir vers le marteleur. Liet entrevit son dos segmenté, incrusté de fragments de rocaille, pareil à un isthme de pierre animé par les forces des tréfonds. Il hésita un instant devant ce spectacle, pétrifié par le respect, serrant les crocs, les harpons et les aiguillons entre ses mains. Même au travers des filtres de son distille, il sentait l’odeur puissante de soufre, de silex brûlant, et les arômes âcres des esters du Mélange qui suintaient du corps gigantesque du Faiseur. Le ver venait de gober le marteleur et il s’élança au long de son flanc qui ondulait et crissait dans le ressac fauve de l’erg. Le ver et le Fremen couraient maintenant en parallèle sous les dunes du désert. Liet lança le premier croc qui se planta entre deux segments. Il tira de toutes ses forces, écartant la carapace pour révéler la chair rosâtre et tendre qui ne résisterait pas longtemps à l’effet abrasif du silex. Il assura sa prise. Le ver géant se lova vers le haut pour échapper à la douleur et emporta Liet avec lui, dans l’air suffocant et râpeux. Liet planta un deuxième croc, plus profondément dans le segment, et tira plus fort encore pour écarter un peu plus la carapace. Le ver réagit une fois encore instinctivement, blessé, irrité. La règle voulait que les chevaucheurs ajoutent encore d’autres prises dans les anneaux, mais Liet était seul, et il se hissa vers le haut en plantant ses tasseaux entre les deux segments écartés. Le ver glissait à présent loin au-dessus du sable et il se servit de son premier aiguillon pour l’obliger à se détourner vers la Grande Étendue. Il tendit enfin ses filins, acheva de planter les crocs et les harpons et se retourna enfin pour observer l’arc ondulant du ver. Sa taille le surprit. Ce Faiseur était un géant ! Il semblait très ancien, presque millénaire et solennel. Jamais encore il n’avait chevauché un être aussi puissant. Il se dit qu’il resterait longtemps et qu’il irait aussi loin que possible, aussi vite que possible sur un pareil titan. Il avait peut-être une chance de dépasser Warrick… Dans le sifflement des vagues douces que le ver soulevait de part et d’autre en sinuant sous les lunes, il prit le temps de se repérer par rapport aux constellations. Il avait déterminé son cap dans le ciel, la queue de Muad’Dib, la petite souris, celle qui « désignait le chemin ». Il traversa alors la piste sinueuse d’un autre Faiseur, très probablement celui de Warrick, car Shai-Hulud ne voyageait à la surface du désert que lorsqu’il était jugulé. Au bout de quelques heures, la course devint monotone et son esprit commença à s’engourdir. Il aurait pu s’endormir et s’arrimant au ver, mais c’était trop risqué : Shai-Hulud pouvait dévier sa course, tenter de replonger dans le sable malgré les harpons et les crocs. Et il perdrait alors du temps. Et toute chance de gagner la course avec Warrick. Toute la nuit, il chevaucha ainsi jusqu’à ce que la pellicule citrine de l’aube morde dans le ciel indigo, effaçant peu à peu les étoiles. Il guettait d’éventuels ornithoptères de patrouille Harkonnens, même s’il était peu probable qu’ils se risquent au-delà du soixantième parallèle. Il continua durant toute la matinée, tandis que la chaleur montait. Le ver vibrait et fouettait de plus en plus souvent le désert, nerveux, proche de l’épuisement. Il ne tarderait plus à s’affaisser et Liet ne pouvait prendre le risque de le pousser au-delà de ses limites. On disait que Shai-Hulud pouvait courir jusqu’à mourir, mais ce serait là un très mauvais présage. Il dirigea la créature vers un archipel de rochers. Dégageant les crocs et les aiguillons, il courut sur les segments et sauta quelques secondes avant que le ver ne replonge dans le sable et ne reparte vers les profondeurs. Liet courut vers les rochers plats qui étaient comme une ligne de créneaux noirs dans l’étendue de jaunes, de blancs et de safran, une forteresse basse séparant deux grands bassins. Il se blottit sous une couverture camouflée thermo-réflectrice et régla son chronomètre pour une heure de sommeil. Son instinct et tous ses sens étaient encore aigus, mais il dormit profondément et récupéra une nouvelle énergie. Dès qu’il fut réveillé, il escalada la barrière rocheuse et descendit vers l’Erg Habbanya. Là, il planta un deuxième marteleur et appela un autre ver. Celui-là était moins gigantesque que le premier, mais il l’emporta sans ralentir durant tout l’après-midi. À l’approche du crépuscule, son regard perçant repéra une faible trace de coloration étrange à l’ombre des dunes, un ruban d’un gris-vert très pâle qui signalait la présence de l’herbe dont les racines ténues retenaient le sable. Les Fremen avaient ensemencé des milliers de dunes. Une graine sur dix mille réussissait à pousser et à se reproduire, mais le programme de son père avançait. Dans la cadence sourde, hypnotique de la course du ver, certains de ses sermons lui revinrent : « Ancrons les dunes et nous ôterons au vent son arme principale. Dans certaines ceintures climatiques de la planète, le vent ne dépasse pas cent kilomètres à l’heure. Nous les appelons des « secteurs à risque minimum ». En plantant sous le vent, nous renforçons les dunes et créons ainsi de larges barrières, ce qui augmente la taille de nos secteurs à risque minimum. De cette façon, nous faisons encore un petit pas vers la réussite. » À demi assoupi, Liet secoua la tête. Même ici, dans le désert profond, je ne parviens pas à échapper à la voix du grand homme… à ses rêves, ses discours. Il avait encore des heures de voyage devant lui. Il n’avait pas entrevu Warrick car les itinéraires étaient nombreux dans les régions désolées. Il ne ralentissait pas, n’accélérait pas. Et enfin, il discerna à l’horizon une Trace sombre : la Chaîne d’Habbanya. Où se trouvait la Grotte des Oiseaux. Warrick avait abandonné son dernier ver et escaladait les rochers, fort d’une énergie neuve, se servant de ses mains et de ses bottes temag pour trouver des points d’appui. Les rochers ocre et vert sombre étaient érodés par les tempêtes, calcinés par des siècles de soleil ardent. Le sable avait creusé des yeux aveugles, des bouches d’ombre dans la falaise. À pareille distance, Warrick ne pouvait apercevoir l’entrée de la grotte que les Fremen avaient toujours dissimulée aux yeux des étrangers. Il avait appelé les meilleurs vers du désert et avait voyagé sans relâche, sans se reposer un instant. Il devait être le premier à rejoindre Faroula, à lui demander sa main. Mais il voulait aussi avoir le meilleur sur son frère de cœur. Plus tard, cela ferait une merveilleuse histoire à raconter à leurs petits-enfants. Déjà, dans les sietch, on devait parler de la grande course vers Habbanya, du défi hors du commun lancé par Faroula. Il se rétablit bientôt sur un surplomb. Non loin de l’entrée de la grotte, il releva des traces. Celles de petites bottes de femme. Faroula était passée là. Aucune Fremen n’aurait laissé des marques accidentellement. Elle l’avait fait intentionnellement pour leur dire qu’elle attendait. Warrick hésita en reprenant son souffle. Il songea que Liet devait déjà approcher. Mais il ne pouvait le savoir car les rochers lui masquaient déjà le désert. Il espérait qu’il réussirait à venir jusqu’ici. Il ne tenait pas à perdre son frère de cœur, même pour conquérir une femme. Et il ne voulait pas non plus qu’ils se battent. Mais il était important qu’il soit le premier. Il pénétra enfin dans la grotte. Dans l’ombre, il fut un instant aveugle. Puis, il entendit une voix douce, des mots qui lui parvenaient comme un froissement de soie. — Il est grand-temps, dit Faroula. Je t’attendais. Elle ne prononça pas son nom et Warrick resta immobile l’espace d’un souffle. Alors, elle vint à lui, avec son visage d’elfe, ses longues jambes et ses bras graciles. Il eut le sentiment qu’il allait sombrer au fond de ses yeux immenses. Il sentit son parfum d’herbes, de fleurs et d’aromates mêlé à la senteur de l’épice. — Bienvenue… Warrick, mon époux. Elle lui prit la main et l’entraîna plus avant dans la grotte. Nerveux, cherchant les mots qui convenaient, Warrick leva la tête et ôta les embouts de son distille de ses narines pendant que Faroula débouclait ses bottes. — Par là, j’honore le gage que tu as donné, dit-il enfin, retrouvant les termes rituels du mariage. Je verse sur toi l’eau douce en ce lieu où le vent ne souffle pas. Faroula répondit : — Seule la vie prévaudra entre nous. Il se pencha sur elle. — Puisses-tu vivre dans un palais, mon amour. — Tes ennemis seront détruits, dit-elle. — Car bien je te connais. — Bien en vérité. Ils achevèrent alors à l’unisson : « Ensemble nous irons sur ce chemin, celui que mon amour a tracé pour toi. » La prière terminée, ils se sourirent. Le Naib Heinar organiserait une cérémonie officielle quand ils regagneraient le Sietch du Mur Rouge mais, aux yeux de Dieu et dans leurs cœurs, Warrick et Faroula étaient désormais unis. Ils se regardèrent longuement avant de se retirer plus loin encore dans la grotte fraîche. Liet atteignit le seuil de la grotte – et s’arrêta net en entendant des voix à l’intérieur. Il espéra brièvement que Faroula avait pu venir accompagnée d’une servante ou d’une amie… Jusqu’à ce qu’il reconnaisse la voix de Warrick. Il entendit la fin de leur prière et se dit que, selon la tradition, ils étaient mariés. Faroula était maintenant l’épouse de Warrick, son ami, son frère. Il avait tant désiré Faroula en dépit du vœu qu’il avait fait en voyant le mystérieux biyan blanc. Mais elle était perdue pour lui. En silence, il repartit et alla s’asseoir entre les rochers, à l’abri du soleil. Il devait accepter sa défaite, mais il en éprouvait une peine plus profonde qu’il ne l’avait imaginé. Il lui faudrait du temps et de la force pour la surmonter. Il resta là longtemps, le regard perdu dans l’infini de l’erg. Puis il redescendit et planta un marteleur pour appeler un ver. 56 Souvent, les leaders politiques ne reconnaissent pas l’usage pratique de l’imagination et des idées innovatrices jusqu’à ce qu’elles leur soient brandies sous le nez par des mains ensanglantées. Prince Raphaël CORRINO, Discours sur le Pouvoir. Tout au fond des cavernes d’Ix, sur le site de construction des Long-courriers, les brilleurs des chantiers projetaient des ombres crues dans l’entrelacs des longerons. Les passerelles brillaient dans la brume acide des lampes à souder et des alliages en fusion. Avec des claquements énormes, les plaques des coques géantes se mettaient en place, et les contremaîtres aboyaient des ordres dont les échos se perdaient dans les recoins profonds de la roche. Les ouvriers exténués et misérables travaillaient à un rythme lent pour ronger les profits des Tleilaxu. Des mois après le début de sa construction, le Long-courrier ancien modèle n’était encore qu’une carcasse inachevée. C’tair s’était joint à l’équipe du chantier chargée de renforcer la structure de l’immense cale, car aujourd’hui il avait besoin de se trouver dans la caverne pour voir le ciel artificiel au-dessus de sa tête. Et assister à la dernière phase de son plan ultime. Il y avait deux ans que lui et Mirai avaient déclenché la première série d’explosions dévastatrices. En réaction, les Maîtres étaient redevenus plus répressifs que jamais, mais les Ixiens étaient maintenant immunisés contre les mauvais traitements. L’idée qu’il existait sur Ix des résistants avait redonné aux gens la force de se défendre. Ils se disaient que des « rebelles » agissant isolément ou en petits groupes constituaient une armée redoutable, une force combattante qui ne se laisserait plus arrêter par la répression. Sans contact direct et ignorant la situation réelle d’Ix, le Prince Rhombur continuait d’expédier des explosifs et des fournitures à la résistance, mais une partie seulement leur parvenait. Désormais, les Tleilaxu ouvraient et inspectaient toutes les livraisons hors-monde. On avait changé toutes les équipes des dockers du port d’entrée ainsi que les pilotes des cargos. C’tair avait perdu ses contacts et se retrouvait complètement isolé comme jadis. Pourtant, Mirai et lui avaient retrouvé une nouvelle ardeur au combat en voyant un peu partout des vitres fracassées, des cargaisons renversées et en constatant le ralentissement marqué des cadences de travail. Une semaine auparavant, un homme sans connexion politique, un anonyme, avait été surpris en train d’inscrire en caractères colorés dans un couloir très fréquenté : MORT AUX LOCHONS TLEILAXU ! C’tair s’avança agilement sur un passavant pour rejoindre une plate-forme flottante où il prit un soudeur sonique avant de gagner le haut du squelette du vaisseau. Il promena le regard sur l’immensité de la caverne. D’ici, il voyait à des kilomètres de distance. Tout en bas, les capsules de surveillance tournaient à la lisière du chantier et sondaient les ouvriers. Le travail se poursuivait, les hommes d’Ix et les suboïdes vaquaient à leur tâche sans se douter de ce qui se préparait. Un soudeur en combinaison s’approcha de C’tair et il reconnut Mirai. Ils allaient frapper ensemble, comme la première fois. L’instant approchait. Les holos-projecteurs du ciel artificiel clignotèrent. Entre les nuages du monde natal des Tleilaxu, les gratte-ciel inversés de la cité n’étaient plus des stalactites magiques mais de vieilles dents abîmées incrustées dans la voûte rocheuse qui était maintenant le palais noirâtre de la gueule d’un fauve souterrain. C’tair s’accroupit sur la poutrelle, écoutant les martèlements qui montaient de toutes parts. Il leva les yeux comme un loup des temps oubliés observant la lune. Il attendait. L’image illusoire du ciel se déforma tout à coup et changea de couleur. Les nuages étrangers se déchirèrent comme sous l’effet d’une tempête. Les projecteurs clignotèrent encore, et la vue devint totalement différente. Elle avait été prise au large de la planète Caladan. Et un visage apparut, titanesque, comme celui d’une divinité se penchant sur la cité. Rhombur avait beaucoup changé en dix-huit années d’exil. Il semblait plus mature, plus altier, avec un regard décidé et il parla avec un accent de profonde détermination : — Je suis le Prince Rhombur Vernius ! tonna-t-il à la face de tous les habitants de la cité, ébahis. Je suis le souverain légal d’Ix et je vais revenir pour vous arracher à vos épreuves. Des cris sourds, puis des exclamations de joie jaillirent de toutes parts. De leur perchoir, C’tair et Mirai virent les Sardaukar se disperser dans la confusion sous les rappels à l’ordre du Commandeur Garon. Là-haut, sur les balcons des dents cariées des immeubles, les Maîtres Tleilaxu gesticulaient. Les gardes se repliaient dans les bâtiments administratifs. C’tair et Mirai savouraient cet instant d’exception et échangèrent un sourire ravi. — Nous l’avons fait, dit Mirai, nous avons réussi. Il ne leur avait fallu que deux semaines pour étudier les systèmes de projection et bricoler le dispositif de contrôle. Personne ne s’était attendu à ce genre de sabotage, à cette irruption de la résistance dans l’environnement quotidien de la cité-caverne. L’enregistrement de Rhombur Vernius leur était parvenu avec le dernier envoi de Caladan. Il espérait qu’ils parviendraient à le faire entendre aux Ixiens loyalistes. Il avait aussi suggéré de glisser des affiches sonores ou des salves de messages dans les systèmes de communication de la cité, mais les guérilleros avaient opté pour une intervention plus marquante. C’tair reconnaissait que l’idée venait de Mirai. Pour sa part, il s’était contenté de parfaire les détails techniques. Les traits de Rhombur, remarqua-t-il, étaient maintenait carrés, et il y avait dans son regard une passion que n’importe quel leader en exil lui aurait enviée. Ses cheveux blonds étaient juste assez bouclés et désordonnés pour lui conférer une apparence à la fois noble et révoltée. Apparemment, il avait beaucoup appris durant son séjour auprès des Atréides. — Vous devez vous soulever et renverser les usurpateurs esclavagistes. Ils n’ont pas le droit de vous donner des ordres et de manipuler vos existences. Vous devez m’aider tous à redonner à Ix sa gloire ancienne. Débarrassez-vous de ce fléau appelé Bene Tleilax. Unissez-vous et servez-vous de tous les moyens nécessaires à… L’appel de Rhombur fut interrompu net : quelqu’un avait subrogé le contrôle de diffusion, quelque part dans le complexe administratif supérieur, mais la voix du Prince reprit dans une série de grésillements : — … Je reviendrai. J’attends simplement le moment opportun. Vous n’êtes pas seuls. Ma mère a été assassinée. Mon père s’est enfui de l’Imperium. Mais ma sœur et moi nous demeurons, et je veille sur Ix. J’ai l’intention de… Cette fois, l’image de Rhombur se perdit dans une tornade de statique. L’obscurité revint dans la caverne, plus dense que jamais. Les Tleilaxu avaient décidé de couper l’image du ciel pour faire taire le Prince d’Ix. Mais C’tair et Mirai se congratulaient dans la nuit. Rhombur en avait dit suffisamment et ceux qui avaient entendu son message imagineraient un cri de ralliement plus emphatique encore. Quelques minutes plus tard, des brilleurs d’urgence s’éveillèrent aux quatre coins de la cité. Sous leur clarté blanche, violente, les dernières ombres s’effacèrent. Dans la clameur des sonneries et des sirènes, les Ixiens bavardaient, excités. Ils étaient convaincus que c’était le Prince Rhombur qui avait déclenché les explosions en chaîne. Ils avaient été témoins des incidents répétés, des baisses d’activité, et le discours du leader légitime de leur planète avait été un moment décisif. Ils allaient jusqu’à penser que le Prince s’était promené parmi eux sous un déguisement ! La Maison Vernius ne tarderait plus à reprendre sa place pour bannir les abominables Tleilaxu. Et ils retrouveraient la joie de vivre, la liberté et la prospérité. Les suboïdes eux-mêmes applaudissaient dans les fonds. Sombre, C’tair se rappela avec amertume que ces ouvriers génétiquement créés avaient été en grande partie responsables de la chute de la Maison Vernius. Ils avaient avalé la propagande Tleilaxu et facilité la révolte par leurs premiers mouvements l’agitation stupides. Mais tout le passé n’avait plus d’importance : l’heure était au combat et C’tair était prêt à accepter n’importe quel allié pour libérer Ix. Les Sardaukar occupaient à nouveau le terrain et menaçaient de leurs armes tous ceux qui refusaient de regagner leurs quartiers. Un ordre de couvre-feu général résonna dans les haut-parleurs. La loi martiale était rétablie. Les rations alimentaires allaient être réduites de moitié et les rythmes de travail des équipes doublés. Les Tleilaxu réagissaient comme ils l’avaient fait tant de fois auparavant. À la suite de Mirai et de nombreux autres, il redescendit jusqu’au sol en empruntant l’échafaudage du Long-courrier. Les usurpateurs allaient sans nul doute accentuer la pression jusqu’à ce que les Ixiens la rejettent. Ils auraient alors atteint le point d’éruption qu’il espérait. Le Commandeur Garon, chef des troupes impériales, crachait des ordres en langage de guerre dans un projecteur sonique à l’intention de ses Sardaukar qui, pour l’instant, tiraient des salves de laser pour effrayer la foule. C’tair s’avança avec ses compagnons, humble et soumis, vers les enclos où on allait les parquer. Certains seraient interrogés, séquestrés – mais personne ne pouvait prouver son rôle dans ces événements, pas plus que celui de Mirai. Même si on devait les exécuter, ces actes essentiels garderaient leur valeur. Ils justifiaient leur vie. Mirai et lui étaient maintenant séparés dans la foule, ils essayaient d’obéir comme tous les autres sous les cris des Sardaukar. Mais quand il entendit ses voisins répéter les paroles de Rhombur, C’tair se sentit totalement apaisé et heureux. Un jour, très bientôt, Ix appartiendrait de nouveau à son peuple. 57 Les ennemis vous renforcent ; les alliés vous affaiblissent. L’Empereur ELROOD IX, Réflexions d’un agonisant. Quand il se remit des blessures que Glossu Rabban lui avait infligées, Gurney Halleck travailla durant deux mois avec un esprit lent, écrasé par la terreur, et un sentiment pire que tout ce qu’il avait pu endurer dans les puits d’esclaves. Il avait une vilaine balafre sur la mâchoire, des traces profondes et écarlates qui le faisaient souffrir. La plaie était cicatrisée, mais le résidu toxique de la fibre de vinencre lançait toujours sa pulsion de feu neuronique, une décharge électrique, un éclair qui lui lacérait la joue et la mâchoire en profondeur. Mais ce n’était que de la douleur et il avait appris à surmonter la douleur. Les blessures n’avaient plus guère d’importance pour lui : elles étaient devenues une part inhérente à son existence. Ce qui l’effrayait avant tout, c’était d’avoir été aussi peu châtié après avoir agressé Glossu Rabban. La brute Harkonnen l'avait fouetté, certes, et ses gardes l’avaient battu avant qu’on l’envoie à l’infirmerie pour trois jours… mais il avait enduré des corrections plus sévères pour des infractions moins graves. Quel sort lui réservaient-ils ? Il se souvenait du regard terne, cruel et calculateur de Rabban. « Trouvez-moi d’où il vient. Et voyez s’il a encore de la famille quelque part. » Il redoutait le pire. La vie avait repris son rythme mécanique et il travaillait comme tous les autres, la peur et l’horreur grandissant au fond de lui. On le renvoyait parfois dans les cuves de conditionnement d’obsidienne du Mont Ebène. Des cargos spatiaux s’y posaient en une ronde incessante et les esclaves chargeaient les containers remplis de plaquettes tranchantes qui partiraient pour la planète Hagal d’où elles seraient redistribuées. Un jour, deux gardes vinrent le chercher et l’entraînèrent sans ménagement, encore dégoulinant de gelée noirâtre, à demi nu, jusqu’à la cour où Rabban avait passé les prisonniers en inspection, où Gurney l’avait attaqué. Il vit une longue plate-forme et, en face, un siège unique. Pas de chaînes, pas de liens de shigavrille, rien que le siège isolé. Cette vision déclencha en lui une terreur incoercible. Qui pouvait savoir ce qui l’attendait ? Les gardes le poussèrent et le firent asseoir. Un docteur de l’infirmerie de la prison se tenait non loin de là, au garde-à-vous. Un groupe de soldats s’avança. Aucun autre esclave ne l’avait rejoint. Il était certain que l’événement qui allait suivre avait été préparé à sa seule intention. Un spectacle privé. C’était infiniment plus menaçant que tout. Il s’agita et les gardes prirent un plaisir évident à refuser de répondre à ses questions. Il finit par se taire tandis que la gélatine séchait sur sa peau, devenait un film craquelé. Le docteur s’approcha de lui avec une petite fiole jaune. Il y avait une aiguille à l’extrémité du goulot. Gurney en avait vu beaucoup d’autres à l’infirmerie, dans une armoire transparente, mais on ne s’en était jamais servi sur lui. Le docteur pointa l’aiguille vers son cou. Gurney tressaillit, la gorge nouée, les muscles tétanisés. Une sensation d’engourdissement se propagea dans tout son corps, coulant dans ses fibres comme une huile tiède. Ses membres étaient pesants. Il frémit plusieurs fois, puis ne parvint plus à esquisser un geste. Son cou refusait de bouger, il ne pouvait grimacer ni même battre des paupières. Le docteur manipula le siège et tourna la tête de Gurney comme il l’aurait fait avec un mannequin, l’obligeant à regarder la plate-forme basse. Et Gurney réalisa soudain ce que c’était. Une estrade. Et on allait le forcer à assister à quelque chose. C’est alors que Rabban apparut en grand uniforme, flanqué du contremaître en chef, qui avait lui aussi revêtu pour l’occasion un uniforme sombre, impeccable et avait délaissé exceptionnellement ses filtres olfactifs. Rabban s’avança jusqu’à Gurney qui ne rêvait que de pouvoir lui sauter à la gorge. Mais il était rivé sur place, collé sur le siège, et il ne pouvait que charger toute la haine du monde dans son regard. — Prisonnier Gurney Halleck du village de Dmitri, commença Rabban avec un sourire obscène sur ses lèvres bouffies. Après ton agression, nous nous sommes donné la peine de retrouver ta famille. Le Capitaine Kryubi nous a parlé de ces petites chansons exécrables que tu chantais à la taverne. Personne ne t’a revu au village depuis des années, mais ils n’avaient jamais pensé à rapporter ta disparition. Quelques-uns, avant de mourir sous la torture, ont dit qu’ils avaient cru qu’on t’avait enlevé une certaine nuit. Pauvres crétins. Gurney était submergé par la panique. C’était comme deux grandes ailes noires qui battaient dans son esprit. Il aurait voulu demander ce qu’étaient devenus ses parents, si fatigués, tellement modestes et peureux… mais il redoutait que Rabban ne le lui dise. Il parvenait à peine à respirer. Des spasmes parcouraient sa poitrine, il essayait de lutter contre la paralysie totale. Son sang était sur le point de bouillir sous l’effet de la rage, et il lui devenait impossible d’inhaler la moindre bouffée d’air. Sous l’effet du manque d’oxygénation, sa tête bourdonnait. — Et puis, reprit Rabban, toutes les pièces se sont mises en place. Nous avons appris comment ta sœur avait été placée dans une maison de plaisir… ce que tu n’as pu accepter bien que ce soit dans l’ordre naturel des choses. (Rabban haussa les épaules et ses doigts jouèrent machinalement avec son fouet, mais il ne le tira pas de son ceinturon.) Sur Giedi Prime, chacun connaît sa place, mais ça ne semble pas être ton cas. Nous avons donc décidé de t’offrir un petit spectacle. Rien que pour toi. Pour te rafraîchir la mémoire. Il poussa un soupir de désappointement feint avant d’ajouter : — Malheureusement, mes soldats se sont montrés un rien trop… enthousiastes quand ils ont demandé à tes parents de se joindre à nous. Je crains que ta mère et ton père n’aient pas survécu à cette rencontre. Néanmoins… Il leva la main et les gardes partirent en courant vers la cabane de détention. Gurney ne pouvait les voir, mais il entendit un bruit de lutte et une plainte de femme. Et il sut que c’était Bheth. Un instant, son cœur cessa de battre : elle était vivante ! Il était certain que les Harkonnens l’avaient tuée après la bataille de la maison de plaisir. Mais il comprenait à présent au fond de son âme meurtrie qu’ils ne l’avaient gardée que pour un sort plus abominable encore. Ils la traînèrent jusqu’à la plate-forme basse. Elle se débattait à coups de pied, griffait comme un fauve. Elle n’était vêtue que d’une chemise en lambeaux. Ses cheveux blonds étaient en désordre, il n’y avait que de la peur dans ses yeux, une peur qui devint plus intense encore quand elle vit son frère. Elle avait toujours une cicatrice blanche au cou. Elle ne pouvait plus crier, ni parler, ni chanter. Et elle ne sourirait plus jamais non plus. — Ta sœur, elle, connaît sa place, reprit Rabban. En fait, elle nous a servis de façon satisfaisante. J’ai consulté les dossiers et je peux te dire que cette petite femme a donné du plaisir à 4 620 hommes de troupe. Il tapota l’épaule de Bheth qui tenta de le mordre. Il lui arracha alors les restes de sa chemise. Les gardes la jetèrent sur la plate-forme entièrement nue. Gurney ne pouvait faire le moindre mouvement. Pas même fermer les yeux. Il savait ce qu’on avait obligé Bheth à faire durant ces six années, mais il était bouleversé de la voir nue, le corps meurtri, couvert de cicatrices et d’ecchymoses. — Il y a peu de filles qui aient duré aussi longtemps qu’elle dans nos maisons de plaisir, dit Rabban. Elle a une volonté de vivre certaine, mais son heure est venue. Si elle pouvait parler, elle nous dirait à quel point elle est heureuse de rendre ce dernier service à la Maison Harkonnen en te donnant une leçon. Gurney luttait avec toute sa volonté pour que ses muscles lui obéissent, le cœur battant à se rompre, brûlant sous la houle de la haine. Mais il n’arrivait même pas à lever un doigt. Le contremaître ventripotent fut le premier à se présenter. Il ouvrit sa toge et Gurney ne put que le regarder violer sa sœur, impuissant. Suivirent cinq gardes, qui s’exécutèrent sur l’ordre de Rabban. La brute Harkonnen savourait autant le spectacle de Bheth offerte à tous que celui de Gurney paralysé et bouillant d’une rage insensée. Mais Gurney, lui, priait pour qu’on l’enlève de cet endroit, pour qu’il puisse sombrer dans l’oubli. Rabban passa le dernier et parut prendre beaucoup de plaisir à brutaliser et à faire souffrir Bheth, même si elle était déjà au seuil de l’inconscience. Quand il eut joui, il resserra ses mains autour de son cou, près de la cicatrice. Elle se débattit encore, mais il lui tordit la tête pour la forcer à regarder son frère tandis qu’il l’étranglait. Il la pénétra encore une fois, puis serra plus fort, et les yeux de Bheth saillirent et devinrent vitreux. Gurney ne put que la regarder mourir. Doublement repu, Rabban se redressa, s’écarta et rajusta son uniforme en souriant. — Qu’on laisse son corps ici. Combien de temps va durer la paralysie de son frère ? Le docteur s’approcha, indifférent à ce qu’il venait de voir. — Une heure ou deux. Le dosage était faible. Si j’avais augmenté le kirar, il aurait sombré en transe d’hibernation, et ça n’est pas ce que vous souhaitiez. Rabban secoua la tête. — Qu’il profite du spectacle jusqu’à ce qu’il puisse bouger. Je veux qu’il réfléchisse aux erreurs qu’il a commises. Avec un rire gloussant, il repartit suivi de ses gardes. On laissa Gurney seul, sans entraves, les yeux fixés sur le corps sans vie de Bheth, bras et jambes écartés, un filet de sang aux commissures des lèvres. Mais, même paralysé, Gurny sentit les larmes qui affluaient dans ses yeux et troublaient sa vision. 58 Le mystère de la vie n’est pas un problème que l’on doit résoudre mais une réalité qu’il faut expérimenter. Méditations de Bifrost Eyrie. Texte bouddhislamique. Durant une année et demie, Abulurd demeura un homme brisé par la honte, horrifié de l’acte que son fils avait commis. S’il en acceptait la responsabilité, s’il se considérait comme coupable, il ne pouvait cependant supporter les regards apeurés de son bon peuple. Ainsi qu’il l’avait redouté, après le massacre des baleines Bjondax auquel s’était livré Rabban, la pêche avait sombré dans de mauvais jours. Les pêcheurs avaient quitté les villages du fjord, de même que les chasseurs de baleines. Abandonnés, livrés aux éléments, les petits comptoirs de maisons de bois étaient devenus un chapelet de bourgs fantômes tapis dans les criques brumeuses. Abulurd avait congédié les serviteurs, et lui et Emmi avaient fermé le manoir, comme une tombe sur laquelle on aurait pu graver l’histoire de leur bonheur ancien. Ils avaient abandonné la demeure avec l’espoir ténu que les jours heureux reviendraient, et s’en étaient allés vivre dans une petite datcha sur une presqu’île qui s’avançait loin dans les eaux du fjord à jamais teintées de rouge par le drame. Emmi, naguère si joyeuse et pleine d’allant, semblait maintenant lasse et usée, comme si le fait de savoir que leur fils était corrompu lui avait retiré le sens de la vie. Elle avait toujours été attirée par les choses du monde réel et vivant, ancrée à la nature, mais ses racines avaient été atteintes. Glossu Rabban avait quarante et un ans à présent, et il était pleinement responsable de ses actes épouvantables. Abulurd et Emmi, pourtant, vivaient dans la crainte d’avoir commis une faute, de n’avoir pas su lui instiller le sens de l’honneur et du devoir vis-à-vis du peuple. Un représentant de la CHOM leur avait appris que Rabban se plaisait à torturer et à tuer des prisonniers innocents dans les puits d’esclaves de Giedi Prime. Comment avons-nous pu concevoir cet être ? La question douloureuse tournait sans cesse dans les pensées d’Abulurd. Durant leur séjour dans leur datcha coupée du monde, lui et Emmi essayèrent de concevoir un autre fils. La décision avait été difficile à prendre, mais ils avaient maintenant conscience que Glossu n’était pas vraiment leur enfant. Il s’était à jamais coupé de leur amour. Emmi avait pris sa décision et Abulurd ne pouvait s’y soustraire. Il leur était impossible de réparer les dommages causés par leur fils dévoyé, mais ils avaient l’espoir d’en avoir un autre, qu’ils élèveraient dans la raison. Pourtant, même avec sa santé et sa force de caractère, Emmi n’était plus de la première jeunesse et la lignée des Harkonnens n’avait jamais été très prolifique. Victoria – la première épouse de Dmitri Harkonnen – ne lui avait donné qu’un fils unique, Vladimir. Après son pénible divorce, Dmitri avait épousé la jeune et jolie Daphné, mais Marotin, leur premier enfant, attardé mental, était décédé à vingt-huit ans. Le deuxième enfant de Daphné, Abulurd, s’était montré un garçon brillant et il était devenu le préféré de son père. Ils jouaient ensemble comme de vrais camarades. Dmitri avait enseigné à Abulurd l’art de gouverner et lui avait lu des chapitres entiers des traités historiques du Prince Héritier Raphaël Corrino. Dmitri ne se consacrait pas autant à son fils aîné, mais Victoria, son ex-femme, lui avait appris nombre de choses. S’ils avaient le même père, Vladimir et Abulurd étaient absolument différents. Et malheureusement, Rabban tenait plus du Baron que de ses parents légitimes. Après des mois d’isolement, Abulurd et Emmi s’obligèrent à embarquer sur leur bateau pour suivre la côte découpée jusqu’au plus proche village. Ils avaient décidé de se montrer à nouveau et de venir acheter sur le marché les poissons et les légumes frais qui leur manquaient. Ils débarquèrent vêtus simplement de châles et de tuniques rustiques, sans aucun bijou ni insigne de rang. Abulurd espérait que les villageois les traiteraient comme des gens du commun, mais les hommes et les femmes de Lankiveil connaissaient trop bien leur gouverneur et ils l’accueillaient avec tout leur cœur, ce qui lui était douloureux. Pourtant, en voyant tous ces regards compréhensifs, il se disait qu’il avait eu tort de se terrer à l’écart du fjord, loin du manoir. Les gens de Lankiveil avaient besoin de lui autant qu’il avait besoin d’eux. Le désastre de Bifrost Eyrie avait été une tragédie sans pareille dans l’histoire de Lankiveil, mais Abulurd ne devait pas perdre tout esprit. La flamme continuait à brûler dans le cœur de tous ces gens et leur accueil comblait le vide qui avait envahi son esprit depuis ces longs mois de deuil. Dans les mois qui suivirent, Emmi bavarda souvent avec les femmes du village. Elles savaient que leur gouverneur désirait un autre fils, qui serait élevé comme quelqu’un d’ici, pas comme un Harkonnen. Et Emmi se refusait à désespérer. La chance se manifesta de façon étrange alors qu’ils étaient sur le marché avec leurs paniers qu’ils remplissaient de verdure et de poisson fumé emballé dans des feuilles de kelp. Ils échangeaient au passage des mots avec les poissonniers et les graveurs de coquillages. Abulurd remarqua une vieille femme qui se tenait immobile au bout du marché. Elle était enveloppée dans les robes bleu pâle à liséré d’or qui la désignaient comme une prêtresse bouddhislamique, et portait des clochettes de cuivre au cou. Ce qui indiquait qu’elle était parvenue au degré le plus élevé de son ordre, qu’elle avait atteint un niveau d’illumination auquel peu de femmes parvenaient. Elle était aussi rigide qu’une statue, et même si elle n’était pas plus grande que la plupart des villageois, il émanait d’elle une aura qui lui conférait l’apparence austère d’un monolithe. Emmi s’était arrêtée pour l’observer de ses yeux noirs et, finalement, elle s’avança et lui dit avec une expression d’espoir : — Nous avons entendu parler de vous. La vieille prêtresse releva sa capuche, révélant son crâne récemment rasé, rose et tavelé, comme si elle n’était pas accoutumée au froid. Elle fronça les sourcils. La peau de son visage était comme un parchemin froissé. Mais quand elle parla, ce fut avec des accents puissants et hypnotiques. — Je sais ce que vous désirez, et je sais aussi que le Boud. — Jhalah exauce parfois les vœux de ceux qu’il juge méritants. La vieille femme se pencha un peu plus près, comme si elle désirait partager un secret avec eux, et les clochettes de son collier tintèrent doucement. — Vos esprits sont purs, vos consciences claires, et vos cœurs méritent une telle récompense. Vous avez déjà beaucoup souffert. (Ses yeux avaient l’éclat dur de ceux d’un rapace.) Mais vous devez vraiment souhaiter un enfant. — Nous le souhaitons, dirent Emmi et Abulurd à l’unisson. Puis ils se regardèrent en riant doucement, et Emmi prit la main de son mari. — Oui, je vois que vous êtes sincères. C’est un début important. Elle murmura une rapide prière. Et à cet instant, comme un signe d’approbation surnaturel du Bouddhalah, la couche de nuages gris se déchira, laissant percer un trait de soleil sur le village. Les gens se tournèrent vers Emmi et Abulurd, curieux et pleins d’espoir. La prêtresse sortit alors plusieurs sachets de ses robes bleues et les leva en les serrant dans ses doigts. — De l’extrait de coquillages, déclara-t-elle. De la nacre mélangée à de la poudre de diamant et des herbes séchées qui poussent dans les champs de neige durant le solstice d’été. C’est extrêmement efficace. Faites-en bon usage. (Elle tendit trois sachets à Abulurd ainsi qu’à Emmi.) Il vous suffit de mettre cela dans votre thé et de boire avant de faire l’amour. Mais prenez garde à ne pas gaspiller cet instant. Observez les lunaisons, ou bien consultez les almanachs si les nuages sont par trop denses. Elle leur expliqua patiemment les phases les plus favorables de la lune, leur indiqua le moment exact du cycle de la femme où Emmi pourrait concevoir un enfant. Emmi acquiesça, serrant les sachets entre ses mains comme un trésor. Abulurd, par contre, luttait contre le scepticisme. Il avait entendu parler des remèdes populaires et des miracles de la superstition, mais devant l’air ravi et plein d’espoir de son épouse, il n’osa pas formuler ses doutes. Il se promit de faire pour elle tout ce que cette vieille prêtresse bizarre leur conseillait. D’une voix encore plus basse, mais sans le moindre embarras, elle leur expliqua en détail certains rites propices qu’ils devraient accomplir pour augmenter leur plaisir sexuel et accroître les chances de fertilisation de l’ovule. Ils l’écoutèrent attentivement et promirent l’un et l’autre de faire ainsi qu’elle le leur disait. Avant de retourner à leur bateau et de quitter le village, Abulurd fit l’emplette d’un almanach lunaire. Au cœur de la nuit, dans leur datcha isolée, ils allumèrent des cierges et un grand feu dans la cheminée, si bien que la maison fut bientôt imprégnée d’une chaude lumière orangée. Au-dehors, le vent s’était apaisé et le silence s’était fait. Les eaux du fjord étaient un miroir sombre qui reflétait les nuages et les montagnes. Dans le lointain, au fond de l’anse, ils distinguaient leur manoir aux portes et aux fenêtres closes. Ils savaient que les chambres devaient être froides, les seuils perlés de givre, les meubles recouverts de draps, les buffets vides. Les villages abandonnés, alentour, ne résonnaient plus des éclats de voix, des rires et des tintements de cuisine qu’ils avaient connus avant que les baleines ne disparaissent. Abulurd et Emmi s’étaient étendus sur leur lit de lune de miel en bois d’elacca ambré, gravé de motifs de fougères. Sous les fourrures, ils firent l’amour avec une concentration passionnée qu’ils n’avaient plus connue depuis des années. Ils avaient encore en bouche le goût amer du thé à la poudre de nacre qui les avait excités au point de se sentir jeunes comme au début de leur liaison. Plus tard, ravis, épuisés, ils s’étreignirent tendrement. Abulurd prêta l’oreille aux bruits de la nuit. Très loin, il entendit les appels des baleines à l’entrée du fjord, répercutés d’écho en écho entre les rochers d’encre. Lui et Emmi songèrent que c’était un heureux présage. Sa mission accomplie, la Révérende Mère Gaius Helen Mohiam se dépouilla de ses oripeaux bouddhislamiques au cou. Elle avait encore le crâne irrité, mais elle savait que ses cheveux repousseraient très vite. Elle enleva ses lentilles de contact avant de passer sur son visage des baumes qui répareraient les morsures des vents âpres de Lankiveil. Elle était arrivée sur la planète un mois auparavant. Elle avait rassemblé des données et observé Abulurd Harkonnen et son épouse. Profitant d’une de leurs sorties hebdomadaires, elle s’était glissée dans leur datcha pour récupérer des cheveux, des fragments de peau et d’ongles, tout ce qui lui permettrait d’étudier leur biochimie. Et elle avait obtenu ainsi les informations qu’elle voulait. Les experts de la Communauté avaient analysé les probabilités et déterminé comment améliorer les chances de procréation d’un nouvel enfant Harkonnen. Un garçon. Le programme de sélection du Kwisatz Haderach l’exigeait, et les derniers méfaits de Glossu Rabban prouvaient qu’il était trop imprévisible – pour ne pas dire anormal – et ne saurait être le partenaire de la fille que Jessica devait engendrer avec Leto Atréides. Il fallait au Bene Gesserit un autre mâle. Mohiam attendit au spatioport la prochaine navette. Pour une fois, contrairement à l’expérience qu’elle avait eue avec l’ignoble Baron, elle n’exerçait aucune coercition sur les autres pour les obliger à concevoir un enfant dont ils ne voulaient pas. Abulurd et sa femme désiraient par-dessus tout un autre fils et elle était heureuse de pouvoir utiliser ses dons pour manipuler la chance. Ce nouvel enfant serait le jeune frère de Glossu Rabban, mais un destin important lui était réservé. 59 Le travail auquel nous nous sommes voués est la libération de l’imagination en même temps qui sa domestication par la créativité physique de l’homme. Friedre GINAZ. Philosophie du Maître d’Escrime. C’était une nouvelle île du Ginaz. Dans la lumière de fin d’après-midi, des troupeaux broutaient l’herbe des pentes derrière les barrières de blocs de lave noire. Des cabanes de frondes de fougères et de chaume se dressaient dans des clairières où de hautes herbes de la pampa ondulaient sous la brise. Sur les plages de sable fin, les vagues du lagon léchaient les canots. Au large, des voiles dérivaient. En regardant les bateaux de pêche, Duncan Idaho se souvint de Caladan. Sa planète. La journée avait été consacrée à des exercices d’arts martiaux épuisants et à la pratique de l’équilibre. Les élèves se battaient avec des couteaux à lame courte sur un terrain planté de bambous épointés. Duncan s’était entaillé la main, mais il ne s’inquiétait pas : la blessure serait cicatrisée avant peu. « Les blessures valent bien les leçons », avait remarqué le Maître d’Escrime sans la moindre trace de sympathie. Ils s’étaient interrompus car c’était l’heure de l’appel du courrier. Duncan et ses camarades s’alignèrent sur la plate-forme de bois en face de leur nouveau casernement et attendirent que Jeh-Wu, l’un de leurs premiers Maîtres, distribue les cylindres de messages et les colis non-entropiques. L’humidité transformait ses tresses noires en torsades de laine collante sur sa face d’iguane. Deux années avaient passé depuis la nuit où, sous la pluie battante, Trin Kronos et les étudiants de Grumman avaient été expulsés de l’École. Selon les rares rapports, l’Empereur Shaddam et le Landsraad ne s’étaient pas mis d’accord sur les pénalités à infliger à la Maison Moritani pour avoir kidnappé et assassiné des membres de la Maison Ecaz. Et le Vicomte Moritani pouvait en toute impunité poursuivre ses démonstrations de force tandis que certains de ses alliés montaient des machinations subtiles visant à lui conférer le rôle de la victime. Mais, de plus en plus, on évoquait avec admiration le Duc Leto Atréides. Il s’était proposé comme intermédiaire aux premiers jours du conflit, mais depuis, il soutenait sans réserve l’Archiduc Ecaz et avait obtenu des Grandes Maisons qu’elles approuvent la condamnation de l’agression de Grumman. Duncan était fier de son Duc et il aurait aimé en savoir un peu plus sur les événements de la galaxie. Caladan et son Duc commençaient à lui manquer. Durant ces longues années sur Ginaz, il s’était rapproché de Hiih Resser, le seul Grumman de l’École qui ait eu le courage de condamner les actes belliqueux de sa Maison. Du coup, les Moritani l’avaient désigné comme traître à leur cause et avaient rompu tout lien avec lui. Sa bourse d’étude était à présent assumée par le fonds impérial depuis que son père l’avait publiquement renié devant la Cour du Vicomte. Duncan lui jeta un regard : il était clair que, comme d’habitude, Hiih n’attendait rien, que jamais plus il ne recevrait de message hors-monde. — Qui sait, Hiih ? Tu pourrais être surpris. Est-ce que tu n’as pas une amie qui pourrait t’écrire de temps en temps ? — Au bout de six ans ? Peu probable. Les deux amis passaient de plus en plus de temps ensemble, à jouer aux échecs-pyramide, au poker inversé quand ils ne se promenaient pas dans les montagnes ou ne nageaient pas dans les vagues violentes. Duncan avait même écrit au Duc Leto en lui suggérant que le jeune Grumman pourrait être un excellent candidat au service de la Maison des Atréides. Resser, tout comme Duncan, avait été orphelin à dix ans. Il avait été adopté par Arsten Resser, l’un des principaux conseillers du Vicomte Hundro Moritani. Il ne s’était jamais entendu avec son père adoptif, surtout durant son adolescence. Selon la tradition, le jeune rebelle rouquin avait été envoyé sur Ginaz, car Resser était persuadé que la fameuse Académie casserait son caractère têtu. Mais bien au contraire, Hiih Resser grandissait, apprenait et persistait. En entendant son nom, Duncan s’avança et reçut un lourd colis. — Des gâteaux de Mélange de ta petite maman, Idaho ? ricana Jeh-Wu. Aux premiers jours, Duncan aurait été furieux, mais il se contenta de dire : — Ma mère a été tuée par Glossu Rabban sur Giedi Prime. Jeh-Wu fut atteint de plein fouet et Resser posa la main sur l’épaule de son ami en lui demandant : — Des nouvelles de chez toi ? Tu as de la chance que quelqu’un se soucie de ton sort, tu sais… — Mais j’ai fait de Caladan ma planète après tout ce que j’ai souffert des Harkonnens. La compassion, ça ne s’oublie pas. D’un geste brusque, il tendit le colis à son ami. L’emballage était frappé du sceau du faucon des Atréides. — Ça peut être n’importe quoi, tu sais. Garde le ravitaillement – les holos ou les messages sont pour moi, bien sûr. Rasser sourit. Jeh-Wu continuait sa distribution. — Tu sais, je vais peut-être le partager avec toi ou non… — Ne me provoque pas en duel, sinon tu vas perdre. — Je sais, je sais, fit Hiih avec un sourire discret. C’est évident. Il déballa le colis avec plus d’enthousiasme que Duncan n’en aurait montré. Il se pencha sur les containers de plass et s’étonna en voyant des tranches orange. — C’est quoi, ça ? — Du melon paradan ! s’exclama Duncan. (Il voulut reprendre le colis à son ami, mais Resser le serrait obstinément avec un air sceptique.) Comment ? Tu n’as jamais entendu parler des melons paradan ? Les meilleurs de l’Imperium. Si j’avais su qu’ils m’en avaient envoyé… Resser lui rendit le colis de bonne grâce et Duncan continua : — Il y a un an que je n’en ai pas vu. Ils ont eu des problèmes, une sorte de propagation de plancton… Il tendit une tranche de melon à Resser qui mordit dedans et eut du mal à avaler. — C’est trop sucré pour moi. Duncan, alors, ne se retint plus et engloutit trois tranches coup sur coup avant de refermer le container. Il présenta ensuite à son ami quelques pâtisseries de Caladan à base de riz pundi. Enfin, il découvrit trois messages tout au fond, rédigés à la main sur un parchemin qui portait le sceau des Atréides. D’abord, il lut les encouragements de Rhombur, puis une note de Thufir Hawat qui lui disait qu’il attendait avec impatience de le retrouver à ses côtés à Castel Caladan. Et pour finir, un mot de Leto qui s’engageait à prendre Hiih Resser dans sa garde personnelle à condition que son ami soit bien noté sur Ginaz. Resser eut les larmes aux yeux quand Duncan lui lut ce dernier commentaire et il détourna pudiquement la tête. — Quoi qu’il advienne de la Maison Moritani, tu auras encore ta place, lui dit Duncan. Qui oserait défier les Atréides, sachant qu’ils ont à leur service deux Maîtres d’Escrime formés sur Ginaz ? Cette même nuit, il eut du mal à s’endormir sous la vague de nostalgie, alors il sortit dans la nuit avec l’épée du Vieux Duc Paulus et la mania sous la clarté des étoiles, affrontant des adversaires ténébreux. Il y avait si longtemps qu’il n’avait pas vu les mers bleues de Caladan… 60 De façon inexplicable, la nature est allée d’avant en arrière pour produire cette merveille subtile : l’épice. On serait tenté de suggérer que seule une intervention divine peut être à la source d’une substance qui d’un côté prolonge la vie de l’homme et, de l’autre, ouvre les portes intérieures de son psychisme aux prodiges du Temps et de la Création. Hidar Fen AJIDICA, Notes de laboratoire sur la nature du Mélange. Dans le port-canyon de Xuttuh, ex-planète Ix, Hidar Fen Ajidica regardait la navette du Comte Fenring, qui n’était plus qu’un point sombre dans le ciel bleu glacé. Bon débarras ! Il pouvait encore espérer que l’observateur impérial allait périr dans une explosion quelque part dans l’espace, mais la navette atteignit sans encombre le vaisseau en orbite. Alors, Ajidica retourna dans le dédale des tunnels et des corridors, prit un tube vers les niveaux profonds de la cité en se disant qu’il avait suffisamment respiré l’air libre de la surface pour une journée. Fenring, l’encombrant ministre de l’épice, était venu inopinément en inspection pendant deux jours… Et le Maître-Chercheur déplorait le temps gaspillé. Les travaux sur l’épice synthétique étaient dans leur phase finale et Fenring n’était certes pas le bienvenu. Pour ajouter encore aux pressions, un représentant Tleilaxu devait débarquer dans une semaine, comme si les supérieurs d’Ajidica ne lui faisaient plus absolument confiance. Ils renvoyaient régulièrement ses rapports aux Maîtres sur la planète sacrée, qui en discutaient dans le sein du kehl, le saint conseil du peuple Tleilaxu. Ce qui impliquait encore d’autres inspections, d’autres interférences. Mais j’ai presque atteint mon but… Obéissant aux instructions du Maître-Chercheur, ses assistants avaient apporté une modification importante sur les nouvelles cuves axolotl. Ils pouvaient maintenant passer au second stade : le test final et, ultérieurement, la production de l’amal, le substitut d’épice. Les expériences qu’ils avaient menées dans le pavillon de recherche avaient été bien plus fructueuses qu’il ne voulait le révéler à Fenring, l’homme-furet, ni même à son peuple. D’ici une année, deux au plus, il serait en mesure de résoudre l’énigme du Mélange synthétique. Il déclencherait alors le plan qu’il avait prévu et garderait le secret de fabrication de l’amal à son seul usage. Et alors, même les Sardaukar ne pourraient l’arrêter. Avant qu’ils aient compris, Ajidica s’enfuirait avec son trésor et détruirait les laboratoires derrière lui. Certes, il y avait d’autres choses qui pouvaient interférer avec son plan, des inconnues. On savait que des espions opéraient sur Xuttuh. Les services de sécurité d’Ajidica et les Sardaukar avaient repéré et exécuté plus d’une dizaine d’individus envoyés par les Maisons Majeures. La rumeur prétendait aussi qu’il y avait une Révérende Mère Bene Gesserit à pied d’œuvre. Ces sorcières, songeait-il, il faut toujours qu’elles se mêlent des affaires de l’Imperium. Dans la navette monorail qui le ramenait au pavillon, le Maître-Chercheur mâchonnait un losange rouge, un médicament contre la claustrophobie qui avait un goût ignoble de lochon avarié. Il se demandait souvent comment les laboratoires de pharmacie ne parvenaient pas à faire mieux. Le pavillon de recherche était composé de quinze cubicules blancs interconnectés par des passerelles, des rubans convoyeurs et des voies monorail, le tout entouré de mécanismes d’autodéfense. Les baies étaient blindées et polarisées et les Sardaukar veillaient sur le complexe. Ajidica avait adapté les polygones industriels de la Maison Vernius aux travaux de recherche génétique des Tleilaxu après la mainmise sur Ix. Les occupants avaient importé des quantités de matériaux bruts et avaient obtenu grâce à des intermédiaires certains produits hors-monde qui leur étaient nécessaires. En échange de leur vie, des spécialistes en technologie et des savants ixiens collaboraient. La navette monorail s’arrêta doucement au poste de sécurité et après avoir été filtré, Ajidica emprunta un tube ascensionnel jusqu’à la section protégée par des batteries de scanners où de nouveaux « candidats » étaient préparés pour les cuves axolotl modifiées. Ajidica disposait du complexe de fabrication le plus élaboré de l’Imperium, y compris des systèmes de manipulation de matériaux pour le transport des échantillons. Le Projet Amal était expérimental au premier degré et nécessitait une vaste gamme de produits et de spécimens tout en produisant des déchets toxiques en quantité. Ajidica gérait le tout avec une efficacité sans égal. Même sur Tleilax, il n’avait jamais travaillé dans des conditions aussi favorables. Il franchit le seuil de bio-sécurité et pénétra dans la salle immense où ses assistants parachevaient les connexions pour les nouvelles cuves axolotl. Je dois poursuivre les tests. Quand j’aurai le secret, je contrôlerai l’épice, et je pourrai éliminer tous ces démons qui en dépendent. 61 La liberté est un concept fuyant. Certains hommes se retiennent prisonniers d’eux-mêmes alors qu’ils ont le pouvoir d’en faire à leur guise et d’aller où bon leur semble, tandis que d’autres sont libres dans leur cœur alors même qu’ils ont des entraves aux pieds. Sagesse Zensunni des Errants. Intentionnellement, Gurney Halleck brisa l’agitateur de la cuve d’obsidienne, provoquant une fêlure. Le liquide polisseur se déversa sur le sol déjà gluant. Il recula et se prépara à la correction qui ne tarderait guère. C’était la première phase de son plan d’évasion désespéré. Comme prévu, les gardes déboulèrent avec leurs bâtons à étincelles et leurs poings à gantelet. Dans les deux mois qui avaient suivi le meurtre de Bheth, les Harkonnens s’étaient acharnés pour étouffer toute lueur de révolte chez Gurney. Il se demandait pourquoi ils ne le tuaient pas tout simplement. Certainement pas parce qu’ils admiraient sa force de caractère, sa résistance. En fait, ils devaient éprouver un tel plaisir sadique à le tourmenter qu’ils préféraient le garder en simili-vie. Il fallait maintenant qu’ils le battent gravement pour qu’il termine à l’infirmerie. Quelques côtes fêlées feraient peut-être l’affaire. Les médics le soigneraient et s’inquiéteraient moins de lui quand il commencerait à se remettre. Et c’était là qu’il tenterait sa chance. Il se défendit donc quand les gardes lui tombèrent dessus, donna quelques coups de pied et les griffa. Ils le connaissaient et s’il ne s’était pas défendu, ils auraient été méfiants. Il résista du mieux possible, mais comme d’habitude, les gardes l’emportèrent et finirent en lui cognant le crâne sur le sol. La douleur se changea en nausée, il bascula dans les ténèbres, mais les gardes ne s’interrompirent pas. Il entendit ses os craquer et cracha du sang. Au seuil de l’inconscience, il se dit qu’il était allé trop loin, qu’ils allaient vraiment le tuer cette fois… Depuis plusieurs jours, les esclaves chargeaient une cargaison d’obsidienne à bord d’un cargo, un vieux vaisseau à la coque corrodée par les tempêtes ioniques. Les gardes surveillaient les hommes de corvée sans se montrer trop vigilants. Nul ne se risquait jamais de son plein gré dans les puits d’esclaves et ils savaient que même le trésor le plus précieux de l’univers ne pouvait attirer le plus inconscient des voleurs. Cette commande importante des marchands d’Hagal était destinée au Duc Leto Atréides. Même Gurney savait que les Atréides avaient été de tout temps les adversaires jurés des Harkonnens. Rabban et le Baron Vladimir se régalaient de façon perverse en songeant que cette coûteuse cargaison était destinée à leur vieil adversaire. Pour Gurney, la seule chose qui comptait était que le cargo décollerait sous peu… et qu’il avait bien l’intention de partir avec lui aussi loin que possible de Giedi Prime et des puits de souffrance. Lorsqu’il émergea enfin de sa stupeur douloureuse, il se retrouva dans un lit d’infirmerie, dans des draps souillés par les patients qui l’avaient précédé. Les docteurs ne faisaient guère d’efforts pour sauver la vie des esclaves et se limitaient à des techniques peu coûteuses. Les prisonniers étaient rapidement soignés, avec un minimum d’attention, et renvoyés très vite vers leurs corvées. S’ils mouraient, il y avait constamment de nouveaux arrivages. Ayant retrouvé toute sa conscience, Gurney resta immobile, décidé à ne pas gémir, à ne rien faire qui pût attirer l’attention sur lui. Sur un lit voisin, un homme se débattait dans les affres de la souffrance. Sous ses paupières mi-closes, Gurney vit que le pansement du moignon de son bras droit était ensanglanté. Il se demanda pourquoi les docteurs s’étaient occupés de lui. Dès que le contremaître le verrait, il ordonnerait son exécution. L’homme poussa un cri, parce que sa souffrance était insupportable ou qu’il avait conscience de son destin. Deux infirmiers le clouèrent sur son lit et lui firent une injection. Il gargouilla un instant, puis se tut. Ce n’était pas un simple tranquillisant, se dit Gurney. Une demi-heure plus tard, des soldats vinrent prendre le corps en fredonnant une marche militaire. Un docteur se pencha sur Gurney et l’examina. Il geignit faiblement comme il le devait mais ne montra aucun signe d’éveil. Le docteur grommela vaguement avant de s’éloigner. Quand les lumières s’éteignirent pour la période de nuit, l’infirmerie sombra dans le silence. Les docteurs firent leur dernier tour en distribuant du semuta et autres drogues et se penchèrent encore une fois sur Gurney, qui simulait toujours un état comateux. Il geignit à nouveau comme s’il était plongé dans un long cauchemar. Un docteur s’approcha avec une aiguille de sédatif ou d’antalgique, puis secoua la tête et renonça. Dès que les derniers infirmiers eurent disparu, Gurney ouvrit les yeux et palpa ses pansements pour essayer d’évaluer la gravité de ses blessures. Il n’était vêtu que d’une blouse d’hôpital usée et raccommodée, aussi détériorée que son corps. Il était couvert d’ecchymoses, d’entailles et de plaies hâtivement suturées. Il avait mal à la tête : choc ou fracture ? Pourtant, ses membres lui obéissaient encore : il s’était évertué à les protéger au plus fort de la grêle de coups. Il pouvait se lever et même marcher. Il posa le pied sur le carrelage grossier. La nausée monta en lui, puis s’effaça. Mais quand il tentait de respirer à fond, il avait l’impression que du verre pilé lui broyait les côtes. Néanmoins, c’était supportable. Il fit quelques pas hésitants, guidé par la clarté mourante des brilleurs de nuit. Les patients ronflaient ou gémissaient, toussaient dans la pénombre, mais personne ne le remarquait. La cicatrice du coup de shigavrille de Rabban se réveillait, pulsante, brûlante, mais il devait l’ignorer. Il devait tout ignorer. En passant devant l’armoire à pharmacie, il vit sur une étagère des ampoules de kirar, la drogue que Rabban lui avait injectée pour qu’il assiste impuissant au viol et au meurtre de Bheth. Il fit sauter la chaîne aussi discrètement que possible. Il ignorait le dosage du poison et s’empara d’une poignée d’ampoules. Au moment de se retirer, il hésita. Dès qu’on repérerait le cambriolage, on chercherait les drogues manquantes, et on risquait de deviner l’usage qu’il voulait en faire. Aussi en prit-il d’autres, des anti-douleur, des hallucinogènes, qu’il jeta dans l’incinérateur, ne gardant que quelques anti-douleur. Il se mit en quête de vêtements et trouva un sarrau de chirurgien taché qui ferait l’affaire. Il s’habilla en frémissant de douleur à chaque geste, trouva quelques tablettes énergétiques mais pas le moindre aliment. Il les avala en ignorant combien de temps ils feraient effet. Puis il entrouvrit la porte de l’infirmerie et se glissa dans l’ombre. Il contourna les clôtures crépitantes d’électricité qui cernaient le complexe, plus intimidantes que réellement efficaces. Au-delà, les barrières étaient aisément franchissables, et les rares brilleurs très espacés ménageaient des plages d’ombre où il était facile de se dissimuler. Passant de l’une à l’autre, il approchait des grands containers d’obsidienne. Il n’y avait aucun garde. Il ouvrit une écoutille dans un grincement de métal qui le laissa tremblant. Il n’hésita que brièvement avant de se laisser tomber sur la glissière. Il referma derrière lui et tomba dans l’obscurité en déchirant son sarrau volé avant d’atterrir brutalement sur la pile de plaques d’obsidienne. Il se souciait peu d’ajouter d’autres entailles à ses blessures. Pas après ce qu’il avait enduré. Il s’enfonça plus avant. Le container était presque plein, et dès le matin les équipes de chargement finiraient de le remplir avant de le hisser à bord du cargo. Il se recouvrit de son mieux de plaquettes. Le poids de la pierre lui interdisait presque de respirer. Il s’enfonça pourtant encore, par prudence, la chair à vif, et réussit à se blottir dans un recoin où, au moins, il avait deux parois de métal lisse. Il savait que le poids serait encore plus écrasant dès le matin. Mais il devait survivre. Sinon, il avait d’ores et déjà accepté ce destin. Mieux valait mourir en tentant de fuir le joug des Harkonnens que de survivre écrasé sous leurs bottes. Il réussit à poser une plaque plus large que les autres sur son crâne et l’ensevelit sous une couche de fragments plus petits. Il ne voyait rien, pas même la pâle phosphorescence bleutée de la pierre. Il parvint à bouger le bras pour manipuler les ampoules de kirar. Il prit une inspiration aussi profonde que possible. Une dose ne l’avait pas vraiment fait sombrer dans le coma, mais trois risquaient de le tuer. Il en prit donc deux et les planta dans sa cuisse en même temps. Il garda les autres sous les doigts, pour le cas où il en aurait besoin. Le flot paralysant déferla dans chaque fibre de ses tissus musculaires. Il dériva vers le coma. Avant peu sa respiration ralentirait et son organisme serait au bord de la mort. Mais avec de la chance, il émergerait et retrouverait la vie… Il songea avec ironie que le Duc Leto Atréides, le souverain de Caladan, ignorait encore qu’il y avait un passager clandestin dans la soute du cargo, que c’était lui, l’ennemi juré des Harkonnens, qui payait à sa manière le voyage de Gurney. S’il survivait assez longtemps pour atteindre le centre de distribution d’Hagal, il escomptait bien avoir une chance de s’enfuir pendant qu’on retraiterait l’obsidienne bleue pour la tailler et la polir. Il trouverait bien à s’embarquer pour n’importe où. Après toutes ces années de supplice sur Giedi Prime, il doutait de trouver pis dans les mondes de l’Imperium. Dans son esprit crépusculaire, il lui vint l’image de Leto Atréides, et il sentit un sourire se former sur ses lèvres avant que l’hibernation ne l’entraîne. 62 Le paradis doit être le bruit de l’eau qui court. Dicton Fremen. Liet Kynes regagna la base des contrebandiers dans l’Antarctique trois ans après que Warrick et lui l’eurent découverte par hasard. Il avait abandonné tout espoir de retrouver un jour celle qu’il aimait et n’avait plus rien à perdre. Il avait l’intention de réclamer le prix que Dominic Vernius lui avait offert et de lui demander de l’emmener sur un autre-monde, le plus loin possible de Dune. C’était un Warrick rayonnant qui était revenu au sietch avec sa nouvelle épouse. Liet avait décidé de les féliciter de son mieux. Dès que les guetteurs placés sur la crête avaient signalé l’approche du ver avec ses deux cavaliers, il s’était retiré dans ses quartiers pour méditer et prier. Il aimait autant son frère de cœur que Faroula et il ne voulait pas se laisser ronger par de mauvais sentiments. Il avait été le premier à les accueillir dans le sas d’humidité du sietch. Il avait longuement serré Warrick dans ses bras. Son frère de cœur sentait la poussière, l’épice et la sueur, mais surtout le bonheur. Et Faroula elle aussi semblait entourée d’une aura étincelante. Elle reçut avec dignité les compliments de Liet, ainsi qu’il convenait à une jeune épousée. Liet souriait, mais ses félicitations douces-amères se perdirent dans le flot de congratulations des autres, au nombre desquels Heinar, père de Faroula et Naib du sietch. Liet ne se servait que rarement du nom de son père, mais pour la fête nuptiale il avait fait venir une panière de fruits frais de la serre du Bassin de Plâtre : des portiguls, des dattes, des figues et un bouquet de baies de li de Bela Tegeuse. Il avait fait disposer le présent dans la chambre où Warrick et Faroula allaient passer la nuit. Dans cette épreuve, Liet Kynes était devenu un homme plus fort. Au cours des mois qui suivirent, pourtant, il ne put se dissimuler certains changements. Son meilleur ami avait à présent de nouveaux devoirs. Il avait une épouse et il aurait bientôt – par la grâce de Shai-Hulud – une famille. Warrick ne pouvait plus consacrer son temps à leurs opérations de commandos. Même après une année, le chagrin n’avait pas quitté son cœur. Liet continuait de désirer Faroula plus que toute autre femme et il en venait à douter de se marier un jour maintenant qu’il l’avait perdue. S’il demeurait au Sietch du Mur Rouge, sa tristesse deviendrait de l’amertume, et il ne souhaitait pas éprouver de l’envie et du ressentiment envers son ami. Frieth comprenait les sentiments de son fils. — Liet, lui dit-elle, je sais que tu as besoin de quitter cet endroit pour un temps. Il inclina la tête en pensant au long voyage qu’il allait entreprendre vers les régions polaires du Sud. — Oui, ce serait mieux si… je me vouais à autre chose. Il s’était d’ores et déjà porté volontaire pour apporter à Rondo Tuek la dîme d’épice. — On dit que ce ne sont pas seulement les oreilles qui perçoivent les échos, reprit Frieth. Les échos de la mémoire résonnent au plus profond du cœur. (Elle sourit en posant une main osseuse et tannée sur son épaule.) Va où tu le sens. J’expliquerai tout à ton père. Liet fit donc ses adieux au sietch, à Warrick, à Faroula. Tous les autres devinaient son chagrin et son trouble. — Le fils de l’Umma Kynes veut aller en haj, dirent-ils, considérant qu’il partait pour une sorte de pèlerinage. C’était d’ailleurs peut-être une quête de vision intérieure, de recherche de la paix et d’un but à venir. Sans Faroula, il devait se trouver une nouvelle obsession pour le stimuler. Toute sa vie, il avait vécu dans l’ombre de son père. Le Planétologiste l’avait éduqué pour qu’il lui succède, mais jamais encore Liet n’avait interrogé profondément son cœur pour savoir s’il désirait vraiment suivre ce sentier. Les jeunes Fremen épousaient souvent la profession de leurs pères, mais ce n’était pas une règle de fer. La vision de Dune rendue à la vie, à la floraison, était suffisamment forte pour inspirer bien des passions. Et puis, sans compter son fils, l’Umma Kynes avait des lieutenants dévoués : Stilgar, Turok et Ommun, et d’autres lieutenants. Le rêve ne mourrait pas, quoi que décide Liet. Il accepterait sans doute un jour d’être responsable d’eux… mais à la seule condition de se vouer entièrement à leurs problèmes. Je vais m’en aller et tenter de comprendre le but final qui brûle dans le cœur de mon père. C’est alors qu’il avait décidé de rejoindre Dominic Vernius. Tous les Fremen étaient capables de retrouver des traces sur tous les terrains. Liet scrutait l’étendue désolée de l’Antarctique. Il avait livré sa cargaison d’essence d’épice destinée aux agents de la Guilde, mais plutôt que de retourner au sietch ou de visiter les palmeraies, il s’enfonça plus loin vers le Sud en quête des contrebandiers. Et se retrouva un jour dans la lumière déclinante, essayant de deviner à nouveau les marques sur le glacier qui lui indiqueraient les grottes clandestines des hommes de Vernius. Il était pourtant satisfait de constater que les contrebandiers avaient modifié le camouflage de leur base selon les indications que lui et Warrick leur avaient données. Et il savait bien que, quelque part sous la couche de glace, il allait trouver une fissure, une crevasse au fond de laquelle il y avait les vaisseaux de Dominic. Il monta jusqu’au pied de la falaise. Il avait les doigts gourds et les joues brûlantes de froid. Il ne savait pas comment pénétrer dans la base secrète et chercha donc un passage avec l’espoir que les contrebandiers finiraient par le voir et le faire entrer. Mais personne ne se manifesta. Il appela longtemps en agitant les bras, et enfin une poignée d’hommes surgirent d’une fissure, l’air menaçant, et braquèrent leurs lasers sur lui. Imperturbable, Liet redressa le menton. — Je vois qu’on est toujours aussi vigilants, fit-il d’un ton sarcastique. On dirait que vous avez besoin de moi bien plus que je ne croyais. Ils ne baissaient pas leurs armes et il fronça les sourcils en désignant l’homme au visage grêlé qui avait perdu un sourcil ainsi qu’un autre vétéran aux cheveux grisonnants. — Jodham, Asuyo – vous ne me reconnaissez donc pas ? D’accord, je suis plus grand et plus fort que la première fois, avec une barbe, mais je n’ai pas changé à ce point ! — Tous les Fremen se ressemblent, grommela Jodham. — Et tous les contrebandiers sont myopes. Je viens voir Dominic Vernius. À présent, se dit-il, ou bien ils le tuaient parce qu’il en savait trop, ou ils le conduisaient dans leur repaire. L’instant d’après, il les précéda dans le tunnel. Quand ils passèrent sur le mur d’observation de la falaise, il lança un regard dans la crevasse qui abritait les vaisseaux. Des groupes d’hommes s’activaient fébrilement à charger les soutes. — Vous préparez une expédition, remarqua-t-il. Les contrebandiers le regardèrent avec une expression de pierre. Asuyo, plus hirsute que jamais, gonfla le torse pour mettre en valeur ses médailles et ses insignes, mais il n’impressionnait personne. Quant à Jodham, il semblait toujours aussi sceptique et amer, comme s’il avait presque tout perdu dans l’existence et s’attendait à perdre le reste d’une seconde à l’autre. Un ascenseur les déposa au fond de la crevasse et Liet reconnut aussitôt la silhouette imposante de Dominic Vernius dont le crâne chauve luisait dans la pâle lumière polaire. Et le chef des contrebandiers le reconnut à son tour et agita amicalement la main. — Alors, mon garçon, tu t’es encore égaré ? Est-ce que tu as eu plus de mal à nous trouver maintenant que nous sommes mieux camouflés ? — Ce sont vos hommes qui ont eu du mal à me voir. Vos sentinelles devaient dormir. Dominic partit d’un grand rire. — Mes sentinelles sont en train de charger les vaisseaux. Nous devons rejoindre un Long-courrier. Nous avons déjà réservé et payé nos amarrages de cale. Qu’est-ce que je peux faire pour toi ? Nous sommes plutôt pressés. Liet prit son souffle. — Vous m’avez promis une faveur. Je suis venu vous la demander. Bien que surpris, Dominic lui répondit avec un regard pétillant. — Très bien. La plupart des gens que je connais n’attendent pas trois ans pour se faire payer. — J’ai de nombreux talents, et je pourrais être une bonne recrue. Prenez-moi avec vous. De plus en plus surpris, Dominic gardait sa bonne humeur. Il lui claqua l’épaule comme s’il était une bête de somme. — Monte à bord de mon vaisseau et nous en parlerons, dit-il en lui montrant une frégate à la coque brûlée par de multiples plongées atmosphériques. La cabine de Dominic Vernius était encombrée de tapis, de meubles et de bibelots personnels. Il fit signe à Liet de s’installer dans un fauteuil à suspenseur. Le coussin était râpé et taché et devait avoir plusieurs dizaines d’années. Liet remarqua sur un coin du bureau la photo solido d’une très belle femme. — Explique-moi ton affaire, mon garçon. — Vous m’avez dit que vous pourriez employer un Fremen à la sécurité de votre base de Salusa Secundus. Le Comte Vernius plissa le front. — Oui, un Fremen serait le bienvenu. (Il se tourna vers l’image solido qui semblait lui sourire où qu’il aille.) Qu’en penses-tu, Shando, mon amour ? Pouvons-nous prendre ce garçon avec nous ? Il semblait attendre une réponse et Liet réprima un frisson d’inquiétude devant ce comportement étrange. Enfin, Vernius se retourna en souriant. — Bien sûr que tu peux venir avec nous. Je t’ai offert un marché, et ta demande est parfaitement raisonnable… quoiqu’on puisse s’interroger sur ton équilibre mental, tu sais. Car un garçon qui demande à aller sur la planète-prison de l’Empereur doit avoir besoin d’un peu de bonheur dans sa vie. Liet serra les lèvres puis lâcha : — J’ai mes raisons pour ça. Dominic Vernius n’insista pas. Liet savait que son père avait été profondément affecté par ce qu’il avait observé sur Salusa Secundus. Il avait étudié de près les traces laissées sur ce monde par l’holocauste atomique qui remontait à plusieurs siècles. Et pour comprendre ses motivations, pour déterminer le cours de sa vie, Liet avait besoin de se rendre là-bas, lui aussi. Il trouverait peut-être dans les territoires désolés ce qui avait déclenché chez son père cette étincelle qui avait éclairé toute une existence vouée à l’écologie. Vernius lui serra vigoureusement la main. — Très bien, c’est conclu. C’est comment ton nom, déjà ?… — Pour les étrangers, je suis Weichih. — Parfait, Weichih. Maintenant que tu fais partie de notre équipe, tu vas abattre ta part de travail. Il le raccompagna jusqu’à la coupée et Liet se retrouva avec les autres contrebandiers, suant et soufflant. L’un d’eux grogna : — Il faut qu’on décolle avant la fin de la journée. 63 Regarde à l’intérieur de toi, et tu verras l’univers. Aphorisme Zensunni. Arrakis. Troisième planète du système de Canopus. Un endroit très intrigant. Au travers des baies de cristoplass de sa chambre, tout en haut du Long-courrier, le Navigateur D’murr observait la planète enveloppée d’un voile brun de sable tourmenté par les vents. Arrakis, l’unique source du Mélange qui lui permettait de discerner son chemin dans les itinéraires complexes de l’univers. L’épice m’apporte tant de plaisir. Une navette traversait l’atmosphère en provenance du pôle Sud et rallia bientôt le vaisseau gigantesque. D’murr observa sur l’écran de surveillance le groupe de passagers qui débarquait. Même avec l’important équipage de manœuvre de la Guilde, D’murr, en tant que Navigateur, devait tout connaître à chaque instant. Le vaisseau était sous sa responsabilité, tout en étant à la fois sa maison et son lieu de travail. Dans la chambre scellée, le léger sifflement du gaz d’épice était à peine audible. Avec son corps irréversiblement transformé, à la forme inhumaine, D’murr ne pourrait jamais se hasarder sur une planète, déserte ou non. À vrai dire, il ne pouvait quitter sa cuve que pour passer d’un vaisseau à un autre dans un caisson de transfert. Mais le seul fait de se trouver au large d’Arrakis lui apportait une sérénité nouvelle, primitive. Il se lança dans un développement mathématique de cette sensation, mais sans parvenir à la traduire clairement. Avant d’entrer dans la Guilde, D’murr Pilru aurait pu se servir un peu de sa vie d’humain, mais à présent il était trop tard. La Guilde l’avait accepté si vite, si soudainement, dès qu’il avait passé son examen. Il n’avait pas eu le temps de dire adieu aux siens comme il l’aurait voulu, on ne lui avait accordé que quelques instants pour liquider ses affaires d’humain. Humain. Jusqu’où allait la définition de ce mot ? Le Bene Gesserit avait consacré des générations à analyser cette question, avec toutes ses nuances, à tous les niveaux d’intellect ou d’émotion, les réussites exaltantes de l’humain, ses lamentables échecs. Il n’avait plus figure humaine, ainsi qu’on le disait, mais qu’importait ? Comme tous les autres Navigateurs, avait-il réussi vraiment à transcender la condition d’humain pour devenir quelque chose d’essentiellement différent ? Je suis encore humain. Je ne suis plus humain. Il écoutait ses pensées vacillantes, troublé. Il regardait les nouveaux passagers du Long-courrier, des hommes rudes en tenue noire, qui venaient de pénétrer sur le pont principal réservé aux passagers. Des sacs de voyage à suspenseurs les suivaient. Il remarqua plus particulièrement un personnage rougeaud, chauve, à la moustache fournie, qui lui semblait vaguement familier… Je me souviens encore de certaines choses. Dominic Vernius. Où était-il durant toutes ces années ? Sa minuscule bouche en V s’ouvrit pour lancer un ordre dans le globe scintillant du transmetteur. Les noms des passagers se formèrent sur l’écran, mais aucun d’eux ne lui était connu. Le Comte renégat voyageait incognito en dépit des garanties de confidentialité traditionnelles de la Guilde Spatiale. Lui et ses compagnons se rendaient sur Salusa Secundus. Un buzzer retentit, annonçant que toutes les navettes étaient arrimées dans la cale. L’équipage boucla les écoutilles et vérifia les moteurs Holtzman. Une escouade d’experts prépara le Long-courrier pour l’appareillage. Ils allaient quitter l’orbite polaire, mais D’murr avait l’esprit ailleurs : il rêvait des jours heureux d’Ix, de l’âge de bonheur tranquille qu’il avait connu avec ses parents et son frère jumeau dans le Grand Palais du Comte Vernius. Détritus inutiles de l’esprit. Il était Navigateur, il avait pour charge d’effectuer des calculs de haut niveau et de se perdre avec délice dans les mathématiques dimensionnelles. Il se déplaçait entre les étoiles des Long-courriers prodigieux remplis de passagers. Mais soudain, il était distrait, bloqué, incapable de fonctionner. Son cerveau complexe avait perdu sa précision au milieu de ses équations précieuses. Pourquoi son esprit, cette ultime trace de son moi perdu, avait-il insisté pour identifier cet homme ? Une réponse émergea, pareille à une créature issue des profondeurs abyssales d’un océan de nuit : Dominic Vernius représentait une partie importante du passé de D’murr Pilru. Son passé d’humain… Je veux plisser l’espace. Mais, au lieu de cela, des images d’Ix affluaient dans son esprit : des scènes de splendeur passées à la Cour de Vernius en compagnie de C’tair. Des jolies filles en robe d’apparat, la ravissante fille du Comte. Kailea. Dans son cerveau assez vaste pour envelopper l’univers, il y avait aussi tout ce qu’il avait été, et tout ce qu’il deviendrait. Je n’ai pas fini d’évoluer. Les visages des filles d’Ix devinrent flous, cédèrent la place à ses instructeurs de l’École des Navigateurs, sur Jonction. Leurs petits yeux noirs étaient pleins de reproches. Je dois plisser l’espace ! Pour D’murr, c’était l’ultime expérience des sens, de son esprit, de son corps et des dimensions multiples qui lui étaient ouvertes. Il s’était donné à la Guilde, tout comme les prêtres et les nones des temps primitifs se donnaient à leur Dieu et faisaient vœu de renoncement à toute relation sexuelle. Finalement, il laissa derrière lui ce palier étroit de souvenir et se dilata, s’étendit jusqu’aux systèmes stellaires environnants, puis au-delà, plus loin, organisant l’espace plissé. La galaxie redevint ce qu’elle était : sa compagne. C’était comme s’il faisait l’amour dans les labyrinthes où flamboyaient les soleils, entre les embuscades des nébuleuses obscures. Et le Long-courrier monta avec lui vers l’acmé. 64 La guerre permanente engendre ses propres conditions sociales, qui sont restées les mêmes à travers les âges. L’une de ces conditions est un état permanent de vigilance pour repousser l’attaque. Une autre est le pouvoir de l’autocrate. Cammar PILRU, Ambassadeur ixien en exil, Traité sur la chute des gouvernements injustes. Entre C’tair et Mirai Alechem, les plaisirs de la vie à deux ne durèrent pas. Après la projection holographique de Rhombur dans le simulacre de ciel de la cité, ils se séparèrent pour des raisons de sécurité et se trouvèrent chacun un autre refuge. Ils espéraient ainsi augmenter leurs chances de survie pour reprendre leur mission. Ils étaient convenus de se rencontrer régulièrement à la cafétéria où travaillait maintenant Mirai, mais n’échangeaient que des regards furtifs, et parfois des mots chuchotés. Un jour, il se présenta à l’heure habituelle, et découvrit une femme au regard morne à la place de Mirai. Il prit son plateau de pâte de légumes comme d’habitude et s’assit à la table où ils se retrouvaient parfois. Il guettait la queue, mais Mirai n’apparut pas. Il mangea tristement, en silence. Enfin, il remporta son couvert aux plongeurs et demanda : — Où est la femme qui était ici il y a trois jours ? — Elle est partie, lui répondit d’un ton bourru une grosse femme au visage carré. Ça vous regarde ? — Je n’ai rien dit de mal, fit-il en s’inclinant. Mais un garde Tleilaxu avait surpris leur bref échange et plissa les yeux tandis que C’tair s’éloignait à pas mesurés, essayant de se faire aussi discret que possible. Il était certainement arrivé quelque chose à Mirai, mais il ne pouvait questionner personne. Quand il vit le garde s’approcher de la grosse femme de la cafétéria, il pressa le pas pour se fondre dans la foule, plongea dans un puits jusqu’au niveau des tunnels suboïdes et s’éclipsa en courant. Il sentait déjà l’odeur du danger. Il s’était passé quelque chose de terrible. Ils avaient dû capturer Mirai et il était maintenant seul, il ne pouvait compter sur une résistance organisée, personne ne pouvait le couvrir ni l’aider dans son combat personnel. Privé de toute ressource, quelles chances avait-il ? Était-il possible qu’il ait vécu dans des illusions durant toutes ces années de combat ? Il avait déjà travaillé seul, il avait déjà connu la clandestinité des émotions, mais il brûlait maintenant de retrouver Mirai. Parfois, il s’était dit qu’il n’aurait jamais dû la rencontrer à cause du souci permanent qu’il se faisait pour elle. Mais durant les heures tranquilles de la nuit, seul dans son lit, il repensait aux moments d’amour qu’ils avaient partagés. Mais il ne devait jamais la revoir vivante. Les Tleilaxu déclenchèrent une répression soudaine et impitoyable qui dépassa toutes les exactions qu’ils avaient pu commettre sur Ix. Ils exécutèrent des milliers de travailleurs sur de simples soupçons et rétablirent le règne de la terreur. Bientôt, il devint évident que les usurpateurs n’hésiteraient pas devant un génocide qui leur permettrait de faire déferler sur Ix leurs gholas, leurs Danseurs-Visages… Qui bon leur semblait. Les derniers segments de la rébellion ixienne seraient bientôt effacés. Depuis six mois, C’tair avait été dans l’incapacité de frapper. Il n’avait réchappé d’une embuscade de Sardaukar qu’en brandissant par surprise un pistolet à aiguille. Il craignait maintenant que les Tleilaxu ne l’identifient par ses empreintes ou son code génétique. Depuis qu’il avait réussi l’opération de projection sur le ciel de la cité souterraine, les communications avec l’extérieur avaient été de nouveau interrompues. Les messages ne passaient plus et les observateurs hors-monde n’étaient plus tolérés. Tous les équipages des vaisseaux indépendants avaient été interdits d’accès de même que les commandants de bord. Désormais, C’tair ne pouvait plus faire passer de message à Rhombur. Ix n’était plus qu’un monde-cellule obscur qui exportait ses produits technologiques pour le seul bénéfice des clients de la Compagnie des Honnêtes Ober Marchands. Coupé encore une fois de l’univers, il ne pouvait plus se trouver d’alliés, ni dérober le matériel qui lui était nécessaire. Il n’y avait plus dans sa nouvelle tanière que quelques composants qu’il pourrait utiliser une ou deux fois sur son transmetteur togo. Il allait lancer un dernier appel désespéré à son frère Navigateur. Il avait besoin de son aide. Il voulait au moins que quelqu’un sache ce qui se passait sur Ix. Comme jadis. Il devait émettre son message et trouver quelqu’un qui l’entende. En dépit de son enthousiasme, Rhombur n’en avait pas fait assez. Et D’murr, avec ses talents étranges de Navigateur, pourrait sans doute localiser le Comte Dominic Vernius d’Ix, depuis si longtemps disparu. Ses vêtements puaient la sueur et la graisse de machine. Et il n’avait pas pris un repas décent depuis longtemps. Pas plus qu’il ne s’était vraiment reposé. Il se blottit dans le fond d’un container blindé rempli de caisses de chronomètres ixiens qui pouvaient donner l’heure des dizaines de milliers de mondes de l’Imperium. Ils avaient été expédiés pour revérification et attendaient depuis sous la poussière. Les Tleilaxu méprisaient les jouets technologiques frivoles. Sous la clarté terne d’un mini-brilleur, il entreprit de rassembler les composants de son transmetteur rogo. Il se sentait glacé, non pas parce qu’il redoutait d’être repéré par les Tleilaxu, mais parce que le rogo risquait de ne plus fonctionner. Il ne l’avait pas utilisé depuis un an et il arrivait à bout de son dernier jeu de tiges de cristaux de silice. Il les introduisit dans les trous de connexion en essuyant une goutte de sueur sous ses boucles. Le vieux transmetteur avait été réparé plusieurs fois déjà et à chaque fois les circuits que C’tair avait bricolés s’usaient un peu plus. Et se brouillaient comme ses idées. Dans leur jeunesse, D’murr et lui avaient eu des rapports parfaits de jumeaux : ils achevaient la phrase de l’autre, ils savaient où regardait l’autre et souvent ce qu’il pensait. Parfois, il leur était arrivé de se dire que cette empathie était trop forte et devenait insupportable. Et puis, D’murr était devenu Navigateur, et ils avaient été séparés par les golfes de l’espace autant que par ceux de l’esprit. C’tair avait lutté pour maintenir un lien fragile entre eux par le rogo : le transmetteur n’avait pas son équivalent dans l’univers et il pouvait leur permettre d’entrer en contact spirituellement. Mais au fil des années, les défaillances s’étaient accélérées et la machine miraculeuse était sur le point de succomber… tout comme C’tair. Il mit la dernière tige en place et activa l’appareil. Il espérait que les parois du container le protégeraient des scanners Tleilaxu. Le Commandeur Garon et ses Sardaukar devaient le chercher dans toute la cité, comme tous les autres rebelles. Ils se rapprochaient d’instant en instant. Il enduisit les contacts de gel avant de les coller sur ses tempes. Et il chercha le contact avec D’murr dans le schéma mental qui leur avait autrefois permis de communiquer et de se fondre l’un dans l’autre. Ils étaient nés jumeaux, mais D’murr, en devenant Navigateur avait été transformé à un degré tel qu’ils ne se ressemblaient plus du tout, comme s’ils appartenaient à deux espèces différentes. Il sentit un attouchement au tréfonds de sa conscience. Un sentiment d’identification flou et lent. — D’murr, il faut que tu m’écoutes. Tu dois entendre ce que j’ai à te dire. Au centre de ses pensées, une image se formait : celle de son frère. Il retrouvait ses grands yeux, ses cheveux noirs, son nez retroussé et son sourire gentil. Tel qu’il l’avait connu au temps du Grand Palais d’Ix, lorsqu’ils flirtaient avec Kailea Vernius. Mais, derrière cette image familière et tendre, il entrevit un autre frère : un être difforme, une projection tordue de son frère, avec un crâne hypertrophié et des membres réduits à l’état de moignons. Un être différent qui évoluait comme un batracien dans une cuve de Mélange. Il revint au premier plan, à l’image de son frère jumeau encore humain, qu’il fût réel ou non. — D’murr, il se pourrait que nous nous parlions pour la dernière fois. Il brûlait de lui demander des nouvelles de l’Imperium, de leur père exilé sur Kaitain. Il s’était dit que l’Ambassadeur pourrait peut-être leur apporter un soutien, des renforts, mais après toutes ces années, sa cause était pathétique, et sans doute déjà perdue. Il n’avait pas le temps de bavarder. Il devait lui faire connaître la situation dramatique des Ixiens. D’murrr, au travers des connexions de la Guilde, était son dernier lien ténu avec le cosmos. Il décrivit frénétiquement les exactions des Tleilaxu, les horreurs commises par les fanatiques et les Sardaukar. — Tu dois m’aider, D’murr. Trouve quelqu’un qui puisse plaider notre cause devant le Landsraad. Essaie de localiser Dominic Vernius : il est sans doute la seule chance qui nous reste. Si tu te souviens de moi, si tu te souviens de ta famille et de tes amis – de tous les tiens, alors aide-nous. Tu es notre dernier et unique espoir. Son esprit était très loin, quelque part entre les sentiers multiples de l’espace plissé. Mais ses yeux, dans la réalité de son refuge, virent la fumée qui montait du transmetteur rogo. Les tiges de silicium vibraient et craquaient. — Je t’en prie, D’murr ! Quelques secondes plus tard, les tiges éclatèrent dans un jaillissement d’étincelles et C’tair arracha les connexions de ses tempes. Il plaqua la main sur sa bouche pour étouffer un cri de douleur. Les larmes lui vinrent aux yeux. Il palpa son nez et ses oreilles et sentit le sang gluant de ses sinus. Un sanglot le secoua et il se mordit cruellement les phalanges, mais la souffrance ne reflua qu’après un temps. Plus tard, il essuya le sang de son visage tout en regardant le transmetteur calciné. Il se redressa et attendit que les élancements de souffrance s’éteignent dans son crâne. Il avait perdu le rogo mais il souriait : il était certain d’avoir réussi à faire passer son message, cette fois. L’avenir d’Ix dépendait maintenant de ce que D’murr allait faire de ses informations. 65 Sous chaque monde – sous la terre, les strates de rochers, les sédiments – vous trouverez toujours la mémoire de la planète, le compte rendu de son existence, ses souvenirs écologiques. Pardot KYNES, Un Alphabet d’Arrakis. En formation serrée, les vaisseaux-prisons impériaux tombèrent de la cale du Long-courrier et descendirent vers la planète purulente comme un convoi funèbre. Même depuis l’espace, Salusa Secundus était un monde gangrené, couvert de cicatrices noirâtres sous un linceul de nuages lacérés. Si l’on en croyait la presse, les bagnards de Salusa connaissaient un taux de mortalité de soixante pour cent en une seule année standard. Après le débarquement des prisonniers, l’équipage du Long-courrier maintint les baies ouvertes pour l’éjection d’une vieille frégate usée par l’espace et deux vaisseaux rapides sans marquage. Ne laissant derrière eux aucune trace de leur passage, Dominic Vernius et ses hommes plongèrent vers la planète en s’insinuant dans un créneau abandonné du réseau de surveillance. Liet était rivé au hublot de crisplass froid, écarquillant les yeux comme un enfant Fremen chevauchant pour la première fois un ver géant. Salusa Secundus ! Le ciel d’un orangé malsain était strié de nuages blêmes sous le soleil de midi. Des éclairs zébraient la haute atmosphère comme si des titans invisibles se battaient avec des épées électriques. La frégate de Dominic Vernius et son escorte survolaient les territoires désolés et fissurés, les plaines vitrifiées étincelantes comme des lacs gelés, les flaques de granit fondu. Des siècles s’étaient écoulés depuis la catastrophe, mais de rares traces d’herbe brunâtre apparaissaient dans le chaos minéral qui avait enseveli des millions de vies. Liet comprenait pourquoi son père avait été tellement bouleversé par ce monde abandonné qui ne redeviendrait jamais une vraie planète. Une plainte sourde monta de sa gorge et Dominic Vernius le regarda avec une expression curieuse. Liet lui expliqua : — Dans les temps anciens, le peuple Zensunni – les Fremen – a été retenu ici en esclavage pendant neuf générations. Certains disent qu’on voit encore leur sang sur le sol et que le vent porte leurs cris. Les épaules du Comte Vernius s’affaissèrent. — Weichih, Salusa a enduré plus que son dû. Ils approchaient de ce qui subsistait d’une cité qui avait dû être vaste autrefois et qui n’offrait plus au regard que des moignons de bâtiments de marbre laiteux balafrés de suie, des colonnes brisées. Dans les collines pelées, une muraille relativement récente entourait des structures à peu près intactes, les restes d’une ville abandonnée qui avait échappé à l’annihilation. — Ce mur a été construit pour les prisonniers, expliqua Dominic Vernius. Mais quand il s’est effondré et que tous se sont enfuis, les fonctionnaires ont comblé la brèche. Ils se sont installés à l’intérieur et s’y sentent plus en sécurité qu’ailleurs. (Il eut un rire méprisant.) Quand les prisonniers réalisèrent qu’ils seraient mieux dans un endroit où on leur donnait au moins des vêtements et de quoi manger, ils essayèrent de regagner la prison. Aujourd’hui, les plus coriaces ont appris à survivre ici. Les autres sont morts. Les Corrinos ont importé des animaux dangereux : des tigres Laza, des taureaux saluséens… rien que pour s’occuper des survivants. Les prisonniers sont tout simplement abandonnés au sol. Personne ne craint qu’ils ne s’évadent de là. Liet scrutait le paysage avec l’œil du planétologiste, essayant de se rappeler toutes les leçons de son père. — Il doit y avoir de l’humidité potentielle en quantité suffisante. On pourrait faire pousser des plantes de couverture, des prairies, élever du bétail. Changer cet endroit. — Ces maudits Corrinos ne le permettraient pas, fit Dominic, l’air sombre. Ils aiment que cela reste ainsi, une vitrine du châtiment qui attend tous ceux qui osent défier l’Imperium. Dès que les prisonniers débarquent ici, un jeu cruel commence. L’Empereur se plaît à voir qui se durcit, qui survit le plus longtemps. Dans son Palais, les courtisans jouent de l’argent sur la survie des prisonniers connus. — Mon père ne m’a jamais dit cela. Pourtant, il y a vécu des années quand il était plus jeune. Dominic Vernius eut un sourire triste, mais son regard restait dur. — Qui que soit ton père, mon garçon, il ne saurait tout connaître. La frégate survola un lit de cailloutis à l’extérieur de la cité et se dirigea droit sur un hangar dont la toiture s’était affaissée sous un amas de poutrelles rouillées. — En tant que Comte d’Ix, je préfère le sous-sol, plaisanta-t-il. Au moins, on n’a pas à s’y inquiéter des tempêtes de l’aurore. — Mon père m’a parlé aussi des tempêtes de l’aurore. Le vaisseau s’engagea dans un tunnel profond avant de déboucher dans un hangar qui était une caverne aux proportions dantesques. — C’était autrefois un entrepôt impérial, expliqua Dominic Vernius. Spécialement construit et renforcé pour des stockages prolongés. Il alluma les projecteurs de poursuite de la frégate qui dardèrent deux fuseaux d’ambre dans un nuage de poussière. Les deux vaisseaux d’escorte se posèrent les premiers. Des hommes surgirent des locaux du hangar pour commencer l’arrimage. Ensuite, le déchargement commença. Les pilotes de l’escorte attendaient leur chef au bas de la coupée. Liet suivit Dominic Vernius en reniflant. Il se sentait comme nu sans son distille et ses embouts de respiration. L’air était sec avec une senteur de choses brûlées, d’ozone et de solvants. Il regretta aussitôt l’odeur minérale de la roche sous les feux du soleil, les remugles du sietch. Autour de lui, les parois étaient revêtues de feuilles de métal ou de pierre artificielle. Un personnage musclé apparut sur la rampe qui encerclait la zone d’atterrissage. Il sauta vers le sol avec l’agilité d’un fauve en dépit de son corps noueux et courtaud. Une balafre rouge laissée par une lanière de shigavrille partageait son visage carré, et ses cheveux blonds avaient un pli anormal au-dessus de son sourcil gauche. Liet eut le sentiment qu’il avait été démantelé et remonté à la va-vite. — Gurney Halleck ! lança Vernius d’une voix qui résonna à tous les échos. Viens saluer notre nouveau camarade, un Fremen né et élevé parmi les Fremen. Le personnage eut un sourire de loup en s’approchant avec une rapidité surprenante. Il faillit broyer la main de Liet dans sa paume énorme. Et il récita ensuite un passage de la Bible Catholique Orange : « Accueille tous ceux que tu pourrais avoir comme amis, et souhaite-leur la bienvenue avec ton cœur comme avec tes mains. » Liet lui répondit de son mieux en ancien langage chakobsa. — Gurney nous est arrivé de Giedi Prime, expliqua Dominic Vernius. Il s’est embarqué clandestinement dans une cargaison destinée à mon vieil ami le Duc Leto Atréides. Puis, sur Hagal, il a erré entre les centres de distribution et les ports d’embarquement, jusqu’à ce qu’il tombe sur les camarades qu’il lui fallait. Gurney haussa les épaules. Il était trempé de sueur, les vêtements en désordre : il venait d’achever sa leçon d’escrime. — Par tous les enfers, je dois dire que je me suis caché pas mal de temps jusqu’à ce que je tombe sur ces bandits… Là, j’avais touché le fond. Liet prit un air soupçonneux : il n’était guère habitué aux plaisanteries. — Vous venez de Giedi Prime ? Le monde des Harkonnens ? (Ses doigts caressaient déjà son krys.) J’ai tué une bonne centaine de ces démons. Gurney avait surpris son geste et riva son regard dans celui du jeune Fremen. — En ce cas, nous allons être d’excellents amis. Liet se retrouva avec ses nouveaux compagnons dans le grand réfectoire de la base. Il écouta leurs bavardages, leurs anecdotes, leurs histoires plus ou moins vraies, leurs mensonges héroïques et rit à certaines de leurs plaisanteries. Ils ouvrirent des flacons d’alcool d’un millésime ancien et firent circuler les verres. — Un cognac impérial, mon garçon, fit Gurney en présentant le liquide ambré à Liet qui eut quelque mal à absorber l’alcool épais. Ça vient de la réserve personnelle de Shaddam, et ça vaut dix fois son poids en Mélange. (Il lui fit un clin d’œil.) On a fait un petit échange sur Kirana : les petites gourmandises de l’Empereur contre nos bouteilles de vinaigre de putois. Je pense que nous n’allons pas tarder à en entendre parler. À cet instant, Dominic Vernius fit son entrée dans la salle. Il portait un pourpoint de soie merh beige ourlé de fourrure de baleine. Des images holos de sa femme disparue flottaient autour de lui. Liet se plaisait dans la base souterraine. C’était presque comme un sietch, mais il était impatient d’aller à l’extérieur, d’explorer le paysage saluséen comme son père. Néanmoins, il avait promis de faire appel à ses talents de Fremen pour cacher un peu mieux la base aux yeux des observateurs extérieurs – même s’il s’accordait avec Dominic Vernius sur le fait qu’il y avait peu de chances qu’on les trouve ici. Car personne ne venait jamais sur Salusa Secundus de son plein gré. Tout un mur de la salle était occupé par une carte vieille de plusieurs siècles qui montrait Salusa Secundus dans ses jours de gloire, quand elle était la capitale d’un empire interstellaire. Les itinéraires étaient indiqués par des points d’or, les palais et les cités par des pierres précieuses. Quant aux pôles, ils étaient en opale et les mers avaient été découpées dans le plus rare des bois bleus d’elacca. Dominic prétendait, puisant dans son imagination richissime plutôt que dans toute preuve officielle, que cette carte avait appartenu au légendaire Prince Raphaël Corrino, l’homme d’État philosophe qui avait vécu des milliers d’années avant son époque. Dominic ajoutait qu’il était soulagé que Raphaël, « Le seul Corrino valable de toute la bande », n’ait pas vécu assez longtemps pour voir ce qu’il était advenu de sa capitale bien-aimée. De toutes les architectures de rêve, de tous les jours heureux, de toutes les visions d’un avenir de splendeur, qui avaient été effacés dans le brasier atomique. Gurney Halleck empoigna sa balisette et se lança dans un chant de regret que Liet écouta, subjugué par les paroles sensibles et envoûtantes qui évoquaient pour lui des images de gens et de lieux disparus : Ô, je me souviens des jours anciens, des étés, Et le doux nectar revient sur mes lèvres usées, Avec son goût oublié, retrouvé… Les sourires, les baisers, le plaisir, L’espoir, l’innocence et le désir. Mais je ne vois plus que des voiles et des pleurs, Des choses obscures noyées dans les profondeurs. La souffrance, le labeur et la désespérance. Sois sage, mon ami, porte ton regard ailleurs, Quitte la nuit, va vers la lumière et danse. Chacun avait interprété la ballade selon son humeur, et Liet surprit des larmes dans les yeux de Dominic Vernius quand il se tourna vers les portraits solido de son épouse disparue. Il fut troublé devant cette émotion à nu que les Fremen ne manifestaient que rarement. Mais Dominic essayait de se concentrer sur la carte. — Quelque part dans les archives impériales, on doit pouvoir trouver dans la poussière le nom de cette famille renégate qui s’est servie des atomiques pour ravager tout ce continent. Liet frémit. — À quoi pensaient-ils ? Pourquoi des humains, même renégats, feraient-ils une chose pareille ? — Ils ont fait ce qu’ils devaient faire, Weichih ! aboya Jodham en passant un doigt sur la cicatrice de son sourcil. Nous ne pouvons connaître le prix de leur désespoir. Vernius s’affaissa un peu plus dans son fauteuil. — Certains Corrinos en réchappèrent. Maudits soient-ils et tous leurs descendants ! L’Empereur Driksar III décida d’installer la capitale de l’Imperium sur Kaitain… et tout continua. Les Corrinos redevinrent prospères. Et ils prirent un plaisir ironique à faire de cet enfer qu’était désormais Salusa Secundus leur bagne planétaire privé. Tous les membres de la famille renégate furent rattrapés et ramenés ici pour y mourir dans des souffrances atroces. Asuyo acquiesça d’un air grave. — On dit que leurs fantômes hantent encore ce monde, non ?… Troublé, Liet comprit que le Comte Vernius se retrouvait un peu dans cette famille de renégats désespérés dont on avait oublié jusqu’au nom. Même s’il semblait d’une nature forte, le Comte cachait des peines profondes. Il avait perdu son épouse, son peuple était foulé aux pieds et ses deux enfants étaient en exil sur Caladan. — Ces renégats, dit enfin Vernius avec une étrange lueur dans le regard, ils n’ont pas vraiment réussi leur vengeance. Moi, je me montrerai plus méthodique. 66 Un Duc doit toujours garder le contrôle de sa maisonnée, car s’il ne sait pas gouverner ses proches, il ne peut espérer régner sur une planète. Duc Paulus ATRÉIDES. C’était peu après le déjeuner. Leto, sur le tapis de la salle de jeux, faisait sauter Victor sur ses genoux. L’enfant avait quatre ans et demi, il avait considérablement grandi, mais il riait toujours avec ravissement quand son père jouait avec lui. La journée était superbe et le ciel bleu de Caladan n’était visité que par de petits nuages qui voguaient vers l’horizon de jade de la mer. Kailea apparut sur le seuil. — Leto, il est trop grand pour cela, vous savez. Cessez de le traiter comme un bébé. — Victor n’a pas l’air d’accord. Il fit sauter son fils encore plus haut et Victor gloussa d’excitation. Depuis six mois que les murs de l’appartement étaient revêtus d’obsidienne bleue, ses rapports avec Kailea s’étaient détendus. Pour Kailea, le salon et les chambres privées de la tour avaient l’éclat du Grand Palais. Mais, récemment, elle était redevenue maussade, lui reprochant le temps qu’il passait avec Jessica. Elle consultait trop souvent Chiara. Pour lui, ses plaintes et ses reproches étaient devenus comme une averse de printemps : il ne s’en souciait guère. Par contraste, Jessica ne lui demandait rien. Sa tendresse et ses suggestions occasionnelles lui donnaient une force nouvelle et il accomplissait ses devoirs de Duc avec chaleur et justesse. Dans l’intérêt de Kailea mais surtout de Victor, il ne voulait pas que les troubles de leur couple ternissent sa réputation auprès des gens de Caladan. Ils aimaient leur Duc et il entendait maintenir l’illusion que la vie au Castel était un conte de fées. Tout comme le Vieux Duc l’avait fait pour Helena. Paulus appelait cela de la « politique de chambre à coucher », le fléau de tous les leaders de l’Imperium. — Mais pourquoi donc fais-je l’effort de vous parler, Leto ? fit Kailea, toujours plantée sur le seuil de la salle de jeux. C’est comme si je m’adressais à une pierre ! Leto cessa de jouer avec son fils et tourna vers elle un regard dur avant de répliquer d’un ton neutre : — Je n’avais pas réalisé que vous aviez fait un tel effort. Kailea jura à mi-voix et s’éloigna dans le couloir. Leto ne réagit pas. Elle aperçut alors son frère qui marchait à quelques mètres devant elle, une balisette sur l’épaule, et elle pressa le pas pour le rattraper. Mais en la voyant, il secoua la tête et leva la main pour prévenir le flot de plaintes qu’elle n’allait pas manquer de déverser. — Qu’y a-t-il donc encore, Kailea ? (Il effleura une corde de la balisette. Thufir Hawat continuait de lui donner régulièrement des cours pour maîtriser son instrument.) Tu as une nouvelle raison d’être en colère, ou bien est-ce un sujet dont tu m’as déjà entretenu ? Elle fut décontenancée. — C’est une façon d’accueillir sa sœur ? Il y a des jours que tu m’évites. Ses yeux émeraude flamboyaient. — Parce que tu ne sais qu’une chose : te plaindre. Leto ne veut pas t’épouser… Il joue trop brutalement avec Victor… Et puis il passe trop de temps avec Jessica… Il devrait t’emmener plus souvent sur Kaitain… Il ne sait pas nouer sa serviette à table. J’en ai assez d’essayer de jouer les médiateurs. (Il secoua la tête.) Et par-dessus tout, il semble que tu t’irrites du fait que je sois absolument heureux avec Tessia. Cesse donc d’en vouloir à tout le monde, Kailea, c’est toi qui es responsable de ton bonheur. — J’ai perdu beaucoup trop de choses dans ma vie pour être heureuse. Rhombur semblait irrité et non plus optimiste comme à son habitude. — Tu es vraiment égoïste au point de ne pas comprendre que j’ai perdu autant que toi ? Mais je ne me laisse pas ronger constamment par cette idée, moi. — Pourtant nous n’avions pas à tout perdre. Tu peux faire plus encore pour la Maison Vernius. Je suis heureuse que nos parents ne soient plus là pour voir ça. Tu fais un Prince bien pitoyable, Rhombur. — Là, tu parles un peu comme Tessia, même si elle le dit d’une manière moins blessante. Elle se tut en voyant Jessica surgir d’un couloir latéral et se diriger vers la salle de jeux. Elle lui décocha un regard venimeux, mais Jessica répondit par un sourire aimable. Elle referma la porte sur elle sans un mot. Kailea revint à son frère et fit d’un ton sec : — Mon fils Victor est l’avenir et l’espoir de la Maison Atréides, mais tu es incapable de comprendre un fait aussi simple. Rhombur secoua la tête d’un air attristé. — J’essaie de me montrer agréable avec elle, expliqua Jessica, mais en vain. Elle m’adresse à peine la parole et elle me regarde comme… — Ne recommençons pas, soupira Leto. Je sais que Kailea fait du tort à ma famille, mais je n’ai pas le courage de la congédier. (Il s’assit sur le tapis près de son fils qui jouait avec ses ornithoptères et ses monocars.) S’il n’y avait pas Victor… — Chiara passe son temps à lui murmurer à l’oreille. Et le résultat est évident. Kailea est comme un baril de poudre. Il n’y a qu’à mettre le feu à la mèche. Leto la regarda en levant un orni modèle réduit. — Voilà que vous vous montrez méprisante à votre tour, Jessica. Vous me décevez. (Ses traits se durcirent.) Ce ne sont pas les concubines qui dirigent cette Maison. Il fut surpris de voir une Bene Gesserit blêmir. Le sang avait brusquement reflué de son adorable visage. — Mon Seigneur, je… je ne l’entendais pas ainsi. Je suis désolée. Elle s’inclina et se retira en hâte. Leto le regarda jouer sans le voir, puis revint à son fils. Il était totalement désemparé. Quelques instants plus tard, se faufilant dans l’ombre, Jessica observa Kailea. Dans le hall, elle s’entretenait en chuchotant avec Swain Goire, le capitaine de la garde chargé de veiller sur Victor. La loyauté de Goire et son dévouement n’avaient jamais fait de doute. Il paraissait gêné de cette soudaine attention de la concubine ducale. Comme par inadvertance, elle approcha ses seins de son bras, mais il recula. On avait enseigné à Jessica les complexités de la nature humaine, et elle s’étonna seulement que Kailea ait mis aussi longtemps à essayer cette vengeance mesquine contre Leto. Deux nuits plus tard, échappant à la vigilance de Thufir Hawat, Kailea se glissa silencieusement dans la chambre du fringant capitaine. 67 Nous créons notre propre avenir par nos croyances, qui contrôlent nos actes. Une croyance suffisamment forte, une conviction assez puissante peuvent tout permettre. C’est ainsi que nous créons notre réalité, y compris nos dieux. Révérende Mère RAMALLO, Sayyadina des Fremen. Sur cette nouvelle île de Ginaz, la salle d’exercice des Maîtres d’Escrime était d’une telle splendeur qu’elle aurait pu se trouver dans une des Maisons Majeures du Landsraad, voire dans le Palais Impérial de Kaitain. Duncan Idaho s’avança à pas comptés sur le parquet de lames claires et sombres de bois poli à la main, émerveillé. Une dizaine d’images de lui-même le regardaient dans les miroirs qui allaient du sol au plafond dans des cadres de torsades d’or. Cela lui rappelait Castel Caladan, qu’il avait quitté sept ans auparavant, et les séances de rude entraînement avec Thufir Hawat, dans le hall des Atréides. De grands cyprès échevelés, battus par les vents, entouraient le bâtiment sur trois côtés, le quatrième se dressant au-dessus d’une plage de rochers. Il était en contraste absolu avec les baraquements dénudés des élèves. Ici, c’était le Maître Whitmore Bludd qui commandait. Bludd était chauve avec une tache de vin sur le front. Duncan se dit que Mord Cour aurait bien ri devant le luxe des lieux. Whitmore Bludd était un duelliste chevronné mais prétentieux, qui se considérait comme un noble et aimait à s’entourer de choses précieuses, même ou plus particulièrement sur cette île désolée de Ginaz. Il avait hérité d’une fortune familiale inépuisable et avait payé sur ses fonds personnels la décoration des lieux pour qu’ils soient l’endroit le plus « civilisé » de tout l’archipel. Duncan se retrouva bientôt avec tous les autres. La salle résonnait d’échos, elle sentait le citron et l’huile de carnauba, et les miroirs renvoyaient leurs reflets vers les grands lustres du plafond. Cet apparat lui paraissait bien étranger. Des portraits austères de membres de la famille Bludd étaient alignés sur les murs et la cheminée massive digne d’un pavillon de chasse impérial montait jusqu’au plafond. Des épées et des poignards brillaient sur les râteliers de l’armurerie. On aurait pu s’attendre à découvrir une escouade de domestiques, mais Duncan, en dehors de Bludd lui-même, ne vit que quelques assistants et ses camarades de promotion. Quand il considéra que les élèves avaient eu largement le temps de s’étonner et de se poser des questions, Bludd s’avança en pantalon bouffant lavande serré aux genoux, hauts-de-chausse gris et bottillons noirs. La boucle de son ceinturon était large comme sa main et sa chemise avait un col haut, de longues manches à soufflet et des poignets de dentelle. — Messieurs, je vais vous enseigner l’art du bretteur, déclara-t-il. Plus question d’inepties brutales avec des boucliers, des packs énergétiques et des dagues kindjal. Non, certainement plus, je le proclame bien haut ! (Il dégaina une lame fine comme un fouet, de section triangulaire, avec une garde en forme de clochette qu’il fit siffler dans les gestes en quelques passes vives : une rapière.) L’escrime est le sport – ou plutôt l’art – par excellence pour l’homme d’épée. Une danse des réflexes, ceux du corps comme ceux de l’esprit. Il remit son épée au fourreau et ordonna à tous les étudiants de passer un costume archaïque de mousquetaire, avec boutons incrustés, poignets de dentelle, culottes bouffantes : « L’unique manière de rehausser encore la beauté de l’art du bretteur », selon lui. Duncan avait depuis longtemps appris à ne jamais hésiter à suivre les instructions. Il enfila donc des bottes de cuir souple à éperons, passa un pourpoint de velours bleu à col de dentelle volumineux avec des manches pareilles à des ballons. Le chapeau bravache à larges bords était décoré d’une plume de paon de Parella piquée dans sa bande. Lui et Hiih Resser prirent la pose en se regardant, amusés. Ils avaient plus l’impression de se préparer pour un bal masqué que pour une séance d’escrime. — Vous allez apprendre à vous battre en duel avec grâce et finesse, messieurs, reprit Bludd en marchant de long en large, visiblement ravi de les voir aussi élégants. Vous comprendrez l’aspect artistique du maniement de la rapière. Chacune de vos passes, de vos parades, de vos bottes doit être une œuvre d’art. Il ne vous reste qu’une année de cours et vous estimez que vous en savez suffisamment pour vous élever au-dessus des assauts primitifs et des bagarres vulgaires ? Non, nous ne nous abaisserons pas jusqu’à la barbarie, ici. Dans le soleil du matin qui filtrait par les hautes fenêtres, Duncan inspecta ses boutons d’étain brillant et se trouva un peu ridicule. Ils furent bientôt tous alignés et Whitmore Bludd les passa en inspection en émettant des soupirs d’affliction, rectifiant les plis, grommelant devant des boutons de manchettes mal fermés avec une gravité surprenante. — L’escrime telle que le pratiquaient les mousquetaires du lointain passé de la Vieille Terre, voilà ce que je vais vous apprendre. Mais le fait de connaître les passes et les figures ne signifie pas que vous avez compris le style. Aujourd’hui, vous allez vous battre les uns contre les autres avec la grâce et le panache que cela exige. Vos rapières ne sont pas épointées et vous ne porterez aucun masque de protection. Il montra les râteliers et les étudiants se précipitèrent pour choisir leur arme. Toutes les épées étaient identiques, longues de quatre-vingt-dix centimètres, flexibles et pointues. Duncan aurait préféré l’épée du Vieux Duc, mais cette arme prestigieuse était destinée à un autre genre de combat. Bludd, avec un reniflement sonore, fouetta l’air de sa rapière pour requérir leur attention. — Vous allez y mettre tout votre talent – mais j’insiste pour qu’il n’y ait pas de sang versé, pas de blessure. Pas même une estafilade, non ! Et, bien entendu, aucune déchirure dans vos vêtements. Apprenez l’attaque parfaite, la défense parfaite. On se fend, on pare, on riposte. On maîtrise la pratique. Chacun d’entre vous est responsable de ses collègues. (Le regard de glace de Whitmore Bludd courut sur les rangs et la tache sur son front parut s’assombrir.) Tout homme qui me décevra, qui sera cause d’une blessure ou sera lui-même blessé se verra disqualifié pour la prochaine phase des compétitions. Duncan se concentra sur le challenge, inspirant profondément, calmement. — Ceci, messieurs, est destiné à mettre à l’épreuve votre sens artistique, en paraissant glisser sur le parquet. C’est la danse gracieuse et délicate du combat individuel. Le but est de marquer les touchés réussis sans percer la tenue de votre adversaire. Le Maître en falbalas assura son grand chapeau sur son crâne et indiqua à tous les rectangles de duel marqués sur les lames scintillantes. — Messieurs, soyez prêts à vous battre ! Duncan vint facilement à bout de ses trois premiers adversaires, mais le quatrième, Iss Opru – un habile styliste d’Al-Dhanab –, se révéla plus difficile. Mais, en dépit de sa souplesse, il avait un point faible dans ses attaques et Duncan l’emporta d’un petit point. Dans le rectangle voisin, un étudiant venait de tomber à genoux, blessé au flanc. Les assistants l’évacuèrent sur un brancard. Son adversaire, un Kiranien aux longs cheveux, attendait sa punition, l’air sombre, les yeux fixés sur son épée tachée de sang. Whitmore Bludd la lui arracha et l’abattit comme un fouet sur son dos. — Vous êtes tous les deux la honte de cette classe – lui parce qu’il s’est laissé blesser, et vous parce que vous n’avez pas su contrôler votre attaque. Sans protester, le Kiranien se laissa tomber sur le banc des vaincus. Deux serviteurs en livrée – les premiers que Duncan voyait sur Ginaz – se précipitèrent pour nettoyer le parquet pour le duel suivant. Duncan Idaho, en compagnie de Resser et de quelques autres finalistes, se détendait en haletant dans l’attente du prochain tournoi. Ils détestaient leur costume extravagant, mais au moins il était encore intact. — Idaho et Resser, par ici ! Eddin et al-Kaba, là-bas ! clama Bludd en désignant les rectangles de combat. Docilement, ils se mirent en position. Resser observa Duncan essayant de le voir comme un adversaire et non comme un camarade. Duncan s’accroupit pour s’assouplir les genoux, puis se pencha en avant, le bras à peine déployé, pointa son épée sur Resser et la retira avec un bref salut. Resser l’imita. Ils étaient de valeur égale et s’étaient affrontés souvent, mais avec des armes différentes et des tenues de protection efficaces. La mobilité de Duncan compensait l’avantage de taille et l’allonge Resser. Mais là, ils allaient obéir aux règles de Bludd, ils ne devaient infliger ni recevoir aucune blessure et encore moins endommager leurs costumes aussi anachroniques que coûteux. — En garde ! ordonna Bludd en levant son épée, les yeux pétillants. Resser attaqua le premier. Il se fendit et Duncan para en déviant la lame de son adversaire dans un tintement musical. Puis il riposta avec précision et Resser para avec grâce. Déjà, ils étaient en sueur, gênés par leurs chapeaux, dansant sur les lames du parquet, attentifs, haletants. Jusque-là, Resser n’avait porté aucune botte inattendue, fidèle à sa tactique. Duncan comptait sur cette régularité pour le vaincre. Comme s’il venait de deviner les pensées de son ami, le rouquin de Grumman se mit à l’attaquer avec une fureur toute guerrière, le toucha une fois, puis deux, attentif à ne pas le blesser, sachant bien que Duncan allait lui opposer une défense parfaite. Duncan n’avait jamais vu une telle énergie chez lui et il eut quelque mal à éviter plusieurs attaques. Il recula, guettant une défaillance. Mais Resser lançait botte après botte, comme s’il était sous l’influence d’un stimulant. Leurs épées claquaient et résonnaient. Duncan ne pouvait détourner les yeux, mais des exclamations, dans le rectangle de duel voisin, lui apprirent que les autres avaient fini. Le regard du Maître d’Escrime pesait sur eux. Resser toucha Duncan, d’abord sur son plastron, puis au front. Il suivait scrupuleusement les règles et marquait point sur point. Il en était déjà à quatre et il ne lui en manquait plus qu’un seul pour gagner le match. Si ç’avait été un duel à mort, c’est moi qui serais mort, songea Duncan. Bludd guettait ses moindres mouvements avec le regard vif d’un rapace. Duncan avait l’impression que ses mouvements se ralentissaient sous la violence des attaques de Resser. Il n’arrivait plus à se battre comme d’habitude. Il jeta un regard à sa rapière et fit appel à toutes les ressources de son corps, à tout ce qu’il avait appris durant ces sept années sur Ginaz. Je me bats pour la Maison des Atréides. Je peux gagner. Resser dansait autour de lui, le ridiculisait, et Duncan ralentit son souffle en même temps que les battements de son cœur. Il pensa : Rassemble tout ton chi. (Il visualisa l’énergie qui coulait dans des canaux précis.) Je dois devenir Maître d’Escrime pour défendre mon Duc – pas pour me distinguer devant mes instructeurs. Le chi monta en lui et il guetta l’instant où il pourrait le libérer. Resser n’attaquait plus. Duncan focalisa son énergie, l’ajusta… Et passa à l’attaque, brouillant la défense de son adversaire en mêlant plusieurs disciplines de combat. Il sauta, tournoya, se servit de sa main libre comme d’une arme. Resser et lui trébuchèrent et sortirent du rectangle. Dès qu’ils y revinrent, Duncan attaqua de nouveau. Il envoya un crochet à son adversaire, lui arrachant son chapeau, puis un direct à l’estomac. Resser, sonné, s’effondra. Duncan envoya promener son épée d’un coup de pied, lui sauta sur la poitrine et pointa sa lame sur sa gorge en criant : Victoire ! — Par tous les dieux inférieurs ! Qu’est-ce que vous faites ? (Bludd le repoussa.) Voyou ! (Il lui arracha son épée et le gifla deux fois.) Ce n’est pas une bagarre de rue, imbécile ! Nous nous battons en duel comme des mousquetaires, aujourd’hui. Vous n’êtes donc qu’un animal ? Duncan se frotta le visage. Pris par le combat, il s’était battu pour sa survie, il avait oublié les obligations d’élégance du Maître. Bludd le gifla encore plusieurs fois, violemment, comme si Duncan l’avait personnellement insulté. Resser, en arrière-plan, répétait : « Ça va, je ne suis pas blessé. Il a gagné, je n’ai pas su me défendre. » Humilié, Duncan recula, mais la rage de Bludd ne diminuait pas. — Vous croyez être le meilleur élève, Idaho ? Mais pour moi, vous n’êtes qu’un raté. Duncan se sentait comme un enfant coincé par un adulte qui l’aurait menacé avec un martinet. Il aurait voulu se défendre, résister à ce personnage ridiculement attifé, mais n’osait pas. Il se souvenait du vindicatif Trin Kronos qui s’était colleté avec le Maître Rivvy Dunari. En vous pliant de vous-même à des restrictions absurdes, vous pouvez être vaincu par n’importe quel adversaire qui aura choisi de les contourner. Son but essentiel était de défendre son Duc contre toute menace, pas de jouer à l’escrimeur en costume d’époque. — Réfléchissez, lui dit Bludd, et expliquez-moi pourquoi vous avez échoué. Allez dire ça aux soldats du camp perdant. Duncan hésitait entre plusieurs solutions. Il ne tenait pas à se faire l’écho de Kronos, même s’il réalisait maintenant qu’il avait été plus sensé qu’il ne l’avait cru dans l’instant. Les règles pouvaient être interprétées différemment selon le but qu’elles servaient. Dans certaines situations, il n’y avait pas de bien ou de mal absolu, mais simplement des points de vue. De toute façon, il savait ce que l’instructeur voulait entendre. — J’ai échoué parce que mon esprit est imparfait. Sa réponse parut surprendre Bludd, qui afficha lentement un sourire hésitant. — Exact, Idaho. Maintenant, allez rejoindre les autres perdants, là-bas. 68 Challenge : Le Temps ? Réponse : Une pierre brillante à multiples facettes. Challenge : Le Temps ? Réponse : Une pierre noire qui ne reflète aucune lumière visible. Sagesse Fremen, extrait du Jeu des Énigmes. Rhombur descendait le sentier en zigzag vers le pied de la falaise, sa balisette en bandoulière, dans la brise de mer. Castel Caladan se dressait au-dessus de lui sous le ciel céruléen où défilaient de grands cumulus mousseux. Il pensait à sa sœur, qui passait son temps à ruminer sombrement dans les tourelles. Il la vit en se retournant : elle l’observait depuis un balcon. Il s’obligea à lui faire signe, mais elle ne répondit pas. Depuis des mois, ils se parlaient à peine. En secouant la tête, il décida de ne pas se tourmenter pour elle : elle demandait trop par rapport à leur condition. Une chaude journée s’annonçait et les mouettes dansaient en montant dans les courants d’air chaud. Rhombur était habillé comme un simple pêcheur, d’une chemise sans manches à rayures bleues et blanches, d’un pantalon de ciré, et avait coiffé une casquette bleue. Pour une fois, Tessia l’avait laissé aller seul pour réfléchir plus sereinement. Pour l’instant, absorbé dans ses sombres pensées à l’égard de Kailea, il descendait marche par marche l’escalier de bois qui accédait à la grève, attentif à ne pas glisser sur les plaques de mousse encore humides. Le sentier avait toujours été traître, même par beau temps, et tout en bas les rochers étaient couverts d’arêtes vives. Leto, tout comme son père avant lui, tenait à ce qu’il reste à l’état de nature et des succulentes jaunes et orangées poussaient en touffes hirsutes dans les crevasses, mêlées à des herbes sauvages et tenaces. Les Atréides le répétaient à l’envi : « La vie d’un chef ne doit pas être trop douce. » Rhombur, plutôt que de discuter de ses soucis avec Tessia, avait préféré passer un petit moment en mer à jouer de la balisette en se laissant dériver. Après avoir franchi une passerelle de planches noires, il descendit la dernière volée de marches jusqu’à l’embarcadère où un bateau à moteur blanc dansait doucement dans le ressac. L’hélice ixienne violette et cuivrée, à la proue, surmontait le nom du bateau : Dominic. Chaque fois qu’il le lisait, il s’imaginait que son père était vivant quelque part dans l’Imperium. Avec le temps, on avait perdu l’espoir de le retrouver au milieu des milliers de mondes. Et jamais il n’avait donné signe de vie. Rhombur posa sa balisette sur les planches. Il remarqua alors qu’un verrou manquait sur un taquet en poupe et alla prendre la boîte à outils dans le cockpit pour le remplacer. Il aimait entretenir seul son bateau et passait des heures parfois à le poncer, à le laquer, à changer des pièces ou à installer de nouveaux circuits électroniques et des accessoires de pêche. C’était très différent de la vie douce qu’il avait connue dans le cocon de la cour d’Ix. Tout en travaillant sur le taquet, il se dit qu’il aurait aimé devenir le leader populaire qu’avait été son père. Mais ses chances de le devenir un jour semblaient compromises. En dépit de ses efforts pour aider les rebelles d’Ix, ils ne s’étaient pas manifestés depuis plus d’un an, et certains de ses envois d’armes et d’explosifs lui étaient revenus sans avoir été réclamés par le destinataire. Les transporteurs spatiaux avaient haussé les épaules d’un air impuissant quand il les avait questionnés. Les contrebandiers les mieux payés n’étaient pas parvenus à introduire le matériel dans la cité-caverne. Nul ne savait ce qui s’y passait. C’tair Pilru, son principal contact avec les résistants, avait sombré dans le silence. Il pouvait être mort, de même que ses camarades rebelles. Il se retourna en entendant un bruit de pas pressés sur les planches et découvrit sa sœur. Elle portait une robe voyante argent et or et ses cheveux étaient maintenus par une pince sertie de rubis. Il remarqua qu’elle avait les jambes égratignées et que le bas de sa robe était taché. — J’ai trébuché, expliqua-t-elle. Elle avait sans doute couru pour tenter de le rattraper. — Tu ne viens pas souvent dans les docks, lui dit-il avec un sourire. Tu aimerais faire un tour en mer avec moi ? Elle secoua la tête et ses bouclettes dansèrent sur ses joues. — Je suis venue m’excuser, Rhombur. Je suis désolée d’avoir été aussi méchante, de t’avoir évité, de ne plus te parler. — Et de me lancer tous ces mauvais regards, ajouta-t-il. Un éclair d’hostilité traversa ses yeux verts, mais elle se radoucit aussitôt. — Oui, je m’excuse aussi pour ça. — Excuses acceptées, fit-il en achevant de serrer l’écrou du taquet avant d’aller ranger les outils. Elle resta sur le débarcadère et dit : — Rhombur… (Il connaissait trop bien ce ton plaintif. Elle avait encore quelque chose à réclamer, bien que son attitude fût totalement innocente.) Toi et Tessia, vous êtes si proches l’un de l’autre – j’aurais aimé avoir les mêmes rapports avec Leto. — Toute relation exige qu’on l’entretienne. Comme ce bateau, tu sais. Avec du soin et pas mal de temps, vous arriverez à réparer les avaries. Une grimace de dépit se dessina sur ses jolies lèvres. — Mais tu ne peux vraiment pas faire quelque chose de plus au sujet de Leto ? Nous ne pourrons pas tenir comme ça éternellement. — Tu veux que je fasse quelque chose de plus ? On dirait que tu veux en fait t’en débarrasser. Elle ne lui répondit pas directement. — Victor devrait être son héritier légitime, et non pas un bâtard sans nom, ni titre ni biens ! Tu dois tenir un discours différent à Leto, il faut essayer autre chose. — Par les enfers vermillon, Kailea ! J’ai tenté de cinquante façons différentes par cinquante chemins et il n’a jamais voulu m’entendre. Cela commence même à créer un fossé entre nous. Il est possible que je perde mon meilleur ami à cause de toi ! — Qu’est-ce que l’amitié quand il s’agit du destin de la Maison Vernius ? La Grande Maison de nos ancêtres ! Ne perds pas de vue ce qui est important, Rhombur. Il avait une expression fermée. Tu as fait de cela un problème, ce qui n’aurait jamais dû être. Toi et toi seule, Kailea. Si tu ne pouvais accepter les limitations que ça impose, pourquoi as-tu consenti à devenir la concubine de Leto ? Vous sembliez si heureux tous les deux, au début. Pourquoi ne vas-tu pas t’excuser auprès de lui ? Et pourquoi ne pas admettre la réalité ? Fais un effort. (Il secoua la tête en regardant d’un air songeur l’anneau d’opaflamme à son doigt.) Je ne veux pas remettre en question les décisions de Leto. Il se peut que je ne sois pas d’accord avec ses motivations, mais je les comprends. Il est le Duc de la Maison des Atréides, et nous devons le respecter et nous incliner devant ses désirs. Kailea avait réussi jusque-là à maîtriser ses sentiments, mais elle prit une attitude de dédain méprisant. — Tu n’es pas un prince. Chiara dit que tu n’es même pas un homme. Elle leva le pied pour écraser la balisette de Rhombur, mais dans sa fureur, elle perdit l’équilibre, lui donna une poussée, et la balisette tomba à l’eau et flotta derrière le bateau. Avec un juron, Rhombur se précipita pour la récupérer tandis que Kailea s’éloignait à grands pas. Tout en séchant son précieux instrument avec une serviette, il regarda Kailea remonter le sentier en courant parfois. Elle trébucha, se redressa et repartit en essayant de garder une allure digne. Il n’est guère étonnant que Leto préfère Jessica, si intelligente et tranquille, songea-t-il. Kailea, autrefois si douce et adorable, était devenue dure et cruelle. Il ne la reconnaissait plus. Il soupira. Je l’aime, mais je ne l’apprécie pas. 69 Il faut un courage solitaire et désespéré pour relever le défi de la sagesse sur laquelle sont fondées la paix sociale et celle de l’esprit. Prince Raphaël CORRINO. De la Défense du Changement Face à la Tradition. Les tours colorées de Corrinth, la capitale de Kaitain, étaient aux yeux d’Abulurd les projections d’un rêve suscité par des hallucinogènes. Il avait grandi sur Giedi Prime, sous la surveillance vigilante de son père Dmitri, au milieu de cités surpeuplées, de lotissements crasseux qui n’existaient que pour l’industrie, non pour la beauté. Tout ici était violemment différent. Sous le ciel perpétuellement bleu, au sommet des constructions vertigineuses, des cerfs-volants multicolores dérivaient dans le vent. Des rubans rutilants se déployaient au-dessus des terrasses en arcs-en-ciel frémissants. Kaitain se préoccupait plus de l’apparence que de la substance, se dit Abulurd. Au bout d’une heure à peine, le soleil éclatant lui donna un violent mal de tête. Il regrettait amèrement le ciel brumeux de Lankiveil, sa brise humide et la douceur des bras d’Emmi. Mais il avait une mission importante à accomplir : aujourd’hui, il devait participer à la session du Conseil du Landsraad. C’était apparemment une simple formalité, mais il était décidé à l’accomplir pour la sauvegarde des siens, de leur enfant. Sa vie en serait à jamais transformée. Il attendait maintenant beaucoup de l’avenir. Il suivit la promenade sous les bannières des Maisons Majeures et Mineures qui ondulaient dans la brise douce. Les grands immeubles lui semblaient plus massifs et impressionnants que les falaises des fjords de Lankiveil. Il avait choisi de revêtir son plus beau manteau de fourrure de baleine décoré de joyaux et d’amulettes calligraphiées. Il était venu sur Kaitain en tant que représentant légal de la Maison Harkonnen pour revendiquer ses droits de gouverneur du sous-district de Rabban-Lankiveil. Il n’avait pas d’escorte ni de courtisans, et les bureaucrates le renvoyaient souvent ou affectaient de ne pas remarquer sa présence. Ils s’affairaient sur des documents de cristal ridulien dans leurs bureaux lumineux ouverts sur les balcons prodigieux de la capitale et, pour eux, le représentant de Lankiveil était invisible. Emmi l’avait accompagné au spatioport et en avait profité pour lui faire répéter tout ce qu’il devrait déclarer. Selon les règles du Landsraad, Abulurd avait toute autorité pour demander audience et présenter son dossier. Les autres nobles jugeraient sans doute sa demande mineure… et même triviale. Mais pour lui, elle était essentielle et il savait qu’il avait attendu trop longtemps. Durant les mois de grossesse d’Emmi, qui avait retrouvé la joie de vivre, ils étaient retournés au manoir, et leur existence avait repris de la couleur. Abulurd subventionnait les petites entreprises et il avait même remis du frai dans la mer afin que les pêcheurs puissent gagner leur vie jusqu’à ce que les baleines Bjondax se décident à revenir dans les eaux du fjord. Cinq mois auparavant, Emmi avait donné le jour à un garçon en parfaite santé. Ils avaient choisi de l’appeler Feyd-Rautha en hommage à son grand-père Onir Rautha-Rabban, le bourgmestre de Bifrost Eyrie que Rabban avait fait assassiner par ses soldats. Quand il prenait l’enfant dans ses bras, il s’émerveillait de son regard vif et intelligent, de la finesse de ses traits, de sa voix déjà profonde et de sa curiosité insatiable. Désormais, c’était son fils, le seul. Lui et Emmi s’étaient mis en quête de la prêtresse bouddhislamique qui avait favorisé cette naissance. Ils voulaient la remercier et lui demander de bénir l’enfant, mais jamais ils l’avaient revu la vieille femme ridée en robes bleues. Si Abulurd se trouvait sur Kaitain, c’était pour que leur fils lit bien plus qu’une bénédiction. Si tout se passait bien, le petit Feyd-Rautha serait promis à un bel avenir non entaché par les crimes que la Maison Harkonnen avait perpétrés tout au long de son histoire. Il grandirait comme un homme bon. Stimulé par cette pensée, Abulurd passa sous l’arche de corail qui marquait le seuil du Hall de l’Oratoire du Landsraad. Il se tenait très droit, impassible et digne. Dès son arrivée, il avait sollicité une audience auprès du scribe impérial, mais il avait refusé de le soudoyer comme le voulait la coutume, et le fonctionnaire n’était parvenu qu’à lui trouver péniblement un créneau dans trois jours, au terme d’une longue session du Landsraad. Il avait attendu patiemment. Il méprisait les fonctionnaires corrompus. Et il détestait les voyages qui l’entraînaient loin de Lankiveil, de sa délicieuse Emmi et des gens du manoir. Mais son statut de noble l’obligeait à certains devoirs qu’il regrettait souvent. Il allait peut-être enfin réussir à changer cela aujourd’hui. C’était dans le Hall de l’Oratoire que se rencontraient les représentants des Maisons Majeures et Mineures, les administrateurs de la CHOM et autres fonctionnaires sans titre nobiliaire. Les affaires de l’Imperium s’y traitaient chaque jour. Abulurd pensait que son intervention n’attirerait guère l’attention sur lui. Il n’avait pas prévenu son demi-frère et savait que le Baron Vladimir serait irrité, mais il n’en traversa pas moins l’immense salle, l’air digne et confiant – tout en étant en vérité plus nerveux qu’il ne l’avait jamais été. Il se disait que, de toute manière, Vladimir devrait accepter les faits. Il s’installa dans la galerie et, en consultant l’agenda, il vit que les entretiens avaient déjà une heure de retard sur le programme. Ce qui était sans doute prévisible. Il attendit donc patiemment, rigide sur son siège de plasspierre, écoutant vaguement les résolutions de routine et les amendements apportés à des lois qu’il ne comprenait pas et dont il ne se souciait guère. Malgré la lumière du soleil qui filtrait à travers les hauts vitraux et les radiateurs qui répandaient une douce chaleur, il émanait du grand hall de pierre une impression d’austérité et de vide. Abulurd, en cet instant, aurait tellement aimé se retrouver chez lui. Quand on appela enfin son nom, il fut arraché à sa rêverie et se hâta vers le podium. Ses genoux tremblaient, mais il se maîtrisait. Les membres du conseil le regardaient approcher depuis leur banc. Ils portaient tous la même toge grise. En jetant un regard derrière lui, Abulurd vit des sièges vides là où aurait dû se trouver la délégation des Harkonnens. Nul ne s’était donné la peine d’être présent à cette session sans importance, pas même Kalo Whylls, l’Ambassadeur de Giedi Prime. Sans doute parce que personne ne l’avait informé qu’une des interventions allait concerner les Harkonnens. Parfait, songea Abulurd. Il hésita en se souvenant de la dernière fois où il avait failli intervenir en public. Ç’avait été à Bifrost Eyrie et l’horreur s’était déchaînée avant même qu’il ait pu parler. Mais il inspira longuement et leva les yeux vers le Président, un homme efflanqué aux grands yeux sombres avec des cheveux coiffés en tresses. Il ne se rappelait pas à quelle Maison il appartenait. Mais avant qu’il ait ouvert la bouche, le Héraut déclama ses noms et titres dans un ronronnement interminable. Jamais Abulurd ne s’était douté qu’il portait autant de noms, vu qu’il était une personnalité peu importante dans le système des fanfreluches. Mais il n’en était pas pour autant impressionné. Et les Conseillers à demi assoupis ne semblaient guère intéressés non plus. Ils se contentèrent de s’échanger des feuillets. — Honorables Conseillers, messieurs, commença Abulurd, je viens ici présenter une requête formelle. J’ai complété les formulaires requis afin de réclamer le titre qui m’est dû, celui de gouverneur du sous-district de Rabban-Lankiveil. J’ai exercé cette fonction durant des années mais… je n’avais jamais adressé les documents officiels appropriés. Il exposa alors ses motifs et ses justifications avec passion, et le Président leva la main. — Vous avez suivi les procédures requises pour une audience et les notices y afférentes ont été ventilées. (Il brassa les documents épars devant lui et ajouta :) Je vois ici que l’Empereur également a reçu cette notice. — C’est exact. Abulurd savait que le message destiné à son demi-frère avait suivi un routage lent par Long-courriers – un tour de passe-passe nécessaire en la circonstance. Le Président brandit une feuille de parchemin. — Selon ce qui est écrit, vous avez été démis de votre poste sur Arrakis par le Baron Vladimir Harkonnen. — Sans que je m’y sois opposé, Votre Honneur. Et mon demi-frère n’a présenté aucune objection à ma pétition de ce jour. Ce qui était logique : le message voyageait encore entre les mondes de l’Imperium. — Nous en prenons bonne note, Abulurd Harkonnen. (Le Président baissa les yeux et ajouta :) Et l’Empereur, je le vois, ne soulève aucune objection. Le cœur d’Abulurd battait plus fort tandis que le conseiller étudiait les documents, et il se demanda, inquiet : Aurais-je oublié quelque chose ? Finalement, le Président le regarda. — Oui, tout est en ordre. Approuvé. — J’ai… j’ai une seconde requête, annonça alors Abulurd, quelque peu décontenancé que les choses aient été réglées aussi rapidement et en souplesse. Je désire renoncer officiellement au nom d’Harkonnen. Ce qui provoqua quelques murmures dans la salle. Il reprit, répétant ce qu’il avait récité tant de fois devant Emmi : — Je ne puis racheter les actes des membres de ma famille. J’ai un nouveau fils, Feyd-Rautha, et je souhaite qu’il soit élevé dans la décence, sans la flétrissure attachée au nom d’Harkonnen. Le Président l’observa longuement comme s’il le voyait pour la première fois. — Comprenez-vous vraiment ce que vous faites, monsieur ? — Oh, absolument, répliqua Abulurd, lui-même surpris de la conviction de son ton, le cœur empli de fierté. J’ai grandi sur Giedi Prime. Je suis le second fils survivant de Dmitri Harkonnen. Mon demi-frère, le Baron Vladimir, régit tous les biens de la famille et agit comme il l’entend. Je demande seulement à garder Lankiveil, ce monde qui est ma demeure. Il prit une voix plus douce, comme s’il se disait qu’un plaidoyer sentimental pouvait émouvoir cet auditoire blasé. — Je ne souhaite pas participer aux jeux du pouvoir et de la politique. J’ai fait mon temps sur Arrakis durant des années et je me suis aperçu que cela ne me plaisait pas. Je n’ai pas l’usage des richesses, de la gloire et du pouvoir. Que tout cela demeure l’apanage de ceux qui le désirent. (Sa voix se cassa.) Je ne veux plus avoir de sang sur les mains, et je ne le veux pas non plus pour mon fils. Le Président se dressa, solennel. — Vous renoncez donc à tout jamais à votre filiation avec la Maison Harkonnen, ainsi qu’aux droits et privilèges attenants ? Il acquiesça avec force, ignorant le brouhaha qui montait dans le hall. — Oui, absolument et sans équivoque. La nouvelle allait se répandre et tous ces gens auraient un sujet de conversation pour les jours à venir, mais peu lui importait. Il serait déjà de retour chez lui, auprès d’Emmi et de leur fils. — Et de ce fait, je prends le nom de mon épouse, Rabban. Le Président fit retentir son maillet sonique. — Nous en prenons note. Le Conseil approuve votre requête. Notification en sera faite à l’Empereur et à Giedi Prime. Abulurd était abasourdi par le tour heureux qu’avait pris sa démarche, mais le Héraut appelait déjà un nouveau requérant et on le poussa fermement vers la sortie. Il s’éloigna à grands pas du Hall de l’Oratoire dans l’éclat du soleil, la musique des fontaines et des cerfs-volants. Il souriait alors que bien d’autres auraient tremblé à la seule idée de cette décision capitale. En ce moment de gloire, Abulurd Rabban était fier et heureux. Il avait accompli ce qu’il avait espéré et savait qu’Emmi serait transportée de bonheur. Il alla récupérer les quelques affaires qu’il avait apportées et gagna le spatioport en pensant à la douceur de Lankiveil, à la tendresse d’Emmi, à leur fils et à cette existence nouvelle qui commençait pour eux. 70 Il n’existe aucune loi de la nature. Il n’existe qu’une série de lois relatives à l’expérience pratique que l’homme a de la nature. Ce sont des lois régissant les activités de l’homme. Elles changent selon les changements de ces activités. Pardot KYNES, Un Alphabet d’Arrakis. Il y avait six mois qu’il était sur Salusa Secundus et Liet s’émerveillait encore devant le paysage sauvage et accidenté, les ruines anciennes et les blessures écologiques profondes. Comme le lui avait dit son père, c’était fascinant. Dans sa base secrète, Dominic Vernius explorait des dossiers et des archives volés concernant les activités de la CHOM. Avec Gurney Halleck, il passait au peigne fin les manifestes de la Guilde Spatiale pour déterminer les sabotages qui seraient les plus efficaces contre l’Empereur. Il n’avait plus de contacts occasionnels ni de rapports d’espions infiltrés. Après un dernier résumé sur la situation de la résistance, toutes les sources s’étaient taries. Liet lisait dans les plis de son visage et ses yeux rougis qu’il dormait peu et réfléchissait trop. De même, il voyait maintenant bien au-delà des intrigues du peuple du désert et des rivalités des clans pour accaparer la production du Mélange. Il étudiait la politique des Maisons du Landsraad, des magnats du transport interstellaire, des familles influentes. L’Imperium lui apparaissait comme bien plus immense qu’il ne l’avait imaginé dans son sietch. Il commençait aussi à comprendre l’ampleur de ce que son père avait accompli sur Dune et son respect grandissait chaque jour. Il imaginait parfois avec mélancolie l’effort à entreprendre pour restituer à Salusa sa gloire passée, quand elle avait été le point focal de l’Imperium. Il y avait sur ce monde tant de questions qui appelaient des réponses. Avec des installations de contrôle climatique et des pionniers assez braves pour se lancer dans le replantage des forêts et l’ensemencement des prairies, Salusa Secundus pourrait physiquement retrouver un souffle, une vie verte et différenciée, une faune riche sous un ciel assaini. Mais la Maison de Corrino refusait de se lancer dans une telle entreprise, aussi prometteuse fût-elle. Elle paraissait obstinément décidée à maintenir Salusa en l’état, ravagée, sinistrée, vitrifiée comme elle l’était depuis des siècles, depuis l’holocauste des atomiques. Pour quelle raison ? Liet, étranger à ce monde, explorateur incisif, passait de longues journées à parcourir le paysage avec son kit de survie, évitant les ruines des villes, les anciens immeubles gouvernementaux, les musées et les institutions où les bagnards s’étaient murés sous des toitures abattues. Liet, dans les premières semaines de son séjour, avait exploré la base des contrebandiers. Il avait appris aux vétérans comment effacer leurs traces, comment transformer le hangar effondré pour qu’on ait l’impression qu’il ne pouvait abriter qu’une poignée de réfugiés farouches mais inoffensifs. Dominic s’était montré satisfait et lui avait donné son approbation pour qu’il parte sillonner les régions de l’holocauste, tout comme son père autrefois. Ce jour-là, progressant comme un Fremen sans déplacer le moindre caillou, sans laisser l’esquisse d’une empreinte, Liet escalada une cordillère de rochers et, parvenu à la crête, il sortit ses jumelles pour observer le bassin qui se déployait tout en bas, dans la lumière blanche du soleil. Il vit des soldats en uniforme de camouflage marron et ocre, typique des Sardaukar impériaux. Il retrouvait l’image trop familière des démonstrations de force, des jeux de guerre extravagants. Une semaine auparavant, en explorant les alentours comme il en avait pris l’habitude, il avait assisté à l’assaut d’une troupe de Sardaukar contre des prisonniers barricadés dans des ruines. Ils avaient attaqué avec tous les moyens, boucliers, lance-flammes, épées et poignards. La bataille inégale avait duré des heures pour s’achever au corps à corps. Après avoir investi la place, les soldats impériaux avaient exécuté beaucoup de prisonniers. La résistance avait été rude et les bagnards avaient tenu bon jusqu’au bout, massacrant un certain nombre de Sardaukar. À la fin, il n’était resté qu’une dizaine de survivants décidés à mourir, et les Sardaukar avaient lancé une bombe paralysante dans l’ultime réduit. Dans un premier temps, Liet s’était demandé pourquoi les Sardaukar n’avaient pas fait usage des armes paralysantes dès le début de l’attaque, puis il avait fini par comprendre qu’ils voulaient sélectionner les bagnards selon leur degré de combativité. Et à présent, il découvrait au fond de la grande cuvette de terres vitrifiées les équipes de prisonniers parfaitement alignées, vêtus de loques bigarrées, de leurs lambeaux de bagnards. Les Sardaukar les encadraient en une parfaite formation de grille. Les armes, les équipements et le matériel lourd étaient disposés en des points stratégiques sur le périmètre, sécurisés par des chaînes et des pointes d’acier. Apparemment, Liet assistait à un exercice. Accroupi sur l’arête rocheuse, il se sentait vulnérable sans son distille. Il avait la bouche sèche, la soif lui brûlait la gorge et il se souvenait du désert, du sietch, des siens… Mais il n’avait plus d’embout pour boire, ici… Plus tôt dans la journée, ils avaient accueilli des prisonniers, ennemis mortels des Corrinos. Les contrebandiers leur avaient vendu du Mélange et ils avaient partagé le café à l’épice. Gurney Halleck en avait profité pour les régaler d’une ballade. Il avait plaqué un accord en fa d’un air solennel avant de chanter de sa voix tonitruante et rauque (peu musicale mais exubérante) : Oh, ce café, Peut m’emporter Jusqu’aux étoiles, Perdues dans l’éternité, Vers les mondes étranges, L’univers qui change, Dans le Mélange, le Mélange ! Le café, vous connaissez ? Tous avaient applaudi et Bork Qazon, le cuisinier saluséen, avait servi une nouvelle tournée de café. Scien Traf, un ex-ingénieur ixien aux solides épaules, avait donné une grande claque amicale au baladin, tandis que Pen Barlow, ex-marchand, éclatait de rire en agitant son éternel cigare. La chanson de Gurney avait réveillé une soudaine mélancolie de l’épice en lui. Il en retrouvait l’odeur, se souvenait des moments de bonheur et de gloire où il avait chevauché Shai-Hulud dans l’océan des dunes de safran, de cannelle et de rouille. Il pensait qu’un jour viendrait où Warrick l’accompagnerait jusqu’au Sietch du Mur Rouge, quand il serait de retour sur Dune. Son frère de cœur et de sang lui manquait tout à coup. Warrick et Faroula étaient mariés depuis un an et demi et Faroula portait peut-être l’enfant de son époux. Il se demandait parfois comment aurait été sa vie s’il avait gagné la course avec Warrick. Maintenant, il se retrouvait embusqué dans d’autres rochers, sur une autre planète, observant les mouvements des soldats impériaux. Il régla ses jumelles et admira la rapidité et la perfection de leurs mouvements. Pourtant, se dit-il, une bande de Fremen bien armés pourrait les écraser… Finalement, les survivants furent rassemblés sur le terrain de manœuvre, devant les nouveaux baraquements des Sardaukar : des abris d’aluminium qui évoquaient plutôt des bunkers robotisés, scintillants sous le soleil brumeux. Les soldats semblaient tester les prisonniers, ils les provoquaient pour qu’ils reprennent leurs exercices. Un homme s’effondra et un Sardaukar le tua d’un trait de laser sans que les autres réagissent. Liet leva les yeux vers le ciel qui avait pris une teinte bilieuse et menaçante qu’il avait appris à reconnaître. Des veines orangées et vertes s’étaient infiltrées dans la couverture lumineuse. Des éclats de foudre en boule en jaillissaient, et des abcès d’électricité statique flottaient dans le vent qui commençait à souffler sur le bassin comme de formidables flocons de neige. Gurney Halleck et les autres lui avaient expliqué le danger qu’on courait en étant surpris à découvert sous une tempête d’aurore. Mais, parce qu’il tenait cela de son père, il était fasciné et émerveillé par ce formidable phénomène électrique et radioactif qui se rapprochait de seconde en seconde. Des fibrilles aux couleurs exotiques fusaient dans l’air ionisé qui poussait devant lui une vague de trompes coniques que l’on appelait le vent-marteau. Il recula enfin et trouva très vite quelques fissures dans le rocher. Il y en avait suffisamment pour abriter des Fremen aguerris en cas de mauvais temps. Mais les troupes qui manœuvraient dans le bassin étaient totalement exposées aux éléments. Est-ce que leurs chefs pensaient vraiment pouvoir survivre à une tempête d’aurore ? Déjà, les prisonniers partaient à la débandade sous le front tumultueux des nuages et des éclairs. Mais les Sardaukar restaient impassibles et droits. Leur commandant aboya des ordres, mais quelques secondes plus tard, une première bourrasque faillit le faire basculer de sa plate-forme à suspenseur. Son adjoint, un officier de haute taille, ordonna alors aux troupes de se replier vers les bunkers. Ils obéirent en ordre impeccable. Quelques prisonniers tentèrent de les imiter, mais les autres continuaient à courir éperdument vers les abris. La tempête déferla quelques instants après, comme une créature vivante faite de brindilles lumineuses et de volutes sombres comme des caillots de sang, projetant autour d’elle des voiles fluctuants et multicolores. Le vent-marteau frappa alors, le sol trembla, et l’un des baraquements se ploya et s’aplatit le temps d’un coup de tonnerre. À l’intérieur, les hommes broyés avaient dû hurler, peut-être… Un tourbillon bouillonnant monta vers la barre de rochers. Liet ne connaissait pas encore vraiment ce monde, mais il avait été élevé dans la connaissance et le respect des tempêtes mortelles de Dune. Il s’élança hors de son refuge précaire, se glissa entre deux blocs et trouva une nouvelle fissure, plus profonde et étroite. Il s’y blottit tandis que le vent hurlait comme tous les démons du désert et que l’air s’emplissait de myriades d’étincelles crépitantes, pareilles à des nuées de criquets surgis de légendes anciennes. Liet avait une vision partielle du kaléidoscope éblouissant. Il se recroquevilla un peu plus mais tous ses sens de Fremen lui disaient qu’il était maintenant en sécurité. Il maîtrisa sa respiration, s’efforça d’attendre calmement d’admirer la tempête qui barattait les cieux en songeant que Salusa avait quelques points de ressemblance avec son monde à lui. Les deux planètes étaient hostiles, désolées, avec un ciel changeant et redoutable d’où la mort pouvait tomber sous bien des formes. Sur Dune, les grandes tempêtes redessinaient le paysage, mais elles pouvaient aussi dépecer tout vif le voyageur égaré. Si Salusa restait pour Liet un lieu étranger, ces fléaux du ciel prenaient pour lui un sens familier qui lui rappelait le mystère et la grandeur de Dune. Et en cet instant il ne pensait plus qu’à repartir de Salusa Secundus avec Dominic Vernius, pour retrouver le désert. Son univers. Le moment venu, Dominic Vernius regagna sa frégate avec une partie de son état-major de contrebandiers. Il s’installa aux commandes de son vaisseau et rejoignit le Long-courrier sur orbite, flanqué de deux petits chalands. Le Comte renégat, en grand seigneur, gagna son salon pour s’y détendre et dresser des plans. Il vivait depuis des années dans l’ombre de l’Imperium comme un insecte prédateur qui empoisonnait l’existence de Shaddam IV, mais jamais encore il n’avait frappé un coup décisif. Certes, il avait réussi à dérober tout un chargement de pièces commémoratives à l’effigie de l’Empereur, toutes fausses, il avait lancé un ballon ridicule au-dessus de la pyramide du stade d’Harmonthep… Mais Ix n’en était pas moins perdue, investie par les Tleilaxu, gardée par les Sardaukar, hors d’atteinte. Il n’en avait plus de nouvelles depuis des années. Aux premiers jours de son exil, Dominic avait rassemblé une force armée composée d’hommes qui lui avaient toujours été dévoués durant ses campagnes militaires. Avec eux, il avait combattu les rebelles d’Ecaz, ils étaient surentraînés et braves et ils avaient monté ensemble un plan d’attaque éclair sur Ix. Le commando avait débarqué au port du canyon d’entrée, mais avait eu la surprise de rencontrer les Sardaukar de Shaddam. Du coup, l’effet de surprise s’était retourné contre Dominic et il avait perdu trente de ses hommes dans le combat. Lui-même avait été laissé pour mort et avait été sauvé in extremis par Jodham qui avait réussi à le ramener jusqu’au vaisseau. De retour dans leur repaire secret du pôle Sud d’Arrakis, ses hommes l’avaient soigné. Il avait pris toutes ses précautions pour que leur raid soit anonyme afin d’éviter les représailles sur la population d’Ix ou même sur ses enfants réfugiés sur Caladan, et les Tleilaxu n’avaient jamais su qui avait osé les frapper dans leur nouveau fief. Dominic, à la suite de ce dramatique échec, avait juré à ses hommes que jamais il ne tenterait à nouveau de reprendre son monde par les armes. Il avait décidé de recourir à d’autres moyens. Ses actes de vandalisme et de sabotage, cependant, avaient été inefficaces, à peine quelques égratignures sur les feuilles de compte de la Maison de Corrino, un peu d’agacement pour les fonctionnaires impériaux. Quant à Shaddam IV, il ignorait même le rôle joué par le Comte Vernius dans ces petits harcèlements. Dominic Vernius continuait sa guérilla, mais il aurait pu aussi bien être mort dans l’assaut d’Ix : il jouait un rôle absurde. Isolé dans son silence, il résumait toutes ses initiatives… et mesurait ce qu’il avait perdu. Levant les yeux vers l’image solido de Shando, il sentit le poids de son regard et imagina ses reproches. Elle était toujours avec lui. Il pensa à Kailea, leur fille, à la belle jeune femme qu’elle devait être devenue. Elle s’était peut-être mariée à un membre de la cour de Leto Atréides… certainement pas au Duc lui-même. Les Atréides étaient connus pour leurs mariages politiques et la princesse d’une Maison renégate n’avait pas de dot à offrir. Et même si Rhombur était en âge de devenir Comte, son titre était invalide. Il avait toujours les yeux fixés sur l’image solido de Shando. Et elle lui parla, traversant l’écran de son chagrin. — Dominic… Dominic Vernius. Je connais votre identité. Il sursauta et il lui vint la pensée terrible qu’il sombrait dans la démence, qu’il pénétrait dans un labyrinthe, et la bouche de son épouse disparue s’ouvrit spasmodiquement. Mais son expression n’avait pas changé et son regard restait perdu. — Je me sers de cette image pour communiquer avec vous. Je dois vous délivrer un message d’Ix. Il se pencha en tremblant sur le solido. — Shando ? — Non, je suis le Navigateur de ce Long-courrier. J’ai choisi de vous parler par l’intermédiaire de cette image car c’est plus facile pour moi. Incrédule, Dominic refoula une onde de peur superstitieuse. En voyant s’animer le visage de Shando, il avait été pris d’un tremblement irrépressible. — Oui, je vous crois, qui que vous soyez. Qu’attendez-vous de moi ? — Mon frère, C’tair Pilru, m’a envoyé ce message depuis Ix. Il m’a supplié de vous le transmettre. Je ne puis que vous le restituer. Les lèvres de Shando s’animèrent pour débiter rapidement un flot de mots incisifs. Le message désespéré de C’tair à son frère Navigateur. Gagné peu à peu par l’horreur, Dominic écoutait et découvrait toutes les souffrances et les humiliations que les usurpateurs avaient infligées à son peuple bien-aimé. La rage l’emportait sur la peur. Quand il avait requis l’assistance de l’Empereur après l’attaque des Tleilaxu, l’ignoble Elrood IX avait atermoyé et signé par là l’effondrement de la Maison Vernius. Plus tard, Dominic, amer et plein de rancœur, avait regretté que le Vieil Empereur soit mort avant qu’il ait le bonheur de le tuer. Mais il réalisait maintenant qu’il n’avait pas su appréhender le plan impérial. Tellement subtil et insidieux. L’Empereur avait commandité l’invasion du Bene Tleilax, et ses Sardaukar avaient participé au coup de force qui avait eu lieu vingt ans auparavant. Le vieil Elrood agonisant avait organisé ce conflit depuis le début, et son fils Shaddam avait poursuivi l’application de son plan fourbe en opprimant plus cruellement encore le peuple d’Ix. La voix de Shando changea encore. Elle avait maintenant le ton pondéré et le débit irrégulier du Navigateur. — Je peux détourner l’itinéraire de ce vaisseau pour vous conduire à Xuttuh, la planète jadis appelée Ix. — Oui, emmenez-moi là-bas, fit Dominic d’un ton de haine glacial. Je veux voir toutes ces horreurs de mes yeux et alors je… (Il porta la main à son cœur, comme s’il faisait un serment à son épouse morte.) Et alors moi, Dominic, Comte Vernius, je vengerai toutes les souffrances qu’a endurées mon peuple. Lorsque le Long-courrier se plaça en orbite, Dominic convoqua Asuyo, Jodham et les autres. — Retournez à notre base d’Arrakis et poursuivez le travail. Moi, je prends un des chalands. (Il se tourna vers la photo de Shando et ajouta :) J’ai une affaire personnelle à régler. Les deux vétérans étaient déconcertés et inquiets, mais Dominic insista en tapant du poing sur la table. — Ne discutez pas ! Ma décision est prise. Il les fixait d’un regard noir et ils s’étonnèrent du comporteront de leur chef. — Mais vous allez où ? demanda Liet. Qu’avez-vous l’intention de faire ? — Je vais sur Ix. 71 On se sert du pouvoir en le maniant avec légèreté. Si on le fait avec trop de force, c’est le pouvoir qui vous domine et vous devenez la victime. Axiome Bene Gesserit. Le Baron ne prit pas bien du tout les informations concernant son demi-frère. Il allait se rendre sur Arrakis et, sur le spatioport d’Harko Villa, on chargeait sur sa frégate privée les vivres, les fournitures et tout ce qui serait nécessaire à son bien-être. Le personnel était déjà à bord. Pour superviser la récolte d’épice, il allait passer des mois dans ce trou d’enfer à rétablir son autorité sur les contrebandiers et les bandes de Fremen. Après la faillite d’Abulurd, des années auparavant, le Baron était parvenu à refaire d’Arrakis la plus grosse source de profit de l’Imperium et les bénéfices augmentaient régulièrement. Et voilà qu’au moment où toutes les conditions tournaient en sa faveur, il devait s’occuper de cette affaire ! Ce stupide Abulurd avait un don inné pour faire ce qu’il ne fallait pas au mauvais moment. Piter de Vries, conscient de son extrême irritation, était arrivé à pas comptés : il voulait l’aider, du moins le prétendait-il. Mais il n’osait pas trop s’approcher du Baron. Depuis des années, il avait survécu à ses colères, plus longtemps que tous les Mentats qui l’avaient précédé. Dans sa jeunesse, alors qu’il était encore aussi fort que svelte, Vladimir Harkonnen avait été capable de frapper à la vitesse d’un naja et de tuer n’importe qui d’un seul coup dans le larynx. Mais à présent, il était gras et mou et de Vries n’avait aucun mal à se glisser hors de portée. Le Baron était installé dans la salle des comptes, dans le Donjon, devant le bureau d’obsiplass aussi lisse qu’une patinoire. Un énorme globe d’Arrakis était installé dans un angle de la pièce. C’était une magnifique œuvre d’art que n’importe quel noble aurait convoitée. Mais plutôt que de le montrer aux sessions du Landsraad ou lors des grandes réunions de la noblesse, le Baron préférait le garder près de lui. Pour l’heure, il ne le voyait pas : il écumait de fureur. — Piter, que dois-je faire ? (Il montra la pile de cylindres apportés par les Messagers.) La CHOM demande une explication, on me signifie en termes explicites que « les exportations de fourrure de baleine de Lankiveil doivent se poursuivre ». Comme si j’avais l’intention de diminuer nos quotas ! On me rappelle aussi que l’épice n’est pas l’unique ressource de la Maison Harkonnen. On me menace de me révoquer de mon poste d’administrateur du Combinat si je ne respecte pas mes obligations. D’un geste violent, il lança un cylindre de cuivre contre le mur, laissant une balafre blanche sur la pierre. Il en brandit un autre. — L’Empereur aimerait savoir pour quel motif mon demi-frère veut renoncer au nom d’Harkonnen et assumer seul le gouvernement du sous-district ! Il lança le cylindre et en prit un autre. — La Maison Moritani de Grumman propose une assistance militaire discrète au cas où je déciderais d’une action directe. La Maison de Richèse, la Maison Mutelli : tous aussi curieux les uns que les autres, tous en train de rire dans mon dos ! Il continua de mitrailler le mur jusqu’à ce qu’il n’y ait plus aucun cylindre-message sur la table. De Vries se baissa pour en ramasser un, qui venait de rouler jusqu’à ses pieds. — Vous ne l’avez pas ouvert, celui-ci, mon Seigneur, remarqua-t-il. — Eh bien, fais-le ! Il dit sans doute la même chose que tous les autres. — Certes. Le Mentat brisa le sceau de ses longs doigts et déroula un feuillet de papier éphémère. Il pointa la langue sur ses lèvres carminées : — Cela émane de notre contact sur Caladan. Le Baron haussa les sourcils. — Les nouvelles sont bonnes, j’espère. De Vries sourit en déchiffrant le message encodé. — Chiara s’excuse de ne pas nous avoir tenus au courant plus tôt, mais elle progresse avec la concubine du Duc, Kailea Vernius. Elle a réussi à la tourner contre lui. — C’est au moins ça, approuva le Baron. J’aurais préféré apprendre qu’on avait assassiné Leto ! — Chiara ne le ferait jamais, à aucun prix. (Le papier devint blanc et de Vries le froissa entre ses doigts.) Avec tout le respect que je vous dois, mon Seigneur, vous savez qu’elle a… certains principes en ce qui concerne les affaires royales. Espionner est une chose, tuer est bien différent, et c’est la seule personne qui ait réussi à tromper la vigilance de Thufir Hawat. — D’accord, d’accord. (Ils avaient déjà discuté de cela. Le Baron se redressa.) Au moins, nous avons mis un peu de sable dans les rouages. — Peut-être devrions-nous aller plus loin en ce qui concerne Abulurd, non ? Le Baron agita les bras, oubliant un bref instant le champ Holtzman de sa ceinture, et faillit décoller du sol. De Vries ne dit rien, se contentant d’enregistrer l’information pour en faire une analyse Mentat. — Peut-être, fit le Baron, écarlate de rage. Le frère aîné d’Abulurd, Marotin, était idiot. Je veux dire au sens vrai du terme. Un pauvre crétin au cerveau mou qui ne pouvait même pas s’habiller seul. Même si sa mère le couvait. Je dirais qu’Abulurd est un peu malade du cerveau, mais de manière plus subtile. Il abattit la main de toutes ses forces sur la table d’obsiplass, laissant une empreinte que la pierre auto-effacerait avec le temps. — Je ne savais même pas que cette chienne d’Emmi était enceinte. Ils ont un autre fils, un joli petit bébé – que son père a privé de ses droits de naissance. (Il secoua la tête.) Tu réalises : ce garçon aurait pu être un chef, un nouvel héritier des Harkonnens… et voilà que son imbécile de père lui refuse son avenir. — Mon Seigneur, pour autant que je sache, Abulurd a suivi strictement la loi. Selon les règles du Landsraad, il a légalement le droit de réclamer et de recevoir une concession dont peu d’entre nous se seraient souciés. Même si ça nous paraît déraisonnable, Abulurd est dans son bon droit en tant que membre de la Maison Harkonnen. — C’est moi, la Maison Harkonnen ! gronda le Baron. Il n’a aucun droit tant que je ne le décide pas ! Il contourna son bureau et le Mentat se figea une fraction de seconde, redoutant qu’il ne l’agresse. Mais le Baron sautilla vers la porte en lançant : — Allons voir Rabban. Ils suivirent les couloirs dans l’écho de leurs pas jusqu’à l’ascenseur extérieur blindé qui les déposa dans une arène close. Glossu Rabban s’entraînait avec les Gardes en vue du tournoi de gladiateurs de la soirée, une tradition que le Baron respectait à la veille de chacun de ses voyages vers Arrakis. Des esclaves silencieux s’activaient à nettoyer les gradins, à cirer les boiseries. Les tournois du Baron attiraient toujours la foule et il se plaisait à impressionner les invités des Grandes Maisons. Les bêtes destinées au combat étaient enfermées derrière des portes de duracier, dans le puits des gladiateurs. Des assistants torse nu arrosaient au jet les stalles encore vides destinées aux blessés ou aux esclaves et pulvérisaient du désodorisant. Rabban portait un gilet de cuir clouté et, bien qu’il ne fît rien, il était luisant de sueur. Les mains sur les hanches, il observait l’activité fébrile autour de lui avec un pli de satisfaction inepte sur ses grosses lèvres. On finissait de balayer les épées et les lances brisées ainsi que les quelques fragments d’os. C’était Kryubi en personne, le capitaine de la garde, qui dirigeait les opérations. Il décidait de la disposition de chacun de ses hommes afin de conférer une certaine grandeur martiale aux festivités. Le Baron se laissa flotter vers le bas, franchit une porte hérissée d’épines de fer et se posa sur le sable. Ses pieds l’effleuraient à peine et son corps volumineux était comme un ballon grotesque. Piter de Vries le suivit avec des pas de danseur. Kryubi les salua. — Mon Seigneur Baron, tout est en place. Nous allons avoir du grand spectacle, ce soir. — Comme toujours, sourit de Vries. — Nous avons combien de bêtes ? s’enquit le Baron. — Deux tigres Laza, mon Seigneur, ainsi qu’un ours deka et un taureau de Salusa. Le Baron hocha la tête. — Je suis fatigué. Je ne souhaite pas que ça dure trop longtemps, ce soir. Vous lâcherez les bêtes et les cinq esclaves en même temps. Ce sera une mêlée à mort. Kryubi leva la main. — Comme vous le souhaitez, mon Seigneur. Le Baron se tourna vers de Vries. — Le sang va jaillir, Piter. Ça me distraira peut-être de ce que je voudrais faire à Abulurd. — Vous voulez vous distraire, Baron ? Ne préféreriez-vous pas être… satisfait ? Pourquoi ne pas vous venger d’Abulurd ? Le Baron hésita. — La vengeance me convient, Piter. Rabban ? Son neveu s’approcha d’eux sur ses jambes courtaudes. — Est-ce que Piter t’a dit ce que ton idiot de père vient de faire ? Rabban eut une grimace mauvaise. — Oui, mon Oncle. Parfois, je me demande comment une loque pareille peut encore exister. — Il est vrai que nous ne comprenons pas Abulurd, dit le Mentat. Mais l’une des lois principales du gouvernement suggère que pour défaire totalement un ennemi, il faut que vous le compreniez, que vous appreniez ses faiblesses. Afin de savoir où le toucher le plus douloureusement. — C’est le cerveau d’Abulurd son point faible, grommela le Baron d’un air sombre. Ou encore son pauvre cœur qui saigne. Rabban rit trop fort et de Vries leva l’index. — Réfléchissons. Cet enfant, Feyd-Rautha Rabban, est désormais son point le plus vulnérable. Abulurd a fait cette démarche extraordinaire pour que – il le dit lui-même – son fils soit élevé correctement. Apparemment, ce nouveau fils compte énormément pour lui. Le Baron toisa son brutal neveu. — Nous ne voudrions quand même pas que le petit frère de Rabban devienne comme Abulurd, n’est-ce pas ? Rabban prit un air féroce et de Vries continua d’un ton mielleux : — Par conséquent, quelle est la punition la plus terrible que nous puissions infliger à Abulurd dans ces circonstances ? Qu’est-ce qui lui causerait le plus de peine et le plongerait dans le désespoir ? Le Baron sourit. — Brillante question, Piter. Pour ça, tu vivras un jour de plus. Et même deux : je me sens généreux, ce soir. Rabban n’avait visiblement toujours pas compris. — Qu’est-ce que nous devons faire, mon Oncle ? Le Baron prit à son tour un ton doucereux. — Eh bien, nous devons faire tout notre possible pour que ton petit frère soit « élevé correctement ». Naturellement, sachant les mauvaises décisions prises par ton père, nous ne saurions tolérer qu’Abulurd Rabban corrompe ce garçon. (Il regarda le Mentat.) Donc, c’est à nous de l’éduquer. — Je vais immédiatement rédiger les documents, mon Seigneur, fit de Vries, tout sourire. Le Baron cria à Kryubi de s’occuper d’eux avant de revenir à son neveu : — Prends tous les hommes qu’il te faut, Rabban. Et ne sois pas trop discret. Abulurd doit comprendre ce qui va lui retomber dessus par sa faute. 72 Nul n’a encore déterminé la puissance de l’espèce humaine… ce qu’elle peut accomplir par instinct ou réussir par détermination rationnelle. Analyse Mentat objective des capacités humaines. Le chaland masqué par les nuages s’infiltra dans la grille de détection d’Ix. Dominic Vernius survola bientôt à basse altitude le paysage pastoral et retrouva, émerveillé et ému, les montagnes et les chutes d’eau dans les forêts sombres de pins qui couvraient les pentes de granit. En tant qu’ex-Seigneur de ce monde, Dominic Vernius connaissait mille façons différentes de se glisser dans le sous-sol. Il espérait qu’il en existait au moins encore une qui soit efficace. Refoulant ses larmes, il gardait son cap, au ras des arbres. Il se souvenait des détails du système défensif qu’il avait lui-même conçu et aussi de ceux qui avaient été mis en place des générations avant lui. La menace de l’espionnage technologique, avec des rivaux tels que Richèse, avait toujours obligé les Ixiens à préserver leurs secrets et à rester en garde haute. Évidemment, les usurpateurs avaient dû mettre en place leur propre dispositif de sécurité, mais ils n’avaient certainement pas découvert tous les pièges personnels de Dominic. Car il les avait trop bien dissimulés. Une attaque de front était vouée à l’échec, mais il était convaincu que seul il pouvait pénétrer la défense, atteindre les niveaux inférieurs et voir par lui-même ce qu’endurait son peuple. Chaque issue du royaume souterrain était un point névralgique dans la couverture de sécurité de la planète, mais Dominic avait très tôt compris la nécessité de disposer de sorties et de parcours d’évacuation connus de lui seul et des siens. Dans la cité-caverne de Vern II, sa capitale adorée, il existait de multiples chambres blindées, des tunnels dissimulés et des écoutilles d’accès à la surface. C’était par là que ses enfants et le jeune Leto avaient réussi à s’échapper du piège meurtrier. Et c’était par là que Dominic Vernius, aujourd’hui, allait retourner dans le cœur de sa cité. Le chaland plana au-dessus de plusieurs puits de ventilation mal camouflés qui crachaient des bouffées de vapeur comme des geysers. Plus loin, sur les grands terrains, des silos et des plates-formes étaient en cours de chargement. Dans la forêt du canyon, des vaisseaux se posaient dans les cavités ou sur les terrasses rocheuses sévèrement gardées. Dominic scruta le site, détectant les marques les plus subtiles, les arbres abattus, les traces de rouille sur les falaises. La première entrée masquée avait été scellée sous une couche de plassbéton. La deuxième était piégée, mais il repéra les connexions des charges avant d’entrer son code et ne tenta pas de les désactiver. Il préféra s’éloigner. Il se posa dans un creux cerné de sapins noirs. Avec l’espoir qu’il restait encore dans la grille de surveillance, il sortit et inspira longuement l’air froid chargé du parfum balsamique des conifères, la brume humide qui montait d’un torrent proche. Il savait que plus bas, sous la carapace de rochers d’un kilomètre de profondeur, l’air devait être comme autrefois épais et tiède, chargé d’odeurs chimiques et de relents humains. Il lui semblait presque entendre les sons qu’il connaissait si bien, les échos de la foule, de mille activités urbaines. Il sentait déjà Vern II vibrer sous lui. Il localisa très vite l’écoutille enfouie sous les broussailles, l’inspecta en quête d’explosifs dissimulés et de pièges, puis enclencha la commande d’ouverture. Si les Tleilaxu avaient trouvé cette issue, c’est qu’ils étaient cent mille fois plus futés qu’il le pensait ! Mais non, tout semblait intact. Il attendit, espérant que le système allait répondre. Un vent frais s’était levé et il frissonna à l’instant où une cabine surgissait du sol. Il savait qu’il allait descendre dans les tréfonds de la cité jusqu’au réseau de cavernes, derrière le Grand Palais, où se trouvait une chambre secrète qu’il s’était fait aménager pour son usage personnel. L’un des lieux de refuge en cas d’urgence qu’il avait prévus dans ses premières années de pouvoir. Bien longtemps avant la rébellion d’Ecaz, bien longtemps avant qu’il ne soustraie Shando à l’Empereur et ne l’épouse. Bien longtemps avant l’invasion Tleilaxu. En murmurant le nom de Shando, il se laissa emporter par la cabine à une vitesse terrifiante. Il espéra fugacement que les sabotages de C’tair n’aient pas endommagé l’ascenseur clandestin. Lorsque la cabine s’arrêta, il en sortit avec un micro-laser au poing. Il avait également à l’épaule un pistolet à fléchettes. Il s’avança dans la chambre souterraine, saisi par l’odeur de moisissure. Il progressa prudemment jusqu’à un placard dissimulé où il avait caché autrefois deux tenues camouflées pareilles à celles que portaient les travailleurs des niveaux moyens de la cité. Il ne pouvait qu’espérer que les Tleilaxu n’aient pas apporté des changements radicaux à ces tenues. Il en passa une et glissa le laser dans un holster. D’un pas décidé, il s’aventura dans les corridors abandonnés, sachant que désormais il ne pouvait plus faire demi-tour. Il repéra très vite une baie de cristoplass. Et, après deux décennies, il put enfin contempler sa cité martyre. Et frémit, incrédule. Le Grand Palais avait été démantelé et il ne voyait plus aucune trace des splendides murs de marbre. Il ressemblait à un hangar excavé où ne subsistaient plus que des niches obscures dans les anciennes structures des bureaux. Il entrevit derrière des panneaux de cristoplass des Tleilaxu qui s’activaient comme des cafards. Levant alors les yeux vers la projection céleste de la voûte, il vit des engins clignotants qui patrouillaient en tous sens : des capsules d’observation. À l’origine, elles avaient été conçues par les Ixiens pour les théâtres d’opérations militaires. Ainsi, se dit-il, bouleversé, les Tleilaxu les utilisent maintenant pour espionner mon peuple, pour le terroriser ! Écœuré, Dominic gagna les paliers d’observation de la voûte et se mêla à la foule. Il vit les visages apeurés, les yeux hagards et il eut du mal à se faire à l’idée que tous ces gens étaient son peuple, et non pas des marionnettes surgies d’un cauchemar. Il aurait tellement voulu leur parler, les apaiser, leur dire qu’il allait intervenir bientôt. Tous ces citoyens loyaux avaient dépendu de lui, leur Comte légitime, et il avait failli à son devoir. Il avait fui et les avait abandonnés à leur destin. Il était soudain écrasé par la culpabilité, le ventre noué par la douleur. Il se maîtrisa pour retrouver la carte de la cité-caverne, cherchant les meilleurs postes d’observation, repérant les usines et les ateliers sous bonne garde. Certains avaient été fermés, abandonnés, mais d’autres étaient entourés par des champs de sécurité dont il percevait la rumeur sourde. Mais dans le fond de la caverne, les suboïdes se mêlaient aux citoyens d’Ix opprimés, tous réduits au rang d’esclaves. Des projecteurs s’allumèrent sur les plus hauts balcons du Grand Palais défiguré et une voix tonna dans les haut-parleurs : — Peuple de Xuttuh, nous avons encore trouvé d’autres parasites parmi nous. Nous ferons ce qu’il faut faire pour éliminer ce cancer, ces traîtres et ces conspirateurs. Le Bene Tleilax a généreusement subvenu à vos besoins et vous a acceptés dans sa mission sacrée. Il nous faut donc punir ceux qui tentent de vous distraire de vos devoirs sacrés. Vous devez comprendre et accepter votre nouvelle place dans l’univers. Sur le sol de la caverne, il vit des escouades de soldats qui entouraient les équipes de travailleurs. Ils portaient l’uniforme gris et noir des Sardaukar et étaient redoutablement armés. Ainsi donc, Shaddam ne dissimulait même plus le rôle qu’il jouait sur Ix, se dit Dominic avec haine. Sur un balcon du Grand Palais, deux prisonniers terrifiés furent poussés devant des Maîtres Tleilaxu en toge. Et la voix tonna à nouveau dans les haut-parleurs : — Ces deux individus ont été surpris en flagrant délit de sabotage sur des installations industrielles vitales. Durant leur interrogatoire, ils ont avoué les noms d’autres conspirateurs. Attendez-vous à d’autres exécutions dans la semaine. Quelques cris montèrent de la foule. Et les Sardaukar poussèrent les prisonniers vers la balustrade. — Mort à ceux qui s’opposent à nous ! Les condamnés basculèrent dans le vide et tombèrent avec un hurlement épouvantable. Dominic était paralysé. Bien des fois, il s’était retrouvé sur ce même balcon pour prononcer des discours devant son peuple. Il l’avait remercié pour son travail, il avait souvent promis des récompenses aux plus productifs. Le balcon du Grand Palais avait été destiné aux démonstrations de coopération et de soutien, et non pas à des exécutions barbares. Il y eut d’autres cris de protestation et les Sardaukar chargèrent. Un laser grésilla et la voix impitoyable annonça : — Durant les trois semaines à venir, les rations seront réduites de vingt pour cent. Le taux de productivité devra demeurer le même, sinon d’autres mesures de restriction seront prises. Si des volontaires se présentent avec des informations permettant d’identifier les conspirateurs, ils seront généreusement récompensés. Les Maîtres Tleilaxu se retirèrent avec les Sardaukar. Bouleversé, Dominic Vernius aurait voulu donner seul l’assaut à la cité et massacrer tous les Sardaukar et les Tleilaxu qui oseraient le défier. Mais il était seul, il n’était qu’un espion qui s’était introduit dans la caverne et il devait demeurer incognito, surtout ne pas commettre d’acte futile. Il avait les mâchoires douloureuses et, crispant les doigts sur la rambarde, il se souvint qu’il s’était trouvé ici avec Shando, sa nouvelle fiancée. Ensemble, ils avaient contemplé les merveilleuses structures de Vern II, les stalactites coloriées. Il la revoyait, radieuse, dans une des robes élégantes qu’elle avait portées à la Cour de Kaitain. Jamais l’Empereur ne lui avait pardonné l’insulte qu’avait été sa fuite amoureuse avec Dominic. Elrood avait longuement ruminé sa vengeance et c’était Ix tout entière qui avait payé… Il avait tout eu, en ce temps, songea Dominic : la richesse, le pouvoir, un monde prospère, une femme parfaite et deux enfants agréables. — Shando, murmura-t-il d’une voix triste, s’adressant au fantôme qui l’accompagnait en tout lieu. Shando, regarde ce qu’ils ont fait. Il demeura aussi longtemps que possible dans Vern II, brassant dans son esprit mille moyens de représailles. Et quand vint pour lui le moment de repartir, il savait exactement comment il allait frapper. L’Histoire n’oublierait jamais sa vengeance. 73 Le pouvoir et la fourberie sont les outils de celui qui gouverne. Mais rappelez-vous que le pouvoir trompe ceux qui l’exercent-ils les conduit à croire qu’il peut pallier leur ignorance. Comte Flambert MUTELLI, Premier Discours dans le Hall de l’Oratoire du Landsraad. Abulurd avait retrouvé les nuits paisibles de Lankiveil. Il était heureux d’avoir rompu les liens avec sa puissante famille. Dans chacune des vastes pièces du Manoir du Fjord Tula, de grands feux brûlaient dans l’âtre. Lui et Emmi se reposaient dans la salle commune qui jouxtait la grande cuisine, après un festin où ils avaient partagé une paella de poisson avec les domestiques pour fêter leur retour. Ils avaient réussi à retrouver la plus grande partie de leur personnel et, enfin, Abulurd pouvait envisager sereinement l’avenir. Le matin même, on avait aperçu deux baleines à l’embouchure du fjord et certains pêcheurs racontaient que jamais la chasse n’avait été aussi bonne depuis l’année d’avant. Le temps couvert et lugubre avait cédé la place à un froid sec et une fine couche de neige poudrait les collines qui semblaient toutes neuves. Le petit Feyd-Rautha était installé sur un tapis près de sa mère. Il gazouillait en riant et se leva sur ses petites jambes pour faire quelques pas vacillants. Abulurd envisageait de poursuivre la fête avec un peu de musique folklorique : il se faisait fort de rassembler quelques anciens instruments, mais il venait à peine de se décider qu’il entendit un bruit de moteur à l’extérieur. — Ce sont des bateaux ? Les domestiques s’étaient tus et, cette fois, il reconnut avec certitude le ronronnement de bateaux qui approchaient de la côte. La maîtresse de marée, qui était aussi leur cuisinière, s’activait à ouvrir des paloustes dont elle jetait les noix dans une marmite de bouillon. En entendant le fracas des moteurs, elle s’essuya rapidement les mains et se pencha vers la baie. — Des lumières. Ils remontent le fjord. Ils vont trop vite, si vous voulez mon avis. Il fait noir et ils pourraient heurter n’importe quoi. — Qu’on allume les globes, ordonna Abulurd. Il faut accueillir nos visiteurs. La lumière chaude des brilleurs inonda brusquement les pontons. Trois bateaux rapides fonçaient droit sur le manoir. Emmi serra son enfant dans ses bras. Sur son visage, d’ordinaire paisible, Abulurd surprit une trace d’inquiétude. Elle chercha son regard comme si elle avait soudain besoin qu’il la rassure. Il eut un geste apaisant, mais son estomac s’était noué. Il ouvrit la grande poterne de bois à l’instant où les bateaux accostaient. Ils étaient blindés et des soldats en débarquèrent dans un fracas de bottes. Abulurd fit un pas en arrière en les voyant escalader les marches, le fusil à l’épaule, mais l’air déterminé. Il se dit que ce moment de paix aurait été bien court. Glossu Rabban s’avança à la suite des premiers soldats d’assaut. — Emmi, c’est… c’est lui, balbutia Abulurd, incapable de prononcer le nom de leur fils honni. Glossu Rabban avait quarante ans de plus que leur bébé, celui en qui ils avaient désormais mis tous leurs espoirs. Et il était si vulnérable : les gens d’Abulurd n’avaient aucun moyen de défense. Abulurd réagit impulsivement, stupidement, et referma violemment la poterne puis laissa tomber la barre, ce que les soldats prirent pour une provocation. Ils ouvrirent le feu et la détruisirent en quelques secondes. Abulurd recula en se plaçant devant son épouse et leur enfant. Les poutres de la poterne achevèrent de s’écrouler dans un nuage de fumée et Rabban s’avança avec un rire rauque en piétinant les éclats de bois en flammes. — C’est comme ça qu’on m’accueille, Père ? Les serviteurs se dispersaient en criant. Dressée près de sa marmite, la maîtresse de marée leva son couteau d’écailler comme une arme dérisoire. Deux domestiques accoururent du fond du manoir avec des lances et des couteaux de pêche, mais Abulurd leva les mains. Les soldats les massacreraient tous, comme à Bifrost Eyrie. — Et c’est comme ça qu’on demande à être accueilli par son père ? rétorqua-t-il en montrant la porte calcinée. Avec des soldats en armes et des bateaux d’assaut au beau milieu de la nuit ? — C’est mon oncle qui m’a appris comment on entre. Les soldats étaient sur la défensive et Abulurd ne savait quoi faire. Il se tourna vers son épouse, qui s’était assise près de la cheminée, serrant le petit Feyd-Rautha contre elle. Il lut dans ses yeux apeurés qu’elle regrettait de ne pas avoir caché l’enfant quelque part au fond du manoir. — Mais c’est mon nouveau petit frère ? fit Glossu Rabban. Feyd-Rautha : voilà un nom bien précieux… mais je suppose que je dois l’aimer, car il est du même sang que moi. Emmi rejeta fièrement en arrière ses longs cheveux noirs et affronta le regard de Rabban avec une expression froide et dure. — Espérons que vous n’avez que le sang en commun, dit-elle. Glossu, tu n’as pas appris la cruauté dans cette maison. Pas plus de moi que de ton père. Nous t’avons toujours aimé, même après tout le chagrin que tu nous as causé. Surpris, Abulurd la vit faire un pas vers Glossu qui devint écarlate de colère tout en reculant. — Comment es-tu devenu ce que tu es ? ajouta Emmi. Il la foudroya du regard, mais elle continua, comme si elle se posait la question à elle-même, non à lui : — Nous sommes tellement déçus. Quand nous sommes-nous trompés ? Je ne comprends pas. Son visage s’était radouci, mais il redevint triste et dur lorsque Rabban éclata d’un rire féroce pour masquer sa gêne. — Oh, mais moi aussi je suis très déçu. Mes parents ne m’ont même pas invité au baptême de mon petit frère. (Il s’avança.) Donnez-moi l’avorton. Emmi recula, mais Rabban feignit d’être dépité et se rapprocha encore. Les soldats lui emboîtèrent le pas en braquant leurs armes. — Ne touche pas ta mère ! cria Abulurd. Un soldat leva la main pour lui interdire d’avancer. Rabban se tourna vers lui. — Je ne vais pas rester sans rien faire alors que mon propre petit frère peut être corrompu par un pauvre lâche tel que vous, Père. Le Baron Vladimir Harkonnen, votre demi-frère et chef de notre Grande Maison, a d’ores et déjà rempli les documents requis et reçu l’approbation du Landsraad pour que Feyd-Rautha soit élevé dans sa demeure de Giedi Prime. L’un des gardes sortit un rouleau de parchemin saarti qu’il jeta aux pieds d’Abulurd qui ne put que le fixer des yeux, pétrifié. — Il a adopté formellement le garçon pour en faire son fils adoptif légal. Il rit devant l’air épouvanté de ses parents. — Tout comme il l’avait déjà fait pour moi. Je suis son héritier désigné. Je suis un véritable Harkonnen, aussi pur que le Baron. (Il leva ses bras épais et les tendit vers Emmi, mais elle battit en retraite.) Vous voyez, mère, vous n’avez pas à vous inquiéter. Il fit un signe de tête à l’intention des deux gardes les plus proches qui ouvrirent brusquement le feu sur la maîtresse de pêcherie qui était restée là, avec son couteau d’écailler. Transpercée de toutes parts, elle s’effondra sans un cri. Son couteau tomba dans le bassin. Et les coquillages se répandirent sur le sol dans une odeur prenante de marée. — Mère, combien d’autres allez-vous m’obliger à tuer encore ? demanda Glossu Rabban d’un ton presque plaintif, les bras toujours tendus vers elle. Vous savez que j’en suis capable. Donnez-moi mon petit frère. Le regard d’Emmi alla de son bébé aux serviteurs avant de revenir à Abulurd, qui n’eut pas le courage de l’affronter, mais poussa un cri étranglé. Emmi n’avait pas bougé, mais Rabban, d’un geste brutal, lui arracha le bébé sans qu’elle résiste. Elle savait que leur fils pouvait massacrer toute la maisonnée comme il avait fait tuer des innocents à Bifrost Eyrie, et assassiné son grand-père. Toute force, toute volonté s’était échappée d’elle. Elle eut une exclamation étouffée tandis que l’enfant éclatait en cris et en larmes en voyant le visage de pierre de son frère aîné. — Non, tu ne peux pas faire ça ! éructa Abulurd. Je suis le gouverneur planétaire ! Je vais porter plainte devant le Landsraad ! — Tu n’as plus aucun droit légal. Nous n’avons pas contesté ton titre insignifiant de gouverneur planétaire, mais en renonçant au nom d’Harkonnen, tu l’as perdu dans le même temps, définitivement. Et maintenant, effectivement, vous n’êtes plus rien, Père ! Rien du tout. Il retourna avec l’enfant vers les débris fumants de la poterne, poursuivi par les cris de douleur d’Emmi et d’Abulurd, mais les gardes pointèrent leurs lasers sur eux. — Oh, non, ne tuez plus personne ! lança Rabban. Je préfère que tout le monde pleure quand nous repartirons. Et la troupe redescendit jusqu’au débarcadère pour rembarquer dans les bateaux d’assaut. Emmi se laissa tomber entre les bras d’Abulurd et ils oscillèrent comme deux arbres frappés par la foudre, les larmes ruisselant sur leur visage, le regard éperdu. Autour d’eux, leurs serviteurs se lamentaient. La flottille d’attaque de Rabban s’éloignait sur les eaux sombres du fjord. Abulurd était toujours sous le choc, il essayait de calmer les tremblements d’Emmi, mais il se sentait impuissant, écrasé par le destin. Et elle fixait d’un regard hébété ses mains ouvertes et calleuses, comme si elle voyait encore son bébé. Dans le lointain obscur de la mer, Abulurd crut entendre les cris de leur enfant par-dessus le vrombissement des moteurs, mais il savait que ce n’était que son imagination. 74 Ne vous trouvez jamais en compagnie de quelqu’un avec qui vous ne voudriez pas mourir. Dicton Fremen. En arrivant à la base des contrebandiers au pôle Sud de Dune, Liet retrouva Warrick qui l’attendait. — Regarde-toi ! lança son frère de cœur en riant. Il rejeta en arrière sa capuche et dévala la pente de gravier de la crevasse pour le serrer contre lui en lui bourrant le dos de coups de poing joyeux. — Tu es gras… et tout propre ! (Il renifla d’un air méprisant.) Et puis, tu n’as plus aucune trace de distille sur toi. Est-ce que tu te serais lavé du désert ? — Jamais je ne laverai mon sang de la poussière du désert, fit Liet en l’étreignant à son tour. Mais… tu sais que tu as grandi ? — C’est le bonheur du mariage, mon ami. Faroula et moi nous avons un fils. Nous l’avons appelé Liet-Chih en ton honneur. (Il claqua la paume de sa main.) Et j’ai continué à combattre les Harkonnens chaque jour, pendant que tu te vautrais dans le luxe avec ces étrangers. Un fils, se dit Liet avec un pincement de tristesse au cœur, qui fut aussitôt remplacé par une joie sincère pour son ami et le plaisir de savoir que l’enfant portait son prénom. Les hommes de Vernius déchargeaient la cargaison en n’échangeant que de rares propos. Ils étaient décontenancés et sombres parce que leur chef n’avait pas regagné Arrakis avec eux. Jodham et Asuyo dirigeaient les opérations. Quant à Gurney Halleck, il était resté sur Salusa pour superviser les opérations de contrebande. Warrick était arrivé cinq jours auparavant. Il avait pris pension dans la base et, en échange, il expliquait aux hommes de Vernius comment survivre dans le désert. — Liet, tu sais, je crois qu’ils ne comprendront jamais, chuchota-t-il d’un air méprisant. Ils pourraient passer toute leur vie ici qu’ils resteraient quand même des hors-monde. Tandis qu’ils s’avançaient dans les tunnels, Warrick lui apprit les dernières nouvelles. Par deux fois, il avait livré l’épice à Rondo Tuek et avait cherché à savoir quand Liet serait de retour. Le temps lui avait paru long, avoua-t-il avant d’ajouter : — Mais qu’est-ce qui t’a poussé à aller sur un monde comme Salusa Secundus ? — C’est un voyage que je devais faire. Mon père y a grandi et il m’en a si souvent parlé. Mais à présent, j’ai l’intention de rester. Ici, je suis chez moi. Salusa n’était qu’une… diversion intéressante. Warrick s’arrêta pour se gratter la tête : il avait les cheveux collés après de longues heures sous la capuche de son distille. Faroula devait garder ses anneaux d’eau, ainsi qu’il incombait à une épouse. — Donc, tu vas retourner au Sietch du Mur Rouge ? Tu nous manques, à Faroula et moi. Nous avons été tristes de voir que tu voulais vivre loin de nous. Liet était ému. — J’ai été stupide. Et puis, j’avais besoin de réfléchir à mon avenir. Tant de choses ont changé et j’ai tant appris. Je crois que je comprends mieux mon père, à présent… Warrick, surpris, s’exclama : — Mais qui douterait de l’Umma Kynes ? Nous faisons ce qu’il nous dit de faire. — Oui, mais c’est mon père, et j’ai besoin de le comprendre. Ils s’arrêtèrent pour contempler les terrasses de glace poussiéreuse de la calotte polaire. — Quand tu seras prêt, mon ami, nous appellerons un ver et nous regagnerons le sietch. (Il esquissa un sourire moqueur.) Si tu te souviens comment passer ton distille. Liet se contenta de renifler et il alla jusqu’au placard où était son équipement en jetant un regard torve à son ami. — Il se peut que tu m’aies battu dans la course à la Grotte des Oiseaux, mais je sais toujours appeler les plus grands vers. Ils dirent au revoir aux contrebandiers. Même s’ils avaient été ses compagnons, Liet ne se sentait pas proche de ces hommes endurcis. C’étaient des militaires loyaux envers leur chef, formés à la discipline des armées. Ils ne cessaient d’évoquer les jours anciens, leurs batailles sur des mondes lointains, des assauts qu’ils avaient conduits sous le commandement du Comte Vernius pour la plus grande gloire de l’Imperium. Mais leur passion s’était aigrie et ils se satisfaisaient désormais de harceler Shaddam. Liet et Warrick s’aventurèrent à nouveau dans les solitudes gelées de l’Antarctique en contournant la zone de terre et de déchets de l’usine du marchand d’eau. Warrick se retourna pour inspecter les rochers qui semblaient à présent inviolés, déserts sous le ciel glacé. — Je vois que tu leur as enseigné certaines petites choses. C’est même mieux que ce que nous leur avions montré la première fois. Il faut y regarder de près pour deviner leur présence. — Ah, tu as remarqué ? fit Liet, flatté. Avec un bon professeur Fremen, même eux arrivent à apprendre ce qui est évident. Ils atteignirent très vite la lisière du désert et plantèrent un marteleur. Ils attendirent et, bientôt, ils chevauchèrent comme avant un train gigantesque de segments dans des sillages de poussière, droit vers le nord, pour retrouver les tempêtes, les caprices du vent et des dunes qui avaient toujours découragé les patrouilles Harkonnens. Dans le souffle crépitant de leur course, Warrick s’était mis à bavarder, comme s’il était peu à peu plus heureux et plus riche d’anecdotes et d’histoires drôles. Mais il parlait aussi de Faroula et de leur fils, de leur vie quotidienne, du voyage qu’ils avaient fait au Sietch Tabr, d’une journée à Arrakeen, du rêve qu’ils entretenaient d’aller un jour visiter la serre du Bassin de Plâtre. Ce qui rendait lourd le cœur de Liet, mais il se sauvait en se perdant souvent dans des songeries. Il imaginait qu’il aurait pu appeler un ver plus rapide dans sa course vers la Grotte des Oiseaux, et il aurait rejoint Faroula le premier. Mais Warrick et lui avaient fait le même vœu devant le Biyan, le lac blanc, et c’est celui de son ami qui avait été exaucé. Pour les Fremen, c’était la volonté de Shai-Hulud, et il devait l’accepter. Ils établirent leur campement pour la nuit sur la crête d’une dune en plantant des pieux dans le sable. Plus tard, ils contemplèrent les étoiles qui traversaient lentement le ciel avant de s’enfermer dans leur tente-distille. Et Liet dormit mieux qu’il n’avait dormi depuis des mois : il avait retrouvé le lit et le voile doux du désert. Ils reprirent leur route au petit matin. Deux jours après, Liet ressentit le besoin douloureux de retrouver au plus vite son sietch, ses parents, et de leur raconter ce qu’il avait vu et accompli sur Salusa Secundus. Ce même soir, en observant l’horizon du désert, il découvrit une salissure ocre. Il ôta les embouts de son distille et huma longuement l’odeur piquante de l’ozone. Dans le même instant, il sentit les picotements d’électricité statique. Warrick prit un air sombre. — C’est une énorme tempête, Liet. Et elle s’approche très vite. (Il haussa les épaules avec un optimisme forcé.) Ou alors ce n’est qu’un coup de vent heinali. Nous pouvons le braver. Liet garda ses réflexions pour lui-même. Il suffisait, disait-on, d’évoquer des possibilités déplaisantes pour attirer le démon en personne. Mais comme le nœud de la tempête grandissait et se faisait plus dense, plus dur et plus brun, il ne put qu’exprimer ce qui était évident : — Non, mon ami, c’est une tempête Coriolis. Puis, il se tut. Il se souvenait des moments vécus avec son père dans la capsule météo et, plus récemment, de la tempête d’aurore sur Salusa. Ce qui venait sur eux était bien plus redoutable encore. Warrick le regarda, agrippé à une écaille et proféra : — Hulasikali Wala ! Le vent du démon sur le désert ouvert. Liet scrutait la barrière mouvante qui montait au-dessus d’eux. Au plus haut niveau, le nuage était constitué de fines particules de poussière, mais plus bas, le vent soulevait de lourdes vagues de sable. Oui, se dit-il, c’est le Hulasikali Wala. Le vent qui dévore la chair. Le ver géant devenait nerveux, ses segments étaient parcourus de longs frissons, et il semblait sur le point de se cabrer, de plonger vers les profondeurs du désert pour échapper à la tempête, en dépit des crocs que Liet et Warrick avaient plantés. Les dunes défilaient comme autant de lames fauves. Ils étaient dans le grand désert. — Rien, dit Liet. Pas le moindre abri en vue. Mais Warrick pointa un doigt. — Si ! Là-bas ! Une petite butte. C’est notre seule chance, mon ami ! Liet plissa les yeux. Les rafales Coriolis lui giflaient douloureusement le visage. Il distingua dans la brume de la tourmente un amas de rochers qui affleuraient à peine le flanc d’une dune. — C’est bien précaire ! — Mais c’est tout ce que nous avons ! répliqua Warrick en luttant pour dévier la course du ver avant que le plus fort de la tempête ne s’abatte sur eux. Une rafale de gravier leur fouetta le visage et ils fermèrent les yeux, les paupières en feu. Ils serraient les dents, les embouts de leur distille plantés profondément dans leurs narines, mais la grêle de sable corrosive semblait déjà ronger leur peau. Le ululement du vent était maintenant un chœur de démons, le souffle issu de la gorge d’un dragon. Les nappes électriques passaient sur eux comme les voiles d’une aurore boréale. Sous la mitraille d’étincelles, ils avaient le crâne déchiré. Comme ils approchaient du maigre îlot de rochers, Liet fut gagné par le désespoir. Ce n’était qu’un éperon de lave usé par les vents décapants à peine grand comme une tente-distille, avec des arêtes abruptes et quelques rares fissures. Ils n’avaient aucune chance de s’y abriter à deux. — Warrick, on ne tiendra pas. Il faut trouver autre chose. — Il n’y a rien d’autre, mon ami ! Le ver était agité de soubresauts, il refusait d’aller plus loin. Et la tempête était maintenant une muraille brunâtre qui les écrasait. Warrick ôta précipitamment les crocs et les harpons et cria : — On y va, Liet ! Vite ! Il nous reste nos bottes… Que Shai-Hulud nous aide ! Il bondit vers les flots de sable, suivi de Liet, à l’instant où le ver géant plongeait furieusement pour aller s’enfouir dans les profondeurs paisibles de l’erg, loin de la tourmente. Le désert et le ciel étaient mêlés, maintenant, et le monde n’était plus qu’un ressac frénétique de safran, d’ocre, de glaise et de silice. Ils étaient dans le ventre turbulent de la tempête Coriolis. Ils atteignirent en vacillant le rocher pour découvrir que l’unique crevasse était à peine suffisante pour un homme. Warrick s’arrêta et leva les yeux entre deux salves de sable. — C’est à toi de t’abriter, mon ami ! hurla-t-il. — Impossible ! Tu es mon frère de sang et de cœur. Tu as une femme et un enfant. Il faut que tu les retrouves ! Warrick le dévisagea d’un regard distant. — Mais toi, tu es le fils de l’Umma Kynes. Ta vie a plus de valeur que la mienne. Va, glisse-toi là-dedans avant que la tempête ne nous tue tous les deux ! — Je ne te laisserai pas sacrifier ta vie pour moi. — Tu n’auras pas le choix. Warrick s’éloignait déjà, mais Liet le rattrapa et le tira en arrière. — Non ! Comment les Fremen choisissent-ils dans une situation pareille ? Comment décider de la meilleure façon de préserver notre eau pour la tribu ? Moi, je dis que ta vie est plus précieuse que la mienne parce que tu as une famille. Toi, tu prétends que c’est à cause de mon père. On ne trouvera pas à temps. — Alors, c’est Dieu qui doit choisir. — D’accord. Liet sortit un bâton marqueur de sa sacoche. — Tu devras te soumettre à sa décision. (Voyant l’air sombre de son ami, Liet ajouta, la gorge serrée :) Et moi aussi. Ils se tournèrent tous deux vers le flanc de la dune et calculèrent leur lancer en s’abritant des bourrasques. Warrick fut le premier à lancer son bâton de pierre polie. Il se planta dans le sable fluide : sept. Liet lança à son tour. S’il gagnait, il perdait son ami. S’il perdait, il quitterait la vie. Warrick se précipita pour lire le chiffre sur le marqueur de son ami. Liet savait qu’il ne pouvait tricher, car c’était un anathème chez les Fremen. Mais il ne se fiait guère à sa vue dans la tourmente. Il vit qu’il avait marqué un neuf. — Tu as gagné, fit Warrick en se retournant. C’est toi qui vas dans l’abri, mon ami. Et fais vite, nous n’avons pas le temps de discuter. Liet s’essuya les yeux en frissonnant. Ses genoux se dérobaient sous lui. — C’est impossible. Je refuse. — Tu n’as pas le choix. (Il le poussa vers le rocher.) Ce sont les caprices de la nature. Ton père en parle souvent. Dans tous les milieux il y a des risques… et nous n’avons pas eu de chance aujourd’hui. — Je ne peux pas faire ça ! souffla Liet dans une plainte, planté dans le sable. Mais Warrick le poussa violemment et il bascula en arrière. — Vas-y ! Ne me fais pas mourir pour rien ! Tremblant, comme en état de transe, Liet recula vers le rocher. — Viens avec moi. On tiendra tous les deux en se serrant. — Pas question. Tu le vois bien. Ils n’étaient séparés que par quelques pas, mais ils devaient hurler. Le gravier et le sable les mordaient comme des millions de dents invisibles. — Prends soin de Faroula ! Si tu meurs toi aussi, qui pourra s’occuper d’elle, mon ami ? Et de mon fils ? Alors, sachant qu’il n’y avait aucune autre solution, que Warrick avait perdu au jeu de la survie, il embrassa son frère de cœur qui, d’un geste décidé, le poussa vers la crevasse. Liet se recroquevilla, se blottit autant que possible pour libérer un peu d’espace pour son ami. — Prends ma cape ! lui cria-t-il. Couvre-toi ! — Non, Liet, garde-la. Tu auras du mal à t’en sortir. (Le regard de Warrick s’attarda sur lui.) Dis-toi que c’est un sacrifice à Shai-Hulud. Ma vie t’apportera peut-être un peu de bonheur. Liet était incapable de bouger, coincé dans le rocher. Il leva les yeux et vit des cataractes d’étincelles qui pleuvaient du haut de la muraille tempétueuse. Ils étaient au centre du cœur violent de Dune. Ici, la nature était parfois plus violente et déchaînée que nulle part ailleurs dans l’univers. Liet tendit la main et, sans un mot de plus, Warrick la serra. Le vent forcissait et Liet ne pouvait plus garder les yeux ouverts. Il banda tous ses muscles pour gagner encore quelques centimètres vers le fond du rocher. Et soudain, la main de Warrick lui échappa. Il aurait voulu le rattraper, mais il était désespérément coincé, à présent, et le vent était un marteau écrasant. Il faillit étouffer dans un flot soudain de poussière et entendit vaguement le cri de Warrick se perdre. L’enfer persista des heures durant, puis s’apaisa, s’acheva et Liet émergea, à demi aveugle, toussant et crachant, son distille lacéré par le rocher, la tête en feu. Il sanglota longtemps devant un désert transformé, des dunes neuves, des sables apaisés, figés dans un autre paysage. Il donna un coup de pied de rage et de chagrin. Et se retourna alors. Pour voir une silhouette sombre, celle d’un homme qui se tenait très droit sur la crête d’une dune, sa cape déchirée flottant dans le vent apaisé, le distille criblé de trous. Et il se demanda si ses yeux ne le trompaient pas, s’il ne voyait pas un mirage. Ou alors le fantôme de son ami ? Mais non, c’était bien un être vivant, qui regardait dans une autre direction et semblait ne pas l’avoir vu encore. Warrick. Bégayant, éperdu, Liet se mit à courir. Puis à rire, puis à pleurer en même temps. L’autre Fremen demeurait immobile, le regard toujours fixé sur l’horizon du nord. Comment avait-il pu survivre ? Nul ne réchappait jamais d’une tempête Coriolis. Liet s’arrêta en vacillant au sommet d’une dune, puis reprit sa course et agrippa son ami. — Warrick ! Tu es vivant ! Tu es vivant ! Alors, très lentement, Warrick se tourna vers lui. Le vent dévoreur lui avait arraché la moitié de la chair de son visage. Ses joues ouvertes laissaient voir ses dents. Il avait les paupières déchiquetées et ses yeux aveugles étaient fixes dans la clarté du soleil. Ses mains avaient été rongées, elles aussi, et Liet vit sur sa gorge les tendons à nu pareils à des cordes pâles quand Warrick dit enfin d’une voix gargouillante, affreuse : — J’ai survécu, et j’ai vu. Mais il aurait sans doute été plus simple que je meure. 75 Si un homme accepte son péché, il peut vivre avec. S’il ne l’accepte pas, il souffrira de ses conséquences insupportables. Méditations de Bifrost Eyrie, Texte bouddhislamique. Durant les mois qui suivirent l’enlèvement de son enfant, Abulurd Harkonnen faillit sombrer dans la folie. Brisé une fois encore, il s’était coupé de son monde familier. Tous les domestiques avaient été congédiés, et lui et Emmi avaient entassé leurs affaires dans un ornithoptère. Puis ils avaient incendié le manoir et l’avaient longtemps regardé brûler. Le toit s’était écroulé sous les flammes et une colonne de fumée noire était montée lentement dans le ciel maussade de Lankiveil. Ils avaient vécu là quelques dizaines d’années heureuses, mais ne laissaient que des braises derrière eux. Et quand l’ornithoptère décolla, ils ne détournèrent pas le regard. Ils volèrent longtemps au-dessus des montagnes et se posèrent dans une des cités silencieuses qui portait le nom de Veritas. C’était une forteresse bouddhislamique qui avait été construite sous un surplomb granitique énorme qui était comme une terrasse au flanc de la montagne. Durant des siècles, les moines avaient creusé un dédale de tunnels, de salles et de cellules voués à la méditation. Abulurd avait beaucoup à méditer et les moines l’acceptèrent sans lui poser de question. Emmi et lui n’étaient pas religieux et n’avaient jamais épousé le bouddhislamisme, ils ne cherchaient qu’un asile de paix et de silence après la douleur qu’ils avaient endurée. Ils voulaient comprendre pourquoi l’univers s’acharnait sur eux mais ils ne trouvaient pas la réponse. Abulurd considérait qu’il était un homme de cœur. Fondamentalement, il essayait de faire le bien. Pourtant, il était de nouveau en enfer. Il se retrouva un jour dans une cellule aux murs de pierre sous la lumière rare et vacillante des bougies parfumées. Quelques radiateurs diffusaient un peu de chaleur. Il était habillé comme les moines de vêtements amples. Mais il ne priait pas : il se souvenait et pensait. Agenouillée près de lui, Emmi lui toucha timidement le bras. Elle écrivait depuis quelque temps de la poésie, des sutras bouddhislamiques dont les mots et les métaphores avaient pour Abulurd une signification douloureuse qui lui amenait les larmes aux yeux. Emmi écarta son parchemin et ses pinceaux de calligraphie, laissant inachevée la dernière ligne. Ils se regardèrent longuement dans la lueur des bougies. Loin dans les autres salles, des moines chantaient et les échos assourdis avaient un effet hypnotique. Abulurd pensait à son père, cet homme qui lui ressemblait tellement, avec ses cheveux longs, son cou musclé, son corps élancé. Dmitri Harkonnen avait toujours affectionné les vêtements amples qui lui conféraient une allure plus imposante. Il avait été dur, toujours prêt à prendre des décisions difficiles pour accroître la fortune familiale. Pour lui, chaque jour qui passait était un combat pour les Harkonnens face au Landsraad. En recevant le fief siridar d’Arrakis, les Harkonnens avaient atteint le plus haut degré entre toutes les familles nobles du Landsraad. Des millénaires s’étaient écoulés depuis la Bataille de Corrin où les Harkonnens avaient acquis leur réputation de cruauté – mais Dmitri s’était montré moins impitoyable que ses prédécesseurs. Sa seconde femme, Daphné, lui avait apporté un calme sans précédent. Dans ses dernières années, il était devenu un autre homme, il riait souvent, montrait son amour à sa nouvelle épouse et passait des heures avec son plus jeune fils, Abulurd. Il s’était même préoccupé de Marotin, son enfant attardé, alors que les Harkonnens des générations antérieures l’auraient sacrifié sous prétexte d’humanité. Malheureusement, plus il devenait humain et tendre, plus son fils Vladimir se faisait dur, comme en réaction. La mère de Vladimir, Victoria, avait fait tout son possible pour donner à son fils la soif du pouvoir. Nous sommes tellement différents. Abulurd se concentrait sur les subtiles variations de couleurs des flammes des chandelles. Il ne regrettait pas de ne pas avoir suivi les traces de son demi-frère. Il n’aurait eu ni le cœur ni le courage de se livrer aux actes qui paraissaient le ravir. Tout en écoutant les lointaines vibrations de la musique des moines, il repensa à l’arbre généalogique de sa famille. Il comprenait pourquoi son père l’avait appelé Abulurd, un nom marqué par le mépris et l’infamie depuis les retombées du Jihad Butlérien. Un Abulurd Harkonnen, en ces temps lointains, avait été banni pour couardise après la Bataille de Corrin et à jamais disgracié. La Bataille de Corrin avait été la dernière victoire des humains contre les machines pensantes. Durant l’assaut légendaire du Pont de Hrethgir, Abulurd Harkonnen avait commis un acte qui avait été réprouvé par toutes les factions victorieuses. De là datait l’hostilité entre les Harkonnens et les Atréides, une dette de sang qui remontait à des millénaires. Mais les détails étaient flous et les preuves inexistantes. Que savait donc mon père ? Qu’a vraiment fait cet Abulurd à la Bataille de Corrin ? Quelle décision coupable a-t-il prise alors ? Dmitri avait peut-être considéré qu’il n’y avait pas là de sujet de honte. Les Atréides victorieux pouvaient aussi bien avoir réécrit l’Histoire et changé cet épisode afin de noircir la réputation des Harkonnens. Depuis la Grande Révolte, les mythes s’étaient multipliés jusqu’à obscurcir la vérité. Abulurd frissonna, inspira profondément et le parfum de l’encens emplit ses poumons. Emmi devina le trouble de son mari et lui tapota la nuque avec un sourire doux-amer. — Il faudra encore quelque temps, lui dit-elle, mais je crois que dans ce lieu saint, nous pourrons accéder à un peu de paix. Il acquiesça, la gorge serrée, prit sa main ridée et la porta à ses lèvres. — J’ai été dépouillé de mes biens et de mon pouvoir, ma très chère. Il se peut aussi que j’aie perdu mes deux fils, mais je t’aime toujours autant. Et tu vaux pour moi tous les trésors de l’Imperium. (Il ferma les yeux.) Je souhaite seulement que nous puissions faire quelque chose pour Lankiveil, pour tous ces gens qui ont tant souffert simplement parce que je suis ce que je suis. Il serra les lèvres et des larmes brillèrent dans ses yeux. Elles ne parvenaient pas à cacher cependant certaines images : Glossu Rabban couvert de sang de baleine dans le faisceau des projecteurs, au bout du débarcadère… Bifrost ravagée par les troupes de Rabban… L’expression atroce d’incrédulité d’Onir Rautha-Rabban à l’instant où les soldats allaient le jeter du haut de la falaise… Et la malheureuse maîtresse de marée. Abulurd retrouvait en même temps l’odeur de chair calcinée, le fracas des seaux renversés, les cris du bébé… Il y avait donc tellement longtemps que la vie paisible et agréable avait pris fin ? Combien d’années s’étaient écoulées depuis qu’il avait accompagné ses amis pêcheurs dans cette partie de chasse à la baleine albinos ? Il tressaillit en se souvenant de l’iceberg artificiel, de la cache d’épice dissimulée dans les eaux arctiques. Un trésor plus fabuleux que tout ce que pouvaient imaginer les gens de Lankiveil. Un énorme stock de Mélange qui avait été caché là, sous son nez, sans nul doute par son demi-frère. Il se redressa en souriant tout à coup, incapable de dissimuler son ravissement à l’idée qui lui était venue. Il se tourna vers Emmi, qui le regardait, perplexe. — Je sais ce que nous pouvons faire ! Il claqua dans ses mains, tout excité en pensant à son projet tout neuf. Au moins, il pourrait réparer les abus commis contre son peuple qui travaillait si dur et les souffrances des siens. Abulurd s’était embarqué à bord d’un cargo brise-glace qui n’avait rempli aucun manifeste et ne transmettait pas de signaux de localisation. Il emmenait avec lui un groupe de moines bouddhislamiques, un équipage de chasseurs de baleine et son ex-personnel. Ils avaient pénétré dans les eaux où dérivaient des blocs de glace qui grinçaient sans cesse contre la coque comme des pilons dans cent mortiers de pierre. La brame nocturne flottait en myriades de cristaux de gel, diffusant les pinceaux des projecteurs jusqu’aux murailles de glace artificielle du faux iceberg sur lequel ils cherchaient un ancrage. Ils avaient repéré leur objectif grâce aux sonars et scanners du brise-glace et ils avaient su distinguer facilement le faux iceberg des autres. Peu avant l’aube, ils furent enfin à l’amarrage près de la structure de polymère qui ressemblait étonnamment à une montagne de glace translucide à la dérive. Les baleiniers, les ouvriers et les moines progressèrent rapidement au long des couloirs qui se prolongeaient loin sous la surface de la mer. Et trouvèrent les containers empilés au fil des années. Il y avait là suffisamment de Mélange pour payer la rançon d’un Empereur. Tout au début de son long règne, Elrood IX avait édicté des lois sévères pour le détournement de l’épice. Si la cache venait à être découverte, Vladimir serait impitoyablement châtié, avec en prime une amende colossale et il perdrait sans doute son titre d’administrateur de la CHOM tout en étant frappé de forfaiture pour le quasi-fief d’Arrakis. Durant un bref instant d’espoir fou, Abulurd avait songé à faire chanter son demi-frère en exigeant la restitution de son fils. Il n’était plus un Harkonnen et n’avait rien à perdre. Mais il savait que cela échouerait à long terme. Non, il savait maintenant quelle était l’unique façon d’en finir, de retirer quelque avantage de ce cauchemar. Avec des palettes à champ Holtzman et un câble de soldats du feu, les pirates furtifs d’Abulurd remplirent de Mélange la cale du cargo jusqu’aux ponts supérieurs. Même dans la disgrâce, Abulurd gardait encore son titre de gouverneur du sous-district. Il rétablirait ses anciens contacts et trouverait des contrebandiers et des marchands pour l’aider à se débarrasser du stock. Cela prendrait des mois, mais il avait fermement l’intention de négocier toute cette épice en solaris qu’il redistribuerait à son gré et pour le bénéfice des siens et de ses gens. Emmi et lui avaient un temps envisagé de consacrer une part du trésor à l’installation d’un système de défense consolidé autour de Lankiveil. Mais il savait que ce serait vain face à la puissance d’attaque de la Maison Harkonnen. Non, finalement, leur dernière idée était la meilleure. Dans leur paisible cellule du monastère, ils avaient affiné leur plan. Redistribuer une pareille fortune serait une tâche écrasante, mais Abulurd avait confiance en ses assistants et il savait qu’il réussirait. L’argent irait jusque dans les bourgs et les hameaux, jusqu’aux bastions des montagnes, aux ports de pêche les plus reculés. Les gens reconstruiraient leurs temples, achèteraient du nouveau matériel de chasse et de pêche, ils pourraient bâtir, agrandir les docks et les débarcadères, élargir les rues. Chaque pêcheur aurait droit à un bateau neuf. Le butin allait se transformer en millions de solaris et il serait totalement dispersé, irrécupérable. Même si le Baron venait à découvrir le tour que lui avait joué son demi-frère, il ne réclamerait pas sa fortune illicite. Et puis, ce serait comme de récupérer l’eau de la mer avec un compte-gouttes. Le brise-glace chargé à ras bord revenait vers le fjord et Abulurd, à la proue, souriait dans le brouillard givrant en songeant à tout le bien qu’il allait faire après cette rude nuit. Pour la première fois depuis bien des années, il se sentait profondément fier de lui. 76 La capacité d’apprendre est un don ; La faculté d’apprendre est un talent ; La volonté d’apprendre est un choix. Rebec de Ginaz. Ce jour-là, les élèves du Maître d’Escrime allaient survivre ou mourir selon ce qu’ils avaient appris. Près d’un assortiment d’armes, le légendaire Mord Cour conférait à voix basse avec le Maître junior Jeh-Wu. Le terrain d’exercice était encore humide et glissant après l’averse du matin et les nuages ne s’étaient pas encore dispersés. Bientôt, je serai un Maître d’Escrime, dans le cœur et l’âme, songea Duncan. Ceux qui passeraient l’examen final ne trépasseraient pas ? Cette dernière phase comprenait également toute une série d’examens oraux couvrant l’histoire et la philosophie des disciplines de combat qu’on leur avait enseignées. Plus tard, les lauréats regagneraient l’île principale où se trouvaient les restes vénérés de Jool-Noret et chacun repartirait vers son monde d’origine. Tous seraient de nouveaux Maîtres d’Escrime. — Un tigre sur un bras et un dragon sur l’autre ! clama Mord Cour. Les grands guerriers trouvent toujours le moyen de triompher de n’importe quel obstacle. Seul un vrai guerrier peut survivre dans le Corridor de la Mort. Sur les cent cinquante candidats du début, ils n’étaient plus que cinquante et un. À chaque faute, Duncan avait appris une nouvelle leçon. Une fois encore, lui et Hiih Resser étaient côte à côte, parmi les meilleurs de la promotion. — Le Corridor de la Mort ? souffla Resser. Il avait perdu l’oreille gauche dans un exercice de lutte au poignard, mais il considérait que ça lui donnait l’air d’un vétéran endurci et il s’était refusé à porter une fausse oreille. — Ce n’est qu’une hyperbole, fit Duncan. — Vous le croyez ? Duncan inspira profondément et fixa son attention sur la poignée de l’épée du Vieux Duc Paulus. Le pommeau scintillait dans le soleil. Une fière lame. Il avait fait vœu de s’en montrer digne et il était heureux de l’avoir en cet instant. — Au bout de huit ans, il est trop tard pour abandonner, dit-il. Entouré d’une clôture à bouclier, le terrain était à l’abri des regards des autres élèves. Ils allaient franchir toutes sortes d’obstacles, affronter des tueurs makungs, des illusions solido, des pièges subtils. — Avancez et choisissez vos armes ! lança Jeh-Wu. Duncan glissa deux poignards courts dans sa ceinture, près de son épée. Il essaya une lourde masse d’armes, mais l’échangea contre une lance de combat. Jeh-Wu s’avança en rejetant ses tresses en arrière et leur dit d’une voix dure marquée d’une trace de sympathie : — Il se peut que certains d’entre vous considèrent que cette dernière épreuve est cruelle, pire qu’aucun combat ne saurait l’être. Mais tout combattant doit être forgé dans le creuset des vrais dangers. Tandis qu’ils attendaient, Duncan pensa à Glossu Rabban, qui n’avait jamais montré nulle trace de pitié pour ses proies humaines, quand il était sur Giedi Prime. Des monstres authentiques tels que les Harkonnens pouvaient imaginer des jeux sadiques bien plus épouvantables que ce que pouvait concevoir Jeh-Wu. Il réprima une vague de peur et essaya de visualiser comment survivre à l’épreuve finale. — Lorsque le Ginaz donne un Maître d’Escrime à une Maison Majeure, la vie des membres de cette Maison repose sur lui, de même que leur sécurité, leur fortune. C’est à vous qu’incombera une telle responsabilité et aucun test ne saurait être trop rigoureux, enchaîna le vieux Mord Cour. Certains d’entre vous vont mourir aujourd’hui, cela ne fait aucun doute. Notre devoir est de ne garder que les meilleurs combattants de l’Imperium. Pas question de rebrousser chemin. Les portes s’ouvrirent et des appariteurs commencèrent à débiter les noms des élèves. L’un après l’autre, ils disparurent derrière la barricade. Resser fut l’un des premiers à être appelé. — Bonne chance, fit-il à Duncan tandis qu’ils se claquaient dans la main. Duncan attendit à la suite des autres, le ventre noué. Et on annonça enfin son nom. Il entraperçut par l’anfractuosité l’étudiant qui l’avait précédé : il était déjà assailli par une grêle d’armes qui frappaient de toutes les directions. Il dansait, feintait, reculait, puis disparut très vite entre des makungs de combat. — Allez, allez, c’est facile, gronda un appariteur. On a déjà deux survivants. Sur une ultime et brève prière, Duncan plongea dans l’inconnu et la porte claqua derrière lui. Il libéra son esprit pour une réaction instantanée, se concentra sur ses gestes, sur leur rapidité, et des voix se croisèrent dans son esprit : Paulus Atréides lui disant qu’il pouvait accomplir tout ce qu’il déciderait ; le Duc Leto lui conseillant de choisir le terrain haut, l’itinéraire moral, et de ne jamais oublier la compassion ; Thufir Hawat, lui expliquant comment observer tous les points dans le parfait périmètre de l’hémisphère où se situait son corps. Deux makungs surgirent de part et d’autre, deux monstres métalliques aux yeux capteurs scintillants qui suivaient le moindre de ses mouvements. Duncan s’élança, puis s’arrêta net, feinta, plongea. Observe tous les points. Il pivota et frappa avec sa lance, déviant le javelot d’une makung dans un claquement froid. Le parfait périmètre. Il dansa d’un pied sur l’autre, parfaitement équilibré, prêt à bondir dans n’importe quelle direction. Les enseignements de ses instructeurs passaient en rafales rapides dans son esprit : Mord Cour hirsute, Jeh-Wu avec sa face d’iguane, le globuleux Rivvy Dinari, le prétentieux Whitmore Bludd, et même Jamo Reed, le gardien de l’île du bagne. Son instructrice tai-chi avait été une jeune femme séduisante, au corps flexible, à la voix douce, au ton dur. Attends-toi à l’inattendu, lui répétait-elle à longueur d’exercice. Des mots simples mais profonds. Les makungs étaient des mécaniques, mais elles étaient complexes et leurs capteurs enregistraient les mouvements de l’adversaire pour les traiter en feed-back. Mais, à cause des restrictions butlériennes, elles ne pouvaient penser comme un humain. Duncan frappa deux fois avec sa lance et esquiva en tourbillonnant, évitant de peu les couteaux à empaler que les makungs venaient de lancer. Il progressa courbé en deux, tout en étudiant le chemin de bois sous ses pieds nus, guettant d’éventuelles plaques de pression. Il vit des flaques de sang et, sur le côté, un corps démembré qu’il ne chercha pas à identifier. Quelques pas plus loin, il creva les yeux de deux autres makungs avec ses poignards. Il fit basculer les dernières de quelques coups de pied. Plus loin encore, il se heurta à quatre machines qui n’étaient que des projections solido : il remarqua les différences subtiles de couleur sous les reflets du soleil, ainsi que Thufir Hawat le lui avait appris. Il avait connu un instructeur qui n’était qu’un jeune garçon avec des instincts de tueur… un tueur ninja qui lui avait enseigné des méthodes furtives d’assassinat et de sabotage, et aussi l’art absolu de se mêler aux ombres les plus discrètes pour frapper dans le silence le plus absolu. — Parfois, lui avait-il dit, la plus dramatique déclaration peut être faite avec une touche invisible. En faisant la synthèse de ces huit années de formation, Duncan établissait des parallèles entre des disciplines diverses, des méthodes similaires ou différentes. Certaines techniques étaient à l’évidence utiles pour la situation qu’il affrontait et son esprit s’était accéléré pour les trier et sélectionner les méthodes appropriées à chaque affrontement. Débarrassé des makungs, Duncan dévala la pente qui accédait au rivage déchiqueté en suivant les marques du parcours. Des balises rouges à suspenseur le conduisirent jusqu’à un étang blanc bleu de geysers et de sources volcaniques. Cerné par les vagues d’aigue-marine de l’océan, il se maintenait à peine en dessous du point d’ébullition. Duncan y plongea et nagea vers le fond, en direction des évents de lave qui crachaient des salves de bulles. Il fut très vite à court d’air dans l’eau chaude, mais émergea dans une autre mare fumante. Pour être attaqué aussitôt par de nouvelles makungs à l’aspect redoutable. Il se battit comme un animal sauvage – jusqu’à ce qu’il prenne conscience que sa mission était de traverser ce Corridor de la Mort, et non pas d’affronter tous les prédateurs qu’il rencontrait. Il bloqua encore quelques coups de pied vicieux, repoussa les machines de combat et repartit en courant sur la piste en direction de la jungle des hautes terres et de la nouvelle phase de l’épreuve. Il se trouva bientôt devant une passerelle de cordes, au-dessus d’une crevasse profonde. Il s’avança, calculant subtilement son équilibre et, au milieu, des fauves solido se matérialisèrent, prêts à bondir sur lui. Il frappa plusieurs fois avec sa lance, repoussa plusieurs attaquants à main nue. Mais pas une seconde il ne perdit l’équilibre. Le pire ennemi de l’élève-combattant est son propre esprit. Le défi, c’est de contrôler sa peur. Je ne dois pas oublier qu’ils ne sont pas réels, même si leurs coups semblent l’être. Pourtant, tout se passait comme dans une vraie bataille, il devait se servir de tous ses dons, de toutes les techniques qu’on lui avait enseignées. Il n’y avait jamais deux situations de combat identiques. Les armes essentielles du guerrier sont son agilité mentale et physique alliée à son adaptabilité. Il se concentra sur l’autre bord de la crevasse, repoussa d’autres assaillants avec une désinvolture attentive et atteignit enfin le bout de la passerelle, épuisé, ruisselant de sueur, mais ne s’arrêta pas pour autant. Il devait aller jusqu’au bout. Il foula bientôt un autre chemin de planches au fond d’une gorge étroite dans les rochers, l’endroit idéal pour une embuscade. Il entrevit des trappes et des fosses, roula sur lui-même quand se déclencha un staccato d’arme à feu, se rétablit dans la foulée, devina une sagaie qui volait vers lui et se servit de sa lance comme d’une perche pour sauter l’obstacle. Il touchait à peine le sol quand il fut pris dans un scintillement frénétique. De la hampe de sa lance, il balaya le vide et sentit deux chocs violents. Deux makungs volantes venaient de s’embrocher sur le fer. Devant lui, il y avait une nouvelle flaque de sang, un autre corps mutilé. Il n’était pas censé penser aux camarades qui tombaient dans l’épreuve, mais il regretta, dans un instant fugace, que des élèves qui étaient allés aussi loin tombent ici, si près de la réussite. Il surprenait les regards des observateurs de Ginaz qui suivaient les parcours derrière la clôture à bouclier, des Maîtres d’Escrime qu’il reconnaissait parfois. Il ne pouvait leur demander combien d’élèves avaient réussi. Ni si Resser était vivant. « Un homme comme toi doit faire partie de ma maisonnée ! » lui avait dit le Vieux Duc Paulus. Il ne s’était pas encore servi de son épée, mais il avait le sentiment que Paulus était avec lui, qu’il participait à cette traversée du Corridor de la Mort en l’encourageant. Il affronta le dernier obstacle : une mare d’huile bouillante, un chaudron mortel qui lui bloquait le chemin, encadré par la clôture-bouclier. Le fond du Corridor. Il toussa dans la fumée âcre et se couvrit le nez et la bouche avec le tissu de sa chemise. Mais il ne voyait plus rien, les yeux ruisselants de larmes. Il s’essuya, battit des cils et examina le chaudron infernal. Son rebord étroit était couvert d’huile et de longs filaments de vapeurs toxiques. Il devait passer. Derrière lui, une haute porte de métal s’était dressée, lui coupant la retraite. Mais pas un instant il n’avait eu l’intention de rebrousser chemin. Paulus Atréides lui avait souvent répété : « Ne discute pas avec tes instincts, mon garçon. » Duncan se demanda s’il pouvait bondir par-dessus le chaudron d’huile, mais c’était à peine s’il distinguait l’autre côté au travers des flammèches et de la fumée. Et si le chaudron n’était pas vraiment rond mais déformé afin de tromper tous les calculs des candidats ? S’il y avait un piège dans le piège ? La mare d’huile bouillante était-elle une projection ? Mais il sentait la chaleur, et la fumée qui le faisait tousser ne pouvait qu’être réelle ! Il pointa sa lance et le fer cogna durement contre le métal. C’est alors qu’il entendit un fracas métallique. En se retournant, il vit que la grande porte glissait dans sa direction. S’il ne décidait pas d’agir, elle le pousserait dans le chaudron. Il tira alors l’épée du Vieux Duc et taillada le vide. L’arme semblait parfaitement inutile dans cette situation. Réfléchis ! Attends-toi à l’inattendu. En observant attentivement la clôture à boucher sur sa droite, il décela le scintillement rapide du champ de force. Il se souvint de ses séances d’entraînement avec Thufir Hawat. La lame lente pénètre le bouclier individuel, mais il faut savoir calculer, ne pas aller trop lentement ni trop vite. Il frappa de taille et d’estoc devant lui. Est-ce qu’il pouvait tailler une brèche dans le champ et passer au travers ? Si une lame lente pénétrait dans le champ d’énergie, le bouclier pouvait donc être déplacé, modifié, changé ?… Il avait une chance de le trouer, de percer une issue… Mais combien de temps existerait-elle ? Il devrait sauter aussitôt, au risque de la voir se refermer, ce qui ne lui laisserait aucune autre chance. Et la porte de métal le pousserait dans l’huile bouillante, comme une cuiller géante balayant un moucheron dans la soupe. Il s’efforça de visualiser ce qu’il allait tenter. Ses options étaient limitées. Il s’avança vers la barrière d’énergie jusqu’à ce que l’ozone lui pique les narines et qu’il sente les craquements de l’électricité sur sa peau. Il essaya de se rappeler les prières de sa mère, celles qu’elle lui chantonnait le soir avant que Rabban ne l’assassine, là-bas sur Giedi Prime. Mais il ne lui en revenait que des fragments absurdes. Il leva la lourde épée à deux mains et l’abattit sur le champ de force comme s’il frappait une muraille d’eau vive, puis fouailla de part et d’autre avec l’impression de vider un poisson. Et il bondit, franchit une zone de résistance avant de retomber, brièvement étourdi, sur une surface de lave noire. Il roula avant de se redresser, sans avoir lâché son épée, prêt à affronter les Maîtres d’Escrime eux-mêmes s’ils le défiaient pour avoir violé les règles. Mais il avait échappé au double piège du chaudron et de la porte mobile. — Excellent ! Nous avons un autre survivant ! Jamo Reed, qu’il avait connu sur l’île-bagne, le serra dans ses bras avec la brutalité d’un ours. Mord Court et Jeh-Wu n’étaient pas loin derrière. Ils affichaient tous deux une expression de contentement que Duncan ne leur avait jamais connue. — C’était la seule façon d’en sortir ? demanda-t-il en haletant, incrédule. Le Maître Cour partit d’un grand rire. — Il y en a vingt et une autres, Duncan ! C’est alors qu’il entendit une autre voix. — Vous voulez vraiment y retourner pour le savoir ? C’était Resser, le visage fendu d’un grand sourire. Et Duncan laissa tomber l’épée du Vieux Duc pour le serrer dans ses bras. 77 Comment définir le Kwisatz Haderach ? Le mâle qui est partout simultanément, le seul homme qui peut vraiment être le plus grand d’entre nous tous, mêlant de façon inséparable le lignage masculin et féminin et le pouvoir. Le Livre d’Azhar du Bene Gesserit. Derrière le Palais Impérial, dans le réseau de canaux et de piscines, deux femmes nageaient en combinaison noire. La plus jeune allait lentement, se maintenant en retrait de la femme âgée, prête à lui venir en aide. Leurs combinaisons étaient parfaitement souples et imperméables tout en cachant leur poitrine et leurs cuisses ainsi qu’il seyait à des Sœurs du Bene Gesserit. Même si on les autorisait parfois à s’habiller comme les laïques et même à revêtir des robes d’apparat à l’occasion des bals impériaux et des galas exceptionnels, on conseillait généralement aux Sœurs de dissimuler au mieux leur corps. Cela avait pour avantage d’entretenir la mystique qui entourait la Communauté. — Je ne peux plus… faire tout ce que je veux… comme avant ! souffla la Révérende Mère Lobia tandis qu’elles pénétraient dans l’un des sept grands bassins du centre, une oasis aquatique d’eau chaude parfumée d’herbes et de sels. Il n’y avait pas si longtemps, Lobia la Diseuse de Vérité avait battu de vitesse Anirul avec aisance. Mais elle avait aujourd’hui cent soixante-dix ans et sa santé déclinait rapidement. Autour d’elles, la condensation entretenait une chaleur tropicale. — Vous vous débrouillez très bien, Révérende Mère, dit Anirul en l’aidant à monter l’escalier de pierre. — On ne ment pas à une Diseuse de Vérité, fit Lobia avec un sourire ridé. Encore moins à la Diseuse de Vérité de l’Empereur. — Mais l’épouse de l’Empereur n’a-t-elle pas droit à un brin d’indulgence ? La vieille femme pouffa de rire. Anirul l’aida à s’installer dans un siège à forme changeante en lui présentant une somptueuse serviette khartane. Lobia se laissa aller en arrière et, en soupirant, elle appuya sur la touche qui déclenchait le massage électrique des muscles et des terminaisons nerveuses. — On est en train de préparer ma succession, dit-elle d’une voix assoupie. J’ai vu les noms des candidates. Je serai contente de rentrer à l’École Mère, quoique je doute de pouvoir y arriver. Sur Kaitain, le climat est parfait, je vous l’accorde, mais j’ai tellement envie de retrouver le froid et l’humidité de Wallach IX. Bizarre, non ?… Anirul, assise au bord de son fauteuil, scrutait le visage ancien de la Diseuse de Vérité tout en écoutant le murmure toujours présent des vies innombrables qui habitaient en elle. En tant que Mère Kwisatz secrète, Anirul avait la conscience claire et stridente de l’Autre Mémoire présente en elle. De toutes ces vies dont elle avait acquis l’héritage, qui lui racontaient des choses ignorées de la plupart des autres Sœurs. Lobia, malgré son âge, n’en savait pas autant sur le passé qu’Anirul. Car ma sagesse va au-delà de ma vie. Ça n’était pas de l’outrecuidance mais la simple sensation du poids de l’Histoire et de tous ces événements qu’elle portait en elle. — Que ferait l’Empereur s’il ne vous avait pas, Révérende Mère ? Il se repose sur vous pour savoir qui ment et qui dit vrai. En termes historiques, vous êtes une Diseuse de Vérité peu ordinaire. Apaisée par le massage, Lobia venait de s’endormir. Anirul se détendit et entreprit de mesurer les niveaux de secret de la Communauté, le strict compartimentage de l’information à l’intérieur du Bene Gesserit. La Diseuse de Vérité qui sommeillait auprès d’elle était l’une des femmes les plus influentes de l’Imperium, mais Lobia elle-même ne connaissait pas la nature véritable des devoirs d’Anirul – en fait, elle savait très peu de chose à propos du programme du Kwisatz Haderach. Anirul regarda son époux Shaddam émerger d’un sauna, de l’autre côté de la piscine, enveloppé dans une serviette. Avant que la porte ne se referme, elle entrevit ses compagnes, deux concubines nues du harem royal. Toutes les femmes se ressemblaient à ses yeux, à quelque chose près, même avec ses facultés d’observation de Bene Gesserit. Shaddam ne montrait guère d’appétit sexuel pour Anirul, même avec les techniques particulières de séduction qu’elle maîtrisait parfaitement. Suivant les instructions de la Mère Supérieure, elle avait récemment accouché d’une quatrième fille. Mais à chaque naissance il devenait plus furieux, et il s’était retourné vers ses concubines pour ignorer Anirul désormais. Elle avait conscience qu’il vivait encore sous l’influence pesante du long règne d’Elrood, et se demandait si son époux ne fréquentait pas autant de concubines pour essayer de rivaliser avec le fantôme de son père. Dès que Shaddam réapparut et s’avança d’une démarche arrogante vers l’un des bassins, il évita le regard de sa femme et plongea discrètement. Il adorait nager dans les piscines du Palais au moins dix fois par jour. Anirul aurait aimé qu’il se distraie un peu moins pour s’occuper de diriger l’Imperium. Il lui arrivait parfois de le sonder subtilement et elle avait découvert que Shaddam en connaissait beaucoup moins qu’elle sur les alliances familiales et les manipulations qui le cernaient. C’était une lacune terrible. Il avait renforcé les rangs de ses Sardaukar, mais insuffisamment et sans avoir conçu un plan d’ensemble. Il se plaisait à se comporter en soldat et à porter l’uniforme – mais il n’avait pas le mordant ni la vision d’un vrai soldat, pas plus que le talent de faire manœuvrer efficacement ses soldats de plomb dans la vaste galaxie. Anirul entendit un glapissement aigu et discerna une minuscule forme noire dans les chevrons de pierre, au-dessus des canaux. Dans un frémissement d’ailes, un cielago plongea vers elle. La petite chauve-souris lui apportait un nouveau message distrans de Wallach IX. Elle avait été transportée jusqu’à Kaitain et lâchée pour accomplir sa mission. La vieille Lobia n’avait pas bougé et Anirul savait que Shaddam ne se remontrerait pas avant une demi-heure. Elle était donc seule. Elle ajusta ses cordes vocales afin de répondre aux pépiements du cielago, qui vint alors se poser au creux de sa paume humide. Elle observa longuement son vilain museau, ses dents fines comme des aiguilles et les deux perles noires de ses yeux. Focalisant un peu plus son attention, Anirul pépia à nouveau et le cielago répondit par un staccato, une salve de signaux compactés et encryptés dans son système nerveux. Anirul le reçut et le décoda en le ralentissant. Même Lobia ignorait ce code. La salve de cris se changea en une série de cliquetis et de sons plus graves qu’elle traduisit et réécrivit dans son esprit. C’était un rapport de la Mère Supérieure Harishka, une mise à jour de la situation du programme génétique au bout de quatre-vingt-dix générations. Sœur Jessica, la fille secrète de Gaius Helen Mohiam et du Baron Vladimir Harkonnen, n’avait toujours pas accompli son devoir sacré, qui était de porter une fille Atréides. Était-ce intentionnellement qu’elle retardait cette mission ou bien avait-elle l’intention de la refuser ? Mohiam lui avait dit qu’elle avait du caractère, qu’elle était loyale mais têtue. Anirul avait prévu cette fille à naître sur le schéma génétique. Elle aurait dû être déjà conçue. Car cette pénultième enfant serait la mère de leur arme secrète. Pourtant, Jessica partageait le lit du Duc Leto Atréides depuis un certain temps. Tous les tests avaient prouvé qu’elle était fertile et était une séductrice éprouvée. Quant au Duc Leto, il avait déjà eu un fils. Pourquoi tardait-elle ? Cette nouvelle n’avait rien de plaisant. Si la fille du Duc et de Jessica ne naissait pas sous peu, la Mère Supérieure rappellerait Jessica sur Wallach IX afin de l’interroger sur ses motivations. Anirul envisagea un instant de laisser repartir le cielago, mais elle ne pouvait courir ce risque. D’un geste vif, elle lui brisa le cou et jeta la petite carcasse dans un recycleur, non loin de la piscine. Puis, laissant Lobia endormie dans son fauteuil masseur, elle se hâta vers le Palais. 78 Tu tailles des blessures dans ma chair et tu écris avec du sel ! Lamentation Fremen. Liet Kynes n’avait qu’une simple trousse d’urgence dans son fremkit, mais Warrick survécut. Aveuglé par le chagrin et le remords, il avait hissé tant bien que mal son ami déchiré, presque mort, sur un ver qu’il avait appelé dans l’accalmie. Durant leur long voyage de retour vers le sietch, il avait partagé son eau avec Warrick dont le distille était inutilisable. Dans le Sietch du Mur Rouge, des plaintes et des sanglots retentirent entre les parois et les tentures. Faroula, herboriste douée, soignait son époux et ne quittait son chevet que pour préparer d’autres potions. Quant à Warrick, il avait sombré dans un sommeil profond et se raccrochait à peine à quelques fils de vie. Warrick avait le visage couvert de bandages, mais sa peau ne se reconstituerait jamais. Liet avait entendu dire que les généticiens sorciers du Bene Tleilax pouvaient créer de nouveaux yeux, de nouveaux membres, de nouveaux tissus, mais jamais les Fremen n’accepteraient ce genre de miracle. Déjà les anciens du sietch et les enfants faisaient des signes de conjuration lorsqu’ils passaient devant les tentures de la chambre de Warrick, comme pour éloigner le démon. Heinar le vieux Naib était venu voir son gendre défiguré. Agenouillée près de la couche de son époux, Faroula avait le visage défait, elle qui avait toujours été prompte au sourire, aux répliques vives et spirituelles. Ses yeux au regard intense et curieux étaient maintenant vides. Warrick n’était pas mort, mais elle portait pourtant l’écharpe nezhoni aux couleurs jaunes du deuil. Le vieux Naib convoqua une assemblée des anciens devant laquelle Liet fit le récit des événements et donna son témoignage personnel afin que les Fremen puissent comprendre le sacrifice immense de Warrick et l’honorer. Le jeune Fremen aurait dû être considéré comme un héros, on aurait dû écrire des poèmes et des chants à sa gloire. Mais il avait commis une terrible faute. Il n’était pas mort. Heinar et les autres membres du conseil préparèrent sombrement des funérailles Fremen. Ce n’était qu’une question de temps, selon eux. Le jeune mutilé ne pourrait survivre. Pourtant, il vivait encore. Peu à peu, sous l’effet des baumes, ses plaies avaient cessé de saigner. Faroula le nourrissait, souvent sous la surveillance attentive de Liet, qui aurait aimé faire plus. Mais même le fils de l’Umma ne pouvait accomplir de miracle. Quant à l’enfant, Liet-Chih, trop petit pour comprendre, il avait été confié aux soins de ses grands-parents. Warrick était presque réduit à l’état de carcasse, mais il ne dégageait aucune odeur d’infection, ses plaies ne suppuraient pas et il n’y avait aucun risque de gangrène. De façon étrange, il guérissait lentement et ses tissus se refermaient autour d’os mis à nu. Ses yeux sans paupières ne pouvaient plus lui donner un sommeil apaisant, mais il avait la nuit tranquille des aveugles, désormais. Même lorsque Faroula le veillait, Liet racontait en chuchotant à son ami son séjour sur Salusa Secundus, il évoquait les temps héroïques où ils avaient harcelé les soldats Harkonnens et puni ceux qui avaient empoisonné la citerne de Camp Bilar. Warrick semblait l’écouter en silence, jour après jour. Un matin, Faroula inclina la tête et demanda d’une voix si faible qu’elle avait du mal à franchir ses lèvres : — Qu’avons-nous fait pour offenser Shai-Hulud ? Pourquoi nous a-t-il punis ? Dans le silence lourd qui suivit, Liet essaya désespérément de trouver une réponse. C’est alors que Warrick s’agita. Faroula recula avec un cri étranglé quand il se redressa. Ses yeux sans paupières se fixèrent sur le mur d’en face. Ses sinus frémirent, ses mâchoires s’écartèrent tandis que sa langue râpeuse bougeait et formulait des mots. — J’ai eu une vision. Maintenant, je sais ce que je dois faire. Warrick, lentement mais avec détermination, parcourait depuis quelques jours les couloirs labyrinthiques du sietch. Il reconnaissait son chemin au toucher mais aussi grâce à la vision intérieure mystique qui l’habitait. Il cheminait surtout dans l’ombre car son corps était la parodie difforme d’un corps d’humain. Quand il parlait, c’était dans un froissement de sons, mais ses paroles avaient une tonalité envoûtante. Tous ceux qui l’entendaient auraient voulu fuir mais ne pouvaient s’empêcher de l’écouter quand il déclamait : — Quand la tempête s’est abattue sur moi, à l’instant même où j’aurais dû rencontrer la mort, une voix s’est élevée dans les lames de sable du vent, et c’était la voix de Shai-Hulud Lui-même. Il m’a dit pourquoi je devais endurer ces tribulations. Chaque fois, Faroula, toujours vêtue de jaune, essayait de le ramener vers leurs quartiers. Si les Fremen cherchaient à éviter Warrick, ils ne pouvaient que lui prêter l’oreille. Si un homme du sietch pouvait avoir eu une sainte vision, n’était-ce pas Warrick, après ce qu’il avait souffert dans la gueule de la tourmente Coriolis ? Était-ce une coïncidence s’il avait survécu là où aucun autre ne l’aurait pu ? Ou bien la preuve que Shai-Hulud avait des plans en ce qui le concernait, un fil tramé à son intention dans la tapisserie cosmique ? S’ils avaient jamais vu un homme touché par le doigt ardent de Dieu, c’était bien Warrick. Le regard fixe, il marchait d’un pas décidé vers les quartiers où Heinar présidait le Conseil des Aînés. Tous restèrent muets quand il apparut sur le seuil et déclara : — Vous devez noyer un Faiseur. Appelez la Sayyadina pour qu’elle témoigne de la cérémonie de l’Eau de Vie. Je dois la transformer… afin de commencer mon travail. Et Warrick s’en retourna, le pas traînant, laissant Heinar et ses compagnons perplexes et apeurés. De mémoire de Fremen, jamais aucun homme n’avait pris l’Eau de Vie et survécu. La substance magique était destinée aux Révérendes Mères, et elle était fatale pour tout autre. Warrick, avec la même attitude, le regard aveugle, se rendit ensuite dans une salle où des jeunes femmes célibataires remplissaient des tubes de Mélange brut destiné à la distillation pour la production de plastique et de carburant. La machine à traiter résonnait en rythme : wizz, boum, wizz, boum… Dans le fond de la salle, d’autres filles travaillaient sur les distilles du sietch, réparaient les déchirures et vérifiaient les circuits, les filtres et les embouts. Sur les fourneaux à énergie solaire, on cuisinait un gruau de céréales et d’aromates qui était l’ordinaire du repas de midi. Les vrais festins avaient lieu le soir, quand le soleil était couché et que la fraîcheur apaisait les cœurs. Un vieil homme à la voix nasale chantait une lamentation sur les siècles anciens, les errances interminables des Zensunni avant qu’ils aient atteint leur dernière station, Dune. Et Liet Kynes était là, nonchalant, partageant un café à l’épice avec deux guérilleros de Stilgar. Le tableau se pétrifia quand Warrick prit la parole. Et sa voix fut comme un vent glacé dans une caverne. — J’ai vu Dune entièrement verte, un paradis. L’Umma Kynes lui-même ignore la vision grandiose que Shai-Hulud m’a révélée. J’ai entendu la Voix du Monde Extérieur. J’ai eu la vision du Lisan al-Gaib, celui que nous attendons. J’ai vu le chemin ainsi que la légende a promis, que la Sayyadina a promis. Les Fremen murmurèrent en entendant ces propos audacieux. Ils connaissaient tous la prophétie. Les Révérendes Mères la répétaient depuis des siècles et elle se transmettait d’une génération à l’autre dans tous les sietch. Depuis si longtemps que certains en venaient à se montrer sceptiques, alors que d’autres demeuraient convaincus – et apeurés. — Je dois boire l’Eau de Vie. J’ai vu le sentier. Liet conduisit son ami hors de la salle commune et le raccompagna ensuite jusqu’à ses quartiers. Faroula était là, en grande conversation avec son père. Elle leva des yeux rougis par le chagrin, l’air résignée. Le bébé se mit à pleurer sur son tapis. En voyant entrer Warrick et Liet, le vieux Naib se retourna vers sa fille. — Il doit en être ainsi, Faroula. Les aînés l’ont décidé. C’est un sacrifice terrible mais… s’il est vraiment le Lisan al-Gaib, nous devons faire ce qu’il dit. Nous devons lui donner l’Eau de Vie. Liet et Faroula essayèrent tous deux d’arracher Warrick à son obsession, mais l’homme écorché persistait dans sa conviction. Il semblait les regarder sans les voir, indifférent. — Ceci est mon mashshad et mon mihna. Mon épreuve spirituelle et mon épreuve religieuse. — Comment sais-tu que ce ne sont pas simplement des sons étranges que tu as entendus dans la tempête ? insista Liet. Warrick, comment peux-tu être certain de ne pas te laisser abuser ? — Parce que je sais. Ils ne pouvaient que l’abandonner à la béatitude de sa conviction sacrée. La vieille Révérende Mère Ramallo arriva d’un sietch lointain pour préparer la cérémonie et la présider. Les Fremen avaient capturé un jeune ver d’à peine dix mètres de long et l’avaient plongé dans l’eau du qanat. En mourant, il avait libéré sa bile toxique que l’on avait ensuite recueillie dans une gourde. C’est dans l’agitation qui précédait la cérémonie que Pardot Kynes revint des plantations du Sud. Il était comme toujours préoccupé et ne mesura pas le sens véritable de l’événement. Il comprit seulement que c’était important. Il bredouilla quelques excuses à son fils et lui dit qu’il était navré de ce qui était advenu à Warrick. Mais Liet savait qu’il se concentrait surtout sur ses spéculations planétaires. Pas un instant il ne pouvait s’abstraire de son projet de terraforming, même s’il existait une chance pour que Warrick soit vraiment le messie depuis si longtemps annoncé, celui qui unirait les Fremen pour en faire une puissance guerrière. Toute la population du Sietch du Mur Rouge s’était rassemblée dans la vaste salle de réunion. Warrick apparut sur la plateforme où, d’ordinaire, le Naib s’adressait à sa tribu. Il était encadré par Heinar et la Sayyadina qui servait leur peuple depuis plusieurs générations. Ramallo semblait aussi âgée et endurcie qu’un lézard des sables que même les faucons redoutaient. Elle appela les maîtres d’eau et psalmodia les mots rituels que les Fremen répétèrent avec une anxiété plus vive qu’auparavant. Certains croyaient totalement Warrick, mais nombreux étaient ceux qui ne pouvaient qu’espérer. Des murmures sourds couraient sous la voûte. Dans des circonstances normales, la consommation de l’orgie tau était un événement heureux qui couronnait une circonstance marquante : une victoire sur les Harkonnens, la découverte d’un filon d’épice ou la fin d’une calamité naturelle. Aujourd’hui, tous connaissaient l’enjeu. Tous avaient les yeux fixés sur le visage mutilé de Warrick, impassible et décidé. Il y avait de l’espoir et de la crainte dans tous ces regards, car tous se demandaient s’il allait vraiment changer leur vie… ou échouer aussi atrocement que tous ceux qui avaient subi l’épreuve de l’Eau de Vie avant lui. Liet avait pris place auprès de Faroula et du bébé. Faroula avait les lèvres pincées et il lut la peur dans son regard. Il aurait aimé la consoler. Redoutait-elle que son époux meure empoisonné ou qu’il survive pour reprendre son existence douloureuse de tous les jours ? La Sayyadina acheva sa bénédiction et tendit la gourde à Warrick. — Laissons à présent Shai-Hulud juger de la vérité de ta vision – et si tu es bien le Lisan al-Gaib, que nous cherchons depuis si longtemps. — J’ai vu le Lisan al-Gaib, dit Warrick en baissant la voix pour que Ramallo seule puisse entendre. Je n’ai pas dit que c’était moi. Il prit le bec souple et le porta à ses lèvres. Les os de sa main étaient aussi blancs et lisses que ses tendons. Ramallo pressa la gourde et Warrick avala une longue gorgée de poison. Il déglutit dans un spasme, puis but encore. L’assemblée était silencieuse, fascinée, incrédule. Liet se dit qu’il entendait presque battre tous les cœurs autour de lui. Il inspirait lentement, mais le sang rugissait dans ses oreilles. C’était un torrent au centre de son esprit. Il attendait. Et Warrick dit enfin : — Le faucon et la souris sont pareils. Il regardait le futur. Et en quelques instants, l’Eau de Vie fit son effet. Les souffrances et l’angoisse que Warrick avait endurées pendant la tempête et plus tard n’avaient été que le prélude à la mort horrible qui l’attendait. Le poison brûlait dans ses cellules, il les infiltrait, les changeait. Il déclenchait la mutation. Les Fremen croyaient que l’homme sans visage avait été abusé par sa vision. Il s’agitait maintenant en délirant. — Ils ne savent pas ce qu’ils ont créé. Né de l’eau, il meurt dans le sable ! La Sayyadina Ramallo battit en retraite, comme un prédateur voyant sa proie se retourner contre lui. Que veut dire cela ? — Ils pensent qu’ils peuvent le contrôler… mais ils se trompent. Lui peut voir où ils ne le peuvent pas. Elle choisit les mots avec soin, les interprétant au travers du filtre ancien, presque oublié, de la Panoplia Propheticus. — Il dit qu’il peut voir là où les autres ne le peuvent. Il a vu le chemin. Le Lisan al-Gaib ! Il sera tout ce que nous avons rêvé ! Warrick éructait avec une violence telle que ses côtes craquaient comme des branchages dans le feu. Un filet de sang coulait à la commissure de ses lèvres. — Mais rien de ce que nous attendions ! La Sayyadina leva ses mains crochues. — Il a vu le Lisan al-Gaib. Il arrive, et il sera tout ce dont nous avons rêvé ! Warrick continua de vociférer jusqu’à ce que la voix lui manque, à s’agiter jusqu’à ce que ses muscles soient paralysés et son cerveau vidé. Les villageois de Camp Bilar avaient bu une Eau de Vie très diluée, mais ils n’en étaient pas moins morts dans des souffrances abominables. Pour Warrick, une fin dans la folie eût été une grâce. — Le faucon et la souris sont pareils ! Impuissants, terrifiés, les Fremen ne pouvaient que le regarder. Ses convulsions d’agonie se poursuivirent durant des heures… Mais il fallut plus de temps encore à Ramallo pour interpréter les visions troublantes qui lui venaient. 79 Lourde est la pierre et pesant le sable, mais la fureur de l’idiot les dépasse encore. Duc Leto ATREIDES. Les hommes de la base polaire d’Arrakis s’étaient précipités pour accueillir leur chef, le Comte Vernius. En voyant son expression sombre et troublée, ils comprirent qu’il n’était pas porteur de bonnes nouvelles. Sous son hâle habituel, sa peau paraissait flétrie, âgée prématurément. Ses yeux étaient fixes, mais toujours marqués de la même volonté de fer. Pourtant, l’ultime trace d’espoir qu’ils lui avaient toujours connue avait disparu, remplacée par le feu trouble de la vengeance. Enseveli sous un épais manteau de fourrure synthétique qui laissait voir son torse velu, Asuyo attendait, soucieux. — Qu’y a-t-il, Dominic ? Que s’est-il passé ? Dominic resta un instant sans répondre, promenant son regard sur les murailles de la crevasse. — J’ai vu des choses qu’aucun Ixien ne devrait voir. La planète que j’aimais autant que ma femme est morte comme elle. Il suivit ses hommes dans le dédale des corridors. D’autres surgirent, le pressant de questions, mais il s’était maintenant enfermé dans le silence et tous reculaient, inquiets, déconcertés. Il allait d’un couloir à un autre, s’arrêtant parfois pour toucher les parois de polymère, se rappelant les grottes d’Ix. Puis il s’arrêta enfin, les yeux fermés. Il s’efforça de retrouver les images glorieuses de l’âge de splendeur de la Maison Vernius, la beauté étourdissante de Vern II, le Grand Palais, les stalactites inversées comme des confiseries lumineuses gigantesques plantées dans la pénombre souterraine. Et ces images l’entraînaient vers le passé, sa jeunesse, quand il s’était voué à servir l’Empereur. Durant la révolte d’Ecaz, il s’était battu, il avait saigné pour défendre l’honneur des Corrinos. C’était dans une autre vie. Les séparatistes d’Ecaz n’avaient été que des rêveurs pervertis, des guérilleros naïfs mais féroces qu’il avait bien fallu écraser sous peine de créer un précédent néfaste dans l’Imperium. Dominic avait perdu bien des hommes dans ces batailles. Il en avait enterré certains lui-même. Il se souvenait d’avoir traversé une forêt en feu au côté du frère de Jodham. Ils avaient chargé un nid de rebelles en hurlant dans les rafales. Le frère de Jodham avait été cloué au sol. Un instant, Dominic Vernius avait cru qu’il venait de trébucher sur une racine calcinée, mais quand il s’était penché, quand il avait tenté de redresser son camarade, il n’avait extirpé qu’un fragment de cou noirci, carbonisé par un tir photonique. Ce jour-là, il avait gagné la bataille. Et perdu près du tiers de ses troupes. Ils avaient nettoyé les rebelles et on les avait félicités, tous, avec de grandes accolades généreuses. Ensuite, on avait enterré tous les morts à des centaines d’années-lumière de chez eux. Les Corrinos n’avaient pas mérité de tels sacrifices. À quoi penses-tu, Dominic ? C’était un chuchotement à l’intérieur de son cerveau, une voix musicale étrangement familière… qu’il n’oublierait jamais. Shando. Comment était-ce possible ? À quoi penses-tu, Dominic ? — Ce que j’ai vu sur Ix m’a débarrassé de ma peur. De mes dernières réserves, répondit-il à mi-voix afin que seule sa femme adorée puisse l’entendre. J’ai décidé de faire quelque chose, mon amour – une chose que j’aurais dû faire il y a vingt ans. Dominic, dans les journées antarctiques, cessa de consulter son chronomètre. Le temps s’étirait, ici, aux confins polaires d’Arrakis. Peu après son retour, quand il eut fini de bâtir des plans durs comme du cristal dans son esprit, il partit seul en combinaison de travail, et alla demander audience au marchand d’eau, Rondo Tuek. Les contrebandiers payaient grassement Tuek pour son silence mois après mois, et le baron clandestin leur ménageait des connexions avec la Guilde. Dominic Vernius n’avait jamais songé à faire des bénéfices et ne volait les solaris du trésor impérial que pour saboter les œuvres des Corrinos et flétrir leur nom. Il n’avait jamais regretté les sommes qu’il versait à Tuek. Il dépensait ce qui était nécessaire pour faire le nécessaire. Aucun des hors-monde de l’usine de Tuek ne le reconnut. Mais certains se montrèrent hostiles quand il insista pour voir immédiatement le marchand d’eau. Tuek, lui, le reconnut dans la seconde, mais dissimula habilement sa surprise. — Il y a des années qu’on ne vous a pas vu ici, fit-il. — J’ai besoin de votre aide, dit Dominic. Je veux vous acheter d’autres services. Rondo Tuek lui adressa un sourire chaleureux en se grattant les favoris. — Toujours heureux de faire affaire. (Il tendit la main vers le couloir.) Par ici, je vous prie. Ils franchirent un angle et Dominic vit alors un homme qui approchait. Il était vêtu d’une parka blanche et feuilletait un dossier tout en marchant, l’air concentré. — Lingar Bewt ! fit Tuek d’un ton distrait. Faites attention sinon il va vous rentrer dedans ! Malgré les efforts de Dominic, Bewt le bouscula au passage. Il avait le visage rond et bronzé, le menton plein et une petite bedaine : rien de militaire. Tuek commenta : — Bewt est chargé de toute ma comptabilité et des expéditions. Je ne sais pas ce que je ferais sans lui. Dans les appartements de Tuek, Dominic resta indifférent aux trésors déployés, aux tentures et aux œuvres d’art. — Il me faut un vaisseau de transport. De gros tonnage, sans marques. Je dois rallier un Long-courrier sans que l’on prononce mon nom. Tuek croisa les mains en battant des paupières. Il avait un léger tic dans le cou. — Ainsi, vous avez trouvé le gros filon ? Combien d’épice ça représente ? Je peux vous aider à vendre le stock. J’ai des contacts… — Il ne s’agit pas d’épice, l’interrompit Dominic. Et vous n’aurez aucun pourcentage dans cette affaire. C’est une question… personnelle. Désappointé, Tuek se rejeta en arrière. — Bon, d’accord. Je peux vous trouver un transporteur lourd – pour un prix qui reste à négocier. Nous vous fournirons ce que vous demandez. Laissez-moi contacter la Guilde pour réserver un passage sur le prochain Long-courrier. Quelle est votre destination finale ? Dominic détourna le regard. — Kaitain, bien sûr… l’antre des Corrinos. (Il se redressa.) Mais cela ne vous concerne pas, Tuek. Le marchand d’eau opina. — Non, ça ne me concerne pas. (Une expression troublée se lisait sur son visage, cependant et il se désintéressa de son visiteur pour farfouiller dans les paperasses accumulées sur son bureau.) Revenez dans une semaine, Dominic, et tout sera prêt. Nous nous mettons d’accord sur le prix dès maintenant ? Dominic ne le regarda même pas. — Faites-moi celui qui vous paraît juste. Et il prit congé, pressé de regagner sa base. Là, il convoqua ses hommes dans la plus grande salle et leur raconta d’une voix grave, funèbre, les horreurs dont il avait été témoin sur Ix. — Il y a bien longtemps, quand je vous ai amenés ici, tous, je vous ai arrachés à vos foyers, à vos familles, mais vous avez accepté. Nous avons fait alliance contre les Corrinos. — Et nous ne regrettons rien, Dom, lança Asuyo. Dominic ne parut pas l’avoir entendu et continua : — Nous avions l’intention de devenir des loups, et nous n’avons jamais été que des moucherons. Cela va changer. Sans un mot de plus, il sortit. Il savait ce qu’il devait faire. Ses hommes le suivraient ou non. C’était sa bataille et leur choix leur appartenait. Mais il était grand temps de demander des comptes à la Maison de Corrino. Il s’enfonça loin sous la forteresse glacée, suivant des couloirs poussiéreux, le sol crissant sous ses bottes. Les contrebandiers descendaient rarement à ces niveaux et Dominic lui-même n’était pas descendu dans les hangars blindés depuis des années. La voix chuchotante se réveilla au fond de son esprit. Ne fais pas cela, Dominic, lui dit-elle. Elle ressemblait terriblement à la voix de sa Shando. Elle émanait de sa conscience, elle était peut-être sa conscience. Qui lui répétait : Ne fais pas cela. Mais il était trop tard pour choisir. À la suite du Jiliad Butlérien, les Corrinos avaient régné durant des siècles, et ils avaient laissé une balafre dans les tissus glorieux du temps. Ils n’étaient pas dignes de la Maison Impériale. Au tout début de l’ancien Empire, il s’était trouvé une maison renégate – dont on avait effacé le nom – pour se dresser face aux Corrinos. Mais elle n’avait pas achevé le travail. Salusa Secundus avait été ravagée, certes, mais les Corrinos avaient redressé la tête. Dominic entendait conduire sa vengeance bien au-delà. Il s’arrêta enfin devant le portail de la chambre la plus profonde et composa le code sur la plaque du scanner. Nul autre que lui ne pouvait pénétrer dans le sanctuaire. C’est là qu’étaient conservées depuis mille ans toutes les armes interdites, les atomiques de la Maison Vernius, l’ultime chance de représailles. Dominic ne se souciait plus depuis longtemps des interdits de la Grande Convention. Il n’avait plus rien à perdre. La réserve clandestine des Vernius avait été transportée du système ixien à Arrakis à la suite de l’invasion Tleilaxu. Le Comte Dominic, ex-leader d’Ix, contrebandier et chef de guerre, passait maintenant en inspection les énormes containers dans lesquels des ogives nucléaires, des brûle-pierre, des brise-monde attendaient de transformer Kaitain en une petite nova à la brève existence. Le moment était venu. Tout d’abord, Dominic irait rendre visite à ses enfants sur Caladan pour leur dire adieu. Jamais encore il n’avait pris le risque d’attirer l’attention sur eux. On leur avait accordé l’amnistie et il restait un fugitif dont la vie était mise à prix. Il ne les reverrait donc qu’une fois avant de frapper le coup ultime et de remporter la victoire en effaçant à jamais la lignée corrompue des Corrinos. Mais la voix de Shando était toujours là, au centre de sa conscience, lourde de regret et de chagrin. Même après toutes ces épreuves, elle ne l’approuvait pas. Dominic Vernius, tu as toujours été un homme si entêté. 80 Ce sont l’audace et l’imagination qui font les héros. L’attachement aveugle à des règles dépassées ne crée que des politiciens. Vicomte Hundro MORITANI. Les quarante-trois survivants du Corridor de la Mort se retrouvèrent sous une vaste tente en compagnie des Maîtres d’Escrime pour le banquet final. Les élèves étaient maintenant devenus des collègues pour les Maîtres. Ils avaient payé cher ce privilège… La bière d’épice, parfumée et fraîche, coulait généreusement dans les chopes. Et des hors-d’œuvre venus de tous les mondes avaient été disposés dans des plats de porcelaine. Les vieux Maîtres instructeurs débordaient de fierté et de joie en congratulant ceux qu’ils avaient durement formés pendant huit années. Duncan Idaho, pour sa part, décelait une touche d’hystérie dans cette réunion. Certains de ses camarades étaient assis à l’écart tandis que les autres se goinfraient et buvaient. Dans moins d’une semaine, ils seraient tous regroupés dans l’île principale pour un dernier round d’examens oraux, une vérification générale de tout ce qu’ils avaient appris durant leur formation. Ce qui leur apparaissait à tous comme un stage de vacances avant le départ. Duncan et Resser buvaient trop. Pendant toutes ces années de tests, de dureté, de rigueur et de souffrance, ils avaient suivi un régime sévère pour s’endurcir, et ils n’avaient pas touché à l’alcool. Ce qui faisait que la bière les secouait gravement. Duncan ruminait sur tous les combats qu’ils avaient menés, les épreuves, la douleur… et tous leurs camarades perdus. Quel gâchis ! Mais Resser, lui, se vautrait dans le triomphe, nageait dans le bonheur du vainqueur à chaque gorgée de bière. Il savait que son père adoptif avait prédit son échec. Quand il avait pris ses distances avec les autres étudiants de Grumman, il avait gagné une bataille psychologique autant que physique. Bien après que les lunes jaunes eurent décrit leur orbe dans le ciel de Ginaz, laissant derrière elle un sillage d’étoiles, la soirée prit fin. Les étudiants de la promotion, brisés, blessés et ivres, quittèrent la tente un à un, redoutant d’avoir à affronter d’autres adversaires avec le cerveau trouble. Hiih Resser, pieds nus, suivit Duncan dans la nuit. Ils regagnèrent les cabanes situées plus loin sur la plage blanche, à la clarté du ciel galactique, le pas hésitant. Duncan posa la main sur l’épaule de son ami, autant par affection que pour garder son équilibre. Sur ce terrain accidenté, il se demandait comment le gros Rivvy Dinari se débrouillait pour marcher avec autant de grâce. — Et quand tout ça sera fini, vous viendrez voir le Duc Leto ? demanda Duncan d’un ton prudent. Rappelez-vous : la Maison des Atréides est prête à accueillir deux Maîtres d’Escrime, au cas où les Moritani ne voudraient plus de vous. — La Maison Moritani me rejette parce que Trin Kronos et les autres ont quitté l’école, fit Hesser. — C’est bizarre, ils auraient pu être ici ce soir, pour faire la fête avec nous. Mais il semble qu’ils aient fait leur choix. — Je dois cependant retourner affronter ma famille, pour lui montrer ce que j’ai réussi à accomplir. — D’après ce que je sais du Vicomte Moritani, cela me paraît dangereux. Et même suicidaire. — Il faut que j’y aille. (Il se tourna dans la pénombre vers son ami et perdit un peu de son humeur sombre.) Ensuite, j’irai voir le Duc Atréides. Ils entendirent alors des bruits diffus, des armes qui s’entrechoquaient. Ils fouillèrent l’ombre du regard. Une voix dit : — Où sont ces cabanes ? Des signaux d’alarme se déclenchèrent dans l’esprit assoupi de Duncan, mais trop tard. — Ah, voilà Resser et Idaho. Emparez-vous d’eux ! Un projecteur éblouissant leur vrilla les yeux et Duncan leva la main. Les deux amis se retournèrent, prêts au combat, mais se heurtèrent malencontreusement. Les agresseurs en noir leur fondirent dessus en brandissant des bâtons. Duncan retrouva en un éclair tous les talents qu’il avait acquis sur Ginaz. Il se demanda s’ils ne subissaient pas une sorte d’épreuve supplémentaire, si les Maîtres ne voulaient pas les tester après la fête. C’est alors qu’il entrevit une lame. L’épaule profondément entaillée, il cessa de reculer. Resser poussa un cri de fureur et Duncan se lança dans la mêlée, frappant des poings et des pieds. Il entendit un bras craquer, plongea les orteils dans une gorge, sentit les tendons se tordre. Mais les autres étaient trop nombreux et ils venaient de sortir des foudroyeurs. Duncan reçut un coup sur le crâne et Resser s’écroula en grognant, avec quatre hommes sur le dos. Avec des réflexes trop lents, une force inhibée par l’alcool, Duncan tenta de se porter à son aide, mais il reçut plusieurs coups de foudroyeur sur les tempes et sombra dans le noir. Quand il reprit conscience avec un bâillon dans la bouche, Duncan discerna un hydroglisseur amarré près du rivage sombre. Plus loin au large, un bâtiment plus grand attendait, tous feux éteints. Les ravisseurs le jetèrent sans cérémonie dans l’engin, près de la forme inerte de Hiih Resser. — Et n’essayez pas de vous débattre. Avec ces liens de shiga, vous ne feriez que vous trancher les bras, gronda une voix grave à son oreille à l’instant où les liens mordaient sa peau. Duncan serra les dents, essayant de mâcher le bâillon. Sur la plage, il vit des flaques de sang, des armes brisées et abandonnées à la marée montante. Les agresseurs revenaient avec onze corps enveloppés dans des draps. Ainsi, se dit-il, lui et Resser s’étaient bien battus, comme de vrais Maîtres d’Escrime. Ils n’étaient peut-être pas les seuls prisonniers. Les hommes en noir le poussèrent dans un entrepont bondé et nauséabond. Il se heurta à des captifs attachés sur le plancher et reconnut certains de ses camarades. Dans l’ombre, il vit leurs yeux brûlants de colère. On les avait battus et quelques-uns portaient des pansements improvisés. Resser se réveilla en grognant. À son premier regard, Duncan comprit qu’il avait pris la mesure de la situation. Ils se laissèrent rouler jusqu’au fond de la cale et s’assirent dos à dos pour essayer de se libérer mutuellement de leurs liens. Mais un des hommes en noir surgit et les sépara à grands coups de pied. À la proue de l’hydroglisseur, Duncan capta une conversation dans une langue gutturale. L’accent de Grumman, se dit-il. Puis on lança les moteurs dans un vrombissement assourdi et le bâtiment se dirigea vers le navire menaçant qui attendait. 81 Le chagrin devient si aisément colère, et la vengeance l’emporte sur les arguments. L’Empereur Padishah HASSIK III, Lamentation pour Salusa Secundus. Sous une des coupoles de sa Résidence d’Arrakeen, Hasimir Fenring était plongé dans la contemplation d’un puzzle holographique où des formes géométriques, des sphères, des cônes, des tiges verticales ou horizontales étaient censés s’assembler et s’équilibrer… à la seule condition que les potentiels électroniques soient judicieusement disposés. Durant sa jeunesse, il avait pratiqué ce genre de jeu avec Shaddam, à la Cour Impériale. Il avait souvent gagné. En même temps, il avait appris la politique, le jeu des pouvoirs – beaucoup plus, en fait, que le Prince Héritier lui-même. Et Shaddam le savait. En l’expédiant sur Arrakis, il lui avait dit : « Hasimir, tu me seras bien plus utile loin de la Cour. Je veux que tu ailles surveiller ce que font les Harkonnens pour t’assurer qu’on ne touche pas à notre ressource en épice. Je ne me fie pas à eux. Du moins jusqu’à ce que ces maudits Tleilaxu mènent à bien le projet Amal. » Le soleil jaune filtrait par les grandes baies, déformé par les champs des boucliers qui protégeaient la Résidence de la chaleur torride et des attaques toujours possibles. Fenring, depuis dix-huit ans, n’avait jamais pu se faire aux températures extrêmes de cette planète. Mais il avait réussi à imposer son pouvoir. Et dans la Résidence, il disposait de tout le confort, tout le luxe et les plaisirs qui lui étaient nécessaires pour survivre dans ce trou poussiéreux et calciné. Il assumait avec plaisir, désormais, sa tâche de « tsar de l’épice », selon l’expression de Shaddam. Il déplaça un segment scintillant au-dessus d’un tétraèdre, faillit le lâcher, puis le rééquilibra avant de le poser avec précision dans le puzzle. C’est cet instant que choisit Willowbrook, le chef de sa garde personnel, pour entrer en toussotant, mettant fin à la concentration de Fenring. — Rondo Tuek, le marchand d’eau, sollicite une audience, mon Seigneur. Willowbrook paraissait constamment mâchonner, comme préoccupé par un problème, sans doute pour détourner la colère de Fenring. D’un air agacé, le Comte Fenring éteignit le puzzle. — Et que veut-il, hmm ? — Il s’agit d’une affaire personnelle, selon lui. Mais il insiste sur son importance. Fenring tapota d’un air impatient sur la table. Le marchand d’eau n’avait jamais demandé une audience privée. Qu’est-ce qu’il pouvait vouloir ? Ou bien : que sait-il ? L’étrange personnage qu’était Tuek se montrait souvent lors des fêtes, des cérémonies et des banquets. Conscient que Fenring était le véritable représentant du pouvoir, il lui fournissait de l’eau en quantité extravagante, bien plus qu’il n’en accordait aux Harkonnens de Caithag. — Il excite ma curiosité. Faites-le entrer et veillez à ce qu’on ne nous dérange pas pendant un quart d’heure. (Fenring plissa les lèvres et ajouta :) Hmm… ensuite, je déciderai si vous devez ou non le reconduire. L’instant d’après, Tuek entra d’un pas vif en passant nerveusement la main dans ses cheveux grisonnants, le front luisant de sueur. Il s’inclina, le visage rougi par l’effort. Fenring sourit, satisfait que Willowbrook ait obligé son visiteur à monter l’escalier plutôt que de l’inviter à prendre l’ascenseur privé. Il ne quitta pas son bureau et ne fit pas signe à Tuek de prendre un siège. Le marchand d’eau portait une toge argentée avec un collier voyant de chaînons de platine, sans doute un échantillon de l’art d’Arrakis. — Vous avez quelque chose pour moi ? s’enquit Fenring. Ou bien attendez-vous quelque chose de moi ? — J’ai un nom à vous donner, Comte Fenring, fit Tuek sans ambages. Quant à ce que je demande en retour… (Il haussa les épaules.) Je pense que vous me paierez ce que cela vaut. — Pour autant que vos espérances soient raisonnables. Quel est ce nom. Et pourquoi m’intéresserait-il ? Tuek se pencha vers lui comme s’il allait tomber. — Ce nom, vous ne l’avez pas entendu depuis des années. Je pense que vous allez être très intéressé. En tout cas, l’Empereur le sera, lui. Fenring attendait avec une certaine impatience. — Cet homme s’est montré très discret sur Arrakis. Même s’il a fait de son mieux pour vous créer des ennuis. Il entend se venger de la Maison Impériale, même si, à l’origine, il tenait le seul Elrood IX en inimitié. — Oh, tout le monde s’est querellé avec Elrood, dit Fenring. C’était un vieux vautour détestable. Qui est cet homme ? — Dominic Vernius. Fenring se redressa, avec une lueur nouvelle dans ses grands yeux. — Le Comte d’Ix ? Je le croyais mort. — Vos chasseurs de primes et vos Sardaukar ne l’ont jamais retrouvé. Il se cachait ici, sur Arrakis, avec quelques autres contrebandiers. Je travaille un peu avec eux, de temps en temps. Fenring pinça le nez. — Et vous ne m’en avez pas informé ? Depuis combien de temps savez-vous cela ? — Mon Seigneur Fenring, dit Tuek d’un ton trop respectueux, c’est Elrood qui a signé l’acte de vendetta contre la Maison renégate et il est mort depuis bien des années. Pour autant que je sache, Dominic n’a rien fait de mal. Il a presque tout perdu… et puis, d’autres problèmes requéraient mon attention. Bien sûr, à présent, les choses ont changé. Il était de mon devoir de vous en parler, car je sais que vous êtes dans la confidence de l’Empereur. — Et qu’est-ce qui a changé, au juste, hmm ? Tout au fond de l’esprit retors de Fenring, des rouages tournaient déjà. La Maison Vernius avait été dissoute depuis longtemps. Dame Shando avait été tuée par les Sardaukar envoyés à ses trousses. Exilés sur Caladan, les enfants Vernius ne constituaient pas une menace. Mais par contre, un Dominic Vernius en colère, vengeur, pouvait causer des ravages, et tout spécialement dans les grands déserts riches d’épice. Il fallait réfléchir. — Le Comte Vernius m’a demandé de lui procurer un transporteur lourd. Il m’a semblé… très agité, comme s’il se préparait à frapper un coup majeur. À mon avis, il médite d’assassiner l’Empereur. Je me suis dit qu’il fallait que je vienne vous en faire part. Fenring avait le front plissé. — Parce que vous pensez que je vais vous offrir plus que ce que Dominic Vernius vous donne ? Tuek leva les mains avec un sourire désabusé, mais ne protesta pas. Fenring sentit croître son respect pour le marchand d’eau. À présent, les motivations de chacun étaient claires. Il porta un doigt à ses lèvres. — Très bien, Tuek. Dites-moi où se trouve le Comte renégat. Avec des détails explicites, je vous prie. Et avant de partir, voyez mon comptable. Dressez une liste de tout ce dont vous avez besoin, de tout ce que vous désirez, de toutes les récompenses que vous pouvez imaginer – c’est moi qui choisirai en définitive. Je vous donnerai ce que j’estimerai être le prix juste pour cette information. Tuek n’argumenta pas et se contenta de s’incliner. — Merci, Comte Fenring. C’est un plaisir de vous rendre service. Il avait à peine fini d’indiquer avec précision l’emplacement de la base des contrebandiers dans l’Antarctique quand Willowbrook réapparut, très exactement quinze minutes après l’avoir fait entrer. — Ah, Willowbrook, fit le Comte, conduisez mon ami jusqu’à la salle du trésor. Il sait ce qu’il doit faire. Ensuite, ne me dérangez plus pour tout le reste de l’après-midi. J’ai bien des choses à régler. Dès qu’ils eurent pris congé, Fenring se mit à arpenter la pièce en murmurant, souriant ou plissant le front tour à tour. Finalement, il réactiva le puzzle avec l’intention de se relaxer pour retrouver une meilleure cohésion mentale. Fenring avait toujours adoré les complots, les machinations subtiles, les rouages secrets, et Dominic Vernius était un adversaire intelligent plein de ressources. Il avait échappé aux recherches de l’Imperium depuis des années et Fenring songeait que ce serait un plaisir que de laisser le Comte renégat participer à sa propre destruction. Il comptait rester vigilant tout en tissant sa toile, mais il laisserait Vernius avancer son prochain pion. Dès qu’il aurait mis en place son plan, Fenring frapperait. Oui, il était ravi à l’idée de donner à ce noble hors-la-loi la corde pour se pendre. 82 Le Paradis sur ma droite, l’Enfer sur ma gauche, et l’Ange de la Mort derrière moi. Énigme Fremen. Le marchand d’eau tint ses engagements et procura à Dominic Vernius un transporteur lourd. Ce fut Lingar Bewt qui en prit livraison à Carthag et le pilota jusqu’à l’usine de l’Antarctique. Là, il remit la carte de contrôle à Dominic Vernius avec un sourire timide. Vernius, accompagné de Jodham, s’installa aux commandes et décolla en direction du terrain clandestin de la crevasse. Il se montra taciturne tout au long du voyage. Le gros bâtiment avait bien des années-lumière derrière lui et il vibrait et grinçait dans les courants atmosphériques. Jodham cogna sur la console en jurant. — Quel lochon, ce machin ! Il ne durera pas plus d’un an, Dom, je te le dis. Une vraie carcasse ! Dominic ne lui accorda qu’un regard lointain. — Ça ira, Jodham. Il y avait bien des années, il avait été là quand le visage de Jodham s’était embrasé sous un retour de flamme. Et plus tard, le vétéran avait sauvé la vie de Dominic lors d’un raid désespéré sur Ix. Jamais sa loyauté ne faiblirait, mais Dominic savait que le moment était venu pour lui de rendre Jodham à sa véritable existence. Dès que Jodham était en colère, ses cicatrices se montraient plus évidentes, blêmes et cireuses sur sa peau hâlée. — Est-ce que tu sais combien de solaris nous a coûtés cette épave ? Si on avait eu ça sur Ecaz, les rebelles nous auraient liquidés avec des cailloux, à mon avis. Ensemble, ils avaient bravé la loi impériale depuis des années, mais Dominic Vernius savait qu’ils devaient se séparer. Étrangement, il se sentait heureux d’avoir pris cette décision, et quand il reprit la parole, ce fut d’un ton calme et posé. — Rondo Tuek sait que nous n’allons plus le soudoyer, et il doit retirer un maximum de cette opération. — Mais il se moque de toi, Dom ! — Écoute-moi. (Dominic se pencha vers son lieutenant tandis que le vaisseau frémissait en attaquant son angle d’approche.) Peu importe. Rien n’a plus d’importance. Il me suffit d’avoir… ce dont j’ai besoin pour accomplir ce que je dois accomplir. Le transporteur plongea dans la crevasse et se posa doucement mais bruyamment. Jodham se redressa, le front luisant, et se dirigea vers la coupée d’une démarche saccadée. Dominic lisait dans son regard le doute et l’impuissance. Il savait très bien que Jodham en voulait non seulement au marchand d’eau, mais qu’il était fâché contre lui pour la décision qu’il avait prise. Avant tout, il voulait libérer Ix et son peuple du joug des Tleilaxu et des Sardaukar. Mais c’était impossible dans un premier temps. Sa seule puissance était sa capacité de destruction. Il devait frapper au cœur du problème. Les plaintes répétées de l’ex-ambassadeur d’Ix, Cammal Pilru, devant le Landsraad étaient devenues un sujet de plaisanterie, et les efforts de son fils Rhombur, même avec l’assistance des Atréides, il le savait, avaient été vains. Lui, Dominic Vernius, ex-Comte d’Ix, allait adresser à l’Imperium un message que jamais il n’oublierait. Quand il avait pris sa décision, Dominic avait demandé à ses hommes de l’accompagner jusqu’au sanctuaire des atomiques, dans les tréfonds de la base. Ils étaient restés muets, épouvantés, devant son arsenal, et depuis ils maudissaient ce jour. Ils servaient leur Comte renégat depuis si longtemps qu’ils n’avaient pas besoin d’explications. Tout d’abord, leur avait-il annoncé, je vais me rendre sur Caladan. J’ai envoyé un message à mes enfants et il faut que je les voie une fois encore. Je ne les ai pas retrouvés depuis tellement longtemps et je dois accomplir ce que j’ai décidé. Vous, vous êtes désormais libres d’agir comme vous l’entendez. Je vous suggère de liquider nos réserves d’épice et d’abandonner cette base. Retournez sur Salusa Secundus et retrouvez Gurney Halleck. Ou bien, repartez dans vos familles. Changez de nom, effacez toutes les archives qui nous concernent, toute trace des activités que nous avons menées à partir d’ici. Si je réussis, nous n’aurons plus de raison d’exister. — Et toute la galaxie va vouloir notre peau, grinça Jodham. Asuyo fit une tentative pour dissuader Dominic en prenant un ton militaire, celui d’un officier essayant de raisonner son commandant. Mais Dominic Vernius n’avait plus rien à perdre, il n’avait plus de biens, ne représentait plus une Maison Majeure. S’il parvenait à anéantir les Corrinos, son fantôme rejoindrait celui de Shando dans une paisible éternité. — Chargez ces armes sur le transporteur, ordonna-t-il. Je le piloterai moi-même. Un Long-courrier doit passer dans trois jours. Il observa ses hommes sans une trace d’émotion. Ils avaient tous un regard triste, certains pleuraient, mais ils savaient qu’il valait mieux ne pas discuter avec cet homme qu’ils avaient suivi dans tant de batailles et qui avait fait autrefois d’Ix la capitale galactique de toutes les technologies. Alors, sans un mot, ils s’activèrent auprès des grues et des grappins. Sans hâte, car ils savaient à quoi ils travaillaient. Dominic surveilla l’opération sans s’accorder un instant pour manger. Il songeait à Rhombur : il comptait lui parler de sa succession, de l’exercice du pouvoir. Il voulait aussi que Kailea lui fasse part de ses aspirations. Il essayait de retrouver leur visage dans sa mémoire, mais les années avaient passé. Avaient-ils des enfants ? Il ne parvenait pas à se faire à l’idée tragique que vingt ans s’étaient écoulés depuis qu’il les avait vus, depuis la chute d’Ix. Mais si Rhombur devinait ce que son père allait faire, est-ce qu’il approuverait et se joindrait à lui pour se battre au nom de la liberté de sa planète natale ? Kailea, il le craignait, serait contre et tenterait de l’en dissuader. Mieux valait ne rien leur dire. Et puis, il y avait le problème du troisième enfant, celui que Shando avait eu avant d’épouser Dominic, alors qu’elle était encore la concubine de l’Empereur. L’enfant était celui d’Elrood, mais on le lui avait enlevé peu après sa naissance. Malgré toutes ses questions, toutes ses recherches, jamais elle n’en avait eu de nouvelles. Asuyo et Jodham avaient décidé de ne pas assister au chargement des armes d’apocalypse et s’étaient réservé la tâche de répartir le trésor de guerre et l’approvisionnement entre tous les membres de l’équipe. Asuyo, en vrai vétéran, avait jeté ses médailles et ses insignes de grade avant de faire comme ses camarades qui allaient se disperser entre les soleils et les mondes de l’Imperium. Jodham se chargea de dresser l’inventaire du stock d’épice et partit avec deux hommes pour l’usine de Rondo Tuek. Ils allaient convertir le trésor en solaris afin que tous puissent acheter de nouvelles identités, et leur passage vers un monde de leur choix. Durant les dernières heures, Dominic Vernius distribua ses biens, ne gardant que quelques objets auxquels il tenait particulièrement. Comme les solidos de Shando et de ses enfants qu’il comptait bien emporter jusqu’à Caladan. Il erra quelque temps dans les couloirs froids de ce qui avait été sa forteresse, son repaire durant des années de harcèlement. Il en connaissait chaque fissure, chaque bosse du sol. Mais en cet instant, il n’éprouvait qu’un sentiment de vide et d’échec. Il n’entendait plus qu’un appel avide : celui du sang. Il ne pouvait réparer cette immense perte que par la vengeance. Les Corrinos allaient payer le prix de cette longue absence. Et ses enfants, plus tard, et peut-être même son peuple, seraient fiers de ce qu’il avait accompli. Tous les atomiques avaient été chargés sur le transporteur, à l’exception de trois têtes nucléaires à dérive atmosphérique et d’un couple de brûle-pierre, et Dominic sortit dans la pâle clarté du soleil antarctique qui réveillait des reflets pâles dans la crevasse. Il avait décidé de chacune des phases de son raid sur la capitale de l’Imperium. L’effet de surprise serait total. Shaddam n’aurait même pas le temps de chercher refuge sous le Trône du Lion d’Or. Dominic ne ferait pas de discours grandiose, il n’apparaîtrait pas dans l’auréole ardente et triomphante de l’apocalypse. Nul ne devinerait d’où venait le coup ultime. Elrood IX était mort et le nouvel Empereur n’avait qu’une épouse Bene Gesserit et quatre filles. La lignée des Corrinos serait facilement oblitérée. Certes, Dominic Vernius y laisserait sa vie. Mais tel était le marché. Il se tourna vers les murailles de la crevasse à l’instant où la navette de Jodham se posait, de retour de son expédition jusqu’à l’usine de Rondo Tuek. Dominic ne savait pas combien de temps il était resté là, immobile comme une statue de glace, tandis que ses hommes chargeaient les atomiques à bord du vaisseau, l’air sombre. Jodham accourait vers lui, le visage rouge, rejetant en arrière la capuche de sa parka. — On a été trahis, Dom ! L’usine a été abandonnée. Tous les hors-monde ont disparu. On dirait qu’ils ont levé le camp à toute allure ! Haletant, Asuyo enchaîna : — Ils ne veulent pas traîner dans le coin, parce qu’un coup se prépare ! Soudain, son comportement n’était plus le même : même sans ses médailles, il était redevenu un officier, décidé à se battre à mort. Des cris de colère montaient autour d’eux. L’expression de Dominic devint plus sinistre encore. Il aurait dû s’attendre à ça, se dit-il. En dépit de toutes ces années de coopération et d’assistance mutuelle, Rondo Tuek n’avait pas changé. On ne pouvait pas lui faire confiance. — Rassemblez ce que vous pourrez. Essayez de rallier Arsunt, Carthag ou Arrakeen, mais il faut qu’il n’y ait plus personne ici avant la fin de la journée. Changez d’identité. (Il désigna le vaisseau lourd.) Je veux qu’on charge les dernières ogives. Ensuite, je décollerai. Je vais aller rejoindre mes enfants. Puis j’accomplirai ma mission. Moins d’une heure après, alors qu’ils se préparaient à évacuer la base, les unités de combat surgirent – un escadron complet d’ornithoptères chargés de Sardaukar, volant à basse altitude. Ils larguèrent des bombes soufflantes qui fendirent les murailles gelées. Des faisceaux de lasers balayèrent dans le même instant les falaises, soulevant des tornades de vapeur et de poussière. Sous la pression de la glace libérée, des blocs de rochers énormes roulèrent dans les cratères bouillonnants. Les ornis, toutes ailes levées, fondirent comme des rapaces dans la crevasse. De nouveaux rideaux de bombes plurent sur les vaisseaux cloués au sol, détruisant à cent pour cent quatre transporteurs. Asuyo se précipita aux commandes de l’orni le plus proche, décolla dans la seconde en activant les tourelles de tir. Il cracha des jurons à l’adresse de Tuek et des Sardaukar mais, avant qu’il ait pu ouvrir le feu, deux unités d’assaut l’annihilèrent dans un nuage de feu et de fumée. Des ornis de débarquement s’étaient posés au fond de la crevasse et les Sardaukar déferlèrent comme des insectes féroces dont les antennes auraient été des poignards. Avec des tirs précis, ils taillèrent en pièces rougeoyantes le transporteur lourd de Dominic. Désormais, les atomiques de famille de la Maison Vernius étaient cloués au sol. Ils avaient été l’objectif essentiel des Sardaukar. Le Comte renégat venait de perdre toute chance de gagner l’espace pour aller frapper Kaitain. Devant la force opposée, Dominic comprit que lui et sa bande d’amis ne se sortiraient pas de ce piège. Jodham lança la dernière charge, vaillant, violent et vociférant comme le commandant qu’il avait été jadis. Ses hommes se battirent avec leurs armes hétéroclites. Mais ils n’étaient pas de taille face aux machines de guerre qu’étaient les Sardaukar, qui tuaient à main nue, fauchaient les membres à grands tourbillons de glaives, perçaient et déchiraient les torses dans de rapides éclairs de kindjal. Pour eux, cette mêlée sanglante n’était guère plus qu’un exercice auquel ils se livraient avec exultation. Jodham battit en retraite avec les derniers survivants dans les tunnels où ils pouvaient espérer se barricader. Dominic eut un éclair de déjà vu et se retrouva dans l’une des batailles d’Ecaz : la tête de Jodham venait d’éclater sous le tir précis d’un Sardaukar. Tout comme la tête de son frère. Il ne lui restait plus qu’une chance. Il n’aurait pas droit à la victoire qu’il avait escomptée, et Rhombur et Kailea n’en entendraient jamais parler… mais il devait faire un choix désespéré face à la défaite. De toute manière, ils allaient tous mourir ici. Pour l’honneur, il devait demeurer aux côtés de ses troupes, se battre à mort, même si c’était futile. Les Sardaukar représentaient l’Empereur – et il devait profiter de cette chance ultime de frapper un dernier coup, meurtrier et symbolique. Pour Ix, pour ses enfants, pour Shando et pour lui. Il plongea dans la base, suivi par ses hommes, sous le déluge de plass et de pierres sans dire un mot, sans regarder les visages de ses derniers fidèles. Les Sardaukar investirent la place et progressèrent en formation de combat, tirant sur tout ce qui bougeait. Ils n’avaient reçu aucun ordre de faire des prisonniers. Ils n’interrogeraient personne. Tout au fond de la forteresse, Dominic s’arrêta au bout d’un corridor. Les hommes venaient de comprendre ce qu’il comptait faire et ils avaient peur. — Nous les retiendrons aussi longtemps que possible, Dom, déclara un homme tandis que lui et quelques autres prenaient position de part et d’autre du corridor avec leurs armes qui semblaient ridicules. — Merci. Je ne vous laisserai pas. — Mais vous ne nous avez jamais abandonnés, monsieur. Quand on vous a rejoint, on connaissait les risques. Une explosion d’une intensité exceptionnelle fit éclater les murs à l’instant où il ouvrait la porte du sanctuaire blindé. La plaque de polymère se fragmenta en une montagne de gravats luisants, leur coupant définitivement le chemin du retour. Mais ils savaient qu’ils ne retrouveraient jamais l’air libre. Les Sardaukar n’allaient pas tarder à se frayer un passage pour venir les massacrer. Ce n’était qu’une question de minutes, se dit Dominic. Ils avaient senti leur proie. Il eut un sourire sans joie : les hommes de Shaddam allaient avoir une surprise. Ce fut d’abord une lueur pâle, puis incandescente, qui se propageait dans la barricade. D’un geste, il déclencha la fermeture étanche et les bruits extérieurs furent brusquement étouffés. Il mesura ce qui restait dans l’arsenal atomique, choisit un brûle-pierre, une arme modulable qui pouvait anéantir une planète ou éliminer seulement une région précise. Le dégageant de son alvéole, il examina les contrôles. Il n’avait jamais pensé qu’un jour viendrait où il devrait apprendre à utiliser les armes proscrites. C’étaient des instruments de l’holocauste dont la simple existence suffisait à décourager toute velléité d’agression. Il était stipulé dans la Grande Convention que l’usage des atomiques déclencherait l’intervention des forces unies du Landsraad afin d’éliminer la Maison coupable. Les Sardaukar tambourinaient contre la porte et il sut que tous ses hommes étaient morts, à présent. Il n’avait plus rien à perdre. Il modifia les réglages du brûle-pierre afin de limiter l’effet de vaporisation nucléaire au secteur de la base. Inutile de frapper des innocents sur Arrakis. C’était pourtant le genre d’acte devant lequel les Corrinos n’auraient pas reculé. Il avait le sentiment d’être le capitaine d’un antique bateau de guerre s’apprêtant à saborder son bâtiment. Il n’avait qu’un regret : ne pas avoir eu la chance de revoir ses enfants et de leur dire combien il les aimait, à quel point ils lui avaient manqué. Désormais, ils continueraient sans lui. Le regard troublé par les larmes, il crut revoir l’image scintillante de Shando. Elle ouvrait la bouche et prononçait des paroles qu’il n’entendait pas. Il ne savait pas si elle le réprimandait pour sa violence – ou si elle lui souhaitait la bienvenue. Les Sardaukar percèrent le mur sans se soucier de la porte. Quand ils surgirent dans le sanctuaire, Dominic ne tira pas. Il avait les yeux baissés sur le compteur du brûle-pierre, sur lequel les dernières secondes s’écoulaient. Les Sardaukar le virent aussi. Dans la nanoseconde où tout devint blanc. 83 Si Dieu veut que tu périsses, Il fait en sorte que tes pas te conduisent au lieu de ton trépas. Complainte de la Shariat. Depuis vingt ans qu’il combattait dans la guérilla d’Ix, jamais C’tair Pilru n’avait osé prendre l’apparence d’un Maître Tleilaxu. Jusqu’à maintenant. Désormais seul, il n’avait plus guère d’espoir, et il ne voyait rien d’autre à faire. Mirai Alechem n’était plus là, les autres rebelles avaient été tués et il avait perdu tous ses contacts avec leurs alliés, les contrebandiers et les gens du spatioport. Les jeunes femmes continuaient à disparaître et les Tleilaxu agissaient en toute impunité dans une ville ouverte. Il ne lui restait que sa haine. Il attendit, le cœur et l’esprit froids, dans un couloir désert au niveau des bureaux, et tua le premier Maître qui se présenta. Il prit sur le cadavre du gnome ses plaques d’identité avant de passer ses vêtements. Il voulait en finir avec le secret du pavillon de recherche des Tleilaxu. Pourquoi Ix était-elle aussi importante au point que l’Empereur y expédie ses Sardaukar pour soutenir les envahisseurs ? Et où emmenait-on toutes ces femmes qui disparaissaient ? Cela dépassait la simple politique ou la vengeance de l’ex-Empereur Elrood contre le Comte Vernius. La réponse était dans le laboratoire sous haute protection. Mirai, depuis longtemps, avait soupçonné un projet biologique illégal couvert par l’Empereur – qui allait sans doute à l’encontre des interdits du Jihad Butlérien. Pourquoi autrement les Corrinos auraient-ils pris un pareil risque pendant aussi longtemps ? Pourquoi auraient-ils investi autant sur ce monde alors que les bénéfices d’Ix diminuaient ? Il ajusta la toge du Tleilaxu en faisant un pli sous le sash marron pour dissimuler la tache de sang avant de jeter le corps dans un des puits qui accédaient au noyau en fusion de la planète, comme n’importe quelle ordure. Il se réfugia dans une salle d’entrepôt pour appliquer sur son visage et ses mains une substance qui les rendrait un peu plus blafards encore et s’enduisit d’un onguent qui lui donnait l’apparence ridée et grisâtre d’un Maître Tleilaxu. Il portait des sandales à semelle mince pour paraître moins grand et s’efforçait de marcher voûté. Il n’avait pas une forte stature et le manque de sagacité des Tleilaxu jouait en sa faveur. Il devrait surtout se méfier des Sardaukar. Il mémorisa une fois encore tous les mots de passe et les commandes de subrogation qu’il avait patiemment rassemblés depuis des années. Ses plaques d’identité et ses brouilleurs de signaux devraient considérablement l’aider. Même ici. Il quitta enfin son refuge et retourna dans la cité-caverne. Il se mêla à la foule, pénétra dans une cabine de transport et introduisit sa carte dans le scanner. Puis il composa le code de localisation du pavillon de recherche. La bulle-navette se détacha du système principal et dériva loin au-dessus de la toile de circulation des capsules de surveillance. Aucune alarme ne s’était déclenchée. C’tair allait incognito, libre dans Vern II comme n’importe quel usurpateur. Loin en bas, comme toujours, les suboïdes s’activaient sous la garde des Sardaukar indifférents au ballet des véhicules aériens. C’tair franchit des portails de contrôle et des champs de sécurité avant de surgir dans la ruche industrielle de la cité. Là, les baies étaient scellées, et les couloirs baignaient dans une clarté orangée. L’air était humide et chaud, imprégné d’une odeur de putréfaction et d’excréments. Il s’avançait en essayant de ne pas montrer son incertitude. Il ne savait pas vraiment où trouver les réponses à ses questions, mais avant tout il ne devait pas éveiller les soupçons. Il croisa des Tleilaxu absorbés dans leurs pensées, la capuche rabattue, et il les imita, heureux d’ajouter encore à son déguisement. Il trouva dans une poche une feuille de cristal ridulien couverte de caractères en un code étrange et feignit de s’absorber dans sa lecture. Il passait d’un couloir à un autre au hasard dès qu’il entendait des pas. Mais certains gnomes croisaient parfois inopinément son chemin. Ils bavardaient d’un ton excité dans leur langage guttural tout en agitant leurs mains aux longs doigts. Il pénétra dans une zone de laboratoires biologiques, entrevit des tables de plasschrome, des scanners chirurgicaux, mais des sondeurs protégeaient l’accès et il n’osa pas se risquer à l’intérieur. Le souffle court, il s’engagea dans de nouveaux corridors qui s’enfonçaient encore plus loin dans le pavillon. Il déboucha bientôt sur une galerie d’observation et perçut une odeur de sels métalliques, de produits chimiques, de désinfectants. Une zone stérile. Et aussi, très distincte, une senteur de cannelle. Derrière la baie, la salle du laboratoire était assez vaste pour accueillir un vaisseau spatial. Elle était encombrée de coffres et de containers pareils à des cercueils. Et dans chacun, il y avait un « spécimen ». Des dizaines de corps reliés à des tubes, des cathéters, des flacons. Des corps de femmes. Même sachant de quoi étaient capables les Tleilaxu, il n’aurait osé imaginer pareil cauchemar. Il restait la bouche ouverte, et les larmes dans ses yeux devenaient autant de gouttes d’acide. Pris d’une nausée, il comprit ce que les Tleilaxu faisaient avec les femmes d’Ix. Et c’est alors qu’il reconnut, avec quelque peine et une horreur déchirante, le corps de Mirai ! Titubant, il s’écarta de la baie. Il devait fuir. Il avait l’impression que ce qu’il venait de découvrir allait l’écraser. Un garde et deux chercheurs surgirent à l’angle de la galerie. L’un des Tleilaxu lui jeta quelques mots incompréhensibles et C’tair ne sut quoi répondre. Il recula d’une démarche incertaine. Soudain méfiants, les gardes l’apostrophèrent et il enfila un couloir perpendiculaire. Il entendit d’autres cris et l’urgence balaya son malaise. Il devait absolument s’échapper. Aucun des hommes encore libres ne soupçonnait ce qu’il venait de voir. La vérité était pire que tout ce qu’il avait pu imaginer. Bouleversé, fou de terreur, il descendait vers les niveaux inférieurs, vers les grilles de sécurité. Les Tleilaxu n’avaient pas encore déclenché l’alarme générale. Ils ne voulaient peut-être pas déranger la routine… ou alors, ils ne croyaient pas qu’un simple esclave ixien avait été assez fou pour se risquer dans une zone à haute sécurité. Le pavillon qu’il avait détruit trois ans auparavant avec un brise-plass avait été entièrement reconstruit, mais le rail de ravitaillement avait été transféré vers un autre portail. Il espérait pouvoir se glisser à travers le système de sécurité légère. Il grimpa dans une bulle de transport en se servant de sa plaque d’identité volée et renvoya d’un geste les gardes qui s’étaient approchés. Il s’éloigna à vive allure du pavillon, en direction du plus proche complexe ouvrier. Là, il pourrait se débarrasser de son déguisement et se fondre dans la foule des suboïdes. L’instant d’après, l’alarme se déclencha, mais il était déjà hors d’atteinte. Il ramenait un secret, il savait sur quoi les usurpateurs travaillaient et connaissait la véritable raison de leur présence sur Ix. Mais cela n’avait rien de rassurant, bien au contraire. Il était brusquement gagné par un désespoir qu’il n’avait pas connu depuis le début de sa lutte. 84 La trahison et l’improvisation peuvent facilement venir à bout des règles strictes. Pourquoi avoir peur de saisir les chances qui s’offrent à nous ? Vicomte Hundro MORITANI, Réponse aux Injonctions de la Cour du Landsraad. Sur le pont du bateau sans marque qui roulait bord sur bord, un géant au regard farouche se penchait sur les captifs. — Regarde-moi nos apprentis Maîtres d’Escrime ! (Il rit si fort qu’ils sentirent son haleine fétide.) Des lâches et des loques au service des règlements. Et à quoi vous êtes bons en face de quelques foudroyeurs et d’une équipe de soldats bien entraînés, hein ? Duncan et Hiih Resser se retrouvaient avec quatre autres étudiants de Ginaz, couverts de plaies et d’ecchymoses, le crâne encore endolori. On leur avait ôté leurs liens de shigavrille mais une escouade de soldats lourdement armés les surveillait. Ils portaient l’uniforme jaune de la Maison Moritani. Le ciel gris tourmenté amenait une nuit précoce. Le pont était vaste et lisse, mouillé par les embruns qui déferlaient par-dessus le bastingage. Les élèves de Ginaz gardaient l’équilibre comme s’il s’agissait d’un simple exercice alors que les hommes de Grumman se cramponnaient aux cordages et aux rampes. Certains paraissaient déjà avoir le mal de mer. Duncan avait vécu douze ans sur Caladan et il se sentait chez lui dans un bateau, même par gros temps. Il chercha autour de lui n’importe quoi qui pût constituer une arme, mais le matériel épars avait été attaché. Il se demanda comment les Grummans avaient eu l’audace de monter un coup pareil. La Maison Moritani avait déjà fait fi de la règle du kanly et lancé des raids-surprises d’une violence inexcusable sur Ecaz. Il ne faisait pas de doute que le fait d’avoir renvoyé les Grummans d’Ecaz avait fait éclater leur rage. Le seul à être demeuré, Hiih Resser, était menacé d’un sort pire que celui de ses compagnons. En regardant son visage déformé et tailladé, Duncan comprit que son ami le savait. Le colosse qui les avait apostrophés avait une ample barbe noire et de longs cheveux qui lui tombaient sur les épaules. Il portait des boucles d’oreilles en opaflamme. Des extrusions hérissaient sa barbe, vertes comme de petites brindilles. L’extrémité brasillait en dégageant une fumée infecte dont les volutes montaient jusqu’à son front. Deux pistolets maula étaient glissés dans l’écharpe nouée à sa taille. Il leur avait dit s’appeler Grieu. — Qu’est-ce que vous avez retiré de bon de cet entraînement pour l’élite ? Vous vous soûlez, vous devenez mous et adieu les surhommes ! Je suis heureux que mon garçon s’en soit sorti très vite sans perdre son temps. Un jeune homme noueux en uniforme Moritani sortit de la cabine principale. Duncan tressaillit en reconnaissant Trin Kronos à l’instant où il s’arrêtait au côté du géant barbu. — Nous sommes revenus pour participer à la fête de clôture de votre entraînement et pour vous montrer qu’il n’y a pas besoin de huit ans d’exercices pour être un combattant rompu. Grieu gronda dans sa barbe fumante. — Voyons maintenant comment vous savez vous battre. Mes hommes ont besoin d’un peu de pratique. Il y avait des hommes en uniforme, mais aussi des femmes qui se déplaçaient avec une grâce animale en direction des six prisonniers. Ils étaient armés d’épées, de dagues, de lances, de pistolets et même d’arbalètes. Certains étaient en tenue d’arts martiaux, d’autres étaient déguisés en mousquetaires de la Vieille Terre ou encore en pirate, pour tourner en dérision les éducateurs de Ginaz. Toujours sous le signe de la moquerie, ils lancèrent deux épées en bois aux captifs. Resser en prit une, et Klaen, un étudiant musicien de Chusuk, se saisit de l’autre. Les deux jouets face aux armes firent s’esclaffer les Grummans. Sur un signe du géant hirsute, Trin Kronos s’avança et toisa avec mépris les six survivants. Il s’arrêta devant Resser, puis devant Duncan avant de passer au troisième, Iss Opru, un élève à la peau sombre originaire d’Al-Dhanab. — Celui-ci d’abord. Rien que pour s’échauffer un peu. Grieu grommela et Kronos poussa Opru hors du rang, jusqu’au milieu du pont. Les autres attendaient, tendus. — Donnez-moi une épée, fit Kronos sans tourner la tête. Il ne quittait pas Opru du regard. Duncan vit que l’homme d’Al-Dhanab s’était instinctivement accroupi en parfaite position de combat. Quant aux Grummans, il était clair qu’ils savaient que tous les avantages étaient de leur côté. Dès qu’il eut son arme, Kronos provoqua Opru, la pointa sur son visage avant de lui faucher quelques cheveux au ras du crâne. — Qu’est-ce que tu comptes faire, jeune fine lame ? J’ai une arme, et tu n’en as pas. Opru resta stoïque. — Je suis une arme. Kronos revint le provoquer et Opru, brusquement, plongea sous la lame et frappa du tranchant de la main le poignet de l’autre. Kronos cessa de ricaner et lâcha son épée avec un gémissement. D’un geste fluide, Opru s’empara du pommeau avant même que la lame ne touche le pont et sauta sur ses pieds. — Bravo, fit le barbu dans un grognement appréciateur tandis que Kronos serrait son poignet en grimaçant. Tu as encore pas mal à apprendre, ajouta-t-il en l’écartant. Reste à l’écart si tu ne tiens pas à être blessé encore une fois. Opru serrait son épée d’un air décidé, le regard vif, les genoux ployés. Duncan et Resser étaient sur le qui-vive, anxieux de voir comment le duel allait tourner. Les autres prisonniers étaient prêts à attaquer. Opru pivota lentement, la garde haute, prêt à se fendre dans l’instant. Son regard vif ne quittait pas le géant à la barbe fumante. — Est-ce que ça n’est pas joli ? s’exclama Grieu tout en se contorsionnant pour mieux voir au travers des bouffées de fumée. Admirez le style, tout droit sorti des manuels. Vous autres, les laissés pour compte, vous n’auriez jamais dû quitter l’école, et vous auriez l’air aussi bons que lui. Trin Kronos, malgré son bras blessé, extirpa un pistolet maula de sa ceinture. — Pourquoi préférer la forme à la substance ? (Il la braqua sur Opru.) Moi, je préfère gagner. Et il tira. Les captifs comprirent en une fraction de seconde qu’ils allaient tous être exécutés. Et sans hésitation, avant même qu’Iss Opru se soit écroulé sur le pont, ils lancèrent une attaque soudaine. Deux Grummans périrent aussitôt, le cou brisé, avant d’avoir compris que les élèves se défendaient. Resser roula sur la droite, un projectile ricocha sur le pont, tandis que Duncan bondissait dans la direction opposée. Les soldats Moritani braquèrent leurs armes. Quant aux Grummans, ils se regroupèrent derrière Grieu avant de tenter d’encercler leurs cinq adversaires. Quelques-uns, rageusement, attaquèrent de front et battirent aussitôt en retraite sous une grêle de coups. Le géant barbu eut un sifflement d’admiration ironique : — Ça, c’est stylé ! Klaen, l’étudiant de Chusuk, se rua sur les deux Grummans armés d’arbalètes avec un cri féroce. Il dévia deux carreaux d’un revers de son épée de bois avant de frapper, arrachant les yeux d’un premier adversaire qui n’avait pas reculé à temps. Le Grumman hurla en s’affaissant, la main sur ses orbites transformées en fontaines de sang. À sa suite, Hiddi Aran, de Balut, se servit de son collègue Klaen, comme d’un bouclier pour répéter un exercice qu’ils avaient appris l’année d’avant. Et cette fois, Klaen sut qu’il allait être sacrifié. Plusieurs jets de carreaux volèrent dans leur direction. Sept projectiles se plantèrent dans la poitrine, le cou et les épaules de Klaen. Mais il continua sur sa trajectoire et, à l’instant où il tombait, Hiddi Aran sauta par-dessus son corps, le souleva et le jeta sur l’archer le plus proche. Dans le même temps, il lui arracha son arme. Il pivota et décocha le carreau engagé sur l’arbalète, atteignant le second archer au cou. Puis, il lâcha l’arme vide et s’empara de celle de l’archer agonisant. Et mourut dans l’explosion de feu, atteint en plein front par le tir du pistolet maula de Grieu. Les salves se croisaient soudain et Grieu tonna : — Ne vous tirez pas les uns sur les autres, crétins ! Trop tard : un Grumman venait de tomber, la poitrine déchirée. Avant qu’Hiddi Aran s’effondre, Duncan bondit vers le corps de Chusuk, arracha un des carreaux et attaqua le Moritani le plus proche. L’autre leva son épée, mais en un éclair, Duncan trompa sa garde et, levant le carreau visqueux de sang, le planta dans le menton du Moritani. Le fer remonta jusqu’au palais et l’homme gargouilla avec des convulsions violentes. Duncan le saisit alors par le torse et s’en servit pour bloquer trois tirs. Hiih Resser n’avait plus que son épée en bois. Avec un glapissement de fureur, il faucha l’air de toutes ses forces. La lame de bois éclata en échardes en même temps que le crâne d’un Grumman. Dans le même élan, Resser planta l’ultime morceau de bois qu’il serrait encore dans l’œil d’un autre adversaire. Le dernier étudiant encore en vie, Wod Sedir, neveu du Roi de Niushe, se débarrassa en quelques coups de pied mortels d’un Grumman étourdi dont le pistolet était à court de munitions. Il lui écrasa le cou et lui prit l’arme. Mais elle était inutile, elle cliqueta dans le vide et, la seconde d’après, Wod Sedir n’était plus qu’un pantin hérissé de fléchettes. — Ça prouve que le fusilier bat toujours l’escrimeur, commenta Grieu. Duncan et Resser étaient désormais les deux derniers survivants. Ils se retrouvèrent côte à côte, acculés au bastingage. Les Moritani se rabattaient sur eux, mais ils hésitaient, quêtant l’approbation de leur chef. — Vous croyez que vous pourrez nager, Resser ? demanda Duncan en se tournant vers les énormes vagues sombres ourlées d’écume phosphorescente. — Je suis encore moins bon dans la noyade, répliqua le rouquin. Il observa les hommes qui levaient leurs pistolets et soupesa un bref instant les chances qu’ils avaient d’en projeter un par-dessus bord. Mais c’était irréalisable. Les Grummans s’arrêtèrent à distance prudente. D’un geste brusque, Duncan poussa Resser par-dessus le bastingage et sauta à sa suite. Ils plongèrent dans la mer déchaînée et entendirent à peine les détonations. Une pluie de fléchettes et de traits de maula s’abattit sur le rebord du pont. Mais les deux jeunes gens étaient déjà invisibles, perdus dans l’ombre. Les Grummans s’étaient précipités pour sonder en vain le creux des vagues. Le ressac était effrayant. — Ces deux-là sont perdus, commenta Trin Kronos en se massant le poignet. — Ouais, grogna le barbu. On va balancer les cadavres des autres là où on pourra les retrouver. 85 Toute technologie est suspecte et doit être considérée comme potentiellement dangereuse. Jihad Butlérien, Manuel pour Nos Petits-Enfants. Lorsque les terribles nouvelles parvinrent à la base des contrebandiers sur Salusa Secundus, Gurney Halleck venait de passer la journée seul à l’extérieur, dans la cité-prison en ruine. Assis sur les restes d’une muraille, il composait avec sa balisette une ballade pour la planète ravagée. Alentour, les structures de briques, sous la chaleur du brasier nucléaire, avaient été changées en fronces vitreuses. Il imaginait ce qu’avait été le somptueux Palais Impérial autrefois. Sa voix rauque était portée par la brise vers le triste paysage de broussailles et de terre sèche. Il s’interrompit sur un accord mineur et essaya de trouver des notes qui reflétaient mieux son humeur du moment. Les nuages à la couleur malsaine et l’air embrumé répondaient à sa mélancolie. Sa musique avait toujours été l’écho du temps. Mais les hommes dont il partageait la vie dans la forteresse souterraine ne cessaient de se plaindre des tempêtes. Pourtant, se disait Gurney, ce trou infernal était préférable aux puits d’esclaves de Giedi Prime. Un ornithoptère gris arrivait du sud, battant lourdement des ailes dans le ciel morne, sans marquage, comme tous les appareils des contrebandiers. Gurney le regarda se poser au centre d’une cuvette de sel, à quelque distance des ruines. Il s’efforçait de se concentrer sur les images qu’il voulait évoquer, les pompes et les fastes de la Cour, les visiteurs exotiques venus des plus lointaines planètes, les costumes et les réjouissances effacés à jamais. Il gratta sa cicatrice et entendit à cet instant des cris au loin. Il vit un homme qui escaladait la pente dans sa direction. Bork Qazon, le cuistot du camp, qui agitait les bras au-dessus de son tablier souillé. — Gurney ! Dominic est mort. Pétrifié, il jeta la balisette sur son épaule et se laissa tomber du mur. Il eut du mal à garder l’équilibre tandis que Qazon lui rapportait les tragiques nouvelles. Dominic Vernius et tous ses camarades étaient morts dans un incident atomique sur Arrakis, sans doute au cours d’une attaque des Sardaukar. Gurney était bouleversé, incrédule. — Les Sardaukar… auraient utilisé des atomiques ? Lorsque Kaitain serait au courant, les Messagers impériaux répandraient la nouvelle telle que Shaddam la souhaitait : Dominic Vernius n’était qu’un criminel plein de haine que l’on recherchait depuis des dizaines d’années. Le cuistot secoua la tête, les yeux rouges, l’air misérable. — Je pense que c’est Dom qui a fait ça. Il avait prévu de se servir des réserves d’atomiques de la famille pour une attaque suicide de Kaitain. — C’est dément ! — Il était à bout de ressources. — Des atomiques… contre l’Empereur Sardaukar. (Gurney secoua la tête longuement, mais il fallait prendre des décisions.) J’ai le sentiment que nous n’en avons pas fini. Il faut lever le camp, et vite. Nous disperser. Nous allons les avoir à nos trousses. Ils voudront se venger. La mort de leur chef fut un choc pour tous les hommes. Jamais les contrebandiers ne retrouveraient leurs jours de gloire, tout comme ce monde désolé. Ils ne continueraient pas sans Dominic Vernius. Le Comte renégat avait été leur force, leur raison d’être. À la nuit tombée, ils se réunirent autour d’une table pour discuter de l’avenir immédiat. Certains suggéraient que Gurney soit leur nouveau chef à présent que Dominic, Jodham et Asuyo avaient disparu. — Nous ne sommes plus en sécurité ici, dit Qazon. Nous ignorons ce que les Impériaux ont pu apprendre sur nos bases. S’ils ont des prisonniers, ils vont les interroger. — Il faut trouver une nouvelle base pour continuer notre travail, insista un autre. — Quel travail ? rétorqua un vétéran. Nous avons formé cette bande parce que Dom avait fait appel à nous. Si nous sommes restés ensemble, c’est à cause de lui. Et il n’est plus là. Le débat se poursuivit mais les pensées de Gurney dérivaient vers les enfants de Dominic, qui étaient sous la protection de la Maison Atréides, sur Caladan. Un sourire effleura ses lèvres, déclenchant une trace de douleur. Il la rejeta pour penser avec ironie que le Duc Atréides l’avait sauvé, lui aussi, des puits d’esclaves des Harkonnens en commandant cette cargaison d’obsidienne bleue qui avait été la clé de sa fuite. Dès lors, sa décision était prise. — Je ne me joindrai pas à vous pour édifier une nouvelle base. Non, je compte me rendre sur Caladan. J’ai l’intention de proposer mes services au Duc Leto Atréides, qui a recueilli Rhombur et Kailea. — Tu es dingue, Halleck, fit Scien Traf en mâchonnant un bout de bois résineux. Dom tenait à ce que nous restions à l’écart de ses enfants pour qu’ils ne soient pas en danger. — Le danger est mort avec lui. Sa famille est devenue renégate il y a vingt ans. Tout dépend de la rapidité avec laquelle l’Empereur va réagir. J’arriverai peut-être à rejoindre ces enfants avant qu’ils n’entendent une version fallacieuse des événements. Les héritiers de Dominic doivent savoir exactement ce qui est arrivé à leur père et non pas les mensonges orduriers que vont colporter les Messagers de la Cour. — Ce ne sont plus des enfants, protesta Qazon. Rhombur a dépassé la trentaine. — Ouais, renchérit Pen Bartlow, toujours accroché à son cigare. Je me souviens du temps où ils n’étaient pas plus grands qu’un tabouret. Fallait voir ces petits diables courir dans le Grand Palais… Gurney se leva, la balisette sur l’épaule. — Je vais aller sur Caladan et tout leur expliquer. Je sais que quelques-uns d’entre vous vont continuer notre commerce, sans doute. Qu’ils prennent ce qui reste de l’équipement avec ma bénédiction… Je… je ne suis plus un contrebandier. Gurney Halleck débarqua au spatioport de Calaville avec un simple sac où il avait fourré ses vêtements, une bourse pleine de solaris – ce qui lui était revenu en partage – et sa balisette. Il apportait aussi des nouvelles et des rapports sur Dominic Vernius – assez, il l’espérait, pour entrer dans le Castel ducal. Durant le voyage dans l’espace plissé, il avait trop bu et s’était laissé entraîner dans les jeux de casino du Long-courrier par les hôtesses wayku. Il avait fait la connaissance d’une jeune femme séduisante de la planète Poritrin qui trouvait que les chansons et l’humeur enjouée de Gurney allaient très bien à son rude visage marqué de cicatrices. Elle passa plusieurs jours avec lui jusqu’à ce que le Long-courrier se mette en orbite au large de Caladan. Il lui donna un long et ultime baiser avant de gagner la navette. En se retrouvant sur le monde frais et humide qu’était Caladan, il dépensa beaucoup d’argent pour se rendre présentable. Il n’avait jamais eu ni biens ni famille et aucune raison de faire des économies. « L’argent a été inventé pour être dépensé », répétait-il souvent. Un concept que ses parents n’auraient jamais compris. Après avoir franchi les points de contrôle, il se retrouva dans le hall de réception du Castel. Un homme trapu et une belle jeune femme aux cheveux de cuivre venaient à sa rencontre et il leur trouva une certaine ressemblance avec Dominic. — Vous êtes Rhombur et Kailea Vernius ? demanda-t-il. — Absolument, répondit le jeune homme. Il avait un visage large et ouvert et des cheveux blonds bouclés. — Les gardes nous ont dit que vous connaissez notre père ? enchaîna Kailea. Où est-il depuis tant d’années ? Pourquoi ne nous a-t-il jamais adressé aucun message ? Sardaukar Gurney serrait sa balisette comme s’il y puisait du courage. — Il a été tué sur Arrakis au cours d’une attaque des Sardaukar. Il y avait installé une base de contrebandiers ainsi qu’une autre, sur Salusa Secundus. Il pinça nerveusement une corde. Rhombur se laissa tomber dans un fauteuil. Le regard fixe, clignant des yeux, il prit la main de Kailea. Elle la serra. Mal à l’aise, Gurney reprit : — J’ai travaillé pour votre père et… et maintenant, je n’ai nulle part où aller. Je me suis dit que je pourrais venir vous trouver et vous raconter ce qu’il a fait durant ces vingt années – et pourquoi il devait se tenir à l’écart. Il ne pensait qu’à vous protéger. Les enfants Vernius pleuraient en silence. Ils se souvenaient de l’annonce de la mort de leur mère. Le drame revenait, trop familier. Rhombur tenta de dire quelque chose, mais les mots ne lui vinrent pas. — Je suis capable d’affronter n’importe quel garde de la Maison des Atréides. Vous avez des ennemis puissants et je ne permettrai pas qu’ils vous fassent du mal. C’est ce que Dominic aurait voulu. — Soyez plus précis, je vous prie. Un nouveau personnage venait de surgir d’un couloir, à droite de Gurney. Il était grand et mince, les cheveux noirs, les yeux gris, et portait une veste militaire noire ornée d’une crête de faucon rouge sur le revers. — Nous souhaitons entendre toute l’histoire, aussi douloureuse soit-elle. — Gurney Halleck, voici le Duc Leto Atréides, fit Rhombur d’une voix éteinte en essuyant ses larmes. Il a connu mon père. Leto accepta la poignée de main hésitante de ce visiteur sombre au visage couturé. — Je suis navré d’être porteur de nouvelles aussi terribles. Récemment, Dominic avait infiltré Ix après avoir reçu des informations pénibles. Ce qu’il a découvert là-bas l’a tellement épouvanté qu’il en est revenu brisé. — Il existe de nombreux accès secrets, dit Rhombur. Connus de la seule famille Vernius. Moi-même je m’en souviens. (Il se tourna vers Gurney.) Mais qu’essayait-il de faire ? — Pour autant que je sache, il se préparait à attaquer Kaitain avec les atomiques de famille de la Maison. Mais l’Empereur a été mis au courant de son plan et il a donné l’assaut à la base le premier. Dominic a déclenché un brûle-pierre et les a tous anéantis. — Ainsi notre père était vivant, fit Rhombur. Son regard courut sous les arcades, l’entrée des longs couloirs, comme s’il espérait voir Tessia. Puis il revint à Leto. — Il était vivant mais ne nous l’a jamais fait savoir. J’aurais aimé me battre à son côté, ne serait-ce qu’une fois. J’aurais dû être avec lui. — Prince Rhombur, si je puis vous appeler ainsi, dit Gurney, tous ceux qui étaient avec lui sont morts. Une Messagère de l’Archiduc Armand Ecaz était arrivée par le même transport que Gurney Halleck. Elle avait des cheveux bruns et courts et arborait l’uniforme ancien et respecté soutaché d’or avec de multiples poches. Elle repéra aussitôt Leto dans la salle des banquets. Il bavardait avec des serviteurs occupés à polir l’obsidienne bleue des murs. Il avait appris de la bouche de Gurney que la précieuse pierre venait non pas d’Hagal mais des puits d’esclaves de Giedi Prime. Gurney lui avait demandé de renoncer à l’arracher des murs. Leto salua la Messagère qui, avec des gestes rapides de professionnelle, lui présenta d’abord sa carte d’identification et lui tendit un cylindre scellé. Elle attendit en silence qu’il lui remette le récépissé avec son empreinte. Redoutant d’autres mauvaises nouvelles – ce que les Messagers apportaient d’ordinaire – Thufir Hawat et Rhombur le rejoignirent. Il affronta leur regard anxieux, puis s’installa dans l’un des grands fauteuils de la table de banquet et, avec un soupir, fit sauter le sceau du cylindre. Il parcourut les lignes de ses yeux gris tandis que le Prince et le Mentat attendaient dans le silence qui n’était rompu que par les grattements patients des serviteurs au travail. Finalement, il se tourna vers le portrait du Vieux Duc et le massacre du taureau de Salusa qui l’avait tué sur la Plaza et déclara : — Ma foi, c’est une chose à laquelle il convient de réfléchir. Il n’ajouta rien, comme si Paulus venait de lui donner un conseil. Rhombur s’agita. — Qu’y a-t-il, Leto ? Le cylindre faillit rouler de la table et Leto le récupéra in extremis. — La Maison Ecaz suggère formellement une alliance de mariage avec les Atréides. L’Archiduc Armand m’offre la main de sa seconde fille, Ilesa. (Il tapota le cylindre de son doigt orné de l’anneau ducal. La fille aînée de l’Archiduc avait été tuée par les Moritani.) Il me fournit aussi une liste des biens et possessions ecazi et me propose une dot. — Mais il n’y a pas d’image de sa fille, fit Rhombur. — J’ai déjà rencontré Ilesa. Elle est plutôt belle. Leto s’exprimait d’un ton distrait comme si une telle question ne pouvait influer sur sa décision. Hawat fronça les sourcils. — Il ne fait aucun doute que l’Archiduc s’inquiète de la reprise des hostilités. Une alliance avec les Atréides rendrait Ecaz moins vulnérable aux agressions des Moritani. Le Vicomte y regarderait à deux fois avant de lancer à l’assaut ses Grummans. Rhombur secoua la tête. — Je vous ai dit que l’intervention de l’Empereur ne pouvait résoudre le problème entre deux Maisons. — Personne ne vous a jamais dit le contraire, Rhombur, fit Leto, le regard perdu dans ses réflexions. Mais pour l’heure, je pense que les Grummans se considèrent comme plus offensés par l’École de Ginaz. À ce que j’ai entendu dire, l’Académie a traité publiquement le Vicomte Moritani de lâche et de fou furieux devant le Landsraad. Hawat prit soudain un air grave. — Mon Duc, ne devrions-nous pas rester à l’écart de tout cela ? Cette querelle remonte à bien des années. Qui peut savoir quel tour elle peut prendre ? — Thufïr, nous nous sommes trop engagés, non seulement parce que nous sommes des amis d’Ecaz, mais aussi bien de Ginaz. Je ne peux rester plus longtemps neutre. Compte tenu des atrocités commises par les Grummans, je n’ai pu qu’ajouter ma voix à la demande de sanctions émise par le Landsraad. (Il esquissa un sourire.) Et je pensais aussi à Duncan. — Il faut étudier avec soin cette offre de mariage, fit Thufïr Hawat. — Qui ne va pas plaire à ma sœur, ajouta Rhombur dans un murmure. Leto soupira. — Rien de ce que j’ai pu faire n’a plu à Kailea depuis bien des années. Mais je suis le Duc. C’est à moi de décider de ce qui est le mieux pour les Atréides. Ce même soir, Leto invita Gurney Halleck à dîner à sa table. Dans l’après-midi, l’ex-contrebandier troubadour avait provoqué en duel les meilleurs escrimeurs de la maisonnée et avait battu la plupart. À présent, dans le soir paisible, Gurney se révélait un narrateur doué, déployant les exploits de Dominic Vernius comme une suite de contes devant un parterre d’auditeurs fascinés. On l’avait installé en bout de table, dominé par le portrait du Duc Paulus en matador et la tête du taureau saluséen. D’un ton grave, il révéla sa haine profonde des Harkonnens, évoqua les origines immondes de l’obsidienne bleue qui lui avait permis pourtant de s’échapper des puits de souffrance de Giedi Prime. Plus tard, afin de démontrer ses talents de bretteur, il eut droit à l’une des plus fines épées du Vieux Duc Paulus pour affronter un adversaire imaginaire. Il manquait de finesse, mais faisait preuve d’une énergie et d’une précision remarquables. Leto hocha la tête en regardant Thufïr Hawat, qui plissa les lèvres. — Gurney Halleck, dit enfin Leto, si vous souhaitez demeurer dans la Garde de la Maison des Atréides, ce sera un honneur pour moi que de vous y accepter. — Moyennant un examen de votre passé, ajouta Hawat. — Notre Maître d’Armes, Duncan Idaho, se trouve sur Ginaz pour y être formé, mais il devrait nous revenir sous peu. Vous pourriez fort bien l’assister dans ses devoirs. — Il va être Maître d’Escrime ? Oh, je ne voudrais pas l’importuner, dit Gurney avec un sourire en tendant une énorme main calleuse à Leto. Pour les souvenirs de Dominic Vernius que nous avons en commun, j’aimerais servir ici, auprès de ses enfants. Rhombur et Leto, dans un même geste, lui prirent la main. 86 Inévitablement, les sources du pouvoir essaient de brider toute connaissance nouvelle selon leurs désirs. Mais la connaissance ne saurait avoir de désir désigné – pas plus dans le passé que dans l’avenir. Dmitri HARKONNEN, Leçons pour mes fils. Le Baron Vladimir Harkonnen avait recherché toute sa vie de nouvelles expériences. Il s’était toujours vautré dans les plaisirs hédonistes, les mets les plus succulents, les drogues exotiques, les formes les plus bizarres du sexe. Il avait sans cesse découvert des choses qu’il n’avait pas connues auparavant… Mais avoir un bébé dans le Donjon Harkonnen… Comment faire avec cette nouveauté insolite ? Les autres Maisons du Landsraad adoraient les enfants. Une génération à peine auparavant, le Comte Ilban Richèse avait épousé une fille de l’Empereur dont il avait eu onze enfants. Onze ! Le Baron avait supporté d’innombrables chansons insipides et des petits contes moralisateurs qui étaient censés vous persuader qu’il n’y avait rien de plus réconfortant que le rire des enfants. Il avait beaucoup de mal à s’en convaincre, mais pour le bien de sa Maison, pour l’avenir des affaires des Harkonnens, il était décidé à faire de son mieux. Il comptait même être un modèle pour le jeune Feyd-Rautha. L’enfant avait tout juste un an et il marchait déjà avec une assurance insolente, traversant même certains salons avant de perdre l’équilibre. Il montrait même un certain caractère et se relevait souvent après avoir heurté un obstacle pour repartir d’un pas gaillard. Il avait un regard vif plein de curiosité et fouillait le moindre placard quand il n’avalait pas n’importe quel objet qu’il rencontrait avant de le recracher pour hurler. Il hurlait souvent, d’ailleurs. Il arrivait au Baron de claquer des doigts pour lui arracher autre chose que des gargouillis, mais en vain. Un jour, peu après le petit déjeuner, il emmena l’enfant jusqu’au balcon de la plus haute tourelle du Donjon. Le petit Feyd contempla en silence la cité dans la clarté de rouille du soleil matinal et les brumes industrielles. Ses petits yeux se levèrent jusqu’à l’horizon des villages agricoles. Le Baron pensa à la populace, à la discipline qu’il devait maintenir sur les paysans et les ouvriers indisciplinés, sur les exemples sévères qu’il fallait faire. Et avec une rapidité surprenante, Feyd se hissa sur la rampe avec ses petits pieds. Avec un cri étouffé, le Baron se lança en avant, tanguant sous l’effet du champ suspenseur de sa ceinture, et cueillit l’enfant au dernier instant. Il l’éleva jusqu’au niveau de son regard en grommelant des jurons. — Espèce de jeune petit crétin, comment as-tu pu faire ça ? Tu ne comprends même pas que tu aurais pu aller t’écraser là en bas ? Tu sais que tu ne serais plus qu’une flaque de bouillie, tu le sais ?… Tout le sang précieux des Harkonnens répandu en un instant ! Le petit Feyd-Rautha le regardait avec de grands yeux. Et puis, il rota. Le Baron le ramena à l’intérieur. Par mesure de sécurité, il détacha un globe suspenseur de sa ceinture et le noua dans le dos de l’enfant. Feyd, aussitôt, s’envola à moins d’un mètre dans les airs, ravi. — Viens avec moi, Feyd, lui dit le Baron. Je veux te montrer les animaux. Ça va te plaire. Ils enfilèrent les couloirs du Donjon et descendirent en flottant doucement jusqu’au niveau des arènes. L’enfant gazouillait et riait et le Baron s’arrêtait régulièrement pour le faire avancer en lui tapotant l’épaule. Au niveau des cages, ils s’engagèrent dans les tunnels bas, aux plafonds voûtés de torchis et de claies qui conféraient aux lieux un aspect de tanière. Il régnait dans les réduits à barreaux un relent lourd et humide de forêt primitive, de foin putride, de fumier et de crottin. Les feulements et les grondements des animaux torturés se répercutaient entre les parois. Des griffes grinçaient sur le sol de pierre. Des pattes de fauves enragés cognaient contre des grilles invisibles, très loin dans le dédale des ombres. Le Baron souriait : c’était tellement bon d’avoir tous ces prédateurs alentour. Il se régalait toujours du spectacle des bêtes, de leurs crocs, de leurs cornes et de leurs griffes. Pourtant, il s’intéressait plus aux combats entre humains, soldats contre esclaves auxquels on avait promis l’affranchissement, que, bien entendu, ils ne recevraient jamais. Car n’importe quel esclave capable de vaincre un combattant Harkonnen aguerri était voué à se battre sans cesse. Dans la pénombre, le Baron baissa les yeux sur le petit Feyd. Il avait une expression fascinée. Il devina en lui un avenir riche de possibilités : la Maison Harkonnen avait là un nouvel héritier qui se montrerait sans doute supérieur à son crétin de demi-frère, Rabban. Car Rabban, tout fort et méchant qu’il fût, n’avait pas ce côté pervers que le Baron affectionnait. Mais pour l’heure, cette grosse brute lui était encore utile. Rabban s’était livré à des actes tellement cruels que même le Baron avait été dégoûté. Il se comportait trop souvent comme un crâne rempli de muscles. Le Baron obèse avec ses suspenseurs et l’enfant curieux s’arrêtèrent devant une cage où un tigre Laza allait et venait, ses pupilles de félin réduites à deux fentes, son mufle triangulaire frémissant à l’odeur de chair et de sang. Les Laza étaient les champions des tournois depuis des siècles, des bêtes à tuer dont toutes les fibres vibraient du désir de destruction et que leurs éleveurs nourrissaient à peine pour qu’elles se repaissent dans l’arène de la chair lacérée de leurs victimes. Soudain, le fauve bondit vers les barreaux, les babines retroussées, découvrant ses crocs pareils à des kindjals. Il retomba au sol pour charger à nouveau, et réussit à passer une patte griffue entre deux barreaux. Surpris, le Baron recula en serrant le petit Feyd contre lui. L’enfant, porté par le suspenseur, partit à la dérive et alla cogner le mur, ce qui l’effraya plus que le tigre rugissant. Il se mit à geindre avec une force telle qu’il devint violet. Le Baron le rattrapa par les épaules. — Allons, allons, fit-il d’un ton apaisant. On se calme. Tout va bien. (Mais Feyd continua de plus belle, ce qui irrita son oncle.) On se calme, j’ai dit ! Il n’y a pas de quoi pleurer ! Mais rien n’y fit. Le tigre bondit une fois encore. — Silence, j’ai dit ! gronda le Baron. Mais il ne savait quoi faire. On ne lui avait jamais appris comment se comporter avec les enfants. — Oh, ça suffit ! Étrangement, il pensa aux deux filles qu’il avait données à Mohiam, la sorcière du Bene Gesserit. Durant sa désastreuse entrevue au large de Wallach IX, sept ans auparavant, il avait demandé qu’on lui retourne les deux enfants, mais il réalisait à présent qu’il avait eu de la chance que les Sœurs refusent et les élèvent elles-mêmes. — Piter ! hurla-t-il, à bout de ressource, avant de se tourner vers un panneau de communication qu’il cogna de son poing boursouflé. Piter de Vries ! Où est donc mon Mentat ? La voix nasale de de Vries résonna dans le communicateur. — J’arrive, mon Seigneur. Feyd glapissait toujours et, quand le Baron le reprit, il s’aperçut que l’enfant avait souillé sa couche-culotte. — Piter ! — Oui, mon Baron ? Le Mentat accourait déjà. Il n’était jamais très loin, comme toujours. Le Baron lui colla l’enfant dans les bras. — Occupe-toi de lui. Qu’il cesse de crier ! Désorienté, le Mentat cligna des yeux en regardant le dernier-né des Harkonnens. — Oui, certes, mon Baron, mais je… — Fais ce que je te dis ! Tu es mon Mentat. Tu es censé savoir tout ce que je veux que tu saches. Il s’efforça de ne pas sourire devant l’air déconfit de de Vries. Le Mentat tenait l’enfant à bout de bras, plissant le nez à cause de l’odeur, comme s’il manipulait un spécimen étrange. Son expression consolait le Baron de ce moment de détresse qu’il venait de vivre. — Je compte sur toi, Piter, fit le Baron en s’éloignant moins vivement que d’habitude à cause du globe suspenseur qu’il venait de perdre. Il laissa derrière lui un Mentat très embarrassé qui ne savait quoi faire de l’enfant hurlant qui sentait de plus en plus fort. 87 Les arrogants ne font que s’enfermer derrière les murailles de leurs châteaux pour cacher leurs doutes et leurs peurs. Axiome Bene Gesserit. Dans ses appartements privés du Castel Caladan, hors de vue de Leto, Kailea pleurait son père. Elle était devant la fenêtre de l’étroite tourelle, les mains posées sur le rebord de pierre froide, et son regard se perdait dans les lames grises de la mer agitée. Dominic Vernius avait été pour elle une énigme, un leader intelligent et courageux qui se cachait depuis vingt ans. Avait-il fui la rébellion, laissé assassiner sa femme et abandonné les droits de ses enfants ? Ou bien, durant tout ce temps, avait-il agi en coulisse, vainement, pour tenter de retrouver la puissance de la Maison Vernius ? À présent, il était mort. Cet homme vibrant et fort dont elle gardait le souvenir n’était plus. C’était tellement difficile à croire. Effondrée, elle comprenait tout à coup qu’elle ne retournerait plus jamais sur Ix, qu’elle avait pour toujours perdu ce qui lui revenait de droit. Et voilà que Leto envisageait un mariage avec une fille de la Maison Ecaz, la sœur de celle qui avait été enlevée et assassinée par les Grummans. Leto refusait de répondre à ses questions. C’était une « affaire d’État », lui avait-il dit la nuit d’avant sur un ton arrogant, un sujet dont il n’avait pas à discuter avec une simple concubine. Je suis son amante depuis plus de six ans. Je suis la mère de son fils – la seule qui mérite d’être sa femme. Son cœur était devenu un lieu vide en elle, une cavité noire qui ne lui laissait que des rêves brisés, du désespoir. Cela n’aurait donc jamais de fin ? Après le meurtre de la fille aînée des Ecaz, elle avait entretenu l’espoir que Leto allait enfin lui revenir. Mais il nourrissait encore des rêves d’alliance maritale pour renforcer le pouvoir politique, militaire et économique de la Maison des Atréides. Des oiseaux de mer plongeaient vers les récifs luisants battus par le ressac pour aller cueillir les poissons entre deux traînées d’écume. Les algues vertes ou blafardes s’accrochaient aux rochers et la mer, en cet instant sauvage, était un chaudron noir et brun. Une malédiction plane sur ma vie, songea Kailea. Tout ce que j’avais m’a été dérobé. Elle se détourna brusquement : Chiara venait d’entrer. Sans frapper, comme toujours. Kailea perçut le tintement des tasses en même temps que l’arôme du café d’épice. Sa vieille dame de compagnie apparut avec le plateau. Il y avait dans ses gestes à la fois rapides et sûrs une souplesse qui contredisait son apparence usée. Elle posa le plateau et remplit deux tasses, avant d’ajouter de la crème pour Kailea et du sucre pour elle. Kailea prit la tasse que lui présentait Chiara et but une gorgée avec un plaisir qu’elle s’efforça de ne pas montrer. Chiara s’installa dans un fauteuil comme si elle était l’égale de la première concubine du Duc. — Vous prenez trop de libertés, Chiara, la tança Kailea. — Vous souhaitez une compagne, Dame Kailea, ou une servante mécanique ? J’ai toujours été votre confidente et votre amie. À moins que vous ne regrettiez les makungs à automotivation dont vous disposiez sur Ix ? — N’essayez pas de me dicter mes préférences, fit Kailea d’un ton sec. Je pleure un grand homme victime de la traîtrise impériale. Il y avait un éclat nouveau dans les yeux de Chiara lorsqu’elle répliqua : — Oui, et votre mère a été de même assassinée par eux. Vous ne pouvez attendre que des bavardages de votre frère – jamais il ne vous fera restituer vos droits de naissance. (La matrone pointa sur elle un doigt noueux.) C’est vous qui êtes ce qui subsiste de la Maison Vernius, l’âme et le cœur de cette grande famille. — Croyez-vous donc que je l’ignore ? Kailea se détourna vers la fenêtre. Elle ne voulait pas affronter la vieille femme, ni personne. Seulement ses propres craintes. Si Leto épouse la fille de l’Archiduc… Elle secoua la tête avec colère. Ce serait bien pis que d’avoir cette traînée de Jessica dans le Castel. Le ciel était chargé de nuages porteurs de l’hiver. Le temps changeait, la mer était de plus en plus souvent grosse. Elle songea à sa position précaire. Leto l’avait prise sous son aile quand elle n’était encore qu’une adolescente, il l’avait protégée après que son monde eut été détruit… mais ces temps étaient révolus. Et l’affection, puis l’amour qui étaient nés entre eux s’étaient flétris avant de mourir. — Naturellement, vous redoutez que le Duc n’accepte la proposition et n’épouse Ilesa Ecaz, ajouta Chiara d’une voix douce, affectueuse, mais qui était comme un long couteau affilé. Elle savait très exactement où toucher le point sensible. Si Leto s’attachait plus à Jessica, il venait encore dans le lit de Kailea, parfois, comme par obligation. Et elle se soumettait, comme si c’était un devoir. Son honneur d’Atréides le retiendrait de la rejeter totalement, quels que soient ses sentiments à son égard. Il avait choisi une punition plus subtile en la gardant auprès de lui tout en l’empêchant d’accéder à la gloire qu’elle avait convoitée. Elle aurait tant aimé retourner parfois sur Kaitain ! Porter à nouveau des robes de soirée, des bijoux précieux, et être escortée de dizaines de chambrières et de servantes, au lieu d’une unique dame de compagnie à la voix de miel et à la langue de vipère. En risquant un regard vers Chiara, elle fut saisie par le reflet flou du visage de la vieille femme sur l’obsidienne du mur, par sa coiffure complexe qui rehaussait la noblesse de son visage. L’obsidienne bleue, que Leto avait achetée à un prix extravagant aux orfèvres d’Hagal, avait merveilleusement transformé le Castel. Kailea pouvait y lire les esquisses d’ombre du monde qui l’entourait et réfléchir à ce qu’elles impliquaient. L’obsidienne bleue était si précieuse que peu de Maisons du Landsraad en possédaient, et encore sous la forme d’une unique ornementation. Leto, lui, en avait couvert les murs de sa chambre ainsi que ceux de la salle des banquets. Mais elle s’assombrit. Chiara prétendait que Leto avait tout simplement essayé de lui acheter sa docilité, de l’obliger à accepter la situation en faisant taire ses plaintes. Et voilà que Gurney Halleck venait de leur apprendre que la précieuse obsidienne venait en fait de Giedi Prime. Quelle ironie ! Elle comprenait que cette nouvelle ait pu blesser Leto jusque dans son cœur infidèle. Chiara épiait l’expression de Kailea. Elle connaissait bien les pensées qui devaient défiler dans son esprit… et elle discerna l’angle d’attaque dont elle avait besoin. — Mais avant que Leto puisse épouser la fille de l’Archiduc, vous devez reconsidérer vos droits dynastiques, ma Dame. Oubliez votre père et votre frère. Ainsi que vous-même. Le Duc Leto Atréides vous a donné un fils. Votre frère et Tessia n’ont pas eu d’enfant – donc Victor est le véritable héritier de la Maison Vernius… et aussi, potentiellement, de la Maison des Atréides. Si quoi que ce soit devait arriver au Duc avant qu’il prenne épouse et engendre un autre fils, Victor deviendrait de fait le représentant de la Maison des Atréides. Et comme il n’a que six ans, vous seriez régente durant bien des années, ma Dame. C’est parfaitement logique. — Qu’entendez-vous par : « Si quoi que ce soit devait arriver au Duc » ? demanda Kailea, le cœur serré. Car elle savait ce que la vieille femme suggérait. D’un air modeste, Chiara finit son café et se servit une autre tasse sans en demander la permission. — Le Duc Paulus a été tué lors d’une corrida. Vous étiez là, n’est-ce pas ? La scène effrayante revint à l’esprit de Kailea, le Vieux Duc face au monstre de Salusa dans la Plaza de Toros. Le tragique accident avait donné précocement à Leto le titre ducal. Elle n’était encore qu’une adolescente, alors. Chiara insinuait-elle que ça n’avait pas été un accident ? Certes, Kailea avait entendu des rumeurs, très vite étouffées. Et elle les avait mises sur le compte de jalousies mesquines. Mais la vieille dame de compagnie poursuivait : — Ce n’est pas une idée à envisager sérieusement, ma chère, je le sais. Je la soulevais simplement comme un argument. Mais cette pensée insidieuse s’était définitivement glissée dans l’esprit de Kailea. Elle n’imaginait pas d’autre moyen pour que l’enfant de sa lignée dirige une Grande Maison du Landsraad. Sinon, la Maison Vernius s’éteindrait. Elle ferma les paupières. — Mais après tout, si Leto accepte d’épouser Ilesa Ecaz, vous n’aurez rien. Chiara prit le plateau et fit mine de se retirer. Elle avait semé les graines et fait son travail. — Votre Duc passe le plus clair de son temps avec sa catin Bene Gesserit. Il est évident que vous n’êtes rien pour lui. Je doute qu’il se souvienne encore de toutes les promesses qu’il a pu vous faire dans ses moments de passion. Kailea ne put s’empêcher de ciller en se demandant comment Chiara pouvait être au courant des secrets que Leto lui avait murmurés au creux de l’oreille, certaines nuits. Mais elle oublia son impertinence en pensant à son Duc en train de caresser la jeune Jessica avec ses cheveux dorés, sa bouche pulpeuse et son joli minois ovale. Elle ne ressentait plus que de la haine en cet instant. — Il convient de vous poser une question difficile, ma Dame. À qui va véritablement votre loyauté ? Au Duc Leto ou bien à votre famille ? Étant donné qu’il n’a pas jugé opportun de vous donner son nom, vous demeurerez toujours une Vernius. Et la vieille femme sortit, laissant Kailea avec sa tasse de café tiède. Elle ne la salua pas, ne lui demanda pas non plus si elle désirait autre chose. Seule, Kailea regarda autour d’elle les bibelots et les bijoux qui ne faisaient que lui rappeler tout ce qu’elle avait perdu : sa Maison, les fastes du Grand Palais, ses chances d’appartenir un jour à la Cour Impériale. La gorge nouée, elle vit un portrait qu’elle avait fait de son père et se souvint du rire de Dominic. Et des longues heures qu’il avait consacrées à lui apprendre le métier des affaires. Et, avec un sentiment de vide, elle se dit que son fils Victor n’aurait jamais tout cela. Le plus dur, pour elle, serait de prendre cette horrible décision. Mais quand elle se serait décidée, il ne resterait plus qu’à régler… de simples détails. 88 L’individu est la clé, l’unité effective finale de tout processus biologique. Pardot KYNES. Depuis des années, Liet Kynes désirait de tout son cœur la belle Faroula aux cheveux de nuit. Mais quand il dut enfin envisager de l’épouser, il n’éprouva qu’un sentiment creux, le strict sens de l’obligation. Pour rester dans les règles de la décence, il attendit trois mois après la mort de Warrick, même si lui et Faroula savaient que leur union était une conclusion prévue de longue date. Il avait fait le vœu de mort à son ami, son frère de sang. La coutume Fremen voulait que les hommes prennent les femmes et les enfants de ceux qu’ils avaient vaincus au combat à l’arme blanche ou à mains nues. Mais Faroula n’était pas une ghanima, un butin de guerre. Liet avait parlé au Naib, il avait défendu son amour et son attachement et cité la promesse solennelle qu’il avait faite à Warrick de chérir sa femme comme la plus précieuse de toutes… et d’accepter la responsabilité de leur jeune fils comme s’il était le sien. Le vieux Naib l’avait longuement fixé de son œil unique. Il n’ignorait pas ce qui avait transpiré, le sacrifice que Warrick avait fait le jour de la tempête Coriolis. Au regard des Aînés du Sietch du Mur Rouge, Warrick avait péri dans le désert. Les visions qu’il prétendait tenir de Dieu étaient fausses à l’évidence car il avait échoué lors de l’épreuve de l’Eau de Vie. Heinar avait donc donné sa permission à Liet et il s’était lancé dans les préparatifs de son mariage avec Faroula. Il y songeait en cet instant, derrière les tentures de fibre d’épice teinte. Les superstitions lui interdisaient de voir Faroula deux jours avant la cérémonie officielle. L’époux et l’épouse devaient se plier au rite de purification mendi. Une période dévolue à l’embellissement de chacun, à l’écriture de promesses, d’attestation de dévouement et d’amour qu’ils partageraient ensuite. Mais Liet s’égarait dans des pensées coupables, il se demandait si ses désirs n’avaient pas été la cause de cette tragédie. Pourquoi avait-il souhaité si ardemment voir le Biyan blanc ? C’est là que Warrick et lui s’étaient avoué qu’ils voulaient l’un comme l’autre épouser Faroula. Mes désirs secrets ont-ils été la source du drame ? Faroula allait être sa femme… mais ce serait une union née de la tristesse. Pardonne-moi, Warrick, mon ami. Dans un froissement d’étoffe, les tentures s’écartèrent et Frieth, la mère de Liet, entra. Elle eut un sourire compréhensif. Elle lui apportait une fiasque en peau richement brodée, dont les coutures avaient été scellées à la résine d’épice pour qu’elle soit étanche. Elle la lui présenta comme s’il s’agissait d’un trésor sans prix. — Mon très cher fils, je t’ai apporté quelque chose en vue de tes épousailles. Il s’arracha à ses pensées troubles. — Je n’ai jamais vu un tel objet. — On dit que lorsqu’une femme devine un destin particulier pour son enfant, quand elle sent qu’il fera de grandes choses, elle doit demander aux sages-femmes de recueillir et de distiller le liquide amniotique à la naissance. Et elle doit le donner à son fils le jour de son mariage. (Elle lui tendit la fiasque.) Prends ceci, Liet. C’est le dernier produit de ton essence et de la mienne, le souvenir du temps où nous partagions le même corps. Désormais, tu partageras ta vie avec une autre. Deux cœurs, lorsqu’ils sont unis, peuvent engendrer plus de force que deux cœurs désunis. Tremblant d’émotion, il tendit la main et accepta le présent de sa mère. — C’est le meilleur cadeau que j’aie pu te faire, ajouta Frieth, pour cette journée importante… et difficile. Liet leva sur elle un regard intense, et elle fut bouleversée par les émotions qu’elle lut dans ses yeux noirs. — Non, mère, vous m’avez donné la vie, c’est un présent plus précieux encore. Quand le couple se présenta devant les membres du sietch, la mère de Liet rejoignit les jeunes femmes aux places qui leur étaient assignées tandis que les aînés s’avançaient pour s’exprimer au nom du jeune homme. Le fils de Warrick, Liet-Chih, attendait, silencieux, près de sa mère. Pardot Kynes était là, bien sûr, pour une fois absent de ses tâches de terraforming, souriant. Il était lui-même surpris de se sentir si fier d’assister au mariage de son fils. Il se rappelait la cérémonie de son propre mariage dans les dunes, au milieu de la nuit, sous les lunes. Cela remontait à tant d’années. Il était à peine arrivé sur Arrakis et il était déjà absorbé par son rêve. Des filles Fremen avaient dansé devant lui comme des derviches, et chanté pour lui et sa promise. Et la Sayyadina avait récité les mots sacrés. Il sourit à son fils en se rappelant soudain qu’il avait été baptisé Liet à cause de l’assassin Uliet que Heinar et les aînés avaient envoyé pour le tuer, aux temps lointains où les Fremen le considéraient encore comme un hors-monde, un étranger dont les rêves et les initiatives étaient effrayants. Mais Uliet l’assassin avait perçu l’ampleur de la vision du Planétologiste et il avait choisi de mourir en tombant sur son propre krys. Les Fremen lisaient un présage dans toute chose, et depuis, Pardot Kynes avait reçu l’aide et l’adoration sans limite de dix millions de Fremen totalement dévoués à sa cause. Et Dune se transformait, les plantes poussaient dans les oasis, il y avait des fleurs, des fruits, des fougères, des palmiers et des fontaines dans le Bassin du Plâtre. Le couple se présenta devant l’assistance, et Liet dévisagea longuement sa fiancée. Pardot, alors, fut troublé par la fixité de son regard, le reflet qu’il y lisait de son cœur déjà blessé. Il aimait son fils d’une façon différente, il le considérait comme une part de lui-même. Il voulait qu’il assume sa mission de Planétologiste quand le temps serait venu. Mais Liet semblait trop vulnérable aux émotions. Pardot aimait son épouse, elle était la compagne Fremen idéale, mais il considérait son travail, sa mission pour l’avenir de Dune, comme plus important que leur vie de couple. C’était l’Eden à venir qui comptait avant tout. Et puis, il s’était toujours refusé à se vouer à un être unique. La vieille Sayyadina n’avait pas pu entreprendre le long voyage à travers le bled, cette fois, et c’était Heinar qui présidait la cérémonie. Kynes écouta distraitement le couple échanger ses serments avec un sentiment nouveau, pesant… un souci impérieux à propos de l’état d’esprit de son fils. Liet : Satisfais-Moi par Tes yeux et je Te satisferai par Ton cœur. Faroula : Satisfais-Moi par Tes pieds et je Te satisferai par Tes mains. Liet : Satisfais-Moi par Ton sommeil et je Te satisferai par Ton réveil. Faroula acheva la prière : — Satisfais-Moi par Ton désir et je Te satisferai par Tes besoins. De ses mains noueuses, Heinar prit la paume des deux fiancés et les réunit en leur levant les bras devant tout le sietch et déclara : — Vous êtes maintenant unis dans l’Eau. Un murmure courut, s’amplifia, devint chaleureux, joyeux. Liet et Faroula avaient l’air soulagés. Plus tard, Pardot Kynes rendit visite à son fils et le serra brièvement, maladroitement dans ses bras. — Je suis tellement content pour toi, mon fils, lui dit-il en cherchant les mots appropriés. Tu dois être rempli de joie. Tu voulais cette fille depuis longtemps, n’est-ce pas ? Il souriait, mais il lut de la colère dans les yeux de Liet, comme s’il venait de l’outrager. — Pourquoi me tourmentez-vous, Père ? N’en avez-vous pas déjà fait suffisamment ? Dérouté, Pardot Kynes recula. — Que veux-tu dire ? Je ne voulais que te féliciter pour ton mariage. N’est-elle pas celle avec laquelle tu as toujours voulu vivre ? Je pensais que… — Pas comme ça ! Comment pourrais-je être heureux avec cette ombre sur nous ? Elle disparaîtra peut-être dans quelques années, mais j’ai trop de peine pour le moment. — Liet, mon fils ?… L’expression de Pardot avait appris à Liet tout ce qu’il avait besoin de savoir. — Vous ne comprenez rien, Père, n’est-ce pas ? Vous, le grand Umma. (Il eut un rire amer.) Avec toutes vos dunes et vos plantations, vos stations météo, vos cartes climatologiques… Vous êtes aveugle. Vous me faites pitié. L’esprit de Pardot essayait de replacer les paroles rageuses de son fils dans une grille, de les replacer comme les pièces d’un puzzle. — Warrick… Ah, oui, c’était ton ami. Il est mort accidentellement, n’est-ce pas ? Dans une tempête. — Père, vous n’y êtes pas du tout. Je suis fier de tous vos rêves sur Dune. Mais vous voyez tout notre monde comme un site d’expérience, un immense test où vous appliquez vos théories, où vous rassemblez des données. Vous ne comprenez donc pas qu’il ne s’agit pas d’une expérience ? Ces gens ne sont pas des cobayes, des sujets de tests, mais des gens ! Ce sont des Fremen. Ils vous ont accepté, ils vous ont donné une vie, un fils. Et moi je suis un Fremen ! — Mais moi aussi, fit Pardot d’un ton indigné. D’une voix rauque et sourde, Liet répondit : — Vous vous servez d’eux, c’est tout ! Pardot, interloqué, ne trouva pas ses mots. — C’est alors que la voix de Liet se fit plus forte, plus violente. Il avait conscience que les Fremen allaient les entendre se disputer et qu’ils seraient troublés par cette friction entre leur prophète et son héritier. — Toute ma vie vous m’avez parlé, Père. Mais quand je me souviens de nos conversations, pourtant, je ne retrouve que les rapports que vous me récitiez sur les stations botaniques et les nouvelles phases d’adaptation de la végétation. M’avez-vous jamais dit un mot à propos de ma mère ? M’avez-vous une seule fois parlé comme un père et non comme un… comme un collègue ? (Il se frappa la poitrine.) Je comprends votre rêve, je le ressens. J’ai vu les merveilles que vous aviez créées dans les recoins les plus cachés du désert. Je sais quel potentiel se cache sous les sables de Dune. Mais même alors que vous accomplissez tout ce que vous souhaitiez… est-ce que vous vous arrêtez seulement pour le remarquer ? Essayez de placer un visage humain sur vos plans pour voir qui récoltera le bénéfice de vos efforts. Regardez un enfant. Regardez une vieille femme. Vivez votre vie, Père ! Désemparé, Pardot Kynes se laissa tomber sur un banc, dans un recoin de la muraille. — Je… je voulais faire le bien, dit-il d’une voix éraillée avec des larmes de honte et de désarroi dans les yeux. C’est toi mon successeur. Parfois, je me suis demandé si tu réussirais un jour à apprendre quoi que ce soit en planétologie… mais je vois que je me trompais. Tu comprends plus de choses que je n’en apprendrai jamais. Liet se laissa tomber à côté de lui. D’un geste hésitant, le Planétologiste posa la main sur l’épaule de son fils. Et à son tour, Liet lui toucha la main et regarda avec une stupéfaction de vrai Fremen les larmes qui ruisselaient sur les joues de son père. — Tu es mon successeur, mon vrai successeur, dit Pardot Kynes. Tu seras Planétologiste Impérial – mais avec toi, ce sera plus grand encore, parce que tu as ton cœur en plus de ta vision. 89 Un bon leadership est largement invisible. Quand tout fonctionne parfaitement, nul ne s’aperçoit du travail d’un Duc. C’est pourquoi il doit donner au peuple de quoi se réjouir, de quoi bavarder, de quoi se souvenir. Duc Paulus ATREIDES. Kailea entrevit sa chance lors d’un interminable dîner de famille dans la grande salle des banquets du Castel Caladan. Leto, l’air heureux, avait pris place en bout de table. Les serviteurs venaient d’apporter des soupières de ragoût de poisson épicé très apprécié des pêcheurs et des villageois. Leto mangeait de bon appétit. Le ragoût lui rappelait peut-être son enfance, quand il courait en liberté dans les docks, sautait dans les bateaux de pêche qui appareillaient et en prenait à son aise avec ses études de chef d’une Grande Maison. Kailea jugeait que le Vieux Duc Paulus avait laissé son unique héritier passer trop de temps avec les gens du commun à écouter leurs problèmes mesquins, et pas assez à étudier toutes les nuances de la politique. Il était évident pour elle que le Duc Leto n’avait jamais su comment gérer sa maison ni traiter avec des forces aussi disparates que la Guilde Spatiale, la CHOM, l’Empereur ou le Landsraad. Victor était installé sur une chaise à coussin à côté de son père et mangeait au même niveau que lui. À six ans, l’enfant ingurgitait son ragoût à grand bruit, imitant son père qui, à son tour, s’efforçait d’être plus bruyant encore que lui. Kailea affectionnait les manières élégantes et s’irritait de voir son fils copier le comportement de rustre de Leto. Elle se dit qu’un jour, quand Victor serait devenu l’héritier des Atréides et qu’elle serait régente, elle l’éduquerait personnellement afin qu’il en vienne à apprécier les obligations de son rang. Il recevrait la meilleure part des Atréides et des Vernius. Autour de la table, les autres convives arrachaient des bouchées de pain et buvaient une bière amère de Caladan. Kailea savait qu’il y avait pourtant de nombreux vins renommés dans le cellier. Les conversations et les rires se mêlaient, mais elle gardait une attitude réservée et se concentrait pour manger avec classe. Gurney Halleck avait apporté sa balisette, et il avait promis de les régaler de quelques ballades au dessert. Il avait été proche de leur père, et elle éprouvait du plaisir à le voir là… même s’il ne s’était pas montré particulièrement amical à son égard. Rhombur était assis en face d’elle avec sa concubine adorée, Tessia, et faisait de son mieux pour dévorer encore plus de ragoût que Leto. Thufir Hawat, lui, était concentré, observant les autres sans toucher à son bol. Kailea essayait d’éviter son regard. Jessica était en milieu de table, comme si elle tenait à prouver qu’elle et Kailea étaient égales dans la maison ducale. Elle ne manquait pas d’arrogance ! En cet instant, Kailea aurait voulu l’étrangler. La jolie Bene Gesserit mangeait avec des gestes précis et mesurés, tellement sûre de sa position qu’elle ne semblait pas en tirer vanité. Elle s’interrompit et interrogea Leto du regard, comme si elle pouvait déchiffrer chaque nuance de ses expressions aussi facilement que des mots imprimés sur une bobine de shigavrille. Leto avait lancé l’invitation à dîner dans la soirée, mais Kailea n’avait trouvé aucune justification particulière, ni anniversaire ni fête. Elle pensait que Leto avait monté un plan instinctif autant qu’inopportun, un plan qu’il tenait à appliquer contre tous les avis, qu’ils viennent de Kailea ou de n’importe qui. Des globes brilleurs flottaient au-dessus de la table comme des décorations de fête, tournant autour du goûte-poison qui dominait l’assemblée comme un grand insecte. Leto finit son bol et s’essuya la bouche avec une serviette de lin brodée. Puis il se laissa aller au fond de son fauteuil ducal avec un soupir de contentement. Victor fit de même sur son coussin, mais il avait à peine avalé un tiers de son petit bol d’enfant. Gurney Halleck se tourna vers sa balisette : il avait apparemment décidé de quelle chanson il allait les régaler. Kailea observa Leto. Ses yeux gris se promenaient dans toute la salle, revenant sans cesse au portrait du Vieux Duc et à la tête de taureau dont les cornes étaient encore ternies par le sang. Elle ne parvenait pas à deviner ses pensées, mais elle rencontra le regard de Jessica. Les yeux verts de la sorcière étaient fixés sur elle. Et elle paraissait savoir ce que Leto s’apprêtait à faire. Et Kailea détourna le regard en plissant le front. Leto se leva et elle retint un soupir. Il allait sans doute se lancer dans l’un de ses interminables discours pour rappeler à chacun toutes les bonnes choses que la vie apportait. Mais si la vie était si agréable, pourquoi son père et sa mère avaient-ils été assassinés ? se demanda Kailea. Pourquoi elle et son frère, héritiers légitimes d’une Grande Maison, restaient-ils en exil au lieu de jouir de ce qui leur revenait ? Des serviteurs s’étaient précipités pour débarrasser les couverts et les restes de pain, mais Leto les renvoya d’un geste. — La semaine prochaine, ce sera l’anniversaire du combat de taureau où mon père a trouvé la mort, dit-il en levant les yeux vers le portrait. En conséquence, j’ai pensé aux grands divertissements que le Duc Paulus se plaisait à offrir à ses sujets. Pour cela, tous l’aimaient, et je crois qu’il est temps pour moi de créer un spectacle digne d’eux et de lui, ainsi qu’on peut l’attendre d’un Duc de Caladan. Instantanément, Hawat leva sa garde. — Et quelle est votre intention, mon Duc ? — Rien d’aussi dangereux qu’une corrida, Thufir. (Leto sourit à Victor, puis à Rhombur.) Mais je désire que ce soit un événement dont le peuple parlera pendant longtemps. Je vais me rendre bientôt au Conseil du Landsraad sur Kaitain, afin de monter une nouvelle mission diplomatique dans le cadre du conflit entre Moritani et Ecaz, tout particulièrement parce que nous avons formé une alliance plus forte avec Ecaz. (Il s’interrompit un instant, comme s’il était embarrassé.) Pour célébrer mon départ, je compte lancer notre plus grand clipper du ciel à la tête d’une magnifique procession aérienne au-dessus des basses terres. Tout mon peuple pourra admirer notre vaisseau avec toutes ses couleurs et ses fanions et souhaiter bonne chance à son Duc pour sa mission. Nous survolerons les flottilles de pêche et les rizières pundi. Victor battit des mains tandis que Gurney approuvait. — Oh, oui ! Ça va être un merveilleux spectacle ! Rhombur demanda alors, le menton dans ses mains croisées : — Euh, Leto… Est-ce que Duncan Idaho ne devrait pas revenir bientôt de Ginaz ? Vous serez absent pour son arrivée ? Ou bien pourrions-nous combiner cette célébration avec une fête de bienvenue ? Leto réfléchit brièvement et secoua la tête. — Je n’ai pas eu de nouvelles de lui depuis quelque temps. Il ne devrait pas être de retour avant deux mois au moins. Gurney cogna sur la table. — Par tous les dieux ! Il va vous revenir comme Maître d’Escrime de Ginaz après huit longues années et il mérite bien qu’on le reçoive en fanfare, non ? Leto éclata de rire. — C’est vrai, Gurney ! Mais nous en aurons largement le temps après mon retour. Avec vous, Thufir et Duncan et vos épées, je ne risquerai plus une égratignure de l’ennemi. L’ennemi a d’autres moyens de vous frapper, mon Seigneur, dit Jessica avec un accent discret de mise en garde. Kailea se roidit sans que Leto le remarque. Il était tourné vers la sorcière et lui dit : — J’en suis tout à fait conscient. D’ores et déjà, des rouages tournaient dans l’esprit de Kailea. À la fin du repas, elle s’excusa et prit congé pour aller rapporter le projet de Leto à Chiara. Cette même nuit, Leto dormit sur une couchette du spatioport de Calaville tandis que le personnel du Castel entamait les préparatifs du gala, lançait des annonces dans les villages et faisait rentrer des provisions. Dans quelques jours, le clipper aérien à voile conduirait la fastueuse procession. Seule dans ses appartements, Kailea convoqua Swain Goire et le séduisit comme elle l’avait déjà fait bien des fois. Elle lui fit l’amour avec une passion animale qui surprit le fringant capitaine et le laissa épuisé. Il ressemblait à Leto, mais en tant qu’homme, il était bien différent. Quand il se fut endormi auprès d’elle, elle lui déroba la minuscule clé codée qu’il dissimulait toujours dans une poche intérieure de son ceinturon. Il ne s’en servait que rarement et il ne s’apercevrait pas de sa disparition avant longtemps. Le lendemain matin, elle glissa la clé dans la paume de cuir de Chiara et lui replia les doigts en murmurant : — Cela va vous donner accès à l’armurerie des Atréides. Soyez prudente. Les yeux de corneille de Chiara étincelèrent tandis qu’elle enfouissait la clé codée dans les replis de ses jupons. — Je me charge du reste, ma Dame. 90 La guerre, en tant que désastre écologique majeur de tous les temps, reflète simplement cet état supérieur des affaires humaines dans lequel l’organisme total appelé « humanité » puise son existence. Pardot KYNES. Réflexions sur le Désastre de Salusa Secundus. Sur l’île administrative de Ginaz, les cinq plus grands Maîtres d’Escrime étaient réunis pour juger de l’examen oral des derniers étudiants, l’ultime phase de leur curriculum où ils étaient sévèrement interrogés sur l’Histoire, la philosophie, la stratégie militaire, les haïkus, la musique et bien d’autres disciplines imposées par la tradition de l’École. Mais aujourd’hui, c’était une occasion sombre et tragique. Tout l’archipel était encore sous le choc, bouleversé par le meurtre de six étudiants. Fiers de leur acte barbare, les Grummans avaient rejeté quatre corps qui avaient été retrouvés sur la grève de l’île principale. Deux autres étaient portés disparus – Duncan Idaho et Hiih Resser, probablement noyés. Au tout dernier étage de la tour centrale, les Maîtres d’Escrime avaient pris place sur le côté droit de la table en demi-cercle, leurs épées de cérémonie pointées droit devant eux comme les rayons du soleil. Chaque étudiant interrogé affronterait les lames menaçantes tout en répondant aux questions ardues. Tous réussirent l’examen oral. Karsty Toper et les administrateurs n’avaient plus qu’à prendre les dispositions pour le rapatriement des lauréats. Certains étaient déjà partis pour le spatioport. Et les Maîtres d’Escrime restaient seuls avec les conséquences des événements. Le gros Rivvy Dunari se tenait au centre. Il présenta l’épée du Duc Paulus Atréides et un précieux couteau de famille Moritani au manche incrusté de gemmes qui avaient fait partie des affaires personnelles d’Idaho et Resser. À ses côtés, Mord Cour secoua sa crinière grisonnante. — Nous avons souvent dû renvoyer les biens personnels des étudiants tombés dans les épreuves, mais jamais dans une telle circonstance. Jamo Reed, pourtant endurci par son rôle de garde-chiourme de l’île pénitentiaire, était en larmes. — Les étudiants de Ginaz ne meurent que durant les exercices les plus périlleux, fit-il en secouant la tête, et non pas assassinés, jamais. Ginaz avait émis des protestations officielles assorties d’insultes et de mises en garde correctement formulées, mais pour le Vicomte Hundro Moritani, tout cela ne représentait rien. Jamais il ne s’était justifié pour ses agressions brutales contre Ecaz. Sur Kaitain, le Landsraad et l’Empereur entendaient actuellement les leaders de plusieurs Grandes Maisons sur les meilleurs moyens de riposte. Mais jusqu’à présent, ils n’avaient émis que des réprimandes, des demandes de dédommagement, des amendes : rien de plus que de simples petites gronderies pour le chien méchant qu’était le Vicomte. Les Grummans étaient persuadés qu’ils échapperaient à tout. — J’ai le sentiment d’avoir été… violé, fit Jeh-Wu, derrière le rideau de ses tresses. Personne n’a jamais osé faire ça à un Maître d’Escrime. Whitmore Bludd était plus fringant et hautain que jamais avec sa chemise à ruche et manchettes de dentelle. — Je propose que nous rebaptisions six de nos îles du nom de nos six étudiants assassinés. Ainsi nous les honorerons et l’Histoire n’oubliera pas ce crime infâme. — Les honorer ? s’exclama Rivvy Dinari en frappant sur la table. Comment peux-tu employer ce mot en pareille circonstance ? J’ai passé trois heures la nuit dernière dans la crypte de Jool-Noret à prier et à lui demander ce qu’il ferait dans une telle situation. — Et il t’a répondu, railla Jeh-Wu. (Il s’éloigna jusqu’à la baie et contempla, songeur, l’étendue du port et les récifs couverts d’écume.) Durant le temps de sa vie, Jool-Noret n’a jamais rien appris à personne. Il est mort noyé par ce mascaret, et ses disciples ont tenté de l’imiter. Si Noret n’a jamais su aider ses proches, il ne nous aidera certainement pas nous. Bludd eut un reniflement de mépris, l’air offensé. — Le grand homme nous a donné l’exemple. Une technique parfaitement valable pour ceux qui sont capables d’apprendre. — Et il avait également de l’honneur, comme les anciens samouraïs, renchérit Dinari. Après toutes ces dizaines de milliers d’années, nous sommes devenus moins civilisés. Nous avons oublié. Mord Cour, sombre, se tourna vers lui. — Tu oublies l’Histoire, Dinari. Il se peut que les samouraïs aient eu un merveilleux sens de l’honneur, mais quand les Britanniques sont arrivés avec leurs fusils, les samouraïs ont disparu… en l’espace d’une génération. Jamo Reed les regarda, son mince visage ravagé par le chagrin. — Je vous en prie, nous ne devons pas nous quereller, ou alors cela signifie que les Grummans nous ont battus. Jeh-Wu grommela : — Mais ils ont déjà… Une brusque agitation à la porte l’interrompit. Il se retourna tandis que les quatre autres Maîtres se levaient. Duncan Idaho et Hiih Resser, hirsutes et couverts de boue, venaient de repousser violemment trois gardiens en les envoyant de part et d’autre du couloir. Ils s’avancèrent dans la salle, exténués, la démarche vacillante, mais le regard ardent. — Est-ce que nous arrivons trop tard ? demanda Resser avec un sourire forcé. Jamo Reed contourna la table pour aller serrer Duncan dans ses bras, puis Resser. — Mais bon sang, mes garçons, vous êtes vivants ! Jeh-Wu eut un sourire de soulagement et de bonheur étonné sur sa face d’iguane. — Un Maître d’Escrime n’a pas à résumer l’évidence, dit-il, mais Jamo Reed fit comme s’il ne l’avait pas entendu. Duncan regarda l’épée du Duc Paulus, fit un pas en avant, puis s’arrêta : il avait une blessure au tibia gauche et le sang imbibait son pantalon. — Resser et moi, nous avons étudié durant ces derniers jours… mais nous avons aussi mis en pratique ce que vous nous avez appris. Resser avait quelque mal à conserver son équilibre, mais Duncan le soutint. Après avoir bu plusieurs tasses d’eau fraîche offertes par Mord Cour, les deux garçons expliquèrent comment ils avaient échappé aux Grummans en sautant par-dessus bord dans la mer tempétueuse, comment ils s’étaient soutenus l’un l’autre pour s’éloigner du bateau noir, comment ils avaient épuisé leurs forces et lutté avec tout ce qu’ils avaient appris durant leurs huit années d’entraînement. Plus tard, ils avaient nagé en se repérant par rapport aux étoiles jusqu’à ce que les courants puis les flux de marée les ramènent vers les îles. Là, ils avaient trouvé de l’aide, des soins et des vêtements secs, puis de nouvelles embarcations. Resser, même s’il avait perdu sa bonne humeur habituelle, redressa le menton. — Messieurs, nous aimerions requérir un délai pour notre examen final… — Un délai ? s’écria Jamo Reed avec les larmes aux yeux. Moi, je suggère une dispense. Car il est certain que ces deux-là ont prouvé qu’ils passaient largement l’examen à nos yeux, non ? Indigné, Whitmore Bludd déclama dans un froissement de manchettes : — Il convient de respecter les formes ! Le vieux Mord Cour lui décocha un regard sceptique : — Les Grummans ne nous ont-ils pas démontré que nous étions fous de suivre aveuglément les formes ? Les autres maîtres se tournèrent vers Rivvy Dinari en quête de son approbation. Et l’opulent Rivvy se redressa enfin pour contempler ses étudiants défaits. Il montra l’épée du Vieux Duc Paulus et la dague de cérémonie des Moritani. — Idaho, Resser, prenez vos armes. Dans un claquement d’acier, les deux élèves s’emparèrent de leurs lames. Alors, les Maîtres d’Escrime formèrent un cercle entour d’eux, levèrent leurs épées vers le centre, lame contre lame. — Posez les pointes de vos armes au sommet, ordonna Mord Cour. — Vous êtes désormais des Maîtres d’Escrime, annonça Dinari de son étrange voix flûtée. Il dégaina son épée, ôta le bandana rouge de ses cheveux acajou hirsutes et le glissa sur la tête de Duncan. Jamo Reed fit de même pour Resser. Huit ans avaient passé et le souffle puissant du triomphe et du soulagement faillit faire basculer Duncan. Il tendit la main vers Resser et, silencieux, ils se félicitèrent, même s’ils étaient encore sous le coup de la tragédie. Tout à coup, Duncan vibrait à l’idée de retourner sur Caladan. Je ne vous ai pas trahi, Duc Leto. À cet instant, une série de détonations déchira le ciel : un vaisseau traversait l’atmosphère. Des sirènes d’alarme se déclenchèrent dans les récifs, tout autour de l’île centrale. Une explosion plus proche secoua les murs du bâtiment administratif. Les Maîtres d’Escrime se penchèrent sur le balcon. Et ils virent deux îlots proches qui s’embrasaient dans des flammes orangées. — Des unités d’assaut ! lança Jamo Reed. Duncan surprit des rapaces blindés portés par des milliers de flammes qui déversaient des flots d’explosifs en plongée avant de remonter vers le ciel. — Qui oserait nous attaquer ? gronda Jeh-Wu. Pour Duncan, la réponse était évidente. — La Maison Moritani n’en a pas encore fini avec vous. — C’est un défi à toutes les déclarations de guerre civilisées, protesta Rivvy Dinari. Ils n’ont lancé aucun kanly et n’ont pas respecté les formes légales. — Après ce qu’il nous a fait et ses agressions contre Ecaz, pourquoi le Vicomte Moritani tiendrait-il compte des formes légales ? fit Resser d’un air dégoûté. Vous ne savez pas comment son esprit fonctionne. Ils entendirent d’autres déflagrations. — Où est notre défense antiaérienne ? fit Whitmore Bludd, apparemment plus ennuyé qu’outragé. Où sont nos ornis ? — Jamais personne n’a attaqué Ginaz, fit Jamo Reed. Nous sommes politiquement neutres. Notre école est au service de toutes les Maisons. Duncan découvrait que les Maîtres d’Escrime avaient été aveuglés par leur ego, par leurs règles, leurs structures, leurs formes. Quelle outrecuidance ! Ils n’avaient jamais envisagé d’avoir des points faibles – en dépit de tout ce qu’ils enseignaient aux étudiants. En crachant une volée de jurons, Dinari saisit des jumelles. Au lieu de les braquer sur les vaisseaux d’attaque, il scruta le littoral rocheux. — Des commandos ennemis ont abordé de l’autre côté du spatioport. Ils progressent. Ils ont de l’artillerie légère. Des lance-missiles portatifs. — Ils ont dû arriver en sous-marin, commenta Jeh-Wu. Cette attaque a été longuement préparée. — J’attends des excuses, déclara Reed. Son visage hâlé s’était encore assombri. Là-bas, les unités aériennes se rapprochaient : de minces disques noirs aux boucliers défensifs miroitants. Duncan observa les Maîtres d’Escrime, leurs redoutables professeurs : ils étaient en cet instant sans défense, pathétiques dans leur désarroi. Leurs exercices hypothétiques étaient bien loin d’une pareille réalité. Douloureusement loin. Il s’empara de l’épée du Duc Paulus. — Ce sont des vaisseaux automatiques. Ils sont programmés pour larguer des bombes et des modules incendiaires, dit-il d’un ton froid tandis qu’un nouveau tapis de bombes se déversait sur les bâtiments proches du littoral. En vociférant les valeureux Maîtres d’Escrime évacuèrent le balcon avec Resser et Duncan. — Il faut aller aux postes de combat, lança Dinari d’un ton de commandement. Nous devons coûte que coûte guider la défense. — Les autres élèves sont au spatioport, remarqua Resser. Ils peuvent prendre des armes et se battre. Jamo Reed, Mord Cour et Jeh-Wu, encore sous le choc, retrouvaient très vite leurs moyens par rapport aux administrateurs et autres fonctionnaires pris de panique. Quant à Rivvy Dinari, il prouvait qu’il pouvait être aussi rapide que les autres malgré son volume. Il dévala un escalier en se laissant glisser sur la rampe, bondissant littéralement d’un palier à l’autre. Whitmore Bludd avait presque de la peine à le suivre. Duncan et Resser n’échangèrent qu’un bref regard avant de s’élancer à leur suite. Une bombe explosa à proximité et ils vacillèrent avant de reprendre leur course. L’attaque des Grummans gagnait en intensité. Ils surgirent dans le hall du rez-de-chaussée, sur les talons de Dinari et de Bludd. Au-delà des baies, Duncan découvrit les bâtiments voisins embrasés. Il faut rejoindre le centre de commandement ! lança-t-il aux Maîtres. Il nous faut de quoi combattre. Est-ce qu’il y a des ornis d’attaque au spatioport ? Resser leva sa dague de cérémonie. — Je vais me battre ici, s’ils osent nous affronter. Bludd était très agité : il avait perdu sa magnifique cape quelque part au cours de la descente. — Il faut voir grand. Quel est leur but ? Bien sûr, ils en ont après le sanctuaire ! (D’un geste dramatique, il montra le grand sarcophage noir sur son dais.) La dépouille sacrée de Jool-Noret. Le trésor le plus précieux de Ginaz. Comment imaginer pire insulte ? Ainsi, les Grummans veulent nous toucher en plein cœur ! Resser et Duncan se regardèrent, perplexes. Ils avaient entendu tous les récits qui couraient à propos du légendaire guerrier – mais ils ne voyaient pas quelle importance pouvait avoir cette relique face à cette attaque sauvage, sous la pluie de bombes, dans la clameur des civils qui cherchaient désespérément un abri. Dinari s’élança en hurlant : — Au sanctuaire ! La relique du grand guerrier était protégée par un blindage d’armorplass et un champ Holtzman. Oubliant leur vénération, les Maîtres d’Escrime posèrent la paume sur le panneau d’identification. Le champ s’éteignit et le couvercle de plass se releva. — On va le porter ! lança Bludd à l’adresse de Duncan et Resser. Il faut le mettre en sécurité. C’est l’essence de l’École de Ginaz. Duncan, aux aguets, balançait l’épée du Vieux Duc entre ses deux mains. — Prenez la momie si vous le voulez, mais faites vite. — Ensuite, ajouta Resser, on va essayer de trouver un vaisseau pour se battre. Tandis que les deux Maîtres emportaient le sarcophage, Duncan et Resser partirent en avant-garde. Au-dehors, les disques noirs continuaient de déverser leur pluie de mort. Un ornithoptère aux marques de l’École se posa sur la plaza en repliant ses ailes. Une dizaine de Maîtres d’Escrime sautèrent au sol en combinaison et bandana rouge, armés de fusils-laser. — Vite ! Par ici ! appela Bludd. On emmène Noret à l’abri ! Mais des soldats en uniforme jaune de la Maison Moritani surgirent au même instant. Duncan poussa un cri et les Maîtres d’Escrime déclenchèrent un feu roulant sur les attaquants. Les Grummans ripostèrent et deux Maîtres tombèrent, dont Jamo Reed. La seconde d’après, une bombe toucha la plaza et le vieux Mord Cour fut atteint au torse et aux jambes par des éclats. Duncan l’aida à se relever et le porta jusqu’à l’ornithoptère. Il l’avait à peine posé près de l’écoutille qu’un Grumman l’attaqua et le fit tomber. Duncan roula sur lui-même et se redressa d’un bond. Mais avant qu’il ait pu lever son épée, un Grumman en tenue d’arts martiaux se présenta, fouettant sauvagement l’air de ses doigts munis de griffes de métal. Duncan renonça à se servir de son épée, saisit l’autre par les cheveux et tira avec une telle violence qu’il entendit les vertèbres craquer. Le Grumman s’effondra, agité de soubresauts d’agonie. D’autres Grummans convergeaient sur l’orni de Ginaz et Resser hurla : — Venez ! Et amenez votre foutu cercueil ! Un barbu arriva en tête des nouveaux assaillants, brandissant une lance électrique crépitante. Duncan para le coup et feinta. Ses huit années d’exercices revenaient dans chacun de ses muscles, chacun de ses nerfs. Et la rage déferla dans son esprit quand il se souvint de ses camarades qui avaient été exterminés comme des animaux sur le bateau noir. Derrière ses rétines, il le savait, les images des explosions et des incendies et des victimes innocentes subsisteraient longtemps. Pourtant, il se rappelait la mise en garde de Dinari : La colère engendre l’erreur. Dans la seconde, il se focalisa sur sa défense, froid mais presque instinctif. Avec toute la force de sa volonté de nouveau Maître d’Escrime, il lança ses doigts durs comme du métal dans la cage thoracique de son adversaire, creva la peau et remonta jusqu’à son cœur palpitant. C’est alors qu’un attaquant s’avança, jeune, noueux et mince, un poignet enveloppé dans un pansement. Trin Kronos. Il tenait un katana dans sa main valide. — Je croyais que vous étiez allés nourrir les poissons, vous deux, ricana-t-il. Il leva brièvement les yeux vers les disques bombardiers qui revenaient. Un bâtiment tout proche éclata dans une boule de flammes. — Regarde-moi, Kronos, jeta Resser en pointant sur lui sa dague Moritani. À moins que tu ne sois trop lâche sans ton père et tes gardes ? Trin Kronos médita un instant, puis jeta son katana. — C’est une trop bonne arme pour un traître. Je l’aurais abandonnée de toute manière après l’avoir souillée de ton sang. (Il dégaina un couteau de combat.) Ça, c’est plus facile à remplacer. Resser avait les joues cramoisies et Duncan recula d’un pas pour observer le duel. — Jamais je n’aurais abandonné la Maison Moritani si elle m’avait donné quelque chose en quoi je puisse croire. — Tu peux croire à l’acier de cette lame, grinça Kronos avec un sourire cruel. Tu verras, elle sera bien réelle quand elle s’enfoncera dans ton cœur. Ils se mirent à tourner, chacun le regard rivé sur l’autre. Resser était en posture défensive, la dague haute, tandis que Kronos ne cessait de se fendre et de lancer des estocades. Il était agressif mais inefficace. Resser attaqua alors, feinta et lança un coup de pied qui aurait dû envoyer Kronos à terre, mais le Grumman bondit en arrière comme un reptile. Resser tournoya, reprit son équilibre et dévia le coup de couteau de l’autre. La plaza était déserte. Dans les rues avoisinantes, de nouveaux attaquants progressaient sous les salves des défenseurs postés dans les étages. Les Maîtres d’Escrime se débattaient avec le sarcophage tout en mitraillant les Grummans qui tentaient d’approcher. Kronos feinta, lança son couteau vers les yeux de Resser, puis dévia le coup et visa sa gorge. Resser se déroba largement, mais trébucha sur une pierre, se tordit la cheville et tomba. Kronos se rua sur lui comme un fauve, le couteau levé. Resser para avec sa propre dague dans un claquement de métal. Il riposta par un coup vertical et tailla un sillon sanglant dans le biceps de Kronos. Avec un gémissement d’enfant, le Moritani tituba, le regard fixé sur le sang qui coulait. — Sale bâtard de traître ! Resser était en position de combat, immobile, attentif. — Je suis un orphelin, pas un bâtard, fit-il avec un vague sourire. Le bras ensanglanté, la main affaiblie, Kronos comprit qu’il était en train de perdre et ses traits se durcirent un peu plus. Il frappa le pansement de son autre poignet avec le manche de son couteau et le pansement s’ouvrit, révélant un pistolet à fléchette qu’il saisit en un éclair. Il visa Resser, s’apprêtant à le cribler de dards argentés. — Alors, on tient toujours à respecter ces règles absurdes ? — Pas du tout ! lança Duncan en abattant son épée. La pointe s’enfonça entre les omoplates de Kronos pour ressurgir au milieu de sa poitrine. Le cœur tailladé, Kronos cracha un flot de sang, frémit longuement avec une expression de surprise. Puis il s’écroula et la lame se retira de son corps. Duncan le contempla longuement. — Les Grummans, dit-il, ne sont pas les seuls à pouvoir violer les règles. Le visage de Resser était grisâtre. — Duncan… vous l’avez frappé dans le dos. — J’ai sauvé la vie de mon ami. Et devant le même choix, je répéterai toujours la même solution. Dinari et Bludd avaient enfin terminé d’embarquer le sarcophage sacré dans les rideaux de traits de lasers des défenseurs de Ginaz. Duncan et Resser sautèrent sur la plate-forme à l’instant où l’orni décollait. Duncan se blottit dans un angle et Rivvy Dinari lui passa un bras autour des épaules en lui disant : — Les gars, je dois dire que vous avez fait vos preuves ! — Pourquoi cette attaque ? demanda Duncan. Une question d’orgueil blessé ? (Il avait failli cracher de colère.) Quelle absurdité d’entamer une guerre pour ça ! — On trouve rarement de bonnes raisons pour déclencher une guerre, fit Mord Cour. Whitmore Bludd tapota sur la baie. — Jetez un coup d’œil dehors. Les batteries de l’orni de Ginaz crachèrent plusieurs salves, clouant les troupes au sol. — Ce sont nos nouveaux jeunes Maîtres d’Escrime qui sont aux commandes, dit Cour. Vos camarades qui étaient au spatioport. Atteint de plein fouet, un disque noir explosa en vol. Dans l’orni, les Maîtres levèrent les poings. Un deuxième disque alla s’abîmer dans l’océan. Un troisième fut oblitéré du ciel. L’orni descendit vers la mer pour mitrailler les commandos grummans qui se repliaient en désordre. Le pilote, ravi du résultat, bascula pour une deuxième passe. — Les Grummans s’attendaient à nous liquider sans problème, fit Whitmore Bludd. — Ça, pour sûr, on leur a montré que ça n’était pas facile, grommela Jeh-Wu. Duncan observait le tableau du massacre, les bâtiments en flammes et les corps sanglants en s’efforçant de ne pas le comparer à toutes les finesses du combat qu’il avait apprises durant ces huit années passées à l’École. 91 Prenez garde aux graines que vous semez, aux champs que vous moissonnez. Ne maudissez pas Dieu pour la punition que vous vous infligez vous-même. La Bible Catholique Orange. Avec une juste indignation qui aurait rendu fière Dame Helena elle-même, Kailea réussit à convaincre Leto de ne pas emmener leur fils à la procession aérienne. — Je ne veux pas que Victor soit exposé au moindre danger. Ce clipper volant n’est pas assez sûr pour un garçonnet de six ans. Thufïr Hawat se révéla un allié inattendu en l’approuvant, et Leto céda finalement. Exactement comme elle l’avait espéré… Kailea aida Rhombur à sauver la situation. — Tu es l’oncle de Victor. Pourquoi n’iriez-vous pas faire… une partie de pêche tous les deux ? Vous pourriez longer la côte en catamaran pour autant que vous ayez une escorte suffisante. Je suis persuadée que le Capitaine Goire se fera un plaisir de vous accompagner. Rhombur parut séduit. — Oui, peut-être que nous irons récolter d’autres gemmes. — Pas avec mon fils, protesta Kailea d’un ton sec. — Bon, d’accord. Je vais l’emmener jusqu’aux fermes de melons paradan. On trouvera peut-être des petites criques avec du poisson. Swain Goire rejoignit Rhombur au débarcadère et, ensemble, ils préparèrent le Dominic. Ils partaient pour plusieurs jours et embarquèrent des couvertures et des provisions. Pendant ce temps, derrière le Castel, sur le spatioport des faubourgs de Calaville, les équipes du Duc Leto se mirent au travail sur l’énorme clipper du ciel. Leto était impatient et s’activait frénétiquement pour les ultimes préparatifs. Victor, lui, trouvait le temps long et il devint irritable. Rhombur pensa d’abord que son neveu se souvenait de la terrible rencontre avec l’élécran, mais Victor couvait du regard le clipper sur lequel son père allait bientôt embarquer. Les fanions et les banderoles vert et noir des Atréides claquaient dans la brise de mer. — J’aimerais mieux être avec papa, dit-il enfin. Pêcher, c’est drôle, mais j’aimerais mieux être sur le clipper. Rhombur se pencha sur le plat-bord. — D’accord, Victor. Moi aussi, j’aurais aimé qu’on trouve un moyen pour l’accompagner. Leto avait l’intention de gouverner lui-même le vaisseau aérien avec une escorte réduite de cinq loyaux soldats de sa garde. La charge de passagers était limitée et il n’aurait pas été prudent d’accepter des invités. Swain Goire posa une caisse de provisions près du rouf. Il essuya la sueur de son front et sourit à l’enfant. Rhombur savait qu’il était totalement dévoué à Victor. On lisait une affection absolue dans son regard. — Euh… Capitaine Goire, puis-je vous demander votre opinion ? demanda Rhombur en regardant tour à tour Victor et le beau Capitaine de la garde. Vous avez la charge de cet enfant, vous êtes responsable de sa sécurité et il est bien connu que vous n’avez jamais manqué à votre devoir et que vous êtes totalement dévoué à votre mission. Goire rougit d’embarras, mais Rhombur poursuivit : — Croyez-vous que les craintes de ma sœur sont fondées et qu’elle pense vraiment que Victor courrait un danger s’il accompagnait Leto à bord du clipper ? Goire agita la main avec un grand rire. — Bien sûr que non, mon Seigneur. S’il existait un quelconque danger, Thufir Hawat ne laisserait pas partir notre Duc – et moi non plus. Hawat m’a demandé de superviser la sécurité du clipper avant qu’il lève l’ancre, pendant que lui et ses hommes allaient en reconnaissance sur le parcours. Il n’y a aucun risque, je vous l’assure. Je le jure sur ma vie. — C’est exactement ce que je pensais, fit Rhombur en souriant et en se frottant les mains. Alors, y a-t-il une raison particulière pour que Kailea ait tellement insisté pour cette partie de pêche plutôt que de laisser Victor accompagner son père ? Goire plissa les lèvres en réfléchissant. Il évitait le regard de Rhombur. — Dame Kailea se montre parfois… excessive en ce qui concerne son fils. Je pense qu’elle imagine des dangers là où il n’y en a pas. Le petit Victor regardait les deux hommes tour à tour, sans comprendre pourquoi on parlait de lui. — Soyons nets, Capitaine. Je ne comprends pas pourquoi vous n’avez pas eu de la promotion ! (Rhombur baissa la voix et demanda en chuchotant :) Dites, pourquoi on ne se débrouillerait pas pour que Victor rejoigne son père en secret ? Il ne doit pas manquer cette magnifique promenade au-dessus de Caladan. Après tout, il est le fils du Duc. Il a besoin de participer aux événements marquants. — Je suis d’accord… Mais il y a la question du poids. Le clipper a une capacité limitée. — Eh bien, s’il n’existe pas de réel danger, pourquoi ne pas retirer deux des membres de la garde d’honneur afin que mon cher neveu… (il serra l’épaule de Victor)… et moi-même puissions nous joindre au Duc ? Ce qui fait encore trois gardes, et croyez bien que je peux me battre pour protéger Leto si l’occasion l’exige. Bien qu’il fût mal à l’aise, Goire ne trouvait aucun argument à opposer à Rhombur, surtout devant l’air radieux de Victor. Ce qui fît fondre ses ultimes réticences. — Le commandant Hawat ne va pas apprécier ce changement de dernière minute, et Kailea non plus. — Exact, mais vous êtes également responsable de la sécurité du clipper, n’est-ce pas ? Et puis, Victor ne deviendra jamais un bon chef si on l’élève dans du coton. Il doit apprendre de la vie – quoi qu’en dise ma sœur. Goire s’inclina devant Victor comme s’il était un petit homme. — Victor, dis-moi la vérité : est-ce que tu veux aller à la pêche ou bien… — Je veux monter dans le clipper ! Je veux être avec mon père et regarder le monde en dessous. Goire se redressa. Un instant, il soutint le regard du garçonnet. Il ne voulait qu’une chose : le rendre heureux. — C’est la réponse que j’attendais. C’est décidé, donc. (Il se tourna vers le grand dirigeable.) Je vais prendre les dispositions qui conviennent. Redoutant que son attitude ne révèle ses pensées, Kailea s’était séquestrée dans une des tourelles du Castel, prétextant un léger malaise. Elle avait déjà dit au revoir à Leto, très agité, et s’était enfuie sans le regarder droit dans les yeux. Mais il ne lui prêtait guère attention de toute manière. La foule en liesse s’était rassemblée près du spatioport, sous un ciel radieux. L’énorme clipper arborait une grande crête de faucon rouge. À sa suite viendraient des engins aériens de moindre taille mais tout aussi chamarrés. Le clipper avait déjà déployé ses voiles de guidage et tirait sur ses câbles d’amarrage comme un gigantesque bourdon prisonnier dont les antennes auraient été des fanions. Pour l’essentiel, le clipper était un immense ballon rempli de gaz, et la nacelle semblait minuscule et son volume d’autant plus réduit qu’on avait chargé les provisions de route. Thufir Hawat en personne avait dépêché des gardes et inspecteurs sur le parcours afin de s’assurer qu’aucune embuscade n’avait été tendue sur les routes et les chemins de campagne que le clipper allait survoler. Kailea observait tout depuis la fenêtre de la tourelle qui dominait la campagne. Elle entendait les faibles échos de la fanfare et distinguait les petites silhouettes des passagers qui venaient de monter sur le podium. Elle avait le ventre douloureusement noué. Elle s’en voulait de ne pas avoir de jumelles, mais elle n’avait pas voulu prendre le risque d’attirer la curiosité des gens du Castel. Ce qui était stupide, se dit-elle : les serviteurs auraient supposé qu’elle voulait voir son « époux adoré » avant qu’il n’embarque pour cette procession historique. Les gens de Caladan ne soupçonnaient rien du côté obscur de leurs rapports et, dans leur naïveté, ils n’imaginaient qu’une longue idylle romantique… Le cœur serré, certaine de l’inéluctable, elle regarda les hommes de manœuvre libérer les amarres. Et le clipper s’éleva lentement, avec grâce, sa nacelle massive soutenue par des suspenseurs d’appoint. Il s’orienta en oscillant dans les courants ascendants. Leto préférait ne pas lancer tout de suite les moteurs et se fier aux vents. La flottille de la procession suivit, chaque ballon quittant le sol tour à tour dans des vagues de bannières multicolores. Kailea, bien que seule, s’efforçait de n’avoir aucune expression particulière, de bannir toute émotion de son esprit. En cet instant, elle ne souhaitait que se souvenir des bons moments qu’elle avait partagés avec son noble amant. Elle avait attendu suffisamment longtemps et savait en son for intérieur que les choses ne seraient jamais comme elle l’avait souhaité. Rhombur, même s’il avait eu quelques contacts avec les rebelles, n’était parvenu à rien sur Ix. Pas plus que son père durant toutes ces années de guérilla souterraine supposée contre la Maison de Corrino. Dominic Vernius était mort à présent, Rhombur se satisfaisait d’être le compagnon anonyme de Leto qui, lui, était sous l’emprise de sa Bene Gesserit. Un Duc sans réelle ambition. Kailea ne pouvait accepter ça. Le cortège aérien flamboyant dérivait au-dessus de Calaville et s’éloignait vers les basses terres. Les gens du peuple devaient s’agenouiller dans les marécages pour regarder passer leur Duc et ses équipages. Kailea gardait les lèvres pincées. Ces ramasseurs de riz pundi allaient avoir droit à un spectacle auquel ils ne s’attendaient pas. Chiara lui avait fait part de son plan quand il avait été trop tard pour que quiconque pose des questions à Kailea. La vieille femme de compagnie avait été autrefois la maîtresse d’un expert en munitions et elle avait préparé elle-même le piège en utilisant des explosifs en chaîne dérobés dans l’armurerie des Atréides. Il n’y aurait aucun survivant, aucun espoir de sauvetage. La peur gagna Kailea et elle ferma les yeux. Les engrenages tournaient et rien ne pourrait désormais empêcher le désastre, rien. Bientôt, son fils serait le nouveau Duc et elle serait régente. Victor, je fais cela pour toi. Elle entendit un bruit de pas pressés et eut la surprise de voir entrer Jessica, à peine de retour du spatioport. Elle dévisagea sa rivale avec un regard de glace. Pourquoi n’avait-elle donc pas accompagné Leto ? Du coup, tous ses problèmes auraient été réglés. — Que voulez-vous ? demanda-t-elle. Jessica était toujours aussi frêle et délicate, mais Kailea savait qu’une Bene Gesserit n’était jamais vraiment à court de ressource. La sorcière pouvait la tuer en quelques secondes en se servant de son art étrange. Elle se jura de se débarrasser de cette séductrice dès qu’elle aurait la lourde charge de la Maison des Atréides. Dès qu’elle serait la Régente. — À présent que le Duc s’est absenté en nous laissant seules, dit Jessica en guettant sa réaction, il est temps d’avoir un entretien. Nous l’avons trop longtemps retardé, vous et moi. Kailea sentit que la Bene Gesserit observait chacune de ses réactions, le moindre frémissement de son visage, le moindre geste de ses doigts. On disait que les sorcières pouvaient lire dans les pensées, même si elles s’en défendaient. Et elle eut un frisson. Jessica fit un pas vers elle. — Je suis ici parce que je désire rester seule, dit Kailea. Mon Duc est parti et je souhaite demeurer isolée. Jessica plissa les sourcils et le regard de ses yeux verts se fit plus intense, comme si elle décelait quelque chose de suspect. Kailea se détourna avec le sentiment d’être mise à nu. Comment faisait l’autre pour qu’elle se sente aussi exposée ? — Je me suis dit qu’il valait mieux ne pas laisser tous ces silences entre nous, reprit Jessica. Leto va bientôt décider de se marier. Et ce ne sera avec aucune de nous deux. Mais Kailea ne voulait pas entendre parler de cela. Est-ce qu’elle veut faire la paix ? Me demander la permission d’aimer Leto ? Cette pensée amena un sourire hésitant sur ses lèvres. Mais avant qu’elle ait pu répondre, elle entendit un bruit de bottes et le Capitaine Swain Goire entra. Il semblait agité, presque débraillé. Il s’arrêta et dévisagea Jessica comme si elle était la dernière personne qu’il se fût attendu à rencontrer en compagnie de Kailea. — Oui, Capitaine, que se passe-t-il ? demanda Kailea. Il chercha ses mots, porta la main à son ceinturon, puis à la poche où il avait gardé la précieuse clé codée de l’armurerie. — J’ai… j’ai égaré quelque chose, je le crains. — Capitaine, pourquoi n’êtes-vous pas avec mon fils ? Kailea exagérait sa colère dans l’espoir de distraire Jessica. — Vous et le Prince Rhombur étiez censés être en train de pêcher en mer depuis quelques heures. Goire évita son regard tandis que Jessica observait la scène sans perdre un détail. Et Kailea sentit son cœur se pétrifier. Est-ce qu’elle soupçonne quelque chose ? Dans ce cas, que va-t-elle faire ? — Ma Dame, il semble que j’aie perdu un objet important, bredouilla le capitaine, l’air embarrassé. Je n’ai pas réussi à le retrouver hier et je m’inquiète de plus en plus à ce sujet. J’ai bien l’intention de fouiller partout. Kailea s’approcha de lui, le visage empourpré. — Vous n’avez pas répondu à ma question. Vous devriez être en mer en train de pêcher. Vous avez retardé votre départ afin que mon fils puisse assister à celui de son père ? (Elle porta un doigt à ses lèvres.) Oui, je comprends que Victor ait été heureux d’assister au lancement des vaisseaux. Mais levez l’ancre à présent. Je ne veux pas qu’il manque cette partie de pêche avec son oncle. Il était très excité à cette idée. — Votre frère a demandé à changer quelque peu les plans, dit Goire, troublé par la présence de Jessica. Nous organiserons une autre promenade en mer la semaine prochaine. Victor tenait tellement à accompagner le Duc Leto. Cette procession aérienne est un événement très rare et je n’ai pas eu le cœur de m’opposer à sa demande. Kailea pivota brusquement, le souffle coupé. — Que voulez-vous dire ? Où est Victor ? Et Rhombur ? — Ma foi, ma Dame, ils sont à bord du clipper. J’informerai Thufir Hawat que… Kailea courut à la fenêtre, mais le grand dirigeable et sa flottille avaient déjà disparu à l’horizon. Elle cogna du poing sur le panneau de cristoplass en poussant un gémissement aigu de désespoir. 92 Chaque homme rêve de l’avertir, même si tous ne pourront le voir. Tio HOLTZMAN, Spéculations sur l’Espace et le Temps. Leto, aux commandes du clipper, se détendit enfin. Le vaisseau avait survolé la ville et dérivait maintenant au-dessus des champs. Silencieusement, paisiblement. Il actionnait les gouvernes, tout en laissant la priorité aux vents. Ils quittèrent les zones agricoles pour les immenses prairies, les rivières sinueuses, puis les forêts sombres où brillaient des étangs secrets. Victor était rivé devant une baie, bouche bée, montrant tel ou tel détail du paysage en posant un millier de questions. Rhombur faisait de son mieux pour lui répondre, mais s’effaçait devant Leto dès qu’il était question du nom d’un village ou d’une curiosité. — Je suis heureux de t’avoir avec moi, Victor, fit Leto en passant affectueusement la main dans les cheveux du garçonnet. Trois gardes étaient restés à bord, un dans le cockpit et les deux autres près des issues de proue et de poupe. Ils portaient l’uniforme noir des Atréides avec les épaulettes de la garde d’honneur. Rhombur les avait imités puisqu’il était censé les seconder dans leur rôle. Et même le petit Victor avait eu droit à de minuscules épaulettes qui étaient la réplique de celles de son père. Il en était très fier. Rhombur se mit à chanter des ballades folkloriques. Depuis quelques mois, lui et Gurney Halleck jouaient de la balisette en duo. En l’entendant, le garde de la cabine se joignit à lui. Il avait grandi dans une ferme des rizières et connaissait par cœur des chansons que ses parents lui avaient apprises. Victor essaya de participer tant bien que mal. Le clipper était énorme mais facile à gouverner. Il avait été conçu pour des croisières de vacances et Leto se promit de s’en servir plus souvent et d’inviter Jessica à bord… ou même Kailea. Oui, Kailea. Il serait bien que Victor voie sa mère et son père passer un peu plus de temps ensemble sans qu’il soit question de querelles politiques ou dynastiques. Léto éprouvait encore de la tendresse pour elle, même si elle ne lui avait pas épargné une seule rebuffade depuis quelque temps. Se souvenant des échanges cruels entre ses parents, il se dit qu’il ne tenait pas à ce que Victor ait le même héritage de souvenirs. Dès le départ, ç’avait été une erreur, aggravée par son entêtement quand Kailea lui avait fait des propositions de mariage déraisonnables. Mais il avait maintenant conscience qu’il aurait pu au moins faire d’elle sa concubine officielle et donner son nom à leur fils. Il avait décidé de ne pas accepter l’offre de l’Archiduc Ecaz, il n’épouserait pas sa fille Ilesa, mais il trouverait certainement un jour une alliance acceptable parmi les candidats du Landsraad. Pourtant, il vouait trop d’amour à Victor pour lui refuser le statut de premier-né. Et s’il le désignait comme son héritier, Kailea redeviendrait peut-être plus tendre à son égard. Victor avait fini par se lasser des chansons et du ronronnement du clipper et il était à nouveau penché vers la baie, se régalant du spectacle des voiles bigarrées qui battaient dans la brise. Leto l’autorisa un instant à prendre les commandes et à manipuler les gouvernes. Et quand le grand vaisseau s’inclina, il trépigna d’excitation. — Un jour, tu seras un grand pilote des airs, fit Rhombur en riant, mais évite ton père comme professeur : je suis bien meilleur que lui. Victor, interloqué, les regarda tour à tour et Leto s’amusa de son expression sérieuse. — Victor, demande à ton oncle de te raconter comment notre coracle a pris feu un jour avant d’aller se fracasser sur un récif. Tu verras, c’est très intéressant. — Hé, c’est vous qui m’avez dit de jeter le bateau sur le récif ! protesta Rhombur. — J’ai faim, trancha Victor, ce qui ne surprit nullement Leto, car le petit garçon avait un appétit solide et grandissait à vue d’œil. — Va voir dans les placards à l’arrière du pont, fit Rhombur. C’est là que j’ai mis les bonnes choses. Victor démarra en courant. Le clipper survolait maintenant les rizières de pundi. C’était la saison du paddie nouveau et les carrés étincelaient d’un vert tendre et vif entre les canaux. Le ciel restait limpide et les vents timides. Leto se dit qu’ils avaient choisi la journée idéale pour voler au-dessus de Caladan. Victor se hissa sur un banc pour aller farfouiller dans le haut des placards. Il s’arrêtait régulièrement pour étudier les étiquettes sur les boîtes et les paquets. Il ne déchiffrait pas tous les mots en galach, mais il savait reconnaître les lettres et devinait le contenu. C’est comme ça qu’il dénicha de la viande séchée et des pâtisseries fourrées aux baies. Il se gava subrepticement de biscuits, mais poursuivit ses investigations. Ensuite, poussé par la curiosité, il alla explorer les poches qui garnissaient le bas de la nacelle, tout contre le tissu de l’enveloppe du dirigeable. Il reconnut le symbole rouge qui, il le savait, correspondait aux fournitures d’urgence, aux trousses médicales, aux médicaments. Il avait déjà vu toutes ces choses quand un chirurgien de la Maison venait soigner une coupure ou une blessure qu’il s’était faite. Il ouvrit une première trousse et en sortit des pansements et plusieurs sachets de pilules. Tout au fond, une plaque semblait s’être détachée et claquait en cadence. Il la souleva et s’aperçut qu’il y avait un espace plus profond derrière. Il vit des petites lumières clignotantes, un panneau lumineux, et des câbles reliés à des mécanismes eux-mêmes connectés à des containers marqués en rouge, le signe de l’énergie, tous reliés les uns aux autres. Il les observa un long moment, fasciné, avant de crier : — Oncle Rhombur ! Viens voir ce que j’ai trouvé ! Avec un sourire indulgent, Rhombur traversa le pont, prêt à des explications laborieuses et gentilles. — Regarde, là, derrière les trousses des docteurs, dit Victor en pointant le doigt. Ça brille, c’est joli ! Rhombur se pencha en plissant les yeux. Fier comme s’il était le propriétaire de ce nouveau trésor, Victor enfonça la main vers le fond. — Tu vois toutes ces lumières qui clignotent ? Je vais te montrer, tu vas voir. Il posa la main sur les containers et Rhombur souffla tout à coup : — Non, Victor. C’est une… Mais Victor tirait déjà sur les câbles et il déclencha la mise à feu. La charge explosa. 93 La connaissance est impitoyable. La Bible Catholique Orange. Les flammes jaillirent à l’arrière du cockpit et l’onde de choc frappa Leto comme un météore. Une masse disloquée de chair carbonisée s’écrasa sur la baie avant de retomber au sol. Elle était trop grande pour être le corps d’un enfant, mais trop petite pour avoir été celui d’un homme – du moins d’un homme entier. Une tache visqueuse de fluides noirâtres coulait sur le cristoplass. Une vague d’air torride suivit, poussée par les flammes crépitantes. L’arrière du dirigeable avait pris feu et était changé en une boule orange. En hurlant, Leto se cramponna au contrôle de gouverne tandis que le grand vaisseau roulait et basculait en reculant. Il regardait en biais l’atroce chose près de lui, fasciné. Il la vit frémir. C’était quoi ? Il préférait ne pas y penser. Une rafale d’images révoltantes passa sur sa rétine, vue par vue, chacune persistant une fraction de seconde. Derrière lui, il entendit un cri déchirant qui changea brusquement et s’éteignit. Il entrevit la silhouette désarticulée d’un homme en flammes qui disparut dans une déchirure béante du fond de la cabine. Ce pouvait être Rhombur ou l’un des gardes. Et Victor avait été au centre de l’explosion… Il l’avait perdu à jamais. Le clipper désemparé commençait à plonger vers la campagne, transformé en torche par le gaz embrasé. Le tissu de l’enveloppe se déchira et des langues de feu jaune percèrent le nuage de fumée qui envahissait la cabine. Leto sentit que son uniforme avait pris feu et que sa peau était sur le point de grésiller. La chose informe collée au sol émit une sorte de miaulement de souffrance… Il la regarda brièvement, épouvanté, et compta un nombre anormal de bras et de jambes, discerna un simulacre de visage sanguinolent et tremblotant. Le clipper allait s’écraser d’un instant à l’autre. Des ruisseaux serpentaient dans la mosaïque verte des champs de paddie. Leto entrevit des étangs brillants, des villages clairs et tranquilles, des foules rassemblées autour de bannières chatoyantes. Mais en voyant la boule de feu qui fondait sur eux du haut du ciel comme le marteau de Dieu, les fermiers et les villageois se dispersaient, affolés, cherchant frénétiquement un abri. Quant aux ballons de la procession, ils volaient en essaim autour du clipper incendié, et leurs équipages impuissants ne pouvaient qu’assister au désastre. Leto s’arracha à la paralysie, luttant avec ce qui restait de volonté dans son esprit. Rhombur ! Victor ! Il vit soudain que l’épave en feu tombait droit vers un village. Elle allait s’écraser sur la foule. Tel un animal enragé, il se battit avec les commandes de gouverne. Mais les flammes avaient déjà dévoré le système hydraulique et l’enveloppe n’était plus qu’une tresse de lambeaux de tissu. Au sol, les gens couraient de toutes parts, mais d’autres demeuraient immobiles, paralysés, comprenant qu’ils ne pourraient s’échapper à temps. Leto savait au plus profond de son cœur que Victor était mort et il était tenté de disparaître à son tour dans une gerbe de flammes. Il lui suffirait de fermer les yeux, de se laisser aller, de ne plus résister à la gravité. Il s’écraserait et serait incinéré dans l’instant. Ce serait tellement simple… Mais il y avait ces gens, tous ces hommes, ces femmes. Ces enfants. Il repoussa son désespoir, se pencha en avant et recommença à se battre avec les commandes. Il devait y avoir un moyen d’éviter la catastrophe totale, d’épargner toutes ces vies. — Non, non, non…, gémit-il du fond de la gorge. Il n’éprouvait aucune souffrance, rien que le chagrin, un poignard planté dans son cœur. Il ne voulait pas penser à tout ce qu’il venait de perdre, il ne devait pas gaspiller ses réflexes, il devait se fier à son habileté. Il luttait pour sauver la vie de gens qui l’aimaient, qui avaient cru en lui, qui avaient mis leur confiance en lui. Une gouverne obéit enfin et le clipper redressa le nez d’une fraction de degré. Leto déchira à main nue le panneau d’urgence situé sous les commandes et vit que ses doigts étaient rouges et couverts de cloques. Les flammes se rabattaient sur lui, le léchaient presque, ardentes et mordantes. Il plongea la main vers les leviers recourbés du système d’urgence et tira de toutes ses forces avec l’espoir que les câblages et les relais étaient encore opérationnels. La fournaise gagna encore en intensité et les étriers claquèrent en se libérant. L’enveloppe ravagée se détacha de la cabine du cockpit. Les voiles de guidage calcinées, certaines encore embrasées, partirent dans le vent comme des cerfs-volants libérés. La cabine tomba vers les rizières tandis que le reste du dirigeable poursuivait sa trajectoire, comme une comète dans la clarté du soleil. Des ailerons de sustentation se déployèrent sur les flancs de la cabine avec un choc sourd, freinant sa chute. Les mécanismes des suspenseurs endommagés démarrèrent avec retard. Leto était soudé aux commandes et l’air brûlant grillait cruellement ses poumons à chaque souffle. Il vit se rapprocher les haies d’arbustes enchevêtrés autour des rizières. Leurs aiguilles étaient autant de griffes acérées. Une forêt de griffes. Il émit une plainte venue du fond de son être… Le Vieux Duc lui-même, en mourant dans l’arène face au taureau de Salusa, n’avait pas donné un aussi glorieux spectacle d’adieu… Mais au dernier instant, Leto réussit à reprendre un peu d’altitude et de puissance, tout ce que les suspenseurs et les moteurs épuisés pouvaient donner, et il rasa le village, embrasant au passage quelques toits de chaume, avant d’aller s’abîmer au-delà, dans les marais de paddie. La cabine percuta le sol comme un antique obus. Une gerbe de boue, d’eau et d’arbres fracassés jaillit dans les airs. Les parois de métal se replièrent et s’écrasèrent. L’impact arracha Leto de son siège et l’envoya rouler sur le sol à l’instant où l’eau boueuse envahissait l’épave qui, dans un ultime crissement, s’arrêta enfin. Et Leto glissa dans la sérénité des ténèbres… 94 Les plus grands et les plus importants problèmes de la vie ne peuvent être résolus. Ils ne peuvent qu’être dépassés. Journal privé de Sœur JESSICA. Sous l’averse tropicale, les Maîtres d’Escrime, anciens et nouveaux, s’activaient sur la plaza défoncée de ce qui avait été peu de temps auparavant le centre historique de l’École de Ginaz. Duncan Idaho avait abandonné sa tunique déchirée, mais Hiih Resser avait choisi de garder fièrement sa chemise tachée de sang. Le sang de ses adversaires. Ils étaient depuis peu Maîtres d’Escrime, mais ils n’avaient plus envie de fêter leur triomphe. Duncan n’avait qu’une pensée : regagner Caladan. Une journée avait passé depuis l’attaque des Grummans, mais les équipes de sauvetage étaient encore sur le terrain avec des chiens détecteurs et des furets. Mais les survivants étaient rares sous les décombres. La superbe fontaine centrale avait été détruite par des shrapnels. Il y avait encore des débris fumants un peu partout et l’odeur de la mort persistait en dépit de la brise de mer qui soufflait depuis le matin. Les commandos de Moritani n’avaient visé qu’une attaque éclair. Ils n’avaient pas assez de moyens ni de courage pour une bataille prolongée. Ils s’étaient retirés en abandonnant leurs morts dès que les renforts de Ginaz étaient intervenus et avaient regagné leurs frégates. Il ne faisait aucun doute que le Vicomte Moritani était déjà en train de justifier en public ses agressions. Tandis qu’en privé il devait fêter l’événement, même s’il avait chèrement payé cet assaut en hommes. — Nous étudions et nous enseignons les arts du combat, résuma Whitmore Bludd, sa belle cape tachée de suie et déchirée, mais Ginaz n’est pas un monde militaire. Nous avons toujours tenu à notre indépendance politique. — Nous étions très sûrs de nous et nous avons été surpris dans notre sommeil, résuma Jeh-Wu, retournant ses sarcasmes contre lui-même. Si n’importe quel étudiant nouveau avait montré une pareille arrogance, nous l’aurions tué sur-le-champ. Mais là, c’est nous qui sommes en faute. Épuisé, Duncan contempla ces hommes qu’il avait vus si fiers et qui étaient maintenant dans un absolu désarroi. — Vous n’avez pas écouté vos propres leçons. Réfléchissez donc à toutes vos erreurs tactiques, à tout ce périmètre sans défense parce que vous vous êtes montrés inconsidérés. — Mais Ginaz n’était pas une cible potentielle, protesta Rivvy Dinari en se baissant pour ramasser un fragment d’horloge ornementale. Nous avions estimé que… — Vous aviez estimé, répéta Resser en écho, et nul ne lui répondit. Duncan et son ami prirent le corps de Trin Kronos et le déposèrent à la limite du ressac, à l’endroit même où leurs kidnappeurs avaient jeté les cadavres de leurs victimes. Le geste semblait symboliquement approprié, mais ils n’en tirèrent aucune satisfaction. Duncan se promit de ne pas oublier la suffisance des Maîtres d’Escrime qui était responsable de ce gâchis. Les anciens eux-mêmes avaient compris le danger de l’arrogance, de l’orgueil qui précédait la chute. Se pouvait-il que les hommes n’aient rien appris durant les milliers d’années qui s’étaient écoulées depuis la Vieille Terre ? Tout comme ses compagnons, Duncan portait maintenant la tenue de brousse et le bandana rouge de Maître d’Escrime, avec des bracelets noirs au bras gauche, en hommage à la centaine de Maîtres qui avaient péri dans l’attaque des Grummans. — Nous nous reposions sur la loi impériale pour nous protéger, fit Mord Cour d’un ton faible. Il était si différent à présent de l’homme qui leur avait enseigné la poésie épique, qui leur avait arraché des larmes en leur narrant des légendes héroïques. Il avait les bras enveloppés de pansements. — Mais peu importe aux Grummans. Ils ont foulé aux pieds les traditions les plus sacrées, ils ont craché sur le fondement même de l’Imperium. — Personne ne joue selon les règles, fit Duncan, incapable de cacher son amertume. C’est Trin Kronos qui nous l’a dit. Nous ne l’avons pas écouté, c’est tout. Rivvy Dinari devint écarlate. — La Maison Moritani va se faire tancer, fit Jeh-Wu. Elle devra payer une amende, et la planète Grumman sera peut-être placée sous embargo – mais ils continueront à se moquer de nous. — Comment quiconque pourrait désormais respecter le renom de Ginaz ? grogna Bludd. L’École est disgraciée. Et le discrédit jeté sur notre réputation immense. Mord Cour leva les yeux vers le ciel brumeux. — Donc, il va nous falloir refaire l’École. Tout comme les suiveurs de Jool-Noret après que leur Maître a été noyé. Duncan étudia le visage usé du vieux Maître d’Escrime, il se souvint de son existence périlleuse après que son village eut été effacé de la carte, comment il avait survécu dans les montagnes sauvages d’Hagal avant de revenir pour châtier ceux qui avaient tué sa famille et ses voisins. S’il y avait un homme capable de réussir pareille résurrection, c’était bien lui, Cour. — Nous ne serons plus jamais aussi vulnérables, promit Rivvy Dinari, la voix vibrante d’émotion. On nous a promis que deux unités de combat seraient stationnées ici en permanence et que nous allions acquérir un escadron de mini-sous-marins pour patrouiller au large. Nous sommes des Maîtres d’Escrime et nous devons nous montrer rigoureux dans notre vaillance. Ces ennemis nous ont pris totalement en défaut. Nous avons honte. (D’un coup de pied vif, il cogna dans un fragment de métal.) L’honneur s’en va. Et où va l’Imperium ? Submergé par ses propres préoccupations, Duncan contourna avec indifférence une flaque de sang qui se diluait sous la pluie fine. — Il y a beaucoup de questions qui exigent des réponses, dit Bludd avec un accent de soupçon. Nous devons chercher activement afin de savoir ce qui s’est réellement passé. Et nous trouverons. Je suis un soldat avant d’être un éducateur. Ses collègues grommelèrent leur acquiescement. Duncan vit quelque chose étinceler dans une pile de gravats et en retira un bracelet qu’il essuya sur sa manche. Le bijou était orné d’amulettes… des épées minuscules, des Long-courriers, des ornithoptères… Il rejoignit les autres et tendit le bracelet à Dinari. — Espérons que ça n’appartenait pas à un enfant, dit le Maître. Duncan avait déjà vu quatre enfants morts retirés des décombres, les filles et les fils des employés de l’École. Le bilan final avoisinerait les mille morts. Était-il possible que la raison de ce bain de sang ait été la simple insulte qu’avait été l’éviction des étudiants de Grumman ? À la suite des raids monstrueux des Moritani contre les civils innocents d’Ecaz, après le meurtre d’un ambassadeur lors d’un banquet sur Arrakis… Qui avait été la conséquence directe d’une accusation de sabotage agricole… Mais les étudiants de Grumman avaient fait librement leur choix : rester sur Ecaz ou partir. Tout cela n’avait pas de sens. Jusqu’où cela irait-il ? Resser tenait toujours à retourner sur Grumman, même si cela semblait suicidaire. Mais il était désormais un Maître d’Escrime. Là-bas, il devrait affronter ses propres démons, et Duncan espérait qu’il survivrait et le rejoindrait sur Caladan. Quelques-uns des Maîtres suggérèrent timidement de se mettre au service d’Ecaz comme mercenaires. Mais la plupart insistaient pour retrouver au plus vite leur honneur. Pour reconstruire l’École, on aurait besoin de combattants aguerris. La célèbre Académie ne retrouverait pas son renom avant des années. Duncan avait conscience du sentiment de perte et de la colère qui s’étaient installés dans l’archipel, mais sa première allégeance allait au Duc Leto Atréides. Durant ces huit dernières années, il avait été durci dans la forge de Ginaz comme l’acier d’une lame. Une épée vouée au service des Atréides. Il allait retourner sur Caladan. 95 Pourquoi chercher une signification là où il n’y en a pas ? Qui suivrait un chemin qui ne conduit nulle part ? Question de l’École Mentat. Les cauchemars étaient pénibles, mais le réveil était bien pire. Quand Leto reprit conscience, l’infirmier de nuit lui dit qu’il avait de la chance d’être encore en vie. Leto se demanda ce qu’était la chance. Devant son expression désespérée, l’homme décharné aux épaisses lunettes ajouta : — Il y a une bonne nouvelle. Le Prince Rhombur a survécu. Leto suspendit son souffle, les poumons déchirés comme s’il avait respiré de la poussière de verre. Sa salive avait un arrière-goût de sang. — Et Victor ? souffla-t-il. L’infirmier secoua la tête. — Désolé. Vous avez besoin de repos. Je ne dois pas vous déranger avec les détails de l’explosion. Nous en parlerons plus tard. Thufir Hawat enquête. (L’infirmier plongea la main dans une poche de son sarrau.) Prenez cette capsule pour dormir. Leto refusa avec véhémence en levant la main. — Je dormirai quand je le voudrai. Victor ! Victor était mort ! Mort ! L’infirmier ne put que s’incliner devant son Duc, mais lui dit de ne surtout pas quitter le lit. Un flotteur à micro était suspendu en l’air. Mon fils est mort ! Il y avait une bombe à bord. Qui a pu faire ça ? Il regarda l’infirmier s’éloigner vers un autre patient. Rhombur ? De son lit, il n’apercevait qu’une porte entrebâillée. Il s’assit en ignorant la douleur brutale. Avec des gestes de machine, de makung ixienne, il réussit à s’extirper des draps qui sentaient la transpiration et posa les pieds sur le sol. Où était Rhombur ? Tout pouvait attendre, mais il avait besoin de voir son ami. Quelqu’un a assassiné mon fils ! La douleur vrilla son crâne, mais la rage qui montait en lui était plus violente encore. Il concentra sa vision sur un point précis, minuscule, et réussit à faire un premier pas, puis un autre… Il avait les côtes serrées dans des bandages et ses poumons étaient en feu. Une couche de dermoplass lui couvrait le visage et il sentait ses joues et ses mâchoires roides. Il n’avait pas trouvé de miroir pour constater l’étendue des dommages, mais peu lui importait les blessures, les cicatrices. C’était son âme tout entière qui avait été choquée, secouée de façon irréversible. Ses pensées ne débouchaient plus que sur le vide. Victor était mort. Mon fils est mort ! Rhombur avait survécu. Il devait le trouver. On avait mis une bombe à bord du clipper. Qui ? Il fit encore un pas, s’éloignant de son lit et de l’appareil de diagnostic. Au-dehors, une tempête se déchaînait, la pluie mitraillait les fenêtres hermétiques. L’infirmerie n’était que faiblement éclairée et Leto vacillait parfois. En atteignant enfin la porte du couloir, il se cramponna au chambranle pour retrouver son équilibre. Il faisait plus clair ici et il avança d’un pas plus sûr sous les brilleurs blancs et froids. La vaste salle était divisée en deux par un rideau sombre qui flottait légèrement dans les creux d’ombre. Ses narines furent assainies par des odeurs de produits chimiques, mais l’air ici était frais. Il était totalement désorienté, perdu, et se souciait peu des conséquences et des implications de ce qui s’était passé. Il avait un glas dans la tête. Et ce glas lui répétait que Victor était mort, qu’il ne le reverrait plus jamais. Qu’il avait péri dans un brasier, qu’il avait été déchiqueté par une explosion. Était-il possible que les Harkonnens aient monté un complot contre la Maison des Atréides ? Ou que les Tleilaxu aient tenté de frapper Rhombur ? Ou bien quelqu’un avait-il voulu éliminer l’héritier de Leto ? Il avait du mal à explorer toutes les hypothèses dans la brume des drogues et du chagrin. Il ne pouvait que lutter pour garder suffisamment d’énergie mentale afin de se déplacer, d’enchaîner un instant sur l’autre. Le désespoir était comme une couverture absorbante, mais étouffante. Malgré sa détermination, à chaque pas il avait envie de se laisser aller, de s’abandonner à l’oubli. Il faut que je voie Rhombur. Il écarta le rideau sombre. Dans la clarté ténue, il découvrit une capsule de survie semblable à un cercueil, prise dans un entrelacs de tuyauteries et de tubulures. Il se concentra plus fortement encore en maudissant la douleur qui ralentissait ses mouvements. Il perçut le sifflement léger de l’oxygène et découvrit Rhombur. — Duc Leto ! Surpris, il vit alors la jeune femme qui se tenait auprès de la capsule de survie, enveloppée dans des robes de Bene Gesserit. Le visage de Tessia était pâle et las. Il avait été vidé de tout son humour acide, de sa tendresse, de sa vie. Leto se demanda depuis combien de temps, elle pouvait être là, à veiller sur son Prince. Jessica lui avait dit une fois que les techniques des Sœurs leur permettaient de demeurer éveillées des jours durant. Il réalisa alors qu’il ignorait combien de temps s’était écoulé depuis qu’on l’avait extrait de l’épave de la cabine. Les yeux hagards de Tessia l’inclinaient à penser qu’elle n’avait pas pris un instant de repos depuis la catastrophe. Elle fit un demi-pas en arrière et désigna la capsule. Elle n’esquissa pas un geste pour l’aider et Leto seul réussit péniblement à se pencher sur le plasschrome de la capsule. Il s’y appuya lourdement, les doigts crispés sur le métal glacé. Le souffle court, il ferma un instant les yeux pour laisser passer la douleur… et trouver le courage de regarder dans quel état était son ami. Il ouvrit les yeux. Et recula, frappé d’horreur. Car il ne restait de Rhombur Vernius qu’une tête écrasée, une partie de la colonne vertébrale et de la cage thoracique. Le reste – les membres, la plupart des organes, la peau – avait été arraché, soufflé, carbonisé. Rhombur était dans le coma. Et Leto revit l’atroce et absurde masse de chair qui tremblotait et gémissait sur le pont du clipper. Il essaya de retrouver une prière appropriée de la Bible Catholique Orange. Sa mère aurait su laquelle, même si elle n’avait guère aimé les enfants Vernius. Dame Helena aurait peut-être même proclamé que cela était le juste châtiment de Dieu parce que Leto avait eu l’audace d’accueillir les deux réfugiés de la Maison sacrilège qui bravait les interdits. Il trouva le courage de regarder à nouveau ce qui restait de son ami. Les systèmes vitaux et les unités d’énergie maintenaient son âme tourmentée à l’intérieur de ce fragment de corps accroché à l’existence. Pourquoi ? Pourquoi cela ? Qui lui a fait ça ? Pourquoi avoir fait ça à Victor ? À moi ? Il leva les yeux et vit l’expression de pierre de Tessia. Elle devait faire appel à tous ses talents de Bene Gesserit pour contenir son angoisse et sa peine. Elle était une concubine choisie par arrangement, mais Leto l’avait toujours aimée. Rhombur et Tessia avaient réussi à faire s’épanouir leur amour, à la différence de Leto et Kailea, et des parents de Leto, qui n’avaient jamais connu une sincère affection l’un pour l’autre. — Thufir Hawat et Gurney Halleck sont sur le site de l’accident depuis des jours, dit enfin Tessia. Ils veulent trouver les responsables. Vous savez qu’il y avait une bombe à bord ? Leto acquiesça. — Thufir trouvera les réponses. Comme toujours. (Il avait du mal à formuler ses mots, mais il avait une question redoutable à poser.) Et le corps de Victor ?… Tessia détourna le regard. — On a… retrouvé votre fils. Le Capitaine Swain Goire l’a fait préserver en grande partie… bien que je doute que ce soit utile. Goire… aimait beaucoup votre garçon. — Je sais, dit Leto. Il regardait l’étrange chose rouge et rose qui reposait dans la capsule et ne reconnaissait pas son ami. La capsule ressemblait tant à un cercueil qu’il se dit qu’il allait déconnecter les câbles, arracher les tubulures, rabattre le couvercle, et qu’il le ferait inhumer ensuite. Ce serait sans doute préférable. — Est-ce qu’il y a quelque chose que nous puissions faire pour lui ? Ou bien n’est-ce qu’une tentative futile ? Il vit les tendons se nouer sous les joues de Tessia, il vit ses yeux bruns flamboyer, prendre un éclat dur et froid. Et elle souffla : — Je ne perds jamais espoir. — Mon Seigneur Duc ! (L’infirmier accourait, agité.) Vous ne deviez pas vous lever. Il faut d’abord que vous récupériez. Vos blessures sont graves et je ne peux vous autoriser à… Leto leva une main impérative. — Ne me parlez pas de mes blessures en présence de mon ami. L’infirmier rougit en hochant la tête comme un oiseau effarouché. Mais il posa la main sur le bras de Leto en un geste insistant… — Je vous en prie, mon Seigneur. Mon rôle n’est pas de comparer les blessures. J’ai pour mission de veiller à ce que le Duc de la Maison des Atréides se remette aussi rapidement que possible. Et c’est aussi votre devoir. Tessia affronta le regard de Leto. — Oui, Leto, lui dit-elle. Vous avez des responsabilités. Rhombur ne vous aurait pas excusé de tout abandonner à cause de son état. Leto se laissa docilement raccompagner hors de la salle à pas prudents. Il savait en son for intérieur qu’il devait retrouver ses forces pour comprendre comment s’était produit le désastre. Pour savoir, qui avait assassiné son fils ! Enfermée dans ses appartements, Kailea se lamenta des heures durant. Elle refusait de répondre à quiconque ou de voir le Duc ou son frère. Elle ne pouvait plus se voir elle-même sous le poids monstrueux de sa culpabilité, de la honte qui ne la quitterait jamais plus. Ce n’était qu’une question de temps avant que Thufir Hawat, lancé dans ses investigations, ne découvre son crime. Pour l’heure, il n’avait fait part que de ses soupçons personnels à son égard, mais les rumeurs allaient bon train dans les couloirs du Castel Caladan. Et les gens ne tarderaient guère à se demander pourquoi elle refusait d’affronter le Duc. C’est ainsi, après s’être informée des médications appliquées au Duc Leto – et en ayant déterminé le moment où il serait le moins à même de déceler la culpabilité dans son regard – que Kailea déverrouilla enfin sa porte et se dirigea bon gré mal gré vers l’infirmerie. Le crépuscule s’avançait et les bancs de nuages, au-dessus de la mer, avaient le même éclat cuivré que ses cheveux. Mais elle n’avait plus goût à la beauté et préférait l’ombre protectrice des longs corridors. Les techniciens médicaux et un docteur l’attendaient. Leur attitude sympathique lui déchira le cœur. Ils se retirèrent pour la laisser seule avec Leto. — Il a rechuté, Dame Kailea, déclara le docteur. Nous avons dû lui administrer de nouveaux anti-douleur et il est trop assoupi pour parler vraiment. Kailea garda une attitude hautaine, les yeux rouges, les paupières boursouflées. — Néanmoins, il faut que je le voie. Je demeurerai auprès de Leto Atréides aussi longtemps que mes forces me le permettront, car je suis certaine qu’il sait que je suis là. Le docteur se retira courtoisement. Le pas lourd et hésitant, Kailea se rapprocha du lit. La pièce sentait la douleur, le désinfectant, les médicaments, le désespoir. Elle se pencha sur le visage balafré et brûlé de Leto et essaya de retrouver sa colère à son égard. Elle repensa aux terribles choses que Chiara lui avait apprises, aux mille façons dont Leto Atréides avait trahi tous ses espoirs et détruit tous ses rêves. Mais le souvenir le plus vif qui lui revenait en cet instant était la première fois où ils avaient fait l’amour. Ç’avait été pratiquement par accident. Le Duc avait bu trop de bière de Caladan en compagnie de Goire et de ses gardes. En riant, il s’était renversé une chope sur son costume et était sorti dans le couloir où il avait rencontré Kailea. Incapable de trouver le sommeil, elle se promenait dans le Castel. En voyant son état, elle l’avait grondé affectueusement et reconduit jusqu’à ses appartements. Elle avait eu l’intention de le mettre au lit avant de se retirer. Rien de plus, même si elle avait beaucoup fantasmé à ce sujet. Son attirance pour elle était depuis longtemps si évidente… Après tout ce qu’ils avaient connu ensemble, comment avait-elle pu se convaincre elle-même qu’elle le haïssait ? En le voyant là maintenant, immobile, couvert de blessures, elle se rappela comme il aimait jouer avec son fils. Elle avait refusé de voir à quel point il l’adorait, parce qu’elle ne voulait pas y croire. Victor ! Elle ferma les yeux en portant les mains à son visage. Les larmes coulèrent entre ses doigts. Leto bougea et s’éveilla à demi, ouvrit des yeux rougis au regard éteint. Il la reconnut enfin après un long moment. Elle ne lut sur son visage que l’émotion à vif. Il n’y avait plus aucune trace de la dureté de l’homme au pouvoir. — Kailea ? Sa voix était un croassement. Elle se mordit la lèvre sans oser lui répondre. Que pouvait-elle dire ? Il la connaissait… et il allait comprendre ! — Kailea… Oh, Kailea, ils ont tué Victor ! Quelqu’un a assassiné notre joli petit garçon. Oh, Kailea, qui a pu faire une chose pareille ? Pourquoi ? Il luttait pour garder les yeux ouverts, pour repousser la brume des drogues. Kailea se mordit le poing jusqu’au sang. Et, incapable de l’affronter plus longtemps, elle courut vers la porte. Swain Goire se dirigeait vers les appartements de Kailea à longues foulées furieuses. Deux gardes étaient postés devant la porte. — Écartez-vous ! ordonna Goire. Mais ils refusèrent d’obtempérer. — Dame Kailea nous a donné des ordres, déclara l’officier Levenbrech qui se trouvait à gauche sans oser affronter le regard de son supérieur. Elle ne veut pas être dérangée dans son chagrin. Elle n’a rien voulu manger et n’accepte aucune visite. Elle… — À qui obéissez-vous, Levenbrech ? À une concubine ou au commandant des troupes de Monseigneur le Duc ? — À vous, Capitaine. Mais vous nous placez dans une situation gênante… — Rompez. Et quittez votre poste, tous les deux ! aboya Goire. J’assume la responsabilité. (Sa voix se radoucit, comme s’il se parlait à lui-même.) Oui, j’accepte la responsabilité. Il ouvrit, entra et claqua violemment la porte. Kailea ne portait qu’une fine chemise de nuit ancienne. Ses cheveux de cuivre étaient en désordre et elle avait les yeux rouges et gonflés. Elle était agenouillée sur le sol, ignorant les fauteuils et le courant d’air froid qui venait de la fenêtre ouverte. La cheminée était éteinte, sombre et grise. Toute vie, toute chaleur semblaient avoir déserté la chambre. Il remarqua deux égratignures profondes sur les joues de Kailea, comme si elle avait cherché à s’arracher les yeux, mais n’en eût pas eu le courage. Elle leva sur lui un regard d’ombre avec une touche discrète d’espoir, comme si elle voyait enfin quelqu’un qui pourrait lui apporter un peu de sympathie. Elle se redressa. Elle n’était plus que le fantôme de la femme vive et séduisante qu’elle avait été. — Mon fils est mort et mon frère est mutilé, méconnaissable. Swain, mon fils est mort. Elle fit un pas dans sa direction et tendit les mains. Elle avait besoin de réconfort. Une grimace qui pouvait être un sourire douloureux déforma ses lèvres, mais Goire resta rigide. — On a volé la clé de l’armurerie que j’avais sur moi, dit-il enfin. On l’a prise dans mon ceinturon peu après que Leto eut annoncé son projet de procession ducale. Kailea s’arrêta à moins d’un mètre de son amant. — Comment pouvez-vous parler de telles choses alors que… — Thufir Hawat va apprendre ce qui s’est passé ! gronda Goire. Je sais qui m’a dérobé cette clé, et je sais aussi ce que ça signifie. Vos actes vous condamnent, Kailea ! (Il frissonna, tenté de lui arracher le cœur de ses mains nues.) Votre fils, votre propre fils ! Comment avez-vous pu commettre pareil crime ? — Victor est mort ! Comment pouvez-vous croire que j’avais monté tout ça ? — Je le sais. Vous vouliez tuer seulement le Duc. J’ai bien vu votre panique quand vous avez appris que Rhombur et Victor étaient avec lui sur le clipper. La majorité des gens de cette Maison soupçonne déjà votre participation. Ses yeux étincelaient et tous ses muscles étaient tendus, mais il demeurait aussi immobile qu’une statue. — Et vous m’avez impliqué aussi. J’étais responsable de la sécurité du clipper, mais j’ai mis trop longtemps à comprendre l’importance cruciale de la disparition de cette clé. J’étais convaincu de l’avoir rangée au mauvais endroit sans envisager d’autres possibilités… j’aurais dû donner l’alerte. Il baissa la tête et reprit, les yeux fixés sur le sol : — J’aurais dû avouer notre liaison au Duc bien avant que cela n’arrive, mais maintenant, vous m’avez souillé les mains de sang en même temps que les vôtres. (Il la regarda avec dégoût et ce fut comme si un voile cramoisi lui tombait sur les yeux tandis que la pièce se mettait à tournoyer.) J’ai trahi mon Duc bien des fois, mais cela est pire que tout. J’aurais pu empêcher la mort de Victor si seulement… Oh, pauvre, pauvre enfant ! Kailea se jeta sur lui et arracha le couteau de duel de sa ceinture. Elle le dégaina et le leva, le regard vitreux. — Si votre culpabilité vous tourmente à ce point, Swain, alors tombez sur votre couteau comme tout bon guerrier, en loyal soldat Atréides. Prenez-le. Enfoncez-le dans votre cœur, ainsi vous ne ressentirez plus la douleur. Il posa un regard terne sur la dague, mais ne fit pas un geste. Après un instant, il se détourna… comme s’il incitait Kailea à le poignarder dans le dos. — L’honneur exige justice, ma Dame. La vraie justice – et non pas une issue trop facile. Je vais affronter mon Duc et lui révéler ce que j’ai fait. (Il la regarda brièvement en se dirigeant vers la porte.) Préoccupez-vous de votre seule culpabilité. Elle tenait toujours le couteau quand il sortit. Quand il eut refermé la porte, il entendit ses lamentations, elle le suppliait de revenir. Mais il resta sourd à ses cris et se dirigea vers le donjon d’un pas décidé. Kailea l’avait convoquée et Chiara entra dans la chambre, terrifiée. Elle n’avait pas osé refuser. Le vent s’engouffrait par la fenêtre ouverte et le tonnerre du ressac semblait envahir la chambre comme s’il n’était qu’à quelques mètres. Kailea avait les yeux perdus dans le lointain et sa chemise était comme un linceul pâle et tourmenté sur un fantôme. — Vous m’avez… fait appeler, ma Dame ? La vieille femme avait les épaules voûtées en un simulacre de soumission. Elle aurait aimé apporter du café d’épice avec quelques-unes des gourmandises préférées de Kailea. Un peu de paix pour tenter d’apaiser le feu qui faisait rage dans cette femme folle de douleur. — Devons-nous discuter de votre plan stupide, Chiara ? La voix de Kailea était caverneuse et d’une froideur effrayante. Et quand elle lui fit face, Chiara lut la mort dans son expression. Tout son instinct lui commandait de s’enfuir du Castel, de disparaître dans Callaville d’où elle trouverait bien un moyen de regagner Giedi Prime. Elle pourrait demander la grâce du Baron Harkonnen en se vantant des tourments qu’elle avait fait endurer au Duc, même si son succès n’avait été que partiel. Mais Kailea la paralysait, comme un serpent fascinant sa proie. — Je suis… affreusement désolée, ma Dame, dit-elle en s’inclinant avant de se faire plus humble encore. Je pleure devant ce sang innocent qui a été versé. Personne ne pouvait prévoir que Victor et Rhombur allaient se joindre à la procession. Ils n’étaient pas censés… — Silence ! Je ne veux pas de vos excuses. Je sais ce qui s’est passé, tout ce qui a mal tourné. Chiara décida de ne rien dire de plus. Elle se sentait de plus en plus nerveuse à l’idée qu’elles étaient seules dans la chambre. Si seulement les gardes étaient restés en faction comme elle l’avait demandé, si elle avait eu une arme sur elle… Tant de choses qu’elle n’avait su prévoir. — En repensant à ces dernières années, Chiara, je me souviens de tous les commentaires que vous avez pu faire, de vos suggestions insidieuses. À présent, elles prennent un sens plus clair. Il ne s’agit plus de charges pesant contre vous, mais d’une véritable avalanche. — Que… que voulez-vous dire, ma Dame ? Je n’ai fait que vous servir depuis que… Kailea l’interrompit. — Vous êtes venue semer la discorde, n’est-ce pas ? Vous n’avez fait que me retourner contre Leto depuis le premier jour. Pour qui travaillez-vous ? Les Harkonnens ? La Maison de Richèse ? Les Tleilaxu ? (Kailea gardait les mêmes yeux creux, les mêmes joues marquées dans son visage qui restait blafard, indifférent.) Peu importe, le résultat est le même. Leto a survécu… et mon fils est mort. Elle fit un pas vers la vieille femme, et Chiara prit une voix pleine de compassion en guise de bouclier : — Ma chère, le chagrin vous fait dire et penser des choses atroces. Alors que tout cela n’est qu’une affreuse erreur. Kailea s’avança encore. — Chiara, remerciez Dieu pour une seule chose. Depuis des années, je vous considérais comme une amie. Victor est mort instantanément, sans souffrir, sans rien savoir. Pour cette raison, et cette raison seule, je vous accorde une mort miséricordieuse. Elle sortit le couteau de Swain Goire. Chiara recula en portant les mains à sa poitrine. — Non, ma Dame ! Mais Kailea n’hésita pas. Elle plongea sur elle et enfonça le couteau dans sa poitrine, visant le cœur. Certaine de l’avoir transpercé, elle retira la lame, mais frappa une fois encore. Puis elle laissa tomber le couteau sur le sol tandis que Chiara s’effondrait en gargouillant dans les plis de ses robes. Le sang jaillit sur la merveilleuse obsidienne bleue du mur et Kailea, en se redressant, surprit son reflet flou. Elle le fixa un instant, effrayée de ce qu’elle voyait. Puis, d’un pas mesuré, elle gagna la fenêtre. Le vent mordit sa peau, l’engourdit. Pourtant, elle était humide, comme si elle avait baigné dans le sang. En se maintenant des deux mains, elle leva les yeux vers le ciel lourd de nuages au-dessus de la grande mer lisse. Tout en bas, les lames cernaient les falaises en frises de dentelle luminescente. En esprit, elle revoyait les merveilleuses stalactites de lumière de sa cité souterraine. Vern II. Il y avait si longtemps qu’elle n’avait plus dansé dans les couloirs du Grand Palais en robe de soie merh. Il y avait si longtemps qu’elle et son frère n’avaient pas retrouvé les jumeaux Pilru devant la grotte gigantesque d’où partaient les prodigieux Long-courriers. C’était comme une prière pleine de couleurs, de formes et de sons, de visages et de lumières : la Cour Impériale de Kaitain, le Palais, les jardins suspendus, les clochettes des cerfs-volants, les vols de planètes dans le soir. Elle aurait tant voulu passer le reste de sa vie dans les fastes étincelants de la Grande Cour du Landsraad. Princesse Kailea. Mais jamais elle n’avait retrouvé la grandeur qu’elle avait entrevue, les merveilles auxquelles elle avait aspiré. Elle ne laisserait que de sombres souvenirs. Et finalement, elle monta sur le rebord de la fenêtre et déploya ses ailes pour prendre son envol… 96 Les humains ne devraient jamais se soumettre aux animaux. Enseignement Bene Gesserit. Même si Abulurd avait conservé le titre de gouverneur du sous-district de Lankiveil, Glossu Rabban contrôlait désormais la planète et ses ressources économiques. Il s’amusait à l’idée que c’était son père qui avait le titre, en fait, car cela ne changeait en rien son pouvoir. Que pouvait désormais faire le vieux fou, terré dans son monastère de la montagne ? Rabban avait en horreur le ciel tempétueux, le froid, les indigènes primitifs et leurs poissons malodorants. Il haïssait d’autant plus ce monde que son oncle l’y avait banni après sa tentative de mission ratée sur Wallach IX. Mais avant tout parce que c’était l’endroit que son père préférait entre tous dans l’Imperium. Désormais libre de ses mouvements, Rabban décida finalement d’aller inspecter la lointaine cachette où se trouvait le stock d’épice qu’ils avaient apporté sur Lankiveil des décennies auparavant. Il se plaisait à vérifier leur trésor de guerre, à s’assurer que leurs richesses étaient à l’abri. Toutes les archives avaient été détruites et tous les témoins éliminés. Il n’existait plus aucune preuve des détournements effectués par son oncle au début de sa gestion d’Arrakis. Rabban monta donc une expédition. Leur vaisseau monta sur orbite avant de redescendre vers la masse continentale arctique, là où il avait passé deux années dans les ports commerciaux et les usines de traitement des fourrures de baleine Bjondax. Avec dix soldats, il embarqua sur un bateau de pêche et s’engagea sur la mer parsemée de blocs de glace. Ses techniciens avec leurs scanners savaient exactement où trouver l’iceberg artificiel. Rabban les laissa faire leur travail et se réfugia dans sa cabine pour se réchauffer avec de larges rasades de cognac de Kirana. Il ne sortirait sur le pont que lorsque leur objectif serait en vue. Il ne tenait pas à respirer le brouillard salé ou à se geler les doigts plus que nécessaire. L’iceberg synthétique était parfait et ressemblait à n’importe quelle île de glace à la dérive. Dès que le bateau fut à l’ancrage, Rabban conduisit ses troupes. Il débarqua le premier, ouvrit lui-même le sas camouflé et s’engagea dans les tunnels bleutés. Pour découvrir très vite que l’immense entrepôt avait été complètement vidé. Il poussa un hurlement énorme qui résonna dans tous les tunnels glacés. — Qui a pu faire ça ? Plus tard, tandis que le bateau s’éloignait, laissant le faux iceberg derrière lui, Rabban demeura à la proue, brûlant de colère à tel point qu’il ne sentait plus les embruns ni le froid. Ils retournèrent vers les fjords où les soldats Harkonnens s’étaient dispersés dans les humbles villages de pêcheurs. Ils semblaient bien plus pimpants que dans le souvenir de Rabban : les maisons étaient neuves, le matériel récent et parfaitement fonctionnel. Les bateaux, les amarrages et les entrepôts étaient modernes, bien entretenus et remplis de provisions importées. Les soldats ne perdirent pas de temps pour faire des rafles dans la population et soumettre les villageois à la torture. La réponse était toujours la même. Rabban l’avait soupçonnée bien avant qu’il entende ce nom soufflé sur des lèvres sanglantes, entre des dents brisées. Abulurd. Il aurait dû le savoir bien avant. Dans Veritas, la cité de la falaise, la première morsure de l’hiver se fit sentir. Les moines bouddhislamiques utilisèrent l’eau fraîche des sources de la montagne pour renforcer encore la structure de leur monastère en lui ajoutant un peu plus de beauté. Les cicatrices du cœur d’Abulurd s’effaçaient doucement… Drapé dans des robes épaisses, avec des gants chauds et une veste fourrée, il brandissait un tuyau muni d’un gicleur qui projetait une fine brume sur le seuil de la caverne. Sa respiration se changeait en buée et il avait l’impression que ses joues se craquelaient sous le froid intense. Mais il souriait en ajoutant une nouvelle couche de glace sur la paroi prismatique. Elle montait lentement, formant un dôme laiteux, étincelant sous le soleil, une barrière de glace contre les vents âpres qui s’enfilaient entre les crevasses. Des carillons tintinnabulaient au-dehors et des éoliennes récupéraient l’énergie de la bise tout en égrenant des notes musicales. Abulurd coupa l’arrivée d’eau et recula avec son vaporisateur afin de laisser passer les moines qui se précipitaient pour mettre en place de nouveau blocs de glace coloriée avant que l’eau ne gèle, créant un kaléidoscope aux teintes acides. Dès qu’ils se retirèrent, Abulurd se remit à cracher de l’eau sur la structure afin de coller les derniers blocs. Ils étaient comme d’énormes gemmes qui ajoutaient des notes d’arc-en-ciel à la cité au bas de la falaise. Quand la barrière de glace eut augmenté d’un demi-mètre, l’abbé de Veritas sonna sur le gong l’arrêt du travail. Abulurd alla ranger son vaporisateur, fatigué mais fier de ce qu’il avait accompli. Il ôta ses gants et tapota sa veste pour faire tomber la croûte de glace. Puis il entrouvrit ses vêtements pour se débarrasser de sa sueur et entra dans la petite cantine mobile aux fenêtres de cristoplass. Des moines arrivèrent pour servir les travailleurs et Emmi le rejoignit avec un bol de soupe fumante. Abulurd tapota le banc à côté de lui pour qu’elle vienne s’asseoir. Le bouillon était savoureux. C’est alors qu’il vit la barrière de glace chatoyante exploser vers l’intérieur sous un trait de laser. Des échardes plurent dans toute la caverne et à l’extérieur de la falaise. Après une deuxième salve, un vaisseau d’attaque Harkonnen apparut à hauteur de l’entrée, ses canons encore fumants. Il percuta la glace pour se frayer un passage. Les moines se dispersèrent en criant. L’un d’eux lâcha le tuyau qu’il tenait et l’eau se répandit sur la pierre. Une horrible impression de déjà vu envahit Abulurd. Lui et Emmi s’étaient réfugiés à Veritas pour y vivre en paix, en secret. Ils ne voulaient plus avoir aucun contact avec le monde extérieur, et encore moins avec les Harkonnens, et tout particulièrement leur fils aîné. Le vaisseau se posa dans un raclement assourdissant. L’écoutille s’ouvrit en sifflant et Glossu Rabban en jaillit le premier, suivi de soldats bardés d’armes, même si aucune résistance n’était à redouter de la part des moines de Veritas qui proscrivaient la violence, même pour se défendre. Glossu Rabban serrait son fidèle fouet de shigavrille. — Où est mon père ? grinça-t-il en se dirigeant vers la cantine. Les agresseurs cassèrent la porte de plass et le vent froid de la montagne s’engouffra dans la caverne. Abulurd se leva et Emmi le retint si brutalement qu’elle renversa son bol de soupe. Il alla se fracasser sur le sol. — Je suis là, fils ! lança Abulurd. Inutile de tout briser. Il ravalait sa peur, la bouche sèche. Les moines avaient battu en retraite et il était heureux que les autres ne cherchent pas à intervenir : son fils démoniaque n’hésiterait pas à ouvrir le feu sur des innocents. La lourde brute s’inclina comme si sa taille était montée sur roulements. Ses gros sourcils formaient un capot d’ombre sur son front. Il s’avança, les poings serrés. — Le stock d’épice ! Qu’en avez-vous fait ? Nous avons torturé les pêcheurs du village et ils ont tous donné votre nom. (Ses yeux brillaient de plaisir.) On en a torturé quelques autres, rien que pour être sûrs. Abulurd s’avança pour mettre de la distance entre lui, Emmi et les moines. — J’ai utilisé cette épice pour venir en aide au peuple de Lankiveil. Après tout le mal que tu avais fait, je leur devais bien ça. Il s’était préparé à cette éventualité et avait mis au point un système de défense passive qui lui épargnerait la fureur des Harkonnens. Mais il avait espéré que Rabban ne s’apercevrait pas de la disparition du stock détourné avant qu’il ait préparé les moines à cette épreuve. Apparemment, il n’avait pas fait assez vite. Emmi se précipita vers lui, le visage rouge, ses longs cheveux noirs flottant derrière elle. — Arrête, Rabban ! Laisse ton père tranquille ! Rabban ne détourna même pas la tête. Il leva un bras musculeux et frappa sa mère. Elle recula en vacillant, et porta la main à son nez soudain ensanglanté. — Comment oses-tu frapper ta mère ? — Je cogne sur qui je veux. On dirait que vous ne savez pas qui dirige ici. Vous n’avez pas conscience de votre faiblesse. C’est lamentable. — J’ai honte de ce que tu es devenu. Abulurd cracha sur le sol, ce qui n’impressionna pas du tout Rabban. — Qu’est-ce que vous avez fait du stock ? Vous l’avez emporté où, hein ? Abulurd lui décocha un regard brûlant. — Pour une fois, l’argent des Harkonnens aura fait un peu de bien, et tu ne le récupéreras jamais. Avec la rapidité d’un cobra, Rabban saisit la main fine de son père et l’attira contre lui. — Je ne vais pas perdre mon temps avec vous. Il tordit le bras, tira d’un geste sec, et cassa net l’index d’Abulurd, comme une branche sèche. Il fit de même avec son pouce. Abulurd tressauta sous la douleur violente tandis qu’Emmi se relevait en hurlant, le visage en sang. — Vous en avez fait quoi, de cette épice ? insista Rabban. Rapide, efficace, il cassa deux doigts de l’autre main de son père pour faire bonne mesure. Abulurd regarda son fils bien en face. Il oublia la douleur qui montait dans ses bras, se diffusait comme du feu dans ses épaules. — J’ai fait distribuer tout l’argent par des dizaines d’intermédiaires. Tous les crédits ont été dépensés ici, sur Lankiveil. Nous avons construit des maisons, acheté de nouveaux équipements, des provisions, des fournitures médicales aux marchands hors-monde. Nous avons même envoyé certains habitants vers d’autres planètes où ils vivront mieux. Rabban était abasourdi. — Vous avez tout dépensé ? Il savait qu’il y avait eu dans l’entrepôt clandestin de quoi financer plusieurs guerres à grande échelle. Abulurd eut un rire à la limite de l’hystérie. — Oh, une centaine de solaris par-ci, un millier par-là… La rage ne bouillonnait plus en Rabban – car il comprenait que son père avait sans aucun doute fait ce qu’il disait. Donc, le trésor d’épice avait été volatilisé. Rabban ne le récupérerait jamais. Certes, il pourrait essayer de se rembourser sur le dos de quelques villageois, mais il ne retrouverait jamais la richesse envolée. Sa rage était telle qu’il frôlait la commotion cérébrale. — Je vais vous tuer pour ça, fit-il enfin d’un ton froid et décidé. Abulurd dévisagea cet étranger qui le menaçait : son fils, un total étranger. En dépit de tout ce qu’il avait fait, de son âme pourrie qui ne connaissait que le mal, il se souvenait de l’enfant simplement taquin et méchant qu’il avait été, du bébé qu’Emmi avait porté. — Tu ne vas pas me tuer, fit-il alors d’un ton plus fort qu’il n’aurait pu l’imaginer. Aussi mauvais que tu sois, et même avec toutes les choses viles et perverses que le Baron a pu t’enseigner, tu ne commettras pas un tel acte de haine. Je suis ton père. Tu es un humain – pas une bête. Ce qui déclencha le torrent d’émotions incontrôlées de Rabban. Il referma ses deux mains sur la gorge de son père. Emmi hurla en s’élançant sur lui, mais elle ne fut guère plus qu’une feuille d’automne. Et Rabban serra, serra jusqu’au bout. Les yeux d’Abulurd étaient révulsés et il leva faiblement ses mains aux doigts brisés. Les lèvres grasses de Rabban étaient retroussées dans un sourire de jouissance. Il écrasa le larynx d’Abulurd et lui brisa le cou. Puis, avec un froncement de sourcils dégoûté, il relâcha sa prise et laissa tomber son père sous les cris incrédules des moines et de sa mère. — À partir de maintenant, on m’appellera « La Bête », dit-il. Satisfait de ce nouveau surnom, il fit signe à ses hommes de le suivre et retourna au vaisseau. 97 Éviter de mourir n’est pas la même chose que « vivre ». Dicton Bene Gesserit. Même la chambre la plus dénudée du Castel Caladan était préférable à l’infirmerie et on avait installé Leto dans la Suite de Paulus, parfaitement indiquée pour la circonstance. En dépit de ses souvenirs minés, brisés, on pensait qu’il s’y remettrait plus vite. Mais chaque journée qui s’écoulait était aussi grise, désespérée et interminable que la précédente. — Il y a des milliers de messages pour vous, mon Duc, fit Jessica avec un enjouement forcé, le cœur lourd. Elle se servait légèrement et subtilement de la Voix. À peine. Elle lui montrait les cartes, les lettres et les cubes-messages empilés sur la table proche. Il y avait des bouquets de fleurs dans toute la chambre et leur parfum luttait contre l’odeur puissante des antiseptiques. Des enfants avaient aussi envoyé des dessins. — Votre peuple pleure avec vous. Leto ne répondit pas. Il regardait droit devant lui sans rien voir, ses yeux gris voilés. Un carré de peau neuve avait été appliqué sur son front. Des accélérateurs de cicatrisation étaient fixés sur ses épaules et ses jambes, mais il était encore sous alimentation intraveineuse. Il ne voyait rien. Ce qui restait du corps brûlé et démembré de Rhombur était sous maintien vital à l’hôpital. Le Prince s’accrochait toujours à l’existence, mais sa place était à la morgue car la survie dans de telles conditions était un sort pire que la mort. Au moins, Victor est en paix. Et Kailea aussi. Même s’il était dégoûté par ce qu’elle avait été incitée à faire, il ressentait de la pitié à son égard. Il tourna légèrement la tête vers Jessica et lut la même tristesse sur son joli visage. — Les médics ont fait ce que j’ai ordonné ? Vous en êtes certaine ? Leto avait demandé que les restes de son fils soient placés en suspension cryogénique à la morgue. Il posait la même question chaque jour. Sans cloute parce qu’il oubliait régulièrement la réponse. — Oui, mon Duc, cela a été fait. (Jessica lui montra un des colis envoyés par les sympathisants de tous bords, tout en essayant d’oublier la peine intolérable qu’elle éprouvait.) Ç’a été envoyé par une veuve du Continent Oriental. Elle dit que son mari a été à votre service. Regardez attentivement le cliché holo : elle tient une plaque que vous lui avez offerte en honneur des longues années de service de son époux. Ses fils voudraient absolument travailler pour vous. (Jessica lui caressa brièvement l’épaule avant d’éteindre l’holophoto.) Tout le monde veut que vous guérissiez très vite. Au-dehors, sur toutes les routes et les chemins qui accédaient au Castel Caladan, les pêcheurs et les villageois avaient déposé des fleurs et des bougies. Des boutons de rose à peine éclos s’entassaient sous les fenêtres et leur parfum, porté par la brise de mer, s’infiltrait dans les couloirs, subtil et entêtant à la fois. Un peu partout, des gens chantaient, jouaient de la harpe ou de la balisette. Jessica aurait tant aimé que Leto puisse sortir et saluer tous ces gens chaleureux, inquiets, attentifs. Elle aurait voulu qu’il prenne place dans le siège ducal, au centre de la cour, pour entendre comme toujours les pétitions, les plaintes et les louanges. Elle le voyait déjà en tenue de monarque, donnant l’illusion d’être plus large que le commun des mortels, ainsi que son père le Vieux Duc le lui avait enseigné. Pour reprendre goût à la vie, Leto avait besoin de distraction. Il se pouvait même que l’existence quotidienne d’un Duc commence à guérir son cœur fracassé. Et son peuple avait besoin de lui. Un cri aigu retentit à l’extérieur et Jessica vit un grand faucon de mer dont les serres étaient rattachées à un filin, ses larges ailes rouges battantes. Tout en bas, un adolescent tenait le filin, levant vers la fenêtre du Castel un regard plein d’espoir. Jessica avait une fois surpris Leto en grande conversation avec le jeune homme qu’il rencontrait souvent lors de ses visites au village. Il s’en était fait un ami. Le faucon fit un second passage à hauteur de la fenêtre en regardant à l’intérieur de la chambre, comme si ses yeux perçants pouvaient être ceux de tous les gens qui attendaient, angoissés. Une expression de profonde mélancolie se répandit sur le visage de Leto et Jessica l’observa avec amour et déchirement. Je peux te protéger du monde, Leto. Elle avait toujours été émerveillée par sa force de caractère mais, en cet instant, elle s’inquiétait de la fragilité de son âme. Aussi solide et entêté qu’il fût, le Duc Leto Atréides n’avait plus la volonté de vivre. Cet homme qu’elle avait tant admiré était mort, même si son corps était en voie de guérison. Elle ne pouvait l’admettre, elle était incapable de le laisser partir de la sorte – non seulement parce qu’elle avait la mission, en tant que Bene Gesserit, de lui donner une fille, mais aussi parce qu’elle brûlait de le voir renaître tel qu’il avait été. Vivant, volontaire et heureux. Elle se promit de faire tout ce qui était en son pouvoir et murmura une prière Bene Gesserit : « Grande Mère, veille sur ceux qui le méritent. » Dans les jours qui suivirent, elle demeura constamment auprès de Leto et lui parla. Il répondait à ses questions paisibles et, lentement, commençait à se rétablir. Son beau visage ascétique retrouvait quelque couleur et sa voix se faisait plus ferme. Il se lança même dans de longues conversations avec Jessica. Pourtant, son cœur était mort. Il avait appris la trahison de Kailea, le meurtre de sa dame de compagnie et comment la femme qu’il avait autrefois aimée s’était jetée du haut d’une tour. Mais il ne ressentait pas de fureur à son encontre, il n’était pas obsédé par la vengeance… il n’éprouvait qu’une absolue tristesse. L’étincelle de la passion s’était éteinte dans son regard. Mais Jessica n’abandonnerait pas et ne le laisserait pas abandonner non plus. Elle installa une mangeoire à oiseaux sur le balcon et Leto se mit à s’intéresser aux moineaux, aux pinsons et aux troglodytes. Il donnait des noms aux clients réguliers. Sa capacité à distinguer un individu d’un autre, pour un homme qui n’avait pas été formé dans le Bene Gesserit, impressionnait Jessica. Un matin, un mois après la catastrophe du clipper, Leto lui dit : — Je veux voir Victor. (Il avait un ton inhabituel, mais ne montrait pas une émotion trop vive.) Je le peux, à présent. Conduisez-moi jusqu’à lui, je vous prie. Ils échangèrent un long regard. Et dans le gris de ses yeux, Jessica lut que rien ne pourrait le dissuader. Elle lui effleura le bras. — Il… Son état est pire que celui de Rhombur. Il ne faut pas aller le voir, Leto. — Si, Jessica, si. Dans la crypte, Jessica pensa que le petit corps broyé du garçonnet paraissait presque préservé dans le caisson cryogénique. Sans doute parce que Victor, à la différence de Rhombur, reposait paisiblement dans un royaume où nulle souffrance ne pourrait plus jamais l’atteindre. Leto descella la porte et frissonna dans la brume de givre. Il posa la main droite sur le torse de son fils. Ce qu’il dit resta secret et ses lèvres frémissaient à peine. Jessica restait désemparée devant son chagrin. Leto et Victor ne joueraient jamais plus ensemble, il n’aurait pas la chance d’être le père que cet enfant aurait mérité. Elle posa la main sur l’épaule de Leto, le cœur battant, et s’efforça de se calmer en utilisant les techniques des Sœurs. Mais en vain, elle entendait des murmures agités dans les tréfonds de son esprit. Que se passait-il ? Ce ne pouvait être l’écho de l’Autre Mémoire, car elle n’était pas encore Révérende Mère. Mais elle sentait pourtant que les anciennes Sœurs étaient troublées par un problème grave qui transcendait de loin les limites habituelles. Qu’y a-t-il ? — Il n’y a pas de doute, dit Leto, comme pris dans une transe. La Maison des Atréides est maudite… et cela depuis le temps d’Agamemnon. En le raccompagnant, Jessica aurait aimé le rassurer, lui dire qu’il se trompait. Elle voulait lui rappeler tout ce que sa famille avait accompli, le respect dont elle jouissait dans l’Imperium. Mais les mots se dérobaient. Elle avait connu Rhombur, Victor et Kailea. Elle ne pouvait discuter des craintes de Leto. 98 Nous sommes toujours humains et en portons le fardeau entier. Duc Leto ATREIDES. La pluie crépitait sur les fenêtres, accompagnant les pensées de Leto. Le vent sifflait dans un chambranle, l’eau gargouillait sur le mur, dehors. La tempête était l’écho du tumulte de l’esprit du Duc. Seul dans la chambre, il frissonnait dans le grand fauteuil qui semblait vouloir l’avaler. Derrière ses paupières closes, il voyait son fils, son visage heureux, ses sourcils et ses cheveux noirs, son expression de curiosité insatiable, son rire en trille… Il avait la veste ducale aux épaulettes trop grandes qu’il avait portée le jour de sa mort… Le regard de Leto s’adapta à la pénombre et il imagina des formes obscures tout autour de la chambre. Pourquoi n’ai-je pas pu aider mon fils ? Inclinant la tête, il s’adressa à haute voix aux fantômes : — S’il y avait la moindre chose que je puisse faire pour Victor, je vendrais toutes les possessions des Atréides. (Le chagrin menaçait de le submerger une fois encore, mais il le repoussa.) Je ne peux rien pour mon fils… On cognait à la porte. Ce poing lourd ne pouvait être que celui de Thufir Hawat. Leto se leva lentement, le corps douloureux et sans force. Il avait les yeux rouges. À n’importe quel autre moment, il serait parvenu à rassembler assez de courtoisie pour accueillir son Maître Assassin… mais pas à cette heure tardive de la nuit. Hawat entra. Il traversa la chambre et lui présenta un cylindre-message argenté. — Mon Duc, ce document vient d’être apporté au spatioport Municipal de Calaville. — D’autres condoléances ? Je croyais que nous avions reçu toutes celles du Landsraad. Je n’ose pas espérer que ce soient de bonnes nouvelles. — Non, mon Duc. (Le visage de cuir d’Hawat parut s’affaisser.) Cela vient du Bene Tleilax. Il posa le cylindre entre les mains tremblantes de Leto. Le front plissé, Leto brisa le sceau et lut le bref message. Il était cruel dans sa simplicité, terribles par ses promesses. Il avait entendu parler de telles possibilités, des pratiques sinistres qui faisaient frémir tout homme moralement digne. Si cela pouvait être vrai. Il avait évité de penser aux Tleilaxu – mais voilà que les ignobles gnomes lui faisaient une offre directe. Hawat attendait, prêt à assister son Duc, mais il avait du mal à dissimuler son inquiétude. — Thufir… Ils proposent de créer un ghola à partir de Victor, de faire renaître ses cellules mortes afin que… qu’il revive. Même le Mentat ne put masquer son étonnement. — Mon Seigneur ! Vous ne devez absolument pas envisager de… — Les Tleilaxu peuvent réussir, Thufir. Je retrouverai mon fils. — À quel prix ? Et justement, ont-ils avancé un prix ? Ce projet me paraît néfaste, et je pèse mes mots. Ces abominables petits hommes ont détruit Ix. Ils ont menacé votre vie pendant votre Jugement par Forfaiture. Ils n’ont jamais caché leur haine pour la Maison des Atréides. Leto regarda le cylindre argenté. — Ils croient encore que c’est moi qui ai ouvert le feu sur leur vaisseau dans la cale du Long-courrier. Heureusement, grâce au Bene Gesserit nous connaissons le vrai coupable. Nous pourrions parler aux Tleilaxu des Harkonnens et de leur vaisseau invisible… Le Mentat se roidit. — Mon Seigneur, le Bene Gesserit a refusé de nous fournir une preuve. Les Tleilaxu ne nous croiront pas sans que nous la leur apportions. La voix de Leto était éteinte, désespérée. Mais il n’existe aucune autre chance pour Victor. Pour lui, je suis prêt à traiter avec n’importe qui, à payer n’importe quel prix. — Puis-je vous rappeler que même si un ghola est une copie exacte, ce nouvel enfant n’aura aucun des souvenirs de Victor, rien de sa personnalité. — Quand bien même, est-ce que ce ne serait pas préférable au souvenir d’un cadavre ? Et cette fois, j’en ferai mon fils légitime, mon héritier. Mais cette pensée l’emplissait de tristesse. Est-ce qu’un Victor ghola grandirait normalement ou bien serait-il à jamais marqué par ce qu’il était ? Et si le Bene Tleilax – tellement habile dans l’art de créer des Mentats tordus – manipulait le code génétique de l’enfant ? Qui pouvait savoir s’il ne s’agissait pas d’un stratagème pour le frapper à travers l’être qu’il aimait le plus au monde ? Pourtant il était prêt à risquer la damnation pour Victor. Il était désemparé devant la décision à prendre. Il n’avait pas le choix. Hawat reprit d’une voix bourrue et tendue : — Mon Seigneur, en tant que Mentat – et ami – je vous conseille de ne pas prendre cette décision irréfléchie. C’est un piège. Vous savez bien que les Tleilaxu veulent vous prendre dans leur trame empoisonnée. En cillant sous la douleur, Leto s’approcha de son Maître Assassin. Et Hawat recula en lisant une fureur meurtrière dans ses yeux rouges. Le Duc ne semblait pas avoir entendu ses objections. — Thufir, je ne peux confier cette mission à nul autre qu’à toi. Contacte les Tleilaxu. Informe-les que je souhaite… (il avait du mal à achever) que je souhaite connaître leurs conditions. (Son mince sourire fit courir un frisson sur l’échine du Maître Assassin.) Penses-y, Thufir. J’aurai à nouveau mon fils auprès de moi. Le vieux guerrier posa une main noueuse sur l’épaule de Leto. — Reposez-vous, mon Duc, et songez aux implications de ce que je vous suggère. Nous ne pouvons prendre le risque d’offrir nos gorges nues au Bene Tleilax. Imaginez ce qu’il nous en coûterait. Que vont-ils demander en retour ? Je suis contre cette offre. Cette idée n’est pas envisageable. Inébranlable, Leto hurla : — Je suis le Duc de la Maison des Atréides ! Moi seul juge de ce qui est possible. Le sentiment de sa vie brisée faisait tournoyer son esprit et brouillait sa concentration. Il avait des cernes sombres sous les yeux. — Nous parlons de mon fils – de mon fils mort ! Et je t’ordonne de faire ce que je t’ai dit. Transmets cette requête aux Tleilaxu. Le jour du retour de Duncan Idaho aurait dû être une fête, mais la tragédie avait endeuillé Caladan et le voile du chagrin recouvrait tout. C’est un Duncan Idaho plus âgé de huit ans et bien différent de l’adolescent qui s’était réfugié sur Caladan qui débarqua sur le spatioport et inspira longuement l’air salin, le regard brillant, l’air déterminé. À la tête du détachement de la garde d’honneur, il vit Thufir Hawat en uniforme noir avec toutes ses médailles. Un accueil réservé aux ambassadeurs ! Des employés en rouge se présentèrent au pied de la coupée pour escorter les passagers. Hawat avait quelque mal à reconnaître son ex-élève. Les boucles de Duncan étaient devenues des cheveux épais et sa peau autrefois lisse était maintenant tannée. C’était un athlète, désormais. Il se déplaçait avec grâce et autorité. Il portait avec fierté la tenue de brousse kaki de Ginaz et le bandana rouge. Il avait ceint l’épée du Vieux Duc Paulus à sa taille. Elle avait été certes polie et affûtée, mais Hawat vit qu’elle avait servi. — Thufir Hawat, mon vieux Mentat, vous n’avez pas du tout changé ! s’exclama Duncan en lui prenant la main. — Toi par contre, jeune Idaho, tu as beaucoup changé. Ou bien dois-je t’appeler Maître Idaho ? Je me souviens encore du premier jour, de ce petit vagabond qui était venu demander la protection du Duc Paulus. Je dirais que tu es bien plus grand. — Et plus raisonnable, j’espère. Le Mentat s’inclina. — Je crains que les récents événements ne nous aient contraints à reporter la fête d’accueil que nous te réservions. Permets à l’un de mes hommes de te conduire jusqu’au Castel. Leto sera heureux de te retrouver. Sergent Witt, voulez-vous escorter Duncan auprès du Duc ? Et Hawat s’engagea sur la coupée pour monter à bord de la navette qui allait bientôt retrouver le Long-courrier en orbite. Devant l’expression perplexe du jeune homme, Hawat prit conscience que Duncan n’avait jamais rencontré le fils de Leto, même s’il en avait sans doute entendu parler dans leur correspondance. Pas plus qu’il n’était au courant de la tragédie. Il dit d’une voix blanche : — Le Sergent Witt va tout t’expliquer. Witt était un personnage à la stature impressionnante avec une barbiche châtain et il inclina cérémonieusement la tête. — J’ai peur, cependant, que ce ne soit la plus triste histoire que j’aie jamais racontée. Sans autre explication, Hawat disparut dans la navette avec la sacoche de documents que le Duc désirait qu’il remette aux Maîtres Tleilaxu. En promenant sa langue dans sa bouche, le Mentat sentit le point discrètement douloureux où on lui avait implanté un nano-injecteur, un appareil qui émettrait une bouffée infime mais régulière d’antiseptiques, d’antitoxines et d’antibiotiques à chaque bouchée de nourriture qu’il ingérerait. Il avait reçu l’ordre de rencontrer les Tleilaxu face à face, et même un Maître Assassin ne pouvait imaginer quel genre de poisons et de virus ces êtres détestables pouvaient utiliser. Hawat était bien décidé à ne pas se laisser dominer, en dépit des instructions rigoureuses du Duc. Il était violemment en désaccord avec la décision désespérée et déraisonnable de Leto, mais il était tenu par l’honneur à faire de son mieux. Dans les oubliettes du Castel, derrière un champ de contention, Swain Goire avait le regard perdu dans les ténèbres et songeait à d’autres lieux, d’autres moments. Il ne portait qu’une mince tenue de prisonnier et frissonnait parfois dans l’air humide et froid. Comment sa vie avait-elle pu aussi mal tourner ? Il avait pourtant durement lutté pour devenir meilleur, il avait juré loyauté au Duc et avait tant aimé Victor. Assis sur son bat-flanc, il serrait l’injecteur contre son pouce. Gurney Halleck le lui avait glissé pour que le capitaine déchu ait encore au moins cet ultime recours. À n’importe quel instant, Goire pourrait s’injecter le poison. S’il en avait le courage… Au fond de son esprit, les années se fondaient comme découpées par un laser. Goire se souvenait de son enfance pauvre dans la Baie de Cala. Il gagnait de l’argent pour sa mère et ses deux jeunes sœurs à bord des bateaux de pêche. Il n’avait jamais connu son père. À l’âge de treize ans, il était entré comme aide-cuisinier au Castel. Il nettoyait les fourneaux et les magasins de vivres, récurait le sol et dégraissait les grands fours. Le chef cuistot était exigeant mais bon et il l’avait beaucoup aidé. Il avait près de seize ans, peu après la mort du Vieux Duc, quand il était entré dans la Garde Ducale où il avait pris du galon tout en devenant un des hommes de confiance du Duc. Ils avaient le même âge et, par des chemins bien différents, ils en étaient venus tous deux à faire l’amour à la même femme : Kailea Vernius. Kailea les avait précipités tous deux vers leur chute avant de se donner la mort. Durant l’interrogatoire de Thufir Hawat, Goire n’avait pas donné d’excuses. Il avait tout confessé et avait même cherché d’autres crimes imaginaires pour consolider sa culpabilité. Il ne voulait plus que cela, espérant simplement survivre à la plus intense douleur… ou en mourir à terme. C’est par la suite que Gurney Halleck lui avait apporté secrètement le poison. — Par ma stupidité, j’ai permis à Kailea de me prendre la clé de l’armurerie, et Chiara y a trouvé les explosifs qu’il lui fallait. Je n’ai pas donné l’alerte à temps. Mais je n’avais pas comploté la mort du Duc, car je l’aime toujours. Si j’avais été au courant de ce plan pour lui nuire et pour Victor… Il n’était pas allé plus loin et avait enfoui son visage entre ses mains. — Je vous crois, Capitaine, avait dit Gurney sans montrer de sympathie particulière. Maintenant, il vous reste un dernier recours, celui de l’honneur. Et il lui avait donné la seringue avant de quitter sa cellule. Goire caressa l’aiguille. Un seul attouchement sur son doigt et il quitterait cette existence ruinée. Il inspira profondément et sentit le sel de ses larmes sur ses lèvres. — Swain, attendez. Des bandes de lumière dansaient sur le plafond. Il vit scintiller l’aiguille dans sa main tremblante et, lentement, détourna le regard. Le champ de contention se dissipa et le Duc Leto apparut, accompagné de Halleck, qui affichait un air humble. Goire se figea en levant la seringue devant lui. La seule vision du Duc – couvert de pansements, le visage marqué – aurait pu le faire mourir. Il resta immobile, prêt à accepter le châtiment de Leto. Le Duc fit alors une chose terrible, inimaginable : il lui arracha la seringue. Et il dit d’une voix basse, celle d’un homme dont on avait pris l’âme : — Swain Goire, vous êtes le plus pitoyable des hommes. Vous aimiez mon fils et vous aviez juré de le protéger, mais pourtant, vous avez contribué à sa mort. Vous aimiez Kailea, et vous m’avez trahi avec ma concubine tout en prétendant que vous m’aimiez. À présent, Kailea est morte et vous n’aurez plus jamais le moindre espoir de retrouver ma confiance. — Je ne le mérite pas non plus, fit Goire en affrontant les yeux gris de son Duc. Il sentait déjà les tourments des profondeurs de l’Enfer. — Gurney voudrait votre mort, mais je ne le permettrai pas, fit Leto, et chacun de ses mots était comme un coup violent. Swain Goire, je vous condamne à vivre… À vivre avec ce que vous avez fait. Abasourdi, Goire resta un instant muet, en larmes. — Non, mon Duc. Non, je vous en prie. Gurney Halleck le regarda d’un air féroce, mortel, tandis que Leto reprenait la parole : — Swain, je ne crois pas que vous trahirez encore la Maison des Atréides – mais votre existence au Castel Caladan est finie. Je vais vous envoyer sur le Continent Oriental en tant que garde du corps de ma mère en exil. Vous partirez avec rien si ce n’est le poids de vos crimes. Halleck ne pouvait plus se contenir. — Mais Sire ! Vous ne pouvez laisser ce traître en vie après ce qu’il a fait ! Est-ce donc là la justice ? Leto lui accorda un regard dur et froid. — Gurney, c’est la justice au sens le plus pur du terme… et un jour, mon peuple en prendra conscience. Foudroyé, Goire s’appuya contre le mur de sa cellule. — Quand ils se souviendront de moi, les gens se diront qu’il n’y avait pas de châtiment plus accommodé. (Goire inspira dans un gémissement.) Et un jour, mon Seigneur, ils vous appelleront Leto le Juste. 99 Nul ne peut jamais savoir tout ce qu’il y a dans le cœur de l’autre. Dans nos âmes, nous sommes tous des Danseurs-Visages. Manuel Secret Tleilaxu sur l’Interaction avec les Powindah. Le Bene Tleilax avait fermé les mondes du soleil Thalim aux étrangers. Mais les représentants dûment filtrés étaient acceptés dans des zones de quarantaine définies qui avaient été désacralisées. Dès que Thufir Hawat aurait évacué celle où il avait été admis, les Tleilaxu désinfecteraient toute surface qu’il avait pu toucher. La capitale, Bandalong, était située à cinquante kilomètres du complexe du spatioport, sur une plaine où aucune route, aucun rail n’était visible. Et tandis que la navette descendait dans la lumière de cornaline, Hawat observa l’immensité de l’agglomération et estima la population de Bandalong à plusieurs millions d’habitants. Mais, en tant qu’envoyé étranger, il n’y serait pas admis. Sa mission se déroulerait dans l’un des bâtiments officiels du spatioport. Et il repartirait pour Caladan. Il était avec une dizaine de passagers. Une bonne moitié était tleilaxu et l’autre était composée d’hommes d’affaires venus négocier des produits biologiques. De nouveaux yeux, des organes en bon état, des Mentats tordus, peut-être un ghola, qui sait, en mission comme lui. Dès qu’il débarqua sur la plate-forme, un personnage grisâtre se précipita vers lui. — Vous êtes Thufir Hawat, le Mentat des Atréides ? (Le gnome lui sourit de toutes ses dents acérées.) Je suis Wykk. Venez par là. Sans lui tendre la main, sans même attendre une réponse, Wykk l’entraîna vers une voie en spirale qui accédait à la mer. Là, ils montèrent à bord d’un bateau automatique. Ils restèrent sur le pont, cramponnés au bastingage, tandis que l’engin rapide fendait l’eau en laissant un sillage boueux. Dès qu’ils débarquèrent, Hawat dut se baisser pour suivre son guide dans un hangar infect qui dépendait d’un des bâtiments du port. Trois Tleilaxu les attendaient, engagés dans une vive conversation. D’autres s’activaient à l’intérieur, mais Hawat ne vit aucune femme tleilaxu. Une machine robotique – ou bien un appareil ixien ? – s’approcha en cliquetant sur le sol éraillé, et s’arrêta devant Wykk. Le Tleilaxu prit un cylindre dans un bac et le tendit à Hawat. — Voici la clé de votre chambre. Vous devez rester dans le périmètre de l’hôtel. Hawat remarqua les hiéroglyphes du cylindre sans pouvoir les déchiffrer, ainsi qu’un numéro en galach impérial. — Dans une heure, vous rencontrerez le Maître à cet endroit. (Wykk désignait une porte. Au-delà, on distinguait une salle avec des tables.) Si vous n’êtes pas à l’heure pour la réunion, nous enverrons des chasseurs pour vous trouver. Hawat se redressa, digne et roide dans sa tenue d’apparat. — Je serai ponctuel, dit-il. Les quartiers qu’on lui avait assignés comportaient un lit avec des draps tachés et de la vermine grouillant sur le seuil des fenêtres. Il sonda les lieux, mais ne décela aucun appareil d’espionnage. Ce qui pouvait signifier aussi qu’ils étaient trop subtils pour qu’il les repère ou bien de conception ésotérique. Il se présenta au rendez-vous avec dix minutes d’avance et trouva le restaurant encore plus sale que la chambre : les nappes étaient tachées, les verres rayés et les sièges mal nettoyés. Un brouhaha de conversations dans une langue inconnue l’accueillit. Tout avait été calculé pour que les visiteurs se sentent rejetés, pour les inciter à repartir aussi vite que possible. Et telle était bien l’intention d’Hawat. Wykk émergea de derrière un comptoir et le conduisit jusqu’à une table, près d’une fenêtre. Un petit personnage était déjà installé, engloutissant une soupe épaisse. Il portait une veste rouge, un pantalon noir bouffant et des sandales. Il releva la tête sans même se donner la peine de s’essuyer le menton. Maître Zaaf, dit Wyyk en montrant la chaise libre. Thufir Hawat, un représentant des Atréides. Il est venu à la suite de notre proposition. Hawat balaya les miettes de sa chaise avant de s’asseoir. La table était bien trop petite pour un homme de sa taille mais il ne montra aucun signe d’irritation. — Nous avons fait cuisiner ce délicieux potage de lochon à l’intention de nos visiteurs hors-monde, dit Zaaf. Un esclave muet apparut avec une soupière et un bol. Un autre disposa sans égard des tranches de viande sanglante sur un plat devant eux. Hawat, toujours vigilant, ne remarqua aucun goûte-poison dans les environs immédiats : il ne devrait donc compter que sur ses défenses personnelles. — Je n’ai pas réellement faim, vu le message pénible que mon Duc m’a confié. Avec ses petites mains aussi fortes qu’habiles, Maître Zaaf entreprit de fourrer un bout de steak dans sa bouche. Il le mâcha à grand bruit, comme s’il voulait offenser Hawat. Puis il s’essuya avec sa manche et dévisagea le Mentat avec ses yeux noirs pétillants. — La coutume veut que l’on partage le repas durant les négociations, dit-il. Il échangea son bol et son assiette avec ceux d’Hawat et se remit à manger gloutonnement. — Allez, mangez, mangez ! Hawat décida d’utiliser son couteau pour découper la viande. Il mangea le minimum requis par la courtoisie. Rassuré, il sentait le nano-injecteur implanté dans sa bouche faire son travail à chaque bouchée. Néanmoins, il déglutit avec quelque difficulté. — L’échange des plats est une vieille tradition, dit Zaaf. C’est notre moyen d’éviter le poison. Dans le cas présent, c’est vous, l’invité, qui auriez dû insister pour qu’on la respecte, et non pas moi. — Je garderai ça à l’esprit, répliqua Hawat avant d’en venir à sa mission. Nous avons récemment reçu une offre des Tleilaxu pour développer un ghola à partir du fils de mon Duc, qui a été tué dans un terrible accident. Il sortit le document de sa poche de veste et le posa sur la table. L’instant d’après, il était taché de sang et de graisse. — Le Duc demande également que vous lui fassiez connaître vos conditions. Zaaf parcourut à peine la moitié du message avant de le poser pour se concentrer de nouveau sur sa viande. Il se gava du repas d’Hawat et arrosa le tout d’une tasse de liquide vaseux. Il reprit le document du Duc en se levant de table. — Maintenant que nous avons éveillé votre intérêt, nous allons déterminer ce que nous pensons être le juste prix. Restez dans votre chambre, Thufir Hawat, et attendez notre réponse. Il se dressait de toute sa petite taille devant le Mentat et Hawat devina la haine pure derrière ses pupilles. — Nos services ne seront pas bon marché. 100 En tant qu’humains, nous avons tendance à adresser des demandes sans objet à notre univers, à poser des questions dépourvues de sens. Trop souvent, nous le faisons après avoir mené une expertise dans un cadre référentiel qui n’a pas ou peu de rapport avec le contexte dans lequel la question est posée. Observation Zensunni. Durant l’un de ses rares après-midi de relaxation, alors qu’il prenait un bain de soleil dans le patio de sa demeure de Richèse, le docteur Wellington Yueh se retrouva préoccupé par un problème de réseaux nerveux et les diagrammes de circuits. Loin dans le ciel, la lune artificielle, Krono, son laboratoire, tournait en orbite basse, brillant dans le ciel deux fois par jour. Après huit années, Yueh avait presque oublié la pénible expérience qu’il avait vécue en faisant le diagnostic du mal dont souffrait le Baron Vladimir Harkonnen. Il avait accompli tant de choses depuis, et ses recherches étaient tellement plus importantes qu’une simple maladie. En investissant les sommes extravagantes que lui versait le Baron dans la construction d’un nouveau laboratoire au large de sa propriété richissime, Yueh avait fait un grand pas dans le développement des cyborgs. Dès qu’il aurait résolu le problème posé par les récepteurs bioneuro-électroniques, la suite s’accélérerait. De nouvelles technologies et – pour le plus grand plaisir de Richèse – de nouvelles possibilités commerciales. Déjà, le Premier Ein Calimar réalisait des bénéfices réguliers en revendant les designs de Yueh pour des membres bioniques, des oreilles et même des yeux à capteur optique. C’était exactement le dopage dont avait besoin l’économie richèsienne défaillante. Le Premier, reconnaissant, avait offert au docteur ce domaine avec villa et un immense terrain dans la magnifique Péninsule de Manha, ainsi qu’un bataillon de domestiques. Wanna, l’épouse de Yueh, s’y plaisait beaucoup et appréciait tout particulièrement la bibliothèque et les piscines de méditation. Yueh, lui, passait le plus clair de son temps dans ses recherches. Il avait à peine bu la première gorgée de son thé doux qu’il vit un ornithoptère blanc et or se poser sur la pelouse, près de l’eau. Un homme en costume blanc élégant en descendit et se dirigea droit sur lui d’une démarche plutôt alerte pour son âge. Le soleil faisait scintiller les revers dorés de son veston. Yueh se leva avec une courte révérence. — À quoi dois-je l’honneur de cette visite, Premier Calimar ? demanda-t-il. Avec l’âge, Yueh était devenu encore plus mince et noueux, mais ses longs cheveux étaient toujours noués en queue de cheval, maintenus par un simple anneau d’argent. Calimar prit un siège et, un instant, prêta l’oreille aux chants d’oiseaux que diffusait le circuit enfoui dans les buissons. Il renvoya d’un geste un serviteur qui s’approchait avec des rafraîchissements. — Docteur Yueh, je voudrais que vous examiniez la situation des Atréides et de Rhombur Vernius, qui a été gravement blessé. Yueh caressa sa longue moustache. — C’est une malheureuse affaire. Très triste, si j’en crois ce que m’a dit ma femme. La concubine du Prince Rhombur est une Bene Gesserit, tout comme ma Wanna, et son message semble refléter un grand désespoir. — Oui, et vous pourriez peut-être lui venir en aide, fit Calimar, les yeux brillants derrière ses lunettes. Je suis convaincu que votre prix pourrait être extravagant. Yueh n’appréciait guère cette demande. Il se sentait particulièrement languide dans sa demeure, mais il avait encore tant à faire, tant d’autres recherches à mener à bien. Il ne tenait pas à déménager son laboratoire, surtout pas sur la pluvieuse Caladan. Mais d’un autre côté, il commençait à s’ennuyer quelque peu dans ce parc de travail : il n’avait que peu de défis à relever et se contentait d’affiner le travail original entamé des années auparavant. Il repensa à l’état de Rhombur. — Je ne suis jamais allé aussi loin dans le remplacement des organes et des membres d’un corps humain, dit-il. (Il effleura rêveusement ses lèvres pourpres.) Ça va être une tâche formidable qui va me prendre un temps considérable. Il conviendra peut-être que je sois assigné à demeure sur Caladan. — Oui, et le Duc Atréides paiera tout. Nous ne pouvons laisser passer une occasion comme celle-ci. Le grand hall du Castel Caladan paraissait trop vaste, de même que l’ancien trône dans lequel le Vieux Duc Paulus avait passé tant d’années à administrer son peuple. Il semblait à Leto qu’il était incapable de combler tous ces espaces autour de lui. Ils étaient aussi vides que son cœur. Mais il avait au moins réussi à revenir dans le hall. Cela au moins constituait un progrès. — Duncan Idaho a attiré mon attention sur une question très préoccupante, Tessia. (Leto regardait la jeune femme élancée aux cheveux bruns coupés court, en robe de velbrille.) Avez-vous pris des dispositions afin qu’un docteur Suk vienne ici ? Un spécialiste des cyborgs ? Tessia acquiesça sans détourner les yeux. Il émanait d’elle une impression de force qui frisait la défiance. — Vous m’avez dit de trouver un moyen de lui venir en aide, quel qu’il soit, si je le pouvais. C’est ce que j’ai fait. C’est la dernière chance de Rhombur. (Son visage s’anima et se colora.) Lui refuseriez-vous cela ? En uniforme Atréides, Duncan Idaho, le nouveau Maître d’Escrime, se tenait à côté de son Duc, le front plissé. — Avez-vous parlé au nom du Duc et fait des promesses sans en avoir discuté avec lui ? Vous n’êtes qu’une concubine… — Mon Duc, vous m’avez autorisée à prendre toute mesure nécessaire, fit Tessia, ignorant Duncan pour répondre directement à Leto. Voudriez-vous que je laisse Rhombur tel qu’il est maintenant ? Ou préférez-vous que nous demandions aux Tleilaxu de faire pousser des membres et des organes pour remplacer ceux qu’il a perdus ? Mon Prince choisirait de mourir, alors. Les dernières recherches sur les cyborgs du docteur Yueh nous offrent une autre chance. Duncan gardait l’air sombre et sévère, mais Leto se surprit en train d’acquiescer. Il frémissait à l’idée de toutes les parties synthétiques qui allaient constituer peut-être le corps de son ami. — Et quand ce docteur Suk est-il censé débarquer ? — Dans un mois. Rhombur peut rester en soutien vital jusque-là et il va falloir du temps au docteur Yueh pour construire ce que Rhombur a… perdu. Leto inspira profondément. Son père lui avait si souvent répété qu’un chef devait toujours se maîtriser – ou du moins en donner l’impression. Tessia avait agi de façon ambiguë, elle avait parlé en son nom, et Duncan en était froissé à juste titre. Mais il n’avait jamais fait aucun doute que Leto était prêt à dépenser jusqu’au dernier solari des Atréides pour aider Rhombur. Tessia se roidit avec dans le regard l’éclat de l’amour absolu. Duncan intervint : — Nous sommes en présence de complexités politiques que vous ne devez pas oublier, mon Duc. Vernius et Richèse ont été rivaux depuis des générations. Nous pouvons nous trouver en présence d’un complot. — Ma mère est née richèsienne, lui rappela Leto, et moi aussi par son lignage. Le Comte Ilban est un simple personnage décoratif sur Richèse, et il ne frapperait pas notre maison. Non, je pense plutôt qu’ils vont savourer le fait que Vernius ait vis-à-vis d’eux une telle dette de gratitude. Mais Duncan restait troublé. — Les cyborgs sont des formes de vie composites avec des interfaces bio-machine. Tessia resta de glace. — Pour autant qu’aucune partie ne simule le fonctionnement de l’esprit humain, nous n’avons rien à redouter. — Il y a toujours quelque chose à redouter, fit Duncan en pensant au massacre de Ginaz. (Il assumait le ton bourru et sévère de Thufir Hawat, qui n’était pas encore de retour du monde des Tleilaxu.) Les fanatiques n’examinent pas rationnellement l’évidence. Leto se ressentait encore de ses blessures. Il leva la main avec un soupir las pour imposer le silence au jeune homme. — Il suffit, Duncan. Tessia, nous paierons, bien entendu. S’il existe une chance de sauver Rhombur, nous devons la tenter. Au moins, nous aurons un peu d’espoir. Par un après-midi couvert, Leto, seul dans son étude, essayait de se concentrer sur les affaires courantes de Caladan. Depuis des années, même après que leurs rapports se furent détériorés. Kailea avait fait plus de travail qu’il ne l’aurait cru. Avec un soupir, il se replongea dans les chiffres. Thufir Hawat entra alors. Il arrivait tout droit du spatioport et posa un cylindre-message devant Leto avant de faire un pas en arrière, l’air dégoûté. — De la part des Tleilaxu, Sire. Ce sont leurs conditions. Leto lui accorda un regard pensif avant de prendre le cylindre. Il guettait une réaction, un indice. Avec une soudaine appréhension, il sortit le message et le lut rapidement, le pouls plus rapide. « Aux Atréides : après votre attaque délibérée de nos vaisseaux de transport et vos manigances pour vous soustraire à la vraie justice, le Bene Tleilax guettait une occasion comme celle-ci. » Il continua, les paumes humides. Il savait qu’Hawat désapprouvait l’idée de révéler aux Tleilaxu l’existence du vaisseau invisible des Harkonnens. Si trop de gens venaient à être au fait de cette dangereuse technologie, elle risquerait de tomber entre de mauvaises mains. Pour l’heure, l’épave était en lieu sûr auprès des Bene Gesserit, qui n’avaient jamais eu d’ambitions militaires. Une chose était certaine : les Tleilaxu ne le croiraient jamais sans preuve. — Nous pouvons vous rendre votre fils, mais il va falloir y mettre le prix. Non pas en solaris, en épice ou tout autre moyen de paiement. Nous vous demandons de nous livrer le Prince Rhombur – le dernier de la lignée des Vernius et la seule personne qui menace encore notre gouvernement de Xuttuh. — Non…, souffla Leto sous le regard sombre d’Hawat. « Nous pouvons vous donner toute assurance et garantie que Rhombur ne souffrira d’aucun dommage physique, mais il faut faire votre choix. C’est l’unique façon de retrouver votre fils. » Hawat bouillait de colère. — Nous aurions dû nous y attendre. J’aurais dû le prévoir. Leto repoussa le parchemin et dit d’une voix éteinte : — Thufir, laisse-moi y réfléchir. — Y réfléchir ? (Hawat le regardait, perplexe.) Mon Duc, vous ne pouvez quand même pas envisager de… Devant le regard brûlant de Leto, il se tut. Puis, avec une brève inclinaison, il se retira. Leto relut le message jusqu’à en avoir les larmes aux yeux. Depuis des générations, la Maison des Atréides avait été l’exemple même de l’honneur, de l’honnêteté et de l’intégrité. Il avait des obligations profondes envers le Prince exilé. Mais Victor… Victor ? Rhombur ne serait-il pas plus paisible dans la mort, après tout ? Sans éléments cyborgs inhumains ? En y pensant, il sentit un silence sombre envahir son âme. L’Histoire le jugerait-elle sévèrement pour avoir vendu Rhombur à ses ennemis jurés ? Serait-il Leto le Traître et non pas Leto le Juste ? C’était une question impossible à résoudre. La solitude immense du pouvoir l’enveloppait soudain. Au creux de son âme, dans le noyau ultime où seul il pouvait chercher et trouver la vérité absolue, le Duc Leto Atréides hésitait. Qui est le plus important, mon ami le plus cher ou mon fils ? 101 L’ego n’est qu’un fragment de conscience nageant dans l’océan des choses obscures. Nous sommes une énigme pour nous-mêmes. Le Manuel Mentat. Jessica, dans sa chambre, s’était allongée près de Leto dans le grand lit et essayait d’apaiser ses cauchemars. Il essayait de cacher sa peine, mais il était distrait, il ne faisait que suivre le mouvement par habitude. Il avait encore besoin d’autres greffes sur la poitrine et les jambes, mais il était en grande partie guéri. La tragédie se poursuivait en lui, avec cette terrible décision qu’il devait prendre. Jessica était certaine que le fait de retrouver jour après jour le ghola de Victor ne ferait qu’accroître son chagrin, mais elle avait été incapable de le lui dire. Elle cherchait les mots qui convenaient, guettait le moment qui s’y prêterait. — Duncan est fâché, dit-il en prenant du recul pour mieux voir ses grands yeux verts. Et Thufir aussi, et probablement Gurney. Ils sont tous opposés à mes décisions. — Ce sont vos conseillers, mon Duc. Ils sont là pour vous assister. — Dans cette affaire, j’ai dû leur demander de garder leurs opinions pour eux-mêmes. Cette décision me revient, Jessica, mais qu’est-ce que je vais pouvoir faire ? Je n’ai pas le choix. Il n’y a que les Tleilaxu qui peuvent me rendre mon fils. Il me manque tellement. (Il avait envie de son soutien, de sa compréhension.) Comment puis-je choisir ? Comment dire non ? Les Tleilaxu me rendront Victor. — Contre Rhombur – et le prix de votre âme aussi. Sacrifier votre ami à un faux espoir – je crains que ce ne soit votre chute. Ne faites pas cela, Leto. — Rhombur aurait dû mourir dans le naufrage. — Peut-être. Mais cela dépendait de Dieu, non pas de vous. Il vit encore. En dépit de tout, il a encore cette volonté. Leto secoua la tête. — Rhombur ne se remettra jamais. Jamais. — Le docteur Yueh est peut-être une chance. Il se cabra, immédiatement sur la défensive. — Et si ces pièces de cyborg ne fonctionnent pas ? Et si Rhombur n’en veut pas ? Oui, ce serait préférable qu’il meure. — Si vous le livrez aux Tleilaxu, ils ne lui accorderont pas une mort simple. (Elle s’interrompit avant de suggérer avec tendresse :) Vous devriez aller le revoir. Regardez votre ami et écoutez ce que vous dit votre cœur. Ensuite, regardez Tessia dans les yeux. Puis allez parler à Thur et Duncan. — Je n’ai pas à m’expliquer devant eux, ni devant personne. Je suis le Duc Leto Atréides ! — Oui, certes. Et vous êtes aussi un homme. (Jessica luttait pour dominer ses émotions et passa la main dans les cheveux bruns de Leto.) Leto, je sais que vous n’agissez que par amour, mais quelquefois l’amour peut vous égarer dans la mauvaise direction. L’amour peut nous rendre aveugles à la réalité. Vous suivez le mauvais chemin, mon Duc, et vous le savez dans le fond de votre cœur. Il se détourna, mais elle insista : — Vous ne devez jamais préférer les morts aux vivants. Thufir Hawat, toujours aussi préoccupé, accompagna Leto à l’infirmerie. Dans les tubes, les cathéters et les scanners, ce qui restait de Rhombur reposait. Il régnait dans la pièce une odeur lourde de produits chimiques. Hawat insista à voix basse : — Cela ne peut vous conduire qu’à votre perte, mon Duc. Je crois que le Prince Rhombur jugerait que l’offre des Tleilaxu est une traîtrise, un acte déshonorant. Leto croisa les bras sur son torse. — Thufir, tu sers la Maison des Atréides depuis trois générations, et tu oses mettre mon honneur en question ? Le Mentat insista. — Les médics essaient d’établir un lien de communication pour correspondre avec le cerveau de Rhombur en soutien vital. Bientôt, il va pouvoir parler et vous dire lui-même… — La décision me revient, Thufir. Vas-tu faire ce que je demande ou dois-je me procurer un Mentat obéissant ? — Il en sera fait selon vos ordres, mon Duc. (Hawat s’inclina.) Néanmoins, il serait préférable que Rhombur meure maintenant plutôt que de tomber aux mains des Tleilaxu. Selon les arrangements prévus, l’équipe cyborg de Yueh arriverait sous peu afin de commencer le travail complexe qui consistait à reconstruire Rhombur pièce par pièce et à mettre en place les interfaces bio-machine. Suivant un processus mêlant l’ingénierie et la technologie médicale, le docteur Suk transformerait ce qui était mécanique en tissus, et en mécanique ce qui était en tissus. Toutes les fonctionnalités perdues seraient restaurées, les nouvelles comme les anciennes. Si Leto donnait son autorisation, le docteur Suk et son équipe allaient jouer à Dieu. Jouer à Dieu. Le Bene Tleilax aussi jouait à Dieu. Ses Maîtres utilisaient certes d’autres techniques, mais ils pouvaient ressusciter ce qui était mort, ce qui avait été perdu. Ils n’avaient besoin pour cela que de quelques cellules dûment conservées… Leto s’approcha de la capsule de survie et abaissa les yeux sur la chose atroce enveloppée de bandages, les restes calcinés de son ami. Il posa la main sur le capot transparent, envahi d’une émotion où se mêlaient étrangement la peur et la fascination. Et des larmes coulèrent sur ses joues. Un cyborg. Rhombur allait-il le détester pour ça, ou le remercier ? Ce qui subsistait de lui n’avait plus rien d’humain. Le crâne et ce qui y était rattaché étaient déformés, disloqués. On avait enfermé la masse de chair et d’os dans une enveloppe adaptée, mais des fragments de tissus à vif étaient encore visibles sous les tubes et les revêtements. Tout un côté du visage avait été emporté et un œil unique subsistait, marqué de veines sous un sourcil blond, seul détail à rappeler le Prince Rhombur tel qu’il avait été. Vous ne devez jamais préférer les morts aux vivants. Leto vit les doigts de Rhombur réduits à l’état de moignons noirs et découvrit un noyau de métal et de chair là où il avait porté son anneau d’opaflamme. — Je ne vous abandonnerai pas, mon ami, chuchota-t-il. Comptez sur moi pour faire ce qui convient. Dans les casernements de la Garde de la Maison des Atréides, deux hommes étaient installés devant une table de bois grossier avec une bouteille de vin de riz entre eux. Même s’ils ne se connaissaient pas de longue date, Gurney Halleck et Duncan Idaho conversaient comme de vieux amis. Ils avaient beaucoup de choses en commun, en particulier une haine intense des Harkonnens… et un amour absolu pour le Duc Leto. — Je suis très inquiet. Cette histoire de ghola… Je ne me fie pas aux gholas, fit Duncan en secouant la tête. — Moi non plus, mon garçon. — Cette créature ne ferait que rappeler le moment le plus triste de sa vie à Leto. Et aucun ghola n’a jamais gardé les souvenirs de sa vie antérieure. Je ne crois pas que ce soit faisable. Gurney but une longue goulée de vin de riz, prit sa balisette sous la table et plaqua quelques accords. — Et à quel prix : sacrifier Rhombur ! Mais il ne veut pas m’écouter ! — Le Duc n’est plus l’homme que j’ai connu. Gurney cessa de jouer et dit : — Qui le serait… après un tel chagrin ? Le Maître Tleilaxu Zaaf arriva sur Caladan avec deux gardes du corps et des armes dissimulées. Arrogant, sûr de lui, il se laissa conduire par Thufir Hawat jusque dans le grand hall. Levant les yeux vers le Mentat, il déclara : — Je suis venu chercher le corps du garçon, afin que nous puissions préparer la cuve axolotl. (Il plissa les yeux, apparemment certain que Leto allait accepter les conditions du Bene Tleilax.) J’ai également pris toutes dispositions pour transporter la capsule de survie de Rhombur Vernius jusqu’à nos services de médecine et d’expérimentation. Hawat avait déjà remarqué le pli malin des lèvres du gnome et il ne faisait plus de doute pour lui que ces monstres allaient commettre des atrocités sur les restes de Rhombur. Ils allaient entreprendre de nouvelles expériences, développer des clones à partir de ses cellules et torturer ensuite les clones par pur plaisir. Cette terrible décision hanterait l’esprit de Leto jusqu’à son dernier souffle. Le Tleilaxu retourna un peu plus le couteau dans la plaie : — Les miens sauront accomplir beaucoup de choses avec le code génétique des Atréides et des Vernius. Nous avons devant nous tant de… possibilités. — J’ai déconseillé au Duc d’accepter cette transaction. Hawat savait qu’il devrait affronter la colère de Leto. Vieux Paulus lui avait souvent dit : « Tout homme – y compris le Duc lui-même – doit préférer le bien-être de la Maison des Atréides au sien propre. » Et si nécessaire, il était prêt à offrir sa démission. À cet instant, Leto entra dans la pièce. Il semblait plus assuré et vivant. Le Mentat ne l’avait pas vu ainsi depuis des semaines. Il était suivi de Gurney Halleck et Jessica. Le Duc regarda Hawat avec une énergie nouvelle dans les yeux, puis s’inclina brièvement devant l’Ambassadeur du Bene Tleilax. — Duc Atréides, commença Zaaf, il est possible que cet arrangement comble le fossé qui s’est creusé entre votre Maison et mon peuple. Leto le toisa. — Malheureusement, il ne sera pas comblé. Hawat se tendit. Le Duc s’avança jusqu’à Zaaf. Quant à Gurney Halleck, il paraissait prêt à tuer. Hawat jeta de brefs regards nerveux à Gurney et Jessica qui s’étaient rapprochés. En surprenant le changement d’attitude des gardes Tleilaxu, Hawat se prépara à un combat rapide et sanglant. L’air inquiet, le représentant du Bene Tleilax demanda : — Seriez-vous en train de renier notre accord ? — Je n’ai pas conclu d’accord et ne renie donc rien. J’ai décidé que votre prix était trop élevé, pour Rhombur, pour Victor, et pour mon âme. Vous êtes venu pour rien. Vous ne confectionnerez pas un ghola avec mon fils, et vous n’aurez pas mon ami, le Prince Vernius. Stupéfait, Hawat leva les yeux tandis que Gurney poussait un soupir de soulagement. Quant à Jessica, elle semblait sur le point de succomber de bonheur et devait faire appel à toute sa maîtrise de Bene Gesserit. Leto continua alors, avec une résolution et une dureté nouvelles : — Je comprends votre désir permanent et mesquin de vous venger de moi, même si le Jugement par Forfaiture m’a lavé de toutes les charges qui pesaient sur moi. J’ai juré que jamais je n’avais attaqué vos vaisseaux à l’intérieur du Long-courrier, et la parole d’un Atréides a même valeur que toutes les lois de l’Imperium. Votre refus de me croire prouve votre stupidité. Le Tleilaxu avait pris une expression outragée, mais Leto poursuivie d’un ton froid, égal, qui interdisait à Zaaf d’émettre un son de protestation : — J’ai entendu une explication de cette attaque. Je sais qui en était l’auteur et comment cela a été perpétré. Mais étant donné que je ne possède aucune preuve tangible, vous en informer ne servirait à rien. Et puis, le Bene Tleilax n’a aucun intérêt à apprendre cette vérité, de toute façon – il ne considère que le prix qu’il peut tirer de moi. Et je ne paierai pas pour ça. Sur un bref sifflement d’Hawat, les gardes se ruèrent dans la pièce pour maîtriser les gardes du corps de Zaaf, tandis que Gurney et Hawat encadraient le Tleilaxu furibond. — Je crains que nous n’ayons pas l’usage des services des Tleilaxu, reprit Leto. Ni aujourd’hui ni jamais. Rentrez chez vous. Hawat prit un plaisir suave à raccompagner le Maître indigné. 102 L’individu est choqué quand il fait la découverte écrasante de sa propre mortalité. Mais pour les espèces, c’est différent. Il est nécessaire pour elles de ne pas mourir. Pardot KYNES, Un Alphabet d’Arrakis, écrit pour son fils Liet. De toutes les démonstrations écologiques que Pardot Kynes avait lancées, la serre du Bassin de Plâtre était sa préférée. Il convoqua Ommun, son lieutenant, ainsi que quinze travailleurs Fremen décidés et se lança dans une expédition vers le site. Ce voyage n’avait pas été inscrit dans son programme d’inspections régulières des plantations. Il voulait simplement revoir la caverne avec ses cascades, ses oiseaux chanteurs, sa fraîcheur, ses fleurs et ses fruits. Pour lui, c’était la vision du futur de Dune. Ils appelèrent un ver géant à l’est de la ligne des soixante degrés du cercle arctique inhabité. Durant toutes ces années passées sur Dune, jamais Kynes n’avait appris à chevaucher un ver, et Ommun, comme toujours, avait prévu un palanquin pour l’Umma. Le Planétologiste acceptait sans embarras de voyager comme une vieille femme : il n’avait rien à prouver. Il y avait bien des années, quand Liet n’avait qu’un an, son père l’avait emmené avec sa femme Frieth jusqu’au Bassin de Plâtre. Frieth manifestait rarement sa surprise ou son émerveillement, mais elle avait été éblouie en découvrant la serre, les plantes, les arbres, les buissons denses. C’est sur le chemin du retour qu’ils avaient été attaqués par une patrouille Harkonnen et que Frieth, en pure Fremen, avait sauvé la vie de son époux et de leur fils. Kynes, en retrouvant ce film de souvenirs, se gratta la barbe et se demanda s’il avait un jour remercié sa femme pour ça… Depuis le mariage de leur fils avec Faroula, après que Liet l’eut chapitré sur sa distraction perpétuelle et son indifférence involontaire, Kynes s’était mis à beaucoup réfléchir. Tout ce qu’il avait accompli durant son existence lui était revenu : ses années sur Salusa Secundus et Bela Tegeuse, ses entretiens surprenants avec l’Empereur Elrood sur Kaitain, ses vingt années sur Arrakis au titre de Planétologiste Impérial… Il avait passé sa carrière à traiter des explications, à déchiffrer la tapisserie tourmentée de l’environnement. Il en connaissait les ingrédients, depuis l’énergie de l’eau, du soleil et du temps jusqu’aux organismes du sol, au plancton, aux lichens, aux insectes… Et leurs interconnexions avec la société humaine. Un simple mot était une énigme immensément compliquée qu’aucun homme ne pouvait totalement déchiffrer, même après toute une vie de travail. Kynes comprenait comment les éléments se mettaient en place, du moins en termes généraux, et il était l’un des meilleurs planétologistes de l’Imperium. On l’avait surnommé, le « lecteur de monde » et c’était l’Empereur lui-même qui l’avait nommé à son poste. Pourtant, comment pouvait-il se considérer comme un observateur détaché ? Comment pouvait-il rester à l’écart de la trame complexe d’interactions qui régissait chaque monde, chaque société ? Il faisait lui-même partie du grand schéma, il ne pouvait être un expérimentateur impartial. Il ne pouvait exister de « dehors » dans l’univers. Les scientifiques savaient depuis des milliers d’années, depuis un certain Heisenberg de la Vieille Terre, que l’observateur affecte l’issue de l’expérience… et Pardot Kynes avait très certainement affecté les changements intervenus sur Dune. Comment avait-il pu oublier tout ça ? Ommun l’aida à descendre à proximité du Bassin de Plâtre. Il marcha ensuite avec son escorte vers les rochers noirs et rougeâtres qui protégeaient la caverne. Kynes s’efforça d’imiter les pas arythmiques des Fremen jusqu’à ce que ses jambes soient endolories. Jamais il ne serait un vrai Fremen comme son fils, il le savait. Liet avait hérité de tout son savoir, mais il comprenait aussi les forces qui le poussaient à être un Planétologiste en même temps qu’un membre de la société Fremen. Il avait hérité du meilleur des deux mondes. Maintenant, Pardot Kynes se contentait de souhaiter qu’ils finissent par mieux s’entendre. Ommun les précédait en longues foulées. Kynes n’avait jamais su déchiffrer la piste entre les rochers, mais il essayait de mettre ses pas dans ses empreintes, de passer sur les mêmes pierres plates, tout comme son lieutenant. — Vite Umma Kynes, dit Ommun en lui tendant une main secourable. Il ne faut pas nous attarder dans le désert. Le soleil calcinait la falaise, et Kynes retomba dans le souvenir de ce jour où, avec Frieth, ils avaient fui les Harkonnens. Cela remontait à combien d’années ? Il s’avança sur une large saillie, contourna un épaulement de rocher brunâtre et repéra l’entrée camouflée du sas de la caverne. Ils entrèrent. Dès qu’ils furent à l’intérieur, ils secouèrent leurs temag empoussiérées et leurs distilles. Kynes ôta les embouts de ses narines et inspira avec avidité l’air humide chargé de l’odeur verte des plantes. Il gardait les yeux à demi fermés dans son plaisir, retrouvait les fragrances des fruits, des fleurs, en même temps que les odeurs des fertilisants, des feuillages épais et riches, des courants de pollens. Quatre Fremen de son escorte n’étaient encore jamais venus là et ils avançaient lentement, subjugués, comme des pèlerins atteignant un sanctuaire. Ommun, quant à lui, inspirait profondément, fier d’avoir fait partie du projet sacré depuis la toute première heure. Il s’occupait de Kynes comme une mère et veillait à ce qu’il ait tout ce qu’il pouvait désirer. — Ces travailleurs vont remplacer l’équipe qui est en place, lui dit-il. Nous pouvons rapprocher les relèves à présent, puisque ce lieu a survécu ainsi que vous l’aviez promis. Le Bassin de Plâtre est un écosystème autonome. Nous n’aurons plus à travailler autant pour l’entretenir. Kynes sourit avec fierté. — Ce qui est normal. Un jour, Dune sera comme ça, autonome et en autorégénération. (Il partit d’un grand rire.) Et alors, à quoi s’occuperont les Fremen ? — Nous nous reposerons et profiterons des fruits de nos efforts, fit Ommun. Mais ceci n’est pas encore notre monde, Umma Kynes. Il ne le sera pas jusqu’à ce que nous nous soyons débarrassés des méprisables Harkonnens. Kynes hocha la tête. Il avait peu souvent pensé aux aspects politiques du processus de transformation. Pour lui, c’était un problème purement écologique, même pas humain. Encore un élément qui lui avait échappé. Son fils avait raison. Le grand Pardot Kynes avait une vision en tunnel, il voyait très loin dans l’avenir, mais sur un unique chemin… et manquait tous les risques, les distractions et les hasards possibles. Mais il avait accompli la plus grande part du travail écologique. Il avait été le premier incitateur, il avait commencé avec ce qu’il avait pressenti comme une avalanche de changements. — J’aimerais voir un jour tout ce monde pris dans un réseau de plantes, dit-il. Ommun grommela un vague acquiescement : tout ce que le prophète Kynes proférait était important et méritait qu’on s’en souvienne. Ils s’enfoncèrent plus avant dans la caverne pour aller visiter les jardins. Les Fremen connaissaient leurs devoirs et continueraient les plantations. Tous savaient que ce projet prendrait encore des siècles. Par la vertu de l’épice, il se pouvait que certains des plus jeunes soient les témoins un jour du grand plan d’épanouissement. Mais Kynes se satisfaisait de noter toutes les indications de changement. À partir de maintenant, il serait plus qu’un symbole : le prophète de la transformation écologique. Il eut un sourire. Désormais, donc, il aurait du temps pour voir ceux qui l’entouraient, pour apprendre à mieux connaître celle qui était sa femme depuis vingt ans. Pour guider son fils… Dans les profondeurs de la caverne, il examina les arbres nains chargés de citrons, de citrus, et de ces oranges que les Fremen appelaient des portyguls. Ommun demeurait à son côté, inspectant les systèmes d’irrigation, les distributeurs d’engrais, s’émerveillant devant la croissance des jardins. Kynes se rappelait avoir montré à Frieth les portyguls quand il l’avait amenée ici pour la première fois, son expression quand elle avait mordu dans la pulpe douce. Elle avait eu honte de laisser couler une goutte de jus sur son menton. Pour Kynes, ç’avait été un des moments les plus délicieux de son existence. Il venait de s’arrêter devant un oranger et se dit qu’il devrait absolument rapporter quelques fruits à Frieth. Quand donc lui ai-je rapporté un cadeau pour la dernière fois ? Il ne parvenait pas à s’en souvenir. Ommun effleura la paroi de calcaire du doigt. Elle était tendre et humide. De son œil exercé, il suivit des craquelures, des lignes de fêlure sur la paroi, comme sur le plafond. Elles n’auraient pas dû être là. — Umma Kynes, dit-il, je m’inquiète de cela. L’équilibre de cette caverne est… suspect, je crois bien. Ils s’avancèrent encore et découvrirent une crevasse plus visible qui se partageait en deux, sur la droite et la gauche, comme un éclair inscrit dans la craie. — Tu as raison. L’eau distend probablement la roche depuis… combien d’années ? fit Kynes en haussant les sourcils. Ommun effectua un rapide calcul. — Vingt ans aujourd’hui, Umma Kynes. Dans un claquement violent, une fissure s’ouvrit dans la voûte et les travailleurs Fremen levèrent les yeux, effrayés, avant de se tourner vers Kynes, comme si leur Umma pouvait empêcher tous les désastres. — Je pense que nous devrions tous évacuer la caverne. Maintenant ! fit Ommun en lui prenant le bras. Jusqu’à ce que nous soyons sûrs qu’il n’y ait pas de danger. Un autre bruit profond résonna dans les profondeurs de la montagne, celui d’une avalanche de plaques rocheuses qui venaient de perdre l’équilibre et tombaient vers un nouveau point d’appui. Ommun tira le Planétologiste par la manche tandis que tous les Fremen de la caverne se précipitaient au-dehors. Mais Kynes hésitait encore. Il s’arracha à la poigne de son lieutenant. Il avait promis à Frieth de lui rapporter des portyguls fraîches. Il voulait lui prouver son amour et tout ce qu’elle lui avait apporté… Même s’il n’avait pas été très attentionné depuis toutes ces années. Il se rua vers le petit oranger et cueillit rapidement quelques fruits. Ommun se précipita pour l’entraîner vers la sortie. Kynes serrait les fruits contre lui, heureux de s’être souvenu de ce devoir important. Ce fut Stilgar qui apporta les dernières nouvelles à Liet. Dans leurs quartiers, Faroula était assise à table avec leur jeune fils Liet-Chih, occupée à trier les herbes qu’elle avait cueillies depuis des années, à sceller les pots avec de la résine, à vérifier l’état de toutes ses substances. Sur un banc, non loin de là, Liet lisait un document volé qui indiquait les sites des moissonneuses Harkonnens et les caches militaires. Stilgar maintenait le rideau ouvert, comme une statue. Et ses yeux d’Ibad étaient fixés sur la paroi opposée. Liet devina aussitôt qu’il se passait quelque chose. Il s’était battu aux côtés de cet homme, ils avaient attaqué ensemble les troupes Harkonnens, volé des vivres, tué des ennemis. Le silence de Stilgar se prolongeait et il demanda enfin : — Qu’y a-t-il, Stil ? Que s’est-il passé ? — J’apporte de terribles nouvelles. Votre père, l’Umma Kynes, a été tué lors d’un effondrement au Bassin du Plâtre. Lui, Ommun et la plupart des ouvriers ont été pris au piège quand la voûte est tombée. La montagne tout entière s’est effondrée sur eux. Faroula poussa un cri étouffé. Liet resta un instant sans voix. — Mais c’est impossible, dit-il enfin. Il avait encore tant à faire. Il avait… Faroula laissa échapper un flacon qui se brisa, répandant une poussière de feuilles vertes et odorantes. — L’Umma Kynes est mort dans les plantes qui étaient son rêve, dit-elle. — Une fin qui lui convient, fit Stilgar en écho. Liet resta longtemps sans rien dire. Les pensées tournoyaient dans sa tête, les souvenirs, les souhaits… Il écoutait son épouse, il déchiffrait tous les signes de l’angoisse sur le visage de Stilgar, et il savait que le travail de son père devrait être poursuivi. L’Umma avait bien éduqué ses disciples. Liet Kynes lui-même continuerait à réaliser sa vision. D’après ce que Faroula avait dit. Il entrevoyait déjà comment le récit de la mort tragique du prophète, son martyre seraient transmis de Fremen en Fremen. Et il ne ferait que croître. Oui, c’était une mort qui lui convenait. Absolument. Il se rappela ce que son père lui avait dit un jour : « Le symbolisme de la croyance survit bien plus longtemps que la croyance elle-même. » — Nous n’avons pas pu collecter leur eau, dit Stilgar. Il y avait trop de terre et de rochers sur leurs corps. Nous les avons laissés dans leur tombe. — Ainsi qu’il convient, intervint Faroula. Le Bassin de Plâtre sera un mausolée. L’Umma Kynes est mort avec son lieutenant et ses partisans en donnant son eau à la planète qu’il aimait. Stilgar redressa la tête et les narines de son nez de rapace se dilatèrent. — Nous ne laisserons pas la vision de l’Umma mourir avec lui. C’est à toi de continuer son travail, Liet. Les Fremen t’écouteront car tu es le fils de l’Umma. Ils obéiront à tes ordres. Liet acquiesça, les pensées brumeuses, en se demandant si sa mère avait déjà répandu la nouvelle. Au fur et à mesure que toutes les implications suggérées par Stilgar pénétraient son esprit, il trouva la force de redresser les épaules. Non seulement il continuerait d’être le porteur du projet de terraforming auprès des Fremen, mais il était investi d’une responsabilité plus grande et plus lourde. Son père avait rempli les documents requis, il y avait bien longtemps, et Shaddam IV avait approuvé sans commentaire. — Désormais, annonça-t-il, je suis le Planétologiste Impérial. Et selon mes vœux, la transformation de Dune va continuer. 103 L’homme affronté à la décision de vie ou de mort doit se décider, sinon il reste pris dans le mouvement de balancier. Extrait de Dans la Maison de Mon Père, par la Princesse Irulan. La statue de l’arrière-grand-père paternel de Leto, le Duc Miklos Atréides, se dressait dans la cour de l’hôpital de Calaville, ternie par le temps, la mousse et le guano. Leto hocha la tête en regardant le visage altier de son ancêtre et monta d’un pas rapide le grand escalier de marbre. Il s’était remis de ses blessures, même s’il boitait encore un peu. Mais au moins, chaque matin, il n’affrontait plus l’obscurité étouffante du désespoir. En atteignant le dernier étage du bâtiment, c’est à peine s’il était essoufflé. Rhombur s’était réveillé. Il fut accueilli par son médecin personnel qui avait continué à soigner Rhombur en attendant l’arrivée de l’équipe cyborg du docteur Yueh. — Nous avons commencé à communiquer avec le Prince, mon Seigneur. Des assistants s’activaient autour de la capsule vitale, réglant les débits des poches d’injection et des pompes de filtrage sanguin. Depuis des mois, l’appareillage bourdonnait et ronronnait. Mais aujourd’hui, c’était différent. Le docteur arrêta Leto avant qu’il se précipite auprès de la capsule. Vous savez que le crâne du Prince avait subi un trauma sévère sur le lobe droit, mais le cerveau humain est un instrument remarquable. Le cérébellum de Rhombur a déjà repris le contrôle de nouvelles régions cérébrales. L’information passe normalement dans le réseau neural. Je pense que ce facteur va considérablement faciliter la tâche de l’équipe cyborg. Tessia, penché sur la capsule, dit doucement : — Je t’aime, Rhombur. Ne te fais jamais d’inquiétude. Des mots synthétisés filtrèrent alors de l’enceinte. — Je… t’aime… et je… t’aimerai… toujours. Ils étaient distincts, précis, mais espacés comme si Rhombur essayait de s’habituer à la communication vocale. Leto était muet, stupéfié. Comment ai-je pu seulement envisager de te livrer aux Tleilaxu ? On avait ôté le capot de cristoplass de la capsule et ce qui subsistait de Rhombur était offert aux regards. Un amas déchiré d’os, de chair et de peau. Leto fixa le visage méconnaissable de son ami et ne trouva rien à dire. Est-ce qu’il pense ? Depuis combien de temps sait-il ce qui lui est arrivé ? Rhombur lui parla alors. — Let… mon ami… comment… sont… les gemmes… cette… année ?… Avez… vous… plongé… récemment ? Soulagé, presque joyeux, Leto répondit : — Mieux que jamais, Prince. On ira tous les deux bientôt. (Brusquement, les larmes lui brûlèrent les yeux.) Je suis désolé, Rhombur. Vous n’avez droit qu’à la vérité. Il discerna quelques frémissements spasmodiques des muscles et la voix artificielle lui répondit, sans émotion ni inflexion. — Quand… je serai… un… cyborg… nous… construirons… une… tenue… spéciale… et… nous… replongerons… ensemble… Vous… verrez. Le Prince avait accepté les modifications dramatiques que son corps allait subir pour renaître, et même la perspective d’organes et de membres cyborgs. Son bon cœur et son optimisme à tout crin avaient bien souvent aidé Leto après la mort du Vieux Duc. À présent, c’était à lui d’assister Rhombur. — Remarquable, commenta le docteur. L’œil de Rhombur était fixé sur Leto. — Je… voudrais… une… bière… Harkonnen. Leto ne put s’empêcher de rire. Tessia lui serra le bras. Le malheureux Prince allait encore connaître des océans de souffrance physique et mentale. Rhombur sembla deviner la tristesse de Leto et son débit s’améliora. — Ne… soyez pas triste… pour moi. Je… j’attends mes pièces cyborgs. (Leto se rapprocha.) Je suis… un Ixien… vous le… savez bien. Je… connais bien… les machines. Tout cela semblait irréel, impossible pour Leto. Depuis des siècles, les tentatives d’implants cyborgs avaient échoué : le corps biologique avait tendance à rejeter les ajouts synthétiques. Les psychologues prétendaient que l’esprit humain refusait cette intrusion de la mécanique. Cette crainte remontait aux horreurs hybrides des siècles pré-Butlériens. Apparemment, ce docteur Suk, avec son programme de recherche sur Richèse, était parvenu à résoudre ces problèmes. Le temps seul le dirait. Mais même si les composants fonctionnaient comme il l’avait promis, Rhombur se comporterait à peine mieux que les vieilles Makungs d’Ix. L’adaptation ne serait pas facile et le contrôle en finesse des muscles ne serait jamais possible. Devant tous ces handicaps, Tessa l’abandonnerait-elle pour retourner avec les Sœurs ? Deux semaines après, le docteur Wellington Yueh arriva de Richèse, accompagné par une équipe de vingt-quatre spécialistes, hommes et femmes, et deux navettes chargées de matériel médical et de pièces cybercafés. Le Duc Leto en personne supervisa le débarquement. Ses gens aidaient l’équipe de Yueh à décharger les navettes. Le maigre docteur était si sourcilleux et concentré sur l’opération qu’il prit à peine le temps de se présenter. Des véhicules de transport terrestre acheminèrent le personnel et le matériel jusqu’au centre hospitalier. Là, Yueh demanda instamment à voir le patient. Il se tourna vers Leto tandis qu’ils franchissaient le seuil. — Monsieur, je vais le reconstituer complètement, mais il faudra quand même une période d’adaptation. — Il fera tout ce que vous lui direz. Tessia était toujours près de Rhombur. Yueh s’approcha, examina les connexions et lut le diagnostic avant de se pencher sur le Prince. Il rencontra le regard de son œil unique. — Préparez-vous, Rhombur Vernius, dit-il en caressant sa moustache. J’ai l’intention d’entamer la procédure chirurgicale dès demain. La voix synthétique lui répondit avec un peu plus de souplesse qu’avant : — J’attends… avec… impatience… de pouvoir vous… serrer la main. 104 L’amour est une force ancienne qui a eu son utilité à son époque mais qui n’est plus essentielle à la survie des espèces. Axiome Bene Gesserit. En regardant du haut de la falaise, Leto vit les hommes de sa Garde déployés sur la plage ainsi qu’il le leur avait ordonné. Il ne leur avait donné aucune raison particulière. Gurney, Thufir et Duncan, inquiets de son état mental, le surveillaient comme des faucons Atréides, mais il savait comment les semer. Le soleil doré était haut dans le ciel, mais Leto sentait encore une ombre sur lui. Il portait une tunique blanche sans manches et un pantalon de sport bleu. Il avait eu envie de redevenir un homme pour un moment. Jessica accourut derrière lui, en robe légère et courte. — À quoi songez-vous, mon Seigneur ? Elle paraissait inquiète, comme si elle redoutait qu’il saute dans le vide comme Kailea. Il se dit que c’était peut-être Thufir qui l’avait envoyée pour le surveiller. Leto eut un vague sourire en regardant les hommes, tout en bas. Il se dit qu’ils étaient prêts à le recevoir dans leurs bras si jamais il sautait. — Je les ai distraits pour pouvoir m’éloigner un peu, dit-il en se tournant vers le joli minois de Jessica. Il savait qu’avec ses dons de Bene Gesserit, il lui serait difficile de l’abuser et il préférait ne pas essayer. — J’ai tellement parlé, argumenté, j’ai entendu tellement de conseils et subi tellement de pressions que… j’avais besoin de m’échapper quelque part où je pourrais trouver la paix. Elle lui effleura le bras. Tout en bas, Duncan venait de commencer à entraîner ses hommes selon les techniques qu’il avait apprises sur Ginaz et Leto déclara, satisfait : — Maintenant, je vais peut-être pouvoir prendre vraiment le large. — Oh ! Mais où allons-nous ? demanda Jessica, pleine de confiance. (Elle ajouta avant qu’il ait pu protester :) Je ne vous laisserai pas aller seul. Que préférez-vous ? Un détachement de gardes ou moi ? Avec un soupir, il désigna les toits verts des hangars d’ornithoptères, à la lisière du terrain d’atterrissage. — Je pense que vous avez plus de charme qu’une armée. Elle le suivit dans l’herbe sèche. Il émanait toujours de lui des ondes de chagrin. Le fait qu’il ait seulement envisagé de traiter avec les Tleilaxu pour obtenir un ghola de Victor révélait à quel point il avait failli sombrer dans la folie. Mais il avait opté pour la bonne décision et Jessica espérait qu’il était sur le chemin de la guérison. Il y avait de nombreux ornis dans le hangar, pour la plupart en réparation. Ignorant les mécaniciens sur leur plate-forme, Leto se dirigea droit sur un appareil à la carlingue émeraude marquée du faucon des Atréides. À la différence des autres, avec leurs sièges accouplés, il disposait de deux places dans le cockpit, dos à dos. Un mécanicien en combinaison grise leva la tête du moteur en les entendant approcher. — Il ne me reste plus que les derniers réglages à faire, mon Seigneur. Il avait une courte barbe qui lui conférait une apparence simiesque. — Merci, Keno. (Leto tapota le flanc de l’appareil.) C’était l’orni de course de mon père. Il l’appelait Le Faucon Vert. C’est avec lui que je me suis entraîné à piloter, à faire du vol acrobatique. (Il eut un sourire doux-amer.) Ça rendait Thufir positivement fou de voir le Duc et son fils prendre de tels risques. Je crois que ça amusait mon père de l’agacer. Jessica examinait l’engin à la ligne inhabituelle, racée, ses ailes étroites relevées vers le haut, son nez divisé en deux sections aérodynamiques. Keno rabattit le capot du moteur en déclarant : — Il est prêt, monsieur. Après avoir aidé Jessica à s’installer dans le siège orienté vers l’arrière, il prit place aux commandes et déclencha la mise en place des ceintures de sécurité. Les turbines sifflèrent et l’orni sortit du hangar pour rouler sur le tarmac ocre. Keno agita la main. Le vent doux jouait dans les longs cheveux cuivrés de Jessica. Puis Leto déclencha la fermeture du cockpit. Il se concentra sur le protocole de décollage. Les ailes se raccourcirent pour la mise à feu des jets de départ. Les turbines grondèrent et l’appareil décolla dans la seconde. Leto redéploya les ailes avant de virer sur la gauche et survola la plage à faible latitude. Il entrevit des visages ébahis et s’éloigna en abaissant les ailes. — Ils vont nous voir filer vers le nord le long de la côte, cria-t-il à Jessica, mais dès que nous serons hors de vue, nous irons cap à l’ouest. Ils ne pourront pas nous suivre. — Et nous serons seuls. Jessica espérait que l’humeur de son Duc s’améliorerait quand ils seraient loin. — Je me sens toujours seul, dit Leto. L’orni changea de cap et survola les rizières de pundi et les petits hameaux. Ses ailes avaient maintenant pris leur envergure totale et il volait comme un grand oiseau, ou une libellule géante. Ils furent bientôt au-dessus des vergers du fleuve Syubi et de la modeste montagne du même nom, qui était le point culminant de la plaine. Ils continuèrent droit vers l’ouest et ne rencontrèrent aucun autre appareil. Le paysage changea, devint plus accidenté et bientôt montagneux. Ils passèrent à la verticale d’un village blotti sur la rive d’un lac alpin et Leto, après avoir étudié les contrôles, changea encore une fois de cap. Très vite, des prairies luxuriantes et des canyons succédèrent aux montagnes. Leto replia les ailes de l’orni et l’inclina sur la droite pour descendre vers une rivière, au fond d’une gorge profonde. — Le Canyon d’Agamemnon, dit-il. Vous voyez ces terrasses ? (Il tendit le doigt.) Elles ont été édifiées par les anciens indigènes de Caladan et leurs descendants vivent encore ici. Les étrangers les voient rarement. En regardant intensément, Jessica aperçut un homme à la peau sombre, au visage mince, un instant avant qu’il ne se cache dans un creux. Leto s’écarta de la paroi du canyon et se dirigea vers les remous blancs de la rivière. Dans la clarté déclinante du jour, ils en suivirent un instant le cours, épousant les méandres en admirant les rapides. — C’est beau, fit Jessica. En abordant un canyon latéral, la rivière se fit plus étroite, et des plages de sable crème apparurent. L’orni se posa avec une secousse discrète. — Mon père et moi, nous venions pêcher ici. Leto ouvrit une écoutille et sortit de la soute une spacieuse tente automatique qu’il déploya sur le sable doux. Ils gonflèrent un matelas, déplièrent une enveloppe de couchage, puis débarquèrent leurs bagages et les vivres. Ils bavardèrent un long moment sur la grève tandis que les ombres du soir glissaient dans la gorge et que la température fraîchissait. Ils se blottirent l’un contre l’autre et Leto sentit la caresse des longs cheveux de Jessica dans son cou. Dans le murmure de l’eau, un gros poisson sauta. Leto gardait le silence, et Jessica finit par s’écarter pour affronter le regard de ses yeux gris. Il serra la main et elle se pencha pour l’embrasser longuement. Après toute sa longue formation dans la Communauté, après tous les sermons de Mohiam, elle se retrouvait en train de violer l’une des règles essentielles du Bene Gesserit. Malgré toute sa bonne volonté et sa loyauté, Jessica était tombée réellement amoureuse de cet homme. Ils restèrent longtemps ainsi, l’un dans l’autre. Leto avait les yeux fixés sur la rivière. — J’ai encore des cauchemars. Je vois Victor. Je vois Rhombur… Et les flammes. Je m’étais dit que je pourrais échapper aux fantômes en venant ici. Je n’aurais pas dû accepter que vous m’accompagniez. Des bouffées de vent remontaient le canyon et la tente claqua tandis que des nuages sombres se rassemblaient. — Nous ferions mieux de nous mettre à l’abri avant que la tempête ne soit sur nous. Il se précipita pour fermer l’écoutille de l’orni et revint sous les premières gouttes de pluie. Ils partagèrent un petit repas sous la tente et, plus tard, alors que Leto s’était étendu, elle se rapprocha de lui et se mit à l’embrasser dans le cou. Le vent se fit plus violent et la tente se mit à trembler et à claquer comme un drapeau. Mais Jessica se sentait en sûreté, il faisait bon, il faisait doux. Ils firent l’amour pendant la tempête et Leto l’étreignit comme s’il se raccrochait à un esquif au cœur d’un ouragan. Elle fit tout pour calmer son désespoir, effrayée de son intensité, débordée par ce brusque déversement d’amour. Il était comme la tempête, élémentaire, incontrôlé. Les Sœurs ne l’avaient pas préparée à une telle chose. Émotionnellement déchirée mais déterminée, elle offrit à Leto le cadeau le plus précieux qu’elle avait à donner. En manipulant sa biochimie comme toute Bene Gesserit savait le faire, elle guida la fusion du sperme et de son ovule… et conçut un enfant. Même si les Sœurs lui avaient enjoint de façon explicite de concevoir une fille, elle avait retardé ce moment très souvent et réfléchi des mois durant à ce qu’impliquait cette décision. Mais elle réalisait qu’elle ne pouvait plus supporter l’angoisse de Leto. Elle pouvait au moins faire ça pour lui. Le Duc Leto Atréides allait avoir un autre fils. 105 Quel souvenir mes enfants auront-ils de moi ? Telle est la vraie mesure d’un homme. ABULURD Harkonnen. L’hydravion de transport volait dans le ciel funèbre, loin au-dessus du Donjon Harkonnen. Dans la soute, face à l’écoutille béante, Glossu Rabban était suspendu, bras et jambes écartés. Ses poignets et ses chevilles étaient maintenus par des fers. S’ils s’ouvraient, il tomberait tout droit vers la plaie purulente d’Harko Villa. Son uniforme bleu était déchiré, il avait encore le visage tuméfié et ensanglanté à la suite de la bagarre avec les hommes du Capitaine Kryubi que son oncle avait envoyés pour l’arrêter. Ils s’y étaient mis à six ou sept pour maîtriser « La Bête » et ils n’avaient pas été particulièrement tendres. Désormais enchaînée, la brute se débattait quand même, prête à mordre, à cracher sur n’importe qui. Le vent violent s’engouffrait dans la soute et le Baron, cramponné à une main courante, observa son neveu sans passion. Ses yeux d’araignée étaient deux trous noirs dans sa grosse tête. — Est-ce que je t’ai donné la permission de tuer mon frère, Rabban ? — Votre demi-frère, mon Oncle ! C’était un idiot ! Je me suis dit que nous serions mieux sans… — Tu n’as pas à te dire quoi que ce soit, Glossu. Tu n’es pas bon pour ce genre d’exercice. Réponds à ma question. Est-ce que je t’ai donné la permission de tuer un membre de la famille Harkonnen ? La réponse ne venant pas assez vite à son gré, le Baron s’approcha d’un panneau de contrôle. Le fer qui maintenait la cheville gauche de Rabban claqua en s’ouvrant et la jambe de « La Bête » pendit dans le vide. Rabban s’agita en hurlant. Le Baron avait trouvé là une technique primitive mais satisfaisante d’augmenter progressivement sa peur. — Non, mon Oncle, je n’avais pas votre permission ! — Non qui ? — Non, mon… je veux dire mon Seigneur ! Le Baron lança à l’adresse du pilote : — Dirigez-vous sur mon Donjon et plafonnez à cinquante mètres au-dessus de la terrasse. Je pense que le jardin de cactus a besoin d’engrais. Levant les yeux avec une expression pitoyable, Rabban déclara : — J’ai tué mon père parce que c’était un lâche et une loque. Toute sa vie, il a jeté le déshonneur sur les Harkonnens. — Abulurd n’était pas fort, tu veux dire… pas comme toi et moi ? — Non, mon Seigneur. Il ne correspondait pas à nos standards. — Ainsi donc, tu as décidé de te faire appeler « La Bête ». Est-ce exact ? — Oui mon… mon Seigneur. Le Baron, en se penchant, vit s’approcher les tourelles et les spires du Donjon. Ils étaient au-dessus du jardin en terrasse où il lui arrivait parfois de venir pour manger seul au milieu des épineux du désert. — Rabban, si tu regardes là en bas – oui, je pense que tu vois très bien d’où tu es –, tu peux constater que j’ai fait une certaine modification dans le jardin au début de la journée. Des lances de métal jaillirent du sable, non loin des saguaros et des chocatillas épineux. — Tu vois ce que j’ai planté à ton intention ? Rabban était terrifié. — Remarque bien la disposition des pointes. Si tu tombes bien droit, tu iras t’empaler exactement au centre. Si je me trompe un peu, nous pourrons quand même marquer des points puisque chaque lance porte un numéro. (Il se caressa la lèvre supérieure.) Hmm, peut-être que nous devrions promouvoir le lâcher d’esclave comme nouveau jeu dans les arènes, qu’en dis-tu ? Ce serait excitant. — Mon Seigneur, je vous en prie ! Ne faites pas ça. Vous avez besoin de moi ! Toujours sans émotion, le Baron le toisa. — Pourquoi ? J’ai ton petit frère Feyd-Rautha. Je vais peut-être faire de lui mon héritier. Quand il aura ton âge, il commettra certainement moins de bévues que toi. — Mon Oncle, je vous en supplie ! — Il faut que tu apprennes à mieux écouter ce que je te dis, « La Bête », car je ne parle pas pour rien. Rabban se débattit dans le cliquetis des fers. L’air qui s’engouffrait dans la soute était non seulement froid mais enfumé. — Vous voulez que je vous dise que c’est un bon jeu ? Oui, mon Seigneur, c’est très ingénieux. — Donc, tu penses que je suis ingénieux, hein ? Bien plus intelligent que toi, exact ? — Infiniment plus intelligent. — Alors, tu n’essaieras plus de t’opposer à moi. C’est bien compris ? J’ai toujours été à cent coudées devant toi, et j’ai toujours en réserve des surprises que tu es incapable d’imaginer. — Je comprends, mon Seigneur. Le Baron se régalait de la terreur abjecte qu’il lisait sur le visage de brute de son neveu. — Très bien. En ce cas, je vais te libérer. — Attendez, mon Oncle ! Mais le Baron venait d’appuyer sur un bouton et Rabban se retrouva suspendu douloureusement dans le vide par la cheville droite. — Aïe ! fit le Baron. Tu crois que je me suis trompé de bouton ? — Non ! Vous me donnez une leçon ! — Et tu l’as bien comprise ? — Oui, mon Oncle ! Laissez-moi redescendre de là. Je ferai toujours ce que vous dites. Le Baron dit alors dans l’intercom : — Conduisez-nous jusqu’à mon lac privé. L’hydravion s’écarta du Donjon pour aller survoler les eaux sinistres de l’étang artificiel et descendit jusqu’à dix mètres de la surface. Comprenant ce qu’on lui réservait, Rabban essaya de se libérer du dernier fer. — Ça n’est pas nécessaire, mon Oncle ! J’ai compris la… Le reste se perdit dans le cliquetis des chaînes. Le dernier fer s’ouvrit et « La Bête » tomba en hurlant. — Je n’ai pas eu l’occasion de te le demander ! hurla le Baron dans le vide battu par le vent. Mais est-ce que tu sais nager ? Mais les hommes de Kryubi étaient déjà en place sur la rive. Après tout, le Baron ne pouvait pas mettre en danger la vie de son unique héritier. Il ne l’avouerait jamais à Rabban, mais la mort du pâle Abulurd le satisfaisait. Il fallait des tripes, se dit-il, pour faire ce que Rabban avait fait à son propre père. Des tripes et une cruauté sans bornes. Des qualités propres aux Harkonnens. Mais moi je suis encore plus cruel, se dit-il tandis que l’hydravion retournait se poser sur le terrain. Je viens de le lui prouver pour éviter qu’il n’essaie de m’assassiner. « La Bête » devra se payer sur les faibles. Et seulement quand je le dirai. Néanmoins, le Baron affrontait un défi plus sérieux. Son corps continuait à se détériorer, jour après jour. Il avait pris des stimulants énergétiques importés à prix d’épice. Ils avaient freiné son affaiblissement et son obésité, mais il consommait de plus en plus de pilules pour arriver au même résultat. Et il ignorait tout des effets secondaires. Il soupira. Il était si difficile de se soigner seul, mais les docteurs étaient désormais trop terrifiés pour accepter de s’approcher de lui. 106 Certains prétendent que l’attente d’une chose vaut mieux que la chose elle-même. À mon point de vue, c’est une absurdité. N’importe quel idiot peut imaginer une récompense. Moi, je désire le tangible. Hasimir FENRING, Lettres d’Arrakis. Le message confidentiel parvint à la Résidence d’Arrakeen par des voies tortueuses, d’un Messager à l’autre, d’un Long-courrier à l’autre – comme si le Maître Hidac Fen Ajidica voulait retarder l’annonce de la nouvelle. Ce qui était bizarre, puisque les Tleilaxu avaient déjà retardé cette issue de vingt années. Pressé de lire le contenu du cylindre et prévoyant déjà une série de châtiments pour le cas où Ajidica présenterait encore des excuses, Fenring se précipita vers son étude, au sommet de la demeure. Qu’est-ce que va donc encore gémir ce petit gnome ? À l’abri des fenêtres à boucliers qui filtraient le soleil ardent, Fenring se lança dans le déchiffrage fastidieux du message en marmonnant. Le cylindre n’avait été génétiquement codé que pour s’ouvrir à son toucher. Il soupçonnait les Tleilaxu de vouloir faire la démonstration de leurs talents avec cette technique sophistiquée. Ces petits hommes n’étaient pas incompétents… mais irritants. Fenring s’attendait à ce que le message soit plein de demandes de supplément de matériel accompagnées de promesses creuses. Une fois décodés, les mots restaient dépourvus de sens – et il réalisa qu’un second décryptage était nécessaire. Il ressentit une certaine irritation et consacra encore dix minutes à extraire le message. Quand le texte définitif apparut enfin, il le relut plusieurs fois, stupéfait. Willowbrook apparut sur le seuil, curieux. Il était au courant des conspirations et des menées secrètes du Comte pour Shaddam IV, mais savait ne pas poser trop de questions. — Souhaiteriez-vous un déjeuner léger, Maître Fenring ? — Disposez, fit Fenring sans même se retourner. Sinon je vous fais muter au quartier général des Harkonnens à Carthag. Willowbrook disparut promptement. Et Fenring resta avec le message entre les mains. Il mémorisa chaque mot avant de détruire le papier. C’est avec plaisir qu’il allait rapporter la nouvelle à l’Empereur. Enfin. Un sourire ourla ses lèvres minces. Ce projet avait été lancé avant la mort d’Elrood. Et après des dizaines d’années, il portait enfin ses fruits. — Comte Fenring, nous avons le plaisir de vous annoncer que la séquence finale de notre développement semble correspondre à votre attente. Nous considérons que le Projet Amal a réussi et la dernière série de tests rigoureux devrait le prouver. Nous espérons pouvoir nous lancer dans la production à grande échelle dans quelques mois. Bientôt, l’Empereur disposera d’une source inépuisable et peu coûteuse de Mélange – un nouveau monopole qui mettra à ses pieds les puissances de l’Imperium. Toutes les opérations de moissonnage sur Arrakis n’auront alors plus de raison d’être. En essayant de masquer son sourire de satisfaction, Fenring gagna la fenêtre et observa un instant les rues poussiéreuses d’Arrakeen, il sentit l’aridité absolue de la planète, l’air embrasé des dunes. Dans la foule, il repéra des soldats Harkonnens, des marchands d’eau en robes bigarrées, des moissonneurs d’épice brûlés par le soleil du bled, des prédicateurs voilés et hautains, des mendiants en hardes pastel. Toute une population qui ne dépendait que de l’épice. Bientôt, se dit-il, cela n’aurait plus d’importance pour personne. Arrakis, en tant que source du Mélange naturel, ne serait plus qu’une curiosité historique obsolète. Nul ne se soucierait plus du sort de la planète-désert… Et lui, Fenring, pourrait s’occuper de choses plus importantes. Il inspira longuement : ce serait tellement bon de s’arracher à ce gros rocher pelé. 107 Même si la mort l’annule, la vie en ce monde est une chose glorieuse. Duc Paulus ATRÉIDES. Un homme ne devrait pas être présent aux funérailles de son propre enfant. Debout, rigide à la proue de la barge funéraire des Atréides, le Duc Leto était en uniforme blanc, sans aucun insigne pour symboliser la perte de son fils unique. À son côté, Jessica était drapée dans la robe noire des Bene Gesserit qui ne dissimulait en rien sa beauté. Un cortège de bateaux suivait la barge, ils arboraient tous des rubans et des fleurs colorés afin de célébrer l’existence d’un garçon dont les jours avaient été tragiquement raccourcis. Les soldats Atréides, alignés sur les ponts, présentaient haut sous le soleil et les rares nuages les boucliers de cérémonie. Le regard triste de Leto ne se détachait pas des eaux de Caladan. Victor avait aimé l’océan. Au loin, là où la mer rencontrait l’horizon en une bande vaporeuse et courbe, il discernait les étincelles des tempêtes, à moins que ce ne fût un rassemblement inaccoutumé d’élécrans se préparant à accueillir l’âme de son petit garçon en un domaine secret, quelque part sous les vagues… Pour des générations d’Atréides, la vie avait été vénérée comme étant l’absolue bénédiction. Les Atréides considéraient toujours ce qu’un homme avait accompli durant le temps de sa vie – les événements qu’il avait vécus avec clarté, dont il avait profité avec tous ses sens. L’acquis du vivant transcendait tout ce qui pouvait advenir dans l’après-vie. Le tangible l’emportait sur l’intangible. Comme tu me manques, mon fils. Durant les quelques brèves années où il avait profité de Victor, Leto avait tenté de lui instiller un peu de sa force, tout comme son père l’avait fait pour lui. Chacun devait avoir la capacité de dépendre de soi-même, d’aider ses camarades sans jamais s’appuyer trop sur eux. Aujourd’hui, j’ai besoin de toute ma force. Non, un homme ne devrait jamais participer aux funérailles de son propre enfant. Mais l’ordre naturel des choses avait été rompu. Même si Kailea n’avait pas été son épouse, ni Victor son héritier légitime, il ne pouvait envisager une chose aussi terrible. Pourquoi avait-il survécu ? Pourquoi était-il le seul à éprouver ce sentiment affreux de perte ? Le cortège de bateaux se dirigeait vers les récifs de gemmes coralliens où lui et Rhombur avaient plongé tant d’années auparavant, où il aurait emmené son fils un jour. Mais Victor ne lui en avait pas laissé le temps et lui, Leto, ne pourrait jamais tenir les promesses qu’il lui avait faites, par ses paroles et du fond de son cœur… La barge funéraire des Atréides était un vaisseau de taille imposante, avec plusieurs ponts. Sur le plus élevé, brûlaient des torchères de coques géantes de karuzu hautes de quinze mètres remplies d’huile de baleine. En dessous, on avait disposé le cercueil doré de Victor entouré de ses objets favoris – un taureau saluséen en peluche, une lance vara emplumée avec un fer de caoutchouc, des livres-films, des jeux, et tous les coquillages qu’il avait ramassés sur les grèves. Les représentants des Grandes Maisons avaient aussi déposé des cadeaux enveloppés. Tous les ponts étaient ensevelis sous les fleurs, les fanions noirs et verts et les longues banderoles. Des peintures et des dessins offerts par les artistes de Caladan montraient le Duc Leto présentant son fils, lui apprenant à toréer, à pêcher, le défendant contre un élécran. Sur d’autres tableaux, Victor était dans le giron de sa mère, à l’école, ou bien il courait sur la plage avec un cerf-volant. Et puis, aussi, il y avait des cadres vides, des toiles blanches qui représentaient tout ce que Victor ne ferait jamais. En atteignant les récifs, les marins mirent à l’ancre et les vaisseaux du cortège formèrent un cercle autour de la grande barge. Duncan Idaho vint arrimer un canot à moteur à la proue. Les soldats Atréides se mirent à claquer en cadence leurs boucliers de cérémonie en un crescendo que répercutaient les vagues. Leto et Jessica étaient immobiles à l’avant, la tête inclinée dans le vent. Après un long moment, le Duc se redressa et inspira une bouffée d’air froid et salé pour chasser ses larmes. Il leva les yeux vers le pont supérieur et surprit un rai de soleil sur le cercueil doré. Lentement, il leva les mains vers le ciel. Les boucliers se turent et le silence tomba sur tout le cortège. L’on n’entendit plus que le friselis des vagues sur les coques et les piaillements des oiseaux. Et le ronronnement sourd du canot de Duncan Idaho. Le Duc activa alors l’émetteur qu’il serrait dans sa main et l’huile des torchères se déversa sur le cercueil. En quelques secondes, ce fut le pont tout entier qui s’embrasa. Duncan aida Jessica à monter dans le canot, et Leto la rejoignit. Ils se détachèrent de la barge funéraire et s’éloignèrent tandis que l’incendie se propageait. — C’est fait, dit Leto sans quitter le brasier des yeux. La barge était une île de flammes jaune et orange à la dérive sur l’eau sombre, et il murmura à Jessica : — Je ne pourrai jamais plus penser à Kailea avec tendresse. Vous seule m’avez donné la force nécessaire pour survivre. Il avait envoyé l’expression de ses regrets à l’Archiduc Armand Ecaz en déclinant son offre de mariage. Ce que l’Archiduc avait accepté avec élégance. Touchée par ses paroles, Jessica se promit de ne jamais plus le presser. Il lui suffisait d’avoir désormais la confiance de l’homme qu’elle aimait. Et vous êtes le seul, songea-t-elle. Elle ne voulait pas que les Sœurs sachent dans l’immédiat qu’elle portait un garçon dans son ventre. Elle ne le dirait que lorsqu’il serait trop tard pour qu’elles interviennent. Mohiam lui avait donné des instructions explicites sans lui expliquer toutefois les vastes plans du Bene Gesserit pour la fille qu’on lui avait ordonné de concevoir. Mais Leto avait tellement besoin d’un autre fils… Après la cérémonie funèbre, elle lui dirait simplement qu’elle était enceinte, rien de plus. Tandis qu’ils s’éloignaient de la barge en feu, Leto sentit une détermination nouvelle monter en lui. Il croyait en Jessica, il avait confiance en elle et l’aimait profondément, mais il gardait trop de cicatrices de cette tragédie et savait qu’il devrait toujours conserver une distance digne. Son père le lui avait appris : un Duc Atréides vivait toujours dans un monde différent de celui des femmes. En tant que leader d’une Grande Maison, l’obligation première de Leto allait à son peuple et il ne pouvait se permettre d’être trop proche de qui que ce fût. Et il songea : Je suis une île. Remerciements Remerciements À Jan Herbert, dont nous avons apprécié le dévouement et le soutien créatif constants. Penny Merritt, pour nous avoir aidés à gérer l’héritage littéraire de son père, Frank Herbert. Rebecca Moesta Anderson, pour son enthousiasme et son aide, ses idées, son imagination et son regard acéré. Robert Gottlieb et Matt Bialer, de l’Agence William Morris, Mary Alice Kier et Anna Cottle de Cine/Litt Représentation, qui nous ont prodigué leur foi et se sont dévoués pour ce projet dont ils avaient su mesurer le potentiel. Irwyn Applebaum et Nita Taublib de Bantam Books, qui ont apporté leur soutien et leur attention à cette énorme entreprise. Pat LoBrutto, qui nous a soutenus dès le début, et ne nous a jamais quittés. Qui nous a suggéré des possibilités et des intrigues qui ont donné à La Maison Harkonnen à la fois plus de complexité et d’impact. Anne Llesleyy Groell et Mike Shoihl, qui ont tenu la bride éditoriale en nous prodiguant d’excellents conseils et suggestions, jusqu’au dernier moment. Anne Gregory, pour son travail éditorial sur une édition étrangère de La Maison des Atréides et qui ne figurait pas dans les remerciements précédents. Comme toujours, Catherine Sidor, de WordFire Inc., qui a travaillé sans relâche à la transcription de dizaines de microcassettes et tapé des centaines de pages pour nous aider à maintenir un rythme forcené. Son assistance à chaque phase nous a aidés à garder l’esprit sain et elle a même réussi à faire croire à certains autres que nous étions des gens organisés. Diane E. Jones et Diane Davis Herdt, qui ont joué le rôle difficile de lecteurs cobayes, qui nous ont fait sincèrement part de leurs réactions et ont suggéré des scènes additionnelles qui ont consolidé ce livre. Herbert Limited Partnership, y compris Ron Merritt, David Menitt, Byron Merritt, Julie Herbert, Robert Merritt, Kimberley Herbert, Margaux Herbert et Theresa Shackleford : tous nous ont soutenus avec enthousiasme et nous ont fait confiance pour poursuivre la vision superbe de Frank Herbert. Beverly Herbert, pour presque quarante années de soutien et de dévouement à son époux, Frank. Et, avant tout, merci à Frank Herbert, dont le génie a créé cet univers merveilleux pour que nous l’explorions tous ensemble. FIN